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Full text of "Histoire de France, depuis les temps les plus reculés jusqu'en 1789"

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Lri^ox  Library 


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HISTOIRE 


DE  FRANCE 


XIV 


àSTOI.N       IfJBl^-YuK*. 


Cet  ouvrage 

a  obtenu  de  rAcadémie  des  Inscriptions 

et  Belles- Leltns 

en  4844 

et  de  TAcadémie  Française 

en  4856  , 

LE     «RAND    PRIX    C.ORKRT 


PiRÎS  —    IMI'HIMKRIC   l'C  J     CLAVK,    TirK   SAINT -IIKNOIT,   7 


HISTOrRE 

DE  FRANCE 

iiEPt'is  i.Ks  TEMPS  i,ES  pi.i's  n»',n.É.s  jrsoi''BN'  nti» 

HENRI  MARTIN 

TOME   XIV 
QUAI'KIËMK    EDITION 


PARIS 

FURNE,    I.IBRAIRE-ÉDITKIJR 


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HISTOIRE 


DE  FRANCE 


SEPTIEME  PARTIE 


FRANCE  MODERNE 

SIÈCLE    DE    LOUIS  XIY 

SUITE 


LIVRE  LXXXVI 


LOUIS  XIV,   SUITE. 

P&ÉP0!a)éBA9CE   EN  EUBOPS.    Rl^VOCATION   DB    l'^DIT   DE   NaNTBS.   Uhélitage 

■  ministériel  de  Colbert  est  partagé  entre  Le  Pelletier,  Seignelai  et  Louvois.  — 
Prépondérance  de  Louvois.  —  Louis  XIY  échoue  dans  ses  projets  sur  l'Empire. 
Invasion  de  TAutriche  par  les  Turcs.  Siège  de  Vienne.  Les  Polonais  sauvent  TAu- 
triche.  —  Guerre  entre  la  France  et  TEspagne.  Prise  de  Luxembourg.  —  Affaires 
<^«  Trêves  et  de  Liège.  — Trêve  àb  vingt  ans  entre  la  France,  Vespereur,  l'Empire 
et  l'Espagne.  Louis  XIY  au  plus  haut  point  de  sa  puissance.  ^~  Bombardement  de 
Oèoes.  Le  doge  à  Versailles.  —  Nouvelles  expéditions  contre  les  Barbaresques.  — 
ATéoement  de  Jacques  IL  Projets  de  restauration  catholique  en  Angleterre, 
Appayés  par  Louis  XIV.  «  Louis  XIY,  devenu  veuf,  épouse  madame  de  Mainte- 
BOD.  Dragonnades,  Riéyooation  de  l'edit  de  Nantes.  Persécutions.  Émigra- 
tion protestante.  L'industrie  française  transplantée  en  Hollande,  en  Angleterre,  en 
Brandebourg. —  Affaire  de  la  succession  palatine.  Ligue  diEfenbite  d'Auosbodro 
«ntre  Tempereur,  l'Espagne,  la  Suède,  le  Brandebourg,  la  Saxe,  la  Bavière,  le 
Palatioat,  les  cercles  de  l'empire.  —  Affaire  de  Cologne.  Le  pape  Innocent  XI 
Xiv.  4 


LOUIS  XIV.  [1683] 

favorise  la  ligne  d'Âugsbourg.  Rupture  entre  Louis  XIV  et  le  pape.  — -  Mouve- 
ments en  Angleterre.  Préparatifs  du  prince  d'Orange  contre  Jacques  II.  Louis  XIV, 
au  lieu  de  secourir  Jacques  II  par  une  diversion  contre  la  HoUandei  prend  l'offen- 
sive contre  l'empereur. 


1683  —  1688. 


L'héritage  du  grand  ministre  que  la  France  venait  de  perdre 
fut  partagé  entre  plusieurs  mains.  Le  fils  de  Golbçrt,  Seignelai, 
jeune  homme*  plein  de  feiï,  d'intelligence,  et  initié,  presque 
depuis  Tenfance,  aux  affaires  d'Ëtat,  mais  qui,  bien  différent  de 
rillustre  mort,  avait  pour  mobiles  l'ambition  et  le  plaisir  plutôt 
que  le  devoir,  a  essaya  d'envahir  tous  les  emplois  de  son  père,  et 
<  n'en  obtint  aucun  ^.  »  Madame  de  Maintenon,  peu  sympathique 
à  ces  natures  brillantes  et  superbes  et,  en  ce  mo,ment,.unie  d'in- 
térêts et  de  vues  avec  les  Le  Tellier,  eut  probablement  quelque 
part  à  l'échec  qu'éprouva  Seignelai.  Le  roi  laissa  seulement  au 
fils  de  Colbert  les  fonctions  dont  il  avait  obtenu  la  survivance  et 
partagé,  les  travaux  dès  1672;  c'est-à-dire  l'administration  de  la 
marine,  du  commerce,  de  la  maison  du  roi  et  des  affaires  ecclé- 
siastiques. Seignelai  fut,  dans  la  marine,  une  éclatante  spécialité» 
quelque  chose  d'analogue  à  ce  qu'avait  été  dans  la  diplomatie  ce 
Lionne,  à  qui  il  ressemblait  beaucoup  par  l'ardeur  au  plaisir  et 
la  facilité  du  travail  ;  seulement,  Seignelai  avait  plus  de  dignité 
dans  le  caractère.  Il  n'avait  pas  les  principes  de  son  père  sur  l'en- 
semble du  gouvernement,  principes  que,  d'ailleurs,  on  ne  l'eût 
pas  mis  à  même  d'appliquer  :  dans  l'administration  maritime, 
sans  négliger  tout  à  fait  le  solide,  c'est-à-dire  la  marine  mar- 
chande ',  il  s'attacha  trop  passionnément  au  brillant,  à  la  mariné 
militaire,  et  y  porta  l'esprit  violent  et  agressif  de  Lmivois;  il  avait 
du  moins  conservé  les  sentiments  paternels  sur  un  autre  point 
important,  sur  les  persécutions  religieuses,  et  protégea  les  réfor- 
més autant  qu^il  put  dans  les  limites  de  ses  attributions. 

Louvois  obtint  une  part  dans  la  dépouille  de  son  rival  :  il 

1.  n  avait  trente-deux  ans. 

2.  Lettrée  de  madame  de  Maintenon,  t.  U,  p.  388. 

3.  n  protégea  efficcaement  la  grande  pèche  et  le  cabotage. 


pesai  SUCCESSEURS   DE   COLBERT.  3 

achela,  de  la  famille  de  Colbert,  avec  la  permission  du  roi,  la 
surintèDdance  des  arts  et  bâtiments  ' ,  emploi  auquel  les  goûts  de 
L0UÎ5  donnaient  une  haute  in^portance.  Louvois  s'efforça  de  se 
rendre  aU$si  agréable  à  Louis  conmie  surintendant  des  bâtiments, 
qu'iàlui  était  nécessaire  comme  ministre  de  la  guerre  :  il  flatta 
sans  scrupule  la  passion  du  roi  pour  les  constructions  et  poussa 
k  la  dépense  sans  se  soucier  des  ressources,  qu'un  autre  ministre 
était  chaîné  de  fournir. 

Cet  autre  ministre,  le  contrôleur  général  des  finances,  auquel 
était  dévolu  le  reste  de  la  succession  de  Colbert,  n'avait  été  choisi 
par  le  roi  qu'après  quelque  hésitation  entre  trois  concurrents. 
Louis  avait  balancé  entre  de  Harlai,  Gourville  et  Le  Pelletier.  De 
Harlai ,  procureur  général  au  parlement  de  Paris ,  avait  en  sa 
faveur  un  nom  illustre,  que  soutenaient  un  .savoir,  un  esprit  et 
une  probité  incontestables;  Gourville  était  cet  aventurier  si  sagace, 
si  remuant,  si  hardi,  qui  avait  été  autrefois  poursuivi  à  juste  titre 
comme  complice  des  dilapidations  de  Fouquet,  puis  condamné 
au  gibet  par  contumace,  et  qui,  dans  cette  étrange  situation, 
bienvenu  de  tous  les  princes  et  les  grands  des  pays  où  il  prome- 
nait gaiement  son  opulent  exil,  était  parvenu  à  se  faire  employer 
par  la  diplomatie  française  et  enfln  à  rentrer  en  France,  où  il 
gouvernait  la  maison  du  grande  Condé.  C'était  un  homme  propre 
à  tout,  et  qui  étalait,  à  défaut  de  sens  moral,  une  audape  d'esprit 
et  même  une  certaine  générosité  qui  écartaient  de  lui  le  mépris, 
n  eût  été  fort  piquant,  mais  assurément  fort  scandaleux,  dfi  voir 
donner  pour  successeur  à  Colbert  le  concussionnaire  contumace 
qu'il  avait  fait  condamner  à  la  potence.  Le  troisième  candidat,  Le 
Pelletier,  conseiller  d'État  et  ancien  prévôt  des  marchands,  était 
proche  parent  des  Le  Tellier.  Le  roi  consulta  le  chancelier  Le 
Tellief.  Le  rusé  vieillard  loua  d'abord  également  les  trois  hommes 
sur  l^u^s  flottait  la  pensée  de  Louis;  puis,  sommé  de  s'expli- 
quer,**!!  ruina  Gourville  par  des  insinuations  sur  son  trop  grand 
attachement  à  la  maison  de  Condé,  et  de  Harlai  par  des  allusions 
à  son  caractère,  impérieux  et  envahissant  ;  <  quant  à  M.  Le  Pelte- 
(  tier>  *  dit-il  enfin ,  a  c'est  un  homme  de  bien  et  d'honneur,  de 

1.  Cétaieat  liés  beaux-arts  et  les  travaoz  publics  réunis. 


4  LOUIS   XIV.  [1683J 

t  beaucoup  d'esprit  et  fort  appliqué  :  il  prendroit,  comme  une 
•  cire  molle,  telle  impression  qu'il  plairoit  à  Votre  Majesté  de  lui 
c  donner;  je  ne  le  crois  pourtant  pas  propre  aux  finances  ;  il  n'est 
«  pas  assez  dur.  —  Comment!  pas  assez  dur?  »  s'écria  le  roi; 
<  mais  je  ne  veux  pas  qu'on  soit  dur  à  mon  peuple!  »  Le  Pell«lier 
fut  choisi  *. 

Le  Pelletier  était  en  réalité  un  de  ces  hommes  circonspects  et 
dociles  qui  subissent  sans  résistance  les  dominations  établies;  au 
reste ,  parfaitement  intègre  et  d'une  piété  sincère ,  mais  ayant 
plus  d'intentions  honnêtes  que  de  force  et  d'activité  pour  les 
mettre  à  exécution.  Il  eut  la  faiblesse,  pour  complaire  à  ses  pa- 
trons Le  Tellier  et  Louvois,  de  décrier  auprès  du  roi  l'adminis- 
tration de  son  illustre  prédécesseur;  il  quitta  les  voies  de  Golbert 
par  complaisance  et  désir  d'innover,  puis  il  y  revint  par  convic- 
tion, mais  sans  lumières  suffisantes. 

Le  ministère  fut  ainsi  reconstitué,  les  affaires  étrangères  restant 
confiées  à  Golbert  de  Croissi,  frère  du  grand  Golbert,  esprit  net, 
mais  sans  initiative  et  sans  éclat,  et  qui  se  bornait  à  suivre  exacte- 
ment les  instructions  du  matlre.  Louvois  partageait  presque  en  fait, 
avec  Croissi,  le  ministère  des  affaires  étrangères,  par  les  espions  et 
les  correspondances  qu'il  entretenait  dans  toute  l'Europe  sous 
prétexte  des  affaires  de  la  guerre, «et  il  avait  certainement  beau- 
coup plus  d'influence  que  Croissi  sur  la  direction  générale  de  la 
politique  extérieure. 

La  prépondérance  des  Le  Tellier  dans  le  conseil  du  roi  fut,  tant 
que  vécut  le  vieux  chancelier ,  au  moins  égale  à  ce  qu'avait  été 
celle  de  Golbert  dans  les  premières  années  du  gouvernement  de 
Louis  XIV.  Louis,  en  effet,  malgré  ses  prétentions  à  ne  recevoir 
ses  inspirations  que  de  lui-même  ou  du  ciel ,  et  malgré  son*  active 
et  jalouse  surveillance  sur  toutes  les  parties  de  l'administration , 
était  ti'ès-susceptible  de  se  laisser  gouverner  et  fut  toujours  gou- 
verné jusqu'à  un  certain  point  ;  plus  fort  par  la  volonté  que  par  le 
génie ,  il  recevait,  la  plupart  du  temps,  l'impulsion  qu'il  croyait 
donner;  seulement,  on  y  devait  mettre  beaucoup  d'adresse;  on 
était  perdu,  s'il  s'apercevait  qu'on  visait  à  le  dominer,  et  il  finis- 

1.  Mémoires  de  GonrriUe,  p.  578.  —  Mim.  de  Choisi,  p.  603. 


[16S31  LE   PELLETIER   ET  LOUVOÏS.  5 

sait  ordinairement  par  s'en  apercevoir.  C'est  là  l'explication  de 
celle  inconstance  qui  lui  a  été  reprochée  envers  ses  ministres ,  et 
aussi  de  la  faveur  qu'il  finit  par  accorder  à  des  hommes  que  leur 
médiocrité  mettait  à  l'abri  de  telles  ambitions.  Une  seule  personne 
garda  sur  lui,  jusqu'à  son  dernier  jour,  un  pouvoir,  sinon  illimi- 
té, du  moins  inébranlable  ;  mais  cette  personne  était  madame  de 
Maintenon  et  la  vie  entière  de  Maintenon  fut  le  cbef-d'œuvre  de 
l'esprit  de  conduite. 

Louvois ,  comme  avait  fait  autrefois  Golbert ,  tenta  de  prendre 
le  roi  par  ses  goûts.  Â  peine  installé  dans  la  surintendance  des 
arts  et  bâtiments,  il  voulut  faire  oublier  Golbert  par  de  gigantesques 
travaux.  Il  poursuivit  avec  vigueur  l'achèvement  de  Versailles ,  où 
la  cour  était  installée  à  demeure  depuis  1682 ,  le  roi  ayant  cessé 
d^)artager  son  temps  entre  cette  résidence  principale  et  les  autres 
châteaux  * .  Louvois  compléta  le  palais  de  Versailles  en  élevant  les 
deux  aiie^les  écuries  et  la  magnifique  orangerie  abritée  entre  les 
deux  escaliers  babyloniens  de  la  prodigieuse  terrasse  ^.  La  con- 
struction de  l'aileMu  nord  fit  disparaître  la  Grotte  de  Thétis,  théâtre 
et  monument  symbolique  des  amours  du  royal  soleil.  Louis  sembla 
effacer  ainsi  les  souvenirs  de  sa  jeunesse,  au  moment  où  il  passait 
des  bras  de  La  Vallière  et  de  Montespan  sous  la  pieuse  discipline 
de  Maintenon. 

' L'architecte  de  Versailles,  Hardouin-Mansart ,  édifiait,  sur  ces 
entrefaites,  une  nouvelle  résidence  royale  sous  les  ordres  de  Lou- 
vois. Â^t  même  que  d'être  fixé  tout  à  fait  à  Versailles ,  Louis , 
par  moments  <  lassé  du  beau  et  de  la  foule ,  »  s'était  persuadé 
c  qu'il  voulait  «quelquefoi3  du  petit  et  de  la  solitude  '  »  :  il  avait 
parcouru  Jes  collines  pittoresques ,  les  vertes  châtaigneraies ,  les 
▼allons  abrités  et  profonds  qui  s'étendent  entre  Versailles  et  Saint- 
Germain,  et  là,  près  du  lieu  où  l'on  construisait  la  fameuse 
machine  destinée  à  élever  les  eaux  de  la  Seine  au  niveau  du  pla- 

1.  n  continua  «ependant  d'aller  passer  <;haqae  année  ane  partie  de  Tantomne  à 
Fontainebleaa. 

2.  La  dUpositton  de  la^terrasse  et  du  double  escalier  rappelle  la  colline  taillée 
où  s'élevait  le  palais  royal  de  Persépolis  (Tchelminar).  Le  voyageur  Chardin  en 
avait  rapporta  récemment  les  dessins,  qui  purent  fournir  des  inspirations  à  Mansart 
et  ft  Lenostre.  Nous  devons  cette  remarque  au  savant  M.  Guigniaut. 

8.  Saint  Simon,  t.  XIII,  p«  89. 


6  LOUIS   XIV.         .  [f688) 

teau  de  Versailles,  il  avait  choisi  l'étroit  vallon  de  Marli  pour  s'y 
bâtir  un  ermitage.  Marli  devait  être  pour  lui  un  abri  où  il  se  dé- 
lasserait quelquefois  de  la  vie  publique  par  la  vie  libre  et  inlinie. 
Mais  Louis  ne  pouvait  plus  être  simple  :  la  pompé  de  son  rMe  le 
suivait  partout  comme  malgré  lui ,  et  l'ermitage  devint  un  palais, 
à  la  vérité ,  un  palais  silencieux  et  caché.  Mansart  éleva  sous  les 
ombrages  de  Marli  un  splendide  parvîllon  pour  le  roi,  avec  douze 
pavillons  moindres  pour  les  courtisans  admis  à  la  faveur  de  suivre 
Louis  dans  cette  retraite  privilégiée  ;'  c'était  encore  le  symbolisme 
mythologique  de  Versailles  :  le  royal  soleil  reparaissait  là  entouré 
des  douze  signes  du  zodiaque.  Des  abîmes  de  verdure,  dont  la  fraî- 
cheur était  entretenue  par  une  cascade  vraiment  incomparable  *  et 
par  des  bassins  sans  nombre ,  enveloppaient  ce  féerique  séjour.  Il 
régnait  là  une  somptuosité  voilée ,  une  sorte  de  clalr-obscunfcon 
rapport  avec  le  secret  que  la  cour,  après  la  "mort  de  la  reine  *,  ne 
tarda  pointa  soupçonner  entre  le  roi  et  Maintenon.  Majji  et  Maîn- 
tenon,  ce  sont  là  deux  noms  qui  ne  se  peuvent  séparer  dan^  notre 
mémoire  :  ces  deux  'noms  nous  rappellent  cooime  un  denii-j^i^r 

■ 

où  l'on  ne  parle  qu'à  demi-voix,  quelque  chose  d^  discret,  de  re- 
posé, de  précautionneux,  un  long  crépuscule  après  l'éclat  flam- 
boyant des  premiers  temps  du  grand  cègne. 

A  l'époque  où  nous  sommes  parvenus,  le  crépuscule  esf  pourtant 
loin  encore  :  le  soleil  de  Louis  est  à  son  zénith ,  et  Marli  n'es^  en- 
core -qu'une  nK>deslc  succursale  de  Versailles ,  qui  rayonne  de 
toutes  ses  splendeurs. 

Terminer  Versailles',  embellir  Marli ,  ce  nVîst  encore  que  conti- 
nuer Colbert  '  :  ce  n'est  point  assez  pour  l'orgueil  de  Louvois.  Le 
nouveau  surintendant  s'ingénie  à  trouver  quelque 'création  (fii 
lui  appartienne  en  propre.  L'insuffisance  des.  eaux  qu'amènent  à 
Versailles  les  conduites  d'eaux  pluviaFcs  et  la  jpachinê  de  Marli 
lui  fournit  l'occasion  qu'il  cherche.  La  machine  de  Marli , 
tant  admirée  à  cause  de  ses  proportions  colossales,  dépensait  une 
force  énorme  pour  un  médiocre.résultat  :  la  mécanique  hydrau- 
lique n'était  point  encore  assez  perfectionnée  pour  de  telles  ^trc- 

1.  Elle  tombait  do  haut  de  la  colline  le  lon^  de  63  degrés  de  marbre  blanc, 

2.  Marie -Thérèse  était  n^orte  le  30  juillet  1683.  * 
8.  Marli  avait  été  commencé  des  1679. 


116SM686J      MABLI.    AQUEDUCS  DE   MAINTENON.  7 

prises  ;  mais  ce  qu'on  était  très  en  état  de  faire ,  c'était  de  dé- 
journer  une  rivière  par  un  système  d'aqueducs  et  de  canaux.  Déjà, 
sous  Golbert,  le  créateur  du  canal  de  Languedoc,  le  célèbre  Riquet, 
avait  eu  l'idée  hardie  de  faire  venir  les  eaux  de  la  Boire  à  Versailles 
par-dessus  les  hauteurs  de  Satori.  L'étude  des  niveaux  fit  juger  le 
succès  impossible.  Louvois,  à  peine  installé  dans  la  surintendance 
.  des  bâtiments ,  fait  prendre  par  le  géomètre* La  Hire  les  niveaux 
de  la  rivière  d'Eure ,  beaucoup  plus  élevés  que  celui  des  jardins 
de  Versailles ,  et  demande  un  plan  à  Vauban  pour  amener  l'Eure 
de  vingt-sept  lieues  jusque  dans  les  bassins  de  la  résidence 
royale.  Après  beaucoup  d'hésitation,  Vauban  reconnaît  le  projet 
réalisable  :  les  travaux  sont  à  confondre 'l'imagination  ;  c'est  ce 
que  demande  Louvois ,  et  il  se  trouve  que  sa  fastueuse  entreprise 
est  en  môme  temps  un  habile  hommage  à  l'amie  du  roi ,  une  de 
ces  flatteries  immenses  comme  les  vizirs  des  antiques  despotes 
orientaux  en  avaient  pu  seuls  ojTrir  aux  favorites  de  leurs  maî- 
tres. 

Avant  la  On  de  1684,  on  commença  de  creuser  à  l'Eure  un  nou- 
veau lit,  à  partir  de  Pontgoin,  à  vingt-six  kilomètres  au-dessus  de 
Chartres.  Dans  le  courant  de  1685,  22,000  soldats  et  8,000  ouvriers 
furent  répartis  sur  toute  la  ligne  des  travaux  et  achevèrent  la 
novkveUe  rivière,  de  Pontgoin  à  Berchères  (dix  lieues)  ;  le  quartier 
général  de  cette  armée  fut  établi  à  Maintenon ,  sur  le  domaine  et 
sous  les  fenêtres  du  château  de  la  favorite,  et  l'on  entama  la  con- 
struction d'un  aqueduc,  qui,  dans  le  fond  du  vallon  de  Maintenon, 
ne  devait  pas  avoir,  sur  une  longueur  d'un  kilomètre,  moins  de 
trois  rangs  d'arcades  s'élevant  ensemble  à  deux  cent  seize  pieds 
(soixante-douze  mètres).  La  longueur  totale  de  Taqueduc  devait 
dépasser  quatre  lieues ,  de  Berchères  à  Houdreville,  où  se  retrou- 
vait la  pente  dç  terrain  nécessaire  pour  conduire  les  eaux  par  un 
simple  canal  jusqu'à  l'étang  de  Trappes,  un  des  réservoirs  de 
Versailles  c  C'est  un  beau  spectacle,  écrivait  madame  de  Mainte- 
non, «  que  de  voir  une  armée  entière  travailler  à  l'embellissement 
«  d'une  terre  !  »  Il  est  vrai  qu'elle  ajoute  :  «  Les  hommes  sont  bien 
«  fous  de  se  donner  tant  de  soins  pour  embellir  une  demeure 
«  où  ils  n'ont  que  quelques  jours  à  loger  '.  »  Elle  est  tout  entière 

1.  Letins  de  madame  de  Maintenon,  t.  Il  ;  28  janvier  1687. 


8  LOUIS  XIV.  [1684-1686] 

dans  ce  mélange  d'ambition  satisfaite  et  de  dédain  moitié  philo- 
sophique, moitié  chrétien,  pour  cette  même  ambition  :  Tamour  de 
la  grandeur  et  Tennui  de  la  grandeur  ne  cessèrent  jamais  de  se* 
partager  cette  âme,  inquiète  au  fond,  sous  l'apparence  d'un  calme 
inaltérable. 

Le  spectacle  que  vantait  madame  de  Maintenon  coûta  malheu- 
reusement plus  que  de  l'or  ;  il  coûta  des  hommes.  Des  maladies, 
que  les  contemporains  attribuèrent  aux  remuements  de  terres 
opérés  dans  les  lieux  marécageux,  enlevèrent  beaucoup  d'officiers 
et  de  soldats,  ce  qui  fit  voir  l'entreprise  d'assez  mauvais  œil, 
même  à  la  cour.  Pour  la  première  fois ,  on  n'admira  plus  sans 
réserve. 

Quant  aux  frais ,  ils  devaient  être  tels ,  malgré  le  bas  prix  des 
travaux  exécutés  par  l'armée ,  que  le  roi  recula  devant  le  plan 
primitif;  on  résolut  de  réduire  à  cinq  quarts  de  lieue  environ  les 
quatre  lieues  de  l'aqueduc  ^projeté ,  en  y  suppléant  par  des  levées 
de  terre.  Néanmoins ,  les  dépenses  des  bâtiments ,  qui  étaient  de 
six  millions  sous  Colbert,  en  1682,  s'élevèrent,  en  1686,  jusqu'à 
quinze  millions. 

'  Ce  fut  au  nouveau  contrôleur  général  à  couvrir  ce  supplément 
de  dépense ,  ainsi  que  les  frais  des  mouvements  militaires  et 
maritimes.  Dès  Tannée  qm'  suivit  la  mort  de  Colbert ,  les  tailles 
remontèrent  de  trois  millions.  Des  augmentations  de  gages  furent 
vendues  à  tous  les  officiers  royaux  sur  le  pied  du  denier  18,  et  le 
renouvellement  du  droit  annuel  pour  neuf  ans,  garantie  de  l'hé- 
rédité et  de  la  vénalité  des  charges ,  fut  également  vendu  à  tous 
les  titulaires  d'offices  sans  distinction.  C'était  revenir  aux  expé- 
dients de  la  grande  guerre,  sinon  en  temps  de  paix,  du  moins  en 
temps  de  petites  guerres  sans  périls  et  sans  efforts.  A  la  vérité , 
une  disette  qui,  en  1684,  obligea  d'acheter  des  blés  à  l'étranger 
et  qui  diminua  le  produit  des  impôts,  excusa  ces  ressources  extra- 
ordinaires et  obligea  de  rabaisser  la  taille  dès  1685.  Mais  ce  que 
rien  ne  pouvait  excuser,  ce  fut  l'étrange  opération  par  laquelle 
Le  Pelletier  supprima  la  dette  flottante  :  il  contracta  un  emprunt 
à  5  et  demi  pour  100,  afin  de  rembourser  la  dette  flottante  con- 
sistant principalement  dans  la  caisse  des  emprunts,  qui  ne  coûtait 
que  5  pour  100.  C'était  l'inverse  des  opérations  de  Colbert,  qui 


1168M688]  FINANCES.    COMMERCE.  9 

avait  emprunté  à  5  et  à  5  et  demi  pour  rembourser  des  emprunts 
contractés  à  7  et  à  8.  La  dette  consolidée  fut  ainsi  accrue  de 
3,200,000  francs  de  rente  dès  1684. 

li  serait  pourtant  rigoureux  de  juger  sans  restriction  Le  Pelletier 
sur  ce  malencontreux  début.  Ce  ministre  tenta  de  revenir  à  une 
meilleure  voiç.  Il  améliora  la  comptabilité  en  obligeant  les  comp- 
tables à  payer  au  trésor  l'intérêt  des  sommes  qu'ils  gardaient  en 
caisse  après  Tépoque  des  versements.  Il  fonda  des  ateliers  publics 
pour  l'extinction  de  la  mendicité,  grand  dessein  toujours  tenté, 
toujours  abandonné.  Il  supprima  ou  réduisit  largement  les  droits 
d'exportation  des  soieries  françaises  et  diminua  beaucoup  les 
droits  de  sortie  des  vins  et  eaux-de-vie  à  fa  descente  de  la  Loire  ; 
il  autorisa  la  libre  exportation  (jcs  gi*ains.  pendant  deux  ans,  sans 
droits  ou  avec  des  droits  réduits  de  moitié,  pour  écouler  les  récoltes 
abondantes  qui  avaient  succédé  à  la  disette  de  1684.  En  1687,  il 
fit  exj^dier  dans  toutes  les  généralités  des  conseillers  d'état  et  des 
maîtres  des  requêtes  chargés  d'examiner  la  gestion  des  agents  du 
fisc  et  des  commis  qu'employaient  les  fermiers.  Les  inspecteurs 
des  finances  tirent  de  là  leur  origine. 

On  peut  apprécier  diversement  l'augmentation  des  droits  sur 
les  draps ,  les  lainages ,  les  toiles  de  la  Hollande ,  augmentation 
par  laquelle  Le  Pelletier  revint  au  tarif  de  1667  et  aux  plans  de 
Golbert;  dans  un  moment  où  le  roi,  peut-être  bien  à  tort,  ne  croyait 
plus  avoir  à  ménager  les  Hollandais  ;  mais  on  ne  saurait  justifier 
en  aucun  cas  la  rigueur  excessive  que  montra  ce  contrôleur-géné- 
ral* dans  l'application  des  règlements  imposés  par  Colbert  aux 
manufactures.  Le  Pelletier  exagéra  la  pensée  de  Colbert  sur  ce 
point  où  il  eût  fallu  la  tempérer  et  l'abandonna,  au  contraire, 
dans  d'autres  questions  où"  il  eût  fallu  s'y  attacher  avec  une  fer- 
meté inébranlable.  Colbert  n'avait  rien  négligé  pour  faire  de-  là 
France; ,  conformément  à  sa  position  géographique ,  là  grande 
roule  et  l'entr^epôt  du  commerce  européen.  Le  Pelletier  entrava 
le  transit  par  des  droits  sur  les  marchandises  étrangères  qui  tra- 
versaient la  France  ;  puis  il  supprima  le  transit  et  les  entrepôts 
mêmes,  sous  t^rétexte  des  facilités  que  la  circulalion  des  produits* 
étrangère  procurait  à  la  contrebande  !  Les  clameurs  des  fermiers 
obtinrent  ainsi  la  destruction  d'un  des  plus  beaux  établissements 


40  LOUIS   XIV.  [1687-1 688J 

de  Colbert  (mars  1688).  Cette  faute  désastreuse,  à  elle  seule, 
compensait  pour  le  moins  tous  les  services  qu'avait  pu  cendre 
Le  Pelletier. 

•  Les  fermiers  des  cing  grosses  fermes^  en  même  temps  qu'ils  enlc-  * 
vaient  à  la  France  le  bénéfice  des  entrepôts ,  paralysaient  les  pro- 
grès du  commerce  français  en  Amérique.  Les  droits  cédés  au  roi 
par  la  compagnie  des  Indes  Occidentales  en  1674  avaient  été  joints 
au  bail  des  fermes-unies.  En  1687,  le  commerce  des  castors  fut 
soumis  à  de  nouvelles  restrictions  au  profit  des  fermiers,  qui 
obtinrent  également  des  priviléçes  onéreux  dans  Im  Antilles.  Ce 
malheureux  système  contribua  à  ruiner  la  chapellerie  française  au 
bénéfice  des  Anglais  *.  '  ^^ 

En  somme,  Le  Pelletier,. avec  4u  bon  sens  dans  les  détails,  un 
caractère  faible  et  peu  de  vues,  était  un  de  ces  ministues  qui',  en 
temps  ordinaire,  peuvent  se  laisser  conduire  par  les  affaires,, 
sinon  conduire  les  affaires,  mais  dont  la  première-  crise  balaie 
l'insuffisance. 

La  seule  crise  qui  pût  ébranler  la  France  et  nécessiter  de  grandes 
combinaisons  financières,  c'était  le  renouvellement  de  la  coalition 
contre  Louis  XIV  ;  la  situation  de  l'Europe  en  recelait  le  moment, 
lorsque  Le  Pelletier  entra  ,aux  finances.  ïj'année  où  mourut 
Colbert  fut  signalée  par  de  grands  événements ,  que  la  politique 
française  avait  contribué  à  préparer,  mais  auxquels  les, armes 
françaises  ne  prirent  point  de  part  directe,  ia  France  cessa  pour 
un  moment  d'être  le  principal  objet  de  l'attention  des  peuples. 

Le  godvernement  français,  cependant,  déployait  beaucoup  d^c- 
tivité  diplomathjue  et  militaire^Avant  Tété  de  1683,  quatre  camps, 
formés  en  Franche-Cbmté,  en  Alsace  et  en  Lorrains,  semblèrent 
annoncer  une  nouvelle  campagne  ;  mais  ce  ne  fut  là  qu'une  dé- 
mdnstration  politique  ;  l'action,  la  guerre,  était  ailleurs,  en  Hon- 
grie, en  Autriche. 

Les  tentatives  de  l'empereur  Léopold  pour  impostr  à  la  Hongrie 
impériale  le  despotisme»  politique  et  religieux  qui  pesait  sur  la 
Bohême  et  sur  l'Autriche  proprement  dite,  avaient  abouti,  comme 
on  l'a  vu ,  à  une  terrible  insurrection ,  aidée  par  le  sabre  de$  vo- 

!•  Forbonnais,  t.  II,  p.  1-40.  —  Bailli,  t.  H,  p.  2-6.  —  P.  Clément;  1$  Gowemement 
dt  Louis  XIV  d€  1683  à  I6ij9, 


[16SM683]  LA   HONGRIE.   TEKELI.  U 

lontaires  polonais  que  soldait  la  France ,  et  des  Transylvains  et 
des  Valaques  qu'encourageait  la  Porte  othoraane.  L'empereur, 
effrayé  des  succès  de  l'insurrection  magyare,  que  compliquait  une 
révolte  des  paysans  silésiens,  avait  essayé  de  transiger  avec  les 
rfongrois  et  de  renouveler  avec  les  Turcs  la  trêve  de  1664,  qui 
devait  ^xpirer  eh  1684.  Il  avait  mieux  aimé  négocier  à  Constanti- 
nople  que  d'accepter  les  offres  de  la  Pologne  et  de  la  Russie ,  qui 
le  pressaient  de  s'unir  à  elles  contre  le  Turc. 

Dans  une  diète  hongroise  convoquée  à  Sopron  ou  Œdenbourg, 
Léopold  accorda  le  rétablissement  de  l'ancienne  ^constitution 
nationale  ;  le  vice-roi  étranger  fit  place  à  un  palatin  élu  par  la 
diète  ;  la  bT)erté  du  culte  fut  rendue  aux  protestants  ;  l'empereur 
promit  que  les  terres  confisquées  sur  les  magnats  mis  à  mort  se- 
raient restituées  aux  héritiers  ou  compensées  par  des  indemnités; 
que  les  impôts 'arbitraires  et  les  tribunaux  d'exception  seraient 
abolis;. que  les  troupes  étrangères  seraient  rappelées  (1681).  Ces 
concessions  fiaient  trop  étendues  pour  être  sincères.  Le  grand 
chef  des  insurgés,  Émerik  Tekeli ,  ne  s'y  fia  pas ,  et  détourna  ses 
compatriotes  d#  s'y  fier.  Une  tentative  récente  d'assassinat  contre 
sa  personne  lui  avait  appris  que  la  politiq^o  autrichienne  était 
toujpurs  là  même.  Il  accepta  seulement  une  trêve.  Cependant  sa 
positidfi  ét^t  difficile  :  ses  compatriotes  étaient  en  partie  ébranlés 
parles  offres  ^  l'empereur;  un  secours  i;nportant,  qu'il  attendait 
de  Pologne,  lui  échappait  par  suite  d'un  refroidissement  survenu 
entre  Louis  XIV  et  Sobieski.  C'était  par  complaisance  pour  Louis, 
que  S<i)ieski  laissait  le  marquis  de  Bétbune,  ambassadeur  de 
.  France  en  Pologne,  lever  des  milliers  de  volontaires  polonais  des- 
tiné! à  la  guerée  de  Hongrie.  Sobieski,  avant  d'arriver  au  trône, 
av^^ éppusé%nQ  Française,  fille  du  marquis  d'Arquien,  capitaine 
des  gardes  de  Monsieur,|vère  du  roi.  La  reine  de  Pologne  souhai- 
tait fort  que  Louis  créj^t  M.  d'Arquien  duc  et  pair.  On  eut  la  mala- 
dresse èe  s'arrêter  à  des  vétilles  et  de  ne  pas  lui  accorder  cette  faveur 
sans  CQnçéquerfce.  Il  semblait  que  la  France  n'eût  plus  besoin 
d'avoir^s  amis  ni  de-ménager  personne,  à  voir  comme  on  me- 
nait parfois  sa  diplomatie  !  L'Autriche,  au  contraire,  laissa  espérer 
à  la  .feine  de  Pologne  là  main  d'uhe  archiduchesse  pour  son  fils. 
La  reine  d^^ologne  fit  partager  à  son  époux  son  ressentiment 


H  LOUIS   XIV.  [168Î] 

4 

contre  la  cour  de  France.  Sobieski,  héroïque  guerrier,  mais  poli- 
tique sans  portée,  fit  dissoudre  les  rassemblements  de  volontaires, 
sans  comprendre  à  quel  point  la  Pologne  était  intéressée  à  favoriser 
l'affranchissement  de  la  Hongrie.  Tekeli, abandonné  des  Polonais, 
ne  vit  plus  d'autre  parti  à  prendre  que  de  resseiTer  étroitement 
ses  liens  avec  le  Turc  et  de  précipiter  l'empire  oltioman  sor  TAu- 
triche. 

Il  y  réussit,  non  sans  y  être  aidé,  au  moins  indirectement,  par  la 
France.  Léopold,  en  ce  moment,  proposait  au  sultan  une  nouvelle 
trêve.  La  Porte  othomane,  par  les  conseils  de  la  France  et  de 
Tekeli,  exigea  des  conditions  impossibles  :  Léolpold  eût  payé  un 
tribut  annuel ,  démantelé  Gratz  et  la  nouvelle  forteresse  de  Léo- 
poldstadt,  bâtie  sur  le  Wag  pour  couvriF  Presbourg  et  Vienne  ;  il 
eût  cédé  à  Tekeli  Neytra,  Esseg,  Muran ,  l'île,  de  ^chûtl,  les 
positions  militaires  les  plus  importantes  de  la  Drave  et  du  Danube. 
Autant  eût  valu  signer  sa  propre  déchéance.  Léopold  accepta  la 
guerre. 

Le  grand-visîr  Kara-Muslapha  commença  d'immenses  prépara- 
tifs. La  Porte  othomane  avait  la  libre  disposition  de  toutes  ses 
forces.  Elle  avait  conclu,  en  1679,  avec  la  Pologne,  par  l'influence 
française,  une  paix  honorable  pour  les  Polonais,  mais  qui  laissait 
cependant  Kaminiek  entre  les  mains  des  Turcs  avgc  une  partie  de 
leurs  conquêtes.  La  Moscovie,à  son  tour,  venait  de  traiter  avec  la 
Porte.  L'empire  othoman  fut  donc  en  mesure  de  jeter  sur  le  Da- 
nube la  plus  grande  expédition  qu'il  eût  mise  en  mouvement  de 
tout  le  siècle.  Dans  le  courant  de  1682,  Tekeli,  proclamé" prince' 
de  la  Haute-Hongrie  sous  la  suzeraineté  othomane,  enleva  aux 
Impériaux,  avec  l'aide  des  Turcs,  qui  rompirent  la  trêve ,  presque 
tout  ce  qu'avait  conservé  Léopold  dans  la  Haute-Hongrie.  La  \)o- 
pulation,  moitié  haine  des  Autrichiens ,  moitié  peur  des  Turcs, 
suivit  Tekeli  en  masse.  Au  printemps  suivant ,  la  grande  armée 
othomane  se  forma  autour  de  Belgrade,  sous  les  ordres  du  vfsir, 
principal  auteur  de  la  guerre.  Cette  armée  était  double  de  celle 
qui  avait  été  battue  à  Saînt-Gothard  dix-neuf  ans  auparavant.  Ce 
n'était  pas  la  Hongrie ,  c'était  l'Autriche ,  c'était  l'Allemagne ,  qui 
était  en  question.  On  pouvait  prévoir  que,  comme  en  1529,  la 
tempête  de  l'islam  viendrait  fondre  sur  Vienne.  L'empereur,  dès 


1168M683J     AUTRICHE,   TUBQUIE  ET   POLOGNE.  43 

Taimée  précédente,ayait  demandé  secours  à  la  diète  deRatisbonne, 
aux  électeurs ,  aux  princes ,  aux  cercles  de  TEmpire.  L'assistance 
réclamée  avait  été  accordée  ;  mais  quoique  la  diète  eût  récemment 
amélioré  l'organisation  militaire  des  cercles ,  il  fallait  s'attendre 
encore  à  bien  des  lenteurs  et  à  des  secours  insuffisants  devant  un 
tel  péril.  L'Autriche  l'avait  compris  et  avait  adressé  en  même 
temps  son  appel  à  une  force  militaire  plus  irrégulière,  mais  plus 
active  que  le  corps  germanique ,  à  la  Pologne.  Il  y  eut  à  Varsovie 
une  lutte  diplomatique  très-vive,  où  l'ambassadeur  d'Autriche  eut 
pour  auxiliaire  le  nonce  du  pape  et  pour  adversaire  l'ambassadeur 
de  France.  Si  là  Pologne  eût  refusé  ou  seulement  différé  de  pro- 
mettre son  concours  à  Léopold,  l'Empire  eût  été  réduit  à  implorer 
Tépée  de  la  France,  et  le  rêve  de  Louis  XIV,  l'élection  du  dauphin 
à  la  cotïronne  <ks  Romains,  eût  été  bien  près  de  se  réaliser.  L'am- 
bassadeur français  n'épargna  rien  pour  rassurer  Sobieski  sur  les 
projets  et  sur  la  puissance  réelle  des  Turcs,  et  pour  lui  prouver 
(jue  la  Pologne  n'avait  rien  à  perdre  à  la  ruine  de  la  maison 
d'Autriche.  La  haine  des  infidèles,  l'esprit  reUgieux  et  chevale- 
resque, l'emportèrent.  Le  31  mars  1683,  un  traité  d'alliance  fut 
signé  à  Varsovie  entre  l'empereur  et  le  roi  de  Pologne  :  Sobieski 
promit  contre  les  Othomans  un  contingent  de  40,000  hommes. 

Louis  XIV,  à  ce  qu'il  semble,  espéra  encore  que  ce  traité  ne 
serait  pas  mis  à  exécution  et  que  l'Empire  serait  obligé  de  recou- 
rir t  la  France.  De  grands  mouvements  de  troupes  eurent  lieu  sur 
la  frontière  française.  A  la  fin  de  mai  1683,  la  cour  partit  de 
Versailles  pour  les  provinces  de  l'est  :  Louis  passa  le  mois  de 
juin  à  inspecter  les  garnisons  de  Test  et  les  quatre  camps  établis 
à  Bellegarde  en  Bourgogne,  à  Molsheim,  à  Bouquenon  et  à  Sarre- 
Louis.  L'Allemagne  regardait  avec  anxiété  cet  armement,  ne 
sachant  trop  si  elle  n'allait  pas  être  prise  entre  les  Turcs  et  -les 
Français.  Telle  n'était  pas  l'intention  de  Louis  XIV  :  il  voulait 
bien  exciter  indirectement  les  Turcs,  mais  non  pas  compromettre 
la  couronne  très-chrétienne  par  une  alliance  publique  avec  le 
turban.  Il  fit  au  contraire  à  l'empereur  des  offres  de  secours.  Plus 
£er  ou  plus  aigri  qu'en  1664,  Léopold  refusa  ^  Louis  retourna  de 

1.  Jfém.  militairet  de  Feaquières,  t.  I,  p.  97.  —  Jfem.  de  St*H..«  (Saini-Hilaire), 
1. 1,  p.  335. 


14  •  LOUIS   XIV.  [16831 

Lorraine  à  Versailles  dans  le  courant  de  juillet,  mais  il  laissa  ses 
troupes  rassemblées  et  prêles  à  marcher. 

Pendant  ce  temps  les  Turcs  étaient  devant  Vienne. 

Au  commencement  de  juin,  le  duc  Charles  de  Lorraine,  géné- 
ralissime de  l'empereur,  avait  essayé  de  prendre  Toffensive  par 
une  diversion  contre  la  Haute-Hongrie;  mais  la  marche  des  Turcs 
à  travers  la  Basse-Hongrie  l'avait  bien  vite  rappelé  au  sud  du 
Danube.  Le  passage  du  Raab,  victorieusement  défendu  en  1 664, 
fat  forcé  celte  fois  et  le  duc  Charles  n'eut  que  le  temps  d*opérer 
sa  retraite  sur  Vienne,  pour  ne  pas  être  engjouti  piar  la  masse 
énorme  des  assaillants.  Oh  prétend  que  le  grand-vizir  comptait  sous 
ses  ordres  près  de  deux  cent  mille  combattants,  outre  la  multitude 
de  gens  inutiles  que  les  armées  asiatiques  traînent  à'  leur  suite. 
Des  nuées  de  Tatares,  de  Serbes,  de  Transylvains,  de  Vàîaques, 
avaient  grossi  l'armée  othomane,  sans  compter  les  Magyars  de 
Tekeli,  qui  opéraient  sur  l'autre  rive  du  Danube.  Il  semblait  qu'on 
fût  revenu  au  temps  des  invasions  barbares.  A  la  première  nou- 
velle de  l'approche  des  Turcs,  l'empereur  s'enfuit  avec  toute  sa 
famille,  parmi  les  imprécations  et  les  cris  de  désespoir  du  peuple, 
n  ne  s'arrêta  qu'à  Passau.  La  moitié  de  la  population  de  Vieime 
suivit  l'exemple  de  Léopold.  Le  brave  duc  de  Lorraine  accourut 
rassurer  la  capitale  abandonnée  de  son  souverain,  qui  «n'avait 
rien  prévu,  rien  préparé  pour  la  défense.  Le  duc  Charles  renforça 
la  garnison,  enrôla  les  bourgeois  et  les  étudiants,  fit4)rlller  les 
beaux  et  vastes  faubourgs ,  retrancha  du  mieux  'qu'il  put  les 
dehors  de  la  ville,  puis  mit  le  Danube  entre  sa  petite  armée  et  les 
Turcs,  qui,  le  14  juillet,  plantèrent  leurs  tentes  sous  les  murs  de 
Vienne. 

La  petite  armée  impériale  ne  put  que  f  epou^ser  Tekeli  et  em- 
pê(9ier  l'ennemi  de  s'étendre  sur  la  rive  septentrionale  du  Danube; 
'  elle  était  hors  d'état  de  troubler  les  opérations  du  .siège.  Les 
secours  allemands  tardaient  ;  la  Pologne  n'avait  encore  envoyé 
que  quelques  troupes  légères  ;  l'ombrageux  Lécypold  n'avait  voulu 
appeler  Sobieski  qu'à  la  dernière  extrémité.  On  y  touchait,  à  cette 
extrémité,  et  l'empereur  tendit  des  mains  suppliantes  vers  le  roi' 
de  Pologne.  Sobieski,  blesàé  des  procédés  de  Léopold,  avait  paru 
très-refroidi;  à  l'appel  désespéré  qui  lui  fut  adressé,  la  générosité 


[1683]  &1É6E  DE  VIENNE.   SOfifESKI.  15 

» 

polonais^  l'emporta.  <r  Si  Varsovie,  Gracovie  et  Vienne  étaient 
€  fciégées  à  la  fois,  »  s'écria-t-il,  a  je  quitterais  les  deux  pre- 
c  mières  pour  courir  A  la  troisième  *  !  d  II  partit  à  la  tète  de 
quinze  mille  Iq^q^s. 

Si  les  Turcs  eussent  été  commandés  par  un  Soliman  le  Grand 
ou  Hiéme  par  un  Kiouprougli,  le  secours  fût  arrivé  trop  tard; 
tout  le  courage  êÊ&  Viennois  et  de  leur  garnison  n*eût  jamais  pu 
prolonger  la  résistance*  durant  près  de  deux  mois  ;  mais  Kara- 
Mustapha ,  plein  d'orgueil  et  d'ineptie,  abtmé  dans  le  luxe  et  les 
voluptés,  ressemblait  davantage  aux  Xerxès  et  aux  Darius  qu'aux 
redoutables  conquérants  osmanUs  dont  il  prétendait  suivre  la 
trace.  Il  se  croyait  si  sûr  de  sa  conquête,  qu'il  ménageait  la  ville 
et  ne  voulait  pas  la  prendre  d'assaut ,  de  peur  d'être  obligé  de 
Bvrer  à  ses  soldats  les  trésors  qu'il  s'imaginait  trouver  dans  le 
palais  impérial.  Les  défenseurs  dp  Vienne  étaient  épuisés,  Icujrs 
fortifications"^  demi  ruinées;  mais  le  mécontentement,  le  désor- 
dre régnaient  danè  le  camp  des  assiégeants ,  qui  ne  se  sentaient 
pas  dirigés.  Le  12  septembre,  l'armée  germano-polonaise  descen- 
dit enfin  des  bauteurs  de  Kalenberg ,  qui  commandent  Vienne  au 
nmd-ouest  et  dont  le  grand -vizir  n'avait  pas  môme  songé  à 
occuper  les  défilés.  Soixante-dix  mille  combattants,  que  condui- 
saient Sobieski  ^  Charles  de  Lorraine,  les  électeurs  de  Bavière  et 
de  Saxe  et  une /ouïe  de  princes  allemands,  marchèrent  droit  au 
cadlip  des  Turcs.  Les  Othomans  étaient  encore  plus  que  doubles  ' 
en  nombre  de  leurs  adversaires;  niais  le *grand-vizir  ne  sut  pas 
mieux  se  défendre  qu'il  n'avait  su  attaquer.  Après  avoir  vu  ses 
avants^ostes  emportés,  il  battit  en  reti*aite  sur  le  soir  anrec  tant 
de  pré^itaiion,  qij'il  oublia  dans  sa  tente  l'éîtendard  dii  prophète. 
Sobieski  envoya  aa  pape  cette  oriflamme  des  infidèles.  La  nuit  et 
lajassltude  des  vainqueurs  sauvèrent  l'armée  fugitive;  mais  toutes 
les  richesses  accumulées  dans  ce  tamp  de  barbares  fastueux  res- 
tèrent entr^  les  mains  des  libérateurs  de  Vienne ,  avec  une  im- 
mense artillerie  et  des  provisions  innombrables^. 
» 

1.  la  Qntr  àê  FrancriwrhanMe.  Cologne,  1686,  p.  83.  C'est  ud  pampUet  impéria- 
liste usez  ^prieux.  —  L*anecdote  malveillante  racontée  par  Choisi  sur  le  départ  de 
SobiesU  est  évidemment  fausse  et  ridicule.  Mém,  de  Choisi,  p.  666. 

t.  Les  chatnei  qdi  liaient  le  poat  de  bateaux  jeté  par  les  Turcs  sur  le  Danube  sont 


à 


16  LOUIS  XIV.  11683] 

Le  peuple  de  Vienne  reçut  Sobieski  comme  le  Messie,  oU  comme 
notre  Orléans  avait  autrefois  reçu  Jeanne  Darc.  Quant  à  l'empe- 
reur, portant  avec  l'impatience  des  petites  âmes  le  fardeau  de  la 
reconnaissance,  il  n'eut  d'autre  souci  que  le  maintien  de  l'étiquette 
impériale  dans  son  entrevue  obligée  avec  Sobieski.  On  débattit 
dans  son  conseil  la  question  de  savoir  comment  un  empereur 
devait  recevoir  un  roi  électif.  «  A  bras  ouverts,  s'il  a  sauvé  l'em- 
€  pire!  »  s'écria  le  généreux  duc  de  Lorraine.  Le  duc  Charles  ne 
fut  pas  même  compris.  Léopold  et  Sobieski  ne  se  virent  qu'è 
cheval  et  en  ra^  campagne.  Léopold  ne  trouva  pas  un  mot,  pas 
un  geste  pour  remercier  l'homme  auquel  il  devait  son  empire. 
L'impression  de  son  étrange  accueil  fut  telle  sur  les  Polonais, 
qu'ils  regrettèrent  d'avoir  «  sauvé  cette  orgueilleuse  race  :  ils 
«  auraient  voulu  qu'elle  eût  péri  poar  ne  plus  se  relever.  »  Us 
semblèrent  pressentir  ce  que  leur  patrie  devait  attendra  un  jour 
de  la  reconnaissance  autrichienne*. 

Leur  mécontentement  ne  diminua  pourtant  pas  leur  vaillance  ; 
ils  ne  retournèrent  chez  eux  qu'après  avoir  aidé  les  Allemands  à 
poursuivre  les  Turcs  en  Hongrie  et  à  tailler  en  pièces  une  partie 
de  l'armée  othomane  auprès  de  Strigonie  (  ou  Gran) ,  dans  une 
bataille  beaucoup  plus  sanglante  que  n'avait  été  celle  de  Vienne  : 
Strigonie,  métropole  ecclésiastique  de  la  Hongfîe,  qui  était  au 
pouvoir  des  Infidèles  depuis  trois  quarts  de  siècle ,  retomba  dans 
les  mains  des  chrétiens  (8  octobre  1683)  ;  beaucoup  de  places, 'des 
deux  côtés  du  Danube,  se  soumirent  à  l'empereur. 

A  peine  la  campagne  fut-elle  terminée  sur  le  Danube,  que  l'at- 
tention de  l'Europe  fut  rappelée  sur  un  autre  théâtre ,  et  que  les 
Français  rentrèrent  en  lice  à  leur  tour. 

Louis  XIV,  au  printemps  de  1682,  avait  suspendu  la  revendica- 
tion à  main  armée  de  ses  prétentions  contre  l'Espagne,  pourrie 
pas  diviser,  disait-il,  les  forces  de  la  chrétienté  menacée.  Une 
soutint  pas  cette  générosité  jusqu'au  bout.  L'Espagne^'opiniâtrait 

m 

au  Musée  d'artillerie  de  Paris,  où  Napoléon  les  a  fait  transporter  après  la  prise  de 
Vienne  en  1805.  • 

1.  V.  Letfes  de  J.  Sobieski,  publiées  par  M.  de  Salvandi;  Taris,  1826.  — -  i'^*  ^^ 
Choisi,  p.  642,  pour  les  détails  de  l'ingratitude  des  Autrichfens.  —  Sfém.  de  M.  de  *"i 
ap.  Collect.  Michaud,  3«  sér.,  t.  VII,  p.  633.  —  Histoire  de  J.  Sobieski^  par  M.  deSal- 
▼andi.  —  Coxe,  Histoirt  de  la  maison  d'Autriche,  t.  IV,  c.  lxvi. 


1168S1  GUERRE   CONTRE  L'ESPAGNE.  17 

à  ne  rien  céder  dans  les  Pays-Bas  en  sus  du  comté  de  Chini  :  la 
médiatien  anglaise  n'aboutissait  pas  plus  que  les  négociations  avec 
l'empereur  et  FEmpire,  transférées  de  Francfort  à  Ratisbonne.  Le 
délai  fixé  par  Louis  à  TEspagne  étant  expiré  à  la  fin  d'août  1 683 , 
Louis,  qui  venait  de  lever  40,000  hommes,  procéda,  selon  sa  cou- 
tume, par  voie  d'exécution  militaire,  sans  entendre  pour  cela 
rompre  la  paix.  Les  troupes  françaises  entrèrent  en  Flandre  et  en 
Brabant  et  mirent  le  plat  pays  à  contribution.  Le  cabinet  de  Ma- 
drid lança  une  déclaration  de  guerre,  qu'il  était  hors  d'état  de  sou- 
'tenir (28  octobre).  Le  maréchal  d'Humières  marcha  sur  Courtrai  :  ' 
la  ville,  assiégée  le  2  novembre,  se  rendit  le  4  ;  la  citadelle  capitula 
le  6.  De  là,  le  maréchal  se  porta  sur  Dixmuyde,  qui  ouvrit  ses 
portes  sans  résistance  (  10  novembre).  Ces  deux  places  formaient 
l'équivalent  demandé  par  Louis  pour  Luxembourg,  qu'il  prétendait 
lui  appartenir.  Après  cette  prise  de  possession,  l'armée  s'arrêta 
et  le  roi  assigna  aux  Espagnols  un  nouveau  délai  jusqu'à  la  lin  de 
janvier.  Passé  ce  terme,  il  ne  s'obligeait  plus  à  maintenir  les  con- 
dilions  oflcrtes.  Le  gouverneur  des  Pays-Bas  répondit  par  un 
violent  manifeste  contre  la  France.  L'armée  française  contraignit 
toute  la  campagne ,  par  la  terreur  de  l'incendie ,  à  payer  des  con- 
tributions jusqu'aux  portes  de  Bruxelles.  Les  Espagnols  tâchèrent 
d'user  de  représailles  *  :  la  garnison  de  Luxembourg  lit  des  courses 
sur  le  territoire  français;  le  maréchal  de  Créqui  écrasa  de  bombes 
la  ville  de  Luxembourg,  sans  l'assiéger  (19  décembre),  cruel  genre 
de  guerre  qui  vengeait  sur  des  populations  inoflensives  des  actes 
auxquels  elles  étaient  étrangères ,  et  que  Louvois  devait  appliquer 
afee  une  violence  toujours  croissante.  Le  Grand  Électeur,  Frédéric 
de  Brandebourg,  en  avait  le  premier  donné  l'exemple  dans  sa 
guerre  contre  la  Suède. 

L'Espagne  poussa  en  vain  des  cris  de  détresse  vers  tous  ses 
allics.L'empereur  et  la  Suède  n'étaient  pas  en  mesure  d'interve- 
nir. Le  roi  d'Angleterre  avait  fait  mine  de  rompre  les  engagements 
secrets  qui  le  compromettaient  vis-à-vis  de  son  peuple  ;  mais 
Loïis  XIV  lui  avait  aisément  fermé  la  bouche  en  lui  promettant 

!•  Le  roi  avait  doané  ordre  do  brûler  m  cinquante  viUages  de  la  domination  cspa- 
piole  „,  poQif  un  village  f ramais  que  rennemi  aurait  brûlé.  Œuvres  de  Louis  XIV, 
^  IV,  p.  269.  ->  Sur  les  affaires  des  Pays-Bas^  V.  Mim,  du  comte  d' A  vaux,  t.  I-IMU. 


18  LOUIS   XIV.  [1684] 

un  million  de  plus.  Charles  II  donna  aux  Espagnols  le  conseil  de 
céder.  Quant  à  la  Hollande,  le  prince  d'Orange,  sans  consulter  les 
États-Généraux,  avait  envoyé  au  gouverneur  de  Belgique  14,000 
soldats,  au  lieu  de  8,000  que  les  Provinces-Unies,  par  le  traité  de 
garantie,  étaient  obligées  de  fournir  aux  Espagnols  en  cas  d'îuva- 
sion  ;  mais  il  ne  put  obtenir  une  levée  de  16,000  hommes  qu'il 
réclamait  pour  soutenir  ce  premier  secours.  Les  commerçants,  et 
surtout  la  bourgeoisie  d'Amsterdam ,  s'opposèrent  énergiqu^nent 
à  la  guerre ,  et  les  troupes  hollandaises  eurent  ordre  de  ne  pas 
sortir  des  places  espagnoles  et  de  ne  pas  entrer  en  campigne 
contre  les  Français.  Pendant  que  les  Hollandais  disputaient, 
Louis  XIV  agit.  Janvier  et  février  1684  s'étant  écoulés  sans  que 
l'Espagne  cédût,  le  maréchal  d'Humièrcs  traita  Oudenarde  comme 
Créqui  avait  traité  Luxembourg  :  il  fit  pleuvoir  sur  Oudenarde , 
pendant  trois  jours ,  une  grêle  de  bombes  et  de  boulets  rouges 
(23-25  mars).  Un  mois  après,  les  troupes  françaises  se  mirent  de 
toutes  parts  en  mouvement.  Le  roi  en  personne  vint  prendre  le 
commandement  de  près  de  40,000  hommes  réunis  dans  le  Hainailt. 
Une  seconde  armée  de  32,000  combattants  s'était  formée  sur  la 
Meuse  et  la  Moselle  :  le  maréchal  de  Créqui  la  mena  investir 
Luxembourg  (28  avril).  Le  roi,  en  menaçant  Mons  et  Bruxelles, 
empocha  l'ennemi  de  rien  tenter  pour  secourir  Luxembourg.  Le 
siège  fut  conduit  par  Vauban.  Malgré  la  force  naturelle  de  la 
place,  protégée  par  la  petite  rivière  d'Alsitz  et  par  de  nombreux 
ouvrages  taillés  dans  le  roc,  le  gouverneur  demanda  à  capituler 
après  trois  semaines  de  batterie.  L'artillerie  de  Vauban  avait  déjà 
ouvert  de  larges  brèches  dans  ces  bastions  de  rochers,  et  la  garai- 
son,  qui  s'était  trouvée  trop  peu  nombreuse  pour  disputer  sérieu- 
sement les  dehors,  n'était  pas  en  état  d'attendre  l'assaut.  Luxem- 
bourg se  rendit  le  4  juin.  Vauban  se  mit  aussitôt  à  l'œuvre  pour 
en  faire  une  place  rivale  de  Metz  et  de  Strasbourg,  une  puissante 
gardienne  de  la  frontière  française  entre  Meuse  et  Moselle,  for- 
mant ligne  avec  Sedan,  Sarrelouîs  et  Landau., 

Trêves  se  trouvait  désormais  serrée  entre  Luxembourg,  Thion- 
ville  et Sarrelouis ,  d'un  côté,  et,  de  l'autre,  le  poste  avancé  de 
Monl-Royal,  qui  séparait  Trêves  de  Goblentz.  Ce  n'était  point  assez: 
l'éleclcur  de  Trêves  avait  forlilié  sa  capitale  depuis  la  paix;  Créqui 


I16S41  PRISE  DE  LUXEMBOURG.  49 

mardis  sur  la  ville  et  obligea  Félecteur  à  raser  ses  ouvrages  exté- 
rieurs et  à  combler  ses  fossés  [30  juin).  Si  Trêves  n*eût  été  le  siège 
d*ua  des  huit  électeurs  et  si  Louis  XIV  n*eût  hésité  à  porter  uq 
coup  si  violent  au  Saint-Empire  Romain,  il  eût  réuni  cette  fameuse 
cité  à  sa  couronne ,  comme  ayant  relevé  de  Metz  aiï  temps  du 
royaume  d'Austrasie,  ou  comme  ayant  été  la  métropole  romaine 
des  Gaules. 

Malgré  les  efforts  désespérés  du  prince  d'Orange,  lés  Hollandais 
avaient  été  contenus  par  la  diplomatie  française ,  fort  habilement 
conduite  sur  ce  point.  En  ouvrant  le  siège  de  Luxembourg, 
Louis  XIY  avait  prévenu  les  États-Généraux  qu*il  se  contenterait  de 
celle  place,  qui  ne  compromettait  en  rien  leur  barrière,  en  y  joi- 
gnant seulement  Beaumont  en  Hainaut,  Bouvignes  et  Ghimai,  déjà 
occupés  par  ses  troupes  ;  qu*il  rendrait  Dixmuyde  et  Courtrai 
4éfflantelés  ;  qu'il  consentirait,  pour  l'Espagne  comme  pour  l'em- 
pereur et  l'Empire ,  à  une  trêve  de  vingt  ans ,  si  la  paix  était  trop 
diflicile  à  régler.  La  prisé  de  Luxembourg  ne  changea  rien  à  ces 
conditions  et,  le  17  juin,  les  États-Généraux  s'engagèrent  à  pro- 
poser à  l'Espagne,  à  l'empereur  et  à  l'Empire  un  projet  d'accommo- 
dement sur  les  bases  offertes  par  le  roi  de  France  ;  ils  promirent 
d'abandonner  l'Espagne  si  elle  n'y  accédait  pas. 

Le  29  juin,  Louis  XIV  signa,  avec  les  Provinces-Unies,  un  traité 
par  lequel  il  s'obligeait  &  cesser  les  hostilités  dans  les  Pays-Bas,  en 
se  Réservant  de  porter  ses«u'mes  dans  les  autres  états  du  Roi  Catho- 
lique. C'était,  de  la  part  de  Louis,  une  sorte  de  modération  relative; 
car  il  eût  pu ,  selon  toute  apparence ,  enlever  la  Belgique  en  une 
campagne,  sauf  à  la  défendre  après  contre  la  Hollande  et  l'Angle- 
terre soulevées^-  La  politique  de  Louis  XIV  en  Belgique,  tout  agres- 
sive qu'elle  fût,  n'était  pas  dépourvue  de  prudence  et  eût  pu  môme 
aller  plus  loin  sans  que  la  France  eût  lieu  de  s'en  plaindre.  Ce  qui 
était  excessif,  ce  n'était  pas  le  bût ,  c'étaient  les  moyens ,  dont  la 
dureté  irritait  les  populations  contre  la  France. 

Le  démantcUement  de  Trêves ,  aussi  offensant  pour  le  Saint- 
Empire  Romain  qu'utile  à  la  frontière  française,  dénotait  moins 
Je  ménagements  envers  l'Allemagne  que  Louis  n'en  montrait 
envers  la  Hollande.  Une  autre  intervention  des  Français  sur 
le  territoire  de  l'Empire  fut  beaucoup  plus  blâmable  au  point  de 


-20  LOUIS  XIV.  11684J 

vue  de  la  justice  et  de  rhumanité.  Depuis  que  Louis  XIV  ^vait  fait 
démolir  la  citadelle  de  Liège ,  instrument  de  tyrannie  pour  les 
princes-évôqucs  contre  la  ville,  leâ  Liégeois  s'étaient  remis  en  pos- 
session de  toutes  leurs  anciennes  libertés  et  se  gouvernaient  à  peu 
près  en  république.  L'électeur  de  Cologne,  évéque  de  Liège,  voulut 
les  remettre  sous  le  joug  :  ils  résistèrent.  L'électeur,  depuis  que  la 
paix  de  Nimègue  lui  avait  rendu  son  ministre  Ftirstemberg ,  ^orti 
des  prisons  d'Autriche ,  avait  renoué  ses  liens  avec  Louis  XIV.  Il 
invoqua  le  secours  du  Grand  Roi.  Une  partie  de  l'armée  qui  avait 
pris  Luxembourg  fut  détachée  sur  Liège  pour  y  réinstaller  les 
officiers  du  prince-évéque  (juillet-août).  La  ville  n'était  pas  en  état 
de  se  défendre.  Les  deux  bourgmestres  ou  consuls  furent  pendus 
comme  rebelles;  les  libertés  liégeoises  furent  abolies  par  le  prince- 
évèquc,qui  vendit  à  une  corporation  oligarchique  daCOO  citoyens 
le  droit  exclusif  de  partager  avec  lui  la  nomination  des  bourg- 
mestres et  des  conseillers  munici]3aux.  La  brave  population  lié- 
geoise, si  sympathique  à  la  France ,  n'avait  pas  été  accoutumée  à 
voir  le  gouvernement  français  complice  de  ses  oppresseurs  :  elle 
en  garda  un  long  et  amer  ressentiment  *. 

La  guerre,  sur  ces  entrefaites,  suspendue  en  Belgique  depuis  le 
mois  de  juin ,  continuait  sur  d'autres  points  entre  la  France  et 
l'Espagne.  Le  maréchal  de  Bellefonds  était  entré  en  Catalogne  au 
commencement  de  mai ,  avait  battu  les  Espagnols  an  passage  du 
Ter,  attaqué  Girone  sans  succès,  puid,  ^vec  le  concours  de  la  flotte, 
pris  quelques  petites  places  maritimes.  Ces  avantages  étaient  de 
peu  d'importance;  mais,  pendant  ce  temps,  des  auxiliaires  qui  ne 
coûtaient  rien  à  Ebuis  XIV  portaient  des  coups  bien  plus  terribles 
à  l'Espagne  dans  ses  colonies  d'Amérique.  Les  flibustiers  de  Saint- 
Domingue  n'avaient  pas  cessé  leurs  courses  dejuiis  la  paix  de  Ni- 
mègue ;  ils  tenaient  peu  de  compte  des  défenses  du  roi  à  cet  égard, 
et  le  roi  ne  tenait  pas  beaucoup  à  ce  que  ses  défenses  fussent  res- 
pectées. La  paix  rompue,  ils  redoublèrent  de  furie.  Leurs  descentes 
se  succédaient  comme  des  coups  de  foudre.  Après  avoir  emporté 
et  saccagé  la  Vera-Cruz  et  Campèche,  ils  passèrent  dans  la  mer  du 
Sud  et  ravagèrent  quinze  des  riches  cités  de  la  côte  péruvienne  et 

1.  Mém.  de  d'Avaux,  t.  III.  —  Limiers,  Histoire  de  Louis  XIV ^  t.  IV,  p.  124.  — 
Moniteur  du  15  février  1791,  édit.  ia-4%  t.  Vil,  p.  377. 


[168*]  TRÊVE  DE   RATISBONNE.  21 

chilienne.  Si  ces  hommes  indomptables,  qui  rappelaient,  au 
XYii*  siècle,  le  farouche  héroïsme  des  Normands  du  ix®,  eussent  été, 
comme  ceux-ci ,  capables  de  devenir  de  pirates  conquérants ,  ils 
eussent  renversé  Tempire  colonial  de  l'Espagne  presque  aussi 
aisément  que  les  Espagnols  avaient  autrefois  renversé  les  empires 
du  Mexique  et  du  Pérou.  Plus  sauvages  que  les  anciens  pirates 
Scandinaves,  la  fureur  des  aventures,  la  passion  de  la  vie  errante, 
les  empêchèrent  de  prendre  pied  en  aucun  lieu  ;  mais  ils  firent 
expier  cruellement  les  crimes  des  conquérants  de  l'Amérique  à 
leurs  descendants  amollis.  Les  Hispano-Américains  fuyaient  devant 
eux  comme  des  troupeaux  devant  le  lion.  Les  Espagnols  d'Europe, 
au  moins^  gardaient  l'honneur  intact  dans  leur  décadence  :  ils  res- 
taient toujours  braves  ! 

L'Espagne  n'avait  de  secours  à  attendre  de  personne.  Également 
irritée  contre  les  Hollandais  et eontre  le  roi  d'Angleterre,  elle  avait 
remis  la  négociation  entre  les  mains  de  l'empereur  ;  elle  n'y 
gagna  rien.  Quoique  le  pape  eût  entraîné  Venise  à  s'unir  à  l'em- 1 
pereur  et  à  la  Pologne  contre  la  Porte  othomane ,  Léopold  avait 
besoin  de  toutes  ses  ressources  pour  la  guerre  de  Hongrie ,  les 
Turcs  faisant  des  efforts  désespérés  pour  venger  leur  déroute  de 
Vienne.  Les  troupes  françaises  commençaient  à  se  diriger  sur  le  ^ 
Rhin.  Lduis  XIV  voulait  à  tout  prix  une  solution  de  ses  différends 
avec  l'Allemagne.  Léopold  céda  pour  l'Allemagne  et  pour  lui.  Le 
15  août,  une  double  trêve  de  vingt  ans  fut  signée  à  Ratisbomie,  la 
première  entre  l'empereur,  l'Empire  et  le  roi  de  France,  la  seconde 
entre  la  France  et  l'Espagne.  Louis  XTV,  pendant  ces  vingt  ans, 
devait  rester  en  possession  de  Strasbourg  et  de  ses  dépendances, 
ainsi  que  de  tout  ce  que  les  chambres  de  réunion  avaient  adjugé  à 
sa  couronne  avant  le  1«'  août  1681.  En  1681 ,  il  avait  offert,  pour 
garder  Strasbourg,  de  rendre  tout  le  reste  des  réunions,  et  même 
Freybourg.  Les  délais  de  ses  adversaires  avaient  donc  été  pour  lui 
d'un  immense  profit.  Quant  à  l'Espagne ,  les  conditions  étaient 
celles  signifiées  par  Louis  à  l'ouverture  du  siège  de  Luxem- 
bourg'. 

De  la  paix  de  Nimègue  à  la  trêve  de  Ratisbonne,  la  France  avait 

1.  Dnmont,  2«  part.,  t.  VII,  p.  81. 


tt  LOUIS  XIV.  [16841 

donc  gagné ,  au  moins  comme  possession  de  fait  et  à  titre  provi* 
soîre,  deux  places  fortes  de  premier  ordre  et  toute  une  province, 
le  duché  de  Luxembourg.  Deux  autres  provinces,  Télectorat  de 
Trêves  et  le  Palatinat  cisrhénan ,  étaient  presque  complètement 
sous  la  main  de  Louis  XIV,  grâce  aux  positions  militaires  que  les 
arrêts  des  chambres  de  réunion  avaient  acquises  à  la  France  entre 
le  Rhin,  la  Sarre  et  la  Moselle.  L'alliance  de  l'électeur  de  Cologne 
étendait  l'influence  dominatrice  de  Louis  XIV  sur  le  reste  de  la 
rive  gauche  du  Rhin.  La  France  s'était  rapidement  rapprochée  du 
but  désigné  par  Richelieu,  «  restituer  à  la  Gaule  les  limites  fixées 
par  la  nature.  » 

La  trêve  de  Ratisbonne  marque  le  point  culminant  où  soient 
parvenus  ensemble  la  France  monarchique  et  l'homme  qui  la 
personnifiait.  La  France  acceptait  encore  pleinement  cette  person- 
nification ,  et  le  prestige  de  Louis  le  Grand  li'avait  rien  perdu  de 
son  éclat.  Tout  prospérait  à  ce  favori  de  la  fortune.  Tandis  que 
sa  grandeur  personnelle  s'épanouissait  triomphalement,  sa  dy- 
nastie s'affermissait  par  la  naissance  de  deux  petits-fils,  les  ducs 
de  Bourgogne  et  d'Anjou  (6  août  1682—19  décembre  1683).  L'aîné 
lui  promettait  un  héritier,  un  continuateur;  pour  le  second,  il 
rêva  peut-être,  dés  le  premier  jour ,  le  royal  avenir  que  l'état  in- 
certain de  la  succession  espagnole  permettait  d'entrevoir  et  de 
préparer.  L'ivresse  publique,  qui  s'était  manifestée  à  la  naissance 
de  l'aîné  de  ces  enfants, avait  attesté  à  quel  point  la  France  croyait 
sa  destinée  liée  à  celle  de  Louis  XIV. 

L'Europe  éprouvait  des  sentiments  bien  différents  pour  ce 
monarque  qu'elle  avait  tant  admiré,  qu'elle  admirait  encore,  mais 
qu'elle  craignait  et  qu'elle  haïssait.  Elle  ne  supportait  qu'en  fré- 
missant celle  orgueilleuse  domination  qui  faisait  tout  plier,  qui 
s'imposait  partout ,  mais  par  la  force  matérielle  et  non  plus  par 
l'ascendant  moral.  Au  moment  même  où  l'Espagne  et  l'Empire 
courbaient  la  tôle  en  signant  la  trêve  de  Ratisbonne,  une  catas- 
trophe toute  récente,  le  bombardement  de  Gênes,  excitait  au  plus 
haut  point  l'irritation  générale. 

1.  Les  mémoires  de  Sourches,  de  Choisi,  le  Mercure  galant,  etc.,  donnent  de  cu- 
rieux détails  sur  la  joie  causée  par  la  naissance  du  duc  de  Bourgogne  i  —  Versailles 
ouvert  au  public;  le  Grand  Roi  se  laissant  embrasser  par  tout  le  monde^  etc. 


1*6841  LA   MAISON   ROYALE.  PftOSPÉftITÉ.  23 

Le  gouvernement  français  avait  toujours  vu  avec  beaucoup  de 
déplaisir  l'intimité  qui  subsistait  entre  l'Espagne  et  Gènes  depuis 
le  temps  de  Cbarles-Quint  et  d'André  Doria.  L'Espagne  avait  tou- 
jours ménagé  avec  soin  les  Génois,  qui  étaient  à  la  fois  ses  ban- 
quiers et  ses  auxiliaires  maritimes ,  bien  déchus ,  il  est  vrai ,  de 
leur  puissance  navale.  Les  Génois,  de  leur  côté,  avaient  intérêt  à 
entretenir  de  bonnes  relations  avec  les  possesseurs  de  Milan,  de  la 
Sardaigne  et  des  Deux-Siciles.  Louis  XIV  avait  voulu  rompre  cette 
alliance  et  faire  accepter*  aux  Génois  son  protectorat  au  lieu  de 
celui  du  Roi  Catholique.  Gênes  s'y  était  refusée  et  avait  resserré  ses 
liens  avec  l'Espagne  * .  Il  en  était  résulté  de  l'aigreur,  et  bientôt 
avaient  surgi  de  ces  griefs  que  les  forts  ne  manquent  jamais  de 
trouver  à  point  nommé  contre  les  faibles.  Gênes  venait  de  con- 
struire quatre  galères  pour  les  joindre,  disait-on,  à  l'escadrille 
qu'elle  entretenait,  en  vertu  des  traités,  au  service  de  l'Espagne. 
Louis  avait  défendu  à  la  Seigneurie  de  mettre  ces  galères  à  la  mer: 
la  Seigneurie  avait  désobéi.  Les  Génois  avaient  vendu  des  munitions 
aux  Algériens  en  guerre  avec  la  France.  Ils  avaient  fait  venir  du 
Milanais  des  soldats  espagnols.  Us  refusaient  de  laisser  passer  par 
Savone  les  sels  de  France  à  destination  du  Montfcrrat  et  de  Man- 
toue  :  ils  refusaient  de  faire  droit  aux  réclamations  du  comte  de 
Fiesque,  protégé  du  roi  et  arrière-neveu  du  fameux  conspirateur 
Fiesque  de  Lavagna,  dont  les  biens  avaient  été  jadis  confisqués  et 
la  famille  proscrite  par  la  Seigneurie  de  Gênes.  Enfin ,  ils  avaient 
tenu  des  propos  irrespectueux  pour  la  gloire  du  roi. 

Les  Génois  avaient  pu  être  imprudents  en  laissant  transpirer 
des  dispositions  peu  bienveillantes  envers  la  France  ;  mais ,  pour 
trouver  dans  de  pareils  griefs  un  cas  de  guerre,  il  fallait  admettre 
que  Louis  XIV  eût  le  droit  de  traiter  Gênes  en  vassale  rebelle, 
parce  qu'elle  avait  autrefois  reconnu  la  suzeraineté  de  Charles  VI 

1.  La  marine  espag^nole  disposait  presque  dn  port  de  Gènes,  comme  s'il  lai  eût 
ippartenu.  Sur  ces  entrefaites,  les  galères  d'Espagne,  au  nombre  de  trente-cinq,  s'y 
trouvaient  à  l'ancre ,  quand  on  les  avertit  qu'un  vaisseau  de  guerre  français  était 
retena  par  le  calme  auprès  de  l'tle  d'Elbe.  Toutes  les  galères  sortirent  pour  Tcnlever. 
Ce  vaisseau,  appelé  U  Bon,  capitaine  ReÙng^e,  se  défendit  d'abord  cinq  heures 
contre  douze  galères,  puis  presque  tout  le  reste  du  jour  contre  toutes  les  galères 
réunies.  Le  vent  se  leva  enfin  et  le  Bon  gagna  Livoume  sain  et  sauf.  C'est  un  des 
plus  beaux  faits  de  nos  annale3  maritimes.  —  F.  L.  Guérin ,  Histoirt  marUimt  de 
Franct,  i,  I,  p.  634. 


U  LOUIS   XIV.  H68«) 

et  dp  Louis  XII.  Louis  ne  le  dit  pas ,  mais  il  agît  comme  s'il  l'eût 
dit.  Il  fît  mettre  à  la  Bastille  l'envoyé  de  Gônes,  comme  il  eût  fait 
d'un  sujet  factieux.  Ce  procédé  à  la  turque  donna  beau  jeu  aux 
pamphlétaires  hollandais  et  allemands  de  crier  contre  le  grand 
Turc  des  François  et  la  France  tarbanisée,  qui  prenaient  les  manières 
de  leurs  bons  amis  les  mécréants. 

Louis ,  malheureusement  ne.  s'en  tint  pas  à  cette  petite  ven- 
gcance.  Après  le  droit  des  gens,  il  allait  fouler  aux  pieds  la  civili- 
sation et  l'humanité.  Cette  fois,  un  autre  que  Louvois  fut  le  tenta- 
teur. Le  fils  de  Colbert,  le  ministre  de  la  marine,  pris  d'une  ému- 
lation de  violence  avec  Louvois,  voulut  faire  sur  mer  ce  que  son 
rival  faisait  sur  terre ,  pressa  le  roi  de  «  foudroyer  la  superbe 
Gênes  n  et  alla  s'embarquer  sur  la  flotte  commandée  par  Duquesne, 
afin  de  recueillir  en  personne  une  gloire  dont  son  père  n'aurait 
pas  voulu.  On  assure  que  Duquesne  la  lui  laissa  tout  entière  et 
que  ce  grand  marin ,  blessé  de  voir  le  jeune  ministre  lui  enlever 
la  conduite  des  opérations,  s'enferma  dans  sa  cabine  et  ne  donna 
aucun  ordre.  Ce  qui  est  certain ,  c'est  que  Duquesne  ne  servit  plus 
depuis.  La  flotte  appareilla  des  îles  d'Hières  le  12  mai  1684  et  ar- 
riva devant  Gênes  le  19.  Dix  galiotes  à  bombes,  armées  chacune 
de  deux  mortiers,  se  mirent  en  ligne,  à  une  portée  de  canon  des 
murailles,  depuis  la  tour  du  fanal  jusqu'au  faubourg  de  Bisagno. 
Elles  étaient  soutenues  par  quatorze  vaisseaux  de  guerre ,  vingt 
galères  et  deux  brûlots.  Le  lendemain  matin,  le  sénat  envoya  des 
députés  à  Seignelai,  qui  leur  signifia  l'ultimatum  du  roi.  Il  fallait 
livrer  les  quatre  galères  lancées  malgré  la  défense  de  Sa  Majesté, 
accorder  le  transit  du  sel  par  Savone  et  dépêcher  au  roi  quatre 
sénateurs  pour  lui  demander  pardon  ;  sinon  les  Génois  devaient 
s'attendre  à  la  désolation  de  leur  ville. 

« 

La  fière  cité  ne  put  se  résoudre  à  un  tel  abaissement.  Seignelai 
ne  reçut  pas  de  réponse  et,  les  galiotes  s'étant  avancées  dans  le 
port  malgré  l'invitation  que  le  commandant  des  galères  génoises 
leur  fit  de  se  retirer ,  les  Génois  ouvrirent  le  feu.  Les  terribles 
engins  de  destruction  répondirent  et  ne  cessèrent  de  vomir  l'in- 
cendie et  la  mort  pendant  quatre  jours  ;  du  18  au  22  mai,  cinq 
mille  bombes  éclatèrent  sur  Gênes.  Le  palais  du  doge,  le  palais  do 
la  banque  Saint-Georges,  l'arsenal,  le  magasin  général,  une  grande 


(ICS41  BOMBARDEMENT   DE   GÊNES.  23 

partie  de  la  basse  ville,  s'écroulèrent  dans  les  flammes.  Le  22 , 
Seignelai  renouvela  ses  propositions.  Les  agents  espagnols,  secon- 
dés par  l'exaspération  populaire,  empêchèrent  le  sénat  de  céder, 
le  23,  le  bombardement  recommença.  Le  24,  une  descente  fut 
opérée  dans  le  faubourg  de  San-Pier  d'Arena  (  Saint-Pierre  de  la 
Grève) ,  qui  s'étend  à  l'ouest  de  la  ville,  au  delà  du  fanal.  Après 
une  vigoureuse  résistance  qui  coûta  la  vie  au  chef  d'escadre  Léri , 
le  faubourg  fut  emporté  et  réduit  en  cendres  ;  on  fit  sauter  avec 
des  barils  de  poudre  les  somptueux  palais  des  nobles  et  des  négo- 
ciants génois,  qui  faisaient  de  ce  faubourg  un  des  plus  beaux  lieux 
de  l'Europe.  Du  25  au  27,  on  fit  pleuvoir  les  bombes  avec  une  telle 
furie,  que,  le  28  au  matin,  l'immense  approvisionnement  de  la 
flotte  se  trouva  épuisé.  On  avait  lancé,  depuis  le  18,  13,300  de  ces 
effroyables  projectiles  !  La  plupart  des  palais  qui  avaient  valu  à 
Gênes  le  nom  de  la  ville  de  marbre ,  étaient  effondrés  ;  quoique 
Gênes  ne  fût  pas  une  ville  aussi  artiste  que^  Florence  ou  Venise, 
ce  qui  avait  péri  en  objets  d'art  était  inestimable.  La  basse  ville , 
la  Gênes  du  Moyen  Age,  était  détruite  presque  en  totalité;  la  haute 
ville,  la  Gènes  de  la  Renaissance,  l'était  en  grande  partie. 

La  flotte  remit  à  la  voile,  du  28  au  29  mai.  Tourville  resta  en 
croisière  sur  la  côte  de  Ligurie  avec  quelques  bâtiments,  pour 
indiquer  que  le  Grand  Roi  ne  lâcherait  sa  victime  que  rendue  à 
discrétion.  Gênes  n'y  parut  point  d'abord  disposée  ;  exaltée  plutôt 
qu'abattue  par  le  désespoir,  elle  conclut  une  ligue  offensive  et 
défensive  avec  l'Espagne  et  appela  dans  son  port  les  galères  espa- 
gnoles. Vain  recours  à  un  protecteur  qui  ne  pouvait  se  protéger 
lui-même!  L'Espagne  ne  réussit  même  pas  à  faire  comprendre  les 
Génois  dans  la  trêve  de  Ratisbonne  ;  menacée  sur  les  côtes  de 
Catalogne  par  la  flotte  qui  avait  fait  l'exécution  de  Gènes,  elle 
abandonna  ses  malheureux  alliés.  C'était  la  première  fois  qu'elle 
se  résignait  à  une  telle  honte ,  car  la  fidélité  aux  alliances  avait 
été  généralement  le  côté  honorable  de  sa  politique.  Les  Génois 
invoquèrent  la  médiation  du  pape ,  qui  s'interposa,  cpioique  étant 
hii-même  très-mal  avec  Louis  XIV.  Louis  adoucit  ses  exigences 
matérielles  :  il  cessa  de  réclamer  les  quatre  galères ,  à  condition 
qu'elles  fussent  désarmées  et  que  Gênes  renvoyât  les  troupes 
espagnoles  et  renonçât  à  toutes  les  ligues  et  associations  contractées 


26  LOUIS  XIV.  (««85] 

depuis  le  1"  janvier  1683.  Il  ne  parla  plus  du  transit  du  sel,  se 
contenta  de  100,000  écus  pour  son  protégé  Fiesque,  et  voulut  bien 
ne  pas  imposer  d'indemnité  pour  les  pertes  souffertes  par  les 
commerçants  français  qu'avait  pillés  le  peuple  de  Gênes,  moyen- 
nant que  la  république  consacrât  l'équivalent  de  cette  indemnité 
à  réparer  les  édifices  religieux  ruinés  par  les  bombes  ;  mais  il  fit 
acheter  ces  concessions  aux  Génois  par  la  plus  grande  buiniliation 
que  pût  subir  un  état  libre.  Il  exigea  que  le  magistrat  suprême,  le 
doge  de  Gênes ,  en  dépit  des  lois  qui  lui  interdisaient  de  mettre  le 
pied  hors  de  la  cité ,  vînt  en  personne ,  avec  quatre  sénatemis, 
€  témoigner,  au  nom  de  la  république  de  Gênes,  l'exti'ême  regret 
qu'elle  a  d'avoir  déplu  à  Sa  Majesté,  avec  les  expressions  les  plus 
soumises  et  les  plus  respectueuses.  > 

La  résistance  était  impossible  :  le  traité  fut  signé  à  Versailles 
le  12  février  1685.  Le  15  mai,  dans  ce  même  palais  de  Versailles, 
le  chef  de  la  seigneurie  de  Gênes ,  le  doge  Impériale  Lescaro , 
comparut  devant  le  trône  de  Louis  XIV  et  présenta  les  soumissions 
de  sa  république  au  monarque,  «  qui  a  surpassé  en  valeur,  en 
grandeur  et  en  magnanimité ,  tous  les  rois  des  siècles  écoulés ,  et 
qui  léguera  sa  puissance  inébranlable  à  ses  descendants.  »  C'était 
Seignclai  qui  avait  dicté  toute  ces  hyperboles  et  Vétiquelte  de 
Faudicnce.  Louis,  du  reste ,  tâcha  de  faire  oublier  au  doge  et  aux 
sénateurs,  par  son  accueil  bienveillant,  ce  que  leur  mission  avait 
de  plus  pénible ,  et  les  traita  beaucoup  mieux  que  ne  firent  Lou- 
vois,  Croîssi  et  Seignelai.  «  Le  roi,  dit  le  doge  Luperiale,  ôte  à  nos 
«  cœurs  la  liberté  par  la  manière  dont  il  nous  reçoit  ;  mais  ses 
«  ministres  nous  la  rendent.  » 

Quelle  que  fût  l'impression  personnelle  des  nobles  voyageurs  à 
l'égard  du  roi,  l'effet  moral  de  la  guerre  de  Gênes  fut  déplorable. 
Cette  stérile  satisfaction  d'orgueil ,  extorquée  par  des  moyens  si 
barbares ,  fit  plus  d'ennemis  à  la  France  que  la  conquête  si  utile 
et  si  nationale  de  Strasbourg  et  de  Luxembourg*. 

L'expédition  de  Gênes  fut  suivie  d'autres  expéditions  maritimes 
et  d'autres  bombardements  plus  justifiables  contre  les  Baba- 
resques.  Les  régences  africaines  étaient  en  proie  à  une  anarchie 

1.  Quinci,  Histoire  militaire  de  Louis  XIV,  II,  86.  —  Dumont,  t.  VII,  2«  part.,  87. 
.^  L.  Uuûriu,  I,  153.  —  £.  Sue,  Histoire  de  la  marine  française,  UI,  444. 


[IWS^IWS]        TRIPOLI  ET  ALGER  BOMBARDES.  27 

qui  ne  permettait  d'avoir  avec  elles  aucunes  relations  régu- 
lières :  les  traités  étaient  violés  aussitôt  que  conclus.  Les  Tripoli-' 
tains  avaient  déjà  oublié  la  peur  que  Duquesne  leur  avait  faite 
à  Chio  et  recommencé  à  pirater  aux  dépens  du  commerce  fran- 
çais. Le  vice-amiral  d'Estrées ,  que  le  roi  avait  nommé  maréchal 
de  France,  fut  chargé  d'aller  les  châtier  avec  une  escadre  que 
Tourville  commandait  sous  lui.  Les  terribles  galiotes  firent 
contre  Tripoli  leur  effet  ordinaire.  Après  trois  jours  de  bombar- 
dement (22-24  juin  1685),  les  habitants  implorèrent  la  paix  et  se 
soumirent  à  payer  500,000  livres  de  dédommagement  pour  leurs 
brigandages  :  ils  relâchèrent  leurs  esclaves  français  ou  pris  sous 
le  pavillon  de  France  et  reconnurent  la  prééminence  du  pavillon 
français  sur  tous  les  autres.  Au  retour  de  Tripoli,  l'escadre  se  pré- 
senta devant  Tunis,  qui  avait  donné  quelques  sujets  de  plainte  et 
qui  se  hâta  de  les  réparer  en  renouvelant  son  pacte  avec  la  France 
(30  août  1685).  Tourville  fut  détaché  vers  Alger,  qui  fit  également 
satisfaction  de  quelques  infractions  au  traité  de  l'année  précé- 
dente. 

Avec  les  Barbaresques,  c'était  toujours  à  recommencer  :  Alger, 
si  rudement  châtié,  était  incorrigible.  Sur  de  nouvelles  dépré- 
dations, d'Estrées  fut  chargé,  en  1688,  de  renouveler  l'expédition 
de  1G83  :  Tourville,  avec  l'avant-garde  de  la  flotte,  rencontra,  par 
le  travers  d'Alicante ,  le  vice-amiral  d'Espagne ,  Papachin  ;  les 
instructions  du  roi  prescrivaient  d'exiger  le  salut  de  toutes  les 
marines  étrangères,  excepté  de  la  marine  anglaise,  à  laquelle  on 
ne  devait  ni  letlemander  ni  l'accorder.  Toiurville  réclama  le  salut 
de  Papachin  :  l'Espagnol  refusa .  Papachin  avait  deux  vaisseaux  de  74 
et  54  canons;  Tourville  en  avait  un  de  54,  un  de  38  et  un  plus  petit: 
il  attaqua  sans  hésiter  et  força  les  deux  ïiavircs  espagnols  à  ame- 
ner leurs  pavillons  (2  juin  1688).  Ce  ne  fut  pas  le  seul  fait  d'armes 
de  ce  genre  que  suscita  la  question  du  pavillon.  Tout  en  admirant 
la  valeur  de  nos  marins,  on  doit  reconnaître  que  c'était  là  une 
imitation  malheureuse  des  prétentions  anglaises  à  la  tyrannie  des 
mers. 

Trois  semaines  après,  les  galiotes  à  bombes  reparurent  dans  la 
rade  d'Alger.  L'exécution  fut  encore  plus  effroyable  que  sous 
Duquesne  ;  on  lança  dix  mille  bombes  en  seize  jours  sur  cette 


i 


28  LOUIS   XIV.  tt«S*l 

ville  d'une  étendue  médiocre.  Toutes  les  constructions  qui  avaient 
échappée  la  destruction  en  1683,  ou  qui  avaient  été  relevées 
depuis,  furent  brûlées,  écrasées,  pulvérisées.  Six  vaisèeaux  furent 
coulés  dans  le  port  (juillet  1688).  Il  s'ensuivit  un  nouveau  traité 
en  septembre  1 689,  traité  aussi  mal  assuré  que  tous  les  précé-» 
dents.  Une  bonne  descente ,  un  sérieux  essai  de  conquête ,  n'eût 
pas  coûté  plus  que  ces  expéditions  sans  cesse  réitérées  ;  mais  on 
était  engagé  dans  une  autre  direction  et  dans  d'autres  luttes  ; 
aussi  les  ambassades  barbarcsques  qui  vinrent  à  diverses  reprises 
porter  au  Grand  Roi  des  paroles  de  paix  et  de  soumission, 
furent-elles  plus  flatteuses  pour  son  orgueil  que  fécondes  en 
résultats*. 

De  fréquentes  députations  de  pays  lointains,  attirées  par  le  renom 
du  roi  de  France  et  par  la  multiplication  des  relations,  se  succé- 
daient ainsi  à  la  cour  et  faisaient  pour  ainsi  dire ,  partie  obligée 
des  pompes  de  Versailles.  Déjà ,  avant  la  guerre  de  Hollande, 
l'envoyé  d'un  chef  de  la  côte  de  Guinée,  du  roi  noir  d'Ardra,  avait 
été  reçu  avec  autant  d'apparat  qu'eût  pu  l'être  le  représentant 
d'une  grande  puissance.  Deux  ambassades  moscovites  avaient  paru 
devant  Louis  XIV  en  1668  et  1681  ^  En  1684,  il  vint,  des  extrémités 
de  l'Orient,  une  autre  députation  qui  excita  la  plus  vive  curiosité 
et  flatta  singulièrement  le  roi.  Un  aventurier  nommé  Constance 
Phaulkon,Grec  de  naissance,  élevé  panni  les  Anglais,  était  devenu 
le  ministre  du  roi  de  Siam ,  le  prince  le  plus  puissant  de  la  pres- 
qu'île orientale  des  Indes.  Constance  chercha  un  appui ,  entre  les 
états  maritimes  de  l'Europe,  et  pour  lui  et  pour  le  royaume  qu'il 
gouvernait.  Le  roi  de  Siam  était  en  guerre  avec  tous  les  princes 
indiens,  ses  voisins,  et  inquiété  par  les  Hollandais,  qui  possédaient 
Malacca  et  qui  dominaient  l'archipel  de  la  Sonde;  le  progrès  des 
établissements  français  dans  l'Hindoustan  avait  attiré  ses  regards  : 
Constance  le  décida  à  solliciter  l'amitié  du  roi  de  France.  Des  en- 
voyés siamois,  dès  1 681 ,  s'embarquèrent  sur  un  vaisseau  de  la  com- 

1.  Quinci,  t.  II,  p.  118-147.  —  L.  Guérin,  1. 1,  p.  640.  —  E.  Sue,  t.  III,  p.  603.  — 
Dumont,  t.  YII,  2*  part.,  p.  106. 

2.  Loais  XIV  envoya,  de  son  c6té,  un  agent  en  Russie  et  détourna,  dit-on,  les  deux 
jeunes  tzars,  Ivan  et  Pierre,  de  s'unir  à  Tempereur  et  à  la  Pologne  contre  les  Turcs. 
—  V.  la  Cour  de  France  <urbantVe,  p.  168.  —  Il  vint  une  troisième  ambassade  mosco- 
vite en  1685  ;  F.  les  Mém.  de  Soarches,  t.  IV ,  p.  1 18. 


îltôUOSSl  LES   FRANÇAIS   A  SIAM.  29 

pagnie  d'Orient  :  ils  périrent  dans  un  naufrage.  Une  seconde  dé- 
putation  arriva  en  France  dansTautomne  de  1684  ;  elle  n'était  point 
adressée  directement  au  roi,  mais  seulement  aux  ministres.  Con- 
stance les  priait  d'engager  leur  maître  à  expédier  une  ambassade 
aa  sien  et  faisait  entendre  que  le  monarque  indien  pourrait  être 
amené  à  embrasser  la  religion  cbrétienne.  Là-dessus,  le  zèle 
convertisseur  prit  feu  :  les  jésuites ,  qui ,  depuis  quelque  temps, 
étaient  parvenus  à  s'introduire  à  la  Chine  en  qualité  de  mathéma- 
ticiens et  d'astronomes ,  crurent  voir  un  nouvel  empire  déjà  sou- 
mis àlcurs  missionnaires.  Six  d'entre  eux,  destinés  pom*  la  Chine, 
se  rendirent  d'abord  à  Siam  avec  l'envoyé  de  Louis  XIV.  L'am- 
bassadeur Chaumont  reçut  le  plus  brillant  accueil  du  roi  indien  : 
ia  liberté  du  commerce  et  le  libre  enseignement  du  christianisme 
furent  accordés,  et  Constance  offrit  de  recevoir  garnison  française 
d«Ds  deux  places  admirablement  situées  pour  le  commerce  ;  c'é- 
taient Bankok,  près  de  l'embouchure  du  Meï-nam,  le  grand  fleuve 
de  Siam,  et  Merghi,  sur  le  golfe  du  Bengale.  Une  nouvelle  ambas- 
sade, phis  solennelle,  repartit  pour  la  France  avec  M.  de  Chau- 
mont et  eut  audience  de  Louis  XIV  le  l"^  septembre  1686.  La 
physionomie,  le  costume,  le  cérémonial  des  opras  (mandarins) 
siamois  alimentèrent  longtemps  les  conversations  de  la  cour  et  de 
la  ville.  Louis  XIV  expédia  à  Siam  six  vaisseaux  portant  deux 
agents  politiques,  quatorze  jésuites  et  un  corps  de  troupes.  Ban- 
kok et  Merghi  furent  fldèlement  remis  aux  Français  (septembre- 
octobre  1687). 

Le  début  était  brillant  :  la  suite  y  répondit  mal.  Le  roi  de  Siam, 
grand  protecteur  des  étrangers,  mais  très-impopulaire  parmi  ses 
sujets,  Jut  pris  d'une  maladie  mortelle.  Le  prosélytisme  envahissant 
des  jésuites  et  la  faveur  accordée  aux  Français  avaient  excité  une 
vive  irri^tation  pai^ui  les  populations  siamoises,  qui  professaient 
le  bouddhisrne,  la  grande  religipn  de  l'Asie  centrale  et  orientale. 
Un  des  cipra»^  ou  grands  du  royaume,  se  mit  à  la  tète  d'une 
conspiration,  secondée  par  les  prêtres  bouddhistes  (talapoîns);  le 
chçf  même  do  l'ambassade  rc\  enue  de  France  fut  un  des  princi- 
paux agents  du  complot  :  le  favori  Constance  fut  massacré  près 
du  lit  de  mort  du  roi  ;  le  chef  des  conjurés  s'empara  du  trône, 
et  les  petites  garnisons   françaises  de   Bankok  et  de  Merghi, 


30  LOUIS  XIV.  [i681.16«l 

perdues  au  milieu  d'un  peuple  entier  soulevé,  furent  réduites  à 
capituler  et  à  se  rembarquer  { novembre  1688).  La»  propagande 
religieuse  fit  ainsi  crouler  un  établissement  qui  eût  pu  réussir, 
s'il  eût  été  seulement  politique  et  commercial^  comme  ceux  des 
Hollandais  et  des  Anglais  *. 

Ce  dénoûment  était  bien  éloigné  des  espérances  conçues  quatre 
ans  auparavant,  à  l'arrivée  des  premiers  envoyés  siamois.  A  cette 
époque,  c'est-à-dire  pendant  les  premiers  mois  qui  suivirent  la 
trêve  de  Ratisbonne,  la  politique  de  Louis  le  Grand  ne  prévoyait 
d'échec  sur  aucun  point  de  l'horizon.  Sauf  le  rêve  de  l'Empire,  qui 
reculait  à  mesure  que  Louis  s'efforçait  de  le  fixer,  les  projets  du 
roi  étaient  en  voie  de  succès,  et  tous  sqs  ennemis  paraissaient  hors 
d'état  de  lui  nuire.  L'autorité  du  prince  d'Orange  semblait  très- 
afTaiblie  dans  les  Provinces-Unies,  et  la  campagne  de  1684  avait  été 
malheureuse  en  Hongrie  pour  les  armes  austro-germaniques,  msil- 
gré  les  diversions  opérées  par  les  Polonais  en  Valachie  et  par  les 
Vénitiens  en  Grèce.  Les  Turcs  avaient  forcé  le  duc  de  Lorraine  et 
l'électeur  de  Bavière  à  lever  le  siège  de  Bude  avec  une  trôfe-grande 
perte  (novembre  1684).  En  Angleterre,  sauf  quelques  oscillations, 
tout  allait  selon  les  vues  de  Louis  XIV.  Charles  II,  depuis  qu'il  avait 
dissous  son  parlement  en  1681,  avait  vogué  à  pleines  voiles  vers 
le  pouvoir  absolu,  aidé  par  les  écus  de  la  France  et  par  la  réac- 
tion royaliste  qui  s'était  produite  dans  les  hautes  classes  de  la 
société  anglaise.  Le  duc  d'York,  naguère  en  butte  à  tant  d'orages, 
avait  été  rappelé  sans  obstacle  d'Ecosse  à  Londres  par  son  frère 
(juin  1682),  après  que  le  parlement  écossais  eut  déclaré  l'ordre 
de  succession  inviolable  sous  peine  de  haute  trahison.  Le  flls 
naturel  du  roi,  le  duc  de  Monmouth,  le  chef  le  plus  ardent  du 
parti  opposé  au  duc  d'York,  fut  emprisonné,  et  de  violentes  per- 
sécutions furent  dirigées  contre  les  principaux  des  whigs,  qui 
avaient  projeté  quelques  mouvements  en  Angleterre  et  en  Ecosse. 
De  môme  qu'ils  avaient  naguère  accusé  les  catholiques  d'avoir 
voulu  assassiner  le  roi  pour  élever  au  trône  le  duc  d'York,  tm  les 

accusa  d'avoir  trempé  dans  un  complot  tramé  par 'quelque^  fana- 

•  * 

1.  Uém.  de  Choisi,  p.  610  (Choisi  fit  partie  de  Tambassade  de  Chaumont).  —  fit- 
lalion  du  chevalier  de  Chauraont,  ap.  Archives  curieuses,  2*  série,  t.  V.  —  Flassan, 
t.  IV.  p,  73.  —  La  Martinlère,  t.  IV,  p.  363.  —  Urrei,  t.  II,  p.  76. 


[16n.l6M]  PERSÉCUTION  DES   WHIGS.  31 

tiques  pour  tuer  le  roi  et  son  frère  au  profit  du  prince  d'Orange, 
de  Vonmoutb  ou  de  la  république.  Shaftesbury  prit  la  fuite,  et 
alb  mourir  à  l'étranger  ;  le  comte  d'Essex  se  tua  dans  la  prison  ; 
tord  ftus^U  fut  condamné  à  mort  :  il  eût  probablement  obtenu 
sa  gr&ce  s'il»  eât  consenti  à  reconnaître  que  la  résistance  armée 
contre  l'arbitraire  n'est  jamais  permise  ;  il  refusa  et  mourut  mar- 
tyr du  droit  de  résistance.  Après  lui  monta  sur  l'échafaud  Alger- 
Bon  Sidney,  qui,* poursuivant  un  idéal  plus  élevé,  mais  moins 
accessible  que  ne  faisaient  les  autres  chefs  de  l'opposition,  n'avait 
jamais  cessé  d'aspireu;  au  rétablissement  de  la  république,  quand 
ses  amis  ne  visaient  qu'à  un  changement  de  dynastie  (juillet-dé- 
cembre 1683).  11  finit  stoïquement,  en  se  faisant  gloire  de  mourir 
pour  la  bonne  vieille  cause.  Le  fils  du  roi,  Monmouth,  acheta  son 
pasdon  par  de  honteuses  révélations  sur  les  projets  auxquels  il 
avait  participé  et  par  d'humbles  soumissions  envers  son  père  et 
son  oncle.  Il  se  retira  en  Hollande.  Le  jour  même  du  supplice  de 
lord  Russell,  l'université  d'Oxfordlança  l'anathème  sur  la  doctrine 
qui  vettt  que  l'autorité  civile  procède  originairement  du  peuple  et 
que  la  violation  du  contrat  social  par  le  prince  délie  le  peuple  du 
devoir  de  l'obéissance.  L'obéissance  passive  était  partout  enseignée 

* 

parlcclergé  anglican,  et  les  tribunaux  punissaient  toute  allégation 
contraire  comme  un  crime  de  haute  trahison.  Les  vieilles  libertés 
du  moyen  âge  étaient  de  toutes  parts  battues  en  brèche.  Les  fran- 
chises de  la  cité  de  Londres  et  de  beaucoup  d'autres  corporations 
forent  supprimées,  moins,  à  la  vérité,  pour  les  abroger  définitive- 
ment, que  pour  fes  rétablir  sous  une  autre  forme  au  profit  des 
tones  en  excluant  les  whigs.  Le  duc  d'York  rentra  au  conseil  du 
roi^duin  1684]  :•  eu'  même  teqfps,  les  persécutions  contre  le 
papisme  se  ralttitirent  :  les  condamnations  capitales  prononcées 
centre  les  prêtres  catholiques  furent  commuées;  les  lorjjs  catho- 
liques^  détenus  depuis  cinq  ans,  furent  relâchés,  et  Titus  Dates, 
le  déûonciateiu-  dui  fameux  complot  papiste,  fut  mis  au  pilori 
comme  caloniiiiateiir.  Charles  II,  il  est  vrai,  -afin  de  rassurer  Tan- 
glîcanisme,  obligea  le  duc  d'York  à  marier  sa  seconde  fille,  la 
priacesse  Anne»  prolestante  comme  son  aînée,  à  un  prince  prolfs- 
tanl,  an  frère  du  coi  de  Danemark. 
Sur  la  fin  (Je  1684,  le  mobile  Cliarlcs  H  laissa  «ilrevair  cjuelques 


32  LOUIS   XIV.  ri685î 

symptômes  d'un  nouveau  revirement  :  le  zèle  emporté  de .  son 
frère  fatiguait  son  insouciance,  et  Louis  XIV  avait  cessé  de  payer 
sa  pension  depuis  la  trêve  de  Ratisbonne.  Il  pron^it  secrètament  à 
Monmouth  de  le  rappeler  et  de  congédier  derechef  York  ;  il  eut, 
dit-on,  quelques  velléités  de  convoquer  un  parlement.  Quoi  qu'il 
en  fût,  le  temps  lui  manqua  pour  revenir  sur  ses  pas.  Il  fut  pris 
d'une  attaque  d'apoplexie  le  12  février  1685,  éluda  l'offre  des 
sacrements  que  lui  fit  un  évéque  anglican  et  les  reçut  en  secret 
d'un  prêtre  catholique  mandé  par  le  duc  d'York.  H  mourut  en 
catholique  tiède,  après  avoir  vécu  en  épicurien  (16  février). 

Le  duc  d'York,  devenu  le  roi  Jacques  II,  occu|àa,  sans  la  moin- 
dre opposition,  ce  trône  d'où  un  parti  puissant  avait  prétendu 
l'exclure.  Il  exerça  aussitôt  son  culte  avec  éclat  dans  sa  cliapeJJe 
royale  et  ouvrit  les  prisons  aux  catholiques  et  aux  dissidents  qiVon 
y  avait  entassés  pour  refus  de  serment;  mais,  par  compensation, 
il  protesta  qu'il  maintiendrait  le  gouvernement  légal  de  l'Église 
et  de  l'État,  et  convoqua  des  parlements  en  Angleterre  et  en 
Ecosse.  L'opinion  puhliquclui  en  sut  gré,  quoiqu'il  eût  débuté  en 
même  temps  par  la  prorogation  arbitraire  de«  impôts  éteints  avec 
Charles  IL  Le  parlement  d*Écosse  donna  l'exemple  du  royalisme 
au  parlement  d'Angleterre,  Il  rejeta  avec  horreur  le^  maximes 
contraires  à  l'autorité  sacrée  et  absolue  du  mcMiarque,  et  lui  accorda 
l'impôt  pour  toute  la  durée  de  son  règne.  Le  parlement  anglais 
octroya  également  l'impôt  viager.  Sur  ces  entrefaites,  une  double 
attaque  fut  tentée  du  dehoi*s  contre  le  nouveau  roji  Le  duc  de 
Monmouth  et  le  comte  d'Argyle,  à  la  tète  de  qael(jues  centaines 
de  whigs,  de  dissidents  et  de  républi6ains  réfugiés  en  HoUande, 
descendirent,  l'un  cnAugleterre^'autre  en  Ecosse  (  mai-juia  1085). 
•  Les  autorités  municipales  d'Amsterdam  avaient  fermé  les  yeux 
sur  les  préparatifs  des  réfugiés,  et  Monmouth,  qui  prétendait 
avoir  des  droits  à  la  couronne  d'Angleterre,  Charles  II  ayant, 
disait-il,  épousé  secrètement  sa  mère,  avait  promis  aux  républi- 
cains anglais  de  ne  pas  s'arroger  le  titre  de  coi  s'H  réussissait, 
mais  d'attendre  la  décision  du  parleuiènt.  Monmouth,  débarqué 
le  21  juin  sur* la  côte  de  Dorset,  lança  une  proclamation  contre 
a  l'usurp^eur  Jacques  d'York  »,  qu'il  accusait  de  toutes  sortes  de 
crimes,  -entre  autres  d'avoir  empoisonné,  Charles  II  ;  il  ramassa 


H6851  JACQUES  H  ET  JEFFREYS.  33 

quelques  milliers  d'hommes  dans  les  comtés  du  sud-ouest,  prit  le 
titre  de  roi  malgré  ses  engagements,  perdit  la  bataille  de  Sedge- 
ffloor  le  15  juillet,  fut  arrêté  dans  sa  fuite  et  décapité  le  24.  Son 
allié  Ârgyle  avait  eu  le  même  sort  trois  semaines  auparavant.  Les 
parlements  d'Angleterre  et  d'Ecosse  avaient  soutenu  le  roi  par  des 
subsides  extraordinaires  et  des  mesures  énergiques.  Les  capi- 
taines et  les  magistrats  de  Jacques  II  châtièrent  les  fauteurs  réels 
ou  supposés  de  la  rébellion  avec  une  barbarie  qui  a  voué  à  une 
affreuse  célébrité  les  noms  des  Kirke  et  des  Jeffreys.  Des  femmes  qui 
étaient  l'objet  du  respect  de  tous  furent  brûlées  vives  pour  avoir 
donné  asile  à  des  proscrits.  Les  misérables  agents  de  Jacques  II 
n'avaient  pas  même  l'excuse  du  fanatisme  et  joignaient  à  leur 
férocité  la  cupidité  la  plus  basse.  Le  grand-juge  Jeffreys  est  resté 
dans  l'histoire  l'idéal  du  mauvais  juge.  Son  mattre,  digne  de  lui, 
^e  fit  lord-chancelier  en  récompense  d'actes  qui  méritaient  mille 

morts. 

» 

Il  semblait  que  Jacques  II,  menacé  par  ses  proches,  dévoué  aux 
projets  les  plus  périlleux,  dût  s'appuyer  sans  réserve  sur  le  roi  de 
France.  D  n'en  fut  pas  ainsi,  et  Louis  XIV,  qui  s'était  hâté,  à  l'avé- 
nement  de  Jacques,  de  lui  envoyer  500,000  livres  pour  -aider 
à  ses  premiers  besoins,  puis  quelque  autre  somme  destinée 
à  corrompre  les  députés,  ne  voulut  pas  lui  promettre  le  rétablis- 
sement de  la  pension  qu'avait  eue  son  frère,  sans  être  assuré  de 
SCS  bomies  intentions.  Il  avait  été  informé  que  Jacques,  tout  en 
exprimant  sa  reconnaissance  en  vassal  plus  qu'en  souverain,  avait 
bien  accueilli  les  protestations  du  prince  d'Orange  contre  Mon- 
mouth  et  négociait  avec  les  États-Généraux.  En  effet,  le  traité 
défensif  de  mars  1678,  entre  l'Angleterre  elles  Provinces-Unies, 
fut  renouvelé  le  17  août  1685.  Jacques,  en  même  temps  qu'il 
•  travaillait  à  opérer  dans  son  royaume  une  contre -révolution 
insensée,  impossible,  eut  à  diverses  reprises  des  velléités  d'indé- 
pendance vis^à-vis  de  l'étranger.  Le  peu  qu'il  gardait  de  bons 
sentiments  devait  concourir  à  sa  perte  •. 

1.  y,  Mao-Anlay,  HUtofn  ^ÀngUUm  depuii  ranénemmU  dêJacqveê  11^  chap.  iy-t. 
A  partir  de  Tépoque  où  commence  cet  excellent  ouvrage,  il  n*y  a  plus  d'autre  fj^ide 
t  chercher  pour  les  ailkires  d'Angleterre.  B  faut  seulement  faire  quelques  réserves 
nr  ce  qui  regarde  la  France. 

XIV.  3 


34  LOUIS   XrV.  [I6B53 

Il  s'arrêta,  néanmoins,  dans  la  route  où  il  avait  mi^  le  pied 
quant  à  la  politique  extérieure  ;  il  refusa  de  renouveler  avec 
l'Espagne  le  traité  de  1680,  que  son  frère  n'avait  point  exécuté, 
ainsi  que  d'accepter  aucune  proposition  qui  pût  l'induire  à 
une  guerre  contre  la  France  (novembre-décembre  1685),  et  il  se 
donna  tout  entier  aux  affaires  intérieures.  Il  ouvrit  la  seconde 
session  de  son  parlement  avec  le  triple  dessein  de  s'assurer  une 
bonne  armée  permanente  et  de  faire  abolir  la  loi  du  test^  qui 
excluait  des  emplois  quiconque  n'adhérait  point  à  l'église  angli- 
cane, et  la  loi  de  Yhabeas  corpus,  garantie  de  la  liberté  individuelle 
(novembre  1685).  Ce  fut  là  que  l'opposition,  si  abattue  depuis 
quelques  années,  commença  de  relever  la  tète.  liOuis  XIV  encou- 
ragea énergiquement  Jacques  II  et  autorisa  son  ambassadeur  à 
aider  ce  prince  de  deux  millions  en  cas  de  révolte.  Les  héritiers 
de  Philippe  II  et  de  Ferdinand  II,  l'Espagne  et  l'Autriche,  et  le  pape 
même,  par  hostilité  contre  le  roi  de  France,  conseillèrent  au  con- 
traire la  modération  au  monarque  anglais.  Les  rôles  étaient  com- 
plètement renversés  en  Europe. 

L'entreprise  pour  laquelle  Jacques  II  allait  jouer  son  trône 
coïncidait  avec  celle  qui  devait  porter,  par  les  mains  de  Louis  le 
Grand,  un  coup  si  terrible  à  la  vraie  gloire  et  aux  vrais  intérêts  de 
la  France.  Si  les  moyens  étaient  très-différents,  comme  les  situa- 
tions, le  but  était  le  môme,  le  triomphe  du  catholicisme.  En  An- 
gleterre, où  le  catholicisme  était  opprimé,  il  fallait  d'abord  lui 
conquérir  le  droit  de  vivre,  l'égalité  avec  le  culte  établi,  sauf  à 
poursuivre  plus  tard  la  domination  ;  en  France,  où  il  était  pré- 
pondérant, le  temps  semblait  venu  d'anéantir  devant  lui  toute 
dissidence  :  l'œuvre  de  destruction  du  protestantisme  touchait  à 
sa  catastrophe. 

Un  événement  extraordinaire  et  mystérieux,  survenu  dans  la 
vie  intime  de  Louis  XIV,  dut  contribuer  à  précipiter  plus  rapide- 
ment le  Grand  Roi  sur  cette  pente.  La  reine  Marie-Thérèse  avait 
terminé,  le  30  juillet  1683,  une  existence  qui  n'a  laissé  de  souve- 
nirs que  par  le  contraste  de  cette  nature  passive,  simple  et  naïve 
jusqu'à  la  rusticité,  avec  toutes  les  étincelantes  figures  de  femmes 
qui  entouraient  Louis  le  Grand.  Louis  vivait  exemplairement, 
depuis  quelque  temps,  avec  la  reine  et  avait  renoncé  aux  mat- 


:16SA]  LE   ROI  EPOUSE   MAINTENON.  35 

tresses.  Â  la  grande  surprise  de  la  cour,  il  persista  dans  sa  con- 
version après  la  mort  de  Marie-Thérèse  ;  mais  on  ne  tarda  pas  h 
soupçonner  que,  s'il  ne  se  laissait  pas  enlacer  de  nouveau  dans 
des  liaisons  galantes,  c'est  qu*il  avait  renoué  en  secret  des  liens  lé- 
gitimes. On  ne  se  trompait  pas.  Dans  le  courant  de  1684  (la  date 
précise  est  inconnue),  une  messe  de  mariage  fut  célébrée  de  nuit 
dans  on  oratoire  de  Versailles  :  les  témoins  étaient  un  gentilhomme 
appelé  Mohtchevreuil  et  un  des  valets  de  chambre  du  roi,  Bon- 
temps;  Tofficiant  était  le  père  La  Chaise  :  la  bénédiction  nuptiale 
fut  donnée  par  le  diocésain,  l'archevêque  de  Paris,  Harlai;  les 
mariés  étaient  le  roi  de  France  et  la  veuve  de  Scarron  *  ! 

Telle  fut  l'issue  des  singulières  relations  de  Louis  XIV  avec 
madame  de  Haintenon.  Il  avait  alors  quarante-six  à  quarante-sept 
ans;  elle,  bien  près  de  cinquante.  La  vertu  de  madame  de  Main- 
tenon  était  de  celles  qui,  sans  oublier  les  récompenses  célestes, 
savent  bien  s'assurer  une  première  récompense  sur  la  terre. 

Nul  esprit  impartial  ne  saurait,  du  reste,  trouver  dans  cette 
miion,  si  étrange  qu'elle  ait  pu  paraître,  un  sujet  de  blâme  envers 
Louis  XIV.  Louis  ne  voulait  pas  refaire  de  nouvelle  reine  en 
épousant  une  princesse  étrangère,  ni  donner  le  jour  à  de  nou- 
veaux fils  de  France,  maintenant  que  la  continuité  dp  sa  race 
était  garantie  par  deux  petits-tils.  Il  savait  que  la  multiplication 
des  princes  du  sang  était  un  fâcheux  présent  à  faire  à  la  France. 
Il  voulait  cependant  une  femme  légitime.  Il  avait  auprès  de  lui 
une  personne  dont  la  société  était  devenue  son  plus  grand  plaisir 
et  comme  une  nécessité  de  sa  vie  :  l'âge  de  cette  femme  était  une 
garantie  contre  les  complications  qu'etlt  pu  causer  la  naissance 
d'enfants  d'état  incertain.  Il  contracta  donc  avec  elle  un  mariage 
de  conscience,  sans  acte  authentique  et  sans  efTet  civil.  C'était, 
après  tout,  moins  une  faiblesse  qu'une  victoire  sur  les  préjugés. 
Il  est  équitable  de  juger  le  fait  en  lui-môme  et  non  par  les  consé- 
quences qu'on  lui  attribue. 

Tout  le  monde,  cependaift,  n'en  jugea  pas  ainsi.  Peu  avant 
raccomplissemcnt  de  ce  mariage,  Louis  XIV  ayant  communî(|uê 
son  projet  à  Louvois,  alors  au  plus  haut  point  de  la  faveur,  le 

1.  Noaflles,  Histoire  de  madame  de  Jfatnferton,  t.  Il,  chap.  ii-ixi. 


36  LOUIS   \iV.  [1684! 

ministre  se  jeta  aux  pieds  du  roi  et  le  conjura,  les  larmes  aux 
yeux,  de  ne  pas  se  déshonorer  en  épousant  la  veuve  de  Scarron. 
Louis  pardonna  cette  incartade  à  un  serviteur  qui  lui  éta^^  néces- 
saire et  qui  ne  l'avait  ofTensé  que  par  zèle  pour  sa  gloire  ;  mais 
madame  de  Maintenon ,  à  qui  le  roi  n'eut  pas  la  discrétion  de 
taire  cette  scène,  ne  pardonna  pas  et  passa  du  côté  de  Seignelai 
contre  Louvois.  Elle  fut  certainement  pour  beaucoup  dans  les 
progrès  que  fit  Seignelai  auprès  du  roi  et  dans  l'espèce  d^êquiUbre 
qui  s'opéra  entre  ce  jeune  ministre  et  son  rival  *. 

Ainsi  établie  dans  une  position  inébranlable,  madame  de  Main- 
tenon  accrut  son  influence  déjà  si  grande  et  l'exerça  d'une  ma- 
nière presque  insensible,  mais  presque  universelle,  sans  jamais 
s'imposer  ni  intervenir  directement  dans  les  afTaires,  ce  que  Louis 
n'eût  pas  toléré,  et  sans  jamais  se  heurter  à  ce  qui  était  chez 
Louis  parti  pris  ou  penchant  décidé,  ce  qui  eût  été  inutile,  ou  ce 
qui,  tout  au  moins,  l'eût  exposée  à  des  chocs  dangereux.  Par 
goût  d'économie  et  désir  de  soulager  le  peuple,  elle  eût  voulu 
qu'on  réduisit  les  dépenses  des  bâtiments  et  le  faste  de  la  cour; 
elle  n'osa  jamais  insister  à  ce  sujet  ;  par  esprit  de  modération  et 
de  prudence,  elle  souhaitait  détourner  le  roi  des  idées  d'agran- 
dissement et  de  conquête;  sur  ce  point,  elle  fut  plus  hardie^; 
mais,  malheureusement,  elle  ne  détourna  Louis  de  la  guerre  pour 
quelque  temps  qu'en  le  poussant  vers  quelque  chose  de  pis  que  la 
guerre.  Elle  ne  trouva  pas  d'abord,  en  cette  occasion,  autant  d'op- 
position qu'on  eût  pu  le  croire  chez  Louvois,  qui  ne  se  montra 
pas  contraire  à  la  trêve  de  Ratisbonne.  Louvois  avait  à  présent, 
pour  se  maintenir  près  du  roi,  deux  autres  points  d'appui  que  la 

1.  Mim.  de  Choisi,  lîr.  vu.  —Saint-Simon  prétend  que  la  scène  du  roi  et  de  Louvois 
se  renouvela  plusieurs  années  après;  que,  le  roi  ayant  eu  la  faiblesse  de  promettre 
à  madame  de  Maintenon  qu*il  déclareroU  son  mariage,  Louvois  tira  son  épée  en  priant 
le  roi  de  le  tuer  plutôt  que  de  le  forcer  à  voir  une  telle  infamie.  Louis,  ému  et  troublé, 
aurait  alors  donné  sa  parole  de  ne  jamais  faire  cette  déclaration.  Saint-Simon  .vent 
que  madame  de  Maintenon  ait  visé,  non-seulement  à  faire  connaître  publiquement 
ses  liens  avec  le  roi,  mais  à  se  faire  déclarer  ^ine.  Le  jugement  de  madame  de 
Maintenon  était  trop  solide,  et  son  ambition  trop  prudente,  trop  dépourvue  d'em- 
portement et  de  vanité,  pour  que  cette  assertion  soit  vraisemblable.  Elle  désira  sans 
doute  que  sa  position  f&t.  moins  équivoque  et  que  son  mariage  reçût  l'authenticité 
qu'ont  en  Allemagne  les  alliances  morganatiques  des  princes;  elle  ne  put  pas  même 
l'obtenir  et  ne  porta  probablement  pas  ses  espérances  plus  loin. 

2.  V.  sa  lettre  de  juin  1684,  citée  par  Rulhière,  p.  159. 


.Ï68-I685Î  PEliSÉCUTION   PROTESTANTE.  -  37 

guerre  ;  c'est-à-dire  les  arts  et  bâtiments  et  l'extinction  de  l'hé- 
résie. H  consentait  volontiers  à  expédier  d'abord  cette  dernière 
entreprise,  à  laquelle  le  roi  se  donna  tout  entier  après  la  trêve  de 
Ratisbonne.  Mieux  eût  valu  continuer  de  travailler,  même  par  la 
guprre,  à  compléter  le  territoire  naturel  de  la  France,  que  de  fairci 
de  la  trêve  un  emploi  si  meurtrier  et  si  funeste!  On  en  est  à  dé- 
plorer la  modération  relative  de  Louis  XIV! 

Depuis  bien  des  années,  le  gouvernement  de  Louis  XIV  avait 
agi  vis-à-vis  de  la  Réforme  comme  vis-à-vis  d'une  proie  qu'on 
enferme  dans  un  cercle  qui  va  toujours  se  resserrant,  jusqu'à  ce 
qu'on  la  saisisse  corps  à  corps  et  qu'on  l'étouffé.  En  1683,  la  pa- 
tience avait  enfin  manqué-  aux  opprimés,  et  leurs  tentatives  par- 
tielles de  résistance,  désavouées  par  les  plus  notables  de  leurs 
frères,  avaient  étél^touffées  dans  le  sang.  Apiés'la  trêve  de  Ratis- 
bonne, les  déclarations  et  arrêts  hostiles  au  protestantisme  se 
succédèrent  avec  une  rapidité  effrayante;  on  ne  voit  plus  autre 
chose  dans  le  Recueil  des  Ordonnances.  Défense  aux  ministres 
protestants  de  desservir  plus  de  trois  ans  la  même  église  (août 
1684);  défense  aux  particuliers  protestants  de  donner  asile  à  leurs 
coreligionnaires  malades;  les  malades  qui  ne  se  font  pas  traiter 
chez  eux  doivent  aller  aux  Hôtels-Dieu,  où  ils  se  trouvent  sous  la 
main  des  gens  d'Église.  C'est  en  vain  qu'une  belle  et  touchante 
requête,  rédigée  par  le  ministre  Claude,  est  présentée  au  roi  en 
Janvier  1685.  Chaque  jour  voit  fermer  quelque  temple  pour  des 
contraventions  imaginaires  ou  frauduleusement  préparées  par  les 
persécuteurs.  Il  suffît  qu'un  enfant  de  converti  ou  un  bâtard  (tous 
les  bâtards  sont  réputés  catholiques)  soit  entré  dans  un  temple, 
pour  que  l'exercice  du  culte  soit  interdit.  En  continuant  sur  ce 
pied  pendant  quelques  années,  il  n'aurait  pas,  à  ce  qu'il  semble, 
subsisté  un  seul  temple.  L'académie  ou  université  protestante  de 
Saumur,  qui  avait  formé  tant  de  théologiens  et  d'orateurs  énii- 
nents,  est  fermée  ;  les  ministres  sont  mis  à  la  taille  pour  leurs 
immeubles  (janvier  1685).  L'assemblée  quinquennale  du  clergé, 
tenue  en  mai,  présente  au  roi  une  foule  de  nouvelles  demandes 
contre  les  hérétiques,  entre  autres  l'établissement  de  peines  conti*e 
les  convertis  qui  ne  remplissent  pas  leurs  devoirs  de  catholiques. 
La  peine  de  mort,  qui  avait  été  décrétée  contre  les  émigrants,  est 


38  LOUIS   XIV.  [1685] 

commuée  en  galères  perpétuelles,  à  la  demande  du  clergé.  La 
première  peine  n'avait  guère  été  que  comminatoire  ;  la  seconde, 
qui  confond  avec  les  plus  vils  scélérats  des  malheureux  coupables 
d'avoir  voulu  fuir  la  persécution,  ne  doit  être  que  trop  réellement 
appliquée!  On  Tétend  aux  protestants  demeurés  en  France^qui 
autorisent  leurs  enfants  à  se  marier  à  l'étranger.  L'exercice  de  la 
profession  d'imprimeur  ou  de  libraire  est  interdit  aux  réformés. 
Défense  de  les  recevoir  docteurs  ès-lois,  avocats  ou  médecins.  Les 
orphelins  protestants  ne  peuvent  avoir  que  des  tuteurs  catholiques. 
La  moitié  des  biens  des  émigrants  est  promise  aux  dénoncia- 
teurs. Défense  aux  réformés  de  prêcher  ni  d'écrire  contre  le  ca- 
tholicisme (juillet-août  1685)  *. 

Une  multitude  de  temples  avaient  été  démolis  et  il  était  inter- 
dit aux  habitants  dfs  lieux  où  l'exercice  avait  été  supprimé  d'aller 
aux  temples  des  lieux  où  l'exercice  était  encore  permis.  Il  en 
résultait  de  graves  difficultés  pour  les  principaux  actes  de  la  vie 
civile,  qui,  chez  les  protestants  comme  chez  les  catholiques,  ne 
devaient  leur  authenticité  qu'à  l'intervention  des  ministres  de  la 
religion.  Un  arrêt  du  conseil,  du  15  septembre,  statua  que,  dans 
les  lieux  privés  d'exercice,  un  pasteur  choisi  par  l'intendant  de 
la  Généralité  célébrerait,  en  présence  des  proches  seulement,  les 
mariages  des  réformés;  que  leurs  bans  seraient  publiés  à  l'au- 
dience, et  les  registres  de  leurs  mariages  tenus  au  greffe  de  la 
justice  locale.  Des  arrêts  analogues  avaient  été  rendus  pour  ce 
qui  concernait  les  baptêmes  et  les  décès.  Jusqu'alors  on  avait 
frappé  le  protestantisme  des  deux  mains  et  de  toutes  armes,  sans 
méthode  bien  déterminée  :  ces  arrêts  semblaient  indiquer  un 
plan  définitif,  c'est-à-dire  la  suppression  du  culte  extérieur,  avec 
une  certaine  tolérance,  au  moins  provisoire,  pour  les  consciences, 
et  une  sorte  d'état  civil  constitué  à  part  pour  les  protestants  obs- 
tinés •. 

Ce  plan  avait  été,  en  effet,  débattu  dans  le  conseil.  «  Le  roi,  » 
écrivait  madame  de  Maintenon,  le  13  août  1684,  «  a  dessein  de 
«  travailler  à  la  conversion  entière  des  hérétiques  :  il  a  souvent 

1.  Anciennes  Lois  françaises^  t.  XIX,  p.  469-527.  —  Hist.  de  ledit  de  Nantes,  t.  V» 
liv.  xxi-xxii.  —  Mém.  de  Foucault,  à  la  suite  de  ceux  de  Sourches,  t.  II. 

2.  Rulhiére,  p.  296. 


li«51  PERSÉCUTION.  39 

«  des  conférences  là-dessus  avec  M.  Le  Tellier  et  M.  de  Châtcau- 
c  neuf '(le  secrétaire  d*État  chargé  des  affaires  de  la  religion  pré- 
<  tendue  réformée),  où  l'on  voudroit  me  persuader  que  je  ne 
«  serois  pas  de  trop.  M.  de  Châteauneuf  a  proposé  des  moyens 
«  qui  ne  contiennent  pas.  Il  ne  faut  point  précipiter  les  choses. 
X  II  faut  convertir,  et  non  persécuter.  M.  de  Louvois  voudroit  de  la 
•  douceur,  ce  qui  ne  s'accorde  point  avec  son  naturel  et  son  em- 
€  pressement  de  voir  finir  les  choses*,  o 

Les  moyens  proposés  par  Châteauneuf,  c'était  apparemment  la 
réTocalion  immédiate  de  l'édit  de  Nantes,  ce  qui  fut  jugé  préma- 
tiu^.  Quant  à  la  douceur  de  Louvois,  on  la  vit  bientôt  à  l'œuvre. 
Louvois  faisait  le  doux,  de  peur  que  le  roi,  par  scrupule  d'huma- 
nité, n'hésitât  à  lui  confier  la  conduite  de  l'affaire.  Il  avait  son 
projet  arrêté  ;  c'était  de  revenir  à  la  contrainte  salutaire  déjà  essayée 
en  1681  par  le  ministère  des  soldats,  à  la  Dragonnade.  Colbert 
n*était  plus  là  pour  y  mettre  obstacle. 

L'occasion  se  présenta  bientôt  :  à  la  fin  de  mars  1685,  Louis  XIV 
fut  informé  qu'un  projet  important  se  tramait  entre  les  deux 
branches  "de  la  maison  d'Autriche  et  le  jeune  électeur  Maximilien 
de  Bavière.  L'empereur  devait  donner  en  mariage  à  l'électeur  sa 
fille  Marie-Anne,  qu'il  avait  eue  d'une  sœur  du  roi  d'Espagne,  et 
voulait,  disait-on,  obtenir  de  don  Carlos  II  le  gouvernement  des 
Pays-Bas  pour  son  futur  gendre.  On  était  certain  que  le  débile  roi 
d'Espagne,  quoique  marié  depuis  six  ans  à  une  nièce  de  Louis  XIV, 
mourrait  sans  postérité.  A  sa  mort,  le  gouvernement  des  Pays-Bas 
serait  transformé  en  propriété  pour  l'électrice  de  Bavière  et  pour 
son  époux,  et  le  cabinet  de  Vienne  tâcherait  sans  doute  d'obtenir 
la  réunion  de  la  Bavière  à  l'Autriche  en  échange  de  quelque  autre 
lambeau  de  la  succession  espagnole.  Louis  XIV  prit  son  parti 
avec  sa  vigueur  habituelle.  En  quinze  jours,  Louvois  eut  réuni 
un  corps  d'armée  au  pied  des  Pyrénées.  Un  ambassadeur, 
Feuquières,  alla  en  toute  hâte  signifier  au  cabinet  espagnol  que, 
si  les  projets  qu'on  tramait  n'étaient  désavoués  à  l'instant,  l'armée 
réunie  dans  le  Béarn  porterait  aussitôt  la- guerre  <  dans  les  en- 

1.  Dans  une  antre  lettre  aiitérieare  de  quelques  moia,  madame  de  Maintenon  dî'^ 
qno  le  P.  I^  Chaise  •«  inspire  au  roi  de  grandes  choses;  que  bientôt  tous  les  sujets 
•>  du  roi  serviront  Dieu  en  esprit  et  en  vérité,  n  Rulhière,  p.  157, 


40  LOUIS  XIV.  11685] 

droits  les  plus  sensibles  à  la  monarchie  espagnole.  »  Louvois  avait 
fait  adopter  au  roi  un  plan  d'invasion  en  Espagne  par  la  Navarre, 
proposé  pendant  la  guerre  de  Hollande  par  Gourville,  intelli- 
gence propre  à  tout  ;  ce  plan  avait  été  probablement  écarté  alors, 
parce  que  Louvois  avait  eu  peur  que  la  guerre  ne  finit  trop  vite. 
L'Espagne,  hors  d'état  de  soutenir  le  choc,  s'empressa  de  donner 
toutes  les  assurances  qu'on  exigeait  d'elle,  et  l'armée  ne  passa  pas 
les  monts'. 

L'armée,  cependant,  ne  fut  pas  séparée.  On  avait  résolu  de 
l'employer  contre  d'autres  ennemis.  Le  roi,  ayant  obtenu  ce  qu'il 
voulait  des  Espagnols,  les  rassura  et  chercha  même  à  les  inté- 
resser à  ses  projets  religieux  :  «  Vous  leur  ferez  connaître,  »  écri- 
vait-il à  son  ambassadeur,  a  que  tous  mes  desseins  ne  tendent 
«  qu'à  affermir  la  paix  de  l'Europe,  et  à  profiter  d'une  si  favora- 
«  ble  conjoncture  de  temps,  pour  ajouter  au  bonheur  de  mes 
«  sujets  celui  d'une  parfaite  et  entière  réunion  au  giron  de  l'É- 
«  glise,  et  pour  contribuer,  autant  qu'il  me  sera  possiblei  à  l'aug- 
«  mentation  de  notre  religion  dans  tous  les  états  chrétiens  où  elle 
€  commence  à  revivre*.  » 

Ces  derniers  mots  faisaient  allusion  à  l'Angleterre  et  à  l'entre- 
prise de  Jacques  II. 

Louvois  avait  persuadé  au  roi  que,  dans  la  situation  morale  où 
étaient  les  populations  protestantes,  il  suffirait  de  leur  montrer  les 
troupes  pour  les  obliger  d'abjurer.  On  avait  donc  montré  les  troupes 
aux  réformés  du  Béam;  l'intendant  de  cette  province,  Foucault, 
était  venu  à  Paris  concerter  avec  le  ministre  la  conduite  de  l'en- 
treprise :  Louvois  ne  pouvait  rencontrer  un  plus  digne  instrument 
que  cet  homme  infatigable  et  impitoyable,  àme  d'inquisiteur  sous 
les  dehors  d'un  courtisan  doucereux  *.  A  son  retour  de  Paris, 
Foucault,  bien  secondé  par  le  parlement  de  Pauet  par  le  clergé, 
commença  par  faire  démolir,  pour  contraventions,  quinze  des 
vingt  temples  qui  subsistaient  en  Béarn  et  par  convertir  onze 

1.  Rulhiére,  p.  197.  —  Mém.  de  Gourville,  p.  559.  —  Noailles,  Hist.  de  madame  de 
Maintenons  1. 11^  p.  407. 

8.  Ralhière^  p.  200. 

3.  Il  était  fort  lettré,  et,  par  un  contraste  où  les  réformés  durent  signaler  le  doigt 
de  la  Providence,  il  avait  retrouvé  et  publié  le  célèbre  traité  de  Lactance  sur  le 
châtiment  des  persécuteurs,  De  mortibtts  persecutorum. 


I1685J  DRAGONNADES.  41 

cents  personnes  en  deux  mois  (février-avril  1685).  Ce  fut  alors 
qu'il  réclama  l'assistance  de  Tannée  pour  achever  l'œuvre,  en 
promettant  a  de  tenir  la  main  à  ce  que  les  soldats  ne  fissent  au- 
€  cane  violence*.  »  Ceci  était  pour  rassurer  la  conscience  du  roi. 
Les  troupes  furent  donc  concentrées  dans  les  villes  et  bourgs 
remplis  de  religionnaires  ;  les  cinq  derniers  temples  conservés 
eurent  le  sort  de  tous  les  autres  et  les  pasteurs  furent  bannis,  les 
uns  à  six  lieues  de  leurs  temples  détruits,  les  autres  hors  du  res- 
sort du  parlement  de  Pau.  La  terreur  volait  devant  les  soldats  : 
dès  qa'on  voyait  poindre  les  uniformes  rouges  et  les  hauts  bon- 
nets des  dragons  ',  des  corporations,  des  villes  entières  envoyaient 
leur  soumission  à  l'intendant.  Une  panique  presque  universelle 
g^çait  les  cœurs.  La  foule  des  religionnaires  signait  ou  acceptait 
verbalement  une  confession  de  foi  catholique,  se  laissait  conduire 
à  l'église,  courbait  la  tète  sous  la  bénédiction  de  l'évèque  ou  du 
missionnaire,  et  le  canon  et  les  feux  de  joie  célébraient  Yheureuse 
réconciliation.  Les  protestants  qui  avaient  espéré  trouver  un  refuge 
dans  la  liberté  de  conscience  sans  culte  extérieur  voyaient  s'éva- 
nouir cetlè  dernière  espérance.  Foucault  ne  tint  nul  compte  des 
arrêts  du  conseil,  qui  régularisaient  les  baptêmes,  les  mariages 
et  les  décès  des  protestants,  parce  que,  mandait-il  au  ministre, 
c  dans  la  disposition  présente  d'une  conversion  générale  dans  très-' 
c  peu  de  temps,  ce  seroit  exposer  ceux  qui  chancellent  et  endurcir 
c  les  opiniâtres.  >  Le  conseil  rendit  un  nouvel  arrêt  confirmatif 
des  précédents  et  spécial  au  Béam.  Foucault,  suivant  ses  propres 
termes,  «  ne  jugea  pas  à  propos  de  l'exécuter  » .  Cette  insolence 
fut  impunie.  Le  succès  justifia  tout.  Avant  la  fin  d'août,  les  vingt- 
deux  mille  protestants  du  Béam  furent  convertis,  sauf  quelques 
centaines.  Foucault,  dans  ses  Mémoires,  où  il  étale  ses  triomphes 
avec  cynisme,  n'en  avoue  pourtant  pas  tous  les  moyens.  S'il  con- 
fesse que  c  la  distribution  d'argent  a  beaucoup  attiré  d'âmes  à 
l'église  »,  il  ne  dit  pas  comment  il  tint  sa  promesse  d'empôchcr 
<  que  les  soldats  ne  fissent  aucune  violence.  »  Il  ne  raconte  pas  les 
brutalités,  les  dévastations,  les  tortures  employées  contre  les  ré- 

1.  Mém.  de  Foucault,  p.  277. 

2.  Ou  employa  surtout  les  dragons,  comme  servant  à  pied  et  à  cheval,  et  propics 
4  tout. 


42  LOUIS   XIV.  (1685, 

calcitrants,  les  outrages  aux  femmes,  ni  ces  soldats  se  rela}  aut 
d'heure  en  heure  pour  empêcher  leurs  hôtes  de  dormir  pendant 
des  semaines  entières,  jusqu'à  ce  que  ces  malheureux,  hébétés, 
en  démence,  signassent  une  abjuration  * . 

Le  roi  ne  vit  que  le  résultat.  La  résolution  fut  prise  d'envoyer 
jjartout  ces  missionnaires  bottés  qui  avaient  si  bien  réussi  en  Béarn. 
Louvois  manda,  de  la  part  du  roi ,  le  31  juillet,  au  marquis  de 
Boufflers,  leur  général ,  de  les  conduire  en  Guyenne  et  de  «  les 
«  loger  entièrement  chez  les  religionnaires...  observant  d'essayer 
€  de  diminuer  le  nombre  des  religionnaires,  de  manière  que,  dans 
c  chaque  communauté,  les  catholiques  soient  deux  ou  trois  fois 
«plus  forts  qu'eux;  en  sorte  que,  lorsque,  dans  la  suite,  Sa 
«  Majesté  voudra  ne  plus  permettre  l'exercice  de  cette  religion 
«  dans  son  royaume,  il  n'y  ait  plus  à  appréhender  que  le  petit 
«  nombre  qui  restera  puisse  rien  entreprendre  *.  »  On  retirerait 
les  troupes  à  mesure  qu'on  aurait  atteint  ce  but  dans  chaque  lieu, 
sans  prétendre  tout  convertir  sur-le-champ.  On  pousserait  les 
ministres  à  passer  en  pays  étranger,  bien  loin  de  les  retenir  de 
force  :  les  pasteurs  éloignés ,  on  aurait  plus  facilement  raison  du 
troupeau.  Les  soldats  ne  devaient  pas  faire  c  d'autres  désordres 
que  de  retirer  20  sous  (par  jour)  par  cavalier  ou  dragon,  et  10  sous 
par  fantassin.  »  Les  excès  de\Taîent  être  sévèrement  punis.  Lou- 
vois, dans  une  autre  lettre,  avertit  le  général  de  ne  pas  céder  à 
toutes  les  suggestions  des  ecclésiastiques,  ni  même  des  intendants. 
On  ne  comptait  pas  pouvoir  aller  aussi  vite  qu'ca Béarn. 

Ces  însliiiclions  font  connaître  avec  précision,  non  pas  ce  qui 
fut  fait,  mais  ce  que  le  roi  voulait  qu'on  fit.  Les  subalternes,  bien 
sûrs  de  l'impunité  en  cas  de  succès,  agirent  bien  plus  selon  l'es- 
prit de  Louvois  que  selon  ses  paroles  dictées  par  Louis.  Le  foi , 
quand  par  hasard  il  apprenait  qu'on  avait  dépassé  ses  ordres,  châ- 
tiait rarement  les  transgresseurs,  de  peur  qu'on  ne  pût  «  dire  aux 
«  religionnaires  que  Sa  Majesté  désapprouve  quoi  que  ce  soit  de 
a  ce  qui  a  été  fait  pour  les  convertir.  »  Louis  XIV  ne  saurait  donc 

1.  HUt.  de  CÉdit  de  Nantes,  t.  V,  liv.  xxii.  —  Mém.  de  Foucault,  p.  278-287.  — 
Ces  Mémoires  d'un  persécuteur  sont,  ma1{?ré  bien  de»  réticences,  le  monument'  con- 
temporain où  l'on  voit  le  mieux  la  conduite  et  les  ressorts  de  la  persécution. 

2.  Uulhière,  p.  201. 


IWWJ  PERSÉCUTION.  43 

décliner,  devant  l'histoire,  sa  part  de  cette  terrible  responsabilité  '. 
L'événement  dépassa  les  espérances  du  roi  et  de  Louvois.  La 
Goienne  se  rendit  aussi  facilement  que  le  Béani .  L'église  de  Montau- 
ban,  chef- lieu  de  la  Réforme  dans  ces  contrées,  se  réunit  en  grande 
majorité,  après  quelques  jours  de  vexations  soldatesques;  Berge- 
rac tint  un  peu  plus  longtemps;  puis  toute  résistance  collective 
cessa.  Les  villes-et  les  bourgs  envoyaient,  de  dix  ou  douze  lieues, 
aux  chefs  militaires,  leurs  promesses  d'abjuration.  En  trois  se- 
maines, il  y  eut  soixante  mille  conversions  dans  la  généralité  de 
Bordeaux  ou  de  Basse-Guienne,  vingt  mille  dans  celle  de  Montau- 
ban  ou  de  Haute- Guienne.  D'après  les  rapports  de  Boufflers, 
Louvois,  le  7  septembre,  comptait  qu'avant  la  fin  du  mois,  il  ne 
resterait  pas,  dans  la  Basse -Guienne,  dix  mille  religionnaires,  de 
cent  cinquante  mille  qui  s'y  trouvaient  le  15  août.  «  Point  de 
courrier,  »  écrivait  madame  de  Maintenon,  le  26  septembre,  «  qui 
n'apporte  au  roi  de  grands  sujets  de  joie,  c'est-à-dire  des  nou- 
velles de  conversions  par  milliers  ^.  »  Les  seules  résistances  qu'on 
daignât  remarquer  çà  et  là,  c'étaient  celles  d'un  certain  nombre 
de  gentilshommes  de  province,  gens  de  mœurs  simples  et  rigides, 
moins  disposés  que  la  noblesse  de  cour  à  sacrifier  leur  foi  à  l'in- 
térêt et  à  la  vanité. 

La  Guienne  soumise ,  on  fit  marcher  l'armée  de  Béam ,  partie 
en  Limousin,  Saintonge  et  Poitou ,  partie  en  Languedoc.  Le  Poi- 
tou, déjà  dragonne  en  1681  par  l'intendant  Marillac,  venait  d'être 
si  bien  travaillé  par  le  successeur  de  Marillac,  Lamoignon  de  Bas- 
ville,  aidé  de  quelques  troupes,  que  Foucault,  envoyé  de  Béam  en 
Poitou ,  n'y  trouva  plus  qu'à  glaner.  Le  roi  fit  môme  recomman- 
der par  Louvois  de  ne  pas  prétendre  convertir  tout  d'un  coup 
tous  les  religionnaires ,  de  peur  que  les  familles  riches  et  puis- 
santes, qui  avaient  dans  leurs  mains  le  commerce  de  ces  contrées, 
ne  prissent  le  parti  de  s'enfuir  par  mer  (8  septembre).  Basville, 
grand  administrateur,  mais  d'une  dureté  inflexible ,  fut  expédié 
de  Poitou  en  Bas-Languedoc,  dans  la  première  quinzaine  de  sep- 

1.  V.  les  lettres  de  Louvois  dans  Rulhière,  p.  212.  —  Cependant  M.  de  Noailles 
(t.  II,  p.  417  )  cite  une  auti*e  lettre  où  le  roi  parle  d'exemples  À  faire  contre  les  offi- 
ciers qui  s'échapprroient. 

2.  Rulhière,  p.  287. 


44  LOUIS  XIV.  [1685] 

tembre,  afin  d'y  concerter  les  opérations  avec  le  duc  de  Noailles , 
gouverneur  de  la  province.  L'intendant  du  Bas -Languedoc, 
d'Aguesseau,  bien  qu'il  eût  coopéré  avec  zèle  à  toutes  les  mesures 
restrictives  du  culte  réformé,  avait  demandé  son  rappel  dès  qu'il 
avait  vu  le  roi  décidé  à  l'emploi  de  la  force  militaire  ;  convaincu 
que  cette  décision  ne  serait  pas  moins  fatale  à  la  religion  qu'à 
la  patrie,  il  s'était  retiré,  le  cœur  navré,  l'esprit  épouvanté  de 
l'avenir*. 

La  conversion  du  Languedoc  paraissait  une  grande  entreprise. 
La  masse  protestante,  presque  toute  concentrée  dans  le  Bas -Lan- 
guedoc et  dans  les  pays  montueux  qui  s'y  rattachent,  était  estimée 
à  plus  de  deux  cent  quarante  mille  âmes  ;  ces  populations ,  plus 
passionnées,  plus  constantes  que  les  mobiles  et  sceptiques  Gascons, 
ne  semblaient  pas  devoir  abandonner  si  aisément  leurs  croyances. 
Le  résultat,  pourtant,  fut  le  môme  qu'ailleurs.  Nîmes  et  Montpel- 
lier suivirent  l'exemple  de  Montauban.  Des  logements  de  cent 
soldats  par  maison  réduisirent  promptement  les  notables  de 
Nîmes;  dans  ce  seul  diocèse,  principal  foyer  du  protestantisme, 
soixante  mille  âmes  abjurèrent  en  trois  jours.  Plusieurs  des  prin- 
cipaux ministres  en  firent  autant.  De  Nîmes,  le  duc  de  Noailles 
mena  les  troupes  dans  les  montagnes.  Les  Cévennes  et  le  Gévau- 
dan  se  laissèrent  entamer  comme  le  reste ,  à  mesure  que  la  mis- 
sion armée  avança  de  vallée  en  vallée.  Ces  cantons  étaient  encore 
sous  la  terreur  des  répressions  sanglantes  de  1683  et  avaient  été 
désarmés,  autant  qu'on  avait  pu,  ainsi  que  tout  le  Bas -Languedoc. 
Noailles ,  dans  les  premiers  jours  d'octobre ,  écrivait  à  Louvois 
qu'il  répondait  sur  sa  tête  qu'avant  la  fin  de  novembre,  la  province 
n'aurait  plus  du  tout  de  huguenots.  Si  l'on  en  croyait  ses  lettres 
destinées  à  être  mises  sous  les  yeux  du  roi,  tout  se  serait  passé 
c  avec  toute  la  sagesse  et  la  discipline  possibles  >  ;  mais  le  chan- 
celier d'Aguesseau,  dans  la  vie  de  son  père  l'intendant,  nous 
apprend  ce  qu'il  en  faut  penser.  «  La  manière  dont  ce  miracle 
«  s'opérait,»  dit -il,  «  les  faits  singuliers  qu'on  venait  tous  les 
€  jours  nous  raconter,  auraient  suffi  pour  percer  un  cœur  moins 
«  religieux  que  celui  de  mon  père!  »  Noailles  lui-même,  dans 

1.  Vie  de  M.  d'Aguetseau,  ap.  Œuvres  de  d'Aguesseau,  t.  XIV.  —  Rulhière,  p.  209. 


(lOSâ:  CONSEIL   DE   CONSCCENCE.  45 

une  lettre  confidentielle,  annonce  à  Louvois  le  prochain  envoi  de 
c  quelques  hommes  d'esprit,  pour  répondre  à  tout  ce  qu'il  désire 
t  savoir  et  qu'il  ne  sauroit  écrire.  »  Une  entente  à  demi -mot  s'était 
établie  entre  le  ministre,  les  chefs  militaires  et  les  intendants.  Le 
roi,  à  leur  avis,  voulait  le  but  sans  vouloir  suffisamment  les 
moyens  * . 

Le  Dauphiné,  le  Limousin,  La  Rochelle,  cette  sainte  Sion  des 
huguenots,  tout  pliait  en  même  temps.  Louis  était  enivré.  Il  lui 
avait  suffi  de  dire  un  mot,  de  mettre  la  main  à  la  garde  de  son 
épée,  pour  faire  tomber  à  ses  pieds  et  aux  pieds  de  l'Église  ces 
fiers  huguenots  qui  avaient  jadis  usé  tant  d*armées,  forcé  tant  de 
rois  à  capituler  devant  leurs  rébellions.  Qui  oserait  désormais 
douter  de  sa  mission  divine  et  de  son  génie  infaillible  1 

Ce  n'était  pas  que  Louis,  ni  surtout  ceux  qui  l'entouraient, 
dussent  précisément  que  la  terreur  produisit .  les  effets  de  la 
grâce f  ni  que  ces  innombrables  conversions  fussent  sincères;  mais 
ils  y  voyaient  l'extinction  de  toute  conviction  forte  chez  les  héré- 
tiques, l'épuisement  moral  d'une  secte  qui  se  meurt.  «Les  enfants 
•  seront  du  moins  catholiques,  si  les  pères  sont  hypocrites  9, 
écrivait  madame  de  Maintenon.  Â  présent,  il  fallait  compléter 
l'œuvre  et  prévenir  les  retours  dangereux  parmi  ces  foules  subju- 
guées. Il  fallait  chasser  au  plus  tôt  les  fava;  pasteurs  qui  pourraient  ' 
détourner  de  nouveau  leurs  anciennes  ouailles  et  mettre  la  loi 
d*accord  avec  le  fait,  en  révoquant  solennellement  les  concessions 
autrefois  arrachées  par  l'hérésie  puissante  et  armée  à  la  Êiiblesse 
du  pouvoir.  Louis  avait  longtemps  conservé  quelques  scrupules 
sur  la  violation  des  engagements  pris  par  son  aïeul  Henri  lY  ; 
mais  ses  derniers  doutes  avaient  été  dissipés,  depuis  quelques 
mois,  par  un  conseil  de  conscience  particulier,  composé  de  deux 
théologiens  et  de  deux  jurisconsultes ,  qui  avaient  décidé  qu*il 
pouvait  et  devait  révoquer  l'édit  de  Nantes^.  Les  noms  des  hommes 
qui  assumèrent  sur  leurs  tètes  les  conséquences  d'une  telle  décision 
sont  restés  inconnus  :  sans  doute  le  confesseur  La  Chaise  fut  l'un 
des  théologiens  ;  quel  fut  l'autre  ?  L'archevêque  de  Paris ,  Harlai , 

1  Rnltiére,  p.  215. 

2.  Mém,  du  duc  de  Bourgogne,  cité  par  l'abbé  Proyart;   Vie  du  Dauphin^  père  de 
louu  XV,  p.  98  et  soiv. 


46  LOUIS  XIV.  [1685} 

n*était  peut-être  pas  en  suffisante  estime,  à  cause  de  ses  mœurs  '• 
Le  grand  nom  de  Tévéque  de  Meaux  se  présente  naturellement  à 
la  pensée;  mais  ni  la  correspondance  de  Bossuet,ni  les  documents 
relatifs  à  sa  vie ,  ne  fournissent  de  lumières  à  ce  sujet ,  et  l'on 
ignore  s'il  faut  ajouter  une  responsabilité  matérielle  et  directe  à 
la  responsabilité  morale  que  les  maximes  de  Bossuet  et  l'esprit  de 
ses  ouvrages  font  peser  sur  sa  mémoire. 

Après  le  conseil  de  conscience ,  le  conseil  du  roi  fut  appelé  à 
une  délibération  défmitive  dans  la  première  quinzaine  d'octobre. 
Quelques-uns  des  ministres,  apparemment  les  deux  Colberts, 
Seignelai  et  Croissi,  insinuèrent  qu'il  valait  mieux  ne  rien  préci- 
piter. Le  dauphin,  jeune  prince  de  vingt-quatre  ans,  qui  ressem- 
blait, par  son  caractère  eflacé,  à  son  aïeul  plus  qu'à  son  père  et 
qui  devait  rester  toujours  comme  perdu  dans  l'auréole  éclatante 
de  Louis  le  Grand ,  tenta  une  intervention  qui  mériterait  de  tirer 
son  nom  de  l'oubli.  «  Il  représenta,  d'après  un  mémoire  anonyme 
qui  lui  avait  été  adressé  la  veille,  qu'il  y  avait  peut-être  à  craindre 
que  les  huguenots  prissent  les  armes...  que,  supposé  qu'ils  n'osas- 
sent le  faire,  un  grand  nombre  sortiraient  du  royaume,  ce  qui 
nuirait  au  commerce  et  à  l'agriculture,  et  par  là  môme  affaiblirait 
l'État.  »  Le  roi  répondit  qu'il  avait  tout  prévu  et  pourvu  à  tout , 
que  rien  au  monde  ne  lui  serait  plus  douloureux  que  de  répandre 
une  seule  goutte  du  sang  de  ses  sujets,  mais  qu'il  avait  des  armées 
et  de  bons  généraux  qu'il  emploierait,  dans  la  nécessité,  contre 
les  rebelles  qui  voudraient  eux-mêmes  leur  perte.  Quant  à  la 
raison  d'intérêt,  il  la  jugea  peu  digne  de  considération,  com- 
parée aux  avantages  d'une  opération  qui  rendrait  à  la  religion 
sa  splendeur,  à  TÉtat  sa  tranquillité,  et  à  l'autorité  tous  ses 
droits  ^.  La  suppression  de  l'Édit  de  Nantes  fut  résolue  sans  plus 
d'opposition. 

Le  père  La  Chaise  et  Louvois ,  d'après  leurs  correspon- 
dances ecclésiastiques  et  militaires,  avaient  promis  qu'il  n'en 


1.  Ce  qui  pourrait  faire  supposer  cependant  que  ce  fut  flarlaî,  c'est  qu'il  formait 
avec  La  Chaise  le  conseil  ordinaire  de  conscience,  pour  la  nomination  aux  bénéfices, 
jusqu'à  ce  que  La  Chaise  l'eût  fait  écarter  par  le  roi,  afin  de  rester  seul  arbitre  des 
nom'inations. 

2.  Mén\,  du  duc  de  Bourgogne,  loc.  cH, 


H685J  LA    HÉVOCAÏION.  47 

coûterait  pas  même  cette  goutte  de  sang  dont  parlait  le  roi*. 

Le  vieux  chancelier  Le  Tellier,  déjà  en  proie  à  la  maladie  qui 
derait  le  conduire  au  tombeau,  rédigea  d'une  maiû  défaillante 
la  fatale  déclaration,  que  le  roi  signa  le  17  octobre^. 

Louis  prétendait,  dans  ce  préambule,  ne  faire  que  continuer 
les  pieux  desseins  de  son  aïeul  et  de  son  père  pour  la  réunion  de 
leurs  sujets  à  TÉglise.  Il  s'exprima  sur  YÈdiiperpéluel  et  irrévocable 
de  Henri  IV  comme  sur  un  règlement  temporaire.  «  Nos  soins , 
a  dit-il ,  depuis  la  trêve  que  nous  avons  facilitée  à  cet  effet ,  ont 
c  eu  la  fin  que  nous  nous  sommes  proposée,  puisque  la  meilleure 
<  et  la  plus  grande  partie  de  nos  sujets  de  la  religion  prétendue 
«  réformée  ont  embrassé  la  catholique,  et,  d'autant  qu'au  moyeu 
«  de  ce,  l'exécution  del'Édit  de  Nantes...  demeure  inutile,  nous 
€  avons  jugé  que  nous  ne  pouvions  rien  faire  de  mieux,  pour  efla- 
«  cer  entièrement  la  mémoire  des  maux  que  cette  fausse  religion 
«  a  causés  dans  notre  royaume,  que  de  révoquer  entièrement  ledit 
c  Édit  de  Nantes,  et  tout  ce  qui  a  été  fait  depuis  en  faveur  de  la- 
c  dite  religion.  3 

Suit  l'ordre  de  démolir  incessamment  tous  les  temples  de  ladite 
religion  situés  dans  le  royaume.  —  Défense  de  s'assembler,  pour 
faire  l'exercice  de  ladite  religion,  en  aucun  lieu ,  maison  particu- 
lière ou  fief,  à  peine  de  confiscation  de  corps  et  de  biens.  —  In- 
jonction à  tous  ministres  de  ladite  religion,  qui  ne  voudront  pas  se 
convertir,  de  sortir  du  royaume  sous  quinze  jours,  avec  diverses 
faveurs  à  ceux  qui  se  convertiront.  —  Interdiction  des  écoles 
particulières  pour  l'instruction  des  enfants  de  ladite  religion.  — 
Les  enfants  qui  naîtront  de  ceux  de  ladite  religion,  seront  doréna- 
vant baptisés  par  les  curés  des  paroisses,  à  peine  de  500  livres 
d'amende,  et  de  plus  grande,  si  le  cas  y  échel,  contre  les  parents, 
et  seront  ensuite  les  enfants  élevés  en  la  religion  catholique.  — 
Un  délai  de  quatre  mois  est  accordé  aux  religionnaires  fugitifs 
pour  rentrer  dans  le  royaume  et  recouvrer  la  possession  de  leurs 
biens;  ce  délai  passé,  les  biens  demeureront  confisqués.  — Nou- 
velle défense  aux  religionnaires  de  sortir  du  royaume ,  à  peine 
de  galères  pour  les  hommes  et  de  confiscation  de  corps  et  de 

1.  Lettres  de  madame  do  Maintenon,  ap.  Ruihiére,  p.  220. 

2.  £t  non  le  18,  comme  le  disent  les  historiens.  Y.  Mim,  de  Foucault,  p.  29 1, 


48  LOUIS   X[V.  [1685) 

biens  pour  les  femmes  ^  Confirmation  des  déclarations  contre  ' 
les  relaps. 

Un  dernier  article,  obtenu  probablement  par  les  représentations 
des  Colberts,  statue  que  les  religionnaires,  <  attendant  qu*il  plaise 
à  Dieu  les  éclairer  comme  les  autres,  pourront  demeurer  dans  le 
royaume,  pays  et  terres  de  l'obéissance  du  roi,  y  continuer  leur 
commerce  et  jouir  de  leurs  biens ,  sans  pouvoir  être  troublés  ni 
empêchés  sous  prétexte  de  ladite  religion  ^.  » 

L*Édit  de  Révocaticn  fut  expédié  en  toute  hâte  aux  gouverneurs 
et  aux  intendants,  sans  attendre  l'enregistrement,  qui  eut  lieu  au 
parlement  de  Paris  le  22  octobre.  Les  intendants  furent  prévenus 
de  ne  pas  permettre  aux  ministres  qui  abandonneraient  le 
royaume  de  disposer  de  leurs  immeubles  ni  d'emmener  leurs 
enfants  au-dessus  de  l'âge  de  sept  ans  ;  monstrueux  démembre- 
ment de  la  famille  opéré  par  une  volonté  arbitraire  qui  ne 
reconnaissait  plus  ni  droits  naturels  ni  droits  civils  !  Le  roi 
recommanda  quelques  ménagements  envers  les  gentilshommes, 
les  gros  marchands  et  gens  de  manufactures  ;  il  ne  désirait  pas 
qu'on  s'opiniàtrât  <  à  les  faire  convertir  tout  de  suite  jusqu'au 
dernier...  par  des  violences  considérables'.  • 

Le  ton  des  instructions  ministérielles  changea  bien  vite,  à  la 
réception  des  dépêches  qui  annoncèrent  l'effet  de  l'édit  dans  les- 
provinces.  Cet  effet  nous  en  apprend  plus  sur  la  situation  des 
populations  dragonnèes  que  ne  pourraient  faire  les  plus  sinistres 
récits.  L'édit  qui  proscrivait  le  culte  réformé,  qui  interdisait  à  la 
religion  protestante  de  se  perpétuer  en  lui  arrachant  les  enfants 
à  naître,  fut  accueilli  presque  comme  un  bienfait  par  les  protes- 
tans  demeurés  fidèles  à  leur  croyance.  Ils  virent ,  dans  le  dernier 
article  de  l'édit,  la  fin  de  la  persécution,  et,  fiers  d'avoir  soutenu 
l'orage,  ils  réclamèrent  la  tolérance  que  le  roi  leur  promettait 
et  l'éloignement  de  leurs  bourreaux.  Les  nouveaux  convertis ,  qui, 
persuadés  que  le  roi  voulait  forcer  tous  ses  sujets  à  professer  sa 

1.  Ceci  fut  interprété^  qnant  aux  femmes,  comme  emportant  la  détention  perpé- 
tuelle et  non  la  mort.  Mém,  de  Foucault,  p.  320. 

2.  HCst,  de  VÉdii  de  Nantes,  t.  Y,  Preuves,  p.  184. 

3.  Lettres  de  Louvois  à  Foucault,  intendant  de  Poitou,  du  17  octobre;  —  à  Ma- 
rillac,  intendant  de  Rouen,  du  21  octobre  ;  —  au  duc  de  Noailles,  du  28  octobre  ; 
ap.  Rulhiére,  p.  225-226. 


îiessi  LA  RÉVOCATION,  49 

religion ,  avaient  cédé  par  surprise ,  par  crainte ,  par  défaut  de 
constance  dans  la  souffrance ,  ou  par  un  motif  plus  respectable, 
parle  désir  de  soustraire  leurs  familles  à  la  licence  du  soldat , 
laissèrent  éclater  leurs  regrets  et  leurs  remords,  et  ne  voulurent 
plus  aller  à  la  messe. 

Tous  les  chefs  des  dragonnades,  les  Noailles,  les  Foucault, 
les  Basville,  les  Marillac,  se  plaignirent  amèrement  d'une  mesure 
qui  leur  était  inutile  qiiant  à  la  démolition  des  temples  et  à  la 
prohibition  du  culte  et  très-nuisible  quant  au  progrès  des  con- 
versions. Ils  avaient  compté  faire  disparaître  le  culte  en  conver- 
tissant tous  les  croyants.  La  Révocation  de  TÉdit  de  Nantes 
péchait  donc  à  leurs  yeux  par  excès  de  modération  !  Louvois 
s'empressa  de  les  rassurer  à  cet  égard,  et  les  autorisa  à  faire 
comme  si  le  dernier  article  de  Tédit  n'existait  pas:  «  Sa  Majesté», 
raanda-t-il,  a  veut  qu'on  fasse  sentir  les  dernières  rigueurs  à  ceux 
<  qui  ne  voudront  pas  se  faire  de  sa  religion ,  et  ceux  qui  auront 
€  la  sotte  gloire  de  vouloir  rester  les  derniers ,  doivent  être 

f  poussés  jusqu'à  la  dernière  extrémité —  Qu'on  laisse, 

€  dit-il  ailleurs,  viVre  les  soldats /brf  licencieusement  /...  »  (Novem- 
bre 1685  M. 

Le  roi  cependant  ne  l'entendait  pas  ainsi  et  prétendait  qu'on 
persécutât  avec  méthode  et  gravité  *.  Mais  on  ne  s'arrête  pas  à 
volonté  dans  le  mal  :  l'abîme  attire  l'abîme.  On  avait  ouvert  la 
carrière  aux  passions  brutales  et  cyniques,  à  l'esprit  de  délation, 
au  fanatisme  bas  et  méchant  ;  les  infamies  dont  se  souillèrent 
les  agents  subalternes  rejaillirent ,  et  sur  les  chefs ,  qui  ne  les 
réprimèrent  point,  et  sur  ce  gouvernement  si  fier,  qui  ne  rougis- 
sait pas  d'ajouter  à  l'odieux  de  la  pei'sécution  la  honte  de  la 

1.  Bût.  de  VÉdii  de  Nantes j  t.  Y,  p.  869.  —  Noailles,  HUt.  de  madame  de  Maintenons 
i.  n,  p.  488.  —  Foucault  n'avait  pas  attendu  les  nouvelles  instructions  de  Louvois. 
n  avait  convoqué,  le  2  novembre,  ce  qui  restait  de  gentilshommes  non  convertis 
dans  le  Haut-Foitou,  et  leur  avait  déclaré  qne  «  c'est  une  illusion  qui  ne  peut  veiiir 

•  qpm  d*ane  préoccupation  aveugle ,  de  vouloir  distinguer  les  obligations  de   la 

•  coDsciciice  d'avec  l'obéissance  qui  est  due  au  roi.  n  II  avait  protesté  contre  ceux 
qm  prétendaient  tirer,  d'un  certain  article  de  l'édit,  «  cette  conséquence  qae  Sa 

•  Majesté  les  laisse  en  liberté  de  conscience,  dans  le  temps  qu'elle  la  leur  6te  for- 

•  mellement  *•.  Mém.  de  Foucault,  p.  305'306. 

2.  Lettres  citées  par  Noailles,  t.  II,  p.  470.  Le  roi  ordonne  qu'on  pende  les  dragons 
qui  pilleront;  mais  on  ne  voit  pas  qu'il  y  en  ait  eu  un  seul  de  pemlu. 

XIV.  4 


50  LOUIS  XIV.  1168*1 

mauvaise  foi  !  Les  chefs  des  dragonnades  jugèrent  nécessaire  de 
contenir  les  mauvais  convertis  par  les  exemples  faits  sur  les 
opiniâtres  ;  de  là  un  débordement  d'horreurs  par  lequel  on  vit, 
comme  le  dit  Saint-Simon ,  «  des  orthodoxes  imiter  contre  les' 
hérétiques  ce  que  les  tyrans  païens  avaient  fait  contre  les  con- 
fesseurs et  les  martyi*s  d  .  Tout  était^  en  fait,  permis  aux  soldats , 
sauf  le  viol  et  le  meurtre  ;  et  encore  cette  restriction  ne  fut-elle 
pas  toujours  respectée  ;  d'ailleurs,  beaucoup  de  malheureux 
moururent  ou  demeurèrent  estropiés  des  suites  des  traitements 
qu'ils  avaient  subis ,  et  les  tortures  obscènes ,  infligées  aux  fem- 
mes, ne  différaient  guère  du  dernier  outrage  que  par  une  perver- 
sité plus  raffinée.  Toutes  les  inventions  diaboliques  des  routiers 
du  moyen  âge  pour  extorquer  de  l'or  à  leurs  captifs  furent 
renouvelées  çà  et  là  pour  arracher  des  conversions  :  on  chauffa 
les  pieds,  on  donna  l'estrapade,  on  suspendit  les  patients  par 
les  extrémités  ;  on  lia  de  jeunes  mères  aux  colonnes  de  leur  lit, 
pendant  que  leur  enfant  à  la  mamella  se  tordait  de  faim  sous 
leurs  yeux.  «  De  la  torture  à  l'abjuration,  et  de  celle-ci  à, la 
communion,  il  n'y  avait  souvent  pas  vingt-quatre  heures  de 
distance,  et  leurs  bourreaux  étaient  leurs  conducteurs  et  leurs 
témoins.  Presque  tous  les  évoques  se  prêtèrent  à  cette  pratique 
subite  et  impie  *.  »  Parmi  les  réformés  que  rien  ne  put  ébranler, 
ceux  qui  encourageaient  les  autres  à  la  résistance  par  l'inBuence 
de  leur  caractère  ou  de  leur  position  sociale ,  furent  envoyés  à  la 
Bastille  ou  dans  d'autres  prisons  d'état  ;  quelques-uns  furent 
ensevelis  dans  ces  cachots  souterrains ,  dans  ces  puits  ténébreux, 
étouffants  ou  glacés ,  qu'avait  inventés  la  barbarie  féodale.  On  y 
jetait  parfois  après  eux,  pour  eu  redoubler  l'horreur,  des  débris 
d'animaux  en  putréfaction  !  L'hôpital  de  Valence  et  la  tour  de 
Constance  à  Aigues-Mortes  ont  gardé ,  dans  le  martyrologe  pro- 
testant, une  elTrayante  renommée.  Les  femmes  se  montrant  com- 
munément plus  inébranlables  que  les  hommes ,  les  plus  obstinées 

1.  Saint-Simon,  t.  XIII,  p.  116.  Il  va  même  plus  loin,  et  accuse  la  plupart  des 
évoques  d* avoir  i<  animé  les  bourreaux  ».  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  comme  le  dit 
le  Mémoire  officiel  présenté  par  le  ministre  Breteuil  à  Louis  XYIsur  Tétat  des  pro- 
testants en  France,  la  plus  grande  partie  du  clergé,  suivant  la  doctrine  des  jésuites, 
admit  sans  délai,  sans  difficulté,  à  la  sainte  table^  tout  ce  qui  fut  traîné  aux  églises 
par  les  dragons.  Y.  Kulhière,  p.  310. 


[te85-16S6j  ENLÈVEMENT  DES  ENFANTS.  51 

furent  enfermées  dans  des  couvents  ;  il  s*y  passa  quelques  actes 
infâmes  ;  néanmoins  ce  fut  rare.  Il  faut  le  dire  à  l'honneur  d'un 
sexe  souvent  trop  facile  aux  suggestions  du  fanatisme ,  les  reli- 
'gieusès  montrèrent  beaucoup  plusd^bumanité  et  de  vraie  religion 
que  les  prêtres  et  les  moines.  Étonnées  de  voir  les  femmes 
huguenotes  si  différentes  de  l'image  qu'elles  s'en  étaient  faite , 
elles  devinrent  presque  partout  les  protectrices  des  victimes 
qu'on  leur  avait  données  à  tourmenter  *.  L'enlèvement  des 
enfants  mit  le  dernier  sceau  à  la  persécution.  L'édit  de  révo- 
cation avait  seulement  statué  que  les  enfants  à  nattre  seraient 
élevés  dans  la  religion  catholique.  Un  édit  de  janvier  1686 
ordonna  que  les  enfants  de  cinq  à  seize  ans  fussent  enlevés  à 
leurs  parents  hérétiques  et  remis  à  des  parents  catholiques ,  ou , 
s*ils  n'en  avaient  pas,  à  des  catholiques  désignés  par  les  juges ^  ! 
Les  forfaits  que  nous  avons  rappelés  tout  à  l'heure  pouvaient ,  à 
la  rigueiu*,  être  rejetés  sur  les  passions  d'agents  subalternes; 
mais  ce  grand  attentat  contre  la  famille  et  la  nature  retombe  sur 
le  gouvernement  seul. 

Avec  la  révocation ,  la  dragonnade  s'étendit  sur  toute  la  France, 
à  une  double  exception  près.  Quand  on  crut  la  grande  moisson 
suffisamment  fauchée  dans  le  midi  et  dans  l'ouest ,  on  se  mit  à 
glaner  ailleurs.  Les  bataillons  des  convertisseurs  marchèrent  de 
province  en  province  jusqu'à  la  frontière  du  nord ,  portant  par- 
tout la  même  épouvante.  Metz ,  où  les  protestants  étaient  noui- 


1.  Hitt.  de  VÉdit  de  Nantes,  t.  V,  p.  901. 

2.  Uût.  de  F  Édit  de  Nantes,  t.  V,  Preuves,  p.  192.  —  M.  le  duc  de  Noailleâ  pense 
que  cette  loi  ne  fut  pas  exécutée  :  on  a  des  exemples  de  son  exécution  même  dans  les 
familles  les  plus  illustres;  voyez  dans  la  Correspondance  administrative  sous  Louis  XIV ^ 
t.  IV,  introdf  p.  zvii-xxii,  rhistuire  du  duc  et  de  la  duchesse  de  La  Force.  Leurs 
enfants  leur  furent  arrachés  par  la  police;  puis,  le  duc,  faible  caractère,  s'étant 
comcerti,  sa-  femme  le  ramena  au  protestantisme.  On  enferma  le  mari  et  la  femme, 
l'un  à  la  Bastille,  l'autre  au  château  d'Ang^ers.  Le  duc  abjura  de  nouveau  :  on  le 
relâcha  ;  il  tomba  malade  ;  on  permit  à  sa  femme  de  le  rejoindre  ;  mais  un  exempt 
de  police  eut  ordre  de  surveiller  de  jour  et  de  nuit  les  deux  époux  et  de  ne  les  laisser 
jamais  seuls  ensemble.  Quand  la  maladie  s'aggrava,  on  enferma  la  femme  dans  un 
appartement  séparé  et,  durant  les  derniers  quinze  jours  de  la  vie  de  son  mari,  elle 
ne  put  approcher  du  lit  où  il  expira  à  quelques  pas  d'elle  sans  Tavoir  revue.  Nous  ne 
connaissons  rien  d'aussi  caractéristique  que  cette  anecdote.  —  Un  autre  édit  de  jan- 
vier 1686  priva  les  femmes  et  veuves  hérétiques  de  tous  les  avanUges  matrinioDiaux 
et  du  droit  de  tesier. 


58  LOUIS    XIV.  [1685  1686] 

breux,  fut  particulièrement  le  théâtre  d'abominables  excès  '.  Paris 
et  FAlsace  furent  seuls  préservés ,  jusqu'à  un  certain  point.  Louvois 
n'osa  montrer  de  tels  spectacles  à  la  société  de  Versailles  et  de 
Paris;  le  roi  ne  les  eût  pas  supportés.  Le  peuple  de  Paris  aDa  dé-' 
molir  le  temple  de  Gharenton ,  objet  de  sa  vieille  animosité  :  le 
pouvoir  pesa  fortement  sur  les  huit  ou  neuf  mille  huguenots  qui  res- 
talent  dans  la  capitale,  et  en  entraîna  les  deux  tiers ,  par  Tinthni- 
dation ,  à  une  conversion  simulée  ;  mais  il  n'y  eut  point  de  vio- 
lences éclatantes,  si  ce  n'est  l'exil  des  trente  anciens  du  consis- 
toire en  divers  endroits  du  royaume,  et  les  soldats  ne  parurent 
pas.  Le  lieutenant  de  police  La  Reinie  prit  soin  de  rassurer  les 
principaux  marchands  et  le  dernier  article  de  l'Édit  de  Révo- 
cation fut  à  peu  près  observé  à  Paris  et  aux  environs.  Quant  à 
l'Alsace  luthérienne ,  elle  n'avait  rien  de  commun  avec  le  régime 
de  l'Édit  de  Nantes  et  des  calvinistes  français  :  le  traité  de  West* 
phalie,  la  capitulation  de  Strasbourg,  tous  les  actes  qui  la  ratta- 
chaient à  la  France ,  lui  assuraient  un  état  religieux  à  part.  On 
essaya  bien  d'entamer  le  luthéranisme  par  tous  les  moyens  d'in- 
fluence et  par  un  système  de  tracasseries  ;  mais  les  attaques  di- 
rectes se  bornèrent  à  la  suppression  du  culte  public  dans  les 
lieux  où  il  y  avait  deux  tiers  de  catholiques^.  Les  événements  po- 
litiques qui  remuèrent  bientôt  l'Europe  forcèrent  le  gouverne- 
ment français  à  ménager  les  populations  de  cette  frontière 
récemment  conquise. 

Les  convertisseurs  s'en  dédommagèrent  aux  dépens  d'une 
autre  population  des  frontières ,  qui  ne  relevait  pas  de  la  France. 
Les  Vaudois ,  ces  aînés  de  la  Réforme ,  s'étaient  toujours  main- 
tenus en  possession  des  hautes  vallées  alpestres,  sur  les  confins 
du  Piémont  et  du  Dauphiné ,  malgré  les  persécutions  que  leur 
avaient  fait  maintes  fois  endurer  les  gouvernements  de  France  et 
de  Piémont.  Les  Vaudois  piémontais  avaient  leur  édit  de  Nantes , 
c'est-à-dire  la  liberté  de  culte  dans  les  trois  vallées  de  Saint- 
Martin  ,  de  La  Luzerne  et  de  La  Pérouse.  Lorsque  la  dragonnade 
envahit  le  Dauphiné ,  les  Vaudois  des  environs  de  Briançon  et  de 
Pignerol  se  réfugièrent  en  foule  chez  leurs  frères  des  vallées  sou- 

1.  HULdeVÉdit,  t.  V,  liv.  xxiv. 

2.  Documents  sitr  VAlsace^  publiés  par  Van  Huflfel,  p.  142  et  suivantes. 


(16SS-t6S6J  LES   VAUDOIS.  53 

mises  au  Piémont.  Le  gouvernement  français  ne  voulut  pas  les 
souffrir  dans  cet  asile.  Le  dilb  Victor-Amédée  n  enjoignit  aux  ré- 
fugiés de  qujfter  ses  terres  (4  novembre).  L'ordre  fut  mal  exé- 
cuté et  Louis  XIY  exigea  davantage.  Le  duc ,  par  un  édit  du 
l"  février  1686,  prohiba  Texercice  du  culte  hérétique  et  ordonna 
la  fermeture  des  écoles,  sous  peine  de  la  vie.  Les  barbes  (minis- 
tres), les  maîtres  d'école  et  les  réfugiés  français  devaient  sortir 
des  états  dû  duc  avant  quinze  jours,  sous  la  même  peine.  Les 
Vaudois  répondirent  en  prenant  les  armes ,  sans  calculer  la  force 
immense  de  leurs  oppresseurs.  Les  trois  vallées  furent  assaillies  à 
la  fois  par  les  troupes  françaises  et  piémontaises  :  les  Français 
étaient  commandés  par  le  gouvemem*  de  Casai ,  Catinat ,  noble 
coeur,  esprit  élevé  et  philosophique ,  qui  déplorait  sa  funeste  mis- 
sion et  qui  essaya  de  négocier  avec  les  insurgés  ;  mais  Catinat  ne 
put  ni  décider  à  la  soumission  ces  hommes  résolus  de  périr  plutôt 
que  de  renoncer  à  leur  foi,  ni  retenir  la  fureur  de  ses  soldats 
exaspérés  par  la  vigueur  de  la  résistance.  Les  vallées  de  Saint- 
Martin  et  de  La  Pérouse  furent  forcées  et  les  vainqueurs  y  com- 
mirent d'affreuses  barbaries.  Pendant  ce  temps,  les  Piémontais , 
après  avoir  fait  mettre  bas  les  armes  ^  par  de  fausses  promesses , 
aux  montagnards  qui  gardaient  l'entrée  du  val  de  La  Luzerne , 
égorgeaient  au  pré  de  la  Tour  trois  mille  femmes ,  enfants  et 
vieillards  !  On  fouilla  les  retraites  les  plus  cachées  des  Alpes  ;  une 
multitude  de  malheureux  furent  exterminés  en  détail  :  plus  de 
dix  mille  furent  traînés  prisonniers  dans  les  forteresses  du  Pié- 
mont, où  la  plupart  moururent  de  misère.  Une  poignée  des  plus 
braves  parvinrent  à  se  maintenir  dans  des  rochers  où  l'on  ne  put 
les  forcer  et ,  protégés  par  l'intervention  des  puissances  protes- 
tantes et  surtout  des  Suisses ,  obtinrent  enfin  la  liberté  d'émi- 
grer,  et  pour  eux  et  pour  tous  leurs  coreligionnaires  * . 

On  a  vu  souvent  dans  l'histoire  de  bien  plus  grandes  effusions 
de  sang  que  celle  qu'amena  la  révocation  de  Tédit  de  Nantes,  des 
scènes  de  destruction  ordonnées  plus  directement  et  sur  une  plus 
vaste  échelle  encore  par  les  gouvernements,  et  parfois  la  même 
opposition  entre  une  civilisation  très-avancée  et  des  actes  de  sau- 

1.  BUi.  d9  VÉdit  dei  NanUs,  t.  V,  p.  926.  —  Mém.  ehronolog.  H  (tournai. ,  t.  UI, 
p.  285.  —  Mém,  de  Catinat,  1. 1"',  p.  20,  256.  Paris,  1820. 


54  LOLMS    XIV.  [1685-16861 

vage  barbarie  ;  mais  aucun  spectacle  ne  blesse  au  même  point  le 
sens  moral  et  l'humanité ,  que  cette  persécution  exercée  à  froid  et 
d'après  des  idées  abstraites ,  sans  Texcuse  de  la  lutte  et  du  danger, 
sans  la  fièvre  ardente  des  batailles  et  des  révolutions.  Les  vertus 
mêmes  des  persécuteurs  sont  ici  comme  une  monstruosité  de 
plus  :  sans  doute,  on  vit  aussi,  plus  tard,  parmi  les  auteurs  d'une 
autre  tetretxr,  ce  même  contraste  qui  étonne  et  trouble  la  conscience 
de  la  postérité  ;  mais  ceux-là ,  du  moins ,  jouaient  chaque  jour  leur 
vie  contre  la  vie  de  leurs  adversaires  et ,  avec  leur  vie ,  l'exis- 
tence  môme  de  la  patrie  engagée  dans  leur  cause  ! 

Un  million  et  demi  de  Français  *  étaient  dans  l'épouvante  et  le 
désespoir  ;  et  cependant  tout  retentissait  de  chants  de  victoire 
autour  de  Louis  le  Grand.  Le  vieux  Le  Tellier  lève  au  ciel  la  main 
qui  vient  de  signer  la  Révocation  et  parodie ,  à  propos  d'un  édit 
qui  rappelle  les  temps  de  Décius  et  de  Dioclétien ,  le  cantique  par 
lequel  Siméon  saluait  la  naissance  du  Sauveur.  Il  meurt  en  fana- 
tique, après  avoir  vécu  en  froid  et  astucieux  politique  (31  octobre 
1685)^;  il  meurt,  et  les  voix  les  plus  éloquentes  de  l'église  galli- 
cane éclatent  en  hymnes  triomphales ,  comme  sur  la  tombe  d'un 
héros  victorieux!  o Publions  ce  miracle  de  nos  jours»,  s'écrie 
Bossuet ,  dans  cette  oraison  funèbre  de  Le  Tellier,  où  il  laisse 
néanmoins  percer  l'appréhension  de  nouveaux  combats  et  d'un 
sombre  avenir  pour  l'Église;  c  épanchons  nos  cœurs  sur  la 
piété  de  Louis;  poussons  jusqu'au  ciel  nos  acclamations,  et  di- 
sons à  ce  nouveau  Constantin,  à  ce  nouveau  Théodose ,  à  ce  nou- 
veau Marcien,  à  ce  nouveau  Gharlemagne...  Vous  avez  affermi 
la  foi ,  vous  avez  exterminé  les  hérétiques  ;  c'est  le  digne  ouvrage 
de  votre  règne,  c'en  est  le  propre  caractère.  Par  vous,  l'hérésie 

1.  C'est  à  ce  chiffre  qae  nous  croyons  ponToir  estimer  approximativement  le 
nombre  des  réformés  français  en  1685,  après  les  pertes  que  les  conversions  et  les 
émigrations  leur  avaient  fait  subir  depuis  une  vingtaine  d'années.  Les  contemporains 
varient  dans  leur  estimation  depuis  800,000  à  900,000  jusqu'à  2,000,000.  Le  premier 
chiffre  est  beaucoup  trop  faible,  le  second  est  trop  élevé.  D*aprës  la  correspondance 
des  intendants,  il  paraîtrait  que  le  Midi  seul  en  contenait  bien  800,000  ;  ils  étaient 
aussi  fort  nombreux  dans  le  Poitou,  la  Saintonge  et  les  pays  voisins  ;  probablement 
au  moins  300,000.  La  généralité  de  Rouen  en  comptait  20,000  ;  le  reste  de  la  Nor- 
mandie probablement  beaucoup  plus.  Quelques  centaines  de  mille  devaient  être 
disséminés  dans  le  reste  de  la  France. 

2.  Il  eut  pour  successeur  le  conseiller  d'état  Boucherat,  qui  a  peu  marqué  dans 
Vhistoire. 


[16S6-1M7)  BOSSUET   ET   LA   RÉVOCATION.  55 

n'est  plus  :  Dieu  seul  a  pu  faire  cette  merveille,  o  Le  doux  Fléchicr 
lui-^mème  fait  écho  à  Bossuet ,  avec  tout  le  corps  du  clergé ,  avec 
la  grande  masse  du  peuple.  Paris  et  Versailles ,  qui  ne  voient  pas 
rborreur  des  détails,  qui  ne  voient  que  le  prestige  de  Tensemblc 
et  la  victoire  de  l'unité,  ne  veulent  pas  croire  aux  bruits  lugubres 
qui  viennent  des  provinces  et  applaudissent  au  nouveau  Con- 
stantin, a  C'est  la  plus  grande  et  la  plus  belle  chose  qui  ait  été 
c  imaginée  et  exécutée  n ,  écrit  madame  de  Sévigné*.  Tous  les 
corps  constitués,  cours  de  justice,  académies,  universités,  corps 
municipaux ,  rivalisent  d'allusions  louangeuses  en  toutes  circon- 
stances :  des  médailles  représentent  le  roi  couronné  par  la  Reli- 
gion a  pour  avoir  ramené  à  l'Église  deux  millions  de  calvinistes»  ; 
on  enfle  le  nombre  des  victimes  afin  d'enfler  la  gloire  du  perse* 
cuteur.  Des  statues  sont  érigées  au  t  destructeur  de  l'hérésie  » .  Ce 
concert  de  félicitations  se  prolonge  durant  des  années  :  l'entraî- 
nement de  l'exemple,  l'habitude  d'admirer,  arrachent  des  éloges 
même  aux  esprits  qui  semblaient  devoir  rester  le  plus  étrangers 
à  cette  fascination  ;  tout  écrivain  croit  devoir  payer  son  tribut; 
jusqu'à  La  Bruyère,  ce  sagace  observateur  et  cet  excellent  écri- 
vain dont  les  fines  et  profondes  études  de  mœurs  paraissent  en 
1687;  jusqu'à  La  Fontaine  lui-même,  le  pofite  du  libre-pcnser  et 
du  laisser-aller  universel  *  !  Le  pape ,  enfin ,  quoiqu'il  lui  en  coûte 
de  louer  un  ennemi ,  ne  croit  pas  pouvoir  se  dispenser  de  ré- 
pondre à  l'annonce  officielle  de  la  révocation  par  un  bref  où  il 
témoigne  à  Louis  sa  joie  d'une  action  si  digne  du  roi  très-chré- 
tien (13  novembre).  Le  bruit  courant  en  Angleterre  et  ailleurs 
qu'il  désapprouve  la  conduite  du  roi  de  France,  il  se  décide, 
quoique  un  peu  tardivement,  à  célébrer  la  révocation  par  un 
consistoire  ad  hoc  et  par  un  Te  Deum  (mars  1686  ']. 
Au  moment  où  Louis  respire  à  longs  traits  tous  ces  flots  d'en- 


1.  Lettres  des  28  octobre  et  24  novembre  1685. 

2.  La  Bmyère,  CaracUrtt^  chap.  Du  êouv^rain  etdêla  république.  Toutefois  Tap- 
probatioQ  est  ici  on  pea  équiToque.  —  La  Fontaine,  éptt.  à  M,  de  Bonrepaua^  du  5  fé- 
vrier 1687.  • 

3.  Un  cardinal  ayant  blÂmé  le  roi  d'avoir  agi  par  force,  le  pape  répondit  que, 
m  qnand  le  roi  anroit  été  obligé  d'employer  la  force,  il  auroit  fort  bien  fait  de  s'en 
•ervir.  *>  Dépêche  du  dno  d'Estrée:*,  ambassadeur  à  Rome  ;  ap.  Noailles,  Hiti,  et 
madame  de  Mainienon,  t.  II,  p.  447-452. 


1)6  LOUIS   XIV.  [4685-16S6] 

cens,  au  moment  où  il  écrit  à  Rome  qu'il  ne  reste  dans  son 
ro\aume  que  douze  à  quinze  mille  hérétiques  et  qu'encore  il 
s'en  convertit  tous  les  jours  *,  l'œuvre  promise  à  l'admiration  des 
siècles  futurs  s'écroule  de  toutes  parts.  Les  protestants ,  habitués 
à  l'oppression  lentement  méthodique  des  édits  et  des  arrêts, 
avaient  été  abasourdis  par  l'irruption  inattendue  de^la  force  bru- 
tale et  de  la  tyrannie  militaire.  La  première  stupeur  passée,  ils 
reviennent  à  eux-mêmes  et  les  nouvelles  violences  ordonnées 
par  Louvois  les  exaltent  au  lieu  de  les  abattre.  La  flamme  du  zèle 
qui  s'éteignait  parmi  eux  a  été  ravivée  par  la  tempête;  la  vieille 
haine  du  papisme  se  ranime  au  fond  des  cœurs  ;  les  prétendus 
convertis  rejettent  avec  horreur  la  marque  de  la  Béte^  ainsi  qu'ils 
nomment,  dans  leur  langage  apocalyptique,  les  signes  du  catho- 
licisme; l'exemple  des  confessewrs  et  des  martyrs  relève  ceux  qui 
sont  tombés;  une  foule  de  nouveaux  catholiques  cessent  de  paraître 
aux  églises  et  d'envoyer  leurs  enfants  aux  écoles  papistes;  à  l'ar- 
ticle de  la  mort ,  ils  renvoient  le  prêtre  et  refusent  les  sacrements. 
La  colère  du  pouvoir  éclate  alors  en  proportion  de  son  désap- 
pointement ;  après  avoir  frappé  les  opiniâtres,  il  frappe  les  mau- 
vais convertis;  il  charge  les  chefs  militaires  d'exercer,  de  concert 
avec  les  évêques  et  les  curés,  une  sorte  d'inquisition  sur  les  nou- 
veaux catholiques  :  l'ordre  est  donné  d'appliquer  aux  plus  récal- 
citrants l'édit  relatif  à  l'enlèvement  des  enfants ,  et  une  décla- 
ration est  lancée, le  29  avril  1686,  contre  les  convertis  qui  refusent 
les  sacrements  dans  leurs  maladies;  s'ils  reviennent  à  la  vie,  ils 
seront  condamnés  aux  galères  et  à  la  confiscation  comme  relaps  ; 
s'ils  meurent,  leur  cadavre  sera  traîné  sur  la  claie  et  jeté  à  la 
voirie ,  comme  celui  des  suicides  et  des  duellistes.  Le  pouvoir 
sévit  en  vain  :  le  ressort  de  la  terreur  s'use  et  les  âmes  se  re- 
trempent. On  tâche  d'employer  la  persuasion  concurremment  avec 
la  force  :  dès  l'automne  de  1685,  une  nuée  de  prédicateurs,  ap- 
partenant soit  aux  divers  ordres  religieux,  soit  au  clergé  sécu- 
lier, se  sont  répandus  dans  l'ouest  et  dans  le  midi,  pour  sup- 
pléer à  la  scandaleuse  insuffisance  du  clergé  de  ces  provinces  ; 
cinq  à  six  cents  jésuites  fonctionnent  au  premier  rang;  Bourda- 

1.  Lettre  aa  cardinal  d'Estrées;  novembre  1685  ;  ap.  Noailles,  t.  II,  p.  481 


IIW6)  LES  MAUVAIS  CONVERTIS.  57 

lone  prêche  en  Languedoc,  Fléchier  en  Bretagne;  à  la  tête  des 
missions  du  Poitou  et  de  la  Saintonge  apparaît  un  homme  nou- 
veau qui  commence  une  des  plus  éclatantes  carrières  de  notre 
histoire,  le  futur  rival  de  Bossuet,  le  jeune  abbé  de  Fénelon.  Les 
succès  partiels  qu'obtiennent  ces  illustres  missionnaires  ne  suffi- 
sent pas  pour  remplir  les  deux  cent  cinquante  nouvelles  églises 
dont  le  roi,  dans  la  première  illusion  du  triomphe,  s*esthâté 
d'ordonner  la  construction  *.  Un  double  mouvement  s'opère  en 
sens  inverse  des  volontés  du  pouvoir,  qui  a  banni  les  pasteurs  et 
qui  prétend  retenir  le  troupeau.  D'une  part,  un  certain  nombre 
de  ministres,  se  repentant  d'avoir  quitté,  pour  obéir  aux  hom- 
mes, le  soin  des  âmes  que  Dieu  leur  avait  confiées,  repassent  les 
frontières  sous  divers  déguisements ,  et  viennent  rejoindre  leurs 
ouailles.  Les  assemblées  religieuses  recommencent  à  se  tenir,  çà 
et  là ,  dans  les  retraites  des  montagnes ,  et  parfois  même  dans  les 
villes.  D'une  autre  part,  l'émigration ,  qui  n'a  pas  cessé  depuis 
1681 ,  prend  des  proportions  immenses. 

Le  gouvernement  redouble  de  rigueurs.  La  peine  de  mort  est 
décrétée  contre  les  ministres  rentrés  sans  permission  dans  le 
royaume,  et  les  galères  contre  quiconque  leur  donnera  asile  ; 
peine  de  mort  contre  quiconque  prendra  part  à  une  assemblée 
(1"  juillet  1686).  Et  cette  peine  n'est  pas  simplement  commina- 
toire! Toutes  les  fois  que  les  soldats  peuvent  surprendre  des  pro- 
testants réunis  pour  prier  dans  quelque  lieu  solitaire,  ils  ne  les 
abordent  qu'à  coups  de  fusil  ;  ceux  qui  échappent  au  plomb  et  au 
fer  sont  envoyés  au  gibet t)u  aux  galères*.  Des  mesures  presque 
aussi  acerbes  sont  employées  pour  arrêter  l'émigration.  Une  pre- 

1.  Loais  XIV  avait  attribué  un  premier  fonds  de  deux  millions  à  cette  destination 
et  à  Tagrandissement  de  beancoup  d'anciennes  églises.  — Lettre  du  P.  La  Chaise  au 
jésuite  Fabri,  du  25  novembre  1685  ;  ap.  Noailles,  t.  II,  p.  483.  —  Une  mesure  plus 
utile,  parce  qu'elle  profita  réellement  au  clergé  et  au  vrai  peuple  catholique,  ce  fut 
rinamovibilité  et  la  portion  congrue  attribuées  aux  vicaires  de  paroisses,  jusque-lÀ 
rérocables  à  la  volonté  des  titulaires  ou  décimateurs  (I9i janvier  1686). 

2.  Et,  sur  les  galères,  on  les  destinait  «ojç  expéditions  Tes  plus  fatigantes  et  les 
plus  périlleoaes.  **  Comme  rien  ne  peut  tant  contribuer  à  rendre  traitables  les  forçats 
qui  sont  encore  huguenots  et  n'ont  pas  voulu  se  faire  instruire,  que  la  fatigue  quMls 
■oroieni  pendant  une  campagne,  ne  manquez  jAb  de  les  mettre  sur  les.  galères  qui 
iront  à  Alger.  »  Lettre  de  Seignelai,  du  18  avril  1688.  Seignelai  avait  peur  de 
paraître  trop  dépourvu  de  sèle.  Correspondance  administrative  sous  Louis  XIV,  t.  IV, 
Imrod.f  p.  XXTI. 


58  •  LOUIS   XIV.  11685-1687] 

mière  défense  a  été  faite  aux  gens  de  mer  de  contribuer  à  l'éva- 
sion des  religionnaîres,  sous  peine  d'amende  et,  en  cas  de  réci- 
dive, de  punition  corporelle  (5  novembre  1685).  On  va  plus  loin  : 
bientôt ,  quiconque  aide  la  fuite  des  émigrants  devient  passible 
des  galères  perpétuelles ,  comme  les  émigrants  eux-mêmes  (  7  mai 
1686).  Des  barques  armées  croisent  sur  toutes  les  côtes;  tous  les 
passages  des  frontières  sont  gardés;  les  paysans  ont  ordre  partout 
de  courir  sus  aux  fugitifs.  Quelques-uns  des  émigrants  périssent 
en  essayant  de  forcer  le  passage  :  une  foule  d'autres  sont  rame- 
nés les  fers  aux  mains;  on  n'ose  |es  envoyer  tous  sous  le  fouet  du 
comité  :  on  craint  les  efTets  de  leur  désespoir  et  de  leur  nombre , 
si  on  les  réunit  en  masse  sur  les  galères  royales;  on  entasse  dans 
les  prisons  ceux  qui  ne  veulent  pas  acheter  leur  grâce  par  l'abjura- 
tion. Les  malheurs  des  premiers  émigrants  servent  à  rendre  leurs 
coreligionnaires,  non  pas  plus  timides,  mais  plus  adroits  :  une 
multitude  de  pèlerins ,  de  mendiants  traînant  leurs  enfants  après 
eux ,  d'artisans  nomades  des  deux  sexes  et  de  toutes  professions , 
se  dirigent  incessamment  vers  toutes  les  frontières;  d'innom- 
brables travestissements  protègent  ainsi  la  fuite  d'Israël  hors 
d'Egypte.  Il  est  des  réformés  qiti  choisissent  les  plus  sombres  nuits 
d'hiver  pour  se  lancer,  dans  de  frôles  barques  non  pontées ,  sur 
l'Atlantique  ou  sur  l'orageuse  Manche  ;  on  vit  le  flot  rejeter  sur  les 
plages  d'Angleterre  des  familles  longtemps  ballottées  par  les  tem- 
pêtes et  mourantes  de  froid  et  de  faim.  Peu  à  peu ,  les  gardes 
épars  le  long  des  côtes  et  des  frontières  se  laissent  toucher  ou 
séduire  et  se  font  les  guides  et  les  samreurs  des  fugitifs  qu'ils  sont 
chargés  d'an'ôter.  Alors ,  les  galères  perpétuelles  ne  suffisent  plus 
contre  les  complices  des  déserteurs;  au^  galères,  un  édit  substitue 
la  mort  :  la  mort,  qui  ne  frappe  pas  les  coupables  du  prétendu 
crime  de  désertion,  est  promise  à  leurs  auxiliaires  (12  octobre  1687). 
Quelques-uns  sont  livrés  au  dernier  supplice;  beaucoup  néan- 
moins continuent  leur  périlleuse  assistance  aux  émigrants  et  peu 
les  trahissent.  Ceux  des  réformés  que  le  pouvoir  souhaiterait  le 
plus  retenir  dans  le  royaume,  les  gentilshommes,  les  riches  bour- 
geois, industriels  et  commerçants,  sont  ceux  qui  échappent  le 
plus  aisément,  étant  le  plus  capables  de  payer  la  compassion  inté- 
ressée des  gardes.  On  dit  que  les  fugitifs  emportèrent  hors  de 


[1685.1700]  LES  ÉMIGRANTS.  59 

France  60  millions  en  cinij  ans  ' .  Quoi  qu'il  en  soit,  la  perte  d'hom- 
mes fut  bien  autrement  regrettable  que  la  perte  d'argent.  Par 
cette  plaie  toujours  béante  de  l'émigration,  ne  cessèrent  de  s'écou- 
ler, durant  bien  des  années^  les  forces  vives  de  la  France  ! 

n  est  difficile  d'évaluer,  même  approximativement ,  le  nombre 
des  protestants  qui  abandonnèrent  la  patrie,  devenue  pour  eux 
une  cruelle  marâtre!  Vauban  l'estimait  à  cent  mille,  de  1684  à 
1691.  Benoit,  l'historien  calviniste  de  l'Édit  de  Nantes,  qui  publia 
son  livre  en  1695,  l'évalue  à  deux  cent  mille;  l'illustre  réfugié' 
Basnage  parle  vaguement  de  trois  à  quatre  cent  mille.  D'autres 
avancent  des  chiffres  bien  plus  exagérés  \  tandis  que  le  duc  de 
Bourgogne,  dans  le  mémoire  que  nous  avons  cité  plus  haut,  réduit 
l'émigration  à  moins  de  soixante -huit  mille  âmes  en  une  ving- 
taine d*années;  mais  les  illusions  vraiment  inconcevables  que 
conservait  ce  jeune  prince  sur  les  résultats  moraux  et  politiques 
de  la  révocation,  ne  permettent  pas  de  prendre  confiance  dans 
son  témoignage  ;  il  était  trompé,  se  plaisait  à  l'être  et  fermait  son 
oreille  à  quiconque  voulait  le  désabuser  *.  Le  chiffre  de  deux  cent 
à  deux  cent  cinquante  mille,  depuis  la  révocation  jusqu'au  com- 
mencement du  siècle  suivant,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  révolte  des 
Cévennes,  peut  paraître  le  plus  vraisemblable.  Mais  ce  n'est  pas  tant 
à  la  quantité  qu'à  là  qualité  des  émigrants,  qu'il  faut  mesurer  la 
perte  réelle  de  la  France.  La  France  fut  incomparablement  plus 
affaiblie  que  si  l'on  eût  enlevé  au  hasard  deux  cent  mille  citoyens 
sur  la  masse  catholique  de  la  nation.  Les  protestants  étaient  fort 
supérieurs,  en  moyenne,  sinon  à  la  bourgeoisie  catholique  de  Paris 

1.  yaabaa,  cité  par  Rnlhièrs.  Ce  chiffre  ne  panitt  pas  exagéré,  diaprés  les  ren- 
•eig^ements  qa'on  trooTe  dans  lei  précieux  mémoirea  da  comte  .d'ÀTauz,  ambaa- 
■tdear  en  Hollande.  D'A  vaux  rapporte  (t.  VI,  p.  105),  qu'avant  la  fin  de  1687,  il 
était  entré  tant  d'argent  français  en  Hollande,  «  que  messieurs  d'Amsterdam  trou- 
voient  qnll  y  en  avoit  trop,  et  ne  pouvoient  placer  le  leur  plus  haut  qu'à  2  p.  100. 
Je  sais,  ajoute>t-il,  qu'on  avoit  fondu  en  Angleterre  neuf  cent  soixante  et  tant  de 
mine  louis  d'or.  »  L'exportation  eût  été  plus  {grande  encore,  si  le  roi  n'eût  défendu 
aux  nouveaux  convertis  de  vendre  leurs  immeubles,  de  peur  qu'ils  n'en  pussent  em- 
porter le  prix  s'ils  s'enfuyaient. 

2.  Suivant  Rulhiére  (p.  378),  qui  cite  une  lettre  d'un  intendant  de  La  Rochelle, 
le  seul  diocèse  de  Saintes  (Saintonge  et  Aunis)  aurait  perdu  cent  mille  habitants 
avant  1695  ;  nous  ne  pouvons  croire  qu'il  n'y  ait  lA  quelque  erreur 

3.  V.  le  Mémoire  cité  dans  la  Vie  du  Dauphin,  par  l'abbé  Proyart,  t.  il,  p.  98 
et  sniv. 


60  LOUIS   XIV.  [1685-16891 

et  des  principaux  centres  de  la  civilisation  française,  du  moins  à  la 
masse  du  peuple ,  et  les  émigrants  étaient  Télite  des  protestants. 
Une  multitude  d*hommes  utiles,  parmi  lesquels  beaucoup  d'hom- 
mes supérieurs,  laissèrent  en  France  des  vides  effrayants  et  allèrent 
grossir  les  forces  des  nations  protestantes  :  la  France  baissa  et  de  ce 
qu'elle  perdit  et  de  ce  que  gagnèrent  ses  rivales.  Avant  1689,  neuf 
mille  matelots,  les  meillevrs  du  royaume ,  au  dire  de  Vauban,  douze 
mille  soldats,  six  cents  officiers  *,  avaient  passé  à  l'étranger  :  la 
noblesse  provinciale  n'avait  pas  été  si  facile,  aux  conversions  que 
les  courtisans.  Les  deux  premiers  généraux  de  terre  et  de  mer 
qu'eût  la  France ,  Duquesne  et  Schomberg  *,  étaient  protestants. 
Le  vieux  Duquesne  n'avait  pas  repris  la  mer  depuis  l'expédition  de 
Gènes,  mécontent  qu'il  était  de  Seignelai,  mécontent  aussi  du  roi, 
qui  le  laissait  dans  son  rang  de  lieutenant -général  et  qui  don- 
nait, contrairement  aux  principes  posés  au  commencement  du 
règne,  la  survivance  des  deux  vice -amirautés  aux  fils  de  d'Es- 
trées  et  de  Vivonne  '.  Duquesne  obtint  de  mourir  tranquille  dans 
sa  religion,  mais  il  n'obtint  pas  d'aller  mourir  sur  une  terre  pro- 
testante ;  on  ne  rendit  pas  môme  ses  restes  à  ses  enfants  émigrés, 
qui  lui  élevèrent  à  Eaubonne,  en  Suisse,  un  sépulcre  vide  avec 
cette  inscription  :  «  Ce  tombeau  attend  les  restes  de  Duquesne... 
<  Passant ,  si  tu  demandes  pourquoi  les  Hollandais  ont  érigé  un 
c  superbe  monument  à  Ruyter  vaincu ,  et  pourquoi  les  Français 
«  ont  refusé  un  tombeau  au  vainqueur  de  Ruyter,  la  crainte  et  le 
c  respect  qu'inspire  un  monarque  dont  la  puissance  s'étend  au 
c  loin,  ne  me  permettent  pas  de  répondre.  »  (  1688). 

Le  maréchal  de  Schomberg  obtint,  avec  beaucoup  de  peine,  la 
permission  de  quitter  la  France  et  de  se  retirer  en  Portugal,  pays 
qu'il  avait  autrefois  sauvé  de  l'invasion  espagnole  ;  mais  l'inquisi- 

1.  Vaaban,  cité  par  Ruihiëre,  p.  257.  Les  matelots  étalent  surtout  des  Poitevins, 
des  Rochelois,  des  marins  de  la  Charente  et  de  la  Gironde.  Le  nombre  des  officiers 
émigrés  était  plus  grand  que  ne  disait  Vauban. 

2.  Le  seul  capitaine  qui  fût  peut-être  supérieur  à  Sohombergi  Créqui,  Vheureux 
imitateur  de  Turenne,  mourut  sur  ces  entrefaites  en  1687.  Il  ne  resta  plus  que 
Luxembourg  qu'on  pût  mettre  en  parallèle  avec  Schomberg. 

3.  Tout  le  monde  sait  la  réponse  de  Duquesne  au  roi,  qui  lui  disait  que  sa  religion 
ne  permettait  pas  de  récompenser  ses  services  comme  ils  le  méritaient.  «  Sire ,  je 
suis  protestant,  mais  j'avois  toujours  peasé  que  mes  services  étoient  catholiques,  i* 
Rulhiére,  p.  353. 


[IW5-ie88]  PERTES   DE   LA   FRANCE.  64 

tîon  portugaise,  jalouse  des  trophées  de  la  révocation,  lui  rendit 
bientôt  ce  séjour  insupportable;  il  rompit  ses  derniers  liens  avec 
la  France  en  abandonnant  ses  biens  et  alla  porter  sa  terrible 
épée  aux  ennemis  de  Louis  XIV  et  du  catholicisme  !  Le  marquis  de 
Ruvigni,  l'ancien  député -général  des  églises  réformées,  prit  le 
mém«  parti.  Des  hommes  éminents  à  d'autres  titres  allèrent  orga- 
niser à  La  Haie ,  à  Amsterdam ,  à  Leyde ,  une  guerre  d'une  autre 
nature,  une  polémique  religieuse  bien  plus  éclatante  que  la  polé- 
mique politique  des  pamphlétaires  impériaux  à  Ratisbonne  ou  à 
Cologne,  mais  concourant  au  même  but,  c'est-à-dire  à  soulever 
l'Europe  contre  le  Grand  Roi.  Le  savant  ministre  Claude,  encou- 
ragé par  le  prince  d'Orange ,  expose  au  mondp  protestant  l'élo- 
quent tableau  de  la  persécution  et  provoque  à  la  résistance  nu  de- 
dans, à  la  coalition  au  dehors  ;  le  violent  et  infatigable  Jurieu  agite 
incessamment  les  prétendus  convertis  par  ses  lettres  passionnées, 
par  ses  ardents  pamphlets ,  que  Louis  XIV  combat  en  vain  par  la 
vigilance  de  ses  agents,  Bossuet,  par  l'autorité  de  sa  parole  *.  Jurieu 
prépare  de  loin  l'insurrection  des  Cévennes,  en  proclamant  le 
droit  de  résistance  armée  en  face  du  droit  divin  de  Bossuet  Enfin, 
un  adversaire  plus  redoutable  encore  apprête  d'autres  armes  contre 
les  persécuteurs  :  Jurieu  oppose  à  l'intolérance  un  enthousiasme 
fanatique;  Bayle  y  opposera  le  doute  universel  et,  sans  appeler  la 
force  contre  la  force,  faisant  seulement  la  guerre  aux  idées  par  les 
idées,  il  sapera  bien  plus  profondément  que  Jurieu  l'édifice  de  Bos* 
suet  et  de  Louis  XIV.  Nous  reviendrons  sur  ce  laborieux  pionnier 
qui  défricha  d'une  main  patiente  le  terrain  où  devait  germer  le 
xvni*  siècle.  D'autres  hommes  de  haute  capacité,  écrivains,  savants, 
orateurs,  sans  prendre  une  part  aussi  énergique  à  la  lutte,  privent 
du  moins  la  France  de  leurs  talents  :  c'est  Basnage,  Thistorien  du 
Peuple  Juif  et  des  Provinces-Unies;  Lenfant,  l'historien  des  Con- 
ciles de  Bâle  et  de  Constance;  Beausobre,  l'historien  du  Mani- 
chéisme; Rapin-Toiras,  l'auteur  de  THistoire  d'Angleterre  ;  ce  sont 
les  Abadie,  les  Saurin,  les  Ancillon,  les  Tronchin,  les  Constant,  les 


1.  LoaTOifl  lui-même  prêta  en  quelque  sorte  son  coooours  aux  ministres,  en  refu- 
sant de  Tioler  le  secret  des  lettres,  non  par  scrupule,  mais  pour  ne  pas  perdre  le 
profit  que  lui  rapportaient  les  postes  étrangères,  qui  étaient  dans  son  département. 
V.  Foucault,  p.  346. 


62  LOUIS   XIV.  .         (1685-16881 

CandoUe,  qui  vont  transplanter  à  Genève,  en  Hollande,  en  Alle- 
magne ,  des  familles  où  le  mérite  et  le  savoir  semblent  hérédi- 
taires ;  c'est  Denis  Papin ,  nom  immortel  dans  les  annales  de  la 
science  :  ce  médecin  -  physicien  de  Blois  emporte  avec  lui,  loin  de 
sa  patrie,  la  pensée  qui  doit  conquérir,  au  profit  de  Tactivité  hu- 
maine ,  une  des  forces  motrices  les  plus  puissantes  que  redèle  la 
nature  et  centupler  ainsi  la  force  productive  du  travail  humain  ^ 
En  même  temps  que  l'homme  qui  prépare  un  instrument  d'une 
puissance  incalculable  à  l'industrie  de  l'avenir,  les  chefs  et  les 
agents  les  plus  habiles  de  l'industrie  contemporaine  vont  en  foule 
s'établir  à  Fétranger.  Les  capacités  industrielles,  moins  éclatantes 
que  les  capacités  littéraires,  infligent  à  la  France  des  pertes  plus 
sensibles  encore  et  moins  réparables.  La  Prince  était  assez  riche 
en  gloires  littéraires  pour  pouvoir  perdre  beaucoup  sans  s'appau- 
vrir; il  n'en  est  pas  de  même  en  ce  qui  regarde  l'industrie;  la 
France  va  descendre ,  en  quelques  années,  presque  en  quelques 
mois,  de  cette  suprématie  économique  que  lui  avaient  conquise 
les  longs  efforts  d'une  administration  protectrice;  des  villes  po- 
puleuses^ voient  crouler  brusquement,  par  la  disparition  des 
principales  familles  industrielles ,  les  branches  de  commerce 

1.  La  conquête  de  la  vapeur  était  déjà  commeDcée.  Salomon  de  Caux  (V.  notre 
t.  XII,  p.  13)  avait,  dès  1615,  proposé  Tapplicatiou  de  la  vapeur  à  la  mécanique; 
mais  il.  n'y  avait  vu  qu'un  moyen  d'élever  de  l'eau  dans  un  tube,  qu'une  machine 
d'épuisement.  Denis  Papin  fit  le  pas  décisif  en  trouvant  le  moyen  de  transfoimer 
ce  moteur  spécial  en  moteur  universel,  par  l'invention  de  la  machine  à  piston.  C'est 
à  lui  qu'appartiennent  également  le  moyen  de  faire  rapidement  le  vide  dans  le  corps  de 
pon\pe  et  la  combinaison  entre  l'action  de  la  force  élastique  de  la  vapeur  et  la  pro« 
priété  qu'a  la  vapeur  de  se  condenser  par  refroidissement.  Établi  quelque  temps  à 
Londres  et  nommé^  en  1681,  membre  de  la  Société  Royale  anglaise  par  l'appui  de 
Boyle,  puis  émigpré  définitivement  après  la  révocation  et  fixé  en  Allemagne,  comme 
professeur  de  mathématiques  à  l'université  de  Marpurg,  il  publia  les  principes  essen- 
tiels de  sa  découverte,  en  1690,  dans  le  recueil  scientifique  si  connu  sous  le  titre 
des  Actes  de  Leipzig.  Les  essais  de  l'Anglais  Savery,  sur  l'application  de»  mêmes 
principes,  sont  postérieurs  de  huit  ans  (  1698),  et  Denis  Papin  restera  dans  la  chaîne 
des  inventeurs  l'anneau  essentiel  entre  Salomon  de  Caux,  qui  couva  le  premier  germe 
de  l'idée,  et  James  Watt,  qui  l'appliqua  sur  une  échelle  immense  et  la  fit  régner  sur 
le  monde  industriel.  —  V.  Notice  tur  les  machines  à  vapeur,  par  M.  F.  Arago,  ap. 
Annuaire  du  bureau  des  Longitudes  pour  Van  1837.  —  Huygens  et  Roëmer,  qui  avaient 
paru  adopter  la  France  pour  patrie,  la  quittèrent  vers  le  même  temps  que  Papin  et 
en  partie  par  des  raisons  analogues.  Leur  gloire  et  leuir  qualité  d'étrangers  les 
eussent  préservés  de  la  persécution  ;  mais  le  séjour  de  Pacis  leur  était  devenu  trop 
pénible. 

2.  Caeu,  par  exemple  ^  V.  Noailles,  t.  Il,  chap.  iv.  Tours  perd  sa  rublinerie. 


I16SW688)  PERTES  DE  LA   FRANGE.    PAPIN.  63 

qoi  faisaient  leur  prospérité,  et  ces  branches  vont  reprendre  racine 
de  l'autre  côté  des  frontières.  Ainsi  tombe ,  pour  ne  plus  se  rele- 
ver, la  chapellerie  normande,  déjà  souffrante  par  suite  des  règle- 
ments qui  entravent  le  commerce  des  pelleteries  au  Canada. 
D*autres  branches ,  en  plus  gcand  nombre ,  ne  disparaissent  pas 
entièrement ,  mais  voient  surgir  une  concurrence  redoutable  sur 
quelque  terre  étrangère,  où  elles  étaient  restées  jusqu'alors  incon- 
nues; ce  sont  autant  de  débouchés  qui  se  ferment,  autant  de 
marchés  perdus  pour  notre  exportation ,  naguère  si  florissante. 
Un  faubourg  de  Londres  (  Spitafields)  se  peuple  de  nos  ouvriers 
en  soieries  émigrés  de  Lyon  et*  de  la  Touraine,  qui  perdent  les 
trois  quarts  de  leurs  métiers*;  la  fabrique  des  soieries  fran- 
çaises s*établit  aussi  en  Hollande,  avec  la  papeterie,  la  drape- 
rie, etc.  Une  foule  d'industries  sont  transplantées  dans  le  Brande- 
bourg, et  vingt  mille  Français  vont  porter  les  arts  les  plus  raffinés 
de  la  civilisation  aux  grossières  populations  clair-semées  parmi 
les  sables  et  les  sapins  de  cette  triste  contrée.  Les  réfugiés  fran- 
çais paient  l'hospitalité  de  l'électeur  Frédéric  en  préparant  les 
hautes  destinées  de  Berlin,  qui  n'est  encore,  à  leur  arrivée, 
qu'une  petite  ville  de  douze  ou  quinze  mille  âmes,  et  qui,  dès 
lors,  prend  un  essor  qui  ne  doit  plus  s'arrêter^.  Comme  les  Hé- 
breux après  la  chute  de  Jérusalem,  les  exilés  huguenots  se  répan- 
dent dans  le  monde  entier  ;  il  en  est  qui  vont  porter  la  culture  du 
lin  et  du  chanvre  en  Islande;  d'autres,  conduits  par  un  neveu  de 
Duquesne,  fondent  une  petite  colonie  au  Cap  de  Bonne -Espérance. 
La  France  s'appauvrit ,  non  pas  seulement  des  Français  qui 

1.  La  Toaraine  tombe  de  8,000  métiers  à  1,200;  Lyon,  de  18,000  à  4,000  envi- 
ron.  Corteêpondance  administrative  sout  Louis  XIV,  publiée  par  G.  A.  Depping ,  ap. 
Dceuments  inédits,  1. 111,  Introduction^  p.  MX. 

2.  Le  Grand-Électeur  prit  à  15  pour  100  les  capitaux  des  réfugiés,  et  donna  aux 
colons,  français  un  gouverneur  particulier.  La  province  de  Hollande  les  exempta 
de  tous  iinp6ts,  et  leur  assura  des  secoura  viagers  jusqu'à  concurrence  de  100,000  flo- 
rins. Amsterdam  seule  leur  constitua  en  outre  80,000  florins  de  rentes;  les  autres 
provinces  et  les  autres  villes,  à  proportion.  En  Angleterre,  Jacques  II  lui-même, 
pressé  par  l'opinion  publique,  n'osa  refuser  d'ajouter,  au  moins  en  apparence,  quel- 
ques secours  officiels  aux  secours  bien  plus  abondants  des  particuliers;  mais  il  eut  la 
perfidie,  lui  papUtê^  de  prétendre  les  assujettir  à  acheter,  par  une  adhésion  à  Tépi- 
scopat  hérétique  d'Angleterre,  le  morceau  de  pain  qu'il  leur  offrait  et  qu'ils  refusé* 
rent.  De  ce  côté,  la  fortune  allait  bientôt  changer  à  l'avantage  des  réfugiés.  Y.  La 
Martiniere,  t.  IV,  p.  353,  etMac-Aulay.  * 


64  LOUIS  XIV.  [1685-1688) 

s*exilent,  mais  de  ceux,  bien  plus  nombreux,  qui  restent  malgré 
eux,  découragés,  ruinés,  soit  qu'ils  résistent  ouvertement  à  la 
persécution,  soit  qu'ils  se  laissent  an*acher  quelques  actes 
extérieurs  de  catholicisme,  les  uns  et  les  autres  n'ayant  plus  ni 
ardeur  au  travail,  ni  sécurité  dans  la  vie  ;  c'est  réellement 
l'activité  de  plus  d'un  million  d'hommes  que  perd  là  France,  et  du 
million  qui  produisait  le  plus. 

La  grande  entreprise ,  le  miracle  du  règne ,  est  donc  avortée  ; 
le  nouveau  temple  que  Louis  a  prétendu  élever  à  l'unité ,  croule 
en  sortant  de  terre,  et  ne  laisse  qu'un  précipice  ouvert  à  la  place 
de  ses  fondations.  Tout  ce  que  le  pouvoir  qui  régit  la  France  a 
tenté  depuis  un  siècle  dans  le  sens  de  l'unité  nationale ,  civile  et 
territoriale ,  a  glorieusement  réussi  ;  dès  que  le  pouvoir  sort  de 
ce  domaine  légitime  de  l'unité  pour  envahir  le  domaine  de  la 
conscience  et  de  l'individualité  humaine,  il  suscite  devant  lui  des 
obstacles  insurmontables  ;  il  se  compromet  dans  des  luttes  où  il 
est  également  funeste  de  vaincre  et  d'être  vaincu,  et  porte  le 
premier  coup  à  la  grandeur  de  la  France.  Quel  contraste  entre 
la  prétention  de  Louis  à  ne  pouvoir  se  tromper  ni  être  trompé, 
à  tout  voir,  à  tout  faire,  et  les  illusions  dont  on  l'a  entouré  sur 
la  facilité  du  succès  et  sur  les  moyens  employés  !  Le  néant  du 
pouvoir  absolu  et  du  gouvernement  d'im  seul  est  ainsi  révélé 
sous  le  règne  même  du  Grand  Roi  ï 

Un  an  s'est  à  peine  écoulé  depuis  la  révocation ,  que  le  voile 
est  déjà  en  partie  déchiré  ;  l'infaillible  monarque ,  pour  la  pre- 
mière fois  peut-être,  hésite,  se  trouble,  fait  quelques  pas  en 
arrière.  Louvois  ne  peut  fermer  tout  accès  aux  rumeurs  du 
dehors,  et  l'influence  puissante  qui  avait  aidé  Louvois  auprès  du 
roi,  quant  au  principe  de  la  révocation,  ne  le  seconde  plus  dans 
les  questions  d'application.  Madame  de  Maintenon ,  aliénée  de 
Louvois  par  ressentiment  personnel ,  s'en  éloigne  également  par 
opinion.  Mal  disposée  naguère  pour  Golbert  et  pour  Seignelai , 
elle  s'est  rapprochée  peu  à  peu  de  la  famille  du  grand  ministre  ; 
la  conformité  de  goût  pour  la  dévotion  et  pour  la  régularité  Ta 
liée  avec  les  filles  de  Golbert,  avec  les  duchesses  de  Chevreuse  et 
de  Beauvilliers  ;  elle  pousse  les  maris  et  soutient  le  frère  de  ces 
deux  dames  auprès  du  roi.  A  cette  société  rigide,  dont  l'épicurien 


11686)  LA    RÉVOCATION    ÉCHOUE.  65 

Seignelâi  subit  politiquement  les  maximes,  se  rattachent  Tévèquc 
de  Châlons,  Noailles,  fort  opposé  de  sentiments  à  son  frère  le 

m 

gouverneur  de  Languedoc,  Tex- intendant  d*Aguesseau  et  le 
jeune  chef  de  la  mission  de  Poitou ,  le  brillant  abbé  de  Fénelon. 
Tous  ces  nouveaux  amis  et  conseillers  de  madame  de  Maintenon 
sont  contraires  au  système  d'inquisition  et  de  persécution ,  soit 
par  humanité,  soit  par  patriotisme,  soit  surtout,  quant  au  plus 
grand  nombre ,  par  esprit  janséniste  et  horreur  des  sacrilèges 
qu'on  impose  aux  mauvais  convertis.  Quelques  évoques  du  Midi , 
se  séparant  généreusement  de  l^çluparl  de  leurs  confrères ,  ont 
protesté  dans  le  même  sens  et  refusé  de  se  concerter,  eux  et  leurs 
curés,  avec  les  intendants  et  les  chefs  militaires,  pour  espionner 
et  tyranniser  les  nouveaux  catholiques  *.  Sur  divers  points,  d'après 
le  témoignage  de  Foucault ,  les  anciens  catholiques  refusent  égale- 
ment de  dénoncer  les  assemblées  secrètes  des  nouveaux  convertis. 
Madame  de  Maintenon  commence  à  s'effrayer  de  ce  qu'on  a  fait , 
de  ce  qu'elle  a  contribué  à  faire  faire  ;  elle  qui  avait ,  dans  sa 
pripre  famille ,  dérobé ,  enlevé  des  enfants  à  leurs  pères  pour  les 
convertir,  elle  écrit  qu'elle  n'aime  plus  «  à  se  charger  envers 
Dieu  ni  devant  le  roi  de  tout^  ces  conversions-là  *  ;  »  elle  tend 
à  revenir  à  ses  sentiments  «aturels  de  modération  et  à  reprendre, 
pour  ainsi  dire,  son  niveau.  Dès  1686,  d'Aguesseau  adresse  au  roi 
un  nouveau  mémoire  contre  la  contrainte  matérielle  exercée 
sur  les  nouveaux  convertis.  Le  8  octobre  1686,  des  instructions 
du  roi  aux  gouverneurs  et  intendants  défendent  de  forcer  les 
nouveaux  convertis  à  fréquent^  les  églises  et  à  recevoir  les 
sacrements ,  et  prescrivent  de  fermer  les  yeux  sur  les  refus  d'ex- 
treme-onction ,  à  moins-  qu'il  n'y  ait  eu  scandale.  Le  roi  veut 
qu'on  s'en  repose  sftr  le  zèle  des  curés  et  des  missionnaires.  E 
ordonne  qu'on  relire  peu  à  peu  et  sans  bruit  les  gardes  des  côtes 
et  des  frontières ,  à  cause  du  préjudice  considérable  que  cette 
surveillance  rigoureuse  a  causé  au  commerce.  Ainsi ,  la  pensée 
d'imposer  l'inquisition  ^  la  France  a  fait  rougir  Louis  XIV,  et  il 

1.  V.  labeUe  lettre  deTévéqae  de  Saint-Pons,  Percin  de  Montgaillard,  à' M.  de 
Boufflen;  ap.  NoaiUWi  t.  H,  p.  491.  —  Le  cardinal  Le  Camus,  évéque  de  Grenoble, 
tint  la  même  conduite.  V.  Hist.  de  VÉdit  de  Nantes,  t.  V,  p.  983. 

2.  Lettre  aa  marquis  de  VUIette,  ap.  Kulhiére,  p.  246. 

XIV.  é 


66  LOUIS  XIV.  [ieS5^688) 

a  senti ,  sans  vouloir  en  convenir ,  Fhorrear  du»  système  qui  fait 
de  la  France  une  geôle ,  d*où  il  est  défendu  de  s^échapper  sous 
peine  des  galères.  Son  orgueil  et  ses  convictions  étroitement 
associés  ne  lui  permettent  pas  d'abandonner  le  but,  mais  ils 
recule  devant  les  moyens.  Il  ne  veut  pas  remettre  en  liberté  les 
hérétiques  obstinés  qui  encombrei^t  les  prisons  et  les  bancs  des 
rameurs,  et  qui  se  hâteraient  d'aller  réconforter  leurs  coreli- 
gionnaires et  débaucher  les  convertis  ;  il  en  di^orte  un  certain 
nombre  aux  Antilles,  d'où  beaucoup  s'échappent  et  gagnent  les 
Qes  anglaises  ;  il  bannit  la  plupart  des  autres,  soit  indivi- 
duellement ,  soit  par  troupes ,  en  retenant  leurs  biens ,  sans  édit , 
sans  forme  légale. 'Quelques-uns  restent  en  prison  (1687-1688)  *. 
Pendant  ce  temps,  les  instructions  du  roi  sur  les  nouveaux 
catholiques,  si  secrètes  qu'elles  soienl,  ont  bien  vite  transpiré; 
les  prétendus  convertis  profitent  aussitôt  du  relâchement   de 
l'autorité  pour  cesser  toutes  pratiques  catholiques,  et  les  inten- 
dants poussent  de  nouveaux  cris  vers  la  cour,  qui  leur  interdit 
les  rigyeurs  salutaires,  la  contrainte  un  peu  plus  que  morcÊie, 
comme  dit  euphémiquement  Foucault.  Sitôt  qu'on  voit  la  fron- 
tière ouverte ,  l'émigration  s'y  préçjpite  avec  une  nouvelle  impé- 
tuosité. Louvois ,  mêlant  parfois  la  légèreté  à  sa  cruelle  violence, 
avait  dit  que,  s'il  était  permis  de  s'en  all^,  tout  le  monde  res- 
terait. Les  protestants  se  hâtent  au  contraire  de  mettre  à  profit 
cette  facilité  momentanée.  Alors  le  roi.  irrité,  fait  rétablir  les 
gardes  par  mer  et  par  terre.  Les  assemblées  reparaissent.  Quel- 
ques-unes essaient  de  résister  aux  dragons.  On  les  dissipe  par 
la  force  ;  puis  reviennent  les  exécutions  ;  ceux  mêmes  qui  n'ont 
pas  résisté  sont  condamnés  aux  galères.  La  conduite  du  gouver- 
nement  ne  présente  plus  que  variations  et  qu'inconséquences, 
q  u'altcrnatives  inexplicables  d'indulgence  et  de  cruauté.  A  partir 
de  1688,  la  grandeur  des  événements  extérieurs  absorbe  le  rcS  dans 
d'autres  préoccupations  et  lui  ôte  le  loisir  de  chercher  à  se 
reconnaître  et  à  reprendre  un  plan  régulier  quant  à  l'extinction 
des  restes  de  l'Iiérèsie.  Cette  confusion  se  prolonge  durant  une 
période  de  dix  années. 

1.  Mém,  de  Foucault,  t.  II,  p.  825.  —  Édil  de  Nantes,  t  V,  liv.  xxxii,  xxiv. 


(l€86.ieM]  OSCILLATIONS  DU  ROI.  67 

Tandis  que  Louis  faisait  de  la  destruction  du  calvinisme*  son 
gnmd  intérêt  et  tournait  contre  ses  sujets,  contre  la  France ,  tout 
reffort  de  sa  puissance ,  la  situation  générale  de  TEurope  s*était 
considérablement  modifiée.  Le  contre-coup  de  la  réTOcation ,  la 
fermentation  causée  par  les  récits,  par  Taspect  émouvant  des 
fugitifs,  des  martyrs  protestants»  avaient  abattu  en  Hollande  le 
parti  de  Talliance  française ,  ranimé ,  dans  toute  leur  ardeur,  les 
haines  de  1672  et  rendu  au  prince  d*Orange  toute  sa  prépondé- 
rance sur  le  gouvernement  des  Provinces-Unies.  Sur  ces  entre- 
faites ,  les  affaires  de  l'empereur  et  de  FEmpire  se  rétablissaient. 
La  campagne  de  1685  avait  été  tout  à  l'avantage  des  Impériaux': 
Eperies  et  Neubausel  étant  retombés  au  pouvoir  des  généraux  de 
Tempereur  et  le  serasker  Gheitam-Ibrabim,  en  voulant  recouvrer 
Strigonie ,  ayant  perdu  une  bataille  contre  le  duc  de  Lorraine 
et  rélecteur  de  Bavière ,  les  Turcs  s*en  prirent  à  Tékéli  ;  cet 
illustre  chef  hongrois  fut  enlevé  par  surprise  et  conduit  prison- 
nier à  Constantinople ,  comme  accusé  de  trahison:  il  parvint  à 
se  justifier  auprès  du  sultan  et  fut  renvoyé  honorablement  en 
Hongrie  ;  mais  sa  mise  en  liberté  ne  répara  point  le  mal  qu'avait 
fait  son  arrestation  ;  la  plupart  de  ses  amis  et  de  ses  lieutenants, 
indignés  cony^e  les  Tugcs,  avaient  traité  avec  l'empereur  et  livré 
Gaschau  fCassovie)  et  beaucoup  d'autres  places  de  la  Haute-Hon- 
grie au  duc  de  Lorraine*.  L^AUen^gne,  encouragée,  relevait  la 
tête  et  commençait  à  jnanifester  $on  impatience  de  la  pression 

1.  Deux  princes  dn  sang  de  Fraise,  lie  princes  de  Conti  et  de  la  Roche-sur- Yon, 
STaient  fUt  la  campa^e  de  1685  comme  volontaires  dans  Tannée  impérialei  sans 
en  avoir  ^tena  rautorisation  du  roi,  qui  leur  sut  très-mauvais  gré  de  ce  zèle  intem- 
pestif coiftre  les  infidèles.  Ces  deux  princes  avaient  été  accompagpiês  par  un  jeune 
homme  de  grande  naissance,  qui,  ne  trouvant  pas  de  carrière  ouverte  en  France, 
allait  «n  chercher  une  à  la  cour  et  dans  les  arrfKes  de  Tempareur.  Cétait  Eugène 
de  Savoie-Soissons,  fils  JSin  prince  d'une  branche  cadette  de  Savoie  et  petit-neveu, 
par  sa  mère,  du  cardinal  Mazarin^^éa  mère  était  cette  spirituelle  et  intrigante 
eomXmae  de  Soissons?  Olympe  Mancini,  si  influente  sur  la  jeune  cour  pendant  les 
premières  années  de  Louis  XIV.  Elle  avait  perdu  l'amitié  du  roi  pour  l'avoir 
voulu  brouiller  avec  La  Vallière  ;  puis,  en  1K80,  elle  s'était  trouvée  impliquée  dans 
la  fiuneuse  affaire  des  poisons,  qui  compromit  tant  de  personnes  de  la  première 
qpiaUté.  Louis  crut  lui  accorder  une  faveur  en  lui  permettant  de  quitter  la  France. 
Sa  disgr&oe  rejaillit  sur  sa  famille;  son  plus  jeune  flls,  Eugène,  qu'on  appelait 
Vabbé  de  Savais  parce  qu'il  avait  été  d'abord  destiné  k  l'église,  ayant  demandé 
une  compagnie  au  roi,  essuya  un  refus.  Ce  refus  devait  coûter  cher  à  I^uis  et  à  la 
France. 


68  LOUIS   XIV.  [16851 

que  la  France  exerçait  sur  elle.  L'Allemagne  était  convaincue  que 
la  trôve  ne  la  protégerait  pas  mieux  que  n'avait  fait  la  paix, 
contre  les  envahissements  du  Grand  Roi;  elle  s'exagérait  môme 
à  cet  égard  l'anjbition  présente  de  Louis,  et  quelques  nouveaux 
empiétements  opérés  sur  une  petite  échelle  et  comme  par  habi- 
tude eussent  suffl  à  la  confirmer  dans  sa  pensée  de  défiance  et 
de  colère ,  quand  môme  une  grave  question  n'eût  pas  été  posée 
en  ce  moment  eatre  l'Empire  et  la  maison  de  France. 

L'électeur  palatin  était  mort  le  15  mai  1685  et,  avec  lui,  avait 
fini  cette  branche  palatine  de  Bavière,  qui  avait  joué  un  si  gran(} 
rôle  dans  l'histoire  politique  et  religieuse  de  l'Allemagne  depuis 
lexvi»  siècje.  Le  duc  de  Neubourg,  chef  de  la  branche  la  plus 
voisine,  catholique  et  beau-père  de  l'empereur,  s'était  aussitôt 
mis  en  possession  de  Heidelberg  et  de  l'électorat.  Louis  XIV 
réclama  une  part  de  l'héritage  pour  sa  belle-sœur.  Madame, 
duchesse  d'Orléans,  sœur  du  défunt  électeur.  Madame  avait  renoncé 
par  contrat  *de  mariage  aux  biens  féodaux ,  mais  non  point  aux 
biens  allodiaux  de  sa  famille ,  et  le  gouvernement  français  reven- 
diquait pour  elle,  à  ce  titre,  tout  le  mobilier  de  la  maison  palatine, 
jusqu'à  l'artillerie  qui  garnissait  les  places,  et  une  grande  partie 
des  biens  fonds.  Cette  prétention  souleva  une  vive  agitttion  dans 
tout  l'Empire;  mais,  cette  fois,  Louis  XIV  ne  pFocéda  point, 
comme  à  l'ordinaire,  par  voie  de  f^t;  au  lîeu  de  se  faire  justice 
à  lui- môme,  il  s'en  remit  au  jugement  du  pape:  c'était  une 
avance  très-marquée  à  Innocdht  XI,  qui  l'en  remercia  en  môme 
temps  que  de  la  révocation ,  mais  qui  n'en  devint  pas  plus  bien- 
veillan^  pour  lui.  Le  nouveau  Palatin  et  l'empereur,  qui  était, 
intervenu  comme  juge  souverain  du  différend,  n'acceptèrent  point 
d'abord  cet  arbitrage,  Louis  menaça.  Le  Palatin  consentit  à 
l'arbitrage.  Louis,  à  son  tonr,  différa  d'envoyer  à  Rome,  #t  le 
débat  traîna  en  longueur,  grâce  aux  préoccupations  que  don- 
nait au  roi  la  destruction  de  l'hérésie.  Mieux>eût  valu,  après 
tout ,  faire  la  guerre  à  l'étranger  qu'aux  consciences  de  ses  sujets 
et  travailler  à  faire  céder  à  sa  belle-sœur  le  Palalinat  cis-Fhénan', 

1.  Louis  revendiquait  spécialement  pour  sa  belle-sœur  le  duché  de  Simmeren  et 
le  comté  de  Spanheim.  Y.  Limiers,  Hût.  de  Louis  XIV ^  t.  IV^  p.  194,  sur  le  contrat 
de*  Madame. 


[1685)  SUCCESSION    PALATINE.  GU 

qu'à  pousser  dans  la  mine  ou  dans  l'exil  un  million  de  Français. 
Le  renouvcUemenl  de  la  guerre  générale  était  bien  difficile  à 
éviler.  Louis  ne  fit,  par  cette  longanimité  inattendue,  que  donner 
à  ses  ennqmis  le  temps  de  se  rapprocher  et  de  s'entendre.  Un 
vaste  mouvement  diplomatique  s'opérait  contre  la  France  d'un 
bout  de  l'Europe  à  l'autre.  La  révocation  avait  excité  une  vive 
irritation  dans  tous  les  états  protestants ,  que  leur  propre  intolé- 
rance ne  mettait  pourtant  guère  en  droit  de  faire  des  reproches 
à  Louis  XIV.  En  ce  moment  même,  les  états  luthériens  ne  rece- 
vaient pas  sans  quelque  difficulté  les  réfugiés  calvinistes  et,  dans 
certaines   contrées,  leur  refusaient  le  culte  public  et  leur  fer- 
maient les  corporations.  Tous,  cependant,  luthériens  et  calvi- 
nistes, étaient  ralliés  dans  un  même  sentiment  par  la  concordance 
des  événements  de  France  et  d'Angleterre  :  ils  y  voyaient  un 
cdbiplot  tramé  entre  Louis  XIV  et  Jacques  II  pour  la  destruction 
générale  du  protestantisme.  Jacques  II ,  n'ayant  pu  obtenir  le 
concours  de  son  parlement  pour  l'abolition  du  Test,  l'établisse- 
ment d'une  armée  permanente  et  la  suspension  de  Vhabeas  corpiw, 
avait  résolu  de  s'en  passer;  il  avait  prorogé  le  parlement  (no- 
vembre 1685)  et  fait  décider  par  la  haute  cour  de  justice  (cour 
l!u  banc  du  roi),  que  le  roi  pouvait  dispenser  des  lois  pénaleis 
et  par  conséquent  ne  pas  tenir  compte  des  exclusions  fondées  sur 
la  loi  du  TesL  II  introduisait  les  catholiques  partout,  jusque  dans 
le  conseil  privé ,  autorisait  les  couvents  à  s'établir  dans  Londres 
et  envoyait  avec  éclat  un  ambassadeur  à  Rome.  Les  protestants 
croyaient  à  juste  titre  reconnaître  là  les  conseils  de  Louis  XIV 
et  des  jésuites ,  et  pensaient  même  la  liaison  des  deux  rois  plus 
intime  qu'elle  ne  l'était  réellement.  Les  éttts  catholiques  cepen- 
dant ne  savaient  aucun  gré  à  Louis  de  oe  qui  courrouçait  les 
hérétiques,  et  Louis,  en  achevant  de  s'aliéner  les  anciens  amis 
de  la  France ,  n'avait  à  espérer  aucune  compensation  du  côté  de 
ses  anckns  adversaires.  Ch«z  les  deux  grands  gouvernements 
catholiques,  TAutriche  et  l'Espagne,  l'animosité  politique  était 
aussi  forte  que  pouvait  l'être  l'animosité  religieuse  chez  les  ré- 
formés. Quant  au  pape,  les  coups  portés  à  l'hérésie  ne  lui  faisaient 
pas  oublier  «  les  attentats  faits  en  France  contre  la  soumission 
due  à  l'église  romaine.  »  On  avait  plus  d'antipathie  à  Rome 


•70  LOUIS  XIV.  [168«1 

pour  les  auteurs  de  la  Déclaration  de  1682  que  pour  les  calvi- 
nistes. Le  ressentiment  dont  Louis  XIY  était  l'objet  rejaillissait 
jusque  sur  Jacques  II,  qu'on  eût  voulu  voir  s'unir  à  l'Empire  et  à  ( 
('Espagne  contre  la  France ,  et  ces  dispositions  devaipnt  bientôt 
produire  des  combinaisons  politiques  plus  surprenantes  encore 
que  n'avait  été  l'alliance  de  l'Espagne  et  de  la  Hollande. 

Les  menées  du  prince  d'Orange ,  secondées  avec  ardeur  par  le 
nouvel  électeur  palatin ,  aboutirent  à  de  grands  résultats.  L'évi- 
dent affaiblissement  que  la  révocation  allait  causer  à  la  France 
encourageait  tous  les  ennemis  de  Louis  XIY  ;  on  sentait  là  l'équi- 
valent de  cette  persécution  des  protestants  hongrois,  que  Louis 
lui-même  avait  si  bien  exploitée  contre  l'Autriche.  Dès  le  com- 
mencement de  1686,  la  Hollande  et  la  Suède  renouvelèrent  leurs 
anciens  traités  défensifs  (12  janvier  1686).  La  Suède  et  le  Brande- 
bourg, naguère  rivaux  acharnés,  contractèrent  un  pacte  de  défeAse 
mutuelle  le  10  février.  Par  un  article  secret,  les  deux  parties 
s'engagèrent  à  défendre  la  liberté  de  conscience  et  la  paix  de 
religion  contre  les  fléaux  qui  pouvaient  envahir  l'empire  «  après 
d'autres  contrées  voisines  ».  On  comptait,  pour  cette  défense,  sur 
le  concours  de  l'empereur  et  des  catholiques  eux-mêmes.  Ou 
comptait  sur  l'Autriche  et  la  Bavière  pour  défendre  le  traité  d« 
Westphalie  contre  la  France.  Quel  déplorable  renversement  de 
la  politique  !  Un  traité  secret  fut  conclu  ensuite,  le  7  mai ,  entre 
l'empereur  et  l'électeur  de  Brandebourg.  Le  Grand  Électeur, 
pendant  quelques  années,  avait  penché  vers  la  France ,  sans  avoir 
pourtant  dessein ,  autant  qu'on  peut  le  présumer,  d'observer  bien 
fidèlement  ses  mystérieux  engagements  envers  Louis  XIV.  L'em- 
pereur et  les  Provinces-Unies  ayant  réparé  quelques  griefs  qu'il 
avait  contre  eux,  l'intérêt  de  l'Empire,  suiloul  l'intérêt  du  protes- 
tantisme, l'entraînèrent,  et,  comme  dans  la  guerre  de  Hollande, 
il  montra  l'exemple  aux  autres  princes.  Son  pacte  avec  Léopold 
fut  fondé  sur  t  la  nécessité  de  s'unir  pour  éviter' à  l'Empire  &e 
nouvelles  pertes  pareilles -&  celles  qu'il  avait  çubies  par  ses  divi- 
sions intestines,  ^par  les  coupables  intelligences  de  quelques-uns 
de  ses  membres  avec  l'étranger,  et  surtout  par  la  fraude  et  la 
violence  de  ses  ennemis  exftrieurs.  »  Le  même  danger  pouvant 
renaître  à  l'occasion  de  la  succession  palatine,  l'empereur  et 


(16M]  LIGUE   D'AUGSBOURG.  71 

l'électear  s'alliaient  pour  vingt  ans  afin  de  faire  respecter  la  paix 
de  Westphalie  et  la  trêve  de  Ratisbonne.  L'empereur  et  Télecteur 
s'engageaient  à  défendre ,  par  les  derniers  efforts ,  tout  membre 
(Je  l'Empire  attaqué  sous  prétexte  de  réunion  ou  de  dépendances  ; 
si  rélecteur  palatin  était  attaqué,  l'empereur  fournirait  pour  sa 
défense  douze  mille  hommes ,  et  l'électeur  de  Brandebourg  huit 
mille. 

Le  9  juillet  1686 ,  un  second  pacte  secret  fut  signé  à  Âusgbourg 
entre  l'empereur ,  les  rois  d'Espagne  et  de  Suède ,  comme 
membres  de  l'Empire,  l'électeur  de  Bavière,  les  cercles  de  Bavière 
et  de  Franconie-,  les  princes  de  la  maison  de  Saxe  et  les  princes 
et  états  du  Haut-Rhin  et  du  Westerwaldt.  Le  gouvernement  espa- 
gnol venait  encore  une  fois  de  courber  la  tête  devant  la  France,  à 
propos  d'un  démêlé  commercial  * ,  et  embrassait  avec  passion  l'es- 
poir d'obtenir  enfin  cette  vengeance  qui  lui  échappait  toujours. 

Par  cet  acte,  le  chef  et  les  membres  de  l'Empire  s*unissent 
jusqu'à  l'entier  établissement  de  la  sûreté  publique ,  fondée  sur 
l'observation  des  traités  de  Westphalie  et  de  Nimègue  et  de  la  trêve 
de  Ratisbonne.  Dans  le  cas  où  un  des  associés  serait  menacé,  l'em- 
pereur se  charge  d'avertir  tous  les  autres  qu'ils  se  tienaent  prêts  à 
'Élire  marcher  leurs  troupes  au  secours  de  l'allié  en  péril .  Si  l'attaque 
a  lieu,  tous  les  alliés  s'assembleront  pour  arrêter  les  moyens  de 
contraindre  l'agresseur  à  se  désister  et  à  réparer  le  donmiage 

1.  Ltê  règlements  et  les  prohibitions  ne  pouvant  prévaloir  contre  la  force  des 
eboMs,  depuis  la  mine  de  Tindustrie  espagnole,  TEspagne  et  ses  colonies  achetaient 
an  dehors  les  marchandises  qu'elles  ne  produisaient  plus,  et,  faute  d'objets  d'échange, 
les  payaient  presque  exclusivement  avec  l'or  et  l'argent  d'Amérique.  Presque  tout 
le  commerce  des  Indes-Occidentales  était  passé  entre  les  mains  des  Hollandais,  des 
Anglais  et  des  Français,  auxquels  les  armateurs  de  Cadix  servaient  de  commission- 
naires, l'accès  direct  dans  les  colonies  étant  interdit  aux  étrangers.  Les  Français 
étaient  intéressés  dans  ce  commerce  pour  30  à  40  millions.  Le  gouvernement  espa- 
gnol, las  de  lutter  sans  succès  contre  la  contrebande,  avait  fini  par  accorder  l'expor- 
tation des  métaux  précieux,  moyennant  certaines  restrictions  et  une  forte  taxe 
appelée  indult.^Cea  conditions  furent  appliquées  avec  partialité  au  détriment  des 
Français,  qu'on  vexa  de  toutes  manières,  tandis  qu'on  favorisait  les  Hollandais  et 
les  Anglais,  fin  1685,  on  saisit  en  Amérique,  sous  prétexte  de  contravention,  500,000 
écos  appartenant  aux  négociants  français.  Louis  XIV  envoya  une  escadre  bloquer 
Cadix;  deux  galions  furent  enlevés.  Le  cabinet  de  Madrid,  craignant  de  plus  grandes 
pertes,  remboursa  les  500,000  écus.  Y.  P.  Clément,  le  Gouvememtnt  de  I/mU  X/K, 
p.  178.  —  De  Sourcbes,  II,  89.  La  jeune  reine,  Marie -Louise  d'Orléans,  avait 
offert  toutes  set  pierreries  pour  ce  paiement,  afin  d'empêcher  le  renouvellement  de 
la  guerre. 


72  "  LOUIS  XIV  ll$861 

qu'il  aura  fait.  Les  alliés  resteront  unis  et  emploieront  toutes 
leurs  forces  jusqu'à  ce  que  le  but  soit  atteint.  Chacun  des  alliés 
doit  secourir  les  places  exposées  aux  invasions  :  si  quelqu'un 
d'eux  n'est  point  en  état  de  le  faire,  l'association  y  pourvoira. 
Chacun  procurera  l'avantage  de  l'autre  et  la  sûreté  de  tous. 
L'association  s'oblige  à  mettre  sur  pied  soixante  mille  combat- 
tants ,  sur  lesquels  l'empereur  en  fournira  seize  mille ,  l'électeur 
de  Bavière,  huit  mille ,  le  roi  d'Espagne,  pour  le  cercle  de  Bour- 
gogne,  six  mille.  Ces  troupes  seront  fréquemment  exercées  et 
astreintes  à  camper  tous  les  ans  quelques  semaines.  Une  caisse 
commune  sera  établie  à  Francfort.  Cbacun  des  alliés  aura  ses 
magasins.  L'empereur  aura  la  direction  suprême  des  opérations 
militaires  ;  l'électeur  de  Bavière  commandera  l'armée.  Les  puis- 
sances étrangères  pourront  être  admises  dans  l'association  par 
l'empereur.  On  s'engage  d'abord  pour  trois  ans  :  si  la  sûreté 
publique  est^  d'ici  là,  suffisamment  garantie,  l'association  désar- 
mera ;  sinon  elle  sera  prorogée.  Tout  différend  entre  les  alliés 
sera  décidé  à  l'amiable.  Aucun  des  alliés  ne  pourra  négocier 
séparément  avec  l'ennemi  une  fois  déclaré;  rien  ne  se  fera  ni  ne 
se  conclura  que  d'un  consentement  unanime. 

L'électeur  palatin,  qui  se  trouvait  le  plus  directement  intéressé 
au  traité,  y  adhéra  le  2  septembre;  le  duc  de  Bolstein-Gottorp 
en  fit  autant  le?  *. 

Tels  furent  les  premiers  actes  de  la  célèbre  Ligue  d'Augsoourg. 
Les  principes  qu'elle  posa  furent  d'abord  purement  défensifs; 
mais  son  principal  instigateur,  le  prince  d'Orange ,  espérait  bien 
en  tirer  d'autres  conséquences.  Il  n'essaya  pas  de  rattacher  sur- 
le-champ  la  Hollande  à  la  ligue  de  l'Empire  :  les  États-Généraux 
eussent  encore  hésité  à  faire  une  démarche  aussi  décisive ,  sans 
provocation  de  la  part  de  Louis  XIV;  d'ailleurs,  Guillaume  avait 
à  réserver  son  influence  sur  la  Hollande  pour  un  autre  dessein, 
et  la  Ligue  d'Augsbourg  n'était,  dans  sa  pansée,  qu'une  puissante 
diversion  qu'il  se  ménageait. 

Louis  XIV  ne  fut  informé  des  conventions  d*Augsbourg  qu'au 
bout  de  deux  mois,  et  fort  imparfaitement  :  il  crut  le  traité  plus 

1.  Dumont,  Cor^^  dipL,  t.  VII,  2*  partie,  p.  122-139. 


[t686î  INFLUENCE   DE    MAINTENON.  73 

agressif;  0  avait  eu  avis  que  la  Hollande  y  était  engagée  et  qu*on 
voulait  rompre  la  trêve  de  Ratisbonne.  Il  menaça  d'entrer  en 
Allemagne  avec  soixante  mille  hommes.  L'empereur  et  les  princes 
allemands  renièrent  toute  intention  hostile  et  assurèrent  qu'ils 
ne  demandaient  que  le  maintien  des  traités.  Louis ,  comme  pour 
défier  la  Ligue,  fit  bâtir  un  nouveau  fort  en  face  de  Huningue, 
sur  la  rive  droite  du  Rhin  et  sur  les  terres  du  margrave  de  Bade , 
et  signifia  à  l'électeur  de  Brandebourg  et  aux  ducs  de  Brunswick 
qu'ils  eussent  à  ne  point  attaquer  le  roi  de  Danemark ,  alors  en 
guerre  avec  la  ville  de  Hambourg.  Le  Danemark  était  le  seul  allié 
qui  restât  à  Louis.  Quant  au  fort  du  Rhin ,  cette  entreprise  mé- 
contenta les  Suisses  au  moins  autant  que  les  Allemands  et  acheva 
d'aliéner  de  Louis  les  cantons  protestants ,  qui  regorgeaient  de 
réfugiés  français  et  piémontais  '. 

Si  le  roi  en  eût  cru  Louvois,  il  ne  se  fût  pas  contenté  de  si  peu  : 
il  eût  pris  l'offensive,  sous  prétexte  de  prévenir  les  complots  de 
ses  ennemis  et  d'assurer  les  droits  de  Madame  sur  la  succession 
palatine ,  mais ,  en  réalité ,  pour  faire  de  nouvelles  conquêtes  en 
Belgique  et  sur  le  Rhin,  et  pour  secourir  indirectement  les  Turcs 
et  Tékéli ,  en  obligeant  l'Allemagne  à  diviser  ses  forces.  Louvois 
commençait  à  croire  le  retour  de  la  guerre  nécessaire  à  son 
crédit  et,  d'ailleurs,  il  pouvait  soutenir  son  avis  par  des  motifs 
assez  spécieux.  L'influence  pacifique  de  madame  de  Maintenon 
l'emporta  et  le  superbe  ministre  fut  contraint  de  plier.  La  puis- 
sance de  l'amie  du  roi  devenait  de  plus  en  plus  manifeste  :  le  roi 
prenait  l'habitude  de  travailler  chez  elle  et  devant  elle  avec  les 
ministres,  et  Louvois  ne  pouvait  dissimuler  le  dépit  qu'il  en 
éprouvait,  bien  que  madame  de  Maintenon,  pendant  le  <  tra- 
vail du  roi  D ,  parût  plus  occupée  de  son  rouet  que  de  la  dis- 
cussion *. 

L'état  de  la  santé  du  roi  avait  secondé  madame  de  Maintenon. 
Louis,  dont  le  tempérament  si  robuste  avait  paru  longtemps 

1.  Jf/m.  du  marquis  de  Souches,  t.  II,  p.  167.  —  Abrégé  des  mémoires  du  marquis 
de  Dangeau,  publié  par  madame  de  Genlis,  1. 1*',  p.  169. 

2.  11  arrÎTait  parfois,  quand  la  matière  était  embarrassante,  que  le  roi  disait  : 
M  Consultons  la  raison;  »  puis  il  ajoutait,  en  se  tournant  vers  elle  :  »  Qu'en  pense 
Votre  Solidité?  »  Cest  le  nom  qu'il  lui  donnait,  pour  rendre  hommage  à  rexctfl- 
lence  de  son  esprit.  Noailles,  Histoire  de  madame  de  Maintenon^  t.  II,  p.  196. 


74  LOUIS   XIV  [1686-1681] 

inaltérable,  souffrait,  depuis  quatre  ans,  d'une  affection  très- 
commune  à  cette  époque  et  qui  était  devenue  assez  grave  vers 
le  commencement  de  1686  :  c'était  une  fistule  au  fondement.  Ainsi, 
au  moment  où  le  concert  de  louanges  redoublait ,  où  les  flots 
d'encens  s'élevaient  de  toutes  parts,  où  ie  courtisan-type,  La 
Feuillade,  érigeait  sur  la  place  des  Victoires  une  statue ,  ou  plutôt 
une  idole,  à  Y  homme  immortel,  et  la  consacrait  par  des  cérémonies 
d'adoration  païenne  * ,  la  nature  menaçait  d'enlever  le  dieu  par 
un  mal  vulgaire  et  presque  humiliant.  Louis  laissa  l'ulcération 
s*aggraver  pour  n'avoir  pas  voulu  permettre  qu'on  l'opérât  aus- 
sitôt qu'il  eût  été  convenable  :  il  n'était  point  accoutumé  à  souf- 
frir. II  se  décida  enfin  à  subir  l'opération  le  18  novembre,  et 
n'appela  près  de  lui ,  dans  ce  moment  pénible,  que  madame  de 
Maintenon  et  M.  de  Louvois,  comme  pour  réconcilier,  devant  son 
lit  de  douleur,  son  amie  et  son  ministre  nécessaire.  L'opération, 
supportée  avec  courage ,  réussit  ;  cependant  on  fut  bientôt  dans 
la  nécessité  de  faire  de  nouvelles  incisions,  et  Louis  ne  fut  vérita- 
blement guéri  qu'au  mois  de  janvier  suivant.  La  France  et  l'Eu- 
rope avaient  attendu ,  'avec  une  anxiété  profonde ,  l'issue  de  sa 
maladie  :  le  bruit  de  sa  mort  s'était  répandu  plusieurs  fois.  L'ac- 
cueil que  lui  firent  les  Parisiens  quand  il  alla,  le  30  janvier  1687, 
remercier  Dieu  de  sa  guérison  à  Notre-Dame ,  puis  dîner  à  l'Hôtel 
de  Ville ,  rappela  les  transports  qu'on  avait  témoignés  à  la  nais- 
sance de  l'aîné  de  ses  petits-fils,  et  fit  voir  combien  il  était  encore 

1.  La  Feaillade,  a?ec  le  eoncoun  de  la  ville  àé  Paris^  avait  fait  construire,  sur 
remplacement  d'an  h6tel  qui  lui  appartenait,  la  place  qu'il  nomma  des  Victoiret^  en 
commémoration  des  triomphes  de  Louis  XIV.  Il  y  éleva  &  ses  frais  un  g^roupe  coloi^sal 
en  plomb  doré,  qui  représentait  Louis  le  Grand  couronné  par  la  Victoire  et  foulant 
aux  pieds  un  Cerbère,  symbole  de  la  coalition.  Quatre  esclaves  de  bronze  étaient  en- 
chaînés aux  quatre  angles  du  piédestal.  Ce  monument,  ouvrage  du  sculpteur  bra- 
bançon Van-Bogaërts  (Desjardins),  fut  dédié,  le  2B  mars  1686,  avec  une  pompe 
extraordinaire.  La  Feuillade  en  fit  trois  fois  le  tour  à  la  tète  des  gardes  françaises, 
dont  il  était  colonel,  avec  les  prosternations  par  lesquelles  les  Romains  inauguraient 
les  statues  de  leurs  empereurs.  11  avait  résolu  de  fonder  des  lampes  votives  qui 
auraient  brûlé  nuit  et  jour  devant  la  statue,  comme  autrefois  devant  les  images  des 
dieux.  Le  roi  trouva  pourtant  ceci  trop  fort  et  ne  le  permit  pas.  La  Feuillade 
se  consola  en  annonçant  l'intention  de  se  préparer  une  sépulture  sous  la  statue 
de  son  maître.  V.  Mém,  de  Choisi,  p.  602.  •»  jlf^m.  du  marquis  de  Sourches^  t.  II, 
p.  36.  —  Tableau  de  Parii^  par  Saint- Victor,  t.  U,  p.  113-118,  avec  le  dessin  du 
monument  détniiten  1792.  Les  quatre  esclaves  de  bronze  ont  été  transportés  aux 
Invalides. 


litlMtW]  MALADIE  DU   ROL  75 

populaire.  Toute  la  population,  à  l'exception  des  malheureux  pro- 
testants, fut  dans  Tivresse  * . 

La  maladie  de  Louis  XIV  devait  couper  son  règne  en  deux  moi- 
tiés presque  égales  '.  Si  ce  règne  se  fût  terminé  au  milieu  de  sa 
carrière,  il  eût  laissé  la  mémoire  d'une  grandeur  et  d'une  pro* 
spérité  sans  exemple  dans  l'histoire.  La  grandeur  devait  survivre  à 
la  prospérité ,  et  d'autres  destins  étaient  réservés  aux  dernières 
années  du  règne. 

Les  succès  lointains  des  rivaux  de  la  France,  sans  l'atteindre 
directement,  étaient  déjà  des  revers  pour  elle.  Depuis  1685,  tout 
réussissait  aux  Impériaux  contre  les  Turcs,  et  l'on  commençait  à 
reconnaître,  à  exagérer  même  la  faiblesse  réelle  de  ce  grand  corps 
othoman,  objet  de  tant  de  terreurs.  Le  pape  et  l'empereur  étaient 
parvenus  à  calmer  le  mécontentement  de  Sobieski  contre  l'in- 
grate Autriche  :  Innocent  XI,  par  de  pressants  appels  au  zèle  du 
héros  polonais ,  appels  soutenus  de  larges  subsides,  Léopold ,  par 
la  promesse  d'assurer  aux  enfants  de  Sobieski  les  conquêtes  que 
ferait  leur  père.  Sobieski  avait  cédé  aux  Russes  Smolensk,  Tcher- 
nigov ,  Kiew  et  les  autres  places  du  Borysthène ,  qu'ils  n'occu- 
paient qu'à  titre  provisoire,  afin  d'obtenir  leur  coopération  contre 
les  Turcs  et  les  Tatares ,  vassaux  du  sultan  ;  puis  il  avait  envahi 
la  Yalachie  et  la  Moldavie  :  trahi  par  l'ho^^podar  grec,  Cantîmir, 
qui  lui  avait  promis  de  s'unir  à  lui,  il  ne  put  se  maintenir  dans 


1.  Jffifi.  de  Soarches,  t.  Il,  p.  1, 18,  24,  41,  206.  —Abrégé  de  Dangeau,  1. 1*% 
p.  180.  —  Larrei,  Histoire  dt  Louis  XIV,  t.  II,  p.  71.  Le  grand  Condé  était  mort  peu 
après  ropérationda  roi,  le  11  décembre  1686.  Il  avait,  depuis  longues  années,  racheté 
les  péchés  politiques  et  autres  de  sa  jeunesse,  en  se  montrant  le  plus  obséquieux  des 
eoartisans  et  le  type  du  décorum.  Quand  on  le  priait  d'écrire  les  mémoires  de  sa  vie, 
Q  répondait  :  **  Tout  ce  que  j'ai  fait  n'est  bon  qu'à  être  oublié  ;  il  faut  écrire  This- 
lotre  du  roi;  tonte  autre  serait  désormais  superflue.  »  Dans  les  derniers  temps  de  sa 
Tie,  il  tourna  même  à  la  dévotion,  et  acheva  de  mettre  ainsi  Chantilli  à  l'unisson  de 
Yerbailles.  «  La  nouvelle  de  la  communion  de  M.  le  Prince,  écrivait  le  marquis  de 
Sonrches  en  1685  (  t.  I*',  p.  88  ; ,  surprit  beaucoup  de  monde  ;  on  assuroit  qu'il 
n'avQÎt  pas  fait  ses  piques  depuis  dix-sept  ans.  »  Un  des  plus  vifs  désirs  du  roi  était 
d^assurer  de  grands  établissements  à  ses  enfants  naturels  :  Condé  flatta  cette  passion 
en  demandant  au  roi,  pour  son  petit-fils  le  duc  de  Bourbon,  une  fille  de  Louis  et  de 
madame  de  Montespan.  Cette  jeune  princesse  ayant  été  attaquée  de  la  petite  vérole, 
malade  lai-mème,  il  accourut  de  Chantilli  à  la  cour  et  se  duima  tant  de  fatigue, 
qu'il  mounit  des  suites  de  son  zélé.  C'était  bien  être  courtisan  jusqu'à  la  mort.  Son 
oraison  funèbre  fut  un  des  plus  magnifiques  chefs-d'œuvre  de  Boasuet. 

2.  De  1661  à  1686;  de  1687  à  17121 


76  LOUIS   XIV.  [16«6-i6871 

les  provinces  roumanes,  et  fut  réduit  à  la  gloire  stérile  d'une 
retraite  victorieuse,  opérée  dans  un  pays  difficile,  devant  les  forces 
supérieures  des  Turcs  et  des  Tatares.  Il  n'avait  fait ,  en  sacrifiant 
les  vrais  intérêts  de  la  Pologne,  que  faciliter  les  succès  des  Impé- 
riaux par  une  grande  diversion.  Pendant  que  les  Turcs  défen- 
daient la  Valachie  et  la  Moldavie  contre  les  Polonais ,  l'Autriche 
enlevait  au  sultan,  par  un  traité  avec  le  prince  Michel  Apaffi ,  la 
suzeraineté  de  la  Transylvanie,  jusqu'alors  le  point  d'appui  de 
l'insurrection  hongroise,-et  Bude,  la  capitale  de  la  Hongrie  otho- 
mane ,  était  emportée  d'assaut  en  présence  du  grand  vizir,  sans 
que  celui-ci  pût  lui  porter  secours  (2  septembre  1686).  La  popu- 
lation presque  entière,  chrétienne  ou  musulmane,  fut  égorgée  par 
les  troupes  impériales,  plus  féroces  que  les  Infidèles  eux-mêmes. 
Une  partie  de  la  Hongrie  méridionale  suivit  le  sort  de  Bude.  Les 
Vénitiens  n'eurent  pas  moins  de  succès  que  les  Impériaux  dans 
cette  campagne  :  ils  réparèrent  la  perte  de  Candie  par  la  conquête 
de  la  Morée  :  la  côte  occidentale  de  la  Grèce  et  la  Dalmatie  turque 
tombèrent  en  partie  dans  leurs  mains. 

La  civilisation  et  l'humanité  n'avaient  point  à  se  louer  des  avan- 
tages remportés  parla  Ligue  :  le  canon  des  Vénitiens  avait  détruit 
en  Grèce  d'incomparables  Monuments  de  l'antiquité,  épargnés 
par  la  barbarie  othomane  *,  et  le  retour  de  la  Hongrie  sous  la  do- 
mination autrichienne  fut  signalé  par  une  longue  série  d'atro- 
cités, qui  justifièrent  les  Hongrois  d'avoir  préféré  la  suzeraineté 
des  Infidèles  au  joug  de  l'Autriche.  Les  magnats  récemment  sou- 
mis ayant  montré  quelques  dispositions  à  renouer  avec  Tékéli,  le 
cabinet  de  Vienne  fit  assembler  à  Éperies ,  sous  ce  prétexte,  un 
tribunal  extraordinaire,  qui  sembla  se  proposer  pour  but  d'anéan- 
tir la  noblesse  magyare.  Il  fallut  trente  bourreaux  à  la  fois  pour 
suffire  à  l'ouvrage  :  l'échafaud  resta  dressé  pendant  une  année 
presque  entière,  et  le  théâtre  sanglant  d Éperies  mérita,  dans  l'his- 
toire des  tyrans,  un  renom  égal  au  tribunal  de  sang  du  duc  d'Albe. 
Quand  la  Hongrie  parut  assez  épuisée  de  sang,  assez  abattue  par 
la  terreur,  l'empereur  manda  à  Vienne  ce  qui  restait  des  magnats, 
et  les  força  d'abandonner,  au  nom  de  leur  nation,  l'antique  droit 
d'élire  les  rois  et  celui  de  résister  par  les  armes  aux  infractions 

1.  Les  sculptures  de  Phidias  au  Parthénon  étaient  restées  intactes  jusqu'en  1686! 


[l«;87i  SUCCÈS   DE   L'AUTRICHE.  77 

des  privilèges  nationaux  par  le  pouvoir  royal.  La  diète  hongroise, 
convoquée  à  Presbourg,  ratifia  cette  destruction  de  la  constitution 
nationale ,  reconnut  la  couronne  héréditaire  en  ligne  masculine 
et  proclama  le  jeune  archiduc  Joseph,  fils  de  Léopold,  associé  à 
la  couronne  (9  décembre  1687).  ^administration  financière  de  la 
Hongrie  fut  livrée  à  une  chambre  composée  pour  moitié  d* Alle- 
mands. Le  dernier  effort  d'indépendance  qu'osa  la  diète,  fut  de 
refuser  d'étendre  l'hérédité  à  la  ligne  féminine.  Léopold,  ajprès  le 
couroimement  de  son  fils ,  supprima  enfin  le  tribunal  d'Éperies, 
confirma  ce  qui  restait  de  privilèges  à  la  nation  hongroise  et  pro- 
mit de  réunir  au  royaume  de  Hongrie  les  conquêtes  qu'il  avait 
faites  et  ferait  sur  les  Turcs.  Ses  ministres,  instigateurs  de  ses 
effroyables  vengeances,  et  les  jésuites,  si  influents  sur  son  esprit, 
l'avaient  pressé  d'établir  un  gouvernement  tout  à  fait  absolu  en 
Hongrie  et  de  supprimer  de  nouveau  le  culte  protestant;  il  eut  du 
moins  le  bon  sens  de  résister  et  de  ne  pas  pousser  aux  dernières 
exlrémités  un  peuple  courageux,  qui  fût  bientôt  revenu  de  l'épou- 
vante à  la  fureur*. 

Le  duc  de  Lorraine  et  l'électeur  de  Bavière  avaient,  cependant, 
poursuivi  le  cours  de  leurs  succès.  Le  12  août  1687,  ils  avaient  rem- 
porté une  éclatante  victoine  sur  le  grand  vizir  à  Mohacz ,  dans  ces 
mêmes  plaines  où ,  cent  soixante  -  six  ans  auparavant,  le  roi  Louis 
Jugellon  et  l'indépendance  hongroise  étaient  tombés  ensemble  sous 
le  cimeterre  du  grand  Soliman.  Les  Impériaux  profitèrent  de  leur 
triomphe  pour  violer  leur  récent  traité  avec  le  prince  de  Transyl- 
vanie, qui,  disaient-  ils,  conservait  des  intelligences  avec  les  Turcs, 
et  pour  occuper  militairement  cette  contrée.  Les  discordes  des 
Turcs  achevaient  d'assurer  la  fortune  de  leurs  vainqueurs.  L'ar- 
mée battue  à  Mohacz,  après  avoir  chassé  le  grand  vizir  Soliman- 
Pacha,  à  qui  elle  attribuait  sa  défaite ,  avait  marché  sur  Constan- 
tinople,  renversé  du  trône  le  sultan  Mahomet  IV,  élevé  à  sa  place 
son  frère  Soliman ,  qui  végétait,  depuis  l'enfance ,  prisonnier  au 
fond  du  sérail  ^,  et  paraissait  beaucoup  plus  empressée  à  rançon- 

L  Hist.  des  réeoluliotu  de  Hongrie^  t.  I",  liv.  iii-iv  j  La  Haie,  1739.  —  Coxe,  llùt. 
^lamaÎMon  dT Autriche ,  t.  lY,  c.  LXVI. 

2.  Cétait  la  première  fois  peut-être,  depuis  le  quinzième  siècle,  que  les  sultans 
afaient  dérogé  à  la  coutume  d'égorger  leurs  frères  pour  inaugurer  leur  règne. 


73  LOUIS  X£V.  [1«S7] 

ner  la  capitale  et  les  provinces  othomanes,  qu'à  retourner  contre 
l'ennemi.  Le  nouveau  sultan  manifesta  le  désir  de  traiter  avec 
l'empereur  et  bl&ma  ouvertement  la  guerre  entreprise  par  son 
prédécesseur  contre  la  foi  d'une  trêve. 

Tous  ces  graves  événements  causaient  autant  de  mauvaise  hur 
meur  à  Versailles  que  de  satisfaction  à  Vienne.  Le  gouvernement 
français  ne  manifestait  son  inquiétude  qu'en  redoublant  de  hau- 
teur à  mesure  que  ses  rivaux  devenaient  plus  redoutables  ;  il  ces- 
sait enfin  de  s'absorber  dans  ses  tristes  préoccupations  religieuses 
et  travaillait  sérieusement  à  contre-balancer  les  progrès  de  l'em- 
pereur. Sa  situation  était  compliquée  d'une  nouvelle  querelle 
avec  un  adversaire  qui  n'avait  pas,  comme  Léopold,  des  armées  à 
sa  disposition,  mais  qui  avait  d'autres  moyens  de  nuire  et  qui  en 
usait  avec  passion  :  c'était  le  pape  Innocent  XI.  Les  franchises 
dont  jouissaient  à  Rome  les  ambassadeurs  des  puissances  catho- 
liques avaient  été  l'occasion  du  débat.  Chaque  ambassadeur  était 
souverain ,  non  pas  seulement  dans  son  palais ,  mais  dans  son 
quartier  :  les  officiers  du  pape  étaient  privés  de  toute  autorité  sur 
une  grande  partie  de  Rome,  ce  qui  rendait  la  police  à  peu  près 
impossible  et  assurait  aux  malfaiteurs  des  retraites  inviolables 
dans  tous  ces  asiles  privilégiés.  Innoceift  XI,  à  l'exemple  de  Sixte- 
Quint  et  de  quelques  autres  pontifes  zélés  pour  le  bon  ordre, 
voulut  faire  cesser  ces  abus  et  résolut  de  ne  plus  recevoir 
d'ambassadeur  qui  ne  renonçât  à  la  franchise  de  son  quartier. 
Les  cours  de  Pologne,  d'Espagne,  d'Angleterre,  la  république 
de  Venise,  le  cabinet  de  Vienne,  accédèrent  successivement 
aux  intentions  du  saint  père.  Au  commencement  de  1687,  le 
duc  d'Estrées ,  ambassadeur  de  France,  étant  venu  à  mourir,  le 
pape  fit  occuper  le  palais  Farnèse  (palais  de  l'ambassade  fran- 
çaise) par  ses  officiers  et  proclamer  l'abolition  des  franchises; 
puis  il  fit  exposer  de  nouveau  à  Louis  XIV  ses  motifs  et  le 
consentement  des  autres  princes.  Innocent  XI  avait  eu  tort  sur 
d'autres  points  contre  le  roi  de  France;  mais,  cette  fois,  on 
doit  reconnaître  qu'il  avait  raison.  Louis,  cependant,  répondit 
superbement  que  «  sa  couronne  ne  s'étoit  jamais  réglée  sur 
«  l'exemple  d'autrui ,  mais  que  Dieu  l'avoit  établie  pour  servir 
€  d'exemple  et  de  règle  aux  autres,  et  qu'il  étoit  résolu,  tant 


(1617]  AFFAIRE  DES  PRANCHISË&  79 

c  qu'il  régnerait,  de  n'en  jamais  laisser  perdre  aucun  droit  *.  :t 
Il  est  difficile  de  comprendre  quel  intérêt  si  puissant  pouvait 
aToir  la  couranne  de  France  à  empêcher  le  barigel  d'arrêter  les 
▼oleurs  dans  les  rues  voisines  du  palais  Farnëse.  Louis,  néan- 
moins, tint  parole,  et,  le  pape  ayant  lancé  une  bulle  d'excommu- 
nication contre  quiconque  prétendrait  maintenir  les  franchises 
des  quartiers  (12  mai  1687),  le  roi  expédia  le  marquis  de  Lavar- 
din  en  ambassade  à  Rome,  avec  ordre  de  ne  rien  céder  de  ses 
droits.  Lavardin  fit  son  entrée  à  Rome  en  conquérant,  à  la  tête 
d'un  millier  d'hommes  armés  de  pied  en  cap,  la  plupart  officiers, 
gentilshommes  ou  gardes  de  la  marine  (16  novembre).  Le  pape 
lui  refusa  audience,  comme  à  un  excommunié,  et  interdit  l'église 
firançaise  de  Saint-Louis,  où  l'ambassadeur  faisait  ses  dévotions 
f26  décembre).  L'ambassadeur  protesta,  et  le  procureur-général 
de  Harlai  interjeta  appel  comme  d'abus  de  la  bulle  du  12  mai  et 
de  la  sentence  du  26  décembre.  Il  appela  au  futur  concile,  et  non 
à  Innocent  XI  mieux  informé,  ainsi  qu'on  l'avait  pratiqué,  dit- il, 
envers  d'autres  papes,  à  qui  leur  âge  permettait  d*agir  par  eux- 
mêmes,  et  dont  le  caractère  et  les  idées  promettaient  justice  et 
impartialité.  L'avocat-général  Talon  fut  beaucoup  plus  vif  et  plus 
explicite  encore.  S'il  ne  put  trouver  de  bonnes  raisons  en  faveur 
des  franchises ,  il  blâma  le  pape ,  à  juste  titre ,  d'avoir  abusé  des 
armes  spirituelles  dans  une  matière  purement  politique  :  il  atta- 
qua les  refus  systématiques  de  bulles  aux  évêques  nommés  par  le 
roi,  refîis  qui,  prolongés  depuis  1682,  tenaient  en  ce  moment 
trente -cinq  dioeèses  sans  pasteurs  constitués  canoniquement,  et 
il  soutint  qu'on  pourrait  bien  se  passer  des  bulles  et  faire  ordon- 
ner par  les  métropolitains  les  évêques  élus  par  le  roi ,  si  le  pape 
continuait  à  refuser  d'exécuter  le  concordat.  Il  accusa  le  saint- 
père  de  protéger  le  jansénisme,  faction  hostile  «  à  toutes  les  puis- 
sances ecclésiastiques  et  séculières  »,  et  de  tolérer  les  erreurs 
nouvelles  du  quiétisme*.  Il  conclut,  en  sus  de  l'appel  au  futur 
concile  général,  à  ce  que  le  roi  fût  supplié,  1°  d'ordonner  la  tenue 
de  conciles  provinciaux ,  ou  d'un  concile  national ,  afin  de  pour- 

1.  Lam;i,  HUt,  dt  Louia  XIV,  t.  Il,  p.  74. 

2.  Nous  reviendrons  sur  cette  secte  mystique,  qui  devait  jouer  bientôt  en  France 
on  r&Ie  intéressant. 


80  LOUIS   XIV.  [1688] 

voir  aux  désordres  causés  i)ar  la  vacance  des  évêchés  ;  2^  d'inter- 
dire tout  commerce  avec  Rome  et  tout  envoi  d'ai'gent.  Le  parle- 
ment de  Paris  rendit  arrêt  conforme  (22-23  janvier  1688)  '. 

C'était  la  question  de  schisme  que  posait  nettement  la  magis- 
trature. Le  roi  n'alla  pas  si  loin  et  différa  de  répondre  aux  vœux 
du  parlement.  Une  grande  affaire ,  qui  touchait  bien  autrement 
que  la  querelle  des  franchises  aux  intérêts  essentiels  de  la  France, 
venait  de  surgir  et  faisait  souhaiter  à  Louis  un  accommodement 
avec  le  pape  ;  mais  Innocent  n'était  pas  homme  à  laisser  échapper 
un  moyen  de  vengeance  un  peu  plus  efficace  que  les  foudres  usées 
de  l'excommunication.  Louis  éprouva  qu'il  n'est  pas  bon  d'humi- 
lier un  adversaire  qu'on  ne  peut  ni  ne  veut  anéantir. 

On  a  vu  avec  quel  dévouement  la  maison  souabe  de  Filr^en- 
bcrg  s'était  attachée  à  la  France  :  des  deux  chefs  de  cette  maison, 
l'un,  le  prince  Guillaume,  ministre  de  l'électeur  de  Cologne,  avait 
enchaîné  l'électeur  à  la  politique  française  ;  l'autre ,  l'évoque  de 
Strasbourg,  Égon,  avait  été  pour  beaucoup  dans  la  réunion  de 
Strasbourg  à  la  France.  Égon  étant  mort  en  1682,  Guillaume  entra 
dans  l'Église  et  Louis  XIV  lui  procura  l'évéché  de  Strasbourg , 
l)uis  le  chapeau  de  cardinal.  Louis  préparait  à  son  utile  auxiliaire 
une  plus  haute  fortune,  la  succession  même  de  l'électeur  de  Co- 
logne, évêque  de  Liège,  Maximilien- Henri  de  Bavière- Leuchten- 
berg,  prince  valétudinaire,  dont  là  fin  paraissait  prochaine. 

Au  commencement  de  1688,  le  chapitre  de  Cologne,  travaillé 
de  longue  date  par  les  intrigues  de  Fûrstenberg  et  par  l'argent  de 
la  France,  élut  Fûrstenberg  coadjuteur  de  l'archevôque-élect^iur  : 
le  consentement  de  celui-ci  avait  été  acheté  à  haut  prix  par  le  roi. 
L'alarme  se  répandit  dans  tout  l'Empire  :  Fûrstenberg  électeur! 
autant  eût  valu  introduire  dans  le  collège  électoral  M.  de  Louvois 
ou  M.  de  Groissi!  Mais  l'Empire  pouvait  compter  sur  Rome  :1e 
pape  cassa  l'élection.  L'archcvêque-électeur  mourut  sur  ces  entre- 
faites (3  juin).  Louis  XIV  fit  une  dernière  tentative  auprès  d'In- 
nocent XL  11  lui  envoya  un  agent  confidentiel  avec  une  lettre  de 
sa  main.  L'agent  et  la  lettre  ne  furent  pas  reçus.  Pendant  ce  temps, 
la  Ligue  d'Augsbourg  s'était  hâtée  de  chercher  un  compétiteur  à 

1.  Mém.  chronolog.  et  dogmatiques^  t.  II,  p.  304-316.  —  Larrei,  t.  II,  p.  72-82.  — 
Limiers,  HùL  de  Louù  XIV,  t,  IV,  p.  242. 


11688]  AFFAIRE  DE  COLOGNE.  84 

Fûrstenberg  :  elle  avait  mis  en  avant  le  jeune  prince  Clément, 
frère  de  Télecleur  de  Bavière.  Clément  de  Bavière  n'avait  ni  l'âge, 
ni  les  autres  conditions  requises  :  le  pape  lui  accorda  des  dis- 
penses et  un  bref  d'éligibilité.  Le  chapitre  de  Cologne  procéda,  le 
! 9  juillet,  à  l'élection  du  nouvel  archevêque.  Les  constitutions  de 
Télectorat  de  Cologne  établissaient  que  le  candidat  qui  était  déjà 
attaché  à  quelque  ^utre  bénéfice  devait  réunir  les  deux  tiers  des 
voix,  seize  sur  vingt-quatre,  pour  être  élu  irrévdtablement ;  s'il 
n'avait  que  la  simple  majorité,  il  devait  s'adresser  au  pape  par 
voie  de  postulation.  Fûrstenberg  avait  voulu  lever  cet  obstacle  en 
se  démettant  de  l'évéché  de  Strasbourg,  mais  le  pape  lui  en  avait 
refusé  la  permission.  Si  toutes  les  voix  qui  l'avaient  appelé  à  la 
coadjutorerie  lui  étaient  restées  fidèles,  il  aurait  eu  les  deux  tiers 
des  suffrages  et  eût  passé,  en  dépit  du  saint -père;  mais  les  lettres 
de  change  hollandaises  avaient  contre-balancé  les  louis  de  France 
et  détourné  deux  ou  trois  voix  :  Fiirstenberg  n'en  avait  eu  que  qua- 
torze contre  neuf  données  à  Clément  de  Bavière.  La  majorité  du 
chapitre  résolut  néanmoins  de  soutenir  son  choix  et  de  considérer 
rautorîsation  donnée  antérieurement  par  le  pape  à  FQrstenberg, 
d'être  à  la  fois  évêque  de  Strasbourg  et  chanoine  de  Cologne, 
comme  un  équivalent  du  bref  d'éligibilité.  Louis  XIV  signifia,  par 
ses  ambassadeurs  à  Ratisbonne,  à  la  Haie,  à  Bruxelles,  qu'il  main- 
tiendrait l'archevêque  élu  et  le  chapitre  de  Cologne  dans  leurs 
droits  envers  et  contre  tous,  et  prévhit  le  gouverneur  des  Pays-Bas 
catholiques  qu'il,  entrerait  en  Belgique  si  les  Hollandais  entraient 
sur  ks  terres  de  Cologne  pour  soutenir  le  prince  Clément.  Déjà 
des  troupes  françaises  étaient  passées  au  service  de  Fiirstenberg 
et  occupaient  en  son  nom  la  plupart  des  places  de  l'électo- 
rat.  La  capitale,  cependant ,  en  vertu  de  ses  droits  de  ville  librr 
et  impériale,  se  maintenait  sans  garnison,  et  son  attitude  étail 
hostile  à  la  France.  A  Liège ,  Fûrstenberg  essuya  un  échec  com- 
plet :  le  ressentiment  de  la  population,  naguère  si  durement 
traitée,  avait  gagné  le  chapitre.  Le  protégé  de  Louis  XIV  fut  écarté 
et  l'on  choisit  pour  prince -évêque  un  gentilhomme  du  pays,  qui 
ne  rendit  pourtant  pas  aux  Liégeois  leurs  libertés  détruites  *. 

1.  ÛEtttrt»  de  Lou»  XIV,  t.  VI,  p.  4.  —  Abrégé  de  Dangeau,  t.  I",  p.  331.  — 
XIV.  6 


8t  LOUIS   XlV.  [1688] 

Louis  n*ayait  plus  rien  à  ménager;  il  était  certain  que  le  pape, 
non  content  de  repousser  Pttrstenberg,  allait  proclamer  le  prince 
Clément,  l'élu  de  la  minorité.  Le  6  septembre,  le  roi  éclata  contre 
Innocent  XI  par  un  manifeste  sous  forme  de  lettre  adressée  au 
cardinal  d*Estrées,  chargé  des  intérêts  de  la  France  dans  le  sacré 
collège.  D'Estrées  eut  ordre  de  communiquer  la  lettre  au  saint- 
père  et  à  tous  les  cardinaux.  Elle  était  fort  rude.  Louis  déclarait 
avoir  perdu  toute  espérance  de  ramener  Innocent  aux  sentiments 
de  père  commun  et  d'obtenir  de  lui  aucune  justice.  €  Il  y  a  beau- 
c  coup  d'apparence ,  disait- il,  que  la  conduite  du  pape  va  causer 
c  une  guerre  générale  dans  la  chrétienté.  Cest  une  conduite  qui 
«  donne  au  prince  dOrange  la  hardiesse  de  faire  tout  ce  qui  peut 
«  marquer  un  dessein  formé  daller  attaquer  le  roi  d'Angleterre  dans 
«  son  propre  royaume,  et  de  prendre  pour  prétexte  d'une  entreprise  si 
«  hardie,  le  maintien  de  la  religion  protestante,  ouplv>tôt  l'extirpation 
«  de  la  catholique.  Je  ne  puis  plus  reconnoltre  le  pape  pour  média- 
<  teur  des  contestations  qu'a  fait  naître  la  succession  palatine  ;  je 
a  saurai  bien  faire  rendre  à  ma  belle -sœur  la  justice  qui  lui  est 
«  due,  par  les  moyens  que  Dieu  m'a  mis  en  main...  et  je  cohti- 
«  nuerai  à  donner  au  cardinal  de  Fûrstenberg  et  au  chapitre  de 
«  Cologne  toute  la  protection  dont  ils  pourront  avoir  besoin.  »  Il 
ajoutait  que,  si  son  allié  le  duc  de  Parme  n'était  immédiatement 
remis  en  possession  des  duchés  de  Castro  et  de  Ronciglione,  que  le 
saint -siège  difTérait  toujours  de  lui  restituer  depuis  le  traité  de 
Pise,  les  troupes  françaises  entreraient  en  Italie,  et  Avignon  serait 


saisir 


Le  pape  répondit  en  proclamant  Clément  de  Bavière  archevêque 
de  Cologne  et  en  excommuniant  le  parlement  de  Paris  et  l'avocat- 
général  Talon.  Le  20  septembre,  le  procureur- général  réitéra 
l'appel  au  futur  concile  de  tout  ce  que  ferait  le  saint -père  contre 
les  droits  de  la  couronne  ;  11  déclara  en  même  temps ,  «  suivant 
l'exprès  commandement  du  roi,  que  l'intention  de  Sa  Majesté  étoit 
de  demeurer  inviolablement  attachée  au  saint -siège,  comme  au 

Mém.,  du  comte  d'Avanx,  t.  VI,  p.  207.  —  Mém.  de  madame  de  La  Fayette,  ap. 
Collect.  Michaud,  3«  série,  t.  VIII,  p.  214.  —  Mém,  de  Saint-Hilaîre,  t.  !•%  p.  376. 
—  Protestation  des  chanoines  de  Cologne,  dans  Dumont,  t.  VU,  2*  part.,  p.  173. 
1.  La  MarUnièrc,  t.  IV,  p.  391. 


îieW)  LUTTE   AVEC   ROME.  8a 

centre  de  Tunité  de  l'Église  *.  »  La  politique  prudente  de  Bossuet 
remportait  sur  Fambition  de  Tarchevèque  de  Paris  et  sur  l'ar- 
deur du  parlement.  Louis  XIV  s'était  décidé ,  en  rompant  avec  le 
pape,  à  éviter  toute  apparence  de  schisme  avec  le  saint-siége.  Vingt- 
six  évoques  présents  à  Paris  approuvèrent  respectrieusement  y  le 
27  septembre,  «  la  sage  conduite  de  Sa  Majesté.  »  L'université  joi- 
gnit son  appel  à  celui  du  parlement.  Le  7  octobre,  les  troupes 
françaises  occupèrent  Avignon  sans  plus  de  résistance  qu'en  1663. 

Le  parti  pris  par  InnocQnt  XI  dans  l'afTaire  de  Cologne  devait 
avoir  de  graves  conséquences ,  et  il  y  avait  longtemps  que  la  pa- 
pauté n'avait  pesé  d'un  tel  poids  dans  la  balance  politique  de  l'Eu- 
rope; mais  ce  ne  fut  pas  au  profit  du  catholicisme,  car,  en  portant 
un  coup  très-sensible  à  Louis  XIV,  Innocent  XI  servit  très-effica- 
cement la  «cause  de  la  réforme,  qui  louchait  à  une  crise  décisive. 
Le  reproche  adressé  par  Louis  au  pape,  d'enhardir  le  prince 
d'Orange  à  attaquer  le  roi  d'Angleteire,  était  bien  fondé,  et  il  est 
fort  probable  que  la  Hollande,  si  elle  eût  vu  la  France  maltresse, 
parFûrstenbei^,  de  l'électorat  de  Cologne,  n'eût  point  osé  seconder 
les  desseins  de  Guillaume.  Le  saint  père  aplanit  les  voies  à  la  révo- 
lution antipapiste  qui  se  préparait  en  Angleterre.  Il  en  était  venu 
à  négocier  secrètement  avec  le  prince  d'Orange  et  à  promettre  de 
contribuer  à  la  solde  de  l'armée  impériale ,  que  le  prince ,  à  ce 
que  croyait  Innocent,  commanderait  sur  le  Rhin  contre  les  Fran* 
çais  K  Tout  le  monde  connaît  le  mot  par  lequel  un  contemporain 
caractérisa  la  situation  :  «  Pour  le  repos  de  l'Europe ,  il  faudrait 
que  le  roi  d'Angleterre  se  fit  protestant  et  le  saint  père  catho- 
lique. »  Innocent  était  en  quelque  sorte  plus  ultramontain  que 
catholique  ;  sa  seule  excuse ,  peu  avantageuse  à  son  intelligence, 
c'est  qu'il  était  le  seul  à  ne  pas  voir  ce  que  voyait  toute  l'Europe, 
ce  que  préparaient  les  protestants  et  ce  que  les  puissances  catho- 
liques de  la  Ligue  étaient  résolues  d'accepter,  sinon  d'aider. 

L'aspect  de  l'Angleterre  était  bien  changé  depuis  la  fin  de  1685. 
Le  mouvement  royaliste,  étendu,  bruyant  et  superficiel,  qui  avait 
soutenu  Charles  If  contre  les  whigs  et  Jacques  II  lui-même,  à  son 
avènement ,  contre  Monmouth ,  s'était  arrêté  aux  premières  me- 

1.  Banaaet,  Vie  de  Bossuet,  t.  II,  p.  201. 

2.  LeUres  da  cardinal  d'Ëstréea  au  roi,  ap.  Œuvres  de  Loais  XIV,  t.  VI,  p.  497. 


84  LOUIS   XIV,  (1686-16871 

naces  du  roi  contre  la  religion  protestante.  Jacques,  devant  Top- 
position  des  tories  mêmes,  en  majorité  dans  les  deux  chambres , 
avait  suspendu  le  parlement.  Le  clergé  anglican  avait  cessé  do 
prêcher  l'obéissance  passive  et  tonnait  contre  le  papisme,  qui  com- 
mençait d'envahir  illégalement  les  chaires  et  les  bénéfices.  Jac- 
ques voulut  interdire  la  controverse  et  ne  fut  point  obéi.  Il  n'en 
poursuivit  que  plus  opiniâtrement  ses  desseins.  Le  parlement 
d'Ecosse,  à  l'exemple  du  parlement  anglais,  ayant  refusé  d'abro- 
ger le  test  (juin  1686) ,  en  consentant  seulement  à  tolérer  le  culte 
privé  pour  les  catholiques,  Jacques,  de  sa  pleine  autorité  comme 
chef  de  l'église  écossaise,  enjoignit  aux  juges  de  considérer  comme 
nulles  toutes  les  lois  contre  les  papistes,  et  remplit  tous  les  postes 
de  catholiques  oti  d'hommes  s^ns  foi*et  sans  mœurs  qui  se  fai- 
saient pasi^er  poux*  catholiques.  En  même  temps,  il  s'ciTorça  de 
relever  en  Irlande  le  parti  national  et  catholique  contre  le  parti 
protestant  des  colons  de  Cromveell.  Le  fameux  Talbot  de  Tyrcon- 
nel  fut  chargé  d'organiser  le  parti  national  d'Irlande  assez  forte- 
ment pour  que  le  roi  pût  chercher  un  refuge  et  un  point  d'appui 
dans  cette  île,  s'il  venait  à  être  chassé  d'Angleterre.  Tyrconnel 
porta  plus  loin  ses  vues  et  songea  à  préparer  l'indépendance  de 
l'Irlande ,  pour  le  cas  où  la  princesse  d'Orange  succéderait  à  Jac- 
ques II  par  droit  d'hérédité.  Il  se  mit  en  correspondance  avec  Sei- 
gnelai,  qui  lui  promit  de  préparer  à  Brest  les  moyens  de  secourir 
l'Irlande.  Jacques  II  connut  et  approuva  ce  dessein  ^ 

Jacques,  bien  qu'il  eût  déjà- destitué  maints  fonctionnaires 
publics,  pour  n'avoir  pas  voulu  se  faire  catholiques,  et  qu'il  eût 
débuté  par  redoubler  la  violence  des  pei'sécutions  contre  les  puri- 
tains ,  prétendait  maintenant  n'avoir  d'autre  but  que  la  liberté 
de  conscience  pour  tous.  Il  avait  compris  un  peu  tard  l'impossi- 
bilité d'abattre  à  la  fois  l'anglicanisme  et  les  sectes  dissidentes,  et 
visait  à  mettre  les  protestants  aux  prises  les  uns  avec  les  autres. 
Au  printemps  de  1687,  il  fit  en  Angleterre  ce  qu'il  avait  fait  en 
Ecosse  ;  il  suspendit  les  lois  pénales  contre  tous  les  dissidents  et 
dispensa  du  test  quiconque  parvenait  aux  emplois.  Quelques-uns 

1.  Mac-Aalay,  f/ut.  d'Angleterre  depuis  ravénement  de  Jacques  IL  Lorsque  Mac- 
Aulay  et  Lingard  ne  sont  pas  d'accord  sur  les  faits,  c^est  généralement  Mac-Aulay 
quMl  faut  suivre. 


[leST]  ENTREPRISES   DE   JACQUES   H.  85 

des  dissidents,  particulièremenl  les  cpakers  et  leur  illustre  chef 
William  Penn,  furent  reconnaissants  du  bienfait  qu'ils  parta- 
«reaient  avec  les  catholiques  ;  mais  ce  partage  déconsidéra  la  liberté 
même  aux  yeux  des  presbytériens,  la  plus  puissante  des  sectes 
dissidentes;  cette  liberté  n'était  à  leurs  yeux  qu'une  transition  à 
flne  nouvelle  tyrannie,  et  ils  restèrent,  avec  raison,  dans  une  atti- 
tude de  défiance,  pendant  que  la  masse  anglicane  s'irritait  de  plus 
en  plus.  L'attnbution  d'un  caractère  public  au  nonce  du  pape,  sa 
réception  solennelle  à  la  cour,  l'entrée  du  jésuite  Pétre  au  conseil 
privé,  la  dissolution  du  parlement,  déjà  prorogé  depuis  deux  ans, 
exaspérèrent  le  peig)le  et  jetèrent  l'effroi  parmi  les  catholiques 
éclairés,  qui  sentaient  qu'on  perdait  leur  cause  (juillet-novem- 
bre 1687).  Pétre  était  le  conseille^  de  toutes  les  témérités  et  l'allié 
de  l'ambassadeur  de  France.  Le  nonce,  au  contraire,  d'accord 
avec  l'ambassadeur  d'Espagne,  avait  mission  de  modérer  Jacques 
à  Fintérieur  et  de  le  pousser  au  dehors  contre  la  France.  Aussi  le 
pape  n'avait- il  voulu  faire  Pétre  ni  évéque  ni  cardinal. 

Jacques,  cependant,  essaya  un  dernier  efibrt  pour  se  rapprocher 
de  sa  fille  aînée  et  de  son  redoutable  gendre.  Il  envoya  sir  William 
Penn  au  prince  et  à  la  princesse  d'Orange ,  pour  tâcher  de  leur 
faire  approuver  l'abrogation  du  tesL  11  essuya  un  refus  formel.  Le 
prince  et  la  princesse  approuvèrent  seulement  qu'on  accordât  aux 
catbQUques ,  comme  en  Hollande ,  liberté  de  conscience ,  avec 
exclusion  des  emplois.  L'habile  Guillaume, trouva  ainsi  moyen  de 
satisfaire  Féglise  anglicane,  tout  en  se  déclarant  ennemi  des  per- 
sécutions et  en  rassurant  par  là  ses  alliés  catholiques ,  et  le  pape 
même,  sur  ce  qu'avaient  à  attendre  de  lui  les  catholiques  anglais. 
Guillaume  n'en  était  plus  à  de  vagues  espérances  :  un  parti  puis- 
sant le  pressait  d'intervenir  à  main  armée  pour  la  défense  de  la 
religion  et  de  la  liberté  britanniques. 

D  fallait  pour  cela  que  les  Provinces-Unies  fournissent  à  Guil- 
laume des  moyens  d'action.  Le  gouvernement  français  les  y  décida 
par  une  querelle  commerciale  qui  acheva  d'anéantir  en  Hollande 
le  parti  de  l'alliance  française.  Après  avoir  défendu  l'importation 
des  harengs  salés  d'autre  sel  que  du  sel  de  Brouage,  le  cabinet  de 
Versailles  rétablit  le  tarif  de  1667  sur  les  marchanàises  hollan- 
daises (novembre  1687).  C'était  réaliser  un  des  derniers  vœux  de 


86  LOUIS   XIV.  H688) 

Colbert,  mais  dans  un  moment  très-peu  opportun.  Cette  violation 
des  conventions  de  Nimègue,-  en  portant  un  coup  très -rude  au 
commerce  hollandais  * ,  leva  l'obstacle  que  les  passions  religieuses 
rencontraient  encore  dans  les  intérêts  matérids  et  mit  toute  la 
Hollande  à  la  disposition  de  Guillaume ,  personne  n'ayant  plus  à 
ménager  la  France.  Guillaume ,  sans  autorisation ,  mais  sans  con- 
tradiction de  la  part  des  États -Généraux,  ordonna  l'armement 
d'une  vingtaine  de  vaisseaux  et  la  levée  de  neuf  mille  matelots , 
sous  prétexte  de  proléger  le  commerce  contre  les  Algériens ,  qui 
avaient  osé  pirater  aux  âépens  des  Hollandais  jusque  dans  la 
Blanche.  11  s'assura  secrètement  que  plusieurs  princes  allemands 
enverraient,  au  besoin,  leurs  troupes  remplacer  en  Hollande  les 
troupes  hollandaises  qu'il  emmènerait  en  Angleterre.  Jacques  II, 
sur  ces  entrefaites ,  rappela  six  régiments  anglais  qui  étaient  à  la 
solde  des  Provinces-Unies.  Guillaume  contesta  à  Jacques  le  droit 
de  retirer  ces  corps  de  volontaires,  et  les  régiments  anglais  ne 
partirent  pas  (mars  1688). 

En  Angleterre ,  l'orage  grossissait.  Jacques,  ayant  renouvelé  sa 
déclaration  sur  l'abolition  du  test,  enjoignit  aux  évéques  de  la  faire 
lire  au  prône.  L'archevôque  de  Canterbury,  l'évèque  de  Londres 
et  six  autres  évéques  refusèrent.  Le  roi  les  lit  traduire  en  justice; 
le  jury  les  acquitta  (juin-juillet  1688).  Pendant  ce  temps,  arriva 
un  événement  qui  semblait  devoir  consolider 'Jacques  II  sur  son 
trône  et  qui  contribua  plus  que  toutes  choses  à  l'en  précipiter.  La 
reine  d'Angleterre  était  enceinte  et  le  bruit  courait  partout  que 
cette  grossesse  tardive  était  supposée.  Le  20  juin,  avant  l'époque 
attendue,  la  reine  accoucha  d'un  garçon.  Guillaume  en  parut 
d'abord  déconcerté  et  fit  même  complimenter  Jacques  II  ;  mais 
l'attitude  de  ses  partisans  ranima  son  audace  :  il  s'abstint  de  tout 
autre  acte  qui  pût  faire  croire  qu'il  admettait  la  légitimité  du 
nouveau  prince  de  Galles  et  il  pressa  ses  préparatifs.  Il  doubla 
son  escadre  et  forma  un  camp  de  vingt  mille  hommes  entre  Grave 
et  Nimègue,  camp  qui  pouvait  à  la  fois  donner  le  change  sur  son 
but  principal  et  y  coopérer  indirectement  par  un  coup  de  main 
sur  Cologne.  Sept  à  huit  millions  détournés  de  divers  services 

1.  D'Avattx  prétend  que  le  commerce  hollandais  en  fut  réduit  de  plus  d'un  quart. 
Il  veut  parler  sans  doute  du  commerce  d'Europe.  T.  VI,  p.  98,  115,  198. 


(1688]  APPKÉTS  DE  GUILLAUME.  87 

publics,  et  qifatre  millions  envoyés  par  les  mécontents  d*ÂngIe- 
terre,  avaient  pourvu  à  Tinsuffisance  des  ressources  régulières. 

Dès  le  printemps,  Louis  XIV  avait  offert  à  Jacques  II  de  joindre 
quinze  ou  seize  vaisseaux  à  la  flotte  que  le  monarque  anglais  se 
proposait  d*armer.  Jacques,  beaucoup  moins  préoccupé  de  ses 
dangers  réels  que  de  maintenir  sa  neutralité  entre  Louis  et  la 
Ligue  d'Ausgbourg,  avait  éludé  la  proposition,  de  même  qu'il 
repoussa  les  instances  que  lui  fit  une  dernière  fois  l'ambassadeur 
d'Espagne,  pour  qu'il  entrât  dans  la  Ligue*.  C'était  une  espèce 
d'ultimatum ,  après  le  rejet  duquel  les  puissances  catholiques 
de  la  Ligue  ne  se  firent  plus  aucun  scrupule  de  seconder  les  pror 
jets  de  Guillaume.  Rien  ne  put  éclairer  l'obstiné  Stuart.  II  se 
flattait  tantôt  que  l'attaque  n*aurait  pas  lieu  avant  l'année  pro- 
chaine, tantôt  même  que  le  prince.  d'Orange  ne  voulait  attaquer 
que  la  France.  Son  principal  conseiller,  lord  Sunderland,  le  tra- 
hissait et  s'efforçait  d'abuser  Louis  en  même  temps  que  Jacques , 
par  rintermédiaire  de  l'ambassadeur  français  Barillon,  homme 
d'esprit,  mais  léger  et  tout  à  fait  dupe  de  l'artificieux  Anglais, 
Louis  était  mieux  servi  par  un  autre  agent,  par  d'Avaux,  son  am- 
bassadeur en  Hollande.  D'Avaux  avertit  le  roi,  presque  jour  par 
jour,  de  tous  les  iQOUvements,  de  tous  les  desseins  de  Guillaume. 
Louis  renouvela  au  roi  d'Angleterre  ses  offres  et  de  vaisseaux  et 
de  soldats;  Jacques  refusa  :  l'inconséquent  monarque  prétendait 
opérer,  sans  les  armes  étrangères  et  avec  des  forces  nationales  *, 
une  contre-révolution  en  horreur  à  sa  nationl 

L'heure  de  la  crise  européenne  était  arrivée  ;  la  guerre  n'était 
plus  en  question  :  la  question  n'était  plus  que  de  savoir  qui  com- 
mencerait et  où  commencerait  la  guerre.  La  France  avait  un  inté- 
rêt évident  à  prévenir  ses  adversaires;  mais  où  porterait -elle  ses 
premiers  coups?  Elle  avait  à  craindre  un  double  péril ,  à  savoir  : 
V  que  l'empereur  dictât  la  paix  aux  Turcs ,  puis  ramenât  sur  le 
Rhin  toutes  les  forces  de  l'Allemagne  ;  2°  que  l'Angleterre  et  la  Hol- 
lande s'unissent  sous  l'épée  du  prince  d'Orange.  Le  plus  grand  et 
le  plus  inuninent  des  deux  périls  était  le  second  :  c'était  là  ce  qu'il 

1.  Mim.  da  maréchal  de  Berwick  (fils  naturel  de  Jacques  II),  t.  I*',  p.  26. 

2.  Tout  au  moins  avec  des  forces  britanniquêê^  sinon  anglaises;  il  avait  appelé  en 
Angleterre  une  petite  armée  de  catholiques  irlandais. 


88  LOUÏS   XIV.  [1688] 

fallait  détouraer  à  tout  prix.  Louis  parut  le  comprendre  :  le  2  sep- 
lembre,  il  écrivit  à  d'Avaux  de  signifier  aux  États -Généraux  qu'il 
considérerait  comme  une  déclai*atioïi  de  guerre  contre  lui-même 
le  premier  acte  d'hostilité  que  commettraient  les  Provinces- Unies 
contre  son  allié  le  roi  d'Angleterre.  Jacques  II  s'empressa  de  désa- 
vouer la  déclaration  du  roi  de  France,  protesta  aux  États-Géné- 
raux qu'il  n'y  avait  point  d'alliance  entre  Louis  et  lui ,  rappela 
Skelton,  son  ambassadeur  en  France,  qui  avait  sollicité  cette  dé- 
marche de  la  part  de  Louis,  et  l'envoya  à  la  Tour  de  Londres. 

Quelle  que  fût  l'extravagance  de  Jacques  II,  il  fallait  le  sauver 
malgré  lui.  Il  fallait  mettre  la  flotte  française  en  mer,  comme  Sei- 
gnelai  en  pressait  ardemment  le  roi,  marcher  sur  Berg-op- Zoom 
ou  sur  Maôstricht ,  et  Xaire  occuper  Liège  et  Cologne  par  un  autre 
corps  d'armée.  La  Hollande,  assaillie  chez  elle  comme  en  1672, 
eût  à  l'instant  même  rappelé  toutes  ses  forces  pour  sa  défense,  et 
peut-être  l'Allemagne  eût -elle  hésité  à  prendre  directement  r<ïf- 
fensive.  D'Avaux,  avec  une  intelligence  parfaite  de  la  situation, 
avait  indiqué  au  roi,  depuis  quelques  semaines ,  tout  ce  qu'il  y 
avait  à  faire  :  Louis  n'agit  pas.  Le  23  septembre,  d'Avaux  manda 
au  roi  qu'on  était  prévenu  à  Cologne  ;  que  cette  grande  cité  avait 
ouvert  ses  portes  à  trois  mille  soldats  de  l'électeur  de  Brande- 
bourg. L'auteur  de  ce  coup  hardi  était  l'ex-maréchal  de  Schom- 
berg,  qui,  en  ce  moment  même,  passait  du  service  de  Brandebourg 
au  service  du  prince  d'Orange  et  devenait  le  guide  et  le  général 
de  Guillaume.  Les  représailles  de  la  Révocation  commençaient  *  ! 

Louis  avait  arrêté  un  autre  plan  de  campagne  que  celui  con- 
seillé par  d'Avaux.  Dès  la  fin  d'août',  comme  l'atteste  la  corres- 
pondance de  Louvois  ^,  le  roi  avait  résolu  d'attaquer,  non  la  Hol- 
lande ,  mais  l'empereur  et  l'électeur  palatin.  Louvois  avait  repré- 
senté vivement  au  roi  que  les  Turcs,  abattus  par  leurs  défaites  et 
leurs  discordes,  près  de  perdre  non -seulement  leurs  conquêtes 
hongroises,  mais  encore  Belgrade,  le  boulevard  de  leurs  propres 
clats,  s'humiliaient  enfin,  pour  la  première  fois,  devant  la  maison 
d'Autriche;  qu'ils  allaient  subir  toutes  les  conditions  qu'il  plai- 
rait à  l'empereur  de  leur  imposer  et  lui  rendre  ainsi  la  libre 

1.  Mém.  da  comte  d'Avaux,  t.  VI,  passim.  —  Lettres  de  Barillon. 

2.  Lttlreê  militairetf  t.  Y,  p.  1  et  suiv. 


!t6«g]  RUPTURE  AVEC  L'EMPEREUR.  89 

disposilion  des  forces  de  l'Empire ,  si  Ton  ne  se  hâtait  de  rani- 
mer le  courage  du  divan  par  une  attaque  directe  au  cœur  de. 
TAlleniagne.  Ces  intérêts,  graves  sans  doute,  mais  bien  moins 
pressants,  bien  moins  décisifs  que  ceux  qui  s'agitaient  aux  bords 
de  la  Tamise,  l'emportèrent  dans  l'esprit  de  Louis  XIV.  Dans  les 
premiers  jours  de  septembre,  les  troupes  françaises  commen- 
cèrent à  filer  vers  la  Lorraine  et  l'Alsace.  Le  camp  de  Maintenon 
avait  été  levé  le  16  août,  et  les  régiments  qui  le  composaient,  après 
quelque  repos  nécessité  par  les  maladies  qui  les  avaient  cruelle- 
ment tourmentés,  furent  dirigés  vers  la  frontière  de  l'est.  Les 
travaux  de  Maintenon  ne  devaient  jamais  être  repris  ;  l'aqueduc 
resta  inachevé,  pareil  à  une  gigantesque  ruine  romaine*,  et  la 
rivière  d'Eure  n'apporta  point  à  Versailles  le  tribut  de  ses  eaux. 
C'était  la  première  fois  que  Louis  le  Grand  reculait  dans  l'exécu- 
tion  d'une  lie  ses  entreprises. 

Le  24  septembre,  Louis  XIV  lança  un  manifeste  contre  l'empe- 
reur et  l'électeur  palatin.  Les  raisons  qu'il  alléguait  pour  se  justi- 
fier de  reprendre  les  armes,  par  exemple  le  refus  fait  par  l'empe- 
reur de  convertir  la  trêve  de  Ratisbonne  en  une  paix  définitive, 
liaient  peu  solides,  et  il  eût  mieux  fait  de  déclarer  tout  simplement 
qu'il  attaquait  pour  n'être  point  attaqué.  Les  prétentions  qu'il 
énonçait  n'étaient  pas,  du  reste,  exorbitantes.  Il  allait,  disait-il, 
faire  assiéger  Philipsbourg,  comme  la  place  la  plus  capable  de 
faciliter  à  l'ennemi  l'entrée  dans  ses  états,  et  occuper. Kaiserslau- 
lom,  comme  nantissement  des  droits  de  la  duchesse  d'Orléans.  Il 
offrait  de  rendre  Philipsbourg  quand  il  l'aurait  pris  et  rasé,  à 
condition  qu'on  n'en  pût  rétablir  les  fortifications.  Il  rendrait  Frey- 
bourg  à  la  même  condition,  pour  faire  voir  qu'il  niavait  pensé 
qu'à  fermer  son  royaume  et  non  pas  à  se  conserver  les  moyens  de 
l'agrandir  ;  seulement  il  conserverait  le  nouveau  fort  bâti  vis-à-vis 
de  Huningue  et  un  autre  fort  appelé  Fort -Louis,  élevé  depuis  la 
trêve  dans  une  lie  du  Rhin,  entre  Strasbourg  et  Lauterbourg.  Il 
retirerait  ses  troupes  de  l'électorat  de  Cologne,  dès  que  le  pape 
aurait  confirmé  le  choix  du  cardinal  de  Fûrstenberg,  et  s'emploie- 

1.  Sons  Loak  XV,  plasieurs  des  arcades  Tarent  démolies  pour  servir  à  Tag^ran- 
disseoient  du  château  de  Créci,  domaine  de  madame  de  Pompadour.  Les  restes  de 
l'aquedac  aubsistent  encore  dans  le  parc  de  M.  le  duc  de  NualUes. 


90  LOUIS  XIV.  [\S9B] 

rait  à  procurer  la  coadjutorerie  au  prince  Clément  de  Bavière. 
Enfin,  Madame  se  désisterait,  à  prix  d'argent,  de  ses  Uroits  sur  les 
terres  de  la  succession  palatine.  Ces  propositions  devaient  être 
acceptées  et  la  paix  conclue  avant  le  mois  de  janvier,  sinon  le  roi 
ne  serait  plus  tenu  à  ses  oflros  *. 

Le  lendemain,  le  dauphin  partit  de  Versailles  pour  aller  prendre 
le  commandement  de  l'armée  qui  devait  assiéger  Philipsbourg. 
Louis  avait  voulu  donner  à  son  fils  l'honneur  d'ouvrir  les  hosti- 
lités. Ce  fut  le  signal  d'une  guerre  qui  devait  être  plus  longue  et 
plus  terrible  que  celle  de  Hollande*,  et  qui  débutait  par  une  faute 
immense  ^. 

1.  Damont,  t.  VIT,  2*  part.,  p.  170. 

2.  Nous  n'avons  pas  pris  au  sérieux  Topinion  de  Ssaint* Simon  (t.  XIII,  p.  9],  qui 
attribne  la  guerre  de  1688  à  une  querelle  survenue  entre  le  roi  et  Louvois,  pour  une 
croisée  mal  alignée  à  Trianon.  Louvois,  rudoyé  par  le  roi,  se  serait  cru  perdu  à 
moins  d'une  guerre  qui  détournât  Louis  des  bâtiments  et  reudit  ses  services  indis- 
pensables. Il  aurait  donc  suscité  la  guerre  générale  malgré  le  roi  et  malgré  les 
puissances  étrangères,  qui  ne  la  voulaient  ni  de  part  ni  d'autre.  La  Guerre  de 
1688  eut  des  causes  un  peu  plus  graves.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  Louvois  rengagea 
très-mal  :  le  mauvais  conseil  qu'il  donna  au  roi  d'attaquer  l'Allemagne  au  lieu  de  la 
Hollande,  lui  fîit  probablement  suggéré  par  sa  jalousie  contre  SeignelaL 


LIVRE  LXXXVII 


LOUIS  XIV,  sviTB. 


Otvrre  db  la  Ligue  d'AugbbÔuko.  —  Conquête  de  la  rive  gauche  da  Rhin.  — ^ 
RÉVOLUTION  d'âmoleteere.  U Angleterre  et  la  Hollande  réunies  sous  Guillaume 
d*Orange.  —  Déclaration  dé  guerre  à  la  Hollande  et  à  TEspagpe.  Incendie  du 
Palatinat.  La  France  reperd  une  partie  des  provinces  rhénanes.  —  L'Angleterre 
déclare  la  guerre  à  la  France.  Guerre  d'Irlande.  —  Retraite  de  Le  Pelletier. 
Pootchartrain ,  contrôleur  général.  Désordre  des  finances  et  aggravation  des 
charges  publiques.  —  Yictpire  de  Luxembourg*  à  Fleurus.  —  Le  duc  de  Savoie 
se  déclare  contre  la  France.  Victoire  de  Catinat  à  Staffarde.  —  Talents  et  acti- 
vité de  Seignelai.  Victoire  de  Tourville  à  Beachy-Head  sur  la  flotte  anglo- 
batave.  Gloire  de  la  maiue  française.  Mort  de  Seiguelai.  La  marine  confiée  à 
Pootchartrain.  —  Bataille  de  la  Boyne.  Jacques  II  abandonne  Tlrlande.  Défense 
de  Limerick.  —  Prise  de  Mons.  Combat  de  Leuse.  —  Conquête  de  Nice  et  de  la 
Savoie.  —  Bataille  d'Aghrim.  Fin  de  la  guerre  d'Irlande.  Émigration  irlandaise 
en  France.  —  Mort  de  Louvois.  Son  fils  Barbezieux  lui  succède.  —  Immense 
déploiement  de  forces  militaires.  —  Projet  de  descente  en  Angleterre.  Revers  de 
la  Hougae,  exagéré  par  la  tradition.  —  Prise  de  Namur.  Victoire  de  Steenkerke. — 
Inv^on  du  duc  de  Savoie  en  Daupbiné.  —  Pertes  immenses  du  commerce  anglais 
et  hollandais.  La  Hougue  vengée.  —  Les  corsaires  français.  Jean  Bart.  Duguai- 
Tronin.  —  Louis  XIV  manque  Toccasion  de  défaire  Guillaume  III.  Victoire  de 
Neenrinden.  Prise  de  Charleroi.  —  Victoire  de  la  Marsaille.  —  Madame  de  Maic- 
penon,  Beanvilliers  et  F^nelon.  Misère  en  France.  Dispositions  pacifiques  inspi- 
rées à  Louis  XIV.  —  La^  Suède  et  le  Danemark  ofiVent  leur  médiation.  Ofires 
modérées  de  Louis  repoussées.  —  Transaction  entre  la  France  et  la  cour  de  Rome. 
Louis  XIV  recule.  —  Vaines  attaques  des  Anglo-Bataves  contre  nos  ports.  —  Vic- 
toire du  Ter  et  conquêtes  en  Catalogne.  —  Situation  financière  de  la  France  et 
de  VÂngleterre.  Grandes  fondations  économiques  et  financières  en  Angleterre.  La 
France  réduite  aux  expédients  et  à  Tempirisme.  —  Perte  de  Namur  et  de  Casai. 
Le  duc  de  Savoie  traite  avec  la  France.  On  lui  rend  la  Savoie  et  Nice,  et  on  lui  cède 
Pignerol.  Neutralité  de  lltalie.  —  Négociations.  Congrès  de  Ryswick.  Rappro- 
chement entre  Louis  XTV  et  Guillaume  III.  —  Prise  d*Ath.  Prise  de  Barcelone. 
Sac  de  Carthagène.  —  Paix  de  Ryswick.  La  France  restitue  toutes  ses  récentes 
conquêtes  et  toutes  les  réunions  postérieures  à  la  paix  de  Nimègue ,  sauf  Stras- 
bourg et  les  domaines  d'Alsace. 

1688-1697. 


La  joie  que  témoigna  le  grand  adversaire  de  Louis  XIV,  Guil- 
laume d'Orange,  à  la  nouvelle  du  siège  de  Philipsbourg,  donna  la 
mesure  de  la  faute  où  Louvois  avait  entraîné  son  maître.  Guil- 


92  LOUIS   XÏV.  11688] 

laume  vit  iomber  le  dernier  obstacle  qui  pût  arrêter  sa  grande 
entreprise  et  ne  douta  plus  que  les  Hollandais,  rassurés  contre 
Téventualité  d'une  seconde  invasion,  ne  le  soutinssent  jus^ju'au 
bout.  Les  actions  montèrent  de  10  pour  100  en  Hollande,  quand 
on  sut  que  les  Français  marchaient  sur  TAUemagne  centrale  et 
non  sur  les  Pays-Bas.  Louis  XIV,  à  défaut  de  démonstrations  mi- 
litaires capables  d'intimider  la  Hollande,  avait  cru  la  réduire  en 
attaquant  ses  intérêts  par  un  embargo  sur  ses  vaisseaux  dans  nos 
ports.  Cet  acte,  contraire  à  la  foi  publique,  irrita  les  Hollandais 
au  lieu  de  les  abattre  ;  ils  firent  honte  au  Grand  Roi  de  cette  déloyale 
violation  du  droit  des  gens  en  ne  l'imitant  pas  ;  mais  ils  s'affer- 
mirent, d'autant  plus  énergiquement  dans  la  résolution  d'aller 
frapper  en  Angleterre  le  système  de  Louis  XIV.  L'insensé  Jac- 
ques II,  continuant  de  renier  ses  amis  et  de  faire  à  ses  ennemis 
d'inutiles  avances,  signifia  aux  États -Généraux,  sur  ces  entre- 
faites, qu'il  regardait  le  siège  de  Philipsbourg  comme  une  viola- 
lion  de  la  trêve  dont  il  était  garant  et  qu'il  était  tout  disposé  à 
s'allier  avec  eux  et  l'Espagne  contre  Louis  XIV  pour  faire  rétablir 
la  trêve.  Les  mécontents  anglais  réfugiés  en  Hollande,  puis  le 
prince  d'Orange ,  puis  les  États- Généraux  eux-mêmes,  répondi- 
rent à  Jacques  par  des  manifestes  menaçants,  où  ils  dénonçaient 
la  nécessité  de  prévenir  les  projets  des  rois  de  France  et  d'Angle- 
terre  contre  les  libertés  civiles  et  religîeuse;s  des  nations  protes- 
tantes. Guillaume  attaquait  ouvertement  la  naissance  du  prince 
de  Galles,  de  Ymfant  supposé,  comme  l'appelaient  les  réfugiés 
anglais;  il  déclarait  qu'il  allait  en  Angleterre  pour  faire  assembler 
«  un  parlement  libre,  qui  déciderait  de  toutes  choses  (10-24  oc- 
tobre). »  Les  États -Généraux,  plus  modérés  dans  la  forme,  expo- 
saient les  motifs  qui  les  décidaient  à  secourir  Guillaume  «  de 
quelques  vaisseaux  et  de  troupes  auxiliaires,  dans  son  louable 
dessein  *.  »  Le  prince  leur  avait,  disaient- ils,  déclaré  qu'il  ne  pré- 
tendait nullement  détrôner  le  roi  d'Angleterre ,  se  rendre  maître 
du  royaume',  ni  persécuter  les  catholiques  romains,  mais  seule- 
ment aider  la  nation  anglaise  à  rétablir  ses  lois  violées  et  à  con- 
server  sa  religion  et  sa  liberté  (28  octobre).  Guillaume  avait  donné 

1.  Ils  venaient  de  lui  prêter  quatre  millions  en  sus  de  tous  les  fonds  déjà  en^ploycs 
par  lui. 


r!688J      •  PRISE  DE  PH ILIPSBOURG.  93 

les  mêmes  assurances  à  Fempereur  et  au  roi  d'Espagne ,  pour  les 
aider  à  sauver  les  apparences  *. 

Les  tourmentes  d'automne  cependant  retardaient  depuis  quel- 
ques semaines  le  départ  du  prince  d'Orange,  et  les  Français ,  au 
contraire ,  faisaient  de  rapides  progrès  sur  le  Rhin!  Le  succès 
iùimédiat  paraissait  justifier  la  résolution  de  Louis  XIV.  L'Alle- 
magne surprise,  étourdie,  se  trouvait  hors  d'état  de  défendre  les 
provinces  rhénanes.  Tandis  que  le  dauphin  assiégeait  Philips- 
bourg  avec  vingt-cinq  à  trente  mille  hommes,  dont  le  chef  réel 
était  le  maréchal  de  Duras ,  un  autre  petit  corps  d'armée ,  com- 
mandé par  le  lieutenant-général  Boufflers ,  occupait ,  à  peu  près 
sans  résistance,  Kaiserslautern,  Neustadt,  Kreutznach,  Worms, 
Oppenheim,  Bingen,  Baccarach,  c'est-à-dire  presque  toutes  les 
possessions  cis-rhénanes  de  l'électeur  palatin  et  de  l'électeur  de 
Mayence.  L'électeur  de  Mayence  traita  avec  Boufflers,  reçut 
garnison  française  dans  sa  capitale  et  demanda  la  neutralité 
pour  ses  domaines  d'outre-Rhin  (17  octobre).  L'Allemagne  trans- 
rhénanc  était  déjà  entamée  à  son  tour.  Un  détachement  de  l'armée 
qui  assiégeait  Philipsbourg  alla  occuper  Heidelberg,  d'où  s'enfuit 
l'électeur  palatin,  puis  envahit  le  Wtïrtemberg,  pénétra  en  Fran- 
conie  et  étendit  ses  contributions  jusqu'au  delà  du  Danube  ^. 

Yauban  cependant  conduisait ,  avec  son  habileté  ordinaire ,  les 
opérations  du  siège  de  Philipsbourg,  que  défendaient  deux  mille 
soldats  d'élite ,  avec  une  artillerie  nombreuse  et  bien  servie.  Le 
mauvais  temps  et  les  difficiles  abords  de  la  place ,  protégée  par 
des  marais  et  par  le  Rhin ,  retardèrent  les  travaux  et  irritèrent 
singulièrement  l'impatience  de  Louvois,  qui  ne  comptait  que  les 
jours  et  non  les.  hommes  que  coûtait  une  ville  assiégée.  Yauban, 
hardi  jusqu'à  la  témérité  pour  lui-même,  mais  toujours  ménager 
du  sang  des  autres ,  tint  tète  à  l'arrogant  ministre  et  n'aban- 
donna point  sa  méthode,  t^hilipsbourg  capitula  le  29  octobre  :  on 
trouva  dans  la  place  cent  vingt-quatre  canons  et  de  gran(}s  appro- 

1.  Dumont,  t.  Vil,  2*  partie,  p.  179-207.  —  Jfcm.  du  comte  d' A  vaux,  t.  VI, 
p.  296-315.  —  Mac-Aulay,  t.  II,  ch.  ix. 

2.  LouvotB  recommanda  aux  chefs  de  ce  corps  de  «  chercher  des  gens  du  pays, 
propres  à  aller  mettre  le  feu  la  nuit  dans  les  maisons  »,  afin  que  les  lieux  trop  éloi- 
gnés pour  qu*on  envoyât  des  troupes  se  soumissent  néanmoins  par  peur  à  la  contri- 
bution! Lettres  mililaira,  t.  V,  p.  163. 


94  LOUIS  XIV.  •     [iOSSI 

visionnements.  Philipsbourg  rendu,  le  dauphin  marcha  sur 
Manbeim,  qui  ne  tint  guère  plus  d'une  semaine  (4-12  novembre]  ; 
puis  il  revint  deçà  le  Rhin  prendre  Frankenthal  (15-19  novem.). 

Tout  le  Palatinat,  des  deux  côtés  du  Rhin ,  fut  ainsi  sous  le 
joug.  Le  dauphin  repartit,  le  22  novembre,  pour  Versailles, 
laissant  l'armée  au  maréchal  de  Duras  ;  il  avait  montré ,  durant 
cette  courte  campagne,  du  bon  sens,  du  sang-froid  et  une  certaine 
activité,  méritoire  chez  une  nature  lourde  d'esprit  et  de  co^ps. 
Le  Grand  Roi  put  applaudir  en  toute  sécurité  à  la  bonne  conduite 
de  son  fils  ;  il  n'avait  pas  à  craindre  de  rencontrer  jamais  chez  lui 
un  rival. 

Le  corps  de  Boufflers  avait  poursuivi  ses  opérations,  en  môme 
temps  que  la  principale  armée  ;  un  détachement  avait  occupé 
Spire,  d'où  les  archives  et  le  trésor  de  la  chambre  impériale 
furent  enlevés  et  envoyés  en  Alsace,  offense  jetée  au  corps 
germanique  sans  but  et  sans  raison.  Boufflers  avait  continué  de 
descendre  le  Rhin;  mais  il  n'avait  pas  été  si  heureux  à  Coblentz 
qu'à  Mayence.  L'électeur  de  Trêves  ne  s'était  pas  décidé  à  suivre 
l'exemple  de  son  collègue  et  avait  reçu  dans  Coblentz  des  troupes 
de  la  ligue  au  lieu  des  troupes  françaises.  Boufflers  n'était  pas  en 
mesure  d'assiéger  Coblentz  ;  il  se  vengea  par  un  acte  d'inutile 
barbarie ,  en  écrasant  de  bombes  la  ville  et  le  palais  de  l'électeur 
(commencement  de  novembre)  ;  il  remonta  ensuite  la  Moselle  et 
se  saisit  de  Trêves. 

Une  troisième  colonne  française,  conduite  par  le  maréchal 
d'Humières,  était  entrée,  vers  le  môme  temps,  sur  le  territoire 
liégeois  et  s'était  emparée  de  Dinant.  Les  Hollandais  crurent  qu'on 
allait  attaquer  Liège  et  leur  inquiétude  donna  la  mesure  de  ce 
qu'on  aurait  dû  faire  ;  mais  les  Français  n'avancèrent  pas  sur  la 
Meuse  au  delà  de  Dinant. 

Dans  le  courant  de  novembre,  les  Français  se  virent  ainsi 
mattres  de  toute  la  rive  gauche  du  Rhin ,  moins  Coblentz  et 
Cologne  ;  leurs  partis,  au  delà  du  fleuve,  couraient  jusqu'à 
Augsbourg.  Le  manifeste  de  Louis  XIV  était  bien  dépassé  et  l'on 
s'était  attaqué,  non  pas  seulement  à  la  garnison  impériale  de 
Philipsbourg  et  aux  terres  de  l'électeur  palatin,  mais  à  tout  le 
corps  germanique. 


[1688]      •  DÉPART  DE   GUILLAUME.  95 

Guillaume  allait  répondre  sur  la  Tamise  aux  coups  portés  par 
Louis  sur  le  Rhin  et  la  réponse  derait  être  foudroyante.  Le  vent, 
qui  avait  soufQé  longtemps  de  l'ouest ,  ayant  enfin  tourné  à  l'est, 
le  prince  d'Orange,  après  avoir  fait  de  solennels  adieux  aux  États- 
Généraux,  mit  à  la  voile  de  Helvoet-Sluys  le  30  octobre.  Plus  de 
cinq  cents  bâtiments  de  transport ,  escortés'  par  cinquante  vais- 
seaux de  guerre ,  portaient  quatre  mille  cinq  cents  cavaliers  et 
onze  mille  fantassins ,  avec  une  énorme  quantité  d'armes  et  de 
harnais  pour  équiper  les  Anglais  qui  se  joindraient  au  prince. 
Les  cadres  des  troupes  embarquées  étaient  formés  en  grande 
partie  d'officiers  français  réfugiés,  que  conduisait  l'ex-dépulé 
général  des  églises  réformées ,  Ruvigni  :  ils  étaient  près  de  huit 
cents.  L'ex-maréchal  de  Schomberg  commandait  l'armée  sous 
Guillaume.  Tous  les  navires  avaient  arboré  pavillon  anglais.  Sur 
le  pavillon  4u  prince  étaient  inscrits  ces  mots  :  Pro  Religione  pro- 
testante; pro  libero  ParlamentOy  et,  au-dessous,  la  devise  des 
Nassau  :  Je  maintiendrai.  On  lisait  sur  d'autres  pavillons  :  Pro  re- 
liffûme  et  libertate.  Cette  flotte  portait,  en  efi'et,  les  destinées  du 
protestantisme  européen  et  de  la  liberté  anglaise.  L'ambassadeur 
d*Espagne  à  La  Haie,  le  représentant  du  successeur  de  Philippe  II, 
fit  chanter  une  grand'messe  pour  le  succès  de  l'expédition  qui 
allait  arracher  au  catholicisme  la  couronne  de  la  Grande - 
Brelagne  *. 

Le  ciel  parut  d'abord  se  prononcer  contre  l'entreprise.  La  nuit 
même  après  qu'on  eut  levé  l'ancre ,  un  grain  violent  dispersa  la 
flotte  et  l'obligea  de  venir  se  rallier  au  point  de  départ.  On  ne 
put  remettre  à  la  voile  que  le  10  novembre.  Le  vent  alors  devint 
aussi  favorable  qu'il  avait  été  d'abord  contraire  ;  il  retint  dans  la 
Tamise  la  flotte  de  Jacques  II ,  et  les  vaisseaux  de  Guillaume 
franchirent  sans  obstacle  le  Pas  de  Calais.  Trente  ou  quarante 
vaisseaux  français,  sortis  des  ports  de  Dunkerque  et  du  Havre 
à  la  faveur  du  vent  d'est,  eussent  suffi  pour  jeter  le  désordre 
dans  cette  masse  navale  encombrée  d'hommes  et  de  bagages  et 
probablement  pour  faire  échouer  l'expédition.  Seignelai,  d' A  vaux, 
avaient  assiégé  Louis  XIV  de  leurs  instances  ;  mais  il  semblait 

1.  Mém,  de  d^Avanx,  t.  YI,  p.  283-309. 


96  *  LOUJS   XIV.  .  11688] 

que  le  roi  de  France ,  coQime  le  roi  d'Angleterre,  fût  aveuglé  par 
la  Providence.  Aucune  escadre  n'avait  été  armée  dans  les  ports 
français.  La  flotte  protestante  alla  descendre,  le  15  novembre,  à 
Torbay,  sur  la  côte  du  Devonshire. 

Louis  XIV  ne  trouva  rien  de  mieux  à  faire  (jue  de  lancer  une 
déclaration  de  guerre  contre  les  Provinces-Unies  (26  novembre). 
Ce  fut  une  nouvelle  faute  ;  car  la  Hollande ,  tout  en  attaquant 
indirectement  le  système  du  Grand  Roi ,  hésitait  encore  à  entrer 
en  lutte  ouverte  avec  lui  ;  elle  avait  répondu  à  ses  violences  par 
une  modération  et  une  bonne  foi  exemplaires ,  s'était  d'abord 
contentée  d'interdire  l'entrée  des  marchandises  françaises  jusqu'à 
la  levée  de  l'embargo  en  France  * ,  et  ne  s'était  enfin  décidée  à 
délivrer  des  lettres  de  marque  à  ses  corsaires  que  sur  les  agrès- 
sions  réitérées  des  armateurs  français.  Autant  il  eût  été  utile  et 
décisif  de  l'attaquer  au  mois  de  septembre  ou  d'octd^re ,  autant 
il  était  maintenant  superflu  de  lui  déclarer  une  guerre  qu'on 
n'avait  nulle  intention  de  porter  sur  son  territoire.  Comme 
Jacques  II  venait  de  proclamer  qu'il  ne  voulait  de  secours  que 
celui  de  ses  sujets  *,  Louis  ne  motiva  point  sa  déclaration  sur 
l'expédition  de  Guillaume,  mais  sur  l'intervention  des  Hollandais 
dans  les  affaires  de  Cologne  contre  son  protégé  Fûrstenberg. 

Jacques  II ,  enfin  arraché  à  son  infatuation  par  le  manifeste  de 
son  gendre  et  par  les  symptômes  menaçants  qui  éclataient  de 
toutes  parts  en  Angleterre ,  avait  accumulé  les  concessions  depuis 
quelques  semaines  pour  .tâcher  de  désarmer  le  ressentiment  de 
ses  sujets  ;  il  avait  réclamé  leâ  avis  et  les  secours  des  évoques 
anglicans  persécutés  par  lui  ;  il  avait  rendu  aux  villes,  aux  cor- 
porations, leurs  chartes  supprimées,  réinstallé  les  officiers,  les 
magistrats  destitués  pour  leur  attachement  au  test,  enfin ,  éloigné 
de  son  conseil  son  mauvais  génie ,  le  jésuite  Pètre.  Il  était  trop 
tard.  Les  évoques  s'excusèrent  de  se  prononcer  contre  le  prince 
d'Orange.  L'armée  ne  montrait  pas  des  dispositions  plus  rassu- 
rantes que  le  clergé  :  malgré  sa  grande  supériorité  numérique, 

• 

1.  Non-seulement  on  arait  saisi  les  navires  hollandais,  mais  on  forçait  les  matelots 
à  entrer  au  service  du  roi  et  à  se  faire  catholiques. 

2.  D'Avaux,  t.  VI,  p.  355.  A  la  vérité,  Jacques  dit  en  particulier  tout  le  contraire 
à  Vamb:tssadeur  français  Barillon  et  fit  un  tardif  appel  à  l'argent  et  aux  vaisseaux  de 
Louis  XIV.  —  Mém,  de  Saint-Uilaire,  IV,  34. 


(imi        RÉVOLUTION  DMNGLETERRE.  97 

Jacques  n*osa  la  mener  sur-l&champ  au  combat,  comme  Louis  XIV 
le  lui  avait  conseillé.  Ses  favoris,  ses  généraux  conspiraient  contre 
lui  :  Rirke,  naguère  le  sanguinaire  instrument  de  ses  vengeances, 
Churchill ,  frère  de  sa  maîtresse ,  qui  devait  être  le  fameux  duc 
de  Harlborough,  tentèrent  de  le  livrer  à  Guillaume.  Vaincu  sans 
combat,  il  mit  la  Tamise  entre  Tennemi  et  ses  troupes  démora- 
lisées. Sa  seconde  fille,  Anne  Stuart,  et  le  prince  Georges  de 
Danemark ,  mari  d'Anne ,  l'abandonnèrent  et  rejoignirent  Guil» 
laome.  De  sinistres  nouvelles  arrivaient  de  tous  les  points  de 
r Angleterre.  Les  personnes  les  plus  considérables  se  ralliaient 
en  foule  au  prince  d'Orange.  L'université  d'Oxford ,  oubliant  sa 
déclaration  en  faveur  de  l'obéissance  passive,  avait  pris  parti  pour 
Guillaume.  Une  association  formidable  s'organisait  pour  atteindre 
le  but  énoncé  dans  le  manifeste  du  prince  et  pour  venger  sa 
mort  s'il  périssait  dans  l'entreprise.  Enfin  de  grandes  assemblées 
populaires  proclamaient  le  droit  de  résistance  armée ,  attendu 
que  c  le  roi  qui  met  sa  volonté  à  la  place  de  la  loi  est  un  tyran» 
et  qu'on  est  contre  lui  dans  le  cas  de  légitime  défense.  Le  mal- 
heureux monarque  n'était  plus  en  état  «  d'être  un  tyran  ».  Sur 
l'avis  d'un  conseil  de  pairs  réuni  à  la  hâte,  il  annonça  la  convo- 
cation du  parlement  à  bref  délai,  une  amnistie  et  l'envoi  de  com- 
missaires pour  s'entendre  avec  le  prince  d'Orange  (10  décembre). 
Les  conditions  posées  par  Guillaume  aux  commissaires  de 
Jacques  furent  :  la  destitution  de  tous  les  officiers  et  magistrats 
papistes  ;  la  remise  de  la  Tour  de  Londres  aux  magistrats  muni- 
cipaux ;  la  remise  de  Portsmouth  à  une  personne  choisie  d'un 
commun  accord  ;  l'armée  du  prince  serait  entretenue  aux  frais  de 
rStat;  pendant  la  tenue  du  parlement,  les  deux  armées  reste- 
raient à  égale  distance  de  la  capitale,  et  Jacques  et  Guillaume 
pourraient  séjourner  à  Londres  avec  le  même  nombre  de  gardes 
(18  décembre). 

Avant  d*avoir  reçu  cette  réponse ,  Jacques  s'était  arrêté  à  un 
parti  désespéré  ;  l'apparente  modération  de  Guillaume  ne  fit  que 
le  confirmer  dans  sa  résolution.  Il  pensa  que  son  gendre  visait  à 
le  faire  déposer  par  le  parlement  même  qu'il  aurait  convoqué. 
Il  fit  partir  la  reine  sous  un  déguisement,  avec  le  petit  prince 
de  Galles,  et  les  envoya  en  France  ;  puis  il  s'apprêta  à  les  suivre. 

XIV.  7 


98  LOUIS  XIV.  [1688-i6B9] 

Il  licencia  son  armée ,  brûla  les  ordonnances  préparées  pour  la 
convocation  du  parlement,  jeta  dans  la  Tamise  le  sceau  de  VÉtat 
et  quitta  Londres  de  nuit  en  barque,  avec  un  seul  conipagnon. 
Il  fut  arrêté  près  de  Sheerness  par  des  bateaux*  pêcheurs  qui 
croisaient  à  Tembouchure  de  la  Tamise  pour  intercepter  les 
jésuites  et  les  papistes  fugitifs.  Il  resta  là  quelques  jours  prison- 
nier. Son  malheur  sembla  éveiller  quelque  pitié  dans  la.  popu- 
lation. Les  pairs  présents  à  Londres,  qui,  à  la  nouvelle  de  sa 
fuite,  s'étaient  formés  en  gouvernement  provisoire,  te  firent 
remettre  en  liberté.  Il  se  décida  à  retourner  à  Londres  (  26  dé- 
cembre), où  il  fut  assez  bien  accueilli ,  et  invita  Guillaume  à  une 
conférence  ;  celui-ci  refusa ,  fit  entrer  l'avant-garde  de  ses  Hol- 
landais dans  la  capitale  et,  tant  en  son  nom  qu'au  nom  des  pairs 
d'Angleterre ,  invita  le  roi  à  quitter  Londres.  Jacques  obtint  de 
se  retirer  à  Rochester.  Ni  les  magistrats  de  Londres,  ni  le  banc 
des  évêques  n'avaient  voulu  répondre  de  la  personne  du  roi ,  qui 
offrait  de  se  remettre  sous  leur  garde.  Jacques  revint  alors  à 
ses  projets  de  fuite.  C'était  tout  ce  que  demandait  Guillaume.  Le 
prince  n'épargna  rien  pour  redoubler  les  frayeurs  de  son  beau- 
père.  Jacques  s'évada  de  nouveau  ;  personne  ne  l'arrêta  cette 
fois  et  un  bateau  pécheur  le  déposa,  le  4  janvier  1689,  ^  Amble- 
teuse,  sur  la  côte  de  Picardie.  Il  avait  laissé,  en  partant;  une 
déclaration,  où  il  annonçait  que,  ne  pouvant  se  fier  en  aucime 
façon  au  prince  d'Orange,  il  se  retirait  pour  revenir  quand  la 
nation  ouvrirait  les  yeux  sur  les  prétextes  dont  on  s'était  servi 
pour  la  tromper. 

Jacques  II  arriva  le  7  janvier  à  Saint-Germain,  où  Louis  XIV 
l'attendait  et  le  reçut  à  bras  ouverts.  Louis  installa  le  monarque 
fugitif,  avec  sa  femme  et  son  fils ,  dans  cette  résidence  royale  ; 
il  pourvut  à  leurs  besoins  avec  magnificence  et  les  mit  k 
même  de  tenir  une  espèce  de  cour.  Louis  renferma  dans  le 
secret  de  son  âme  les  sentiments  que  lui  faisaient  éprouver  le 
terrible  échec  de  sa  politique  et  la  conduite  de  son  triste  allié  ; 
mais  les  courtisans  et  les  Parisiens  furent  moins  généreux  et 
témoignèrent  peu  de  considération  à  ce  roi  bigot,  libertin  et 
cruel,  tombé  si  honteusement  du  trône  ^  Louis  s'était  complé- 

1.  ••  Voilà  un  bonhomme  qui  a  quitté  troia  royaumes  pour  une  messe  n ,  disait  de 


[1689]  FUITE  DE  JACQUES  IL  99 

tement  abu$é  et  sur  les  ressources  de  Jacques  II  et  sur  l'état  de 
rAngleterre  :  il  avait  cru  à  une  guerre  civile  prolongée  qui  lui 
donnerait  le  temps  d'intervenir  à  sa  convenance ,  et  il  voyait  le 
roi  d'Angleterre  chassé  sans  coup  férir  *  par  l'abandon  presque 
unanime  de  son  peuple  plus  que  par  la  force  matérielle  !  chuta 
moins  tragique  »  mais  plus  extraordinaire  et  d'une  signification 
plus  profonde  encore  que  le  supplice  de  Charles  P'  I 

La  chute  de  Jacques  II  fut  pour  le  génie  de  l'Angleterre 
l'occasion  de  la  manifestation  la  plus  décisive  par  laquelle  il 
se  soit  révélé  dans  l'histoire.  La  révolution  de  1640  avait  reçu, 
au  moins  un  moment ,  de  la  secte  enthousiaste  des  Indépendants 
quelque  chose  d'idéal,  de  théorique,  d'absolu,  étranger  à  l'esprit 
anglais:  dans  la  révolution  de  1688,  ce  fut  bien  le  génie  de  l'An- 
gleterre qui  agit  selon  ses  tendances  propres  et  qui  imprima  son 
cachet  orrg^inal. 

A  la  nouvell^^  de  la  fuite  *du  roi ,  les  pairs  d'Angleterre ,  comme 
gardiens  héréditaires  des  intéréts^ationaux,  invitèrent  le  prince 
(l'Orange  à  se  charger  du  gouvernement  ^squ'à  la  réunion  d'une 
CmverUion  nationale  {Convent) ,  terme  emprunté  à  l'Ecosse  pour 
désigner  on  parlement  extraordinaire  convoqué  par  nécessité  en 
dehors  des  formes.  Les  pairs  invitèrent  le  prince  à  convoquer  la 
Convention.  Guillaume ,  ne  se  jugeant  pas  suffisamment  autorisé, 
réunit  Icis  anciens  députés  qui  avaient  siégé  aux  communes  sous 
Charles  II,  avec  le  corps  municipal'  de  Londres,  et  se  fit  confir- 
mer, par  celte  assemblée ,  la  délégation  conférée  par  les  pairs 
(3 janvier  1689).  Il  convoqua,^ aussitôt  après,  la  Convention,  qui 
s'ouvrit  le  1*'  février. 

Trois  partis  s'étaient  dessinés  pendant  les  élections  :  les  whigs , 
les  tories  et  les  royalistes  purs,  qu'on  nomma  plus  tard  jacobites. 
Ceux-ci  eussent  souhaité  qu'on  rappelât  le  roi ,  moyennant  ga- 
ranli»  pour  la  religion  protestante  et  pour  les  libertés  publiques . 
U  faiblesse  de  C6  parti  ne  lui  permit  pas  de  jouer  aucun  rôle 


lai,  avec  plus  d'esprit  que  de  convenance,  Tarchevéque  de  Reims  Le  Tellier.  — 
Jacques  déclara  aux  jésuiteà  de  la  rue  Saint- Antoine  qu'il  était  affilié  à  leur  société, 
ce  qui  ne  le  releva  pas  beaucoup  aux  yeux  des  Parisiens. 

U  Jl  y  eut  quelques  petites  escarmouches  dans  les  provinces,  mais  pas  un  coup  do 
mousquet  à  Londres  ni  aux  environs. 


400  LOUIS   XIV.  [16891 

« 

dans  la  Convention  et  l'obligea  de  se  fondre  dans  les  tories ,  qui 
demandaient  qu'on  interdit  rexercice  de  la  souveraineté  à  Jac- 
ques II ,  comme  s'étant  montré  incapable  de  régner,  mais  qu'on 
lui  laissât  le  titre  de  roi,  inamissible,  selon  eux,  et  qu'on  établit 
une  régence.  Les  whigs,  enfin,  prétendaient  que  le  roi  fût  dé- 
claré déchu  et  le  trône  vacant.  Les  tories  avaient  la  majorité  dans 
la  chambre  des  lord$;  les  whigs  dans  la  chambre  des  communes, 
où  affluèrent  les  presbytériens  * .  Parmi  les  v^higs ,  ceux  qui  vou- 
laient porter  le  moins  d'atteintes  possible  à  la  monarchie^  étaient 
d'avis  qu'en  écartant  le  roi  et  son  fils  contesté,  on  transférât  la  cou- 
ronné à  l'héritière  présomptive ,  à  la  princesse  d'Orange  :  d'autres 
proposaient  d'adjuger  la  couronne  par  élection  à  Guillaume;  le 
plus  grand  nombre  voulaient  Guillaume  et  sa  femme  ;  quelques-uns, 
c'étaient  les  républicains  logiciens ,  entendaient  que  Jacques  fîit 
déposé  juridiquement,  que  le  gouvernement  anglais  fût  déclaré 
dissous  et  que  la  nation  procédât  à  c&nstiluer  un^ouvernemenl 
nouveau.  Guillaume,  après  avoir  laissé  les  questions  s'engager, 
intervint  en  déclarant  à  quelques-uns  des  chefs  de  })artis  qu'il 
n'accepterait  ni  *la  régence  sous  la  royauté  nominale  de  son 
beau-père,  ni  l'administration  du  royaume  sous  la  royauté  de  sa 
femme;  que,  s'il  n'était  appelé  à  régner  de  son  chef  et  pour 
toute  sa  vie ,  il  s'en  retournerait  en  Hollande  et  ne  se  mêlerait 
plus  des  affaires  de  la  Grande-Bretagne,  L'effet  fut  décisif.  Les 
communes ,  ne  voulant  pas  suivre  la  logique  rigoureése  des  ré- 
publicains et  faire  le  procès  au  roi ,  déclarèrent  que  Jacques  II 
avait  rompu  le  contrat  originel  et  ç^f^iqué  par  sa  désertion  ;  qu'en 
conséquence  le  trône  était  vacanf.  Elles  posèrent  en  principe 
qu'un  papiste  ne  pouvait  être  appelé  à  régner  sur  l'Angleterne  pro- 
testante. Les  lords  refusèrent  d'abord  d'admettre  que  le  trône  fût 
vacant;  puis,  sous  la  pression  dej  communes  et  surtout  de 
l'opinion  publique,  la  majorité  se«déplaça  dans  la  chambre  àaute, 
et  la  déclaration  de  vacance  passa,  malgré  les  efforl^de  la  plu- 
part des  évoques  ;  on  écarta  la  question  controversée  de  la  légi- 

m 

1.  Une  quatrième  opinion  était  celle  de  certains  jurUnbsulte:),  qui  prétendaient 
que  Guillaume  régnât  par  droit  de,  conquête;  il  va  sans  dire  qu'on  ne  la  prit  pas  au 
iérieuz.  *  « 

2.  C'étaient  moins  des  whigs  purs  qu'une  petite  fraction  détachée  des  tories." 


/ 


[\m]  BILL   DES  DROITS.  101 

timité  du  prince  de  Galles,  comme  si  cet  enfant  n*eût  point 
existé.  Ces  deux  fictions  admises,  à  savoir,  l'abdication  du 
père  et  la  non -existence  du  fils,  on  adopta  un'  moyen  termf 
entre  ceux  qui  voulaient  transmettre  Théritage  à  la  fille  atnée 
et  ceux  qui  prétendaient  élire  Guillaume ,  c'est-à-dire  entre  la 
royauté  héréditaire  et  la  royauté  élective.  Guillaume  et  Marie 
furent  déclarés,  par  indivis,  roi  et  reine  d'Angleterre,  l'adminis- 
tration étant,  toutefois,  à  Guillaume  seul;  après  le  dernier  mou- 
rant des  deux ,  s'il  ne  restait  pas  d'enfants  de  leur  mariage ,  la 
couronne  passerait  à  la  sœur  cadette  de  Marie,  à  la  princesse 
Anne.  On  changea  ensuite  la  formule  du  serment  de  fidélité  au 
roi,  qui  régnait,  était-il  dit ,  c  en  vertu  de  son  droit  et  des  lois  de 
l'État.  D  Mais,  à  cette  formule  de  la  souveraineté  monarchique, 
on  ne  substitua  pas  celle  de  la  souveraineté  nationale  :  on  se  con- 
tenta de  faire  jurer  fidélité  au  roi  et  à  la  reine,  sans  énoncer  d'où 
procédait  leur  droit  à  la  couronne.  L'Angleterre  sembla  fonder 
ainsi  un  gouvernement  de  pur  fait  et  de  nécessitée 

La  royauté  reconstituée ,  on  songea  aux  garanties  contfe  l'abus 
du  pouvoir  royal;  le  ?3  février,  le  parlement  arrêta  le  fameux 
bUl  des  droits^  qui  annulait  le  prétendu  droit  que  la  royauté  s'était 
arrogé  de  suspendre  arbitrairement  l'exécution  des  lois  et  de 
dispenser  les  particuliers  de  se  conformer  aux  lois;  interdisait 
l'érection  de  toute  conmiission  extraordinaire',  ecclésiastique  ou 
autre;  déclarait  iHégale  toute  levée  d'impôt  non  autorisée  par  le 
parlement;^  consacrait  le  droit  de  pétition;  autorisait  tout  Anglais 
protestant  à  posséder  des  armes  poiy  sa  défense  ^  interdisait  au 
roi  d'entretenir  une  armée  en  temps  de  paix ,  sans  l'aveu  du 
parlement  ;  déclarait  les  membres  du  parlement  inviolables 
quant  à  leurs  discours  et  à  leUrs  votes  ;  proclamait,  la  liberté  des 
élections;  prescrivait  la  fréquente  convocation  des  parlements,  etc. 

Le  môme  jour,  les  deux  chambres  allèrent  en  corps  offrir  la 
couronne  à  Guillaume  et  à  Mariés  arrivée  de  la  veille  dans  le 
palais  d'où  son  époux  avait  chassé  son  père.  Le  couronnement 
eut  lieu  le  2V avril,  selon  le  cérémonial  du  moyen  âge.  On  pro- 
clama Guillaume  et  Marie  roi  et  reine  d'Angleterre,  de  France  et 
d'Irlande ,  suivant  la  formule  qui  rappelait  les  vieilles  prétentions 
ensevelies  dans  la  tombe  des  Plantagenets.  Le  nouveau  roi  prit  le 


402  LOUIS  XIV.  [1689] 

nom  de  Guillaume-frots,  qui  faisait  de  lui  rhéritier  des  deux 
premiers  rois  normands ,  des  deux  Guillaumes.  On  avait  donc 
tout  fait  pour  conserver  les  formes  en  changeant  le  fond  et  pour 
que  cet  immense  changement  eût  le  moins  possible  l'apparence 
d'une  révolution.  Le  droit  inamissible  des  rois,  tant  prêché  par 
l'église  anglicane  d'accord  avec  le  gallicanisme  de  Bossuet ,  était 
aboli ,  mais  on  ne  le  dit  pas  tout  haut  ;  le  droit  de  la  nation  était 
réalisé,  mais  on  ne  le  proclama  point,  en  sorte  que  l'équivoque 
put  se  prolonger  indéfiniment  et  que  le  parti  du  passé  put  vivre 
de  cette  équivoque  jusqu'à  nos  jours.  Et  cependant,  en  fait,  c'était 
bien ,  sous  tous  ces  voiles ,  la  souveraineté  du  peuple  qui  venait 
de  se  lever  contre  la  monarchie  de  Louis  XIV  et  contre  le  droit 
divin  de  Bossuet*. 

La  Convention  d*Écosse  imita  la  Convention  d'Angleterre  et 
proclama  Guillaume  et  Marie  le  21  avril. 

La  révolution  anglaise  de  1640  n'avait  guère  été  pour  le  conti- 
nent qu'un  spectacle  extraordinaire,  presque  aussi  étranger  aux 
intérêts  du  reste  de  la  chrétienté  que  les  catastrophes  du  sérail. 
La  révolution  de  1688,  au  contraire,  remua  toute  l'Europe;  mais 
sa  portée,  quant  à  la  politique  intérieure  des  états,  si  elle  fut 
comprise  d'un  petit  nombre  d'esprits  spéculatifs,  ne  fut  pas  ce 
qui  préoccupa 4es  peuples  et  les  gouvernements;  les  nations  pro- 
testantes saluèrent,  dans  ce  grand  événement,  la  résistance  vic- 
torieuse de  leur  religion  ;  la  maison  d'Autriche  y*vit  une  première 
défaite  pour  son  formidable  ennemi  et  fit  peu  d'attention  à 
Tatleinte  qu'avj|ient  reçue  Ips  principes  sur  lesquels  reposait  sa 
propre  puissance  :  l'Angleterre  conquise  à  la  Ligue  d'Augsbourg , 
voilà  ce  qui  fermait  les^  yeux  sur  tout  le  reste;  la  pensée  de  la 
lutte  contre  l^roi  de  France  étouffait  toute  autre  pensée  chez  les 
gouvernements  comme  chez  les  peuples  et ,  dans  l'opinion  des 
peuples,  lutter  contre  Louis  XIV,  c'était  lutter  contre  la  monar- 
chie universelle,  contre  la  desfraction  des  nationalités  '. 

1.  Buniet*«  Hittory  of  hh  oum  <ïme,  vol.  III#  —  Hume,   Guillautne  et  Marie, La 

Hode,  t.  IV.  —  Rapin-Thoiias,  t.  X,  1.  xxiv  ;  XI,  1.  xxv.  —  Mac>Atilay,  ch.  ix-x. 

2.  V.  le  carienz  ouvrage  de  Gregorio  Leti,  La  Mùnatgphie  univeraelU  de  Louis  XIV 
(1689),  où  il  cherche  à  établir  comment  il  faut  renverser  la  monarchie  de  Louis  XIV 
et  conserve!  la  France,  nécessaire  à  Téquilibre  européen.  —  V.  aus^  les  réponses 
du  pape  et  de  Tempereur  aux  plaintes  de  Jacques  II,  dans  les  Mém.  de  Saint-HiUire, 
1. 1",  p.  410. 


[i689]  GUILLAUME   ET  MARIE.  i03 

UAliemagDe  entière  s'ébranlait  pour  repousser  Tinvasion  fran- 
çaise. L'empereur  avait  répondu,  le  18  octobre,  avec  une  extrême 
violence,  au  manifeste  de  Louis  XIV,  et  tout  TEmpire  s'apprê- 
tait à  soutenir  la  réponse.  Le  24  janvier  1689,  la  diète  de  Ratis- 
bonne  déclara  le  roi  de  France  et  le  cardinal  de  Fûrstenberg 
ennemis  de  TEmpire  et  de  la  chrétienté;  elle  rappelait,  dans  son 
recès ,  les  nombreuses  entreprises  de  Louis  XIY  contre  la  foi  des 
traités,  ses  violences  inhumaines  contre  des  populations  sans 
défense ,   et  conjurait  l'empereur  de  faire  la  paix  avec  le  Turc , 
afin  de  tourner  toutes  les  forces  germaniques  contre  la  France. 
Lèopold ,  l'année  précédente ,  au  moment  où  Belgrade ,  la  clef  de 
l'empire  othoman ,  tombait  au  pouvoir  de  ses  généraux  (6  oc- 
tobre 1688),  avait  manqué  l'occasion  de  dicter  une  paix  triom- 
phale au  divan*,  et  les  Turcs  relevaient  la  tête  depuis  qu'ils 
savaient  les  Français  en  campagne  sur  le  Rhin  ;  néanmoins,  Lèo- 
pold pouvait  encore  traiter  avec  eux  à  son  avantage  et  la  France 
alors  n'eût  pu  espérer  aucune  autre  diversion  en  Europe.  La 
France ,  entourée  d'ennemis ,  n'avait  plus  un  seul  allié  ;  ce  que  sa 
politique  avait  le  plus  redouté ,  ce  qu'elle  avait  longtemps  dé* 
tourné,  ce  qu'elle  n'avait  pas  su  détourner  une  dernière  fois 
était  arrivé;  l'Angleterre  et  la  Hollande  étaient  non  pas  seulement 
alliées,  mais  réunies  sous  un  même  chef;  l'Angleterre  entrait 
dans  la  coalition  avec  tout  l'emportement  de  ses  passions  long- 
temps comprimées  par  la  politique  inerte  des  derniers  Stuarts. 
L'Espagne  avait  repoussé  les  avances  qu'on  lui  avait  faites  pour 
la  détacher  de  la  Ligue  et  avait  appelé  les  forces  de  Hollande  et 
de  Brandebourg  en  Belgique.  Les  états  Scandinaves  étaient  plus 
ou  moins  engagés  avec  la  Ligue  et  allaient ,  malgré  leur  vieille 
rivalité,  se  trouver  pour  la  première  fois  dans  le  même  camp.  La 
France  n'avait  guère  à  espérer  que  la  neutralité  malveillante  de 
quelques  états  secondaires  et  en  était  à  regarder  comme  un 
succès  diplomatique  l'engagement  que  prirent  les  Suisses  de 
rester  neutres  et  de  refuser  le  passage  aux  deux  partis  (7  mai). 

1.  Des  moines  avaient  prédit  à  Léopold  qne  Vimpératrice  lui  donnerait  denx  fils 
Jorneacz,  dont  l'un  serait  empereur. d*Occident,  l'autre  empereur  d*Orient.  Le  cré- 
dale  monarque,  dès  lors ,  ne  voulut  plus  entendre  parler  de  paix  avec  les  Turcs. 
V.  CEuvre»  de  Louis  XIY,  t.  VI,  p.  13. 


104  LOUIS   XIV.  [1689) 

Les  forces  avec  lesquelles  Louis  XIV  avait  entamé  les  hostilités 
ne  suffisaient  plus  en  présence  d*une  telle  situation,  que  pouvaient 
encore  aggraver  les  mouvements  des  protestants  français.  Dès  la 
lin  de  novembre  1688»  le  roi  avait  ordonné,  dans  toutes  les  géné- 
ralités ,  la  formation  de  régiments  de  milices  pour  la  garde  des 
places  frontières  et  maritimes  \  puis  avait  convoqué  Tarrière-  bân 
afin  de  surveiller  et  de  contenir  les  nouveaux  convertis,  dont  le 
désarmement  avait  été  prescrit  au  mois  d'octobre,  les  gentils- 
hommes exceptés.  De  grandes  levées  se  faisaient  à  la  hâte  pour 
renforcer  Tarmée.  En  attendant  que  ces  masses  d*hommes  fussent 
réunies  et  disciplinées ,  Louis  résolut  de  ne  rien  hasarder  et  de 
maintenir  seulement  la  guerre  sur  le  territoire  ennemi,  sans  faire 
d'entreprises  importantes  sur  le  continent.  L'Allemagne  resterait 
le  principal  théâtre  de  la  guerre,  avec  deux  diversions  en  Belgique 
et  en  Catalogne.  Enfm  on  prendrait  l'offensive  contre  ïusurpateur 
Guillaume ,  dans  celui  des  trois  royaumes  britanniques   qui 
n'avait  pas  suivi  l'exemple  des  deux  autres  et  qui  n'avait  point 
abattu  la  bannières  des  Stuarts ,  en  Irlande. 

Le  plan  était  bon ,  une  fois  la  guerre  avec  l'Angleterre  devenue 
inévitable  par  la  rupture  avec  la  Hollande  ;  mais  les  moyens  d'exé- 
cution, quant  à  l'Allemagne,  souillèrent  d'une  tache  ineffaçable  le 
règne  de  Louis  le  Grand.  Il  n'était  pas  possible  de  munir  de  gar- 
nisons toutes  les  places  récemment  conquises  ou  plutôt  envahies, 
sans  renouveler,  avec  des  conséquences  plus  dangereuses,  les 
fautes  de  1672.  Déjà  l'on  avait  évacué,  un  peu  précipitamment, 
les  postes  avancés  du  Wurtemberg  (janvier  1689).  Louvois  con- 
seilla au  roi  de  détruire  de  fond  en  comble  les  villes  qu'on  ne 
pourrait  garder,  afin  que  les  postes  d'où  les  troupes  du  roi  se  reti- 
reraient ne  servissent  plus  jamais  à  personne.  Louis,  après  quelque 
hésitation,  souscrivit  à  cet  expédient,  digne  des  conquérants  tar- 
tares!  On  commença  par  le  Palatinat  trans- rhénan.  On  incendia 
Ladenbourg  et  Heidclberg,  après  avoir  prévenu  les  habitants  de 

1.  Il  parait  que  la  lerée  fut  d*enYiron  vin^oinq  mille  hommes.  I^es  miliciens  étaient 
fournis  et  soldés  par  les  paroisses;  ils  devaient  être  g^arçons,  n'étaient  point  assu- 
jettis à  Tuniforme  et  ne  pouvaient  être  obligés  de  servir  plus  de  deux  ans.  S'ils  se 
mariaient  dans  leur  paroisse  après  leur  libération,  ils  étaient  exempts  de  la  taille 
pour  deux  ans.  [Anciennes  Lois  françaises^  t.  XX,  p.  66.)  Les  paroisses  les  plus  faibles 
ne  fournirent  pas  de  miliciens. 


(I6S9J  INCEÎJDIE   DU   PALATINAT.  105 

s*en  aller  avec  leurs  familles,  leurs  bestiaux  et  leurs  meubles.  Le 
château  de  Heidelberg ,  résidence  des  électeurs  palatins ,  fut  bou- 
lerersé  par  la  sape  et  la  mine  :  ses  belles  ruines  sont  encore  pour 
la  postérité  un  vivant  témoignage  des  fureurs  de  Louvois.  Les 
moulins,  le  pont,  tous  les  bâtiments  publics,  étaient  écroulés;  le 
feu  était  par  toute  la  ville.  L'exécuteur  de  cette  œuvre  infernale, 
Tessé  (c'était  pourtant  un  des  chefs  des  dragonnades!)  n'eut  pas  le 
coeur  d'en  voir  davantage,  ni  de  chasser  les  malheureux  habitants 
d^entre  les  ruines  de  leur  cité.  Il  partit  avec  ses  soldats.  Les  bour- 
geois éteignirent  l'incendie  derrière  lui  et  appelèrent  les  troupes 
allemasdes,  qui  se  retranchèrent  dans  les  débris  du  château.  A 
cette  nouvelle  Louvois ,  furieux  qu'on  n'eût  pas  «  entièrement 
brûlé  et  abîmé»  Heidelberg,  ordonna  qu'on  ne  se  contentât 
pas  de  brftler  Manheim,  mais  qu'on  le  démolit  pierre  à  pierre 
(mars  1689). 

Des  nouvelles  conquêtes  d'outre -Rhin,  on  ne  conserva  donc 
que  Philipsbourg.  Quant  au  pays  de  la  rive  gauche ,  on  se  cou- 
tenta  d'abord  de  démanteler  les  villes  et  de  faire  sauter  les  for- 
teresses appartenant  au  Palatinat  et  aux  électorats  de  Mayence 
et  de  Trêves,  sauf  Mayence,  dont  on  faisait  une  grande  place  d'ar- 
mes. Hais,  quand  les  forces  ennemies,  qui  grossissaient,  com- 
mencèrentà  inquiéter  Mayence,  le  chef  de  l'armée  du  Rhin,  le 
maréchal  de  Duras,  proposa  au  roi  et  au  ministre  une  résolution 
effroyable  ;  c'était  de  détruire,  non  pas  seulement  les  bourgs  et 
villages  qui  pouvaient  favoriser  l'attaque  contre  Mayence ,  mais 
toutes  les  villes  voisines  du  Rhin  entre  Mayence  et  Philipsbourg. 
La  fatale  parole  lâchée,  Duras  s'épouvanta  de  lui-même  et  voulut 
revenir  sur  ce  qu'il  avait  proposé.  On  n'arrachait  pas  ainsi  à  Louvois 
sa  proie  !  Louvois  fit  ordonner  par  le  roi  au  maréchal  de  consommer 
l'œuvre  !  Spire,  Worms,  Oppenheim,  Frankenlhal,  Blngen,  furent 
condamnés  aux  flammes.  On  offrit  aux  magistrats  des  franchises 
et  dçs  privilèges  pour  ceux  des  habitants  qui  voudraient  émigï*er 
dans  la  Lorraine,  TAlsace  «u  la  Franche-Comté,  avec  des  moyens 
de  transport  pour  leurs  meubles.  Ceux  qui  refuseraient  pourraient 
transporter  leucs  biens  dans  les  places  fortes  du  roi,  mais  non  pas 
chez  les  ennemis.  Ainsi,  on  leur  refusait  jusqu'à  la  consolation  de  se 
réfugier  parmi  leurs  compatriotes.  L'ordre  était  monstrueux  :  l'exé- 


106  LOUIS  XIV.  11689] 

cution  fut  pire.  Il  n*est  que  trop  aisé  de  concevoir  tout  ce  que  la 
licence  et  la  rapacité  du  soldat  durent  ajouter  à  ces  scènes  de 
désolation.  L'on  avait  voulu  épargner  les  célèbres  cathédrales  de 
Worms  et  de  Spire,  ainsi  que  les  palais  épiscopaux,  et  l'on  y 
avait  entassé  les  effets  que  les  habitants  n'avaient  pu  emporter  ;  le 
feu  gagna  ces  églises  et  brûla  tout  ce^qui  pouvait  brûler  (fin  mai 
—  commencement  de  juin).  Ce  beau  pays,  que  le  moyen  âge  avait 
orné  de  tant  de  monuments  religieux  et  militaires ,  n'offrit  plus 
qu'un  amas  de  ruines  fumantes,  comme  si  un  nouvel  Attila  eût  passé 
sur  la  Gaule  et  la  Germanie.  Cent  mille  malheureux,  citasses  de 
leurs  maisons  en  flammes,  demandèrent  vengeance  à  l'Allemagne, 
à  l'Europe  entière ,  et  soulevèrent  contre  le  Grand  Roi  une  indi- 
gnation plus  générale  encore  que  n'avaient  fait  les  réfugiés  hugue- 
nots. Les  populations  rhénanes ,  que  la  nature  a  rattachées  par 
tant  de  liens  à  la  France ,  vouèrent  à  son  gouvernement  un  long 
et  implacable  ressentiment,  qui  ne  devait  s'éteindre  qu'avec  la 
monarchie  de  Louis  XIV,  en  présence  d'une  France  nouvelle  *. 

Le  principe  de  ces  horreurs,  qui  entachèrent  nos  armes,  si  glo- 
rieuses à  tout  autre  égard  pendant  tout  ce  siècle,  ne  fut  pas  uni- 
quement la  cruauté  de  Louvois  ou  l'orgueil  de  Louis  XIV,  mais 
aussi  une  fausse  notion  du  droit  de  la  guerre ,  qui  permet,  disait- 
on  ,  tout  ce  qui  nuit  à  l'ennemi.  Et  cependant  on  ne  poussait  pas 
cette  doctrine  à  ses  dernières  conséquences.  Ce  même  prince, 
qui  se  croyait  le  droit,  pour  nuire  à  l'ennemi,  d'écraser  sous  les 
bombes  des  populations  inoffensives,  d'effacer  du  sol  des  cités  dés- 
armées, de  changer  en  désert  des  provinces  entières,  se  serait 
cru  déshonoré  s'il  avait  employé  le  poignard  ou  le  poison 
contre  un  seul  homme,  contre  un  général,  dont  la  mort  eût  pu 
œpendant  nuire  à  Vennemi  bien  plus  encore  que  ces  grdhdes 
exterminations  '  !  Le  droit  de  la  guerre,  le  droit  des  peuples  civi- 
lisés, ne  doit  autoriser  à  détruire  que  ce  qui  sert  directement  à  la 
guerre;  on  a  droit  de  démanteler  une  ville,  on  n'a  pas  di'oit  de  la 
brûler. 


1.  Lettre»  militaires,  t.  V,  p.  170,  252,  308,  323;  t.  VI,  p.  10,  ]fe,  46,  51. 

2.  Un  certaia  Lansel  s*étant  oflCert  à  tuer  le  prince  d'Orange,  le  roi,  »  détestant 
de  pareils  desseins  »,  le  fit  arrêter  et  «  mettre  dans  une  prison  ».  Lettres  militaires, 
t.  V,  p.  294. 


(16S91  LA  GRANDE   ALLIANCE.  107 

Uexaspération  de  TÂUemagae  ne  saurait  se  décrire.  La  diète 
décréta  l'expulsion  des  Français  employés,  commerçants,  domes- 
tiques ;  hors  des  états  germaniques,  tout  commerce  fut  interdit 
avec  la  France,  sous  peine  de  haute  trahison.  L'Allemagne  mit  les 
Français  au  ban  de  l'Empire  :  elle  eût  voulu  les  mettre  au  ban  de 
tout  l'univers.  Léopold  profita  froidement  de  reffervescence  géné- 
rale afin  de  resserrer  les  liens  de  la  coalition  et  de  poursuivre  la 
transformation  de  la  Ligue  d'Augsbourg  en  un  pacte  bien  autre- 
ment redoutable  à  la  France  et  bien  autrement  avantageux  à  la 
maison  d'Autriche.  Le  12  mai,  avant  que  la  dévastation  de  la  rive 
gauche  du  Rhin  eût  comblé  la  mesure ,  un  traité  défensif  et 
offensif  avait  été  signé  à  Vienne  entre  l'empereur  et  les  Pro- 
vinces-Unies pour  le  rétablissement  intégral  des  Traités  de  Wesl- 
phalie  et  des  Pyrénées.  Les  deux  parties  s'engageaient  à  ne  pas 
poser  les  armes  et  à  ne  pas  se  séparer,  que  la  France  n'eût 
reperdu  toutes  les  conquêtes  de  Louis  XIY.  Par  un  article  séparé, 
les  Hollandais ,  afin  d'écarter  les  dangereuses  prétentions  du  dau- 
pliin  de  France  à  la  succession  d'Espagne  et  à  la  couronne  des 
Romains,  promettaient  d'aider  l'empereur  ou  ses  héritiers  à  se 
mettre  en  possession  de  la  succession  d'Espagne  et  de  favoriser 
de  leur  influence  l'élection  du  roi  de  Hongrie  comme  roi  des 
Romains.  C'eût  été  une  singulière  façon  de  rétablir  l'équiUbre 
européen ,  que  de  réunir  l'Empire  et  l'Espagne  ;  mais  les  Hol- 
landais étaient  emportés  par  la  passion.  Le  nouveau  roi  d'Angle- 
terre et  le  roi  d'Espagne  adhérèrent  successivement  au  nouveau 
traité,  qui  fut  appelé  la  Grande-Alliance  [30  décembre  1689  — 
6  juin  1690)'. 

Les  armées  allemandes  s'étaient  formées  un  peu  lentement, 
comme  toujoyrs,  mais  puissamment  :  elles  étaient  en  mesure 
d'agir  avec  vigueur  tout  à  la  fois  sur  le  Rhin  et  sur  le  Danube. 
Tandis  que  le  prince  Louis  de  Bade  prenait  le  commandement  en 
Servie  contre  les  Turcs,  plus  de  quatre- vingt  mille  hommes 
s'avançaient  en  trois  corps  dans  les  provinces  rhénanes ,  sous  les 
ordres  du  duc  de  Lorraine  et  des  électeurs  de  Bavière  et  de  Bran- 
debourg*. Le  prince  de  Waldeck  commandait  de  plus,  en  Bel 

1.  Dumont,  t.  Vil,  2*  partie,  p.  229. 

2.  Le  Graod  Électeur  était  mort  en  mai  16U8  et  avait  eu  pour  succeaseur  son  fils 
Frédéric  111. 


108  '  LOUIS  XIV.  il689î 

gique,  une  armée  hispano-batave  composée  en  grande  partie 
d'auxiliaires  allemands ,  appelés  en  Hollande  pour  remplacer  la 
petite  armée  qui  était  allée  détrôner  Jacques  IL  Les  Français,  à 
peu  près  égaux  à  leurs  adversaires  sur  la  frontière  belge ,  étaient 
très- inférieurs  sur  le  Rhin  et  la  capacité  de  leurs  généraux  ne 
compensait  pas  ce  désavantage.  La  France  n'avait  plus  qu'un  seul 
général  de  grand  renom,  Luxembourg;  mais,  brouillé  avec  le 
ministre,  dont  sa  fierté  ne  pouvait  supporter  le  despotisme,  il 
était  en  disgrâce  depuis  une  dizaine  d'années  •  et  Louvois  avait 
détourné  le  roi  de  l'employer.  L'armée  du  Rhin  demeura  entre 
les  mains  de  Duras  ;  l'armée  des  Pays-Bas  fut  confiée  au  maréchal 
d'Humières. 
Ces  choix  ne  furent  point  heureux.  Duras  ne  sut  pas  mettre 


1.  La  cause  de  la  disgrâce  de  Luxemboarg  se  rattachait  à  une  étrange  affaire,  qni 
avait  longtemps  et  violemment  ag^té  Paris  et  la  conr,  V affaire  dss  poûoru.  Le  procès 
de  la  fameuse  marquise  de  BrinvilUers,  brûlée  en  1676  pour  avoir  empoisonné  son 
père,  ses  deux  frères  et  sa  sœur,  avait  laissé  une  vive  impression  dans  les  esprits. 
Des  incidents  mystérieux  firent  penser  que  les  crimes  de  la  Brinvilliers  et  de  son 
amant  Sainte-Croix  n'étaient  pas  des  crimes  isolés;  quMl  existait  à  Paris  une  espèce 
d'école  d'empoisonnement  fondée  par  un  Italien  appelé  Exili  :  on  disait  que  des  révé- 
lations sinistres  arrivaient  aux  magistrats  par  l'intermédiaire  des  confesseurs;  que 
la  poudre  de  tucceuion  était  dans  les  mains  de  beaucoup  d'héritiers  impatients  ;  la 
terreur  était  générale.  En  1680,  le  conseil  du  roi  jugea  nécessaire  d'établir  à  l'Arse- 
nal une  commission  extraordinaire,  que  le  peuple  qualifia  de  chambre  ardente^  parce 
que  les  crimes  qu'elle  avait  à  poursuivre  étaient  passibles  du  feu.  Plusieurs  femmes, 
la  Voisin,  la  Vigoureux,  on  prêtre  nommé  Lesage,  etc.,  furent  mis  en  jugement 
pour  avoir  fait  commerce  de  poison.  Une  foule  de  g^nds  personnages  se  trouvèrent 
compromis  comme  ayant  eu  des  relations  avec  ces  misérables.  Deux  des  nièces  de 
Mazarin,  la  duchesse  de  Bouillon  et  la  comtesse  de  Boissons,  furent  ajournées  devant 
la  chambre  de  l'Arsenal.  Madame  de  Bouillon  fut  interrogée,  traita  l'affaire  assez 
cavalièrement  et  s'en  tira  sans  difficulté;  mais  sa  sœur,  la  comtesse  de  Soissons, 
I*amie  de  jeunesse  du  n)i,  aima  mieux  quitter  la  France  que  de  paraître  en  justice. 
Le  duo  de  Vendôme,  l'arrière-petit-fils  de  Henri  iV,  fut  interrogé.  Le  maréchal  de 
Luxembourg,  chargé,  par  les  dépositions  des  accusés,  de  crimes  invraisemblables, 
alla  de  lui-même  se  rendre  à  la  Bastille,  sans  réclamer  les  privilèges  de  sa  pairie, 
n  y  resta  quatorze  mois,  tout  le  temps  que  dura  le  procès  de  la  Voisin  et  de  ses 
complices,  qui  eurent  enfin  le  sort  de  la  Brinvilliers.  La  malveillance  de  Louvois 
avait  beaucoup  contribué,  dit-on,  à  prolonger  la  captivité  du  maréchal,  qui  n'avait 
en  d'autres  torts  que  des  liaisons  indignes  de  lui  et  qu'une  curiosité  peu  orthodoxe. 
La  Voisin  et  ses  complices  n'étaient  pas  seulement  des  empoisonneurs,  mais  encore 
des  entremetteurs,  des  sorciers,  des  devins,  des  tireurs  d'horoscopes,  qui  faisaient 
voir  le  diable  et  disaient  la  bonne  aventure  aux  curieux.  Il  y  eut  dans  cette  vasie 
procédure,  à  cèté  de  quelques  crimes  secrets,  beaucoup  de  légèreté  et  de  foLe. 
(V.  les  Lettres  de  madame  de  Sévigné,  1680,  janvier-mars.  —  Mim.  de  I^  Fare, 
p.  291. j 


.t6891  AFFAIRE    DES   POISONS.  409 

obstacle  aux  opérations  du  duc  de  Lorraine  et  de  l'électeur  de 
Bavière ,  qui ,  après  avoir  projeté  d'attaquer  Strasbourg ,  furent 
décidés  par  les  cris  des  populations  allemandes  à  entreprendre  le 
siège  de  Mayence.  Le  duc  de  Lorraine  déboucha  sur  la  rive 
gauche  par  Goblentz  et  fut  rejoint  devant  Mayence  par  l'électeur, 
sans  que  Duras  fit  d'autre  diversion  que  de  dévaster  la  Souabe  et 
de  brûler  Bade  et  d'autres  petites  villes  sans  importance  militaire. 
Mayence ,  bloquée  depuis  le  commencement  de  juin  et  assiégée 
en  forme  dans  le  courant  de  juillet,  avait  pour  garnison  une 
petite  armée,  dix  mille  hommes  commandés  par  le  lieutenant- 
général  d'Huxelles.  Ces  dix  mille  hommes  se  défendirent  vaillam- 
ment  et  habilement  contre  près  de  soixante  mille  ennemis.  Au 
commencement  de  septembre,  après  six  ou  sept  semaines  de 
tranchée  ouverte,  ils  repoussèrent,  avec  un  affreux  carnage ,  plu- 
sieurs assauts  donnés  aux  nouveaux  ouvrages  qui  protégeaient  la 
place ,  dont  le  corps  était  mal  fortifié.  On  prétend  que  l'assaut  du 
6  septembre  coûta  cinq  mille  hommes  aux  ennemis.  Les  assié- 
geants commençaient  à  craindre  de  ne  pouvoir  surmonter  cette 
héroïque  défense,  et  le  duc  de  Lorraine  fut  très-surpris  et  très- 
heureux  de  recevoir,  le  surlendemain ,  une  offre  de  capitulation  : 
il  accorda  toutes  les  conditions  que  voulut  le  gouverneur.  C'était 
répuisement  des  munitions  qui  avait  forcé  d'Huxelles  à  rendre 
Mayence;  la  même  cause  nous  avait  déjà  fait  perdre  Philips- 
bourg,  pendant  la  Guerre  de  Hollande.  La  prévoyance  de  Louvois 
s'était  trouvée  en  défaut  •. 

Pendant  ce  temps,  l'électeur  de  Brandebourg,  à  la  tête  de 
plus  de  vingt-cinq  mille  hommes ,  avait  travaillé  à  chasser  les 
Français  de  l'électorat  de  Cologne.  Les  lettres  évocatoires  de, 
l'emperBur  et  la  déclaration  de  la  diète  avaient  fait  effet  dans 
l'électorat  :  le  cardinal  de  Fûrstenberg  avait  été  abandonné  de 
ses  troupes  sAlemandes  et  leur  désertion  avait  fait  perdre  plu- 
sieurs places*  Un  échec  essuyé ,  dès  le  mois  de  mars ,  par  le  com- 


1.  Saiiit>  HiUire  (t.  I,  p.  416)  accoae  LouvoU  et  d'Huxelles  de  s'être  entendus  pour 
rendre  la  place  au  moment  où  Duras  allait  la  secourir.  Louvois,  dit^ilf  avait  besoin 
d*ati  mauvais  succès  pdur  se  rendre  indispensable  au  roi,  qui  se  dég^oûtait  de  lui.  Il 
existe  contr^Auvois  assez  de  griefs  certains  sans  le  charf^er  encore  d'une  trahison 
si  peu  vrap^Eblable ,  de  compte  à  demi  avec  un  des  plus  braves  officiers  de 
rarmée. 


.u 


410  LOUIS   XIV.  [16g91 

mandant  français  Sourdis,  avait  encore  obligé  d*évacaer  Neuss; 
Rheinberg  et  Keyserswert  tombèrent  ensuite  au  pouvoir  de  Fen- 
nemi  (mai-juin);  puis  Télecteur  de  Brandebourg  marcha  contre 
Bonn ,  principale  place  de  l'électorat  et  résidence  des  archevêques- 
électeurs.  Bonn,  accablée  de  bombes  et  de  boulets  rouges,  s*écroula 
dans  les  flammes.  Étrange  manière  de  délivrer  les  villes  rhénanes 
que  de  les  traiter  absolument  comme  faisaient  leurs  oppresseurs  ! 
Les  Français,  avant  le  bombardement,  avaient  fait  sortir  toutes 
les  bouches  inutiles.  La  garnison  s'obstina  à  défendre  les  débris 
de  la  ville ,  et  l'électeur  de  Brandebourg ,  affaibli  par  les  secours 
que  lui  demandèrent  le  duc  de  Lorraine  et  le  prince  de  Waldeck , 
fut  obligé  de  convertir  le  siège  en  blocus.  Mayence  prise,  le  duc 
de  Lorraine  vint  à  son  tour  renforcer  Brandebourg  avec  le  gros 
de  son  armée;  la  place  tint  encore  un  mois  entier  et  ne  se  rendit 
que  le  12  octobre ,  après  que  tous  les  dehors  eurent  été  emportés 
dans  un  assaut  où  le  brave  gouverneur  d'Asfeld  fut  blessé  à  mort. 

La  saison  était  trop  avancée  et  les  troupes  allemandes  avaient 
trop  souffert  aux  sièges  de  Mayence  et  de  Bonn ,  pour  que  leurs 
généraux  pussent  songer  à  rien  entreprendre  du  reste  de  Tannée  ; 
ils  prirent  leurs  quartiers  d'hiver  dans  le  Palatinat ,  tout  ruiné 
qu'il  fût.  Ainsi  le  but  qu'on  s'était  proposé  par  des  expédients  si 
barbares  n'avait  pas  môme  été  atteint  :  on  n'était  point  parvenu  à 
rendre  le  Palatinat  inhabitable;  l'homme  avait  bien  pu  détruire 
l'ouvrage  de  l'homme ,  mais  non  pas  stériliser,  en  quelques  jours, 
la  riche  nature  de  ces  contrées.  L'armée  française  hiverna  en  Al- 
sace et  en  Lorraine,  gardant,  par  ses  avant-postes,  une  partie 
du  Palatinat  et  de  l'électorat  de  Trêves. 

Louvois  n'était  pas  encore  rassasié  de  dévastations.  Après  la 
perte  de  Mayence ,  il  eût  voulu  infliger  le  sort  de  Worms  et  de 
Spire  à  une  cité  bien  plus  grande  et  plus  illustre.  Il  proposa  au 
roi  de  brûler  Trêves.  Louis,  lorsqu'il  s'était  agi  ^'anéantir  les 
villes  du  Rhin ,  avait  été  d'abord  fasciné  par  l'espèce  d'horrible 
grandeur  que  manifeste  une  telle  puissance  de  destruction  ;  mais 
le  remords  n'avait  pas  tardé  à  s'éveiller  dans  son  &me  :  il  recula 
devant  ce  nouvel  attentat.  Louvois ,  vivement  repoussé ,  revint  à 
la  chaiige.  Quelques  jours  après ,  il  déclard  audacieusement  à 
Louis  qu'il  prenait  la  responsabilité  sur  lui  et  qu'il  avait  expédié 


[IW]  MATENGE  ET  BONN  PERDUS.  Ul 

Tordre,  lie  roi ,  transporté  de  colère ,  leva  la  main  sur  le  ministre. 
Madame  de  Haintenon  se  jeta  entre  eux  deux  ;  Louis  enjoignit  à 
LoiiYois  de  se  hâter  d'envoyer  un  contre-ordre  ;  sa  tête  répon- 
drait d*une  seule  maison  brûlée.  L'ordre  n'était  point  parti  ;  Lou- 
vois  avait  compté  forcer  la  main  au  roi  en  lui  donnant  la  chose 
comme  faite.  Cette  scène»  après  bien  d'autres,  laissa  un  proCtMid 
ressentirent  dans  le  cœur  du  roi  '. 

La  campagne  des  Pays-Bas  n'avait  eu  aucun  résultat.  On  n'y 
avait  déployé  de  grandes  forces  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre. 
Louis  Xiy  avait  déclaré  la  guerre  à  l'Espagne  le  1 5  avril  et  fai 
entrer  ses  troupes  en  Belgique  à  la  mi-mai.  Deux  légers  échecs 
essuyés  par  le  maréchal  d'Humières,  en  assaillant  les  positions  du 
prince  de  Waldeck ,  n'empêchèrent  pas  les  Français  de  rester  sur 
I^  terres  d'Espagne  jusqu'à  l'automne  ;  mais  les  ennemis ,  de  leur 
cftté,  mirent  à  contribution  la  Flandre  française. 

En^Catalogne,  le  duc  de  Noailles,  qui  avait  reçu  là  un  emploi 
plus  honorable  et  plus  digne  de  ses  talents  que  la  conduite  des 
dragonnades ,  n'eut  pas  le  moyen  de  rien  tenter  d'imporiant. 
Seulement ,  il  se  maintint  pendant  toute  la  saison  sur  le  revers 
espagnol  des  Pyrénées. 

La  guerre  maritime  offrit  bien  autrement  d'intérêt.  Pour  la  pre- 
mière fois,  la  marine  française  se  trouvait  en  face  des  deux  grandes 
marines  réunies.  Terrible  épreuve,  quand  on  pense  que  tenir  tête 
à  l'une  des  deux  seulement,  à  Ia  marine  hollandaise,  avait  été 
conféré,  bien  peu  d'années  auparavant,  comme  une  haute  ambi- 
tion. Un  traité  fut  signé  le  9  mai,  entre  l'Angleterre  et  la  Hollande, 
pour  la  jonction  des  flottes,  l'Angleterre  devant  équiper  cinquante 
vaisseaux  et  la  Hollande  trente.  Mais  les  opérations  offensives 
des  Français  contre  Guillaume  HI  avaient  commencé  dès  le  mois 
de\aars.  Presque  toute  l'Irlande,  avec  son  lord-député  (gouver- 
neur) Tyrionnel,  s'était  déclarée  pour  Jacques  II  et  le  vicomte 
de  Dundee  avait  soulevé  en  Taveur  de  la  même  cause  une  partie 
de  la  Haute  Ecosse.  Jacques  II«  résolut  d'aller  se  mettre  à  la  tête 
des  catholiques  irlandais  ;  il  conclut  avec  Louis  XIV  un  traité  par 
lequel  il  promettait  à  la  France  un  secours  de  sept  mille  Irlandais 

« 

1.  Saint-Simon,  t.  XIII,  p.  32.  t 


412  LOUIS   XIV.  [1689] 

en  échange  de  sept  mille  soldats  français,  qui  iraient  porter  à 
rirlande  Texemple  de  leur  discipline  et  de  leur  tactique.  Le  28 
février,  il  partit  de  Saint-Germain  pour  Brest,  où  Tattendait  une 
escadre  française,  c  Je  souhaite  de  ne  vous  revoir  jamais!  »  lui 
dit  Louis  en  le  quittant.  Jacques,  en  attendant  les  7,000  soldats, 
emmenait  quatre  cents  ofQciers  et  canonniers  français,  avec  une 
très-grande  quantité  d'armes,  de  harnais  et  de  ^unltiow.  Louis 
lui  avait  donné  sa  propre  cuirasse,  en  signe  de  royale  fraternité. 
Jacques  débarqua  sans  obstacle  à  Kinsale  le  22  mars.  La  flotte 
anglaise  n'avait  pas  été  prête  à  temps  pour  lui  disputer  le  passage. 
Tous  les  Irlandais  de  race  celtique  et  les  anciens  colons  anglo- 
irlandais,  demeurés  catholiques,  l'accueillirent  avec  enthousiasme. 
Les  protestants  n'étaient  en  état  de  résister  sérieusement  que  dans 
la  province  du  nord,  dans  l'Ulster,  où  les  colons,  tant  anglais  qnie 
presbytériens  écossais,  étaient  nombreux  et  trè^nergiques.  Les 
protestants  de  l'Ulster  furent  refoulés  sur  deux  points,  à  London- 
derry  et  Ennis-Killeen,  où  ils  concentrèrent  leur  défense. 

Guillaïune  III,  qui  rencontrait  d'assez  grandes  difficultés  dans 
le  gouvernement  «de  l'Angleterre,,  n'était  point  encore  en  mesure 
de  porter  des  forces  considérables  en  Irlande  ;  il  commença  par 
envoyer  une  escadre  sur  les  côtes  irlandaises  pour  tâcher  d'inter- 
cepter les  communications  avec  la  France  ;  puis,  sur  l'initiative 
prise  par  la  chambre  des  communes,  il  lança,  le  17  piai,  une  dé- 
claration de  guerre  contre  a  le  roi  des  François  &.  Parmi  les  griefs 
qui  motivent  la  guerre,  outre  les  efTorts  faits  depuis  quelques 
années  par  Louis  XIV  pour  renverser  le  gouvernement  (la  consti- 
tution) d'Angleterre,  outre  l'invasion  de  l'Irlande,  Guillaume 
énonce  les  prétentions  récentes  des  Français  contre  la  souveraineté 
de  la  couronne  d'Angleterre  sur  l'île  de  Terre-Neuv^  l'BIvasion 
des  terres  anglaises  de  New-York  et  de  la  baie  d'Hudson,  les  com- 
missions données  aux  armateurs  français  pour  saisir  fes  iMfvires 
anglais  * ,  la  prohibition  de  la  plupart  des  marchandises  anglaises, 
les  persécutions  exercées  en  France  sur  des  sujets  anglais,  con- 
traints à  changer  de  religion  ou  envoyés  aux  galères,  sous  pré- 
texte d'avoir  donné  asile  sur  leurs  vaisseaux  à  des  protestants 

1.  Les  vaisseaux  des  partifans  dt  Vuturpateuvy  comme  disaient  les  lettres  de 
Lfiiis  XIY. 


{)6S9)  COMBAT   DE   BANTRY.  Ui 

français  ;  enfln  la  contestation  du  a  droit  de  pavillon  d  attaché  à 
la  courontie  d'Angleterre,  a  ce  qui  viole,  dit-il,  la  souveraineté 
que  nous  avons  sur  les  mers  britanniques  '  ». 

Au  moment  où  Guillaume  revendiquait  la  prétendue  suprématie 
du  pavillon  anglais,  cette  suprématie  venait  d*étre  contestée  par 
de  victorieux  arguments.  Dans  les  premiers  jours  de  mai,  le  lieu- 
tenant-général Château-Renaud  était  parti  de  Brest  avec  vingt- 
quatre  vaisseaux  de  guerre,  escortant  un  convoi  qui  portait  en 
Irlande  des  munitions  et  de  Targent.  Le  10  mai,  comme  le  débar- 
quement commençait  à  s'opérer  dans  la  baie  de  Bantry,  sur  la 
cAte  sud-ouest  du  Munster,  l'amiral  anglais  Herbert  parut  avec 
vingt-deux  vaisseaux  plus  forts  d'échantillon  et  meilleurs  voiliers 
que  les  navires  français.  Château-Renaud  alla  au-devant  de  l'en- 
nemi et  déjoua  les  manœuvres  de  Herbert,  qui  voulait  gagner  le 
vent  et  couper  la  Jigne  française.  Après  plusieurs  heures  de  canon- 
nade, l'amiral  anglais,  voyant  la  moitié  de  ses  vaisseaux  mis  hors 
de  combat  par  le  feu  supérieur  des  Français,  gagna  le  large  et 
laissa  le  débarquement  s'achever  sans  plus  d'opposition.  Château- 
Renaud  rentra  à  Brest  le  18  mai,  après  avoir  capturé,  chemin  fai- 
sant, un  riche  convoi  hollandais  '. 

Brest  avait  été  indiqué  comme  rendez-vous  général  à  nos  forces 
maritimes.  Château-Renaud  y  fut  joint  par  seize  ou  dix-huit  vais- 
seaux sortis  de  Rochefort,  du  Havre,  de  Dunkerque.  On  attendait 
encore  l'escadre  de  Toulon.  L'amiral  Herbert,  de  son  côté,  s'était 
renforcé  et  la  jonction  des  flottes  anglo-bataves  s'était  effectuée. 
Plus  de  soixante-dix  vaisseaux  ennemis  vinrent  croiser  devant 
Brest,  afin  d'empêcher  la  jonction  de  l'escadre  de  Toulon.  Heu- 
reusement, cette  escadre,  forte  de  vingt  vaisseaux,  avait  pour  chef 
un  homme  qui  était  le  premier  marin  de  la  France,  depuis  que 
Duquesne  n'existait  plus.  TourviUe  profita  d'un  coup  de  vent  qui 
écarta  la  flotte  combinée  et  entra  sain  et  sauf  dans  la  rade  de 
Brest  (30  juillet).  Il  en  ressortit  bientôt  à  la  tète  de  toutes  les  forces 
françaises,  avec  Seignelai  à  son  bord.  L'impétueux  ministre  de  la 
marine  ne  rêvait  qu'une  grande  bataille  navale.  Les  deux  ami- 

1.  Damont,  t.  VII,  2*  partie;  p.  230. 

2.  L.  Gaérin,  Hiêt.  marUime  lU  la  Franct^  t.  11^  p.  5.  —  Sainte-Croix,  Hi»t.  de  la 
fmistanee  navale  de  P Angleterre,  t.  II,  p.  13,  379. 

XIV.  8 


414  LOUIS  XIV.  [1689] 

raux  ayant  envoyé  chacun  un  bâtiment  à  la  découverte,  les  deux 
vaisseaux  se  battirent  :  l'anglais  fut  pris.  Les  alliés  se  retirèrent 
dans  la  Manche ,  ne  s'occupant  que  d'assurer  le  retour  de  leur 
Hotte  marchande  de  Smyme,  et  le  roi,  sur  l'avis  de  Louvois, 
prudent  par  jalousie,  défendit  à  Seignelai  de  les  suivre  et  de 
hasarder  cette  terrible  chance  sans  nécessité.  C'était  déjà  une 
grande  gloire  que  d'avoir  vu  les  deux  marines  combinées  éviter 
le  choc.  * 

Pendant  que  les  flottes  étaient  en  présence,  des  frégates 
françaises,  détachées  dans  les  mers  de  Hollande  et  d'Irlande,  y 
avaient  livré  de  brillants  combats  et  pris  ou  détruit  plusieurs  vais- 
seaux de  guerre  ;  les  fameux  corsaires  JeanBart  et  Forbin,  moins 
heureux  que  leurs  camarades,  furent  pris  après  une  lutte  héroïque 
soutenue  avec  quarante  canons  contre  cent  :  conduits  en  Angle- 
terre, ils  s'échappèrent  et  gagnèrent  la  côte  de  Bretagne  dans  un 
simple  canot.  Us  ne  tardèrent  pas  à  tirer  une  ample  vengeance  de 
leur  mésaventure.  Les  corsaires  français  exercèrent  de  tels  ravages, 
que  le  commerce  anglais  en  poussa  des  clameurs  désespérées  et 
que  la  popularité  de  Guillaume  III  en  fut  fort  ébranlée.    . 

La  guerre  d'Irlande  n'allait  malheureusement  pas  aussi  bien 
que  la  guerre  de  mer.  Jacques  II  n'était  plus  que  l'ombre  de  ce 
qu'il  avait  été  dans  sa  jeunesse  :  l'homme  de  guerre ,  chez  lui , 
était  descendu  au  niveau  du  politique.  Si  Jacques  eût  su  tirer 
parti  des  ressources  et  de  l'ardeur  des  catholiques  irlandais,  les 
protestants  de  l'Ulster,  malgré  la  supériorité  morale  de  cette 
population  vigoureusement  trempée,  eussent  succombé  sous  le 
nombre;  mais  Londonderry  fut  très -mal  attaqué  et  très-bien 
défendu.  Les  assiégés,  abandonnés  parleur  chef  militaire,  avaient 
trouvé  dans  un  homme  d'église,  dans  le  recteur  Walker,  un  héros 
dont  l'exemple  provoqua  de  leur  part  des  prodiges  de  valeur  et 
de  constance.  Après  plus  de  cent  jours  de  blocus  et  de  siège,  ils 
mouraient  de  faim  sans  vouloir  se  rendre,  quand  des  vaisseaux 
chargés  de  vivres  parvinrent  enfin  à  forcer  une  estacade  qui 
barrait  la  rivière  de  Pin  (28  juillet).  Le  siège  fut  levé.  Les  catholi- 
ques n'avaient  pas  été  plus  heureux  contre  un  autre  corps  protes- 

1.  Mim,  de  Villette  (chef  d'escadre  sous  Tourville),  p.  96.  —  L.  Guérin,  t.  II, 
p   11. 


[ie89]  GUERRE   D'IRLANDE.  115 

tant  qui  s'était  retranché  à  Ennis-Kiiieen,  dans  une  tle  du  Lough- 
Earne.  Le  23  août,  Tex- maréchal  de  Schomberg  descendit  sur 
la  côte  d*UIster  avec  une  petite  armée.  U  rallia  tous  les  protestants, 
chassa  les  jacobites  de  toute  la  province  et  se  maintint  sur  les 
confins  de  TUlster  et  du  Leinster,  en  présence  des  forces  supé- 
rieures du  roi  Jacques,  qui  n'osa  l'attaquer,  et  malgré  les  mala- 
dies qui  désolaient  son  camp.  La  cause  de  Jacques,  sur  ces  entre- 
faites, avait  été  entièrement  perdue  en  Ecosse  par  la  mort  du 
vicx)mte  de  Dundee,  tué  en  combattant  à  la  tête  de  ses  montagnards. 
En  Irlande,  les  actes  politiques  de  Jacques  lui  nuisaient  plus  encore 
que  son  inertie  militaire  ;  son  gouvernement  n'était  qu'un  mélange 
d'anarchie  et  de  tyrannie,  vivant  de  spoliations  \  de  monopoles  et 
de  fausse  monnaie. 

La  guerre  s'était  étendue,  cette  année,  dans  toute  la  largeur  de 
l'Europe,  depuis  la  mer  d'Irlande  jusqu'à  la  mer  Noire.  Les  Impé- 
riaux ,  secondés  par  une  triple  diversion  des  Vénitiens  en  Grèce, 
des  Polonais  en  Podolie  et  de^  Russes  dans  la  nouvelle  Tatarie, 
avaient  envahi  la  Servie  et  la  Bulgarie.  Le  prince  Louis  de  Bade 
avait  battu  deux  fois  les  Turcs  etpris  Widdin.  L'Angleterre,  la  Hol- 
lande et  la  diète  germanique  pressèrent  de  nouveau  l'empereur 
d'accorder  la  paix  au  sultan  ;  mais  Léopold ,  plus  ambitieux  de 
cœur,  sous  sa  froide  et  terne  enveloppe,  que  Louis  XIY  lui-même 
ao  miliea  de  ses  rayons,  l'obscur  et  médiocre  Léopold  prétendait  à 
la  fois  pousser  ses  armes  victorieuses  jusqu'à  Gonstantinople  et  se 
faire  assurer  la  succession  d'Espagne  par  ses  alliés,  c'est-à-dire 
qu'il  rêvait  à  son  tour  l'empire  de  l'Europe.  U  fit  aux  Othomans 
des  conditions  inacceptables  et  la  guerre  continua ,  fort  à  propos 
pour  la  France.  Les  alliés  de  Léopold  avaient  été  moins  heureux 
que  lui  :  les  Polonais,  dépourvus  de  bonne  artillerie,  n'avaient  pu 
reprendre  Kaminiek ,  et  les  Russes  avaient  été  battus  par  les  Ta- 
tares  du  côté  de  Pérékop. 

L'espoir  conçu  par  les  coalisés  d'entraîner  les  états  Scandinaves 
ne  s'était  pas  complètement  réalisé.  Â  la  vérité  le  Danemark , 

1.  On  ne  pouvait  s*étonner  que  Jacques  rendit  ou  laissât  reprendre  aux  héri- 
tiers des  Irlandais  spoliés  par  CromweU  les  biens  donnés  aux  conquérants  anglais  ; 
la  prescription  n*est  pas  admissible  quand  il  s'agit  de  tout  un  peuple;  mais  il  n'était 
pas  juste,  après  quarante  ans  et  plus,  de  ressaisir  ces  biens  sans  indemnité  pour  les 
acquérears  de  bonne  foi,  ni  pour  les  améliorations  faites. 


H6  LOUIS   XIV.  C1689J 

que  rélecteur  de  Brandebourg  avait,  en  1688,  raccommodé  avec 
la  Hollande,  consentit,  dans  l'intérêt  de  la  cause  protestante,  à 
fournir  sept  mille  soldats  à  Guillaume  III  (15  août);  mais  il  ne 
voulut  pas  rompre  directement  avec  la  France.  La  Suède,  quoique 
signataire  de  la  Ligue  d'Âugsbourg,  fit  de  même  ;  elle  mit  seule- 
ment ,  par  un  traité  particulier,  quelques  régiments  à  la  disposi- 
tion de  la  Hollande.  Ces  deux  états  avaient  compris  quels  énormes 
avantages  leur  commerce  retirerait  de  leur  neutralité  pendant  la 
lutte  des  trois  grandes  puissances  maritimes.  L'Angleterre  et  la 
Hollande  tâchèrent  de  leur  enlever  ce  bénéfice  en  convenant 
d'interdire  aux  neutres  tout  commerce  maritime  avec  la  France, 
et  déclarèrent  de  bonne  prise  tout  navire  destiné  pour  les  ports 
français  (22  août)  ;  mais  cet  étrange  droit  maritime  ne  put  être 
complètement  appliqué  :  l'Angleterre  et  la  Hollande  furent  obli- 
gées de  renoncer  à  interdire  le  commerce  direct  des  ports  Scandi- 
naves aux  ports  français  *• 

La  France  venait  d'être  débarrassée  d'un  implacable  ennemi  : 
le  pape  Innocent  XI  était  mort  le  12  août.  Il  fut  regretté  des  pro- 
.  testants  et  des  jansénistes.  Il  avait  refusé  toute  espèce  de  secours 
pécuniaires  à  Jacques  II  pour  l'aider  à  recouvrer  son  trône  et 
avait  répondu  tout  aussi  durement  que  l'empereur  à  l'appel  adressé 
par  le  monarque  déchu  aux  souverains  contre  l'usurpateixr  d'An- 
gleterre. La  diplomatie  française  prit  une  part  trës-active  à  Télee- 
tion  du  nouveau  pontife  et  l'on  prétend  que  Louis  XIV  dép^isa 
3  millions  pour  assurer  le  succès  du  vieux  cardinal  Ottoboni ,  qui 
prit  le  nom  d'Alexandre  YIU  (6  octobre).  La  France  regarda  cette 
élection  comme  une  victoire  ;  le  roi  rendit  Avignon  au  saint- siège, 
et,  accordant  à  tm  ami  ce  qu'il  avait  refusé  à  un  ennemi,  il 
renonça  aux  trop  fameuses  franchises.  Alexandre  VIII  en  parut 
reconnaissant  et,  par  un  procédé  auquel  Louis  XIV  dut  être  sen- 
sible, il  adressa  un  bref  très-bienveillant  à  madame  de  Maintenon; 
mais ,  quand  il  s'agit  de  jeter  les  bases  d'une  réconciliation  entre 
le  saint -siège  et  la  France,  on  reconnut  qu'on  était  loin  de  s'en- 
tendre. Alexandre  VIII ,  tout  comme  son  prédécesseur,  maintint 
le  prétendu  droit  du  prince  Clément  de  Bavière  à  l'électoi-at  de 

1.  V.  Dumont.  t.  VU,  2«  part.,  p.  292. 


H6»l  .     RÉVOLTE   PROTESTANTE.  H7 

Cologne  et  refusa  les  bulles  aux  évoques  élus  parmi  les  souscrip- 
teurs de  la  déclaration  de  1682,  à  moins  qu'ils  ne  se  rétractassent, 
on,  tout  au  moins,  ne  fissent  quelque  satisfaction  au  saint  -  siège. 
Après  quelques  mois  de  débat,  il  cassa  et  annula,  par  une  consti- 
tiUian  du  4  août  1690,  t  les  délibérations  et  résolutions  de  Vassem- 
bUe  de  1682'.  »  Il  avait  à  la  vérité  évité,  dans  cette  pièce,  toute 
imputation  d*hérésie,  de  schisme  ou  même  d'erreur,  qui  pût 
rendre  la  scission  irréparable  :  la  question  resta  pendante. 

Comme  on  devait  s'y  attendre ,  la  guerre  générale  avait  excité 
one  vive  fermentation  chez  les  protestants  français.  Depuis  la  ré- 
vocation, des  phénomènes  extraordinaires  s'étaient  manifestés 
parmi  les  populations  montagnardes  des  Cévennes,  du  Yivarais,  du 
Dauphiné.  A  défaut  des  pasteurs  absents  et  proscrits,  des  bergers, 
des  artisans,  des  enfants,  s'étaient  mis  à  prêcher  la  parole  de  Dieu 
aux  nocturnes  assemblées  du  désert  :  bientôt ,  aux  simples  prédi- 
earUs  avaient  succédé  des  extatiques,  des  voyants.  Un  livre  lancé 
par  Jurieu  du  sein  de  l'exil,  en  1686,  avait  pénétré  dans  le  Midi 
et  enfanté  une  foule  de  prophètes.  C'était  un  commentaire  de  l'Apo- 
calypse annonçant  la  délivrance  prochaine  de  V Église  et  la  ruine  de 
la  Babylone  papiste.  Avril  1689  était  le  terme  fixé  pour  Vaccom-^ 
plissement  des  prophéties,  La  chute  de  Jacques  II  sembla  le  com- 
mencement du  grand  œuvre.  Six  mille  montagnards  se  soulevè- 
rent dans  le  Yivarais  ;  d'autres  s'armèrent  dans  les  Cévennes  ; 
quelques  prêtres  qui  avaient  pris  une  part  active  aux  persécutions 
furent  massacrés;  mais  les  insurgés  furent  bientôt  sabrés  ou  dis- 
persés après  une  résistance  assez  vigoureuse.  Le  gibet  et  les  ga- 
lères achevèrent  l'œuvre  de  l'épée ,  et  le  mouvement  fut  étouffé 
pour  un  temps,  grâce  à  l'administration  aussi  intelligente  qu'im- 
pitoyable de  l'intendant  Basville ,  qui  fit  percer  à  travers  les  Cé- 
vennes et  le  Yivarais  plus  de  cent  chemins  carrossables  de  douze 
pieds  de  large,  leva  en  Languedoc  huit  régiments  catholiques  à 
la  solde  de  la  province,  bâtit  des  forts  à  Nimes,  à  Alais,  à  Saint- 
Hippolyte,  établit  des  postes  dans  les  châteaux  des  montagnes.  Le 
roi  ayant  appelé  à  l'armée  les  huit  régiments,  Basville  les  rem- 
plaça en  organisant  toute  la  population  des  anciens  catholiques  en 

1.  Œtitrtê  de  d'Aguesseau,  t.  XIII,  p.  418. 


448  LOUIS   XIV.  11680] 

cinquante -deux  régiments  de  milices.  La  révolte,  extérieurement 
comprimée,  survécut  et  s'envenima  dans  les  cœurs  '. 

Triste  ressource  que  d'employer  une  partie  de  la  France  à  sur- 
veiller Tautre ,  la  pique  sur  la  gorge  !  et  cela  en  présence  de  la 
guerre  universelle.  On  n'avait  pas  eu  besoin  de  tels  expédients 
durant  les  autres  guerres  !  Un  homme ,  aussi  grand  par  le  cœur 
que  par  l'intelligence,  Vauban,  fit  entendre  au  pouvoir  la  voix  de 
la  France ,  non  pas  de  la  France  égarée  un  moment  par  les  pré- 
jugés et  l'esprit  de  système ,  mais  la  voix  du  génie  étemel  de  la 
patrie.  Il  parla  comme  eût  fait  l'Hospital.  Il  demanda  au  plus 
redoutable  agent  du  mal  de  réparer  le  mal.  Il  présenta  à  Lou- 
vois  un  mémoire  où  il  exposait  les  funestes  conséquences  poli* 
tiques  et  morales  qu'avait  eues  la  révocation  et  proposait  har- 
diment la  rétractation  de  tout  ce  qui  s'était  fait  depuis  1680,  le 
rétablissement  des  temples,  le  rappel  des  ministres,  la  liberté  du 
choix  pour  les  protestants  qui  avaient  abjuré  par  contrainte,  avec 
ramnistie  générale  pour  les  fugitifs;  enfin,  la  réhabilitation  de 
tous  les  condamnés  pour  cause  de  religion  *. 

Vauban  ne  fut  point  exaucé  et  ne  pouvait  l'être.  Il  eût  fallu  à 
Louis  XIV  une  grandeur  surhumaine  pour  confesser  ainsi  son 
erreur  devant  l'univers  et  pour  descendre  volontairement  du 
piédestal  où  l'on  avait  élevé  le  destructev/r de  Vhèrésie,  «  Gomment», 
écrivait  madame  de  Maintenon,  «  comment  quitter  une  entreprise 
sur  laquelle  il  a  permis  qu'on  lui  donnât  tant  de  louanges  ?  »  On' 
ne  quitta  pas  l'entreprise,  mais  on  fit  pourtant  une  grave  conces- 
sion aux  conjonctures  dont  parlait  Vauban.  Une  ordonnance  du 
12  mars  1689  avait  déjà  permis  aux  fugitifs  qui  serviraient  le  roi 
de  Danemark  ou  se  retireraient  à  Hambourg,  de  toucher  la  moi- 
tié de  leurs  revenus,  ce  qui  avait  pour  but  de  les  retirer  du  ser- 
vice ennemi.  Un  édit  bien  plus  important,  du  7  décembre,  enjoi- 
gnit de  rendre  les  biens  confisqués  sur  les  fugitifs  à  leurs  héritiers, 
à  condition  de  ne  pas  les  aliéner  avant  cinq  ans.  Aucune  condition 
de  religion  n'étant  imposée  aux  héritiers,  les  parents  protestants 
restés  en  France  reparurent  aussitôt  et  réclamèrent  leurs  droits. 
Dans  les  seules  élections  de  La  Rochelle  et  de  Marennes ,  on  leur 

1.  Noailles,  Hittoire  ds  Maintenons  t.  II,  p.  559. 

2.  Rulhière,  ÉcltUrciuimtnU  9ur  les  causes  de  la  Bérocation,  etc.,  p.  257» 


[16S»]  VAUBAN  ET  LOUVOIS.  419 

restitua  des  biens  valant  2,500,000  fr.  de  revenu.  Le  gouvernement 
alors  s*inquiéta  de  cette  espèce  de  restauration  calviniste  :  les 
intendants  prétendirent  restreindre  la  portée  de  Tédit  aux  héri- 
tiers catholiques  et  soutinrent  les  traitants  qui  avaient  affermé  les 
biens  confisqués  et  qui ,  s*intitulant  «  commis  à  la  séquestration 
des  biens  des  religionnaires  fugitifs  et  de  ceux  qui  ne  font  pas  leur 
devoir  de  la  religion  catholique,  >  c'est-à-dire  des  mauvais  con- 
vertis, se  transformaient  de  maltôtiers  en  inquisiteurs.  Les  parle- 
ments ,  par  un  tardif  esprit  de  justice  et  peut-être  un  peu  par 
rivalité  contre  les  intendants,  protégèrent  les  héritiers  calvinistes. 
Le  conseil  du  roi  flotta  longtemps  entre  les  deux  tendances.  L'état 
des  personnes  et  des  biens  continua  d'être  un  vrai  chaos  * . 

La  plaie  de  la  révocation  ne  se  ferma  donc  point  :  les  réfugiés 
ne  rapportèrent  point  à  la  France  leur  industrie,  leurs  capitaux, 
ni  leOr  courage,  et  la  diminution  des  ressources  coUicida  avec  la 
nécessité  des  plus  puissants  efforts  qui  eussent  jamais  été  imposés 
à  la  nation.  Tout  annonçait  la  plus  grande  guerre  que  la  France 
eût  encore  eue  à  soutenir  :  la  coalition,  déjà  beaucoup  plus  forte 
que  durant  la  guerre  de  Hollande,  travaillait  à  s'accroître  encore. 
Comment  faire  face  à  de  telles  nécessités  avec  des  finances  déjà 
lourdes  et  grevées  ?  En  1 672 ,  la  position  était  beaucoup  meilleure 
et  cependant  il  avait  fallu  sur-le-champ  se  jeter  dans  les  expé- 
dients. Depuis  la  mort  de  Golbert  jusqu'à  la  fin  de  1688,  la  dette 
annuelle  s'était  accrue  de  3,700,000  fr.  et  la  dépense  de  7  mil- 
lions. La  déftense,  ramenée  à  92  millions  en  1687,  était  remontée 
en  1688  à  près  de  106  millions,  sans  compter  une  quinzaine  de 
millions  pour  la  rente  constituée  et  les  intérêts  des  avances  faites 
m  trésor;  elle  dépassait  la  recette  de  6  à  7  millions.  L'intérêt, 
qui  était  au  denier  20  en  1688,  venait  de  remonter  au  denier  18 
dans  une  émission  de  500,000  fr.  de  rentes  faite  en  juilkt  1680. 

Le  contrôleur-général  Le  Pelletier  sentit  son  cœur  faillir  devant 
les  terribles  exigences  qu'il  prévoyait  :  comme  l'avait  dit  Le  Tel- 
lier,  il  n'était  pas  assez  dur  pour  ces  pénibles  fonctions.  Après 
quelques  mois  d'opposition  de  la  part  du  roi,  qui  aimait  sa  mo- 
destie et  sa  probité,  il  contraignit  pour  ainsi  dire  Louis  d'accepter 

1.  AndetMei  Loi»  françaUu,  t.  XX,  p.  72,  96;  Ruihiére,  p.  350,  365. 


420  LOUIS  XiV.  [16891 

sa  démission  et  resta  au  conseil  comme  ministre  d*État  sans  por- 
tefeuille. Sur  sa  recommandation»  le  roi  lui  donna  pour  successeur 
Phelippeaux  de  Pontchartrain,  ancien  premier  président  du  par- 
lement  de  Bretagne,  alors  intendant  des  ilnances  (20  septembre 
1689).  n  était  difficile  de  rencontrer  deux  esprits  plus  opposés 
que  le  timoré  Le  Pelletier  et  le  brillant,  hardi  et  présomptueux 
Pontchartrain.  Malheureusement,  Pontchartrain  ne  ressemblait 
pas  plus  à  Golbert  qu'à  Le  Pelletier.  Ainsi  que  beaucoup  d'hommes 
de  ce  temps,  honnête  quant  à  ses  intérêts  privés,  il  était  sans 
scrupule  quant  <  aux  intérêts  du  roi  » .  II  alla  droit  à  son  but,  à 
l'argent,  sans  considérer  ni  la  moralité  des  moyens,  ni  leur  in- 
fluence sur  le  bien-être  du  peuple.  Il  s'élança  dans  Ferapirisme 
financier  avec  une  insouciante  audace,  que  la  cour  prit  pour  du 
génie.  A  peine  installé,  il  fit  pleuvoir  sur  le  public  une  foule  d'édits 
bursaux,  créations  d'ofQces,  ventes  d'augmentations  de  gages,  qui 
produisirent  au  roi  plus  de  50  millions  et  coûtèrent  bien  davan- 
tage aux  acquéreurs  à  cause  des  remises  faites  par  le  roi  aux  trai- 
tants qui  affermaient  le  produit  de  ces  édits;  ces  remises  allaient 
le  plus  souvent  à  25  p.  cent  et ,  de  plus ,  les  traitants  jouissaient 
immédiatement  des  revenus  et  gages  et  ne  payaient  au  roi  que 
par  termes.  Le  règne  des  partisans  recommençait.  1 ,200,000  livres 
de  rentes  au  denier  18  sur  les  aides  et  gabelles,  1,400,000  livres 
de  rentes  viagères  en  tontine  *,  et  quelques  autres  expédients,  four- 
nirent encore  au  moins  45  millions.  Gela  fit  plus  de  95  millions 
de  ressources  extraordinaires  assurés  au  trésor  par  Pontchartrain 
avant  la  fin  de  1689,  assurés,  disons-nous,  mais  non  pas  réalisés, 
près  de  la  moitié  de  ces  ressources  ne  devant  produire  leur  effet 
que  dans  le  cours  des  années  suivantes  ^. 

Une  opération  d'une  autre  nature  termina  l'année  d'une  ma- 
nière bion  fâcheuse  et  marqua  d'un  signe  caractéristique  l'admi- 
nistration de  Pontchartrain.  Ce  fut  la  refonte  générale  des  mon- 
naies avec  changement  arbitraire  de  leur  valeur  nominale, 


1.  Anciennes  Loi*  françaiiet^  t.  XX,  p.  87.  — La  première  tontine  ou  association 
de  rentiers  héritant  les  uns  des  antres  jusqu'à  la  mort  du  dernier  des  associés,  avait 
été  créée  sous  Mazarin  par  l'Italien  Tonti.  Depuis  on  ne  l'avait  pas  renouvelée. 
-  2.  Outre  les  dons  gratuits  très-considérables  qu'ils  accordèrent,  les  pays  d*Êtats 
levèrent  et  entretinrent  chacun  un  régiment. 


rehaussée  de  plus  de  10  p.  cent  ',  en  sorte  que  le  particulier  qui 
apporta  à  la  refonte  pour  4m  marc  pesant  d'anciennes  espèces  ne 
reçut  que  pour  neuf  dixièmes  de  marc  d'espèces  nouvelles,  le  roi 
s*appropriant  l'autre  dixième.  Les  particuliers,  à  leur  tour,  frus- 
trèrent leurs  créanciers  de  10  p.  cent,  en  les  payant  en  espèces 
nouvelles.  Si  l'on  compare  cette  opération  monétaire  à  celle  qu'a- 
vait faite  Colbert  en  1669,  il  semble  que  l'administration  financière 
ait  reculé  de  trois  siècles  et  que  la  France  soit  retournée  aux 
gouvernements  maltôtiers  du  moyen  âge,  aux  princes  faux-mon- 
noyeurs  '. 

Une  mesure  moins  malhonnête,  mais  peu  politique  et  très- 
r^ettablc  pour  les  arts,  avait  été  décrétée  en  même  temps  que-la 
refonte  (14  décembre)  :  ce  fut  l'ordre  donné  à  tous  les  particuliers 
d'envoyer  à  la  monnaie  les  meubles  et  ustensiles  d'argent  massif, 
et  même  la  vaisselle  au-dessus  du  poids  de  trois  à  quatre  marcs. 
Le  roi  lui-même  donna  l'exemple  et  fit  fondre  les  meubles  et  les 
vases  d'argent  ciselés  par  Ballin  d'après  les  dessins  de  Lebrun,  et 
qui  étaient  un  des  principaux  ornements  de  Versailles.  L'art,  dans 
ces  magnifiques  ouvrages,  était  bien  supérieur  à  la  matière  et 
l'on  ne  tira  pas  trois  millions  en  argent  monnayé  de  ce  qui  en 
avait  coûté  dix.  Si  le  roi  n*eût  pas  dépensé  des  sommes  vraiment 
folles  en  diamants,  la  plus  inutile  de  toutes  les  vanités  ',  il  n'en 
eût  pas  été  si  vite  réduit  à  détruire  ces  créations  d'un  luxe  plus 
noble  et  plus  sérieux,  et  à  révéler  ainsi  à  ses  ennemis  la  disette 
de  numéraire  où  se  trouvait  la  France  après  un  an  de  guerre.  La 
plus  grande  ^partie  de  l'argenterie  des  églises  eut  le  même  sort 
que  la  vaisselle  des  particuliers. 

Les  édits  bursaux  continuèrent  à  se  précipiter  comme  un  tor- 
rent |)endant  les  années  qui  suivirent.  Pontchartrain  renouvela 
cette  multitude  infinie  d'offices  qui  avaient  accablé  la  France  sous 
Mazarin,  offices,  quelques-uns  ridicules  (les  officiers  du  roi  bar- 
biers-perruquiers,, vendeurs  d'huîtres,  etc.) ,  d'autres  nuisibles  au 


1.  Le  marc  d'argent  fut  porté  de  26  1.  15  a.  à  29 1.  14  s. 

2.  Forbonnais,  Rieherchea  tur  Its  finances  de  France,  t.  II,  p.  46.  —  Comptée  de 
Mallet,  p.  258.  —  P.  Clément,  t.  II,  p.  337. 

3.  Pendant  plusieurs  années,  Louis  avait  dépensé  jusqu'à  deux  millions  par  an  en 
diamants.  V.  Jfém.  de  Choisi,  p.  598. 


in  ^  LOUIS   XIV.  11690-16W1 

service  public  *,  tous  inutiles  et  partant  nuisibles  au  peuple,  qui 
devait  payer  le  salaire  de  tous  ces  fonctionnaires  parasites  '.  Pas 
un  de  ces  offices  pourtant  qui  ne  trouvât  un  acheteur.  La  manie 
des  distinctions,  des  privilèges  et  des  fonctions  publiques  rendait 
toujours  immanquable  cet  appel  incessant  à  la  vanité  bourgeoise. 
Pontchartrain  expliquait  son  procédé  financier  avec  un  sans-façon 
cynique,  c  Toutes  les  fois,  o  disait-il  au  roi,  <r  que  Votre  Majesté 
crée  un  office ,  Dieu  crée  un  sot  pour  Tacheter.  »  Il  ne  se  borna 
point  à  inventer  des  fonctions  nouvelles  ;  il  se  mit  en  devoir  de 
transformer  en  charges  vénales  le  peu  qui  subsistait  de  fonctions 
électives  dans  la  société  ;  il  porta  un  coup  terrible  à  l'organisation 
iitdustrielle  de  Colbert,  en  créant  des  matti*es'et  gardes  des  corps 
de  marchands  héréditaires  et  des  jurés  héréditaires  dans  les  corps 
de  métiers^  à  la  place  des  gardes  et  jurés  électifs;  c'était  anéantir 
les  garanties  qu'offrait  le  système  des  corporations,  en  décuplant 
les  inconvénients  et  en  surchargeant  l'industrie  d'un  nouveau 
fardeau  (mars  1691)*.  Les  restes  des  libertés  municipales  furent 
attaqués  bientôt  après:  on  créa  des  maires  et  assesseurs  des 
maires  à  titre  d'office  dans  toutes  les  villes  (août  1692]  ;  on  laissait 
subsister  les  échevins,  consuls,  etc.,  mais  à  charge  pour  les 
électeurs  d'en  choisir  au  moins  la  moitié  parmi  les  assesseurs  du 
maire.  De  1689  à  1694,  la  vénalité  des  charges  de  judicature  fut 
introduite  dans  les  pays  conquis,  en  Franche-Comté,  Artois,  Alsace 
et  Flandre,  où  les  corps  judiciaires  avaient  conservé  jusque-là  le 
droit  de  présenter  des  candidats  au  roi.  Le  nombre  des  magistrats 
fut  augmenté  dans  ces  contrées,  sauf  en  Alsace,  où  la  province 

1.  Les  commissaires  des  guerres  héréditaires,  par  exemple.  Uhérédité  dans  uo 
emploi  qui  demande  une  activité  et  des  aptitudes  toutes  spéciales  ! 

2.  Une  de  ces  créations,  celle  des  g^ffiers-conservateurs  des  registres  de  bap- 
têmes, mariages  et  sépultures,  excita  des  troubles  en  Périgord  et  en  Querci.  Les 
paysans  se  mirent  à  baptiser  eux-mêmes  leurs  enfants  et  à  se  marier  sans  formalités, 
pour  éviter  de  payer  les  droits.  Ils  résistèrent  aux  traitants  et  aux  commis,  contrai- 
gnirent plusieurs  gentilshommes  à  marcher  à  leur  tête  et  entrèrent  de  vive  force 
dans  Cahora.  Le  conseil  du  roi  ferma  les  yeux  et  laissa  tomber  l'édit  en  désuétude. 
Bailli,  t.  II,  p.  101. 

3.  Une  fois  les  jurés  et  gardes  des  corporations  devenus  héréditaires,  on  en  mul- 
tiplia le  nombre  d'une  manière  effrayante  :  on  créa  plus  de  40,000  offices  de  cette 
sorte,  de  1691  à  1709.  Y.  Renouard,  Traiti  des  brêteU  d'invention,  —  Anciennes  Loit 
françaises,  t.  XX,  p.  121.  —  En  décembre  1691,  on  imposa  des  syndics  héréditaires 
à  ceux  des  marchands  et  artisans  qui  n'étaient  pas  org^anisés  en  maîtrises  et 
jurandes. 


[1690-16941  ÉDITS  BURSAUX.  423 

acheta  la  suppression  des  nouvelles  charges  au  prix  de  600,000  li- 
vres *.  Simultanément  avec  la  création  de  tant  de  fonctions 
noQvelles,  des  augmentations  de  gages  considérables  furent 
vendues  aux  anciens  fonctionnaires. 

Tandis  que  les  charges  s'accroissaient  et  qu*on  engageait  l'ave- 
nir dans  des  proportions  effrayantes,  le  bel  ordre  de  comptabilité 
fondé  par  Golbert  se  désorganisait  de  jour  en  jour  :  les  registres 
n'étaient  plus  tenus  régulièrement  ;  les  receveurs,  tout  en  poursui- 
vant à  outrance  les  malheureux  contribuables,  prétextaient  la 
difficulté  des  recouvrements  pour  retarder  leurs  versements  au 
trésor ,  faisaient  valoir,  à  gros  intérêts  pour  leur  compte  l'argent 
qu'ils  prétendaient  n'avoir  pas  reçu  et  finissaient  encore  par 
obtenir  de  grosses  remises  pour  s'acquitter  de  l'arriéré  \ 

On  avait  frappé  l'industrie  en  effaçant  le  principe  électif  des 
corps  de  métiers;  on  laissait  ruiner  l'administration  financière; 
oh  atteignit  l'agriculture  à  son  tour.  On  établit  un  droit  de  con- 
trôle sur  les  actes  notariés,  avec  obligation  d'enregistrer  les  actes 
dans  la  quinzaine  (mars  1693).  lia  base  de  ce  droit  n'était  pas 
juste,  n'étant  pas  proportionnelle  à  l'importance  des  actes  '  ;  mais 
là  ne  fut  pas  le  grand  mal.  Pour  que  les  actes  et  les  droits  que 
produisaient  les  actes  se  renouvelassent  fréquemment,  on  défen- 
dit les  baux  de  plus  de  neuf  ans,  c'est-à-dire,  comme  le  dit  si 
bien  Forbonnais,  c  qu'on  défendit  aux  fermiers  de  s'attacher  à 
leur  terre  et  d'y  faire  l'avance  des  améliorations  dont  elle  est  sus- 
ceptible. >  Tandis  qu'en  France  on  interdisait  les  baux  de  plus  de 
neuf  ans,  en  Angleterre,  les  baux  étaient  de  quatorze,  de  vingt  et 
un,  de  vingt-huit  ans;  ce  fut  là  une  des  causes  du  progrès  de 
l'Angleterre  et  de  notre  décadence  agricole  *»  Cette  absurde  me- 
sure frappait  l'avenir,  une  autre  atteignit  le  présent.  Le  Pelletier 
avait  favorisé  l'exportation  des  grains  :  en  temps  de  guerre ,  il  y 
fallait  sans  doute  plus  de  restrictions,  mais  des  restrictions  régu- 
lières et  qui  fussent  les  mêmes  pour  tous.  Pontchartrain ,  au  con- 

1.  Élût  de  la  France^  extrait  des  Mimoiru  dei  intêndanU,  etc.,  par  le  comte  de 
BoalainvilUers,  t.  III,  p.  280,  371,  480. 

2.  Forbonnais,  t.  II,  p.  59. 

3.  Les  notaires,  à  Paris  et  ailleurs,  s'en  rachetèrent  pour  d'assez  faibles  sommes 
payées  comptant. 

4.  Forbonnais,  t.  II,  p.  68. 


-124  LOUIS   XIV.  [1690-1694] 

traire,  décida  qu'on  ne  pourrait  exporter  les  grains  qu'avec  des 
permissions  particulières,  c'est-à-dire  qu'il  monopolisa  l'expor- 
tation. 

Chaque  jour  emportait  un  débris  de  la  France  de  Colbert. 

Dans  les  innombrables  expédients  sortis  du  cerveau  trop  fécond 
de  Pontchartrain,  on  n'en  voit  guère  de  conforme  aux  vrais  prin- 
cipes financiers  que  la  taxe  de  4  millions  et  demi  sur  les  bois  du 
clergé  *,  l'affranchissement  général  des  droits  de  censives  et  rentes 
foncières  domaniales ,  moyennant  un  prix  fixé,  ce  qui  effaçait  en 
grande  partie  les  traces  du  régime  féodal  dans  le  domaine  de  la 
couronne ,  et  les  émissions  de  rentes  sur  TÉtat ,  qui ,  tout  en  aug- 
mentant les  charges  annuelles,  ne  donnaient  pas  lieu  du  moins 
aux  innombrables  abus  des  créations  d'offices.  De  1690  à  1693,  on 
créa  3,200,000  fr.  de  rentes  au  denier  18  et  600,000  fr.  de  rentes 
viagères;  de  plus,  il  fut  ordonné  d'employer  en  rentes  sur  l'État 
toutes  les  sommes  données  ou  léguées  aux  églises  et  communautés 
religieuses  (14  août  1691).  Le  café,  le  thé,  le  chocolat  et  les  sor- 
bets furent  monopolisés,  affermés  et  tarifés  comme  l'était  le  tabac 
(janvier  1692). 

Si  la  France  avait  été  jetée ,  dès  le  début  de  la  guerre,  dans  un 
ruineux  empirisme  financier,  ses  rivaux,  malgré  la  masse  énorme 
de  leurs  forces  réunies,  avaient  aussi  de  graves  embarras.  L'empe- 
reur n'avait  pas  beaucoup  d'argent  et  la  guerre  du  Danube  lui 
coûtait  cher.  Les  princes  allemands  étaient  habitués  à  recevoir  et 
non  à  donner.  Il  fallait  que  les  nations  commerçantes ,  l'Angle- 
terre et  la  Hollande ,  payassent ,  si  elles  voulaient  faire  marcher 
les  Allemands;  mais,  en  Angleterre  et  en  Hollande,  le  gouverne- 
ment ne  disposait  pas ,  comme  en  France ,  sans  contrôle  et  sans 
débat,  de  toutes  les  ressources  du  pays ,  et  les  délibérations  des 
États  et  des  villes  dans  les  Provinces-  Unies,  du  parlement  en  Angle- 
terre, compliquaient  et  ralentissaient  les  mouvements  du  vrai  chef 
de  la  Ligue,  de  Guillaume  III.  Guillaume  n'avait  plus  d'opposition 
sérieuse  à  craindre  de  la  part  des  États-Généraux  ;  mais  son  auto- 
rité était  beaucoup  moindre  à  Londres  qu'à  La  Haie ,  ce  qui  a  fait 
dire  aux  contemporains  qu'il  était  «  roi  de  Hollande  et  stathouder 

1.  Le  clergé  donna  de  plus  en  don  gratuit  neuf  millions  et  demi,  payables  en  trois 
ans  (1690). 


(imj  GUILLAUME  III   ET   LE   PARLEMENT.  425 

d'Angleterre  >.  Le  parlement  anglais  lui  suscitait  bien  des  diffi- 
cultés. Il  se  trouvait  là  entre  les  whigs,  partisans  de  sa  personne, 
mais  adversaires  de  Tautorité  royale,  et  les  tories,  partisans  de  la 
royauté,  mais  répugnant  à  la  personne  du  nouveau  roi,  qu'on 
avait  intronisé  par  une  violation  du  principe  monarchique.  De 
même,  quant  à  la  question  religieuse ,  Guillaume  était  entre  les 
anglicans,  qui  prétendaient  maintenir  leur  domination  exclusive, 
et  les  dissidents,  qui  aspiraient  à  l'abolition  des  privilèges  angli- 
cans. Au  fond,  Guillaume  eût  voulu  le  despotisme  politique  *  et  la 
liberté  religieuse ,  et  il  avait  aCTaire  à  une  nation  qui  voulait  tout 
le  contraire  :  sincère  dans  les  sentiments  qu'il  avait  exprimés, 
a?ant  son  expédition,  contre  les  persécutions  religieuses,  et  d'ail- 
leurs mécontent  des  évèques,  dont  plusieurs  avaient  refusé  de  lui 
prêter  serment,  il  eût  souhaité  changer  la  formule  du  test,  afin  de 
rendre  les  emplois  accessibles  aux  dissidents,  et  réunir  tous  les 
protestants  par  une  espèce  de  syncrétisme.  Ces  vues  étaient  trop 
avancées  pour  l'état  moral  de  l'Angleterre  :  les  bills  présentés  au 
parlement  ne  passèrent  point  ^  et  Guillaume  ne  put  faire  adopter 
qu'un  bUl  de  tolérance,  qui  exempta  les  dissidents  des  lois  pénales 
à  de  certaines  conditions.  Les  catholiques ,  bien  qu'ils  ne  fussent 
pas  compris  dans  le  bill,  en  profitèrent  de  fait.  Sur  la  question 
religieuse,  Guillaume  n'avait  trouvé  appui  que  chez  une  partie  des 
whigs  ;  sur  la  question  politique,  les  tories,  au  contraire,  se  rap- 
prochèrent de  lui  dans  l'espoir  d'avoir  part  aux  emplois  et  d'être 
protégés  contre  leurs  adversaires  :  ils  surmontèrent  leurs  répu- 
gnances pour  l'aider  à  défendre  la  prérogative  royale  contre  les 
restrictions  et  les  limitations  des  whigs. 

Ces  discussions  avaient  contribué  à  faire  languir  la  guerre  d'Ir- 
lande. Les  yvhigs  comprirent  que  la  cause  de  la  révolution  péricli- 
tait, et  les  conununes  votèrent  2  millions  sterling  pour  la  guerre 
tant  en  Irlande  que  sur  le  continent  (novembre  1689).  Guillaume 

1.  Ou,  da  moins,  une  autorité  forte  et  dominante;  mais  ce  n'était  pas  pour  en  user 
svee  violenoe  ;  il  se  montra  modéré  envers  les  personnes,  et  sa  modération  contribua 
même  à  le  dépopalariser  auprès  des  whig^,  qu'il  empêcha  de  se  venger  de  leurs 
ennemis  vaincus.  Y.  Mao-Aulay,  GuiUawnê  IIL 

2.  En  Ecosse,  au  contraire,  où  l'épiscopat  ne  s'était  soutenu  que  par  l'appui  de  la 
royauté,  le  presbytérianisme  ressaisit  une  pleine  domination  et  redevint  tyrannique 
à  son  tour. 


126  LOUIS   XIV.  [16901 

résolut  de  passer  en  Irlande  :  là  était  pour  lui  la  question  capitale 
qu'il  fallait  trancher  à  tout  prix.  U  espérait  chasser  son  rival  et 
compléter  la  réduction  des  trois  royaumes  sous  son  sceptre,  pen- 
dant que  ses  alliés  entameraient  la  France  par  les  frontières  du 
nord  et  du  sud- est.  Une  armée  se  réunissait  en  Belgique,  sous  le 
prince  de  Waldeck,  et  devait  être  renforcée  par  l'électeur  de  Bran- 
debourg, afin  de  pénétrer  en  Picardie  ou  en  Champagne.  Vers  les 
Alpes,  la  coalition  espérait  un  nouvel  allié,  le  duc  de  Savoie ,  qui 
négociait  en  secret  avec  elle  et  dont  le  secours  permettrait  sans 
doute  de  percer  dans  le  Dauphiné.  L'empereur  avait  obtenu,  le 
24  janvier  1690,  un  succès  que  Louis  XIY  n'avait  plus  été  en 
mesure  de  lui  contester  :  il  avait  fait  élire  son  fils  Joseph  roi  des 
Romains  sans  aucune  opposition. 

La  France  fut  en  mesure  de  faire  face  partout,  bien  qu'avec  des 
armées  inférieures  en  nombre.  En  Allemagne ,  le  dauphin  reprit 
le  commandement  nominal  sous  la  direction  du  maréchal  de 
Lorges,  appelé  à  remplacer  son  frère  Duras,  dont  on  n'avait  point 
été  satisfait  l'année  précédente.  Le  duc  de  Noailles  conserva  la 
conduite  de  la  petite  armée  de  Catalogne.  Du  côté  de  la  Belgique , 
le  commandement  fut  confié  à  Luxembourg  :  le  roi  eut  le  bon  sens 
d'imposer  silence  aux  rancunes  de  Louvois  * .  On  avait  jugé  néces- 
saire d'avoir  un  corps  d'armée  sur  les  Alpes,  pour  secourir  au 
besoin  Casai  contre  les  Espagnols  et  contenir  le  duc  de  Savoie  :  là, 
comme  en  Belgique,  le  choix  du  général  fut  excellent  et  porta  sur 
le  plus  distingué  de  tous  les  lieutenants -généraux,  qui  s'était 
extrêmement  signalé  en  dernier  lieu  au  siège  de  Philipsbourg; 
c'était  Catinat,  le  digne  ami  de  Yauban,  son  émule  en  lumières  et 
en  vertus  civiques.  Ce  guerrier  modeste  et  grave,  étranger  par 
sa  naissance  comme  par  ses  mœurs  à  la  noblesse  militaire  et  à  la 
cour  ',  s'était  élevé  lentement  par  la  seule  force  de  son  mérite  ; 
par  la  nature  de  ses  talents,  il  était  à  Luxembourg  ce  qu'avait  été 
Turenne  à  Condé. 


1.  u  n*e8t  pas  vrai,  toatefbis,  que  Luxembourg  ait  obtenu  de  correspondre  direc- 
tement avec  le  roi  sans  passer  par  Vintermédiaire  du  ministre;  on  a  toute  sa  corres- 
pondance avec  Louvois,  pendant  cette  campagne  et  les  suivantes,  dans  les  t.  VI,  VII, 
VIII  des  Lettres  pour  itrvir  à  V Histoire  militaire  dt  Louii  XIV, 

2.  Il  appartenait  à  une  famille  parlementaire  de  Paris. 


{4690]  ALLEMAGNE  ET  HONGRIE.  4n 

Sur  le  Rhin ,  les  Français  furent  prêts  avant  les  Allemands  ; 
mais  ils  n'en  profitèrent  pas  et  n'essayèrent  point  d'empêcher  la 
jonction  des  électeurs  de  Bavière  et  de  Saxe.  Le  duc  Charles  Y  de 
Lorraine  était  mort  le  17  avril  1690,  emportant  les  vifs  regrets 
de  ses  alliés  et  Testime  de  ses  ennemis,  et  laissant  ses  prétentions 
à  ses  enfants.  L'électeur  de  Bavière  lui  avait  succédé  dans  le 
commandement  en  chef.  La  campagne  fut  très-peu  active.  Les 
deux  années  laissèrent  le  Rhin  entre  elles  jusqu'au  milieu  d'août. 
Le  dauphin  et  Lorges  se  décidèrent  enfîn  à  traverser  le  fleuve  ; 
quarante  mille  Français  et  cinquante  mille  Allemands  se  trou- 
vèrent en  présence,  du  10  au  12  septembre,  aux  environs  d'Of- 
fenbourg^  sur  le  théâtre  de  la  dernière  campagne  de  Turenne. 
On  hésita  de  part  et  d'autre  à  s'attaquer,  et  les  Français  prirent 
leurs  quartiers  d'hiver  dès  le  commencement  d'octobre ,  en 
gardant  quelques  postes  avancés  dans  l'Ortnau  et  le  Brisgau. 
Les  Impériaux,  délivrés  d'inquiétude  sur  le  Rhin  par  cette  retraite 
inopportune,  purent  envoyer  du  renfort  dans  les  pays  du  Danube» 
où  la  fortune  avait  changé  de  face.  Les. Turcs,  exaltés  par  le 
danger  que  courait  leur  empire,  avaient  fait  de  vigoureux  efforts, 
tandis  que  l'empereur,  les  croyant  épuisés,  ne  s'était  pas  ^^s 
en  mesure  de  soutenir  ses  avantages:  Tekell  avait  reparu  sur 
la  scène  avec  éclat  :  Michel  Apaffi  étant  mort ,  Tekeli  s'était  fait 
nommer  prince  de  Transylvanie  par  le  Sultan,  puis  avait  envahi 
cette  province  à  la  tête  des  réfugiés  hongrois ,  soutenus  par  les 
Turcs.  Les  Impériaux  avaient  été  chassés  de  presque  toute  la 
Transylvanie ,  et  l'armée  turque  avait  repris  Nissa ,  Widdin  et 
Belgrade  (septembre-octobre).  Les  renforts  expédiés  des  bords  du 
Rhin  ne  purent  qu'arrêter  les  progi*ès  des  Turcs. 

La  guerre  sur  les  Pyrénées  avait  eu  k  peu  près  le  même  carac- 
tère que  sur  le  Rhin  :  les  Français  y  avaient  eu  l'avantage  de 
vivre  une  partie  de  la  saison  sur  les  terres  de  l'ennemi ,  sans 
qu'il  se  fit  aucune  action  de  marque. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  en  Belgique  ;  mais  là  c'était  Luxem- 
•bourg  qui  commandait  ! 

Luxembourg  n'avait  que  trente  et  quelques  mille  hommes 
réunis  en  Flandre  sous  son  commandement  direct  ;  mais  un 
corps  de  quinze  ou  seize  mille  soldats,  posté  entre  la  Moselle  et 


4.28  LOUIS   XIV.  11690] 

la  Meuse,  était  à  portée  de  le  secourir.  Les  ennemis  devaient 
être  fort  supérieurs,  lorsque  le  général  des  Hollandais,  le  prince 
de  Waldeck,  aurait  été  joint  par  le  gouverneur  de  Belgique  et 
par  rélecteur  de  Brandebourg  ;  leur  projet  était  d'attaquer  par  la 
vallée  de  la  Meuse  :  ils  n*en  eurent  pas  le  temps  et  Luxembourg 
ne  leur  permit  pas  d'opérer  leur  jonction.  Luxembourg  avait 
commencé  de  ravager  ou  de  mettre  à  contribution  la  Flandre 
espagnole  dès  le  milieu  de  mai.  L'armée  hollandaise ,  qui  avait 
hiverné  en  Belgique ,  ne  se  réunit  près  de  Nivelle  que  dans  la 
première  quinzaine  de  juin.  Dès  que  Luxembourg  la  sut  en  mou- 
vement, il  laissa  une  douzaine  de  mille  hommes  au  maréchal 
d'Humières  pour  tenir  en  échec  le  gouverneur  des  Pays-Bas 
Espagnols  vers  Bruges  et  Gand  ;  puis  il  se  porta  rapidement  entre 
Sambre  et  Meuse,  et  y  fut  renforcé ,  à  Tinsu  de  l'ennemi ,  par  la 
meilleure  partie  du  corps  de  la  Moselle  (28  juin),  ce  qui  com- 
pensa le  gros  détachement  laissé  à  d'Humières.  Waldeck 
cependant  se  rapprochait  de  la  Sambre.  Luxembourg ,  par  un 
mouvement  de  flanc  exécuté  avec  une  extrême  célérité,  se 
rabattit  sur  la  Sambre,  près  de  Proidmont,  et  en  força  le 
passage  (29  juin).  Le  30  juin ,  sur  la  fin  du  jour,  les  deux  avant- 
gardes  se  rencontrèrent  dans  la  plaine  de  Pleurus ,  nom  destiné 
à  une  double  gloire,  et  Luxembourg  en  personne  culbuta  la 
cavalerie  ennemie. 

Le  lendemain  matin,  Luxembourg,  laissant  ses  équipages  sur 
l'autre  bord  de  la  Sambre,  marcha  droit  à  l'ennemi.  Waldeck 
avait  pris  position  en  arrière  de  Fleurus,  dérobant  sa  gauche 
appuyée  au  bois  d'Eppenies  et  couvrant  sa  droite  du  château  de 
Saint-Amand  ;  son  front  était  protégé  par  un  ruisseau  aux  bords 
escarpés  qui  descend  du  bourg  de  Fleurus.  On  ne  pouvait  songer 
à  une  attaque  de  front  :  Luxembourg  prit  une  résolution  d'une 
incroyable  audace  ;  il  résolut  d'envelopper  une  armée  au  moins 
égale  à  la  sienne ,  en  embrassant  dans  ses  manœuvres  un  terrain 
d'une  étendue  énorme  relativement  à  ses  forces.  Il  déploya  l'in- 
fanterie de  sa  gauche  devant  le  ruisseau  de  Fleurus  et  en  fit  son* 
centre  ;  il  poussa  la  cavalerie  de  sa  gauche  en  potence  sur  le  flanc 
droit  de  l'ennemi  jusqu'à  Eppenies ,  à  la  faveur  d'un  rideau  qui 
déroba  la  marche  des  escadrons.  Pendant  ce  temps ,  avec  l'autre 


li9H\  LUXEMBOURG   A   FLEURUS.  1t9 

moitié  de  l'armée ,  il  alla  passer  le  ruisseau  de  Fleurus  hors  de 
la  portée  de  Tenaerni ,  à  Ligni ,  autre  nom  bien  connu  dans  nos 
Êistes  militaires,  fit  un  grand  détour  sur  la  droite,  en  se  couvrant 
de  haies  et  de  plis  de  terrain,  et  déboucha  enfin  dans  la  plaine 
sur  le  flanc  gauche  et  sur  les  derrières  de  l'ennemi.  Si  Waldcck 
eût  deviné  à  temps  cette  manœuvre  et  jeté  le  gros  de  ses  forces 
sur  le  coude  que  formait  la  gauche  française,  il  eût  percé  cette 
ligne  étendue  et  faible,  coupé  en  deux  l'armée  française  et  rendu 
à  Luxembourg  la  retraite  impossible  en  le  séparant  de  ses  pon- 
tons et  de  ses  bagages!  mais  il  ne  comprit  Topération  que  lors- 
qu'elle était  accomplie  et  à  l'instant  où  les  deux  moitiés  de  l'armée 
française  se  resserraient  sur  lui  comme  des  tenailles.  Il  était  trop 
tard  alors.  La  gauche  française  souffrit  cependant  beaucoup  au 
premier  choc  :  le  lieutenant-général  Goumai,  qui  la  commandait, 
fut  tué,  et  la  cavalerie  fut  rejetée  sur  l'infanterie  ;  mais,  au  même 
moment,  Luxembourg  chargeait  en  masses  serrées  sm*  la  gauche 
ennemie,  l'écrasait  d'un  seul  coup  et  rétablissait  ses  communica- 
tions avec  son  centre,  qui  franchit  le  ruisseau  de  Fleurus.  Wal- 
deck  voulut  se  reformer  en  arrière,  mais  il  lui  fut  impossible  de 
rallier  sa  cavalerie.  L'infanterie  hollandaise  et  allemande  se  dé- 
fendit avec  une  fureur  héroïque  :  plusieurs  bataillons,  cernés, 
mitraillés,  sabrés,  par  l'infanterie,  par  la  cavalerie,  par  l'artil- 
lerie françaises,  se  firent  passer  au  fil  de  l'épéc  plutôt  que  de  se 
rendre.  Waldeck,  avec  une  douzaine  de  bataillons  et  quelques 
escadrons  qui  ne  se  laissèrent  pas  rompre,  parvint,  sous  un  feu 
et  sous  des  charges  terribles,  à  gagner  les  bois  d'Eppcnies,  où  on 
cessa  de  le  poursuivre.  C'était  tout  ce  qui  restait  ensemble  de 
l'armée  ennemie.  Cinq  à  six  mille  morts,  sans  les  blessés,  huit  à 
neuf  mille  prisonniers*,  cinquante-cinq  pièces  de  campagne  et 
plus  de  cent  drapeaux,  qui,  envoyés  à  Paris,  valurent  à  Luxem- 
bourg le  surnom  de  Tapissier  de  Notre-Dame,  furent  les  trophées 
du  vainqueur.  Les  Français  avaient  eu  trois  mille  hommes  tués  ou 
hors  de  combat  ^. 

) .  Parmi  lei  pH^onnien  se  trouYèrent  un  grand  nombre  de  réftigiés  fhinçais.  Le 
roi  les  fti  anTOjrer  aux  galères.  Lémontey,  ÂrlicUi  inéditt  du  Mimoiru  de  DangêaUf 
p.  61. 

2.  Littru  miUtaim,  t.  VI.  —  Qnlnci,  t.  II,  p.  240-272.  ~  Saint-HiUire,  t.  !•% 
p.  426. 

XIV.  î) 


130  LOUIS  XIV.  [1690] 

Cette  victoire,  la  plus  complète  qu'on  eût  encore  remportée 
dans  les  guerres  de  Louis  XIV,  demeura  stérile.  Luxembourg 
voulait  assiéger  Namur  ou  Charleroi  :  Louvois  ne  le  permit  pas. 
Louvois  persuada  au  ^i  qu*il  était  nécessaire  dé  renvoyer  une 
partie  de  Tannée  victorieuse  sur  la  Moselle,  pour  être  à  portée  de 
soutenir  Tarmée  de  Monseigneur  (le  dauphin),  un  peu  plus  faible 
que  les  Allemands.  Monseigneutr^  comme  on  l'a  vu  plus  haut,  ne 
fit  rien  et  fut  un  prétexte  pour  empêcher  de  faire.  Luxembourg 
se  vit  ainsi  paralyser  ;  l'ennemi  se  reforma  par  des  renforts  tirés 
de  tous  côtés  et  par  le  rachat  de  ses  prisonniers ,  qu'on  ne  put 
refuser  de  lui  rendre  moyennant  rançon,  aux  termes  d'une  con- 
vention antérieure  ;  l'électeur  de  Brandebourg  rejoignit  Waldeck  * , 
et  l'on  manœuvra  jusqu'à  la  fin  de  la  saison,  sans  autre  résultat 
pour  les  Français  que  d'avoir  vécu  sur  le  pays  ennemi  et  rétabli 
l'égalité  numérique  en  détruisant,  par  un  grand  coup  de  main, 
l'excédant  de  nombre  qu'avaient  les  coalisés.  Il  n'y  eut  qu'une 
bataille,  il  n'y  eut  point  de  campagne. 

Du  côté  des  Alpes ,  les  événements  furent  plus  complexes  et  les 
résultats  plus  positifs.  Le  duc  de  Savoie,  Victor-Âmédée ,  était 
depuis  quelque  temps  suspect  à  Louis  XIV,  non  sans  sujet,  bien 
qu'il  fût  en  apparence  fidèle  à  ses  engagements  et  qu'il  eût  en  ce 
moment  plusieurs  régiments  au  service  du  roi  en  Flandre.  Dès 
1687,  le  duc  Victor-Amédée  et  l'électeur  de  Bavière  s'étaient  donné 
rendez-vous  à  Venise,  sous  prétexte  du  carnaval,  et  Victor-Amé- 
dée avait  promis  secrètement  son  concours  à  la  Ligue  d'Augsbourg. 
Ce  jeune  prince,  remuant  et  courageux,  se  voyait  avec  inquiétude 
serré  entre  Pignerol  et  Casai  comme  dans  un  étau,  et  craignait 
que  Louis  ne  voulût  faire  du  Piémont  une  autre  Lorraine.  Les 
alliés  n'eurent  pas  grand'peine  à  le  gagner  en  lui  promettant  de 
le  délivrer  de  celte  sujétion  que  l'insolence  de  Louvois  lui  rendait 
encore  plus  pénible.  Le  duc  se  plaignait  que  le  ministre  français 
le  traitât  «  comme  un  page  ».  Durant  l'hiver  de  1689  à  1690,  Lou- 
vois eut  avis  que  les  alliés  projetaient  de  prendre  l'offensive  contre 
le  Dauphiné,  en  réunissant  les  troupes  espagnoles  du  Milanais  aux 

1.  Par  un  traité  du  6  septembre,  l'électeur  de  Brandebourg  prit  rengagement  de 
tenir  toujours  vingt  mille,  soldats  à  la  gauche  de  la  Moselle  et  de  ne  pas  traiter  avec 
la  France  sans  ses  alliés. 


11690]  LES  BARBETS.    GATINAT.  434 

foi-ces  du  duc  de  Savoie  et  aux  protestants  français  et  piémontais 
réfugiés  en  Suisse  et  en  Souabe.  Il  sut  que  Tempereur  promettait 
au  duc  de  traiter  ses  ambassadeurs  sur  le  même  pied  que  ceux  des 
tètes  couronnées,  grand  objet  d'ambition  pour  la  maison  de  Savoie, 
à  condition  que  le  duc  payâf  la  solde  d'un  corps  allemand  qu'on 
enverrait  à  son  aide.  La  véracité  de  ces  informations  fut  confirmée 
par  la  conduite  du  àuc  enver;  les  barbets  ou  insurgés  vaudois  des 
Alpes.  Les  Vaudois  n'avaient  pas  tous  péri  ou  émigré  au  loin.  Dès 
que  les  troupes  françaises  eurent  évacué  les  hautes  vallées,  après 
les  massacres  de  1686,  ces  pauvres  gens  avaient  commencé  à  repa- 
raître dans  les  lieux  les  mieux  abrités  de  leurs  montagnes,  et  le 
duc,  une  fois  en  relations  avec  les  ennemis  du  roi  persécuteur^ 
avait  fermé  les  yeux  sur  le  retour  des  exilés.  La  grande  guerre 
commencée,  une  bande  nombreuse  de  Vaudois  était  revenue  de 
Suisse  et  de  Genève  en  forçant  le  passade  du  petit  Mont-Genis  ;  ils 
occupaient  la  vallée  de  Saint-Martin  et  faisaient  une  guerre  de  par- 
tisans contre  les  garnisons  de  Pignerol  et  des  forts  voisins.  Les 
officiers  du  duc  ne  secondaient  les  Français  que  très-mollement. 
Sm*  la  fin  d'avril,  Gatinat  vint  prendre  le  commandement  d'un 
petit  corps  d'armée  qui  se  rassemblait  en  Dauphiné.  Le  roi  pré- 
vint le  duc  que  ces  troupes,  destinées  à  opérer  contre  le  Milanais, 
auraient  à  traverser  son  territoire;  avant  qu'elles  fussent  entière- 
ment réunies,  il  lui  demandait  d'aider  Gatinat  à  chasser  les  barbits 
des  montagnes  :  le  duc  chargea  un  de  ses  généraux  de  concerter 
avec  Gatinat  l'assaut  des  Quatre-Dents,  poste  presque  inaccessible 
où  les  barbets  s'étaient  retranchés,  au  fond  de  la  vallée  de  Saint- 
Martin.  Au  jour  convenu,  les  Français  attaquèrent  :  les  Piémon- 
tais ne  parurent  pas;  la  neige  et  les  difficultés  du  terrain  obligè- 
rent d'abandonner  l'attaque  (3  mai). 

En  rentrant  à  Pignerol,  Gatinat  reçut  coup  sur  coup  deux  cour- 
riers du  roi  pour  le  duc.  Louis  exigeait  que  Victor-Amédée  réunit 
toutes  ses  troupes  à  l'armée  de  Gatinat  et  qu'il  reçût  garnison 
française  à  Verceil,  à  Verrue  et  dans  la  citadelle  de  Turin,  jusqu'à 
la  paix  générale.  L'armée  de  Gatinat  soutint  ces  impérieuses  dépê- 
ches en  descendant  des  montagnes  sur  Garignan,  dans  la  vallée 
du  Pô  (9  mai).  Le  due;  effrayé,  s'efforça  de  gagner  du  temps, 
pressant,  d'une  part,  les  secours  promis  par  la  Ligue  et,  de  l'autre, 


432  LOUIS   XIV.  [16901 

tâchant  de  fléchir  le  roi.  Il  D*était  pas  encore  définitivement  engagé 
avec  la  Ligue  et,  si  le  roi,  comme  il  le  demandait,  eût  consenti  à 
le  traiter  en  prince  souverain  et  eût  renoncé  du  moins  à  occuper 
sa  capitale,  il  eût  probablement  reculé  devant  les  chances  de  la 
lutte  contre  la  France.  Louvois  empêcha  toute  cpncession  et 
n'épargna,  ni  dans  le  fond  ni  dans  la  forme,  rien  de  ce  qui  pou- 
vait pousser  le  duc  aux  dernières  extrémités."  On  a  voulu  voir  un 
odieux  calcul  dans  cette  conduite  du  mipistre,  qui  ne  trouvait  pas, 
a-t-on  dit ,  que  la  France  eût  jamais  assez  d'ennemis  et  qui  n'es- 
pérait se  maintenir  qu'en  multipliant  les  périls  autour  de  son 
mattre.  Il  était  bien  capable  d'une  telle  combinaison  ;  néanmoins, 
son  arrogance  et  sa  brutalité  naturelles  suffisent  à  expliquer  ses 
procédés.  Le  duc,  sommé  de  céder  avant  le  24  mai,  écrivit,  le  20, 
au  roi  qu'il  se  soumettait,  mais  qu'il  le  suppliait  de  se  contenter 
d'une  autre  place  en  échange  de  Turin.  Pendant  ces  pourpaiiers, 
un  corps  de  réserve  laissé  par  Catinat  dans  les  montagnes  et  com- 
posé en  majeure  partie  de  milices  emportait,  par  une  seconde 
attaque,  le  poste  des  Quatre-Dents  :  la  plupart  des  barbets  s'échai)- 
pèrent  à  la  faveur  d'un  épais  brouillard  (23  mai)  *. 

Quelques  jours  après,  Catinat  reçut  du  roi  l'ordre  d'occuper 
Turin,  Verceil  et  Verme,  conformément  à  la  promesse  de  Victor- 
Amédée.  Le  général  français  signifia  ses  instructions  au  duc. 
Celui-ci  répondit  de  telle  sorte  que  Catinat  jugea  la  rupture  iné- 
vitable. Sur  ces  entrefaites,  le  vent  avait  changé  à  Versailles  :  le 
roi  s'était  repenti  de  sa  dureté  et  avait  résolu  de  se  contenter  que 
Carmagnole,  Suse  et  Montmélian  fussent  remis  en  dépôt  à  une 
puissance  neutre,  à  la  république  de  Venise,  qui  les  garderait 
comme  caution  de  la  conduite  de  Victor-Amédée,  à  condition  que 
l'empereur  et  l'Espagne  souscrivissent  à  la  complète  neutralité  de 
l'Italie  \ 

Il  était  trop  tard-:  un  double  traité  avait  été  signé,  les  3  et  4 
juin,  par  le  duc  de  Savoie  avec  l'Espagne  et  l'empereur,  qui  lui 
promettaient  des  secours  considérables,  Pignerol,  quand  on  l'au- 
rait pris,  et  une  part  dans  les  conquêtes  qu'on  pourrait  faire  de 

1 .  Sur  les  prooédés  de  Louvois  envers  le  duc,  voyez  Gourville,  p.  482.  —  La  Fare, 
p.  207. 

2.  Dumont,  Corpi  dipUmati(iu9,  t.  YH,  part.  2,  p.  244. 


\\m]  GUERRE   DE   PIÉMONT.  433 

Tautre  côté  des  Alpes  '.  Victor-Amédée  mit  aussitôt  en  liberté  tout 
ce  qui  restait  de  Vaudois  dans  ses  prisons,  fît  arrêter  l'ambassa- 
deur de  Louis  XIV  et  tout  ce  qu'il  y  avait  de  Français  à  Turin,  et 
commença  les  hostilités.  Louis  avait  donné  envers  Gênes  l'exemple 
de  ces  violations  du  droit  des  gens. 

Catinat  s'avança  sur  Turin  avec  une  douzaine  de  mille  hommes; 
mais  il  n'était  point  en  mesure  d'entreprendre  le  siège  de  cette 
grande  ville  et  ne  put  empêcher  Victor-Amédée  de  réunir  cinq  ou 
six  mille  soldats  qu'il  avait  sous  la  main  à  dix  mille  Hispano- 
Lombards  arrivés  à  marches  forcées  du  Milanais  (mi-juin).  Les 
deux  petites  armées  se  tinrent  longtemps  en  échec  auprès  de  Carî- 
gnan  et  se  renforcèrent  chacune  de  leur  côté.  Catinat  fit  ravager 
de  fond  en  comble,  derrière  lui,  les  vallées  de  La  Luzerne  et  d'An- 
grogne,  pour  ôter  aux  barbets  tout  moyen  de  subsister  et  de  s'éta- 
blir sur  sa  ligne  de  communication.  La  guerre  se  faisait,  d*après 
les  instructions  de  Louvois,  avec  une  rigueur  qui  rappelait,  sur 
une  moindre  échelle,  les  cruelles  dévastations  du  Rhin  et  qui 
offrait  un  douloureux  contraste  avec  le  caractère  privé  du  général 
français  ^.  Catinat,  menacé  dans  son  camp  par  les  dispositions  de 
l'ennemi,  se  replia  sur  les  montagnes  et  prit  poste  à  Caours.  L'en- 
nemi tenta  de  couper  ses  communications  avec  un  corps  de  ré- 
serve qui  occupait  le  val  de  La  Luzerne,  et  fut  repoussé  avec  perte. 
Quelques  jours  après  (17  août),  Catinat  ressaisit  l'offensive  et  se 
porta  sur  Saluées  par  une  marche  de  flanc  en  présence  de  l'en- 
nemi, afin  de  l'attirer  au  combat.  Les  alliés  ne  parurent  que  sur 
le  soir,  le  commandant  des  auxiliaires  espagnols  ayant  longtemps 
discuté  contre  le  duc  pour  qu*on  attendît  les  renforts  allemands 
qui  étaient   en    marche.    Victor-Amédée   voulut   absolument 


1.  Dnmont,  ibid.,  p.  265. 

2.  Les  paysans  piémontais,  race  rade  et  valeareose,  sVtaient  mis  à  faire  la  petite 
traerre,  à  l'exemple  des  Vaudois.  Suivant  le  vieux  et  barbare  droit  de  la  guerre 
qu'on  pouvait  croire  tombé  en  désuétude,  Catinat  fit  peadre  les  deux  syndics  d'un 
▼ilUt^e,  «  pour  avoir  souffert  que  leur  communauté  prit  les  armes  contre  une  armée 
entière.  *•  Tous  les  paysans  qu*on  trouvait  avec  des  armes,  des  balles  ou  de  la  poudre 
étaient  arrêtés,  remis  au  prévit  et  pendus.  Comme  on  en  prenait  une  trop  grande 
quantité  et  que  le  pré\6t  ne  pouvait  suffire  aux  exécntions,  Catinat  permit  anx  sol 
data  de  les  tuer.  On  brûla  Impitoyablement  tous  les  villages  et  les  maisons  de  cam- 
psgne  qui  refusaient  de  payer  la  contribution  de  guerre.  Voy.  Mém.  de  Catinat,  1. 1*', 
p  72  et  sniv. 


434  LOUIS  XIV.  [1690] 

combattre/  Les  Français,  qui  avaient  commencé  d'attaquer 
Saluées,  firent  volte-face.  Le  duc  les  attendait  dans  un  poste  avan- 
tageux, mais  dont  il  n*avait  pas  su  tirer  tout  le  parti  possible  :  des 
marais  couvraient  ses  deux  ailes  et,  en  aVant  des  marais,  des 
cassines  (cascine,  maisons  de  campagne)  garnies  d'infanterie  pré- 
sentaient un  premier  obstacle  aux  assaillants.  Les  Français  atta- 
quèrent le  lendemain  matin.  Rien  n'arrêta  leur  élan.  Les  cassines 
furent  emportées  après  une  vive  résistance  ;  le  marais  de  droite 
fut  franchi  par  Tinfanterie,  qui,  s'appuyant  à  une  vieille  digue  du 
Pô  que  le  duc  de  Savoie  avait  négligé  d'occuper,  prit  en  flanc  la 
ligne  ennemie.  Sur  la  gauche,  l'ennemi,  protégé  par  sa  situation, 
se  défendait  opiniâtrement;  mais  la  cavalerie  française  parvint 
enfin  à  traverser  le  second  marais.  Alors  l'armée  hispano-piémon- 
taise,  malgré  la  supériorité  du  nombre,  se  trouva  débordée  et 
prise  entre  deux  feux  ;  elle  se  rompit  et  se  précipita  en  désordre 
dans  les  bois  et  les  fourrés  qui  s'étendaient  en  arrière  de  sa  posi- 
tion. Un  jeune  officier-général  parvint  à  empêcher  cette  retraite 
de  se  changer  en  déroute  complète  :  c'était  le  prince  Eugène  de 
Savoie -Soissons,  qui  était  venu  apporter  à  son  cousin  Victor- 
Amédée  le  secours  d'une  épée  déjà  essayée  en  Hongrie  et  sur  le 
Rhin.  L'ennemi  avait  perdu  quatre  à  cinq  mille  hommes  et  onze 
canons.  Les  Français  avaient  eu  un  millier  d'hommes  tués  ou 
blessés.  Plusieurs  régiments  de  milices  avaient  pris  part,  auprès 
des  troupes  de  ligne,  à  cette  brillante  journée,  qu'on  nomma  la 
bataille  de  Staffarde,  du  nom  d'une  abbaye  voisine  *. 

L'armée  ennemie,  battue,  mais  non  détruite,  se  rallia  à  Ponca- 
lieri  et  à  Carignan,  couvrant  Turin.  Le  prix  immédiat  de  la  vic- 
toire ne  fut  que  l'occupation  de  Saluées  et  de  quelques  autres 
petites  villes,  et  la  possession  de  la  plaine  qui  s'étend  des  Alpes 
au  Tanaro.  Dans  le  courant  d'octobre,  Catinat  renvoya  ses  malades, 
SCS  blessés,  la  plupart  de  ses  équipages,  en  Dauphiné,  comme  s'il 
eût  été  sur  le  point  d'aller  y  prendre  ses  quartiers  d'hiver;  puis, 
au  lieu  de  repasser  les  Hautes-Alpes,  il  se  porta  brusquement  vers 
Suze,  par  les  cols  extrêmement  difTiciles  qui  joignent  le  val  du 
Cluson  à  celui  de  la  Petite-Doire.  Le  fameux  pas  de  Suse  fut  éva- 

1.  Mém.  de  Catinat,  t.  I",  p.  85  et  suiv.  —  Mim,  de  Feuquiéreft, 


[im]  BATAILLE  DE  STAFFARDE.  435 

eue  par  renceiiii,  et  la  citadelle  se  rendit  en  présence  de  Tarmée 
hispano-piémontaise,  qui  venait  au  secours,  renforcée  de  cinq  ou 
six  mille  Allemands  et  de  trois  ou  quatre  mille  Espagnols  (8-14 
novembre  )«  Les  Françab  furent  ainsi  maîtres  des  deux  principaux 
débouchés  du  Dauphiné  en  Piémont,  Suze  et  Pignerol. 

Durant  ces  opérations  en  Piémont,  dix  mille  hommes  de  milices 
et  d'arrière-ban  avaient  occupé,  sans  beaucoup  de  résistance, 
toute  la  Savoie,  excepté  Montmélian.  L'identité  de  langue  et  de 
mœurs,  et  les  habitudes  de  bon  voisinage,  ne  permettaient  pas 
aux  montagnards  savoisiens  de  ressentir  la  même  répugnance 
qu'éprouvaient  les  Piémontais  pour  Tinvasion  française. 

Les  premiers  revers  éprouvés  par  le  duc  de  Savoie  l'avaient 
obligé  de  resserrer  plus  étroitement  ses  liens  avec  les  alliés  :  le 
20  octobre,  son  agent  à  La  Haie  avait  conclu  avec  l'Angleterre  et 
la  Hollande  un  traité  par  lequel  ces  deux  puissances  lui  promet- 
taient quelques  subsides,  et  lui,  de  son  côté,  s'engageait  dans  la 
Grande  Alliance  pour  le  rétablissement  des  traités  de  Westphalie 
et  des  Pyrénées.  Par  un  article  secret,  il  accordait  l'abolition  de  ses 
édits  contre  les  Vaudois  et  la  liberté  religieuse  pour  eux  et  pour 
les  réfugiés  français  qui  s'établiraient  dans  leurs  vallées.  Une 
partie  du  subside  devait  être  employée  à  solder  Vaudois  et  réfu- 
giés'. 

La  guerre  continentale,  envisagée  dans  son  ensemble,  avait 
donc  tourné  jusqu'ici  à  l'avantage  de  la  France,  quoique,  par  la 
faute  du  gouvernement  français,  ses  ennemis  se  fussent  accrus  en 
nombre  et  ses  succès  n'eussent  pas  produit  tous  leurs  fruits.  Les 
alliés,  de  leur  côté,  n'étaient  pas  encore  suflisamment  éclairés  par 
les  souvenirs  de  la  guerre  de  Hollande,  et  les  rivalités,  les  tirail- 
lements, les  prétentions  et  les  calculs  personnels  des  princes  alle- 
mands avaient  mis  dans  leurs  mouvements  ime  lenteur  et  des 
embarras  qui  avaient  fort  contribué  à  paralyser  la  ligue  sur  le 
Rhin  et  à  la  faire  battre  en  Belgique. 

Des  événements  plus  éclatants  encore  et  de  plus  grande  consé- 
quence se  passaient  pendant  ce  temps  sur  les  côtes  d'Angleterre  et 
d'Irlande.  Au  mois  de  mars,  l'escadre  de  Brest,  forte  de  trente- 

l.  Domoni,  t.  VII,  2'  part.,  p.  272. 


436  LOUIS  XIV.  liftdO] 

six  vaisseaux  de  guerre ,  transporta  de  Brest  en  Irlande  six  à  sept 
mille  soldats  français,  avec  une  grande  quantité  d'armes  et  de 
munitions.  Quelques  semaines  après,  elle  ramena  en  France  les 
troupes  irlandaises  que  Jacques  II  avait  promises  à  Louis  XIV  par 
voie  d'échange.  L'allée  et  le  retour  de  l'escadre  s'opérèrent  sans 
difficulté.  Les  marines  anglaise  et  hollandaise  avaient  récemment 
souffert  d'une  tempête  qui  avait  valu  pour  elles  une  bataille  per- 
due :  les  Anglais  avaient  eu  huit  vaisseaux  de  guerre  et  plus  de 
cent  cinquante  vaisseaux  de  commerce  naufragés,  et  ne  s'étaient 
pas  trouvés  en  mesure  de  disputer  le  passage  aux  Français. 

L'expédition  d'Irlande  n'était  que  le  début  de  la  campagne.  On 
avait  de  plus  grands  projets.  Brest,  après  le  retour  de  sa  puissante 
escadre,  vit  successivement  arriver  dans  son  port  l'escadre  de 
Toulon,  amenée  par  Château -Renaud,  qui  avait  franchi  le  détroit 
de  Gibraltar  en  présence  d'une  escadre  alliée  supérieure  en  forces, 
puis  tous  les  navires  disponibles  des  ports  du  Ponant,  et  enfin 
quinze  galères  construites  en  trois  mois  à  Rocheforl  par  ordre  de 
Seignelai ,  qui  voulait  essayer  d'utiliser  sur  l'Océan  cette  sorte  de 
navires  que  le  calme  n'arrête  pas.  Le  ministre  de  la  marine  dé- 
ployait une  activité  dont  on  cite  des  traits  fabuleux  '.  Le  23  juin, 
la  flotte  française,  au  grand  complet,  sortit  de  la  rade  de  Brest, 
sous  les  ordres  de  Tourville,  nommé  vice-amiral  du  Levant  à  la 
fin  de  1689  :  elle  comptait  soixante- dix -huit  vaisseaux  de  guerre, 
dont  soixante -trois  au-dessus  de  cinquante  canons'.  Les  côtes  de 
France  n'avaient  jamais  rien  vu  de  si  terrible  ni  de  si  magnifique  : 
Seignelai ,  oublieux  des  maximes  de  son  père,  qui  voulait  à  bord 
de  nos  navires  de  guerre  une  mâle  simplicité,  les  avait  surchargés 
d'un  luxe  ruineux  :  le  vaisseau  amiral  le  Royal -Soleil  était  pavoisé 
d'enseignes  de  cinquante  pieds  et  de  flammes  de  cent  trente  et 
cent  quarante  pieds  en  damas  brodé  '.  Heureusement  que  ce  faste 

1.  On  prétend  qaMl  fit  construire ,  caréner,  ^réer,  mftter  et  mettre  à  la  voile ,  en 
neuf  heures  de  temps,  à  Toulon,  une  frégate  de  40  canons;  qu'à  Marseille,  il  fit 
mettre  sur  chantier,  quatre  heures  sonnant,  la  rouille  d'une  K&lére,  et  qu'avant  midi, 
il  sortit  du  port  sur  cette  galère  gréée  et  armée.  Nous  avons  peine  à  citer  des  faits 
aussi  étranges,  quoique  nous  les  trouvions  daus  un  historien  sérieux,  M.  L.  Guérin, 
Hittoire  maritifne  de  France^  t.  II,  p.  17. 

2.  Nous  suivons  Tétat  donné  par  Quinci,  t.  11^  p.  319;  celui  de  M.  E.  Sue  ne  men- 
tionne que  64  vaisseaux. 

3.  E.  Sue,  t.  IV,  p.  99. 


li«W]  SEIGNELAI.   TOURVILLE.  «37 

n^avait  point  amolli  nos  marins;  on  en  eut  bientôt  la  preuve!  La 
flotte,  contrariée  durant  quelques  jours  par  le  vent,  entra,  le 
29  juin,  dans  la  Hanche.  « 

Le  24  juin,  le  lendemain  du  jour  où  Tourville  avait  quitté  le 
mouillage  de  Brest,  Guillaume  III  était  débarqué  en  Irlande.  Re- 
tenu jusque-là  par  les  gravés  débats  politiques  de  l'Angleterre, 
par  les  élections  et  les  premières  discussions  d'un  nouveau  par- 
lement, Guillaume  avait  envoyé  successivement  à  Schomberg 
toutes  les  forces  dont  il  pouvait  disposer,  et  il  allait  enfin  se  mettre 
à  la  tète  de  son  armée  pour  en  finir  avec  Jacques  II  par  un  coup 
décisif. 

Ce  choc,  Louis  XTV  avait  conseillé  à  Jacques  de  l'éviter.  Le 
Grand  Roi  avait  proposé  à  son  allié  un  plan  excellent  :  c'était  de 
ne  point  accepter  la  bataille  et  de  traîner  la  guerre  en  longueur; 
les  frégates  françaises,  détachées  de  la  flotte ,  iraient  enlever ,  sur 
la  côte  d'Irlande,  les  transports  qui  avaient  amené  Guillaume  et 
couperaient  ses  communications  avec  l'Angleterre;  pendant  ce 
temps,  la  flotte  française  devait  attaquer  la  flotte  ennemie  dans  la 
Manche  et  s'efforcer  de  déterminer  en  Angleterre  ce  soulèvement 
royaliste  que  promettaient  les  partisans  de  Jacques  II.  La  flotte  fran- 
çaise se  mit  en  devoir  de  remplir  le  rôle  qui  lui  était  assigné  dane 
ce  plan.  Le  2  juillet,  elle  fut  en  vue  des  ennemis,  dans  les  eaux 
de  Vile  de  Wight.  Les  Anglais  et  les  Hollandais  réunis  étaient  infé- 
rieurs aux  Français ,  sinon  par  le  nombre  des  canons ,  au  moins 
par  le  nombre  des  navires  :  ils  n'avaient  que  cinquante- cinq  à 
soixante  vaisseaux  de  ligne,  pour  la  plupart,  à  la  vérité,  d'un  très- 
fort  échantillon.  Les  deux  grandes  puissances  maritimes  n'avaient 
pas  cru  qu'il  fût  nécessaire  de  déployer  toutes  leurs  forces,  et 
Famiral  Herbert,  qui  commandait  la  flotte  combinée,  avait  eu 
ordre  de  combattre  sans  attendre  un  renfort  préparé  en  Hollande. 

Cette  présomption  devait  coûter  cher  aux  alliés.  Après  quelques 
jours  d'évolutions,  la  flotte  anglo-batave,  favorisée  par  le  vent, 
prit  l'offensive  (10  juillet).  Tourville,  quoique  sous  le  vent  de 
Tennemi ,  accepta  le  choc,  et  la  bataille  s'engagea  en  vue  de  Bea- 
chy-Head,  que  nous  nommons  le  cap  Bévesiers,  sur  la  côte  de 
Sussex.  Les  vingt  vaisseaux  de  l'escadre  hollandaise,  qui  formaient 
l'avant-garde  ennemie,  sous  l'amiral  Evcrtzen,  arrivèrent  à  toutes 


138  LOUIS  XIV.  [1690] 

voiles  avec  plus  d*ardeur  que  de  prudence  et  sans  prolonger  assez 
leur  ligne  pour  présenter  un  front  égal  à  celui  de  l'avant- garde 
française.  Ch&teau- Renaud,  conunandant  de  l'avant -garde  fran- 
çaise, profita  de  cette  faute,  fit  revirer  sur  les  Hollandais  la  tète  de 
son  escadre,  qui  leur  gagna  le  vent,  et  les  mit  entre  son  feu  et  le 
feu  du  corps  de  bataille  que  dirigeait  Tourville.  Rien  ne  saurait 
exprimer  la  violence  et  l'opiniâtreté  de  cette  effroyable  canon- 
nade, qui  dura,  sans  interruption,  huit  heures.  Le  corps  de 
bataille  ennemi,  commandé  par  l'amiral  anglais  Herbert,  ne  tenta 
que  faiblement  de  dégager  les  Hollandais,  écrasés  par  l'artillerie 
française  :  la  plupart  de  cette  escadre  n'approcha  pas  plus  près 
qu'à  la  grande  portée  du  canon.  L'arrière-garde  anglaise,  que 
conduisait  lordRussell,  attaqua  beaucoup  plus  vigoureusement  l'ar- 
rière-garde  française,  aux  ordres  de  Victor-Marie  d'Estrées,  fils  du 
vieux  maréchal  d'Estrées ,  mais  sans  gagner  aucun  avantage  sur 
elle.  Dès  le  milieu  du  jour,  la  fortune  de  la  bataille  n'était  plus  dou- 
teuse. Un  vaisseau  hollandais  de  soixante-huit  canons  avait  été 
pris  et  brûlé.  L'escadre  hollandaise  semblait  entièrement  perdue, 
et  le  feu  des  Anglais  se  ralentissait  devant  le  feu  supérieur  des  Fran- 
çais. Le  calme  qui  survint  empêcha  les  Français  de  pousser  leur 
avantage  et  leur  fît  regi*etter  vivement  l'absence  des  galères  que  le 
gros  temps  avait  empêchées  de  suivre  la  flotte.  Un  peu  avant  le  soir, 
on  avait  mouillé  de  part  et  d'autre.  Vers  dix  heures,  le  vent  étant 
venu ,  les  ennemis  levèrent  l'ancre  pour  s'enfuir.  Tourville  en  fît 
autant  et  les  suivit  avec  son  escadre.  Malheureusement,  son  signal 
ne  fut  point  aperçu  par  ses  deux  vice -amiraux,  qui  restèrent  à 
l'ancre ,  et,  le  lendemain  matin ,  Tourville  perdit  du  temps  pour 
les  attendre.  Les  Anglais  en  profilèrent  pour  opérer  leur  retraite 
vers  le  Pas-de-Calais  et  la  Tamise.  La  plupart  des  Hollandais, 
mutilés,  démâtés,  rasés,  ne  purent  suivre  leurs  alliés  et  se  jetèrent 
à  la  côte.  Les  Français  les  y  assaillirent  et  les  brûlèrent  ou  les 
réduisirent  à  se  brûler  eux-mêmes.  Du  10  au  15  juillet,  quinze 
vaisseaux  de  ligne  sautèrent  ou  coulèrent  au  pied  des  falaises 
d'Angleterre.  Sur  les  quinze,  il  n'y  avait,  à  ce  qu'il  semble,  que 
deux  anglais.  Les  Hollandais  payaient  cher  l'honneur  d'avoir  fait 
un  roi  d'Angleterre.  Pour  apprécier  l'importance  matérielle  d'une 
pareille  victoire,  il  faut  se  rappeler  que,  dans  la  grande  journée 


[UMJ  BATAILLE  DE   BEAGUY-HEAD.  439 

de  neurus ,  on  avait  enlevé  une  cinquantaine  de  canons  à  l'en- 
nemi, et  que  les  quinze  vaisseaux  détruits  en  portaient  probable- 
ment un  millier!  Golbert  eût  été  bien  heui'eux  d'assister  à  un 
tel  spectacle  ! 

A  ces  glorieuses  nouvelles,  Seignelai,  désespéré  d'être  retenu  à 
Versailles  par  la  fièvre,  qui  minait  ses  forces,  mais  non  son  éner- 
gie morale,  ne  rêva  plus  qu'invasion  de  la  Tamise  et  descente  en 
Angleterre.  La  consternation  était  extrême  autour  de  la  reine  Ma- 
rie, régente  du  royaume  en  l'absence  de  Guillaume.  Les  jacobites 
s'agitaient  et  une  contre-révolution  paraissait  probable.  L'amiral 
Herbert  sauva  l'Angleterre  d'un  extrême  péril  en  faisant  enlever 
toutes  les  bouées  et  les  balises  de  la  côte  et  de  la  Tamise.  Tour- 
ville,  dépourvu  de  pilotes  qui  pussent  suppléer,  jusqu'à  un  certain 
point,  à  la  disparition  de  ces  indispensables  indices,  ne  voulut  pas 
ex|)oser  sa  flotte  à  naufrager  dans  les  sables  de  la  Tamise  :  ne 
voyant  plus  d'ennemis  qui  tinssent  la  mer  devant  lui ,  il  envoya 
quelques  vaisseaux  en  Irlande,  se  rabattit  sur  la  côte  méridionale 
d'Angleterre,  brûla  la  bourgade  maritime  de  Teignmouth  en  De- 
Yonshire ,  avec  quatre  frégates  et  un  certain  nombre  de  navires 
marchands;  mais  l'effroi  qu'il  répandit  ne  servit  qu'à  montrer 
à  quel  point  la  cause  de  Jacques  II  était  impopulaire  :  les  provinces 
du  sud  se  levèrent  en  masse  contre  l'invasion  attendue  '; 

Pendant  que  Tourville  se  couvrait  de  gloire,  sans  pouvoir  réa- 
liser tous  les  vœux  de  l'impétueux  Seignelai ,  Jacques  II  perdait 
tout  en  Irlande.  Le  lendemain  de  la  bataille  de  Beachy-Head,  une 
autre  bataille  s'était  livrée  sur  terre,  avec  un  succès  bien  opposé 
(il  juillet).  Jacques  II  n'avait  tenu  aucun  compte  des  avis  de 
Louis  XrV.  Lorsque  Guillaume  III,  débarqué  dans  l'UIster,  marcha 
droit  à  lui  avec  une  armée  supérieure  et  par  le  nombre  et  par  la 
qualité,  Jacques  II  refusa  de  se  retirer  sur  le  Shannon ,  au  cœur 
de  l'Irlande  celtique ,  prétendit  couvrir  Dublin  et  attendit  Ten- 
nemi  près  de  Drogheda,  aux  bords  de  la  Boyne.  Guillaume  avait 

1.  L.  GuériD,  t.  II,  p.  17-28.  E.  Sue,  t.  IV,  p.  98-123.-  Sainte-Croix,  Hist.  de  la  puia- 
iaiicf  nnaU  de  CÀngUlerre,  t.  II,  p.  17,  384.  —  Relation  de  Jacques  II,  daiis  les  Mémoires 
de  Berwick,  t.  !•%  p.  455.  —  Mém.  de  Villctte,  p.  9ô.  —  Mém.  de  Forbin,  p.  519.  — 
Qaiaci,  t.  U,  p.  314.  —  Y.  dans  £.  Sae,  la  relatioa  de  Petit-Renan.  Un  boulet  lui 
passa  entre  leâ  jambes  pendant  qu'il  traçait  l'ordre  de  bataille.  M.  Moc-Aulay  réduit 
trop  rimportance  de  la  journée  de  Beachy-Head  et  n'est  pas  juste  envers  Tourville. 


140  LOUIS   XIV.  11690] 

trente -cinq  à  quarante  mille  excellents  soldats,  Anglais,  Hollan- 
dais, Danois,  Ultoniens  (protestants  de  TUlster),  réfugiés  français  : 
Jacques  avait  une  trentaine  de  mille  hommes ,  Irlandais  et  Fran- 
çais, et  rinfanterie  irlandaise  n'était  qu*un  ramassis  de  paysans 
pillards  qu'on  n'avait  pas  pris  la  peine  de  discipliner.  Les  Français 
se  trouvèrent  ainsi  face  à  face,  les  uns  sous  le  vieux  Schomberg, 
les  autres  sous  le  comte  de  Lauzun ,  ancien  favori  de  Louis  XIV, 
longtemps  disgracié  par  son  maître  et  demeuré  célèbre  par  ses 
romanesques  aventures  et  son  mariage  secret  avec  la  Grande  Ma- 
demoiselle S  rhérolne  un  peu  surannée  de  la  Fronde.  Guillaume 
fit  remonter  la  rivière  durant  plusieurs  milles  par  son  aile  droite, 
avec  ordre  de  forcer  le  passage  au  pont  de  Slane  et  de  tourner  la 
gauche  des  catholiques.  Un  régiment  de  dragons  irlandais  qui 
défendait  ce  passage  fut  culbuté.  Lauzun  courut  arrêter  les  assail- 
lants avec  rinfanterie  française  et  une  partie  de  la  cavalerie  irlan- 
daise. Guillaume  alors  s'avança  vers  la  rivière  avec  son  aile  gauche, 
tandis  que  Schomberg  marchait  à  la  tôtc  du  centre,  précédé  par 
Ruvigni  de  Caillemotle,  fils  du  dernier  député-général  des  églises 
réformées  de  France  et  commandant  des  réfugiés  huguenots. 
L'infanterie  de  Jacques  II  lâcha  pied  rien  qu'à  voir  la  contenance 
des  assaillants;  mais  la  cavalerie  irlandaise  chargea  vaillamment 
dans  le  lit  de  la  rivière.  Ruvigni  tomba  blessé  mortellement,  en 
criant  à  ses  huguenots  :  ^TA  la  gloire  !...  à  la  gloire  !  »  comme  pour 
leur  offrir  dans  la  gloire  une  compensation  de  la  patrie  perdue. 

Les  réfugiés  pliaient  :  le  vieux  Schomberg  poussa  son  cheval  dans 
les  eaux  de  la  Boyne  :  <  Allons,  Messieurs,  allons;  voici  vos  per- 
sécuteurs I  »  Il  franchit  la  rivière  et  tomba  à  son  tour  frappé  de 
trois  coups  mortels.  Mais,  de  toutes  parts,  l'armée  protestante  for- 
çait le  passage,  et  Guillaume  avait  atteint  l'autre  rive  et  se  jetait 
au  plus  épais  de  la  mêlée.  La  brave  cavalerie  irlandaise  se  fit 
hacher,  tandis  que  l'infanterie  continuait  de  fuir.  Les  Français  se 
retirèrent  en  bon  ordre.  Quant  à  Jacques,  qui  s'était  tenu  à  dis- 
tance, par  un  honteux  contraste  avec  son  rival,  il  fuit,  quasi  sans 
s'arrêter,  jusqu'au  havre  de  Kinsale  :  il  y  trouva  dix  des  vingt- 
cinq  frégates  destinées  à  nettoyer  le  canal  de  Saint -Georges  et  à 

1.  V.  Mim.  de  mademoiselle  de  Montpenaier  ;  Lettres  de  madame  de  Sérigné,  etc. 


{1690]  BATAILLE   DE  LA   BOYNE.  444 

couper  Guillaume  d'avec  l'Angleterre,  opération  qu'une  escadre 
de  ligne  avait  reçu  l'ordre  de  venir  appuyer.  Il  les  employa  à 
se  faire  reconduire  à  Brest,  d'où  il  retourna  à  Versailles  prier 
Louis XIV  de  lui  donner  une  autre  armée  pour  descendre  en  Angle- 
terre, sous  la  protection  du  victorieux  Tourville  * .  Louis,  indigné 
de  son  inconcevable  désertion,  ne  voulut  pas  même  discuter  un  tel 
projet,  déclara  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  faire  et  rappela  Tour- 
ville  à  Brest,  avec  ordre  d'envoyer  en  Irlande  une  escadre  suffi- 
sante pour  ramener  les  troupes  françaises. 

Louis  était  certes  bien  excusable^  et,  cependant,  cet  abandon 
de  rirlande  fut  une  faute.  L'Irlande,  ignominieusement  délaissée 
par  son  roi,  ne  s'abandonnait  pas  encore  elle-même  :  elle  montra 
qu'elle  eût  mérité  un  autre  chef.  L'armée  irlandaise  se  reforma 
sur  le  Shannon.  Guillaume  marcha  sur  Limerick,  principal  centre 
de  la  résistance.  Lauzun,  général  de  cour,  sans  fermeté,  sans  capa- 
cité militaire,  jugeait  tout  perdu  et  ne  songeait  plus  qu'à  retour- 
ner en  France  :  il  emmena  ses  troupes  à  Gallway,  pour  y  attendre 
l'escadre  française.  Un  simple  capitaine  aux  gardes  françaises,  Bois- 
selot,  Gt  ce  que  son  général  aurait  dû  faire  :  il  resta  dans  Limerick 
et,  de  concert  avec  le  brave  et  actif  irlandais  Sarsfield,  il  dirigea, 
avec  autant  d'intelligence  que  d'énergie,  le  courage  inexpérimenté 
des  GaCls.  Ces  mêmes  fantassins ,  qu'une  panique  avait  rompus  si 
aisément  à  la  Boyne,  se  montrèrent  des  héros  quand  ils  eurent  de 
dignes  chefs  à  leur  tête.  L'artillerie  de  siège ,  en  route  pour  le 
camp  de  Guillaume,  fut  surprise  et  détruite  par  la  cavalerie  irlan- 
daise ;  la  garnison  repoussa  avec  un  grand  carnage  l'assaut  tenté 
par  les  Anglais.  Guillaume  leva  le  siège  de  Limerick  (fin  août]. 
Sur  ces  entrefaites,  les  vaisseaux  français  arrivèrent  et  Lauzun 
s'embarqua,  malgré  ce  retour  de  fortune  qui  lui  faisait  un  devoir 
de  rester.  A  pein^  fut- il  parti,  que  les  Anglais,  conduits  par  Marl- 
borough,  prirentCorke  et  Kinsale,  et  achevèrent  ainsi  d'occuper 
la  côte  Qtîentale  de  l'Irlande  ^. 

1.  Au  moment  du  retour  de  Jacquet,  la  France  était  à  peine  désabusée  de  la 
mort  prétendue  de  Guillaume.  Un  boulet  ayant  effleuré  Vépaule  de  ce  prince  la 
▼eille  de  la  bataille^  le  bruit  de  sa  mort  avait  volé  jusqu'à  Paris  et  les  Parisiens 
en  avaient  flÉt  des  réjouissances  qui  durent  le  flatter  plus  que  tous  les  pané- 
Kjrtques. 

2.  ReUidon  de  Jactfuet  II,  dans  les  Mim,  de  Berwîck,  t.  1*%  p.  432.  —  Gordon,  Hitt, 
dIrUuidt,  t.  11,  ch.  xxxiu.  —  Mao-Âulay,  GuUlauvM  lll^  t.  II,  ch.  2. 


a%  LOUIS  XIV.  [ie»o) 

Le  désastre  de  Jacques  II  faisait  plus  que  compenser  pour  Guil- 
laume le  grand  échec  de  la  marine  anglaise,  mais  ne  consolait  pas 
Torgueil  anglais.  Les  Anglais,  chassés  de  la  Manche  *,  essayèrent 
de  se  venger  sur  les  colonies  françaises  d'Amérique.  Une  escadre 
de  trente -quatre  voiles  entra  dans  le  Saint-Laurent  et  attaqua 
Québec  par  terre  et  par  eau.  Le  brave  gouverneur  du  Canada, 
Frontenac,  à  la  tète  des  colons  canadiens,  aussi  robustes  et  aussi 
agiles  qu'adroits  tireurs,  battit  les  troupes  de  débarquement  et 
obligea  l'escadre  à  la  retraite  (18-20  octobre).  Les  Anglais  n'obtin- 
rent de  succès  qu'à  Saint-Christophe,  où  ils  expulsèrent  les  Fran- 
çais de  la  moitié  de  l'ile  qui  leur  appartenait  (décembre). 

Cette  année,  la  plus  glorieuse  qu'eût  jamais  vue  la  marine  fhui- 
çaise,  finit  tristement  pour  elle  :  Seignelai  s'éteignit  le  3  novembre, 
avant  d'avoir  accompli  sa  trente-neuvième  année  ;  son  oi^;anisa- 
tion  de  feu  s'était  rapidement  consumée  par  les  excès  simultanés 
du  travail  et  du  plaisir;  sa  personnalité,  sans  être  cruelle  comme 
celle  de  Louvois,  était  absorbante  et  hautaine  ;  son  impatient  génie 
ne  voulait  point  admettre  d'obstacles  et  s'en  prenait  aux  hommes 
de  la  résistance  des  éléments  ;  dans  ses  vastes  et  soudaines  créa- 
tions, il  sacrifiait  trop  peut-être  au  présent  les  ressources  de  l'ave- 
nir '.  Le  roi,  qui  supportait  de  plus  en  plus  difficilement  autour 
de  lui  les  caractères  spontanés  et  les  volontés  fortes,  se  sentit 
comme  soulagé  d'être  délivré  de  cette  fiévreuse  activité.  Quels  que 
fussent  pourtant  les  défauts  de  Seignelai,  sa  perte  fut  irréparable  ; 
il  ne  léguait  à  personne  le  secret  de  cette  immense  et  admirable 
machine  de  guerre,  de  cette  administration  maritime,  créée  par 
son  père,  agrandie  par  lui.  Le  roi  réunit  la  marine  aux  finances 
dans  les  mains  de  Pontchartrain,  qui  voulut  d'abord  s'en  excuser, 
sur  ce  a  quMl  n'en  avoit  aucune  connoissance,  »  et  qui  ne  prouva 
que  trop  qu'il  ay^it  dit  vrai  '. 

1.  Ils  avaient  encore  eu  le  dessous  dans  quelques  engagements  partiels  ^minsi,  on 
▼aisseau  français  de  50  canons  prit  et  brûla  un  anglais  de  80,  après  un  farienx 
combat  où  les  deux  capitaines  furent  bles^s  à  mort.  L.  Guérin,  t.  Il,  p.  128. 

2.  Il  était  loin,  toutefois,  de  négliger  les  intérêts  économiques.  Ainsi,  malgré  la 
guerre,  il  autorisa  les  navires  français  à  continuer  d'exporter  des  grains  en  Espagne^ 
afin  d'empêcher  les  Anglais  de  nous  enlever  les  bénéfices  de  ces  transports.  Il  main- 
tint soigneusement  les  privilèges  commerciaux  qu'avait  notre  pavillon  au  Qlésîl. 
L.  Guérin,  p.  597. 

3.  Lémontey,  Articles  inédits  des  Mém.  dt  Dangeau,  p.  63. 


C1M9]  CODE  NAVAL.  443 

Seignelai  n'avait  pas  été  seulement  homme  de  mouvement  et 
d'action ,  il  avait  achevé  l'œuvre  législative  de  son  père  par  une 
ordonnance  monumentale,  par  le  célèbre  code  de  la  marine  mili- 
taire, qui  coordonna,  refondit  et  compléta  les  édits  et  les  règle- 

« 

ments  du  grand  Colbert.  L'ordonnance  du  15  avril  1689  est  encore 
la  principale  base  de  notre  législation  actuelle  ' . 

Le  résultat  général  de  la  campagne  de  1690  était  donc  que  la 
ftance  gardait  la  prépondérance  sur  le  continent  et  l'avait  acquise 
sur  les  mers,  mais  que  Guillaume  de  Nassau  s'était  affermi  sur 
son  nouveau  trône. 

Guillaume  travailla  vigoureusement  à  resserrer  les  liens  de  la 
coalition  et  à  réparer  les  revers  de  la  Hollande  et  de  l'Angleterre. 
A  son  retour  d'Irlande,  il  parvint  à  faire  voter,  par  le  parlement 
anglais,  la  levée  de  soixante-dix  mille  soldats  et  la  somme  énorme 
de  quatre  millions  et  demi  sterling,  presque  l'équivalent  de  ces 
soixante  millions  qui  avaient  tant  épouvanté  Colbert  au  commen* 
cernent  de  la  guerre  de  Hollande.  Le  parlement  ne  s'çngageait  pas 
à  renouveler  cet  effort  tous  les  ans,  mais  devait  y  être  conduit  par 
la  force  des  choses!  Guillaume,  s'estimant  assez  consolidé  pour 

1.  L'orâonnanoe  contient  23  livres.  Nous  ne  citerons  qne  quelques  dispositions 
caractéristiques.  —  Le  capitaine  de  vaissean  ne  peut,  à  peine  d'être  cassé,  recevoir 
ancone  gratification  des  navires  marchands  qn*il  escortera.  —  £n  cas  d'abordage^  il 
ne  doit  pas  quitter  son  vaisseau  pour  se  jeter  sur  le  vaisseau  ennemi.  —  Les  rangs 
entfe  les  officiers  de  terre  et  de  mer  sont  ainsi  réglés  :  le  lieutenant-général  des 
armées  de  mer  marche  avec  le  lieutenant-général  de  terre  ;  le  chef  d'escadre  avec  le 
marédial  de  camp  ;  le  capitaine  de  vaisseau  ou  de  galère  avec  le  colonel  ;  le  capitaine 
de  galiote  ou  de  frégate  avec  le  lieutenant- colonel  ;  le  lieutenant  de  vaisseau  avec 
le  capitaine  d'infanterie;  l'enseigne  de  vaisseau  avec  le  lieutenant  d'infanterie  (Les 
lieutenants-généraux  et  chefls  d'esAdre  répondaient  à  nos  vice-amiraux  et  contre- 
amiraux  :  les  vice- amiraux  d'alors  à  nos  amiraux).  —  L'esprit  intolérant  de  la  ré- 
vocation se  fût  sentir  dans  la  pénalité  maritime,  qui  inflige  des  coups  de  corde  aux 
matelots  qui  ont  manqué  à  la  messe.  —  Les  matdots  qui  désertent  sont  punis  des 
galères  perpétuelles  :  les  officiers  sont  punis  deviort.  L'officier  qui  abandonne  les 
vaisseaux  marchands  qu'il  est  chargé  d'escorter,  e^t  puni  de  mort;  par  compensation, 
le  capitaine  marchand  qui  se  sépare  de  l'escorte  sans  nécessité  est  puni  des  galères. 
Pour  quiconque  se  cachera  pendant  le  combat  ou  parlera  de  se  rendre,  la  mort  : 
pour  toul^commandant  d'un  navire  de  guerre  qui  rendra  son  vaisseau,  le  conseil  de 
guerre,  et  la  mort,  s'il  n'y  a  excuse.  —  La  demi-solde  est  accordée  aux  marins  inva- 
lides. {Seignelai  eût  ^uhaité  d'établir  un  hôpital  général  de  la  marine  :  il  fût  arrêté 
par  la  dépense).  —  Les  propriétaires  des  forêts  situées  à  15  lieues  de  la  mer  ou  u 
6  lieues  des  tiviéns  navigables,  ne  pourront  les  exploiter  sans  permission  du  rui 
(C'est  une  extension  de  la  réserve  établie  par  l'ordonnance  des  Eaux  et  Forêts  en 
1669).  V.  Uiêtoirt  général*  d§  la  marine,  par  Boismélé,  t.  III. 


144  LOUIS  XIV.  [i»»!) 

que  sa  présence  ne  fût  plus  nécessaire  à  Londres  ni  en  Irlande, 
repartit  à  la  fin  de  janvier  1691  pour  la  Hollande,  où  il  fut  reçu 
moins  en  gouverneur  qu'en  roi  des  Provinces-Unies.  Il  vint  pré- 
sider à  La  Haie  un  congrès  de  princes,  de  ministres  et  de  généraux, 
afin  de  concerter  les  opérations  militaires.  On  convint  de  faire 
marcher  simultanément  contre  la  France  plus  de  deux  cent  vingt 
mille  combattants. 

Pendant  que  les  alliés  délibéraient,  les  Français  agirent.  Le  roi 
et  Louvois  avaient  résolu  de  réparer  Tinaction  imposée  à  Luxem- 
bourg après  Fleurus  et  avaient  préparé  durant  l'hiver  une  expé- 
dition qui  devait  rappeler  les  fameux  sièges  de  Valenciennes  et  de 
Gand.  Le  15  mars,  deux  corps  français,  sortis,  l'un  des  places  de 
l'Escaut,  l'autre  des  places  de  la  Sambre,  investirent  Mons.  Le  roi 
arriva  au  camp  le  21 ,  avec  Luxembourg.  Près  de  soixante-dix  mille 
soldats,  dont  vingt-six  ou  vingt-sept  mille  cavaliers,  firent  ou  cou- 
vrirent le  siège.  Vingt-deux  mille  pionniers  mandés  de  Flandre, 
d'Artois  et  de  Picardie  tracèrent,  sous  les  ordres  de  Yauban ,  la 
vaste  circonvallation  de  Mons  et  détournèrent  de  son  lit  la  Trouille, 
une  des  deux  rivières  entre  lesquelles  Mons  est  assis.  La  tranchée 
fut  ouverte  le  24  mars,  vers  la  porte  de  Bertamont  ;  le  26,  soixante- 
six  canons  et  vingt-quatre  mortiers  commencèrent  tout  à  la  fois  à 
battre  les  fortifications  et  à  écraser  la  ville. 

A  la  nouvelle  du  siège  de  Mons,  Guillaume  était  accouru  à 
Bruxelles  et  avait  assemblé  à  la  hâte  les  forces  qu'avaient  les  alliés 
entre  la  Meuse  et  la  mer  :  il  ne  put  réunir,  en  quinze  jours,  que 
trente-cinq  à  quarante  mille  hommes  et  reconnut  l'impossibilité 
de  secourir  Mons.  L'ouvrage  à  corne  ^ui  couvrait  la  porte  de  Ber- 
tamont ayant  été  emporté  le  2  avril  après  deux  assauts  très-meur- 
triers, les  habitants,  qu'épouvantait  le  bombardement,  s'agitèrent 
pour  obliger  le  gouverneur.à  se  rendre.  Le  gouverneur,  n'espérant 
aucune  assistance  du  dehors  et  voyant  la  révolte  imminente  au 
dedans,  capitula  le  8  avril,  et  sortit  le  10,  avec  quatre  mille  huit 
cents  hommes  qui  lui  restaient.  Le  roi  repartit,  le  12  avKI,  pour 
Versailles  et  les  troupes  rentrèrent  dans  leurs  quartiers  pour  se 
reposer,  après  avoir  enlevé,  en  trois  semaines,  la  puissante  capi- 
tale du  Hainaut.  Ath  était  la  seule  place  force  qui  restai  aux  Espa- 
gnols dans  cette  province. 


11691]  PiVlSE   DE   MONS.    LEUSE.  Uo 

Guillaume»  de  son  côté,  fut  rappelé  dans  la  Grande-Bretagne, 
après  ce  nouvel  échec,  par  les  agitations  de  ses  orageux  royaumes  : 
quand  il  revint  en  Belgique ,  au  bout  de  quelques  semaines ,  les 
Français  s'étaient  déjà  remis  en  mouvement.  Dès  la  fin  de  mai ,  le 
lieutenant-général  Boufflers  s'était  porté  sur  Liège  avec  une  quin- 
zaine de  raille  hommes  et  avait  bombardé  cette  grande  cité ,  pour 
punir  le  prince-évèque  et  les  Liégeois  de  s'être  unis  à  la  ligue 
d*Augsbourg  et  d'avoir  reçu  des  troupes  alliées  dans  leur  ville. 
Boufflers  n'était  pas  en  état  d'assiéger  Liège  et  se  retira  sur  le 
bruit  qu'un  corps  d'armée  venait  au  secours  (1-6  juin).  Luxem- 
bourg ,  sur  ces  entrefaites ,  avec  le  gros  de  l'armée ,  prenait  Hall 
et  menaçait  Bruxelles.  Guillaume  était  arrivé  à  temps  pour  couvrir 
la  capitale  des  Pays-Bas  catholiques.  Il  ne  tarda  pas  à  se  trouver 
supérieur  en  nombre  par  la  jonction  de  puissants  renforts.  Les 
alliés  eurent,  cette  année-là,  plus  de  quatre- vingt  mille  combat- 
tants entre  la  Moselle  et  la  mer.  Ces  grandes  forces  demeurèrent 
inutiles  :  Luxembourg  les  tint  en  haleine  jusqu'à  la  mi-septembre, 
en  les  réduisant  à  la  défensive.  Les  alliés,  rebutés,  songèrent,  dès 
l'entrée  de  l'automne,  à  prendre  leurs  quartiers  d'hiver.  Guil- 
laume quitta  le  camp  et  laissa  au  prince  de  Waldeck  le  soin  de 
séparer  l'armée.  Les  alliés  étaient  près  de  Leuse  :  les  Français 
étaient  vers  Tournai  et  paraissaient  aussi  disposés  à  l'hivernage  : 
les  alliés  ne  se  gardaient  pas  très-soigneusement.  Tout  à  coup,  le 
19  septembre,  quatre  mille  cavaliers  tombent  comme  la  foudre 
sur  leur  arrière-garde  ;  c'était  Luxembourg  en  personne ,  avec  la 
maison  du  roi  et  quelques  autres  corps  d'élite.  Plus  de  dix  mille 
cavaliers  ennemis  accourent  et  se  forment  sur  trois  lignes  :  ils 
sont  enfoncés,  sabrés,  culbutés  les  uns  sur  les  autres,  poursuivis 
jusque  sous  le  feu  de  l'infanterie  qui  s'avance  pour  recueillir  leur 
déroute;  puis  les  Français  se  retirent  fièrement,  emportant  qua- 
rante étendards  et  laissant  le  terrain  jonché  de  quinze  cents  enne- 
mis. Vingt-sept  ou  vingt-huit  escadrons  *  en  avaient  battu  soixante- 
douze  à  soixante-quinze.  Ce  beau  fait  d'armes  termina  brillamment 
la  campagne  des  Pays-Bas. 

1.  Encore,  sar  ce  chiffre,  6  ou  7  escadrons  de  dragons  avaient-ils  été  employés  à 
tindller  contiB  Vinfanterie  ennemie.  — Le  roi,  cette  fois,  moins  dur  qu'après  Fleuni.s, 
fit  traiter  les  réfugiés  protestanti  comme  les  autres  prisonniers  de  guerre.  Lettrca 
miOtaim,  t.  VII,  p.  436-453. 

XIV.  10 


446  LOUIS  XIV.  '  (i69t} 

La  campagne  d'Allemagne  fut  encore  plus  nulle  que  Vannée 
précédente.  Les  Français  ne  paraissaient  pas  se  proposer  d'autre 
avantage  que  de  vivre  sur  le  pays  ennemi  et  d'empêcher  les 
Allemands  de  pénétrer  en  France,  comme  ils  avaient  fait  pendant 
la  guerre  de  Hollande.  Ce  but  fut  atteint  dans  cette  campagne 
comme  dans  les  suivantes. 

Les  alliés  avaient  projeté  un  effort  considérable  vers  les  Alpes  ; 
mais ,  là  encore ,  ils  furent  prévenus.  Dès  le  commencement  de 
mars,  le  gros  des  troupes  de  Catinat,  qui  avaient  été  mises  en 
quartiers  d'hiver  dans  le  Dauphiné  et  la  Provence,  passèrent  le 
Var,  investirent  Nice  et  assiégèrent  Villefranche.  Une  petite 
escadre  seconda  les  opérations  de  l'armée  de  terre.  Le  château 
de  Villefranche  capitula  au  bout  de  quelques  jours  :  les  forts  de 
la  montagne  et  de  la  mer,  entre  Villefranche  et  Nice,  suivirent  cet 
exemple.  Le  24  mars,  toutes  les  troupes  se  réunirent  devant  Nice. 
La  ville  était  sans  défense  ;  les  consuls  se  hâtèrent  de  traiter  avec 
Catinat  sans  consulter  le  gouverneur  du  château.  Ce  gouverneur 
voulut  s'y  opposer  ;  les  bourgeois  tirèrent  sur  les  soldats  piémon- 
tais  et  firent  entrer  les  Français.  Le  château ,  situé  sur  un  rocher 
escarpé  qui  commande  la  ville  et  la  mer,  semblait  devoir  résister 
longtemps,  mais,  les  bombes  françaises  ayant  fait  sauter  les  deux 
magasins  à  poudre ,  .avec  une  partie  du  donjon  et  quatre  ou  cinq 
cents  soldats,  le  reste  de  la  garnison  rendit  la  place  le  5  avril. 
La  Provence  fut  ainsi  mise  à  l'abri  de  toute  invasion  par  l'occu- 
pation des  Alpes  Maritimes ,  sa  frontière  naturelle. 

Après  avoir  conquis  si  rapidement  cette  place  célèbre,  dont  les 
Français  n'avaient  jamais  pu  s'emparer  pendant^  les  guerres  du 
xvi«  siècle ,  Catinat  rentra  en  Piémont ,  se  remit  en  mouvement 
avant  la  fin  de  mai  et  prit  Avigliana  cl  Carmagnola  (  30  mai- 
9  juin].  Ses  lieutenants,  moins  heureux  et  moins  habiles,  échouè- 
rent contre  Coni  (22-28  juin).  Le  duc  de  Savoie  fut  rejoint,  bientôt 
après,  par  l'électeur  de  Bavière,  à  la  tête  d'un  corps  nombreux 
des  vieilles  bandes  de  Hongrie  :  Schomberg,  fils  du  maréchal  tué 
à  la  Boyne,  était  arrivé  aussi  avec  plusieurs  régiments  de  réfugiés 
huguenots  ;  Catinat  disputa  le  terrain  à  trente  mille  hommes  avec 
vingt  mille ,  pendant  le  reste  de  la  saison.  Il  ne  put  empêcher 
l'ennemi  de  reprendre  Carmagnola  au  mois  d'octobre  et  dut 


(16MI  PIUSE   DE   NICE.  447 

évacuer  Saluées  et  les  plaines  du  Piémont  ;  mais  il  s*en  vengea  en 
revenant»  de  l'autre  côté  des  monts  »  emporter  la  place,  beaucoup 
plus  importante ,  de  Montmélian ,  qui  acheva  de  mettre  les  Fran- 
çais en  possession  de  la  Savoie  (nov.-déc.). 

Sur  les  Alpes  comme  dans  les  Pays-Bas,  les  alliés  n'avaient 
donc  pas  seulement  échoué  dans  leurs  desseins;  ils  avaient  perdu 
des  positions  considérables.  Le  duc  de  Savoie ,  réduit  à  défendre 
ses  possessions  italiennes ,  n'avait  plus  un  pouce  de  terre  sur  le 
revers  français  des  Alpes. 

Sur  la  frontière  d'Espagne ,  le  duc  de  Noailles ,  avec  une  petite 
armée  d'une  dizaine  de  mille  hommes,  prit  Urgel  et  fit  des 
courses  sur  les  confins  de  la  Catalogne  et  de  l'Aragon.  A  l'autre 
bout  des  Pyrénées,  vers  la  Bidassoa ,  on  ne  se  ressentait  pas  de  la 
guerre  :  une  trêve  locale  avait  été  conclue  pour  le  pays  basque  et 
navarrois.  Les  villes  maritimes  d'Espagne,  après  les  places  fortes 
des  Pays-Bas  et  du  Rhin,  eurent  à  subir  le  cruel  système  du  bom- 
bardement. Victor-Marie  d'Estrées ,  avec  les  galères  de  Toulon  et 
quelques  vaisseaux  et  galiotes ,  alla  jeter  huit  cents  bombes  dans 
Barcelone  et  deux  mille  dans  Allcante  (juillet),  ces  deux  villes 
n'ayant  pas  voulu  se  racheter  par  une  rançon.  On  s'imaginait 
Taire  révolter  Barcelone  en  la  bombardant  :  on  ne  parvint  qu'à 
eflacer  ce  qui  ^pouvait  subsister  chez  elle  de  sa  vieiUe  sympathie 
pour  la  France. 

Les  alliés  ne  réussirent  qu'en  Irlande.  Louis' XIY,  cependant, 
voyant  que  les  Irlandais  continuaient  à  se  défendre  après  la  déser- 
tion de  leur  roi ,  avait  recommencé  à  les  secourir.  Nos  escadres 
leur  avaient  porté,  à  diverses  reprises,  beaucoup  d'officiers,  des 
ingénieurs,  des  artilleurs,  avec  du  canon,  des  munitions,  des 
armes  et  même  des  chevaux,  et  enfin  un  général  pour  diriger 
l'emploi  de  toutes  ces  ressources.  Louis  n'avait  pas  la  main  heu- 
reuse quand  il  s'agissait  de  donner  des  généraux  à  l'Irlande. 
Lauzun  avait  fort  mal  réussi  l'année  précédente.  Le  nouveau  chef 
qu'on  envoya,  Saint-Ruth,  comptait  pour  principal  titre  militaire 
d'avoir  été  un  des  plus  implacables  exécuteurs  des  dragonnades. 
A  peine  entré  en  campagne  à  la  tète  de  l'armée  irlandaise,  il  laissa 
emporter  d'assaut ,  presque  sous  ses  yeux ,  la  forte  position  d'Ath- 
lonc  par  les  Anglais  (10  juillet).  Le  général  hollandais  Ginckel, 


1 


448  LOUIS  XIV.  [1691] 

qui  commandait  en  Irlande  pour  le  roi  Guillaume,  passa  le  Sban- 
non  et  envahit  le  Connaught,  refuge  de  Tinsurrection.  Saint- 
Rutb,  au  lieu  de  harceler  l'ennemi  et  de  Tinquiéter  par  des 
diversions ,  comme  le  conseillaient  les  chefs  irlandais  »  accepta  la 
bataille  auprès  d*Aghrim.  Ginckel  attaqua  sans  hésiter;  il  n'avait 
que  vingt  mille  hommes  contre  vingt-cinq  mille  ;  mais  les  troupes 
protestantes  étaient  bien  plus  disciplkiées  et  plus  aguerries  que 
leurs  adversaires.  Les  Irlandais  âe  défendaient  vaillamment  dans 
un  bon  poste ,  lorsqu'un  boulet  emporta  Saint-Ruth.  Sarsiield , 
commandant  de  la  réserve ,  ne  recevant  pas  d'ordres  et  ignorant 
la  mort  de  son  chef,  ne  chargea  point  à  temps  une  colonne  ennemie 
qui  tournait  l'armée  irlandaise.  La  position  fut  emportée  et  les 
Irlandais  rompus  avec  une  perte  incomparablement  plus  grande 
qu'à  la  Boyne  (22  juillet).  Gallway,  la  place  la  plus  considérable 
du  Connaught,  se  rendit  sans  beaucoup  de  résistance.  Guillaume 
créa  comte  de  Gallway  le  réfugié  français  Ruvigni,  à  qui  apparte- 
nait la  principale  part  dans  la  victoire  d'Âghrim  ;  c'était  le  frère 
atné  de  Ruvigni  de  Caillemotte,  tué  à  La  Boyne.  Le  fils  de  Schom- 
berg  avait  déjà  été  créé  duc  de  Leinster. 

Ginckel  marcha  sur  Limerick ,  où  s'étaient  retirés  les  débris 
des  forces  irlandaises.  Les  assiégés  étaient  encore  presque  égaux 
en  nombre  aux  assiégeants  ;  mais  leur  constance  était  ébranlée 
par  la  mauvaise  fortune,  et  Limerick  ne  fut  pas  si  énergique- 
ment  défendu  que  l'année  précédente.  Au  bout  d'un  mois  de 
siège,  les  Irlandais  entrèrent  en  négociation  avec  Ginckel  et  les 
pourparlers  aboutirent  à  une  capitulation  générale  pour  tout 
le  parti.  Le  général  Ginckel  et  les  deux  lords -juges  d'Irlande 
pour  le  roi  Guillaume  garantirent  aux  catholiques  irlandais  les 
libertés  dont  ils  avaient  joui  du  temps  de  Charles  II.  Tous  les 
Irlandais  du  parti  jacobite,  qui  n'avaient  point  été  nominative- 
ment condamnés,  devaient  recouvrer  leurs  biens  et  leurs  pri- 
vilèges, à  condition  de  reconnaître  Guillaume  et  Marie;  les 
lords -juges  feraient  leurs  efforts  pour  obtenir  l'abrogation  des 
condamnations  prononcées.  Ceux  des  défenseurs  de  Limeri(rk  et 
des  autres  postes  encore  occupés  par  les  jacobites,  qui  ne  vou- 
draient pas  se  soumettre  à  cette  condition,  seraient  transportés, 
avec  armes,  bagages  et  chevaux,  sur  bâtiments  anglais,  dans 


[1691]  CHUTE   DE   LMBLANDE.  449 

le  pays  étranger  où  il  leur  conviendrait  de  se  retirer  (13  oc- 
tobre). 

A  peine  la  capitulation  était-elle  signée,  qu'une  escadre  fran- 
çaise parut  à  rentrée  du  Shannon.  Son  arrivée  quelques  jours 
plus  tôt  eût  peut-être  changé  la  face  des  choses.  L'escadre  ne  put 
qu'assister  à  l'exécution  du  traité  et  qu'escorter  jusqu'à  Brest  les 
navires  qui  apportèrent  en  France  les  Irlandais  plus  attachés  à 
leur  parti  qu'au  sol  natal.  Ce  fut  toute  une  année  qui  érnigra  parmi 
les  scènes  les  plus  déchirantes  *.  Dix  à  douze  mille  Irlandais  vin- 
rent se  mettre  à  la  solde  du  roi  de  France,  à  côté  des  cinq  ou  six 
mille  de  leurs  compatriotes  qu'entretenait  déjà  Louis  XIY.  L'émi- 
gration catholique  irlandaise  combla  ainsi  dans  nos  armées  le  vide 
qu'avaient  fait  les  émigrés  protestants,  tristes  vicissitudes  de  la 
persécution  et  de  la  conquête  !  C'est  depuis  cette  époque  que  s'éta- 
blirent entre  la  France  et  l'Irlande  des  liens  analogues,  avec  un 
plus  grand  développement,  à  ceux  qui  avaient  autrefois  existé 
entre  l'Irlande  et  l'Espagne. 

Les  revers  d'Irlande  ne  furent  pas  compensés ,  comme  Tannée 
d'avant, par  d'éclatants  succès  maritimes;  cependant  la  campagne 
navale  fut  encore  avantageuse  aux  Français.  Les  alliés  avaient 
mis  à  profit  la  terrible  leçon  de  Beachy-Head  :  ils  s'étaient  efforcés 
d'être  supérieurs  à  tout  prix  et  ils  avaient  réuni  près  de  quatre- 
vingt-dix  vaisseaux  de  gtterre  sous  le  commandement  de  l'amiral 
Russel,  Herbert  ayant  été  disgracié  pour  sa  double  défaite  de 
Bantry  et  de  Beachy-Head.  Tourville  n'avait  que  soixante-neuf 
vaisseaux  :  il  eut  ordre  d'éviter  le  choc  et  de  croiser  à  l'entrée 
de  la  Hanche  pour  intercepter  la  riche  flotte  marchande  anglo- 
batave  qui  revenait  de  Smyme.  L'amiral  Russel  parvint  à  sauver 
la  flotte  de  Smyrne  ;  mais  Tourville  enleva  ime  flottille  mar- 
chande anglaise  qui  allait  aux  Antilles  sous  l'escorte  de  deux 
vaisseaux  de  guerre  et,  après  cinquante  jours  de  croisière  au 
large ,  il  rentra  heureusement  à  Brest ,  tandis  que  la  flotte  de 

1.  Le  général  Sarsfield  avait  promis  d*en)mener  les  femmes  et  les  enfont^  des 
soldats.  Il  s*eii  présenta  un  si  grand  nombre  qa*on  ne  put  tenir  parole,  et  que  la  pla- 
part  des  familles  furent  laiisées  sur  le  rivage.  On  vit  des  femmes  saisir  la  corde  des 
bateaux  qui  emmenaient  leurs  maris  et  se  laisser  entraîner  dans  la  mer.  Un.  gémisse- 
ment terrible  et  sauvage  s*éleva  de  tout  le  rivage  et  fit  frémir  les  pins  implacablaa 
des  vainqueurs  puritains.  V.  Mac-Aulay,  Guillaume  Ul^  t.  Il,  c.  3. 


150  LOUIS  XIV.  [16911 

Russel  était  battue  par  une  tempête  qui  lui  faisait  périr  deux 
vaisseaux  et  en  avariait  beaucoup  d'autres  * . 

Les  corsaires  français  avaient  continué  leurs  audacieux  exploits. 
Jean  Bart,  qui,  présenté  au  roi,  étonna  la  cour  par  sa  rude  «im- 
plicite autant  qu'il  avait  étonné  la  France  par  son  héroïsme ,  mit 
le  comble  à  sa  renommée  :  bloqué  dans  la  rade  de  Dunkerque , 
avec  sept  frégates  et  un  brûlot,  par  trente-cinq  ou  quarante  voiles 
ennemies,  il  échappa  au  blocus,  coiurut  toutes  les  mers  du  Nord 
et  prit  trois  vaisseaux  de  guerre  et  un  grand  nombre  de  vaisseaux 
marchands  anglais  et  hollandais.  Un  nouveau  héros  commençait 
de  promettre  un  rival  à  Jean  Bart  :  c'était  un  jeune  homme  de 
vingt  ans,  le  Malouin  Duguai-Trouin ,  qui  montrait  déjà  non 
pas  seulement  une  valeur  à  toute  épreuve ,  mais  un  vrai  génie 
maritime. 

Rien  dans  tout  cela  n'était  décisif.  Louis  XIY  et  la  coalition 
firent,  chacun  de  leur  côté,  d'immenses  préparatifs  dans  l'hiver 
de  1691  à  1692.  Ces  préparatifs  n'étaient  plus  dirigés,  en  France, 
par  l'homme  redoutable  qui  avait  été  si  longtemps  l'âme  de 
l'administration  militaire.  Les  deux  ministres,  en  qui  s'étai^ 
personnifiée  la  double  guerre  de  terre  et  de  mer,  avait  disparu  à 
quelques  mois  de  distance  I 

Le  crédit  de  Louvois  avait  rapidement  décliné  dans  ces  derniers 
temps.  Tout  y  avait  contribué  ;  les  rigfteurs  atroces ,  les  crimes , 
il  faut  le  dire,  auxquels  il  avait  entraîné  Louis  XIV  et  qui  pesaient 
à  la  conscience  du  monarque,  les  emportements  qu'il  ne  savait 
plus  contraindre  devant  Louis  et  qui  allaient  jusqu'il  l'insolence, 
la  fâcheuse  guerre  de  Piémont  suscitée  par  des  procédés  inquali- 
fiables ,  qui  avaient  été  jusqu'à  supprimer,  dit-on ,  des  lettres 
du  duc  de  Savoie  au  roi,  enfin ,  plus  peut-être  que  tout  le  reste, 
rûiimitié  de  madame  de  Maintenon  et  l'opiniâtreté  du  minisire 
à  ne  pas  plier  devant  cette  autorité  modestement  absorbante. 
Duj-ant  l'été  de  1691,  l'explosion  était  devenue  imminente.  On 
assure  que  le  roi  en  était  arrivé  à  la  pensée  de  traiter  Louvois 
comme  Fouquet.  Le  ministre,  à  des  signes  certains,  sentait 
approcher  sa  ruine  et  laissait  transpirer  devant  ses  familiers  les 

1.  Mim,  de  ViUette,  p.  1Ô5.  -  £.  Sae,  t.  IV,  p.  144. 


Ï1691J  MORT   DE   LOUVOIS.  451 

angoisses  qui  le  bourrelaient.  Le  46  juillet,  pendant  le  travail  du 
^i  chez  madame  de  Maintenon ,  il  se  trouva  pris  d'un  mal  sou- 
dain :  le  roi  le  resivoya  chez  lui.  A  peine  fut-il  rentré ,  que  Top- 
pression  augmenta  ;  il  se  fit  saigner,  mais  trop  tard  ;  peu  de 
moments  après,  il  était  mort  ! 

On  ne  manqua  pas  de  crier  au  poison,  comme  pour  toutes  les 
morts  subites  des  grands  personnages.  On  soupçonna  le  duc  de 
Savoie  d*aYoir  fait  empoisonner  Louvois,  comme  on  avait  soup- 
çonné Louvois  lui-même  d*avoir  fait  empoisonner  Seignelai.  Il 
n*y  eut  là  d'autre  poison  que  l'apoplexie ,  mal  très  en  rapport 
avec  le  tempérament  sanguin  et  charnu  des  Le  Tellier,  et  qui 
emporta  la  plupart  des  membres  de  cette  famille  *.  Louis  ne 
cacha  point  assez  la  satisfaction  qu'il  éprouvait  d'en  être  débar* 
rassé  et  laissa  échapper  un  mot  trop  caractéristique!  a  Cette 
«  année,  »  dit-il ,  «  m'a  été  heureuse  :  elle  m'a  défait  de  trois 
c  hommes  que  je  ne  pou  vois  plus  souffrir,  Louvois ,  Seignelai  et 
c  La  Feuillade  !  »  La  Feuillade  l'avait  fatigué  par  l'excès  de  ses 
flatteries,  comme  les  deux  autres  par  la  grandeur  de  leurs 
services.  Son  orgueil,  agrandi  de  tout  ce  qu'avaient  perdu  les 
autres  passions  de  sa  jeunesse ,  lui  persuadait  que  personne  ne 
pouvait  lui  être*  nécessaire  '.  Tout  le  monde  ne  pensait  pas  de 
même  autour  de  lui;  quoique  personne  n'aimât  Louvois,  bien 
des  gens  furent  effrayés  de  voir  disparaître  ce  puissant  adminis- , 
trateur  au  milieu  d'une  telle  guerre  et  prévirent  l'impossibilité 
de  le  remplacer  1 

Louvois,  en  effet,  eût  été  un  ministre  parfait,  si  le  roi  eût  su  l'em- 
pêcher d'être  autre  chose  que  ministre  de  la  guerre.  Aussi  grand 
administrateur  que  détestable  politique,  pour  l'esprit  d'ordre, 
d'organisation,  d'économie,  pour  l'art  de  combiner  des  mouve- 
ments de  masses  avec  une  précision  mathématique  et  en  assurant 
leurs  moyens  d'action  et  de  subsistance,  il  n*a  jamais  eu  d'égal. 
On  a  vu,  dans  le  cours  de  cette  histoire,  le  mal  immense  qu'il 
fit  en  sortant  de  sa  sphère.  Dans  le  cercle  de  ces  attributions 

1.  Journal  de  Dangeaa,  1. 1*',  p.  373.  —  Saint-Simon,  t.  XIII,  p.  54.  On  ne  sanniit 
tn>p  se  défier  dn  goût  de  Saint-Simon  pour  les  myetéres  tragiques.  Louvois,  ne  !o 
18  janvier  1641,  mourut  à  50  ans. 

2.  Mém,  de  Choisi,  p.  624.  —  Mim.  de  Saint-Simon,  t.  XIII,  p.  45. 


4o2  LOUIS   XIV.        .  [16911 

spéciales,  en  sus  de  l'action  administrative  habituelle,  11  avait 
réalisé  des  réformes  fondamentales,  qui  coïncidaient  avec  lej 
institutions  de  Golbert  et  qui  n'étaient  que'  l!application  de  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  sain  dans  les  vues  personnelles  du  roi  ^  II 
avait  introduit  dans  l'armée  l'unité  et  l'égalité  devant  la  règle 
commune;  on  n'a  besoin  de  citer,  pour  tout  éloge,  que  les  aigres 
plaintes  du  féodal  Saint-Simon.  Le  roi  et  Louvois,  dit  Saint- 
Simon,  avaient  si  bien  fait  que  tout  homme  de  qualité ,  d'âge  à 
servir,  n'osait  différer  d'entrer  dans  le  service.  «  Ce  fut  une  adresse 
(f  pour  accoutumer  les  seigneurs  à  l'égalité ,  et  à  rouler  pêle-mêle 
«  avec  tout  le  monde.  On  se  déshabitua  ainsi  de  l'idée  qu'il  y  eût 
«  des  gens  nés  pour  commander  aux  autres.  »  Tous  les  gens  de 
qualité,  c  sans  autre  exception  que  celle  des  princes  du  sang, 
furent  assujettis  à  débuter  par  être  cadets  dans  les  gardes-du- 
corps  (école  changée  depuis  en  celle  des  mousquetaires)  :  on  s'y 
ployoit  par  force  à  y  être  confondu  avec  toutes  sortes  de  gens  et 
de  toutes  les  espèces,  et  c'étoit  là  tout  ce  qu^  le  roi  prétendoit  en 
effet  de  ce  noviciat.  »  Jusqu'au  grade  de  colonel ,  l'avancement 
n'avait  point  de  règle  fixe  ^  :  à  partir  de  ce  grade ,  Louvois  avait 
établi  ce  qu'on  nommait  l'ordre  du  tableau,  c'est-à-dire  qu'à 
moins  d'actions  tout  à  fait  hors  de  ligne,  on  n'avançait  qu'à  l'an- 
cienneté, ce  qui  était  tout  privilège  à  la  faveur  ou  à  la  naissance. 
«  Tous  les  seigneurs  sont  dans  la  foule  des  officiers  de  toute 
espèce  :  de  là,  peu  à  peu,  cet  oubli,  de  tous  et  dans  tous,  de  toute 
différence  personnelle  et  d'origine,  pour  ne  plus  exister  que  dans 
cet  état  de  service  militaire  devenu  populaire.  Grands  et  petits 
sont  forcés  d'entrer  et  de  pei^sévérer  dans  le  service,  d'y  être  un 
vUpev/ple  en  toute  égalité  '.  » 

11  n'est  pas  besoin  d'insister  sur  la  portée  d'un  tel  système  ^ 
seulement,  il  faut  reconnaître  que  le  but  fut  dépassé.  Établir  l'unité 
et  l'égalité  dans  le  service  et  dans  l'avancement,  aux  dépens  de 
l'aristocratie  et  du  favoritisme,  était  excellent;  mais  ôter  toute 

1.  V.  notre  t.  XIII,  I.  i,xxxi,  §  1. 

2.  Les  grades  inférieurs  avaient^  depuis  1661^  à  peu  près  dépendu  des  colonels, 
qui  proposaient  les  officiers  au  ministre  :  l'établissement  des  inspecteurs  militaires 
ôta  cette  autorité  aux  colonels,  et  mit  les  régiments  plus  immédiatement  sou-s  la 
main  du  ministre  et  de  ses  bureaux. 

8.  Saint-Simon,  t.  XIII,  p.  67. 


[1691]  L'OHDRE   DU   TABLEAU.  453 

spontanéité  aux  généraux  en  chef,  pour  annihiler  leur  influence 
sur  l'armée  et  pour  assurer  leur  dépendance  absolue  du  ministre, 
était  excessif  et  dangei*eux  :  Louvois  alla  jusqu'à  appliquer  le 
principe  de  Vordre  du  tableau  aux  commandements  subalternes  en 
temps  de  guerre  ;  le  général  en  chef  n'eut  plus  la  liberté  de  choi- 
sir les  ofQciers  généraux  ou  supérieurs  auxquels  il  confiait  les 
détachements  et  les  expéditions  :  chaque  officier  eut  droit  de  mar- 
cher à  son  tour  *.  C'était  supprimer  l'émulation  et  décourager  le 
talent  :  c'était  méconnaître  les  supériorités  naturelles  ou  acquises 
après  avoir  détruit  les  supériorités  factices.  Il  y  avait  à  prendre 
garde  de  réduire  l'organisation  militaire  à  un  ordre  purement 
mécanique  :  c'est  là,  en  génial,  le  grand,  le  redoutable  écueil 
de  l'unité  moderne  qui  a  remplacé  la  vie  désordonnée  et  diCTu^ 
du  moyen  âge. 

Le  roi  remplaça  Louvois  par  son  second  fils,  le  marquis  de  Bar- 
bezieux,  jeune  hf^mmc  de  vingt-quatre  ans,  ou  plutôt  il  se  fit  lui- 
même  ministre  de  la  guerre,  car  il  enjoignit  aux  généraux  de  lui 
adresser  dorénavant  leurs  dépêches  en  droite  ligne.  Par  une  sin- 
gulière contradiction,  Louis  XIV  rétablissait,  au  profit  de  ses  secré- 
taires d'État,  cette  hérédité  des  charges  qu'il  avait  proscrite  dans 
les  gouvernements  militaires.  Le  système  avait  réussi  deux  fois, 
avec  les  fils  de  Le  Tellier  et  de  Colbert,  avec  Louvois  et  Seignelai, 
et  n'avait  souffert  d'exception  qu'envers  le  fils  de  Lionne,  écarté 
pour  son  incapacité  notoire.  Le  fils  aîné  de  Louvois  fut  aussi  écarté 
pour  la  même  raison,  mais  au  profit  de  son  cadet,  jeung  homme 
^if  et  actif,  mais  aussi  présomptueux  qu'insuffisant  à  une  si  grande 
charge.  Louis  aimait  les  ministres  jeunes,  parce  qu'il  croyait  les 
former.  Il  prétendait  tout  créer  autour  de  lui,  les  hommes  comme 
les  choses.  Il  croyait  avoir  fait  Louvois  et  Seignelaf,  et  regrettait, 
pour  ainsi  dire,  d'avoir  trop  bien  réussi  !  Depuis  Louvois,  il  n'eut 
plus  de  ministre  supérieur  et  ne  fut  plus  gouverné  par  aucun 

l.  Ces  commandemenU  à  tour  de  rôle  avaient  déjà  été  en  usage,  et  c'était  Turenne 
qu  les  avait  fait  remplacer  par  le  libre  choix  du  général  eu  chef.  Y.  Éloge  de  M.  de 
Turenne,  par  Saint-Ëvremont.  —  Saint-Simon  a  raison  sur  ce  point  et  aussi  contre 
icB  eorps  d*élite  de  la  maison  du  roi,  contre  les  compagnies  de  solda ts-officiersi 
pépinière  d'oflÊlciers  généraux  qui  ne  savent  pas  leur  métier,  parce  qu'ils  n'ont  jamais 
fait  qne  le  service  d'officiers  inférieurs.  —  Rappelons,  avant  de  quitter  Louvois,  qu'il 
fonda  le  dè^t  de  la  guerre  en  16B8. 


454  LOUIS  XIV.  U«W1 

ministre  ;  mais  la  double  influence,  d'abord  alliée,  puis  rivale,  de 
Maintenon  et  du  confesseur,  s'en  accrut  d'autant. 

Les  peuples,  qui  regardaient  Louvois  comme  le  génie  de  la 
dévastation,  conçurent  quelque  espoir  de  paix  au  bruit  de  sa  mort. 
On  savait  que  la  Suède  avait,  dès  l'automne  de  1690,  offert  sa 
médiation  à  Tempereur  et  à  la  Hollande.  Le  pape  Alexandre  VIII 
avait  déjà  terminé  son  éphémère  pontificat  (l«'fév.  1691),  con- 
formément aux  espérances  de  ceux  qui  l'avaient  élu  à  cause  de 
son  grand  âge,  et  il  avait  été  remplacé,  le  12  juillet,  par  le  car- 
dinal Pignatelli,  qui  prit  le  nom  d'Innocent  XII  :  quoique  ce  nom 
d'Innocent  fût  de  mauvais  augure  pour  la  France ,  le  nouveau 
pape  témoigna  désirer  vivement  la^pacification  générale  et  adressa, 
*sur  la  fin  de  l'année,  deux  brefs  dans  ce  sens  à  l'empereur  et  au 
roi  d'Espagne.  Les  deux  chefs  de  la  maison  d'Autriche  répondirent 
en  récriminant  aigrement  contre  le  roi  de  France  et  en  revendi- 
quant les  traités  de  Westphalie  et  des  Pyrénées.  Une  grande  vic- 
toire remportée,  le  19  août,  à  Salankemen,  par  le  prince  Louis 
de  Bade  sur  les  Turcs  rendait  Léopold  plus  obstiné  que  jamais, 
quoique  cette  victoire  chèrement  achetée  n'eût  pas  eu  beaucoup 
de  résultats. 

Pendant  que  le  pape  faisait  cette  démai*che  inutile,  Louis  XIV, 
de  son  côté,  avait  offert  secrètement  au  duc  de  Savoie  de  lui 
rendre  le  domaine  utile  de  tout  ce  qu'il  lui  avait  enlevé,  en  remet- 
tant,  jusqu'à  la  paix  générale,  Nice  et  Villefranche  à  la  garde  des 
Suisses,  Montmélian,  Suse  et  même  Casai  à  la  garde  du  pape  ou 
de  Venise,  l'Italie  rentrant  dans  la  neutralité  (déc.  1691).  Cette 
modération  surprenante  annonçait  un  changement 'de  système  '. 
Si  avantageuses  néanmoins  que  fussent  ces  propositions,  par  les- 
quelles Louis  réparait  les  offenses  de  Louvois  et  renonçait  à  de  si 
utiles  conquêtes,  le  duc  de  Savoie  refusa  d'abandonner  la  poli- 
tique offensive  de  ses  alliés.  La  maison  d'Autriche  persistait  à  vou- 
loir entamer  la  France  par  le  sud-est  et  voyait  de  plus  dans  la 
guerre  des  Alpes  l'occasion  de  dominer  et  de  rançonner  les  états 
italiens. 

Louis,  d'un  côté,  et  ses  ennemis,  de  l'autre,  ne  songèrent  plus 

1.  Mém.  de  Catinat,  t.  U,  p.  66. 


lt6M]  GRANDS  ARMEMENTS.  455 

qu'à  tâcher  de  rendre  décisive  la  campagne  qui  allait  s'ouvrir.  Des 
levées  gigantesques  avaient  épuisé  toutes  nos  provinces.  Les  ar- 
mées françaises  comptèrent  ou  furent  censées  compter,  au  com- 
mencement de  1692,  près  de  quatre  cent  cinquante  mille  hommes 
sur  terre  et  cent  mille  sur  mer  *.  La  marine  royale,  marchande 
et  corsaire  avait  quatorze  mille  six  cent  soixante -dix  canons  :  les 
armées  de  terre  en  avaient  six  cent  trente  en  campagne  et  dix 
mille  soit  en  réserve,  soit  employés  à  l'armement  des  places.  On 
n'avait  jamais  rien  vu  de  semblable  :  toute  la  France,  pour  ainsi 
dire,  fondait  en  soldats. 

Les  alliés  avaient  fait  des  efforts  proportionnés.  La  presse  géné- 
rale des  matelots  avait  été  ordonnée  en  Angleterre.  Guillaume, 
qui  avait  encore  obtenu  du  parlement  près  de  trois  millions  et 
demi  sterling,  voulait  attaquer  à  son  tour  le  nord  de  la  France 
par  terre  et  par  mer,  tandis  que  le  duc  de  Savoie,  puissamment 
renforcé,  attaquerait  le  Dauphiné  et  déterminerait  enfln  le  soulè- 
Tonent  toujours  espéré  des  protestants  du  Midi.  Louis  n'avait  pas 
on  plan  moins  énergique  :  il  avait  résolu,  du  moins  au  début,  de 
se  tenir  sur  la  défensive  en  Allemagne,  en  Piémont  et  en  Cata- 
logne, et  de  porter  tout  le  poids  de  ses  forces  par  terre,  contre  les 
Pays-Bas  catholiques,  par  mer,  contre  la  Grande-Bretagne.  La 
diversion  d'Irlande  ayant  échoué,  Louis  voulait  essayer  de  frapper 
l'Angleterre  en  face  et  au  cœur.  Jacques  II,  qui  avait  si  mal  usé 
des  premiers  secours  accordés  par  le  roi  de  France,  vit  donc  se 
préparer  une  assistance  bien  autrement  puissante  et  obtint  ce  qui 
lui  avait  été  refusé  après  les  journées  de  La  Boyne  et  de  Beachy- 
Head,  une  armée  pour  descendre  en  Angleterre.  Les  nouvelles 
qu'on  recevait  de  ce  pays  expliquaient  ce  changement  dans  la  con- 
duite de  Louis.  On  n'avait  point  à  Versailles  meilleure  opinion  de 
Jacques  que  par  le  passé,  mais  on  croyait  l'Angleterre  à  la  veille 
d'une  contre-révolution,  qu*il  suffirait  d*aider  par  un  vigoureux 
coup  de  main.  Un  de  ces  revirements  d'opinion ,  plus  bniyants 
que  sérieux,  qui  suivent  toujours  les  souffrances  matérielles  cau- 

1.  Y  compris  enTiron  10,000  galériens  pour  te  chiourme.  —  Sur  terre,  ramx'^e 
actÎTe  comptait  307,000  hommes  :  la  réserre,  dans  les  places;  près  de  140,000.  I^ 
etfalerie  atteignait  le  chifft«  de  100,000  chevaux.  —  V.  le  Tableau  inséré  dans  le 
t  l«r  des  Mém.  de  Catinat,  p.  401. 


<56  LOUrS   XIV.  («69Î1 

secs  par  les  révolutions  se  manifestaît  chez  les  Anglais  ;  Guillaume 
lui-même,  mécontent  des  exigences  des  whigs  et  ne  voulant  pas 
se  réduire  au  rôle  de  chef  de  parti,  qu*ils  prétendaient  lui  imposer, 
avait  dissous  la  chambre  des  communes,  s'était  rapproché  des 
tories  et  les  avait  aidés  à  obtenir  la  majorité  dans  le  nouveau 
parlement  qu'il  convoqua  en  1690  ;  les  jacobites  espéraient  que 
les  tories  leur  reviendraient  par  la  force  du  principe  commun, 
les  jacobites  n'étant  que  des  tories  fidèles  à  la  logique  :  les  whigs, 
de  leur  côté,  irrités  de  ce  qu'ils  nommaient  l'ingratitude  de  Guil- 
laume, criaient  contre  son  système  de  bascule  et  de  corruption, 
et  se  plaignaient  de  n'avoir  pas  gagné  grand'chose  à  changer  de 
roi.  Beaucoup  de  personnages  éminents,  parmi  les  whigs  comme 
parmi  les  tories,  entre  autres  le  comte  de  Marlborough  (Churchill), 
s'étaient  mis  en  correspondance  secrète  avec  le  royal  exilé  de  Saint- 
Grermain.  Jacques  avait  des  intelligences  dans  la  flotte  anglaise, 
qu'il  avait  si  longtemps  commandée  avant  de  régner,  et  il  croyait 
pouvoir  compter  sur  le  contre -amiral  Carter  et  même  sur  l'ami- 
ral Russel.  Louis  se  laissa  aller  à  une  confiance  excessive  dans  le 
résultat  de  ces  menées  et  arrêta  le  plan  d'opérations  navales  en 
conséquence.  Une  armée  de  trente  mille  hommes,  avec  cinq  cents 
bâtiments  de  transport,  fut  réunie  sur  les  côtes  de  Normandie,  la 
meilleure  partie  à  La  Hougue  et  à  Cherbourg,  le  reste  au  Havre  : 
elle  se  composait  de  toutes  les  troupes  irlandaises,  d'un  certain 
nombre  d'émigrés  anglo-écossais  et  d'un  corps  de  troupes  fran- 
çaises. Le  maréchal  de  Bellefonds  commandait  sous  le  roi  Jacques. 
Tourville  devait  partir  de  Brest  au  milieu  d'avril  avec  cinquante 
vaisseaux  de  ligne,  entrer  dans  la  Manche,  attaquer  la  flotte  an- 
glaise avant  qu'elle  eût  pu  être  renforcée  par  les  Hollandais  et 
assurer  ainsi  la  descente.  L'ordre  exprès  lui  fut  envoyé  de  com- 
battre les  ennemis  a  en  quelque  nombre  qu'ils  fussent  ».  On  était 
persuadé  que  la  moitié  de  la  flotte  anglaise  passerait  du  côté  des 
alliés  de  son  roi.  La  descente  opérée,  Tourville  devait  revenir  à 
Brest,  y  rallier  l'escadre  de  Toulon,  forte  de  seize  vaisseaux,  et  le 
reste  de  nos  navires  de  haut  bord,  puis  tenir  la  Manche  pendant 
toute  la  campagne. 

On  avait  compté  sans  les  éléments,  qui,  jusque-là  hostiles  aux 
ennemis  de  la  France,  tournèrent  cette  fois  contre  elle.  Tourville 


[!fi9tj  TOURVILLE  ET  LES  BUREAUX  457 

fut  retenu  près  d'un  mois  par  les  yents  contraires  dans  les  eaux 
de  Brest  et  n'y  gagn^  même  pas  de  se  voir  renforcé  par  les 
escadres  de  Toulon  et  de  Rochefort.  Victor- Marie  d'Eslrées, 
qui  amenait  l'escadre  de  Toulon ,  ne  quitta  ce  port  qu'au  com- 
mencement de  mai,  essuya  le  18,  dans  le  détroit  de  Gibraltar, 
une  tempête  qui  lui  brisa  deux  vaisseaux  et  qui  maltraita  le  reste, 
et  ne  parut  sur  nos  côtes  du  Ponant  qu'après  que  le  sort  de  la 
campagne  fut  décidé.  Quant  à  l'escadre  de  Rochefort,  son  arme- 
ment, encore  incomplet  par  la  négligence  de  l'administration, 
la  retenait  bien  autant  que  les  vents  :  Tourville,  jugeant  que  ces 
mêmes  vents  qui  arrêtaient  les  Français  devaient  avoir  facilité  la 
jonction  des  alliés ,  demanda  au  ministre  de  changer  ses  dispo- 
sitions et  de  le  laisser  à  Brest  jusqu'à  ce  que  la  flotte  fût  au  com- 
plet. cCe  n'est  pointa  vous»,  répondit  Pontchartrain,  à  discu- 

<  ter  les  ordres  du  roi ,  c'est  à  vous  de  les  exécuter  et  d'entrer 
«  dans  la  Manche  ;  mandez-moi  si  vous  voulez  le  faire,  sinon  le 

<  roi  commettra  à  votre  place  quelqu'un  plus  obéissant  et  moins 

<  circonspect  que  vous.  »  Le  bureau  de  la  marine  renchérit  encore 
sur  le  ministre  :  Tourville  s'étant  plaint  que  la  poudre  était  mau- 
>'aise  et  ne  portait  pas  le  boulet ,  un  commis  répondit  à  l'amiral 
c  ()ue,  s'il  trouvoit  que  la  poudre  ne  portoit  pas  assez  loin,  il 
c  n'a  voit  qu'à  s'approcher  plus  près  des  ennemis  * .  »  Le  commis 
se  crut  sans  doute  un  héros  après  avoir  trouvé  cette  belle  saillie. 
On  n'avait  malheureusement  point  organisé  chez  nous  de  conseil 
d'amirauté.  Les  grands  ministres  disparus,  le  règne  des  bureaux 
restait;  d'obscurs  remueursde  paperasses,  sous  les  ordres  d'un  se- 
crétaire d'état  aussi  ignorant  qu'eux,  dictaient  la  loi  aux  plus  illus- 
tres capitaines.  Le  mal  n'apparut  pas  si  vite  dans  la  guerre  conti- 
nentale, parce  que,  là,  le  roi  savait,  si  le  ministre  ignorait  ;  le  roi 
avait  les  connaissances  spéciales  d'un  bon  chef  d'état-  major  ;  mais, 
dans  les  choses  de  la  mer,  Louis  n'en  savait  pas  plus  que  Pont- 
chartrain*; cependant  il  laissait  au  nouveau  secrétaire  d'état  la 
même  autorité  sur  les  amiraux  qu'avaient  eue  les  deux  Colberts. 


1.  Valincoart,  Mémoire  sur  la  mafifié,  en  tête  des  Mém,  de  Villettc,  p.  lvii.  — 
Sainte-Croix,  Puiê$ance  navale  de  V Angleterre ,  t.  II,  p.  40. 

2.  y,  la  sinpilière  anecdote  racontée  par  Valincourt,  p.  LViii,  aussi  peu  avanta- 
geuse i  rintelligence  du  duc  de  Beauvilliers  qu'au  savoir  nautique  de  Louis  XIV. 


458  LOUIS  XIV.  [16M1 

Tourville  obéit.  Le  vent  s'étant  radouci  sans  changer  de  direc- 
tion, il  mit  à  la  voile  avec  trente -sept  vaisseaux  seulement  sur 
soixante- dix -huit  qu'on  devait  avoir  à  la  mer»  d'après  les  états  *. 
Le  vent  reprit  une  nouvelle  violence  et  l'arrêta  encore  près  de 
quinze  jours  entre  la  pointe  du  Gotentin  et  celle  du  Devonshlre. 
Pendant  ce  temps,  Louis  XTV  eut  avis  que  le  complot  jacobite 
était  éventé,  que  Marlborough  et  d'autres  personnes  considérables 
étaient  arrêtées  et  que  les  flottes  anglaise  et  hollandaise  avaient 
opéré  leur  jonction.  Il  manda  au  maréchal  de  Bellefonds  de  dépê- 
cher à  la  hâte  des  corvettes  dans  toutes  les  directions  pour  préve- 
nir Tourville  qu'il  eût  à  se  rabattre  sur  Ouessant  et  à  attendre 
les  autres  escadres. 

II  était  trop  tard.  Les  corvettes  ne  rencontrèrent  pas  Tourville, 
qui  s'avançait  en  ce  moment  sur  le  cap  de  Barfleur  (  ou  de  Gatte- 
ville).  Le  29  mai,  au  point  du  jour,  entre  les  caps  de  la  Hâgue  et 
de  Barfleur,  Tourville  se  trouva  en  présence  de  la  flotte  alliée,  la 
plus  puissante  qui  eût  jamais  paru  sur  les  mers.  Il  avait  été  rejoint 
par  sept  navires  de  l'escadre  de  Rochefort  et  comptait  quarante- 
quatre  vaisseaux  contre  quatre-vingt-dix-neuf,  dont  soixante- 
dix- huit  au-dessus  de  cinquante  canons  et,  pour  la  plupart,  d'im 
échantillon  supérieur  à  la  majorité  des  français^.  Les  Anglais 
avaient  soixante -trois  vaisseaux  et  quatre  mille  canons;  les  Hol- 
landais, trente -six  vaisseaux  et  deux  mille  six  cents  quatorze 
canons;  en  tout  sept  mille  cent  cinquante -quatre  canons;  les 
Français  n'en  comptaient  que  trois  mille  cent  quatorze.  La  flotte 
alliée  était  montée  par  près  de  quarante  -  deux  mille  hommes  ;  la 
flotte  française  par  moins  de  vingt  mille. 

Tourville  assembla  le  conseil  de  guerre  à  son  bord.  Tous  les 
officiers  généraux  furent  d'avis  d'éviter  la  bataille.  Tourville  ex- 
hiba Tordre  du  roi.  Chacun  se  tut  et,  peu  de  moments  après,  la 
flotte  française  se  laissait  porter  à  toutes  voiles  sur  l'immense 

• 

1.  Jfem.  de  Catinat,  t.  l«r,  p.  401. 

2.  Tourville,  depuis  1690,  d*aprè8  une  décision  suggérée  par  Petit-Renau  au  conseil 
des  constructions  navales,  ne  faisait  plus  entrer  en  ligne  les  bâtiments  au-dessous  de 
50  canons,  qu'on  réservait  pour  les  convois  et  pour  la  course.  Les  Anglais  en  firent 
autant  après  1692.  V,  Sainte-Croix,  HUtoin  dt  la  puSatancê  navcde  de  lAnglgi^m^ 
t.  II,  p.  408.  —Il  parait  que  88  vaisseaux  seulement,  sur  les  99  ennemis,  prirent 
part  à  Vaction  :  les  autres  ne  rejoignirent  que  le  lendemain. 


[16»]  BATAILLE  DE  LA   HOUGUE.  459 

masse  ennemie  qui  semblait  devoir  l'engloutir  au  premier  choc. 
Les  alliés  n*en  pouvaient  croire  leurs  yeux. 

Les  deux  flottes  étaient,  suivant  la  coutume ,  partagées  en  trois 
escadres.  Chacune  des  escadres  de  la  flotte  anglo-batave  passe- 
rait aujourd'hui  pour  une  grande  flotte  !  Chaque  escadre  était 
subdivisée  en  trois  divisions.  Tourville,  avec  son  corps  de  ba- 
taille, poussa  droit  à  l'amiral  Russel,  qui  commandait  le  centre 
des  alliés.  Les  deux  amiraux  restèrent  quelque  temps  en  présence 
à  portée  de  mousquet  sans  tirer,  dans  un  silence  solennel  ;  puis  mi 
vaisseau  de  l'escadre  hollandaise,  qui  formait  l'avant-garde  enne- 
mie, ayant  ouvert  la  canonnade,  on  vit,  en  un  instant ,  les  deux 
lignes  tout  entières  en  feu.  La  lutte  s'engagea  d'une  manière  ter- 
rible, surtout  au  centre.  Les  Anglais,  qui  avaient  là  trente  et  un 
vaisseaux  contre  seize,  s'attachèrent  avec  fureur  au  pavillon  ami- 
ral de  France,  et  Tourville  eut  à  soutenir  le  feu  de  cinq  ou  six 
vaisseaux  à  la  fois.  Pendant  ce  temps,  l'arrière -garde  anglaise, 
commandée  par  le  vice -amiral  Ashby,  coupait  la  division  Panne- 
tier,  qui  tenait  l'extrémité  de  l'arrière-garde  française,  et  tournait 
le  reste  de  cette  arrière-garde.  La  flotte  française  semblait  perdue. 
Par  bonheur,  la  majeure  partie  de  l'escadre  d'Ashby  s'obstina  à 
poursuivre  les  quatre  ou  cinq  vaisseaux  de  Pannetier,  au  lieu  de 
se  rabattre  en  masse  sur  le  gros  des  Français  :  le  commandant  de 
l'arrière-garde  française.  Cabaret,  tint  tète,  avec  sa  division,  au 
reste  de  l'escadre  d'Ashby,  et  la  troisième  division  de  l'arrière- 
garde  se  porta,  sans  commandement,  au  secoui*s  de  Tourville. 
Elle  était  conduite  par  Coëtlogon ,  qui  avait  été  vingt  ans  le  frère 
d'armes,  le  matelol  fidèle  *  de  Tourville.  Coétlogon  voulait  sauver 
son  chef  ou  mourir  avec  lui.  Sa  vigoureuse  attaque  non -seulement 
dégagea  Tourville,  mais  l'aida  à  faire  plier  l'escadre  de  lord  Russel , 
si  supérieure  en  nombre  qu'elle  fût  encore.  Un  gros  vaisseau  an- 
glais fut  brûlé.  Une  brume  épaisse,  quj^ s'éleva,  fit  suspendre  ou 
ralentir  quelque  temps  le  feu.  Gabaret,  avec  la  division  de  l'arrière- 
garde  qui  lui  restait,  en  profita  pour  se  replier  derrière  l'escadre 
de  Tourville.  La  flotte  fran#ise  jeta  l'ancre.  L'escadre  de  lord  Rus- 
sel, n'en  ayant  pas  fait  autant,  dériva  et  s'écarta  un  i^eu.  Le  gros  de 

1.  Les  TaiBêeaux  qui  combattent  côte  à  côte  sont  les  mateloU  Tun  de  Tautre. 


460  LOUIS   XIV.  11692J 

l*escadre  d*Ashby  abandonnant ,  sur  ces  entrefaites ,  la  poursuite 
de  Pannetier,  qui  s'était  retiré  sur  l'avant- garde  française,  revint 
jeter  l'ancre  derrière  Tourville  et  Gabaret,  et  le  feu  reprit  vive- 
ment sur  ce  point;  heureusement,  l'escadre  de  Russel  ne  put  se 
rapprocher  sur-le-champ  pour  écraser  les  Français  entre  elle  et 
Ashby.  Quant  à  l'escadre  hollandaise,  avec  trente -six  vaisseaux 
contre  quatorze ,  elle  était,  depuis  le  commencement  du  combat, 
tenue  en  échec  par  l'avant -garde  française,  grâce  à  l'habileté  avec 
laquelle  le  lieutenant-général  d'AmfreviUe  avait  conservé  le  dessus 
du  vent.  Peut-être  aussi  les  Hollandais  se  battaient -ils  un  peu 
mollement,  par  rancune  de  ce  qu'on  les  avait,  disaient-ils,  sacri- 
fiés à  Beachy-Head.  La  nuit  approchait  :  Ashby  s'inquiéta  de  se 
voir  séparé  du  reste  des  alliés  :  il  résolut  de  rejoindre  Russel  et 
de  s'ouvrir  un  passage  entre  les  vaisseaux  français.  U  y  réussit, 
mais  en  perdant  un  vaisseau,  huit  brûlots  et  son  contre -amiral 
Carter,  qui  avait  à  la  fois  promis  à  Jacques  II  d'abandonner  Guil- 
laume et  livré  à  Guillaume  le  secret  du  complot.  Les  Anglais  re- 
noncèrent ,  par  cette  manœuvre ,  à  l'immense  avantage  de  tenir 
leurs  adversaires  entre  deux  feux. 

Cette  gi*ande  journée  se  termina  ainsi  sans  aucun  désavantage 
pour  ceux  qui  avaient  combattu ,  à  peine  un  contre  deux.  Les 
ennemis  avaient  perdu  deux  vaisseaux  ;  les  Français  pas  un  seul. 
La  nuit ,  la  flotte  française  appareilla.  Le  30  mai ,  au  point  du 
jour,  Tourville  rallia  autour  de  lui  trente-cinq  vaisseaux.  Les  neuf 
autres  s'étaient  écartés,  cinq  vers  La  Hougue,  quatre  vers  les 
côtes  d'Angleterre ,  d'où  ils  regagnèrent  Brest.  S'il  y  avait  eu  un 
port  militaire  à  La  Hougue  ou  à  Cherbourg,  comme  l'avaient 
voulu  Colbert  et  Vauban ,  la  flotte  française  restait  sur  sa  gloire  ! 

n  n'y  avait  aucun  lieu  de  retraite  sur  toute  cette  côte.  La  flotte 
ennemie  s'avançait  au  grand  complet.  U  était  impossible  de 
renouveler  le  prodigieux^ effort  de  la  veille.  Tourville  et  ses  lieu- 
tenants décidèrent  de  passer  le  raz  de  Blanchard  pour  gagner  une 
marée  sur  l'ennemi  et  retourner  à  Brest.  On  s'engagea  donc  dans 
ce  raz  ou  canal  entre  la  côte  de  Cotci^in  et  les  lies  d'Aurigni  et 
de  Guernesey.  Le  31,  au  matin,  vingt-deux  vaisseaux  sortirent  du 
raz  sans  encombre  et  allèrent  chercher  un  asile  à  Saint-Malo.  La 
marée  manqua  aux  treize  derniers ,  retardas  par  leurs  avaries. 


[169S]  DESASTRE   DE   LA   HOUGUE.  464 

Ils  voulurent  mouiller  ;  le  fond  était  mauvais  ;  les  ancres  cassè- 
rent; les  courants  ramenèrent  les  treize  vaisseaux  sous  le  vent  deS' 
ennemis.  Trois  d'entre  eux  allèrent  échouer  à  Cherbourg  ;  Tud 
des  trois  était  le  magniflque  vaisseau- amiral  le  Soleil-Royal,  de 
cent  six  canons,  que  Tourville  avait  abandonné  la  veille  pour 
transporter  son  pavillon  sur  un  navire  moins  maltraité.  Les  dix 
restants,  parmi  lesquels  était  le  nouveau  vaisseau-amiral,  dou- 
blèrent la  pointe  de  Barfleur  et  mouilleront  le  soir  à  La  Hougue. 
Ils  y  furent  joints  par  deux  des  cinq  navires  arrivés  dès  la  veille 
dans  cette  rade.  Les  trois  autres  de  ces  cinq,  n'ayant  pas  souffert, 
prirent  la  route  du  Nord  et  allèrent  faire  le  tour  des  Iles  Britan- 
niques pour  rentrer  à  Brest.  Tourville  jugea  qu'il  ne  pouvait  les 
suivre,  sans  livrer  ses  bâtiments  dégréés  et  dépourvus  d'ancres 
aux  ennemis  qui  étaient  déjà  en  vue.  Il  eût  voulu  jeler  les  canons 
à  la  mer,  faire  échouer  les  vaisseaux  près  de  terre,  les  évacuer  et 
les  défendre  avec  des  batteries  côtières  et  des  estacades,  sous  la 
protection  des  forts  construits  par  Yauban  à  La  Hougue.  Le  roi 
Jacques  et  le  maréchal  de  Bellefonds ,  qui  étaient  sur  la  côte  avec 
les  troupes  et  les  bâtiments  de  transport,  s'y  opposèrent,  et  Belle- 
fonds  promit  cent  chaloupes  bien  armées  pour  aider  à  défendre 
les  vaisseaux.  Il  ne  tint  point  parole  :  le  roi  et  le  maréchal  perdi- 
rent trente-six  heures  sans  tirer  aucun  parti  des  grandes  res- 
sources qu'ils  avaient  sous  la  main.  Le  2  juin ,  on  apprit  que  les 
trois  yaisseaux  échoués  à  Cherbourg,  assaillis  par  dix-sept  vais- 
seaux et  Iniit  brûlots  anglais ,  avaient  été  incendiés  après  une 
héroïque  résistance ,  et  que  deux  des  trois  avaient  sauté  avec  une 
partie  de  leurs  équipages.  Bellefonds  consentit  enfin  à  l'évacuation 
des  douae  vaisseaux;  mais  il  était  trop  tard  pour  les  amener  près 
de  terre  :  on  sauva  la  plupart  des  équipages;  Tourville  fit,  avec 
une  quinzaine  de  chaloupes ,  une  tentative  désespérée  pour  sauver 
les  bâtiments;  mais  que  pouvait-il  contre  cent  cinquante  cha- 
loupes et  force  brûlots,  soutenus  par  toute  la  flotte  ennemie?  Les 
Anglais  brûlèrent,  le  2  juin  au  soir,  six  vaisseaux  échoués  vers 
rUot  de  Tatihou  et,  le  lendemain  matin,  les  six  autres,  sous  le 
fort  de  La  Hougue.  Les  trois  cents  transports ,  destinés  à  l'embar- 
quement de  l'armée  jacobite  et  que  le  reflux  laissait  à  sec  sur  la 
plage,  furent  préservés  pour  la  plupart,  comme  l'eussent  été  pro])a- 
XIV.  1 4 


462  LOUIS  XIV.  [f69t] 

blement  les  vaisseaux  si  Tourville  avait  pu  suivre  son  inspiration. 
Jacques  II  avait  raison  de  dire  que  sa  malheureuse  étoile  faisait 
partout  sentir  autour  de  lui  une  maligne  influence  *  ;  mais  cette 
influence  n'était  que  celle  de  son  aveuglement  et  de  son  inca- 
pacité. 

Tel  fut  ce  désastre  de  La  Hougue ,  qui  a  laissé  parmi  nous  une 
si  funèbre  renommée  et  dont  le  nom  retentit  dans  notre  histoire 
comme  un  autre  Azincourt  ou  un  autre  Créci.  Des  historiens  ont 
>  été  jusqu'à  y  signaler  la  destruction  d^  la  marine  française.  Les 
faits  qui  vont  être  exposés  dans  la  suite  de  ce  livre  feront  justice 
de  cette  assertion.  La  Hougue  ne  fut  rien  de  plus  qu'une  revanche 
de  Beachy-Head.  Les  Français  n'y  perdirent  pas  un  vaisseau  de 
plus  que  les  alliés  n'en  avaient  perdu  deux  ans  auparavant,  et  les 
quinze  vaisseaux  détruits  furent  1)ientôt  remplacés.  La  perte  des 
Français  ne  dépassa  pas  dix-huit  cents  hommes  tués  ou  hors  de 
combat;  les  Anglais  en  perdirent  davantage,  sans  compter  les 
Hollandais.  Les  idées  exagérées  qu'on  se  fit  de  cette  catastrophe 
tinrent  à  deux  causes  :  d'abord,  à  l'effet  produit  sur  l'imagination 
d'un  peuple  tellement  habitué  à  vaincre ,  qu'une  défaite  lui  sem- 
blait un  phénomène  monstrueux ,  et ,  plus  tard ,  à  la  décadence 
maritime  qui  fut  amenée  par  des  causes  administratives  et  nulle- 
ment par  des  causes  militaires  '.     ' 

L'admiration  exprimée  par  les  marins  ennemis  pour  les  marins 
français  '  était  déjà  une  compensation  morale  de  notre  revers..  La 
guerre  continentale  offrit  une  compensation  plus  pQsitive.  Guil- 
laume III  ne  fut  pas  si  heureux  que  ses  amiraux. 

Guillaume ,  arrivé  d'Angleterre  à  La  Haie  dès  le  mois  de  mars, 
,  avait  débuté  par  une  mesure  politique  importante.  L'Espagne, 
voyant  que  les  Pays-Bas  catholiques  recommençaient  à  s'en  aller 
par  lambeaux ,  les  offrait ,  pour  ainsi  dire ,  à  qui  pourrait  les  dé- 
fendre; elle  en  avait  offert  le  gouvernement  à  Guillaume  lui- 

1.  Lettre  à  Louis  XIV,  ap.  E.  Sue,  t.  4,  p.  227. 

2.  L.  Guérin,  t.  II,  p.  48-63.  —  Mifii,  de  Villette,  p.  m.  —  E.  Sue,  t.  IV,  p.  197. 
—  Sainte-Croix,  t.  II,  p.  44.  —  Quinci,  t.  II,  p.  577-590.  —  Foucault,  à  la  suite  des 
Mém,  de  Sourches,  t.  U,  p.  377.  —  M.  Mac-Aulay  (GutUaum*  ///,  t,  II,  ch.  3)  est 
peu  exact  sur  ce  qui  concerne  Tourville  :  si  complet  sur  les  affaires  d'Angleterre,  il 
est  moins  bien  informé  quant  à  celles  de  France. 

3.  K.  la  lettre  de  lord  Russel  à  Tourville,  dans  Sainte-Croix,  t.  II,  p.  59. 


[<69i]  ERREURS  SUR   LA  HOUGUE.  463 

même.  L'héritier  de  Philippe  II  offrait  la  Belgique  au  descendant 
de  Guillaume  le  Taciturne  !  Guillaume  refusa  ;  Tadministration 
d*un  pays  catholique  lui  eût  causé  d'immenses  embarras  ;  il  fit 
reprendre  le  dessein^oncerté ,  en  1685,  entre  les  deux  branches 
de  la  maison  d'Autriche  et  confier  la  Belgique  à  l'électeur  de  Ba- 
vière :  on  établissait  ainsi  l'Allemagne  en  Belgique  contre  la 
France.  Guillaume  et  l'électeur  de  Bavière  se  mirent  en  devoir 
d'assembler  une  grande  armée  dans  le  Brabant.  Les  alliés  furent 
encore  une  fois  prévenus ,  et  les  Français  furent  encore  en  mou- 
vement les  premiers,  quoique  beaucoup  plus  tard  que  l'année 
précédente  :  la  perte  de  t^puvois  commençait  à  se  faire  sentir,  et 
madame  de  Haintenon,  qui  eût  voulu  que  le  roi  n'interrompU 
jamais  les  habitudes  de  leur  vie  commune  et  renonçât  à  la  vie 
des  camps,  avait  du  moins  obtenu  que  Louis  enunenât  les  dames  y 
arrière -garde  fort  gênante  à  la  guerre.  Dans  la  nuit  du  24 
au  25  mai,  plusieurs  corps  de  troupes  françaises  investirent 
Namur.  Le  26,  le  roi  arriva  au  camp,  laissant  les  dames  à  Dinant. 
Louis  prit  le  commandement  du  siège  avec  cinquante  et  quelques 
mille  hommes ,  dont  envtron  iKngt-troi^  mille  cavaliers.  Luxem- 
bomrg,' posté  sur  kMehaigne,  couvrit  le  siège  avec  une  armée 
supérieure  de  dix  mille  hommes  à  celle  du  roi  et  qui  comptait 
plus  de  trente  mille  cavaliers.  On  n'avait  jamais  vu ,.  dans  nos  ar- 
mées modernes,  de  si  énormes  masses  de  cavalerie.  Namur  et  ses 
deux  forteresses  étaient  défendus  par  plus  de  neuf  mille  soldats. 
Du  29  au  30  mai ,  la  tranchée  fut  ouverte  devant  la  ville  :  d^s  le 
3  juin,  la  ville  capitula;  elle  est  commandée  par  les  collines  des 
deux  bords  de  la  Meuse  et  n'était  pas  très-fortifiée  :  on  ne  l'avait 
pas  bombardée.  Toute  l'énergie  de  la  résistance  se  concentra  dans 
les  deux  forteresses  assises  sur  les  rochers  entre  Sambr^  et  Meuse 
et  séparées  de  la  ville  par  la  Sambre.  Un  de  ces  forts ,  celui  de 
l'Ouest,  appelé  le  Fort-Neuif  ou  Fort-Guillaume,  n'avait  été  bâti 
que  l'année  précédente  par  le  célèbre  ingénieur  hollandais 
Goêhom ,  qui  le  défendit  en  personne  contre  Yauban.  Ce  fut  un 
des  beaux  spectacles  de  l'histoire  militaire  que  de  voir  aux  prises 
les  deux  premiers  ingénieurs  de  l'Europe. 

Guillaume  III  s'avança,  sur  ces  entrefaites,  pour  tâcher  de 
secourir  les  forteresses.  Bien  qu'il  lui  manquât  encore  une  partie 


464  LOUIS  XIV.  tl69îl 

de  ses  auxiliaires  allemands,  ses  forces  étaient  d'environ  soixante- 
dix  mille  hommes;  mais  Luxembourg,  renrorcé  par  un  gros  déta- 
chement de  l'armée  du  roi,  lui  barra  le  passage  avec  quatre-vingt 
mille  combattants,  dont  moitié  de  cavalerlev-ll  lui  eût  fallu  d'abord 
franchir  la  petite  rivière  de  Mehaigne  en  présence  de  Luxembourg, 
puis  passer  la  Sambre,  entre  l'armée  de  Luxembourg  et  celle  du 
roi  :  c'eût  été  courir  à  une  perte  certaine.  Il  le  sentait  et  ne  tenta 
rien  de  sérieux.  Pendant  ce  temps,  l'armée  du  roi,  malgré  des 
pluies  torrentielles,  pressait  vivement  le  Fort-Neuf,  qui  fut  réduit 
à  se  rendre  le  21  juin  :  l'immense  artillerie  que  dirigeait  Yauban 
était  irrésistible.  Coëhorn  sortit  blessé  ée  son  fort,  avec  seize  cents 
hommes  qui  lui  restaient  et  les  honneurs  de  la  guerre.  Les  ou- 
vrages extérieurs  du  Vieux-Château,  situé  entre  le  Fort-Neuf  et  la 
ville,  furent  emportés  d'assaut  quelques  jours  après,  et  le  Vieux- 
Château  capitula  le  30  juin.  Il  en  sortit  deux  mille  cinq  cents 
hommes  :  le  reste  de  la  garnison  avait  péri  ^ 

La  conquête  de  Namur  assurait  à  la  France  ce  grand  angle  dont 
la  Sambre  et  la  Meuse  forment  la  pointe  en  se  réunissant  à  Namur, 
et  qui  joue  un  rôle  si  in^ortant  dans  les  guerres  des  Pays-Bas.  Par 
Namur,  on  menaçait  à  la  fois  Bruxelles,  Liège  et  Maêstricht. 

Il  semblait  que  Louis  XIV  ne  dût  pas  se  contenter  de  ce  succès  : 
Namur  et  ses  forts  occupés,  Louis  restait  à  la  tête  de  cent  mille 
combattants;  il  pouvait  marcher  droit  à  Guillaume  et  le  forcer  ou 
de  recevoir  la  bataMle  ou  de  se  retirer  sur  Bruxelles  en  abandon- 
nant Charleroi  aux  Français.  Cette  conquête  eût  complété  celle  de 
Namur  ;  mais  l'armée  avait  beaucoup  souffert  du  mauvais  temps 
et  du  manque  de  fourrages  .  Louis  répugnait  plus  que  jamais  «  à 
se  commettre  à  un  grand  événement  *;  »  il  jugeait  d'ailleurs  né- 
cessaire de  détacher  des  troupes  sur  les  côtes  pour  prévenir  les 
entreprises  des  vainqueurs  de  La  HoMgue  et  voulait  renforcer  son 
armée  d'Allemagne  pour  la  mettre  en  état  d'agir  outre  Rhin  :  il 
craignait  que  les  Turcs  ne  fissent  la  paix  si  la  France  n'opérait  une 
diversion  un  peu  notable  en  Allemagne.  Il  retourna  donc  à  Ver- 

1.  Relation  de  Louis  XIV,  dans  ses  ûjEultm,  t.  IV,  p.  341.  Cette  relation  parait 
avoir  été  écrite  dans  la  première  ivresse  d'orgueil  inspirée  par  le  succès.  —  Saint- 
Hilaire,  t.  II,  p.  473-623.  —  Quinci,  t.  U. 

2.  Mém.  de  la  Fare,  p.  297. 


[16^]  PniS£.  DE   NAMUR.  465 

sailles,  en  laissant  à  Luxembourg  Tarmée  des  Pays-Bas  réduite  à 
soixante-dix  mille  hommes. 

Guillaume  se  renforça  pendant  que  les  Français  s'affaiblissaient: 
il  fut  joint  par  sept  ou  huit  mille  soldats  du  duc  de  Hanovre,  qui, 
après  avoir  beaucoup  hésité  à  entrer  dans  la  Grande  Alliance, 
s'était  décidé  à  faire  marcher  toutes  ses  troupes  contre  les  Fran- 
çais et  contre  les  Turcs,  moyennant  la  promesse  obtenuade  l'em- 
pereur par  Guillaume  d*ériger  son  duché  en  électorat.  Guillaume 
tenta  de  venger  son  affront  de  Namur  :  il  feignit  de  menacer 
Namur;  Luxembourg,  qui  était  dans  le  nord  du  Hainaut,  jeta  du 
côté  de  Namur  une  vingtaine  de  mille  hommes  sous  les  ordres  du 
lieutenant-général  BoufOers  ;  puis,  détrompé  par  les  mouvements 
de  Guillaume,  il  rappela  Boufflers  ;  mais,  avant  que  celui-ci  eût 
pu  rejoindre  Tannée,  Luxembourg  fut  surpris  et  attaqué  par  son 
royal  adversaire  avec  des  circonstances  qui  rappelèrent  le  combat 
de  Saint-Denis-sous-Mons  *.  Luxembourg  se  gardait  mal,  persuadé 
par  on  faux  rapport  d'espion  que  Guillaume  avait  un  tout  autre 
dessein  que  de  prendre  l'offensive  ce  jour-là  (3  août).  Guillaume 
savait  que  le  terrain  accidenté  et  resserré  où  se  trouvaient  les 
Français,  entre  Enghien  et  Steenkerke,  ne  leur  permettrait  pas  de 
déployer  leur  formidable  cavalerie,  et  il  comptait  avoir  tout  avan- 
tage dans  un  engagement  d'infanterie  où  il  aurait  une  ti*ès-grande 
supériorité  de  nombre.  En  effet,  une  brigade  d'infanterie  qui  for- 
mait l'extrême  droite  du  camp  français  plia  d'abord  sous  un  feu 
écrasant  et  perdit  son  poste  ;  heureusement  Guillaume  fut  retardé 
par  des  obstacles  qu'il  n'avait  pas  prévus ,  par  des  fossés  et  des 
clôtures.  Ce  peu  de  temps  suffit  à  Luxembourg,  tout  affaibli  qu'il 
fût  en  ce  moment  par  la  fièvre,  pour  remettre  en  ordre  ses  batail- 
lons. Les  dragons  mirent  pied  à  terre  et  soutinrent  l'infanterie. 
Une  furieuse  lutte  s'engagea  sur  un  front  d'une  demi-lieue  de 
larçe,  coupé  de  ravins  et  de  haies,  resserré  entre  de  grands  bois 
et  la  petite  rivière  de  Sonne.  Le  centre  français  faiblit  sous  la  vio- 
lence du  feu  ;  les  ennemis  débouchèrent  des  bois  et  s'emparèrent 
de  quelques  pièces  de  canon  :  le  moment  était  critique  ;  le  duc  de 
Bourbon,  petit-fils  du  grand  Gondé,  le  prince  de  Conti,  le  duc  de 

l.  F.  notre  t.  Xm,  p.  532. 


466  LOUIS  XIV.  [1692; 

Vendôme*,  le  jeune  duc  de  Chartres,  neveu  du  roi  (qui  devait 
être  un  jour  le  Régent),  descendirent  de  cheval,  marchèrent  à  la 
tôte  des  gardes  françaises  et  suisses ,  enfoncèrent  Tennemi  à  la 
pointe  de  Tépée  et  de  la  pique,  reprirent  l'artUlerie  perdue,  enle- 
vèrent plusieurs  canons  aux  alliés  et  taillèrent  en  pièces  la  brave 
infanterie  écossaise  de  Guillaume.  A  droite  comme  au  centre,  les 
Français  ressaisirent  Tavantage  au  prix  de  flots  de  sang  ;  à  gauche, 
la  fortune  était  encore  très-incertaine,  quand  Boufflers  commença 
de  déboucher  sur  le  champ  de  bataille  avec  son  corps  détaché  et 
lança  ses  dragons  au  secours  de  la  gauche  française.  Ûennemi 
céda  enfin  sur  tous  les  points  et  pressa  sa  retraite  à  travers  les 
défilés  et  les  bois  :  la  nuit  et  la  fatigue  empêchèrent  l'armée  fran- 
çaise de  le  poursuivre.  Les  pertes  étaient  très-grandes  des  deux 
côtés  :  quinze  ou  seize  mille  morts  ou  blessés,  dont  près  de  sept 
mille  Français,  jonchaient  le  théâtre  du  carnage  ;  douze  ou  quinze 
cents  prisonniers  étaient  restés  entre  les  mains  des  vainqueurs. 

La  bataille  de  Steenkerke  eut  une  renommée  très-populaire  : 
pendant  quelque  temps,  toutes  les  modes  furent  à  la  Stelnkerqae. 
Elle  avait  attesté,  que ,  dans  Tarmée  française,  l'infanterie  valait 
la  cavalerie  :  l'infanterie  avait  eu  à  son  tour  sa  journée  de  Leuse. 
Ce  fut  à  la  suite  de  cette  journée  qu'on  supprima  l'incommode 
mousquet  à  mèche,  pour  lui  substituer  généralement  le  mousquet 
à  {lierre  ou  fusil.  Ces  deux  armes  étaient  depuis  quelque  temps 
mêlées  dans  l'infanterie  française,  et  les  alliés  nous  avaient 
donné  l'exemple  d'abandonner  presque  entièrement  le  mousquet 
à  mèche  •. 

Guillaume  ne  réussit  guère  mieux  à  mettre  à  profit  la  victoire 


1.  Fils  da  duc  de  Vendôme-Mercœar  et  neveu  de  Beaufort,  le  héros  de  la  Fronde. 

2.  Uttres  militaires,  t.  VUI,  p.  181.  —  Quinci,  t.  II,  p.  623-549.  —  SaîntrHilaire, 
t.  II,  p.  41.  —  La  Hode,  t.  IV,  p.  684.  —  Berwîck,  t.  I«',  p.  113.  —  Mac-Aulay, 
Guillaume  J//,  t.  III,  ch.  1.  —On  découvrit  sur  ces  entrefaites,  en  Belgiqiie,  nn 
complot  tramé  par  un  Français  nommé  Grandval  contre  la  vie  de  Guillaume.  Grandval, 
traduit  devant  un  conseil  de  guerre,  déclara  que  c'était  le  ministre  Barbezieux  qut 
l'avait  aposté,  que  le  coup  avait  été  prémédité  du  vivant  de  Louvois,  et  qu'il  avait 
eu  une  audience  du  roi  Jacques  à  Saint-Germain  avant  de  partir.  Il  fut  pendu  et 
écartelé.  Les  alliés  donnèrent  une  grande  publicité  à  cette  affaire.  La  cour  de  France 
garda  le  silence.  Les  alliés  en  conclurent  que  Louis  XIV  tolérait  maintenant  un 
genre  de  crime  qu'il  avait  naguère  repoussé  avec  indig^tion.  Il  n'avait  pas  su  da- 
vance  ;  mais  il  ne  punit  point  après.  Barbezieuz,  coupable  ou  non,  garda  sa  place.  It^i»- 


:169«]  BATAILLE   DE  STEENKEIVKE.  467 

de  La  Hougue  qu'à  venger  la  perte  de  Namur.  Les  alliés,  après 
avoir  fait  échouer  le  projet  de  descente  en  Angleterre,  avaient 
prétendu ,  à  leur  tour,  opérer  une  descente  en  France  et  soulever 
les  protestants  de  TOuest.  Le  duc  de  Leinster  (Schomberg)  et  le 
comte  de  Gallway  (Ruvigni)  avaient  été  embarqués  avec  un  corps 
d'année  composé  en  partie  de  réfugiés  et  des  ressources  très- 
considérables  en  armes,  en  équipements  et  outillage  ;  mais  le  vent, 
qui  avait  favorisé  les  alliés  au  commencement  de  la  campagne, 
les  repoussait  maintenant.  L'été  était  avancé  :  le  conseil  de  guerre 
reconnut  l'impossibilité  d'attaquer  la  côte  avec  quelque  diance 
de  succès,  et  la  flotte  alliée,  sortant  enûn  de  la  Mandie,  alla  dé- 
barquer à  Ostende  dix  mille  soldats,  qui,  ren forcés  par  un  déta- 
chement de  l'armée  de  Guillaume,  parvinrent  à  s'emparer  de 
Fumes.  Ce  fut  là  tout  le  résultat  de  ce  puissant  effort.  D'un  autre 
côté,  à  peine  la  flotte  alliée  avait-elle  quitté  la  Manche,  que  les 
Français  avaient  recommencé  à  tenir  la  mer,  et  que  des  vaisseaux 
et  des  frégates,  sortis  de  Brest  et  de  Saint-Malo,  s'étaient  remis  à 
courir  sus  aux  flottes  marchandes  entre  les  côtes  d'Espagne  et 
celles  des  Iles  Britanniques.  Cinq  vaisseaux  de  guerre  hollandais 
furent  pris  ou  coulés  en  défendant  les  marchands  qu'ils  escor- 
taient. Les  corsaires  malouins  enlevèrent  beaucoup  de  navires  au 
commerce  anglais.  Les  Anglais  avaient  perdu  en  outre  deux  vais- 
seaux de  guerre  dans  un  combat  aux  Antilles.  Ce  ne  fut  qu'un 
cri  dans  toute  l'Angleterre  :  A  quoi  bon  gagner  des  batailles  na- 
vales et  se  ruiner  en  armements  immenses,  si  Ton  ne  pouvait 
empêcher  les  Français  d'écumer  la  mer  comme  s'ils  eussent  été 
vainqueurs  à  La  Hougue  *  ? 

C'est  que,  dans  la  guerre  de  course,  la  partie  n'était  pas  égale. 
Les  Français  ayant,  en  comparaison  de  leurs  ennemis,  grâce  au 
\'aste  développement  de  leur  marine  militaire,  peu  de  commerce 
maritime,  mais  beaucoup  de  matelots,  portaient  aux  deux  nations 
commerçantes  dix  coups  pour  un. 

La  guerre  avait  continué  d'être  assez  insigniflahte  en  Allemagne. 
Le  maréchal  de  Lorges,  général  peu  résolu  et  peu  actif,  ne  sut  pas 
remplir  les  intentions  du  roi,  quoique  la  désunion  et  l'incapacité 

1.  Quinci,  t.  H,  p.  690-603.  —  Mac-Aulay. 


468  *  LOUIS  XI  Y.  [169«) 

des  princes  allemands  qu'il  avait  en  tête  lui  offrissent  de  belles 
chanœs.  L'électeur  de  Saxe  étant  mort  à  la  fin  de  la  campagne 
précédente,  son  fils,  dont  le  ministre  avait  été,  dit-on,  acheté  par 
Louis  XIV,  s'était  contenté  d'envoyer  un  faible  contingetit  à  Tar- 
mée  du  Rhin,  au  lieu  de  venir  en  personne  avec  toutes  ses  troupes, 
comme  l'empereur  y  comptait.  Par  cette  espèce  de  défection,  les 
Allemands  se  trouvèrent  à  peine  égaux  en  nombre  aux  Français 
(trente  et  quelques  mille  hommes  de  chaque  côté]  et  inférieurs  en 
qualité  de  troupes.  Cependant ,  la  guerre  resta  sur  la  rive  gauche 
du  Rhin,  dans  le  Palatinat,  autour  des  ruines  de  Spire  et  de 
Worms,  jusqu'en  septembre.  Vers  le  milieu  de  ce  mois  seule- 
ment, Lorges  passa  le  Rhin  à  Philipsbourg  et  alla  battre  et  dissi- 
siper  près  de  Phortzheim  un  camp  volant  de  six  mille  chevaux , 
commandé  par  le  prince  administratevr  (régent)  de  Wtlrtemberg, 
qui  fut  pris.  Ce  succès  n'eut  aucune  suite. 

Il  ne  se  passa  rien  vers  les  Pyrénées  qui  fût  digne  de  mémoire. 

Les  Alpes  furent  le  seul  point  du  continent  où  les  alliés  obtin- 
rent momentanément  quelques  succès.  La  défensive  imposée  à 
Gatinat,  avec  des  ressources  insuffisantes  en  équipages  et  en  maté- 
riel, eut  de  fâcheuses  conséquences.  On  peut  s'étonner  d'entendre 
parler  d'insuffisance,  après  de  si  énormes  levées  d'hommes  et  de 
chevaux  ;  mais  la  main  de  fer  de  Louvois  n'était  plus  là  pour  assu- 
rer tous  les  services  avec  sa  précision  mathématique.  La  détresse 
•financière  rejaillissait  aussi  sur  les  armées,  principalement  sur 
cette  armée  lointaine  qu'on  sacrifiait  à  celle  des  Pays-Bas.  Gati- 
nat, qui ,  d'après  les  états,  devait  avoir  cinquante  mille  hommes, 
n'en  eut  au  plus  que  trente-huit  mille,  mal  nourris  et  mal  payés. 
Il  avait  eu  ordre  de  se  borner  à  couvrir  Pignerol  et  Suze.  Le  duc 
de  Savoie,  qui  avait  de  cinquante- cinq  à  soixante  mille  hommes, 
laissa  des  corps  d'observation  devant  ces  deux  places  et  devant 
Casai,  et  fit  entrer  en  Dauphiné  trente  mille  hommes  par  les  cols 
de  Var,  de  Miraboue  et  de  l'Argentière.  Les  barbets,  avides  de  ven- 
geance ,  lui  servirent  de  guides  à  travers  les  dangereux  passages 
des  Alpes.  Le  duc,  à  la  tète  du  principal  corps ,  descendit  par  le 
col  de  Var  dans  la  vallée  de  Queîras,  qui  débouche  sur  la  Durance 
entre  Briançon  et  Embrun  :  il  mit  le  siège  devant  Embrun,  le 
5  août.  Trois  ou  quatre  mille  hommes,  tant  troupes  régulières  que 


(loWj  MADEMO[SELLE   DE   LA  TOUR-DU-PIN.  ^69 

milices,  s'étaient  jetés  dans  cette  petite  cité  montagnarde  et  la  défen- 
dirent avec  une  grande  énergie.  La  place,  quoique  dominée  par 
une  montagne  voisine,  ne  se  rendit,  le  19  août,  que  faute  de  mu- 
nitions. L'avant -garde  des  alliés  entra  le  lendemain  dans  Gap, 
qu'elle  trouva  évacué  par  les  habitants  et  qu'elle  brûla.  Tous  les 
environs  avaient  été  abandonnés  par  ordre  du  roi  et  furent  ravagés 
et  incendiés  en  représailles  de  la  dévastation  du  Piémont  et  du 
Palatinat.  Là  s'arrêtèrent  les  progrès  des  alliés.  Le  duc  de  Savoie 
fui  retenu  à  Embiiin  par  la  petite  vérole  :  Catinat,  qui  s'était  porté 
à  Grenoble,  vint  prendre  à  Pallons,  sur  la  Durance,  au-dessus 
d'Embrun,  un  poste  excellent  d'où  il  couvrait  à  la  foisBriançon  et 
Grenoble  et  menaçait  les  derrières  de  l'ennemi.  Les  nouveaux  con- 
vertis ^  contenus  par  les  milices,  ne  remuèrent  pas,  quoique  le  duc 
de  Leinster  (Schomberg)  eût  accompagné  le  duc  de  Savoie  avec 
quatre  mille  réfugiés  et  Vaudois,  et  qu'il  eût  répandu,  au  nom  de 
Guillaume  III ,  une  proclamation  où  il  appelait  les  populations  à 
la  révolte.  Il  assurait  que  Guillaume  et  ses  allies  ne  voulaient  que 
rendre  à  la  noblesse  française  son  ancienne  splendeur;  aux  parle- 
ments leur  première  autorité,  au  peuple  ses  justes  droits  '.  Les 
populations  dauphinoises  se  levèrent,  au  contraire,  pour  re[)ousser 
l'invasion ,  et  harcelèrent  les  agresseurs  par  une  guerre  de  parti- 
sans que  dirigea  une  jeune  héroïne,  dont  le  nom  mérite  d'ùtre 
conservé  par  l'histoire,  mademoiselle  de  La  Tour-du-Pin^.  Le 
duc  de  Savoie  se  sentit  perdu  s'il  attendait  l'hiver  de  ce  côté  des 
Alpes  :  il  repartit  d'Embrun,  très-souffrant  encore,  le  16  septembre, 

1.  Home,  Guillaume  III  et  Marie,  1.  m.  C'était  le  langage  de:4  faneux  pamphlets 
intitoléfl  :  Soupin  de  ta  France  esc 'are  qui  aspire  après  sa  liberté,  attribua  à  Levassor, 
aocien  oratorieri  qui  s'était  fait  arminien  et  anglican,  et  publiés  en  Ilu'.la.tdc,  de  1688 
à  1689,  par  Jarieo,  qui  trouvait  toute  arme  bonne  pourvu  qu'elle  poilÂt  coup  co:itre 
Loojs  XIV.  Ces  pamphlets,  mélange  singulier  d'aspirations  libérales  et  de  tendances 
rétrogrades  vers  un  passé  mal  connu,  sont  surtout  caractérisés  par  cette  haine  de  la 
moderne  unité  politique  et  administrative  qu'allaient  exprimer  bientôt  avec  tant 
d'énergie  les  Boulainvilliers  et  les  Saint-Simon.  Il  suffit  de  les  lire  un  peu  attentive- 
ment pour  reconnaître  qu'ils  ne  peuvent  être  de  Jurieu,  excepté  peut-étie  les  trois 
oa  quatre  derniers  des  quinze.  Jamais  Jurieu  ne  se  fût  exprimé  sur  l'cglise  romaine 
comme  on  le  fait  dans  ces  pages  presque  catholiques  encore,  et  l'esprit  politic|ue  et 
rationaliste  de  ces  écrits  n'a  rien  de  son  audace  mystique  et  apocalyptique.  K.  sur 
cette  question,  le  Dirtionnaire  des  Anonymes,  de  Barbier,  art.  Juuieu. 

2.  Le  roi  lui  donna  une  pension  comme  k  un  chef  militaire,  et,  à  sa  mort,  en  1703, 
fitphcer  son  portrait  et  ses  armoiries  à  côté  de  ceux  de  Jeanne  Dure,  à  Suint- Denis. 
Nyons,  sa  patrie,  lui  a  élevé  récemment  un  monumcat  ^eu  lB14j. 


470  LOUIS   XIV.  0698] 

après  avoir  démantelé  celte  ville,  et  rentra  en  Piémont  par  le  col 
de  TArgentière ,  moins  difficile  que  ceux  de  la  vallée  de  Queîras. 
n  laissa  seulement  quelques  troupes  dans  la  vallée  de  Barcelon- 
nette  pour  se  maintenir  en  possession  du  col  de  TArgentière  *. 

L'incursion  des  alliés  en  deçà  des  Alpes  n'eut  donc  d'autre  ré- 
sultat matériel  que  la  dévastation  d'une  partie  du  Haut-Dauphiné  ; 
mais  ce  fut  pour  eux  un  succès  d'opinion  que  d'avoir  pu  pénétrer 
en  France  ;  la  position  défensive  où  les  Français  s'étaient  trouvés 
réduits  avait  achevé  de  mettre  l'Italie  à  la  discrétion  des  alliés. 
L'empereur  exigeait  que  les  princes  et  états  de  la  Haute -Italie, 
Venise*  exceptée,  fournissent  des  contributions  et  des  quartiers 
d'hiver  aux  troupes  qu'il  entretenait  dans  l'armée  du  duc  de  Sa- 
voie :  ces  états  eussent  bien  voulu  s'en  exempter,  et  Gènes,  mal- 
gré ses  récents  et  terribles  griefs  contre  Louis  XIV,  avait  promis 
aux  diplomates  français  de  montrer  l'exemple  du  refus.  Une 
escadre  espagnole  qui  entra  brusquement  dans  le  port  de  Gènes 
obligea  les  Génois  de  révoquer  leur  résolution.  Le  vice -amiral 
d'Eslrées  revint  trop  tard  de  Brest,  avec  l'escadre  de  Toulon,  pour 
s'opposer  aux  Espagnols. 

En  Hongrie^  les  Impériaux  avaient  pris  le  Grand -Waradin; 
mais,  malgré  les  efforts  de  la  diplomatie  anglaise,  l'empereur 
n'avait  pas  voulu  proposer  des  conditions  de  paix  raisonnables,  ni 
les  Turcs  accepter  les  exigences  de  Léopold. 

Les  résultats  importants  de  la  campagne  de  1692  peuvent  se 
résumer  en  peu  de  mots  :  Louis  XIV  avait  fait  à  la  Belgique  une 
nouvelle  et  profonde  entame,  mais  il  avait  reperdu  l'ascendant 
maritime  récemment  conquis,  avec  l'espoir  d'arracher  à  son  rival 
le  trône  d'Angleterre. 

La  France  se  mit  en  mesure  de  réparer  ses  pertes  navales ,  de 
pousser  ses  avantages  aux  Pays-Bas  et  de  prendre  l'offensive  en 
Allemagne  et  en  Catalogne  :  les  alliés  se  préparèrent  à  défendre  le 
reste  de  la  Belgique,  à  insulter  les  côtes  de  la  France  et  à  tâcher 
de  fermer  l'Italie  aux  Français.  Louis,  dès  l'automne  de  1692,  créa 
treize  nouveaux  régiments  d'infanterie,  plusieurs  régiments  de 
milices  alsaciennes,  des  compagnies  franches,  un  régiment  de 

1.  Mém,  de  Catinat,  t.  II,  p.  408.  —  Saint-Hilairei  t.  II,  p.  72.  —  Qaiuci,  t.  II, 
p.  5;i7-576. 


[1693]  ORD«E   DE  SAINT-LOUIS.  a\ 

hussards,  arme  importée  de  Hongrie,  et  leva  de  nouvelles  troupes 
auxiliaires  en  Suisse.  Il  fit  construire  ou  réparer  assez  de  vais- 
seaux pour  rendre  sa  flotte  plus  puissante  qu*avant  La  Hougue  et 
fit  bûtir,  entre  autres ,  quatre  vaisseaux  dont  le  moindre  vîjilait  le 
Soleil-Royal  *.  Les  Danois,  malgré  leur  accession  à  la  ligue  d'Augs- 
bourg ,  lui  fournirent  des  matériaux  et  môme  lui  construisirent 
dcfs  bâtiments.  La  détresse  des  finances  poussant  le  gouvernement 
au  triste  expédient  de  vendre  les  régiments  et  les  compagnies,  le 
roi  voulut  compenser  en  quelque  sorte  cette  injustice  envers  les 
officiers  capables  et  pauvres  par  un  système  de  récompenses  hono- 
rifiques, et  institua  Tordre  militaire  de  Saint-Louis,  par  édit  du 
10  mai  1693.  L'ordre  fut  composé  du  roi,  grand -maître,  de  Thé- 
ritier  du  trône ,  des  maréchaux ,  de  l'amiral ,  du  général  des  ga- 
lères, de  huit  grand' s-croix ,  de  vingt -quatre  commandeurs  et 
d'un  nombre  illimité  de  chevaliers  choisis  parmi  les  officiers 
ayant  servi  dix  ans  au  moins  sur  terre  ou  sur  mer,  ces  derniers 
devant  être  dans  la  proportion  d'un  sur  huit  au  moins.  Une  dota- 
tion de  300,000  livres  fut  affectée  à  l'ordre."  Le  mérite  et  les  scr- 
vices  étaient  les  seules  conditions  exigées.  Il  n'était  pas  question 
de  la  naissance.  L'ordre  de  Saint -Louis  était  donc  une  création 
démocratique  relativement  à  celui  du  Saint-Esprit  ^. 

Le  parlement  anglais,  malgré  ses  discordes,  accorda  au  roi 
Guillaume  les  plus  forts  subsides  qui  eussent  jamais  été  votés  en 
Angleterre.  Le  chiffre  total  atteignit  5  millions  sterling,  dont  plus 
de  deux  pour  l'armée  de  terre  et  l'artillerie,  et  près  de  deux  pour 
la  marine.  On  devait  entretenir  cinquante -quatre  mille  soldats, 
dont  trente-  quatre  mille  pour  la  guerre  extérieure,  et  trente -trois 
mille  matelots  ;  de  plus,  le  parlement  consentit  à  proroger  la  con- 
vention suivant  laquelle  l'Angleterre  payait  deux  tiers  et  la  Hol- 
lande seulement  un  tiers  de  la  solde  des  troupes  allemandes  dans 
les  Pays-Bas  et  des  réfugiés  français.  Cette  année  marque  une  date 

1.  Mon.  de  Villette,  p.  144 

2.  Âneiermes  Lois  françaises,  t.  XX,  p.  181.  —  On  distribua  de  plus,  avec  solennité, 
d€8  médailles  aux  simples  marins  et  matelots  qui  se  signalaient  par  leur  courage,  et 
de  grandes  croix  en  cuivre,  de  la  forme  des  croix  de  Saint-Louis,  furent  suspendues 
aux  DiAts  des  navires  qui  avaient  livré  de  beaux  combats,  heureuse  pensée  qui  entrait 
profondément  dans  les  sentiments  des  hommes  de  mer  et  qui  personnifiait  l'équipage 
«'ans  le  navire. 


47i  LOUIS   XIV.  [169Î-1693J 

importante  dans  l'histoire  financière  de  l'Angleterre  :  d'une  part, 
on  demanda  une  très-grande  partie  des  ressources  (2  millions 
sterling  ou  25  millions  de  nos  livres]  à  un  impôt  foncier  de  20 
pour  100  établi  sur  le  revenu  de  toutes  les  propriétés  sans  excep- 
tion ,  suivant  l'exemple  qu'avait  donné  la  république  sous  Crom- 
well  ;  de  l'autre  part,  on  contracta  un  emprunt  d'un  million  ster- 
ling qui  est  le  point  de  départ  de  la  gigantesque  dette  anglaise  *. 

Les  Français  n'attendirent  pas  le  printemps  pour  agir.  Durant 
l'automne  de  1692,  la  plus  grande  partie  des  troupes  anglaises  qui 
avaient  pris  Fumes  avaient  été  cantonnées  dans  cette  ville  et  dans 
Dixmuyde,  et  l'on  craignait  que  les  alliés  ne  fissent  de  ces  deux 
places  des  avant-postes  contre  Dunkerque.  Le  28  décembre,  Bouf- 
flers  investit  brusquement  Fumes.  La  tranchée  fut  ouverte  le  5  jan- 
vier 1693;  dès  le  lendemain,  la  gamison  anglo-batave,  forte  de 
quatre  mille  hommes,  capitula  pour  éviter  d'être  faite  prison- 
nière de  guerre.  Dixmuyde  fut  évacué  sans  attendre  l'attaque. 
Une  entreprise  tentée  vers  le  môme  temps  par  un  corps  de  l'ar- 
mée d'Allemagne  contre  Rheinfels  fut  moins  heureuse;  on  ne 
put  emporter  ce  poste,  qui  eût  coupé  les  communications  entre 
Mayence  et  Goblentz. 

Ces  opérations  en  plein  hiver  semblaient  annoncer  pour  1693 
une  prompte  et  vive  campagne  ;  cependant  la  grande  armée  fran- 
çaise, l'armée  des  Pays-Bas,  ne  se  rassembla  que  dans  la  seconde 
quinzaine  de  mai.  Le  roi  avait  résolu  d'assiéger  Liège.  D  devait, 
comme  devant  Mons  et  Namur,  conduire  en  personne  le  siège,  que 
Luxembourg  couvrirait.  Les  deux  corps  d'armée  qui  devaient  ser- 
vir sous  le  roi  et  sous  Luxembourg  se  trouvèrent  massés  le  27  mal 
aux  environs  de  Mons.  Louis  était  arrivé  le  25  au  Quesnoi,  menant 
avec  lui  les  dames  ;  mais,  là,  il  fut  arrêté  huit  jours  par  un  ca- 
tarrhe et  retint  l'armée  immobile,  comme  si  l'investissement  de 
Liège  n'eût  pas  pu  s'opérer  sans  lui.  Guillaume  III,  qui  avait  formé 
son  armée  en  Brabant,  mit  à  profit  ce  délai  :  il  jeta  quinze  à  vingt 
mille  hommes  dans  Liège  et  dans  les  retranchements  que  les  alliés 

1.  Mac-Anlay,  Gwïlaume  llï^  t.  III,  ch.  1.  —  H  importe  d'observer  que  le  principe 
de  ré^a'.ité  devant  l'impAt  n'était  pas  nouveau  en  Angleterre  et  que  les  tubtidu 
votés  par  les  anciens  parlements  avaient  déjà  cette  base.  C'était  là  la  vraie  supério- 
rité des  parlementa  anglais  sur  nos  États-Généraux. 


(1693)  FAUTE   DE   LOUIS   XIV.  173 

avaient  faits  sur  les  hauteurs  qui  commandent  cette  grande  ville, 
puis  il  se  retira  avec  le  reste  de  ses  forces  dans  un  camp  retran- 
ché, à  Tabbaye  du  Parck,  près  de  Louvain,  d'où  il  couvrait 
Bruxelles.  L'attaque  de  Lîége  était  devenue  très-difficile;  mais  la 
IK)sition  de  Guillaume  était  périlleuse  au  dernier  point.  Une  partie 
des  troupes  allemandes  étant  encore  entre  Rhin  et  Meuse,  il  avait 
tout  au  plus  cinquante  mille  hommes  au  camp  du  Parck,  et  Louis 
pouvait  marcher  droit  à  lui  avec  cent  dix  mille.  Guillaume  n'eût 
pu  résister  à  une  armée  française  plus  que  double  de  son  armée 
et  enflammée  pur  la  présence  du  roi.  La  défaite  de  Guillaume  eût 
livré  au  vainqueur  non  plus  Liège,  mais  Bruxelles  et  tout  le  reste 
des  Pays-Bas  catholiques.  C'était  une  de  ces  occasions  que  la  for- 
tune n'offre  qu'une  fois.  Toute  l'armée  française  le  sentait  et  fré- 
missait d'impatience.  Rejointe  enfin  par  Louis  le  3  juin,  elle  était 
arrivée,  le  7,  à  Gembloux,  presque  à  égale  distance  de  Mons,  de 
biége  et  de  Louvain ,  et  n'attendait  que  le  signal  de  marcher  à 
Fennemi,  lorsque  tout  à  coup  le  bruit  se  répandit  que  le  roi  repar- 
tait pour  Versailles  et  démembrait  l'armée  pour  en  expédier  une 
partie  avec  le  dauphin  en  Allemagne. 

Ce  bruit  incroyable  n'était  que  trop  vrai  :  Luxembourg  s'était, 
dit-on,  jeté  aux  genoux  du  roi  pour  le  supplier  de  ne  pas  refuser 
la  victoire  qui  lui  tendait  les  bras  ;  ce  fut  en  vain  :  Louis  prétexta, 
comme  l'année  précédente  après  la  prise  de  Namur,  la  nécessité 
de  se  renforcer  en  Allemagne  pour  encourager  les  Turcs  et  de 
poursuivre  outre  Rhin  les  succès  que  commençait  à  obtenir  le 
maréchal  de  Lorges.  Étrange  calcul  :  on  tenait  dans  ses  mains 
l'âme  de  la  ligue  et  le  sort  de  la  guerre,  et  on  les  relâchait  pour 
aller  chercher  au  loin  des  succès  douteux  et  secondaires.  C'était 
la  troisième  fois,  après  1676  et  1692,  que  Louis  reculait  devant  un 
choc  décisif  contre  son  rival,  et  cette  fois  sans  la  moindre  excuse. 
Sa  réputation  militaire  en  fut  irrévocablement  et  justement  perdue. 
Bnve  et  persévérant  dans  la  guerre  de  sièges,  qui  ne  laisse  presque 
rien  à  l'imprévu,  il  se  troublait  et  cessait  d'agir  dès  qu'il  voyait  se 
présenter  devant  lui  les  chances  de  la  guerre  de  campagne.  Ses 
ennemis  désormais  se  crurent  autorises  à  le  représenter  comme 
un  rpi  de  théâtre,  sans  talent  et  sans  courage  ;  l'affection  et  le  res- 
pect de  sa  propre  armée  furent  ébranlés  ;  les  railleries  des  élran- 


474  LOUIS  XIV.  [16M1 

gers  sur  le  grand  roi  et  sa  vieille  maîtresse  se  répandirent  en  France, 
et  Ton  en  vint  bientôt  à  réprimer  par  des  peines  atroces  les  libelles 
contre  Louis  et  madame  de  Maintenon  * .  La  voix  publique  n'ayait 
point  été  injuste  dans  l'afTaire  de  Louvain  ;  c'était  bien  madame  de 
Maintenon  qui  l'avait  emporté  sur  Luxembourg  ;  les  timides  con- 
seils venus  de  Namur,  où  Louis  avait  envoyé  les  dames  «  avaient 
déterminé  la  déplorable  résolution  du  roi.  Louis,  probablement 
peu  satisfait  de  lui-même  au  fond  de  l'âme,  ne  reparut  plus  dans 
les  armées  ^. 

Si  Guillaume,  rejoint  par  les  troupes  de  Brandebourg  et  de 
Juliers ,  eût  réuni  toutes  les  forces  qu'avaient  les  alliés  entre  la 
Meuse  et  la  mer,  il  eût  été  à  son  tour  supérieur  de  quelques  mil- 
liers d'hommes  aux  Français  ;  mais  il  n'osa  dégarnir  Liège  ni  cesser 
de  protéger  Bruxelles.  Luxembourg,  qui  avait  conservé  plus  de 
quatre-vingt  mille  soldats,  lui  semblait  encore  trop  redoutable. 
Luxembourg,  de  son  côté,  ne  crut  pas  pouvoir  attaquer  Guillaume 
dans  son  camp  du  Parck  et  tâcha  de  l'en  tirer  par  d'habiles  ma- 
nœuvres. Le  manque  de  vivres  gêna  quelque  temps  ses  opérations; 
le  service  de  l'intendance  ne  se  faisait  plus  comme  sous  Louvois. 
Luxembourg  s'était  posté  à  Meldert,  entre  Tillemont  et  Louvain, 
et,  de  là,  inquiétait  son  adversaire  sur  Liège.  Guillaïune  voulut 
détourner  les  Français  de  Liège  et  lança  vers  la  Flandre  française 
une  quinzaine  de  mille  hommes,  qui  forcèrent  les  lignes  défen- 
sives tracées  de  l'Escaut  à  la  Lis,  entre  Espierre  et  Menin,  et  qui 
mirent  à  contribution  le  plat  pays  depuis  Courtrai  jusqu'aux  portes 
d'Arras.  Luxembourg,  pendant  ce  temps,  faisait  investir  Hui  par 

1.  En  1694,  un  imprimeur  et  un  relieur  furent  pendus,  par  sentence  du  lieutenant 
de  police  La  Reinie,  pour  avoir  imprimé,  relié  et  débité  des  libelles  sur  le  mariage 
du  roi  et  de  madame  de  Maintenon.  Un  de  ces  libelles  est  intitulé  :  VOmbn  di 
M.  fcarron.  Une  gravure  parodie  le  monument  de  la  place  des  Victoires.  Le  roi,  au 
lieu  d'avoir  quatre  statues  enchaînées  sous  ses  pieds,  est  enchaîné  lui-même  par  quatre 
femmes,  La  Vallière,  Fontanges,  Montespan  et  Maintenon.  Plusieurs  personnes, 
pour  la  même  affaire,  furent  mises  à  la  question  ou  moururent  à  la  Bastille.  V.  But" 
Utin  bibliographique  de  Techener,  octobre  1836  ;  art.  de  M.  J.-C.  Brunet  sur  le  journal 
ms.  de  Tavocat  Bruneau.  —  Vers  le  même  temps,  un  libelliste,  auteur  d'un  pamphlet 
contre  l'archevêque  de  Reims  Le  Tellier,  intitulé  :  Le  Cochon  mitre,  fut  enfermé  dans 
une  cage  de  fer  au  mont  Saint-Michel. 

2.  La  Fare,  p.  300.  —  Feuquiéres,  t.  II,  p.  200.  —  Œuvres  de  Louis  ÏIV,  t.  IV, 
p.  401.  —  SaintrSimon ,  t.  !•»,  p.  95.  —  Racine,  OEucre»,  t.  VI,  p.  355.  -^  Quinci, 
t.  II,  p.  612. 


[ifSt]  LIBELLES  CONTRE   LE   ROI.  475 

un  gros  détachement.  La  ville  et  les  deux  forts  furent  pris  en  cinq 
jours  (19-24  juillet).  Hui  était  l'étape  entre  Namur  et  Liège.  Hui 
emporté,  Luxembourg  marcha  sur  Liège  avec  toute  son  armée. 
Guillaume  décampa,  s'avança  sur  le  territoire  liégeois  et  envoya 
cinq  mille  fantassins  renforcer  le  corps  qui  gardait  Liège  ;  puis 
il  rentra  en  Brabant,  afin  d'aller  regagner  son  camp  du  Parck. 

Luxembourg  ne  lui  en  laissa  pas  le  temps.  Luxembourg  trompa 
Guillaume  en  feignant  de  dépêcher  une  partie  de  son  armée  au 
secours  de  la  Flandre  française  et,  par  une  marche  aussi  rapide 
que  savanunent  combinée,  il  joignit  l'ennemi  le  28  juillet  au  soir 
àNeerwinden,  entre  Saint-Tron  et  Tillemont.  Sur  quatre-vingt- 
cinq  ou  quatre-vingt-dix  mille  hommes  que  comptait  l'armée 
alliée  dans  les  Pays-Bas,  Guillaume,  grâce  à  ses  mauvaises  com- 
binaisons, n'en  avait  guère  plus  de  cinquante  mille  sous  la  main. 
Il  lui  restait  une  chance  d'éviter  ime  lutte  devenue  inégale  par  sa 
faute.  Il  pouvait,  durant  la  nuit,  se  retirer  derrière  la  petite  rivière 
de  Gheete.  Il  n'en  voulut  rien  faire  et  n'usa  de  ce  délai  de  quel- 
ques heures  que  pour  se  retrancher  le  plus  fortement  possible. 
Son  poste,  il  est  vrai,  était  très-avantageux  à  défendre.  L'armée 
alliée  appuyait  sa  droite  au  village  de  Neerwinden  et  à  la  Gheete, 
sur  laquelle  elle  avait  jeté  des  ponts ,  sa  gauche  au  village  de  Neer- 
landen  et  au  ruisseau  de  Landen.  Le  centre  était  couvert  par  un 
long  coteau  qui  s'étendait  d'un  village  à  l'autre  et  que  les  alliés 
avaient  coupé  d'un  retranchement  fossoyé  avec  une  célérité  sur- 
prenante. Derrière  ce  retranchement,  les  alliés  étaient  presque  à 
l'abri  du  canon.  Les  deux  villages  étaient  hérissés  d'abatis  d'ar- 
bres :  des  haies,  des  fossés,  des  terrains  accidentés  en  défendaient 
les  abords.  Neerlanden  fut  reconnu  presque  inaccessible  :  Luxem- 
bourg, le  29  juillet  au  matin ,  n'engagea  de  ce  côté  qu'une  fausse 
attaque  et  porta  tout  son  effort  sur  Neerwinden.  La  cavalerie  fran- 
çaise prit  position  au  cei^tre,  en  face  du  retranchement  ennemi  et 
entre  les  deux  colonnes  d'infanterie  qui  attaquaient  les  villages. 
Ce  fut  le  plus  terrible  choc  de  toute  cette  guerre ,  plus  terrible 
que  Steenkerke  même.  Neenvinden  fut  deux  fois  pris  et  repris  avec 
un  affreux  carnage.  Les  deux  infanteries  luttèrent  d'obstination 
et  de  fui-tnir,  tandis  que  la  cavalerie  française  essuyait,  immobile, 
durant  quatre  heures  entières,  le  feu  de  quatre-vingts  pièces  de 


476  LOUIS   XIV.  11693J 

canon ,  plongeant  de  la  colline  dans  la  petite  plaine  où  ses  esca- 
drons étaient  en  bataille.  On  dit  que  Guillaume,  étonné  que  cette 
cavalerie  ne  s*ébranlàt  pas,  accourut  à  ses  batteries,  accusant  le 
peu  de  justesse  de  ses  pointeurs.  Quand  il  eut  vu  Teffet  de  ses 
canons  et  les  escadrons  ne  remuer  «que  pour  resserrer  les  rangs 
à  mesure  que  les  files  étaient  emportées,  »  il  laissa  échapper  ce 
cri  d'admiration  et  de  colère  :  «  Oh  !  Tinsolente  nation  '  !  » 

Neerwinden  était  resté  au  pouvoir  de  l'ennemi  :  la  cavalerie,  enfin 
lancée,  avait  chargé  par  deux  fois  contre  le  retranchement  de  la  col- 
line sans  pouvoir  l'emporter.  La  plupart  des  généraux  conseillaient 
la  retraite  ;  Luxembourg  s'y  refusa  et  jeta  la  réserve  sur  Neerwin- 
den. Les  gardes  françaises  et  suisses  et  le  reste  de  l'infanterie  qui 
n'avait  pas  donné  assaillirent  à  la  fois  le  viUage  et  l'extrémité  du 
retranchement  qui  y  aboutissait.  Pendant  une  heure  et  demie,  le 
succès  fut  encore  en  balance  :  quand  les  gardes  françaises  eurent 
épuisé  leurs  munitions ,  ils  mirent  la  baïonnette  au  bout  du  fusil 
et  enfoncèrent  l'ennemi  à  l'arme  blanche.  C'est  la  prçmière  charge 
à  la  baïonnette  dont  notre  histoire  ait  gardé  le  souvenir*.  Neerwin- 
den Jonché  de  morts,  demeura  enfin  dans  les  mains  des  Français. 
Les  gardes  françaises  firent  alors  ébouler  l'extrémité  du  retran- 
chement ennemi,  à  la  droite  de  Neerwinden,  pour  ouvrir  un  pas- 
sage à  la  cavalerie  :  la  maison  du  roi  pénétra  par  cette  ouverture; 
elle  fut  d'abord  repoussée  par  la  cavalerie  ennemie ,  que  condui- 
sait Guillaume  en  personne  et  que  soutenait  le  feu  terrible  de  l'in- 
fanterie; mais  Luxembourg  la  rallia  en  un  moment.  Un  autre 
corps  de  cavalerie  française  passa  entre  Neerwinden  et  la  Gheete, 
à  travers  des  haies  et  des  ravins  que  Guillaume  avait  crus  impé- 
nétrables aux  chevaux,  et  prit  les  alliés  à  revers.  Un  corps  qui 
était  resté  à  Hui  arriva  en  ce  moment  sur  le  champ  de  bataille  et 
soutint  ce  mouvement  à  la  gauche  de  Neerwinden.  La  cavalerie 
ennemie,  chargée  en  front  et  en  flanc,  se  rompit  :  toute  l'aile 

1.  Saint-Simon,  1. 1",  p.  m. 

2.  Ce  n'était  pas  encore  toutefois  la  baïonnette  moderne.  Ce  n'était  qu'un  coutelas 
[baynete]  qu'on  enfonçait  dans  le  canon  du  fusil  après  avoir  tiré  :  Vauban  n*avait 
pas  encore  inventé  d'adapter  cette  lame  au  canon  sans  empêcher  le  tir^  c'est-à-dire 
de  réunir  l'arme  blanche  à  l'arme  de  tir  et  de  confondre  en  un  seul  combattant  le 
piquier  et  le  mousquetaire.  M.  Mac-Aulay  rapporte  que  le  général  écossais  Mao-Kay 
avait  eu  la  même  idée  dés  1GB9. 


11693J  BATAILLE  DE  NEERWINDEN.  177 

droite  ennemie  fut  sabrée,  mise  en  fuite  ou  précipitée  dans  la 
Gheete.  Les  débris  de  cette  aile  gagnèrent  Tillemont  et  Louvain. 
L'aile  gauche,  évacuant  Neerlanden,  se  retira  en  assez  bon  ordre, 
mais  non  sans  des  pertes  cruelles,  sur  Leewe  et  Diest.  Les  rela- 
tions les  plus  modérées  évaluent  la  perte  des  ennemis  de  dix  à 
douze  mille  hommes  restés  sur  le  champ  de  bataille,  sans  compter 
tous  ceux  qui  se  noyèrent  dans  la  Gheete  :  deux  mille  prisonniers, 
soixante-seize  canons,  huit  mortiers  ou  obusiers,  plus  de  quatre- 
vingts  drapeaux  ou  étendards  demeurèrent  au  pouvoir  du  vain- 
queur. Le  chef  des  réfugiés ,  Ruvigni ,  s'était  trouvé  un  moment 
parmi  les  prisonniers  :  il  fut  relâché  dans  Tinstant  et  on  ne  fit 
pas  semblant  de  le  savoir.  »  Ceux  qui  l'avaient  pris  épargnèrent 
aux  destructeurs  de  l'Édit  de  Nantes  un  grand  embarras  ou  un 
acte  odieux  de  plus*. 

Les  Français  avaient  probablement  perdu  presque  autant  de 
monde  que  l'ennemi;  si  cher  qu'eût  coûté  la  victoire  de  Neerwin- 
den,  elle  était  si  grande,  que  le  général  victorieux  semblait  pou- 
voir tout  entreprendre.  Bruxelles  terrifiée  attendait  les  Français. 
Guillaume,  en  réunissant  les  débris  mutilés  de  son  armée,  ne  de- 
vait pas  avoir  trente  mille  hommes.  Il  semblait  que  Luxembourg 
n'eût  qu'à  marcher  sur  la  capitale  de  la  Belgique.  Il  ne  le  fit  pas. 
U  laissa  à  Guillaume  le  temps  de  se  réorganiser  dans  Bruxelles, 
d'y  recevoir  des  secours  de  Hollande  et  de  rappeler  le  corps  en- 
voyé contre  la  Flandre  française.  La  conduite  de  Luxembourg 
n'est  pas  suffisanunent  expliquée.  L'armée,  dit-on,  manquait  de 
vivres;  mais,  dans  ce  gras  pays  de  Brabant,  l'obstacle  n'eût  pas 
été  sans  doute  insurmontable.  Quelques  mémoires  contemporains 
accusent  Luxembourg  d'avoir  voulu  prolonger  la  guerre  :  on 
hésite  à  s'arrêter  devant  cette  imputation  banale ,  répétée  succes- 
sivement contre  tant  de  généraux  célèbres  :  la  gloire  qu'eût  value 
à  Luxembourg  la  paix  dictée  dans  Bruxelles  à  la  coalition  euro- 
péenne eût  certes  bien  compensé  pour  lui  la  prolongation  de  son 
commandement.  Quoi  qu'il  en  soit,  pendant  tout  le  mois  qui  suivit 
labataiDe,  l'armée  victorieuse  ne  fit  pas  autre  chose  que  de  mettre 
à  contribution  les  campagnes  et  les  petites  villes  du  Liégeois  et 

1.  SaintrSimon,  t.  I",  p.  101.  —  Saintrffilaire,  t.  H,  p.  96.  —  Berwick,  t.  I«, 
p.  119.  -  Qainci,  t.  TL,  p.  616-644.  —  Mac-Aulay,  Guillaume  IH,  t.  III,  ch.  2. 

XIV.  *2 


478  LOUIS   XIV  [16931 

du  Brabant  espagnol  et  hollandais;  ce  fut  seulement  le  9  sep- 
tembre que  les  Français  investirent,  non  pas  Liège  ou  Bruxelles 
(il  n'était  plus  temps),  mais  Gharleroi.  Cette  ville,  fortifiée  par 
Vauban  tandis  qu'elle  était  en  la  possession  de  Louis  XIV,  fut 
mieux  défendue  que  ne  Tavait  été  aucune  autre  place  des  alliés; 
la  garnison  ne  se  rendit  que  le  11  octobre,  quand  elle  se  vit  ré- 
duite de  quatre  mille  cinq  cents  hommes  à  douze  cents. 

Ce  n'était  pas  là  un  résultat  suffisant  de  la  victoire  de  Neerwin- 
den,  ni  surtout  du  vaste  déploiement  de  forces  étalé  par  Louis  XIV 
au  commencement  de  la  campagne.  Il  semble  que  les  résultats 
s'amoindrissaient  à  mesure  que  les  armées  augmentaient.  On  était 
déjà  loin  du  temps  où  Turenne  obtenait  de  si  prodigieux  succès 
avec  vingt  ou  trente  mille  hommes  !  Gharleroi  n'était  pas  néan- 
moins une  conquête  à  mépriser;  elle  assurait  les  autres  con- 
quêtes, en  débarrassant  complètement  le  pays  de  Sambre  et  Meuse 
et  en  reliant  Mons  et  Namur.  Toute  la  partie  wallonne  des  Pays- 
Bas  esixignols ,  excepté  la  seule  ville  d'Âth ,  était  entre  les  mains 
des  Français. 

C'était,  comme  on  l'a  dit,  dans  l'espoir  de  faire  faire  à  son  fils 
une  campagne  décisive  en  Allemagne,  que  Louis  XIV  avait  laissé 
échapper  de  ses  mains  l'entière  conquête  de  la  Belgique.  La  cam- 
pagne d^Âllemagne  fut  aussi  nulle  qu'à  l'ordinaire.  Le  maréchal 
de  Lorgcs  avait  ouvert  les  opérations  sur  la  rive  droite  du  Rhin 
avec  une  belle  armée  de  quarante-cinq  mille  hommes,  dont  moitié 
cavalerie.  Il  avait  pris  d  assaut  Heidelberg,  le  22  mai  :  la  malheu- 
reuse ville,  toute  noircie  encore  des  flammes  de  1689,  avait  été 
livrée  au  pillage  et  incendiée  pour  la  seconde  fois.  Toute  la  popu- 
lation fut  expulsée  sans  vivres  et  presque  sans  vêtements.  Le  châ- 
teau, ou  plutôt  les  débris  du  château,  se  rendirent  à  peu  près  sans 
coup  férir,  et  les  Français  y  ajoutèrent  ruine  sur  ruine,  en  détrui- 
sant tout  ce  que  les  alliés  avaient  rétabli  de  fortifications.  La  rapa- 
cité du  soldat  ajouta  de  nouvelles  horreurs  à  ces  scènes  de  destruc- 
tion ;  les  tombeaux  des  électeurs  palatins  furent  fouillés  pour  y 
chercher  des  trésors,  et  leurs  restes  furent  jetés  au  vent.  Lorges 
évacua  ensuite  ces  monceaux  de  décombres.  Le  roi  comptait  qu'il 
profiterait  de  sa  supériorité  pour  prendre  Heilbron  et  battre  ou 
rejeter  au  loin  le  prince  Louis  de  Bade ,  sans  laisser  le  temps  au 


116931  CHAKLEKOl     UEIDELBERG.  479 

prioce  Louis  de  recevoir  les  renforts  nombreux  qui  étaient  en 
marche  *.  Lorges  trouva  des  difficultés  à  tout  et  ne  fit  rien,  jus- 
qu'à ]a  jonction  avec  le  dauphin,  qui  amena  de  Flandre  une  ving- 
taine de  mille  hommes.  On  n*agit  pas  plus  vivement  après  la  jonc- 
tion :  on  passa  le  Necker  ;  on  menaça  le  camp  où  le  prince  de 
Bade  avait  réuni  près  de  Heilbron  toutes  ses  forces,  très -infé- 
rieures à  celles  des  Français;  la  position  étant  inattaquable  de 
front,  on  n'essaya  pas  de  la  tourner,  et  Ton  se  contenta  de  ravager 
le  Wilrtemberg  pour  tout  exploit.  Dès  le  commencement  de  sep- 
tembre, quelques  troupes  retournèrent  aux  Pays-Bas;  d'autres 
furent  expédiées  en  Piémont,  et  le  dauphin  retourna  joindre  le  roi 
à  Versailles  :  la  campagne  n'avait  pas  été  plus  brillante  pour  le 
fils  que  pour  le  père  ^. 

Si  Tannée  1693  fut  désavantageuse  à  la  gloire  personnelle  de 
Louis  XIV  et  le  vit  perdre  la  chance  qu'il  avait  eue  de  terminer  la 
guerre  par  un  grand  triomphe,  cette  année  fut  loin  toutefois  d'af- 
faiblir l'ascendant  des  armes  françaises  :  la  France  eût  pu  tout 
gagner;  elle  gagna  quelque  chose  et  fit  quelques  pas  en  avant. 

Comme  Tannée  précédente,  les  ennemis  avaient  pris  TofTensive 
du  côté  des  Alpes.  Dans  le  courant  de  juin,  un  corps  espagnol, 
venu  du  Milanais,  avait  conmiencé  le  blocus  de  Casai;  dans  la 
seconde  quinzaine  de  juillet,  le  gros  de  Tarmée  alliée,  sous  les 
ordres  du  duc  de  Savoie,  marcha  sur  Pignerol.  Le  duc  avait  eu 
d*abord  le  projet  de  rentrer  en  Dauphiné  par  la  vallée  de  Barce- 
lonette,  mais  les  Français  l'avaient  prévenu  ;  un  corps  détaché  par 
Catinat  venait  de  chasser  les  Piémontais  de  cette  vallée  et  de  fer- 
mer ainsi  aux  étrangers  la  frontière  française.  Catinat,  récemment 
nommé  maréchal  de  France  ',  protégeait  Pignerpl  avec  une  armée 
très-inférieure  aux  ennemis  et  harcelée  par  les  barbets.  Le  duc 
essaya  de  le  tourner  afin  de  pénétrer  en  Dauphiné  ou  en  Savoie. 

1.  L'électeur  de  Saxe,  ébranlé  par  la  diplomatie  française,  avait  été  re«a{^né  par 
l'empereur  et  avait  promis  douze  mille  soldats ,  moyennant  400^000  reichtlialers 
payés  en  partie  par  TAngleterre  et  la  Hollande. 

2.  Uiirtê  miUL,  t.  Vm ,  p.  193, 292,  317.  —  Saint-Hilaire ,  t.  II, p.  107.  —  Quinci, 
t.  II,  p,  &46-662.  —  Larrel,  t.  II,  p.  1B5. 

3.  Le  roi  avait  fait,  le  27  mars,  une  promotion  de  sept  maréchaux,  entre  lesquels 
Catinat  et  Tourville.  Le»  vice*amlraux  étant  supérieurs  aux  lieutenant*j-;ît  nêraux, 
sans  être  égaux  aux  maréchaux  de  France,  il  manquait  dans  la  marine  un  grade 
éfiuiralent  an  maréclialat. 


180  LOUIS  XIV.  [1698] 

Gatinat  se  replia  sur  Fenestrelles  et  couvrit  la  frontière ,  mais  en 
découvrant  Pignerol.  Le  duc  mit  le  siège  devant  Pignerol.  Gatinat 
s'était  fié  à  la,  bonté  de  la  place  et  au  courage  de  la  garnison  : 
Tévénement  le  justifia.  Deux  grands  mois  s*écoulèrent  :  Pigne- 
rol ne  se  rendait  pas;  Gatinat,  immobile  dans  son  camp  de 
Fenestrelles ,  s'y  était  renforcé  peu  à  peu.  Le  27  septembre,  il  fit 
passer  à  son  armée  les  cols  abrupts  qui  séparent  la  vallée  du 
Gluson  de  celle  de  la  petite  Doire  et  se  porta  de  Fenestrelles  à 
Bussolino,  au-dessous  de  Suze.  Le  29,  il  entra  à  Avigliana.  La 
gendarmerie  (grosse  cavalerie  d'élite),  détachée  de  l'armée  d'Al- 
lemagne, le  joignit  le  l^'  octobre,  et  il  descendit  dans  la  plaine  du 
Piémont  avec  près  de  quarante  mille  hommes,  4pnt  au  moins 
quinze  mille  cavaliers.  Les  partis  français  allèrent  saccager  le 
Finage  (banlieue)  de  Turin  et,  sur  l'ordre  exprès  du  roi,  brûler 
la  belle  vUla  du  duc  de  Savoie ,  la  Vénerie,  pour  venger  la  dévas- 
tation du  Haut-Dauphiné,  qui  n'avait  été  elle-même  qu'une  ven- 
geance de  la  dévastation  du  Piémont. 

Le  duc  de  Savoie  leva  trop  tard  le  siège  de  Pignerol  pour  pou- 
voir regagner  Turin.  Les  Français  étaient  déjà  entre  son  armée  et 
sa  capitale.  Il  ne  put  ni  éviter  le  combat  ni  choisir  son  champ  de 
bataille.  Le  3  octobre,  les  deux  armées  furent  en  présence,  près 
de  la  Harsaille  (Marsaglia) ,  entre  les  deux  petites  rivières  de  la 
Gisola  et  du  Sangone.  Le  duc  de  Savoie  eût  pu  établir  fortement 
sa  gauche  en  se  saisissant  des  hauteurs  de  Piosasco  ;  il  ne  le  fit  pas, 
ne  sut  pas  davantage  appuyer  sa  droite  au  Sangone,  et  se  contenta 
de  s'épauler  contre  de  petits  bois  qui  n'étaient  pas  même  impéné- 
trables à  la  cavalerie.  Gatinat  profita  de  cette  double  faute  et  se 
mit  en  mesure  de  déborder  à  la  fois  l'ennemi  sur  les  deux  flancs. 
Le  lendemain  matin,  4  octobre,  les  Français  attaquèrent  sur  toute 
la  ligne.  Le  centre  des  ennemis  était  protégé  par  une  longue  haie 
fossoyée  :  cet  obstacle  fut  franchi  par  Gatinat  en  personne,  tandis 
que  l'aile  droite  des  Français  tournait  la  gauche  des  ennemis, 
formée  des  troupes  espagnoles.  L'infanterie  culbuta  escadrons  et 
bataillons  à  la  baïonnette  et  sans  tirer.  C'était  la  première  fois 
qu'on  voyait  l'infanterie  charger  la  cavalerie  au  lieu  d'en  attendre 
le  choc.  La  gloire  de  la  baïonnette  française,  conunencée  à  Neer- 
winden,  fut  consommée  à  La  Harsaille,  avant  même  que  labaïon- 


[169SI  BATAILLE  DE   LA  MARSAILLE.  481 

nette  eût  reçu  le  dernier  perfectionnement  qui  devait  faire  du  fusil 
Tarme  par  excellence. 

Sur  la  gauche,  la  victoire  Jut  plus  disputée.  Le  duc  de  Savoie, 
à  la  tôte  de  ses  Piémontais  et  d'une  partie  des  Impériaux,  fit 
d'abord  plier  la  première  ligne  française  ;  mais  la  gendarmerie, 
qui  faisait  la  seconde  ligne,  rompit  la  cavalerie  alliée  par  des 
charges  terribles  et  prit  en  flanc  rinfanterie  de  la  droite  et  du 
centre  ennemi,  que  Finfanterie  française  attaquait  de  front.  Aile- 
mands,  Yaudois,  réfugiés  huguenots,  furent  enfoncés  et  taillés  en 
pièces  après  une  courageuse  résistance.  Schomberg,  duc  de  Lein- 
8ter,  resta  blessé  à  mort  sur  le  champ  de  bataille,  que  couvraient 
huit  ou  neuf  mille  ennemis  et  deux  mille  Français.  Deux  mille 
prisonniers,  une  trentaine  de  canons  et  plus  de  cent  drapeaux  ou 
étendards  tombèrent  au  pouvoir  des  Français. 

Cette  grande  victoire,  comme  celle  de  Neerwinden,  eut  peu  de 
conséquences  ;  mais  on  ne  saurait  en  faire  un  reproche  à  Gatinat  : 
il  n'avait  ni  argent,  ni  équipages  de  siège,  et  ne  put  attaquer  ni 
Turin  ni  Goni  ;  il  dut  se  contenter  de  mettre  le  Piémont  à  contri- 
bution. A  la  nouvelle  de  la  bataille,  les  ennemis  avaient  levé  le 
blocus  de  Casai,  en  abandonnant  leur  matériel  et  leurs  munitions. 
Au  mois  de  décembre,  la  plus  grande  partie  de  l'armée  victorieuse 
retourna  hiverner  en  Dauphiné  et  en  Provence  * . 

En  Catalogne,  le  maréchal  de  Noailles  avait  obtenu  un  succès 
de  quelque  importance  parla  conquête  de  Roses  [Rosas)  (27  mai-9 
Juin).  L'ordre  d'envoyer  du  renfort  à  Gatinat  empêcha  Noailles  de 
pousser  ses  avantages. 

Le  vice-amiral  Victor-Marie  d'Estrées,  qui,  avec  l'escadre  de  la 
Méditerranée,  avait  coopéré  à  la  prise  de  Rosas,  appareilla  ensuite 
pour  rejoindre  Tourville  et  la  flotte  de  Brest  sur  les  côtes  de  Por- 
tugal :  il  ne  rejoignit  pas  Tourville  à  temps  pour  prendre  part  aux 
importants  événements  maritimes  qui  s'accomplissaient  en  ce 
moment  même. 

Petit-Renau,  le  Vauban  de  nos  armées  de  mer,  avait  suggéré 
au  conseil  du  roi  un  plan  excellent  pour  frapper  l'ennemi  dans 
son  endroit  le  plus  sensible,  dans  son  commerce  naval.  La  flotte 

1.  Mém.  de  Catinai,  t.  II,  p.  151-282.  —  Id.  de  Saint  Hilaire,  t.  H,  p.  116-119.  — 
Qamci,  i.  n,  p.  662-699. 


482  LOUIS  XIV.  11693] 

anglobatave  s'était  assemblée  de  bonne  heure  à  Spithead,  afin  de 
protéger  le  départ  d'une  grande  flotte  marchande,  composée  de 
tous  les  navires  anglais,  hollandais  hambourgeois,  flamands,  à 
destination  de  la  Méditerranée  et  du  Levant.  La  grande  flotte  fran- 
çaise, de  son  côté,  s'était  assemblée  à  Brest;  elle  comptait  soixante- 
onze  vaisseaux  de  ligne,  ce  qui  faisait  quatre-vingt-treize  vaisseaux 
à  la  mer,  y  compris  les  vingt-deux  de  l'escadre  de  Toulon,  qui 
avait  de  plus  trente  galères.  C'était  là  cette  marine  que  certains 
historiens  nous  dépeignent  comme  anéantie  après  La  Hougue! 
Jamais  la  France  n'avait  déployé  de  telles  forces  navales.  Tourville 
appareilla  de  Brest  le  26  mai  à  l'insu  des  ennemis  et  fit  voile  pour 
la  côte  des  Algarves ,  où  d'Estrées  devait  le  rallier  et  où  tous  deux 
devaient  attendre  la  flotte  marchande  ennemie.  Trois  semaines 
après,  la  flotte  de  Smyme,  comme  on  l'appelait,  escortée  par 
vingt-trois  vaisseaux  que  commandait  le  vice-amiral  Rooke ,  un 
des  chefs  d'escadre  anglais  de  La  Hougue,  partit  des  côtes  d'An- 
gleterre pour  le  détroit  de  Gibraltar.  A  peine  s'était-elle  séparée 
de  la  grande  flotte  anglobatave  qui  l'avait  convoyée  jusque  vers 
le  golfe  de  Gascogne,  que  celle-ci  fut  informée  du  départ  de  Tour- 
ville.  Des  corvettes  d'avis  furent  expédiées  en  toute  hâte  pour  rap- 
peler l'amiral  Rooke;  mais  la  flotte  marchande,  poussée  par  un 
bon  vent,  avait  déjà  trop  d'avance  ;  on  ne  put  la  rejoindre  ;  elle 
alla  se  jeter  tout  droit  dans  les  mains  redoutables  qui  l'attendaient. 
Tourville,  depuis  les  premiers  jours  de  juin,  était  en  panne  dans 
la  rade  de  Lagos,  derrière  le  cap  Saint- Vincent,  barrant  le  pas- 
sage du  détroit. 

Le  26  juin,  Tourville,  averti  de  l'approche  d'une  flotte  nom- 
breuse ,  prit  le  large ,  afin  de  ne  combattre  qu'à  son  gré  et  à  son 
avantage.  Ce  mouvement  lui  fit  perdre  le  dessus  du  vent  et,  le 
lendemain,  quand  il  fut  assuré  de  n'avoir  affaire  qu'à  la  flotte 
de  Smyme,  il  fut  obligé  de  louvoyer  pour  regagner  le  vent.  Les 
ennemis  profitèrent  de  ce  délai  pour  avancer  vers  le  détroit. 
Néanmoins,  sur  le  soir  du  27  juin,  les  meilleurs  voiliers  de  la 
flotte  française  atteignirent  l'arrière-garde  ennemie.  Deux  vais- 
seaux de  guerre  hollandais  furent  pris  après  une  courageuse 
défense;  un  vaisseau  de  guerre  anglais  fut  brûlé.  Pendant  la 
nuit,  l'avant-garde  française  tourna  l'arrière-garde  ennemie  et 


' 


(1693]  LA   FLOTTE   DE   SMYRNE.  183 

renferma  entre  elle  et  la  terre.  L*amiral  Rooke,  sentant  la  rési- 
stance impossible ,  prit  la  fuite  au  large  avec  la  meilleure  partie 
de  l'escorte  et  un  petit  nombre  de  navires  marchands,  abandon- 
nant à  son  sort  le  reste  de  cette  malheureuse  flotte.  Les  bâtiments 
de  commerce  qui  avaient  gagné  les  devants  se  réfugièrent  dans 
les  ports  de  la  côte  espagnole.  La  journée  du  28  juin  offrit  un 
effrayant  spectacle  :  les  nombreux  bâtiments  de  Tarrière-garde 
ennemie ,  enfermés  dans  un  demi-cercle  de  feu  qui  se  resserrait 
toujours,  sautaient  ou  amenaient  leurs  pavillons  les  uns  après 
les  autres.  Toute  la  mer  semblait  en  feu  !  Le  lendemain,  Tour- 
Tille  se  porta  sur  Cadix,  où  s'étaient  réfugiés  une  trentaine  de 
vaisseaux  ennemis;  deux  vaisseaux,  qui  n'avaient  pas  eu  le  temps 
de  gagner  le  port,  furent  bi-ûlés  sous  le  canon  de  la  ville.  La  flotte 
française,  raUiée  devant  Cadix,  y  fit  le  compte  de  ses  terribles 
exécutions  :  elle  avait  détruit  quarante-cinq  navires  et  en  avait 
pris  vingt-sept.  Jean  Bart,  le  roi  des  corsaires,  en  avait  pris  ou 
brûlé  six  pour  sa  part.  Beaucoup  de  ces  vaisseaux  marchands 
étaient  armés  de  trente ,  quarante  et  jusqu'à  cinquante  canons  et 
au-delà.  Tourville  ne  s'estima  point  encore  satisfait.  Il  passa  le 
détroit,  fit  prendre  ou  brûler  sous  Gibraltar  môme  une  quinzaine 
de  vaisseaux  fugitifs,  et  alla  en  personne  forcer  le  port  de  Malaga 
et  y  détruire  encore  quelques  débris  de  la  flotte  alliée.  La  perte 
totale  des  alliés  fut  de  près  de  cent  navires  et  de  plus  de  30  mil- 
lions. La  Hougue  était  vengée? 

Un  an  après  La  Hougue,  le  gouvernement  de  Louis  XIY  put^ 
sans  forfanterie,  consacrer  une  médaille  à  la  splendeur  maritime 
de  la  France  {splendor  rei  navalis)  et  y  montrer  la  France,  le 
trident  à  la  main,  assise  sur  le  char  de  Neptune.' 

Rien  ne  pourrait  exprimer  la  colère  des  Anglais,  frappés  à  la 
fois  dans  leurs  deux  passions  les  plus  âpres,  l'intérêt  et  l'orgueil. 
La  chambre  des  communes  voulait  mettre  en  accusation  tous  les 
amiraux!  L'amirauté  anglaise  essaya  de  donner  satisfaction  à 
Fopinion  publique  par  une  éclatante  vengeance.  Saint-Malo  et 
Dunkerque,  ces  deux  formidables  nids  de  corsaires,  étaient,  parmi 
les  commerçants  et  les  marins  de  l'Angleterre,  le  double  objet 
d'une  haine  qui  allait  jusqu'au  délire  :  les  Malouins,  à  eux  seuls, 
avaient  peut-être,  depuis  le  commencement  de  la  guerre,  enlevé 


184  LOUIS  XIV.  [169»1 

aux  alliés  deux  mille  voiles!  L'amirauté  fît  secrètement  con- 
struire, en  forme  de  vaisseau,  une  effroyable  machine  infernale, 
destinée  à  Tanéantissement  de  Saint-Malo.  Le  26  novembre,  une 
escadre  de  vingt-cinq  vaisseaux  anglais  parut  en  vue  de  Saint- 
Malo.  Le  gouverneur  de  Bretagne ,  la  noblesse,  les  marins,  les 
milices  des  environs,  accoururent  pour  repousser  la  descente 
attendue.  Les  Anglais  se  saisirent  de  quelques  petits  postes,  jetè- 
rent quelques  bombes ,  puis,  tout  à  coup,  le  30  novembre  au 
soir,  ils  lancèrent  leur  machine.  Personne  ne  soupçonnait  le 
danger  dont  on  était  menacé.  Déjà  le  vaisseau  infernal  n'était 
plus  qu'à  portée  de  pistolet  des  murailles,  quand,  par  bonheur, 
il  échoua  sur  une  roche  et  s'ouvrit  :  l'ingénieur  qui  l'avait  con- 
struit y  mit  le  feu  au  hasard,  et  la  machine  lança,  non  sur  la 
ville,  mais  sur  la  campagne,  l'épouvantable  masse  de  fer  et  de  feu 
cachée  dans  ses  flancs.  La  commotion  brisa  toutes  les  vitres  de  la 
ville  et  fit  crouler  une  partie  des  toitures  et  des  murailles  ;  mais 
il  n'y  eut  d'autres  victimes  que  l'auteur  même  de  la  machine  et 
ses  matelots,  qui  avaient  été  mis  en  pièces.  Cet  ingénieur  était  un 
réfugié  huguenot.  Le  lendemain,  l'escadre  anglaise  s'éloigna, 
sans  tenter  d'autre  entreprise. 

Rien  n'avait  réussi  aux  Anglais  cette  année -là.  Dans  la  cam- 
pagne précédente,  ils  avaient  fait  une  tentative  malheureuse  contre 
la  Guadeloupe.  Au  mois  d'avril,  une  escadre  anglaise  jeta  quatre 
mille  soldats  dans  l'ile  de  la  Martinique ,  au  fond  de  Cananville, 
près  de  Saint-Pierre  :  le  gouverneur-général  des  Antilles  fran- 
çaises, Blenac,  battit  l'ennemi  et  l'obligea  de  se  rembarquer.  La 
même  escadre  n'eut  pas  plus  de  succès,  au  mois  d'août,  contre 
Plaisance  de  Tefre-Neuve  ' . 

Les  Hollandais  avaient  été  plus  heureux  dans  l'Inde  :  ils  étaient 
parvenus  à  nous  enlever  Pondichéri,  possession  lointaine  qu'en 
raison  de  leur  puissance  coloniale ,  il  leur  était  plus  facile  d'atta- 
quer qu'à  nous  de  défendre  (5  octobre). 

L'année  1693,  prise  dans  son  ensemble,  était  donc  encore  pour 
la  France  une  année  de  victoire;  mais  Louis  XIV  n'eût  voulu  en 
profiter  que  pour  obliger  ses  ennen\is  à  la  paix.  Les  avances  qu'il 

1.  L.  Guérin,  t.  H,  p.  73-84.  —  Sainte-Croix,  t.  II,  p.  66-70.  —  Quinci,  t.  II, 
p.  705-724.  —  Hume,  Guillaumi  lll  9i  Marie,  liv.  IT. 


11693]  MAINTENON  ET   SES   AMIS.  485 

avait  faites  infructueusement  au  duc  de  Savoie  avaient  déjà  indi- 
qué la  modification  profonde  qui  s'opérait  dans  ses  dispositions. 
Diverses  causes  exerçaient  simultanément  leur  action  sur  son 
esprit  et  sur  sa  conscience.  Louvois  n'était  plus  là  pour  exciter 
perpétuellement  ses  passions  et  lui  prêcher  l'inflexibilité  au  nom 
de  sa  gloire  :  l'influence  opposée,  celle  de  madame  de  Maintenon, 
pesait  dorénavant  sans  contre -poids  et  sans  relâche.  Seule,  ma- 
dame de  Maintenon  eût  agi  un  peu  mollement;  sa  méticuleuse 
prudence  craignait  trop  de  froisser  le  roi  ;  mais  madame  de  Main- 
tenon était  poussée,  pressée  par  ses  amis,  dont  quelques-uns  agis- 
saient d'ailleurs  personnellement  sur  le  roi  :  le  duc  de  Beauvil- 
liers  surtout  \  était  en  grande  estime  auprès  de  Louis,  qui,  l'avait 
fait,  jeune  encore ,  chef  du  conseil  des  finances  et  gouverneur  du 
duc  de  Bourgogne,  l'aîné  des  fils  du  dauphin.  On  a  déjà  parlé  de 
cette  espèce  de  ligue  du  bien  public  qui  s'était  formée  autour  de 
madame  de  Maintenon  :  ce  parti  de  la  modération  et  des  gens  de 
bien,  animé  des  sentiments  les  plus  humains  et  les  plus  chrétiens, 
portait  jusqu'à  l'excès  les  tendances  contraires  à  la  guerre  et  aux 
conquêtes;  c'était,  jusqu'à  un  certain  point,  la  tradition  de  Gol- 
bert,  soutenue  par  ses  deux  gendres,  Beauvilliers  et  Chevreuse, 
contre  la  politique  de  Louvois,  mais  la  tradition  de  Golbert  modi- 
fiée, altérée  par  l'esprit  dévot,  par  la  timidité  des  vues,  par  une 
intelligence  insuffisante  des  intérêts  d'État  et  du  rôle  de  la  France 
en  Europe.  La  communauté  de  sympathie  pour  les  souffrances 
populaires  rattachait  à  ces  hommes  d'une  vertu  un  peu  étroite 
deux  grands  citoyens,  deux  guerriers  philosophes,  aussi  bien 
intentionnés  qu'eux  et  fort  supérieurs  en  lumières,  Catinat  et 
Yauban  ;  mais  ce  n'était  pas  de  Vauban  et  de  Catinat  que  Beauvil- 
liers, Chevreuse  et  madame  de  Maintenon  elle-même  recevaient 
Timpulsion;  c'était  d'un  génie  beaucoup  plus  éclatant  et  plus 
vaste,  mais  moins  sûr,  qui  avançait  par  esprit  de  système  les 
maximes  qu'adoptaient  ses  amis  par  le  scrupule  d'une  conscience 
timorée.  Fénelon,  précepteur  du  duc  de  Bourgogne  depuis  1689, 
était  l'âme  de  cette  société ,  qui  devenait  un  parti  politique  et 
qui ,  couune  le  dit  franchement  Fénelon  dans  sa  correspondance 
avec  madame  de  Maintenon,  assiégeait  le  roi  pour  le  gouverner, 

1.  De  la  maiaon  à»  Saint- Aignan. 


186  LOUIS  XIV.  11693] 

«  puisqu'il  veut  être  gouverné.  »  Tout  un  ordre  d'idées  nouvelles 
se  développait  à  l'onibre  môme  du  trône.  Le  moment  n'est  pas 
venu  encore  d'exposer  l'ensemble  de  ces  idées  ni  les  caractères 
si  divers  du  génie  de  Fénelon.  Il  n'est  besoin  de  signaler  ici  que 
celles  de  ces  idées  qui  concernaient  la  guerre  et  la  politique  exté- 
rieure. Ces  idées  étaient  à  la  fois  très -hardiment  novatrices  sous 
un  rapport  et  rétrogrades  sous  un  autre  ;  ainsi  la  grande  majLime 
de  Fénelon  :  <  J'aime  mieux  ma  famille  que  moi-môme,  ma 
«  patrie  que  ma  famille,  le  genre  humain  que  ma  patrie,  »  si  elle 
restait  insuffisamment  expliquée  et  déGnic,  pouvait  conduire  à 
sacrifier  les  droits  de  la  patrie  à  une  vague  philanthropie.  D'une 
autre  part,  Fénelon ,  cherchant  à  fonder  sur  le  droit  les  relations 
entre  les  états,  n'avait  pas  vu  poindre  un  autre  droit  que  celui  qui 
fournissait  encore  les  formules  des  protocoles  diplomatiques,  mais 
que  personne  ne  respectait  ni  ne  pratiquait  plus  :  suivant  Fénelon, 
un  prince  qui  enlevait  une  province  à  un  autre  prince ,  prenait 
le  bien  d' autrui.  Fénelon,  ne  sortant  pas  du  vieux  droit  héréditaire 
et  féodal,  considérait  les  provinces  et  leurs  habitants  comme  les 
biens  patrimoniaux  des  maisons  souveraines  et  ne  soupçonnait 
même  pas  les  causes  finales  des  existences  nationales  ni  les  droits 
naturels  qui  résultent  de  ces  causes  finales,  c'est-à-dire  le 
nouveau  droit  des  gens  que  devait  enfanter  le  principe  des  natio- 
nalités, et  qui  lutte  encore  ppur  se  faire  reconnaître.  Il  jugeait 
do;ic  la  politique  de  Louis  XIV  avec  cette  sévérité  que  témoigne 
toujours  la  génération  nouvelle  envers  la  génération  qu'elle  vient 
remplacer  et  contre  laquelle  elle  réagit,  et  il  était  sévère  tout 
à  la  fois  à  un  point  de  vue  philosophique  et  progressif  et  à  un 
point  de  vue  rétrograde. 

Mécontent  des  ménagements  que  gardaient  madame  de  Main- 
tenon  et  môme  le  duc  de  Beauvilliers,  Fénelon  employa  un  moyen 
détourné  et  violent  pour  tâcher  d'émouvoir  fortement  le  roi  et 
de  convertir  chez  Louis  l'homme  politique ,  de  même  que  Main- 
tenon  avait  converti  l'homme  privé. 

Dans  le  courant  de  1693,  Louis  reçut  une  lettre  anonyme,  qui, 
dans  la  pen*^e  de  l'écrivain,  devait  être  pour  le  Grand  Roi  le 
Manè-Thecel'Pharès  du  festin  de  Balthazar  et  qui,  tout  au  moins, 
retçntit  à  l'oreille  de  Louis  comme  une  terrible  dissonance 


11693}  LETTRE   DE   FËNELON.  487 

r 

parmi  les  bymmes  perpétuels  de  Versailles*.  Lc^  grand  style  et 
la  religieuse  dignité  dont  cette  lettre  était  empreinte  ne  permet- 
taient pas  de  la  confondre  avec  les  pamphlets  inspirés  par  la 
haine.  L'écrivain  débutait  par  des  protestations  d'attachement 
à  la  personne  du  roi ,  en  termes  trop  simples  et  trop  nobles 
pour  n'être  pas  sincères  ;  puis  il  étalait  devant  Louis ,  avec  une 
verve  inflexible,  un  bien  sombre  tableau  de  son  règne.  *  Vous 
c  êtes  né,  Sire,  disait-il,  avec  un  cœur  droit  et  équitable  ;  mais 
f  ceux  qui  vous  ont  élevé  ne  vous  ont  donné  pour  science  de 
tf  gouverner  que  la  défiance,  la  jalousie,  Téloignement  de  la  vertu, 
(  la  crainte  de  tout  mérite  éclatant...,  la  hauteur  et  l'attention 

<  à  votre  seul  intérêt.  »  E  lui  reprochait  ensuite  le  renversement 
des  anciennes  règles  d'état  au  profit  de  son  bon  plaisir  et  surtout 
du  despotisme  de  ses  ministres;  la  France  entière  appauvrie  pour 
introduire  à  la  cour  un  luxe  monstrueux  ;  les  ministres  écrasant 
tout ,  au  dehors  comme  au  dedans ,  jusqu'à  ce  que  le  nom  du 
roi  et  de  la  France  fût  devenu  odieux  à  tous  les  peuples  voisins, 
et  jusqu'à  ce  qu'on  eût  perdu  tous  les  anciens  alliés,  qu'on  voulait 
changer  en  esclaves.  La  guerre  de  Hollande  ,*  poursuivait-il ,  a 
été  injuste,  et  par  conséquent  toutes  les  acquisitions  faites  à 
l'occasion  de  celte  guerre  sont  injustes.  Il  en  est  de  même  pour 
les  réunions  opérées  depuis  la  paix  de  Nimègue ,  œuvres  d'usur- 
pation et  de  violence.  <  De  là,  la  durée  de  la  ligue  formée  contre 
«  vous.  »  Les  alliés  aiment  mieux  faire  la  guerre  avec  perte , 
que  de  conclure  une  paix  qui,  dans  leur  opinion,  ne  serait  pas 
mieux  observée  que  les  autres.  Et,  cependant,  le  peuple  meurt 
de  faim  :  la  culture  des  terres  est  presque  abandonnée;  tout 
commerce  est  anéanti.  <  La  France  entière  n'est  plus  qu'un 

<  grand  hôpital  désolé  et  sans  provision  ;  le  peuple ,  qui  vous  a 
«  tant  aimé ,  commence  à  perdre  l'amitié ,  la  confiance  et  même 

<  le  respect.  Les  émotions  populaires,  qui  étaient  inconnues  depuis 

<  si  longtemps  ^ ,  deviennent  fréquentes.  Paris  même  n'en  est 

1.  On  lîût  aUusioD,  dans  cette  lettre,  à  des  malheurs  qui  ne  peuvent  être  que  la 
bataille  de  La  Hougue  et  l'invasion  du  Dauphiné ,  et,  d'une  autre  part,  la  famine 
àoùi  parle  la  lettre,  ne  peut  être  que  celle  de  1693.  Y.  OEuvm  de  Fénelon ,  édit. 
Lefèfie  et  Ponrrat;  1838,  t.  Y,  p.  182. 

2.  Ceci  n'est  pas  tout  à  fait  exact  :  qu'on  se  rappelle  les  troubles  de  la  guerre  de 
Hollande! 


«88  LOUIS  XIV.  [leot] 

<  pas  exempt,  l^es  magistrats  sont  contraints  de  tolérer  Tinsolence 
c  des  mutins,  et  de  faire  couler  sous  main  quelque  monnoie  pour 

<  les  apaiser.  Vous  êtes  réduit  à  la  déplorable  extrémité  ou  de 
c  laisser  la  sédition  impunie ,  ou  de  faire  massacrer  des  peuples 
c'que  vous  mettez  au  désespoir...  et  qui  périssent,  tous  les  jours, 

<  des  maladies  causées  par  la  famine.  Pendant  qu'ils  manquent 

<  de  pain ,  vous  manquez  vous-même  d'argent,  et  vous  ne  voulez 
€  pas  voir  l'extrémité  où  vous  êtes  réduit....  Vous  vous  flattez  sur 
c  les  succès  journaliers ,  et  vous  n'envisagez  point  d'une  vue 
c  générale  le  gros  des  affaires ,  qui  tombe  insensiblement  sans 

c  ressource -Dieu  tient  son  bras  levé  sur  vous:  mais  il  est  lent 

c  à  vous  frapper,  parce  qu'il  a  pitié  d'un  prince  qui  a  été  toute 
c  sa  vie  obsédé  de  flatteurs ^  et  parce  que,  d'ailleurs,  vos  ennemis 
c  sont  amsi  les  siens  (les  protestants).  Mais  il  saura  bien  séparer 
c  sa  cause  juste  d'avec  la  vôtre  qui  ne  Test  pas ,  et  vous  humi- 
t  lier  pour  vous  convertir  ;  car  vous  ne  serez  chrétien  que  dans 
c  l'humiliation.  Vous  n'aimez  point  Dieu  ;  vous  ne  le  craignez 
c  même  que  d'une  crainte  d'esclave  :  c'est  l'enfer,  et  non  pas 
a  Dieu ,  que  vous  craignez.  Votre  religion  ne  consiste  qu'en 
<E  superstitions ,  en  petites  pratiques  superficielles.  Vous  rap- 
a  portez  tout  à  vous ,  comme  si  vous  étiez  le  Dieu  de  la 
€  terre » 

L'écrivain  anonyme  déplore  la  faiblesse  du  conseil,  qui  ne 
sait  pas  tirer  le  roi  «  de  ce  chemin  si  égaré,  »  et  la  timidité  de 
madame  de  Maintenon  et  du  duc  de  Beauvilliers ,  qui  se  dèsha- 
norent  en  n'osant  parler  franchement.  <  Ce  qu'ils  devraient  vous 
€  dire,  et  ce  qu'ils  ne  vous  disent  pas,  s'écrie-t-il  enfin,  le  voici  : 
c  II  faut  demander  la  paix ,  et  expier  par  cette  honte  toute  la 
c  gloire  dont  vous  avez  fait  votre  idole  ;  il  faut  rendre  au  plus  tôt 
c  à  vos  ennemis,  pour  sauver  l'état,  des  conquêtes  que  vous  ne  ' 
c  pouvez  retenir  sans  injustice  !....  » 

L'auteur  de  la  lettre  veut  donc  que  la  France  s'arrache  les 
nouveaux  membres  dont  elle  s'est  accrue  depuis  la  guerre  de 
Hollande  :  logiquement ,  il  devrait  peut-être ,  comme  la  coalition, 
remonter  jusqu'au  traité  des  Pyrénées,  les  conquêtes  opérées  par 
la  Guerre  des  Droits  de  la  Reine  étant  fort  contestables  au  point  de 
vue  du  droit  féodal  !  Il  veut  que  la  France  rende  à  l'Espagne  les 


I 

\ 


[16931  MISÈRE   PUBLIQUE.  489 

provinces  françaises  de  langue,  d'origine  et  de  territoire ,  que  les 
accidents  bizarres  de  l'hérédité  avaient  données  à  la  maison  d'Au- 
triche :  il  condamne  tout  dans  la  politique  de  Louis  le  Grand, 
excepté  la  plus  jfuneste  et  la  plus  coupable  action  du  règne ,  la 
révocation,  qu'il  couvre  de  son  silence. 

Cette  lettre ,  yéritable  manifeste  d'une  nouvelle  école  politique, 
avait  dépassé  le  but  :  les  exagérations  qui  s'y  mêlaient  à  des 
reproches  trop  mérités  étaient  de  nature  «  à  irriter  ou  à  décou- 
rager le  roi  plutôt  qu'à  le  ramener ,  »  comme  l'écrivait ,  quelque 
temps  après,  madame  de  Maintenon  *.  Les  impressions  moins 
violentes,  mais  continues,  que  donnaient  à  Louis  ceux  dont 
Fénelon  accusait  la  faiblesse,  étaient  plus  efficaces.  Toutefois, 
une  partie  de  la  lettre  était  malheureusement  incontestable  ;  le 
roi  ne  le  voyait  que  trop  :  c'était  ce  qui  regardait  la  détresse  du 
peuple  et  la  pénurie  du  trésor.  Ainsi  que  le  dit  énergiquement 
Voltaire,  «  on  périssait  de  misère  au  bruit  des  Te  Dewm  >.  Tout 
concourait  à  donner  à  la  misère  des  proportions  effrayantes  ; 
l'aggravation  des  impôts  et  des  charges  de  toute  espèce;  la 
décadence  dii  commerce  et  de  l'industrie,  causée  par  la  guerre 
et  par  de  mauvaises  mesures  économiques  ;  la  suppression  des 
mesures  protectrices  de  l'agriculture  { la  défense  de  saisir  les 
bestiaux,  maintenue  jusqu'à  la  mort  de  Golbert,  n'avait  pas  été 
renouvelée  depuis)  ^  ;  le  manque  de  bras  que  la  guerre  enlevait 
par  cent  mille  aux  travaux  des  champs.  A  ces  maux ,  ouvrage 
des  honunes,  se  joignaient  les  fléaux  de  la  nature.  La  récolle 
de  1692  avait  été  gâtée  par  les  pluies;  celle  de  1693  n'avait  pas 
été  meiUeinre ,  et ,  comme  toujoiurs ,  la  panique  générale  et  l'avi* 
dite  des  trafiquants  portaient  la  cherté  fort  au  delà  du  déficit 
réel  ;  le  gouvernement  lui-même  était  d'ailleurs ,  par  nécessité, 
le  grand  accapareur,  à  cause  des  vastes  magasins  qu'exigeait  la 
subsistance  des  armées.  Le  roi  commença  par  taxer  les  grains, 
ce  qui  n'aboutit  qu'à  rendre  les  marchés  vides  ;  le  roi  alors 
prescrivit  un  recensement  général  des  grains  appartenant  soit 
aux  communautés ,  soit  aux  particuliers ,  et  enjoignit  à  chacun 
d'envoyer  au  marché,  à  raison  de  certaine  quantité  par  semaine, 

1.  Lettre  au  cardinal  de  NoaiUee;  1695,  ap.  Rulbiére,  p.  397. 

2.  Forbonnais,  1. 1*',  p.  321. 


490  LOUIS   XIV.  [ie9S] 

et  d*y  vendre  au  prix  courant  la  moitié  du  blé  gu*il  possédait, 
Tautro  moitié  restant  à  la  libre  disposition  du  possesseur  '.  II 
prohiba  l'exportation  des  grains,  sous  peine  des  galères;  en  même 
temps,  il  envoya  des  vaisseaux  acheter  des  blés  en  Afrique  pour 
les  répandre  à  prix  modique  sur  les  marchés.  Les  efforts  du 
gouvernement  ne  portèrent  qu'un  faible  et  tardif  remède  à  la 
disette,  qui  engendra  de  cruelles  épidémies,  suite  ordinaire  de 
l'épuisement  populaire.  On  prétend  (sans  doute  le  chiffre  est 
exagéré)  qu'il  mourut  cette  année,  à  Paris,  quatre-vingt-seize 
mille  personnes  ^. 

Un  motif  d'une  tout  autre  nature  contribuait  encore  puissam- 
ment à  disposer  le  roi  en  faveur  de  la  paix ,  un  motif,  non  pas 
de  renoncement  et  d'humilité ,  comme  le  voulait  Fénelon ,  mais 
bien  d'ambition,  au  contraire.  Le  roi  d'Espagne,  Charles  II,  après 
avoir  franchi,  contre  toute  attente ,  l'enfance  et  la  jeunesse, 
décrépit  à  trente  ans,  ne  pouvait  prolonger  beaucoup  sa  vieillesse 
prématurée  ;  la  femme  que  lui  avait  donnée  Louis  XIV,  l'infor- 
tunée Marie-Louise  d'Orléans,  était  morte  en  1689,  empoisonnée, 
à  ce  qu'on  crut  en  France ,  par  le  parti  autrichien ,  qui  avait 
bientôt  après  remarié  Charles  à  la  fille  de  l'électeur  palatin ,  un 
des  ennemis  les  plus  acharnés  de  Louis  XIV.  Si  Charles  II  venait 
à  mourir  pendant  la  guerre,  tandis  que  l'Europe  était  unie  contre 
la  France ,  la  succession  d'Espagne  échapperait  infailliblement  à 
la  maison  de  Bourbon  ;  il  était  donc  nécessaire  que  la  paix  vînt 
dissoudre  la  coalition  et  permettre  à  Louis  de  se  refaire  des  alliés 
en  Europe  et  un  parti  en  Espagne  môme. 

Dès  l'ouverture  de  la  campagne,  Louis  avait  donc  commencé 
à  protester  de  ses  dispositions  pacifiques  dans  un  manifeste 
répandu  en  Allemagne  :  ses  circulaires  aux  évéques,  pour  leur 
ordonner  de  remercier  Dieu  de  ses  victoires,  exprimaient  les 
mêmes  sentiments.  Au  mois  de  juillet,  il  avait  communiquée 
la  Suède  et  au  Danemark ,  comme  puissances  médiatrices ,  des 
propositions  de  paix  avec  l'Empire.  Ces  deux  états,  tout  en  four- 
nissant d'abord  quelques   troupes   auxiliaires  à  la  coalition, 

1    Ceux  qui  n'avaient  de  blé  que  pour  leur  consommation  de  six  mois  étaient  auto- 
risés à  le  garder.  —  Anciennes  Loi»  françaisetf  t.  XX,  p.  19B;  5  septembre  1693. 
2.  La  Hode.  t.  IV,  p.  89. 


[1€93]  LE   ROI  OFFRE  LA   PAIX.  494 

avaient  refusé  de  rompre  avec  la  France  et  même  contracté  entre 
eux  un  traité  récent  pour  faire  respecter  leur  neutralité  maritime 
[17  mars  1693).  Louis  se  reportait  bien  en  deçà  du  manifeste  par 
lequel  il  avait  entamé  la  guerre  en  septembre  1688  :  il  offrait  de 
raser  Mont-Royal  et  Trarbach ,  ce  qui  équivalait  à  l'évacuation 
de  Télectorat  de  Trêves  ;  de  raser  les  ouvrages  construits  en  face 
du  Fort-Louis  et  de  Huningue ,  sur  la  rive  droite  du  Rhin  ;  de 
rendre  Freybourg  et  Philipsbourg  fortifiés  ;  de  renoncer ,  pour 
sa  belle-sœur,  à  toute  revendication  sur  le  Palatinat  ;  de  donner 
au  jeune  duc  de  Lorraine  (  Léôpold  P%  fils  aine  du  feu  duc 
Charles  V  )  l'équivalent  du  revenu  de  son  duché  ;  enfin ,  de 
s'en  rapporter  sur  les  réunions  à  l'arbitrage  de  Venise,  ne 
s'attachant  immuablement  qu'à  la  conservation  de  Strasbourg 
avec  ses  forts.  Il  promettait  de  s'entendre  facilement,  à  des 
conditions  raisonnables  ,  avec  les  autres  princes  et  états 
aUiés  *. 

C'était  le  premier  pas  rétrograde  qu'eût  fait  la  France  depuis 
Tavénement  de  Richelieu.  La  diplomatie  de  Louis  XIV  devenait 
aussi  modérée  que  ses  armes  étaient  violentes ,  et  présentait  un 
étrange  contraste  avec  cette  guerre  sauvage  dont  les  cruautés 
n'avaient  pas  cessé  par  la  mort  de  Louvois. 

Avant  la  fin  de  l'année ,  Louis  offrit  de  rendre  à  l'Espagne  ses 
récentes  conquêtes  des  Pays-Bas  et  de  Catalogne,  en  rasant  seule- 
ment les  fortifications  de  Charleroi;  de  rendre  Hui  à  l'évêché  de 
Liège  ;  de  rétablir  le  commerce  avec  les  Provinces-Unies  sur  le 
pied  du  traité  de  Nimègue  ;  enfin ,  il  consentit  à  ce  qu'en  cas  dç 
mort  du  roi  d'Espagne,  l'électeur  de  Bavière  eût  les  Pays-Bas 
catholiques  :  vainqueur,  il  offrait  ce  qu'on  eût  pu  lui  demander 
s'il  eût  été  vaincu.  Par  cette  énorme  concession  faite  à  la  Hollande 
et  à  l'Angleterre ,  Louis  allait  au-devant  de  la  combinaison  qu'il 
avait  si  énergiquement  repoussée  en  1685,  et  abandonnait  le 
grand  dessein  de  compléter  la  France,  pour  conserver  au  dehors 
les  chances  de  sa  dynastie.  L'envoyé  de  Danemark  en  Angleterre 
communiqua  ces  conditions  à  Guillaume  m  et  lui  annonça  que, 
comme  l'Angleterre  n'y  était  pas  comprise ,  «  le  roi  son  maître 

1.  Àctu  9t  Mimoirtt  de  la  paix  de  Bytxoickf  t.  I«r,  p.  33. 


492  LOUIS   XIV.  [16931 

s'étoit  déjà  employé  à  disposer  le  Roi  Très-Chrétien  &  ne  point 
accrocher  par  là  la  paix  générale  (21  décembre)  *.  »  La  recon- 
naissance de  Vusurpateur  comme  roi  d'Angleterre  était,  en  effet, 
ce  qui  devait  le  plus  coûter  et  à  l'orgueil  et  aux  convictions  mon- 
archiques du  Grand  Roi^. 

De  nouvelles  négociations  particulières  avaient  été  reprises 
avec  le  duc  de  Savoie ,  depuis  sa  défaite  de  La  Marsaille  ;  Louis 
se  montrait  disposé  à  rendre  toutes  ses  conquêtes,  et  le  duc 
paraissait  désirer  vivement  la  neutralité  de  l'Italie,  que  l'empereur 
rejetait  fort  loin  ;  mais  ces  pourparlers  secrets  se  prolongeaient 
sans  résultat  positif. 

Les  deux  couronnes  du  Nord ,  d'un  côté ,  le  pape ,  de  l'autre , 
s'employaient  avec  zèle  à  préparer  la  pacification  européenne. 
Innocent  XII  s'était  toujours  montré  bien  intentionné  pour  la 
paix  et ,  d'ailleurs ,  Louis  XIV  avait  acheté  son  amitié  par  une 
transaction  qui  terminait  le  long  différend  de  la  France  et  du 
saint-siége.  Là ,  comme  vis-à-vis  de  la  coalition ,  les  concessions 
vinrent  du  côté  du  Grand  Roi.  Après  des  années  de  négociations, 
il  fut  convenu  que  les  ecclésiastiques  qui  avaient  siégé  dajis 
l'assemblée  de  1682,  et  que  le  roi  avait  depuis  nommés  à  des 
évéchés,  écriraient  au  saint  père ,  chacun  de  leur  côté ,  une  lettre 
conçue  en  ces  termes  :  <  Prosternés  aux  pieds  de  Votre  Béatitude, 
c  nous  professons  et  nous  déclarons  que  nous  déplorons,  du  fond 

<  du  cœur  et  au  delà  de  tout  ce  qu'on  peut  dire ,  les  choses  faites 
«  dans  ladite  assemblée  (de  1682),  lesquelles  ont  souverainement 

<  déplu  à  Votre  Sainteté  et  à  ses  prédécesseurs  ;  c'est  pourquoi 
a  nous  déclarons  ne  pas  tenir  et  ne  pas  devoir  être  tenu  pour 
c  décrété  tout  ce  qui  a  pu  être  censé  décrété  dans  cette  même 
a  assemblée  touchant  la  puissance  ecclésiastique  et  l'autorité 
c  pontificale.  De  plus,  nous  tenons  pour  non  délibéré  ce  qui  a  pu 
c  être  censé  délibéré  au  préjudice  des  droits  des  églises  (la 
c  régale).  »  Les  lettres  des  évèques  furent  accompagnées  d'une 

1.  Paix  de  Aynotcfc,  t.  I«r,  p.  39. 

2.  Il  parait  qae  Louis  XIV  eut  Vidée  d'une  transaction  suivant  laquelle  le  petit 
prince  de  Galles,  fils  de  Jacques  II,  succéderait  à  Guillaume  111  ;  mais  Jacques  rejeta 
bien  loin  tout  compromis.  La  transaction ,  d'ailleurs,  n'eût  été  praticable  qu'à  con- 
dition que  le  prince  de  Galles  fût  élevé  en  Angleterre  et  dans  la  religion  protestante. 
F.  Mac-Aulay,  t.  III^  ch.  3. 


[169S]  TRANSACTION    AVEC  ROME.  I9,T 

'  lettre  du  roi ,  qui  informait  Sa  Sainteté  qu'il  avait  a  donné  les 
c  ordres  nécessaires  pour  que  les  choses  contenues  dans  son 
c  édit  du  22  mars  1682 ,  touchant  la  déclaration  faite  par  le 
c  clergé  de  France ,  à  quoi  les  conjonctures  passées  l'avoient 
f  obligé ,  ne  fussent  pas  observées  ;  »  c'est-à-dire  :  pour  qu'on  ne 
fût  plus  tenu  de  n'enseigner  dans  les  écoles  du  royaume  que  la 
doctrine  des  Quatre  Articles,  et  que  ces  questions  fussent 
abandonnées  à  la  discussion ,  comme  ne  touchant  point  à  la  foi 
(14  septembre  1693). 

A  ce  prix,  le  pape  accorda  les  bulles  aux  évéques  nommés,  et 
l'église  de  France  rentra  dans  ime  situation  normale  '.  Rome 
avait  obtenu  le  prix  dé  sa  patiente  obstination,  non  pas  l'abandon 
de  la  doctrine  gallicane  ni  la  rétractation  de  l'assemblée  du  clergé» 
ce  qu'elle  n'eût  pas  même  osé  demander,  mais  du  moins  la 
rétractation  individuelle ,  en  termes  ambigus  ^,  d'une  partie  des 
membres  de  cette  assemblée,  et  le  retrait  de  l'édit  qui  imposait 
les  Quatre  -  Articles  à  tous  les  théologiens  français.  C'était 
toujours  un  échec  pour  Bossuet  '  et  im  recul  de  la  part  du  Grand 
Roi. 

Les  avances  de  Louis  XIV  n'eurent  pas  le  même  succès  auprès 
de  la  coalition  qu'auprès  du  pape.  Louis  avait  donné  aux  alliés 
jusqu'au  15  mars  pour  accepter  ses  offres.  La  Hollande,  l'électeur 
de  Bavière  et  le  duc  de  Savoie ,  dont  Louis  satisfaisait  les 
prétentions,  eussent  bien  voulu  traiter  ;  mais  l'empereur  menaça 
le  duc  de  Savoie  :  Guillaume  III  fit  avorter  une  négociation 
secrète  entamée  pntre  le  cabinet  de  Versailles  et  les  États- 
Généraux  ,  et  rejeta  l'entremise  qu'ofifrait  l'électeur  de  Bavière. 
Guillaume  et  Léopold  étaient  encouragés  par  la  détresse  trop 
bien  connue  de  la  France,  quoique  les  peuples  qu'ils  gouver- 
naient ne  souffrissent  guère  moins.  Guillaume  réussit  encore 
une  fois  à  obtenir  de  l'Angleterre  et  de  la  Hollande  im  efTort ,  le 

1.  Baosset,  Hist,  de  Botêuet,  t.  Il,  p.  206.  —  D'Agnessean,  OEutrti^  t.  XIII,  p.  418. 
—  Mm.  Cknmolog,  tt  DogmaL^  t.  III,  p.  406. 

2.  Les  prélats  disent,  en  effet,  déplorer  les  choses  qui  ont  dépla  an  pape  et  ne 
pas  les  tenir  poor  décrétées;  mais  ils  ne  disent  pas  qu'elles  soient  fanases. 

3.  Cependant,  U  est  joste  de  faire  remarquer  que  YETpon'tion  de  la  foi  cathoUqut, 
<le  Bossuet,  conduit  logiquement  à  rejeter  parmi  les  questions  Uvrées  aux  disputes 
(les  écoles  ce  qui  regarde  Tautorité  du  pape. 

XIV.  43 


19i  LOUIS   XIV.  [1694) 

plus  grand  qu'elles  eussent  encore  fait,  et  qui,  suivant  lui,  devait 
être  le  dernier  :  c'étaient  toujours  les  mômes  promesses ,  que 
révéneraent  démentait  chaque  année.  Les  tories  étant  trop 
favorables  à  la  paix ,  il  revint  complètement  aux  ^higs,  qu'il 
investit  de  tous  les  grands  postes  ;  il  parvint  à  calmer  l'irritation 
qu'avaient  causée  les  désastres  de  la  marine  marchande ,  et  fit 
voter  par  le  parlement  pour  l'année  1694  environ  5  millions  et 
demi  sterling;  on  convint  d'entretenir  quarante  miRe  marins  et 
quatre-vingt-trois  mille  soldats  anglais  et  d'augmenter  les  sub- 
sides payés  aux  alliés.  Cette  énorme  dépense  fut  couverte  par 
une  augmentation  de  l'accise  sur  les  bières,  par  divers  droits 
nouveaux ,  par  une  capitation ,  par  une  loterie ,  gar  le  renou- 
vellement de  l'impôt  de  20  p.  100  sur  le  revenu  foncier,  enfin, 
par  un  emprunt,  dont  les  souscripteurs  furent  constitués  en  cor- 
poration financière  sous  le  titre  de  Compagnie  de  la  banque  (T An- 
gleterre*. 

Si  l'empereur  et  l'Espagne  eussent  tenu  leurs  engagements 
aussi  fidèlement  que  l'Angleterre  et  que  la  Hollande ,  les  alliés 
eussent  pu,  en  1694,  opérer  partout  avec  des  forces  colossales; 
mais  Léopold  s'obstinait  à  poursuivre  contre  les  Turcs  une  lutte 
coûteuse  et  peu  décisive  et  ne  réussissait,  en  partageant  ses  forces, 
qu'à  mal  faire  la  guerre  tout  à  la  fois  sur  le  Danube  et  sur  le 
Rhin  ;  quant  à  l'Espagne,  son  désordre  et  son  épuisement  ne  lui 
permettaient  de  rien  faire  complètement  ni  à  point. 

Les  alliés  s'étaient  préparés  à  prendre  l'offensive  en  Flandre, 
en  Piémont  et  sur  les  côtes  de  France.  Louis  XIV,  contraint  à 
réduire  ses  dépenses,  avait  changé  ses  plans  et  décidé  de  se  tenir 
partout  sur  la  défensive,  excepté  en  Catalogne,  où  il  résolut  de 
porter  des  coups  vigoureux  pour  contraindre  l'Espagne  à  désirer 
la  paix. 

Les  Pays-Bas  catholiques  semblaient  devoir  être  le  théâtre  de 
grands  événements  cette  année-là.  Les  alliés  y  avaient  réuni  la 
plus  puissante  armée  qu'ils  eussent  encore  mise  sur  pied,  et 
Guillaume  III  avait ,  entre  la  Meuse  et  la  mer ,  plus  de  cent  vingt 
mille  combattants  à  sa  disposition.  Le  dauphin  et  le  maréchal  de 

1.  Hume,  GuiUaum9  III  et  Marit,  liv.  III.  -Mac-Aulay,  Guillaume  lil^  t.  III,  c.  «. 


(^4J  PAYS-B/iS.  495 

Luxembourg  n'en  avaient  que  quatre-vingt  et  quelques  milles  à 
lui  opposer.  L'attente  publique  fut  trompée  :  il  n'y  eut  point  de 
bataille.  Luxembourg,  par  ses  savantes  manœuvres,  enleva  aux 
alliés  le  bénéfice  de  leur  supériorité  pendant  une  grande  partie 
de  la  campagne  et  réduisit  longtemps  Guillaume  à  protéger 
contre  lui  Liège  et  Louvain.  Dans  la  seconde  quinzaine  d'août, 
Guillaume ,  enfin  »  dérobant  deux  marches  à  ses  adversaires  »  se 
dirigea  sur  la  Flandre  françmse  pour  aller  forcer  les  lignes  ou 
boulevards  tirés  entre  l'Escaut  et  la  Lis ,  et  probablement  tenter 
quelque  entreprise  contre  les  places  maritimes ,  de  concert  avec 
la  flotte  angle- batave.  Au  premier  bruit  de  ce  mouvement, 
l'armée  française  partit  avec  une  telle  célérité,  qu'elle  franchit 
quarante-quatre  lieues  et  cinq  rivières  en  cinq  jours  :  l'avant- 
garde  française  devança  l'avant-garde  ennemie  à  Espierre  sur 
l'Escaut  et  couvrit  les  lignes  de  Flandre.  Guillaume  répara  cet 
insuccès  et  tira  en  quelque  sorte  avantage  de  sa  déconvenue 
même:  il  tint  les  Français  en  échec  sur  l'Escaut  et  envoya 
aux  troupes  qu'il  avait  laissées  à  Liège  et  qu'il  renforça,  l'ordre 
dlnvestir  Hui.  Cette  place,  mal  foriifiée,  mais  de  quelque  impor- 
tance par  sa  position  entre  Liège  et  Namur,  fut  obligée  de  se 
rendre  après  dix  jours  de  siège  (  28  septembre). 

La  guerre  d'Allemagne  ne  démentit  pas  son  insignifiance 
ordinaire.  Le  maréchal  de  Lorges  se  montra  aussi  médiocre  que 
de  coutume  :  le  prince  Louis  de  Bade ,  manœuvrier  habile ,  se 
maintint ,  comme  Tannée  précédente ,  dans  la  forte  position  de 
Heilbron ,  tant  qu'il  fut  le  plus  faible ,  puis  tenta  une  pointe  en 
Alsace,  mais  sans  essayer  de  se  maintenir  dans  ce  pays  ni  dans 
le  Palatinat  cis-rhénan.  Le  tout  se  borna  à  des  marches  et  à  des 
contre-marches  sans  autre  résultat  que  la  dévastation  des  malheu- 
reuses provinces  rhénanes. 

La  guerre  des  Alpes  eut  encore  moins  d'intérêt.  Le  duc  de 
Savoie ,  très-supcrieur  à  Catinat ,  ne  tira  aucun  parti  de  sa  supé- 
riorité. Le  duc  avait  été  sensible  à  la  modération  témoignée  par 
Louis  XrV  après  la  journée  de  La  Marsaille  et  souhaitait  fort  de 
recouvrer  par  la  paix  ses  provinces  envahies  et  d'échapper  à  des 
alliances  qui  ne  lui  avaient  valu  que  revers  sur  revers.  Il  ne 
se 'décida  pourtant  point  encore  à  rompre  avec  ses  alliés ,  mais. 


<96  LOUIS  XIV.  [imk] 

comme  il  Tavait  amioncé  secrètement  au  roi ,  il  évita  tout  enga- 
gement sérieux  et  rendit  la  campagne  entièrement  nulle. 

La  campagne  navale  présenta,  au  contraire^  à  défaut  de  grands 
chocs,  des  incidents  variés  et  intéressants  :  nos  côtes  de  la  Manche 
et  de  rOcéan,  menacées  par  les  alliés,  avaient  été  mises  forte- 
ment en  défense  ;  mais  la  flotte  française  ne  disputa  point  ces 
mers  aux  Ànglo-Bataves  :  la  France  ne  fit ,  cette  année,  qu'un 
armement  très-inférieur  à  ceux  des  années  précédentes.  Au  com- 
mencement de  mai,  Ghàteau-Renaud  partit  de  la  rade  de  Ber- 
theaume  (près  de  Brest)  avec  trente-cinq  vaisseaux  de  ligne,  et  fit 
voile  pour  la  Méditerranée ,  avec  ordre  d*insulter  les  côtes  d'Es- 
pagne et  de  rallier  Tourville,  qui,  à  la  tète  de  vingt  à  vingt- 
cinq  vaisseaux  et  des  galères  provençales,  secondait  les  opérations 
du  maréchal  de  Noailles  contre  la  Catalogne.  L'année  avait  mal 
commencé  sur  mer  pour  les  alliés  :  leur  flotte  marchande  de 
Smyme  avait  voulu  effectuer  le  passage  du  détroit  pendant  l'hiver, 
afin  d'éviter  une  catastrophe  pareille  à  celle  de  l'an  passé  :  au  lieu 
des  Français,  ce  fut  la  tempête  qu'elle  rencontra  devant  Gibraltar; 
Tescadre  anglo-batave  de  la  Méditerranée,  qui  servait  d'escorte, 
soufTrit  autant  que  d'une  bataille  perdue;  quatre  vaisseaux  de 
ligne  anglais,  dont  l'amiral,  périrent  corps  et  biens ,  avec  une 
vingtaine  d'autres  bâtiments ,  soit  de  guerre,  soit  de  commerce 
(28  février,  4  mars).  La  perte  fut,  dit-on,  de  18  millions. 

Les  alliés  essayèrent  de  se  venger  aux  dépens  de  la  France. 
Leur  grande  flotte,  forte  d'environ  quatre-vingt-dix  vaisseaux 
de  ligne,  avait  quitté  la  rade  de  Sainte-Hélène  (lie  de  Wight) 
quelques  jours  après  que  Château-Renaud  se  fut  éloigné,  de 
Brest  ;  elle  ne  le  rejoignit  pas,  mais  elle  brûla  bu  coula  dans 
la  rade  de  Bertheaume  vingt-cinq  vaisseaux  marchands  français 
chargés  de  grains,  de  vins  et  d'eaux-de-vie.  li'amiral  Russel 
partit  ensuite  avec  cinquante  vaisseaux  pour  la  Méditerranée, 
où,  l'Espagne  appelait  à  grands  cris  le  secours  des  Anglo- 
Bataves,  menaçant  de  faire  la  paix  si  on  ne  l'aidait  pas  à  sau- 
ver la  Catalogne.  Le  reste  de  la  flotte,  commandé  par  lord 
Berkeley,  alla  embarquer  des  troupes  réunies  à  Portsmouth  et 
revint  sur  Brest.  On  y  attendait  l'ennemi.  Le  projet  de  descente 
avait  été  dénoncé  à  Jacques  II  par  un  homme  qui  avait  contri- 


116941  BREST.    DiEPPE.  491 

baé  autant  que  personne  à  précipiter  du  trône  ce  malheureux 
monarque,  mais  qui,  maintenant,  conspirait  contre  Guillaume  III, 
non-au  profit  de  Jacques,  mais  au  profit  de  la  belle-sœur  de  Guil- 
laume, Anne  Stuart,  princesse  de  Danemark.  Cet  homme,  qui 
éiale  dans  l'histoire  un  des  contrastes  les  plus  répugnants  à  la 
conscience  humaine,  l'association  de  l'immoralité  et  du  génie , 
c'était  Churchill  de  Marlborough  *.  Au  reçu  de  cet  avis,  Louis  XIY 
avait  dépêché  Vauban  à  Brest  pour  diriger  l'emploi  des  formida- 
bles moyens  de  défend  accumulés  dans  ce  grand  arsenal.  Vauban 
distribua  dans  lee  forts,  sur  les  rochers  et  sur  des  barques  plates, 
autour  de  la  rade  intérieure  de  Brest  et  de  la  rade  extérieure  de 
Rertheaume ,  trois  cents  canons  et  quatre-vingt-dix  mortiers. 
Quatorze  cents  bombardiecg,  trois  mille  gentilshommes  de  l'ar- 
rière-ban,  cinq  mille  soldats  et  plusieurs  milliers  de  miliciens 
garnissaient  tous  les  points  attaquables.  L'amiral  Berkeley  tenta 
néanmoins  un  débarquement  dans  la  petite  baie  de  Camaret,  au 
sud-ouest  du  goulet  de.  Brest  (18  juin).  A  peine  un  millier  d'An- 
glais purent-ils  mis  pied  à  terre  sous  le  feu  des  batteries*  côtières, 
que  les  soldats  de  marine  fondirent  sur  eux,  les  culbutèrent  et  les 
rejetèrent  dans  la  mer.  Le  général  Talmash,  commandant  des 
troupes  de  débarquement,  avait  été  mortellement  blessé.  Le  flot 
se  retirait:  une  partie  des  chaloupes  anglaises  et  une  frégate 
hollandaise  restèrent  échouées  et  ifurent  obligées  de  se  rendre. 
Deux  vaisseaux  anglais,  dont  un  contre-amiral,  et  plusieurs  trans- 
ports furent  coulés  par  les  bombes  françaisçs.  La  flotte  alliée 
regagna  tristement  les  côtes  d'Angleterre. 

Elle  en  repartit  le  16  juillet  et  se  dirigea  vers  la  Haute-Nor- 
mandie. Les  22  et  23  juillet,  elle  fit  pleuvoir  sur  Dieppe  un  mil- 
lier de  bombe|  et  de  carcasses  incendiaires.  C'était  plus  facile  et 
moins  périlleux  que  de  renouveler  la  descente  :  le  succès  fut 
meilleur.  La  patrie  d'Ango  et  de  Duquesne,  la  Dieppe  du  moyen 
âge  et  de  la  renaissance,  avec  toutes  les  maisons  de  bois  sculpté 
qui  s'en^ssaient  dans  ses  rues  étroites,  s'abîma  parmi  les  flammes. 
De  là,  l'ennemi  se  porta  sur  le  Havre;  mais  l'approche  moins 
aisée,  le  vent  peu  favorable,  la  nature  des  constructions ,  le  Havre 

1.  La  lettre  où  Marlboroagh  révèle  Vexpédition  à  Jacques  U  a*été  publiée  dans  les 
Slttorl**  papen. 


<98  LOUIS  XIV.  [16941 

étant  une  ville  de  pierre  et  non  une  ville  de  bois  comme  Dieppe, 
enfin  les  précautions  habilement  prises  pour  empêcher  Tincendie 
de  se  propager  et  pour  faire  dévier  le  tir  des  ennemis  pendant  la 
nuit,  préservèrent  presque  entièrement  le  Havre  (25-31  juillet). 
Les  alliés  se  retirèrent  de  nouveau  en  rade  de  Wight,  puis,  le 
22  septembre,  ils  vinrent  reconnaître  Dunkerque  et,  jugeant 
impossible  de  bombarder  la  ville  sans  avoir  détruit  les  deux  forts 
de  la  double  jetée  qui  se  prolonge  si  avant  dans  la  rade,  ils  lan- 
cèrent contre  les  forts  deux  machines  infernales  pareilles  à  celle 
qui  avait  failli  détruire  Saint -Malo.  Toutes  deux,  écartées  et 
ouvertes  par  le  canon  des  forts,  éclatèrent  en  rade  sans  aucun 
effet.  L*ennemi  alla  ensuite  jeter  quelques  bombes  dans  Calais , 
puis,  la  mer  devenant  mauvaise,  il  s'éloigna  définitivement,  après 
avoir  échoué  partout,  si  ce  n'est  à  Dieppe. 

Au  moment  où  les  Anglo-Bataves  menaçaient  eu  vain  Dun- 
kerque après  Saint-Malo,  les  deux  héros  qu'avaient  enfantés  ces 
deux  villes  se  signalaient  par  de  nouveaux  exploits.  Jean  Bart, 
avec  six  vaisseaux  et  deux  flûtes  armées,  avait  été  au-dévant 
d'une  flotte  marchande  danoise  et  suédoise  qui  apportait  des 
blés  de  la  Baltique  en  France,  où  la  cherté  durait  encore. 
Quand  il  rencontra  cette  flotte,  entre  la  Meuse  et  le  Texel, 
elle  venait  de  tomber  au  pouvoir  de  huit  vaisseaux  hollandais 
supérieurs  en  force  aux  bâtiments  de  Tescadrille  française.  Jean 
Bart  commande  sur-le-champ  un  abordage  géjiéral,  emporte  trois 
des  vaisseaux  ennemis,  met  les  autres  en  fuite  et  ramène  au 
grand  complet  dans  nos  ports  les  cent  navires  chargés  de  grains 
(29  juillet).  Duguai-Trouin,  plus  précoce  encore  que  n'avait  été 
Tourville,  égalait,  à  vingt  et  un  ans,  les  premiers  entre  ces  marins 
français  dont  les  noms  étaient  devenus  aussi  terriftes  à  l'imagi- 
nation des  peuples  que  les  noms  des  anciens  rois  de  mer.  iU'cc 
une  frégate  de  trente  canons,  il  avait  enlevé  deux  bâtiments 
anglais  d'égale  force  :  il  est  enveloppé  par  six  vaisseaux  de  lime 
anglais;  blessé  et  pris  après  une  lutte  prodigieuse,  il  s'évade  dans 
une  barque ,  comme  avaient  fait  naguère  Jean  Bart  et  Forbin , 
revient  prendre  le  commandement  d'un  navire  de  (luaranle-huil 
canons,  attaque  à  la  fois  deux  bâtiments  anglais  de  cinquante  et 
trente-huit  canons,  et  les  prend  tous  deux.  Petit-Renau,  aussi  bon 


(1694]  JEAN   BART.    DUG U AI-TROUIN.  499 

du  bras  que  de  là  tète,  avait,  de  son  côté,  enlevé  à  Tabordage  un 
vaisseau  anglais  qui  rapportait  de  l'Inde  des  valeurs  énormes  en 
diamants  (500,000  livres  sterling,  dit-on).  Les  Anglais  ne  furent 
pas  plus  heureux  dans  les  mers  lointaines.  Les  colons  français 
des  Antilles  opérèrent  une  descente  dévastatrice  à  la  Jamaïque , 
pour  venger  l'invasion  du  territoire  français  de  Saint-Domingue 
par  les  Anglo-Espagnols  ;  le  Sénégal  et  Corée  furent  reconquis 
sur  les  Anglais,  qui  avaient  surpris  ces  comptoirs  Tannée  pré- 
cédente '. 

Tandis  que  les  alliés  attaquaient  avec  si  peu  de  succès  les  côtes 
de  France ,  les  Français  faisaient  sur  la  côte  d'Espagne  des  pro- 
grès qui  eussent  été  beaucoup  plus  considérables  si  l'armée 
eût  été  mieux  approvisionnée  et  mieux  entretenue  par  le 
ministre  de  la  guerre.  Le  maréchal  de  Noailles ,  avec  une  ving- 
taine de  mille  hommes,  avait,  le  27  mai,  forcé  le  passage 
du  Ter  au  gué  de  Toroella ,  emporté  les  retranchements  élevés 
par  les  Espagnols  à  l'autre  bord  de  la  rivière  et  mis  en  déroute 
leur  armée,  plus  nombreuse  que  la  sienne.  Maître  de  la  cam- 
pagne, il  assiégea  Palamos.  Tourville  seconda  les  opérations  par 
mer.  Château-Renaud  venait  de  le  joindre  avec  sa  flotte,  après 
avoir  réduit  l'escadre  anglo-batave  de  la  Méditerranée  et  l'escadre 
espagnole  à  se  cacher  dans  les  ports  d'Espagne  et  avoir.^  brûlé 
dans  les  Alfaques  (lagunes  voisines  des  bouches  de  l'Èbre)  quatre 
vaisseaux  de  guerre  espagnols.  La  ville  de  Palamos  fut  emportée 
d'assaut  le  6  juin  ;  le  château  se  rendit  le  9.  Le  roi  eût  voulu 
qu'on  marchât  sur  Barcelone  ;  Louis  espérait  que  les  Barcelonais 
se  soulèveraient  en  faveur  de  la  France.  Le  bombardement 
récent  de  leur  cité  n'était  pas  fait  pour  raviver  leurs  vieilles 
sympathies  françaises,  et  Noailles  jugea  imprudent  de  tenter 
un  si  grand  siège ,  loin  de  sa  base  d'opérations ,  avec  une  armée 
peu  nombreuse ,  très-mal  payée  et  mal  pourvue  de  vivres.  Le 
mal  tenait  non-seulement  à  la  pénurie  trop  réelle  du  gouver- 
nement, mais  encore  à  l'ignorance,  à  la  présomption  et  au 
mauvais  vouloir  du  ministre  Barbezieux,  qui  avait  les  vices,  sans 
les  grandes  qualités  de  son  père  Louvoîs  et  qui  n'aimait  pas 

1.  L.  Giiérin,  t.  n,  p.  84-95.  —  Qalnci,  t.  II,  p.  71  99.  —  Hume,  GuillamM  Kl  U 
Mark,  lit,  iv. 


SOO  LOUIS  XIV.  [1694] 

Noailles,  parce  que  ce  général  expérimenté,  comptant  sur  l'amitié 
de  madame  de  Maintenon ,  ne  se  croyait  point  obligé  de  plier 
sous  un  jeune  fat,  et  se  mettait  autant  que  possible  en  corres- 
pondance directe  avec  le  roi.  Noailles,  du  consentement  du  roi, 
se  rabattit  sur  Girone ,  qui  commande  le  cours  du  Ter  et  tout  !e 
Lampourdan.  Cette  place  importante  était  défendue  par  plus  de 
cinq  mille  soldats  et  de  quatre  mille  miliciens.  Investie  le  17  juin, 
elle  capitula  dès  le  29.  Noailles,  arrêté  une  quinzaine  de  jours 
par  le  manque  de  ressources ,  s'avança  ensuite  contre  Ostalrich, 
sur  la  route  de  Girone  à  Barcelone  (18  juillet).  Les  habitants 
livrèrent  la  ville  aux  Français  ;  la  garnison  se  réfugia  dans  le 
château,  protégé  par  sept  retranchements  étages  du  haut  en  bas 
d*une  colline  escarpée.  Ce  redoutable^  amj^théàtre  semblait 
inaccessible.  Deux  grenadiers  français  s'avancent  sans  ordre 
jusqu'au  pied  du  premier  retranchement:  «  Je  gage,  dit  Tun 
des  deux  à  son  camarade ,  que  tu  n'oserois  monter  là.  &  L'autre 
lui  saute  sur  les  épaules,  se  hisse  sur  le  parapet  et  appelle  le 
régiment,  qui  accourt  en  foule.  Les  ennemis  s'effraient  ;  les 
grenadiers  escaladent  les  sept  retranchements  les  uns  après  les 
autres  et  entrent  dans  le  château  péle-mèle  avec  les  fuyards 
(19  juillet). 

Maître  de  presque  tout  le  nord  de  la  Catalogne ,  Noailles  eût  pfi 
alors  attaquer  Barcelone  ;  mais  l'amiral  Russel  était  entré  dans 
la  Méditerranée  et  avait  rallié  les  escadres  ennemies  demeurées 
dans  les  ports  espagnols  :  il  se  trouvait  très-supérieur  à  Tour- 
ville  ;  celui-ci  avait  eu  ordre  d'éviter  le  combat  et  s'était  retiré  à 
Toulon.  Noailles  dut  se  contenter  d'aller  prendre  Castel-Follit, 
seule  place  que  les  Espagnols  eussent  conservée  au  nord  du  Ter 
(4-8  septembre)  ;  les  troupes  furent  mises  en  quartiers  d'hi- 
ver*. 

La  campagne  de  1694  avait  été  peu  éclatante  et  peu  décisive 
et  les  résultats  avaient  été  en  sens  inverse  de  la  grandeur  des 
forces  déployées  ;  mais  le  peu  qu'il  y  avait  de  résultats  était 
encore  favorable  aux  Français.  Les  chefs  de  la  coalition  ne  s'en 
montrèrent  pas  beaucoup  plus  pacifiques  :  il  y  avait  eu  quelque 

i.  Mém.  de  Noailles,  ap.  CoUect.  Michand,  3«  sér.,  t.  X,  p.  48-61.  ^Qainci,t.  II, 
p.  54-71. 


[1695]  MORT  DE  LUXEMBOURG.  âOt 

essai  de  négociation  secrète  avec  l'empereur,  dans  un  moment 
où  Tarmée  impériale  du  Danube  semblait  fort  compromise  vis-à- 
TJs  des  Turcs  ;  mais  cela  n'avait  pas  eu  de  suite.  Louis  n'avait 
pu,  jusque-là,  se  décider  à  faire  des  avances  au  prince  (T Orange  ; 
cependant,  au  commencement  de  1695,  sur  le  refus  fait  par  les 
alliés  de  négocier  séparément ,  Louis  déclara  qu'il  ne  prétendrait 
se  prévaloir  d'aucunes  conventions  particulières,  a  jusqu'à  ce  que 
le  prince  d'Orange  fût  content  sur  ce  qui  regarde  sa  personne 
et  la  couronne  d'Angleterre.  »  C'était  un  grand  pas  de  fait  ; 
l'Angleterre  et  la  Hollande ,  de  leur  côté ,  avaient  transporté  le 
débat  hors  du  terrain  de  la  Grande  Alliance ,  en  réclamant ,  non 
plus  les  traités  de  Westphalie  et  des  Pyrénées ,  ce  qui  eût  rendu 
la  paix  impossible,  mais  les  traités  de  Westphalie  et  de  Nimègue  ; 
seulement,  elles  voulaient  que  le  retour  pur  et  simple  à  ces 
traités  fût  accepté  préalablement  par  la  France  et  que  Louis  se 
liât  ainsi  les  mains,  tandis  que  les  alliés  conserveraient  la  faculté 
d»  demander  de  nouvelles  garanties  (mai  1695).  On  était  encore 
loin  de  s'entendre ,  Louis  prétendant  garder  Strasbourg  et 
Luxembourg  * . 

^  *ne  grande  perte  que  venait  d'essuyer  la  France  encourageait 
robstination  des  alliés.  Le  maréchal  de  Luxembourg  n'existait 
plus.  Cet  illustre  guerrier  avait  toujours  conservé  les  habitudes 
licencieuses  des  héros  de  la  Fronde ,  les  mœurs  de  la  jeunesse 
du  grand  Condé;  il  menait,  à  soixante-sept  ans,  un  genre  de  vie 
que  sa  figure  et  sa  taille  contrefaite,  plus  encore  que  son  âge, 
rendaient  au  moins  étrange  :  sa  santé  ruinée  ne  résista  point  à 
l'attaque  d'une  maladie  inflammatoire ,  qui  l'emporta  le  4  janvier 
1695.  La  France  perdait  en  lui  le  général  le  plus  redouté  qui 
lui  restât  et  l'adversaire  toujours  heureux  du  roi  Guillaume. 
Ce  fut  un  des  plus  grands  gagneurs  de  batailles  qui  aient  laissé 
trace  dans  l'histoire  :  aucpn  général  moderne,  avant  lui,  n'avait 
manié  d'aussi  grandes  masses  de  soldats  avec  autant  d'aisance 
et  de  précision.  Ses  habitudes  déréglées,  peu  compatibles  avec 
lis  desseins  patients ,  avec  la  vigilance  de  toutes  les  heures  et 
les  combinaisons  à  long  terme ,  l'empêchèrent  seules  d'être  un 

1.  Poix  d«  nystoiek,  t.  I,  p.  199. 


202  LOUIS   XIV.  [1695] 

capitaine  parfait.  Cette  mort,  qui  faisait  tomber  derant  Guillaume 
un  obstacle  invincible,  eût  causé  plus  de  joie  au  chef  de  la 
coalition  s'il  n'eût  été  en  ce  moment  sous  le  coup  d'un  grand 
malheur  domestique.  La  reine  Marie,  qui  avait  été  pour  Guillaume 
une  épouse  passionnément  dévouée  et  un  utile  instrument  po- 
litique, succomba,  le  7  janvier,  à  la  petite  vérole  :  elle  n'avait 
pas  donné  d'enfants  à  son  époux.  Sa  disparition,  bien  que 
ravivant  les  espérances  des  jacobites ,  ne  causa  point  de  troubles 
en  Angleterre  :  Guillaume,  qui  régnait  avec  Marie,  régna  seul 
en  vertu  de  l'acte  qui  les  avait  tous  deux  appelés  au  trône  par 
indivis. 

Avant  la  mort  de  la  reine ,  il  avait  déjà  décidé  le  parlement  à 
de  nouveaux  sacrifices,  mais  en  les  payant  par  d'importantes 
concessions  au  parti  de  la  liberté.  Il  avait  consenti  que  les  i)ar- 
lements  fussent  désormais  triennaux ,  c'est-à-dire  que  la  chambre 
des  communes  fût  renouvelée  au  moins  tous  les  trois  ans  ;  l'éta- 
blissement de  la  liberté  de  la  presse,  par  l'abolition  Ae  la  censure, 
compléta  et  caractérisa  le  triomphe  des  whigs  et  rendit  te  retour 
de  l'absolutisme  impossible.  L'année  1694  ne  mérite  guère  une 
moindre  place  dans  l'histoire  d'Angleterre  et  dans  l'histoire  des 
institutions  européennes,  que  l'année  1688  elle-même  :  elle  avait 
été  signalée,  non-seulement  par  les  grandes  innovations  politiques 
que  nous  venons  d'indiquer,  mais  par  un  établissement  écono- 
mique de  la  plus  haute  portée,  la  création  d'une  banque  nationale, 
analogue  à  celles  d* Amsterdam  et  de  Gôncs  :  quarante  négociants 
souscrivirent  pour  1,000,000  sterling  de  billets  garantis  par 
500,000  livres  sterling  de  capital  effectif  :  le  gouvernement 
toucha  le  numéraire ,  einploya  les  billets  comme  argent  et  paya 
l'intérêt  du  total  à  8  p.  100  aux  prêteurs  qui  furent  constitués 
en  compagnie  faisant  les  opérations  de  change.  Le  capital  réel 
et  le  capital  de  circulation  furent  bien  •vite  augmentés.  Ce  fut  là 
le  point  de  départ  de  cette  grande  organisation  du  crédit  britan- 
nique qui  a  fini  par  fondre  dans  la  banque  l'administration 
des  finances  publiques  et  par  associer  la  fortune  nationale 
et  les  fortunes  particulières  pour  la  plus  grande  force  de 
l'état. 

Le  gouvernement  français  essaya  aussi  de  restaurer  ses  finances 


[1695]      BANQUE   D'ANGLETERRE.    PRESSE   LIBRE.  203 

désorganisées.  Les  émissions  de  renies  multipliées  et  la  défiance 
des  particuliers  avaient  fait  tomber  les  dernières  créations  au 
denier  14,  et  encore  ne  se  plaçaient-elles  que  très-difficilement. 
De  déplorables  opérations  sur  les  monnaies  avaient  jeté  partout 
la  perturbation.  En  abaissant  le  ^marc  d'argent  de  26  livres 
15  sous  à  29  livres  14  sous,  on  avait  gagné,  à  la  refonte  générale, 
une  quarantaine  de  millions,  de  1689  à  1693  *,  ce  qui  indiquait 
qu*il  avait  passé  aux  hôtels  des  monnaies  environ  400  millions. 
On  supposait  qu'une  centaine  de  millions  avaient  été  enfouis  ou 
refondus  à  l'étranger  par  des  spéculateurs^.  Pour  enlever  aux 
refondeurs  étrangers  ce  bénéfice  et  sans  doute  aussi  par  un  motif 
moins  honnête,  c'est-à-dire  pour  recevoir  en  monnaie  forte 
après  avoir  payé  en  monnaie  faible,  le  gouvernement  releva  la 
monnaie,  en  1692  et  1693,  de  29  livres  14  sous  à  27  livres  18  sous 
le  marc  d'argent  ;  puis,  en  septembre  1693,  une  nouvelle  refonte 
générale  fut  ordonnée  et  la  monnaie  fut  rabaissée  de  27  livres 
18  sous  à  32  livres  6  sous  le  marc.  On  ne  peut  expliquer  la 
participation  du  duc  de  Beauviiliers  à  de  tels  actes,  qu'en  excu- 
sant sa  probité  aux  dépens  de  son  intelligence  et  qu'en  affirmant 
qu'il  ne  comprit  rien  aux  opérations  de  Pontchartrain'.  La 
nouvelle  refonte  produisit  moins  de  bénéfice  qu'on  ne  l'avait 
espéré;  elle  ne  donna  qu'environ  55  millions,  de  1694  à  1697, 
une  grande  partie  du  numéraire  ayant  été  resserrée  ou  portée 
à  l'étranger  ;  ce  triste  profit  était  chèrement  acheté  !  Par  un 
contraste  bien  affligeant  pour  la  France,  un  nouveau  chancelier 
de  l'échiquier  (ministre  des  finances)  anglais  exécutait,  en  ce 
moment  même ,  une  opération  toute  contraire  :  le  chancelier  de 
Téchiquier  Montagne ,  le  promoteur  de  la  banque ,  conseillé  par 

I-  Ce  bénéfice  était  en  partie  illusoire;  car  le  gouvernement  ne  pouvait  imposer 
ta  monnaie  réduite  aux  étrangers  et,  dana  toutes  le^  dépenses  qu'il  faisait  au  deliore 
pour  ses  années  et  ses  fljttes,  il  était  obligé  de  supporter  la  différence. 

2.  Dans  ces  100  millions^  faut-il  compter  les  60  millions  emportés  par  les  réfu- 
-.iès?  —  Il  y  aurait  donveu  en  Fnmce  environ  500  millions  de  numéraire  (moin^ 
*i'ui  milliard  de  notre  mmnaie).  On  était  tellement  dépourvu  de  notions*  sta- 
t'tiqoeSf  que  Louvois  et  le  coutrùleur  général  Le  Pelletier  lui -môme,  quelque 
^ini»  aupararant,'  doatztient  s*il  y  avait  non  pas  50U  millions,  mais  200!  V.  (iour- 
^iUe,  p.  582. 

3.  Le  président  du  conseil  des  finances  n'avait  guère  qu'u.i  titre  honorifique,  mais- 
^'  u  eat  pas  dû  «.'ouvrir  ces  actes  de  son  nom. 


204  LOUIS   XIV.  [1695) 

deux  hommes  ({ui  devaient  être  la  plus  éclatante  gloire  de 
]*Ângleterre  et  qui  appliquaient  à  la  politique  les  méthodes  de 
la  science,  par  Locke  et  Newton ,  faisait  adopter  par  le  parlement 
une  refonte  des  monnaies  anglaises ,  non  pour  en  diminuer  le 
titre,  mais  pour  en  changer  la  mauvaise  fabrication,  qui  avait 
facilité  la  funeste  industrie  deS  rogneurs,  et  pour  en  rétablir  le 
poids,  en  faisant  supporter  la  perte  au  trésor  ;  ce  sacrifice  intel- 
ligent rétablit  l'ordre  dans  les  transactions  et  ranima  la  confiance 
publique  * . 

En  France ,  malgré  les  expédients ,  ou  plutôt  à  cause  des  expé- 
dients employés  par  Pontchartrain,  la  détresse  de  l'état  croissait  : 
les  charges  montaient  et  le  revenu  net  baissait  d'année  en  année.  Le 
revenu  net  fut,  en  1693,  de  107  à  108  millions;  en  1694,  de  102  à 
103 ,  et  il  ne  faut  pas  oublier  que,  vu  l'abaissement  des  monnaies, 
102  millions  de  1694  ne  représentaient  plus  à  peine  que  85  mil- 
lions de  1689.  Pontchartrain  avait  continué  ses  ruineuses  créa- 
tions d'offices,  parmi  lesquels  on  remarque,  en  1694,  de  nouveaux 
officiers  des  tailles  et  des  gabelles,  des  gourmets  de  bière  en 
Flandre ,  des  colonels  et  capitaines  quarteniers  héréditaires ,  à  la 
place  des  quarteniers  électifs,  etc.  A  bout  de  mauvaises  ressources, 
le  gouvernement  français  se  trouva  enfin  forcé  d'en  venir  aux 
bonnes  et  aux  justes ,  quoique  bien  incomplètement.  Un  homme 
fatal  sous  d'autres  rapports  à  la  France,  mais  doué  d'un  vrai  génie 
administratif,  l'intendant  de  Languedoc,  Basville,  fit  proposer 
par  les  États  de  Languedoc,  en  témoignage  de  zèle  pour  le  bien 
public,  l'établissement  d'une  capitation  sur  tous  les  sujets  du  roi, 
par  feux  et  familles,  de  quelque  condition  qu'ils  fussent.  Le  Lan- 
guedoc avait  déjà  donné  l'exemple  de  cette  sorte  d'impôt  en  plein 
moyen  âge,  au  temps  de  la  captivité  du  roi  Jean.  Il  y  eut  beau- 
coup d'opposition  :  Pontchartrain,  qui  n'avait  pas  hésité  à  boule- 
verser les  transactions  par  les  changements  des  monnaies  et  à 
•jeter  sur  la  France,  comme  une  nuée  de  sauterelles,  des  milliers 
de  fonctionnaires  parasites,  hésita  fort  devaqf  une  mesure  qui 
froissait  des  intérêts  et  des  préjugés  puissants.  Il  se  décida  enfin. 
Toute  la  population  du  royaume  fut  divisée  en  vîngWdeux  classes, 

1.  ForbonnaÎB,  t,  II,  p.  97.  —  Hame,  Guillaumt  III^  liv,  t»  —  Mac-Aolay,  id., 
t.  III,  ch.  3. 


[\m]  DÉTRESSE   FINANCIÈRE.  Î05 

depuis  le  dauphin  jusqu'aux  paysans  et  aux  artisans.  Les  princes 
du  sang,  les  ministres  et  les  gros  fermiers  (fermiers  généraux) 
payèrent  2,000  fr.;  le  reste  en  proportion  décroissante  (18  jlin- 
vier  1695).  Les  valets  seuls  étaient  exempts.  Les  domestiques  de 
Paris,  humiliés  d'être  en  quelque  sorte  exclus  du  nombre  des 
Français,  réclamèrent  le  droit  d'être  compris  dans  la  capitation, 
tandis  que  les  nobles,  les  privilégiés,  murmuraient  contre  l'obli- 
gation  de  payer.  Les  privilégiés  ne  se  résignèrent  que  sur  la  pro- 
messe de  supprimer  le  nouvel  impôt  trois  mois  après  la  paix  *. 

La  capitation,  appliquée  avec  une  réserve  timide,  ne  produisit 
guère  plus  de  21  millions  par  an  et  n'empêcha  pas  de  renouveler 
les  créations  d'offices ,  les  aliénations  de  domaines ,  les  émissions 
de  rentes  au  denier  14,  Tout  cela  ne  releva  le  revenu  net  que 
d'une  dizaine  de  millions.  Les  tailles  furent  diminuées  de  3  mil- 
lions, soulagement  presque  imperceptible  pour  les  campagnes, 
parmi  tant  de  nouvelles  charges. 

Louis  XIY ,  n'ayant  pu  imposer  la  paix,  s'était  résolu^  pour  cette 
année ,  à  garder  partout  la  défensive.  Il  réunit  de  grandes  forces 
du  côté  de  la  Belgique ,  moindres  toutefois  que  celles  de  Guil- 
laume ,  qui  avait  fait  d'immenses  préparatifs.  Un  corps  d'armée, 
assemblé  près  de  Mons,  sous  le  maréchal  de  Boufflers,  fut  chargé 
de  protéger  Namur.  Un  camp  volant  couvrit  Furnes  et  Dunkerque. 
La  principale  armée  devait  couvrir  Ypres ,  Lille  et  Tournai.  De- 
puis les  dunes  de  Furnes  jusqu'à  Ypres,  la  frontière  française  était 
protégée  par  des  canaux;  depuis  Ypres  jusqu'à  Ëspierre,  sur  l'Es- 
caut, des  lignes  fossoyées  et  garnies  de  redoutes  défendaient 
l'entrée  du  territoire;  d'Espierre  à  Gondé,  l'Escaut  servait  de 
fossé.  La  Haine  et  la  Sambre  complétaient  cette  longue  ligne  jus- 
qu'à Namur.  Le  général  chargé  de  l'ensemble  de  la  défense ,  le 
successeur  de  Luxembourg,  si  l'on  eût  consulté  la  voix  publique, 
eût  été  Gatinat  :  le  roi  choisit  Yilleroi ,  fils  de  son  gouverneur  et 
son  compagnon  de  jeunesse,  très-brave  et  assez  bon  officier  tant 
qu'il  n'avait  eu  qu'à  exécuter  les  ordres  d'autrul,  mais  plus  expert 
dans  les  manœuvres  de  la  cour  que  dans  celles  du  champ  de  ba- 
taille. Ce  fut  là  la  première  de  ces  fatales  erreurs  où  le  Grand  Roi 

1.  Anciennes  Lois  françaiêu,  t.  XX,  p.  255.  —  Saint-Simon,  t.  !•',  p.  250.  -  Dan- 
geau,  t  II,  p.  4-6. 


s 


«06  LOUIS  XIV.  [1695] 

tomba  désormais  trop  souvent  quant  au  choix  de  ses  généraux. 

Guillaume  ne  montra  que  trop,  dès  ses  premiers  mouvemenls, 
^uMI  savait  bien  n'avoir  plus  un  Luxembourg  en  tète,  n  vint 
camper  à  une  lieue  d'Ypres  avec  cinquante  mille  hommes,  en 
détacha  quinze  mille  contre  le  fort  de  la  Knocke,  qui  était  la  clef 
des  canaux  entre  Ypres  et  la  mer,  et  donna  ordre  à  l'électeur 
de  Bavière  d'avancer  avec  une  seconde  armée  de  trente  mille 
hommes  par  Oudenarde,  entre  la  Lis  et  l'Escaut,  tandis  qu'une 
troisième  armée,  au  moins  égale  à  celle  de  Télecteur,  se  formait 
vers  la  Sambre  et  la  Meuse  et  menaçait  Namur.  Ces  opérations 
étaient  hardies  jusqu'à  la  témérité.  Yilleroi  avait  massé  près  de 
soixante  mille  hommes  entre  Ypres  et  Comines  :  Boufflers,  après 
avoir  dépéché  une  partie  de  son  infanterie  à  Namur,  était  accouru 
jusqu'à  Gourtrai  avec  sa  cavalerie,  ses  dragons  et  son  artillerie, 
et  pouvait  se  jeter  sur  les  derrières  de  Guillaume  avec  dix  mille 
chevaux  ;  l'électeur  de  Bavière  n'avait  encore  sous  la  main,  entre 
l'Escaut  et  la  Lis,  que  la  moindre  partie  de  ses  troupes  et  ne  fût 
point  arrivé  à  temps  pour  secourir  Guillaume.  Yilleroi  envoya, 
dit* on,  un  courrier  à  Yersailles  demander  la  permission  d'atta- 
quer :  le  roi  refusa  ;  on  resta  une  dizaine  de  jours  en  présence  ; 
Guillaume  eut  tout  le  loisir  de  compléter  ses  préparatifs  ;  tout  à 
coup,  il  concentra  ses  forces  et, s'éloigna  rapidement  dans  la 
direction  de  la  Meuse,  laissant  derrière  lui  sur  la  Lis  le  prince  de 
Yaudemont  avec  vingt-cinq  ou  trente  mille  hommes  pour  amuser 
Yilleroi.  Il  rejoignit  devant  Namur  son  armée  de  la  Meuse,  qui 
investissait  déjà  cette  place  (1^'' juillet).  Boufflei*s  avait  suivi  le 
mouvement  de  l'ennemi  et  se  jeta  dans  Namur  avec  ses  dragons 
avant  que  l'inveslissement  fût  complet.  Namur  et  ses  ouvrages 
extérieurs,  fort  augmentés  depuis  trois  ans  par  Yauban ,  se  trou- 
vèrent ainsi  défendus  par  un  maréchsÉ  de  France  à  la  tète  de 
treize  ou  quatorze  mille  combattants.  Les  assiégeants  avaient 
quatre- vingt  et  quelques  mille  soldats. 

On  avait  droit  de  compter  sur  une  longue  et  puissante  résis- 
tance. Le  rôle  de  Yilleroi  était  tout  tracé  :  c'était  d'écraser  Yaude- 
mont, puis  d'affamer  les  assiégeants  en  coupant  leurs  communi- 
cations avec  Bruxelles  et  Liège.  Le  13  juillet  au  soir,  Yilleroi, 
par  une  marche  bien  combinée,  atteignit  V'audemont  près  de 


Î1695)  VILLEROI    ET   DU   MAINE.  i07 

Deynse,  sur  la  rive  gauche  de  la  Lis.  Vaudemont,  pendant  la  nuit, 
se  retrancha  du  mieux  qu'il  put.  La  position  n*était  pas  forte  et 
rinégalité  numérique  était  telle ,  que  le  corps  d*armée  ennemi 
devait  être  anéanti.  L*armée  française  attendait  le  signal  de  l'at- 
taque dès  le  point  du  jour  :  ce  signal  ne  fut  pas  donné  ;  presque 
toute  la  journée  se  passa  dans  une  complète  inaction,  Villeroi 
attendant  toujours  que  Vaudemont  se  mit  en  mouvement,  pour  le 
charger  dans  sa  retraite.  L'ennemi  profita  enfin  de  ce  répit  ines- 
péré pour  commencer  à  replier  son  aile  droite.  La  gauche  fran- 
çaise, commandée  par  le  duc  du  Maine,  l'aîné  des  bâtards  du  roi, 
entra  alors  dans  le  retranchement  évacué ,  mais  laissa  Tennemi 
s*éioigner  tranquUlement  ;  le  duc  prétexta  la  défense  que  Ville- 
roi  lui  avait  faite  d'attaquer.  Le  soir  venait  :  la  gauche  ennemie 
se  retira  à  son  tour;  Villeroi,  avec  la  droite  française,  s'ébranla 
enfin ,  mais  si  tard,  qu'il  ne  put  que  tuer  ou  prendre  quelques 
centaines  d'hommes  à  l'arrière -garde  de  Vaudemont.  Cette  jour- 
née devait  suffire  pour  juger  Villeroi  et  du  Maine,  le  général  et 
son  lieutenant  *. 

Après  avoir  manqué  l'armée  de  Vaudemont,  Villeroi  manqua  la 
ville  de  Nieuport,  où  Vaudemont  eut  le  temps  de  jeter  un  grand 
secours.  Villeroi  se  rabattit  sur  Dixmuyde  et  sur  Deynse,  mauvaises 
places  occupées  par  sept  mille  soldats  anglais  et  autres ,  qui  se 
rendirent  prisonniers  presque  sans  résistance.  Guillaume  III  en 
fut  tellement  irrité,  qu'il  fit  décapiter  le  commandant  de  Dix- 
muyde et  dégrader  celui  de  Deynse.  Cet  échec  des  Anglais  ne 
pouvait  néanmoins  influer  en  aucune  manière  sur  le  siège  de  Na- 
mar.  Le  grand  ingénieur  Goêhorn  pressait  ce  siège  avec  une  ardeur 
que  redoublait  sa  rivalité  avec  Vauban  :  il  eût  voulu  à  tout  prix 
rendre  à  Vauban  l'afiront  qu'il  avait  reçu  de  lui  en  1692.  Mal- 
heureusement, Vauban  n'était  pas  dans  la  place,  et  Namur  était 


1.  Mém.  de  Saint-Hilaire,  t.  Il,  p.  149-158.  —  Mêm.  de  Berwick,  t.  !•',  p.  135.  — 
Mim,  de  Feuquiéres,  t.  IV,  p.  251.  —  Mém,  de  Saint  Simon,  1. 1»,  p.  299.  —  Saint- 
Simou  fait  un  récit  très-dramatique,  mais  très-faux,  de  cette  affaire,  comme  on  peut 
s'en  assurer  en  le  comparant  avec  Saint-Hilaire  et  Berwick,  témoins  oculaires.  Sa 
fnreor  contre  les  bâtards  lui  fait  justifier  complètement  Villeroi  aux  dépens  du  duc 
du  Maine.  Plus  on  étudie  Saiut-Simon  à  fond,  et  plus  on  apprend  à  se  défier  de  toute:! 
ses  anecdotes  si  bien  contées,  mais  si  bien  transformées  par  une  imagination  inquicte, 
haineuse  et  crédule. 


208  LOUIS   XIV.  [1695' 

défendu  avec  plus  d'énergie  que  d'habileté  par  Boufflers.  La  tran- 
chée avait  été  ouverte  d,àus  la  nuit  du  9  au  10  juillet;  la  nuit  du 
17,  un  corps  de  troupes,  que  Boufflers  avait  cru  pouvoir  laisser 
camper  en  dehors  des  remparts,  fut  assailli  et  presque  détruit  par 
les  alliés;  la  brèche  fut  largement  ouverte  à  une  muraille  qu'on 
avait  négligé  de  terrasset*;  l'ennemi  passa  à  gué  la  Meuse,  qui 
était  très- basse,  et  pénétra  dans  la  ville.  On  le  repoussa  une  pre- 
mière fois;  mais  la  place  n'était  plus  tenable  :  Boufflers  capitula 
pour  la  ville  le  4  août,  et  retira  ses  troupes  dans  le  château  et  dans 
les  autres  forteresses,  que  Guillaume  flt  battre  par  cent  cinquante 
pièces  de  gros  canon  et  cinquante -cinq  mortiers.  Yilleroi  essaya 
une  diversion  :  il  poussa  Vaudemont  jusque  sous  Bruxelles  et, 
du  13  au  15  août,  il  fit  pleuvoir  sur  cette  grande  cité  force 
bombes  et  boulets  rouges.  Bruxelles  eut  le  sort  de  Gènes  :  près 
de  quatre  mille  maisons  s'effondrèrent  dans  les  flammes  ;  il  y 
eut,  dit-on,  pour  plus  de  20  millions  de  dég&ts.  Ces  cruelles 
représailles   du   bombardement  de  Dieppe  ne   sauvèrent  pas 
Namur.  Villeroi  n'attaqua  pas  Vaudemont,  qui  s'était  couvert 
de  la  rivière  de  Senne  et  qu'une  partie  de  l'armée  de  Guil- 
laume était  venue  joindre;  il  marcha  vers  le  camp  des  alliés, 
après  avoir  reçu  de  puissants  renforts  tirés  de  l'armée  d'Alle- 
magne et  des  garnisons  du  Nord.  Deux  masses  de  cent  mille  com- 
battants chacune  se  trouvèrent  ainsi  en  présence  ;  mais  Villeroi, 
après  avoir  reconnu  les  positions  qu'occupait  Guillaume  au  bord 
de  la  Mehaigne ,  ne  jugea  point  à  propos  de  rien  hasarder.  Guil- 
laume, au  contraire,  sans  attendre  que  ses  tranchées  fussent  arri- 
vées au  pied  du  château  de  Namur,  flt  donner  l'assaut  dès  qu'il 
y  eut  une  brèche.  La  contrescarpe  du  château ,  le  fort  de  la  Cas- 
sotte  ,  nouvellement  construit  par  Vauban ,  et  un  autre  ouvrage, 
furent  attaqués  à  la  fois,  à  découvert  et  en  plein  jour  (31  août). 
La  perte  des  assaillants  fut  énorme;  mais  les  deux  forts  et  la 
contrescarpe  furent  emportés ,  et  la  garnison  du  château  ne  put 
chasser  l'ennemi  de  la  brèche  que  par  un  suprême  effort.  Bouf- 
flers capitula  le  lendemain,  à  condition  de  sortir  le  6  septembre, 
s'il  n'était  secouru  dans  l'intervalle.  Villeroi  resta  immobile,  et 
Boufflers  rendit  le  château  -et  le  fort  d'Orange  au  jour  convenu. 
La  garnison  était  réduite  de  treize  mille  hpniines  à  moins  de  cin^J 


11695]  PERTE  DE  NÂMUR.  209 

mille;  renneml  avait  perdu  dix-huit  à  vingt  mille  soldats  dans 
ce  terrible  siège. 

C'était  le  premier  succès  considérable  que  Guillaume  eût  ob- 
tenu sur  le  Continent  depuis  le  commencement  de  la  guerre ,  et 
ce  succès  était  relevé  à  ses  yeux  par  l'humiliation  personnelle  du 
Grand  Roi ,  à  qui  la  prise  de  Namur  avait  valu  naguère  tant  de 
louanges  en  vers  et  en  prose.  Louis  avait,  jusque-là,  plus  d'une 
fois  restitué  de  ses  conquêtes  personnelles,  mais  n'en  avait  point 
encore  reperdu  par  la  force.  L'effet  de  la  reprise  de  Namur  fut 
très-grand  en  Europe  * . 

Il  est  à  peine  nécessaire  de  dire  qu'on  ne  se  dédommagea  point 
de  cette  perte  du  côté  de  l'Allemagne.  Le  maréchal  de  Lorges 
eut  encore ,  à  l'ouverture  de  la  campagne,  quarante  -  cinq  mille 
hommes,  dont  plus  de  moitié  cavalerie,  contre  moins  de  vingt- 
cinq  mille.  L'armée  impériale  ne  se  formait  que  difficilement.  La 
division  régnait  entre  les  princes  allemands ,  par  suite  d'un  acte 
très -grave  que  s'était  permis  l'empereur.  Léopold,  pour  gagner 
le  duc  de  Hanovre,  qui  avait  longtemps  flotté  entre  l'Autriche  et  la 
France,  avait  promis  de  créer  un  neuvième  électorat  en  faveur  de 
ce  prince,  sous  la  condition  secrète  que  la  branche  de  Brunsv^ick- 
HanovTe  s'engageât  à  voter  toujours  pour  l'aîné  de  la  maison 
d'Autriche  conune  roi  des  Romains  (  23  mars  1692),  Léopold  avait 
tenu  parole  (  29  décembre  1692),  mais  trois  des  électeurs.  Trêves, 
Cologne  et  le  Palatin ,  avaient  protesté  ;  le  collège  des  princes  de 
l'Empire,  parmi  lesquels  le  duc  de  Brunswick -Wolfenbuttel, 
chef  de  la  branche  aînée  des  Brunswick,  avaient  suivi  cet  exemple 
et  s'étaient  engagés ,  par  un  acte  d union,  à  ne  point  admettre  le 
neuvième  électorat  (il  février  1693).  Cet  acte  fut  renouvelé  et 
rortiOé  par  de  nouvelles  adhésions  le  24  mars  1695,  quoique  Léo- 
pold eût  reculé  et  déclaré  qu'il  suspendrait  l'effet  de  l'investiture 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  obtenu  le  consentement  de  la  diète.  Eu  gagnant 
les  Brunswick- Hanovre,  Léopold  avait  fort  refroidi  d'autres  mai- 
sons souveraines.  Les  généraux  français  ne  tirèrent  parti  de  cette 
situation  que  pour  manger  le  plat  pays  entre  le  Nccker  et  le  Mein. 
L'infériorité  numérique  des  Impériaux  cessa  bientôt  par  un  grand 

1.  Qainci,  t.,  II  p.  100-156.  —  Saint-Hilaire,  t.  II,  p.  148,  161-163.  —  Feuquières, 
t.  II,  p.  244-249;  III,  p.  336;  IV,  p.  2B-341.  ' 

XIV.  14 


240  LOUIS  XIV.  [169S1 

effort  de  rempereur*el  de  ses  alliés.  Le  maréchal  deLorges  tomba 
malade  et  fut  remplacé  par  le  maréchal  de  Joyeuse,  qui  n'en  fit 
pas  plus  que  lui.  Il  eût  beaucoup  mieux  valu  proclamer  la  neu- 
tralité du  Rhin,  que  de  ravager  inutilement,  chaque  été,  les  deux 
rives  de  ce  fleuve. 

La  campagne  d'Italie  fut,  cette  année,  plus  diplomatique  que 
militaire.  Les  négociations  secrètes  avaient  recommencé,  au  mois 
de  mars,  avec  le  duc  de  Savoie.  Casai  était  bloqué  :  Tempereur  et 
FEspagne  pressaient  sans  cesse  Victor-Amédée  d'attaquer  sérieu- 
sement cette  importante  place;  mais  ce  prince  craignait  autant 
de  voir  Casai  entre  les  mains  des  Impériaux  que  des  Français.  11 
avertit  Louis  XIV  qu'il  ne  pouvait  se  dispenser  d'entreprendre  le 
siège  et  pria  le  roi  d'envoyer  au  gouverneur  l'ordre  de  capituler, 
quand  il  se  verrait  serré  d'un  peu  près ,  à  condition  que  les  for- 
tifications fussent  démolies  sans  pouvoir  être  rétablies  durant  le 
cours  de  la  guerre  et  que  la  garnison  restât  jusqu'à  l'entière 
démolition.  C'était  l'annulation  de  Casai.  Louis  XIV  y  consentit. 
Catinat  eut  ordre  de  rester  sur  la  défensive  autour  de  Pignerol  et 
de  Suse.  Casai  fut  attaqué  à  la  fin  de  juin  :  le  gouverneur,  du  8  au 
9  juillet,  demanda  à  capituler;  les  généraux  de  l'empereur  et  de 
l'Espagne  n'étaient  nullement  satisfaits  des  conditions  offertes;  le 
duc  de  Savoie  les  contraignit  d'accepter  et  fit  traîner  la  démoli- 
tion des  fortifications  jusqu'après  la  mi-septembre,  de  manière  à 
rendre  toute  autre  entreprise  impossible  du  reste  de  la  saison. 
Cependant,  afin  de  dissiper  les  soupçons  des  alliés,  il  renouvela, 
le  21  septembre,  son  adhésion  à  la  Grande  Alliance,  dont  l'acte 
fut  renouvelé,  cette  année,  entre  l'empereur,  la  Hollande,  l'évêque 
de  Munster,  le  duc  de  Hanovre,  les  électeurs  de  Bavière  et  de 
Brandebourg,  puis  l'Espagne  et  l'Angleterre,  comme  pour  pro- 
tester contre  toute  idée  de  transaction  avec  Louis  XIV  (août- no- 
vembre 1695)  *. 

Les  affaires  de  Catalogne,  assez  brillantes  l'année  d'avant,  s'é- 
taient bien  gâtées  durant  l'hiver.  Les  troupes,  très-mal  payées  et 
mal  nourries,  ayant  commis  toute  sorte  d'excès  et  pillé  jusqu'aux 
é^; lises,  les  Catalans,  d'abord  assez  bien  disposés  pour  les  Fran- 

1.  Mm.  de  Catinat,  t.  Il,  p.  379. 


ttWSJ  ITALIE.    CATALOGNE.  2<H 

çais,  s'étaient  soulevés  contre  eux  avec  fureur.  Les  paysans  armés, 
plus  redoutables  aux  conquérants  que  ne  l'avaient  été  les  troupes 
régulières  de  l'Espagne,  battaient  les  détachements,  enlevaient  les 
convois,  bloquaient  les  places.  Le  maréchal  de  Noailles,  qui 
sentait  la  situation  devenir  de  plus  en  plus  difficile  et  qui  était 
las  de  lutter  contre  le  mauvais  vouloir  du  ministre  de  la  guerre, 
demanda  son  rappel  sous  prétexte  de  maladie.  Le  roi  envoya 
le  duc  de  Vendôme.  Cet  arrière -petit- fils  d'Henri  IV  et  de 
Gabrielle,  très- débauché,   très- spirituel  et  très-brave,  s'était 
fort  signalé  partout  où  il  avait  porté  les  armes ,  mais  n'avait 
point  encore  commandé  en  chef.  Ce  choix  fut  plus  heureux 
^  que  celui  de  Villeroi,  Vendôme  avait  de  grands  défauts,  mais  des 
qualités  plus  grandes  encore.  Par  ses  qualités  comme  par  ses 
défauts,  il  ressemblait  fort  à  Luxembourg,  qu'il  remplaça,  comme 
Luxembourg  avait  remplacé  le  grand  Condé,  sans  tout  à  fait 
l'égaler.  Notre  histoire  présente  une  double  série  décroissante  de 
capitaines  qui  semblent  engendrés  les  uns  des  autres  et  qui  repré- 
sentent le  génie  de  la  guerre  sous  ses  deux  aspects  :  ce  sont  Condé 
etTurenne,  Luxembourg  et  Câlinât,  Vendôme  et  Benvick  '.  Ven- 
dôme, dans  l'état  des  choses,  ne  put  faire  un  brillant  début. 
11  dut  démanteler  Ostalrich,  Caslelfollit,  Palamos  et  quelques 
autres  postes  qu'il  ne  pouvait  garder  au  milieu  d'un  pays  sou- 
levé, et,  des  conquêtes  de  l'année  précédente,  il  ne  conserva  que 
Girone. 

En  1693,  comme  en  1694,  la  France  n'eut  pas  de  flotte  sur  les 
mers  du  Ponant.  Les  Anglo-Bataves  recommencèrent  leurs  attaques 
contre  nos  villes  maritimes.  Le  1 4  juillet,  les  amiraux  Berkeley  et 
Allemunde  se  présentèrent  de  nouveau  devant  Saint -Malo  et 
bombardèrent  à  la  fois  la  ville  et  le  fort  de  la  Couchée ,  bâti  sur 
un  rocher  dans  la  mer  pour  défendre  l'approche  de  la  place.  Us 
minèrent  ou  endommagèrent  un  certain  nombre  de  maisons, 
niais  ne  purent  pas  môme  brûler  le  fort,  qui  n'était  alors  qu'en 
bols  et  qui  fut ,  bientôt  après,  remplacé  par  une  citadelle  plus 
redoutable.  Plusieurs  de  leurs  galiotes  à  bombes  furent  coulées 
ou  brûlées  par  le  feu  de  la  place  et  du  fort.  De  là,  ils  firent  voile 

1.  A  Vécole  de  Coudé  peut  aussi  se  rattacher  ViUars. 


2i2  LOUIS   XIV.  [1695J 

vei's  les  côtes  de  Normandie,  bombardèrent  en  passant  Granvllle, 
petite  ville  alors  sans  défense  et  sans  importance,  puis  se  dirigè- 
rent sur  Dunkerque  après  avoir  renouvelé  leurs  instruments  de 
destruction.  Des  chaloupes  armées  empêchèrent  les  galiotes  d'ap- 
procher de  Dunkerque  et  allèrent  héroïquement  accrocher  et 
détourner  les  machines  infernales  lancées  contre  les  forts  des  deux 
jetées.  Pas  une  seule  bombe  n'arriva  jusqu'à  la  ville  (11  août]. 
Les  alliés  perdirent  dans  leur  retraite  une  frégate  échouée  et  brû- 
lée. Us  ne  furent  pas  beaucoup  plus  heureux  contre  Calais  ;  ils 
firent  quelque  dégât  dans  la  place  avec  leurs  bombes ,  mais  ne 
purent  incendier  le  fort  de  bois  qui  protégeait  Calais  du  côté  de 
la  mer.  Les  grands  préparatifs  et  les  terribles  menaces  des  Anglais 
aboutirent  ainsi ,  comme  on  le  dit  spirituellement  en  France ,  à 
casser  des  vitres  avec  des  guinèes  :  ils  avaient  dépensé  incompara- 
blement plus  que  ne  valaient  les  maisons  qu'ils  brûlèrent. 

Tandis  que  les  Anglo-Bataves  employaient  leurs  principales 
forces  navales  à  protéger  les  côtes  d'Espagne  et  à  insulter  les 
côtes  de  France,  les  corsaires  français  continuaient  à  désoler 
leur  commerce.  Dunkerque  et  Saint-Malo  bravaient  l'impuissante 
colère  des  alliés  et  regorgeaient  de  leurs  dépouilles.  Les  riches 
vaisseaux  de  la  compagnie  anglaise  des  Indes-Orientales  furent 
enlevés  au  retour,  avec  beaucoup  de  navires  des  Antilles;  la 
perte  fut  d'un  million  sterling.  Les  Anglais  et  les  Espagnols 
échouèrent  dans  une  attaque  contre  la  partie  française  de  Saint- 
Domingue  :  les  Français,  au  contraire,  prirent  et  détruisirent 
le  fort  anglais  de  la  Gambie  au  commencement  de  l'année 
suivante. 

La  mer  tenait  rigueur  aux  alliés  ;  cependant,  pour  la  première 
fois,  le  résultat  général  delà  campagne  leur  était  avantageux. 
La  France  s'était  vu  enlever  deux  places  de  premier  ordre.  L'une 
de  ces  places,  à  la  vérité,  ne  devait  plus  profiter  à  personne 
et  la  défection  du  duc  de  Savoie  allait  ôter  aux  alliés  beaucoup 
plus  que  ne  leur  donnait  l'annulation  de  Casai. 

Les  alliés  ne  voulaient  pas  encore  ouvrir  les  yeux  sur  cette 
défection  imminente  et  s'enivraient  de  succès  bien  nouveaux 
peureux.  Guillaume  et  Léopold  croyaient  voir  s'ébranler  entîn 
le  colosse  de  la  monarchie  française  et  s'obstinaient  à  redoubler 


[1695]  BOMBARDEMENTS.   CORSAIRES.  213 

d'efforts  pour  l'abattre.  Léopold  avait  pourtant  essuyé,  d'un  autre 
côté,  d'assez  graves  échecs.  Un  nouveau  sultan,  jeune  et  brave , 
Mustapha  II,  avait  pris  en  personne  le  commandemciit  de  l'armée 
othomane ,  reconquis  plusieurs  places  en  Hongrie  et  battu  les 
Impériaux.  On  s'était  longtemps  exagéré  la  forcu  réelle  des 
Turcs  :  depuis ,  on  s'était  exagéré  leur  faiblesse  ;  mais ,  au 
moment  où  on  les  croyait  terrassés,  ils  se  relevaienf  comme  par 
un  ressort  inattendu  et  se  montraient  encore  redoutables.  Il  en 
devait  être  ainsi  bien  longtemps  de  ce  peuple. 

Guillaume  convoqua  un  nouveau  parlement  pour  le  2  dé- 
cembre 1695.  Les  débats  de  la  dernière  session  avaient  révélé  les 
moyens  peu  honorables  par  lesquels  Guillaume  conquérait  la 
majorité  :  la  vénalité  avait  été  aussi  grande  dans  ce  parlement 
qu'au  temps  de  Charles  II,  avec  cette  différence  capitale,  toutefois, 
que  ce  n'était  plus  l'or  de  l'étranger  qui  achetait  les  votes  *.  Les 
^higs,  qui  dominèrent  le  nouveau  parlement,  tentèrent  de 
mettre  un  terme  à  la  corruption  qui  régnait  dans  l'administra- 
tion, mais,  en  même  temps,  accordèrent  au  roi  des  subsides  plus 
considérables  que  jamais,  afin  de  poursuivre  les  avantages 
obtenus  sur  la  France.  Ils  votèrent  5,240,000  livres  sterling  pour 
la  guerre,  sans  compter  500,000  livres  sterling  pour  remettre  à 
flot  la  liste  civile  grevée.  Louis  XIV,  cependant ,  au  commen- 
cement de  1696,  déclara  au  roi  de  Suède,  comme  médiateur, 
qu'il  acceptait  le  jugement  de  la  Suède  quant  aux  modifications 
à  faire  aux  traités  de  Westphalie  et  de  Nimègue,  et  Charles  XI 
déclara,  de  son  côté,  que  la  Suède  n'admettrait  aucun  change- 
ment qui  altérât  la  teneur  des  deux  traités.  Ces  manifestations 
conciliantes,  qui  semblaient  indiquer  que  Louis  pourrait  renoncer 
à  Strasbourg  et  à  Luxembourg ,  n'arrêtèrent  pas  les  préparatifs 
militaires. 

Louis  s'apprêtait  à  un  vigoureux  effort  pour  effacer  Timpres- 
sion  produite  par  la  perte  de  Namur.  Il  était  revenu  à  la  pensée 
d'attaquer  Guillaume  en  Angleterre  même.  À  Versailles  comme 
à  Saint-Germain,  on  croyait  Guillaume  moins  solide  sur  le  trône 

1.  M.Mao-AaUy^daoB  son  Guillaumi  III,  donne  d'intéressanteii  explications  sor  les 
ctnses  et  le  rrai  caractère  de  la  oorrnption  parlementaire  en  Angleterre,  ety  chercii» 
^  excuses  en  faveur  de  Gmllanme. 


244  LOUIS  XIV.  iiesej 

depuis  la  mort  de  sa  femme ,  qui  lui  avait  donné,  pendant  qu'elle 
vivait,  une  sorte  de  quasi-légitimité.  L'agitation  était  grande  en 
Angleterre  ;  une  partie  de  la  noblesse  campagnarde  tenait  tou- 
jours pour  le  vieux  droit  :  le  commerce  se  plaignait  avec  colère 
d'être  abandonné  aux  corsaires  français,  tandis  qu'on  employait 
les  flottes  britanniques  à  courir  la  Méditerranée  ou  à  insulter  des 
ports  qui  se  raillaient  de  leurs  tentatives  ;  le  commerce  anglais 
évaluait  ses  perles  au  chiffre  monstrueux  de  quatre  mille  deux 
cents  navires  et  de  30  millions  sterling  !  L'argent  manquait.  La 
refonte  des  monnaies,  opération  excellente  en  elle-même,  aug- 
mentait momentanément  la  gène  en  diminuant  la  circulation. 
Les  Jacobites  exploitaient  ces  causes  de  mécontentement  pour  en 
faire  sortir  la  révolte,  et  avaient  annoncé  au  cabinet  de  Versailles 
qu'une^grande  levée  de  boucliers  s'opérerait  dès  qu'un  coi-ps  auxi- 
liaire français  descendrait  sur  la  côte  britannique  avec  le  roi  Jac- 
ques. Des  armements  considérables  furent  préparés  dans  les  ports 
français  :  seize  mille  soldats  d'élite  furent  réunis  à  Calais ,  à  Dun- 
kerque,  à  Gravelines,  et  Jacques  II,  dans  le  courant  de  février,  alla 
se  mettre  à  la  tète  de  ces  troupes,  que  devaient  escorter  Jean  Barl 
et  d'autres  marins  fameux. 

Pendant  ce  temps,  le  complot  avortait  en  Angleterre.  Les 
conspirateurs  ne  s'étaient  pas  contentés  de  préparer  une  prise 
d'armes  et  d'enrôler  les  mécontents  :  les  plus  déterminés  avaient 
projeté  de  tuer  Vusurpateur.  Deux  ou  trois  de  leurs  complices, 
soit  crainte,  soit  remords,  les  dénoncèrent  :  plusieurs  des  chefs 
furent  arrêtés  et  avouèrent  tout.  Guillaume  fit  à  la  hâte  mettre 
en  mer  tout  ce  qu'il  avait  de  navires  de  guerre  sous  la  main. 
L'amiral  Russel ,  qui  était  de  retour  avec  une  partie  de  la  flotte 
de  la  Méditerranée,  fut,  en  quelques  jours ,  à  la  tête  de  cinquante 
vaisseaux  et  frégates,  et  alla  croiser  devant  les  dunes  de  France, 
où  il  fut  renforcé  par  une  escadre  hollandaise.  La  flotte  de 
Toulon ,  mandée  par  le  roi ,  n'était  point  arrivée  ;  les  escadres 
réunies  sur  les  côtes  de  Flandre  et  de  Picardie  n'étaient  point  en 
état  de  forcer  le  passage.  Le  roi  Jacques  retourna  tristement  à 
Saint-Germain. 

Cette  entreprise,  bien  qu'elle  n'eût  pas  même  reçu  un  com- 
mencement d'exécution  et  qu'elle  eût  provoqué ,  en  Angleterre 


[I69C1  COMPLOT   EN   ANGLETERRE.  245 

et  en  Ecosse ,  de  bruyants  témoignages  d*attachement  à  la  per- 
sonne de  Guillaume»  parut  produire  une  forte  impression  sur 
ce  prince.  Le  sentiment  des  dangers  qu'il  avait  courus  le  rendît 
dorénavant  moins  opposé  à  la  paix.  Il  ne  fut  pas  d'ailleurs  en 
mesure  d'entreprendre  rien  de  considérable  dans  les  Pays-Bas. 
n  y  réunit  de  très-grandes  forces,  mais  les  Français  lui  en 
opposèrent    d'à  peu  près  égales,  et  le  manque  d'argent  gêna 
beaucoup  ses  mouvements.  Il  était  plus  facile  au  parlement  de 
voler  de  lourds  impôts  que  de  les  faire  acquitter  de  bonne  grâce 
et  rentrer  promptement.  Guillaume  ne  crut  pas  pouvoir  tenter 
un  grand  siège  en  présence  d'ennemis  puissants  et  avec  des 
troupes  mal  payées  et  mal  approvisionnées.  Les  Français ,  qui 
n'étaient  guère  en   meilleur  état,  n'en  firent  pas  davantage. 
Quatre  armées  se  tinrent  en  échec  tout  l'été  :  du  côté  de  Sambrc- 
et-Meuse ,  Boufflers  resta  sur  la  défensive  devant  Guillaume  : 
du  côté  de  l'Escaut  et  de  la  Lis,  Vaudemont  eut  la  môme  attitude 
devant  Villeroi  :  deux  cent  cinquante  mille  hommes  restèrent 
ainsi  en  présence  plusieurs  mois  sans  aucun  résultat,  si  ce 
n'est  que  les  Français  parvinrent  à  se  maintenir  sur  le  territoire 
ennemi. 

En  Allemagne,  comme  de  coutume ,  il  ne  se  passa  rien  d'im- 
portant :  seulement ,  cette  fois,  ce  fut  une  victoire  pour  la  France 
que  d'avoir  rendu  la  campagne  nulle.  Bien  que  la  guerre  de  Hon- 
grie Tût  redevenue  plus  active  et  plus  défavorable  à  l'empereur, 
Léopold,  qui  ne  voulait  pas  plus  de  paix  sur  le  Rhin  que  sur  le 
Danube,  avait  trouvé  moyen  de  donner  au  prince  Louis  de  Bade 
cinquante  mille  hommes  contre  trente-cinq  mille  qu'avait  le  ma- 
réchal de  Choiseul.  Choiseul,  vieux  capitaine  jusqu'alors  sans  éclat, 
choisit  une  très-bonne  position  sur  le  Speyer-Bach  (ruisseau  de 
Spire),  couvrit  à  la  fois  Landau,  Philipsbourg  et  l'Alsace,  et  em- 
péclia  le  prince  Louis  de  pénétrer  sur  notre  territoire  et  d'assiéger 
nos  places.  C'était  un  beau  succès  vis-à-vis  d'un  aussi  bon  géncrul 
<iue  le  prince  Louis. 

Les  opérations  en  Catalogne  furent  peu  intéressantes.  La  grande 
flotte  anglo-batave  avait  quitté  la  Méditerranée,  et  les  Espagnols 
n'étaient  pas  en  état  de  garder  l'ofTensive.  Le  duc  de  Vendôme 
hattit  leur  cavalerie  près  d'Ostairich ,  mais  il  n'était  point  assez 


246  LOUIS  XIV.  [1696: 

fort  pour  attaquer  Barcelone ,  avec  les  populations  soulevées  sur 
ses  derrières. 

La  diplomatie  continua  d'agir  plus  que  les  armes  en  Piémont. 
Los  négociations  secrètes  avec  le  duc  de  Savoie  avaient  été  pour- 
suivies durant  l'hiver.  Victor- Amédée,  exploitant  le  désir  trop 
évident  que  Louis  XIV  avait  de  la  paix ,  ne  se  contentait  plus  de 
recouvrer  ses  domaines  envahis  :  après  avoir  réussi  à  annuler 
Casai ,  il  demandait  maintenant  que  la  France  lui  cédât  Pignerol 
démantelé.  Quelques  années  plus  tôt,  Louis  XIV  eût  souri  de 
pitié  à  une  telle  proposition  :  il  refusa  au  premier  abord  ;  puis  il 
discuta.  Au  printemps,  la  conclusion  se  faisant  attendre,  Catinat, 
puissamment  renforcé,  descendit  dans  la  plaine  de  Piémont  avec 
cinquante  et  quelques  mille  hommes ,  afin  tout  à  la  fois  de  peser 
sur  le  duc  et  de  lui  fournir  un  prétexte  pour  accepter  les  condi- 
tions du  roi.  Quelques  jours  après,  un  traité  fut  signé  entre  les 
agents  secrets  de  Louis  et  de  Victor- Amédée  (30  mai).  Le  duc, 
est- il  dit  dans  ce  traité,  s'engage  dans  une  ligue  offensive  et 
défensive  avec  le  roi  jusqu'à  la  paix  générale.  Louis,  à  la  paix, 
cédera  à  Victor- Amédée  Pignerol  démantelé,  avec  ses  dépen- 
dances, jusqu'au  pied  du  Mont  Genèvre,  à  condition  que  les  forti- 
fications ne  seront  jamais  rétablies.  Le  roi  rendra  la  Savoie,  Suse 
cl  le  comté  de  Nice ,  dès  que  les  Impériaux  et  autres  étrangers 
seront  sortis  de  l'Italie  et  les  Espagnols  rentrés  dans  le  Milanais. 
Le  roi  ne  traitera  pas,  sans  le  duc,  avec  les  cabinets  de  Vienne  et 
de  Madrid.  Le  mariage  de  la  princesse  Marie- Adélaïde,  fille  aînée 
du  duc,  est  convenu  avec  le  duc  de  Bourgogne,  l'alné  des  petits- 
fils  du  roi.  Le  roi  accorde  au  duc  le  temps  convenable  pour  se 
dégager  honnêtement  de  la  ligue  (c'est-à-dire  jusqu'à  la  fin 
d'août).  Les  ambassadeurs  de  Savoie  seront  désormais  traités 
en  France  comme  ceux  des  tètes  couronnées.  Le  duc  ne  permettra 
plus  dorénavant  aux  réfugiés  français  de  s'établir  dans  les  vallées 
vaudoises  de  Luzerne ,  le  roi  ne  se  mêlant  point  d'ailleurs  de  la 
manière  dont  le  duc  traitera  les  Vaudois.  Le  duc  s'engage,  si  la 
neutralité  est  rétablie  en  Italie ,  à  réduire  ses  forces  à  sept  mille 
cinq  cents  fantassins  et  quinze  cents  chevaux.  Si  la  neutralité  n'est 
point  acceptée,  au  i**"  septembre,  il  joindra  ses  troupes  à  celles 
du  roi  et  commandera  l'armée  combinée.  Les  conquêtes  qu'on 


[16961  TRAITÉ  AVEC  LE   PIÉMONT.  247 

pourra  faire  dans  le  Milanais  lui  appartiendront.  Le  roi,  pendant 
la  guerre,  lui  paiera  un  subside  de  100,000  écus  par  mois  '. 

Le  duc  de  Savoie  gagnait  ainsi  à  ses  défaites  ce  qu'il  eût  pu 
espérer  d'une  guerre  heureuse.  Louis  XIV,  lui ,  pour  avoir  souf- 
fiit  que  Louvois  poussât  à  bout  ce  faible  voisin ,  perdait ,  non- 
seulement  Casai,  sa  conquête,  mais  la  clef  de  l'Italie,  la  vieille 
conquête  de  Richelieu ,  ce  Pignerol  que  la  France  tenait  depuis 
trois  quarts  de  siècle  et  qu'elle  eût  dû  conserver  tant  qu'une  autre 
puissance  étrangère  gardait  un  pouce  de  terrain  dans  la  Pénin- 
sule. Bt  Ton  regarda  encore  ce  trailé  comme  une  victoire  ! 

Quelques  difficultés  retardèrent  la  ratification  jusqu'au  29  juin. 
Le  pacte  secret  ratifié,  Catinat,  ainsi  qu'on  en  était  convenu,  pro- 
posa ostensiblement  au  duc,  de  la  part  du  roi,  ce  qui  était  déjà 
tout  conclu.  Victor- Amcdée  communiqua  les  propositions  aux 
généraux  de  l'empereur  et  de  l'Espagne ,  ses  auxiliaires,  et  leur 
déclara  qu*il  ne  pouvait  laisser  plus  longtemps  désoler  ses  états 
ni  refuser  Pignerol,  mais  protesta,  avec  une  indignation  bien  jouée, 
contre  la  pensée  de  se  joindre  à  la  France  pour  attaquer  ses  alliés. 
Une  trêve  d'un  mois  fut  convenue  le  12  juillet,  puis  prorogée  à 
la  mi- septembre.  L'empereur  employa  ce  délai  à  tâcher  de  rega- 
gner Victor-Amédée  par  des  olTres  magnifiques  :  il  alla  jusqu'à 
lui  offrir  le  duché  de  Milan  après  la  mort  du  roi  d'Espagne  et  le 
gouvernement  immédiat  du  Milanais  comme  garantie.  Le  duc 
était  trop  engagé  et  les  Français  trop  forts  aux  portes  de  Turin. 
Les  cabinets  de  Vienne  et  de  Madrid,  exaspérés  de  la  trahison 
du  duc,  résistèrent  aux  instances  du  pape,  de  Venise,  de  toute 
l'Italie,  et  refusèrent  la  neutralité  pour  la  Péninsule.  Le  15  sep- 
tembre ,  la  paix  fut  publiée  à  Turin  entre  Louis  XIV  et  Victor- 
Amédée.  Le  traité  public  ne  parlait  pas  de  l'alliance  ofiensive  et 
dérensive  ;  mais  Victor-Amédée  avait  dans  sa  poche  la  patente  de 
généralissime  de  l'armée  combinée.  Les  troupes  austro-espagnoles 
s'étaient  repliées  sur  le  Milanais.  Aussitôt  la  trêve  expirée,  les 
Français  marchèrent  le  long  du  Pô  jusqu'à  Valenza,  la  meilleure 
place  qui  protégeât  le  Milanais.  Le  17  septembre,  Victor-Amédée 
rejoignit  Catinat.  Du  18  au  19,  Valenza  fut  investie  sur  les  deux 
rives  du  Pô  par  les  Pranco-Piémontais.  Victor-Amédée  opéra  sans 

1.  Mém.  du  maréchal  de  Tessé,  t.  1«',  p.  68;  1806. 


i<8  LOUIS   XIV.  [1696] 

scrupule  et  sans  ménagements  contre  ses  alliés  de  la  veille,  action 
contre  laquelle  il  avait  si  bien  protesté  naguère  au  moment  même 
où  il  venait  d*en  promettre  Taccomplissement.  La  tranchée  fut 
ouverte  le  24  septembre  :  les  généraux  alliés  étaient  hors  d'état 
de  secourir  Valenza  et  d'arrêter  l'invasion  du  Milanais  :  ils  se  rési- 
gnèrent à  user  des  pouvoirs  qui  leur  avaient  été  conférés  pour  ne 
s'en  servir  qu'à  la  dernière  extrémité.  Ils  acceptèrent  la  neutra- 
lité de  la  Péninsule  et  s'engagèrent  à  faire  sortir  immédiatement 
d'Italie  les  troupes  impériales  et  auxiliaires ,  à  condition  que  les 
états  italiens,  le  pape  et  Venise  exceptés,  payassent  à  l'empereur 
300,000  pistolcs.  La  France  fit  la  concession  d'abandonner  Pignc- 
roi,  non  plus  seulement  à  la  paix  générale,  mais  en  même  temps 
qu'elle  rendait  la  Savoie  et  Nice  (7  octobre)  *. 

La  frontière  naturelle  du  sud-est,  un  moment  conquise,  fut 
ainsi  abandonnée. 

Louis  XIV,  l'expédition  d'Angleterre  manquée,  s'était  décidé  à 
ne  pas  maintenir  de  grandes  flottes  en  mer.  Après  que  Château- 
Renaud  eut  ramené  son  escadre  de  Toulon  à  Brest  (mi- mai), 
sans  que  les  Anglo-Bataves  eussent  réussi  à  l'arrêter  dans  le  détroit 
de  Gibraltar,  on  désarma  la  plupart  des  vaisseaux,  et  l'on  ne  con- 
serva à  la  voile  que  de  petites  escadres.  Les  alliés ,  au  contraire , 
mirent  en  mer,  au  printemps,  une  flotte  nombreuse  et  recommen- 
cèrent leurs  tentatives  contre  nos  côtes,  sans  plus  de  succès  que 
par  le  passé  :  ils  jetèrent  des  bombes  dans  Calais ,  le  18  mai  ;  à  la 
fin  de  juiUet,  ils  reparurent  en  vue  de  Brest,  qu'ils  menacèrent 
fort  inutilement  :  une  partie  de  leur  flotte  alla  bombarder  Saint- 
Martin  de  Ré  et  les  Sables  d'Olonne,  puis  ravager  quelques  îlots 
de  la  côte  bretonne,  sans  pouvoir  seulement  opérer  de  descente  à 
Belle- Isle,  ni  emporter  les  tours  de  Houat  et  de  Hédic,  défendues 
chacune  par  quinze  soldats.  Tous  les  exploits  des  Anglais  se  bor- 
nèrent à  couper  les  jarrets  à  des  chevaux ,  à  tuer  des  bœufs  et  à 
brûler  des  chaumières.  Les  bombardements  maritimes ,  qui  n'a- 
vaient que  trop  bien  réussi  aux  Français  contre  des  places  telles 
que  Gênes,  mal  préparées  à  se  défendre  contre  un  tel  genre  de 
guerre,  semblaient  définitivement  condamnés  par  l'expérience,  là 

1.  Dumont,  Corps  diplomatique,  t.  VII,  2«  partie,  p.  368.  —  Mim.  de  Tessé,  1. 1*, 
p.  71-77,  —  Poix  de  Ryticickf  1. 1«',  p.  130. 


1696}  PIGNEROL   CËDË.    JEAN   BART.  249 

OÙ  Ton  avait  affaire  à  des  places  bien  munies  et  d'approche  un 
peu  difficile  :  il  a  fallu  Tapplication  de  la  vapeur  à  la  navigation 
pour  rendre  chance  à  ce  cruel  procédé. 

Les  alliés  avaient  tâché,  cette  année,  de  défendre  un  peu  mieux 
leur  commerce.  Les  Anglais  y  parvinrent  jusqu'à  un  certain  point  ; 
mais  les  Hollandais  furent  plus  maltraités  que  jamais.  Les  alliés 
n'avaient  pas  mieux  réussi  à  bloquer  le  port  de  Dunkerque  qu'à 
incendier  la  ville  :  dans  le  courant  de  juin,  quatorze  vaisseaux 
anglo-bataves  n'avaient  pu  empêcher  Jean  Bart  de  sortir  du  port 
avec  un  vaisseau  et  six  grosses  frégates.  Le  18  jum,  Bart  rencontra 
au  nord  du  Texel  la  flotte  marchande  hollandaise  de  la  Baltique, 
escortée  par  six  frégates.  Cinq  frégates  et  trente  ou  quarante  vais- 
seaux marchands  tombèrent  en  son  pouvoir.  Treize  vaisseaux  de 
guerre  ennemis  arrivaient  à  toutes  voiles;  Bart  brûla  ses  prises, 
sans  en  laisser  reprendre  une  seule,  et  se  retira  lentement,  sans 
que  l'escadre  ennemie  osât  Tattaquer.  Il  fit  peut-être  plus  de  mal 
encore  à  la  Hollande  en  troublant  la  pêche  du  hareng,  qui  occupait 
quatre  à  cinq  cents  navires,  et  qu'il  empêcha  presque  entièrement, 
malgré  la  protection  d'une  forte  escadre.  Il  termina  sa  brillante 
campagne  en  passant  au  travers  de  trente-trois  vaisseaux  anglo- 
batavcs  qui  voulaient  l'empêcher  de  regagner  les  ports  de  France. 
Le  grade  de  chef  d'escadre  récompensa  l'illustre  corsaire ,  qui 
avait  pris  rang  depuis  longtemps  dans  la  marine  royale.  Duguai- 
Trouin  promettait  d'égaler  bientôt  Jean  Bart.  Cette  année- là, 
avec  cinq  frégates  ou  vaisseaux  de  rang  inférieur,  il  attaqua  et 
prit  trois  vaisseaux  de  guerre  hollandais  et  douze  riches  navires 
marchands  qu'ils  escortaient.  Le  chef  d'escadre  Nesmond  fit  pour 
10  millions  de  prises  sur  les  Hollandais  en  un  seul  coup  de  main. 
Cette  guerre  de  course,  si  avantageuse,  venait  d'être  rendue  plus 
loyale  par  une  ordonnance  qui  lui  enlevait  tout  ce  qui  pouvait 
conserver  chez  elle  quelque  trace  de  piraterie.  Cette  ordonnance , 
qui  honore  le  gouvernement  de  Louis  XIY,  enjoignait  aux  bâti- 
ments français  d'arborer  le  pavillon  national  avant  de  tirer  le 
premier  coup  de  canon  (  17  mars  1696).  Les  autres  nations  accep- 
tèrent successivement  cette  règle  comme  partie  du  droit  des  gens  * . 

1.  Anciennes  Lois  françaises,  t.  XX,  p.  260.—  L.  Gaérin,  t.  II,  p.  98-105.  —  Qninci, 
t.  Il,  p.  S68-283. 


Î20  LOUIS  XIV.  [lege; 

Les  Impériaux  avalent  encore  été  malheureux  en  Hongrie  dans 
cette  campagne.  Le  nouvel  électeur  de  Saxe,  Frédéric-Auguste, 
qui  s'était  mis  à  la  tôle  de  l'armée  impériale,  avait  été  battu 
par  le  sultan  Mustapha  et  obligé  de  lever  le  siège  de  Temesvar 
(  26  août).  Le  sultan  n'avait  pas  réussi  néanmoins  à  pénétrer  en 
Transylvanie  et,  par  compensation  de  l'échec  de  Temesvar, 
l'empereur  avait  obtenu  des  Russes  une  alliance  plus  étroite  et 
une  diversion  efficace.  Le  jeune  tzar  Pierre  Alexiowitz,  qui 
régnait  depuis  plusieurs  années  conjointement  avec  son  frère 
Ivan,  se  trouvait  seul  possesseur  du  pouvoir  suprême  par  la  mort 
d'Ivan,  arrivée  en  janvier  1696.  Sa  première  opération  fut 
d'enlever  aux  Tatares ,  vassaux  des  Turcs ,  -la  ville  d'Azof ,  qui 
donna  aux  Russes  l'embouchure  du  Don  et  la  mer  d'Azof  et  leur 
prépara  l'ouverture  de  la  mer  Noire.  Jean  Sobieski  mourut  sur  ces 
entrefaites  (  17  juin).  Pierre-le-Grand  s'élève  au  moment  où  So- 
bieski disparaît;  sombre  présage  pour  la  Pologne  et  pour  l'Europe. 

Ces  événements  lointains  à  part,  la  campagne  de  1696  avait 
été  à  peu  près  nulle  en  résultats  militaires ,  mais  importante  en 
résultats  diplomatiques.  La  défection  du  duc  de  Savoie,  chère- 
ment achetée,  il  est  vrai,  avait  couvert  une  des  frontières  de  la 
France  et  rendu  disponible  une  de  ses  armées.  Louis  XIV,  en 
même  temps  qu'il  devenait  plus  fort,  s'était  montré  de  plus  en 
plus  pacifique  et,  dans  le  cours  de  l'été,  il  avait  signifié  aux 
alliés ,  par  un  agent  qu'il  avait  depuis  quelque  temps  à  La  Haie , 
«  qu'il  étoit  prêt  à  remettre  toute  choses  en  état  »  selon  les 
traités  de  Westphalie  et  de  Nimègue,  les  alliés  conservant  en 
sus  le  droit  d'exposer  leurs  prétentions  et  leurs  réclamations. 
C'était  ce  qu'avait  réclamé  Guillaume  III  lors  des  premiers  pour- 
parlers en  1694.  Louis  ne  faisait  de  réserves  que  pour  Luxembourg 
et  pour  les  dix  viUes  §X  les  seigneuries  d'Alsace  ;  il  consentait  à 
rendre  Strasbourg  ou  un  équivalent,  au  choix  de  l'empereur; 
équivalent  qui  ne  pouvait  être  que  Freybourg  et  Brisach.  Ceci 
était  calculé  habilement  pour  diviser  l'empereur  et  l'Empire, 
le  roi  espérant  que  l'empereur  aimerait  mieux  voir  Freybourg 
et  Brisach  rentrer  dans  le  domaine  de  sa  famille ,  que  Strasbourg 
redevenir  ville  libre  et  impériale  '.  La  Hollande,  si  cruellement 

1.  Paix  de  Ryswick,  t.  I*^,  p.  197  et  suiv. 


(16961  NÉGOCIATIONS.    FINANCES.  224 

atteinte  par  la  guerre  dans  la  source  de  sa  vie,  dans  son  com- 
merce maritime,  accueillit  très-vivement  les  nouvelles  propo- 
sitions de  la  France.  GuiUaume  ne  mit  plus  d'obstacles  à  ce 
mouvement  d'opinion  ;  le  grand  ennemi  de  Louis  XIY  convenait 
que  le  temps  était  arrivé  d'accepter  la  médiation  suédoise  et  d'ou- 
vrir un  congrès.  L'empereur  s'obstinait  au  contraire  à  éloigner 
l'ouverture  des  négociations  générales  jusqu'à  ce  que  Louis  eût 
promis  de  satisfaire  à  toutes  les  réclamations  de  l'Empire  sur 
l'Alsace  et  de  l'Espagne  sur  les  Pays-Bas.  En  réalité,  Léopold 
repoussait  la  paix  par  la  même  raison  que  Louis  la  souhaitait ,  à 
cause  de  la  prochaine  succession  d'Espagne. 

Le  langage  que  tint  Guillaume  au  parlement,  à  son  retour  de 
Flandre  (30  octobre  1696),  se  ressentit  du  changement  qui  s'était 
opéré  dans  ses  dispositions  ;  il  parla  des  ouvertures  faites  pour  la 
paix;  néanmoins,  il  insista  fortement  sur  la  nécessité  de  ne  traiter 
que  l'épée  à  la  main  et  de  rester  puissamment  armé.  Le  parlement, 
animé  par  l'espoir  de  conquérir  une  paix  honorable,  se  surpassa  en 
fait  de  libéralité  et  vota  plus  de  6  millions  sterling,  tant  pour  assurer 
les  services  de  1697  que  pour  combler  le  déficit  amené  par  l'insuffi- 
sance des  recouvrements.  A  côté  de  Timpôt  sur  le  revenu  des 
terres,  on  établit  des  taxes  sur  toutes  les  natures  de  revenus  sans 
exception.  Les  six  millions  sterling,  cependant,  ne  pouvaient  à  la 
fois  pourvoir  aux  services  courants  et  combler  le  déficit,  qui  dépas- 
sait à  lui  seul  5  millions  sterling  :  l'état  des  finances  était  déplo- 
rable; l'argent  était  rare;  l'intérêt  à  9  ou  10  pour  100  pour  les 
marchands  ;  les  assurances  maritimes  à  30  pour  100  ;  l'Acte  de 
Navigation  était  suspendu  de  fait  et  la  marine  anglaise  réduite  à 
emprunter  les  pavillons  suédois  et  danois  ;  les  créances  sur  l'État 
étaient  discréditées  ;  les  billets  de  la  banque  perdaient  20  pour  100  ; 
une  banque  territoriale ,  émettant  des  billets  hypothéqués  sur  les 
propriétés  foncières ,  avait  été  essayée  sans  succès.  Le  chancelier 
de  l'échiquier,  Montagne,  attaqua  le  mal  en  face  avec  la  hardiesse 
d*un  génie  supérieur  :  il  fit  décider  par  le  parlement  que  toutes 
les  nouvelles  taxes,  sauf  l'impôt  territorial,  seraient  aflectées  à 
combler  le  déficit  et  continueraient  d'être  perçues  jusqu'à  ce  que 
l*arriéré  fût  éteint  ;  que,  s'il  le  fallait  môme,  on  créerait  un  nouvel 
impôt  pour  en  finir.  En  môme  temps,  il  fit  autoriser  l'échiquier  à 


tt%  LOUIS   XIV.  [1696-1697] 

emprunter  i  million  sterling  à  8  pour  100,  en  émettant  un  nombre 
double  de  billets»  et  à  commencer  de  lever,  dès  les  derniers  mois 
de  1696,  rimpôt  voté  pour  1697  :  la  trésorerie  eut  ordre  de  rece- 
voir les  billets  de  Téchiquier  en  paiement  des  diverses  taxes, 
excepté  la  taxe  foncière.  Une  compagnie  fut  organisée  pour  mettre 
les  billets  en  circulation;  ces  billets  payèrent  d*abord  un  escompte 
de  10  pour  100 ,  puis  de  4 ,  puis  ils  arrivèrent  au  pair  et  la  com- 
pagnie devint  inutile.  La  banque,  de  son  côté,  fut  raflermie  par 
diverses  faveurs  du  parlement ,  et  surtout  par  la  permission  d'é- 
mettre 800,000  livres  sterling  de  bons  portant  intérêt  à  8  pour  1 00  ; 
les  billets  de  la  banque  remontèrent  au  pair  et  ses  nouveaux  bons 
furent  bientôt  préférés  à  l'argent.  La  machine  du  crédit  fut  ainsi 
remise  en  mouvement  avec  une  vigueur  inconnue,  et  FAnglelerre, 
également  préparée  pour  la  paix  et  pour  la  guerre,  entra  dans 
une  voie  de  progrès  et  de  développement  où  elle  ne  devait  plus 
s'arrêter  * . 

Si  l'Angleterre  avait  Locke  et  Newton  pour  conseiller  ses  minis- 
tres, la  France,  aussi,  eût  pu  trouver  quelques  grands  citoyens 
pour  guider  les  siens  ;  mais  elle  n'avait  pas  de  Montagne  pour  les 
entendre,  elle  n'avait  que  Ponlchartrain.  Le  contrôleur  général  ne 
savait  que  renouveler  à  profusion  les  édits  bursaux,  parmi  lesquels 
on  remarque  une  augmentation  des  droits  sur  le  poisson  de  mer, 
très-nuisible  à  la  marine,  la  vente  de  cinq  cents  lettres  de  noblesse 
à  2,000  écus  la  pièce ,  la  levée  de  droits  d'armoiries  pour  7  mil- 
lions', le  rétablissement,  à  prix  d'argent,  de  gouverneurs  titu- 
laires dans  les  villes  closes  de  l'intérieur ,  etc.  Les  créations  de 
rentes  étaient  encore  le  moins  mauvais  expédient;  il  y  en  eut, 
de  1695  à  1697,  pour  6,800,000  livres  au  denier  14  et  pour  1  mil- 
lion au  denier  12,  plus  une  tontine  de  1,200,000  livres  au  capital 
de  12  millions.  La  recette  brute,  tant  en  revenu  ordinaire  qu'en 
affaires  extraordinaires,  fut,  en  1697,  de  158  millions;  les  charges 

1.  Hume,  Guillaume  lU  et  Marie^  liv.  v.  —  Sainte-Croix,  t.  II,  p.  85.  —  Mac-Aulay, 
Ctwllaume  111^  I.  III,  c.  4.  —  Toutes  les  ressources  employées  par  Montage  ne 
furent  pas  également  bonnes  ;  il  avait  établi  une  grande  loterie. 

2.  Tous  les  gentilshommes  et  toutes  les  conmiunautés  du  royaume  furent  astreints 
à  payer  ces  droits  :  tous  les  ecclésiastiques,  officiers,  bourgeois  des  villes  franches, 
furent  autorisés  à  prendre  des  armoiries  en  payant  les  droits.  On  les  y  coutraignit 
presque.  V.  Larrei,  t.  II,  p.  288. 


(169M697]  POMPONNE    ET  TORCL  ÎS3 

à  déduire  approchaient  de  48  millions.  Chaque  année  avait  creusé 
le  gouffre  plus  avant  '. 

Ia  marche  des  négociations  commençait,  il  est  vrai,  affaire  pré- 
voir le  terme  des  sacrifices.  La  diplomatie  française  n'était  plus 
conduite  par  Colbert  de  Croissi;  ce  ministre  venait  de  mourir  le 
28 juillet  1696*,  et  sa  charge,  conformément  au  système  d'héré- 
dité ministérielle  en  vigueur,  avait  passé  à  son  fils,  au  marquis 
de  Torci.  Celte  fois,  la  chose  publique  n'en  souffrit  pas  :  Torci, 
sans  être  un  esprit  de  premier  ordre ,  avait  des  (jualités  estima- 
bles et  solides  ;  instruit ,  laborieux ,  intègre  et  sensé ,  c'était  un 
homme  mûr,  par  le  caractère  plus  encore  que  par  l'âge  (il  avait 
trente  et  un  ans),  et  Louis,  de  plus,  lui  donna  pour  associé  et  pour 
guide  dans  le  ministère  l'ancien  ministre  des  affaires  étrangères 
que  son  père  Croissi  avait  remplacé ,  Arnaud  de  Pomponne.  Dis- 
gracié, en  1680,  pour  un  peu  de  négligence  et  surtout  pour  trop 
de  modération  dans  ses  procédés  envers  les  étrangers.  Pomponne 
avait  été  rappelé  au  conseil,  comme  ministre  d'état  sans  porte- 
feuille, après  la  mort  de  Louvois,  et  son  retour  avait  été  un  des 
indices  d'une  modification  dans  la  politique  de  Louis  XIV.  Pom- 
ponne ,  esprit  religieux  et  tendant  au  jansénisme ,  qui  était  pour 
lui  une  religion  de  famille,  s'était  réconcilié  chrétiennement  avec 
les  Colberts  et  maria  sa  fille  à  Torci.  Il  eut ,  jusqu'à  sa  mort,  en 
1699,  la  principale  autorité  dans  le  ministère,  Torci  ayant  le  titre 
et  l'exécution  sous  lui,  sans  ombrages  ni  jalousie,  ce  qui  fait  leur 
éloge  à  tous  deux'. 

L'Allemagne  avait  été  fort  agitée  dui-ant  l'hiver;  elle  craignait 
de  se  voir  envahie  au  printemps  par  les  armées  françaises  du 
Rhin  et  d'Italie  réunies,  et  les  six  cercles  du  Haut  et  Bas-Rliin,  de 
Franconie ,  de  Bavière ,  de  Souabe  et  de  Westphalie ,  excités  par 
l'empereur,  s'étaient  associés  pour  mettre  sur  pied  une  armée  dé- 
fensive de  soixante  mille  hommes,  et  avaient  réclamé  à  grands 
cris  l'assistance  de  la  Hollande  et  de  l'Angleterre.  Leurs  clameui-s 
belliqueuses  se  croisèrent  avec  les  remontrances  pacifiques  de 
ces  deux  états  à  l'empereur  (3-8  janvier  1697).  L'Angleterre  et  la 

1.  Forbonnais,  t.  H,  p.  8:^-95. 

2.  Ce»t  Croissi  qui  a  fondé  le  Dépôt  des  Affaires  Étrangères. 

3.  Dangeau,  t.  II,  p.  45. 


224  LOUIS   XIV.  [1697] 

Hollande  pressèrent  Léopold  de  ne  plus  susciter  de  difficultés 
préalables  et  d'accepter  la  médiation  suédoise  et  Touverture  des 
conférences.  Il  n'y  avait  plus,  entre  la  France,  TAngleterre  et  la 
Hollande ,  de  débats  préliminaires  que  sur  la  forme  dans  laquelle 
Louis  reconnaîtrait  la  royauté  de  Guillaume  et  sur  la  restitution 
de  Luxembourg;  mais  les  envoyés  anglo*bataves  déclarèrent  à 
Tempereur  qu'ils  étaient  persuadés  que  ces  deux  difficultés  seraient 
levées.  L'empereur  n'osa  mécontenter  ses  puissants  alliés  et,  le 
4 février,  tous  les  ministres  des  puissances  coalisées,  l'Espape 
exceptée,  acceptèrent  la  médiation  de  la  Suède.  Le  10,  l'ambassa- 
deur français  Gaillères  renouvela  les  offres  faites  par  son  maître, 
en  y  ajoutant  la  restitution  de  Luxembourg  ou  un  équivalent,  et 
la  promesse  de  reconnaître  le  roi  Guillaume  sans  restriction  oi 
réserve ,  quand  on  signerait  le  traité.  Les  alliés  réservèrent  les 
indemnités  qu'ils  prétendaient  revendiquer  et  réclamèrent,  au 
delà  du  traité  de  Nimègue ,  la  restitution  des  duchés  de  Lorraine 
et  de  Bouillon.  La  France  refusa  de  sortir  de  ses  préliminaires  : 
eUe  avait  déjà  fait  assez  et  trop  de  concessions  ! 

Ces  discusions  préalables  avaient  eu  lieu  à  La  Haie.  Il  fut  décidé 
que  le  congrès  se  tiendrait  à  Neubourg-Hausen ,  château  apparte- 
nant à  Guillaume  III,  près  du  village  de  Byswick,  entre  Delft  et  La 
Haie.  Le  congrès  ne  s'ouvrit  que  le  9  mai  :  Harlai  de  Bonneuil, 
conseiller  d'état ,  et  Verjus  de  Créci  avaient  été  adjoints  comme 
plénipotentiaires  au  premier  négociateur  français  Gaillères.  Les 
plénipotentiaires  des  alliés  prétendirent  ne  remettre  leiu^  récla- 
mations au  n^édiateur  qu'après  que  les  Français  auraient  présenté 
les  leurs.  «  Nous  n'avons  rien  à  réclamer,  >  répliquèrent  fière- 
ment les  Français  ;  «  vos  maîtres  n'ont  jamais  rien-  conquis  sur  le 
«  nôtre  '.  >  L'empereur,  l'Empire  et  l'Espagne,  qui  s'était  décidée 
enfin  à  accepter  la  médiation,  exhibèrent  alors  une  foule  de  pré- 
tentions diverses  :  les  plus  légitimes  étaient  celles  des  princes  et 
états  du  Rhin ,  qui  réclamaient  des  dédommagements  pour  leur 
pays  si  cruellement  et  si  injustement  désolé;  mais,  comme  ils 
étaient  faibles,  ils  avaient  peu  de  chances  d'être  écoutés.  L'Angle- 
terre et  la  Hollande  ne  soutinrent  pas  les  réclamations  de  leurs 

1.  Limiers,  Hist.  de  Louis  XIV,  t.  V,  p.  132.  Cela  n'était  vrai  qu'en  Europe. 


«6«71  CONGRÈS  DE  RYSWICK.  823 

alliés  :  Guillaume  III,  qui  résumait  ces  deux  nations  dans  sa  per- 
sonne ,  avait  sa  paix  à  peu  près  faite  ;  Louis  XIV  lui  avait  engagé 
secrètement  sa  parole  de  ne  rien  garder  de  ce  qu'il  enlèverait  à 
r£spagne  dans  la  campagne  qui  s'ouvrait,  et  Guillaume,  qui  vou- 
lait maintenant  la  paix  aussi  fortement  qu'il  avait  voulu  la  guerre, 
et  qui  savait  que  l'obstination  autrichienne  ne  céderait  que  sous 
une  nécessité  absolue,  avait  laissé  entendre  à  Louis  qu'il  ne  s'op- 
poserait pas  sérieusement  aux  opérations  des  Français.  Louis 
s'était  donc  préparé  à  pousser  l'Espagne  avec  la  dernière  vigueur  : 
en  même  temps,  il  opposa  un  refus  absolu  à  la  prétention  que 
manifesta  l'empereur  de  faire  régler  d'avance  la  succession  espa- 
gnole dans  le  congrès  de  Ryswick;  c'est-à-dire  que  Louis  acheva 
de  briser  la  Grande  Alliance,  du  consentement  de  Guillaume  III. 
L'Angleterre  et  la  Hollande ,  le  feu  de  leur  passion  antifrançaise 
une  fois  calmé ,  avaient  compris  qu'elles  jouaient ,  dans  ce  pacte , 
un  rôle  de  dupes  au  profit  de  l'Autriche.  Ce  dut  être  un  véritable 
désespoir  pour  Léopold,  qui  avait  compté  introduire  dans  le  droit 
européen  la  convention  qui  garantissait  l'héritage  espagnol  à  sa 
maison.  La  rupture  de  la  Grande  Alliance  était  le  prix  dont  Guil- 
laume payait  à  Louis  ses  vastes  restitutions  territori41es.  Louis , 
reprenant  ses  anciennes  coutumes,  signifia  son  ultimatum,  le 
20  juillet,  à  l'empereur,  à  l'Empire  et  à  l'Espagne,  leur  donnant 
jusqu'à  la  fin  d'août  pour  accepter  * . 

Les  opérations  militaires  avaient  marché  parallèlement  aux 
négociations.  La  France  avait  mis  sur  pied  de  formidables  armées. 
Les  craintes  de  l'Allemagne  n'avaient  point  été  justifiées  ;  ce  n'est 
pas  sur  elle  qu'avait  crevé  l'orage,  et  le  maréchal  de  Choiseul,  qui 
commandait  sur  le  Rhin ,  un  peu  inférieur  en  forces  aux  Impé- 
riaux du  prince  de  Bade ,  ne  put  que  les  tenir  en  échec  dans  le 
pays  de  Bade  et  l'Ortnau.  Les  grandes  masses  des  troupes  fran- 
çaises s'étaient  concentrées  en  Belgique  :  cent  cinquante  mille 
soldats  s'y  formèrent ,  dès  le  mois  d'avril ,  en  trois  corps  d'armée 
aux  ordres  de  Villeroi,  de  Boufflers  et  de  Gatinat  :  ce  dernier  nom 
était  de  bon  augure  et  compensait  le  premier.  Le  15  mai,  Gatinat 
investit  la  ville  d'Ath ,  la  dernière  place  qui  couvrit  Bruxelles. 
Villeroi  et  BoufQers  protégèrent  le  siège,  dont  Vauban  vint  diriger 

1.  PaU  de  Ry^wkk,  t.  !•%  p.  211-232;  239-412;  —  t.  Il,  p.  1-233. 

XIV.  *5 


226  LOUES  XIV.  [IC97i 

les  travaux  ;  c'était  lui-même  qui  avait  fortifié  Ath ,  pendant  que 
cette  ville  appartenait  à  la  France  :  il  sut  bien  défaire  son  ouvrage. 
Ce  fut  à  partir  de  ce  siège  qu'on  cessa  de  faire  avancer  les  batte- 
ries à  mesure  de  l'avancement  des  travaux  :  on  n'employa  désor- 
mais le  canon  que  lorsqu'on  fut  arrivé  assez  près  de  la  place  pour 
ne  plus  changer  les  batteries.  Guillaume  III  avait  environ  quatre- 
vingt-dix  mille  combattants  à  mettre  en  ligne;  il  ne  les  hasarda 
point  pour  sauver  Ath ,  qui  capitula  dès  le  7  juin  :  il  se  contenta 
de  protéger  Bruxelles.  Les  trois  maréchaux  ne  l'attaquèrent  point  : 
les  armées  restèrent  en  présence  fort  paisiblement  au  cœur  du 
Brabant,  et  les  dernières  difficultés  qui  subsistaient  entre  Guil- 
laume et  Louis  furent  levées  dans  de  mystérieuses  conférences 
provoquées  par  Guillaume  et  tenues  de  la  fin  de  juin  au  commen- 
cement d'août,  non  point  entre  les  plénipotentiaires  officiels  à 
Ryswick,  mais  à  Hall,  entre  le  maréchal  deBouffiers  et  Bentinck, 
comte  de  Portland,  le  plus  intime  confident  de  Guillaume.  On 
crut  généralement  que  les  éventualités  de  la  succession  d'Espagne 
avaient  été  débattues  dans  ces  entrevues  ;  c'était  une  erreur  :  la 
correspondance  des  deux  rois  et  de  leurs  ministres  établit  qu'il 
ne  fut  question  que  de  ce  qui  regardait  Louis ,  Jacques  et  Guil- 
laume. Guillaume  prétendait  que  Jacques  II  sortît  de  Saint-Ger- 
main, trop  rapproché  de  l'Angleterre  :  Louis  s'y  refusa.  Louis 
demandait  une  amnistie,  avec  restitution  de  biens,  pour  les 
jacobitcs  émigrés  :  Guillaume  n'y  voulut  point  entendre.  Louis 
voulait  que  Guillaume,  en  recouvrant  sa  principauté  d'Orange, 
s'engageât  à  n'y  point  donner  asile  aux  protestants  français  :  Guil- 
laume consentit,  après  quelque  résistance,  Louis  promit  forrtielle- 
mcnt  de  n'encourager  dorénavant  d'une  façon  directe  ni  indirecte 
aucune  tentative  contre  l'ordre  de  choses  existant  en  Angleterre. 
Guillaume  ne  voulut  point  promettre  le  paiement  du  douaire  de 
la  reine,  femme  de  Jacques  II,  à  moins  qu'elle  ne  se  retirât  avec 
son  époux  à  Avignon  ou  en  Italie.  Il  ne  fut  pas  question ,  comme 
on  Fa  souvent  répété,  d'une  transaction  qui  eût  fait  du  fils  de  Jac- 

• 

1.  V.  la  correspondance  de  Louis  XIV  avec  Bonfflers  et  ceUe  de  GniUaame  Ul  avec 
Portland,  etc.,  publiée  en  anglais  par  M.  Grimblot,  sous  ce  titre  :  LetUr$  of  W'i7- 
liam  III  and  Louis  XIV  and  of  thfir  ministera^  etc.;  London,  1848,  2  vol.  in-8.  — 
Mac-Aulay,  Guillaume  III,  t.  III,  ch.  3.  —  Mém.  de  Torci.  —  Mém.  de  Berwick.  — 
Stuarfs  papers. 


liW7i  CONFÉRENCES  DE  HALL.  227 

ques  II  le  successeur  de  Guillaume.  Jacques,  dans  un  manifeste 
adressé  au  congrès  de  Ryswick,  avait  protesté ,  en  mars  dernier, 
contre  toute  combinaison  de  ce  genre  et  contre  tout  abandon  de 
ses  droits*. 

Les  conférences  de  BouRlers  et  de  Portland ,  outre  leur  objet 
direct,  avaient  été  certainement  calculées  afin  de  peser  sur  le 
congrès  de  Ryswick,  où  les  agents  de  l'empereur  continuaient  à 
entraver  les  négociations.  Les  événements  d'Espagne  exercèrent 
une  pression  beaucoup  plus  forte  encore.  Avec  des  forces  infini- 
ment moindres  qu'en  Belgique,  les  armes  françaises  avaient  obtenu 
de  ce  côté  un  succès  incomparablement  plus  grand.  Avant  que 
les  opérations  se  rouvrissent  dans  la  péninsule  espagnole,  la  cam- 
pagne avait  débuté  très- malheureusement  pour  l'Espagne  dans 
ses  possessions  d'Amérique.  Une  escadre. corsaire,  c'est-à-dire 
formée  de  bâtiments  du  roi  équipés  aux  frais  des  armateurs,  était 
arrivée  de  Brest  dans  la  mer  des  Antilles  à  la  fin  de  l'hiver  :  le 
chef  d'escadre  Pointis ,  qui  avait  sous  ses  ordres  huit  vaisseaux  et 
grosses  frégates,  une  galiote  à  bombes  et  quelques  petits  bâti- 
ments, s'était  renforcé  de  sept  petites  frégates  flibustières  com- 
mandées par  Ducasse,  gouverneur  de  Saint-Domingue.  L'expédi- 
tion fit  voile  pour  Carlhagène ,  le  riche  entrepôt  du  Pérou  avec 
l'Espagne,  et  jeta  sur  la  plage  trois  mille  cinq  cents  soldats  et 
flibustiers,  qui  emportèrent  d'assaut  ou  par  capitulation  les  trois 
forts  de  la  rade  et  de  la  ville,  puis  la  ville  elle-même,  malgré  une 
défense  courageuse  qu'on  n'était  guère  accoutumé  à  rencontrer 
chez  les  Hispano-Américains  (15-30  avril).  On  permit  aux  habi- 
tants d'emporter  leurs  effets;  mais  tout  l'or,  tout  l'argent ,  toutes 
les  pierreries,  furent  la  proie  du  vainqueur.  Pointis  repartit  après 
avoir  fait  sauter  les  fortifications  :  il  évita  une  escadre  anglaise 
beaucoup  plus  forte  que  la  sienne,  en  combattit  une  autre  chemin 
faisant  et  rentra  à  Brest  sain  et  sauf,  rapportant  plus  de  10  mil- 
lions à  ses  armateurs.  Les  officiers  de  l'escadre  et  les  flibustiers 
s'étaient  fait  largement  leur  part,  et  les  Espagnols  avaient  proba- 
blement perdu  plus  de  20  millions  ^. 

1.  ilotes  di  la  paix  de  Ry$wickf  t.  I*%  p.  460,  490. 

2.  Quiiici,  t.  II,  p.  354-388.  —  Le  chef  d'escadre  Nesmond  fit,  pendant  ce  tempa, 
pour  6  millions  de  prises  sur  les  Anglais. 


«28  LOUIS   XIV.  11697] 

Ce  n*était  là  toutefois  qu'un  lointain  épisode  de  la  guerre  :  TEs- 
pagne  fut  frappée  de  plus  près  et  sur  son  propre  sol.  La  guerre  de 
Catalogne  avait  pris  un  caractère  tout  nouveau.  Le  duc  de  Yen- 
dôme,  avec  une  trentaine  de  mille  hommes,  s*était  présenté,  le 
6  juin,  devant  Barcelone,  pendant  que  le  vice-amiral  d*Estrées 
fermait  le  port  avec  dix  vaisseaux  et  frégates ,  trente  galères  et 
deux  galiotes  à  bombes ,  et  débarquait  l'artillerie  de  siège  et  les 
approvisionnements  de  Farmée.  Les  assiégeants  ne  pouvaient  s'avî- 
tailler  par  terre,  à  cause  des  miquelets  qui  Interceptaient  toutes 
les  routes  :  le  siège  eût  été  impossible  si  les  Français  n'eussent 
été  maîtres  de  la  mer.  Ils  le  furent.  Les  Anglo-Bataves,  appelés  par 
les  Espagnols,  ne  parurent  pas.  L'entreprise  était  néanmoins  bien 
difficile  encore  :  il  fallait,  pour  y  donner  chance,  toute  l'audace  de 
Vendôme ,  tout  l'élan  qu'il  savait  inspirer  à  l'armée;  douze  mille 
soldats,  que  renforcèrent  quatre  mille  miliciens  tr|és  parmi  les 
Barcelonais  comme  les  plus  attachés  à  la  cause  espagnole,  défen- 
daient la  place  :  une  douzaine  de  mille  hommes  occupaient  deux 
camps  à  peu  de  distance,  l'un,  composé  de  cavalerie,  aux  bords 
de  Llobregat,  l'autre,  d'infanterie  et  de  miquelets,  sur  les  mon- 
tagnes; ils  communiquaient  librement  avec  Barcelone  par  la  cita- 
delle du  Mont-Juich ,  que  Vendôme  n'avait  pu  investir  en  môme 
temps  que  la  ville,  faute  de  forces  suffisantes.  Rien  ne  rebuta 
les  assiégeants  :  la  tranchée  fut  ouverte,  le  15  juin,  devant  la 
Vieille-Ville  •  :  du  4  au  6  juillet,  le  chemin  couvert  fut  emporté 
après  deux  assauts  sanglants,  les  galiotes  secondant  l'armée  de 
terre  en  lançant  des  bombes  sur  la  ville;  le  14  juillet,  deux  gros 
détachements  français  assaillirent  à  l'improviste  les  deux  camps 
espagnols ,  les  emportèrent  et  rejetèrent  les  deux  corps  ennemis, 
l'un  au  delà  du  Llobregat,  l'autre  sur  la  cime  des  montagnes 
(  14  juillet).  Une  partie  de  la  cavalerie  battue  parvint  à  se  jeter 
dans  Barcelone  ;  mais  les  Frai\çais  n'en  prirent  pas  moins  d'assaut 
deux  bastions  le  22  juillet.  Il  n'avaient  plus  devant  eux  que  la 
vieille  mais  forte  enceinte  du  moyen  âge ,  quf  fermait  la  gorge 
d'^s  bastions.  On  l'attaqua  par  la  sape  et  la  mine.  Le  5  août,  les 
mines  étant  prêtes  à  jouer,  Vendôme  fit  sommer  la  place.  Le  gou- 

1.  Barcelone  est  divisée  en  Yieille-Ville,  Nouvelle-Ville  et  Mont-Juich. 


(16971  PUISE   DE   BARCELONE.  229 

verneur  avait  reçu  de  Madrid  Tordre  de  ne  point  attendre  la  der- 
nière extrémité  pour  capituler;  la  capitulation  fut  signée  le  10 
pour  la  ville  et  pour  le  Hont-Juich.  Sept  mille  soldats,  reste  de  la 
garnison  y  sortirent  avec  trente -six  canons  et  mortiers;  la  ville 
conserva  ses  privilèges  et  ses  institutions,  sauf  Tinquisition,  que 
Vendôme  ne  voulut  pas  s'engager  à  maintenir.  L'armée  du  des- 
tructeur de  rÉdit  de  Nantes  avait  pour  chef  un  de  ces  hommes 
qui  commençaient  à  opposer  à  l'esprit  de  persécution  un  scepti- 
%me  et  une  IndifiTérence  systématiques,  et  qui  rachetaient  cH 
quelque  sorte ,  par  des  sentiments  d'humanité  sincères ,  le  scan- 
dale de  leurs  mœurs  épicuriennes  ' . 

La  conquête  de  Barcelone  avait  coûté  huit  ou  neuf  mille  hommes; 
mais  elle  fut  décisive.  La  monarchie  espagnole  craquait  :  l'Aragon 
était  prêt  à  se  soulever;  la  Castille  demandait  la  paix  à  ^grands 
cris.  Le  parti  qui  né  voulait  pas  sacrifier  l'Espagne  aux  intérêts 
autrichiens,  longtemps  comprimé  par  la  reine  et  par  les  agents 
de  Tempereur,  avait  pris  le  dessus  dans  le  cabinet  de  Madrid  avant 
même  que  Barcelone  eût  succombé,  et  avait  mieux  aimé  faire 
rendre  cette  grande  cité  que  de  la  laisser  emporter  d'assaut.  Les 
ministres,  malgré  la  reine,  demandèrent  une  trêve  :  déjà  des 
instructions  pacifiques  avaient  été  envoyées  au  plénipotentiaire 
espagnol  à  Ryswick.  Le  terme  fixé  par  la  France  pour  l'accep- 
tation de  l'ultimatum  expira  sur  ces  entrefaites  :  le  1*'  septembre, 
la  France  signifia  aux  alliés  qu'elle  ne  voulait  point  profiter  de 
ses  avantages  ni  retirer  ses  offres  ;  que ,  cependant ,  elle  les  mo- 
difiait sur  un  point,  c'est-à-dire  qu'elle  n'offrait  plus  à  l'empe- 
reur et  à  l'Empire  le  choix  entre  Strasbourg  et  un  équivalent, 
mais  qu'elle  rendrait  FreybourgetBrisach  et  garderait  Strasbourg, 
en  rasant  Kehl  et  les  forts  des  îles  du  Rlnn ,  de  manière  à  ce  que 
le  chenal  du  fleuve  redevint  libre  :  tous  les  ponts  construits  sur  le 
Rhin  seraient  détruits,  sauf  la  partie  du  pont  de  Fort- Louis  entre 
la  rive  gauche  et  le  fort;  la  France  garderait  Fort-Louis;  la  tète  de 
pont  de  Philipsbourg  sur  la  rive  gauche  serait  détruite.  La  frontière 
du  Rhin,  qui  avait  été  dépassée  par  la  France,  serait  ainsi  exacte- 

1.  Tous  n^araient  pas  cette  licence  de  mœan,  comme  noiu  le  verrons  dn  plui 
iUostre,  de  Bayle.  —  Noos  reviendrons  sur  Vendôme  et  sar  la  société  da  Temple. 
->  Sar  le  Siège  de  Barcelone,  Y.  Qoiuci,  t.  U,  p.  329-350. 


230  LOCIS  XIV.  It6971 

ment  rétablie  de  Huningue  à  Landau.  Si  la  France  se  fût  pronon- 
cée sur  Luxembourg  comme  sur  Strasbourg  et  qu'elle  eût  signifié 
la  résolution  de  garder  Luxembourg  moyennant  la  cession  de 
quatre  villes  belges  qu'elle  avait  proposée  en  équivalent ,  il  est 
probable  que  l'Espagne  eût  cédé.  Les  contemporains  accusent  le 
premier  plénipotentiaire,  Harlai,  d'avoir  perdu  cette  grande  ques- 
tion par  sa  faiblesse. 

Le  20  septembre  fut  fixé  comme  terme  pour  accepter  l'ultima- 
tum ainsi  modifié.  Dans  l'intervalle,  les  alliés  protestants  inter- 
cédèrent auprès  de  Louis  XIV  pour  le  rétablissement  des  protes- 
tants français  en  leurs  droits,  privilèges  et  liberté  de  conscience. 
Une  requête  anonyme  très-touchante  avait  été  en  même  temps 
adressée  à  Louis  de  la  part  de  ses  <  fidèles  sujets  de  la  religion 
que  les  édits  nomment  prétendue  réformée.  j>  Les  plénipoten- 
tiaires français  passèrent  outre.  Les  alliés  n'avaient  tenté  celte 
intervention  que  par  bienséance  et  sans  espoir  de  succès  *. 

Le  20  septembre,  à  minuit,  les  Hollandais  signèrent  la  paix  les 
premiers.  Ils  rendirent  Pondichéri  à  la  compagnie  française  des 
Indes -Orientales.  Ap  traité  de  paix  fut  joint,  comme  à  Nimègue, 
un  traité  de  commerce  conclu  pour  vingt-cinq  ans.  Les  conditions 
de  Nimègue  étaient  renouvelées  et  fort  améliorées  encore  pour  la 
Hollande.  L'égalité  de  traitement,  quant  au  commerce,  entre  les 
sujets  des  deux  états ,  était  interprétée  par  la  suppression  de  tout 
droit  d'ancrage  sur  les  navires  hollandais ,  par  l'autorisation  aux 
navires  hollandais  de  faire  le  trafic  du  Levant  à  Marseille  et  dans 
nos  autres  ports ,  et  d'importer  librement  le  hareng.  Le  tarif  de 
1664  était  expressément  rétabli.  Quad  l'un  des  deux  états  serait 
en  guerre,  les  sujets  de  l'autre  étaient  autorisés  à  exercer  par  mer, 
avec  les  ennemis  de  la  partie  guerroyante,  non-seulement  le  com- 
merce direct ,  mais  le  commerce  d'un  port  ennemi  à  un  autre 
(c'était  ce  que  les  Danois  et  les  Suédois  n'avaient  pu,  tout  récem- 
ment, obtenir  de  l'Angleterre  et  de  la  Hollande).  Le  droit  de 
50  sous  par  tonneau  était  aboli  sur  les  navires  hollandais,  à  moins 
qu'ils  ne  chargeassent  dans  un  port  de  France  pour  un  autre  port 
français.  C'était  là  un  pacte  bien  désavantageux  à  notre  marine, 

1.  Paix  de  Bysunck,  t.  II,  p.  512;  m,  p.  47-101.  —  Saint-Simon,  t.  II,  P-  ^O-"' 
Mém,  du  comte  de  Uarrach  (ambassadeur  d'Autriche  à  Madrid],  t.  I,  p.  74  et  soir* 


H697I  PAIX   DE   RYSVVÏCK.  231 

livrée,  sans  aucune  protection,  à  une  concurrence  écrasante. 
Les  Anglais  signèrent  immédiatement  après.  Leur  traité  obligeait 
Louis  XIV  à  n'assister  directement  ni  indirectement  aucun  des 
ennemis  du  roi  de  la  Grande-Bretagne,  et  à  ne  favoriser  en  aucune 
manière  les  cabales,  menées  secrètes  et  rebellions  qui  pourraient 
survenir  en  Angleterre.  Le  commerce  entre  les  deux  nations  fut 
rétabli  aux  conditions  antérieures.  On  se  rendit  réciproquement 
ce  qu*on  s'était  pris  en  Amérique  *.  La  France  recouvra  la  moitié 
de  l'île  Saint-Christophe;  les  Anglais  purent  relever  leurs  établis- 
sements de  Terre-Neuve. 

Un  troisième  traité  fut  signé,  dans  la  môme  nuit,  entre  la  France 
et  l'Espagne.  La  France  faisait,  sans  compensation,  des  restitu- 
tions immenses  :  c'étaient  la  moitié  de  la  Catalogne ,  la  ville  et 
duché  de  Luxembourg  et  comté*  de  Chini,  Charleroi,  Mons,  Ath, 
Courtrai ,  avec  leurs  dépendances,  et  les  dépendances  de  Namur  ; 
enfin  Dinant  ;  cette  dernière  place  rendue  à  Tévêché  de  Liège  *. 

Aux  trois  traités  était  annexé  un  article  séparé  par  lequel 
la  France  accordait  à  l'empereur  et  à  l'Empire  un  nouveau  délai 
jusqu*au  l®*"  novembre  pour  accepter  l'ultimatum.  Une  suspension 
d'armes  fut  en  même  temps  convenue.  L'empereur  sentit  l'inu- 
tilité de  prolonger  la  lutte,  puisque  l'Espagne  avait  cédé  et  que  la 
question  de  la  succession  espagnole  était  écartée.  Laisser  expirer 
le  dernier  délai,  c'était  se  faire  retirer  pour  le  moins  Freybourg  et 
Brisacb.  Après  avoir  chicané  le  terrain  sans  grand  succès  jusqu'à 
la  fin  de  la  trêve,  le  30  octobre,  les  plénipotentiaires  de  l'empereur 
et  de  l'Empire  se  déclarèrent  prêts  à  signer.  Les  Français  présentè- 
rent alors  une  nouvelle  clause  portant  que,  dans  tous  les  lieux  qui 
seraient  rendus  à  l'Empire,  la  religion  demeurerait  en  l'état  où 
elle  se  trouvait  présentement,  c'est-à-dire  que  l'exercice  du  culte 

1.  Le  traité  stipulait  la  restitution  du  fort  Bourbon  on  Nelson  et  des  autres  lieux 
de  la  baie  d'Hudson  enlevés  par  les  Anglais  aux  Français  :  cet  article  fut  inutile; 
ao  moment  où  Ton  signait  le  traité,  le  brave  Canadien  d'Iberville  venait  de  repren- 
dre le  fort  Bourbon,  après  avoir  soutenu  dans  la  baie  un  des  plus  beaux  combats  de 
nos  annales  maritimes.  Avec  un  seul  vaisseau  de  50  canons,  il  avait  coulé  un  vaisseau 
anglais  de  52 ,  pris  une  frégate  de  32  et  mis  en  fuite  une  autre  frégate  d'égale  force 
(leptembre  1697).  Il  avait,  l'année  précédente,  de  concert  avec  Bronillan,  comman- 
dant des  postes  français  de  Terre-Neuve,  détruit  le  bourg  et  le  fort  de  Saint- Jean  , 
principal  établissement  des  Anglais  dans  cette  grande  lie, 

2  Àctis  dt  la  paix  de  Bytwick,  t.  III.  p.  162-281. 


232  LOUIS   XIV.  IJ697) 

catholique  serait  maintenu  là  où  les  Français  l'avaient  établi.  Les 
protestants  allemands ,  soutenus  par  le  médiateur  suédois ,  décla- 
rèrent que  c'était  là  une  violation  du  traité  de  Westphalie  et  refu- 
sèrent de  signer.  Les  plénipotentiaires  de  l'empereur  et  des  princes 
catholiques  signèrent;  les  représentants  de  quelques  princes  et 
villes  protestantes  voisines  du  Rhin  cédèrent  à  la  peur  des  armes 
françaises  et  suivirent  cet  exemple.  Six  semaines  furent  accordées 
aux  autres  protestants  pour  donner  leur  signature. 

Par  le  traité  du  30  octobre,  la  France  rendait  tous  les  lieux 
situés  hors  de  l'Alsace  qui  avaient  été  occupés  tant  par  ses  armes 
durant  la  présente  guerre ,  qu'auparavant  par  voie  d'union  et  de 
réunion,  le  roi  cassant  tous  les  décrets,  arrêts  et  déclarations  faits 
et  publiés  sur  ce  sujet  par  les  chambres  de  Metz  et  de  Besançon  et 
par  le  conseil  de  Brisach.  Les  restitutions  et  cessions  comprenaient 
Trêves,  Germersheim,  Deux-Ponts,  Veldentz,  Monlbéliard,  Kehl, 
Frey  bourg,  Brisach*,  Philipsbourg,  l'empereur  et  l'Empire  cédant 
en  échange  Strasbourg  au  roi  de  France  en  toute  souveraineté. 
La  France  s'obligeait  à  démolir  toutes  les  fortifications  qu'elle 
avait  élevées  sur  la  rive  droite  du  Rhin  et  à  rendre  les  terrains 
aux  anciens  possesseurs;  de  plus,  à  raser  les  fortifications  qu'elle 
avait  faites  à  Trarbach  et  Mont-Royal,  sur  la  Moselle,  et  à  Kim- 
bourg,  sur  la  Nahe,  l'Empire  rasant,  de  son  côté,  la  tète  du  pont 
de  Philipsbourg  et  les  fortifications  construites  par  les  Français 
à  Ebernbourg,  sur  la  Nahe.  Louis  XIV  avait  consenti  à  se  relâcher 
un  peu  de  la  rigueur  du  traité  de  Nimègue  vis-à-vis  de  l'héritier 
du  duché  de  Lorraine,  neveu  de  l'empereur  par  sa  mère;  il  ren- 
dait au  jeune  duc  Léopold  son  héritage  dans  l'état  où  Charles  IV 
l'avait  possédé  avant  la  conquête  française  de  1670,  c'est-à-dire 
qu'il  rendait  Nanci,  mais  en  laissant  seulement  subsister  les  rem- 
parts de  la  Vieille- Ville  et  en  rasant  tout  le  reste  des  fortifications 
sans  qu'on  pût  les  rétablir;  il  gardait  Marsal,  place  intérieure 
propre  à  tenir  la  Lorraine  en  bride,  et  de  plus  Sarre-Louis,  place 
frontière  qui  séparait  la  Lorraine  des  provinces  germaniques;  il 

1.  Loais  XIV  s'enfi^ea  même,  en  cédant  Brisach,  à  faire  démolir  la  Ville-Neare 
ou  Neuf-Brisachf  b&tie  sur  la  rive  gauche  du  Rhin  en  face  le  Vieux-Brisach,  avec 
le  fort  de  TUe  du  Rhin,  entre  les  deux  villes.  La  France  garda  seulement,  sur  la 
rive  gauche,  le  fort  appelé  le  Mortier. 


11697]  PAIX   DE   RYSWICK.  Î33 

rendait  Bitsche  et  Hoinbourg  démantelés,  sans  qu'on  pût  les  réta- 
blir, et  gardait  Longwi  en  échange  d'un  domaine  de  pareille  valeur 
dans  un  des  Trois -Évêchés;  enfin,  il  ne  réclamait  plus,  comme 
à  Ximègue,  quatre  grandes  routes  stratégique^à  travers  la  Lor- 
raine et  se  contentait  que  le  passage  fût  toujours  ouvert  à  ses 
troupes.  La  maison  de  Lorraine  fut  ainsi  rétablie  dans  ses  états 
après  vingt-sept  ans  d'exil.  L'empereur,  de  son  côté,  rendit  au 
cardinal  de  Fûrstenberg,  évoque  de  Strasbourg,  et  à  ses  parents 
et  amis,  tous  leurs  droits ,  biens  et  honneurs,  le  prince  Clément 
de  Bavière  demeurant  en  possession  de  l'électorat  de  Cologne. 
L'électeur  palatin  s'obligea  de  payer  à  la  duchesse  d'Orléans 
200,000  fr.  par  an  pour  ses  droits  héréditaires,  en  attendant  que 
le  pape  eût  prononcé  comme  arbitre  sur  le  fond  de  la  question. 

Les  princes  et  états  protestants,  ne  pouvant  lutter  seuls  contre 
la  France,  finirent  par  se  résigner  au  rétablissement  du  culte 
catholique  dans  les  lieux  restitués,  mais  en  gardèrent  longue 
rancune  à  l'empereur  '. 

Ainsi  se  termina  cette  vaste  guerre,  dans  laquelle  les  deux  partis 
avaient  déployé,  sur  terre  et  sur  mer,  des  forces  incomparable- 
ment plus  grandes  que  toutes  celles  qu'avait  jamais  vues  en  mou- 
vement l'Europe  moderne  :  les  armées  prenaient  des  proportions 
effrayantes;  la  France,  pour  tenir  tète  à  la  coalition,  avait  presque 
doublé  son  état  militaire  depuis  la  Guerre  de  Hollande  ^.  Le  résul- 
tat de  ces  gigantesques  efibrts  avait  été  pour  elle  une  gloire  sté- 
rile: seule  contre  l'Europe  presque  entière,  elle  avait  continué  de 
vaincre;  mais  elle  avait  vaincu  sans  accroître  sa  puissance.  Pour  la 
première  fois,  au  contraire,  depuis  l'avènement  de  Richelieu,  elle 
avait  reperdu  du  terrain  et  reculé  dans  l'œuvre  de  son  complé- 
ment territorial.  Elle  se  retrouvait,  en  1697,  fort  en  deçà  de  1684, 
et  retournée  aux  limites  de  1678*,  si  ce  n'est  qu'elle  avait  acquis 
une  grande  position  défensive,  Strasbourg,  en  échange  de  posi- 
tions offensives,  ce  qui  était  un  avantage  pour  la  vraie  politique. 

1.  Paix  de  Byiwick,  t.  IV,  p.  15-121. 

2*  Dans  la  Guerre  de  Hollande,  la  France  ayait  armé  deux  cent  quarante  miUe 
soldats,  dont  quatre-vingt  mille  cavaliers  et  dragons,  et  cinquante  vaisseaux,  sans 
^*^  fCalères.  Dans  la  Guerre  de  la  Ligue  d'Âugsbourg,  elle  avait  compté  prés  de  quatre 
cent  cinquante  mille  combattants  et  plus  de  cent  soixante  vaisseaux  et  grosses  fré- 
K^tes  au-dessus  de  quarante  canons. 


«34  LOUJS  XIV.  [mv 

La  France  s'était  épuisée  à  vaincre.  Ce  qui  pourtant  l'avait 
amenée  à  céder,  c'était  moins  encore  la  lassitude  et  la  misère  de 
son  peuple,  ou  la  ténacité  de  ses  ennemis  (ils  ne  soufTraient  guère 
moins  qu'elle!),  que  les  arrière -pensées  de  son  roi.  L'intérêt 
direct  et  territorial  de  la  France  avait  été  sacrifié  aux  plans  d'une 
ambition  dynastique  qui  se  rattachait  toutefois  indirectement  à  la 
grandeur  de  la  France  plus  ou  moins  bien  comprise.  Tout  le 
reste  du  grand  règne  ne  sera  plus  autre  chose  que  le  développe- 
ment et  l'application  de  ces  plans  destinés  à  coûter  si  cher  à  nos 
ancêtres. 


LIVRE  LXXXVIII 

LOUIS  XIV  {SUITE) 


MoumnEKT  intellectuel  et  mobal.  —  Les  lettres,  les  sciences  et  les 
ARTS  à  U  fin  dn  tvii*  siècle  et  à  l'entrée  da  xviii*.  —  État  des  cbotances 
et  des  iDiss.  —  Pogfot.  -^  La  Bruyère.  Racine  à  Saint-Cyr.  Either  et  Aihalie, 
Fin  de  la  grande  poésie  classique.  —  Lesage.  —  Querelle  det  anàeru  et  des  modernes. 
Fontenelle  et  Perrault.  —  Société  du  Temple,  Esprits  forts.  —  Érudition.  Droit. 
L'abbé  Fleuri.  Montfaucon.  Lauriére.  Domat.  —  Sciences  exactes  et  naturelles. 
Deiisle.  Toumefort.  —  Réaction  des  grands  génies  étrangers  sur  la  France. 
Newton.  Leibniz.  —  Marche  da  cartésianisme.  Malebranchb.  Spinoza.  Locke. 
—  Derniers  temps  de  Bossuet.  Ses  combats  contre  les  novateurs  et  les  pro- 
testants. Jurien.  Richard  Simon.  Fénelon  et  Tëducation  du  duc  de  Bour- 
gogne. Télémaque.  Madame  Guyon.  Quiétisme.  Lutte  de  Bossuet  et  de  Fénelon. 
Disgrâce  de  Fénelon.  —  Batle.  Invasion  du  Scepticisme,  —  Mort  de  Bossuet. 

t683  —  1715. 


Le  traité  de  Ryswick ,  salué  par  les  peuples  épuisés  eomme  la 
promesse  d'un  long  repos,  ne  doit  être  qu'une  trêve  entre  deux 
immenses  guerres.  Ce  court  intervalle  suspend  la  marche  des 
événements.  Nous  en  profiterons  pour  jeter  les  yeux  sur  un  autre 
face  de  Thistoire  et  pour  ne  pas  laisser  l'histoire  des  idées  en 
retard  sur  l'histoire  des  faits. 

Nous  avons  vu  la  France  intellectuelle  du  xvii»  siècle  naître  et 
grandir  :  nous  l'avons  contemplée  ensuite  dans  son  complet 
épanouissement;  nous  allons  assister  à  sa  décadence  et  à  sa 
décomposition ,  encore  ralenties  par  de  glorieux  efforts ,  et  voir 
poindre  un  autre  siècle  et  une  nouvelle  société.  Le  caractère 
dislinctif  de  la  période  précédente ,  c'était  l'identification  du 
grand  siècle  avec  le  Grand  Roi.  Le  soleil  royal  était  le  centre 
d  attraction  de  tout  ce  système  planétaire  dans  lequel  se  mou- 
vaient tant  d'astres  éclatants.  Il  n'en  sera  plus  ainsi.  Le  soleil  de 
Louis  XIV  décline  :  les  étoiles  qui  lui  faisaient  cortège  s'éteignent 
les  mies  après  les  autres  ;  les  astres  nouveaux  qui  s'élèvent  n'ap- 


236  LOUIS   XIV.  [i683.!69i): 

particnnent  plus  à  son  influence  et  quelques-uns  sont  comme 
les  précurseurs  d'un  monde  ennemi. 

Parcourons  les  divers  domaines  de  la  pensée,  de  la  science  et 
de  Fart,  et  voyons  où  en  sont  le  cœur  et  l'esprit  de  la  France. 

Les  beaux-arts  ont  été  frappés  les  premiers ,  dans  la  personne 
du  chef  d'école  qui  les  avait  si  rigoureusement  disciplinés. 
Lebrun  est  mort  dès  1690.  Louis  XIV  ne  peut  le  remplacer. 
Personne  n'a  plus  celte  inépuisable  fécondité,  ni  cette  force  de 
domination ,  quoiqu'il  reste  un  artiste  supérieur  à  Lebrun  en 
tant  que  peintre ,  ce  Jouvenet  qui  rappelle  en  quelque  manière 
le  Véronèse  par  l'étendue  de  ses  compositions ,  artiste  grave  et 
sage  avec  une  certaine  majesté ,  qui  est  à  Poussin  et  à  Lesueur 
ce  que  sont  les  Carraches  et  le  Dominiquin  à  Léonard  et  à  Ra- 
phaël. Le  premier  de  nos  maîtres  du  second  ordre,  Jouvenet, 
est  l'intermédiaire,  non  par  les  années,  mais  par  le  style,  entre 
Poussin  et  Lebrun  ;  s'il  a  perdu  la  noblesse  et  l'ampleur  de  geste 
qui  signalent  le  premier,  il  est  plus  vrai ,  plus  simple,  plus  pro- 
fond que  le  second.  Souvent  faible  d'exécution,  il  ne  rend  pas  tout 
ce  qu'il  sent,  mais  il  a  de  grandes  intentions  •. 

Lorsque  le  domaine  de  Lebrun  est  démembré  après  sa  mort, 
ce  n'est  pas  Jouvenet,  mais  l'octogénaire  Mignard,  l'élégant  por- 
traitiste des  dames  de  la  cour,  qui  reçoit  du  roi  la  direction  offi- 
cielle de  la  peinture,  de  même  que  ce  n'est  pas  le  vieux  Puget, 
mais  Girardon ,  le  docile  lieutenant  de  Lebrun ,  qui  est  nommé 
inspecteur  des  ouvrages  de  sculpture.  Trop  fier  et  trop  grand  pour 
plier  sous  Lebrun,  Puget  avait  passé  sa  vie  loin  de  la  cour,  tantôt 
en  Provence,  sa  terre  natale ,  tantôt  à  Gênes ,  sa  seconde  patrie. 
Louis  XIV  savait  pourtant  bien ,  suivant  l'altière  expression  de 
l'artiste  lui-même,  «  qu'il  n'y  avoit  p&o^ -an  France  plusieurs  Pu- 
gets.»  Colbert  avait  fait  p  peler  Puget  de  Gênes  à  Toulon,  en 
1669,  pour  lui  donner  à  diriger  la  décoration  des  vaisseaux  du 
roi  :  en  1683,  on  lui  acheta,  pour  Versailles,  son  fameux  MUon  (U 
Crotone  :  l'Andromède  fut  envoyée  de  Marseille  en  1685  :  le  roj 
accueillit  dignement  le  fils  de  l'artiste,  qui  lui  avait  amené  ce  beau 

1.  Né  en  1647,  à  Rouen;  mort  en  1717.  Ses  principaux  ouvragea  sont  U  Pw'«n''^ 
dt  croix,  la  MadeJeine  chez  U  Pharisien^  les  Vendeurs  du  temptê^  la  Piche  miraculée'  « 
la  Résurrection  de  Lazare, 


II69M715]  JOUVENET.    PUJET.  237 

groupe:  «  —  Monsieur,  »  lui  dit- il,  «  voire  père  est  grand  et 
<  illustre  ;  il  n*y  a  personne  dans  l'Europe  qui  le  puisse  égaler.  » 
Louis  laissa  cependant  le  grand  sculpteur  dans  la  gêne  à  Mar- 
seille. Puget  ne  parut  à  Paris  et  à  la  cour  qu'en  1688  et  retourna 
mourir  à  Marseille ,  en  terminant  son  bas -relief  delà  Peste  de 
MUan  (169A). 

Le  vieux  Mignard  disparut  bientôt  après  et  eut  pour  succes- 
seur, dans  la  direction  des  ouvrages  de^ peinture,  un  homme  qui, 
comme  lui ,  excellait  surtout  dans  les  portraits  de  femmes ,  Lar- 
gillière  (1695).  Mignard  et  Largillière  avaient  eu  pour  rival  im 
artiste  d*un  talent  moins  délicat  et  plus  vigoureux ,  Rigaud ,  qui 
s'illustra  en  léguant  à  la  postérité  les  vivantes  images  de  plusieurs 
des  grands  hommes  du  siècle. 

Louis  ne  laissait  pas  non  plus  la  sculpture ,  ni  la  grande  pein- 
ture murale  et  de  décoration,  manquer  d'objet  ni  d'ouvrage.  Il 
a\ait  beaucoup  réduit,  mais  non  interrompu  la  dépense  des  bâti- 
ments pendant  le  fort  de  la  guerre  :  après  la  guerre,  il  s'était  mis 
eu  devoir  d'achever  Versailles  et  les  Invalides,  par  la  construction 
de  la  chapelle  et  du  dôme  ;  il  modifiait,  il  augmentait  Marli,  mal- 
gré les  représentations  un  peu  timides  de  madame  de  Mainte- 
non  *  ;  il  recevait  de  la  ville  de  Paris  le  somptueux  hommage  d'un 
colosse  équestre  en  bronze  sur  la  nouvelle  place  Vendôme  (  1 699  )  ^. 
Jouvenet,  Goypel,  La  Fosse,  les  Boullongne ,  couvraient  de  vastes 
compositions  la  chapelle  de  Versailles  et  l'église  des  Invalides  : 
Coiscvox ,  les  deux  Coustou ,  Lepaulre ,  Van-Clève ,  peuplaient  de 
statues  les  bosquets  de  Marli.  De  remarquables  talents  soutenaient 
donc  encore  l'honneur  de  l'école  française;  cependant  le  goût 
s*altérait  peu  à  peu.  Le  portrait,  genre  difficile  et  profond,  mais 
qae  le  positif  de  son  obji.i  ^iréserve  des  altérations  auxquelles  est 
exposé  l'idéal  de  l'art,  acquérait  une  (..^ez  grande  supériorité  rela- 
tive ,  bien  que  Largillière  et  Rigaud  fussent  loin  d'atteindre  à  la 

!•  «<  On  fait  encore  ici  aa  corps  de  log^s Marli  sera  bientôt  un  second  Ver- 

nilles.  Je  n'ai  pas  pin  dans  une  conversation  snr  les  bâtiments.  Ma  douleur  est 
«Savoir  fâché  sans  fruit.  Il  n*y  a  qu*à  prier  et  souffrir;  mais  le  peuple,  que  devien- 
^n-trU?  n  Lettre  de  madame  de  Maintenon,  du  19  juillet  1698.  Y.  Bévue  réêrotpectire, 
».  n,p.337. 

2.  Cette  statue,  fondue  par  Keller  sur  le  modèle  de  GirarJon,  a  été  détruite  à  la 
Kholulion. 


«38  LOUIS  XIV.  [1688-16JÎ.; 

hauteur  des  Titien  et  des  Rembrandt.  La  forme  s'amollissait  et  se 
manierait  chez  la  plupart  des  peintres  et  des  sculpteurs  :  Yam- 
pleur  et  la  gravité ,  qui  avaient  signalé  le  Siècle  de  Louis  XIV, 
tendaient  à  dégénérer  en  cette  grâce  affectée  qui  annonce  la  déca- 
dence des  arts  et  qui  avait  déjà  paru  un  moment  chez  nous  à  la 
fin  du  XVI*  siècle  :  Tornementisme  se  contournait  et  se  tourmen- 
tait en  recherches  mesquines  :  la  sculpture  s'égarait  dans  l'abus 
des  détails  et  perdait  la  belle  simplicité  des  lignes  et  des  ajuste- 
ments. L'esprit  du  xvii^  siècle  s'éteignait  dans  les  arts  avant  que 
le  Grand  Roi  fût  descendu  au  tombeau. 

La  poésie  et  les  lettres  avaient  encore  vu  de  beaux  jours  depuis 
la  splendide  époque  dont  nous  avons  essayé  de  retracer  l'esquisse  '. 
Nous  nous  étions  arrêté  au  moment  où  Molière  venait  de  dispa- 
raître, où  Racine  atteignait  la  perfection  de  son  art  avec  PJièdre, 
où  La  Fontaine  et  Boileau  avaient  produit  leurs  fruits  les  plus 
précieux.  Quelques  années  s'étaient  ensuite  écoulées  sans  enfanter 
d'œuvrcs  capitales,  le  mouvement  littéraire  s'entretenant  toutefois 
par  la  publication  d'une  foule  d'ouvrages  qui  reproduisaient,  à  un 
moindre  degré,  les  qualités  essentielles  de  la  littérature  régnante, 
l'ordre,  la  clarté ,  le  jugement  et  cette  belle  langue  qui  fait  recon- 
naître, dès  la  première  page,  les  écrits  de  cette  génération. 

La  scène  comique  avait  été  quelque  temps  abandonnée  à  des 
talents  inférieurs  :  au  bout  d'une  vingtaine  d'années,  il  y  reparut 
quelque  chose  du  génie  de  Molière ,  au  moins  à  la  surface  :  on 
crut  y  entendre  résonner  parfois  le  dialogue  éclatant  du  maître. 
C'était  ce  Regnard ,  dont  les  romanesques  aventures  avaient  rap- 
pelé celles  de  l'auteur  de  Don  Quichotte  et  qui ,  après  avoir  passé 
sa  jeunesse  à  errer  de  l'Atlas  à  la  mer  Glaciale ,  revint  consacrer 
son  âge  mûr  à  la  scène  française.  Regnard  fut,  quoique  à  bien 
longue  distance,  Théritier  direct  et  apparent  de  Molière;  cepen- 
dant un  prosateur  étranger  au  théâtre  eut  peut-être  plus  de  part 
effective  à  l'héritage.  Nous  voulons  parler  de  l'auteiu*  des  Carac- 
tères ^  de  l'imitateur  et  du  vainqueur  de  Théophraste.  Si  Regnard 
tient  à  Molière  par  la  forme,  La  Bruyère  y  tient  par  le  fond  :  si  k 

1.  V.  t.  Xm,  p.  180  et  suiy. 

2.  les  Caractères  de  Thèaphroite^  traduits  du  grec^  avec  les  Caractères  ou  les  Maurt  de 
ce  siècle,  parurent  en  1688  ;  les  éditions  suivantes  furent  beaucoup  augmentées. 


l!694-f696]  RËGNARD.    LA   BRUYÈRE.  239 

Joueur  (1696)  rappelle  la  vigueur  comique  et  le  naturel  exquis  de 
Molière,  le  Directeur  *  semble  un  type  échappé  à  l'auteur  du  Tar- 
tufe. Le  cachet  de  La  Bruyère ,  c'est  l'observation  philosophique 
d*un  penseur  sagace  et  d*un  admirable  écrivain ,  qui  recueille  et 
inscrit  sur  ses  tablettes,  en  caractères  inefTaçables,  les  traits  épars 
de  la  vie  morale ,  mais  sans  songer  à  les  assembler  pour  en  com- 
poser une  création  d'art.  Le  cachet  de  Regnard ,  c'est  la  verve 
franche  et  brillante  d'un  artiste  qui  sent  et  qui  peint  plus  qu'il  ne 
pense  et  qui,  pourvu  qu'il  se  joue  librement  à  la  surface  des  choses 
et  qu'il  anime  à  sa  fantaisie  les  faciles  créations  de  sa  veine  dra- 
matique ,  se  soucie  peu  de  sonder  les  profondeurs  de  l'âme  hu- 
maine. Il  eût  fallu  fondre  ensemble  ces  deux  hommes  pour  don- 
ner à  Molière,  non  un  rival,  mais  un  successeur. 

La  Bruyère  procède  à  la  fois  de  Molière,  de  La  Rochefoucauld  et 
de  Nicole.  Quoique  souvent  rigoureux  pour  l'homme,  il  n'a  pas  le 
parti  pris  de  La  Rochefoucauld  :  il  est,  par  conséquent,  plus  juste 
et  plus  vrai.  Modèle  de  style,  il  fournit  le.  type  le  plus  excellent 
el  le  plus  original  de  la  phrase  purement  française  et  dégagée 
de  tout  reste  de  latinisme,  mais  il  pousse  un  peu  loin  cet  excès 
de  correction ,  ce  purisme  qui  va  jusqu'à  condamner  les  libertés 
de  la  grande  versification  de  Molière.  En  philosophie,  il  s'arrête 
ii  mi-chemin  entre  l'indépendance  de  Molière  et  l'onction  chari- 
table et  soumise  de  Nicole.  Dans  les  questions  politiques  et  sociales, 
quelquefois  rétrograde ,  il  a  aussi  quelques  échappées  hardies  : 
quand  il  loue  le  roi,  c'est  sans  emphase  et  avec  dignité,  et  il  fait, 
vifrÀ-vis  du  pouvoir  absolu,  des  réserves  dont  on  lui  doit  tenir 
grand  compte  *.  Il  combat  fort  spirituellement  ceux  qui  prétendent 
interdire  aux  femmes  la  culture  de  l'esprit.  En  somme,  ainsi  que 
La  Rochefoucauld ,  et  à  meilleur  titre ,  il  a  eu  l'insigne  gloire  de 
s'immortaliser  par  un  petit  volume. 

1.  Le$  CaracUres,  etc.;  8«  édit.;^694;  p.  140. 

2.  m  Dire...  que  le  prince  est  maître  absolu  de  tous  les  biens  de  ses  sujeU,  sans 
*«»rda,  sans  coftipte  ni  discussion,  c'est  le  langage  de  la  flatterie  ;  c'est  l'opinion  d'un 
^ori  qaise  dédira  à  Vagonie.  »  Caractèreiy  8«  édition,  p.  398.  Il  j^  sarait  pas  que 
lattis  XIV  avait  écrit  de  sa  propre  main  la  maxime  qu'il  combattait  li  franchement, 
^t  ûttenrs  :  «  Le  ftwte  et  le  luxe  dans  un  souverain,  c'est  le  berger  habillé  d'or  et 

*•  pierreries,  1^  houlette  d'or  en  ses  mains;  son  chien  a  un  collier  d'or,  etc Que 

«rt  Unt  d'or  à  son  troupeau,  ou  contre  les  loups?  »  P.  399.  «  Le  peuple  manque 
d'wprit;  les  grands  manquent  de  cœur  ;  décidément  je  me  fais  peuple,  n 


240  LOUIS   XIV.  [1677-16«91 

Tandis  que  Regnard  soutenait  la  haute  comédie,  un  comédien- 
auteur,  Dancourt ,  déployait  dans  la  farce  une  verve  et  une  origi- 
nalité qui  ne  permettent  pas  de  Toublier  dans  l'histoire  des  lettres. 
La  comédie  gardait  ainsi  un  certain  éclat,  bien  que  descendue 
des  sommets  où  Tavait  portée  Molière  et  sur  lesquels  personne  ne 
devait  plus  gravir.  La  tragédie  avait  fait  plus.  Elle  avait ,  pour  un 
moment,  retrouvé  les  jours  immortels  de  Polyeucte  et  de  Phèdre, 

La  tragédie ,  c'était  Racine ,  et  Racine  avait  été ,  pendant 
douze  ans,  perdu  pour  le  théâtre.  Depuis  Phèdre  (  1677) ,  sa  muse 
avait  gardé  un  opiniâtre  silence.  Était-ce  la  crainte  de  ne  plus 
pouvoir  s'égaler  lui-même,  de  redescendre,  comme  avait  fait  son 
prédécesseur,  le  grand  Corneille,  qui  l'arrachait  de  la  carrière ,  à 
trente-sept  ans,  dans  toute  la  fleur  de  son  génie?  Était-ce,  comme 
on  l'a  prétendu,  le  dépit  d'injustes  critiques,  bien  compensées  par 
la  faveur  du  public  et  par  celle  du  roi  ?  La  biographie  de  Racine 
et  sa  correspondance  attestent  qu'il  fut  entraîné  par  des  sentiments 
d'une  tout  autre  nature.  Le  souvenir  des  maîtres  sévères  qui 
avaient  élevé  son  enfance  le  troublait  souvent  au  milieu  de  ses 
triomphes  mondains  :  Âme  tendre  et  religieuse,  la*vie  extérieure 
la  société  des  hommes,  ne  lui  suffisait  pas  ;  il  ne  pouvait  se  passer 
de  Dieu  ;  or,  la  religion  et  l'art  lui  apparaissaient  comme  une  anti- 
thèse inconciliable  ;  il  ne  voyait  la  religion  que  sous  la  forme  de 
l'inflexible  jansénisme.  Il  se  décida  :  il  rompit  avec  sa  gloire  et, 
dans  la  première  violence  de  la  réaction  contre  sa  vie  passée,  il 
voulut  s'ensevelir  dans  une  chartreuse  pour  expier  ce  qu'il  nona- 
mait  ses  crimes,  plus  impitoyable  qu'Antoine 'Arnaud  lui -même, 
qui  avait  approuvé  Phèdre.  Sauvé  de  sa  propre  rigueur  par  un 
directeur  sensé,  il  resta  dans  le  monde  et  s'unit  à  une  femme 
vertueuse,  mais  hors  d'état  de  comprendre  ce  génie  dont  il  reniait 
les  fruits.  Louis  XIV  l'empêcha  d'abandonner  entièrement  les 
lettres,  en  le  nommant  son  historiogi;fiphe,  pour  moitié  avec  Boi- 
leau  *;  mais  il  abandonna  sans  retour  les  ébauches  des  pièces  qui 
avaient  été  destinées  à  succéder  à  Phèdre,  embryons  de  chefs- 
d'œuvre  qui  he  devaient  jamais  voir  le  jour!  On  n'eut  pas  môiae 

• 

1.  En  remplacement  de  Pelltsson,  pasâé  à  la  direction  des  économats,  c^est-à-^lii^ 
à  la  caisse  des  conversions.  Pellisson  avait  poossé  l'histoire  de  Louis  XIV  jusqu'à  U 
paix  de  Kimègue. 


[ifiW]  RACINE.    SAINT-CYR.  244 

ia  faible  compensation  d*une  œuvre  historique  :  les  travaux  ma- 
nuscrits de  Riicine  et  de  Boileau  sur  Thistoire  de  Louis  XIY  ont 
péri  (fans  un  incendie. 

Tout  espoir  semblait  perdu  :  ce  grand  suicide  semblait  con- 
sommé, quand  une  inspiration  qu'il  faut  à  jamais  bénir  rouvrit  la 
scène  à  Racine  au  nom  de  la  religion  même.  C'est  à  madame  de 
Haintenon  que  la  reconnaissance  en  est  due  :  cela  peut  faire  par- 
donner bien  «des  choses!  Depuis  quelques  années,  un  bon  senti- 
ment avait  porté  madame  de  Maintenon  à  obtenir  du  roi  la  fon- 
dation d'un  établissement  réservé  à  une  grande  célébrité.  Le 
souvenir  de  sa  jeunesse  si  longtemps  pauvre,  dépendante,  exposée, 
lui  avait  fait  souhaiter  de  préserver  les  autres  des  périls  qu'elle 
avait  surmontés  à  si  grand'peine.  Elle  réunit  à  Noisi ,  sous  la  di- 
rection de  religieuses  augustines,  plusieurs  filles  de  pauvres  gen- 
tilshonmies  morts  ou  usés  dans  le  service  militaire,  pour  les  y 
faire  élever  de  sept  à  douze  ans  jusqu'à  vingt ,  et  fit  mettre  en 
commende  la  riche  mense  abbatiale,  de  Saint -Denis  pour  en  attri- 
buer les  revenus  à  la  nouvelle  maison,  qui  fut  bientôt  transférée  à 
Saint-Cyr,  près  de  Versailles  (1686).  Le  nombre  des  pensionnaires 
fot  porté  à  deux  cent  cinquante.  Madame  de  Maintenon,  qui  avait,  au 
plus  haut  degré ,  le  goût  et  la  faculté  de  l'enseignement ,  de  la 
direction,  de  la  discipline,  et  que  son  zèle  à  s'inmiiscer  dans  les 
affaires  des  couvents  faisait  accuser  de  vouloir  s'ériger  en  mère  de 
l'Église,  devint  du  moins,  en  fait,  la  véritable  supérieure  de  Saint- 
Cyr,  fit  de  cette  maison  ses  plus  chères  délices  et  y  consacra  tous 
les  moments  qu'elle  put  dérober  au  roi  * .  Â  l'exemple  des  collèges 
des  jésuites ,  elle  introduisit  les  exercices  scéniques  dans  le  plan 
d'éducation  de  ses  jeunes  filles  et  s'avisa  un  jour  de  leur  faire 
jouer  Andromaque ,  tandis  que  l'auteur  d*Andromaque  reniait  son 

• 

œuvre  comme  un  péché  mortel.  Le  contraste  était  piquant,  mais 
le  choix  assez  étrange  :  madame  de  Maintenon  trouva  que  les 
jeunes  pensionnaires  avaient  trop  bien  joué  ce  drame  passionné 

1.  V.  YBiêUrin  dt  la  Maison  de  Saint-Cyr,  de  M.  Th.  LavaUée.  —  Nous  aTons  parlé 
«illenn  de  rimperfection  des  diverses  éditions  des  LUireê  de  Madame  de  Maintenon  : 
M.  LavaUée  a  donné  récemment,  en  deux  volumes  aussi  corrects  et  aussi  restituéic 
qoe  possible ,  les  Uttret  historiques  et  édifiantes  de  cette  femme  célèbre  :  U  a  publié 
^H^lement  les  Conmls  aux  demoieeUes  et  les  Entretiens  sur  VJducation  des  filles ,  ce  qui 
f  trille  un  ensemble  qu'on  pourrait  intituler  :  Œuvres  de  madame  de  Maintenon. 

XIV.  ^li 


ta  LOUIS   XIV.  [1689) 

et ,  cherchant  un  moyen  d*accommoder  ses  scrupules  tardifs  avec 
les  divertissements  auxquels  elle  ne  voulait  pas  i^noneer,  elle 
invita  Racine  à  donner  une  forme  dramatique  à  un  sujet  purement 
religieux,  qui  ne  paraîtrait  pas  sur  un  autre  théâtre  que  la  pieuse 
maison  de  Saint-^yr. 

De  cet  incident  naquirent  deux  créations  impérissables.  Racine 
put  concilier  son  génie  et  sa  foi. 

Au  commencement  de  1689,  avec  Esther  apparut  dans  Saint-Cyr 
une  forme  de  tragédie  à  la  fois  nouvelle  pour  le  xv!!**  siècle  et 
inspirée  de  Tantiquité.  Racine,  tout  en  quittant 'les  sujets  grecs 
pour  les  sujets  de  la  Bible,  s'était  rapproché  des  formes  et  de  l'es- 
prit du  théâtre  d'Athènes  infiniment  plus  qu'iLne  Tavait  encore 
fait.  Les  chœurs,  cette  grande  voix  du  peuple  et  de  l'humanité, 
qui  domine  les  passions  individuelles  dans  la  tragédie  antique, 
reparaissent  dans  Esther,  moins  prépondérants,  mais  plus  essen- 
tiellement liés  à  l'action ,  et  avec  eux ,  la  poésie  lyrique  et  ses  tré- 
sors oubliés  *;  la  simplicité  de  l'action,  la  brièveté  des  proportions 
ofiTrent  un  rapport  de  plus  avec  les  anciens  ;  la  dévotion  a  dicté  à 
Racine  une  sévérité  que  l'art  avait  naguère  réclamée  de  lui  en 
vain  ;  le  goût  romanesque ,  les  amours  obligées ,  fléau  de  notre 
théâti*e,  ont  disparu  radicalement;  l'art  dramatique  est  purifié.  La 
voici ,  la  vraie  tragédie  lyrique  dont  Quinault  n'avait  montré  que 
l'ombre!  Ce  n'est  pas  Teaiportement  sublime,  le  vol  foudroyant 
de  la  poésie  biblique  ;  mais  c'en  est  la  simplicité  profonde  et  la 
religieuse  émotion;  c'est  la  beauté  la  plus  touchante  et  la  plus 
harmonieuse;  c'est  de  l'hellénisme  chrétien. 

Le  roi,  puis  les  princes,  puis  toute  la  cour,  à  tour  de  rôle,  vin- 
rent admirer  Esther  :  voir  Esther,  n'était  pas  une  moindre  faveur 
que  d'être  admis  à  Marli  ^;  le  roi  en  personne  présidait  à  Tadmis- 

1.  Les  stances  dn  Cid  et  de  Poiyeucte,  bien  snpérieures,  il  fant  le  dire,  aoxchœors 
d'Estfter,  attestent  le  désir  qu'eut  Corneille  de  trouver  place  à  l'élément  lyrique  dans 
la  tragédie. 

2.  Il  fallait  une  invitation  spéciale  pour  suivre  le  roi  dana  ses  retraites  à  Marhr 
où  rétiquette  de  VersaiUes  était  fort  relAchée  et  où  régnait  une  sorte  d'intimité  et 
de  liberté  relatives.  —  Aux  représenUtions  d'£«<^,  le  roi  faisait  une  liste  comme 
pour  les  voyages  de  Marli.  Il  entrait  le  premier  et  se  plaçait  à  la  porte,  ten^ot  la 
feuiUe  d'une  main,  et,  de  l'autre,  levant  sa  canne,  comme  pour  former  une  barrière. 
Il  y  restait  jusqu'à  ce  que  t<»us  ceux  qui  étaient  inscrits  fussent  entrés.  —  L»  ^*' 
sième  représciitation  fut  destinée  au  P.  Lachaise,  à  un  certain  nombre  de  prélats 


[168M69I]  ESTHER.    ATHALIE.  243 

sion  des  élus.  Le  prodigieux  succès  à'Esther  à  la  cour  fut  contesté 
à  la  ville,  quand  la  pièce  parut  imprimée  :  la  ville  s'était  vue  avec 
jalousie  exclue  de  ce  rare  spectacle,  et  Tesprit  d'opposition  s'éveil- 
lait d'ailleurs.  C'est  à  cet  esprit  qu'il  faut  attribuer  ces  allusions  à 
Louvois,  à  la  Révocation ,  etc.,  qui  n'étaient*  point  dans  la  pensée 
de  Racine. 

Le  drame ,  dans  Esther,  avait  peut-être  perdu  quelque  chose  de 
ce  qu'avaient  gagné  la  poésie  et  le  lyrisme ,  quoiqu'on  ait  fort 
exagéré  un  prétendu  manque  d'intérêt  dans  ce  bel  ouvrage.  Ra- 
cine préparait  un  autre  poème  qui  ne  devait  pas  encourir  la  même 
imputation,  un  second  drame  religieux,  bien  plus  vaste,  plus  sa- 
vamment ordonné,  plus  puissamment  inspiré.  En  1691 ,  Athalie 
succède  à  Esther.  Voltaire  l'a  proclamée  le  chef-d'œuvre  de  l'art  : 
la  postérité  la  plus  reculée  ne  démentira  pas  Voltaire.  Il  n'y  a 
jamais  eu  de  composition  scénique  aussi  accomplie  dans  toutes 
ses  parties  ;  jamais  les  conditions  du  drame  régulier,  la  plus  dif- 
ficile et  la  plus  savante  des  formes  de  l'art ,  n'ont  été  si  parfaite- 
ment remplies.  Cette  constante  grandeur  de  situations,  d'idées  et 
d'images ,  qui  transporte  et  maintient  le  spectateur  dans  une  ré- 
gion si  élevée  pendant  toute  la  durée  de  la  pièce,  ce  sublime  sou- 
tenu, est  digne  d'être  comparé  avec  le  sublime  de  trait  qui  éclata 
chez  Corneille  :  on  ne  peut  rencontrer  dans  les  annales  de  l'art 
un  plus  beau  sujet  d'étude  que  de  mettre  Athalie  eu  face  de 
Polyeucte. 

Athalie,  pourtant,  ne  fut  pas  si  heureuse  qu' Esther.  L'éclatant 
succès  A" Esther  avait  été  plus  glorieux  pour  l'art  dramatique  que 
profitable  à  la  discipline  de  Saint-Cyr  :  les  rigoristes,  et,  à  leur 
léle,  le  confesseur  de  madame  de  Maintenon,  l'évêque  de  Chartres, 
Godet-Desraarais ,  s'étaient  récriés ,  non  sans  quelque  apparence 
de  raison ,  contre  l'inconvenance  de  donner  ainsi  les  vierges  de 
Saint-Cyr  en  spectacle  à  toute  la  cour.  Madame  de  Maintenon 
n'osa  passer  outre.  Athalie  ne  fut  jouée  que  deux  fois,  sans  cos- 
tumes et  sans  décorations ,  devant  le  roi  et  quelques  personnes 
choisies.  Racine  comptait  du  moins  sur  l'impression;  mais  Athalie 

^  de  jésuites,  et  à  la  fameuBe  madame  de  Miramion  avec  ses  religieuses.  «  Aujour- 
d'hui, n  disait  madame  de  Maintenon,  «  on  ne  jouera  que  pour  les  saints.  »  OEutm 
^  {.  Racine,  avec  commentaires  par  Geoffroi,  t.  Y,  préface  du  commentateur,  p.  8. 


244  LOUIS  XIV.  I1WM7J1 

ne  rencontra  que  des  préventions  dérâvorablcs  ;  on  la  lut  peu  ; 
cet  ouvrage,  qui  devait  être  une  des  gloires  de  Tesprit  humain, 
tomba  sans  bruit  à  la  cour  comme  à  la  ville;  il  ne  commença  de 
se  relever  dans  Topinion  qu'après  la  mort  de  l'auteur,  qui  descen- 
dit au  tombeau  en  doutant  de  son  œuvre.  L'entière  réhabilitation 
ne  devait  venir  qu'après  trente  années,  avec  une  génération  toute 
différente ,  qui,  bien  que  fort  étrangère  à  la  piété  exaHée  de  Ra- 
cine, jugea  impartialement,  au  point  de  vue  littéraire,  Athalû 
enfin  transportée  sur  le  Théâtre- Français. 

Un  tel  accueil  fait  à  un  tel  ouvrage  annonçait  assez  que  le 
XVII*  siècle  expirait  et  qu'il  se  préparait  d'étranges  nouveautés. 
C'était  la  tragédie  biblique ,  la  pièce  dévote  et  protégée  par  ma- 
dame de  Maintenon,  que  repoussaient  l'indifférence  des  uns,  l'hos- 
tilité des  autres.  La  dévotion  régnait  dans  les  faits;  elle  ne  régnait 
déjà  plus  dans  l'opinion. 

Il  ne  s'était  guère  écoulé  plus  d'un  demi -siècle  entre  le  Cid  et 
Aihalie  :  l'ère  de  la  tragédie  française  est  enfermée  entre  deux 
termes.  Âthalie  fut  comme  un  immense  jet  de  flamme  qui  éclaire 
tout  le  ciel,  et  après  lequel  tout  retombe  dans  une  nuit  traversée 
çà  et  là  de  quelques  douteuses  lueurs.  Racine  ne  laissa  pas  même, 
comme  Molière,  un  Regnard  après  lui  :  des  médiocrités  dont  le  ^ 
nom  ne  mérite  pas  les  honneurs  de  l'histoire  occupaient  la  scène 
tragique  ;  au  bout  d'une  quinzaine  d'années,  il  parut  un  drama- 
turge à  rimagination  forte  et  sombre,  Crébillon;  mais  on  ne  peut 
guère  dire  que  ce  fût  un  écrivain  ni  un  çoéte  *. 

Ce  ne  fut  pas  seulement  la  tragédie ,  mais  la  haute  poésie ,  qui 
finit  avec  Racine.  Racine  mourut  en  1699;  La  Fontaine  l'avait 
précédé  au  tombeau  (  1695);  Boileau  survécut  plusieurs  années  à 
ses  amis  (jusqu'en  171 1  ),  mais  il  se  survivait  à  lui-môme  :  il  avait 
donné  presque  tous  les  heureux  fruits  de  sa  veine  avant  1677, 
l'année  de  Phèdre.  De  1692  à  1693 ,  avaient  disparu  mesdames 
de  La  Sablière  et  de  La  Fayette ,  Pellisson  et  Bussi-Rabutin ,  ces 
deux  derniers  mentionnés  ici  comme  deux  des  hommes  qui  ont 
le  mieux  manié  la  prose  française;  La  Bruyère  et  madame  de 

1.  Airéeet  Thyeite  est  de  1107 ,  — Rhadamitie  et  Zénobie,  la  plus  fortement  conçue 
des  pièces  de  Crébillon,  est  de  1711.  —  Un  autre  ouvrage  de  mérite,  le  Manlivs  de 
La  Fosse,  est  un  peu  antérieur;  mais  ce  mérite  n*est  pas  non  plus  celui  de  la  pœsie. 


11707-1709]  J.-B.    ROUSSEAU.   LESAGE.  245 

Sévigné  moururent  en  1 696  :  cette  génération  à  jamais  illustre 
s*éteignait  lumière  par  lumière. 

Un  habile  versificateur,  qui  avait  retenu  le  vêtement,  mais  non 
Tàme  de  la  poésie ,  remontée  au  ciel  comme  Élie  sur  le  char  de 
feu,  et  un  excellent  prosateur,  qui  fit  descendre  le  roman  d'un 
inonde  imaginaire  dans  le  monde  réel  et  qui  porta  également 
sar  la  scène  son  vigoureux  sentiment  de  la  réalité ,  marquent  la 
dernière  période  des  lettres  sous  Louis  XIY  ;  ce  sont  Jean-Baptiste 
Rousseau  et  Lesage.  Jean-Baptiste*  avait  reçu  tous  les  dons  exté- 
rieurs du  poète,  la  pureté  du  langage ,  le  nombre ,  le  rhythme 
savant  et  harmonieux  ;  H  ne  lui  manque  que  ce  qui  ne  saurait  se 
définir  ni  se  remplacer,  la  vie,  Tenthousiasme  vrai;  quand  il 
paraphrase  les  psauipes,  la  pensée  biblique  remplit  le  large  moule 
de  ses  vers  et  peut  faire  illusion ,  qu()iqu*on  ne  sente  point  là  le 
souffle  qui  respire  dans  les  chœurs  à*Esther  et  d'Aihalie;  mais,  s'il 
veut  chanter  ses  propres  pensées  dans  dis  odes  originales ,  il  ne 
sait  plus  évoquer  d'autres  muses  que. des  alli^gories  glacées,  que 
des  abstractions  de  rhéteur,  à  la  voix  sonore  et  creuse  ;  il  chante 
à  vide.  Quoiqu'en  aient  dit  ceux  qui  l'ont  surnonuné  le  Grand 
Rousseauy  la  grande  poésie  classique  était  bien  morte.  « 

Lesage,  au  contraire^  atteignit  complètement  son  but  littéraire  : 
après  avoir  débuté  par  un  roman  de  mœurs  qui  signalait  un  rare 
esprit  d'observation  ',  il  s'illustre  par  une  comédie  de  caractère 
qui  est  à  la  fois  un  très-bon  ouvrage  et  un  acte  de  courage  et  de 
désintéressement.  Turcaret  (1709)  est  supérieur  aux  œuvres  de 
Regnard  et  par  le  caractère  et  par  le  but  :  ce  n'est  plus  ici  l'art 
pour  Fart  ;  Lesage,  dédaigneux  de  ses  intérêts  privés,  avait  vail- 
lamment attaqué  les  traitants  échappés  des  mains  de  Colbert  et 
redevenus  plus  puissants  que  jamais.  11  a  eu  en  récompense  l'hon- 
neur si  rare  de  créer  un  type.  Lesage  ne  put,  malheureusement, 
persévérer  dans  cette  voie  quasi  aristophanesque  :  une  nouvelle 
pièce  qui  touchait  plus  directement  encore  aux  circonstances,  la 
Tontine,  ne  fut  pas  jouée;  on  ne  tolér'.pas,  d'un  esprit  qui  allait 
au  fond  des  choses,  ce  qu'on  avait  permis  à  Dancourt,  qui  ne  son- 
geait qu'à  égayer  le  parterre  aux  dépens  des  incidents  du  jour. 

l.  U  Diable  boiUux  (I7o7). 


«46  LOUIS  XIV.  [msj 

Lesage  se  rejeta  sur  une  autre  forme  littéraire  et,  encore,  eut-il 
le  soi^  d*habiller  ses  personnages  à  Tespagnole  pour  se  donner  * 
toute  liberté  à  leur  égard.  Â  Turcaret  succède  donc  Gil  Bios*;  après 
une  des  meilleures  comédies  du  théâtre  moderne,  le  premier  des 
romans  français. 

Gil  Bios  est  sans  doute  inférieur  à  Den  Quichotte ,  parce  qu'il  ne 
repose  pas ,  comme  l'œuvre  de  Cervantes ,  sur  une  profonde  et 
idéale  conception,  et  que  sa  donnée  n*est  qu'un  cadre,  mais  quel 
cadre  !  Ce  Gil  Blas,  ondoyant  et  divers,  ni  bon  ni  mauvais,  qui  che- 
mine par  tant  de  conditions  différentes  et  qui  passe  en  revue  la 
société  tout  entière ,  depuis  le  voleur  jusqu'au  roi ,  représente  en 
quelque  sorte  la  moyenne  de  la  vie  humaine.  Ce  cadre  renferme 
un  miroir  universel  où  viennent  se  peindre  tour  à  tour  une  série 
presque  infinie  de  vivants  portraits.  Mais  à  toute  cette  réalité  manque 
l'idéal;  Lesage  n'en  substitue  pas  un  véritable  au  convenu  de  Tan- 
cien  roman.  Gil  Bios  est  une  œuvre  qui  ne  saurait  inspirer  d'en- 
thousiasme ,  mais  qu'on  relira  tact  qu'il  existera  des  hommes  de 
sens  et  de  goût.  C'est  l'épopée  qui  convient  à  une  époque  pro- 
saïque, telle  que  la  première  moilié  du  xvnr  siècle. 

Avant  même  que  le  déclin  du  Grand  Règne  soit  devenu  appa- 
rent ,  mille  symptômes  annoncent  la  transition  d'une  période  à 
une  autre  toute  différente.  Une  guerre  littéraire  qui  agita  fes  der- 
nières années  du  xvu*  siècle  en  est  un  des  signes  les  plus  inté- 
ressants. La  Querelle  djss  Anciens  et  des  Modernes  fut  à  la  fois  une 
révolte  plus  ou  moins  légitime  contre  les  opinions  dû  temps  et  un 
développement  logique  de  l'esprit  du  temps  :  ce  fut  au  nom  du 
xvu«  siècle  et  pour  sa  gloire  qu'on  leva  l'étendard  Contre  les 
anciens^.  La  raison  affranchie  de  l'autorité  traditionnelle,  telle 
avait  été  la  révolution  opérée  par  le  xvn*  siècledans  la  métaphy- 
sique et  dans  la  physique  :  on  prétendit  en  faire  autant  dans  les 
belles -lettres  et  dans  les  arts;  on  nia  la  supériorité  des  anciens 

■ 

dans  le  domaine  de  l'imagination;  l'on  ne  voulut  pas  désormais 
relever  d'Homère  plus  qv .  d'Arisl oie  :  la  question  était  cependant 
plus  complexe  ;  le  xvii*^  siècle  n'avait  point  accepté  la  suprématie 

1.  Les  deux  premiers  volâmes  sont  de  1715;  le  troisième  et  le  quatrième  ne  paru- 
rent que  beaucoup  plus  tard,  en  1734  et  1735. 

2.  Le  Siècle  de  Louis  le  Grand,  poëme,  par  Ch.  Perrault;  1687. 


(1686-1696]  PERRAULT  ET  FONTENELLE,  247 

poétique  des  anciens  par  tradition ,  mais  par  raison  et  après  exa- 
men. Deux  esprits  remarquables  élevèrent  le  débat  à  une  grande 
hauteur  théoriiiue.  L'un  était  ce  Charles  Perrault,  qui  n'eut  de 
talent  littéraire  qu'une  seule  fois ,  dans  ces  charmants  Contes  des 
Fées,  où  il  donna  «ne  forme  naïvement  impérissable  aux  traditions 
gauloises  qui  ber j;aient  l'enfance  de  nos  aïeux  ;  c'était,  d'ordinaire, 
un  de  ces  remueurs  d'idées  auxquels  la  forme  manque^  faute 
apparemment  d'une  possession  assez  complète  de  l'idée ,  et  qui 
ploient  sous  un  fardeau  de  pensées ,  de  connaissances ,  d'aspira- 
tions, trop  fort  pour  leur  génie;  hommes  incomplets,  mais  ori- 
ginaux et  ^rfois  profonds.  L'autre  était  le  neveu  du  grand  Cor- 
neille., Fontenelle,  esprit  qui  contrastait  singulièrement  avec  la 
gravité  un  peu  lourde  et  difiuse  de  Perrault;  écrivain  clair^  vif  et 
léger  d'allure,  philosophe  et  généralisateur  dans  le  fond,  au 
moins  autant  que  Perrault,  mais  subtil  et  recherché  de  style  jus- 
qu'à la  coquetterie,  maniérant  et  rafflnant  la  phrase  noble  et 
sérieuse  du  xvii*  siècle  par  une  altération  semblable  à  celle  qui 
conunençait  à  se  produire  dans  les  lignes  de  la  statuaire,  donnant 
enfin  à  la  science  le  langage  des  ruelles,  mais  mtroduisant  parmi 
les  gens  du  monde,  sous  cette  enveloppe  frivole,  les  plus  sublimes 
découvertes  du  génie  moderne,  la  connaissance  du  système  de 
l'univers  et  de  l'infinité  des  deux ,  l'hypothèse  ou  plutôt  la  certi- 
tude morale  de  la  pluralité  des  mondes  habités  ' .  Perrault  et  Fon- 
tenelle se  rattachaient  tous  deux  à  la  génération  littéraire  du 
temps  de  Richelieu,  par  opposition  à  l'école  de  Racine  et  de  Boi- 
leau,  trop  pure  de  forme  et  trop  circonspecte  d'esprit  pour  eux; 
mais  Fontenelle,  destiné  à  la  plus  longue  carrière  d'écrivain 
qu'aient  vue  les  lettres ,  appartenait  en  même  temps  au  passé  et 
à  l'avenir  :  enfant  posthume  de  l'ère  de  Richelieu,  il  devait  en 
quelque  sorte  passer  par-dessus  le  siècle  de  Louis  XIY  pour  donner 
la  main  au  siècle  de  Voltaire. 

Une  grande  pensée  les  frappa  tous  deux;  l'un  l'a  jetée  rapi- 
dement dans  sa  courte  et  spirituelle  Digression  sur  les  anciens  et 
l^  modernes;  l'autre  l'a  délayée  dans  les  quatre  volumes  de  son 
Parallèle  des  anciens  et  des  modernes  (1692-1696).  Ni  l'un  ni  l'autre 

1.  Entrtdetu  fur  la  pluralité  det  mondei  (1686). 


248  LOUIS   XÏV.  1169Î-1696: 

ne  connaissait  sans  cloute  le  passage  inédit  de  Pascal  sur  le  pro- 
grès des  sciences,  où  Pascal  compare  le  genre  humain  à  <  un 
même  homme  qui  subsiste  toujours  et  qui  apprend  continuelle- 
ment. »  Cette  idée  leur  revint  sous  une  forme  plus  complexe  et 
avec  un  caractère  plus  général.  Us  posèrent  d'abord  en  principe 
que  la  nature  était  toujours  identique  à  elle-même  dans  ses  pro- 
ductions ;  qu'elle  enfantait  nécessairement  autant  de  génies  supé- 
rieurs aujourd'hui  qu'autrefois  ;  que  les  modernes,  ayant  de  plus 
que  les  anciens  le  progrès  des  sciences  et  des  arts ,  c  qui  sont  un 
amas  de  règles  et  de  préceptes  toujours  croissants  »,  doivent  être 
supérieurs,  à  égalité  de  génie.  Le  progrès,  suivant  eu»,  est  con- 
tinu ,  sauf  les  interruptions  violentes  des  grandes  guerres ,  des 
invasions  barbares.  Quand  éclatent  ces  catastrophes,  les  sciences  e( 
les  arts  sont  comme  «  ces  fleuves  qui  viennent  à  rencontrer  un 
gouffre  où  ils  s'abîment  tout  à  coup,  mais  qui ,  après  avoir  coulé 
sous  terre...  trouvent  enfin  une  ouverture  par  où  on  les  voit  res- 
sortir avec  la  même  abondance  qu'ils  y  étaient  entrés  '.  »  Le  genre 
humain  est  pareil  à  un  homme  qui  a  passé  par  l'enfance  et 
par  la  jeunesse,  qui  est  parvenu  à  la  virilité,  mais*  qui  n'aura  pas 
de  vieillesse  ni  de  déclin.  Nos  pères  étaient  les  enfants  ;  c'est  nous 
qui  sommes  les  anciens  *.  L'imagination  a  dominé  d'abord  seule, 
puis  le  développement  de  l'homme  s'est  complété  ;  mais  rhoinme 
n'a  rien  perdu  de  ce  qu'il  a  jamais  possédé  :  il  fait  aujourd'hui  ce 
qu'il  n'eût  pu  faire  autrefois  ;  mais,  ce  qu'il  a  fait  autrefois,  il  peut 
toujours  le  refaire. 

Certes,  il  est  impossible  de  n'être  pas  saisi  par  la  grandeur  de 
cette  théorie,  incontestable  en  ce  qui  regarde  la  marche  des  con- 
naissances humaines ,  applicable  au  développement  des  sociétés 
comme  au  développement  des  sciences  et  au  développement  de 
la  nature  elle-même  dans  ses  âges  successifs  comme  au  dévelop- 
pement des  sociétés.  C'était  le  dogme  nouveau  des  temps  mo- 
dernes qui  commençait  de  se  révéler.  Perrault  et  Fontenelle 
étaient  loin  d'avoir  mesuré  toute  la  portée  de  leur  idée.  Par  mal- 

1.  Oh.  Perrault,  PctrallèU  de*  anciew,  etc.,  1. 1*'. 

2.  Œwru  de  Fontenelle,  t.  IV,  p.  191.  —  Cette  pensée  avait  déjà  été  exprisiée 
par  Bacon.  Dans  la  première  moitié  du  zyix*  siècle,  quelques  écrivains  italiens  et 
anglais  avaient  déjà  contesté  la  suprématie  littéraire  des  anciens,  mais  sans  beaucoup 
4'éclat  ni  de  succès.  V.  Hallam,  HUt.  de  la  Littérature  de  r Europe,  t.  IV,  c.  IX,  §  <• 


.16M-1696Î  ANCIENS   ET  MODERNES.  249 

heur,  ils  avaient  abordé  cette  grande  théorie  du  progrès  continu 
précisément  par  le  côté  le  plus  contestable  :  ils  avaient  jugé  les 
arts  en  savants  et  non  en  artistes  ;  s*exagérant  la  valeur  des  règles  et 
iesprècq)tes  dans  les.  choses  d'imagination  et  appréciant  fort  bien 
l'avantage  plus  réel  que  le  développement  des  sentiments  et  des 
relations  donne  aux  écrivains  modernes,  ils  n'avaient  pas  compris, 
Perrault  surtout,  quelle  immense  compensation  avaient  trouvée 
les  anciens  dans  l'élan  de  la  poésie  naissante ,  dans  cette  fraî- 
cheur matinale  de  Taurore  des  littératures,  où  tous  les  sentiments, 
toutes  les  idées  essentielles  et  étemelles,  ont  été  pour  la  première 
fois  exprin^és  par  la  voix  du  po6te ,  où  tout  ce  qui  est  devenu 
lieta  communs  était  révélation  et  création.  Nous  ignorons  ce  que 
Tafenir  réserve  au  genre  humain,  mais,  si  haut  que  se  soient 
élevés  les  modernes,  il  est  sûr  que  Texpérience  ne  permet  pas 
jusqu'à  présent  de  prononcer  contre  les  anciens  dans  la  poésie  et 
les  beaux-arts. 

Nous  n'exposerons  pas  ici  les  phases  de  la  querelle  littéraire  *. 
Fontenelle,  à  défaut  d'un  goût  pur,  avait  trop  de  finesse  pour  ne 
pas  garder  quelque  mesure  dans  ses  attaques  ;  Perrault,  plus  hardi 
et  moins  habile,  se  montra  tout  à  fait  dépourvu  de  jugement  lit- 
téraire et  de  sentiment  de  l'art,  blasphéma  tous  les  grands  noms 
de  rflellénie ,  Platon  aussi  bien  qu'Homère  *  et  que  Pindare ,  et 
opposa  aux  anciens,  non  pas  seulement  Corneille  et  Molière,  mais 
encore,  mais  surtout  Chapelain,  Scudéri  et  Quinault,  «  le  plus 
grand  poète  lyrique  et  dramatique  qu'ait  eu  la  France.  »  Bref,  il 
souleva  contre  lui  et  son  allié  une  effroyable  tempête.  Chose  pi- 
quante et  pourtant  naturelle,  ce  furent,  parmi  les  auteurs  vivants 
les  seuls  dignes  de  rivaliser  avec  les  anciens  qui  prirent  parti  pour 
les  anciens.  Racine,  La  Fontaine,  La  Bruyère,  puis  Boileau,  qui 
finit  par  soutenir  tout  le  poids  de  la  guerre.  Si  les  assaillants 

!•  V.  Vintéressant  ourrage  pablié  réoemment  par  M.  Ri^^aut  :  QuertUe  dei  anciens 
«*  <fet  morféme». 

2.  U  e^t  le  premier  qni  ait  exprimé  des  doutes  snr  l'existence  même  d'Homère  et 
qui  lit  ayaocé  qoe  Tlliade  et  l'Odyssée  pourraient  n'être  «  qu'une  collection  de  plu- 
flienn  petits  poëmee  de  divers  auteurs.  »  C'était,  dit-il,  l'opinion  d'excellents  cri- 
tiqaes  :  l'abbé  d'Âubignao  avait  lÀ -dessus  des  mémoires  tout  prêts.  —  Parallèle ^  etc., 
t.  Ul,  p.  32,  Yoss  n'a  ftiit  que  reprendre  et  commenter  cette  idée.  C'était  le  com- 
nteDcement  de  cette  redoutable  critique  moderne  qui  s'attaquait  en  même  temps, 
nous  le  ferrgns  tout  à  Theùre,  à  des  objets  pljs  périlleux  encore. 


250  LOUIS   XIV.  [1696-1715) 

n'entendent  absolument  rien  à  la  poésie  primitive,  ce  n*est  pas  que 
les  défenseurs  la  comprennent  fort  clairement  eux-mêmes.  Boi- 
leau  sent  très -bien  la  beauté  de  la  langue  et  des  images  chez 
Homère  ;  mais ,  quant  aux  sentiments  et  à  l'état  social  des  temps 
homériques ,  il  ne  s'en  rend  guère  plus  compte  que  Perrault  lui- 
même.' Seulement,  là  où  celui-ci  accuse  Homère  de  grossièreté 
et  de  trivialité ,  Boileau  s'efforce  de  prouver  que  les  termes  dont 
Homère  s'est  servi  étaient  fort  nobles  en  grec  quoique  ignobles  en 
français,  et  il  ne  soupçonne  pas  que  ces  distinctions  amenées  par 
le  raffinement  des  langues  et  des  sociétés  aient  pu  être  ignorées 
dans  la  simplicité  des  âges  héroïques  *.  Le  xvn^  sièg^e ,  trop  ori- 
ginal pour  bien  apprécier  l'originalité  d'autrui,  n'avait  en  rien 
cette  compréhension  du  passé  que  nous  possédons  aujourd'hui  : 
c'est  le  dédommagement  des  générations  qui  ne  créent  plus. 

Les  grands  poètes  de  Louis  XIV  avaient  eu  raison  de  défendre 
les  anciens;  car  les  hostilités  ne  tardèrent  pas  à  tourner  contre  la 
poésie  elle-même.  On  avait  d'abord  prétendu  surpasser  les  anciens 
dans  la  poésie  ;  on  en  vint ,  par  un  nouvel  excès  de  l'esprit  scien- 
tifique, à  nier  la  poésie  dans  sa  forme  nécessaire.  Déjà  Fontenelle 
ne  voyait  dans  les  règles  des  vers  que  des  difficultés  arbitraires; 
bientôt  après,  un  nouveau  champion,  La  Motte -Houdart,  esprit 
distingué,  penseur  ingénieux,  mais  qui,  très- bon  prosateur,  arait 
eu  le  tort  de  se  faire  poète  en  dépit  d'Apollon ,  attaqua  jsystémati- 
quement  la  versification  comme  une  vaine  entrave  et  un  omo- 
ment  parasite  de  la  pensée.  Les  novateurs  eurent  à  cet  égard  un 
auxiliaire  bien  autrement  redoutable  que  La  Motte,  un  homme  de 
génie  qui  prêcha  d'exemple  en  faisant  un  poème  en  prose,  l'au- 
teur de  Tèlèmaque. 

Quelles  qu'aient  été  les  hérésies  littéraires  de  Perrault  et  de  ses 
amis ,  il  ne  faut  pas  méconnaître  l'importance  de  leur  rôle  dans 
l'histoire  de  la  pensée  française.  Perrault,  moins  brillant  que  Fon- 
tenelle, a  obtenu  moins  de  justice;  pourtant,  l'homme  qui  avait 
entrepris,  dans  son  Parallèle,  d'examiner  «  toutes  les  sciences  et 
tous  les  arts ,  afin  de  voir  à  quel  degré  de  perfection  Us  étaient 
parvenus  dans  l'antiquité,  et  ce  que  l'expérience  du  genre  humain 

1.  V.  les  Œuvre*  de  BoUeau,  édit.  Lefèvre;  1834;  t.  III,  p.  195,  262,  273. 


[1685-17101  LE   TEMPLE.   ESPRITS   FORTS.  254 

y  a  depuis  ajouté  »,  cet  homme,  quoiqu'il  n'ait  pu  remplir  ce  pro- 
gramme immense,  n'était  point  assurément  un  esprit  vulgaire. 
Si  son  nom  se  rattache  à  la  décadence^e  la  poésie,  il  se  rattache, 
par  compensation ,  au  progrès  de  la  philosophie ,  et  l'on  doit  lui 
sayoir  gré  d'avoir  été  en  France  un  des  apôtres  du  dogme  de  la 
perfectibilité ,  au  moment  même  où  Leibniz ,  en  Allemagne,  rame- 
nant dans  la  philosophie  le  principe  de  la  succession  et  du  déve- 
loppement, c'est-à-dire  de  la  vie  elle-même,  à  côté  de  Vabsolu  de 
Descartes,  donnait  de  ce  même  dogme  de  si  magnifiques  for- 
mules *,  non  point  en  reniant  les  anciens,  mais  au  contraire  en 
les  reUant  aux  modernes  dans  la  chaîne  continue  de  la  pensée 
humaine  *. 

La  querelle  littéraire  n'était  pas  le  signal  le  plus  menaçant  de 
la  révolution  qui  commençait  à  s'opérer  dans  les  esprits.  Le  petit 
groupe  des  esprits  forts,  dont  nous  avons  signalé  les  origines', 
longtemps  abrité  dans  l'ombre  et  le  silence  contre  les  splendeurs 
intolérantes  du  Grand  Siècle,  se  ravivait,  sortait  de  sa  retraite, 
envahissait  rapidement  autour  de  lui.  Le  Temple  était  le  quartier 
général;  messieurs  de  Vendôme  étaient  les  chefs  et  les  hôtes  *  de 
cette  société  où  régnaient  les  lettres  et  les  plaisirs ,  la  licence  spi- 
rituelle et  l'incrédulité.  Le  jeune  duc  de  Chartres,  neveu  du  roi, 
destiné  à  tenir  une  trop  grande  place  dans  l'histoire  I  le  prince  de 
Conti,  si  populaire  par  son  esprit  et  sa  bravoure,  s'y  rattachaient , 
sinon  de  leurs  personnes ,  au  moins  par  leurs  sentiments.  Ghau- 
lieu,  La  Fare,  Saint  -  Aulaire ,  Vergier,  madame  Deshoulières, 
charmaient  les  soupers  du  Temple  par  le  feu  de  leur  esprit  et  par 
des  vers  piquants  et  faciles ,  où  la  poésie  légère  prenait  déjà  par- 
fois ce  tour  et  cette  forme  que  Voltaire  devait  porter  à  la  perfec- 
tion. La  Fontaine  s'y  plaisait  fort.  Fontenelle,  assez  éloigné  alors 
de  la  circonspection  un  peu  égoïste  qui  fut  le  cachet  de  sa  longue 

• 

1.  M  Le  oontentement  durable  consiste  dans  an  acheminement  continuel  à  une 
pliu  grande  perfection.  —  Videtur  Komo  ad  ptfftctionem  venire  posa,  —  Le  présent, 
engendré  du  passé,  est  gros  de  F  avenir.  >• 

2.  V.  sa  lettre  :  De  Aristolele  recenti'jribus  reconciliabilif  à  la  suite  de  son  édition 
de  Niiolios. 

3.  Voir  notre  tome  XII,  p.  3  et  suiv. 

4.  Le  frère  du  duc  de  Vendôme  habitait  le  Temple  comme  grand  prieur  de  l'ordre 
Hc  Malte. 


25«  LOUIS   XIV.  11695-1710) 

vieillesse,  touchait  à  ce  cercle  par  ses  tendances  peu  idéalistes  et 
en  obtenait  les  suffrages  par  ses  Dialogues  des  Morts,  où  il  se  jouait 
de  toutes  les  grandeurs  de  ce  monde  avec  une  légèreté  sceptique, 
par  son  Histoire  des  Oracles,  où  sa  négation  des  prodiges  imputés 
au  diable  peut  induire  à  contester  d'autres  miracles,  et  par  j^n 
allégorie  de  Mero  et  Enegu\  satire  de  l'église  romaine  qu'il  fit 
imprimer  en  Hollande.  La  vieille  Ninon  et  le  vieux  Saint-Évre- 
mont ,  retiré  à  Londres,  étaient  les  patriarches  de  ce  petit  monde 
épicurien.  Le  progrès  des  opinions  libertines  et  sceptiques  était  déjà 
assez  notable  quelques  années  avant  la  fin  du  xvii^  siècle,  pour 
que  La  Bruyère ,  en  sa  qualité  de  philosophe  chrétien ,  se  crût 
obligé  d'attaquer  vivement  les  esprits  forts,  afin  de  compenser  ses 
attaques  contre  les  faux  dévots  et  les  directeurs  de  femmes. 

n  ne  faudrait  pas  cependant  faire  de  tous  les  esprits  forts  de  purs 
sceptiques  ou  des  matérialistes  :  des  vers  fameux  de  l'abbé  de 
Chaulieu ,  qui  éleva  quelquefois  singulièrement  le  ton  de  sa  lyre 
anacréontique,  attestent  que  le  déisme  avait  la  voix  haute  au 
Temple,  déisme,  il  est  vrai,  peu  théologique,  peu  métaphysique, 
fort  indulgent  aux  faiblesses  humaines  et  tout  semblable  à  celui 
qui  devait  régner  plus  tard  à  Femei. 

Quelques-uns  de  ces  libres  penseurs  se  convertirent  sur  leurs 
derniers  jours.  L'aimable  et  savante  madame  de  la  Sablière,  quij 
sur  la  fin  de  sa  trop  courte  vie ,  écrivit  un  petit  livre  de  morale 
religieuse  [Maximes  chrétiennes),  avait  donné  l'exemple  à  son  ami 
La  Fontaine,  moins  sceptique  par  système  qu'insouciant  et  qu'en- 
nemi de  toute  gène  ;  La  Fontaine  n'avait  d'opinions  sérieusement 
négatives  que  sur  quelques  points  de  théologie  et  de  politique  où 
il  repoussait,  soit  par  raison,  soit  par  sentiment,  les  doctrines 
officielles*.  La  Fontaine  mourut  très -pieusement,  aussi  naïf  d'ail- 
leurs dans  sa  pénitence  que  dans  ses  erreurs.  Madame  Deshou- 
^lières  fit  une  fin  semblable  :  cette  femme-poôte,  qui  se  qualifiait 
sans  façon  de  dixième  Muse  (il  y  a  eu  beaucoup  de  ces  dixiènics 
Muses!)  avait  mis  par  intervalles  son  talent  agréable,  aisé,  quel- 
quefois un  peu  faible  et  prosaïque,  au  service  d'idées  assez  auda- 

1.  Anagpramme  de  Romt  et  de  Genève, 

2.  On  86  rappelle  ses  disputes  avec  Racine  sar  la  monarchie  absolue.  Le  dogme 
des  peines  éternelles  loi  inspirait  la  même  répugnance  qu'à  madame  de  Sér^^* 


:i69l]  CIIAULIEU.    L*ABBÉ    FLEURL  253 

cieuses,  opposant  volontiers  la  nature  à  la  société  et  répétant 
Tartufe  à  sa  manière  dans  sa  pièce  adressée  au  P.  La  Chaise,  très- 
hardie  malgré  les  compliments  qui  en  font  passer  les  hardiesses. 
Ces  conversions  sur  le  bord  de  la  tombe  n'arrêtèrent  pas  la  pro- 
pagation de  la  confrérie,  nous  ne  disons  pas  de  Yécole  incrédule  : 
malgré  les  éclairs  de  Chaulieu,  malgré  la  circulation  d'idées  ato- 
mistiques  renouvelées  d'Ëpicure  et  de  Lucrèce  à  travers  Gassendi 
et  tournées  par  certains  au  pur  matérialisme,  idées  qu'un  prélat 
diplomate,  l'abbé,  depuis  cardinal  de  Polignac,  réfuta  sur  ces 
entrefaites  en  beaux  vers  latins  {VAnti- Lucrèce),  il  n'y  avait  pas 
encore  là  de  doctrines  constituées,  d'école  philosophique;  ce 
n'était  guère  encore  qu'une  protestation ,  qu'une  Fronde  antireli- 
gieuse à  petit  bruit,  dont  le  pouvoir  ne  se  préoccupait  guère, 
absorbé  qu'il  était  par  les  suites  de  la  persécution  protestante  et 
par  les  tracas  renaissants  du  jansénisme.  On  s'était  donné  trop 
d'affaires  en  persécutimt  les  chrétiens  hétérodoxes,  pour  avoir  le 
loisir  de  songer  aux  gens  qui  ne  croyaient  pas  en  Jésus-Christ,  ni 
inème  en  Dieu.  Louis  XIV  ne  prenait  pas  cela  au  sérieux  :  il  avait 
grand  tort! 

La  science  et  les  lettres  orthodoxes  produisaient  encore  des 
œuvres'  d'un  mérite  supérieur,  qui  pouvaient  rassurer  les  gens 
dont  le  regard  ne  plongeait  pas  bien  avant  dans  l'avenir.  La  reli- 
gion ne  semblait  pas  près  de  manquer  de  défenseurs.  L'année  1691 
avait  vu  poser  les  premières  assises  d'un  grand  monument  histo- 
rique et  religieux,  V Histoire  Ecclésiastique  de  l'abbé-  Fleuri ,  qui 
avait  entrepris  d'écrire  les  fastes  entiers  de  l'Ëglise  catholique  au 
point  de  vue  gallican  de  Bossuet  ;  Fleuri  poussa  son  immense 
ouvrage  jusqu'au  xvi*^  siècle.  Il  n'est  peut-être  pas  de  livre  aussi 
utile  pour  l'histoire  générale  de  l'Europe.  Sauf  Tillemont ,  à  qui 
il  avait  emprunté  la  première  pensée  de  son  œuvre  et  bien  des 
lumières,  Fleuri  n'a  pas  de  rival  au  xvu*'  siècle  pour  la  critique 
,  historique  :  il  est,  pour  la  connaissance  des  premiers  temps  de 
notre  histoire ,  c'est-à-dire  de  la  transition  du  monde  romain  au 
moyen  âge,  fort  au-dessus  de  son  époque.  S'il  est  un  peu  trop 
engagé  peut-être  dans  la  réaction  de  la  renaissance  et  du  galli- 
.  canisme  contre  le  moyen  âge,  c'est,  au  fond,  une  louable  aversion 
pour  la  superstition  et  pour  l'esprit  persécuteur  qui  le  guide  :  il 


254  LOUIS  XIV.  lie9M715I 

y  a,  dans  ses  Discours  Préliminaires,  si  fermes  et  si  substantiels, 
des  choses  hardies  pour  un  écrivain  aussi  orthodoxe,  par  exemple 
la  manière  dont  il  s'exprime  sur  certaines  dévotions  récentes  et 
sur  les  pays  d*inquisi,tion,  qui  sont  aussi,  dit- il,  les  pays  des 
casuistes  les  plus  immoraux  ^ 

A  côté  de  l'histoire,  dont  Fleuri  donnait  un  si  estimable  modèle, 
l'érudition ,  qui  fournit  la  matière  de  l'histoire ,  continuait  ses 
vastes  travaux»  surtout  par  les  mains  infatigables  des  bénédictins 
de  la  congrégation  de  Saint-Maur.  Ducange  n'existait  plus  :  Ma- 
billon  achevait  sa  carrière ,  appuyé  sur  un  digne  collaborateur, 
Edmond  Martenne ,  auteur  de  publications  utiles  et  savantes  sur 
les  anciens  rites  de  l'Église  ^;  mais  le  vrai  successeur  des  Ducange 
et  des  Mabillon  devait  être  le  père  Montfaucon,  pour  l'ampleur  de 
science  et  l'activité  d'esprit.  Montfaucon  préludait,  par  d'impor- 
tantes publications  sur  les  origines  grecques  du  christianisme,  sur 
les  pères  grecs,  sur  Origène,  sur  Philon,  à  son  magnifique  ou- 
vrage de  r Antiquité  expliquée.  D'autres  bénédictins  encore,  Rui- 
nart ,  l'éditeur  de  Grégoire  de  Tours,  Denis  de  Sainte-Marthe,  le 
dernier  de  cette  famille  des  Sainte-Marthe  si  féconde  en  savants  et 
l'auteur  de  la  grande  édition  de  la  Gallia  christiana,  méritent  la 
reconnaissance  de  la  postérité. 

L'histoire  ecclésiastique ,  avec  tous  les  reflets  qu'elle  jette  sur 
les  autres  parties  de  l'histoire ,  était ,  non  pas  l'unique ,  mais  le 
principal  objet  de  l'érudition  bénédictine  :  un  savant  séculier,  un 
jurisconsulte,  Eusèbc  de  Laurière,  rendait,  pendant  ce  temps,  des 
services  très-considérables  dans  une  autre  direction.  II  avait  pris 
pour  but  l'étude  des  lois  et  des  coutumes  en  France  et  en  Europe, 
et  il  appliquait  à  ce  grand  objet  une  science  et  une  sagacité  dignes 
de  Ducange.  De  nouvelles  éditions  annotées,  perfectionnées,  élu- 
cidées, de  la  Coutume  de  Paris  et  de  ses  commentateurs,  des  Insti- 


1.  T.  XX,  édit.  m-12;  Marriette;  Introduction,  p.  42. 

2.  Sa  précieuse  collection,  intitulée  :  Thésaurus  anecdolorum^  ne  parut  qtt*aprés  U 
mort  de  Louis  XIV.  —  Les  principaux  ouvrages  de  Mabillon,  postérieurs  à  sa 
Diplomatique,  sont  :  la  Liturgie  gallicane  (1H85) ,  le  traité  des  Études  monastiquei, 
contre  Tabbé  de  Rancé,  qui  interdisait  les  lettres  et  les  sciences  aux  moines  (1691); 
la  lettre  sur  le  Culte  des  saints  inconnus,  contre  les  fausses  reliques  \1698).  Il  mourut 
en  1707,  en  travaillant  aux  Annales  de  l'ordre  de  Saint-Benoit^  qui  furent  achevées 
par  Martenne. 


11692-1715]  MONTFAUCON.    LAURIÈRE,  Î55 

tules  coutumières  de  Loisel ,  du  Glossaire  du  droit  français  de  Ra- 
gueau  et  d'autres  feudistes ,  plusieurs  traités  originaux,  des  plans 
immenses  qui  ne  pouvaient  être  exécutés  sans  le  patronage  de 
Tétat ,  signalèrent  le  zèle  de  cet  homme  éminent  (1692-1715).  Il 
avait  fait  le  plan  d*un  nouveau  Coutumier  général  de  France,  où  il 
eût  réuni  toutes  les  coutumes,  usances,  statuts,  fors,  chartes,  styles, 
lois  de  police,  etc.,  expliqués  et  commentés.  Ce  gigantesque  pro- 
jet ne  fut  point  exécuté  ;  mais  le  ministre  Pontchartrain ,  devenu 
chancelier  de  France  en  1699,  ayant  résolu,  à  Finstigation  de 
d'Aguesseau  père,  de  faire  réunir  en  un  corps  d'ouvrage  les 
ordonnances  des  rois  de  la  troisième  race*,  en  chargea  Laurière 
et  deux  autres  juristes.  Laurière  et  ses  collègues  publièrent,  en 
1706,  comme  spécimen,  la  Table  chronologique  des  Ordonnances; 
mais  la  guerre  et  la  détresse  financière  firent  suspendre ,  bientôt 
après,  cette  vaste  entreprise,  à  laquelle  on  revint  après  la  mort  de 
Louis  Xiy  et  qui  a  été  continuée  par  plusieurs  générations  de 
savants  jusqu'à  nos  jours. 

La  science  juridique  fut  illustrée,  sur  ces  entrefaites,  par  une 
œuvre  bien  plus  éclatante  que  ne  pouvaient  l'être  les  plus  excel- 
lents travaux  d'érudition.  La  philosophie  du  droit  fut  fondée  en 
France  par  un  philosophe  chrétien,  disciple  tout  à  la  fois,  comme 
Arnaud  et  Nicole,  de  Descartes  et  de  Port-Royal.  Leibniz,  à  vingt- 
deux  ans,  avait  ouvert  la  route,  avec  ce  génie  de  synthèse  univer- 
selle qui  saisissait  d'un  coup  d'oeil  tous  les  rapports  qui  relient  le 
droit  à  l'histoire ,  à  la  philologie ,  &  la  philosophie  générale  :  il 
avait  proposé  une  méthode  nouvelle  pour  disposer  les  matières  du 
droit  civil  dans  un  ordre  rationnel.  Un  esprit  ferme  et  lucide 
accomplit  ce  que  le  génie  avait  indiqué  :  un  modeste  magistrat 
de  province,  vieilli  dans  un  emploi  subalterne.*,  fut  l'auteur  du 
plus  bel  ouvrage  de  jurisprudence  qui  existe  dans  notre  langue. 
Compatriote  et  ami  de  Pascal  et  des  Arnaud,  Domat  fit  partie  de  ce 
groupe  puissant  que  donna  l'Auvergne  à  la  France  du  xvii<^  siècle  : 
enrôlé  de  bonne  heure  sous  la  bannière  de  Port -Royal ,  il  s'était 
rangé,  dans  les  questions  dogmatiques,  du  côté  le  plus  rigide 
et  le  plus  opiniâtre,  du  côté  de  Pascal,  qu'il  aimait  de  la  plus 

1.  Baloze  avait  publié,  sous  Colbert,  les  Capitulaires  des  deox  premières  races. 

2.  Avocat  du  roi  au  présidial  de  Clermont. 


256  LOUIS   XIV.  11683-1694; 

• 

tendre  amitié  et  qui  mourut  dans  ses  bras.  Mais,  en  toute  autre 
chose ,  l*esprit  cartésien ,  Fesprit  de  la  Méthode ,  l'avait  profon- 
dément pénétré.  Après  s'être  adonné ,  dans  sa  jeunesse,  à  la 
physique  et  aux  mathématiques ,  il  s'était  renfermé  dans  h 
science  du  droit.  Gomme  Leibniz ,  il  était  à  la  fois  imbu  d'un 
profond  respect  pour  les  grands  jurisconsultes  romains,  qui  lui 
semblaient  les  interprètes  de  l'équité  naturelle ,  et  choqué  de 
l'absence  ioialg  d'ordre  philosophique  dans  les  compilations  de 
Justinien ,  où  se  trouvent  confusément  ejitassées  lés  règles  et  les 
maximes  de  ces  grands  hommes.  Il  résolut  d'établir  l'ordre  dans 
l'étude  du  droit  civil.  Cette  pensée  le  mena  bien  loin  et  bien  haut. 
Pour  ne  pas  substituer  à  la  confusion  une  classification  arbitraire, 
il  comprit  que  ce  n'était  point  assez  de  coordonner  les  règles  do 
droit,  si  l'on  ne  remontait  aux  premiers  principes  de  ces  règles. 
—  Quels  sont  ces  premiers  principes  1  —  Pour  les  découvrir,  il 
faut  poser  deux  vérités  premières  ou  définitions  primordiales: 
1°  Les  lois  de  l'homme  ne  sont  que  les  règles  de  sa  conduite; 
2»  cette  conduite  n'est  autre  chose  que  les  démarches  de  l'hoinme 
vers  sa  fin.  —  La  fin  de  l'homme,  c'est  Dieu;  c'est-à-dire  la  pos- 
session de  Dieu,  qui  est  le  souverahi  bien.  —  La  première  loi  de 
l'homme  est  donc  celle  qui  lui  commande  l'amour  et  là  recherche 
de  ce  souverain  bien.  Cette  première  loi  en  renferme  une  seconde, 
qui  oblige  les  hommes  à  s'associer  et  à  s'aimer  entre  eux  pour 
chercher  ensemble  leur  fin  commune  dans  l'unité  suprême.  C'est 
pour  lier  les  hommes  dans  cette  société  que  Dieu  l'a  rendue  essen- 
tielle à  leur  nature.  Comme  on  voit  dans  la  nature  de  l'homme  sa 
destination  au  souverain  bien,  on  y  voit  aussi  sa  destination  à  la 
société.  Les  liens  qui  l'engagent  à  ces  deux  premières  lois  sont 
l'origine  de  toutes  les  lois.  L'état  réel  de  la  société  diffère  étran- 
gement de  ce  que  devrait  être  son  état  normal;  mais  les  lois  pre- 
mières n'en  obligent  pas  moins ,  quoiqu'on  les  ait  transgressées, 
et ,  pour  bien  comprendre  ce  qui  est ,  il  faut  voir  d'abord  ce  qui 
devrait  être. 

Sur  le  fondement  des  deux  premières  lois,  Domat  élève  donc  un 
plan  idéal  de  la  société.  Il  montre  la  loi  du  travail  dérivée  des 
deux  premières  lois  et  formant  le  lien  social.  Après  le  lien  géné- 
ral qui  unit  tous  les  hommes,  apparaissent  des  liens  particuliers 


H683  1694]  DOMAT.   LOIS  CIVILES.  257 

de  deux  espèces  :  l»  ceux  qui  se  formeut  par  suite  de  runion  de 
rhomme  et  de  la  femme ,  c'est-à-dire  la  famille  ;  2<>  les  engage- 
ments et  commerces  de  toutes  sortes,  en  tète  desquels,  à  Fexemple 
des  sages  de  la  Grèce ,  il  place  Tamitié ,  le  premier  des  engage- 
ments libres.  Tous  les  troubles  de  la  société  proviennent  de  la 
désobéissance  à  la  première  loi,  à  l'amour  de  l'homme  pour  Dieu, 
qui  a  entraîné  la  violation  de  la  seconde ,  l'amour  de  l'homme 
pour  l'honmie.  L'amour-propre  s'est  substitué  à  l'amour  mutuel  ; 
mais  Dieu  a  permis  que  ce  principe  de  division  devînt  un  lien  par 
l'intérêt  personnel  même  et  qu'il  réparât  ainsi,  du  moins  au 
point  de  vue  de  la  société,  une  partie  des  maux  qu'il  avait  causés. 
L'anïour-proprey  d'ailleurs,  n'a  pu  étouffer  les  lumières  de  l'équité 
naturelle. 

Domat  distingue  ensuite  les  lois  immuables  ou  naturelles  et  les 
lois  arbitraires,  c'est-à-dire  celles  où  le  législateur  a  dû  s'arrêter  à 
des  bases  approximatives  et  sans  certitude  (par  exemple,  l'âge  de 
majorité).  Les  lois  arbitraires  que  nous  observons,  dit-il,  sont  com- 
prises dans  quatre  sortes  de  livres,  le  droit  romain,  le  droit  cano- 
nique, les  ordonnances  et  les  coutumes  ;  quant  aux  lois  immuables 
et  naturelles ,  leurs  règles  n'ont  été  recueillies  que  dans  le  droit 
romain.  Puis  il  donne,  sur  les  grandes  divisions  du  droit,  le  droit 
des  gens  ou  international,  le  droit  public,  le  droit  privé  ou  civil, 
des  définitions  plus  claires  et  plus  logiques  que  n'avaient  fait  les 
anciens.  Il  conclut  par  la  nécessité  de  rétablir  dans  l'étude  du 
droit  romain  un  ordre  naturel  ^  c'est-à-dire  déduit  logiquement 
des  premiers  principes^.  Il  rapporte  toutes  les  matières  du  droit 
civil  à  deux  espèces  :  les  engagements ,  qui  conservent  l'ordre  de 
la  société  dans  tous  les  lieux,  et  les  successions,  qui  le  conservent 
dans  tous  les  temps. 

Le  traité  théorique  des  Lois,  dont  nous  venons  d'indiquer  les 
princiQss,  servit  de  préface  à  l'œuvre  capitale  de  Domat ,  les  Lois 
civiles  dans  leur  ordre  naturel.  Les  Lois  Civiles  parurent  en  1694 
sous  les  auspices  du  roi,  qui,  sur  la  recommandation  de  d'Agues- 
seau  père  et  d'autres  hommes  considérables ,  avait  appelé  à  Paris 
et  pensionné  l'auteur  pour  lui  donner  les  moyens  d'exécuter  son 
projet.  Pendant  onze  ans  de  séjour  à  Paris,  Domat  n'avait  pas  perdu 
un  jour,  malgré  les  douleurs  de  l'asthme  et  de  la  pierre.  Quand 
XIV.  47 


«58  LOUIS  XÏV.  [1694  16971 

on  le  pressait  de  prendre  quelque  repos  :  cr  Travaillons,  disait-il  : 
nous  nous  reposerons  dans  le  paradis  o.  G*est  une  variante  du 
mot  fameux  de  son  ami  Arnaud.  Presque  septuag^énaire  en  1694, 
il  survécut  peu  à  Féclatante  apparitibn  de  son  œuvre,  qui  fit  dire 
à  Boilcau  que  la  raison  venait  enfin  de  rentrer  dans  la  jurisifru- 
dence.  Le  Droit  Public,  publié  en  1697  après  la  mort  de  Domal, 
ajoute  peu,  devant  la  postérité,  à  la  gloire  de  Fauteur  des  Lois 
Civiles;  sauf  ces  axiomes  généraux  de  morale  qui  se  retrouvent  là 
comme  partout,  comme  dans  la  Politique  de  V Écriture  sainte  elle- 
même,  Domat  ne  fait  guère,  dans  son  Droit  Public j  que  systéma- 
tiser les  faits  de  la  société  politique  contemporaine.  Il  confondi 
comme  Bodin,  comme  Grotius,  comme  Bossuet,  le  droit  et  le  fait, 
la  souveraineté  et  l'exercice  du  pouvoir,  la  permission  divine  et 
rinstitutîon  divine;  il  nie  à  la  fois  le  droit  individuel  et  le  droit 
collectif  des  peuples  à  transformer  leurs  institutions.  En  un  mot, 
la  notion  du  progrès  manque  à  ce  noble  esprit,  qui  a  si  bien  conçu 
la  distinction  de  l'idéal  et  du  réel,  du  parfait  et  de  l'imparfait, 
mais  qui  ne  voit  pas  comment  l'idéal  et  le  réel  peuvent  se  re- 
joindre, ou  plutôt  qui  y  renonce,  amsi  que  Pascal,  pour  ce  monde 
déchu.  On  peut  aussi  lui  reprocher  une  lacune  importante  dans 
la  définition  des  liens  sociaux;  il  ne  définit  pas  le  lien  de  la  patrie, 
à  la  place  où  il  doit  être,  entre  le  lien  de  l'humanité  et  le  lien  de 
la  famille. 

Malgré  ces  réserves,  Domat  restera,  depuis  Cujas,  le  plus  grand 
nom  de  la  jurisprudence  française.  Cujas  avait  débrouillé  et 
comme  recréé  la  matière  du  droit  :  Domat  y  donna  l'âme.  Un 
mot  singulier  et  touchant  atteste  à  la  fois  son  humilité  et  le  sen- 
timent qu'il  avait  de  son  œuvre.  «  Je  suis  surpris,  disait -il,  que 
«  Dieu  se  soit  servi  d'un  petit  homme,  d'un  homme  de  néant 
«  comme  moi,  pour  faire  un  si  bel  ouvrage!  »  Cet  ouvrage  devait 
être  la  base  et  des  judicieux  travaux  de  la  jurisprudence  pratique 
au  xvin*  siècle  et  de  la  grande  codification  du  xix*  *. 

1.  V'.  r édition  in-folio  de  1735  et,  sur  la  vie  et  les  travaux  de  Domat,  les  Docu- 
menu  inidits  sur  Domat,  publiés  par  M.  Cousin  ;  1S43.  On  cite  de  Domat  quelques 
pensées  et  maximes  dont  le  sentiment  et  l'expression  même  rappellent  tout  à  fa>( 
Pascal  : 

•«  N'y  a-t-il  pas  quelque  compagnie  où  l'on  examine  sur  le  bon  sens  comme  tar» 
loi  V  ~  Le  superflu  des  riches  devrait  servir  pour  le  nécessaire  des  panvres;  m^^' 


Ii699]  ACADÉMIE  DES  SCIENCES.  259 

Domat,  protégé  par  le  roi,  quoique  janséniste,  est,  au  moins  par 
la  date  de  sa  renommée,  non-seulement  la  dernière  gloire  de 
Port-Royal,  mais  le  dernier  des  grands  penseurs  qui  représentent 
le  génie  propre  du  siècle  de  Louis  XIV.  Les  esprits  éminents  qu'on 
verra  désormais  apparaître  appartiendront  plus  ou  moins  com- 
plètement à  un  autre  ordre  d^idées. 

Tandis  qu'en  France  le  génie  du  xvii*  siècle  tarit ,  les  nations 
étrangères  commencent  à  nous  disputer  la  suprématie,  non  point 
dans  les  belles -lettres,  dans  les  arts  ni  dans  la  culture  sociale, 
chose  que  l'Europe,  qui  nous  copie  servilement,  semble  juger 
impossible,  mais  bien  dans  la  philosophie  et  dans  les  sciences. 
Déjà  les  grands  inventeurs  scientifiques  appartiennent  non  plus 
à  la  France,  mais  à  l'Allemagne  et  à  l'Angleterre. 

La  France  ne  néglige  pourtant  rien  pour  maintenir  sa  position 
et  continuer  ses  conquêtes  scientifiques.  En  1699,  l'Académie  des 
sciences  est  fortement  réorganisée  par  un  règlement  qu'approuve 
leroi  et  prend  place  parmi  les  corps  officiels.  Son  nouveau  règle- 
ment lui  fait  une  loi  de  cette  activité  féconde  qui  ne  doit  plus  s'in- 
terrompre et  l'érigé  en  tribunal  chargé  de  juger  les  applications 
de  la  science  à  l'industrie  et  de  les  recommander  à  la  sanction  de 
TÉtat.  Les  expériences^  les  recherches  faites  aux  frais  du  roi  par 
les  académiciens,  avaieni  été  un  bienfait  :  le  bienfait  devient  uii 
droit.  L'Académie  se  divise  dorénavant,  non  plus  en  cinq,  mais 
en  six  sections ,  la  section  de  mathématiques  se  subdivisant  en 
géométrie  ou  mathématiques  pures,  et  mécanique  ou  mathéma- 
tiques appliquées.  Il  est  à  regretter  que  la  métaphysique  n'ait  pas 
trouvé  place  à  côté  des  sciences  exactes  et  naturelles  :  c'est  là  le 
point  de  départ  d'une  séparation  entre  la  science  générale  et  les 

tout  au  coDtraire,  le  nécessaire  des  pauvres  sert  pour  le  superflu  des  riches.  —  N'ftu* 
ni-je  jamais  la  consolation  de  voir  un  pape  chrétien  dans  la  chaire  de  saint  Pierre  ?  » 
^  dévolions  extérieures,  les  scapulaires,  etc.,  sont  pour  lui,  dans  la  Nouvelle  Loi, 
ce  qu'étaient,  dans  rAncienne,  les  traditions  saperstitieuses  des  Pharisiens,  n  Nous 
n'agissons  point,  dit-il,  par  raison,  mais  par  amour,  m  Ceci  semble  dérobé  au  Dttcaun 
»w  ki  patrons  de  Vamour, 

U  ne  faut  pas  oublier  un  des  mérites  à&  Domat,  qui  est  d'avoir  mis  le  premier  les 
lois  romaines  en  langue  française,  parce  que  cette  langue,  dit^il,  «  est  aujourd'hui 
dans  une  perfecUon  qui  égale  et  surpasse  même  en  beaucoup  de  choses  les  langues 
uciennes;  que,  par  cette  raison,  elle  est  devenue  commune  à  toutes  les  nations,  et 
qu'elle  a  singulièrement  la  clarté,  la  justesse,  Texactitude  et  la  dignité,  qui  sont  les 
^^^'«ctAres  essentiels  aux  expressions  des  lois.  »  Préface  des  Lois  Citilet, 


260  LOUIS   XIV.  [I697-1Î15] 

sciences  particulières,  d'une  fragmentation  de  la  connaissance 
iiumaine,  qui  doit  dans  la  suite  des  temps  menacer  d'abaisser 
l'esprit  huinain.  La  défiance  que  Descartes  inspire  au  Grand  Roi 
y  contribue  sans  doute  * . 

  l'époque  de  sa  réorganisation ,  l'Académie  avait  déjà,  depuis 
deux  ans ,  élu  Fontenelle  pour  son  secrétaire  perpétuel  ;  l'Acadé- 
mie n'eût  pu  mieux  choisir  pour  sa  propre  gloire ,  pour  la  gloire 
de  l'élu  et  pour  l'intérêt  de  la  science.  Fontenelle  est  le  vulgarisa- 
teur par  excellence.  Il  met  au  service  de  la  science  un  talent  litté- 
raire doué  de  toutes  les  qualités  appropriées  à  cette  fin ,  privé  de 
toutes  les  qualités  qui  eussent  pu  y  nuire.  Le  défaut  d'imaginatico 
et  de  passion ,  qui  fait  de  lui  un  médiocre  poète ,  devient  presque 
une  vertu  pour  l'écrivain  scientifique.  Pendant  cinquante  ans,  il 
est  l'interprète  fidèle  de  l'Académie  auprès  du  public  européen. 
L'Histoire  annuelle  de  l'Académie  et  les  Éloges  des  académiciens, 
qui  forment  le  résumé  de  la  marche  des  sciences  durant  un  demi- 
siècle,  sont  le  vrai  et  impérissable  honneur  de  cet  esprit  peu  mé- 
taphysicien ,  mais  éminemment  scientifique,  et  par  là  véritable 
initiateur  du  xviii®  siècle.  La  préface  des  Éloges  est  un  petit  chef- 
d'œuvre  d'esprit  et  de  bon  sens  :  l'unité  de  la  science ,  comme 
Funité  de  la  nature,  objet  de  la  science,  y  est  admirablement  com- 
prise, et  Fontenelle  mérite  bien  ici  le  nom  de  philosophe. 

Les  mathématiques  continuent  d'être  cultivées  avec  éclat  en 
France  ;  mais  ce  n'est  point  toutefois  parmi  nous  que  se  formule 
la  grande  découverte  qui  ouvre  un  monde  nouveau  aux  sciences 
exactes.  Newton  en  Angleterre ,  Leibniz  en  Allemagne ,  ont  for- 
mulé, chacmi  de  leur  côté,  le  premier,  sous  le  nom  de  co/oU  ^ 
fluxions,  le  second,  sous  le  nom  de  calcul  différentiel  et  avec  des 
formes  à  la  fois  plus  générales  et  plus  commodes  à  l'usage  que 
celles  de  Newton ,  une  nouvelle  géométrie  qui  a  pour  objet ,  non 
plus  les  quantités  connues  et  mesurables,  mais  les  quantités  ina])- 
préciables  par  leur  petitesse  infinie  V  C'est  en  quelque  sorte  l'in- 
verse de  cette  astronomie  nouvelle  qui  voit  les  abîmes  du  ciel 

1.  L'Académie  des  Inacriptioiu  fat  réjçlemeiitée  à  son  tour  en  juillet  1701.  V.  les 
deux  règlements  dans  les  Anciennes  Loù  française*,  t.  XX,  p.  326,  386. 

2.  Leibniz  publia  les  régies,  mais  non  les  démonstrations  du  calcul  dilTéreotiel,  en 
16B4.  Newton  parait  avoir  été  possesseur  de  son  Calcul  de*  fluxione  dés  1066;  aaa 
û  n*en  avait  rien  publié. 


116971700)  FONTENELLE.    DELISLE.    TOURNEFOKT.  261 

échapper  à  ses  calculs  par  la  grandeur  incommensurable  des 
quantités.  Notre  Fermât  *  avait  posé  le  principe  dont  Leibniz  et 
Newton  tirent  les  conséquences  ;  un  autre  géomètre  français ,  le 
marquis  de  L'Hôpital,  améliore  et  surtout  répand  la  nouvelle 
méthode;  il  publie,  en  1697,  Y  Analyse  des  Infiniment  Petits,  et 
dévoile  par  là  les  mystères  de  Yinfini  géométrique  et  de  Yinfini  de 
Finfini^  c  en  un  mot,  de  tous  ces  différents  ordres  d'infinis  qui 
s'élèvent  les  uns  au-dessus  des  autres  et  forment  l'édifice  le  plus 
étonnant  et  le  plus  hardi  que  l'esprit  humain  ait  jamais  osé  ima- 
giner *.  » 

Dans  les  mathématiques  appliquées  et  les  sciences  naturelles, 
les  savants  français  soutiennent  la  gloire  nationale  :  Lahire  se 
montre  le  digne  émule  de  Cassini  ;  Sauveur  perfectionne  l'acous- 
tique; le  mécanicien  Varignon  découvre  les  causes  de  l'équilibre  '. 
Jusqu'alors ,  la  géographie  n'avait  été  qu'une  science  empirique , 
marchant  à  tâtons  sur  les  rapports  des  voyageurs  :  Delisle  en  fait 
Qoe  science  exacte,  en  substituant  la  précision  mathématique  aux 
approximations  conjecturales ,  grâce  à  la  détermination  des  lon- 
gitudes, due  aux  observations  de  Cassini  sur  les  satellites  de 
Jupiter  (1699).  On  peut  juger  par  un  seul  fait  de  l'importance  de 
cette  révolution  :  avant  Delisle,  les  géographes  donnaient  à  la  Mé- 
diterranée trois  cents  lieues  de  trop,  du  couchant  au  levant!  La 
botanique  devient ,  comme  la  géographie ,  une  science  française , 
par  les  beaux  travaux  de  Toumefort.  Quelques  botanistes  anglais 
et  allemands  avaient  essayé  des  systèmes  de  classification  incom- 
plets :  Toumefort  arrive  le  premier,  en  prenant  la  fleur  pour  base 
fondamentale ,  la  fleur  et  le  fruit  réunis  pour  base  secondaire ,  à 
une  classification  vraiment  générale  (1694),  que  ses  voyages  dans 
le  Levant,  entrepris  au  frais  du  roi,  enrichissent  de  milliers  de 
plantes  non  décrites  (  1700). 

La  renommée  de  ces  modestes  et  utiles  labeurs ,  qui  transfor- 
ment diverses  branchés  de  la  science,  est  comme  étouffée  dans 

1.  V.  notre  t.  XH,  p.  30. 

2.  FonteneUe,  Éloges  du  Àeadémiciefu,  1. 1*',  p.  85;  édit.  de  176C. 

3.  Yen  1690,  on  aatre  mécanicien,  Amontons,  donne  la  théorie  du  télégraphe,  et 
l'on  en  fait^  sor  one  petite  échelle,  quelques  expériences  qui  réussissent.  Le  Grand 
^i  derait  toutefois  laisser  Thonneur  de  Tapplicatiou  à  la  Convention  Nationale. 
V.  Fontenelle,  Èloga,i,  I*%  p.  114. 


Î68  LOUIS  XIV.  l!68M687J 

le  monde  savant  par  les  débats  que  suscite  un  système  colossal 
qui  prétend  expliquer  par  une  seule  loi,  par  une  seule  cause ,  les 
relations  des  sphères  célestes  et  l'ordre  entier  de  la  nature.  La 
géométrie  de  l'infini  avait  dépassé  Descartes,  sans  le  contredire. 
Les  Principes  mathématiques  de  la  Philosophie  naturelle  *  attaquent 
à  fond  la  physique  cartésienne  et  opposent  une  autre  conception 
du  monde  aux  tourbillons  de  Descartes.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
d'exposer  avec  développement  l'histoire  de  la  théorie  newto- 
nienne,  partie  du  pôle  opposé  à  celui  de  la  théorie  cartésienne. 
Descartes  avait  pris  pour  point  de  départ  la  philosophie  première, 
la  métaphysique  transcendante,  afin  de  descendre,  par  voie  de 
déduction,  à  la  physique  générale  :  Newton  part  de  la  physique 
expérimentale,  de  l'observation  des  phénomènes,  pour  remonter 
d'effets  en  causes  à  cette  môme  physique  générale  '.  Tous  deux 
manient,  du  reste,  avec  la  môme  puissance,  l'instrument  mathé- 
matique ,  que  l'un  avait  appliqué  plus  spécialement  aux  lois  ab- 
straites de  l'esprit,  que  l'autre  applique  surtout  à  rechercher  les 
lois  du  monde  visible.  Les  trois  lois  de  Kepler,  que  Descartes 
avait  trop  négligées  et  qu'on  ne  réussissait  pas  à  concilier  sur  cer- 
tains points  avec  le  système  des  tourbillons,  la  loi  de  la  pesanteur 
donnée  par  Galilée  et  contestée  par  Descartes  ',  enfin  l'idée  des 
forces  centrifuge  et  centripète ,  indiquées  par  Kepler  et  formulées 
par  Descartes  comme  deux  grands  faits  mécaniques,  préoccu- 
paient les  intelligences  les  plus  avancées  dans  la  science  de  la 
nature  :  Newton  n'était  pas  seul  à  chercher  la  réduction  de  ces 
diverses  données  en  une  loi  plus  générale,  que  n'offrait  pas  le 
cartésianisme.  Dès  1645,  Bouillaud  avait  établi  que,  s'il  y  a  une 
attraction,  elle  doit  diminuer  proportionnellement  au  carré  de  la- 
distance;  en  1666,  l'Italien  Borelli  avait  soutenu  qu'en  étendant 
aux  rapports  des  corps  célestes  entre  eux  la  loi  de  la  pesanteur  ou  ' 


1.  Pabliés  en  1686-1687. 

2.  Cest  cette  méthode  à  potteHorl  que  Newton  qualifie  de  PMlotophU  naturtUi  oa 
Philosophie  de  la  Nature.  Il  importe  de  remarquer  que  Descartes  n'avait  nullement 
prétendu  déduire  à  priori  la  physique  entière,  mais  seulement  les  effets  les  plus 
généraux  des  premiers  principes.  L'admirable  analyse  expérimentale  de  Newton  est 
parfiutement  conforme  aux  préceptet  du  Ducotirf  de  la  Méthode, 

3.  Descartes  avait  cru  la  pesanteur  causée  par  les  mouvements  de  la  tnaiièf  iubtUti 
mouvements  qu'il  jugeait  trop  variables  pour  être  soumis  à  une  loi  fixe. 


[1686-1687]  NEWTON.  Î63 

loi  qui  fait  peser  les, corps  vers  un  centre,  et  la  loi  inverse  qui  les 
écarte  du  centre,  les  tourbillons  deviendraient  inutiles  pour  expli- 
quer les  mouvements  des  astres  * .  Mais  ce  n'était  là  qu'une  hypo- 
tlièse  hardie,  qui  paraît  avoir  été  commune  à  Borelli,  à  Bouillaud, 
à  Xewton,  à  Hooke  *  :  la  gloire  de  Newton  fut  d'y  appliquer  l'effort 
d'une  mathématique  sublime  et  de  vérifier  la  parfaite  concordance 
de  cette  hypothèse  avec  les  relations  de  la  lune  et  de  la  terre;  la 
mesure  d'un  degré  terrestre,  exécutée,  sur  ces  entrefaites,  en 
France,  par  Picard,  Gassini  et  Lahire,  lui  fournit  les  notions  cer- 
taines sans  lesquelles  il  tâchait  en  vain  d'atteindre  un  résultat 
adéquat  ;  il  appliqua,  par  une  induction  légitime,  à  tous  les  astres 
la  loi  qui  était  démontrée  quant  à  la  lune,  et  put  avancer  que  tout 
se  passe  dans  l'univers  comme  si  les  corps  célestes  %^ attiraient  en 
raison  directe  de  leurs  masses  et  en  raison  inverse  du  carré  de 
leurs  distances,  les  plus  faibles  étant  emportés  dans  le  mouvement 
des  plus  puissants.  Newton  n'osait  encore  contester  l'identité  de 
la  matière  et  de  l'étendue,  et  bien  moins  affirmer  l'existence  d'une 
gravité  inhérente  à  la  matière,  d'une  attraction  qui  fût  une  pro- 
priété des  corps.  Il  ne  niait  pas  que  Y  attraction  pût  être  une  simple 
impulsion  mécanique  ;  il  fit  plus,  il  en  chercha  l'explication  dans 
les  mouvements  d'un  milieu  éthéré  prodigieusement  élastique,  et 
il  parut  admettre  que  tout  est  mécanique  dans  la  nature ,  si  ce 
n'est  la  cause  première,  c'est-à-dire  Dieu. 

Malgré  ces  réserves  d'un  esprit  qui  hésitait  encore  sur  la  cause 
mystérieuse  de  la  grande  loi  qu'il  avait  découverte,  la  science 
française  se  souleva  contre  Newton  :  l'Académie  des  sciences  crut 
voir  renaître  avec  Y  attraction  les  qwilitts  occultesy  les  superstitions 
aohniques  de  la  vieille  physique;  elle  sentit  bien  que  le  monde  mé- 
canique de  Descartes  était  attaqué  dans  son  principe  ;  nos  savants 
se  retranchèrent  dans  la  forteresse  du  cartésianisme,  et  Newton 
fut  repoussé  de  notre  sol  :  il  y  devait  rentrer  un  jour  en  vainqueur, 
avec  les  vérités  glorieuses  et  les  erreurs  mêlées  aux  vérités  dans 
ses  hypothèses.  Nous  le  retrouverons  au  dix-huitième  siècle. 
Nos  savants  avaient  cependant  raison  de  repousser  l'attraction , 

1.  Ce  n'est  pas  à  dire,  en  oe  ou,  qa'U  n'j  mit  pas  de  tourbillons,  mais  les  toorbiU 
Ions  seraient  i'effet  et  non  la  cause  dn  monrement  des  astres. 
3.  Les  beUes  expériences  do  Hooke  paraissent  avoir  mis  Newton  sur  la  voie. 


264  LOUIS   XIV.  [1687-1700) 

en  ne  considérant  la  nature  qu'au  point  de  vue  de  l'étendue  :  ils 
ne  pouvaient  admettre  que  la  substance  étendue  recelât  une  vertu 
mystique  étrangère  aux  attributs  essentiels  sous  lesquels  Tesprit 
conçoit  l'étendue.  Mais  n'y  a-t-il  dans  la  nature  que  de  l'étendue? 
Ce  monde  inerte  et  mort,  qui  a  besoin  d'un  mouvement  immé- 
diatement, uniquement  et  perpétuellement  imprimé  par  la  main 
divine,  est-il  la  vérité?  Le  principe  actif  n'est-îl  pas  toujours  el 
partout  associé  au  principe  passif,  la  force  à  l'étendue,  et,  môme, 
l'étendue  est-elle  bien  une  substance  et  y  a-t-il  une  autre  réalité, 
une  autre  substance  que  des  forces,  des  puissances  d'activité  asso- 
ciées à  des  puissances  de  passivité,  à  des  principes  d'inertie,  de 
résistance ,  d'impénétrabilité  ?  L'étendue   est-elle   autre   chose 
qu'un  point  de  vue  nécessaire,  résultant  de  l'action  réciproque 
de  ces  existences  impénétrables  les  unes  sur  les  autres?  Cette 
conception  dont  le  germe  avait  grandi  obscurément  depuis  le 
xv«  siècle  et  qui  justifle  Newton  * ,  un  génie  plus  compréhensif,  un 
plus  profond  métaphysicien,  Leibniz,  la  dégage  de  ses  voiles,  et, 
sans  la  formuler  ouvertement  dans  toute  sa  hardiesse,  en  fait  l'âme 
d'une  nouvelle  théorie  de  l'univers  qu'il  substitue  à  celle  de  Des- 
cartes :  il  remplace  le  principe  cartésien  de  la  quantité  toujours 
égale  de  mouvement  dans  le  monde  par  le  principe  de  la  conser- 
vation des  forces  vives  *  :  il  proclame  toute  substance  active  et 
fait  ainsi  rentrer  la  vie  dans  ce  sublime  organisme  de  la  création 
que  Descartes  avait  transformé  en  une  machine  indifférente  et 
inerte.  A-t-il  à  son  tour  dépassé  le  but  en  niant  implicitement  la 
réalité  de  la  matière,  de  ce  qui  est  visible  et  pondérable,  et  en  ne 
concevant  les  êtres  réels  que  comme  des  atomes  de  substance  et 
non  de  masse,  des  unités  spirituelles  (monades)^  les  corps  organi- 
sés n'étant  autre  chose  que  des  groupes  de  monades  inférieures 
centralisées  autour  d'une  monade  supérieure,  d'une  Âme  ou  rai- 
sonnable ou  Instinctive  '  7  Ce  qu'on  peut  constater,  c'est  qu'il  a 

1.  Nous  ne  U  diflcatons  pas  ;  nous  Texposonfl. 

2.  Descartes  avait  donné  ponr  mesure  an  mouvement  le  produit  de  la  masse  par  la 
vitesse.  Leibnix  donne  pour  mesure  à  la  force  le  produit  de  la  masse  par  les  hauteurs 
auxquelles  cette  force  peut  élever  un  corps  pesant,  hauteurs  qui  sont  comme  les 
carrés  des  vitesses.  Fontenellei  Élogu  det  Àcadimicinu,  1. 1*',  p.  470. 

3.  Vime  des bétes  revient  ainsi,  par  Leibniz;  les  animaux  redevieoDent  des  êtres 
vivants,  animés  par  un  principe  indestructible,  et  non  plus  des  machines. 


J 


[1687-1700]  LEIBNIZ.  t^ô 

cru  lai-mème,  à  tort  ou  à  raison,  reconnaître  que  des  unités  sim- 
ples, telles  qu'il  définit  ses  monades  * ,  ne  peuvent  naturellement 
agir  les  unes  sur  les  autres  ^.  Pour  expliquer  les  relations  des  êtres, 
il  s'est  donc  trouvé  obligé  de  remplacer  l'hypothèse  de  Descartes 
sur  le  mouvement  perpétuellement  donné  de  Dieu  par  une  autre 
hypothèse  transcendante  :  c'est  la  fameuse  harmonie  préétablie  de 
Dieu  d'abord  entre  les  êtres,  puis,  dans  les  êtres,  entre  les  pensées 
et  les  mouvements,  entre  les  monades  qui  pensent  et  les  monades 
qui  agissent,  entre  les  âmes  et  les  corps,  en  sorte  que  toute  volonté 
de  l'âme  ait  pour  correspondance  un  mouvement  du  corps,  bien 
qu'il  n'y  ait  pas  de  communication  réelle  entre  eux. 

La  théorie  des  forces,  moins  dans  ses  profondeurs  métaphysi- 
ques, peu  explicites  et  peu  comprises,  que  dans  ses  applications 
pratiques  aux  phénomènes,  a  d'abord  en  France  le  sort  de  l'attrac- 
tion newtonienne  :  on  la  renvoie  aux  entélèchies  d'Aristote ,  aux 
formes  substantielles  des  scolastiques  ^.  Gomme  l'attraction ,  elle 
aura  son  jour;  elle  reviendra  triomphante  et  dominera  sur  toutes 
les  sciences  de  la  nature. 

En  parcourant  d'un  rapide  regard  la  sphère  des  sciences,  nous 
sommes  arrivés  de  la  physique  à  la  philosophie  générale,  sur  les 
pas  des  deux  grands  génies  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne.  En 
métaphysique,  la  France  avait  encore,  comme  nous  le  verrons 
tout  à  l'heiu-e,  im  esprit  de  premier  ordre  à  opposer  aux  nations 
rivales  *.  L'état  de  la  philosophie  offrait  en  France  un  singulier 
contraste  :  le  cartésiasnisme ,  régnant  presque  sans  conteste  sur 
les  intelligences,  jouait  vis-à-vis  du  dehors  le  rôle  d'une  puis- 

1.  Simples  dans  ce  sens  qa'eUes  sont  sans  parties ,  car  il  y  disUngne  les  deux  prin- 
cipes d*actiTité  et  de  passivité. 

2.  Giordano  Bmno  avait  autrefois  voulu  résoudre  cette  difficulté  en  joi^ant  des 
atomes  matériels  aux  monades  ou  unités  immatérielles  qu'il  avait  aussi  conçues. 

3.  y.  dans  les  Éloges  de  Fontenelle  les  articles  Leibniz  et  Newton.  Leibniz 
avait  marqué  sur  la  découverte  de  Newton  l'empreinte  de  son  génie  ;  sur  le  seul  bruit 
de  la  découverte,  il  en  refit  toute  la  théorie  par  le  calcul  différentiel  sans  avoir  lu  le 
livre  de  Newton  (1689).  Sur  l'attraction  et  les  forces,  voyez  Bordas-Demoulin ;  le 
Ccrtitianitmê  ;  —  Renouvier,  Manutl  de  philosophie  moderne ^  et  Encyclopédie  nouvelle , 
trt.  Force.  —  Biot,  Biographie  univ.^  art.  Leibxiz  et  Newton.  —  A.  Jacques, 
Préface  aux  Œuvres  de  Leibniz,  —  F.  Morin,  Philosophie  des  sciences^  ap.  Revue  de  Paris 
da  15  juillet  1856. 

4.  Et  encore  ne  parlons-nous  pas  àeé  hommes  qui  n'avaient  point  la  métaphysique 
pour  principal  objet  et  qui  furent  grands  métaphysiciens,  à  Toccasion,  quand  ils 
voulurent  Vétre,  tels  que  Bossuet  et  Fénelon. 


266  LOUIS  XIV.  [167M6»31 

sance  établie  qui  défend  son  autorité  contre  l'invasion  étrangère  ; 
pendant  ce  temps,  il  était  encore  persécuté  au  dedans  parles  pou- 
voirs politiques  et  religieux.  L'université  et  les  jésuites,  ces  vieux 
adversaires,  s'étaient  coalisés  contre  lui;  en  1671,  l'université 
avait  présenté  requête  au  parlement  pour  faire  défendre  qu'on 
l'enseignât  dans  les  collèges.  Antoine  Arnaud  intervint  par  la  dis- 
cussion raisonnée  ;  Boileau,  par  la  plaisanterie,  et  tout  le  monde 
connaît  Varrét  bwiesque  qui  contribua  si  fort  à  prévenir  un  arrêt 
sérieux.  Boileau,  en  prenant  si  vivement  parti  pour  Descartes 
contre  Aristote,  prouva  que  son  adoration  des  anciens  n'était  rien 
moins  qu*un  aveugle  fétichisme.  L'enseignement  cartésien  n'eut 
qu'un  bien  court  répit.  Les  ennemis  de  Descartes,  n'obtenant  rien 
du  parlement,  s'adressèrent  au  roi  ;  un  arrêt  du  conseil  défendit 
aux  oraloriens  d'enseigner  la  nouvelle  philosophie  (1675).  Les 
oratoriens  réclamèrent.  Le  parlement,  par  une  exception  très- 
remarquable  à  son  esprit  traditionnel  et  routinier,  accueillit  la 
réclamation.  Le  roi  cassa  l'arrêt  du  parlement.  L'Oratoire  dut  se 
soumettre  et  s'engager  à  enseigner,  conformément  au  vieux 
péripatétisme  scolastique,  que  l'étendue  n'est  pas  la  pure  essence 
du  corps,  que  la  pensée  n'est  pas  essentielle  à  Tàme,  qu'il  existe 
du  vide,  etc.  Les  jésuites  ne  se  contentèrent  pas  d'avoir  fait  pro- 
clamer, de  par  le  roi,  la  réalité  du  vide  :  tandis  que  le  fanatisme 
calviniste  persécutait  le  cartésianisme  en  Hollande,  un  jésuite 
dénonça  la  philosophie  cartésienne  à  l'assemblée  du  clergé  de 
France,  comme  favorisant  les  erreurs  de  Calvin  sur  la  question  de 
Tessence  et  des  propriétés  du  corps.  La  doctrine  qui  nie  que  les 
accidents  ou  modes  existent  en  dehors  de  la  matière  qu'ils  modi- 
fient, était  incompatible,  disait-on,  avec  le  mystère  de  la  trans- 
substantiation, qui  veut  que  les  accidents  subsistent  après  que  la 
matière  a  disparu.  Bossuet  étouffa  ce  redoutable  débat  ;  mais  les 
conférences  de  Régis,  qui  avait  propagé  le  cartésianisme  par  sa 
parole  éloqijiente  dans  les  doctes  cités  de  Toulouse,  d'Aix  et  de 
Montpellier,  furent  interdites  à  Paris  par  l'archevêque  Harlai 
(1680).  Quelques  années  après,  la  Sorbonne  lança  un  décret 
contre  la  philosophie  nouvelle  (1693)'.  On  put  bien  prohiber 

1.  Voyez  Cousin,  Fragments  phihsopMqu$s,  t.  II;  De  ta  PtrUouUon  du  eorf^)*^ 


I169M715J  CARTÉSIANISME.  267 

renseignement  oral,  mais  la  prohibition  n'alla  pas  jusqu'à  pro- 
scrire les  livres.  Le  cartésianisme  avait  partout  de  trop  puissants 
appuis,  et  Louis  XIV  eût  craint  de  faire  tache  à  sa  gloire.  Les 
arrêts  du  conseil,  les  décrets  de  la  Sorbonne,  curent  aussi  peu  de 
résultat  que  la  polémique  des  sceptiques  par  dévotion,  tels  que  le 
savant  évoque  Huet  et  le  jésuite  historien  Daniel,  qui  trouvaient 
mauvais  que  la  raison  prétendit  à  quelque  certitude  en  dehors  de 
la  foi.  Ces  attaques  ne  firent  qu'augmenter  le  succès  de  Régis, 
de  ce  vulgarisateur  dévoué,  devenu  comme  le  chef  d'une  secte 
nombreuse  et  active  qui  répandait  et  commentait  partout  Des- 
cartes, sans  rien  ajouter,  sans  rien  corriger,  sans  appliquer  la 
méthode  du  maître  à  continuer  l'œuvre  du  maître,  et  parfois 
même  en  s'attachant  de  préférence  â  ses  parties  les  plus  défec- 
tueuses. L^histoire  n'a  point^à  s'occuper  de  ce  qui  n'a  rien  ajouté 
à  la  science'.  Ce  ne  sont  pas  les  esclaves  de  la  lettre  cartésienne 
qui  sont  les  vrais  héritiers  de  Descartes,  mais  bien  ses  grands  dis- 
ciples indépendants  qui  développent  et  transforment  la  création 
du  maître  et  lèguent  à  leur  toui*  à  la  postérité  des  mondes  de 
pensées  *. 

Trois  grands  métaphysiciens,  issus  de  Descaries,  s'étaient  levés 
presque  simultanément  en  France,  en  Hollande,  en  Allemagne. 
L'un  est  Malebranche  ;  l'autre,  Spinoza  ;  le  troisième,  nous  l'avons 
déjà  vu  maintes  fois  apparaître,  car  il  envahit  avec  une  même 
puissance  toutes  les  branches  de  la  connaissance  humaine  :  c'est 
Leibniz. 

Dans  l'ordre  des  idées,  sinon  tout  à  fait  dans  l'ordre  des  temps» 
c'est  Malebranche  qui  se  présente  le  premier.  Ce  contemplateur 

1.  n  ne  faudrait  pourtant  pas  être  injuste  envers  Régps,  qui  a  montré  souvent  un 
TnU  mérite  dans  ses  commentaires. 

2.  ÂTeo  la  prohibition  de  Tensei^ement  cartésien  coïncident  des  mesures  très- 
fllibérales  sur  renseignement  en  général.  En  1679,  un  édit  défend  à  toutes  personnes 
ftotres  que  les  professeurs  en  titre  de  faire  leçon  publique  du  droit  canonique  et 
tinl,  à  peine  de  3,000  livres  d*amende,  d*étre  déchues  de  tous  les  degrés  qu'elles 
poomient  avoir  obtenus,  etc.  Cette  défense,  en  168i,  est  étendue  à  toutes  les  Fa- 
cultés et  appliquée  aux  docteurs  sgrégés  comme  à  tous  autres  ;  ils  ne  purent  plus 
ni  en<(eigner  publiquement,  ni  assembler  des  écoliers  chez  eux.  Jusque-là,  tous  les 
docteurs  sgrégés  avaient  eu  droit  d'enseigner  librement  dans  le  ressort  de  leur 
Faculté.  Le  monopole  des  professeurs  tît  ilaires,  la  destruction  de  ce  qui  restait  des 
libertés  soolastiques  du  moyen  âge,  furent  donc  rouvrage  du  gouvernement  do 
UttisXlV.  Le  despotisme  se  complétait  dans  toutes  les  directions. 


268  LOUIS  XIV.  (1674-17 15; 

de  ridéal  divin,  qui  semble  devoir  ^tre  éclos  au  fond  d'une  Thé- 
baïde,  est,  le  peintre  du  ciel,  comme  Lesueur,  un  enfant  de  Paris, 
de  la  cité  bruyante  et  active  entre  toutes.  La  congrégation  de 
rOratoîre,  cette  savante  et  austère  alliée  de  Port-Royal  et  de  Des- 
cartes, a  l'honneur  de  produire  le  dernier  grand  penseur  qui  soit 
sorti  des  ordres  religieux.  Malebranche  est  pour  l'Oratoire  ce 
qu'avaient  été  saint  Thomas  pour  les  dominicains  et  saint  Bona- 
venture  pour  les  franciscains;  mais  il  n'est  pas  mêlé,  comme  ces 
deux  philosophes  monastiques,  aux  affaires  de  l'Église,  aux  choses 
du  dehors.  Son  histoire  est  tout  entière  dans  ses  livres ,  ou  plu- 
tôt dans  im  seul  livre,  qu'il  ne  fait  que  développer  toute  sa  vie, 
la  Recherche  de  la  Vérité  *.  C'est  moins  un  homme  qu'une  pensée. 
Esprit  exclusivement  idéaliste ,  rempli  d'un  superbe  dédain  pour 
les  faits,  pour  les  apparences,  pour  tout  ce  qui  nous  vient  par  les 
sens ,  par  l'imagination  ou  par  la  tradition  humaine,  en  même 
temps,  âmQ  pieuse  et  attachée  par  un  sentiment  profond  à  sa  foi, 
il  imprime  à  son  œuvre  ce  doublp  caractère  :  il  entreprend  de 
développer  la  théorie  de  l'entendement  et  des  idées,  de  démontrer 
que  notre  âme  est  bien  plus  unie  à  Dieu  qu'à  notre  corps  et,  en 
môme  tei;nps,  de  relier  la  philosophie  et  la  religion,  que  Descartes 
avait  séparées  pour  affranchir  la  philosophie. 

Il  prend  donc  pour  point  de  départ ,  dans  la  Recherche  de  la 
Vérité^  la  distinction  de  l'âme  et  du  corps  telle  que  l'a  posée  Des- 
cartes et  la  méthode  géométrique  singulièrement  associée  au 
dogme  du  péché  originel.  Tout  mal  étant  pour  lui  dans  la  chair, 
il  a  dû  nécessairement  adopter  la  méthode  qui  a  balayé  le  sen- 
sualisme péripatéticien.  Le  motif  de  son  mépris  envers  l'expé- 
rience sensible  et  les  notions  phénoménales  est  métaphysique, 
en  ce  que  les  sens  c  ne  nous  apprennent  pas  ce  que  sont  les 
choses  en  elles-mêmes,  mais  seulement  le  rapport  qu'elles  ont 
avec  notre  corps  a  ;  mais  il  est  aussi  et  surtout  théologique,  en  ce 
que  notre  corps  est  ce  qui  nous  détourne  de  Dieu  :  le  péché  ori- 
ginel, suivant  lui ,  a  corrompu  les  sens,  ou,  plus  exactement,  a 


1.  Le  premier  Tolame  parut  en  1674  :  les  autres  suivirent  de  prés.  Malebranche, 
né  en  163B,  mourut  en  1715.  Ses  autres  ouvrages  sont  les  Conoenations  ehriiienMs,  le 
Trailé  de  la  Natw  êtdê  Id  Orâc«,  le  Traité  de  Morale,  les  MéditaUonâ  chrétiennes  et 
métaphytiquts,  les  Rèponset  aux  objections,  etc. 


11074-1715]  MALEBKANCIIK.  269 

corrompu  l'esprit  en  relâchant  son  union  avec  Dieu  pour  resser- 
rer son  union  avec  le  corps  :  d'où  il  suit  que  l'esprit  est  porté  à 
croire  les  sens  au  lieu  de  juger  leur  témoignage.  C'est  par  cette 
donnée  qu'il  s'efforce  de  rattacher  la  religion  à  la  philosophie. 
Descartes  n'avait  pas  donné  lieu  à  une  telle  doctrine  et  croyait  que 
rhomme  est  resté  tel  que  l'a  fait  son  créateur. 

11  faut  donc,  d'après  Malebranche,  que  l'esprit  se  garde  de 
consulter  les  choses  sensibles  pour  arriver  au  vrai.  La  plupart  des 
hommes  suivant  cette  fausse  route,  a  les  opinions  ordinaires,  que 
Ton  voit  approuvées  généralement  de  tous  les  hommes  et  de  tous 
les  siècles,  >  sont  sans  valeur  quant  à  la  certitude  philosophique, 
c  Si  les  hommes  étoient  fort  éclairés,  l'approbation  universelle 
seroit  une  raison  :  mais  c'est  tout  le  contraire  *.  »  Jamais  on  n'a 
poussé  plus  loin  le  pur  rationalisme  ni  le  mépris  du  consente- 
ment universel. 

Le  consentement  des  honunes  écarté,  la  raison  individuelle 
reste  en  face  de  Dieu.  Elle  ne  doit  interroger  que  lui  seul.  La 
vérité  universelle,  qui  est  Dieu,  répondra  en  manifestant  èFesprit 
les  idées  claires  et  distinctes.  Il  faut  attendre  cette  réponse,  la  solli- 
citer par  la  prière  et  suspendre  son  jugement  tant  que  Dieu  n'a 
pas  répondu. 

•  En  présence  de  cet  audacieux  et  sublime  rationalisme ,  que 
devient  la  religion  traditionuelle ,  si  chère  à  Malebranche  ?  La 
conséquence  logique  de  sa  doctrine ,  c'est  que ,  si  nous  devons 
croire  à  la  révélation ,  ce  n*est  point  parce  que  la  tradition  nous 
Ta  transmise,  mais  parce  que  Dieu  nous  la  renouvelle  quand  nous 
Tinterrogeons.  Mais  alors  plus  d'Église  ! 

U  essaie  d'échapper  par  une  distinction  entre  l'ordre  de  foi  et 
rordre  de  raison,  a  Dieu  nous  instruit  de  la  foi  d'une  manière 
toute  différente  de  celle  dont  il  nous  découvre  les  choses  natu- 

1.  Rêchêfchi  de  la  Yériii;  Préface,  p.  xly;  8«  édit.  —  C'est  dans  le  Traité  d«  la 
NatiÊn  tt  de  la  Gràcê  et  dans  les  CanotrMtioru  chrétimnu  qa'il  développe  son  système 
d'aUiaoee  entre  la  religion  et  U  philosophie  par  une  théorie  trés-eztraordinaire  et 
très-hardie  sur  le  caractère  et  la  néastité  de  T incarnation  du  Verbe  et  de  sa  média- 
tion; nietuité  quieûttsisté  même  tam  U  péché  origmtl.  Au  fond  il  lutte  contre  des 
<WutBs  snr  la  nécessité  d*une  satisfaction  infinit  à  Dieu  pour  le  péché,  et  par  consé- 
quent des  peines  étemelles.  L'esprit  d'Origène  revit  en  lui.  Voyez  une  très-curieuse 
lettre  de  Malebranche  publiée  par  M.  Pascal  Duprat  dans  la  Revut  Indépendante  du 
10  octobre  1B43. 


t70  LOUIS  XIV.  1167*1715; 

relies.  »  Malebranche  affirme,  mais  il  n*expllque  ni  ne  démontre, 
et  n*aboutit  qu'à  interdire  arbitrairement  à  la  raison  l'accès  d'une 
sphère  où  la  plupart  des  grands  théologiens  Font  eux-mêmes  in- 
troduite, la  sphère  des  mystères  chétiens  Ml  a  donc  échoué  dans 
son  projet  d'alliance  entre  la  religion  et  la  philosophie. 

Maintenant,  a-t-il  réussi  dans  la  théorie  des  idées?  Où  entend-il 
que  Dieu  nous  fait  voir  les  idées  claires  et  distinctes  f  Quel  est  le 
lieu  des  idées  ?  —  Elles  ne  sont  pas  dans  les  objets  extérieurs, 
d'où  elles  nous  seraient  transmises  par  émanation,  comme  le 
prétendent  les  péripatéticiens  ;  elles  ne  sont  pas  créées  par  notre 
esprit  ni  par  le  Créateur  dans  notre  esprit  à  mesure  des  occasions. 
Les  idées  générales,  les  vérités  éternelles,  sont  innées  dans  notre 
esprit,  avait  dit  Descartes  ;  nous  les  voyons  en  nous,  où  Dieu  les 
a  déposées  en  nous  créant,  et  nous  les  voyons  aussi  à  leur  source 
directe,  en  Dieu  :  Vidée  de  Dieu  ou  de  la  perfection  infinie  est 
notre  âme  même.  Descartes,  du  premier  élan,  avait  saisi  sous  ses 
deux  aspects  la  mystérieuse  vérité  ^.  Malebranche  laisse  échapper 
une  des  deux  faces  du  vrai  ;  il  nie  les  idées  innées  et  prétend  que 
nous  ne  voyons  les  idées  qu'en  Dieu,  qui  est  le  monde  intelligible 
ou  le  lieu  des  esprits.  Tandis  qu'il  s'abîme  dans  l'unité  divine, 
la  personne  humaine  tend  à  s'anéantir  entre  ses  mains  :  la  dualité 
de  l'être  fini  et  de  l'être  infini  s'efface  de  plus  en  plus.  Descaries 
avait  posé  la  ba^e  de  la  vraie  théorie,  mais  il  n'avait  pas  construit 
l'édifice  :  s'étant  arrêté,  dans  sa  définition  de  l'àme,  à  la  notion 
de  pensée,  et  n'étant  pas  remonté  jusqu'à  la  notion  de  force,  il 
n'avait  point  établi  que  Tàme  développe  ses  idées  par  sa  force 
propre  et  il  avait  semblé  admettre  que  l'âme  est  passive  quant 
aux  idées  et  active  seulement  quant  aux  volontés.  Malebranche 
va  plus  loin  et  tend  à  rendre  passive  la  volonté  comme  l'entende- 
ment :  «  Les  créatures ,  dit-il ,  n'ont  point  de  force  propre  ;  Dieu 
fait  tout  dans  les  esprits  comme  dans  les  corps.  C'est  de  sa  puis- 

1.  Il  admet  qae  la  raison  puisse  expliquer  le  péché  originel,  mais  il  range  la  sainte 
Trinité  parmi  les  mystères  qu*on  ne  doit  point  essayer  de  sonder ,  et,  quelque  temps 
après,  Bossuet  lui-mêmef  Torthodoxie  incarnée,  donne  de  ce  mystère  fondamental 
une  explication  métaphysique  admirable. 

2.  Nous  avons  déjà  dit  que,  par  idée»  innées^  Descartes  entendait  non  pas  des 
notions  tout  acquises,  mais  les  principes  des  notions,  la  faculté  de  les  acquérir  et  Is 
tendance  à  user  de  cette  faculté. 


[1674-1715]  MALEBRANCHE.  271 

sance  que  les  esprits  reçoivent  toutes  leurs  modifications  ;  c'est 
dans  sa  sagesse  qu'ils  trouvent  toutes  leurs  idées  ;  c'est  par  son 
amour  qu'ils  sont  agités  de  tous  leurs  mouvements  réglés.  »  Il  ne 
reste  à  l'homme  que  la  liberté  de  pécher,  c'est-à-dire  d'aiTèter  à 
des  objets  particuliers ,  à  de  faux  biens ,  le  mouvement  réglé  qui 
le  porte  vers.le  bien  en  général,  qui  est  Dieu  môme.  Il  n'est  pas  fa- 
cile de  comprendre  comment  un  être  qui  n'a  point  de  force  propre 
peut  avoir  même  la  force  négative  de  résister  à  l'impulsion 
divine.  C'est  encore  là  une  réserve  illogique  imposée  au  philo- 
sophe par  le  théologien.  Si  les  créatures  n'ont  point  de  force 
propre,  qu'onl-elles  ?  Que  sont-elles  î  —  De  là  à  leur  nier  la  réa- 
lité de  l'être  et  à  ne  voir  en  elles  que  des  modes  de  l'être  univer- 
sel, il  n'y  a  qu'un  pas. 

Malebranche  ne  le  franchit  point  ;  mais  il  ne  reste  en  deçà  que 
faute  de  rigueur  logique.  Il  ne  fonde  donc  point  une  de  ces  théo- 
ries pleines  et  serrées,  dont  on  ne  peut  plus  rompre  la  chaîne 
dès  qu'on  a  laissé  attacher  les  premiers  anneaux.  Le  lecteur  lui 
échappe  par  plus  d*une  maille  rompue.  Il  reste  cependant  un  des 
grands  noms  de  la  philosophie.  U  a  développé  un  des  côtés  de  la 
vérité,  la  théorie  de  la  vision  en  Dieu ,  avec  une  magnificence 
digne  de  Platon  et  dans  la  forme  la  plus  claire,  la  plus  lumi- 
neuse, la  plus  digne  du  sujet.  Quiconque  est  sensible  aux  grandes 
pensées  admirera  toujours  la  beauté ,  la  sublimité  de  cet  esprit 
qui  plane  dans  le  ciel  des  idées  comme  dans  sa  vraie  patrie ,  et 
qui  s'élève  naturellement  à  Dieu  comme  l'aigle  au  soleil  *. 

I.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  la  philosophie  lui  doit  d'avoir  reconnu  en  Dieu  IVfen- 
doi  inklUgible:  «  Nous  voyons  en  Dieu,  dit -il,  Vidée  de  rétendue,  mai:»  non  les 
clK»es  mêmes  étendues  et  divisées  ;  leur  existence  n*cst  pas  nécessaire  à  Dieu.  Dieu 
oe  peut  être  appelé  esprit  :  son  nom  véritable  est  Celui  qui  est,  c*est^à-dire  l'Être 
ians  restricUon,  Tout  Être,  rÊtre  infini  et  universel.  »  Y.  Rt^cherche  de  h  Vérité, 
t.  II,  p.  158. 

Sur  la  question  de  la  certitude,  il  a  fait  un  pas  en  avant  de  Descartes  :  il  a  reconnu 
qa'oQ  ne  pouvait  prouver  par  la  raison  r existence  des  êtres  extérieurs  à  nous.  «•  Sans 
U  foi,  il  faudrait  penser  que  Dieu  est  le  seul  être  extérieur  à  nous.  »  £t  ici  il  dis- 
tingue de  la  foi  surnaturelle  la  foi  nitnrelle  (le  sentiment),  qui  rend  probable  l'exis- 
tence des  autres  créatures,  mais  ne  la  démontre  pas;  il  ne  lui  manque  que  d'admettre 
cette  fol  naturelle  comme  second  principe  de  certituJe  vis-à-vis  de  la  raison  pure. 

Hippeloos  enfin  sa  démonstration,  toute  cartésienne,  de  Dieu  par  les  idées.  ••  Les 
idées  claires  et  distinctes  sont  vraies;  elles  sont  immuables,  nécessaires  et  divines. 
Tout  ce  qu'on  voit  clairement,  directement,  imméd  atement,  existe  nécessairement. 
On  ne  peut  pas  voir  Dieu  comme  simplement  possible  :  rien  ne  le  comprend  ;  rien 


tlt  LOUIS   XIV.  [16701 

La  philosophie ,  avec  Malebranche ,  reste  ]a  tête  dans  la  gloire, 
mais  le  pied  suspendu  au-dessus  d'un  abtme  où  la  logique  l'en- 
traîne :  elle  n'est  retenue  que  par  une  force  étrangère ,  par  une 
fol  puisée  ailleurs  que  dans  la  méthode. 

Un  autre  esprit  tire  les  conséquences  devant  lesquelles  reculait 
Malebranche  :  un  esprit  que  rien  ne  lie,  que  rien  n'effraie,  qui  ne 
dissimule  rien  et  qui  n'admet  pas  que  rien  se  puisse  soustraire  à 
la  souveraineté  dé  la  méthode.  Nous  n'entreprendrons  pas  d'ex- 
poser ici  dans  toute  son  étendue  le  colossal  système  de  Spinoza, 
de  ce  puissant  et  solitaire  penseur  qui  semble  évoquer  dans  l'Eu- 
rope moderne  l'antique  génie  de  l'Inde  et  qui  oppose  à  l'ascétisme 
chrétien ,  à  l'ascétisme  du  sentiment  mystique ,  l'ascétisme  de  la 
raison  pure.  La  rigueur  abstruse,  la  sombre  austérité  de  ses  for- 
mules, qui  réduisent  la  métaphysique  en  une  sorte  d'algèbre, 
rendent  sa  théorie  inabordable  à  la  foule  :  entre  ses  contempo- 
rains, il  ne  préoccupe  sérieusement  en  France  que  quelques  hautes 
intelligences,  qui  s'acharnent  à  le  combattre  plutôt  qu'à  l'entendre 
et  à  le  juger  ;  objet  d'effroi  pour  les  gens  pieux,  auxquels  son  nom 
arrive  par  de  vagues  échos ,  objet  de  curiosité  plutôt  que  d'étude 
approfondie  pour  les  libertins  et  les  esprits  forts,  qui  le  vantent,  de 
même  que  les  dévots  le  détestent,  sans  le  comprendre,  il  n'appa- 
raît guère  à  l'opinion  que  comme  un  destructeur,  un  incrédule 
dont  la  critique  formidable  ébranle  l'édiOce  entier  de  la  tradition. 
Comme  théoricien,  il  n'exerce  qu'une  faible  et  indirecte  influence 
sur  l'esprit  français,  jusqu'à  ce  qu'il  nous  revienne,  au  bout  d'un 
siècle  et  demi,  porté  en  triomphe  par  l'Allemagne,  qui ,  plus  ac- 
cessible à  sa  pensée  dogmatique ,  a  été  toutefois  elle  -  même  bien 
lente  à  lui  donner  accès.  La  chaîne  des  idées  exige  cependant 
que  nous  essayons  d'indiquer  les  principaux  traits  de  cette  grande 
figure. 

Né  en  dehors  du  christianisme,  enfant  d'une  religion  et  d'une 
race  proscrites,  mais  affranchi  des  préjugés  et  des  croyances  par- 
ticulières à  cette  race,  le  juif  Barucli  Spinoza  *  ne  commence  pas, 

ne  peut  le  représenter  :  si  donc  on  y  pense,  it  faut  qu'il  soit.  **  V.  Bordas-Demoulio 
et  son  lumineux  développement  des  diverses  tendances  de  Descartes  par  ses  dis- 
ciples. 

1.  Né  à  Amsterdami  en  1632,  d'un  famille  juive  originaire  du  Portugal. 


11670:  SPINOZA.  %n 

comme  Descartes ,  par  mettre  en  réserve  la  religion  établie  pom* 
s'y  conformer  dans  la  pratique  :  il  se  place ,  au  contraire ,  en 
dehors  de  toute  forme  religieuse ,  ayant  renoncé  à  celle  de  ses 
pères  sans  adopter  aucun  des  cultes  chrétiens',  et  il  débute  par 
appliquer  la  méthode  géométrique  &  la  théologie  positive  et  à  la 
politique ,  c'est-à-dire  &  ce  que  Descartes  s'était  abstenu  d'exami- 
ner. Il  entreprend  un  nouvel  examen  de  l'Écriture  sainte,  en  ayant 
soin»  dit-il,  de  ne  rien  affirmer,  de  ne  rien  reconnaître  comme  la 
doctrine  sacrée,  que  ce  que  l'Écriture  elle-même  lui  enseignera 
très-clairement.  Un  protestant  eût  pu  admettre  cette  base;  mais 
Spinoza  ne  tarda  point  à  poser  un  principe  supérieur  à  l'Écriture 
pour  juger  l'Écriture  et  la  révélation  spéciale;  c'est  la  révélation 
permanente  et  universelle  de  Dieu  dans  l'esprit  de  l'homme ,  où 
est  gravé  le  véritable  original  de  la  loi  de  Dieu.  Le  seul  moyen , 
dit-il,  de  constater  la  divinité  de  l'Écriture,  c'est  de  prouver  qu'elle 
enseigne  la  véritable  vertu.  Ce  seul  principe  rend  directement 
inutile  pour  lui  toute  la  théologie  positive,  tout  ce  qui  repose  sur 
les  faits  traditionnels.  Il  arrive  au  même  résultat  et  par  cette  affir- 
mation  dogmatique  et  par  la  critique  des  livres  saints.  Après  exa- 
men méthodique,  il  veut  que  les  douze  premiers  livres  de  l'Ancien 
Testament  ne  soient  pas  l'ouvrage  de  Moïse  ni  des  autres  auteurs 
auxquels  on  les  attribue,  et  n'aient  été  rédigés  sous  leur  forme 
actuelle  que  par  Esdras;  que  les  quatre  livres  d'Esdras,  de  Néhé- 
mias,de  Daniel  et  d'Esther  soient  postérieurs  à  Judas  Machabée'; 
que  les  livres  saints  aient  été  triés  arbitrairement,  entre  beau- 
coup d'autres  livres ,  par  les  Pharisiens  du  second  Temple.  Il  ne 
voit  donc  point  de  certitude  dans  les  relations  historiques  de  la 
Bible,  au  moins  quant  aux  détails.  Pour  les  miracles,  entendus  à 
la  façon  du  vulgaire  comme  une  suspension  des  lois  de  la  nature 
par  la  puissance  divine,  il  les  juge  impossibles  ;  car  <  les  lois  uni- 
verselles de  la  nature ,  par  qui  tout  se  fait  et  se  détermine ,  ne 
sont  pas  autre  chose  que  les  étemels  décrets  de  Dieu,  qui  sont  des 
vérités  étemelles  et  impliquent  toujours  l'absolue  nécessité.  Si 

1.  La  HoUande,  tons  Jean  de  Witt,  était  peat-^tre  le  seal  pays  de  TEnrope  où 
Spinon  pftt  vivre  dans  cette  Uberté. 

2.  II  ne  nie  pas  qae  ces  Uvres  n'aient  été  composés  d'après  des  Urres  anciens^  dont 
le  texte  original  s'y  trouve  reproduit  en  partie. 

XIV.  18 


Î74  LOUIS  XIV.  l!670-ie77) 

Dieu  agissait  contre  les  lois  de  la  nature,  il  agirait  contre  sa  propre 
essence.  >  Qaant  aux  prophètes ,  c'étaient  seulement  des  hommes 
pieux ,  chez  lesquels  prédominait  une  imagination  forte  et  qui 
enseignaient  la  vertu.  Il  y  «i  a  eu  chez  tous  les  peuples. 

On  ne  doit  donc  point  chercher  dans  FÉcriture  des  faits,  mais 
des  idées  et  des  préceptes.  Or,  suivant  lui,  FËcriture  ne  contient 
point  de  métai^ysique,  mais  uniquement  de  la  morale.  Les  mys- 
tères de  théologie  transcendante  qu'on  a  voulu  y  chercher  sont 
des  rêveries  scolastiques.  Aimer  Dieu  et  ses  semblables,  voilà  tout 
ce  que  l'Écriture  enseigne  à  l'homme*.  Qu'est-ce  que  Dieu?  — 
Un  être  omnipotent,  omniprésent,  omniscient,  qui  étend  sa  pro- 
vidence sur  toutes  choses ,  qui  récompense  la  vertu  et  punit  le 
crime;  un  Dieu  de  justice  et  de  miséricorde.  Quant  à  sa  nature, 
les  livres  saints  ne  la  définissent  pas  plus  que  la  nôtre,  si  ce  n'est 
qu'ils  le  disent  étemel.  La  religion ,  qui  est  l'objet  de  l'Ëcriture, 
n'a  pour  but  que  le  règlement  des  mœurs  :  la  spéculation ,  la 
science,  ne  la  regardent  point.  La  religion  et  la  philosophie  ont 
chacune  leur  sphère  indépendante. 

II  résulte  plus  ou  moins  explicitement  de  tout  ce  qui  précède 
que  la  sphère  supérieure  est  celle  de  la  philosophie  ;  que  la  raison 
pure  atteint  seule  le  vrai  en  soi;  que  la  religion  n'enseigne  que  la 
vérité  relative,  qu'un  Dieu  conçu  au  point  de  vue  de  ses  relations 
avec  l'homme. 

Le  Traité  Théologico-Politique  de  Spinoza'  souleva  une  vive  ag^i- 
tation  parmi  les  théologiens  protestants:  les  protecteurs,  les  amis 
de  l'audacieux  philosophe,  les  illustres  frères  de  Witt,  périrent 
sur  ces  entrefaites;  le  fanatisme  calviniste  s'était  ravivé  en  Hol- 
lande; Spinoza  se  tut  et  sa  pensée  entière  ne  fut  révélée  qu'après 
qu'il  se  fut  éteint ,  jeune  encore ,  usé  par  ses  méditations  soli- 
taires'. 

Dans  le  Traité  Tkéologico-Politique ,  il  avait  surtout  attaqué  ce 
qu'il  nomme  l'erreur;  dans  V Ethique,  sa  grande  œuvre  posthume, 

1.  H  Toiis  les  livres,  ajoute-t-il,  qai  contiennent  des  enseignements  d'une  moraIit<f 
exceUente,  en  quelque  langue  qu'ils  soient  écrits,  chez  quelque  nation  qu'on  les  ren- 
contre, sont  aussi  sacrés  que  l'Écriture.  »  T.  I*',  p.  218,  édition  Saisset 

2.  Publié  en  latin  à  Amsterdam  en  1670,  sous  la  fausse  rubrique  de  Hambourg. 

3.  Mort  en  1677  :  il  n'avait  pas  quarante-cinq  ans.  Ses  travaux  inédits  furent 
publics  quelques  mois  après  sa  mort. 


(«6771  SPINOZA.  Î75 

il  établit  le  Vrai.  Entré  dans  la  métaphysique  par  la  même  route 
que  Malebranche ,  là  où  le  philosophe  français  s'arrête,  il  marche 
jusqu'au  bout.  Pour  lui  comme  pour  Malebranche,  Thomme,  Tètre 
particulier,  n'a  point  de  force  propre,  point  d'idées  innées;  mais 
il  déduit  mieux  que  Malebranche  les  conséquences  de  ce  principe. 
Si  l'être  particulier  n'a  point  de  force  propre ,  il  n'a  point  de  vo- 
lonté ,  pas  plus  de  liberté  pour  le  mal  que  pour  le  bien  ;  il  n'a 
point  de  substance  à  lui  ;  il  n'est  point  un  être,  dans  le  vrai  sens 
du  mot  ;  il  est  un  mode  de  l'être  unique ,  un  mode  fini  et  relatif 
de  l'être  absolu  et  infini.  L'àme  humaine  est  un  mode  de  la  pensée 
de  Dieu ,  destiné  à  tomber  dans  le  temps  et  à  devenir  la  forme 
d'un  corps.  Dieu  est  tout  ce  qui  est;  c'est-à-dire  tout  ce  qui  est 
riellement  et  positivement,  tout  ce  qui  subsiste  après  qu'on  a  retran- 
ché les  accidents  et  les  phénomènes.  Les  deux  substances  définies 
par  Descartes,  la  pensée  et  l'étendue,  ne  sont  que  les  deux  attributs 
fondamentaux  de  la  substance  unique^  ou  du  moins  les  seuls 
attributs  essentiels  de  Dieu  que  nous  puissions  connaître*.  Ce 
sont  les  deux  seuls  universaux  ou  idées  générales  qui  existent 
réellement  ;  tous  les  autres ,  tous  les  prétendus  êtres  collectifs  ou 
entités ,  le  genre  humain  lui-même,  sont  de  vaines  abstractions. 

Là  est  le  sens  de  cette  négation  du  droit  naturel ,  exprimée 
dans  le  Traité  Thèologico-Politique,  et  qui  contraste  si  singulièrement 
avec  le  précepte  de  l'Écriture  sur  l'amour  mutuel.  Il  n'y  a  point 
de  règle  naturelle  d'équité  entre  les  hommes,  puisqu'il  n'y  a  que 
des  individus  sans  type  commun,  sans  ordre  naturel  de  relations, 
et ,  pour  ces  individus ,  il  n'existe  vis-à-vis  de  Dieu  ni  mérite  ni 
démérite ,  puisque  leur  individualité  n'est  qu'apparente  et  n'a  ni 
liberté  ni  force  propre. 

La  conséquence  de  ce  principe  semblerait  être  la  négation  ab- 
solue du  bien  et  du  mal,  l'entière  indifférence,  l'entier  abandon 
à  la  fatalité,  pendant  l'illusion  que  nous  nommons  la  vie,  et,  après 
la  mort,  la  résorption  de  l'individu  dans  l'unité.  U  n'en  est  rien. 
11  n'existe,  à  la  vérité,  ni  bien  ni  mal,  ni  récompense  ni  punition, 
dans  le  sens  positif  et  direct  qu'entendent  les  religions;  mais  il  y 

1.  C«Ue  étendue  divine,  chez  lui  comme  chex  Malebranche,  n^est  point  retendue 
divisée  telle  qu'elle  apparaît  dans  les  phénomènes,  mais  l'étendue  intelligible,  con- 
tinue et  infinie. 


«76  LOUIS   XIV.  ri677i 

a  chez  l'individu  plus  ou  moins  de  jok  (de  bonheur) ,  de  perfec- 
tion et  d*étrc,  selon  qu'il  se  rapproche  plus  ou  moins  de  la  raison 
pure  et  infinie,  c'est-à-dire  de  sa  vraie  nature.  Il  n'y  a  point  de 
coupables,  de  pécheurs;  mais  il  y  a  des  malheureux,  des  insensés  : 
ce  sont  ceux  qui  vivent  plongés  dans  les  sens,  dans  les  appa- 
rences, dans  la  séparation  d'avec  leur  être  véritable,  dans  un  quasi- 
néant.  L'homme  retrouve  la  seule  vraie  liberté,  quand  il  se  déta- 
che des  phénomènes  pour  s'attacher  à  ce  qui  est  réellement  et  qui 
ne  passe  point.  Avec  la  liberté,  il  retrouve  l'immortalité.  Vâme 
raisonnable  et  philosophique  meurt  dans  la  nature  extérieure,  mais 
pour  revivre  en  Dieu.  EUe  perd,  à  la  mort,  les  sens,  la  mémoire , 
l'imagination ,  tout  ce  qui  tient  aux  phénomènes,  et  garde  la  rai- 
son étemelle,  ne  concevant  plus  que  la  pensée  infinie  et  l'étendue 
infinie  ;  elle  vit ,  non  comme  un  être  réel ,  mais  comme  une  idée 
éternelle  en  Dieu;  telle  elle  était  avant  sa  vie  terrestre,  telle  elle 
subsiste  après  :  ce  n'est  qu'un  mode  de  la  pensée  divine  ;  mais  ce 
mode  est  impérissable.  C'est  là  le  souverain  bien.  Ce  bien,  le  phi- 
losophe le  désire  pour  les  autres  comme  pour  lui-même,  d'autant 
plus  fortement  qu'il  connaît  Dieu  davantage,  c'est-à-dire  qu'il 
connaît  mieux  l'unité  de  tous  les  êtres  apparents  dans  l'être  réel. 

Arrivé  à  cette  hauteur,  Spinoza  retrouve  donc  dans  l'unité  le 
droit,  la  charité,  la  morale.  Mais  a-t-il  retrouvé  réellement  la 
liberté?  Qu'est-ce  qu'une  liberté  dont  le  principe  n'est  point  en 
nous-mêmes  ?  Nous  ne  pouvons  rien  sur  notre  destinée  :  ce  sont 
les  décrets  éternels  qui  nous  font  âmes  philosophiques  ou  âmes 
vulgaires.  Or  ces  dernières,  c'est-à-dire  la  grande  majorité  des 
hommes,  étant  composées  presque  uniquement  d'images  et  de 
passions  et  presque  étrangères  à  la  raison,  périssent  presque 
entières  à  la  mort,  puisqu'elles  y  perdent  tous  les  accidents  de  la 
vie  et  ne  comprennent  pas  en  échange  le  vrai  absolu  dont  elles 
n'avaient  pas  l'idée  sur  la  terre.  Ainsi,  non-seulement  les  hommes 
qui  ont  vécu  sans  règle ,  mais  ceux  qui  ont  suivi  la  religion ,  la 
règle  des  mœurs,  par  obéissance  aveugle  et  non  par  raison,  n'ont 
pas  la  vie  étemelle.  La  religion ,  nécessaire  à  la  société ,  ne  sert 
que  pour  la  vie  terrestre. 

Mais  ceux  qui  ont  senti  par  le  cœur  les  vérités  éternelles  qu'ils 
ne  concevaient  point  par  l'esprit ,  ceux  qui  ont  aimé  Dieu  sans  le 


[1677]  SPIJNOZA.  277 

connaître  ?  —  Ils  sont  exclus  aussi  :  leur  amour  n'était  pas  Y  amour 
intellectuel.  Ainsi  les  humbles,  les  simples  de  cœur,  n'auront  pas 
le  royaume  des  cieux  que  Jésus -Christ  leur  promettait  de  préfé- 
rence! L'orgueil*  de  la  raison  pure  est  inflexible. 

Ce  système  est  grand  :  sa  logique  d'airain  attire  et  fascine 
comme  l'abtme  ;  mais  la  fatalité  qu'il  fait  planer  sur  l'univers  y 
répand  une  mélancolie  indicible.  Le  Dieu  nécessité  de  Spinoza  ne 
révolte  pas  comme  le  Dieu  volontaire  et  libre  de  Calvin ,  qui  pré- 
destine ses  créatures  à  la  damnation  ;  mais  il  accable  l'âme  :  il  a, 
suivant  la  belle  expression  d'un  philosophe ,  les  mathématiques  à 
la  place  du  cœur*. 

Ce  fut  ainsi  qu'une  fois  le  sentiment  exclu  de  la  méthode,  où  il 
eût  maintenu  invinciblement  la  personnalité  humaine ,  la  raison 
pure  alla,  de  déduction  en  déduction,  jusqu'au  panthéisme.  L'idée 
des  contradictoires  eût  pu  seule  arrêter  Spinoza  et  lui  faire  conci- 
lier la  nécessité  et  la  liberté,  l'unité  divine  et  l'individualité  des 
êtres;  mais  cette  idée  ne  peut  s'imposer  sans  le  concours  du  sen- 
timent :  Spinoza  passa  outre,  et  le  Grand  Tout  ne  fut  pour  lui 
qu'une  déduction  continue  sur  une  seule  ligne. 

Une  rumeur  terrible  s'éleva  :  on  cria  de  toutes  parts  à  l'impie, 
à  1^ athée,  contre  cet  homme ,  dont  la  seule  erreur  avait  été  de  ne 
croire  qu'en  Dieu  et  de  tout  anéantir  en  Dieu  ^.  On  prétendit  qu'il 
n'avait  reconnu  d'autre  divinité  que  la  collection  des  créatures. 
Les  cartésiens,  Malebranche  en  tète,  crièrent  plus  fort  que  les 
autres ,  pour  écarter  tout  soupçon  de  connivence.  Il  était  plus 
facile  de  maudire  que  de  répondre.  Beaucoup  cherchèrent  ime 
réponse.  Un  seul  homme  la  trouva.  Ce  fut  Leibniz.  Il  répondit, 
comme  fait  le  génie,  non  pas  en  niant  l'erreur,  mais  en  affirmant 
des  vérités  nouvelles.  Il  comprit  comment  Descartes  avait  donné 
quelque  ouverture  au  panthéisme  en  identifiant  l'âme  à  la  pensée, 
qui  pourrait  être  impersonnelle,  et  en  n'assurant  ainsi  complète- 


1.  Renoavier,  Manuel  de  Philosophie  moderne,  p.  251.  —  Sar  SpÎDOza,  Toyez  la  tra- 
duction de  M.  E.  Saisset  et  sa  larante  Introduction.  M.  Saîaset  a  rendu  à  la  philosophie 
on  grand  service,  en  menant  heureusement  à  terme  nue  bien  difficile  eutrepri^e. 
V.  aussi  l'article  SpiNoaLi  de  VEncyclopédie  nomelle,  par  M.  J.  Reynaud. 

2.  Et,  pourtant,  Tinstinct  de  la  foule  ne  la  trompait  pas  essentiellement;  car,  si  l'on 
anéantit  l'uniTersen  Dieu,  Dieu  lui-même  s'anéantit  dans  Timpersonnalitc  ;  le  Die 
tkant  s'abtme  après  Thomme  réel;  le  créateur  après  la  création* 


Î78  LOUIS  XIV.  [«670-1716Î 

ment  que  rimmatérialité  de  l'âme,  mais  non  pas  son  individualité 
et  sa  persistance  *  ;  il  vit  très-bien  comment  Malebrancbe  avait 
élargi  cette  ouverture,  de  telle  façon  que  Spinoza  y  pût  passer  tout 
entier,  et  il  entreprit  la  réforme  du  cartésianisme,  en  gardan 
pour  point  de  départ  la  méthode  de  Descartes ,  modifiée  par  uiz 
retour  direct  à  la  grande  source  de  Platon.  Il  aperçut  la  lacune 
de  cette  méthode  :  voyant  toute  la  question  dans  la  force  ou  activité 
propre  des  créatures  et  ne  pouvant  démontrer  cette  force  propre 
par  la  raison  pure,  il  fit  appel  à  Yexpérience  intime,  à  la  conscience, 
contre  les  théoriciens  qui  refusaient  à  l'âme  humaine  cette  per- 
sonnalité dont  elle  a  le  sentiment  invincible.  Par  cette  grande 
parole,  il  introduisit  un  second  principe  de  certitude  en  face  de 
la  raison  pure  et  fit  rentrer  le  sentiment  dans  la  métaphysique, 
où  Pascal  n'avait  pas  su  lui  rendre  sa  place ,  les  efforts  de  Pascal 
n'ayant  abouti  qu'à  la  négation  passionnée  de  la  métaphysique 
elle-même.  Il  établit  qu'il  y  a  autre  chose  dans  le  monde  que  la 
pensée  et  Vétendue;  qu'il  y  a  autre  chose  que  l'étendue  dans  les 
êtres  qui  ne  pensent  pas  ;  que  tout  être  est  une  force  ;  que  tout  être 
doué  de  raison,  toute  force  qui  pense,  voit  les  idées  en  elle-même 
comme  en  Dieu,  ainsi  que  l'avait  posé  Descartes.  Par  l'idée  des 
forces,  nous  l'avons  dit,  il  répandit  partout  la  vie  dans  ce  monde 
passif  et  inerte  de  Vétendue,  où  Descartes  était  obligé  d'invoquer 
incessamment  l'action  immédiate  et  unique  de  Dieu.  Enfin,  par 
ridée  de  la  perfectibilité,  qui  ne  lui  appartenait  pas  exclusive- 
ment ,  mais  qu'il  éleva  â  la  plus  sublime  généralité  en  la  conce- 
vant comme  la  loi  universelle  des  créatures  tendant  vers  le  parfait, 
c'est-à-dire  vers  le  créateur,  il  jeta  un  pont  entre  la  sphère 
abstraite  des  philosophes  et  la  sphère  vivante  de  l'histoire ,  et 
inaugura  le  nouveau  dogme  des  teûips  modernes ,  le  dogme  du 
progrès*.  Les  services  rendus  par  Leibniz  à  la  philosophie  sont 
inappréciables  :  il  est  le  seul  métaphysicien  qui  ait  essentielle- 

1.  C'est  peut-être  pour  cela  que  Descartes  n'a  pas  affirmé  plus  nettement  qne 
rimmortalité  de  l'&me  se  pût  prouver  par  la  raison  pure,  quoiqu'il  sût  très-bien  que 
le  principe  pensant  ne  peut  périr. 

2.  La  perfectibilité  n^est  pas  seulement  pour  lui  dans  la  société,  dana  la  nature 
extérieure,  dans  les  êtres  or^^anisés  :  elle  est  dans  les  êtres  simples  et  primordiaux, 
dans  les  monadts;  les  monades  ne  perfectionnent  par  leur  action  continuelle,  et  c'est 
ainâi  que  Vunivers,  créé  au  plus  bas  degré  de  l'être,  va  toujours  s'améliorant. 


i«  670-17161  LEIBNIZ.  279 

ment  ajouté  à  Descartes  en  rectifiant  Descartes,  et  qui  se  soit  élevé 
ù.  son  niveau  en  créant  comme  lui. 

On  pourrait  peut  -  être  affirmer  sans  témérité  que  Leibniz  eût 
complété  Descartes  et  fondé  une  théorie  inébranlable,  s*il  eût  da- 
vantage approfondi  ce  principe  du  sentiment  qu'il  avait  invoqué; 
si,  en  établissant  que  le  sentiment  implique  nécessairement  la  per- 
sonnalité, il  eût  suffisamment  établi  que  la  personnalité  consciente 
d'elle-même  implique  la  liberté  *  ;  si,  enfin,  il  se  fût  incliné  devant 
le  mystère  du  grand  contradictoire,  la  Providence  et  la  Liberté,  au 
lieu  de  tenter  d'expliquer  ce  qui  est  pour  nous  inexplicable.  Mal- 
heureusement, la  prétention  de  tout  définir  l'égara  :  la  négation 
de  la  réalité  de  Yètendue  l'avait  mené  à  l'hypothèse  de  ïharmonie 
préétablie  *,  pour  expliquer  l'action  réciproque  des  monades,  qu'il 
jugeait  inexplicable  entre  des  êtres  simples  et  immatériels.  L'/iar- 
monie  préétablie  le  mena  au  déterminisme  :  Dieu  ayant  réglé  dès 
l'origine  la  correspondance  entre  les  pensées  et  les  volontés,  d'une 
part,  et  les  mouvements  corporels,  de  l'autre,  pensées,  volontés 
et  mouvements  s'engendrent  les  ims  des  autres  dans  un  ordre 
immuablement  déterminé  ;  la  belle  formule  :  le  présent,  engendré 
du  passéy  est  gros  de  l'avenir,  si  vraie  dans  un  sens  général  et  sauf 
réserve  du  libre  arbitre,  parait  prendre  ainsi  un  caractère  de  né- 
cessité absolue  ;  il  semble  que  l'homme  concoure  fatalement  aux 
plans  de  la  Providence,  au  progrès  nécessaire  du  genre  humain 
et  de  l'univers;  il  semble  que  la  liberté  lui  échappe  de  nouveau, 
avec  Leibniz,  comme  avec  Malebranche  et  Spinoza  '.  Leibniz  a  soli- 
dement établi  la  force ,  l'activité  propre  dans  Thomme ,  mais  pas 

1.  Il  8*eQ  faut  bien  que  Leibniz  ait  nié  le  libre  arbitre;  mais  nous  allons  Tolr 
comment  il  le  compromit  inrolontairement. 

2.  Y.  ci -dessus,  p.  265. 

3.  Il  femôte,  disons-nous;  car  ce  n'est  qu'une  apparence,  un  malentendu;  si  cer- 
taines des  formules  systématiques  de  Leibniz  sont  périlleuses  ou  erronées,  sa  pensée 
est  irréprochable.  «  La  liaison  des  résolutions  de  Dieu,  ••  dit-il,  «  fait  la  certitude 
des  événements  humains ,  sans  impliquer  pour  cela  la  nécessité.  *  Dans  V Harmonie 
pré.  iabli§  des  Ames  et  des  corps ,  qui  remplace  pour  lui  le  mouvement  inmiédiate- 
ment  donné  de  Dieu  [Catut  occatkmneUe  db  Dbscarteb),  «  Taccord  est  naturel  et 
spontané.  »  Il  ne  faut  pas  méconnaître  que  l'harmonie  préétablie  est ,  après  tout,  un 
grand  progrès  sur  le  mifacle  perpétuel  du  mouvement  cartésien,  et^  quoi  que  vaille 
ce  système,  il  faut  s'incliner  devant  le  sublime  sentiment  de  l'harmonie  universelle 
qui  Ta  inspiré.  Y.  Utlru  et  Opuscules  inédite  de  Lfibnit;  Paris,  1854^  p.  xxxi;  et 
SourelUe  Lettres,  etc.  ;  Paris,  1857,  p.  CLXXVi;  publiés  par  M.  Foucher  de  Careil. 


280  LOUIS  XIV.  [1«70-1716] 

assez  la  libre  direction  de  celte  force.  Le  diterminisme  s'applique  à 
Dieu  môme  :  Dieu  est  déterminé  par  sa  sagesse  et  sa  bonté  à  créer  le 
monde  le  plus  grand  et  le  meilleur  possible  ;  le  monde  est  ce  qu*il 
doit  ttre  et  ne  peut  être  autrement.  C'est  là  le  fameux  optimisme 
de  Leibniz,  que  Malebranche  avait  posé  avant  lui,  peut-être  d'a- 
près son  inspiration ,  mais  sans  en  faire  ainsi  la  clef  de  tout  un 
grand  système.  Dieu  même  ne  serait  donc  pas  libre,  si  Ton  ne 
veut  pas  appeler  libre,  comme  le  fait  Leibniz,  l'être  qui  ne  dépend 
d'aucun  autre  être  et  qui  n'est  déterminé  que  par  ses  propres 
attributs. 

Les  hypothèses  hasardées  de  Leibniz,  son  harmonie  préétablie  et 
son  déterminisme ,  et  même  son  spiritualisme  exclusif,  opposé  de 
tendance  à  l'esprit  du  xviii*  siècle  qui  s'éveille  *,  compromettent 
pour  un  temps  les  admirables  révélations  de  son  génie  ;  la  fécon- 
dité de  ses  idées  nuit  d'ailleurs  à  leur  concentration,  et  ses  préten- 
tions à  tout  expliquer,  à  tout  concilier,  lui  ôtent,  en  apparence , 
quelque  chose  de  son  originalité  :  avec  un  nom  immense,  il 
n'exerce  pas  sur  ses  contemporains,  si  ce  n'est  en  Allemagne, 
toute   l'influence  qui  semblerait  lui  appartenir;  mais  ce  qui 
diminue  la  puissance  de  son  action  immédiate ,  l'absence  d'es- 
prit sectaire  et  la  compréhension  universelle  qui  le  caractéri- 
sent ,  sont  précisément  ce  qui  doit  faire  sa  grandeur  devant  la 
postérité  *. 

Cette  conciliation  générale  des  idées,  ce  sublime  syncrétisme 
auquel  il  aspirait  et  qu'il  a  si  grandement  préparé,  il  ne  Ta  pour- 

1.  N'oublions  pas  toutefois  que  la  conception  des  numadês,  base  de  toutes  les  théo- 
ries de  Leibniz,  est  restée  aussi  inébranlable  que  la  base  de  la  méthode  cartésienne  : 
les  monades  sont  le  support  métaphysique  de  toute  théorie  scientifique  sur  les  forces; 
Il  n'y  régnerait,  sans  elles,  qu'un  aveugle  empirisme. 

2.  Les  importantes  publications  récentes  de  M.  Foucher  de  Careil  ont  apporté 
bien  des  lumières  nouvelles  sur  l'histoire  et  sur  les  caractères  essentiels  de  la  pensée 
de  Leibniz.  Y.  RéfutcUion  de  Spinoza;  Paris,  1854,  et  les  deux  volumes  de  lattna  ei 
OpuKulttf  avec  les  larges  expositions  da  système  de  Leibniz  qui  précèdent  ces 
publications.  On  peut  faire  quelques  réserves  ;  mais  il  y  a  beaucoup  à  apprendre 
avec  oe  savant  et  passionné  disciple  de  Leibniz.  Nous  citerons  seulement  sa  solide 
réfutation  des  attaques  de  Eant  (Nouvelles  Lettres,  etc.,  p.  cxzxiu-cxxux),  et  le 
beau  passage  od  il  montre  l'unité  essentielle  de  la  méthode  de  Leibniz,  et  com- 
ment les  applications  incomparablement  fécondes  de  cette  méthode  aux  sciences 
mathématiques ,  à  la  physique ,  aux  sciences  de  la  vie ,  applications  qui  continuent 
et  continueront  indéfiniment,  dérivent  entièrement  de  ses  principes  métaphysiques 
(p.  ccTU-ccxix). —  V.  encore  le  Discours  d'ouverture  du  cours  de  M.  Saisset;  1857. 


1670-17161  LEIBNIZ.  281 

tant  point  accompli  :  la  philosophie  du  xvu®  siècle,  la  philosophie 
de  Fesprit  et  deja  raison,  bien  qu*en  possession  de  tous  les  prin- 
cipes essentiels,  demeure  im])arfaite  pour  n'avoir  pas  su  les  relier 
dans  un  tout  harmonieux.  De  larges  brèches  sont  restées  ouvertes 
dans  rédifice  du  vrai  :  c'est  par  là  que  rentrera  Fennemi.  Déjà 
Tennemi  est  en  vue  et  l'attaque  est  commencée  ! 

L'attaque  vient  du  pays  de  Hobbes,  de  ce  génie  malfaisant  que 
Descartes  avait  vaincu.  Elle  Tient  d'un  homme  qui  ne  songeait 
guère  à  continuer  le  théoricien  de  l'athéisme  et  du  despotisme,  et 
qui  professait  sur  la  vie  publique  et  privée  des  opinions  bien 
opposées  à  celles  de  Hobbes.  John  Locke,  esprit  étendu  et  actif, 
observateur  judicieux  et  sagace,  mais  plus  apte  à  t^ette  sorte  de 
philosophie  morale  dont  l'expérience  et  l'observation  nous  four- 
nissent les  matériaux  qu'aux  spéculations  transcendantes,  prétend 
éclaircir  la  philosophie  et  mettre  un  terme  aux  disputes  des  phi- 
losophes en  étudiant  à  fond  et  en  détail  les  facultés  et  les  opéra- 
tions de  l'entendement.  C'était  une  belle  entreprise,  et  Locke  fon- 
dait par  là  cette  branche  importante  de  la  philosophie  qui  a 
reçu,  depuis,  tant  de  développements  sous  le  nom  de  psychologie. 
Malheureusement,  avant  de  s'établir  sur  ce  terrain  qu'il  devait 
cultiver  avec  grand  fruit,  avant  d'analyser  les  idées  en  elles- 
mêmes,  il  commença  par  s'égarer  à  la  recherche  de  leur  origine. 
II  entame  un  vaste  Essai  sur  l'entendement  hymain  ',  sans  ppsséder 
ces  idées  claires  et  distinctes  tant  recommandées  par  Descartes  et, 
par  conséquent,  sans  avoir  à  sa  disposition  une  vraie  langue  phi- 
losophique. Il  remplace  trop  souvent  la  clarté  de  la  pensée  par 
cette  fausse  clarté  de  la  forme  qui  recherche  les  termes  les  plus 
vulgaires  au  lieu  des  plus  exacts,  et  qui  prend  le  sens  banal  pour 
le  sens  commun.  Il  ne  voit  l'origine  des  idées  que  dans  la  sensa- 
tion causée  par  les  objets  extérieurs  et  dans  la  réflexion  s'excr- 
çant  sur  les  matériaux  fournis  par  la  sensation;  il  excepte  seule- 
ment la  connaissance  de  notre  propre  existence  que  nous  avons, 
dil-il,  par  intuition,  et  celle  de  l'existence  de  Dieu,  que  nous 
avons  par  démonstration  *  ;  mais  cette  dernière  exception  n'est 

1.  Publié  à  Londres  en  1690. 

2.  Descartes,  faute  d'avoir  suffisamment  creusé  la  théorie  des  idées,  n*avait  for- 
mellement attribué  Yinnéiié  qu'aux  idées  de  D^eu  et  de  Vàme  et  avait  paru  placer  ilans 


«82  LOUIS  XIV.  [\m] 

pas  rigoureusement  motivée  chez  lui  et  ne  semble  qu'une  conces- 
sion aux  croyances  religieuses  de  son  pays  et  aux  siennes  pro- 
pres. Quant  à  l'exception  précédente,  son  intuition  n'est  guère 
encore  qu'une  sensation  généralisée  et  aboutit  à  substituer  :  Je 
sens,  donc  je  suis,  kje  pense,  donc  je  suis.  Il  écarte  de  la  science, 
comme  incompréhensible,  tout  ce  qui  ne  tombe  pas  sous  Fîmagi- 
nation  et  sous  le  sens,  tout  ce  qui  est  intelligible  sans  être  imagi- 
nable :  il  écarte  les  causes  métaphysiques  pour  ne  voir  que  les 
effets  concrets.  Il  transporte  sans  réserve  dans  la  psychologie,  dans 
la  science  du  moi,  celte  méthode  d'observation  et  d'expérience, 
que  son  ami  Newton  avait  systématisée  avec  génie  dans  les  sciences 
de  la  nature  extérieure.  Il  ne  va  pas  jtisqu'à  nier  Tesprit,  le  sujet 
qui  pense,  et  il  lui  accorde  la  faculté  de  réflexion,  qui  modifie 
d'une  manière  assez  mal  définie  les  idées  fournies  par  les  sens; 
mais  il  arrive  à  douter  et  à  se  demander  si  ce  sujet  de  la  pensée 
est  bien  réellement  distinct  de  la  matière,  ou,  en  d'autres  termes, 
si  Dieu  ne  pourrait  point  accorder  à  la  matière  la  faculté  de  pen- 
ser. Cette  seule  question,  pour  qui  l'admet,  renverse  toutes  les 
notions  intelligibles  et  replonge  la  métaphysique  dans  le  chaos 
d'où  Descartes  l'avait  tirée!  Locke,  initié  aux  travaux  de  Newton, 
a  senti  vaguement  qu'il  y  a  autre  chose  que  de  l'étendue  là  où  il 
n'y  a  pas  de  pensée  et  ne  comprend  pas  pourquoi  ces  forces,  ces 
principes  actifs,  qu'il  sent  joints  au  principe  passif,  seraient 
essentielleujenl  incapables  de  s'élever  jusqu'à  la  pensée;  mais  il 
prend  ces  forces  pour  des  modes  ou  des  qualités  susceptibles 
d'être  ajoutées  à  l'essence  de  la  matière,  c'est-à-dire  à  l'étendue;  il 
ne  comprend  pas  que  toute  force  est  nécessairement  une  substance, 
puisque  nous  ne  la  concevons  réductible  en  aucun  autre  principe, 
et  il  se  demande  si  la  pensée,  la  force  ayant  conscience  d'elle- 
même,  ne  peut  pas  être  une  propriété  de  la  matière,  de  l'étendue, 
c'est-à-dire  si  une  substance  ne  peut  pas  être  la  propriété  d'une 
autre  substance;  ce  qui  n'a  aucun  sens  *. 

les  choses  extérieures  Torigine  des  idées  de  nombre  et  d'étendue.  Par  là,  il  avait 
laissé  jour  à  Loclic.  —  Y.  Bordas-Demoulin,  t.  1*',  p.  127. 

1.  S'il  eût  entendu  par  essenct  de  ta  matière  autre  chose  que  Yétendue,  cette  aatre 
chose  n'eût  pu  être  que  la  substance  unique  de  Spinoza,  ayant  le  double  attribut  de  la 
petuée  et  de  V étendue;  il  touche  bien,  en  effet,  un  moment  à  cette  idée  ;  mais  il  ne  s'jr 
arrête  pas.  Voyez  Leibniz,  Nouveaux  eteaie  sur  CEntendemement,  Avant-propos  ^  p.  77, 


11690]  LOCKE.  283 

Par  le  caractère  vague  donné  aux  termes  de  malihre  et  de  piv- 
prié  té  y  Locke  prépare  la  ruine  de  la  métaphysique. 

En  métaphysique,  il  a  donc  bouleversé  les  notions  fondamen- 
tales pour  bâtir  dans  le  vide  une  théorie  qui  aboutit,  d'un  côté, 
au  sensualisme  par  Torigine  assignée  aux  idées,  de  Tautre,  au 
scepticisme  idéaliste  par  l'axiome  que  nous  ne  voyons  directement 
que  nos  pensées  et  non  les  choses  extérieures  à  nous  ;  en  morale, 
il  arrive  au  système  de  Tintérôt  bien  entendu,  par  une  voie  assez  - 
singulière  :  il  résout  toute  morale  en  religion  et  toute  religion 
en  considération  de  notre  propre  intérêt  dans  ce  monde  et  dans 
l'autre. 

Le  succès  de  Locke  est  immédiat  en  Angleterre.  Le  génie  an-   • 
glais,  qui  a  reculé  devant  le  sauvage  atliéisme  de  Hobbes,  se  com- 
plaît dans  la  morale  de  l'utile  et  dans  la  philosophie  de  la  sensation, 
présentées  avec  décence  et  gravité  ;  il  ne  paraît  pas  s'apercevoir 
de  la  nullité  des  principes ,  en  présence  de  la  patiente  et  ingé- 
nieuse analyse  des  facultés  de  l'entendement,  longue  revue  des 
opérations  de  l'esprit  humain  qui  excite  son  admiration  et  qui 
est,  en  effet,  la  partie  originale  et  durable  de  l'œuvre  de  Locke. 
En  France ,  le  philosophe  anglais  n'est  d'abord  accueilli  que  par 
la  petite  école  de  Gassendi,  qu'il  renouvelle  sous  une  forme  plus 
populaire  et  plus  facile,  et  par  ceux  des  esprits  forts  qui  sympa- 
ttiisent  avec  cette  école.  L'ascendant  des  cartésiens,  et  en  particu- 
lier de  Malebranche,  est  trop  puissant  encore;  mais  les  partisans 
de  Locke  doivent  peu  à  peu  croître  en  nombre  et  rallier  à  eux  les 
esprits  impatients  de  tout  dogmatisme  que  l'austère  majesté  du 
cartésianisme  importune  comme  une  sorte  de  religion,  ceux  qui 
rejettent  toute  la  théorie  cartésienne  pour  les  lacunes  ou  les 
erreurs  qu'ils  y  aperçoivent,  ceux  surtout  qui  ne  savent  ni  ne 
veulent  s'élever  au-dessus  des  choses  sensibles.  D'autres  mo- 
tifs d'une  nature  plus  élevée  militeront  encore  en  faveur  du  phi- 
losophe anglais.  Nous  verrons  Locke  envahir  un  jour  la  France 
avec  Newton,  et  sous  les  mêmes  auspices,  pour  y  régner  pen- 
dant près  d'un  siècle  sm*  le  trône  usurpé  de  Descartes ,  et  nous 


êdit.  A.  Jacques,  1846;  et  Lettre*  ti  Opvecule»  inidiU  de  Leibniz  ^  précédés  d'une 
lutroduction ,  par  A.  Foucber  de  Careil,  p.  Lxxviii. 


284  LOUIS  XIV.  (1690-1694/ 

aurons  alors  à  revenir  sur  les  causes  de  cette  étrange  révolution  • . 

Locke  ne  fut  pas  seulement  métaphysicien,  mais  théoricien  po- 
litique, et  son  influence  fut  à  ce  titre  non  moins  considérable  et 
plus  légitime.  Patriote  dévoué,  exilé  en  Hollande  sous  Jacques  II, 
puis  rentré  en  Angleterre  avec  et  par  la  Révolution,  il  fît  la  théorie 
de  la  liberté  après  avoir  courageusement  servi  la  liberté  de  sa 
personne.  Il  attaqua  l'un  après  l'autre,  avec  plus  d'audace  que  de 
logique,  les  deux  grands  dominateurs  intellectuels  de  la  France 
du  dix-septième  siècle,  le  philosophe  qui  avait  affranchi  les  esprits 
de  l'autorité  scolastique  et  le  théologien  qui  enchaînait  les  per- 
sonnes à  l'autorité  politique  ;  il  battit  en  brèche  Bossuet  après 
Descartes.  Le  Traité  du  Gouvernement  Civil  de  Locke  (1690-1694) 
est  véritablement  l'antithèse  de  la  Politique  de  l'Écriture  Sainte, 
Près  d'un  quart  de  siècle  auparavant,  et  avant  même  que  Bossuet 
eût  écrit  sa  théorie  de  gouvernement,  Spinoza  avait  déjà  formulé, 
dans  son  Traité  Théologico-Politique,  un  système  contraire  à  celui 
du  théologien  français.  Il  est  intéressant  de  comparer  entre  eux 
les  deux  adversaires  de  Bossuet. 

Nous  avons  dit  plus  haut  comment  Spinoza,  ne  considérant 
le  genre  humain  que  comme  une  abstraction  nominale  et  non 
comme  un  archétype  véritable,  ou  comme  un  concept  nécessaire, 
ne  reconnaît  pas  de  droit  naturel  qui  relie  les  hommes  les  uns 
aux  autres;  au  point  de  vue  hmnain,  et  tant  que  les  âmes  n'ont 
pas  reconnu  leur  unité  en  Dieu,  il  ne  voit  pas  d'autre  droit 
que  la  force.  Cependant  la  raison  montre  à  l'homme  que  la  so- 
ciété fondée  sur  une  transaction  et  une  protection  réciproque 
vaut  mieux  que  l'état  de  nature ,  où  les  individus  sont  en  lutte 
perpétuelle.  De  là,  le  pacte  social.  Ce  pacte  môme  est  encore  un 
fait  plutôt  qu'un  droit.  Le  droit  de  l'état,  du  magistrat,  n'a  de 

1.  Le  système  de  Locke  avait  été  réfuté  par  Leibniz  dans  ses  Nouveaux  Etscùs  sur 
r Entendement;  mais,  Locke  étant  mort  sur  ces  entrefaites,  en  1704,  Leibniz  eut  le 
tort  de  ne  pas  publier  son  livre,  comme  si  la  théorie  de  Locke  fftt  morte  avec  lui. 
Les  Nouveaux  Eisaû  ne  parurent  qa*en  1765,  quand  Locke  rég^t  sans  conteste  sur 
l'Angleterre  et  la  France  et  envahissait  l'Allemagne  elle-même.  Au  reste,  il  n'est 
pas  probable  que  les  Nouoeaux  Estais  eussent  arrêté  on  mouvement  qui  tenait  à  des 
causes  si  complexes.  Y.  la  traduction  de  M.  A.  Jacques  et  sa  remarquable  Introduc- 
tion sur  Taisemble  de  l'œuvre  de  Leibniz;  Paris,  1846.  M.  Jacques  a  fait  une  œuvre 
fort  utile  en  mettant  les  principaux  ouvra^^s  de  Leibniz  à  la  portée  d'un  bien-  plus 
grand  nombre  de  lecteurs. 


[1670]  SPINOZA  ET  LOCKE.  ^  285 

bornes  que  sa  puissance  et,  d'une  autre  part,  on  n'est  tenu  d'obser- 
ver les  conventions  que  tant  que  l'on  est  intéressé  à  le  faire.  On  se 
croirait  revenu  à  Hobbes  en  entendant  ces  étranges  paroles;  mais 
Fidéal  qui  est  au  fond  de  la  pensée  de  Spinoza  le  conduit  à  des 
conclusions  tout  opposées  à  celles  de  Hobbes  :  la  raison,  dit-il, 
qui  a  conseillé  le  pacte  social,  le  maintient  en  détournant  le  ma- 
gistrat d'opprimer,  le  citoyen  de  troubler  l'état.  Spinoza  n'est  pas 
progressif  et  ne  peut  l'être.  Son  panthéisme  est  aussi  éloigné  du 
principe  de  perfectibilité  que  le  catholicisme  de  Bossuet.  Pas  plus 
que  Bossuet,  il  ne  veut  que  l'on  change  le  gouvernement  établi, 
mais  il  a  pour  la  démocratie  la  môme  préférence  que  Bossuet  a 
pour  la  monarcbie.  «  La  démocratie,  où  nul  ne  transfère  son  droit 
naturel  à  un  autre,  mais  seulement  à  la  majorité,  et  où  tous  par 
conséquent  demeurent  égaux  coYnme  auparavant  dans  l'état  na- 
turel, est  la  forme  de  gouvernement  la  plus  naturelle,  la  plus 
rapprochée  de  la  liberté,  que  la  nature  donne  à  tous  les  hom- 
mes '.  »  Cette  définition  dépasse  de  beaucoup  les  théoriciens  ré- 
publicains des  seizième  et  dix-septième  siècles ,  depuis  Buchanan 
et  Hotman  jusqu'à  Sidney ,  presque  tous  plus  ou  moins  imbus 
d'aristocratie;  Spinoza  pose  nettement  la  république  du  vote  uni- 
versel et  ne  voudrait  priver  du  droit  politique  que  les  femmes, 
les  enfants,  les  repris  de  justice  et  les  esclaves. 

Ceci  n'est  pour  lui  que  le  préférable,  puisqu'il  admet  les  diverses 
formes  de  gouvernement  *  ;  le  nécessaire,  quel  que  soit  le  gouver- 
nement, consiste  dans  les  principes  suivants  :  1®  que  l'état  règle 
la  religion,  qui  ne  doit  se  mêler  que  des  mœurs,  et  nullement  de 
la  philosophie  ni  de  la  science  ;  2"*  que  chaque  citoyen  puisse 
penser  ce  qu'il  veut  et  dire  ce  qu'il  pense.  La  vraie  fin  de  l'état, 
c'est  la  liberté.  Le  magistrat  doit  réprimer  les  actes,  mais  laisser 
la  liberté  aux  paroles.  On  ne  doit  jamais  agir  en  opposition  aux 
décrets  du  magistrat  ;  mais  on  peut  penser,  parler  et  juger  avec 
une  liberté  entière,  en  ne  faisant  appel  qu'à  la  raison  et  en  mon- 

1.  Traité  Théoiogico-Politiquef  p.  276 ,  ap.  OEuvrt»  de  Spinoza,  t.  I*S  traduction  de 
M.  E.  Saisset. 

2.  Il  ne  les  admet  pas  de  trèe-bonne  grâce  i  «  Le  grand  secret  da  régime  monar- 
ehiqnCf  et  son  intérêt  principal,  c'est  de  tromper  les  hommes  et  de  colorer  du  beau 
nom  de  religion  la  crainte  où  il  iaat  les  tenir  asservis,  n  Préface  du  Traité  Théolouico- 
Politique,  p.  59. 


286  .  LOUIS  XIV.  [1690-1694] 

trant  que  telle  ou  telle  loi  répugne  à  la  raison.  La  liberté  de  pairler 
ne  doit  avoir  pour  bornes  que  le  pacte  social  et  la  foi  (c'est-à-dire 
les  croyances  morales  qui  règlent  la  vie).  Jamais  la  raison  n*a 
été  peut-être  plus  éloquente  que  dans  les  pages  où  le  solitaire 
hollandais  proteste  contre  ces  gouvernements  et  ces  sectes  qui, 
prétendant  régler  par  des  lois  les  choses  de  la  spéculation,  punis- 
sent les  opinions  comme  des  attentats,  ne  peuvent  supporter 
la  liberté  de  Tesprit  et  veulent  porter  le  despotisme  jusque  dans 
le  monde  intelligible.  Or,  ces  gouvernements,  à  l'époque  où  écri- 
vait Spinoza,  c'était  toute  l'Europe,  moins  la  Hollande  ;  quant  aux 
sectes,  quelques  fractions  seulement  du  protestantisme  admet- 
taient la  liberté  des  croyances  ' . 

Entre  Spinoza  et  Locke,  la  liberté  a  fait  une  éclatante  conquête  : 
elle  s'est  étendue  de  Hollande  en  Angleterre  :  la  parole  et  la  presse 
sont  affranchies  sur  la  terre  britannique.  Locke  systématise  la 
victoire  à  laquelle  il  a  contribué. 

Son  point  de  départ  est  très -différent  de  celui  de  Spinozia.  Il 
admet  l^le  droit  naturel ,  selon  lequel  l'homme  est  indépendant 
de  tout  autre  homme,  mais  non  pas  de  l'équité,  et  se  fait  immé- 
diatement justice  à  lui-même  ;  2»  le  droit  civil ,  selon  lequel  les 
hommes  entrent  en  communauté  sous  un  pouvoir  établi  par  le 
consentement  de  tous,  et  remettent  le  soin  de  la  justice  à  ce  pou- 
voir. Il  admet  que  les  sociétés  ont  commencé  de  fait  par  le  pou- 
voir patriarcal,  qui  a  pu,  le  plus  souvent,  à  mesure  que  les  socié- 
tés s'étendaient,  dégénérer  en  monarchies  héréditaires  ;  mais  c'est 
là  un  pur  fait  à  ses  yeux.  La  monarchie  despotique ,  où  Ton  dé- 
pend d'un  homme  et  non  de  la  loi ,  n'est  point  pour  lui  un  ga%i- 
vemement  civil.  Le  pacte  social  ne  commence  qu'avec  l'institution 
des  pouvoirs  légaux  et  réglés.  Le  gouvernement  régulier  com- 
mence par  le  consentement  unanime  des  hommes  qui  acceptent 
le  pacte  et  continue  par  la  déférence  nécessaire  de  la  minorité 
envers  la  majorité.  La  majorité  peut  déléguer  le  pouvoir,  mais  ce 
pouvoir  délégué  n'est  point  absolu  et  a  pour  limite  la  justice  na- 
turelle, qui  est  la  loi  de  Dieu  :  il  n'est  point  irrévocable;  s'il  dévie, 
le  peuple  qui  l'a  fait,  peut  le  défaire.  Dans  certains  états,  il  y  a 

1.  V.  Préfiice,  p.  60.  — •  Traite  ttiéoL^  p.  330.  —  Spinoza,  dans  un  dessin  de  sa 
main,  s'était  représenté  en  Masauiello.  Vie  de  Spinosa^  p.  14.  , 


[1690-1694)  SPINOZA   ET   LOCKE.  287 

des  rois  réputés  inviolables  ;  cette  inviolabilité  disparaît,  si  le  roi 
renverse  les  lois  fondamentales  '. 

La  souveraineté  du  peuple  ne  saurait  être  plus  énergiquement 
formulée.  Nous  voilà  loin  de  tous  ces  écrivains  qui  confondent  le 
fait  et  le  droit  et  voient  autant  de  principes  de  souveraineté  qu'il 
y  a  de  formes  de  gouvernement.  Les  événements  ont  contribué  à 
donner  ici  à  Locke  la  supériorité  sur  S;)inoza.  Il  y  a  entre  eux  la 
Révolution  de  1688. 

Locke  n*cst  pas  moins  ferme  ni  moins  hardi  sur  le  droit  des 
gens  que  sur  la  politique  intérieure.  La  conquête  injuste,  dit-il, 
ne  constitue  aucun  droit.  La  victoire,  dans  une  guerre  juste,  ne 
donne  droit  qu*à  la  réparation  de  rinjure.  La  postérité  du  vaincu 
a  toujours  droit  de  secouer  le  joug  du  conquérant.  —  De  Grotius- 
à  Locke^  quel  immense  progrès! 

Spinoza  est  resté  dans  sa  sphère  abstraite  :  Locke  est  entré  avec 
éclat  dans  les  faits;  sa  politique  n*est  point  une  utopie,  c'est  la 
politique  d'une  grande  révolution,  comme  la  politique  de  Bossuet 
est  celle  d'un  grand  gouvernement  ;  mais  Locke,  toutefois,  et  c'est 
là  sa  gloire ,  dépasse  de  beaucoup  les  faits  de  son  temps.  Par  des- 
sus la  Révolution  de  1688,  il  donne  une  main,  dans  le  passé,  à  la 
République  anglaise  de  1649,  l'autre,  dans  l'avenir,  à  la  Répu- 
blique américaine  de  1773,  et  ce  n'est  pas  en  Angleterre,  mais 
dans  un  autre  hémisphère,  que  sa  pensée  recevra  son  entier 
accomplissement  ^. 

Si  Locke  a  cessé  d'être,  à  nos  yeux,  le  réformateur  de  la  philo- 
sophie, il  ne  cessera  jamais  d'être  honoré  comme  un  des  pères  de 
la  liberté  moderne. 

Nous  venons  de  voir  les  successeui^s  de  Descartes,  pareils- aux 
successeurs  d'Alexandre,  combattre  autour  de  son  tombeau,  entre 
eux  et  avec  l'ennemi  du  dehors.  Nous  voici  revenus  en  présence 
de  l'autre  dominateur  du  siècle,  qui  vit  et  qui  lutte  encore  pour 
la  défense  de  son  empire.  Bossuet,  méconnaissant  l'étemelle  loi 

1.  La  corraptioD  exercée  sur  les  élections,  ou  sur  les  élus  du  peuple,  est  un  des 
cas  qui,  solvant  Locke,  dépouillent  le  roi  de  son  inviolabilité.  Guillaume  UI,  aussi 
bien  que  ses  prédécesseurs  et  que  les  premiers  de  ses  successeurs,  eût  couru  grand 
risque  si  on  lui  eût  appliqué  cet  article  à  la  rign^eur  ! 

2.  Ce  n'est  pas  seulement  comme  théoricien  qu'il  a  agi  sur  l'Amérique  anglaise  : 
il  a  rédigé  les  lois  de  la  Caroline  du  Sud,  à  la  demande  de  lord  Shaftesbnry. 


«88  LOUIS   XIV.  [1682-1704; 

du  changement  et  du  progrès ,  avait  cru  asseoir  sur  le  roc  vif  le 
trône  et  Fautel  et  bâtir  pour  Tétemité  :  à  peine  Tédifice  achevé, 
tout  s*ébranle;  tous  les  vents  du  ciel  soufflent  la  tempête.  La 
sphère  des  idées,  en  France  du  moins,  est  seule  jusqu'ici  entamée 
par  Torage  :  la  Politique  de  l'Écriture  sainte  règne  encore  dans  les 
faits,  maîis  Bossuet  sait  trop  bien  que  le  pouvoir  auquel  échappent 
les  idées  ne  gouvernera  pas  longtemps  les  faits.  De  la  hauteur  où 
il  est  placé,  il  voit  de  tous  les  points  de  l'horizon  venir  des  enne- 
mis sans  nombre.  11  voit  le  vieux  calvinisme  se  débattre  avec 
fureur  contre  la  persécution  et  invoquer  la  vengeance  :  il  craint 
peu  cet  adversaire ,  vaincu  dans  le  monde  moral  non  moins  que 
dans  le  monde  matériel,  ce  contrefacteur  de  l'autorité  catholique, 
que  le  catholicisme  a  dû  logiquement  abattre;  mais  il  craint  bien 
davantage  le  nouveau  protestantisme,  la  puissante  école  du  libre 
examen  et  du  rationalisme  chrétien ,  qui ,  avec  les  disciples  d'Ar- 
rainius,  vainqueurs  du  calvinisme  en  Angleterre  plus  encore  qu'en 
Hollande^  et  avec  les  hommes  de  la  philosophie  expérimentale, 
avec  Locke  et  Newton,  tend  à  miner  la  théologie  et  à  réduire  tout 
le  christianisme  à  la  foi  en  la  divinité  du  Christ,  entée  plus  ou 
moins  légitimement  sur  la  religion  naturelle  '.  11  croit  voir  l'ar- 
minianisme  prêt  à  faire  un  pas  de  plus ,  à  franchir  le  fossé  qui  le 
sé{)are  encore  du  socinianisme  et  à  se  jeter  dans  ce  déisme  biblique 
où  Socin  est  arrivé  dès  le  premier  siècle  de  la  Réforme,  et  qui  n'a 
entre  lui  et  les  juifs  que  la  croyance,  non  plus  à  la  divinité,  mais 
seulement  à  la  mission  divine  du  Christ^.  Bossuet  croit  voir  toute 
la  Réforme  pencher  et  se  précipiter  vers  le  socinianisme,  qm",  à 
son  tour,  a  derrière  lui  quelque  chose  de  plus  radical  que  lui- 
m<^me,  la  négation  de  la  révélation  biblique  et  le  pur  déisme  phi- 
losophique. Tout  est  crainte,  tout  est  péril.  Bossuet  a  accepté  le 
cartésianisme,  non  sans  défiance ,  et  voilà  le  panthéisme  qui  en 
sort,  sans  s'avouer  lui-même,  avec  Malebranche,  puis,  en  s'avouant 
solennellement,  avec  Spinoza!  Et,  cependant,  les  ennemis  qui 


1.  C*e8t  là  Vesprit  du  ChrittianUmt  raisoniMble,  publié  par  Locke  en  169^. 

2.  L'importance  que  Tesprit  quasi  judaïque  des  Sociniens  attachait  au  témoignage 
des  sens  dans  l'appréciation  de  l'Écriture  sainte,  devait  faciliter  leur  rapprochement 
avec  l'école  de  Locke.  —  Le  pas  quL>  nous  venons  d'indiquer,  Newton  paraît  ravoir 
fait. 


!i6««-l688]  BOSSUET    ET  JURIEU.  289 

naissent  à  Descartes  sont  encore  plus  à  redouter  que  Descartes, 
car  ils  tendent  à  ruiner  la  théodicée  et  la  spiritualité  de  l'âme,  si 
puissamment  étayées  par  Fauteur  de  la  Méthode.  Mêmes  dangers 
dans  l'ordre  des  traditions  que  dans  Tordre  des  idées  pures!  Spi- 
noza a  attaché  Tesprit  critique,  tel  qu'im  mineur  opiniâtre,  au 
rempart  de  TÉcriture  sainte,  et  Yexègèse,  cet  art  nouveau  qui  sonde 
les  origines  de  toute  chose,  marche,  par  Texamen  historique,  à  la 
décomposition  des  bases  de  la  foi.  La  raison  pure  et  Thistoire  sont 
menaçantes  :  le  sentiment  religieux,  à  son  tour,  se  jette  hors  de 
la  règle  dans  ses  élans  mystiques.  Bossuet  craint  Tenthousiasme 
ardent  conmie  la  froide  critique  ;  il  craint  Tesprit  novateur  qui  se 
manifeste  sous  mille  formes,  dans  TÉglise  comme  hors  de  l'Église, 
et  qui  s'efforce  partout  de  franchir  le  cercle  tracé  par  son  inflexible 
main.  Les  angoisses  l'assaillent  de  toutes  parts. 

La  crainte,  pour  un  Bossuet,  ce  n'est  pas  la  fuite,  c'est  le  com- 
bat :  sa  vie  entière,  et  spécialement  la  dernière  partie  de  sa  vie, 
est  quelque  chose  d'héroïque;  toujours  sur  la  brèche,  faisant  face 
partout  jusqu'à  son  dernier  jour  ;  c'est  un  des  grands  spectacles 
de  l'histoire.  Ses  fréquents  voyages  à  La  Trappe  étaient  presque 
ses  seuls  moments  de  repos  :  il  allait  se  retremper  dans  cette 
sombre  piscine  et  y  goûter  quelques  jours ,  par  anticipation ,  la 
paix  de  la  tombe. 

Après  la  lutte  avec  l'ultramontanisme  (1682),  il  s'était  remis  à 
la  polémique  contre  les  protestants  et  poursuivait  les  rèfu,giés 
dans  les  asiles  où  Louis  XIV  ne  pouvait  les  atteindre  ;  cette  polé- 
mique lui  avait  déjà  fait  produire  un  chef-d'œuvre  dogmatique , 
VExposition  de  laDoctrinede  r  Église;  il  la  reprit  par  un  chef-d'œuvre 
historique,  Y  Histoire  des  Variations  des  Églises  protestantes  (1688). 
Le  titre  seul  dispense  d'analyse  et  le  livre  tient  ce  que  promet 
son  titre.  Le  savant  Basnage  essaya  en  vain  de  répondre  :  on  n'y 
pouvait  réussir  qu'en  refusant  à  Bossuet  son  point  de  départ ,  à 
savoir,  que  variation  est  signe  d'erreur  ;  c'est  ce  que  fit  hardiment 
le  seul  Jurfeu,  qui  avoua  les  variations  des  protestants  et  afiSrraa 
a  que  rien  n'est  plus  commun  dans  le  christianisme  ;  que  la  reli- 
gion a  été  composée  pièce  à  pièce ,  et  la  vérité  de  Dieu  connue 
[lar  parcelles  '  ».  Ce  n'était  pas  encore  assez  pour  résister  à  Bos- 

1.  Batuset,  Histoirt  de  Bouutt,  t.  III,  p.  156. 

XIV.  19 


290  LOUIS  XIV.  li689.1«0U 

suet,  si  Ton  ne  contestait  absolument  l'existence  de  toute  autorité 
infaillible  et  si  Ton  ne  proclamait ,  comme  Favaient  fait  depuis 
longtemps  une  partie  des  arminiens  anglais ,  l'indépendance  de 
la  conscience  individuelle.  Sur  un  autre  point  capital ,  Jurieu  fut 
encore  le  seul  qui  tint  tête  à  Bossuet.  VHistoire  des  Variations 
reprochait  aux  églises  réformées  d'avoir  autorisé  la  révolte  pour 
la  défense  de  leur  religion,  contrairement  au  précepte  de  l'obéis- 
sance aux  puissances.  Basnage  louvoya.  Jurieu  soutint  nettement 
le  droit  de  résistance  à  la  tyrannie  et  proclama  en  termes  exprès 
la  souveraifieté  du  peuple,  ceci  avant  la  publication  du  livre  de 
Locke.  Ce  fut  donc  un  écrivain  français  qui  ramena  le  premier 
sur  notre  horizon  ce  principe  délaissé  en  France  depuis  la  un  du 
seizième  siècle  (  1689).  Bossuet  dans  sa  réplique,  nie  toute  souve- 
raineté virtuelle  et  antérieure  à  la  constitution  de  la  puissance 
publique,  et  confond  entièrement  la  souveraineté  et  le  gouverne- 
ment '. 

Quel  que  fût  l'éclat  de  sa  controverse ,  Bossuet  ne  pouvait  se 
flatter  de  convertir  ces  réfugiîs  qui  avaient  sacrifié  biens,  famille 
et  patrie  pour  rester  fidèles  à  leur  croyance  ;  mais  il  put  quelque 
temps  espérer  d'un  autre  côté  un  grand  triomphe.  Tandis  que  la 
Réforme  anglaise,  hollandaise  et  française  inclinait  en  majorité 
au  rationalisme  arminien ,  sinon  au  socinianisme ,  le  protestan- 
tisme allemand  primitif,  la  vieille  église  de  Luther,  glissait  sur 
la  pente  opposée,  vers  l'église  catholique.  Les  traités  qui  consa- 
craient la  paix  de  religion  dans  l'Empire  avaient  toujours,  comme 
chez  nous  l'édit  de  Nantes,  réservé  l'espérance  du  rétablissement 
de  l'unité,  et  les  diètes  gennaniques  avaient  parfois  agité  les 
moyens  de  réaliser  cette  espérance.  Sur  la  lîn  du  xvii»  siècle,  des 
négociations  sérieuses  eurent  lieu  entre  catholiques  et  luthériens: 
les  préjugés  étaient  bien  diminués;  les  équivoques  dissipées; 
YEajposition  de  la  Doctrine  de  l* Église,  de  Bossuet,  avait  fait  grand 
effet.  L'empereur  Léopold,  en  1691 ,  investit  l'évêque  de  Neustadl 
d'us  plein  pouvoir  c  pour  traiter  avec  tous  les  états,  C(femunautés 
ou  même  particuliers  de  la  religion  protestante,  et  travaillera 
leur  réunion  eu  matière  de  foi  ».  La  branche  électorale  de  Saxe. 

].  V.  ArerliftemenU  avx  protntmitt.  —  Les  ÀverUsuments  aux  protùttaïUi  itont  le^ 
répliques  de  Boséuet  aux  critiques  de  Jurieu  contre  son  livre. 


[l«9M69t]  BOSSU  ET  ET  LEIBNIZ.  Î9l 

et  la  maison  de  Brunswick,  que  la  promesse  d*un  nouvel  électoral 
reliait  à  l'empereur,  parurent  entrer  dans  ses  vues.  Le  directeur 
des  églises  oonsistoriales  de  Hanovre,  Holanus,  docteur  renommé 
chez  les  luthériens,  engagea  une  correspondance  avec  i'évèque  de 
Neustadt,qui  recourut  bientôt  au  grand  prélat  que  les  catholiques 
d'Allemagne ,  aussi  bien  que  de  France ,  regardaient  comme  la 
colonne  de  l'orthodoxie.  Louis  XIV  promit  de  favoriser  la  pieuse 
entreprise.  Bossuet  et  MSianus  arrivèrent  à  s'entendre  sur  la  jus- 
tilScation  et  l'eucbaristie,  et  même  sur  la  primauté  papale,  Bos- 
suet admettant  l'usage  de  là  langue  vulgaire  dans  une  partie  de 
l'office  divin,  la  communion  sous  les  deux  espèces,  pourvu  qu'on 
n'en  fit  pas  un  point  de  foi ,  et  <  le  retranchement  de  tout  ce  qui 
sent  la  superstition  et  le  gain  sordide  dans  le  culte  des  saints  et 
des  images  >. 

Sur  ces  entrefaites,  intervint  dans  la  négociation  un  personnage 
plus  fait  que  Molanus  pour  traiter  d'égal  à  égal  avec  Bossuet. 
Ce  fut  Leibniz,  toujours  Leibniz  ;  on  le  retrouve  partout  où  s'agite 
une  idée  capable  d'influer  sur  le  monde  intelligible  ou  sur  le 
monde  réel.  C'est  encore  son  génie  syncrétiste  qui  l'engage  dans 
cette  importante  affaire.  Il  veut  concilier  Rome  et  Augsbourg, 
comme  Aristote  et  Descartes.  Son  penchant  pour  l'unité  le  rap- 
proche de  Bossuet  ;  il  aime  l'ordre  et  l'harmonie  ;  il  admire  l'es- 
prit organisateur  et  les  puissantes  institutions  de  l'église  romaine; 
mais  c'est  là  une  sympathie  politique,  au  fond,  plus  que  religieuse, 
et  qui  s'applique  à  la  convenance  des  choses  plutôt  qu'à  leur 
vérité  absolue.  S'il  parait  disposé  à  un  rapprochement  facile  sur 
le  dogme,  c'est  qu'il  n'attache  pas  une  grande  importance  aux 
points  qui  séparent  les  deux  communions.  Son  unité ,  d'ailleurs, 
n'est  pas  celle  de  Bossuet  :  si ,  par  un  retour  vers  le  double  idéal 
du  moyen  âge,  il  rêve  quelquefois  une  Europe  confédérée  par  la. 
médiation  et  sous  la  suprématie  du  pape  et  de  l'empereur,  c'est 
avec  des  réserves  de  tolérance  religieuse  que  Bossuet  rejetterait 
bien  loin  * . 

1.  Il  venait  de  soutenir  contre  Pellisson  une  très-belle  discussion  sur  la  tolérance. 
Cette  correspondance  a  été  publiée  dès  1692.  D'i^rès  un  document  publié  dans  le 
BuUeUndela  Société  deVhitt.  du  protestantUmê  françah  (mai>juin  1858),  Pellisson,  qui 
mourut  en  1693,  aurait  fini  dans  une  espèce  de  retour  à  la  foi  protestante  de  sa 
jeunesse. 


29i  LOUIS   XIV.  (16911694; 

La  question  du  concile  de  Trente  tut  la  pierre  d*achoppemenl. 
Les  luthériens  ne  voulaient  pas  reconnaître  Tautorité  de  cette 
assemblée  et  proposaient  une  réunion  préliminaire ,  en  réservant 
certains  points  de  doctrine  et  en  attendant  un  nouveau  concile. 
G*était  une  question  plutôt  nationale  que  théologique, et  personne 
ne  comprenait  ceci  aussi  clairement  que  Leibniz.  Aussi  profond  en 
histoire  qu'en  philosophie,  il  voyait  l'Europe  chrétienne  partagée 
en  trois  groupes  par  une  division  à  la  foil  ethnographique  et  reli- 
gieuse :  le  groupe  latin  ou  catholique ,  le  groupe  teutonique  ou 
protestant ,  le  groupe  slave  ou  de  rite  grec.  Leur  réunion  eût  été 
son  utopie  ;  mais  il  n'admettait  pas  la  soumission  des  uns  aux 
autres.  Or,  le  concile  de  Trente  avait  été  formé  non-seulement  par 
les  Latins  seuls,  mais,  entre  les  Latins,  presque  exclusivement 
par  les  Italiens  et  les  Espagnols.  Quoique  Leibniz  parût  ranger 
la  France  dans  le  groupe  latin  et  catholique,  cependant  il  sentait 
qu'elle  n'était  pas  latine  comme  1  Italie  ou  comme  l'Espagne  \ 
que  son  esprit  était  plus  complexe,  et,  avec  une  haute  intelligence 
de  son  rôle  dans  le  monde ,  il  l'appelait  à  servir  de  médiatrice 
entre  les  ultramontains  et  les  peuples  du  Nord,  a  Dieu  voulut  t, 
dit-il,  «  que  la  victoire  de  Rome  en  France  (au  xvi«  siècle  )  ne  fût 
pas  entière,  que  le  génie  libre  de  la  nation  française  ne  fût  pas 
tout  à  fait  supprimé  et  que ,  nonobstant  les  efforts  des  papes,  la 
réception  du  concile  de  Trente  ne  passât  jamais  en  France  ^.  »  Il 
presse  donc  la  France  et  Bossuet ,  qui  la  représente  si  glorieuse- 
ment, de  travailler  à  la  réintégration  de  l'unité,  en  provoquant 
un  concile  vraiment  européen  et  universel. 

La  France  ne  devait  pas  être  sous  cette  forme  la  médiatrice  de 
l'Europe.  Bossuet  ne  pouvait  accepter  le  terrain  de  Leibniz  sans 
rompre  avec  Rome.  Il  soutint  le  concile  de  Trente  comme  légi- 
timement convoqué  et  comme  reçu  de  fait  en  France  quant 
à  la  foi,  et  déclara  impossible  une  réunion  préalable  sans  un 
parfait  accord  sur  la  doctrine.  La  négociation,  après  une  assez 
longue  correspondance  (1691-1694), fut  interrompue,  puis  reprise 


1.  De  même  qae  rÂiigleterre,  cmi  a  tant  d'éléments  celtiques  et  français,  n*est 
pas  teutonique  commç  rAllemagn(^  On  sent  bien  qu'une  telle  division  ne  peut  être 
d'une  vérité  absolue  et  qu'il  y  faut  des  réserves  et  des  explications. 
.  2.  OEwreê  potthumes  de  Bossuet,  1. 1*  ,  p.  402. 


11686-1693]  BOSSUET   ET    DLÎIIN.  293 

par  Leibniz,  puis  retomba  pour  ne  plus  se  relever  (1699-1701). 

D*autres  combats  ont  eu  lieu  pendant  cette  négociation.  Bossuet . 
ne  s'attaque  point  en  personne  au  panthéisme,  qu*on  est  convenu 
d'appeler  athéisme;,  il  se  contente  de  pousser  contre  Spinoza  le 
bénédictin  Laroi  et  un  champion  plus  illustre  que  nous  verrons 
bientôt  paraître  dans  la  lutte  des  idées,  Fénelon.  Il  se  réserve 
pour  les  périls  intérieurs.  Il  croit  entendre  le  travail  de  la  sape 
dans  les  fondements;  c'est  l'écho  de  Spinoza  qui  lui  revient,  non 
plus  du  dogmatiste,  mais  du  terrible  critique.  De  savants  ecclé- 
siastiques s'appliquaient  à  l'étude  soit  des  textes  sacrés ,  soit  des 
Pères,  avec  une  ardeur  toute  nouvelle  et  une  liberté  de  jugement 
inconnue  dans  l'Église  de  ce  siècle.  L'abbé  Dupin,  écrivain  remar- 
quable et  consciencieux,  après  avoir  débuté,  jeune  encore,  par 
un  Traité  de  l'ancienne  discipline  de  l'Église^  où  il  réduisait  à  peu 
près  l'autorité  primitive  du  pape  à  une  simple  primauté,  avait 
entrepris ,  sous  le  titre  de  Nouvelle  Bibliothèque  des  auteurs  ecclé- 
siastiques, une  histoire  générale  de  la  théologie  chrétienne  (1686- 
1691  ].  Il  y  critiquait  les  Pères  et  exposait  leurs  opinions  sans  plus 
de  ménagement  que  s'il  se  fût  agi  des  écrivains  profanes,  et  avan- 
çait que  saint  Cyprien  était  le  premier  des  Pères  qui  eût  parlé  bien 
clairement  sur  le  péché  originel  ;  que  saint  Justin  et  saint  Irénée 
n'avaient  entendu  par  des  peines  étemelles^ que  des  peines  de 
longue  durée,  etc.  Bossuet  intervient  avec  éclat  pour  obliger 
l'auteur  à  se  rétracter,  et  l'archevêque  de  Paris,  Harlai,  condamne 
l'ouvrage  (1691-1693)*. 

Une  autre  lutte  du  même  genre,  mais  bien  plus  sérieuse ,  avait 
commencé  longtemps  auparavant  et  ne  finit  que  longtemps  après, 
avec  la  vie  même  de  Bossuet.  Un  homme  qui  avait  le  génie  in- 
camé de  la  critique  et  la  passion  du  vrai  à  tout  prix,  résista,  avec 
le  courage  d'une  conviction  opiniâtre,  au  puissant  dominateur 
qui  prétendait  que  tout  cédât  à  l'intérêt  de  sa  doctrine.  Richard 
Simon ,  d'abord  engagé  dans  la  congrégation  de  l'Oratoire,  s'était 
brouillé  avec  cette  savante  société  par  l'indépendance  indompta- 
ble de  son  esprit;  il  ne  voulait  pas  plus  prendre  parti  avec  les 
Oratoriens  en  faveur  de  Port-Rojal  contre  les  jésuites,  qu'il  n'eût 

1.  HUt.  de  Bouuet,  t.  III,  p.  228. 


Î94  LOUIS   XIV  [1678] 

voulu  s'enrôler  avec  les  jésuites  contre  les  jansénistes.  Il  s'était 
dévoué  tout  entier  à  l'étude  des  livres  sacrés  ;  historien  et  non 
métaphysicien,  il  ne  discutait  pas  les  principes,  mais  les  tradi- 
tions; la  religion  était  pour  lui  chose  de  fait,  mais  il  voulait 
atteindre  les  faits  dans  leur  source  môme.  Après  divers  travaux 
déjà  éminents,  étant  encore  membre  de  l'Oratoire,  il  avait  mis 
«ous  presse,  en  1678,  Y  Histoire  critique  du  Vieux  Testament.  Le 
censeur  royal  et  le  général  de  l'Oratoire  avaient  autorisé  l'im- 
pression, quand  Arnaud  dénonça  l'ouvrage  à  Bossuet  comme  rem- 
pli de  penncieiises  nouveautés.  Richard  Simon,  tout  en  combat- 
tant les  assertions  de  Spinoza  sur  la  Bible,  accordait  que  les  livres 
saints  n'émanaient  pas  entièrement  des  auteurs  auxquels  on  les 
attribuait;  par  exemple,  que  le  Pentateuque  n'était  pas  tout  entier 
de  Moïse  ;  mais  il  soutenait  que  cela  était  indifférent  à  la  foi ,  les 
rédacteurs  des  livres  de  l'Ancien  Testament  ayant  été  des  scribes 
publics  divinement  inspirés  de  génération  en  génération,  c'est-à- 
dire  que  ceux  qui  avaient  apporté  postérieurement  des  additions, 
des  modifications  quelconques  aux  anciens  textes,  avaient  été  tout 
aussi  inspirés  que  les  auteurs  primitifs.  C'était  faire  une  retraite 
fle  génie  devant  l'attaque  de  Spinoza  et  se  transporter  sur  le  seul 
terrain  où  l'on  pût  défendre  la  divinité  de  l'Écriture,  car  il  deve- 
nait impossible  de  soutenir  l'opinion  vulgaire  contre  les  progrès 
de  la  critique.  Bossuet  ne  voulut  pas  le  comprendre  ;  sa  haine 
pour  toute  innovation  l'emporta,  et  l'on  ne  peut  d'ailleurs  s'éton- 
ner qu'il  se  soit  heurté  à  certaines  propositions  de  Richard  Simon. 
Ainsi,  le  critique  avance  (ju'il  n'est  pas  sûr,  comme  font  les  pro- 
testants, de  ne  chercher  la  vérité  que  dans  des  livres  qui  ont  subi 
tant  de  changements  et  qui  ont  dépendu  à  tant  d'égards  des  copistes 
(non  inspirés,  ceux-là),  et  que  la  religion  ne  peut  être  assurée 
presque  en  toutes  choses  que  par  la  tradition  conservée  et  inter- 
prétée par  l'Église.  Traduire  TÉcriture,  ajoute-t-il,  est  presque 
impossible  :  l'Écriture  n'est  nullement  claire  par  elle-même, 
comme  le  prétendent  les  protestants  *.  Ces  assertions  favorisaient 
sans  doute  le  catholicisme  contre  la  Réforme,  mais  ébranlaient 
Fautorité  des  textes,  que  Simon  avait  paru  d'abord  affermir  par 

1.  V.  la  Préface  de  VHistoirt  critique  du  Vieux  TttUimeni;  la  bonne  édition  est  ccdle 
de  1685. 


116841703]  BOSSUET  ET  RICHARD  SIMON.  Î<î5 

sa  nouYelle  explication  de  leur  origine.  L'impartialité  avec  laquelle 
Simon  avait  comparé,  pour  arriver  à  entendre  TÉcriture  le  mieux 
possible,  tous  les  interprètes  catholiques,  protestants,  juifs,  soci- 
niens,  sans  accorder  plus  d'autorité  aux  Pères  qu'aux  autres  com- 
mentateurs dans  les  questions  linguistiques  et  historiques,  dut 
aussi  choquer  fortement  Bossuet.  L'inflexible  prélat  recourut,  sui- 
vant sa  coutume ,  au  bras  séculier  et  fît  supprtmer  l'édition  par  le 
chancelier.  Mais  le  temps  n'était  plus  où  l'on  pouvait  facilement 
étouffer  la  pensée.  VHistoire  Critique  parut  en  Hollande  au  lieu 
de  paraître  en  France,  sans  le  consentement  avoué  de  l'auteur,  et 
Simon  poursuivit  ses  infatigables  labeurs  sans  être  l'objet  de  per- 
sécutions matérielles.  Après  avoir  publié  VHîstoire  de  l'origine  et 
des  progrès  des  revenus  ecclésiastiques  (1684),  où  il  avance  des  choses 
hardies  sur  l'égalité  primitive  des  évéques  et  des  prêtres,  et  VHis- 
toire  critique  de  la  créance  et  des  coutumes  des  notions  du  Levant 
(1684),  il  rentra  dans  ses  travaux  sur  l'Écriture  par  Y  Histoire  cri- 
tique du  texte  du  Nouveau  Testament  (  1689),  suivie  de  YHistoire  cri- 
tique des  versions  du  Nouveau  Testament,  et  de  YHistoire  critique  des 
commentateurs  du  Nouveau  Testament  (1692).  Ce  dernier  ouvrage 
renouvela  contre  lui  Tirritation  de  Bossuet.  Simon ,  en  général 
assez  peu  favorable  aux  Pères  latins,  sauf  à  saint  Jérôme  dont  il 
respectait  l'érudition  biblique,  et  très-imbu  des  sentiments  des 
Pères  grecs  en  faveur  du  libre  arbitre,  s'était  montré  hostile  à 
saint  Augustin ,  qu'il  accusait  d'avoir  introduit  en  Occident  des 
nouveautés  contraires  à  la  liberté  humaine.  Bossuet^  blessé  dans 
ses  sympathies  les  plus  chères,  entama  une  longue  et  violente  ré- 
futation, intitulée  Défense  de  la  Tradition  et  des  saints  Pères ^  qui, 
interrompue  à  diverses  reprises,  ne  put  paraître  qu'après  sa  mort. 
Richard  Simon,  cependant,  avait  entrepris  ce  qu'il  avait  lui- 
même  déclaré  presque  impossible ,  une  traduction  des  Écritures. 
Le  Nouveau  Testament  fut  le  premier  prêt  à  voir  le  jour.  L'ouvrage 
fut  remis  à  des  examinateurs  qu'avaient  choisis  l'archevêque  de 
Paris  Noailles  et  Bossuet  lui-même.  Les  examinateurs  approu- 
vèrent; mais  Bossuet  recommença  l'examen  en  personne  et  fut 
soulevé  par  la  liberté  avec  laquelle  Simon  appliquait  ses  principes 
de  critique  et  de  linguistique  à  l'interprétation  du  texte ,  au  lieu 
de  se  soumettre  à  l'autorité  traditionnelle  des  théologiens.  «  On  se 


Î06  LOUIS  XIV.  [170Î-I7U) 

sert  de  l'Évangile  même,  s'écrie-t-il,  pour  corrompre  la  religion  *  •. 
Simon  se  défendit  avec  énergie  contre  son  formidable  adversaire; 
il  avait  des  appuis  dans  le  monde  littéraire  et  même  dans  le 
clergé,  où  Tascendant  impérieux  de  Tévêque  de  Meaux  n'était  pas 
toujoui*s  subi  sans  impatience;  il  était  protégé  par  Pontchartrain, 
devenu  de  contrôleur  général  chancelier,  qui  aimait  les  vues 
neuves  et  bardies.  Bossuet  enleva  tout  de  baute  lutte;  il  entmîna 
l'archevêque  de  Paris  à  condamner  le  téméraire  traducteur,  puis 
en  fit  autant  dans  son  propre  diocèse ,  et  fît  enfin  contraindre  le 
chancelier  par  le  roi  à  supprimer  le  livre  (1702-1703).  Bossuet 
réussit  mieux  cette  fois  qu'envers  l'^tsrotrc  critique;  il  priva  la 
chrétienté  de  la  plus  savante  version  des  Écritures  qu'on  eût  sans 
doute  encore  vue,  car  Simon  renonça  à  publier  de  son  vivant  la 
traduction  de  l'Ancien  Testament  et,  quelques  années  après, 
vieilli,  fatigué  de  combats,  inquiété  par  les  jésuites,  qui  l'avaient 
d'abord  appuyé  comme  antijanséniste  et  qui  maintenant  pous- 
saient contre  lui  l'autorité  laïque ,  il  brûla  tous  ses  papiers  dans 
un  accès  de  découragement  et  mourut  du  chagrin  que  lui  avait 
causé  cette  perte  (1712).  On  peut  douter  que  la  religion  y  ait 
çagné.  C'était  à  d'autres  armes  que  l'érudition  qu'on  devait  bien- 
tôt recourir  contre  elle.  Quoi  qu'il  en  soit,  Richard  Simon,  trop 
négligé  en  France  à  cause  du  caractère  plus  passionné  que  scien- 
tifique que  prit  la  guerre  philosophique  du  xvui«  siècle,  est  devenu 
le  père  de  l'exégèse  allemande  et  sera  toujours  étudié  avec  respect 
par  quiconque  voudra  se  rendre  sérieusement  compte  des  impor- 
tantes questions  relatives  aux  textes  sacrés. 

Vers  le  temps  où  Bossuet  poursuivait  si  âprement  la  Version  du 
Nouveau  Testament,  il  avait  pris  part  avec  la  même  ardeur  à  un 
débat  d'un  caractère  tout  différent  et  d'un  intérêt  plus  émouvant 
encore,  quoique  les  hommes  qui  avaient  soulevé  la  question  n'en 
comprissent  pas  eux-mêmes  toute  la  portée.  Nous  avons  dit  ail- 
leurs^ que  les  jésuites  avaient  voulu  réconcilier  le  Christ  et  le' 
Monde,  la  nature  et  la  religion,  mais  qu'ils  avaient  manqué  de 
franchise  et  de  droiture  dans  cette  granjle  entreprise;  qu'ils 
avaient  tenté, en  Orient  quelque  chose  d'analogue  en  tâchant  de 

1.  Histoire  de  Bossuet,  t.  IV,  p.  320. 

2.  y.  notre  t.  XII,  p.  73  et  suivantes. 


[17001  BOSSUET   ET  LES   MISSIONNAIRES.  297 

fondre  les  religions  étrangères  dans  le  christianisme  et  en  atti- 
rant les  païens  par  les  analogies  au  lieu  de  les  saisir  violemment 
par  les  différences  des  dogmes,  comme  avaient  fait  le  plus  souvent 
jusque-là  les  prédicateurs  de  l'Évangile.  Dans  l'Inde,  on  avait  eu  à 
leur  reprocher  de  faire  à  la  religion  des  castes  certaines  concessions 
contraires  à  l'égalité  chrétienne  ;  leur  conduite  à  la  Chine  souleva 
contre  eux  de  bien  plus  violentes  incriminations  de  la  part  des 
autres  missionnaires,  lazaristes  et  dominicains,  qui  suscitèrent  à 
ce  sujet  un  grand  procès  à  Rome  ;  mais  ici ,  le  seul  crime  des 
jésuites  fut  d'avoir  trop  tôt  raison ,  en  tendance ,  sinon  dans  les 
détails.  Frappés  de  la  pureté  des  maximes  de  Confucius  et  du  rap- 
port que  la  doctrine  de  ce  législateur  avait  avec  la  loi  de  Moïse, 
ils  avaient  autorisé  leurs  néophytes  chinois  à  continuer  de  prendre 
part  aux  cérémonies  que  célèbrent  les  lettrés  en  mémoire  de  Con- 
fucius, ainsi  qu'aux  rites  pieux  des' familles  chinoises  en  l'hon- 
neur des  ancêtres.  Leurs  relations  sur  les  traditions  de  la  Chine 
avaient  vivement  remué  les  esprits  en  Europe.  Le  théologien  pro- 
testant Basnage  parle,  d'après  eux,  de  Y  antique  église  des  Chinois; 
en  1700 ,  les  jésuites  français  Lecomte  et  Le  Gobîen  avancent  net- 
tement que  la  Chine  a  conservé  près  de  deux  mille  ans  le  culte 
du  vrai  Dieu  sans  mélange;  que  la  Chine  a  eu  ses  saints  et  ses 
inspirés  de  Dieu,  et  que  l'empereur  de  la  Chine,  dont  ils  sollicitent 
la  protection,  ne  doit  pas  considérer  la  religion  chrétienne  comme 
une  religion  étrangère ,  puisqu'elle  est  la  même ,  dans  ses  prin- 
cipes essentiels,  que  l'ancienne  croyance  des  sages  et  des  pre- 
miers empereurs  chinois.  Sur  ces  entrefaites,  l'orientaliste  anglais 
Hyde  avait  publié,  sur  la  religion  de  Zoroastre,  un  livre  qui  don- 
nait des  conclusions  à  peu  près  pareilles  pour  la  Perse,  et  un  doc- 
leur  de  Sorbonne,  appelé  Coulau,  prétendait,  de  son  côté,  établir 
par  l'Écriture  même  que  les  Perses  avaient  connu  le  vrai  Dieu  et 
n'avaient  quitté  son   culte   qu'après  avoir  été  subjugués  par 
Alexandre.  Ainsi ,  de  toutes  parts ,  le  progrès  de  la  science  histo- 
rique et  des  relations  internationales  ébranle  le  vieil  antagonisme 
qui  posait  la  religion  de  Dieu  en  face  des  religions  du  diable,  le 
vrai  absolu  devant  le  faux  absolu.  Une  large  voie  s'ouvre,  qui  con- 
duit, non  point  à  un  vague  déisme  négatif,  mais  à  la  religion 
universelle  et  toujours  vivante ,  dont  les  dogmes  fondamentaux , 


298  LOUIS  XIV.  [17001 

innés  dans  Tesprit  humain,  sont  la  luhière  qui  éclaire  tout  homme 
venant  en  ce  monde  *. 

Bossuet,  l'homme  du  dogme  étroit,  éclate  alors  avec  indignation 
contre  ceux  qui  donnent  à  Yhistoire  v/niverselle  d'autres  bases  que 
les  siennes  et  qui  veulent  que  les  Juifs  n'aient  pas  été  le  seul 
peuple  de  Dieu,  et  que  tout  le  reste  des  nations,  que  tous  les  Gefh 
tils,  n'aient  pas  été  livrés  à  l'idolâtrie.  La  Sorbonne,  à  la  majorité 
de  11 4  voix  contre  46 ,  condamne  la  Chine  dans  la  personne  des 
deux  jésuites;  le  docteur  Coulau  fait  amende  honorable  pour  la 
Perse,  et  Rome,  à  son  tour,  prohibe  la  tolérance  accordée  par  les 
missionnaires  aux  cérémonies  chinoises.  Les  jésuites,  trop  soute- 
nus là  où  ils  nuisaient  aux  progrès  du  genre  humain,  sont  con- 
trariés et  paralysés  là  où  ils  le  servaient  avec  intelligence  et  cou- 
rage ;  le  christianisme ,  florissant  à  la  Chine  tant  qu'il  s'y  étmt 
montré  large  et  compréhensif,  y  est  proscrit  violemment  dès  qu'on 
le  juge  exclusif  et  insociable,  et  le  grand  œuvre  de  la  synthèse  re- 
ligieuse, repoussé  par  les  chefs  de  l'Église,  est  rejeté  dans  un  ave- 
lir  inconnu. 

Après  ses  combats  contre  le  protestantisme ,  contre  l'ultramon- 
tanisme,  contre  la  nouvelle  critique  sacrée,  et  avant  la  lutte  contre 
ceux  qui  voulaient  recevoir  les  Gentils  dans  VAncienne  AUiame, 
Bossuet  avait  encore  eu  à  poursuivre  une  autre  doctrine ,  le  myh 
ticisme,  à  combattre  un  autre  adversaire,  le  plus  grand,  le  pliB 
éclatant  de  tous ,  Leibniz  excepté,  et  le  seul  qui,  dans  l'église  ca- 
tholique, fût  capable  d'être  le  rival  de  l'aigle  de  Meaux.  On  a  déjà 
nommé  Fénelon  !  Fénelon  domine  moralement  la  fin  du  grand 
règne ,  ainsi  que  Bossuet  en  a  dominé  tout  le  reste  ;  mais  il  domine 
comme  une  protestation  vivante  ;  participant  de  deux  âges  oppo- 
sés l'un  à  l'autre,  il  est  à  la  fois  le  dernier  génie  du  xvii«  siècle  et 
le  premier  du  xvni«.  Entre  Bossuet  et  lui ,  la  lutte  ne  s'engage 
directement  que  sur  un  seul  point,  mais  elle  est  indirecte  sur  bien 
d'autres. 

Fénelon  nous  est  apparu  déjà  en  plus  d'une  occasion*  fi  est 
temps  de  nous  arrêter  un  peu  plus  à  loisir  devant  cette  noble  et 

1.  Mém.  ehronologique*  et  dogmatiquut  t.  IV,  p.  165.  —  Hallam,  Hùt,  de  la  Littéra- 
ture de  rEwTope,  t.  IV,  c.  64,  —  Bausset,  Hiet.  de  Bossuet,  t.  IV.  —  Voltaire,  Siècle 
Je  Louis  XI V^  ch.  xxxxx. 


[1678]  BOSSUET   ET   FÉNELON.  299 

touchante  figur  ?,  une  des  plus  pures  et  des  plus  aimées  qui  soient 
restées  gravées  dans  le  cœur  de  la  France.  On  a  pu  réagir  contre 
Bossuet  et  mêler  Thostilité  à  une  admiration  forcée  envers  cette 
grande  mémoire  ;  mais  aucune  secte,  aucun  parti  n*a  jamais  eu  le 
courage  d'être  hostile  au  souvenir  de  Fénelon  :  tous  Font  consH 
déré  comme  appartenant  à  Thumanité  tout  entière. 

Rappeler  l'impression  que  produisait  le  premier  aspect  de  Féne- 
lon, c'est  raconter  Fénelon  tout  entier.  Jamais  homme  ne  s'est 
plus  complètement  révélé  par  sa  physionomie.  Les  belles  propor- 
tions de  ses  grands  traits  et  de  toute  sa  personne ,  le  feu  de  ses 
yeux  tempéré  par  une  douceur  incomparable,  sa  bouche  sérieuse 
et  souriante,  qui  s'entr'ouvre  comme  pour  laisser  son  &me  se 
répandre  sur  tout  ce  qui  l'entoure,  exercent  autour  de  lui  upe 
séduction  presque  irrésistible,  inspirent  aux  hommes  une  sym- 
pathie entraînante,  aux  femmes  un  attrait  chaste  et  passionné  qui 
ne  semble  point  appartenir  à  ce  monde.  On  sent  que ,  chez  cette 
nature  tendre,  le  cœur  a  hérité  de  tout  ce  qui  a  été  ravi  aux  sens 
par  les  serments  du  prêtre;  mais  ce  n'est  pMnt  ici  la  victoire 
désespérée  de  Pascal  :  le  combat  contre  la  nature  n'a  laissé  que 
de  faibles  traces  sur  cette  radieuse  physionomie;  à  peine  un  reste 
de  mélancolie  mêle-t-il  quelque  ombre  à  la  joie  sereine  qui  y 
respire.  Spinoza,  lui,  n'avait  connu  que  par  l'austère  intelligence 
la  joie  de  l'âme  qui  possède  Dieu;  Fénelon  la  connaît  par  le  sen- 
timent, et  ce  n'est  pas  cette  lumière  sans  chaleur  de  l'évidence 
rationnelle,  mais  toute  la  flamme  de  l'amour  divin,  qui  fait  rayon- 
ner son  visage  et  qui  illumine  ses  discours.  De  là  le  charme  égal 
de  sa  figure  et  de  sa  parole.  On  est  ému  avant  qu'il  ait  ouvert  la 
bouche  :  on  est  ravi,  fasciné,  quand  il  a  parlé.  Qu'il  parle  ou  qu'il 
écrive,  le  même  flot  harmonieux  et  intarissable  s'épanche  sans 
effort  d'un  cœur  que  rien  ne  saurait  épuiser. 

On  a  souvent  comparé  Vaigle  de  Meaux  et  le  cygne  de  Cambrai. 
L'un  impose,  l'autre  attendrit;  l'un  inspire  la  crainte  de  Dieu, 
l'autre,  la  confiance  en  Dieu;  l'un,  tout  en  repoussant  l'esprit 
sectaire  des  jansénistes,  a  adhéré  à  la  dure  morale  de  Port-Royal; 
l'autre,  non  moins  au-dessus  du  soupçon  quant  à  ses  mœurs  pro- 
pres, enseigne  des  maximes  moins  sombres  ;  il  n'a  pas  cette  haine 
de  la  vie  présente  :  il  ne  dit  pas,  comme  Pascal,  que  le  moi  est 


300  LOUIS  XÏV.  [1678J 

haïssable;  il  veut  qu'on  se  supporte  soi-niùme,  comme  on  sup- 
porte le  prochain  ;  qu'on  proportionne  les  pratiques  de  piété  aux 
forces  du  corps;  il  blâme  l'austérité  chagrine,  la  crainte  excessive 
de  goûter  la  joie  innocente  et  les  plaisirs  permis  ;  il  veut  qu'on 
sache  retrouver  Dieu  dans  les  douceurs  de  l'amitié,  dans  les  beau- 
tés de  la  nature  et  de  l'art.  «  Élargissez  votre  cœur!  »  s'écrie-t-il. 
Tout  respire  en  lui  cette  plénitude  et  cette  heureuse  harmonie  de 
la  vie  que  les  poètes  du  moyen  âge  exprimaient  par  ce  beau  mot 
de  liesse  et  qu'Us  ne  séparaient  pas  de  la  vaillance  et  de  la  vertu. 
Jamais  la  voie  large  du  christianisme  n'avait  trouvé  un  tel  apôtre  '. 

Dans  un  autre  ordre  d'idées,  Bossuet,  génie  demi-hébreu,  demi- 
romain,  qui  rappelle  les  grands  organisateui's  latins  de  l'église  d'Oc- 
cident, est  surtout  l'homme  de  l'ordre  extérieur,  de  la  règle,  de 
l'immuable  unité.  Fénelon,  l'esprit  à  la  fois  le  plus  évangélique  et 
le  plus  hellénique  du  xvii«  siècle,  et  qui  semble  un  Père  grec  élevé 
à  l'école  d'Athènes,  est,  dans  les  limites  de  sa  foi,  l'homme  delà 
spontanéité,  du  mouvement,  de  la  liberté.  Le  sentiment,  qui 
s'immole  si  volontiers  à  autrui,  est  précisément  en  nous  le  prin- 
cipe de  la  personnalité;  pour  se  dévouer,  il  faut  se  sentir  puis- 
samment, il  faut  être  soi. 

Sous  le  rapport  de  l'art,  Bossuet  et  Fénelon  offrent  l'étemelle 
dualité  de  la  force  et  de  la  grâce  :  l'un  est  Michel-Ange,  mais  un 
Michel-Ange  plus  serein  et  plus  antique;  l'autre  est  Raphaël;  l'un 
est  Corneille,  l'autre  est  Racine. 

Né,  en  1651,  d'une  noble  famille  du  Périgord^  et  dirigé  par  ses 
parents,  dès  l'enfance,  vers  la  profession  ecclésiastique,  Fénelon 
rêva  d'abord  de  se  consacrer  aux  missions  du  Canada ,  par  zèle 
évangélique,  puis  aux  missions  du  Levant,  par  dévotion  à  la  patrie 
d'Homère  au  moins  autant  qu'à  l'imitation  des  apôtres.  Au  lieu 
des  intîdèles  à  convertir,  on  lui  donna  les  Nouvelles  Catholiques 
(congrégation  de  protestantes  converties)  à  maintenir  dans  la  foi 
(1678).  Fixé  à  Paris  par  cet  emploi,  il  fut  bientôt  apprécié  des 
hommes  les  plus  éminents  de  l'Église  et  de  la  cour,  et  lia  surtout 
une  étroite  amitié  avec  le  duc  de  Beauvilliers.  Beauvilliers,  intel- 

1.  V.  notre  t.  XIII,  p.  459  ;  —  Œuvres  de  Fénelon,  t.  Il  ;  Lettres  spirituelles^  p.  250, 
299,  301;  édit.  Lefèvre;  1838. 

2.  Les  Salagnac  on  Salignac  de  La  Muthe-Fénelon. 


.1678-16861  FÉINELON.  301 

ligence  médiocre,  mais  âme  excellente,  subit  pour  toute  sa  vie 
un  ascendant  qu'il  aimait  trop  pour  jamais  chercher  à  s'y  sous- 
traire. Fénelon,  à  son  tour,  subit  longtemps  l'influence  de  Bossuet  ; 
la  gloire  du  grand  évèque  l'attirait  et  Bossuet  répondait  à  son 
admiration  passionnée  par  une  haute  estime  et  par  un  intérêt 
presque  paternel.  L'originalité  du  génie  de  Fénelon  était  néan- 
moins trop  forte  pour  se  laisser  altérer  par  cette  influence.  Il  y 
eut  là,  pour  le  jeune  abbé,  une  dizaine  d'années  paisibles  et 
fécondes  en  admirables  travaux  philosophiques,  religieux  et  litté- 
raires. Les  Dialogues  sur  l'Éloquence,  qui  ne  furent  publiés  qu'a- 
près sa  mort,  sont  un  des  chefs-d'œuvre  de  l'esthétique.  Il  s'y 
montre  déjà  esprit  novateur  et  systématique.  L'éclat  de  l'élo- 
quence contemporaine  ne  l'éblouit  pas;  il  nie  que  cette  éloquence 
apprise  par  cœur  et  rigoureusement  méthodique,  telle  que  la  pra- 
tiquent Bourdaloue  et  ses  émules  * ,  soit  la  véritable  éloquence 
selon  l'art  des  anciens  et  selon  les  besoins  moraux  du  christia- 
nisme. Il  voudrait  l'éloquence  parlée  et  non  l'éloquence  écrite  :  la 
vérité  semble  ici  dans  une  sorte  de  milieu;  quoi  qu'il  en  soit,  les 
remarques  et  les  avis  qui  remplissent  ses  Dialogues  sont  un  trésor 
pour  les  orateurs.  On  reconnaît ,  dans  les  DialogueSy  deux  ten- 
dances morales  très-diverses.  D'une  part,  Fénelon  trouve  chez  les 
prédicateurs  trop  de  peintures  de  mœurs,  trop  de  raisonnements 
philosophiques  et  pas  assez  de  dogme  ni  d'enseignement  évangé- 
lique,  et,  cliose  bien  singulière  chez  lui,  il  veut  qu'on  s'attache  à 
la  lettre  de  l'Écriture  et  non  au  sens  spirituel.  D'une  autre  part, 
il  montre  une  intelligence  et  une  admiration  profondes  de  l'anti- 
quité. Qui  a  jamais  expliqué  comme  lui  la  supériorité  de  l'élo- 
quence antique  !  «  Chez  les  Grecs,  dit-il,  tout  dépendait  du  peuple, 
et  le  peuple  dépendait  de  la  parole^  o.  C'est  dans  d'autres  écrits 
qu'on  voit  plus  clairement  ce- qui  le  rattache  aux  anciens,  l'amour 
(le  la  nature;  il  comprend  ce  que  La  Fontaine  sentait  d'instinct 
et  il  en  appelle  toujours  dans  les  arts  au  sentiment  et  à  la  Qaturc. 
C'est  aussi  au  sentiment  et  à  la  nature  qu'il  en  appelle  dans  la 
première  partie  de  sa  grande  œuvre  de  philosophie  religieuse,  le 
TraiU  de  V Existence  de  Dieu.  Il  admet  pleinement  la  démonstration 

1.  Bosaaet  est  pour  lui  en  dehors  "et  au^easos  de  cette  controverse. 

2.  OEuvru  de  FéneloQ,  t.  IV,  p.  469,  490. 


30Î  LOUIS   XIV.  [1678-1 0S61 

cartésienne  de  Dieu  par  la  raison  pure  ;  mais  il  juge  cette  sorte 
de  preuve  trop  abstraite  pour  la  plupart  des  hommes,  incapables 
des  opérations  purement  intellectuelles  et  habitués  à  dépendre  de 
leur  imagination.  Il  reprend  donc,  pour  commencer,  à  l'usage  du 
grafïd  nombre,  la  démonstration  du  créateur  par  l'ordre  et  la 
beauté  de  la  création  ;  il  remonte  peu  à  peu  du  monde  >1sible  au 
monde  invis^)le,  sans  jamais  oublier  qu'il  écrit  pour  les  simples 
et  pour  la  foule;  il  prépare  son  lecteur  par  degrés  à  un  ordre  de 
preuves  supérieur  et  finit  par  le  jeter  en  pleine  métaphysique. 
Cette  métaphysique,  comme  celle  de  Bossuet  dans  le  Traité  de  la 
Connaissance  de  Dieu  et  de  Soirmémey  est  toute  cartésienne;  on 
rennarque  surtout  un  beau  développement  de  la  théorie  des  idées  : 
les  idées  de  l'esprit  affirmées  universelles,  étemelles  et  immua- 
bles; ridée  de  Titifini  antérieure  à  celle  du  fini  *  ;  l'idée  de  l'unité 
présentée  conune  innée,  absolument  étrangère  aux  sens  (ce  qu*il 
démontre  parfaitement),  et  comme  une  preuve  de  Dieu.  Il  est 
très-net  sur  le  libre  arbitre,  repousse  formellement  le  détermi- 
nisme et  établit  fortement  la  volonté  propre  et  non  nécessitée.  Il 
réfute  enfin  l'atomisme  épicurien  et  y  fait  voir  une  doctrine  fon- 
dée, sans  aucune  méthode,  sur  des  suppositions  arbitraires. 

La  seconde  partie  du  Traité  est  purement  métaphysique  :  elle 
se  divise  en  deux  grands  chapitres,  dont  l'un  développe,  par  la 
méthode  de  Descartes,  la  preuve  de  la  réalité  de  Dieu  par  l'idée 
même  de  Dieu;  l'autre  réfute  Spinoza  et  expose  les  idées  propres 
de  l'auteur  sur  la  nature  divine.  La  réfutation  ne  porte  pas  à  fond 
sur  la  conception  de  Dieu  selon  Spinoza  ;  car,  ce  que  Fénelon 
réfute,  c'est  l'idée  suivant  laquelle  Dieu  ne  serait  que  la  collection 
des  êtres,  et  celte  idée  n'est  pas  celle  de  Spinoza.  C'est  bien  au 
contraire,  à  la  conception  des  êtres  particuliers  selon  Spinoza 
qu'il  s'attaque^  en  niant  qu'on  puisse  concevoir  des  modes  en  Dieu 
et  en  établissant  que  ces  prétendus  modes  sont  des  êtres  créés  de 
Dieu,  mais  qui  né  modifient  point  Dieu.  Du  reste,  on  retrouve 
chez  lui  tout  ce  qu'il  y  a  de  vrai  chez  Spinoza,  et  même  quelque 
chose  de  plus  que  le  vrai,  quant  au  mépris  de  tout  ce  qui  est 
relatif  et,  par  conséquent ,  des  êtres  particuliers  et  de  leur  néant. 


1.  Ceci  ai  également  démoutré  par  Leibniz. 


[te7S^6M]  THÉODICÉE  DE  FÉNELON.  303 

n  accorde  que  Dieu  est,  éminemmeut  et  d'une  manière  parfaite, 
tout  ce  qu'il  y  a  de  réel  et  de  positif  dans  les  êtres  qui  existent  et 
tout  ce  qu'il  y  a  de  positif  dans  les  essences  des  êtres  qui  pour- 
raient exister  ;  le  propre  des  êtres  particuliers  n'est  que  la  limite, 
que  l'imperfection  qui  resserre  l'être.  Il  y  a  en  Dieu  une  infinité 
d'archétypes  qui  représentent  tous  les  degrés  possibles  de  l'être  et 
qu'il  réalise  hors  de. lui  dans  la  création.  Nous  voyons  en  Dieu 
ceux  de  ces  archétypes  ou  êtres  généraux  que  Dieu  nous  a  rendus 
capables  de  connattre,  et  nous  voyons  les  êtres  particuliers  en 
eux-mêmes,  par  la  faculté  que  Dieu  nous  donne  de  les  concevoir 
et  qui  n'est  pas  naturelle  à  notre  àme  :  notre  Ame  ne  concevrait 
naturellement  qu'elle-même  et  Dieu.  Nous  ne  connaissons  que 
deux  genres  ou  archétypes,  la  pensée  et  l'étendue.  Dieu  renferme 
en  lui  ces  deux  genres  conune  tous  les  autres  genres  possibles. 
Si  Dieu  n'était  qu'esprit,  que  pensée,  il  n'aurait  aucun  pouvoir 
sur  la  nature  corporelle,  étant  sans  rapport  avec  elle  * .  Tout  cela 
est  bien  près  de  Spiuoea.  Tout  ce  que  dit  admirablement  Fénelon 
de  l'Être  un,  simple,  immuable,  éternel,  immense,  ne  diffère 
guère  de  Spinoza  que  par  la  forme  libre  du  sentiment  substituée 
à  la  forme  rigoureuse  de  la  géométrie,  et  le  solitaire  d'Amster- 
dam n'eût  pas  désavoué  l'invocation  qui  termine  le  beau  livre  de 
Fénelon,  cette  aspiration  ardente  à  l'anéantissement  de  toutes  les 
idées  de  rapports  pour  ne  plus  voir  que  le  vrai  en  soi,  que  Dieu 
dans  son  unité  et  sa  simplicité  absolues. 

Ce  n'est  pas  dans  ce  Tro'itè^  mais  dans  un  écrit  postérieur,  que 
Fénelon  s'éloigne  radicalement  de  Spinoza,  en  soutenant  la  liberté 
de  Dieu  contre  Malebranche;  celui-ci,  avant  Leibniz,  avait  posé  le 
principe  de  Voptimisme  et  affirmé  que  Dieu ,  libre  de  créer  ou  de 
ne  pas  créer,  avait  nécessairement ,  une  fois  décidé  à  créer,  pro- 
duit le  monde  le  plus  parfait  possible.  Fénelon  répond ,  avec  une 
grande  profondeur,  que,  quelque  degré  de  perfection  relative^ 

1.  Il  définit  retendue  en  Dieu  par  Vimmtfuitéj  c'est-à-dire  retendue  infinie  qui  ne 
peut  être  divisée  ni  mesurée.  —  La  définition  du  caUchismef  d'après  T Écriture  : 
X  Dieu  est  un  pur  esprit  »>f  veut  dire  seulement  que  Dieu  n'a  pas  de  corps;  que  Dieu 
n'est  pas  composé  de  parties. 

2.  Relalue.  parce  que  la  perfection  ab$olue  n'est  qu'en  Dieu  et  n'est  pas  eommu- 
nicable.  — OLuue$  de  Fénelon,  t.  III,  p.  29;  BéfukUion  du  itfitèmâ  du  père  Maie- 
branche» 


3 Mi  •  LOUIS    XJV.  [167846861 

que  Dieu  eût  choisi  pour  son  œuvre,  il  y  aurait  toujours  un  autre 
degré  au-dessus*,  les  degrés  entre  le  néant  et  Fêtre  infini  étant 
innombrables.  Par  conséquent,  il  n*y  a  pas  de  plus  parfait  et  Dieu 
n*a  point  été  déterminé  à  créer  un  inonde  plutôt  qu'un  autre. 

Fénelon  essayait  sa  force,  dans  les  sujets  les  plus  divers,  avec 
une  souplesse  merveilleuse.  Il  descend,  sur  ces  entrefaites,  de  ces 
matières  sublimes  à  un  objet  plus  modeste,  mais  dont  il  avait  sai- 
nement apprécié  toute  la  portée.  A  cette  période  de  sa  vie  appar- 
tient le  Traité  de  réducation  des  filles,  œuvre  dictée  par  l'amitié  et 
composée  pour  aider  madame  de  Beauvilliers  à  diriger  sa  jeune 
famille.  C'était  bien  au  théologien  du  sentiment  qu'il  appartenait 
de  s'occuper  ainsi  de  la  femme  et  de  comprendre  à  quel  point 
importe  l'éducation  du  sexe  sur  lequel  reposent  les  mœurs  sociales 
et  la  famille.  Il  n'existait  point  alors  de  système  d'éducation  pour 
les  filles  :  la  plupart ,  livrées  à  l'ignorance  et  au  hasard  par  la 
négligence  des  parents,  n'avaient  guère  d'autre  culture  que  les 
pratiques  dévotes  du  couvent;  quelques- nnes,  par  la  tendance 
paternelle  et  leur  propre  énergie,  étaient  élevées  en  hommes  d'ac- 
tion et  de  science.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'était  une  condition  normale 
aux  yeux  de  Fénelon.  Il  préfère  l'éducation  de  la  famille  à  celle  du 
couvent  :  c  Si  les  couvents  sont  mondains,  dit-il,  on  s'y  fait  une 
idée  trop  flatteuse  du  monde;  s'ils  sont  austères,  on  ne  s'y  pré- 
pare point  à  la  vie  du  monde,  où  l'on  arrive  comme  au  grand 
jour  en  sortant  d'une  caverne.  »  Quant  aux  femmes  savantes  :  «  U 
doit  y  avoir  pour  leur  sexe  »,  dit-il  avec  ce  charme  singulier  d'ex- 
pression qui  lui  est  propre,  «  une  pudeur  sur  la  science,  presque 
aussi  délicate  que  celle  qui  inspire  l'horreur  du  vice  ».  S'il  n'ac- 
corde pas  tout  à  fait  assez  au  développement  intellectuel  de  la 
femme  ,*il  est  admirable  sur  tout  ce  qui  tient  au  développement 
moral.  Ses  préceptes  moraux  sont  sévères,  non  de  cette  sévérité 
qui  ne  comprime  point  l'âme ,  mais  qui  l'élève  vers  l'idéal  et  que 
tempère  une  sorte  d'attendrissement  particulière  à  son  génie.  On 
rencontre  à  chaque  page  une  foule  d'observations  fines  et  pro- 
fondes, de  conseils  précieux,  qui  n'ont  pas  été  surpassés  ni  peut- 
être  égalés  depuis  ' . 

l.  V.  ce  charmant  passage  où  il  indique  si  délicatement  combien  l'élégante  sim- 
plicité  des  anciens  était  plus  favorable  à  la  vraie  beauté  que  les  modes  contempo- 


[1686-1689)  FÉNELCTN.    DE  L'ÉDUCATION.  305 

Cet  excellent  traité  est  d'ailleurs  en  grande  partie  applicable 
.  aux  enfants  des  deux  sexes.  La  méthode  de  Fénelon  est  tout  Top- 
posé  de  la  rude  et  brutale  éducation  du  moyen  âge  :  tout  y  est 
douceur  et  raisonnement  ;  elle  se  plie  à  l'enfant  au  lieu  de  plier 
Tenfant  à  une  règle  inflexible  ;  elle  le  jette ,  comme  fait  la  nature, 
au  milieu  des  choses,  au  lieu  de  l'enfermer  dans  les  abstractions; 
elle  l'instruit  en  se  jouant,  en  racontant,  en  excitant  avec  art  le 
désir  naturel  de  connaître ,  en  utilisant  les  petits  incidents  de  la 
vie.  On  trouve  en  germe,  dans  l'œuvre  de  Fénelon ,  presque  tout 
ce  qui  a  été  tenté  depuis  pour  transformer  l'enseignement  *. 

Cet  ouvrage  devait  décider  de  la  destinée  de  Fénelon.  Un  autre 
livre,  le  Traité  du  ministère  des  pasteurs^  qui  traite  de  la  transmis 
sion  iiiinterrompue  du  ministère  ecclésiastique  depuis  les  apôtres, 
eut  toutefois  sur  sa  carrière  une  influence  plus  immédiate  et  lui 
fit  confier  la  mission  du  Poitou ,  après  la  révocation  de  l'Édit  de 
Nantes  (1686)  :  il  y  déploya  toutes  les  vertus  évangéliques  et  fut 
presque  le  seul  missionnaire  qui  obtint  des  succès  sérieux  et 
durables,  en  gagnant  les  cœurs  de  ces  populations  persécutées  et 
en  ne  leur  imposant  pas  d'autorité  les  pratiques  qui  les  choquaient 
le  plus.  Aussi  les  zélés  ne  manquèrent-ils  pas  de  se  récrier  contre 
sa  douceur  exagérée  et  réussirent-ils,  pendant  quelque  temps, 
à  lui  fermer  l'accès  aux  dignités  ecclésiastiques.  Cette  espèce  d'é- 
clipse  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Les  amis  de  Fénelon  grandis- 
saient en  crédit  :  le  fils,  les  filtes,  les  gendres  de  Colbcrt  étaient 
étroitement  unis  avec  madame  de  Maintenon  ;  Fénelon,  introduit 
près  d'elle,  la  charma  comme  il  charmait  tout  le  monde,  et  bientôt 
elle  prêta  son  puissant  concours  au  duc  de  Beau^lliers,  nommé 
gouverneur  du  duc  de  Bourgogne,  pour  faire  appeler  Fénelon 
aux  fonôtions  de  précepteur  du  jeune  prince  (1689). 

Fénelon  n'avait  pas  brigué  la  mission  d'élever  l'héritier  du  trône, 
mais  on  ne  saurait  douter  qu'il  ne  l'eût  fortement  désirée.  Il  coU' 

raineSf  qui  tendaient  à  se  surcharger  et  à  se  maniérer  de  plus  en  plus.  —  Et,,  dans 
une  tout  antre  matière,  ses  sages  avis  contre  les  petites  superstitions  qui  sont  toute 
la  religion  de  tant  de  femmes  :  «  Il  ne  faut  jamais  laisser  mêler  dans  la  foi  ou  dans 
les  pratiques  de  piété  rien  qui  ne  soit  tiré  de  l'Évangile,  ou  autorisé  par  une  appro- 
bation constante  de  l'Église  »,  etc.  ORworw  de  Fénelon,  t.  III,  p.  480  et  suiy. 

1.  Il  serait  intéressant  de  comparer  le  livre  de  Fénelon  avec  le  TraHi  de  VÉduca^ 
tUm  de  Locke,  postérieur  de  quelques  années,  ouvrage  qui  est,  comme  la  politique 
de  Locke,  dans  une  bien  meilleure  voie  que  sa  métaphysique. 

XIV.  20 


306  LOUIS  XIV.  [1689-1695] 

vait  au  fond  de  Tâme  une  haute  ambition,  l'ambition  de  Phomme 
de  bien ,  celle  pour  laquelle  le  pouvoir  est  un  instrument  et  non 
un  but.  Bossuet  n*avâit  fait  de  la  politique  que  pour  imposer  d'une 
façon  générale  et  abstraite  le  respect  de  ce  qui  ei^istait ,  et  ce  qai 
existait,  c'est-à-dire  la  monarchie  absolue,  était  pour  lui  l'idéal 
même.  Fénelon,  au  contraire,  débordait  du  besoin  de  nouveautés, 
d'améliorations  pratiques,  de  changements  qui  n'étaient  pas  tous, 
comme  on  le  verra,  des  changements  en  avant.  Fénelon  n'était 
point  isolé  :  on  a  déjà  indiqué  ailleurs  la  formation  d'un  groupe 
d'hommes  qui  aspiraient  aux  réformes,  la  plupart,  en  vue  de  sou- 
lager les  souffrances  populaires ,  dont  ils  étaient  profondément 
pénétrés ,  quelques  autres ,  par  des  sentînaents  d'une  nature  bien 
différente;  ainsi,  Beauvilliers  et  Chevreuse  voulaient,  sans  système 
bien  défini,  mfiis  avec  quelque  tendance  aristocratique,  la  modé- 
ration, la  paix,  le  bien  du  peuple;  Catinat  souhaitait  les  mêmes 
choses  avec  plus  de  lumières  ;  Racine  appliquait  aux  maux  de  son 
pays  cette  tendresse  de  cœur  qu'il  avait  versée  sur  tant  de  passions 
idéales;  Vauban  cherchait  scientifiquement  dans  de  vastes  études 
économiques  les  moyens  de  réaliser,  aux  dépens  d'injustes  privi- 
lèges, le  l)ien  que  rêvaient  ses  amis;  le  jeune  duc  de  Saint-Simon 
représentait  un  principe  contraire,  im  esprit  d'opposition  sourde- 
ment irrité  contre  la  monarchie  absolue ,  non  parce  qu'elle  acca- 
blait le  peuple,  mais  parce  qu'elle  annulait  l'influence  politique 
de  la  noblesse  et  affaiblissait  ses  privilèges.  Enfin ,  à  distance  et 
ne  tenant  qu'aux  extrémités  du  groupe,  apparaissaient  des  esprits 
excentriques,  tels  que  Bois-Guillebert  et  l'abbé  de  Saint -Pierre, 
qui  sont  l'exagération  de  Vauban,  et  Boulainvilliers,  qui  est  l'exa- 
gération de  Saint-Simon.  Fénelon  résumait  et  fondait,  pour  ainsi 
dire,  en  lui,  ces  éléments  disparates  qui  faisaient,  grâce  aux  séduc- 
tions de  sa  personne,  l'illusion  d'un  tout  harmonieux. 

Fénelon  s'appliqua  donc  à  préparer  l'avenir  par  son  élève,  tout 
en  s'cfforçant  d'agir  sur  le  présent  par  madame  de  Maintenon. 
On  a  conservé  les  conseils  qu'il  lui  donnait  par  écrit  pour  diriger 
le  roi  :  41  s'y  exprime  avec  une  franchise  qui  est  presque  de  la 
rudesse  sur  le  compte  de  Louis  XIV  * .  Il  n'y  avait  aucune  sympa- 

1.  Rulhiére,  Éclaircissementt  tur  la  Révocation,  etc.,  p,  251. 


(Î689-1695J  FÉINELON    ET   BOURGOGNE.  307 

thie  entre  ces  deux  natures  :  on  peut  répéter  sur  ce  point  à  l'égard 
de  Fénelon  ce  que  nous  avons  déjà  dit  de  La  Fontaine.  Maintenon, 
Beauvilliers  et  Ghevreuse  n'osant  point  presser  assez  énergique- 
ment  le  roi  de  faire  la  paix ,  Fénelon  prit  le  parti  d'intervenir 
directement  par  cette  fameuse  lettre  anonyme  que  nous  avons 
citée  plus  haut  *  et  qui  contient  sa  politique  extérieure.  On  doit 
convenir  que  c'est  la  destruction  de  la  politique  nationale  ait 
profit  d'une  forme  surannée  du  droit  des  gens.  A  l'intérieur,  quant 
au  gouvernement  de  la  société,  on  va  voir  dans  quelle  direction  M 
poussa  son  élève. 

L'éducation  du  duc  de  Bourgogne  présenta,  dès  l'origine,  un 
contraste  presque  com|i|9t  avec  la  célèbre  éducation  du  dauphin  \ 
D'un  côté,-  il  n'y  avait  eu  ni  familiarité,  ni  intimité  entre  le  maître 
et  le  disciple,  l'austère  génie  de  Bossuet  ne  sachant  pas  se  faire 
petit  avec  les  petits  ;  l'enseignement  avait  été  donné  de  haut  et  à 
distance,  avec  les  vieilles  rigueurs  scolastiques  comme  moyen  de 
coercition.  De  Fautre  côté,  les  deux  existences  du  précepteur  el 
de  l'élève  furent  mêlées  à  n'en  plus  faire  qu'une  :  l'élève,  conduit 
par  l'afTection  et  par  la  raison ,  fut  habitué  à  ne  sentir,  à  ne 
vivre  que  dans  son  maître.  Le  succès  fut  aussi  différent  que 
les  méthodes  :  il  est  vrai  que  les  deux  illustres  maîtres  avaient 
eu  à  travailler  sur  des  naturels  bien  différents  ;  le  dauphin, 
né  sans  vertus  et  sans  vices ,  resta  médiocre ,  tel  que  la  nature 
l'avait  fait  :  le  duc  de  Bourgogne ,  né  avec  les  germes  de  grands 
vices  et  d'éclatantes  vertus,  étouCDa,  par  la  force  de  la  volonté  et 
de  l'esprit  religieux ,  la  violence ,  l'orgueil ,  l'obstination  qui 
avaient  signalé  son  enfance,  donna  à  ses  facultés  intellectuelles  et 
morales  tout  le  développement  qu'elles  pouvaient  recevoir  et  de- 
vint tel,  sous  la  main  de  Fénelon,  que  l'heureux  maître  n'eut  plus, 
eB  quelque  sorte,  qu'à  modérer  son  ouvrage. 

Il  faut  maintenant,  comme  nous  avons  fait  pour  Bossuet,  suivre 
le  développement  de  la  pensée  de  Fénelon  dans  les  livres  écrits^ 
pour  son  élève.  On  le  voit  d'abord  éveiller  cette  jeune  intelligence 
par  une  série  de  Fables ,  qui  commencent  par  les  récits  les  plus 
enfantins  pour  arriver  à  de  petits  pommes  moraux  très-hardis  de 

1.  y.  ci-dessus,  p.  186. 

2.  V.  notre  t.  XUl,  p.  244  et  suivantes. 


308  LOUIS   XIV.  [1689-16951 

tendance  *  ;  puis  aux  Fables  succèdent  les  Dialogues  des  Morts. 
Fontenelle  avait  déjà  récemment  mis  aux  prises ,  d'une  façon 
piquante  et  paradoxale ,  les  morts  fameux  de  Tbistoire  ancienne 
et  moderne  :  Fénelôn  reprend  ce  thème  dans  un  but  plus  sérieux. 
11  flétrit  le  despotisme  oriental ,  c  ce  gouvernement  barbare  où  il 
n*y  a  de  lois  que  la  volonté  d*un  homme  »  :  il  condamne  les  con- 
quêtes ;  <  toutes  les  guerres  sont  des  guerres  civiles  :  chacun 
doit  infiniment  plus  au  genre  humain,  qui  est  la  grande  patrie, 
qu'à  la  patrie  particulière  dans  laquelle  il  est  né  »  ;  il  balance  ce 
que  cette  maxime  peut  avoir  de  dangereux  par  de  très-saines 
notions  sur  la  société,  sur  la  patrie,  qui  existe,  non  par  une  con- 
vention arbitraire,  mais  par  la  nature  des  choses,  par  la  raison, 
qui  est  la  vraie  nature  des  animaux  raisonnables  ;  il  va  jusqu'à 
avancer  qu'on  n'est  pas  libre  de  renoncer  à  sa  patrie,  t  L*anarchîe 
n'est  le  comble  des  maux  que  parce  qu'elle  est  le  plus  extrême 
despotisme....  Il  faut  un  milieu....  des  lois  écrites,  toujours  con- 
stantes et  consacrées  par  toute  la  nation,  qui  soient  au-dessus 
de  tout....  une  liberté  modérée  par  la  seule  autorité  des  lois,  dont 
ceux  qui  gouvernent  ne  devraient  être  que  les  simples  défenseurs. 
Celui  qui  gouverne  doit  être  le  plus  obéissant  à  la  loi.  Sa  personne 
détachée  de  la  loi  n'est  rien  *.  » 

Parmi  ces  vues  nettes  et  simples ,  il  laisse  échapper  des  idées 
plus  hasardées  ',  qui  ne  sont  pas  une  boutade  ni  un  accident  chez 
lui.  11  hait  les  complications,  les  raffinements,  les  relations  mul- 
tiples de  la  civilisation  :  Solon,  dont  il  emprunte  la  voix  (Solon  et 
Jusiinien),  ne  voudrait  ni  dispositions  par  testament,  ni  adoptions, 
ni  exhérédations ,  ni  substitutions ,  ni  échanges  :  il  ne  voudrait 
qu'une  étendue  très-bornée  de  terre  dans  chaque  famille  ;  que  ce 
bien  fût  inaliénable ,  et  que  le  magistrat  le  partageât  également 
aux  enfants,  après  la  mort  du  père.  Quand  les  familles  multiplie- 
raient trop,  on  enverrait  une  partie  du  peuple  fonder  une  colonie. 
Ce  n'est  là  sans  doute  qu'un  idéal  en  partie  irréalisable  à  ses 
propres  yeux  ;  mais  il  s'y  complaît  :  faute  d'admettre  le  progrès 
nécessaire  de  la  société ,  il  donne  l'exemple ,  qui  sera  suivi  par 
un  philosophe  plus  radical,  de  reporter  l'idéal  en  arrière. 

1.  y.  U  Nil  et  le  Gange;  OEutres  de  Fénelon,  t.  II,  p.  j99. 

2.  V.  les  Dialogues  de  Socrate  el  Àlcibiadef  et  de  Coriolan  et  Camille, 


[f689.t695]  DIALOGUES   DES  MORTS.  309 

Entre  les  rois  de  France,  c'est  Louis  XII  qu'il  offre  pour  modèle 
à  son  élève  :  il  est  sévère  jusqu*à  l'excès  pour  Louis  XI  et  Fran- 
çois I^  ;  entre  les  ministres  »  il  accorde ,  on  ne  sait  pourquoi ,  la 
préférence  à  Ximenez,  qui  a  préparé  la  ruine  de  l'Espagne ,  sur 
'Richelieu,  qui  a  fait  la  grandeur  de  la  France.  Mazarin  est  trop 
maltraité  *.  On  peut  contester  les  jugements  sur  les  personnes» 
mais  non  l'esprit  de  légalité  et  d'humanité  qui  est  au  fond. 

Vers  le  même  temps  est  écrite,  ou  du  moins,  commencée,  une 
œuvre  beaucoup  plus  considérable,  mais  qui  n'est  point  immé- 
diatement communiquée  à  l'élève.  Fénelon  la  réserve  pour  une 
époque  plus  avancée  de  la  jeunesse.  Cette  œuvre,  aussi  nouvelle 
dans  notre  littérature  par  la  forme  que  par  le  fond ,  est  un  grand 
poème  en  prose  ;  c'est  Tèlémaque,  Le  temps  eût  manqué  à  Fénelon 
pour  l'écrire  en  vers  ;  mais  il  n'y  a  pas  seulement  ici  question  de 
temps  ou  de  don  naturel,  mais  question  de  système.  Ce  génie,  qui 
comprend  si  bien  le  fond  de  la  poésie,  en  apprécie  peu  la  forme 
nécessaire  '.  U  déplace  les  bornes  des  arts  et  donne  un  signal  de 
décadence  par  un  chef-d*œuvre. 

L'ordonnance  du  Tèlémaque  n'est  nouvelle  qu'à  force  d'être  an- 
cienne, car  elle  est  calquée  sur  l'épopée  antique.  Le  choix  du  sujet 
est  également  emprunté  à  Homère,  tant  Fénelon  est  attiré  par 
«  cette  aimable  simplicité  du  monde  naissant  »,  qui  brille  dans  la 
Grèce  primitive.  Le  Tèlémaque  est  une  Odyssée  transformée  par 
Platon  et  par  le  christianisme;  sa  narration  claire,  fluide,  un  peu 
surabondante,  est  comme  baignée  de  cette  lumière  élyséenne  que 
Fénelon  peint  avec  tant  de  suavité. 

La  formation  d'un  roi  modèle  est  naturellement  l'idée  qui  rem- 
plit tout  le  livre.  Bossuet,  dans  la  Politique  de  l'Écriture  sainte , 
veut  porter  le  roi  au  bien  en  l'exaltant  comme  l'image  de  Dieu, 
comme  un  dieu  terrestre.  Fénelon  prend  le  procédé  contraire  : 
il  montre  à  son  élève,  non  pas  im  roi  idéal,  mais  les  rois  tels 

1.  Ceat  dans  an  de  ces  Dialoguei  que  le  mot  de  philanthropie  apparaît,  li  nous  ne 
noos  trompons,  pour  la  première  fois.  Y.  Dialogue  de  Socratt^  Alcibiadt  «I  flvum.  Il 
était  digne  de  Fénelon  de  le  créer.  —  La  préférence  accordée  par  Fénelon  aux  Grecs 
sor  les  Romains  est  remarquable.  Bossnet  eût  fait  le  contraire.  «  Les  Grecs  ont  seuls 
la  gloire  d'ayoir  fidt  des  lois  fondamentales  pour  conduire  un  peuple  sur  des  prin- 
cipes philosophiques,  n  —  Dialogue  de  Solon  «I  de  JutUnim» 

2.  y.  sa  correspondance  avec  La  Mothe  (1713;-1714),  où  U  manifeste  son  dépit 
contre  les  exigences  de  la  yersification  et  contre  la  rime. 


310  LOUIS  XIV.  [1689-1695] 

qu*ils  sont,  les  rois  joignant  aux  faiblesses  qu'ils  part^^ent  avec 
les  auti  es  hommes  toutes  celles  qui  sont  Tapanage  particulier  de 
leur  condition;  il  rabat  incessamment  Torgueilnatif  du  prince, 
appuie  avec  une  insistance  opiniAtre  sav  les  fatales  conséquences 
du  pouvoir  absolu,  de  l'esprit  de  conquête,  ne  cesse  de  répéter 
que  tous  ne  doivent  pas  être  à  un  seul,  mais  un  seul  à  tous,  pour 
faire  leur  bonheur,  etc.  On  a  voulu  nier  les  allusions  du  Télèmaque: 
elles  y  fourmillent  ;  tout  le  livre  n'est,  pour  ainsi  dire,  qu'allu- 
sions, et  c'était  inévitable  et  involontaire.  Sèsostris,  Idomènèe  sur- 
tout, Idamènée,  nourri  dans  des  idées  de  faste  et  de  hauteur,  trop 
absorbé  dans  le  détail  des  affaires,  négligeant  l'agriculture  pour 
s'adonner  au  luxe  des  bâtiments,  c'est  Louis  XIV  ;  Tyr,  c'est  la 
Hollande;  Protèsilas,  c'est  Louvois;  W coalition  contre  Idomènèe, 
c'est  la  ligue  d'Augsbourg;  les  tours  des  montagnes,  ce  sont  les 
places  du  Rhin  et  de  Belgique,  «  les  places  fortes  bâties  sur  la 
terre  d'autruî  ».  Certains  discours  de  Mentor  k  Idomènèe  rappellent 
tout  à  fait  la  lettre  anonyme  à  Louis  XIV.  Par  compensation,  les 
excuses  philosophiques  que  donne  Mentor  des  fautes  des  rbis, 
s'appliquent  également  à  Louis.  Enfin,  Mentor  disant  à  Télèmaqne  : 
fl  Les  dieux  vous  demanderont  plus  qu'à  Idomènèe,  parce  que  vous 
avez  connu  la  vérité  dès  votre  jeunesse,  et  que  vous  n'avez  Jamais 
été  livré  aux  séductions  d'une  trop  grande  prospérité  »  ;  c'est 
évidemment  Pénelon  parlant  au  petit-fîls  du  Grand  Roi. 

On  a  prétendu  que  le  gouvernement  de  Salente  n'exprimait  pas 
sérieusement  la  politique  de  Fénelon.  C'est  une  erreur.  Salente  est 
l'idéal  de  Fénelon,  l'idéal  non  pas  exactement,  mais  approximati- 
vement réalisable;  au  delà  de  cet  idéal,  il  a  laissé  apercevoir  le 
rêvci  l'utopie  chimérique  à  ses  propres  yeux  ;  c'est  plus  que  la 
république  de  Solon^  que  nous  rappelions  tout  à  l'heure,  c'est  la 
république  de  Bètique,  c'est-à-dire  la  vie  de  tribu,  avec  la  com- 
munauté non-seulement  des  terres,  mais  des  objets  mobiliers,  la 
communauté  absolue.  Salente,  au  contraire,  c'est  la  société  orga- 
nisée, et  avec  plus  d'inégalité  et  d'aristocratie,  à  quelques  égards, 
qu'il  n'en  existait  dans  la  France  de  Louis  XIV.  A  Salenù,  les  con- 
ditions sont  réglées  par  la  naissance;  la  haute  noblesse  est  au 
premier  rang,  t  avant  même  ceux  qui  ont  le  mérite  et  l'autorité 
des  emplois  ».  Les  belles  actions  donnent  seulement  un  commen- 


fl68»-i695]  TËliËMAQUE.  311 

cernent  de  noblesse.  Les  arts  de  luxe  et  les  changements  dans  les 
habits  sont  interdits  *.  Tout  est  réglé  par  la  loi,  les  repas,  les  bâti- 
ments, rétendue  des  terres  que  chaque  famille  peut  posséder.  Il 
semble  difficile  de  faire  concorder,  avec  cette  prohibition  com- 
plète du  luxe  et  des  modes ,  les  grands  encouragements  que  Fé- 
nelon  voudrait  donner  au  commerce.  C'est  par  la  liberté  qu'il 
entend  favoriser  le  commerce  :  «  Il  faut  que  le  prince  ne  s'en 
mêle  point,  de  peur  de  le  gêner;  qu'il  ne  le  gêne  pas  pour  le  tour- 
ner selon  ses  vues  ».  Ceci  est  très-remarquable  :  c'est  une  nouvelle 
école  économique  qui  commence.  Cette  opinion  est  partagée  plus 
ou  moins  complètement  par  tout  le  groupe  dont  nous  avons 
parlé'  (1. 111,1.  vm,  1.  x). 

Pour  l'éducation,  il  dit  nettement  que  t  les  enfants  appartien- 
nent moins  à  leurs  parents  qu'à  la  république  »,  et  doivent  être 
élevés  dans  des  écoles  publiques'  (1.  xi). 

Sur  le  culte,  il  réclame  au  contraire  vivement  contre  Tinter- 
vention  de  l'État  et  la  prétention  des  rois  à  régler  la  religion  ;  la 
décision  en  cette  matière  n'appartient  qu'aux  amis  des  dieux  (à 
l'Église)  :  le  roi  ne  doit  que  faire  respecter  leur  jugement  (1.  xxii). 

Le  fond  de  sa  pensée  est  donc  une  monarchie  réglée  par  des 


1.  l\  réfute  la  maxime  qui  veut  que  le  luxe  serre  à  nourrir  les  paurres  aux  dépeoa 
des  riches  :  les  paurres  seraient  bien  mieux  employés  à  multiplier  les  fruits  de  la 
terre  qu'à  amollir  les  riches  en  leur  préparant  des  instruments  de  volupté.  —  Il  veut 
qu'on  réserfe  les  splendeurs  des  beaux-arts  pour  les  temples  et  pour  les  édiflcei 
publics;  car  il  est  bien  loin  de  proscrire  les  beaux-arts  comme  inutiles,  lui,  le  plus 
artiste  des  écrivains  du  grand  siècle,  parée  qu*il  est  le  plus  antique  ;  lui  qui  a  le  premier 
ressaisi  le  lien  intime  des  arts  plastiques  avec  Téloquence  et  la  poésie,  et  qui  y  puise 
sans  cesse  des  ima^^s  et  des  comparaisons. 

2.  n  vent  la  liberté  du  conmierce  extérieur  comme  intérieur.  «  C*efi  par  un  effet 
de  1a  Providence  que  nulle  terre  ne  porte  tout  ce  qui  sert  à  la  vie  humaine  ;  car  le 
besoin  invita  tous  les  hommes  au  commerce  pour  se  donner  mutuellement  ce  qui  leur 
manque^  et  ce  besoiii  est  le  lien  de  la  société  entre  les  nations;  autrement,  tous  les 
peuples  du  monde  seraient  réduits  à  une  seule  sorte  d'habits  et  d'aliments  ;  rien  ne 
les  inviterait  à  se  connaître  et  à  s'entretenir.  » 

3.  n  est  à  observer  que  le  grand  docteur  du  moyen  Age,  saint  Thomas  d'Aquin, 
professe  la  même  doctrine.  «  Ad  eum  qui  rempubÛcam  régit  pertinet  ordinare  de 
nutritlonibus  et  instructionibus  Juvenum,  in  quibus  exerceri  debeant,  et  quales  dis- 
ciplinas tmusquisque  addiscere  et  uaqnequ6  habeat.  *•  —  Y.  Conirà  impugnantês  reli- 
gUmmn.  On  voit  que,  s'il  y  a  des  réserves  à  fiaire  sur  les  doctrines  des  théologiens 
ioolastiques^o'est  en  faveur  de  la  famille  et  non  de  Tétat,  à  qui  ils  donnent  tout.  On 
n'avait  pas  encore  inventé,  dans  Tintérét  du  monopole  ecclésiastique,  la  maxime  que 
Yéua  n*a  pat  le  droit  S  enseigner. 


342  LOUIS  XIV.  [1698-1695] 

lois  fixes,  qui  ne  laissent  rien  à  l'arbitraire  du  roi,  et  appuyée  sur 
une  hiérarchie  fortement  aristocratique ,  toutefois  sans  privilèges 
de  classes  quant  à  la  juridiction  et  aux  impôts;  point  de  cour, 
^  point  de  faste  ni  d'étiquette  royale  ;  l'agriculture  et  la  paix  consi- 
dérées comme  les  deux  grands  intérêts  de  l'État.  Il  ne  discute  pas 
les  principes  fondamentaux  dans  Tèlèmaque  et  n'a  jamais  composé 
de  traité  de  philosophie  politique.  On  voit,  en  comparant  ses  di- 
vers écrits  avec  le  livre  publié  par  son  disciple  Ramsay,  comme 
résumé  de  ses  conversations  *,  qu'il  reconnaît  que  le  pouvoir  tem- 
porel «  vient  de  la  communauté  des  hommes  qu'on  nomme  na- 
tion »  ;  mais  qu'en  même  temps,  il  confond  l'existence  nécessaire 
et  providentielle  de  la  société  avec  les  formes  que  reçoit  la  société 
et  dénie  au  peuple  le  droit  de  changer  ces  formes  une  fois  établies, 
comme  si  elles  étaient  l'œuvre  directe  de  la  Providence.  Le  roi 
peut  faire  des  concessions;  le  peuple  n'a  pas  droit  de  les  arracher 
ni  de  changer  de  roi.  Le  roi  de  fait  n'est  pas  le  roi  de  droit.  Féne- 
lon  est  sur  ce  point  plus  nettement  légitimiste  que  Bossuet  lui- 
même.  Il  nie  aux  rois  le  droit  de  pénétrer  dans  la  conscience 
de  leurs  sujets,  et  de  toucher  aux  biens  des  particuliers,  si  ce  n'est 
pour  les  nécessités  publiques.  Il  penche  pour  une  monarchie  tem- 
pérée par  un  sénat  héréditaire  quant  à  la  législation  et  par  la 
nécessité  du  consentement  populaire  quant  aux  impôts.  Il  se  rap- 
proche donc  beaucoup  de  la  constitution  anglaise,  mais  en  accor- 
dant moins  au  peuple. 

Trop  attaché  encore  à  la  monarchie  pour  admettre  la  souverai- 
neté du  peuple,  il  en  prévoit  cependant  l'avènement  si  les  rois  ne 
s'amendent  pas.  «  Il  viendra  une  révolution  soudaine  et  violente, 
qui,  loin  de  modérer  leur  autorité  excessive,  l'abattra  sans  res- 
source... » 

L'éducation  donnée  par  Fénelon  au  petit-fils  de  Louis  XIV  sapait 
tout  le  système  de  Louis  XTV.  Cela  ne  pouvait  durer  jusqu'au  bout 
sans  un  éclat.  Il  fallait  que  Fénelon  gagnât  le  roi  ou  fût  brisé  par 
lui.  Les  idées  de  paix,  de  modération  envers  l'étranger,  de  soula- 
gement du  peuple,  avaient  obtenu  accès  près  de  Louis,  comme  le 

1.  Etiai  wr  U  Govntmement  civil;  1724. —  On  do  pent  pas  accepter -te  livre  sans 
réserve  comme  la  pensée  de  Fénelon.  Ramsay  a  bien  pn  interpréter  Fénelon  sur 
quelques  point!  d'après  ses  pr^ujfés  de  jacobite  anglais. 


11695]  LOUIS  XIV   ET   FÈNELON.  313 

prouvaieol  les  négociations  de  Ryswick;  mais  son  esprit  restait 
inabordable  à  toute  idée  de  réforme  politique,  et  Ton  ne  pouvait, 
sans  chimère,  se  flatter  qu'il  en  fût  autrement  :  le  pouvoir  absolu 
était  devenu  comme  le  fond  même  de  son  être.  Louis  était  déjà 
en  défiance  contre  ce  qui  transpirait  par  les  amis  de  Fénclon  et 
par  Fénclon  lui-môme,  quoiqu'il  ne  parût  pas  soupçonner  en  lui 
Fauteur  de  la  lettre  anonyme.  Il  lui  accorda  une  faveur  qui  n'était 
qu'un  commencement  de  disgrâce  ;  il  lui  donna  l'archevêché  de 
Cambrai  (février  1695],  quand  ses  amis  espéraient  pour  lui,  dans 
un  prochain  avenir,  l'archevêché  de  Paris.  C'était  l'éloigner  de  la 
cour  pendant  les  trois  quarts  de  l'année.  Fénelon  était  trop  scru- 
puleux pour  transgresser  les  canons  qui  obligeaient  les  évêques  à 
résider  au  moins  neuf  mois  par  an.  Le  nouvel  archevêque  garda 
cependant  le  titre  de  précepteur  et  se  fit  suppléer  par  le  savant  et 
pieux  abbé  Fleuri  auprès  du  jeune  prince.  Sur  ces  entrefaites, 
Louis  voulut  s'éclaircir  à  fond  sur  les  idées  de  Fénelon  :  cette  con- 
versation fut  décisive.  «  Je  viens  d'entretenir  le  plus  bel  esprit  et 
ff  le  plus  chimérique  de  mon  royaume  *.  »  Tel  fut  l'arrêt  sans 
appel  prononcé  parle  Grand  Roi.  Fénelon  avait  heurté  cet  esprit 
à  la  fois  si  net  et  si  limité,  et  par  ce  qu'il  y  avait  de  trop  vaste  et 
par  ce  qu'il  y  avait  de  trop  peu  pratique  dans  ses  vues. 

Cet  incident  ne  fut  pourtant  pas  la  cause  directe  de  la  chute  de 
Fénelon.  La  religion  et  non  la  politique  fit  éclater  l'orage.  Ce  ré- 
formateur politique  n'était  pas  moins  zélé  pour  la  réforme  des 
âmes  que  pour  la  réforme  de  la  société  et  voulait  atteindre  l'inté- 
rieur aussi  bien  que  l'extérieur  de  l'honune,  mais  par  un  chemin 
tout  opposé  à  celui  qu'avaient  pris  les  hommes  de  la  voie  étroite^ 
Jansénius  et  Saint-Cyran.  Le  jansénisme  était  une  espèce  de  ratio- 
nalisme retourné  contre  la  raison,  une  foi  dialectique  et  militante, 
un  combat  étemel  contre  les  autres  et  surtout  contre  soi-même. 
Fénelon  veut,  en  matière  de  piété,  le  sentiment  à  la  place,  nous 
ne  dirons  pas  de  la  raison,  mais  du  raisonnement,  la  paix  dans 
l'âme  au  lieu  de  la  guerre,  la  contemplation  et  l'abandon  passif  à 
l'amour  divin  au  lieu  de  l'eObrt  inquiet  et  violent  sur  soi-même  : 
il  veut  que  l'âme  s'oublie  pour  Dieu  et  en  Dieu  au  lieu  de  se  haïr 

1.  Voltaire,  Siècle  di  Louit  XIV,  ch.  xxxTili. 


314  LOUIS  XIV.  [1687-1695] 

à  cause  de  Dieu.  Dans  la  voie  large,  il  s'attache  à  un  sentier  parti- 
culier plein  d'attrait  et  de  péril,  où  l'ont  précédé  une  foule  d'âmes 
saintes,  depuis  certains  des  Pères  jusqu'à  sainte  Thérèse  et  saint 
François  de  Sales,  son  modèle  immédiat  et  chéri  '  :  c'est  le  sentier 
du  mysticisme.  Les  mystiques  sont  généralement  d'accord  sur 
deux  principes,  le  pi*r  amour  et  la  passivité  volontaire  de  l'àme 
vis-à-vis  de  Dieu.  Ces  deux  principes  s'identifient  chez  eux,  parce 
que  le  p^vr  amour ^  l'amour  qui  aime  Dieu  pour  lui-même  et  non 
pour  le  bien  qu'on  attend  de  lui,  mène  l'àme,  suivant  eux,  à  se 
dépouiller  de  son  propre,  à  se  désintéresser  absolument  d'elle- 
même,  même  de  son  salut,  à  rendre  à  Dieu  en  quelque  sorte  l'être 
qu'elle  a  reçu  de  lui,  pour  s'anéantir  en  lui.  Qu'importe^  est  le 
grand  mot  des  mystiques.  QuHmporte  tout  ce  qui  n'est  pas  Celui 
qui  Est?  C'est  le  panthéisme  du  sentiment  au  lieu  du  panthéisme 
de  la  raison.  Comme  dans  le  spinozisme,  l'être  tlni  disparait  dans 
l'être  infini ,  mais  avec  cette  différence  qu'il  disparait  parce  qu'il 
veut  disparaître  ;  il  s'immole,  donc  il  existe. 

Quelques  êtres  extraordinaires,  qu'une  aspiration  constante  vers 
l'infini  enlevé  au-dessus  de  la  nature,  arrivent,  par  le  mysticisme, 
à  vivre  dans  une  contemplation  et  dans  une  pureté  idéales,  comme 
si  déjà  ils  appartenaient  à  une  existence  supérieure.  Chez  les  êtres 
qui  prennent  l'agitation  des  sens  et  de  l'imagination  pour  l'en- 
thousiasme religieux,  le  qu'importe  des  mystiques  peut  au  con- 
traire mener  à  d'étranges  désordres  matériels  et  aboutir  à  cette 
maxime  que,  pourvu  que  l'âme  soit  en  Dieu,  peu  importe  ce  que 
devient  et  ce  que  fait  le  corps.  On  l'avait  vu  plus  d'une  fois  chez 
divers  sectaires  ;  on  venait  de  le  voir  en  Italie,  où  le  prêtre  espa- 
gnol Molinos,  après  avoir  longtemps  passé  pour  un  saint  homme 
et  propagé  le  mysticisme  avec  un  éclatant  succès,  fut  condamné 
à  une  prison  perpétuelle  par  le  saint-ofSce  de  Rome  en  1687;  on 
avait  reconnu  dans  sa  doctrine  de  quiétisme,  c'est-à-dire  de  repos 
et  d'inertie  de  l'âme  en  Dieu,  le  principe  des  dérèglements  aux- 
quels s'abandonnaient  ses  disciples.  C'était  Louis  XIV,  ou  plutôt 
le  père  La  Chaise,  le  confesseur  de  Louis,  qui,  à  l'instigation  de 
ses  confrères  les  jésuites  d'Italie ,  avait  fait  dénoncer  officielle- 

1.  V.  notre  t.  XII,  p.  61. 


11687-1695)  QUIÉTISME.  315 

ment  Molinos  au  pape  par  Tambassadeur  de  France  à  Rome.  Le 
roi  se  trouvait  donc  déjà  engagé  contre  le  mysticisme:  Fénelon 
espérait  le  faire  revenir  là-dessus,  en  agissant  avec  beaucoup  de 
réserve  et  de  prudence  ;  mais,  au  moment  même  où  la  fausse  spir 
ritualttè,  comme  on  disait  alors,  était  dévoilée  et  frappée  en  Italie, 
la  vraie  *,  qui  couvait  en  France,  y  éclatait  par  une  nouvelle  sainte 
Thérèse  et  allait  entraîner  Fénelon  lui-même  au  delà  de  ses  inten- 
tions et  de  son  but. 

'  Madame  Guyon  ^,  comme  autrefois  madame  de  Chantai ,  de- 
meurée veuve,  jeune  et  belle  encore,  avait  abandonné  fortune  et 
famille  pour  être  tout  entière  à  Dieu  et  s*était  mise  à  enseigner  la 
dévotion  mystique  en  Savoie,  en  Dauphiné,  en  Piémont,  fascinant 
partout  les  âmes  exaltées  ou  rêveuses.  C'est  sur  Tespril  général 
de  ses  livres  qu'il  faut  juger  cette  femme  extraordinaire,  et  non 
sur  quelques  images  bizarres  ou  hasardées,  dont  on  trouverait 
facilement  les  analogues  dans  les  écrits  de  plus  d'une  extatique 
canonisée  par  l'Église.  Ses  principaux  ouvrages  sont  le  Moyen 
court  et  les  Torrents,  L'un  est  comme  le  péristyle  de  l'autre.  Le 
Moyen  court  et  facile  de  faire  V oraison  du  cœur  est  destiné  à  tous  : 
tout  chrétien,  suivant  elle,  peut  s'élever  de  la  méditation,  qui  est 
le  degré  supérieur  de  l'oraison,  à  un  silence  en  présence  de  Dieu, 
où  l'âme,  sans  être  inactive,  n'agit  plus  que  par  l'impulsion  divine. 
L'oraison  alors  devient  un  acte  perpétuel,  unique,  ininterrompu, 
par  lequel  l'âme  se  plonge  cdhtinuellcment  dans  V océan  de  la  Divi- 
nité. Les  plus  simples  y  sont  les  plus  propres.  Au  lieu  de  charger 
les  âmes  de  tant  de  pratiques  extérieures,  que  les  curés  de  cam- 
pagne n'instruisent-ils  les  pauvres  paysans  à  chercher  Dieu  dans 
leur  cœur!  a  les  bergers,. en  gardant  leurs  troupeaux  auroient 
l'esprit  des  anciens  anachorètes,  et  les  laboureurs,  en  conduisant 
le  soc  de  leur  charrue,  s'entretiendroient  heureusement  avec  Dieu  ; 
tous  les  vices  seroient  bannis  en  peu  de  temps,  et  le  royaume  de 
Dieu  seroit  réalisé  sur  la  terre  » . 

n  est  cependant  au  delà,  pour  quelques  élus ,  une  perfection 
plus  haute,  une  passivité  plus  complète,  où  le  feu  divin  consume 
en  nous  toute  impureté,  c'est-à-dire  toute  propriété  et  toute  acti- 

1.  Nous  entendona  celle  qui  ne  couvre  pas  de  sensualisme  pratiqué, 

2.  Née  à  Montargis  en  1648. 


316  LOUIS   XIV.  (1692-16951 

\itc,  parce  que,  Dieu  étant  dans  un  repos  infîni,  il  faut  que  Tàme, 
afin  de  pouvoir  être  unie  à  lui,  participe  à  son  repos.  On  peut 
arriver  à  la  possession  non  pas  des  dons  de  Dieu,  mais  de  Dieu 
même,  dès  cette  vie,  et  passer  ainsi  à  un  état  de  vie  déiforme,  à 
une  vie  nouvelle  et  toute  divine.  Les  Torrents  enseignent  la  voie 
qui  y  conduit.  A  travers  d'étranges  ténèbres,  il  y  a  dans  ce  li^Tc 
une  grandeur  d'images  et  une  profondeur  de  sentiment  surpre- 
nantes. Les  âmes  dont  il  s'agit  sont  des  torrents  sortis  de  Dieu,  qui 
n'ont  point  de  repos  qu'ils  ne  soient  retournés  se  perdre  en  lui  et 
pour  ne  jamais  se  retrouver  :  ils  ne  perdent  pas  toutefois  leur 
nature  ni  leur  réalité,  mais  leur  qualité...  L'âme  ne  voit  plus  Dieu 
comme  distinct  et  hors  d'elle,  l'ayant  en  elle.  Plus  de  désirs; 
plus  même  d'amour,  de  lumières  ni  de  connaissance;  plus  de 
conscience,  mais  V identité.  Tout  est  égal  à  cette  âme;  car  tout  lui 
est  également  Dieu  :  elle  ne  voit  plus  que  Dieu,  «  comme  il  étoit 
avant  la  création  ».  Ce  n'est  point  là  cette  extase  des  voyants,  des 
prophètes,  qu'admirent  les  hommes  :  l'extase,  qui  cause  la  perte 
des  sens,  n'atteste  que  l'insuffisance  d'une  âme  qui  n'est  pas  assez 
forte  pour  porter  Dieu  :  l'âme  arrivée  à  la  vie  parfaite  est  en 
extase  sans  effort,  pour  toujours  et  non  pour  des  heures,  et  les 
hommes  ne  le  voient  pas. 

L'âme,  dans  cet  état ,  tant  qu'elle  ne  retire  pas  son  abandon  à 
Dieu  est  infaillible  :  toutes  les  créatures  la  condamneraient  «  que 
cela  lui  feroit  moins  qu'un  moucheron  *  !  > 

Jamais  la  théorie  du  mysticisme  n'avait  été  formulée  avec  plus 
d'audace  ni  peut-être  avec  plus  de  génie. 

La  persécution  ne  se  fit  point  attendre.  Les  Torrents  étaient 
encore  inédits  et  inachevés.  Madame  Guyon,  étant  venue  à  Paris, 
fut  d'abord  inquiétée  pour  ses  mœurs  plus  que  pour  ses  livres. 
On  l'accusa  de  molinosisme.  Elle  se  justifia  sans  peine  :  sa  pureté 
était  aussi  éclatante  que  celle  de  Fénelon.  Cette  première  persécu- 
tion avortée  amena  une  vive  réaction  en  sa  faveur  dans  la  société 
de  madame  de  Maintenon  :  les  Beauvilliers  et  les  Chevreuse  furent 
entièrement  subjugués  ;  Fénelon  se  lia  étroitement  avec  elle  et, 
dans  leurs  relations,  ce  fut  elle  qui  prit  la  supériorité,  ce  qui  peut 

I.  OpuicuUt  de  madame  de  La  Mothe-Gnyon,  t.  !•',  p.  66,  68,  72,  77,  231,  248, 
255,  256. 


1692-1695]  FÉNELON    ET  MADAME   GUYON.  317 

donner  une  idée  de  la  puissance  qu'avait  cette  femme.  Saint-Cyr 
fut  envahi  :  madame  de  Maintenon  fut  quelque  temps  sous  le 
charme  et,  par  elle,  Fénelon  essaya  d'introduire  les  livres  de 
madame  Guy  on  chez  le  roi.  La  tentative  échoua  :  Louis  ne  com- 
prit rien  à  ces  rêveries;  Tesprit  raisonneur  et  calculateur  de 
madame  de  Maintenon  échappa  bientôt  à  la  spiritualité  et  au  pur 
amour  :  elle  consulta  son  directeur,  Tévèque  de  Chartres  ;  elle 
consulta  Bossuet,  Bourdaloue  et  d'autres  docteurs  éminents,  qui 
tous  se  prononcèrent  contre  le  mysticisme  :  elle  se  refroidit  dès 
lors  pour  Fénelon  et  lui  devint  peu  à  peu  aussi  hostile  qu'elle  lui 
avait  été  affectionnée.  Madame  Guyon,  cependant,  à  l'instigation 
de  Fénelon,  avait  récemment  soumis  à  l'examen  de  Bossuet  ses 
sentiments  et  ses  écrits,  même  les   Torrents ^  que  Fénelon  ne 
connaissait  pas  encore  ;  démarche  qui  prouve  qu'elle  n'avait  pas 
tiré  toutes  les  conséquences  de  ses  hardies  inspirations.  Bossuet, 
l'homme  de  la  théologie  positive  et  de  la  rigueur  dialectique, 
était  l'antipode  du  mysticisme  :  il  n'avait  de  sa  vie  lu  un  mystique, 
pas  même  saint  François  de  Sales!  Le  scandale  même  que  lui 
causèrent  les  maximes  de  madame  Guyon  lui  fit  désirer  d'étouffer 
sans  bruit  ces  périlleuses  nouveautés  :  après  de  longues  explica- 
cationsy  il  admit  l'innocence  des  intentions  de  madame  Guyon  et 
la  communia  de  sa  propre  main,  pensant  l'avoir  convaincue  de 
ses  erreurs  et  obtenir  d'elle  désormais  le  silence.  Son  espoir  fut 
trompé  :  madame  Guyon,  soutenue  par  Fénelon,  demanda  des 
commissaires  pour  juger  de  sa  doctrine,  tout  en  se  retirant  dans 
un  monastère  de  Heaux  en  témoignage  de  confiance  pour  Bossuet. 
Bossuet,  l'évéque  de  Châlons  (Noailles)  et  un  autre  docteur  furent 
chargés  de  cet  examen  et  formulèrent,  en  trente-quatre  articles, 
la  doctrine  de  l'Église,  telle  qu'ils  la  concevaient,  sur  les  matières 
de  spiritualité.  Bossuet  avait  été  obligé  de  reconnaître  que  l'Église 
n'avait  jamais  condamné  le  pur  amour  en  lui-même,  et  Fénelon, 
de  son  côté ,  adhéra  aux  trente-quatre  articles  (mars  1695).  Ma- 
dame Guyon  abandonna  ses  expressions  en  réservant  l'intention. 

Tout  semblait  pacifié,  lorsque  madame  Guyon  quitta  Meaux, 
revint  se  cacher  à  Paris  et  y  renouer  les  liens  de  sa  petite  église. 
Bossuet,  irrité,  sollicita  son  arrestation.  Elle  fut  enfermée  à  Vin- 
cennes,  où  l'on  finit  par  lui  extorquer  une  déclaration  de  soumis- 


318  LOUIS  XIV.  tie9$-!697] 

sion  plus  explicite,  qui  ne  lui  valut  pas  la  liberté  (décembre  1695 
—août  1696].  Cette  triste  victoire  ne  suffit  point  à  Bossaet.  Ce 
n'était  plus  seulement  madame  Guyon,  mais  son  défenseur,  qu*il 
voulait  atteindre.  Il  prétendit  obtenir  de  Fénelon  une  rétractation 
déguisée,  en  l'obligeant  à  condamner,  comme  archevêque,  les 
livres  de  madame  Guyon  et  à  donner  son  adhésion  à  un  ouvrage 
que  lui,  Bossuet,  allait  publier  :  c'était  une  Instruction  sur  les  états 
d oraison^  où,  après  avoir  rapidement,  lâais  puissamment  étudié 
les  questions  de  spiritualité,  il  prétendait  poser  les  bornes  entre 
la  vraie  piété  et  les  dangereuses  illusions.  Fénelon  refusa  et  le 
livre  de  Bossuet  parut  presque  simultanément  avec  un  livre  de 
Fénelon,  YExplication  des  Maximes  des  Saints  sur  la  vie  intérieure 
(janvier  1697).  Fénelon  y  exposait  le  fond  de  ses  sentiments  et  les 
justifiait  par  ceux  de  tous  les  mystiques  que  l'Église  avait  placés 
au  rang  des  bienheureux. 

M.  de  Noailles,  récemment  promu  del'évôchéde  Châlons  àFar- 
chevôché  de  Paris,  et  plusieurs  docteurs  non  suspects,  consultés 
par  Fénelon  sur  le  manuscrit,  n'y  avaient  rien  trouvé  à  reprendre. 
Cependant,  le  livre  n'eut  pas  plus,  tôt  paru,  que  Bossuet  alla  se  jeter 
aux  pieds  du  roi,  en  lui  demandant  pardon  a  de  ne  lui  avoir  pas 
plutôt  révélé  le  fanatisme  de  son  confrère  ».  Bossuet  ne  cessa 
plus  désormais  de  faire  à  Fénelon  une  guerre  acharnée,  irrécon- 
ciliable. Sa  conduite  a  suscité  contre  lui  de  graves  imputations  : 
Ton  a  voulu  y  chercher  des  motifs  de  jalousie  contre  un  rival  de 
gloire  et  d'influence.  Bossuet  était  trop  grand  pour  être  jaloux  et 
son  elTroi  du  mysticisme  était  sincère.  Dans  cette  passivité  qui 
retranche  les  réflexions,  les  retours  sur  soi-même,  le  repentir  et 
l'espérance,  le  passé  et  l'avenir,  pour  identifier  l'âme  au  présent 
éternel  de  Dieu,  dans  celte  foi  nve  qui  n'a  pour  objet  aucune 
vérité  de  l'Évangile,  aucun  mystère  de  Jésus-Christ,  aucun  attri- 
but de  Dieu,  aucune  chose  quelconque,  si  ce  n'est  Dieu  même  ou 
l'Être  en  soi  dans  son  unité  et  sa  simplicité  absolues,  Bossuet 
voyait  disparaître  la  nécessité  du  médiateur  et  s'abtmer  le  dogme 
et  la  morale  du  christianisme*.  La  théologie  positive  à  part, 

1.  V.  U  Lettre  de  Bourdaloue  sor  le  QtUétUmt,  dans  la  Fî«  df  Féntlon,  par  M.  de 
Bausset,  t.  ?^  p.  402.  —  I^  division  des  perfections  divines,  dit  Fénelon,  n'existe 
fine  par  rapport  à  nous  ;  tout  cela  est  on  et  identique,  m  Ce  n^est  point  en  parcoa- 


11697-1699]       LUTTE   DE  BOSSUET  ET  DE  FÉNELON.  319 

Bossuet  avait  philosophiquement  raison  de  défendre  la  perpétuité 
du  principe  actif  dans  Fàme  ;  la  doctrine  sublime,  du  pur  amour, 
en  nous  enseignant  à  aimer  l'idéal,  le  bien  et  le  yrai ,  pour  lui-  . 
même,  ne  doit  pas  nous  faire  abdiquer  cette  indestructible  per- 
sonnalité que  Dieu  nous  a  donnée. 

L'opinion  publique  suivit  d*abord  Fimpulsion  que  lui  impri- 
msdt  Bossuet.  Les  habitudes  positives ,  actives ,  fortement  indivi- 
duelles, du  xvii*  siècle,  se  soulevaient  contre  la  logique  qui 
poussait  à  la  contemplation  et  à  Tunité  des  panthéistes  et  des 
mystiques.  Les  jésuites  se  tenaient  sur  la  réserve  ;  les  jansénistes 
tonnaient;  les  esprits  forts  se  raillaient  des  hyperboles  amou- 
reuses de  madame  Guyon.  Fénelon  parut  d'abord  abandonné  de 
tout  le  monde,  sauf  quelques  amis  inébranlables.  Il  soumit  son 
livre  au  pape,  du  consentement  du  roi  ;  mais,  quand  il  demanda  la 
permission  d'aller  défendre  son  livre  à  Rome,  Je  roi  ne  lui  répon- 
dit qu'en  le  renvoyant  dans  son  diocèse  avec  défense  d'en  sortir 
(août  1697).  Dès  lors,  ce  ne  fut  plus  qu'une  longue  série  de  coups 
d'autorité  en  France  et  d'instances  impérieuses  à  Rome  contre 
Tarchevêque  exilé.  La  plupart  des  parents  et  amis  de  Fénelon 
furent  chassés  de  la  cour.  Beauvilliers  n'échappa  qu'à  grand'peine 
à  la  disgrâce;  le  titre  de  précepteur  des  enfants  de  France  fut 
retiré  avec  éclat  à  Fénelon ,  malgré  les  pleurs  du  duc  de  Bour- 
gogne*. Fénelon  ne  se  laissa  point  accabler  sans  résistance;  il 
soutint  contre  Bossuet  une  lutte  opiniâtre  et  fit  bien  voir  que  le 
cygne  pouvait  tenir  tête  à  Yaigle,  Le  talent  prodigieux  qu'il  déploya 
dans  cette  polémique,  l'intérêt  qu'inspirait  sa  personne,  l'impres- 
sion pénible  que  causait  l'emportement  de  ses  ennemis,  lui  rame- 
nèrent peu  à  peu  les  esprits.  11  prouvait  d'ailleurs  avec  évidence 
qu'on  avait  poussé  ses  maximes  à  des  conséquences  extrêmes  qui 
n'étaient  point  dam  sa  pensée.  Bossuet,  aigri  par  ses  combats  per- 
pétuels et  par  le  sentiment  de  l'instabilité  de  son  œuvre,  ne  mon- 
trait plus,  envers  ses  adversaires  catholiques ,  tels  que  Fénelon  et 
Richard  Simon,  la  modération  qu'il  avait  témoignée  autrefois  dans 

rant  la  mnltitade  des  perfectloDB  divines  que  l'on  conçoit  bien  Dieui  mais  en  le 
Toyant  tont  rénni  en  lui-môme,  n  Exittenct  de  Dieu,  p.  622. 

1.  Un  cnré  de  Seurre  en  Bourgogne  fut  condamné  au  feu,  sur  ces  entrefaites, 
comme  coupable  d'alomincUiom  molifiomlw.  Y.  Dangeau,  t.  U,  p.  126. 


SiO  LOUIS  XIV.  I16d9; 

la  gaerre  contre  les  protestants  :  ses  violences  lui  enlevaient 
quelque  chose  de  sa  dignité  et  de  son  autorité,  et  ses  anxiétés 
croissantes  redoublaient  ses  violences*.  Il  craignait  d*échouer  à 
Rome.  Fénelon  penchant  un  peu  vers  les  maximes  ultramontaines, 
la  cour  de  Rome  avait  plus  de  sympathie  pour  lui  que  pour  Bos- 
suet,  et  le  pape  Innocent  XII  eût  fort  souhaité  de  laisser  tomber 
l'affaire.  Les  commissaires  qu'il  avaif  chargés  d'examiner  le  livre 
de  Fénelon  s'étant  partagés,  cinq  pour  et  cinq  contre,  le  livre  eût 
dû  être  absous,  suivant  la  coutume.  Le  pape  n'osa  point  absoudre 
et  renvoya  définitivement  le  livre  à  la  congrégation  du  saint- 
office.  La  pression  de  Versailles  sur  le  Vatican  alla  jusqu'au  scan- 
dale. Le  roi  réclamait  chaque  jour  qu'on  en  finit  ;  il  exigeait  fort 
nettement  y  non  pas  un  jugement,  mais  une  condamnation.  Le 
pape  céda  enfin ,  sur  l'avis  de  la  congrégation  et  contre  ses  senti- 
ments personnels  ;  il  condamna  les  Maximes  dans  les  termes  les 
plus  adoucis  possible  et  sans  aucune  qualification  d'hérésie 
(12  mars  1699}.  Il  était  temps;  le  décret  papal  se  croisa  avec  un 
mémoire  fulminant  rédigé  par  Bossuet  au  nom  du  roi.  Le  roi 
déclarait  que ,  s'il  n'obtenait  un  jugement  net  et  précis  sur  un 
livre  reconnu  mauvais  et  qui  mettait  son  royaume  en  combustion, 
il  saurait  ce  qu'il  aurait  à  faire^.  C'était  une  menace  de  concile 
national  et  de  schisme  !  On  voit  comment  Bossuet  traitait  dans  la 
pratique  cette  suprématie  romaine  qu'il  exaltait  en  théorie;  il 
menaçait  en  quelque  sorte  le  pape  de  l'excommunier,  si  le  pape 
ne  pensait  pas  comme  lui  sur  un  point  de  doctrine. 

On  pouvait  craindre  que  le  schisme  ne  vint  du  côté  opposé  et 
que  Fénelon  ne  suivît  l'exemple  des  jansénistes.  Rien  ne  lui  eût 
été  plus  facile  que  de  continuer  les  hostilités  tout  en  ménageant 
la  cour  de  Rome.  Il  ne  le  fit  pas.  Il  montra  que,  comme  il  l'avait 
dit,  V esprit  de  contention  n'est  pas  celui  de  la;0raie  spiritualité.  Il 
préféra  à  tout  la  paix  de  TÉglise  et,  sans  renoncer  à  ses  sentiments 
intimes ,  qu'il  exposa  de  nouveau  au  pape  dans  un  ouvrage  de- 
meuré manuscrit,  il  se  soumit  pleinement  au  bref  pontifical,  qui 
fut  accepté  par  les  assemblées  de  toutes  les  provinces  ecclésias- 

1.  V.  àané  le  Journal  de  l'abbé  Ledien,  t.  I,  p.  242,  eu  quels  termes  étranges 
Bossuet  s'exprimait  sur  le  compte  de  Fénelon. 

2.  V.  Bausset,  Vie  de  Fénelon,  t.  Il,  p.  246. 


U699^?041  ASSEMBLÉE   DE   1700.  321 

tiques  de  France  * ,  et  garda  désormais  sur  ces  matières  le  plus 
profond  silence. 

Sa  disgrâce  politique  ne  cessa  point;  mais  son  influence  morale 
ne  fit  désormais  que  s'accroître.  Le  lieu  de  son  exil  devint  pour 
lui  le  théâtre  d'une  gloire  qu'il  ne  cherchait  pas;  il  y  donna  le 
plus  parfait  et  le  plus  illustre  modèle  de  la  charité  évangélique  et 
de  toutes  les  vertus  d'un  pasteur  chrétien.  Sur  ces  entrefaites ,  la 
publication  du  TéUmaque,  faite  sans  son  aveu,  d'après  une  copie 
qui  lui  avait  été  soustraite,  lui  gagna  la  France  et  l'Europe,  mais 
lui  rendit  Louis  XIY  à  jamais  irréconciliable  (juin  1699]  ^. 

Bossuet  fut  par  là  rassuré  sur  la  crainte  de  voir  Fénelon  et  ses 
nouveautés  reparaître  à  la  cour  tant  que  vivrait  le  roi  ;  mais,  après, 
dans  quelles  mains  passerait  le  pouvoir  et  quelles  idées  régne- 
raient sur  la  France  ?  L'avenir  était  trop  rempli  d'obscurités  pour 
que  Bossuet  trouvât  le  repos  dans  sa  victoire.  D  continua  de  veil- 
ler sous  les  armes*  Plusieurs  des  polémiques  que  nous  avons  men- 
tionnées sont  postérieures  à  la  lutte  contre  Fénelon.  Après  le 
quiétisme,  Bossuet  frappa  encore  le  jansénisme  et  le  jésuitisme.  Le 
probabilisme  relevait  sa  tète. écrasée  par  Pascal.  Les  jésuites  avaient 
eu  jadis  le  crédit  de  faire  séparer  la  fameuse  assemblée  de  1682, . 
au  moment  où  Bossuet  y  préparait  la  condamnation  de  la  morale 
des  casuistes.  Bossuet  répara  cet  échec  dans  l'assemblée  de  1700  ; 
il  Qt  condamner  à  l'unanimité  par  les  évèques  le  probabUisme  et 
les  autres  principes  de  la  morale  relâchée,  ainsi  que  le  semi-péla- 
gianisme  de  quelques  jésuites ,  en  même  temps  que  les  tentatives 
des  jansénistes  pour  renouveler  la  doctrine  des  cinq  propositions. 
Il  régna  en  maître  absolu  sur  cette  assemblée. 

De  combats  en  combats,  l'âge  avançait,  le  corps  s'usait;  le 
terme  de  la  carrière  ne  pouvait  être  loin.  Bossuet  se  recueillit 
pour  une  dernière  œuvre,  non  plus  de  discussion,  mais  de  foi  et 
de  méditation  pwe,  qui  devait  être  son  testament  à  la  postérité. 
De  cette  méditation  sortirent  les  Élévations  à  Dieu  sur  les  mystères 
de  la  religion  chrétienne,  œuvre  digne  de  son  titre,  car  il  n'est  rien 

1.  C'était  rapplication  du  quatrième  des  articles  de  1682  :  que  le  Jugement  du 
saint-pére  n'est  irrévocable  qu*après  le  consentement  de  l'Église. 

2.  Sur  la  vie  et  les  œuvres  de  Fénelon,  voyez  son  Éloge  par  M.  Villemain,  et  un 
très-bon  article  de  M.  Joguet,  dans  VEncyclopédie  Nouvelle, 

XIV.  2^ 


312  LOUIS  XIV.  [1700-1704] 

qui  s'élève  plus  haut  parmi  les  monuments  de  l'esprit  chrétien. 
En  combattant  les  mystiques,  les  hommes  du  pur  sentiment,  Bos- 
suet  avait  développé  chez  lui-même  le  principe  qui  doaiinait  chez 
ses  adversaires;  le  génie  s'enrichit  toujours  aux  dépens  de  ce  qu  il 
combat;  mais  il  y  a  bien  autre  chose  dans  ce  livre  que  des  effu- 
sions pieuses  et  des  actes  de  foi;  il  y  a  une  explication  du  dogme 
fondamental  de  la  religion  chrétienne,  qui  le  relie  aux  principes 
essentiels  de  la  métaphysique  et  qui  donne  à  la  théologie  un  fon- 
dement philosophique  inébranlable.  Nous  parlons  de  son  explica- 
tion de  la  Sainte  Trinité.  Il  ne  s'agit  point  ici  de  fiâre  tout  simple- 
ment correspondre  le  ternaire  psychologique  :  puissance,  intelligence 
et  amour^  au  Père,  au  Fils  et  au  Saint-Esprit.  L'Église  n'accepte 
pas  cette  interprétation  qui  change  les  personius  divines  en  sim- 
ples attributs.  Cette  interprétation  est ,  en  effet ,  insuffisante  :  le 
ternaire  psychologique  est  en  Dieu  comme  toute  vérité  ;  il  tient  de 
beaucoup  plus  près  que  toute  autre  vérité  au  mystère  de  la  Tri- 
nité; mais  il  n'est  pas  ce  mystère  môme.  La  méditation  de  ce  que 
doit  être  la  pensée  en  Dieu  conduit  Bossuet  plus  avant  dans  les 
abîmes  divins. 

Penser,  c'est  concevoir.  — Quiconque  pense  à  lui-même,  se 
conçoit  lui-même.  —  Dieu  ne  peut  penser  qu'à  lui-même,  et,  en 
pensant,  se  conçoit  donc.  — Concevoir  et  engendrer  sont  une 
même  chose  en  Dieu,  parce  que,  Dieu  étant  tout  substance  cl 
n'ayant  en  lui  rien  d'accidentel,  sa  pensée  est  nécessairement 
substantielle  et  nécessairement  efficace.  —  Dieu,  se  concevant,  se 
reproduit  donc  substantiellement  par  sa  pensée  unique  et  éter- 
nelle. —  Dieu  conçu ,  ou  le  Fils ,  est  donc  distinct  de  Dieu  conce- 
vant, ou  du  Père,  et  pourtant  un  et  consubstantiel  avec  lui.— 
Dieu,  se  connaissant  lui-même  dans  sa  Pensée  substantielle  et  en 
étant  connu,  s'aime  en  elle  et  en  est  aimé.  —  L'Amour  de  Dieu  est 
substantiel  comme  sa  Pensée.  Le  Saint-Esprit  est  l'amour  mutuel 
et  le  rapport  éternel  du  Père  et  du  Fils.  —  L'Amour  de  Dieu,  étant 
substantiel  comme  la  Pensée  de  Dieu,  est,  comme  elle.  Dieu  tout 
entier  et  forme  la  troisième  personnification  divine.  Tel  est,  autant 
que  l'homme  peut  le  concevoir,  le  mystère  de  l'unité  et  de  la 
triplicité  suprêmes,  les  trois  personnes  agissant,  à  un  certain  point 
de  vue,  la  première  comme  puissance,  la  seconde  comme  intelli- 


11700-1704]       ÉLÉVATIONS  SUR   LES  MYSTÈRES.  323 

gence,  la  troisième  comme  amour,  mais  chacune  réunissant  tou- 
tefois en  elle  la  puissance,  rintelligence  et  Famour,  ainsi  que  tous 
les  attributs  divins  connus  et  inconnus. 

Bossuet  retrouve  ensuite  la  Trinité  dans  l'homme  et  explique 
ainsi  la  parole  cle  TÉcriture  :  c  Dieu  fit  Thomme  à  son  image  et 
à  sa  ressemblance D  ;  seulement,  dans  la  formule  psychologique 
par  laquelle  il  exprime  cette  ressemblance  :  être,  connaître  et  vovr 
loiry  il  confond  la  volonté  avec  Tamour,  tandis  que  la  volonté, 
quoique  ayant  l'amour  pour  mobile,  se  rapporte  au  premier  des 
trois  principes,  ^à  la  puissance,  être  étant  la  même  chose  que  pou- 
voir et  la  volonté  étant  la  puissance  se  déterminant  '. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  celte  psychologie ,  l'explication  de  la  Tri- 
nité par  Bossuet,  résumé  des  vues  les  plus  profondes  des  Pères, 
est  le  plus  grand  pas  qu'ait  fait  la  théologie  et  reste  le  plus  grand 
litre  de  Bossuet  comme  penseur. 

Bossuet  était  cependant  trop  homme  d'action  et  de  réalité  pour 
pouvoir  s'absorber  dans  cette  sphère  de  l'esprit  pur  où  il  s'élevait 
si  haut  et  perdre  de  vue  les  intérêts  de  sa  foi  sur  la  terre.  Les  an- 
goisses le  ressaisissaient  devant  les  forces  ennemies  incessamment 
grandissantes.  Avec  Fénelon,  c'était  une  guerre  civile.  La  guerre 
extérieure  s'étend  de  plus  en  plus.  Sur  les  marches  du  trône  môme, 
l'avenir  est  disputé  entre  l'élève  dévoué  de  Fénelon  et  les  libertins^ 
les  esprits- forts,  à  la  tète  desquels  sont  le  duc  de  Chartres  et  les 
Vendômes,  et  qui  entoment  le  dauphin,  l'élève  indifférent  et  ou- 
blieux de  Bossuet  :  les  libertins  ont  chance  d'arriver  les  premiers. 
Locke,  récemment  traduit,  pénètre  en  France  (1700);  enfin,  du 
fond  de  la  Hollande,  s'élève  un  dernier  ennemi  plu%  dangereux  en- 
core et  plus  difficile  à  saisir  que  le  sensualisme  ;  c'est  le  scepti- 
cisme, qui  n'oppose  plus  doctrine  à  doctrine,  mais  qui  sape  toutes 
les  doctrines.  Au  sein  de  la  colonie  réfugiée,  le  doute  et  le  paradoxe 
se  sont  incamés  dans  un  nouveau  Montaigne,  plus  redoutable  que 
celui  qui  a  fait  le  tourment  tle  Pascal,  un  Montaigne  aggressif, 
polémiste,  systématique  et  méthodique. 

Pierre  Bayle,  né  en  1647,  à  Cariât,  d'un  ministre  protestant  du 
pays  de  Foix,  n'avait  montré,  dès  l'enfance,  de  passion  que  pour 

1.  Û^tiore.«  de  Bossuet,  t.  IV,  édit.  Didot,  IBll;  Éléoalioru  à  Dieu  sur  les  Myslhe*; 
2*  iemaiM,  Élévationt  jur  la  Trinité. 


324  LOUIS   XEV.  '  [1669-1687: 

apprendre  et  raisonner  sur  ce  qu'il  apprenait  :  la  dialectique  de- 
vait donner  la  trempe  à  son  glaive,  forgé  par  Térudition.  A  vingt- 
deux  ans,  frappé  des  arguments  catholiques  sur  la  tradition   et 
Tautorité  de  TÉglise,  il  abjura  le  protestantisme;  mais,  bientôt 
après,  choqué  du  culte  des  saints  et  des  images,  et  jugeant,  d'après 
les  principes  cartésiens,  la  transsubstantiation  impossible,    iJ 
revint  à  la  réforme.  Il  sa  retira  à  Genève  pour  échapper  aux  lois 
contre  les  relaps,  puis  rentra  en  déguisant  son  nom  et  fut  nommé 
professeur  à  l'académie  protestante  de  Sedan,  où  il  rencontra  Ju- 
rieu,  d'abord  son  ami,  puis  son  irréconciliable  adversaire.  En  1681 , 
les  mesures  hostiles  au  protestantisme  se  multipliant,  l'académie 
de  Sedan  fut  fermée  :  l'hospitalière  HoÙande  offrit  des  chaires  de 
philosophie  et  de  théologie  à  Bayle  et  à  Jurieu.  Le  journalisme 
littéraire  venait  d'éclore.  Le  Journal  des  Savants,  fondé  à  Paris,  en 
1665,  par  un  conseiller  au  parlement,  Denis  de  Salo,  avait  suscité 
en  Italie,  en  Allemagne,  en  Angleterre,  diverses  revues  critiques 
auxquelles  il  devait  survivre  jusqu'à  nos  jours.  Bayle  se  lança  dans 
cette  voie  avec  éclat  par  ses  Nouvelles  de  la  Républiqvs  des  Lettres 
(1684-1687)  *.  Mais,  avant  d'entreprendre  cette  publication  pure- 
ment critique,  il  était  déjà  entré  dans  sa  véritable  carrière  par  une 
œuvre  originale,  les  Pensées  swr  la  Comète  de  1680  (1682).  La 
forme  qu'il  donne  à  son  attaque  contre  les  préjugés  vulgaires  le 
conduit  à  des  propositions  de  nature  à  exciter  un  grand  scandale. 
Après  avoir  comparé  les  athées  aux  idolâtres,  puis  aux  chrétiens, 
il  conclut  que  les  croyances  religieuses,  qu'il  ne  conteste  point  en 
elles-mêmes,  ont  peu  d'influence  sur  la  conduite  de  la  plupart 
des  hommes,  jui  se  gouvernent  selon  leur  tempérament  et  les 
impressions  du  moment  ;  qu'un  athée  peut  être  honnête  homme; 
qu'une  société  d'athées  pourrait  exister  et  vaudrait  mieux  qif  une 
société  d'idolâtres.  On  aperçoit,  à  travers  des  assertions,  les  unes 
paradoxales,  les  autres  hasardeuses,  une  idée  digne  d'un  sérieux 
examen,  à  savoir  :  qu'il  y  a  une  morale  innée  dans  la  conscience 
de  l'homme,  indépendamment  du  dogme  religieux  ^. 

1.  Bayle  eut  pour  rival|  comme  journaliste,  Leclerc,  de  Genève,  arminien  à  ten- 
dances sociniennes,  établi  comme  lui  eu  Hollande  et  auteur  de  plusieurs  recueils 
très  connus  :  la  Bibliothèque  utùvenelle  (1686-1693)  ;  la  BibliotMquê  choitit  (1703,)  etc. 

2.  Le  sens  moral,  ou  la  conscience,  ne  dépend  pas  des  théories  métaphysiques  ou 
théologiques;  cela  est  vrai  ;  il  existe  par  soi;  mais  quel  est  pourtant  Tobjet  du  sens 


(1681-1687]  BAYLE.  325 

Cette  idée  n'exprime  pourtant  pas  encore  le  vrai  mobile  de 
Bayle.  C'est  la  révocation  de  TÉdit  de  Nantes  qui  le  détermine  à 
révéler  le  fond  de  sa  pensée.  Avec  ce  malheur  public  avait  coïn- 
cidé pour  lui  un  grand  malheur  privé.  Son  frère,  ministre  pro- 
testant comme  leur  père,  avait  été  enfermé  dans  les  hideux  cachots 
du  Château -Trompette  et  y  avait  péri  de  langueur  et  de  misère. 
Bayle  éclata  par  des  lettres  où  il  dépeignait  en  traits  lugubres  Ce 
que  c'est  que  la  France  sous  le  règne  de  Louis  le  Grand  (  1686).  Après 
avoir  flagellé  les  persécuteurs,  il  prêcha  directement  la  tolérance. 
Le  Commentaire  philosophique  sur  le  Compelle  intrare  (1687)  est  une 
large  et  habile  réfutation  de  tous  les  théologiens  qui  ont  admis  le 
principe  de  la  contrainte  en  matière  de  religion ,  et  spécialement 
de  Saint -Augustin  *.  La  tolérance,  tel  est  le  vrai  principe  de 
Bayle  et  l'excuse  de  son  scepticisme  :  il  n'est  pas  sceptique  en  fait 
d'humanité.  Il  attaque  l'intolérance  au  point  de  vue  de  la  théolo- 
gie positive,  en  réfutant  les  interprétations  du  texte  sacré  sur  des- 
quelles s'appuient  les  persécuteur?  :  il  l'attaque  au  point  de  vue 
politique,  en  faisant  le  tableau  d'une  société  où  le  pouvoir,  au 
lieu  de  c  livrer  le  bras  séculier  aux  désirs  furieux  et  tumultueux 
d'une  populace  de  moines  et  de  clercs,  »  protégerait  également 
toutes  les  religions,  c  Chaque  rehgion  se  piquerait  de  prouver, 
par  ses  bonnes  œuvres ,  qu'elle  est  la  plus  amie  de  Dieu,  et  aussi 
la  plus  amie  de  la  patrie  ;  et  cette  belle  émulation  produirait  un 
concert  et  une  harmonie  de  plusieurs  voix,  aussi  agréable  pour 
le  moins  que  l'uniformité  d'une  seule  voix.  >  Sa  pensée  intime 
apparaît  enfin  dans  une  troisième  espèce  d'arguments,  moins  dé- 
veloppée et  plus  radicale ,  à  savoir  :  que  la  plupart  des  matières 
débattues  sont  indémontrables  et  que ,  n'étant  pas  sûrs  de  grand'- 
chose ,  nous  n'avons  pas  droit  d'opprimer  autrui  pour  des  choses 
incertaines.  Spinoza ,  le  dogmatique ,  avait  affirmé  le  droit  de  la 
libre  pensée  ;  Bayle,  le  douteur,  nie  le  droit  de  la  compression  : 
procédé  inverse  et  conclusion  pareille  ^.  Bayle  veut  tuer  la  persé- 

moral,  si  ce  n*e8t  le  bien  en  ^néral,  Vidée  du  bien;  et  qu'esta»  que  l'idée  du  bien, 
si  ce  n*est  Vidée  de  Dieu  considéré  sous  un  certain  attribut?  Si  le  sens  moral  perd 
l'idée  du  bien,  il  s'atrophie. 

1.  Bayle  précède  Locke  et  Leibniz  dans  la  cause  de  la  tolérance,  comme  Jurieu 
précède  Locke  dans  la  came  de  la  souveraineté  du  peuple. 

2.  Pour  la  liberté  de  penser,  du  moins  ;  car  Spinoza  n*adniet  pas  la  liberté  de 
culte. 


326  LOUIS   XIV.  II687-169V 

cution  en  ébranlant  les  croyances  pour  lesquelles  on  persécute  et 
en  les  forçant  à  douter  d'elles-mêmes.  Témoin  et  victime  des 
maux  affreux  qu'engendre  rintolérance,  il  lui  préfère  rîndifft*- 
renco.  L'esprit  humain  procède  toujours  par  excès  et  par  contra- 
dictoires, et  arrive  à  la  tolérance,  non  par  une  croyance  sujx* 
rieure  aux  croyances  persécutrices,  mais  par  une  négation. 

Le  vieux  protestantisme,  tout  aussi  intolérant  que  le  papisme, 
ne  s'y  trompa  point  et  se  sentit  frappé  fout  autant  que  le  catholi- 
cisme. Jurieu  «e  déchaîna  contre  l'impiété  de  son  ancien  ami. 
Bayle,  harcelé  par  des  attaques  d'une  violence  outrée,  se  retourna 
contre  le  calvinisme  et,  dans  un  ouvrage  anonyme  [Avis  aujc  réfu- 
giés, 1690),  il  traita  les  calvinistes  aussi  mal  qu'il  avait  fait  naguère 
les  catholiques.  Ce  livre  semble  écrit  dans  l'espoir  mal  fondé 
d'un  prochain  retour  des  exilés  en  France  :  Bayle  y  fait  an  gou- 
vernement de  Louis  XIV  des  avances  qui  lui  ont  été  sévèrement 
reprochées.  1\  condamne  radicalement  la  résistance  armée  aux 
princes  et  la  souveraineté  du  peuple,  qui  n'est  pour  lui  qu'un 
prétendu  droit  de  chaque  citoyen  à  n'obéir  à  personne.  Le  plus 
grand  tort  de  la  souveraineté  du  peuple  était  peut-être,  à  ses 
yeux,  d'être  prôchée  par  Jurieu.  VAvis  aux  réfugiés,  qui  réprou- 
vait la  révolution  d'Angleterre,  fit  destituer  Bayle.  Les  réfugiés 
le  soupçonnaient  de  vouloir  suivre  l'exemple  de  Yaposiai  Pellisson. 
Ils  se  trompaient  :  Y  Avis  aux  réfugiés  ne  fut  qu'une  boutade  ;  Bayle 
ne  se  réconcilia  pas  plus  avec  le  catholicisme  qu'avec  le  calvi- 
nisme et  se  plongea  tout  entier  dans  un  immense  ouvrage  qui 
remplit  le  reste  de  sa  vie,  le  Dictionnaire  historique  et  critique 
(1694)*;  savant  chaos,  sillonné  de  mille  éclairs  qui  rendent  les 
ténèbres  plus  noires,  arsenal  du  doute,  où  se  mêlent  toutes  les 
vérités  et  toutes  les  erreurs  qui  ont  eu  cours  parmi  les  hommes, 
le  Dictionnaire  de  Bayle  ne  laisse  dans  l'esprit  qu'une  incertitude 
presque  universelle.  La  métaphysique  s'obscurcit  conmie  la  théo- 
logie. La  philosophie  dogmatique  avait  semblé  à  Bayle  moins 
propre  que  le  scepticisme  à  enfanter  la  tolérance ,  et  puis ,  son 
esprit  avait  pris  ce  pli  et  se  complaisait,  comme  il  le  dit  lui-même, 
au  rôle  de  Jupiter  assemble-nuages.  Il  voyait  d'ailleurs,  plus  ou 

1.  En  y  ajoutant  toutefois  le  recueil  de  dissertations  intitulé  :  Réponses  aus  ques- 
Uom  d' un  provincial. 


[1694-1706]  BAYLE.  327 

moins  nettement,  les  défectuosités  des  diverses  philosophies  et  se 

sentait  plus  apte  à  les  critiquer  qu*à  les  perfectionner.  Entre  les 

dogmes  religieux,  il  s'acharne  surtout  contre  la  prédestination, 

et  rien  n'est  plus  naturel ,  puisque  c'est  dans  ce  dogme ,  combiné 

avec  celui  des  peines  étemelles,  qu'est  le  principe  du  fdftatisme  : 

il  s* en  Ta  exhumer  le  vieux  manichéisme,  tout  en  le  déclarant 

contraire  à  toute  raison,  pour  l'opposer  à  la  prédestination,  et  en 

fait  ressortir  implicitement  la  conclusion  que,  s'il  est  impossible  de 

comprendre  qu'il  y  ait  deux  dieux,  l'un  auteur  du  bien  et  l'autre 

auteur  du  mal,  il  est  également  impossible  de  comprendre  que  le 

Dieu  unique  et  parfait  soit  directement  ou  indirectement  auteur 

du  mal,  et  crée  des  êtres  dans  la  prévision  qu'ils  seront  damnés; 

après  quoi  il  conclut  qu'on  doit  faire  taire  la  raison  devant  la  foi 

et  croire  la  prédestination  comme  les  autres  mystères,  sans  les 

comprendre*. 

Cette  conclusion ,  évidemment,  n'est  pas  trieuse ,  et  personne 
ne  peut  s'y  tromper.  Néanmoins  on  reste  en  doute  sur  l'opinion 
rtelle  de  Bayle  quant  au  principe  religieux  en  général,  et  spécia- 
lement quant  à  Jésus -Christ.  Cette  incertitude  n'existe  pas  pour 
la  morale  :  Bayle  semble  se  rattacher  à  la  morale ,  comme  à  un 
dernier  point  d'appui  dans  le  naufrage  des  autres  croyances.  De 
là,  son  hostilité  centre  Spinoza,  dont  il  ne  comprend  pas  la  doc- 
trine transcendante  et  chez  qui  il  ne  voit  qu'un  destructeur  du 
droit  et  du  devoir.  Mais  cette  morale  qu'il  défend  avec  une  éner- 
gie désespérée,  on  peut  lui  demander,  à  son  tour,  qui  l'en  assure. 
—  Au  fond,  c'est  la  conscience,  le  sentiment;  mais  il  n'en  a  pas 
la  théorie,  et  puis,  on  ne  peut  faire  cette  théorie  sans  commencer 
par  assurer  la  pensée  d'elle-même  et  par  rentrer  dans  la  méta- 
physique dogmatique.  Il  ne  le  fait  pas  et ,  après  lui ,  d'autres 
viendront  qui  nieront  la  morale  et  la  conscience  avec  tout  le 
reste. 

Voilà  donc  le  fruit  des  persécutions  religieuses  et  de  l'unité 
de  croyance  imposée  par  la  force  matérielle  !  On  a  brisé  maté- 
riellement le  protestantisme  en  France,  et  ce  n'est  pas  Jurieu  qui 
le  relèvera;  mais  voici  le  vengeur  qui  s'est  levé  et  qui  appelle  de 

1.  Répotiitt  à  un  provincial^  cb.  129. 


328  LOUIS  XIV.  [170M 

la  main  les  générations  qui  briseront  un  jour  les  églises  comme 
on  a  brisé  les  temples  ! 

Les  derniers  jours  de  Bossuet  furent  tristes  ;  on  rapporte  de 
lui  des  paroles  d'amer  découragement.  <  Je  prévois,  disait-il , 
c  que  les  esprits  forts  pourront  être  décrédités ,  non  pour  aucune 
c  horreur  de  leurs  sentiments,  mais  parce  qu'on  tiendra  tout 
a  dans  l'indifférence ,  hors  les  plaisirs  et  les  affaires.  »  Le  combat 
enflamme  et  ne  décourage  pas  ;  le  combat ,  c'est  la  vie  ;  maïs , 
par-dessus  le  combat  de  la  religion  et  de  la  philosophie ,  Bossuet 
prévoit  une  paix  dans  le  néant ,  une  mort  morale ,  dont  Dieu  pré- 
serve la  France  et  l'humanité  ! 

Le  vieil  athlète  fatigué  va  enfin  chercher  le  repos  dans  la 
tombe.  Bossuet  meurt  (12  avril  1704)  :  Voltaire  est  né  (20  fév. 
1694)  ». 

I.  Boordaloue  mourut  un  mois  après  Bossuet  ;  Bayle,  en  1706.  —  Le  Joumai  de 
l'abbé  Ledieu  contient,  sur  les  derniers  temps  de  Bossuet,  des  détails  qui  nous  mon- 
trent la  part  que  cette  âme  si  forte  avait  aux  faiblesses  humaines  :  il  se  laisse  gou- 
verner par  des  neveux  et  nièces  fort  peu  dignes  de  lui;  épuisé,  mourant^  il  ne  peut 
se  décider  à  quitter  Versailles,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  assuré  sa  succession  épiscoiptf  e  à 
son  neveu  et  d'autres  avantages  à  sa  famille.  <«  Veut>il  donc  mourir  à  la  cour?  » 
disait  sèchement  madame  de  Maintenon,  fatiguée  de  ses  instances  en  faveur  de  son 
neveu.  11  part  enfin  de  Versailles;  mais  son  neveu  l'empêche  de  pousser  jusqu'à  sa 
ville  épiscopale  de  Meaux,  et  il  s'exerce  à  monter  les  escaliers,  à  Paris,  pour  retourner 
bieàtôt  gravir  ceux  de  Versailles.  Il  témoigne  un  amour  de  la  vie  qu'on  ne  s'attendait 
pas  à  trouver  chez  lui.  Journal  de  l'abbé  Ledieu,  t.  II,  année  1703.  Malgré  tout^  nous 
ne  trouvons  pas  que  ce  grand  homme  perde  beaucoup  à  ces  révélations  de  sa  vie 
privée;  il  est  moins  imposant,  mais  aussi  moins  roide  que  nous  ne  sommes  habitués  à 
le  voir,  et  la  bonté  gagne  en  lui  ce  que  perd  la  majesté. 


LIVRE  LXXXIX 


LOUIS  .XIV  (SUITE) 


écoiroMJB  BOCIÀLS^  Diplomatie.  —  Situation  économîqae  de  la  France.  Admi- 
nistratioDf  finances ,  commerce.  Mémoires  des  intendants.  Misère  publique. 
Vauban.  Bois-Guillebert.  —  Affaires  des  protestants.  —  Affaires  étrangères.' 
Succession  d'Espace.  Tbstakent  djs  Chableb  II.  Le  second  des  petits-fils  de 
Louis  XIV  appelé  au  trône  d'Espagne. 

1697  —  1700. 


L'histoire  des  idées  nous  a  montré  la  France  de  Louis  XIV 
tendant,  pour  ainsi  dire,  à  se  défaire  :  l'examen  de  l'état  maté- 
riel du  pays  donne  le  môme  résultat.  La  condition  économique 
du  peuple  était  très-mauvaise  ;  les  ressorts  du  gouvernement, 
tendus  avec  excès,  faisaient  saillir  tous  les  défauts  de  l'ordre 
social,  et  surtout  l'organisation  défectueuse  des  charges  et  des 
revenus  publics.  L'évident  épuisement  du  peuple  avait  contribué , 
au  moins  autant  qu^  la  question  de  la  succession  espagnole ,  à 
décider  Louis  XTV  à  la  paix.  Les  mieux  intentionnés  entre  les 
conseillers  du  roi  lui  avaient  suggéré  la  pensée  d'une  vaste 
enquête  sur  l'état  de  la  France.  C'était  la  seule  base  sur  laquelle 
on  pût  essayer  d'établir  les  réformes  auxquelles  aspiraient  les 
meilleurs  esprits.  L'enquête  fut  commencée  aussitôt  après  la 
paix  :  des  mémoires  furent  demandés  à  tous  les  intendants  sur 
les  provinces  qu'ils  administraient.  On  ne  devait  pas  s'en  tenir  là. 
Un  plan  beaucoup  plus  efficace  avait  été  conçu  au  sein  du  polit 
groupe  réformateur ,  que  la  disgrâce  de  Fénelon  avait  affligé , 
mais  non  découragé.  Beauvilliers ,  échappé  à  l'orage  qm  avait 
abattu  son  ami  et  maintenu  dans  son  poste  de  ministre  d'État  et 
de  chef  du  conseil  des  finances ,  engagea  le  roi  à  rendre  les  inten- 
dants mobiles  et  à  les  faire  circuler  de  province  en  province ,  à  la 
façon  des  missi  dominici  de  Charlemagne  :  on  eût  contrôlé  les 


330  LOUIS   XIV.  [1697-17001 

uns  par  les  autres  les  rapports  qu'ils  eussent  envoyés  successi- 
vement sur  toutes  les  parties  de  la  France  et ,  dans  l'espace  de 
quelques  années,  on  eût  ainsi  rassemblé  une  complète  statis- 
tique du  royaume ,  qui  eût  permis  d'opérer  en  pleine  connais- 
sance de  cause  toutes  les  améliorations  désirables.  Les  instructions 
destinées  aux  intendants  furent  rédigées  en  commun  par  Beau- 
villiers  et  par  le  duc  de  Bourgogne ,  qui ,  dans  un  si  jeune  âge 
(il  n'avait  Ijue  dix-huit  ans  en  1700),  s'appliquait  déjà    aux 
matières  d'état  avec  l'assiduité  soutenue  d'un  homme  fait  *.  Les 
événements  qu'amena  l'ouverture  de  la  succession  d'Espagne 
firent  ajourner  ce  projet,  et  les  intendants,  à  leur  grande  satis- 
faction ,  restèrent  cantonnés  comme  de  petits  dictateurs  provin- 
ciaux, au  lieu  de  devenir  des  commissaires  ambulatoires.   Le 
conseil  se  contenta  des  mémoires  qu'ils  expédièrent  chacun  sur 
leur  province  et  qu'ils  rédigèrent ,  pour  la  plupart ,  avec  peu  de 
soin  et  d'étude  :  on  sent ,  à  les  lire ,  qu'ils  n'étaient  plus  con- 
tenus et  dirigés  par  les  fortes  mains  des  Colberl  et  des  Le  Tel- 
lier  *.  Ces  mémoires  n'en  renferment  pas  moins  de  nombreux 
et  précieux  renseignements.  On  y  voit  que  la  population  de  la 
France,  vers  1700,  dépassait  19,000,000  d'âmes  :  Paris  avait, 
dit-on,  720,000  habitants;  la  Bretagne,  1,655,000;  la  Normandie, 
1,540,000;  la  Flandre  et  le  Hainaut  français,  alors  plus  étendus 
que  notre  département  du  Nord,  seulement  582,000;  la  Picardie, 
seulement,  519,500;  la  Champagne,  695,000;  la  Bourgogne, 
avec  la  Bresse  et  annexes,  1,266,000;  le  Dauphiné,  543,000;  le 
Languedoc  1,440,000;  la  Haute  et  Basse  Guyenne,  2,266,000; 
l'Alsace,  toujours  foulée  par  les  armées,  seulement  245,000. 
D'après  l'opinion  de  Vauban  ' ,  ces  chiffres  ne  présentent  pas  une 
entière  certitude ,  et  ceux  qui  regardent  Paris  et  quelques  autres 

1.  Voyez  cette  pièce  dans  Boulainvilliers  ;  État  et  la  France,  t.  I",  et  dans  la  Vit 
du  Dauphin,  père  de  Louis  XV,  par  Tabbé  l'royart,  t.  1",  p.  240-272.  Louis  XIY  avait 
fait  entrer  le  duc  de  Bourgogne  au  conseil  des  dépêches  dés  octobre  1699. 

2.  Les  Mémoires  des  intendants  (42  yoI.  in-folio)  sont  aux  Mss.  de  la  Bibliothèque. 
Boulainvilliers  en  a  donné  une  analyse  fort  étendue  en  3  vol.  in-folio  (ou  6  in- 12), 
suus  le  titre  d^État  de  la  France  (publié  en  1727). 

3.  V.  Vauban,  Dims  royale,  p.  131,  ap.  Éronomiates  (inanciera  du  xviii«  êièele,  com- 
mentés par  M.  £.  Daire;  1B43.  Suivant  Vauban,  la  population  féminine  dépassait  la 
masculine  de  près  d'un  dixième. — Les  chiffres  de  Vauban,  reproduits  dans  les  comptes 
de  Mallet,  ne  sont  pas  tous  d'accord  avec  ceux  de  Boulainvilliers. 


V1697.1700]  MÉMOIRES   DES   INTENDANTS.  331 

sont  probablement  enflés.  Si  Ton  admet  que  la  France  ait  eu  en- 
viron 19  millions  d'àmes  vers  1700,  il  faudra  reconnaître  qu'elle 
avait  dû  en  avoir  au  moins  22  ou  23  dans  les  belles  années  de 
Colbert ,  car  il  ressort  de  tous  les  mémoires  des  intendants  que 
la  population  avait  diminué  d'une  manière  effrayante  depuis 
une  quinzaine  d'années.  Les  causes  multipliées  de  cette  déca- 
dence transpirent  de  tous  côtés  par  les  aveux  des  intendants. 

Les  ponts ,  les  chaussées ,  les  chemins ,  sont  dans  un  état  de 

dégradation  presque  générale.  La  pêche  et  la  marine  marchande 

sont  ruinées  en  Normandie  et  à  Dunkerque  par  l'aggravation  et 

Aa  complication  des  droits ,  et  par  les  nouvelles  compagnies 

privilégiées.  Les  pays  conquis  et  frontières  ont  été  écrasés  par  les 

contributions,  les  logements  militaires,  les  réquisitions  :  les 

propriétaires  cultivateurs,  en  Flandre,  n'ont  touché,  pendant  la 

guerre,  qu'un  tiers  de  leurs  revenus;  les  propriétaires  dont  les 

biens  sont  affermés,  n'en  ont  pas  touché  le  dixième!  Dans  la 

West-Flandre  et  le  Hainaut ,  les  nobles  payaient  l'impôt  foncier 

comme  les  rotiu-iers  :  en  Hainaut,  il  en  était  de  môme  pour  les 

prêtres;  cette  égalité,  unique  en  France,  n'est  plus,   devant 

l'excès  des  charges,  qu'une  égalité  de  détresse  *.  En  Alsace,  oïl 

a  ôté  aux  habitants  le  pacage  dans  les  bois ,  reste  de  l'antique 

communauté  du  clan  gaulois  et  du  gaw  germanique  :  on  a 

ruiné  ainsi  l'éducation  du  gros  bétail  et  des  porcs  ^.  La  Picardie 

a  perdu  un  douzième  de  sa  population  :  les  nouveaux  droits  sur 

les  vaisseaux  et  les  marchandises  d'Angleterre  nuisent,  par  leur 

1.  Ea  Artois,  le  clergé  et  la  noblesse  payaient  rimp6t  foncier  appelé  centième, 
mais,  quand  on  Taugmentait,  ils  étaient  exempts  de  l'augmentation  :  dans  la  dernière 
guerre,  on  avait  levé  jusqu'à  six  centihius  par  an  ;  les  privilégiés  n'en  avaient  payé 
qu'un. 

2.  L'intendant  d'Alsace  fait  un  portrait  fort  naïf  ou  fort  piquant  du  clergé  de  sa 
province.  «  Ils  n'ont  nulle  connaissance  de  ce  qu'on  nomme  en  France  jansénisme... 
Attachés  au  nœud  principal  de  la  religion  sans  scrupule  et  sans  trop  d'inquiétude, 
ils  n'étudient  guère  à  un  certain  âge,  qu'autant  qu'il  faut  pour  contenter  le  supé- 
rieur, aiment  la  vie  et  la  bonne  chère,  sont  très-rarement  avares,  n'ont  aucun  atta- 
chement au  sexe,  en  un  mot,  ont  d'excellentes  qualités  pour  former  un  clergé  trcs- 
édifkiDt  et  très-saint,  h  T.  lU,  p.  36B.  ~  Une  observation  plus  Importante  ressort 
du  Mémoire  sur  l'Alsace;  c'est  que  l'Alsace  est  pays  de  droit  écrit;  la  langue  est  ger- 
manique; la  loi,  la  tradition  est  gallo-romaine.  Le  droit  coutumîer  n'y  existe  qu'à 
l'égard  des  fiefs ,  de  quelques  questions  relatives  aux  nobles  et  de  quelques  statuts 
municipaux  :  vol.  III,  p.  331. 


332  LOUIS  XIV.  [!697-f70#; 

excès,  au  commerce  de  la  Picardie,  qui  préférerait  le    tarif 
modéré  de  1664.  Le  commerce  voudrait  qu*on  reçût  en  France 
les  monnaies  étrangères ,  comme  on  le  fait  en  Angleterre  et  en 
Hollande,  où  elles  sont  considérées  comme  marchandises  :  le 
négociant  français  est  obligé  ou  de  perdre  en  envoyant  k   la 
refonte  les  monnaies  étrangères  qu'il  a  reçues  en  paiement ,   ou 
de  se  faire  payer  en  lettres  de  change  sur  lesquelles  il  perd. 
encore.  —  Les  provinces  de  Touest  ne  souffrent  pas  moins  que 
celles  du  nord  et  de  l'est.  Dans  la  généralité  d'Âlençon ,  les  villes 
sont  presque  abandonnées  :  la  plupart  des  propriétaires  né  sont 
pas  à  couvert  chez  eux^,  faute  de  pouvoir  réparer  et  entretenir 
f  leurs  maisons.  Dans  la  généralité  de  Rouen ,  sur  sept  cent  mille 
habitants,  il  n'y  en  a  pas  cinquante  mille  qui  couchent  autre- 
ment que  sur  la  paille.  Le  grand  commerce  de  toiles  que  faisait 
la  Bretagne  avec  l'Angleterre  est  tombé  par  les  gros  droits  sur 
les  marchandises  anglaises  et  hollandaises ,  par  le  monopole  de 
l'importation  des  draps  anglais  attribué  aux  ports  de  Calais  et  de 
Saint- Valeri,  et  enfin  par  la  guerre.  Les  Anglais,  auparavant, 
achetaient  en  Bretagne  beaucoup  plus  qu'ils  n'y  vendaient.  La 
France  devait  perdre  le  privilège,  qu'elle  avait  eu  si  longtemps, 
de  fournir  de  blés  et  de  toiles  une  grande  partie  de  l'Europe.  On 
prétend  que  l'exportation  pour  l'Angleterre  et  la  Hollande  avait 
été  jusqu'à  un  million  deux  cent  mille  pièces  de  toiles  par  an  !  — 
La  papeterie  est  ruinée  en  Angoumois  par  les  gros  droits.  —  Les 
péages  de  rivière  font  abandonner  la  route  de  la  Loire  pour  les 
routes  de  terre  :  le  commerce  des  vins  est  ruiné  dans  tous  les 
pays  de  la  Loire  par  la  multiplicité  des  droits.  Le  centre  est 
encore  plus  malheureux  que  l'ouest  :  La  Touraine  a  perdu  un 
tiers  de  ses  laboureurs ,  un  quart  de  sa  population  totale  et  moitié 
de  son  bétail,  depuis  la  Guerre  de  Hollande  :  une  partie  des 
terres  sont  abandonnées.  La  soierie  de  Tours  est  tombée  :  une 
des  causes  est  l'introduction  des  toiles  peintes  et  cotonnades  de 
l'Inde.  La  draperie  est  également  déchue  à  Tours,  qui  n'a  plus 
que  trente -trois  mille  âmes,  de  quatre -vingt  mille  qu'il  avait 
eues  sous  Richelieu  etColbert.  Même  décadence  à  Troyes,  tombée 
de  cinquante  ou  soixante  mille  âmes  à  vingt  mille.  La  population     • 
de  l'Anjou  est  aussi  réduite  d'un  quart.  Dans  le  Maine,  la  toilerie 


11697-1700]  DÉCADENCE   DU    ROYAUME.  333 

n'occupe  plus  que  six  mille  ouvriers  au  lieu  de  vingt  mille  :  les 
exigences  des  fermiers  des  traites  (douanes  intérieures)  en  sont 
cause.  Le  Limousin  a  été  horriblement  maltraité  par  la  disette 
et  la  mortalité  de  1693-94.  LeBerri  est  moins  malheureux,  parce 
qu*il  élève  une  multitude  prodigieuse  de  moutons  * ,  dont  la 
laine  lui  sert  à  fabriquer  de  gros  draps  et  des  serges  drapées 
pour  les  armées;  toutefois,  les  droits  féodaux  y  découragent  le 
paysan.  Le  Bourbonnais  a  perdu  le  cinquième  de  sa  population  : 
le  grain  y  est  ordinairement  à  si  bas  prix  que  le  laboureur 
ne  relire  pas  ses  frais.  Le  Périgord  a  perdu  le  tiers  de  ses  habi- 
tants par  la  cherté  du  pain  et  par  la  gelée  des  vignes.  Ces  mons- 
trueuses inégalités  attestent  à  quel  point  la  circulation  s'opé- 
rait mal  en  France. 

La  Guyenne  et  le  Languedoc  ne  sont  pas  tout  à  fait  en  si  mau- 
vais état  :  la  Gironde  exporte  cent  mille  tonneaux  de  vin  par  an  ; 
dans  les  bons  temps,  il  y  a  toujours  au  moins  cent  gros  vaisseaux 
dans  le  port  de  Bordeaux,  et  jusqu'à  cinq  cents  aux  époques  des 
foires  ;  cependant  le  commerce  se  fait  en  majeure  partie  par  les 
marchands  étrangers,  surtout  par  les  Hollandais,  et  Bordeaux  n'a 
que  34,000  habitants.  La  population  des  grandes  villes  languedo- 
ciennes est,  au  contraire,  très -considérable  :  Toulouse  compte 
plus  de  18,000  familles;  Montpellier  près  de  14,000;  Nîmes  10  à 
11,000.  Dans  les  diocèses  de  Nîmes,  Montpellier  et  Alais ,  U  s'est 
établi  depuis  quelques  années  des  bureaux  de  charité  par  le  moyen 
desquels  tous  les  pauvres  sont  régulièrement  assistés  et  la  men- 
dicité est  bannie.  Le  père  Chauran,  jésuite,  est  l'inventeur  de  cet 
établissement.  La  manufacture  des  draps  fins,  façon  de  Hollande, 

1.  Ceci  est  exceptionnel  :  les  moutons  manquent  assez  généralement  en  France. 
-^  L'intendant  de  Bourges  donne  de  curieux  détails  sur  les  métairies  en  communauté 
qui  subsistent  dans  l'élection  d'Issouduu.  Ce  sont  des  groupes  de  vingt  à  trente 
familles  exploitant  en  commun  une  grande  métairie  dont  le  fonds  et  les  bestiaux 
appartiennent  à  un  propriétaire  :  elles  se  choisissent  un  chef  qui  distribue  le  travail  : 
s'il  gère  mal,  on  le  dépose,  mais  en  reconnaissant  les  dettes  qu'il  a  contractées.  **  II. 
n*y  a  point  »,  dit  l'auteur,  «  de  nation  plus  sawmge  que  ces  peuples  :  on  en  trouve 
quelquefois  des  troupes  à  la  campagne,  assis  en  rond  au  milieu  d'une  terre  labourée 
et  toujours  loin  des  chemins  ;  mais,  si  Ton  en  approche,  cette  bande  se  dissipe  aussi- 
tôt, n  Bouiainvilliers,  État  de  la  France,  t.  Y,  p.  33.  Telle  était  la  base  de  cette  société 
dont  Versailles  était  le  sommet!  De  pauvres  tautagee  fuyant  devant  les  hommee 
citilùéi,  qui  ne  leur  apparaissent  que  comme  des  espèces  d'oiseaux  de  proie  toujours 
prêts  à  leur  enlever  le  fruit  de  leurs  sueurs,  au  nom  du  seigneur  ou  au  nom  du  roi. 


334  LOUIS  XIV.  [!6y7-l700] 

établie  par  Colbcrt,  se  soutient  très-bien  en  Languedoc  et  a  cul- 
buté les  Hollandais  dans  le  Levant.  La  canalisation  du  Lang'uedoc 
s*est  accrue  d'un  canal  qui  relie  Perpignan  au  grand  canal  du  Midi, 
communication  utile  sous  le  rapport  politique  aussi  bien    que 
commercial  :  les  Roussillonnais  sont  encore  bien  catalans,  comnie 
ils  le  disent  eux-mêmes,  et  il  importe  de  les  franciser  *.  Le  canal 
de  Languedoc  ne  donne  malheureusement  pas  tous  les  résultats 
qu'on  en  avait  espérés  ;  les  frais  dont  la  navigation  est  chargée 
détournent  les  marchands  de  s'en  servir;  ils  aiment  mieux  courir 
les  risques  que  l'on  a  prétendu  leur  épargner.  De  plus,  une  mesure 
oppressive  écrase  les  éleveurs  de  vers  à  soie  :  c'est  un  arrêt  du 
conseil  de  1 C87  qui  oblige  toutes  les  soies  languedociennes  de  pas- 
ser à  Lyon  et  d'y  payer  le  surtaux,  ce  qui  tue  l'exportation  et  met 
les  producteurs  languedociens  à  la  merci  des  marchands  de  Lyon. 
Le  commerce  total  du  Languedoc  roule  sur  24  millions  par  an  ; 
les  impôts  ont  lAonté  à  1 8  millions  pendant  la  guerre  !  —  La  tyran- 
nie que  le  commerce  lyonnais  fait  peser  sur  les  producteurs  de 
soies  ne  parait  pas  lui  profiter  beaucoup.  Lyon  a  perdu  20,000 
âmes  depuis  la  guerre  et  n'en  a  plus  que  69,000  :  l'industrie  de  la 
soie  y  est  tombée  de  dix-huit  mille  métiers  à  quatre  mille.  La  dra- 
perie est  diminuée  de  moitié. —  Marseille  exerce  sur  le  commerce 
de  la  Méditerranée  la  même  tyrannie  que  Lyon  sur  les  producteurs 
de  soie  :  on  ne  peut  exporter  de  marchandises  par  mer  qu'après 
les  avoir  envoyées  faire  quarantaine  à  Marseille.  —  Le  Dauphiné  a 
perdu  un  huitième  de  sa  population  depuis  la  révocation.  La  mi- 
lice et  les  enrôlements  forcés  y  ont  beaucoup  contribué.  —  Dans 
la  généralité  d'Orléans ,  il  n'y  a  que  six  mille  cent  quatre-vingt- 
deux  marchands  pour  sept  mille  sept  cent  quarante-sept  officiers 
tantVoyauxque  seigneuriaux  et  municipaux!  De  tels  chiffres  disent 
à  quel  point  l'équilibre  social  est  rompu!  —  Aucun  pays  n'a  plus 
souffert  que  la  généralité  de  Paris.  Tandis  que  la  capitale  s'en- 
combrait d'une  population  excessive,  la  province  qui  l'entoure 
perdait  le  quart  de  ses  habitants,  le  tiers  dans  certains  cantons, 
et  près  de  moitié  dans  les  élections  de  Mantes  et  d'Étampes.  La 

1.  Le  régime  du  Roassillon  était  bizarre  quant  aux  charges  publiques  :  cette 
petite  province  était  exempte  de  presque  tous  les  impôts  ;  mais  la  moitié  des  pailles 
et  fourrages  appartenait  au  roi.  État  de  la  France,  t.  V,  p.  2B0. 


11697-1700]  DÉCADENCE   DU    ROYAUME.  335 

faute  eh  était  surtout  aux  aides  et  aux  traites.  Mantes,  qui  four- 
nissait de  petit  vin  la  Normandie,  a  été  ruinée  par  le  doublement 
du  droit  sur  le  vin  en  gros  en  1689.  —  Dans  toutes  les  provinces 
au  nord  de  la  Loire  et  dans  quelques  contrées  maritimes,  les  deux 
tiers  des  huguenots  sont  parvenus  à  quitter  la  France  :  presque 
tous  les  gros  marchands  et  fabricants  de  Rouen,  de  Caen,  de 
To«rs,  etc.,  sont  partis.  L'évasion  d'une  multitude  de  huguenots, 
les  obstacles  apportés  au  mariage  de  ceux  qui  restent,'  joints  à  la 
misère  dont  les  paysans  ne  se  relèvent  pas  depuis  la  disette  de 
1 693 ,  ont  réduit  d'un  tiers  la  population  de  la  généralité  de  La 
Rochelle  depuis  vingt  ans. 

Presque  à  chaque  page  retentit  ce  refrain  tristement  monotone  : 
tt  La  guerre,  la  mortalité  (de  1693),  les  logements  et  passages 
«  continuels  des  gens  de  guerre,  la  milice,  les  gros  droits,  et  la 

«  retraite  des  huguenots,  ont  ruiné  ce  pays  * » 

Ce  douloureux  inventaire,  dressé  par  des  témoins  peu  dispo- 
sés à  exagérer  les  souffrances  du  peuple,  passa  par  un  assez  grand 
nombre  de  mains  pour  recevoir  une  demi-publicité.  Les  esprits 
furent  péniblement  frappés  :  il  sembla  qu'une  vapeur  sombre  se 
répandit  dans  l'atmosphère  naguère  si  brillante  de  Versailles.  Beau- 
coup s'efforçaient  de  ne  voir  là  qu'un  malaise  passager  ;  mais  les 
plus  sagaces  voyaient,  comme  Fénelon,  la  monarchie  incUner  vers 
Tabime.  Le  mal  était  patent;  mais  où  était  le  remède?  Les  hommes 
que  leur  esprit  et  leur  cœur  poussaient  à  l'étude  des  problèmes 
économiques  et  de  l'état  du  peuple  n'avaient  pas  attendu  les  ré- 
ponses des  intendants  pour  le  chercher,  ce  remède!  Vers  la  fln  de 
la  guerre,  un  magistrat  de  province,  Bois-Guillebert,  lieutenant- 
général  au  bailliage  de  Rouen,  était  venu  trouver  le  contrôleur- 
général  Pontchartrain  et  lui  avait  déclaré  qu'il  lui  apportait  le  salut 
du  royaume,  c  Écoutez-moi  avec  patience  :  vous  me  prendrez 
«  d'abord  pour  un  fou  ;  ensuite  vous  verrez  que  je  mérite  attention, 
«  et,  enfin,  vous  demeurerez  content  de  mon  système.  »  Pontchar- 
train se  mit  à  rire,  lui  répondit  brusquement  qu'il  s'en  tenait 
au  premier  et  lui  tourna  le  dos^.  Bois-Guillebert  ne  se  rebuta 

1.  La  diminution  grraduelle  de  la  caste  nobiliaire,  malgré  le»  fréquents  anoblisse- 
ments, est  un  fait  d'un  autre  ordre,  mais  un  des  plus  saillants  de  ces  mémoires. 

2.  Saint^imon,  t.  V,  p.  285.    ,  • 


336  LOUIS   XIV.  fJ6971 

pas  el  adressa  au  public  le  travail  que  le  ministre  n'avait  pas 
pris  la  peine  d'examiner  :  ce  fut  le  Détail  de  la  France ,  publié 
en  1697. 

Pontchartrain  eût  lu  le  livre  de  Bois-Guillebert,  qu'il  n'en  eûl 
pas  mieux  accueilli  Fauteur.  Nous  avons  dit  ailleurs  *  quelle  mé- 
connaissance du  passé,  quelles  erreurs  matérielles,  quellesénormes 
contradictions  on  pouvait  reprocher  à  ce  bizarre  et  fougueux  écri- 
vain. £t,  pourtant,  bien  des  lumières  brillent  dans  son  chaos.  Cet 
esprit  si  faux  et  si  indigeste  dans  ses  jugements  sur  les  personnes 
et  sur  les  faits,  dans  les  assertions  étourdissantes  et  les  chiffres 
fabuleux  qu'il  jette  au  hasard,  est  doué  d'une  faculté  de  générali- 
sation supérieure  :  il  ouvre  une  voie  nouvelle  à  la  pensée  par  ses 
vigoureux  efforts  pour  atteindre  et  pour  formuler  les  lois  écono- 
miques. Il  est  le  premier,  si  nous  ne  nous  trompons,  qui  ait  essayé 
de  donner  scientifiquement  la  théorie  de  la  richesse  publique,  et 
ses  définitions  et  ses  propositions  sont  souvent  justes  et  presque 
toujours  profondes  quand  même  elles  sont  contestables.  U  montre 
fort  nettement  que  les  métaux  précieux  sont,  non  pas  la  richesse, 
mais  seulement  le  signe  de  la  richesse,  la  richesse  étant  «  le  pou- 
voir de  se  procurer  l'entretien  commode  de  la  vie*.  »  Le  mal  vient, 
dit-il,  des  entravés  à  la  consommation,  entraves  qui  sont  la  taille 
inégale  et  arbitraire,  les  aides  et  les  douanes  '.  «  Consommation 
et  revenu  sont  une  seule  et  même  chose.  Plus  un  pays  est  riche, 
plus  il  est  en  état  de  se  passer  d'espèces.  »  Par  cet  axiome  un  peu 
téméraire,  il  semble  prédire  l'Angleterre  du  xix*  siècle.  Il  explique 
d'une  manière  frappante  la  supériorité  qu'ont  dans  l'échange  les 
pays  qui  produisent  les  denrées  sur  ceux  qui  produisent  l'or  et 
l'argent  :  les  premiers  donnent  les  denrées  qui  ne  servent  qu'une 
fois  pour  de  l'argent  qui  sert  toujours  ;  —  qui  sert  toujours,  à  con- 
dition de  circuler,  car,  du  moment  que  la  consommation  s'arrête, 

1.  T.  XIII,  p.  92. 

2.  Il  reconnait  deux  sortes  de  richesses  réelles  :  les  fruits  de  la  terre  et  (ei  bimu 
d'industrie. 

3.  Il  fait  trés-bieu  voir  comment  la  peur  d'être  surchargé  à  la  taille  empêche  le 
paysan  de  multiplier  ses  bestiaux ,  et  comment  les  exactions  des  commis  aux  aides 
détruisent  le  commerce  des  boissons.  Un  des  plus  terribles  fléaux  de  la  France  était 
les  juridictions  exceptionnelles  qui  faisaient  les  officiers  de  finances  et  les  fermiers 
des  impôts  juges  dans  leur  propre  cause.  Le  contribuable  lésé  n'avait  presque 
jamais  de  justice  à  espérer. 


(169Î3Î707]  BOIS-GUILLEBERT.  337 

l'argent  aussi  s'arrête  court  dans  les  fortes  mains  (dans  les  mains 
des  capitalistes),  qui  aiment  mieux  alors  perdre  le  profit  que  de 
risquer  le  principal,  et  il  ne  sert  plus  à  rien.  Quand  Targent  s'ar- 
rête, le  pays  est  paralyai.  «  L'argent  forme  pour  autant  de  revenu 
qu'il  fait  de  pas  ».  La  richesse  d'un  pays  est  donc  dans  la  fécon- 
dité en  denrées,  et  dans  la  grande  consommation,  qui  fait  qu'un 
million  (argent)  y  fait  plus  d'eiSp^que  dix  millions  là  où  il  n'y  a 
pas  de  consommation,  ce  million  se  renouvelant  mille  fois  (par 
la  circulation).  —  Il  sen|fprorondément  la  solidarité  de  toutes  les 
classes  et  démontre  comment  la  misère  de  l'agriculteur,  qui  est 
la  base  de  la  société,  doit  entraîner  la  ruine  du  reste.  Il  proclame 
la  solidarité  d'intérêt,  non-seulement  d'homme  à  homme,  non- 
seulement  de  province  à  province  dans  un  même  état,  mais  de 
peuple  à  peuple.  —  Tout  vendeur  doit  être  acheteur,  et  récipro- 
quement. Tout  échange  doit  être  profitable  aux  deux  parties,  dans 
l'intérêt  général.  Il  faut,  pour  cela,  concurrence  et  liberté  des  pro- 
ducteurs. La  nature  veut  la  liberté  de  l'industrie,  et  cette  liberté 
peut  seule  paralyser  les  efforts  tyranniques  de  la  cupidité  et  de 
l'égôïsme.  C'est  à  la  nature,  et  non  aux  hommes,  qu'appartient  la 
police  de  Tordre  économique  *. 

La  doctrine  de  l'économie  politique  libérale  est  tout  entière 
dans  cet  axiome. 

Les  conclusions  pratiques  de  Bois-Guillebert  sont  le  change- 
ment du  système  d'impôts.  L'impôt ,  suivant  lui ,  n'est  pas  trop 
fort  :  il  n'est  que  mal  réparti.  On  pourrait  même  l'augmenter 
beaucoup  sans  inconvénient  :  la  France,  sous  un  bon  régime, 
pourrait  donner  au  roi  jusqu'à  300  millions  de  revenu!  Il  faut 
rendre  1»  la  taille  équitable,  en  rendant  les  faveurs  et  les  énormes 
inégalités  actuelles  impossibles  par  un  dénombrement  et  par  des 
rôles  dressés  suivant  un  plan  qu'il  expose;  2o  supprimer  les  aides, 
les  douanes  provinciales  et  les  droits  à  l'entrée  des  villes*; 
3»  compenser  ces  suppressions  par  l'augmentation  de  la  taille 
réformée  et  par  un  impôt  sur  les  cheminées;  4»  adopter  le  sys- 

!•  Nos  citations  ne  sont  pas  toutes  prises  dans  le  Détail  de  la  France,  mais  aussi 
dans  les  ouvrages  postérieurs  de  Bois-Guillebert;  le  Traité  des  Grains;  la  Dissertation 
tvr  les  richesses,  Carjent  et  les  tributs,  et  le  Factum  de  la  France. 

2.  La  suppression  des  impôts  de  consommation  ferait  éclore  100,000  cabarets  en 
huit  Jours,  s'écrie- t-il  avec  un  naïf  eqthousiasme. 

XIV.  2â 


338  LOUIS  XIV.  [1691||707) 

tème  établi  en  Angleterre  depuis  1688  pour  relever  le  prix  des 
grains,  non -seulement  par  la  liberté  d'exportation,  mais  par  des 
primes  à  l'exportation  et  par  dés  entraves  à  Fimportation  ;  c'est- 
à-dire  faire  tout  le  contraire  de  ce  qu'on  Ijtait  habitué  à  faire  en 
France. 

Si  l'avilissement  du  prix  des  grains  a  de  graves  inconvénients» 
la  hausse  factice ,  la  théorie  dupmn  cher  dans  l'intérêt  du  peuple , 
n'est  pas  soutenable  ;  elle  est  d'ailleurs  contradictoire  avec  les 
principes  de  liberté  commerciale  posés  par  Bois-Guillebert.  Quant 
à  la  réforme  consislapt  à  supprimer  les  impôts  indirects,  payés 
par  tout  le  monde,  pour  grossir  l'impôt  direct  payé  seulement  par 
le  peuple  taillable,  il  se  fait  de. grandes  illusions  sur  le  résultat  : 
c'est  trop  ou  pas  assez  :  ce  n'est  là  qu'une  demi -révolution,  et 
presque  une  révolution  en  arrière  :  ces  conclusions  répondent 
mal  à  des  prémisses  si  hardies. 

Un  esprit  moins  emporté  dans  la  spéculation ,  mais  beaucoup 
plus  complet  et  plus  pratique ,  mûrissait  pendant  ce  temps  un 
projet  bien  autrement  large  et  logique.  Yauban  avait  commencé, 
depuis  vingt  ans,  à  lui  seul,  une  enquête  analogue  à  celle  dont  le 
conseil  du  roi  chargeait  tous  les  intendants  du  royaume.  De  cette 
même  main  qui  fortifiait  la  France ,  il  traçait  des  plans  admi- 
rables pour  l'amélioration  du  sol  qu'il  avait  si  bien  mis  en  dé- 
fense '  :  la  canalisation  du  territoire ,  aujourd'hui  presque  ache- 
vée, n'est  que  l'application  de  ses  patriotiques  desseins.  En  même 
temps,  il  créait  en  quelque  sorte  la  statistique  par  les  renseigne- 
ments de  toute  nature  qu'il  recueillait  dans  ses  voyages  continuels 
à  travers  le  royaume*-*  :  il  y  dépensait  tous  les  biens  dont  le  roi 
avait  payé  ses  services;  les  détails  les  plus  infimes  sur  les  der- 

■ 

1.  Il  n*est  pas  saos  importance  de  remarquer  ici  qae  le  système  (général  de  défense 
du  royaume,  tel  que  Yauban  l'exécuta,  n'était  pas  entièrement  le  sien.  Sa  correspon- 
dance avec  Catinat  montre  qu'il  n'approuvait  pas  une  multiplication  aussi  excessive 
des  places  fortes.  C'est  un  inconvénient,  écrivait-il,  dont  on  s'apercevra  quand  on 
ne  sera  plus  autant  en  état  d'attaquer  que  de  se  défendre.  Y.  Mém.  de  Catinat, 
t.  I",  p.  34. 

2.  D'après  le  détail  qu'il  donne  d'une  lieue  carrée  de  terre  ordinaire  prise  comme 
étalon,  la  proportion  entre  la  culture  des  céréales  et  les  cultures  fourragères  était 
déjà  tout  à  fait  rompue  :  —  Sur  4688  arpents,  il  y  en  avait  2707  en  labours,  500  sea- 
lement  en  prés  et  236  en  terres  vagues.  Les  moindres  terres  rendaient  de  3  1/2  à  4 
semences  pour  une  :  les  bonnes  10,  12  et  jusqu'à  15  semences.  -^  Dimt  Aoyale, 
p.   131. 


[I6»7-I7a2J  VAL  BAN.  339 

« 

nières  classes  du  peuple  étaient  ce  qui  le  touchait  le  plus  :  son 
regard,  trop  ferme  pour  se  laisser  éblouir  par  les  splendeurs  de 
la  surface,  creusait  la  société  jusqu'au  tuf  pour  en  sonder  la  soli- 
dité, et  il  en  voyait  les  couches  superposées  ainsi  qu'il  suit  :  o  près 
de  la  dixième  partie  du  peuple  est  réduite  à  mendier  ;  des  neuf 
autres  parties,  cinq  ne  peuvent  faire  l'aumône  à  celle-là,  dopt 
elles  ne  diffèrent  guère;  trois  sont  fort  malaisées;  la  dixième  ne 
compte  pas  plus  de  cent  mille  familles,  dont  il  n'y  a  pas  dix  mille 
fort  auteur  aise*.  »  Après  la  paix  de  Rys\vick,  il  s'occupa  de  rédi- 
ger,  avec  ses  innombrables  matériaux,  une  foule  de  mémoires 
sur  toutes  sortes  de  matières  politiques,  économiques  et  mili- 
taires :  la  plupart  sont  malhe^eusement  dispersés  ou  perdus. 
U  y  touchait  à  presque  tout  ce  qui  concerne  l'administration  d'un 
grand  état.  La  question  capitale,  pour  lui  comme  pour  Bois-Guil- 
lebert,  était  celle  de  l'impôt  :  il  y  consacra  non  pas  un  simple 
mémoire,  mais  un  livre.  Il  avait  reconnu  la  nécessité  d'un  chan- 
gement radical  :  Colbert  avait  pu  relever  les  finances  par  de 
simples  réformes;  les  réformes  ne  suffisaient  plus;  il  fallait  une 
révolution^.  Vauban  ne  s'attache  pas,  comme  Bois-Guillebert ,  à 
rechercher  les  lois  abstraites  de  la  richesse  et  de  l'économie  poli- 
tique en  général  ;  il  pose  nettement  le  pcincipe  spécial  de  la  théo- 
rie des  impôts,  que  Bois-Guillebert  n'a  pas  vu,  et  il  conclut  sans 
hésiter.  Colbert  a  pesé  sur  les  impôts  indirects,  comme  relative- 
ment plus  équitables  que  l'impôt  direct  auquel  la  partie  riche  et 
infiuente  de  la  nation  n'est  pas  soumise  ;  mais  cette  justice  n'est 
que  relative;  elle  est  même  devenue  tout  à  fait  illusoire,  grâce 
aux  gros  droits  de  détail  qui  pèsent  sur  les  pauvres  seuls.  Où  donc 
est  la  vraie  justice?  Quel  est  le  vrai  principe  en  matière  d'impôt? 
—  C'est  que  tout  sujet  doit  contribuer  à  tous*  les  besoins  de 
l'État  en  proportion  de  ses  facultés ,  et  non  en  proportion  de  ses 


1.  Dtme  Royale,  p.  34. 

2.  Tous  les  abus  émondés  par  Colbert  avaient  repoussé  avec  ane  vigueur  eflVoyable  : 
l'iniquité  de  la  répartition  des  tailles  était  si  énorme,  que  telle  ferme,  de  4  A  500 
francs  de  revenu,  payait  100  francs  ou  davantage,  tandis  que  telle  autre,  de  3,000  à 
4,000  francs,  patronnée  par  quelque  personnage  influent,  n*en  payait  que  30  ou  40. 
—  Ibid.^  p.  51.  En  outre,  l»  multitude  des  petites  taxes  vexatoires  engendrées  par 
ce  qu'on  nommait  les  affaires  extraordinaires,  était  cent  fois  pire  que  toutes  les  crues 
directes  de  l'impôt.  Ibid.^  p.  55. 


3iilO  LOUIS   XIV.  [1697-17071 

besoins.  —  Sur  quoi  doit  être  assis  Fimpôt?  Sur  le  revenu  et  sur 
les  fruits  de  l'industrie.  Tout  privilège  qui  exempte  de  cette  con- 
tribution est  injuste  et  abusif^Cette  exemption  doit  disparaître. 

Ainsi  Yauban  ne  demande  rien  moins  que  l'abolition  radicale 
des  privilèges  pécuniaires  de  la  noblesse  et  du  clergé ,  en  môme 
temps  qu'il  demande,  comme  Bois-Guillebert,  l'abolition  de  l'im- 
pôt des  boissons  et  de  tous  les  droits  qui  entravent  la  circulation 
intérieure. 

Avec  l'impôt  proportionnel  sur  le  revenu,  la  dîme  royale,  comme 
il  l'appelle,  plus  de  traitants,  plus  d'affaires  extraordinaires,  plus 
d'emprunts,  plus  de  perception  vexatoire  et  pire  que  l'impôt  lui- 
même  *  :  le  roi  haussera  ou  baissera  la  dîme  suivant  les  besoins 
de  l'Ëtat,  en  sorte  qu'on  ne  paie  en  temps  ordinaire  qu'une  demi- 
dfme  ou  un  vingtième,  les  artisans  et  manouvriers  ne  payant 
même  qu'un  Irentitoie,  et  qu'en  cas  de  nécessité,  l'impôt  monte 
graduellement  jusqu'à  la  dfme  entière.  Mais  que  l'on  se  garde 
surtout  de  vouloir  mêler  ce  système  nouveau  avec  l'ancien ,  de 
mêler  la  dlme  avec  la  taille  ou  les  aides;  on  ruinerait  la  France! 
—  Ceci  est  un  blâme  indirect  de  la  capitation,  essai  imparfait  d'im- 
pôt sur  le  revenu  enté  sur  le  système  établi. 

Yauban,  toutefois,  trop^pratique  pour  vouloir  l'absolu,  ne  pré- 
tend pas  faire  de  l'impôt  sur  le  revenu  l'impôt  unique ,  mais  seu- 
lement l'impôt  principal  et  le  seul  impôt  direct  :  il  consent  que 
l'État  conserve  quelques  autres  sources  de  revenus,  comme  l»les 
parties  casuelles  (contrôle,  papier  timbré,  postes,  etc.),  qui  sont 
le  prix  de  services  rendus  par  l'État  aux  particuliers  ou  de  l'au- 
thenticité donnée  à  leurs  transactions;  2»  un  impôt  sur  le  luxe ^; 
3«  les  douanes  extérieures,  qu'il  veut  beaucoup  diminuer;  4«  l'im- 
pôt sur  le  sel,  uniformisé  dans  toute  la  France  et  réduit  de  moitié 
ou  des  deux  tiers'.  L'impôt  du  sel  est,  on  doit  le  reconnaître, 

1.  U  y  avait  150  sortes  de  droits  et  de  taxes  sur  les  choses  de  la  justice  seulement; 
cela  peut  faire  juger  de  la  monstrueuse  complication  du  système. 

2.  L'eau-de-vie  est  une  des  denrées  de  luxe  que  veut,  avec  raison,  imposer  Vauban. 
Il  n'a  pas  pour  les  cabarets  le  même  enthousiasme  que  B(iis»Ouillebert. 

3.  Aujourd'hui  Yauban  accorderait  certainement  à  l'État,  entre  les  ressources 
supplémentaires,  le  maintien  de  TimpÀt  du  tabac.  —  Il  est  Juste  et  sans  inconvé- 
nient, dit-il,  d'imposer  les  rentes  sur  l'Etat  comme  le«. autres  revenus.  P.  781.  Il 
craint  déjà  que  l'abondance  et  la  commodité  des  rentes  ne  détournent  les  capitaux 
de  l'agriculture. 


(1697-1707J  VAUBAN.  341 

une  concession  faite  aux  dépens  du  principe ,  tandis  que  l'impôt 
sur  les  consommations  de  luxe  se  ramène  à  ce  même  principe.  Il 
pense  que  la  dlme,  au  minimum  du  vingtième,  donnerait  environ 
60  millions  pour  le  revenu  de  la  terre,  près  de  15  millions  et 
demi  pojir  le  revenu  des  maisons  de  ville,  de  Findustrie  et  du 
commerce,  des  rentes,  gages  et  offices.  Ce  second  chiffre  est  évi- 
demment trop  faible  ;  mais  il  a  reconnu  la  nécessité  de  ménager 
l'industrie.  Le  sel,  à  18  livres  fê  minot,  fournirait  23,400,000  fr.  ; 
les  autres  impôts  environ  18  millions  :  total,  près  de  117  millions 
en  temps  ordinaire ,  pouvant  être  poussés  à  plus  de^OO  millions 
par  exception  et  cq  cas  de  nécessilé  extrême.  Ainsi,  Yauban, 
comme  Bois-Guillebert,  bien  qu'avec  beaucoup  plus  de  réserve 
et  de  modération ,  pense  que  les  impôts  uâi)eu  forts  ne  sont  pas 
nécessairement  un  mal ,  pourvu  qu'ils  soient  bien  assis,  et  qu'il 
s'agit  non  pas  de  diminuer  l'impôt ,  mais  d'augmentef  la  richesse 
publiqpie; 

Ainsi  que  les  finances,  Yauban  voulait  qu'on  réformât  Tarmée, 
C'était  l'autre  plaie  de  la  France.  Jadis,  les  armées  étaient  peu 
nombreuses  et  la  solde  assez  fort«:  on  trouvait  des  ^Idats  sans 
peine  ;  mais,  maintenant,  les  armtes  étaient  devenues  immenses 
et  la  solde  n'avait  pas  augmenté,  tandis  que  totfte  les*  denrées 
allaient  renchérissant.  Ppur  remplir  les  cadres,  les  officiel  étaient 
réduits  à  employer  partout  la  force  et  la  ruse  *  ;  de  là  les  déser- 
tions multipliées  de  ces  soldats  malgré  eux  et  la  n^sère  de  tant 
de  familles  périssant  de  faim  parce  qu'on  leur  arrachait  leurs 
soutiens  :  de  là  une  autre  émigration  à  côté  de  celle  des  hugue- 
nots! Faire  le  procès  à  de  pareils  déserteurs,'  c'était  une  iniquité 
révoltante ,  et ,  cependant,  si  on  ne  le  faisait  pas,  «  les  armées 
seroient  dépeuplées  en  peu  de  temps  » .  La  milice  ne  donnait  pas 
lieu  &  moins  de  fraudes  et  de  violences  que  le  recrutement  de 
l'armée  régulière.  Yauban  proposait  qu'on  flt  le  dénombrement 
de  tous  lés  feux  qu'il  y  a  dans  le  royaume,  qu'on  mit  à  part  les 
gens  légitimement  exempts  du  service  militaire  et  qu'on  divisât 
tout  le  reste  des  finnilles  par  cantons  de  cent  feux  :  les  cantons 

1.  n  y  arait  dans  Paris  des  maisons  où  Ton  attirait  les  jeunes  gens  par  tontes 
sortes  de  nues  et  où  l'on  les  retenait  jnsqn*aa  moment  de  les  expédief  ao  régimenL 
On  appelait  cela  des  fov/rt. 


Zkt  LOUIS  XIV,  [16981 

fourniraient  des  soldats  par  un  tirage  au  sort.  Le  remplacement 
serait  autorisé,  sauf  garanties;  la  solde  augmentée ,  etc.  ;  c'est , 
sauf  les  détails,  le  système  de  la  conscription  actuelle  *. 

Yauban,  durant  plusieurs  années,  ne  publia  rien  de  ces  tra-> 
vaux,  qu*il  méditait  et  perfectionnait  de  jour  en  jour  :  il  ^'efforçait 
sans  cesse  d*insinuer  ses  idées  au  roi  et  aux  ministres.  Mais  on  ne 
lui  em(Trunta  que  quelques  détails,  par  exemple  le  tirage  au  sort, 
qu*on  appliqua,  non  à  Tannée,  mais  à  la  milîce,  mauvaise  réserve 
qu*il  voulait  abolfir  ^,  ou  des  améliorations  purement  militaires, 
comme  Tadoption  générale  de  la  baïonnette,  qui  constitua  défini- 
tivement l'infanterie  moderne  et  la  rendit  supérieure  à  ce  qu'a- 
vaient été  les  légions  romaines.  Le  roi  et  son  conseil  reculèrent 
devant  les  innovation  colossales  que  proposait  le  guerrier  réfor- 
mateur :  un  chef  de  gouvernement  n'entreprend  guère  de  révo- 
lution à  soixante  ans.  Et  cependant  le  mal  s'accroissait  chaque 
année,  et  le  cœur  patriote  de  Yauban  se  gonflait...  On  verra  plus 
tard  comment  Vauban  éclata  et  se  perdit  pour  avoir  voulu  forcer 
ceux  qui  fermaient  l'oreille  à  l'entendre. 

Avant  Vauban,  un  autre  grand  homme,  grand  dans  un  autre 
ordre  de  génie,  avait  été  victime  du  même  zèle  pour  le  bien 
public.  - 

Peu  af/rës  la  paix  de  Ryswick,  Racine,  que  son  sens  droit  et  sa 
vive  compréhension  rendaient  compétent  presque  en  toute  ma- 
tière, et  qui  était  admis  depuis  longues  années  dans  la  familiarité 
du  roi,  causait  un  jour  de  la  misère  du  peuple  avec  madame  de 
Maintenon  :  elle  fut  si  frappée  de  ses  observations  sur  le  mal  et 
sur  les  remèdes,  qu'elle  le  pria  de  les  lui  donner  par  écrit.  Le  roi 
trouva  le  mémoire  de  Racine  entre  les  mains  de  madame  de 
Maintenon,  le  parcourut  et  s'écria  d'un  ton  de  mauvaise  humeur  : 
—  «  Parce  qu'il  sait  faire  des  vers,  croit-il  tout  savoir?  Et,  parce 
qu'il  est  grand  poète,  veut-il  être  ministre?  »  Ce  fut  l'arrêt  de 
Racine.  Madame  de  Maintenon,  fidèle  à  sa  circonspection  égoïste, 
abandonna   l'homme  qu'elle  avait  compromis  et  fit  prévenir 

1.  Mimoiru  Mdiu  ée  Vanban,  publiés  par  M.  le  lieutenant-colonel  Augoyat;  1841. 
—  C*esi  dans  an  de  ces  mémoires  que  Vauban  propose  de  fixer  la  baïonnette  au  fusil 
par  une  douille  creuse  qui  n*empéche  pas  d'ajuster  et  de  tirer. 

2.  Ordonnance  du26  janTier  1701;  ap.  Anciermu  Loi»  françaiset,  t.  XX,  p.  378. 


L1698-1699]  MORT  DE   RACINE.  343 

Racine  de  ne  plus  se  présenter  chez  elle  jusqu'à  nouvel  ordre. 
Racine  ne  supporta  pas  ce  coup.  Il  avait  pu  renoncer  aux  gloires 
et  aux  voluptés  du  théâtre  :  il  ne  put  renoncer  à  la  faveur  du  roi. 
Dire  que  le  courtisan  avait  chez  lui  survécu  au  poète,  n'explique- 
rait pas  équitablement  les  sentiments  qui  lui  brisaient  le  cœur.  Il 
aimait  Louis.  Il  avait  enchaîné  sa  vie  à  celle  du-Grand  Roi,  objet 
d'une  espèce  de  culte  pour  son  cœur  comme  pour  son  imagina- 
tion. Vivre  hors  de  l'intimité  royale,  ce  n'était  plus  vivre.  Le 
chagrin  lui  causa  une  maladie  de  foie,  qui  l'emporta  au  bout 
d'unan(21avrin699)*. 

Le  pouvoir  ne  voulait  pas  s'engager  dans  les  grandes  innova- 
tions; il  essaya  de  rétablir  les  finances  et  de  procurer  quelque 
soulagement  au  peuple,  mais  par  des  expédients  ordinaires  et 
tout  à  fait  au-dessous  de  la  situation^.  La  recette  totale  du  trésor, 
qui  avait  été  de  158  millions  en  1697,  fut  réduite,  en  1698,  à  122, 
qui  n'en  laissaient  net  que  73  à  l'épargne,  les  charges  déduites. 
Pontchartraia,  Imitant  Colbert  après  la  paix  de  Nimègue,  profita 
de  la  confiance  relative  que  ramenait  la  paix  pour  rembourser, 
par  des  emprunts  au  denier  18,  les  emprunts  contractés  pendant 
la  guerre  au  denier  14  et  au  denier  12;  puis,  le  crédit  continuant 
de  se  relever,  il  fit  de  nouveaux  emprunts  au  denier  20  pour 
rembourser  les  emprunts  au  denier  18.  Ce^  opérations  diminuè- 
rent la  dette;  aiais  les  charges  annuelles  restèrent  pourtant 
accrues  de  20  millions  depuis  1683,  tandis  que  les  ressources  du 
pays  avaient  diminuée  C'était  là  le  reliquat  de  la  guerre.  Sans 
en  venir  tout  droit  à  la  révolution  radicale  que  proposait  Vauban, 
on  eût  pu  conserver  et  augmenter  la  capitation  en  améliorant  la 
répartition  de  ce  nouvel  impôt,  et  diminuer  d'autant  les  aides 
et  les  tailles  ;  mais  on  n'osa  manquer  de  i)arole  aux  privilégiés; 
la  capitation  fut  supprimée  ausâtôt  après  la  paix.  On  se  remit  à 

1.  Mémùire»  iur  la  vit  d$  J.  Racine  (par  son  flU  L.  Racine ,  t.  II,  p.  234). 

2.  En  même  temps  qu'on  visait  à  Téconomie,  Thabitude  remportait,  comme  l'at- 
testa le  faste  extraordinaire  da  camp  de  Compiègne  (septembip  1698). 

3.  La  dette  française  était  alors  d'en^ron  un  milliard  en  capital  ;  la  dette  hollan- 
ddse  de  325  millions;  Tanglaise  de  228.  La  Hollande  avait  payé,  pendant  la  guerre, 
jusqu'à  78  millions  dans  une  année,  environ  le  tiers  de  son  revenu  total.  Le  revenu 
général  de  la  Hollande  était,  à  ce  qu'on  croit,  d'environ  230  millions;  celui  de  l'An- 
gleierre,  de  560  à  570;  de  la  France,  d'un  milliard  50  millions  à  1,100  mîUioDS. 
Forbonnais,  t.  Il,  p.  296. 


8M  LOUIS  XIV.  (1699] 

faire  des  affaires  extraordinaires,  pour  suppléer  à  Tinsuffisance  des 
impôts,  et  à  rouler  sur  la  pente  accoutumée. 

Le  contrôleur  général  Pontchartrain  avait  trop  de  sagacité  pour 
ne  pas  sentir  dans  quelle  voie  de  perdition  on  s'entonçait.  Lui 
aussi,  à  son  tour,  comme  autrefois  son  prédécesseur  Le  Pelletier, 
il  n'agirait  qu*à  rejeter  sur  un  autre  la  responsabilité  des  finances. 
Quand  madame  de  Maintenon ,  qui  lui  trouvait  le  caractère  trop 
indépendant,  s'efforça  de  le  pousser  hors  du  contrôle  général ,  il 
l'eût  volontiers  femerciée.  Sur  ces  entrefaites,  le  chancelier  Bon- 
cherat  mourut  (2  septembre  1699).  L'occasion  fut  saisie;  l'office 
de  chancelier  fut  offert  à  Pontchartrain  comme  une  retraite  hofio- 
rable  ;  il  transmit  le  ministère  de  la  marine  à  son  fils ,  qui  devait 
être  le  plus  funeste  exemple  de  l'hérédité  ministérielle,  et  le  cou* 
trôle  général  fut  donné  à  Ghamillart,  intendant  des  finances,  qui 
avait  gagné  la  faveur  du  roi  par  son  talent  au  jeu  de  billard,  et  la 
faveur  de  madame  de  Maintenon  par  son  zèle  à  régir  les  affaires 
de  Saint- Cyr.  Probe,  rangé,  poli,  docjle  envers  s|b  patrons,  opî* 
niàtre  envers  ses  inférieurs,  il  avait  les  qualités  d'un  intendant  de 
bonne  maison  ;  le  goût  de  madame  de  Maintenon  pour  les  mt» 
diocrités  honnêtes  et  dévotes  en  fit  un  ministre.  Le  roi  partageait 
de  plus  en  plus  ce  goût.  Louis  le  Grand  baissait;  son  coup  d'œil, 
autrefois  si  sûr,  était  émoussé  par  l'âge;  sa  prétention  à  tout 
inspirer,  à  tout  conduire,  à  n'être  servi  que  pfer  des  machines, 
devenait  plus  absolue  à  mesure  qu'if  était- moins  capable  de  la 
réaliser. 

Ghamillart  donna  tète  baissée  dans  les  affaires  extraordinaires 
et  les  anticipations.  Ses  intentions  néanmoins  étaient  bonnes.  Il 
s'occupa  avec  conscience,  sinon  avec  intelligence,  des  intérêts 
commerciaux  et  agricoles.  Il  débuta  par  quelques  sottises,  telles 
que  la  défense  de  faire  de  gros  tas  au  métier,  de  peur  que  les  bas 
fhis  au  tricot  n'en  souffrissent,  et  la  défense  d'exporter  les  fils, 
lins  et  chanvres  de  la  Bretagne,  ce  qui  découragea  la  culture  des 
plantes  textiles  et  réduisit  bientôt  la  France  à  acheter  aux  étran- 
gers des  chanvres  du  Nord ,  des  câbles  et  des  toiles  à  voiles ,  elle 
qui  en  avait  fourni  l'Europe.  L'établissement  d'un  conseil  de 
commerce,  composé  du  contrôleur  général,  du  ministre  de  la 
marine,  de  d'Aguesseau  père  et  de  quelques  autres  conseillers 


ri699-170i]  GHAMILLART.  3/^5 

d'état  et  maîtres  des  requêtes,  et  de  douze  négociants  des  prin- 
cipales places  de  commerce,  parut  mettre  les  choses  dans  une 
meilleure  voie.  Divers  droits  de  sortie  qui  gênaient  Texportation 
furent  réduits  ou  supprimés.  La  défense  de  saisir  les  bestiaux , 
qui  avait  porté  de  si  excellents  fruits  sous  Colbert,  fut  renouvelée 
pour  six  ans  en  1701  *.  On  encouragea  le  commerce  lointain  : 
une  compagnie  s'était  formée  en  1698  pour  le  commerce  et  l'a- 
griculture de  Saint-Domingue;  le  commerce  libre  s'introduisait 
avec  succès  à  la  Chine ,  tandis  que  la  compagnie  privilégiée  des 
Indes  Orientales  ne  se  soutenait  qu'à  grand*peine.  Des  manufac- 
tures nouvelles  se  fondèrent;  par  exemple,  la  cristallerie,  la  ver- 
rerie gravée,  ciselée,  etc.  Mah  tout  cela  ne  remettait  pas  les 
finances  et,  d'ailleurs ,  les  événements  politiques  arrêtèrent  bien- 
tôt ce  progrès  '. 

Dans  cet  effort  que  le  pouvoir  fit,  après  la  guerre,  pour,  se 
reconnaître  et  s'orienter,  en  même  temps  que  la  situation  écono- 
mique, la  situation  religieuse  du  pays  attira  Tattention  du  roi. 
Louis  avait  voulu  en  vain  détourner  ses  regards  de  la  grande 
affaire  protestante,  où  il  sentait  avec  amertume  son  entreprise 
avortée.  «  Oa croit,  »  écrivait  madame  de  Maintenon,  «anéantir 
les  choses  en  n'en  parlant  })as  ^.  »  Il  fallut  bien  finir  par  en  parler 
et  par  se  faire  un  plan  de  conduite.  On  demanda  des  renseigne- 
ments et  des  avis  aux  intendants.  Il  résulta  de  ces  renseignements 
qu'il  n'y  avait  guère  en  France  plus  de  catholiques  véritables 
qu'avant  la^^évocation  de  TÉdit  de  Nantes;  que  les  nouveaux  con- 
vertu  avaient  gardé  presque  généralement  Yhérésie  dans  le  ccffur  et 
continuaient  à  faire  corps  entre  eux ,  vivant  sans  aucune  profes- 
sion extérieure  de  religion ,  dès  qu'on  cessait  de  leur  extorquer 
par  la  violence  des  actes  de  catholicisme  ;  là  où  les  intendants, 
excités  par  le  clergé,  continuaient  à  charger  les  récalcitrants  de 
taxes  et  de  logements  militaires,  l'émigration  était  incessante.  De 
l'aveu  dé^  l'impitoyable  intendant  du  Languedoc,  Basville ,  il  y 

1.  On  la  renouvela  en  1708  pour  six  autres  années.  En  1677,  les  terres  domaniales 
vaines  avaient  été  cédées  à  qui  les  défricherait  :  c'était  une  très-bonne  mesure; 
ualheoreusement,  tout  cela  ftit  mis  en  terres  à  blé  et  Ton  ne  fit  point  la  part  des 
cultures  fourragères. 

2.  Forbonnais,  t.  II,  p.  114-122. 

3.  Noailles,  HitLietnadame  de  Mainttnonf  t.  II,  p.  558. 


346  LOUIS  XIV.  [»698j 

avait,  des  contrées  de  vingt  et  trente  paroisses  où  Ton  n*avait  pu 
parvenir  à  faire  un  seul  catholique,  ni  même  à  en  établir  un  seul 
du  dehors.  Beaucoup  des  prétendus  convertis  se  présentaient  à 
l'église  pour  les  principaux  actes  de  la  vie  civile,  puis  n'y  reve- 
naient plus;  mais  une  foule  d'autres  ne  s'y  présentaient  jamais  et 
se  mariaient,  baptisaient  leurs  enfants,  enterraient  leurs  morts 
en  secret.  Une  confusion  déplorable  s'introduisait  dans  l'état  des 
personnes.  ^ 

Le  conseil  délibéra  longuement  sur  les  affaires  des  protestants. 
Poi^tcharlrain  insinua  la  tolérance  au  nom  de  la  raison  d'état,  et 
conseilla  de  consulter  quelques  évèques  et  quelques  magistrats 
éminents.  L'archevêque  de  Paris ,  Noailles ,  alors  en  grand  crédit, 
fut  naturellement  le  premier  appelé  à  donner  son  avis.  Il  le  fit 
sans  réserve  en  faveur  de  la  tolérance  et  rappela  que  les  premiers 
eiiipereurs  chrétiens  ne  forçaient  ni  les  païens  ni  les  hérétiques  à 
venir  aux  églises,  ne  leur  enlevaient  point  leure  enfants,  leur 
laissaient  contracter  des  mariages  qui  n'étaient  que  des  contr^ 
civils  et  les  rompre  par  le  divorce,  comme  le  pirmettaient  les  lois 
civiles.  II  pria  le  roi  de  l'autoriser  à  denmnder  avis  par  écrit  à 
tous  les  évèques.  II  espérait  que  l'expérience  aurait  ramené  la 
majorité  de  ses  confrères  à  des  sentiments  pareils  aux  siens.  11  se 
trompa.  Le  plus  grand  nombre  des  évèques  se  prononcèrent  pour 
la  continuation  de  la  contrainte.  «  On  a  employé  la  force  à  leur 
ôtcr  leur  religion ,  et  maintenant  qu'ils  n'en  ont  plus  aucune, 
n'est- il  pas  devenu  nécessaire  de  leur  en  donner  une  par  force?  • 
Ce  mot  d'un  des  prélats  exprime  avec  une  franchise  cynique 
l'opinion  de  la  majorité.  On  voit  avec  peine  que  le  célèbre  évèque 
de  Nîmes,  Fléchier,  ne  soutient  nullement ,  dans  cette  occasion 
décisive,  la  réputation  évangélique  qu'on  lui  a  faite  et  qu'il  mérita 
sous  d'autres  rapports.  Il  veut,  lui  aussi,  «une  contrainte  salu- 
taire», L'évèque  de  Chartres,  Godet -Desmarais,  le  directeur  de 
ma40me  de  Maintenon ,  est  le  plus  net  et  le  plus  violent  de  tous. 
«Si  l'on  n'a  pas  fait  difficulté,  dit-il,  de  recevoir  l'abjuration 
«  d'un  grand  nombre  de  calvinistes  dont  on  pouvait  craindre  que 
«  la  conversion  ne  fût  pas  sincère,  pourquoi  se  fera-t-on  aujour- 
«  d*hui  de  la  difficulté  de  les  contraindre  par  les  mêmes  voies  à 
<s  recevoir  les  sacrements?  »  Et  il  réfute  la  crainte  qu'on  manifeste 


[im]  LES  PROTESTANTS.  347 

de  se  rendre  complices  de  leurs  sacrilèges,  par  des  arguments 
dont  on  trouverait  à  peine  l'équivalent  dans  les  Provinciales.  Bos- 
suet  n'exerça  pas,  dans  ces  graves  circonstances,  l'action  prépon- 
dérante qui  Semblait  lui  appartenir  ;  il  était  en  quelque  sorte  aux 
prises  avec  lui-même;  sa  conscience  se  révoltait  contre  les  con- 
séquences du  principe  de  persécution  qu'il  avait  admis;  il  répu- 
gnait à  ce  qu'on  obligeât  les'  prétendus  convertis  d'assister  à  la 
messe,  comme  le  voulaient  la  plupart  de  ses  confrères,  et  il  n'hé- 
sitait pas  à  condamner  formellement  ces  communions  sacrilèges 
imposées  par  la  contrainte. 

Le  gouvernement  eut  le  mérite  de  résister,  dans  une  certaine 
mesure,  à  la  majorité  des  évèques.  Le  roi  chargea  Pontchartrain 
de  s'entendre  avec  l'archevêque  de  Paris  et  d'Aguesseau  père  sur 
la  rédaction  d'un  édit  qui  parut  le  13  décembre  1698.  Cet  édit 
reconnaissait  que  l'œuvre  de  la  conversion  n'était  point  achevée  et 
que  quelques-uns  des  sujets  du  roi  n'étaient  pas  encore  revenus  de 
leurs  erreurs.  Il  exhortait  et  ne  contraignait  pas  les  nouveaux 
convertis  à  assister  le  plus  exactement  possible  au  service  divin  et 
leur  ordonnait  d'observer  dorénavant,  dans  les  mariages  et  bap- 
térrfes,  les  solennités  canoniques,  sauf  à  pourvoir  par  le  roi  aux 
effets  civils  des  mariages  contractés  par  eux  depuis  la  révocation 
(en  secret).  L'obligation  d'envoyer  les  enfants  aux  écoles  et  ca- 
téchismes catholiques  était  confirmée.  L'attestation  de  catholi- 
cisme était  exigée  de  nouveau  de  tout  récipiendaire  aux  charges  de 
judicature  et  de  villes  de  tout  licencié  en  droit  et  en  médecine ,  etc.  ; 
mais  l'édit  gardait  un  silence  calculé  sur  les  professions  indus- 
trielles et  ajoutait  que  tous  les  sujets  du  roi  pouvaient  exercer 
paisiblement  leurs  commerces  à  charge  de  se  faire  instruire  en 
la  religion  catholique  * . 

L'archevêque  de  Paris,  s'il  eût  été  le  mattre,  eût  fait  mieux  que 
cet  édit  ambigu ,  qui  soulageait  un  peu  le  présent ,  mais  qui  lai&- 

l.  Anciennes  Lois  françaùef^  t.  XXf  p.  314.  -—  Un  second  édit,  du  29  décembre, 
autorisa  les  réfugiés  à  rentrer  dans  leurs  biens,  à  condition  d^abjnrer  à  leur  retour 
en  France.  Ibid,^  p.  322.  M.  de  Baussetse  trompe  en  avançant  que  les  réfugiés  ne 
furent  pas  tenus  de  se  faire  catholiqtta  pour  recouvrer  leurs  biens.  Hisi."  d«  Bossuel, 
t  IV,  p.  120.  —  Le  lieutenant  de  police,  à  Paris,  reçut  Tordre  secret  de  ne  plus  faire 
aucune  recherche  au  si^^et  de  la  religion,  pourvu  qu'il  n*y  eût  point  un  scandale 
public.  —  Sur  toute  cette  question,  vojres  Rulhière,  p.  312,  375, 428-134. 


348  LOUIS  XIV.  [1697] 

sait  subsister  tous  les  embarras  de  Tavenir ,  en  n'accordant  pas 
franchement  Tétat  civil  à  ce  qui  restait  de  protestants.  A  peine 
i*édit  eut-il  paru,  que  les  persécuteurs  cherchèrent  à  se  rattrape) 
sur  Finterprétation.  Basyille  et  les  évèques  du  Languedoc,  renon- 
çant à  imposer  les  sacrements,  firent  les  derniers  efforts  pour 
qu*au  moins  on  obligeât  les  nouveaux  convertis  d'aller  à  la  messe. 
Bossuet  s*y  opposa,  mais  en  approuvant  néanmoins  qu'on  tînt 
ferme  sur  les  mariages  et  qu'on  obligeât  à  tous  les  exercices  reli- 
gieux ceux  des  prétendus  convertis  qui  avaient  promis  de  vivre 
calholiquement  pour  se  marier  ou  réhabiliter  leurs  mariages. 
C'était  peu  digne  d'un  logicien  tel  que  lui;  il  n'y  a  point  de  milieu 
possible  entre  la  persécution  et  la  tolérance.  Basville  l'emporta  et 
on  le  laissa  faire  comme  il  l'entendait  en  Languedoc,  c'est-i-dire 
mettre  à  l'amende  les  gens  qui  n'allaient  pas  à  la  messe.  On  laissa, 
à  la  vérité,  tomber  en  désuétude  la  loi  barbare  contre  les  relaps  ; 
mais  bien  des  violences  se  commirent  encore  en  Languedoc  et  les 
esprits  ne  s'y  calmèrent  pas.  On  en  devait  bientôt  avoir  de  terribles 
preuves. 

La  demi-tolérance,  qui  n'osait  s'avouer  elle-même,  ne  réussit 
pas  mieux  que  n'avait  fait  la  contrainte  ouverte.  Là,  comme  en 
finances,  le  pouvoir  ne  sut  prendre  que  des  demi -mesures  et 
manqua  le  but. 

Si  sérieuses  que  fussent,  à  l'intérieur ,  les  préoccupations  du 
gouvernement,  qui,  d'ailleurs,  ne  s'avouait  pas  toute  l'étendue  du 
mal,  l'intérêt  capital  était  pour  lui  moins  au  dedans  qu'au  dehors. 
Durant  les  trois  années  qui  suivirent  la  paix  de  Rysvrick,  on  vécut 
dans  l'attente  quotidienne  d'un  événement  qui  devait  changer  la 
face  du  monde,  et  les  maisons  de  Bourbon  et  de  Hapsbburg  s'oc- 
cupèrent quasi  exclusivement  de  se  préparer  pour  le  jour  où  dis- 
paraîtrait la  branche  espagnole  de  la  souche  autrichienne.  On 
travailla,  de  part  et  d'autre,  à  s'assurer  des  positions  et  des  alliés 
en  Europe. 

En  1697,  pendant  les  négociations  de  Ryswick,  Louis  XIV  avait 
voulu  établir  la  France  en  Pologne  et  enlever  cette  république  à 
l'influence  autrichienne.  Durant  la  double  guerre  de  la  France 
contre  la  ligue  d'Âugsbourg  et  de  la  Turquie  contre  la  coalition 
de  l'empereur,  de  la  Pologne,  de  la  Russie  et  de  Venise,  la  diplo- 


(1697-1698)  AFFAIRES  DE  POLOGNE.  349 

matie  française  n'avait  cessé  de  pousser  Sobieski  à  rompre  avec 
rAulriche  et  à  traiter  avec  le  Turc.  On  n'avait  réussi  qu'à  lui  faire 
ralentir,  mais  non  cesser  la  guerre.  A  la  mort  de  Sobieski, 
Louis  Xiy  renouvela ,  pour  faire  élire  un  prince  français  roi  de 
Pologne,  les  tentatives  qu'il  avait  déjà  faites  autrefois  lors  de  l'ab- 
dication de  Jean-Casimir.  Le  prince  de  Gonti  fut  le  candidat  pro- 
posé par  la  France.  L'empereur,  le  pape,  les  jésuites  et  la  Russie 
se  réunirent  pour  appuyer  l'électeur  Auguste  de  Saxe.  L'électeur 
venait  d'abjurer,  en  vue  du  trône  de  Pologne,  et  le  pape  trouvait 
tout  simple  de  récompenser  le  chef  héréditaire  du  parti  luthérien 
d'être  rentré  dans  l'église  romaine.  Les  jésuites,  qui  n'étaient  que 
trop  puissants  en  Pologne,  redoutaient  les  relations  jansénistes  des 
Gonti.  Quant  au  jeune  tzar  Pierre ,  il  voulait  que  la  Pologne  restât 
son  alliée,  son  instrument  contre  le  Turc  et  le  Suédois,  et  crai- 
gnait que  l'esprit  français  ne  vint  réorganiser  ce  pays.  Il  avait  bien 
choisi  son  candidat  :  le  roi  saxon  devait  commencer  la  ruine  de 
la  Pologne  ! 

La  détresse  financière  de  la  France  ne  permit  pas  de  faire  à 
temps  les  sacrifices  nécessaires  dans  une  aflhire  où  l'argent  devait 
jouer  un  grand  rôle.  L'électeur  de  Saxe,  au  contraire,  épuisa  ses 
états  pour  s'acheter-  des  partisans  ef  des  soldats.  L^  prince  de 
Gonti  eut  cependant  la  majorité  et  fut  proclamé  roi  à  Yarsqvie  le 
27  juin  1697;  mais  la  hiinorité  proclama  et  appela  l'électeur,  qui 
accourut  avec  des  troupes  saxonnes  et  qui  se  fit  sacrer  roi  de  Po- 
logne à  Cracovie  (15  septembre).  Gonti,  retardé  par  une  flotte 
anglaise  qui  lui  avait  barré  le  passage,  n'arriva  par  mer  que  le 
26  septembre  à  Dantzig,  qui  refusa  de  le  recevoir.  Le  prince  n'a- 
menait ni  troupes  ni  argent.  L'électeur  avait  eu,  au  contraire,  tout 
le  temps  d'organiser  ses  ressources.  Les  Russes  menaçaient  la 
Lithuanie.  Gonti^,  aban(k)nné  d'une  grande  partie  de  ses  adhé- 
rents, quitta  la  partie  et  revint  en  France  dès  le  mois  de  novem- 
bre. On  dit  qu'une  passion  pour  la  duchesse  de  Bourbon,  une  des 
filles  naturelles  du  roi,  avait  contribué  à  retarder  le  départ  et  à 
hâter  le  retour  du  prince,  qui  ne  répondit  pas,  dans  cette  grande 
occasion,  à  l'opinion  qu'on  avait  de  ses  talents. 

Dès  ilannée  çuivante,  Auguste  de  Saxe  fut  reconnu  roi  de  Po- 
logne par  toute  TEurope,  piôme  par  la  France. 


350  LOUIS   XIV.  [1698-1699] 

Louis  XIV  ne  réussit  pas  mieux  en  Turquie  qu*en  Pologne. 
Après  avoir  inutilement  engagé  la  Porte  à  prendre  part  aux 
négociations  générales  de  Rys^ick,  il  eût  voulu  maintenant  rem- 
pécher  de  faire  la  paix,  afin  de  se  conserver  une  diversion  redou- 
table pour  le  moment  où  s'ouvrirait  la  succession  d*£spagiic; 
rintérét  de  la  Porte  n'était  pas  eu  effet  de  conclure  une  paix 
qui,  après  la  défaite  que  le  sultan  avait  essuyée  en  1697,  à  Zenta 
sur  la  Theiss ,  contre  le  prince  Eugène  de  Savoie,  ne  pouvait 
être  que  désavantageuse  et  humiliante  pour  l'empire  othoman  ; 
mais  la  Porte  était  mal  gouvernée  et  la  France  mal  représentée  à 
Constantinople.  L'ambassadeur  Fériol  blessa  le  divan  par  son  mé- 
pris maladroit  pour  les  usages  othomans  et  ne  sut  prendre  aucune 
influence,  tandis  que  les  agents  d'Angleterre  et  de  Hollande  ga- 
gnaient ou  dominaient  les  ministres  othomans  et  leur  imposaient 
la  médiation  partiale  de  Guillaume  III  et  des  États-Généraux. 
Dans  les  derniers  jours  de  l'année  1698  et  les  premiers  de  1699, 
la  Turquie  signa,  à  Carlo^itz,  une  trêve  de  deux  ans  avec  la 
Russie,  une  trêve  de  vingt-cinq  ans  avec  l'empereur  et  la  paix 
avec  la  Pologne  et  Venise.  Le  sultan  céda  à  l'empereur  la  Tran- 
sylvanie et  les  conquêtes  impériales  de  Hongrie,  aux  Russes  Azof, 
à  Venise  la  Morée,  et  rendit  Kaminiek  à  la  Pologne.  Pour  la  pre- 
mière fois,  l'empire  othoman  reculait  et  se  reconnaissait  vaincu 
par  un  traité  de  paix.  Il  honora  du  moins  ses  revers  en  refusant 
de  livrer  l'illustre  chef  des  Hongrois,  Tekeli,  à  la  vengeance  autri- 
chienne. 

L'Europe  entière  fut  ainsi  en  paix,  à  la  fin  du  xvir  siècle,  mais 
pour  une  année  à  peine.  La  guerre  devait  renaître  avec  le  siècle 
nouveau,  d'abord  dans  le  Nord,  puis  dans  le  Midi.  L'Autriche  se 
trouva  en  étal,  aussi  bien  que  la  France,  de  ne  plus  songer  qu'à 
l'héritage  d'Espagne.  La  Russie  eut  les  mains  libres  pour  pousser 
la  Pologne  et  le  Danemark  sur  la  Suède.  Léopold,  craignant  le 

renouvellement  de  l'ancienne  alliance  franco  -  suédoise  entre 

* 

Louis  XIV  et  ce  jeune  Charles  XII  qui  annonçait  un  autre  Gus- 
tave-Adolphe, ménagea  au  tzar  Pierre  une  prolongation  de  trêve 
avec  la  Turquie.  Le  tzar,  après  avoir  conquis  un  débouché  sur  la 
mer  Noire,  voulait  à  présent  se  faire  place  sur  la  Baltique  :  le  rôle 
européen  de  la  politique  russe  commençait 


[17001  TlUQUIE.   ALLEMAGNE.  351 

Louis  XIV  eut  plus  de  succès  en  Allemagne  que  dans  l'Europe 
orientale.  Il  vit  jour  à  diviser  ce  faisceau  de  FEmpire  que  l'Au- 
triche avait  formé  contre  lui  dans  la  dernière  guerre  et  s'y  prit  avec 
habileté.  La  création  d'un  neuvième  électorat  en  faveur  du  duc 
de  Hanovre  avait  excité  la  jalousie  d'une  partie  des  princes  alle- 
mands. Après  de  longs  débats,  les  opposants  requirent  l'interven- 
tion diplomatique  de  la  France,  comme  garante  du  traité  de 
Westphalie,  qu'ils  disaient  lésé  par  cette  nouveauté ,  et  Eouis 
s'empressa  d'adresser  une  protestation  à  la  diète  de  Ratisbonne 
(14  octobre  1700).  C'était  une  fortune  inespérée  que  de  retrouver 
les  élénaents  ë'un  parti  français  outre-Rhin:  L'état  de  la  Hongrie, 
toujours  frémj|sante  sous  le  joug,  promettait  encore  à  Louis 
d'autres  moyens  d'action  contre  l'Autriche. 

La  grande  aflaire  d'Espagne  marchait  cependant  à  son  dénoû- 
ment  à  travers  de  singulières  péripéties. 

Trois  prétendants  réclamaient  d'avance  l'héritage  du  malheu- 
reux Charles  II,  ce  spectre  royal  qui  semblait  toujours  mourir 
depuis  un  tiers  de  siècle.  Le  premiec,  suivant  les  lois  de  l'hérédité, 
était  le  dauphin  de  France,  fils  de  la  sœur  aînée  de  Charles  II.  Le 
second  était  le  prince  électoral  de  Bavière,  enfant  en  bas  àge> 
petit-fils  de  la  sœur  cadette  de  Charles  II  ;  la  sœur  cadette  de 
Charles  avait  épousé  l'empereur  Léopold  et  laissé  en  mourant 
une  fille  mariée  à  l'électeur  de  Bavière  :  l'électrice  était  morte  à 
son  tour  et  ses  droits  avaient  passé  à  son  fils.  Le  troisième  pré- 
tendant était  l'empereur  Léopold.  L'empereur,  fils  de  la  seconde 
fille  de  Philippe  III,  tante  de  Charles  II,  étant  en  arrière  d'un 
degré  sur  le  dauphin  et  sur  le  prince  de  Bavière,  eût  dû  céder, 
suivant  le  droit  héréditaire,  non-seulement  à  ces  deux  concur- 
rents, mais  à  Louis  XIV  lui-même,  fils  de  la  fille  aînée  de  Phi- 
lippe III.  Mais  l'empereur  arguait,  contre  la  maison  de  France, 
de  la  double  renonciation  souscrite  par  la  mère  et  par  la  femme 
de  Louis  XIV,  et,  contre  la  maison  de  Bavière,  d'une  renonciation 
6ouscrite  par  l'électrice  de  Bavière.  Il  prétendait  donc  que  la  suc- 
cession ne  sortît  pas  de  la  maison  d'Autriche  et  la  revendiquait, 
non  pour  lui  ni  pour  son  fils  aîné,  il  sentait  que  l'Europe  ne  le 
permettrait  pas  1  mais  pour  son  second  fils,  l'archîduc  Charles.  Il 
y  avait  un  quatrième  prétendant,  qu'on  ne  prit  pas  au  sérieux. 


352  LOUIS  XIV.  [1670-1693) 

quoique  ses  prétentions  fussent  les  plus  conformes  au  véritable 
intérêt  de  l'Espagne  ;  c'était  le  roi  de  Portugal ,  descendant  de 
Juana ,  fille  putative  du  roi  Henri  VImpuissanty  écartée  jadis  du 
trône  en  faveur  (fisabelle  la  Catholique.  L'espoir  chimérique  de 
conserver  dans  leur  intégrité  des  possessions  lointaines  prèles 
à  se  détacher  par  lambeaux  ferma  les  yeux  à  TEspago^  sur 
l'inunense  avantage  de  s'adjoindre  pacifiquement  le  Portugal. 
Non  -  seulement  les  hommes  d'état ,  mais  la  nation  en  géfiéral , 
n'avaient  pas  d'autre  idée  en  tête  que  de  s'assurer  un  roi  assez  fort 
pour  maintenir  en  son  entier  la  monarchie  espagnole,  cet  empire 
gigantesque  et  incohérent  qui  avait  épuisé  et  ruiné  la  véritable 
Espagne.  Cette  idée  prédominait  même  sur  l'hostilité  nationale 
contre  la  France.  La  renonciation  de  la  mère  de  Louis  XTV  à 
l'héritage  d'Espagne  avait  été  considérée  comme  définitive,  mais 
il  n'en  était  pas  ainsi  de  celle  qu'avait  souscrite  la  femme  du  Grand 
Roi ,  les  cortes  n'ayant  pas  été  appelées  à  la  sanctionner  et  la  dot 
n'ayant  pas  été  payée.  Gourville  raconte,  dans  ses  Mémoires,  que, 
se  trouvant  à  Madrid  en  1670  pendant  une  maladie  de  Charles  II, 
il  pressentit  beaucoup  de  grands  d'Espagne  sur  la  pensée  de  faire 
roi  le  duc  d'Anjou,  second  fils  de  Louis  XIV  *,  et  que  ses  insinua- 
lions  furent  parfaiteùient  accueillies. 

La  nation  espagnole,  malgré  maintes  protestations  officielles 
en  faveur  de  la  très-augtiste  maison  régnante,  était  donc  sans  parti 
pris  entre  les  maisons  de  Bourbon  et  d'Autriche.  Quant  au  mal- 
heureux prince  dont  on  se  disputait  la  dépouille  de  son  vivant,  il 
avait  instinctivement  plus  de  penchant  pour  sa  maison  que  pour 
les  princes  français;  mais  il  était  aussi  incapable  de  penser  que 
de  vouloir  par  lui-même  ^  et  il  ne  cessa  d'être  tiraillé  entre  des 
intrigues  contraires  tout  le  temps  qu'il  traîna  son  ejâstence  végé- 
tative. Son  oncle  l'avait  d'abord  marié  à  une  princesse  française 
après  la  paix  de  Nimègue  ;  mais  sa  femme  était  morte  jeune,  et 
des  soupçons  de  poison  s'étaient  élevés  à  ce  sujet  contre  sa  mère, 
princesse  autrichienne ,  et  contre  l'ambassade  d'Autriche.  Sa 

1.  Cel  enfant,  né  en  1668,  mourut  en  1671.  Jfe'm.  de  Gourville,  p.  555. 

2.  H  ne  connaissait  pas  même  ses  propres  états  :  lorsque  les  Français  prirent 
Mons,  il  s'imagina  que  c'était  sur  Guillaume  III  que  Louis  XIV  avait  conquis  cette 
place. 


[i692-1697J  SUCCESSION   D'ESPAGNE.  363 

mère  le  remaria  à  une  princesse  palatine  de  Neubourg,  sœur  de 
la  seconde  femme  de  l'empereur  et  toute  dévouée  à  rAutriche, 
Mais,  tout  à  coup,  la  reine  mère  abandonna  ce  parti  autrichien, 
qu*on  l'accusait  d'avoir  servi  même  par  le  crime,  et  travailla  à 
former  un  troisième  parti,  le  parti  bavarois.  Elle  était  la  grand'- 
mère  de  l'électrice  de  Bavière,  et,  quand  celle-ci  lui  eut  donné  un 
arrière-petit-flls  (1692),  elle  se  rattacha  aux  intérêts  de  cet  enfant, 
avec  toute  la  violence  de  son  caractère.  L'opinion  publique  espa- 
gnole, sans  être  décidée  en  faveur  du  prince  bavarois,  était ,  au 
moins,  fort  arrêtée  sur  la  nullité  de  la  renonciation  de  l'électrice 
à  ses  droits  éventuels,  renonciation  imposée  par  l'empereur  à  sa 
fille  sans  la  participation  du  gouvernement  espagnol.  Seulement, 
les  Espagnols  n'estimaient  pas  que  le  prince  de  Bavière  leur 
apportât  une  force  suffisante  pour  soutenir  le  poids  de  leur  em- 
pire. Cette  force,  à  la  venté,  pouvait  être  prêtée  du  dehors  au 
Bavarois.  L'Angleterre  et  la  Hollande,  malgré  leurs  engagements 
avec  l'empereur,  inclinèrent  vers  le  parti  bavarois  dès  qu'il  fut 
formé  et  virent  dans  son  succès  le  maintien  de  l'équilibre  euro- 
péen ;  aussi  abandonnèrent-elles  tout  à  fait  l'empereur  dans  les 
négociations  de  Ryswick,  où  elles  ne  dirent  pas  un  mot  de  la  suc- 
cession espagnole. 

Le  pauvre  roi  Charles  n  flottait  de  sa  femme  à  sa  mère ,  égale- 
ment tourmenté  par  l'une  et  par  l'autre.  Sa  femme  réussit ,  dit- 
on,  à  lui  faire  signer  un  premier  testament  en  faveur  de  l'archiduc 
Cliarles  :  sa  mère  le  lui  fit  déchirer.  La  reine  mère  mourut  sur 
CCS  entrefaites  (1696)  et  laissa  le  parti  bavarois  sans  chef.  Si  le 
cabinet  autrichien  avait  eu  du  coup  d'œil  et  de  la  décision,  il  eût 
pu  enlever  la  question  et  faire  déclarer  l'archiduc  héritier  pré- 
somptif, en  l'envoyant  au  plus  vite  à  la  cour  de  Charles  II  sous  les 
auspices  de  la  reine.  Il  ne  parut  pas  comprendre  à  quel  point  il 
lui  importait  de  faire  trancher  la  question ,  tandis  que  la  guerre 
durait  encore  contre  la  France.  U  perdit  du  temps.  Les  Français , 
cependanf ,  poussèrent  au  cœur  de  la  Catalogne  et  la  prise  de  Bar- 
celone porta  un  coup  terrible  aux  intérêts  autrichiens  en  décidant 
TEspagne  à  la  paix.  Si  l'empereur,  comme  le  demandait  la  reine 
d'Espagne,  eût  expédié  l'archiduc  avec  10,000  vieux  soldats,  reffel 
de  la  chute  de  Barcelone  eût  pu  encore  être  contre-balancé  ;  mais 
XIV.  23 


354  LOUIS   XIV.  11697-16981 

le  cabinet  autrichien ,  aussi  obéré  que  celui  de  Madrid ,  lésina 
misérablement  et  voulut  mettre  les  10,000  soldats  à  la  charge  de 
r Espagne.  L*£spagne  signa  la  paix. 

Le  parti  autrichien  déclinait.  La  reine  lui  nuisait  dans  Topinion 
plus  encore  qu'elle  ne  le  servait  dans  le  conseil.  La  petite  cama- 
rilla  d'Allemands  qu'elle  avait  ^amenés  de  son  pays  envahissait 
tout  et  trafiquait  de  tout;  les  Espagnols,  toujours  ombrageux  et 
mal  disposés  pour  les  étrangers,  sont  le  peuple  du  monde  le  moins 
endurant  envers  cette  sorte  de  domination  ;  aussi  l'impopularité 
de  la  reine  et  de  ses  compatriotes  dépassait -elle  toute  mesure. 
Les  Français  en  profitèrent.  Aussitôt  après  la  paix ,  ils  avaient  re- 
commencé à  inonder  l'Espagne,  suivant  leur  habitude  :  c'était 
par  myriades,  et  l'on  pourrait  dire. par  centaines  de  mille,  que 
les  Français  exploitaient  l'Espagne  et  venaient  exécuter  chez  elle 
tous  les  travaux  que  son  orgueilleuse  paresse  lui  interdisait  d'exé- 
cuter elle-même ,  échange  continuel  où  l'une  des  deux  nations 
donnait  nonchalamment  son  or,  où  l'autre  apportait  ses  bras  et 
son  industrie.  Souvent  opprimés,  parfois  massacrés  quand  la 
guerre  éclatait,  les  Français  revenaient  toujours.  Cette  fois,  ils 
reparurent  sous  les  auspices  d'une  paix  très-avantageuse  à  l'Es- 
pagne ,  qui ,  vaincue ,  avait  recouvré  toutes  ses  places  perdues , 
comme  si  elle  eût  été  victorieuse.  Les  Espagnols  avaient  été  fort 
sensibles  à  une  générosité  qui  coûtait  cher  à  la  France ,  mais  qui 
fut  très-profitable  à  la  maison  de  Bourbon.  Ils  accueillirent  splen- 
didement l'ambassadeur  que  Louis  XIV  envoya  en  Espagne  au 
commencement  de  1698.  L'ambassadeur,  marquis  d'Harcourt, 
était  chargé  de  déclarer  à  Charles  II  que  toute  disposition  faite  par 
S.  M.  Catholique  au  préjudice  de  ses  héritiers  légitimes  serait  un 
signal  de  rupture.  Il  fit  entendre  aux  ministres  espagnols  que  le 
Roi  Très-Chrétien  avait  sous  la  main  cent  mille  témoins  prêts  à 
déposer  en  faveur  de  ses  droits  :  ce  n'était  point  une  vaine  bra- 
vade et  une  nombreuse  armée  était  canfonnée  sur  le  revers  fran- 
çais des  Pyrénées  * .  Plusieurs  des  grands  commencèrent  à  faire 
des  ouvertures  à  l'ambassadeur  sur  le  couronnement  d'un  prince 

1.  L'intimidi^tioii  ne  fut  pas  le  seul  moyen  qu'employa  l'ambassadeur;  s'il  faut  eu 
croire  Flassan,  Harcourt  dépensa  dix  millions  pour  acheter  des  amis  à  la  maison 
de  Bourbon. 


11698]  TRAITÉS  DE  PARTAGE.  355 

français  c  qui  maintiendrait  l'intégrité  de  la  monarchie.  »  Parmi 
eux  figurait  l'homme  le  plus  considérable  de  l'Espagne,  le  cardi- 
nal Porto-Carrero,  archevêque  de  Tolède,  qui  avait  été  longtemps 
attaché  à  la  cause  autrichienne ,  mais  que  la  reine  s'était  mala- 
droitement aliéné.  Le  cardinal  parvint  à  faire  ajourner  par- 
Charles  Il  la  déclaration  que  la  reine  sollicitait  obstinément  en 
faveur  de  l'archiduc.  Sur  ces  entrefaites,  les  Maures  assiégeaient 
Coûta  et  menaçaient  d'enlever  aux  Espagnols  ce  qui  restait  de 
leurs  conquêtes  sur  la  côte  d'Afrique.  Louis  XTV  offrit  le  secours 
de  sa  flotte.  La  reine  obligea  son  mari  à  refuser;  mais  le  peuple 
n'en  fut  pas  moins  reconnaissant  aux  Français. 

Les  affaires  de  Louis  XIV  allaient  mieux,  en  quelque  sorte, 
qu'il  ne  le  voulait  lui-même,  et  il  recommanda  au  marquis  d'Har- 
conrt  d'entretenir  les  bonnes  dispositions  des  Espagnols  sans  s'en- 
gager formellement  avec  eux.  La  vraie  pensée  de  Louis  n'était 
point  alors  d'enlever  en  entier  la  succession  d'Espagne  pour  son 
fils  :  il  sentait  l'impossibilité  d'y  réussir  sans  une  nouvelle  guerre 
universelle,  dont  l'Espagne  ruinée  laisserait  tout  le  poids  à  la 
France,  et  il  avait  eu  d'autres  vues  en  signant  la  paix  de  Ryswick. 
Il  était  revenu  à  la  pensée  d'un  partage,  ne  dût -il  pas  même  ob- 
tenir des  conditions  aussi  avantageuses  que  celles  du  traité  éven- 
tuel de  1668  avec  l'empereur.  Il  ne  pouvait  plus  songer  à  traiter 
l'affaire ,  comme  en  1 668,  avec  Léopold ,  qui  prétendait  mainte- 
nant à  l'héritage  tout  entier  pour  son  second  fils  :  il  jugea  qu'un 
seul  moyen  mènerait  au  but;  c'était  de  s'entendre  avec  Guil- 
laume III,  et  d'imposer  ensuite  à  l'empereur  ce  qui  aurait  été 
décidé.  C'était  là,  incontestablement,  de  la  grande  politique,  en 
admettant  qu'on  pût  attendre  quelque  sincérité  de  Guillaume. 
Louis  pensait  que  l'Angleterre  et  la  Hollande  n'avaient  pas  moins 
besoin  que  la  France  d'une  transaction  qui  pût  éviter  le  renou- 
vellement de  la  guerre  générale.  Guillaume,  en  effet,  parut  entrer 
dans  les  vues  du  roi  de  France.  Après  diverses  propositions  et 
contre-propositions  (mars-octobre  1608),  un  traité  secret  fut  con- 
clu à  La  Haie  le  1 1  octobre  :  il  fut  convenu  entre  les  plénipoten- 
tiaires de  France ,  d'Angleterre  et  de  Hollande ,  que  le  dauphin 
aurait  les  Deux-Siciles,  les  présides  de  Toscane,  Finale  en  Liguric 
et  le  Guipuscoa  ;  que  l'archiduc  aurait  le  Milanais,  et  le  prince  de 


356  LOUIS   XIV.  [1698-1699] 

Bavière,  tout  le  reste  de  la  monarchie,  y  compris  la  Belgique. 
C'était  loin  du  traité  de  1668  pour  la  France*  ;  mais  aussi  la  part 
de  TAutriche  était  réduite  à  une  seule  province.  Louis  XIV  avait 
donné  une  preuve  incontestable  de  ses  vues  pacifiques  en  renon- 
çant ,  pour  satisfaire  FÂngleterre  et  la  Hollande ,  à  la  portion  de 
rhéritage  la  plus  précieuse  pour  la  France,  à  la  Belgique.  Les 
possessions  italiennes  qu'on  lui  accordait  étaient  sans  doute  fort 
importantes  pour  la  domination  de  la  Méditerranée,  mais  elles 
étaient  mal  assurées  en  cas  de  rupture  avec  l'Angleterre ,  la  Hol- 
lande et  la  Savoie ,  et  Guillaume ,  avec  peu  de  sincérité ,  avait 
prévu  ce  cas.  Guillaume  espérait  que  le  pape  et  les  étals  italiens 
s'entendraient  avec  l'empereur  pour  mettre  obstacle  à  la  prise  de 
possession  de  Naples  par  les  Français,  que  les  flottes  d'Angleterre 
et  de  Hollande  seraient  appelées  à  servir  d'arbitres,  et  que  la 
France  finirait  par  être  réduite  à  en  passer  par  ce  que  voudraient 
les  deux  puissances  maritimes;  son  confident  Burnet  laisse  en- 
tendre qu'il  n'avait  négocié  que  pour  empêcher  Louis  d'user  de 
ses  forces  si  le  roi  d'Espagne  mourait  avant  peu  :  Louis  était  seul 
prêt  en  Europe,  le  parlement  anglais  ayant  obligé  Guillaume  de 
licencier  son  armée  •. 

Malgré  le  secret  convenu,  le  traité  fut  bientôt  connu  à  Madrid, 
où  il  causa  une  agitation  extrême.  H  sembla  bien  dur  à  l'Espagne 
de  voir  le  descendant  de  Guillaume  le  Taciturne  régler  avec  la 
France  le  démembrement  de  la  monarchie  de  Phillippe  H.  Les 
conseillers  de  Charles  H  prirent  leur  parti  avec  intelligence  et 
décision.  Le  cardinal  Porto-Carrero,  qui  dominait  à  la  fois  le  con- 
seil de  Castille  par  ses  créatures  et  la  conscience  du  roi  par  un 
confesseur  affidé,  dicta  à  Charles  H  un  testament  qui  déclarait  le 
prince  de  Bavière  héritier  universel.  C'était  la  seule  chance  de 
ramener  l'Angleterre  et  la  Hollande  à  défendre  l'intégrité  de  la 
monarchie  espagnole.  La  France  protesta,  le  19  janvier  1699,  par 
l'organe  du  marquis  d'Harcourt. 

Une  soudaine  péripétie  anéantit  d'un  seul  coup  et  le  traité  de 

1.  y.  notre  t.  Xm,  p.  328.  —  Ce  fut  yen  oe  temps  que  Louis  XIY  assembla  le 
eamp  de  Compiëgne,  sous  prétexte  de  montrer  une  armée  à  sou  petit-fils,  maïs,  en 
réalité,  pour  être  prôt  à  occuper  la  Belgique  si  Charles  U  mourait  inopinément. 

9.  Burnet;  trad.  de  La  Haie,  1735,  t.  IV,  p.  464. 


[1699-J7001  TRAITÉS  DE   PARTAGE.  357 

ê 

partage  et  le  testament.  Le  prince  de  Bavière  mourut  à  sept  ans , 
le  8  février  1 699.  Le  cabinet  impérial  fut  violemment  soupçonné 
d'avoir  fait  périr  par  le  poison  le  petit- fils  de  l'empereur  :  les 
liens  du  sang,  lorsqu'il  s'agit  de  l'Autriche ,  ne  suffisent  pas  pour 
rendre  un  tel  soupçon  absolument  invraisemblable  ;  néanmoins 
aucun  indice  n'est  mentionné  qui  autorise  l'histoire  à  insister  sur 
l'accusation. 

Louis  xrv  persista  dans  sa  politique  de  transaction  et  fit  de 
nouvelles  ouvertures  à  Guillaume  UL  On  ne  pouvait  plus  mainte- 
nant éviter  de  faire  une  large  part,  et  même  la  plus  large,  à  la 
maison  d'Autriche  ;  car  il  était  évident  que  les  deux  puissances 
maritimes  n'accorderaient  pas  plus  à  la  France  l'Espagne  et  les 
Indes  que  la  Belgique.  Louis,  de  lui-même,  proposa  l'Espagne  et 
les  Indes  pour  l'archiduc,  à  condition  que  la  couronne  d'Espagne 
ne  pût  jamais  être  réunie  à  la  couronne  impériale  et  en  ajoutant 
le  Milanais  aU'lot  que  faisait  à  la  France  le  premier  projet  de  par- 
tage. Quant  à  la  Belgique ,  on  la  donnerait  à  un  tiers.  Guillaume 
consentit,  sauf  modifications,  mais  différa  de  signer,  pour  tâcher, 
disait-il ,  d'amener  l'empereur  à  donner  son  adhésion.  L'empe- 
reur, après  bien  des  délais,  refusa.  Guillaume  traîna  encore  la 
signature  en  longueur  :  le  second  traité  de  partage  fut  enfin  conclu 
à  Londres  et  à  La  Haie  les  13  et  25  mars  1700.  Une  modification 
très-sage  avait  été  faite  aux  propositions  de  Louis  XIV  :  c'est 
que  la  France ,  au  lieu  du  Milanais ,  aurai^e  duché  de  Lorraine, 
et  que  le  duc  de  Lorraine  deviendrait  duc  de  Milan.  Louis  avait 
consenti  que  la  Belgique  fût  ajoutée  au  partage  de  l'archiduc. 
Trois  mois  étaient  donnés  à  l'empereur  pour  adhérer  :  sur  son 
refus  définitif,  la  part  de  l'archiduc  passerait  à  un  tiers,  qu'on  ne 
désignait  pas  :  ce  tiers  était  le  duc  de  Savoie.  L'envoi  de  l'archiduc 
en  Espagne  ou  en  Italie  serait  considéré  comme  une  rupture. 

Ce  pacte,  par  lequel  un  des  prétendants  et  deux  puissances 
étrangères  disposaient  arbitrairement  de  la  monarchie  espagnole 
au  nom  de  l'équilibre  européen ,  fut  communiqué  officiellement 
à  la  diète  de  Ratisbonne  et  aux  divers  états  de  l'Europe.  Le  duc 
de  Lorraine  accepta  le  sort  qu'on  lui  offrait  :  tous  les  autres 
princes  et  états  évitèrent  de  s'engager  à  garantir  le  traité  et  atten- 
dirent les  événements.  Guillaume  III  et  les  États-Généraux  ne 


358  LOUIS  XIV.  [1700] 

secondèrent  que  très-mollement  les  instances  de  Louis  XIV  à  cet 
égard. 

C'est  que  le  second  traité  de  partage  n*était  pas  le  dernier  mot 
de  Guillaume  El ,  qui  n'avait  jamais  voulu  sérieusement  donner 
aux  Français  la  Méditerranée  en  leur  donnant  les  Deux-Siciles.  Il 
prétendait  amener  Louis  XIV  à  échanger  la  Sicile  et  Naples  contre 
les  états  de  Savoie.  On  ignore  les  circonstances  de  cette  négocia- 
tion ;  mais  on  ne  peut  s'empêcher  de  regretter  vivement  que 
Louis  XIV  n'ait  point  accepté  le  plan  de  son  ancien  ennemi  :  la 
France  eût  heureusement  étendu  sa  frontière*,  tout  en  évitant 
pour  elle  et  pour  l'Europe  une  des  plus  terribles  guerres  qui  aient 
désolé  l'humanité  :  l'Angleterre  et  la  Hollande  eussent  soutenu 
sincèrement  ime  combinaison  qui  n'avait  rien  d'alarmant  ni  pour 
leur  commerce  ni  pour  leur  territoire,  et  l'Autriche  n'eût  point 
été  en  état  de  s'y  opposer  *.  ^ 

A  la  nouvelle  du  second  pacte  de  partage ,  les  cours  de  Vienne 
et  de  Madrid  exprimèrent  une  égale  irritation  contre  l'Angleterre 
et  la  Hollande  :  l'empereur  se  plaignit  qu'on  enlevât  à  sa  maison 
l'Italie,  qu'elle  pouvait  défendre,  pour  donnei'  à  son  fils  une 
monarchie  impuissante  et  dépendante  des  deux  états  maritimes  ; 
il  essaya  d'amener  Louis  XIV  à  négecier  avec  lui  directement  et 
séparément ,  et  ses  ministres  insinuèrent  des  propositions  plus 
ou  moins  spécieuses  à  l'ambassadeur  de  France.  L'ambassadeur 
de  Louis  XIV  à  Vienae,  le  marquis  de  Villars  (depuis  le  célèbre 
maréchal  de  Villars),  crut  que  l'empereur  était  sincère  et  qu'on 
obtiendrait  de  lui  la  Belgique ,  les  Indes ,  d'autres  possessions 
encore  :  il  conseilla  au  roi  de  s'accommoder  avec  Léopold  sans 
intermédiaire.  Louis  ne  suivit  pas  ce  conseil  et  pensa  que  Léopold 
n'avait  d'autre  but  que  de  le  brouiller  avec  Guillaume.  De  l'aveu 
de  Villars  lui-même ,  l'empereur ,  au  moment  où  il  faisait  ces 
avances  au  roi,  protestait  à  l'ambassadeur  d'Espagne  qu'il  ne  con- 

1.  Le  Piémont  eût  pB  an  jour  être  cédé  au  duc  de  Milan  dans  quelque  combi- 
naison européenne  qui  nous  eût  donné  les  provinces  wallonnes. 

2.  Elle  eût  toutefois  résisté  de  tout  son  pouvoir  sur  la  question  d'Italie.  La  com- 
binaison qui  eût  le  plus  facilement  écarté  la  guerre,  eût  été  de  donner  l'Espagne  et 
les  Indes  au  duc  de  Savoie,  les  états  espagnols  d'Italie  à  l'archiduCi  les  états  de 
Savoie  et  la  Lorraine  à  la  France,  et  la  Belgique  au  duc  de  Lorraine.  ~-  Sur  rechange 
des  états  de  Savoie  avec  Naples,  vo>ez  Mém.  de  Torci,  p.  592. 


(17001  L'ESPAGNE  ET  L'EMPEREUR.  359 

sentirait  pas  au  démembrement  de  la  monarchie  espagnole  * .  Louis 
n*ayant  pas  donné  dans  les  ouvertures  de  l'empereur,  celui-ci ,  à 
Fexpiration  du  délai  fixé,  réitéra  son  refus  d'accepter  le  pacte  de 
partage  (18  août  1700). 

A  Madrid ,  la  première  explosion  de  colère  causée  par  le  traité 
fut  suivie  d'une  opiniâtre  lutte  entre  la  reine  et  le  cardinal  Porto- 
Carrero.  La  reine,  qui  avait  un  moment  abandonné  la  cause 
autrichienne,  par  ressentiment  de  quelques  mauvais  procédés 
du  cabinet  impérial ,  et  qui  ne  s*était  pas  opposée  au  testament  en 
faveur  du  prince  de  Bavière,  était  revenue  à  son  ancien  parti; 
elle  extorqua  de  Charles  II  l'envoi  d'un  ambassadeur  extraordi- 
naire à  Vienne  avec  de  nouvelles  instructions  pour  appeler 
l'archiduc  en  Espagne  (fin  avril  1700).  L'empereur  n'osa  expédier 
tout  de  suite  son  fils  en  Espagne ,  ni  ses  troupes  à  Milan  et  à 
Naplcs ,  ce  qui  eût  été  une  déclaration  de  guerre  aux  auteurs  du 
partage.  Ses  délais  lui  coûtèrent  cher.  Pendant  ce  temps ,  presque 
tous  les  conseillers  de  Cliarles  II  pesaient  en  sens  contraire  de 
la  reine.  Jugeant  qu'il  y  avait  plus  de  chance  de  maintenir  l'inté* 
grité  de  la  monarchie  avec  un  prince  français  qu'avec  un  prince 
autrichien ,  ils  pressaient  Charles  de  tester  en  faveur  d'un  des 
petits-fils  de  Louis  XIY.  Le  pauvre  prince  ne  demandait  qu'à 
mourir  en  repos  et  ne  pouvait  l'obtenir.  Incapable  de  juger  par 
lui-même  de  ses  devoirs  et  tourmenté  de  la  peur  d'emporter  dans 
l'autre  monde  le  poids  d'une  injustice^  il  faisait  consulter  en 
Espagne  et  en  Italie  les  théologiens  et  les  jurisconsultes  les  plus 
renouunés  sur  les  droits  respectifs  des  prétendants.  Il  eût  volon- 
tiers consulté  tout  le  monde,  excepté  ceux-là  seuls  auxquels  il 
appartenait  de  décider  la  question ,  les  cartes  d'Espagne  :  il  avait 
gardé  par  tradition  cette  horreur  des  assemblées  nationales  que 
professait  Louis  XIV  par  système.  Le  nonce  du  pape ,  à  l'instiga- 
tion de  Porto-Garrero ,  lui  suggéra  de  demander  avis  au  Saint- 
Père.  Un  courrier  partit  de  Madrid  pour  Rome  dans  le  courant 
de  juin.  L'ambassadeur  d'Espagne  à  Rome ,  partisan  de  la  France, 
communiqua  les  dépêches  au  représentant  de  Louis  XIV.  Bien 
qu'informé  ainsi  des  intentions  favorables  du  conseil  d'Es|)agne , 

1.  Mém,  de  VilUn,  p.  67,  70,  89. 


360  LOUIS  XIV.  11700] 

Louis  ne  se  départit  point  du  traité  de  partage  et  pressa  derechef 
l'empereur  d'accepter  (6  octobre).  L'empereur  repondit  négati- 
vement pour  la  dernière  fols  :  il  se  croyait  maintenant  assuré  que 
Guillaume  III  n'aiderait  pas  à  lui  forcer  la  main. 

La  réponse  du  pape,  sur  ces  entrefaites ,  était  arrivée  à  l'Escu- 
rial.  Innocent  XII  avait  eu  gravement  à  se  plaindre  de  Léopold , 
qui  avait  récemment  renouvelé  des  prétentions  surannées  sur  les 
fiefs  de  l'État  Romain  autrefois  dépendants  de  l'Empire  :  on  peut 
croire  néanmoins  que ,  près  de  descendre  au  tombeau  aussi  bien 
que  celui  qui  l'interrogeait ,  Innocent  laissa  parler  sa  conscience 
et  non  son  ressentiment.  Il  posa  la  question  à  une  congrégation 
de  trois  cardinaux ,  qui  la  traitèrent  non  point  en  casuistes  vul- 
gaires, mais  en  hommes  d'état.  Ils  déclarèrent  que  les  renoncia- 
tions de  la  mère  et  de  la  femme  du  Roi  Très- Chrétien  n'avaient 
été  faites  que  pour  assurer  la  paix  de  la  chrétienté  et  empêcher  la 
réunion  des  deux  couronnes  de  France  et  d'Espagne  ;  que,  pourvu 
que  le  Bourbon  qui  serait  appelé  à  la  succession  espagnole  renon- 
çât à  perpétuité  au  trône  de  France,  le  but  serait  atteint  ;  que 
l'Espagne  .pouvait  parfaitement,  si  le  bien  de  ses  peuples  le 
demandait ,  rentrer  dans  le  droit  commun  de  l'hérédité ,  auquel 
on  n'avait  dérogé  qu'en  vue  de  ce  même  bien.  Le  pape  ratifia 
Tavis  des  trois  cardinaux ,  l'expédia  au  Roi  Catliolique  et  mourut 
quelques  semaines  après  (27  septembre). 

Un  reste  d'attachement  pour  le  nom  autrichien  retenait  encore 
Charles  II  ;  mais,  quand  il  sentit  ses  derniers  jours  approcher  et 
que  Porto-Carrero  le  menaça  de  danmation  s'il  ne  se  décidait  pas 
pour  le  choix  le  plus  conforme  à  la  justice  et  au  bien  de  ses 
peuples,  il  céda  enfin  :  il  autorisa  ce  prélat  ji  faire  dresser  son 
testament  d'après  le  sentiment  des  plus  doctes  théologiens  et 
juristes.  Le  testament  fut  signé  le  1«'  octobre;  Charles  y  recom- 
mandait à  son  successeur  d'être  fort  soigneux  de  la  foi  et  obéis- 
sant au  saint-siége,  d*honorer  et  aider  l'inquisition,  de  tout 
sacrifier  à  la  défense  de  la  foi  ;  si  quelqu'un  de  ses  successeurs 
tombait  en  hérésie ,  il  serait  privé  de  tout  droit  à  la  couronne 
Après  ce  préambule,  il  déclarait  pour  son  héritier,  <  con- 
formément aux  lois ,  »  son  parent  le  plus  proche  après  ceux  qui 
étaient  destinés  à  monter  sur  le  trône  de  France ,  c'est-à-dire  le 


11700]  TESTAMENT  DE   CHARLES  II.  361 

duc  d'Anjou ,  second  fils  du  dauphin.  Si  le  duc  d'Anjou  vient  à 
hériter  du  trône  de  France  et  qu'il  le  préfère  à  celui  d*Espagne , 
le  duc  de  Berri,  son  plus  jeune  frère,  prendra  sa  place;  à  défaut 
du  duc  de  Berri ,  Farchiduc  Charles  ;  à  défaut  de  Tarchiduc  le  duc 
de  Savoie ,  descendant  d'une  ûUe  de  Philippe  II.  Il  est  interdit 
au  successeur  de  S.  M.  d'aliéner  aucune  partie  de  la  monar- 
chie et  d'admettre  des  étrangers  aux  charges  du  gouvernement  * . 

Charles  II  mourut  trente  jours  après  ce  grand  acte  (1*'  no- 
vembre). 

1a  junte  on  conseil  de  régence,  désignée  par  le  testament  du 
feu  roi ,  écrivit  sur-le-champ  au  roi  de  France  pour  lui  annoncer 
que  son  petit-fils  était  appelé  à  l'héritage  de  Charles  II  et  serait 
mis  en  possession  dès  qu'il  aurait  prêté  serment  d'observer  les 
lois ,  privilèges  et  coutumes  de  chaque  royaume.  Le  ministre 
Torci  ajoute,  dans  ses  Mémoires,  qu'en  cas  de  refus  de  la  part 
du  roi ,  le  courrier  devait  porter  aussitôt  à  l'archiduc  l'ofTre  qui 
n'aurait  point  été  acceptée  pour  le  duc  d'Anjou.  Dans  une  lettre 
de  Porto-Carrero  à  l'ambassadeur  d'Espagne  à  Paris ,  du  5  no- 
vembre, ce  cardinal  dit  seulement  à  l'ambassadeur  de  protester  si 
Louis  prétend  maintenir  le  traité  de  partage ,  et  qu'on  tâchera  de 
gagner  du  temps. 

Le  9  novembre ,  à  la  réception  d'un  courrier  du  chargé  d'af- 
faires de  France ,  qui  précéda  le  courrier  de  la  junte,  Louis  XIV 
réunit  en  conseil  le  dauphin  et  les  trois  ministres  qui  avaient 
seuls  rang  de  ministres  d'état  :  c'étaient  le  chancelier  Pontchar- 
train ,  le  duc  de  Beauvilliers  et  le  secrétaire  d'état  des  affaires 
étrangères ,  Torci ,  neveu  du  grand  Colbert.  Après  une  première 
délibération,  dont  nous  ignorons  les  détails,  le  roi  résolut  d'abord 
de  maintenir  le  traité  de  partage  ;  puis,  ébranlé ,  hésitant  devant 
cette  immense  question,  il  rappela  ses  conseillers  ^.  Torci  rouvrit 

1.  Sur  toate  l'affaire  du  testament  de  Charles  II,  t.  Mém.  du  marquis  de  Torci, 
ministre  des  affaires  étrangères  de  France  ;  Mim,  du  comte  de  Harrach,  ambassadeur 
de  l'empereur  en  Espagne,  et  son  continuateur  La  Torre  {Mim,  et  nigociatiom  Mtcrètes 
de»  âivertt»  court  de  V Europe,  t.  I-II  ;  La  Haie,  1725)  ;  *-  àtim,  secrets  sur  Vétablissement 
de  ta  maison  de  Bourbon  en  Espagne,  extraits  de  la  correspondance  du  marquis  de 
Louville;  Paris,  1818,  t.  1". 

2.  Ce  fait  a  été  révélé  par  M.  Ernest  Moret,  d'après  les  documents  recueillis  par 
M.  Migiiet  pour  la  suite  de  sa  grande  publication  des  Négociations  relatives  à  lu  suc» 
ceseion  di" Espagne  sous  Louis  XIV,  V.  £.  Moret;  Quinse  ans  de  règne  de  Louie  XIV 


362  LOUrS  XIV.  (i700] 

la  discussion  en  montrant  la  guerre  inévitable  dans  tous  les  cas  :* 
si  Ton  refuse  d'accepter  le  testament,  on  aura  la  guerre  contre 
l'Espagne  et  l'Autriche  unies  pour  repousser  le  partage  de  la 
monarchie.  L'Angleterre  et  la  Hollande  soutiendront-elles  la 
France ,  comme  elles  y  sont  engagées?  —  Non-seulement  elles  ne 
la  soutiendront  pas,  mais  elles  ne  tarderont  pas  à  trouver 
quelque  prétexte  pour  se  joindre  à  l'ennemi.  Peut-on  s'imaginer 
qu'elles  aient  jamais  voulu  sincèrement  accorder  à  la  France  les 
états  maritimes  d'Italie  ?  L'acceptation  de  l'empereur  eût  seule 
donné  valeur  au  traité  de  partage.  On  sera  donc  seul ,  et  pour 
soutenir  une  mauvaise  cause.  Si  l'on  accepte,  au  contraire,  on 
aura  pour  soi  l'Espagne  ,  qui  fournira  tout  au  moins  de  grandes 
positions  militaires  et  maritimes  et  de  grands  avantages  commer- 
ciaux pour  soutenir  la  guerre ,  et  l'on  saura  bien  trouver  d'autres 
alliés  en  Allemagne  et  en  Italie.  Beauvilliers  essaya  de  réfuter 
Torci  ;  il  dépeignit  en  termes  pathétiques  la  France  épuisée^ 
dont  les  plaies  commençaient  à  peine  à  se  cicatriser.  Il  fit  voir , 
dans  la  guerre  universelle  qu'amènerait  l'acceptation,  la  ruine 
de  la  patrie.  Mieux  vaut  cent  fois  pour  la  France,  dit-il,  la 
réunion  de  plusieurs  belles  provinces  à  sa  monarchie ,  que  l'élé- 
valion  d'un  de  ses  princes  sur  un  trône  étranger,  qui  rendra 
bientôt  les  descendants  de  ce  prince  étrangers  eux-mêmes  à  la 
.  patrie  de  leurs  aïeux.  Beauvilliers  aurait  eu  toute  raison,  s'il  eût 
pu  établir  contre  Torci  que  la  guerre  générale  pouvait  être  évitée 
et  le  traité  de  partage  réalisé  par  le  refus  du  testament  ;  mais  il 
n'y  réussit  pas.  Il  était  clair  que  le  traité  de  partage,  tal  qu'il  était ^ 
ne  serait  pas  exécuté  par  Guillaume  III.  Le  chancelier  résuma 
les  arguments  des  deux  partis,  sans  oser  se  prononcer.  Le 
dauphin ,  sortant  de  son  apathie  ordinaire ,  réclama  énergi- 
quement  l'acceptation  et  déclara  qu'il  n'entendait  céder  ses 
droits  personnels  qu'au  duc  d'Anjou,  satisfait  qu'il  serait  de 
dire  toute  sa  vie  :  <  Le  roi  mon  père,  le  roi  mon  fils.  » 
Louis  XIV  décida  d'accepter  ' . 


(  1700-1715),  t.  I*',  p.  32.  Ce  Tolame  ne  devait  être  que  la  première  partie  dan 
vaste  ouvrage  sur  VUiitoirê  de  France  au  xviii*  siècle^  Interrompu  par  la  mort  si 
regrettable  du  jeune  et  consciencieux  écrivain. 
1.  Nous  avoua  suivi  Torci,  un  des  interlocuteurs  de  ce  £prand  débat,  préférable- 


[1700]  ANJOU,   ROI  D'ESPAGNE.  363 

Le  12  novembre,  Louis  signifia  sa  résolution  à  la  junte  d'Es- 
pagne par  une  lettre  très-digne  et  très-noble.  Le  16,  le  nouveau 
roi  Philippe  Y  fut  déclaré  à  Versailles.  Après  que  Tambassadeur 
d*Espagne  eut  salué  et  complimenté  son  jeune  maître  à  genoux, 
à  la  manière  espagnole,  Louis  XIV  fit  ouvrir  à  toute  la  cour  les 
deux  battants  de  son  cabinet  :  «  Messieurs,  dit-il,  voilà  le  roi  d'Es- 
pagne. »  Et,  se  tournant  vers  son  petit-fils  :  <  Soyez  bon  Espagnol; 
c'est  présentement  votre  premier  devoir  ;  mais  souvenez-vous  que 
vous  ôtes  né  Français,  pour  entretenir  l'union  entre  les  deux  na- 
tions ;  c'est  le  moyen  de  les  rendre  heureuses  et  de  conserver  la 
paix  de  l'Europe*.  » 

La  junte  accueillit  la  réponse  de  Louis  XIV  en  faisant  proclamer 
sur-le-champ  Philippe  V  à  Madrid  et  en  priant  «  le  Roi  Très-Ghré- 
a  tien  de  vouloir  disposer  de  toutes  choses  en  Espagne,  et  d'être 
c  assuré  que  ses  ordres  seraient  aussi  exactement  suivis  comme 
«  en  France  (24-26  novembre).  »  Le  président  du  conseil  d'Ara- 
gon, qui  s'était  abstenu  jusque-là  de  prendre  part  aux  actes  de  la 
junte,  faute  de  pouvoirs  suffisants  pour  représenter  la  couronne 
d'Aragon  dans  ce  conseil  de  régence,  signa  la  lettre  à  Louis  XIV 
avec  le  président  de  Gastille  et  les  autres  membres  de  la  junte  *. 
L* Aragon  se  décidait.  Les  possession3  étrangères  commencèrent 
de  suivre  cet  exemple.  L'électeur  de  Bavière,  qui  s'était  fixé  à 
Bruxelles  depuis  que  Guillaume  III  lui  avait  procuré  le  gouverne- 
ment des  Pays-Bas  catholiques,  fut  le  premier  entre  les  gouver- 
neurs des  possessions  étrangères  qui  fit  reconnaître  le  nouveau 
monarque  par  ses  administrés.  Louis  XIV  lui  avait  fait  espérer  au 
nom  de  Philippe  V  l'octroi  de  la  Belgique  en  gouvernement  héré- 
ditaire, et  l'électeur  nourrissait  d'ailleurs  une  violente  haine  contre 
l'empereur,  qu'il  accusait  d'avoir  fait  empoisonner  son  fils.  Vau- 
demont,  prince  de  la  maison  de  Lorraine,  qui  commandait  à 


ment  à  Saint-SimoD,  qui  intervertit  les  rôles.  —  Mém.  de  Torci,  p.  550.  —  Mém,  de 
Saint -Simon,  t.  111,  p.  25.  —  Mém.  de  La  Torre,  t.  II,  p.  159.  —  Suivant  Louville, 
madame  de  Maintenon  était  de  l'avis  de  Beauvilliers  et  combattit  trés-vivemeut 
l'acceptation  dans  d'autres  conférences  moins  solennelles  qui  eurent  lieu  chez  elle. 
Le  ministre  de  la  guerre,  Barbezieux,  la  réfuta  et  la  réduisit  en  quelque  sorte  au 
silence.  — Mém.  deLouvîUe,  t.  I",  p.  27. 

1.  Saint-Simon,  t.  III,  p.  38;  —  Dangeau,  t.  II,  p.  207. 

2.  La  Torre,  t.  II,  p.  197. 


364  LOUIS  XIV.  [iîOOl 

Milan,  agit  de  même,  malgré  d*étroites  et  anciennes  relations  avec 
Fempereur  et  avec  Guillaume  III. 

Philippe  y  partit  de  Versailles  le  4  décembre,  emportant  les 
avis  écrits  de  son  aïeul  sur  son  nouveau  métier  de  roi  *  et  l'assu- 
rance de  conserver  ses  droits  de  successibilité  en  France  pour  lui 
et  ses  hoirs.  Louis  XIY  avait  exprimé  sa  volonté  à  ce  sujet  dans 
des  lettres-patentes  qui  furent  enregistrées  au  parlement  le  1^  fé- 
vrier suivant.  En  ne  rappelant  pas,  dans  ces  lettres,  que  Philippe, 
s'il  était  appelé  au  trône  de  France,  devrait  choisir  entre  ce  trône 
et  celui  d'Espagne,  Louis  eut  le  tort  très-grave  de  réveiller  les 
craintes  relatives  à  l'union  des  deux  couronnes  sur  une  seide 
tète. 

«  Mon  fils,  »  dit  le  roi  de  France  en  embrassant  pour  la  dernière 
fois  le  roi  d'Espagne,  il  n'y  a  plus  de  Pyrénées^!  Cette  grande  pa- 
role, si  elle  est  authentique,  ne  permet  pas  d'accuser  Louis  XIY 
de  n'avoir  pensé  qu'à  sa  famille  en  acceptant  le  testament  de 
Charles  II  :  il  voyait  la  France  appuyée  désormais^sur  l'Espagne 
au  lieu  d'en  être  menacée  par  derrière;  il  voyait  la  pensée  de 
Henri  rv  et  de  Richelieu  accomplie  par  d'autres  moyens  et  sons 
une  autre  forme,  la  maison  d'Autriche  abattue,  l'Europe  méridio- 
nale et  l'Amérique  faisant  corps  avec  la  France  par  une  étroite 
alliance. 

Philippe  y  passa  la  Bidassoa  le  22  janvier  1701  et  fit  son  entrée 
à  Madrid  le  1 8  février.  L'accueil  du  peuple  au  roi  français  attesta, 
du  moins  en  ce  qui  regardait  la  Gastille,  l'oubli  des  longues  que- 
relles qui  avaient  divisé  la  France  et  l'Espagne,  et  la  renaissance 
de  la  vieille  amitié  qui  unissait  les  deux  nations  au  moyen  âge. 

D'heureuses  nouvelles  arrivaient  chaque  jour  des  Deux-Mondes 
au  nouveau  monarque.  Après  Milan,  Naples,  la  Sicile  et  la  Sar- 
daigne  ;  après  l'Europe,  l'Amérique  et  les  possessions  plus  loin- 
taines encore  des  archipels  d'Asie,  toute  la  monarchie,  enfin,  se 

1.  Oq  y  remarque  le  conseil  de  ne  pas  épouser  une  Autrichienne  ;  de  n*aTotr  de 
guerre  que  s'il  y  est  forcé;  de  tâcher  de  n'employer  que  des  Espagnols  dans  les 
grands  gouvernements,  et  de  tenir  les  Français  dans  Tordre  en  Espagne.  V.  Mémoin 
remis  par  Louit  XIV  à  wn  petit-fUs,  etc.,  ap.  Œuvres  de  Louis  XIV,  t.  II,  p.  460. 

2.  Voyez  les  lettres  patentes  dans  La  Torre,  t.  II,  p.  298.  —  Voltaire,  SUcle  de 
ZiOiiû  XIV,  eh.  xxTiii.  —  Le  mot  :  Il  n'y  a  plus  de  Pyrénées,  ne  se  trouTO  pas  dans  les 
Mémoires  antérieurs  à  Voltaire. 


[1700]  PLUS  DE  PTRËNËES.  365 

soumit  à  Philippe  V  sans  la  moindre  opposition.  La  Savoie  et  la 
plupart  des  états  italiens,  le  Danemark,  plusieurs  princes  d'Alle- 
magne, puis  le  Portugal ,  puis  la  Hollande  et  l'Angleterre  elles- 
mêmes  (on  verra  tout  à  l'heure  pour  quels  motifs  et  avec  quelles 
réserves),  reconnurent  Philippe.  Le  dix-huitième  siècle,  comme 
le  dit  Saint-Simon ,  s'ouvrit  ainsi  pour  la  maison  de  Bourbon 
<  par  un  comble  de  gloire  et  de  prospérité  inouïes.  »  Et^  cepen- 
dant ,  la  France ,  triste  et  inquiète ,  ne  se  livrait  pas  à  cette  pro- 
spérité comme  elle  l'eût  fait  en  ces  jours  d'ivresse  où  elle  se  sen- 
tait vivre  dans  le  Grand  Roi  :  atteinte  d'un  mal  profond  dans  ses 
organes  vitaux,  elle  ne  se  sentait  plus  la  force  de  soutenir  la  for- 
tune de  ses  maîtres. 


LIVRE  XC 


LOUIS  XIV  {SUITE.) 


GuBRRS  DB  LÀ  8UCCKB8ION  D*£8PA0KE.  La  guerro  est  engagée  en  LombardUe  par 
l'empereur'  contre  T Espagne  «et  la  France.  Écheo  de  Catinat  devant  le  prince 
Eugène.  —  Renouvellement  de  la  Triple  Alliance  entre  Tempereur,  T Angleterre 
et  la  Hollande.  Most  db  guillaumb  III.  La  reine  Anne  et  lea  Ëtata-Généraoz 
des  Provinces-Unies  continuent  sa  politique.  Le  triumvirat  de  Mablbobouoh, 
EuOBKB  et  Heinsins  dirige  la  guerre.  —  Vendôme  répare  en  Lombardie  les  échecs 
de  Catinat.  Désastre  maritime  de  Vigo.  Succès  de  Marlborough  sur  la  Meuse. 
Perte  de  Landau.  Les  électeurs  de  Cologne  et  de  Bavière  se  déclarent  pour  la 
France.  La  diète  de  Ratisbonne  déclare  la  guerre  à  la  France.  Victoire  de  Villars 
à  Friedlingen.  —  Révolte  des  Camitards  dans  les  Cévennes.  Insurrection  de  la 
Hongre  sous  Rakoezi.  Jonction  des  Français  et  des  Bavarois  au  cœur  de  FAlle- 
magne.  Les  fautes  de  l'électeur  de  Bavière  font  perdre  Toccasion  d'envahir  l'An- 
triche.  —  Prise  de  Brisach.  Victoire  de  Spire  et  reprise  de  Landau.  —  L'électorat 
de  Cologne  est  envahi  par  Marlborough.  —  Le  roi  de  Portugal  et  le  duc  de  Savoie 
passent  aux  ennemis.  —  Désastre  de  HÔchstedt  et  ruine  de  la  Bavière.  Landau 
perdu  pour  la  seconde  fois.  —  Prise  de  Gibraltar  par  les  Anglais.  Bataille  navale 
de  Velez-Malaga  :  gloire  stérile.  —  Conquêtes  de  Vendôme  en  Piémont.  —  Marl- 
borough menace  la  France  par  la  Sarre  et  la  Moselle;  il  est  arrêté  par  Villars. 
Vendôme  rejette  Eugène  hors  de  la  Lombardie.  —  Prise  de  Barcelone  par  les 
alliés.  La  Catalogne  se  'donne  au  prétendant  autrichien.  Philippe  V  échoue  en 
voulant  reprendre  Barcelone.  Révolte  de  Valence  et  de  l'Aragon.  Les  alliés  enva- 
hissent la  Castille  et  entrent  à  Madrid.  —  Déroute  de  Ramillies.  Perte  du  Brabant 
et  de  la  Flandre  espagnole.  Levée  du  siège  de  Turin.  Évacuation  de  la  Haute- 
Italie.  —  La  Castille  chasse  les  envahisseurs.  —  Les  alliés  ne  veulent  pas  négocier. 

—  Victoire  d'Almanza.  Valence  et  l'Aragon  recouvrés.  —  Perte  de  Naples.  — 
Succès  de  Villars  en  Allemagne.  —  Eugène  obligé  de  lever  le  siège  de  Toulon. 

—  Perte  de  la  Sardaigne  et  de  Minorque.  —  Défaite  d'Oudenarde.  Perte  de  Lille; 
la  France  entamée.  —  Ruine  des  finances  :  effroyable  misère  du  peuple.  Les  plans 
réformateurs  de  Vauban  repoussés  par  le  roi.  Ministère  de  Desmaretz.  —  Confé- 
rences de  La  Haie.  Immenses  concessions  offertes  par  Louis  XIV  aux  alliés  pour 
acheter  la  paix.  Ils  ne  s'en  contentent  pas.  La  guerre  recommence. 

1701  —  1709. 


Au  commencement  de  1701,  les  peuples  de  TEurope  voyaient 
avec  tristesse  s'enfuir  le  repos  dans  lequel  ils  avaient  à  peine  eu 
Je  temps  de  reprendre  haleine.  Le  Nord  était  déjà,  depuis  rannce 


[1700-1701)  ROYAUME  DE  PRUSSE.  367 

précédente,  bouleversé  par  une  lutte  où  la  valeur  balançait  le 
nombre  et  où  un  héros  de  dix-huit  ans,  le  roi  de  Suède  Charles  XII, 
chassait  victorieusement  devant  lui  le  tzar  de  Russie  et  le  roi  de 
Pologne.  Une  guerre  bien  plus  vaste  encore  allait  à  embraser 
le  reste  de  F  Europe.  Ni  la  prise  de  possession  de  Théritage  espa- 
gnol par  le  petit-âls  de  Louis  XIY,  ni  même  sa  reconnaissance  en 
qualité  de  roi  d*Espagne  par  la  plupart  des  gouvernements,  ne 
résolvait  la  question  européenne.  L'empereur  était  décidé  à  une 
lutte  à  outrance  pour  reconquérir  ce  qu*il  nommait  rhéritage  de 
sa  maison.  Il  avait  toujours  conservé,  dans  les  situations  les  plus 
critiques ,  une  foi  obstinée  et  superstitieuse  dans  la  fortune  de  la 
maison  d'Autriche,  et  cette  foi  avait  maintenait  un  fondement 
plus  solide  que  des  rêveries  astrologiques,  c'est-à-dire  le  génie 
d'un  grand  homme  de  guerre,  d'Eugène  de  Savoie,  qui  avait 
achevé  de  se  révéler  dans  les  dernières  campagnes  contre  les 
Turcs.  Ce  n'eût  point  été  assez  toutefois  pour  s'attaquer  sans 
témérité  au  colosse  bourbonien,  si  Léopold  ne  se  fût  estimé 
assuré  de  puissants  appuis;  mais  il  ne  doutait  pas  d'entraîner 
promptement  dans  sa  querelle  l'Angleterre,  la  Hollande  et  la  diète 
germanique.  Déjà  plusieurs  princes  allemands  lui  étaient  enga- 
gés ;  il  avait  gagné  le  duc  de  Hanovre  par  un  bonnet  d'électeur  et 
un  prince  plus  puissant,  l'électeur  de  Brandebourg,  par  une  cou- 
ronne royale.  Par  un  traité  du  16  novembre  1700,  l'empereur 
avait  consenti  à  l'érection  de  la  Prusse  ducale  en  royaume,  à  con- 
dition que  le  nouveau  roi  lui  fournit  un  secours  de  dix  mille 
soldats.  L'électeur  Frédéric  m  apprit  cette  grande  nouvelle  à  ses 
courtisans  à  la  fin  d'un  repas,  en  buvant  à  la  santé  de  Frédéric  I^^, 
roi  de  Prusse;  puis  il  se  fit  proclamer  roi  à  Kœnigsberg  le  15  jan- 
vier 1701.  Le  chef  de  la  maison  de  Brandebourg  parvint  donc  à  la 
royauté  peu  après  le  chef  de  la  maison  de  Saxe,  mais  cette>cou- 
ronne  était  héréditaire  et  non  élective  comme  celle  d'Auguste  de 
Saxe,  et  la  grandeur  des  Brandebourg,  mieux  préparée,  devait 
être  mieux  soutenue  et  plus  durable.  L'Autriche  se  préparait  une 
redoutable  rivale  '  ! 


] .  Le  p»pe  protesta  contre  cette  nouvelle  royauté,  non  pas  seulement  parce  que 
la  Prusse  décale  avait  été  autrefois  enlevée  à  un  ordre  reli^euz,  aux  chevaliers 
teutoniques,  mais  parce  que  «  il  n'appartient  qu*au  Saint-Sicge  de  faire  des  rois  !  » 


368  LOUIS   XIV.  11700-1701) 

L*einpereur,  qui  n'avait  pas  licencié  ses  troupes  depuis  la  paix 
avec  les  Turcs,  était  armé  :  la  Hollande  Tétait  à  demi  ;  l'Angleterre 
ne  l'était  pas  du  tout;  aussi  Guillaume  III,  après  le  premier  mou- 
vement de  colère  que  lui  causa  l'acceptation  du  testament  de 
Charles  II  et  qu'il  exprima,  dit-on,  par  un  mot  piquant,  à  l'am- 
bassadeur de  France  ',  jugea-t-il  nécessaire  de  louvoyer  et  de  lais- 
ser espérer  la  paix  à  Louis  XIV.  Il  mit  à  profit  le  temps  qu'il 
gagnait  de  la  sorte  :  la  chambre  des  communes  lui  avait  causé  de 
grands  embarras  dans  les  dernières  sessions;  il  déclara  le  parle- 
ment dissous  (29  décembre  1700)  et  en  convoqua,  pour  le  6  fé- 
vrier 1701 ,  un  autre  qu'il  se  flatta  de  trouver  plus  docile.  Le 
20  janvier  1701,  son  résident  et  celui  des  Etats -Généraux  à  Co- 
penhague signèrent  avec  le  Danemark  un  traité  qui  mettait 
12,000  hommes  de  troupes  danoises  à  la  solde  de  l'Angleterre  et 
de  la  Hollande  :  des  pactes  analogues  furent  négociés  avec  le 
Palatinat,  le  Brandebourg,  le  Hanovre,  la  Hesse-Cassel,  etc. 

C'était  entre  la  France  et  la  Hollande  que  le  débat  devait  s'en- 
gager tout  d'abord  :  il  y  avait  là  non  pas  seulement  une  question 
générale  d'équilibre  européen,  mais  une  question  spéciale  et  im- 
médiate de  frontières.  A  la  première  nouvelle  de  l'acceptation  du 
testament,  les  Etats- Généraux  avaient  adressé  à  Louis  XIV  un 
mémoire  où  ils  le  priaient  de  se  rappeler  les  engagements  qu'il 
avait  contractés  avec  eux  pour  le  maintien  de  la  paix  de  l'Europe, 
a  qui  allait  sans  doute  être  troublée...,  à  moins  qu'on  ne  donnât  à 
€  l'empereur  quelque  satisfaction  juste  et  raisonnable  '.  »  La  po- 
litique indiquée  dans  ce  mémoire  était  celle  à  laquelle  s'arrêta 
Guillaume  III.  Le  testament  de  Charles  II  et  la  soumission  de 
toute  la  monarchie  espagnole  au  successeur  désigné  par  le  feu 
roi  avaient*  fait  une  situation  nouvelle  dont  il  fallait  bien  tenir 
compte.  Guillaume  et  les  hommes  d'état  qu'il  avait  associés  à  ses 

Lamberti,  Mém.  pour  tervir  à  l'hUL  du  xYiii*  iiècle,  t.  I*%  p.  383,  m-4«;  La  Haie, 
1724.  Ces  Mémoires,  fort  utiles,  forment  une  espëoe  d*hiatoire  diplomatique  où  sont 
intercalées  les  pièces. 

1.  Comme  l'ambassadeur  Tallard  voulait  persuader  à  Guillaume  que  le  choix  fait 
par  Charles  11  était  le  seul  moyen  de  maintenir  Téquilibre  de  l'Europe  :  —  Monsieur, 
dit  Guillaume,  je  vous  prie  de  ne  vous  fatiguer  pas  tant  pour  justifier  la  conduite 
de  votre  maître  :  le  Roi 'Très -Chrétien  ne  pouvait  pas  se  démentir;  il  a  agi  à  son 
ordinaire.  La  Torre,  t.  IL  p*  250. 

2.  La  Torre,  t.  II,  p.  216. 


[i7*0-i7011  NÉGOCIATIONS.  369 

vues  en  Angleterre  et  en  Hollande  comprirent  qu'on  ne  pouvait 
plus  réclamer  sérieusement  le  traité  de  partage  tel  qu'il  était,  et 
visèrent  à  en  retourner,  pour  ainsi  dire,  les  dispositions,  c'est-à- 
dire  à  faire  donner  l'Italie  à  l'archiduc  Charles,  à  faire  occuper  la 
Belgique  par  les  Hollandais  et  les  Anglais,  et  à  obtenir  que  le 
gouvernement  bourbonien  d'Espagne  n'accordât  dans  les  Indes 
aux  Français  aucun  privilège  conunercial  refusé  aux  autres  na- 
tions *.  Cette  transaction  était,  en  majeure  partie,  celle  à  laquelle 
devait  aboutir  la  guerre  après  bien  des  années  de  calamités  !  Mais 
il  était  impossible  d'y  arriver  de  prime  abord  ;  Louis  XIV,  Guil- 
laume ne  l'ignorait  pas,  était  engagé  d'honneur  à  entamer,  sinon 
à  pousser  jusqu'au  bout  la  lutte  pour  défendre  l'impossible  inté- 
grité de  la  monarchie  espagnole. 

Le  4  décembre  1700,  l'ambassadeur  de  France  à  La  Haie  pré- 
senta aux  États-Généraux  la  réponse  du  roi  :  le  mémoire  français, 
bien  raisonné,  mais  trop  superbe  dans  la  forme  (on  y  exhortait 
les  Etats-Généraux  à  tâcher  de  mériter  la  continuation  des  bontés  et 
de  la  protection  du  roi),  justifiait  l'acceptation  du  testament  sur  le 
refus  fait  par  l'empereur  d'accepter  le  traité  de  partage  et  sur  la 
certitude  que  la  succession,  si  on  l'eût  refusée  à  Paris,  eût  été 
immédiatement  acceptée  à  Vienne  '.  Le  roi  rejetait  bien  loin  toute 
idée  de  partage.  Les  Etats-Généraux  ne  répliquèrent  que  le  15  jan- 
vier. Us  proposaient  une  conférence  pour  aviser  au  maintien  de 
la  paix  générale  et  de  leur  sûreté  particulière ,  mais  ne  s'expli- 
quaient pas  sur  l'avènement  de  Philippe  V.  La  position  était  sin- 
gulière. Les  Hollandais,  en  vertu  de  leurs  traités  avec  l'Espagne, 
tenaient  garnison  dans  un  grand  nombre  de  places  belges,  c'est- 
à-dire  dans  des  places  appartenant  à  un  roi  dont  ils  ne  reconnais- 
saient pas  le  titre.  Cet  état  de  choses  ne  pouvait  se  prolonger. 
Louis  XIV  n'avait  le  choix  qu'entre  deux  partis  :  ou  gagner  les 
Hollandais  en  leur  accordant  la  pleine  possession  militaire  des 
places  qu'ils  regardaient  comme  leur  barrière,  ou  les  mettre  hors 
de  ces  places  au  plus  yite.  Louis  eût-il  réussi  à  obtenir  leur  neu« 
tralité  en  leur  octroyant  la  barrière  et  en  leur  donnant  des  garaii- 

1.  Cette  année  même  (août  1701),  le  triste  privilège  de  la  Traite  des  NoirSi  daus 
les  colonies  efcpagnoles,  fat  accordé  à  une  compagnie  française. 

2.  La  Torre,  t.  II,  p.  216  et  247. 

XIV.  24 


370  LOUIS  XIV,  [17011 

lies  contre  tout  monopole  français  en  Amérique  T  Gela  est  fort 
douteux  :  c'était  assez  pour  les  intérêts  de  la  Hollande;  mais  ce 
n*était  pas  assez  pour  le  système  politique  de  Guillaume,  qui  eût 
bien  su  empêcher  les  Hollandais  de  s'isoler.  Louis  prit  le  second 
parti.  Les  dispositions  furent  concertées  avec  l'électeur  de  Bavière, 
gouverneur  de  Belgique,  qui  se  montrait  disposé  à  s'attacher  sans 
réserve  à  la  cause  franco-espagnole.  Dans  la  nuit  du  5  au  6  février, 
des  troupes  françaises  furent  introduites  par  les  gouverneurs  es- 
pagnols dans  toutes  les  places  où  se  trouvaient  des  garnisons  hol- 
landaises. L'ambassadeur  d'Espagne  à  La  Haie  signifia  aux  États- 
Généraux  que  l'appel  des  aw^iliaires  français  avait  été  motivé  par 
les  armements  menaçants  des  Provinces-Unies  et  par  leur  retard 
à  reconnaître  Philippe  V.  Les  États-Généraux  craignirent  quelque 
chose  de  pis.  Leurs  troupes  n'avaient  été  l'objet  d'aucunes  violen- 
ces; mais  elles  furent  quelques  jours  retenues  dans  les  places 
belges,  comme  si  l'on  eût  eu  dessein  de  les  garder  prisonnières. 
Les  conseils  ne  manquant  point  dans  ce  sens  à  Louis  XIY  :  on 
le  pressa  de  saisir  l'occasion  d'imposer  la  loi  à  la  Hollande.  Louis 
ne  voulut  pas  commettre  une  violation  du  droit  des  gens,  qui, 
outre  ce  qu'elle  avait  d'odieux,  eût  profondément  blessé  un  allié 
utile,  l'électeur  de  Bavière.  Ce  prince  considérait  son  honneur 
comme  engagé  à  renvoyer  sauves  et  libres  les  troupes  que  lui 
avaient  confiées  les  États-Généraux.  Les  garnisons  hollandaises 
eurent  donc  la  liberté  de  retourner  dans  leur  pays;  mais,  en  même 
temps,  Louis  XIY  pressa  vivement  les  États-Généraux  de  s'expli- 
quer. Les  États  se  décidèrent  à  reconnaître  le  roi  d'Espagne,  en 
répétant  qu'ils  étaient  prêts  à  négocier  pour  la  paix  européenne 
et  pour  leur  sûreté  particulière,  mais  de  concert  avec  l'Angleterre 
(22  février).  Hs  demandaient  provisoirement  que  les  Français 
évacuassent  les  Pays-Bas  Catholiques  ainsi  qu'avaient  fait  les  Hol- 
landais. Louis  XIV  promit  de  retirer  ses  troupes  dès  que  la  Hol- 
lande aurait  cessé  ses  armements  (5  mars).  C'était  là  une  sorte 
de  cercle  vicieux.  Déjà  les  États-Généraux  avaient  requis  le  gou- 
vernement anglais  d'apprêter  éventuellement  les  secours  promis 
par  le  pacte  défensif  de  1677,  resté  en  vigueur  entre  les  deux 
puissances  maritimes  (2  mars). 
Le  nouveau  parlement  anglais  s'était  ouvert  en  février.  Guil- 


[t701]  PAYS-BA&   ANGLETERRE.  371 

laume  s'était  trouvé  assez  embarrassé  à  Toccasion  des  élections; 
les  whigs  rayaient  irrité  par  leurs  attaques  contre  Tautorité  . 
royale  *  ;  les  tories,  par  compensation,  étaient  peu  enclins  à  la 
^erre  contre  la  France.  Guillaume  s'était  résolu  à  revenir  aux 
tories,  dans  l'espoir  d'exploiter  leur  docilité  monarchique  et  de 
les  entraîner  malgré  eux  aux  mesures  guerrières.  Il  n'y  réussit 
pas  sans  peine.  Le  parlement  approuva  que  le  roi  s'entendit  avec 
la  Hollande  pour  la  sûreté  mutuelle  des  deux  nations  et  assura 
par  une  mesure  décisive  la  succession  dans  la  ligne  protestante. 
Anne  Stuart,  princesse  de  Danemark,  héritière  du  trône  d'après 
l'acte  d^  1689,  avait  perdu  son  fils  unique,  le  jeune  duc  de  Glo- 
cester  ;  le  parlement  statua  que,  si  la  princesse  Anne  mourait  sans 
enfants  et  que  le  roi  Guillaume  n'en  eût  pas  non  plus  laissé  *, 
leurs  droits  passeraient  à  la  princesse  Sophie,  électrice  douairière 
de  Hanovre'  et  fille  d'une  fille  de  Jacques  1®';  que  quiconque 
serait  appelé  à  la  couronne  devrait  se  conformer  à  la  communion 
de  l'église  anglicane.  Tout  tory  qu'il  fût  en  majorité ,  le  parle- 
ment, pour  satisfaire  l'opinion  publique,  ajouta  à  ce  bill  de  nou- 
velles limitations,  la  plupart  d'ailleurs  fort  sages,  de  la  préro- 
gative royale.  II  décréta  1<»  que,  si  la  couronne  tombait  à  quelque 
prince  qui  ne  fût  pas  natif  d'Angleterre,  la  nation  ne  serait 
point  obligée  de  s'engager  dans  aucune  guerre  pour  la  défense 
de  territoires  étrangers;  2^  que  le  roi  futur  ne  sortirait  pas 
des  Trois  Royaumes  sans  le  consentement  du  parlement;  3»  que 
désormais  les  membres  du  conseil  privé  (conseil  des  minis- 
tres) en  signeraient  les  résolutions  qu'ils  auraient  approuvées; 
4»  qu'aucun  étranger  ne  pourrait  dorénavant  occuper  charge, 
office  royal  ni  siège  au  parlement;  b^  qu'aucune  personne  ayant 
office  salarié  ou  pension  de  la  couronne  ne  pourrait  être  membre 
de  la  chambre  des  communes.  Ces  résolutions,  que  GuilIaiune 


1.  Ils  avaient  récemment  exig^  de  loi  des  mesures  acerbes  contre  les  papistes, 
auxquels  on  interdit  de  posséder  des  terres  (  1699  )  ;  cela  ne  fat  pas  exécuté 
sérieusement. 

2.  L*acte  de  1689  avait  statué  que,  si  Guillaume  laissait  des  enfants  d'une  autre 
femme  que  de  la  reine  Marie,  ces  enfans  seraient  appelés  après  la  princesse  Anne  et 
ses  hoirs. 

3.  Elle  était  veuve  du  duc  Ernest- Auguste  de  Hanovre,  pour  qui  l'empereur  avait 
créé  le  9«  électorat  et  qui  avait  transmis  à  sob  fils  Georges  ce  titre  encore  contesté. 


37J  LOUIS  XIV  («■'O*! 

sanctionna,  non  sans  déplaisir,  firent  faire  un  nouveau  pas  à  la 
,  constitution  anglaise.  Les  deux  chambres  se  prononcèrent  ensuite 
avec  véhémence  contre  les  deux  traités  de  partage,  qui  promet* 
talent  à  la  France  l'empire  de  la  Méditerranée,  et  les  communes 
allèrent  jusqu'à  entamer  des  poursuites  contre  les  ministres  qui  les 
avaient  négociés.  Cette  conduite  du  parlement  anglais  justifiait 
Louis  XrV  de  ne  s'être  pas  tenu  à  un  pacte  qui  fût  très-certaine- 
ment demeuré  sans  exécution.  Il  est  vrai  que  ce  déchaînement 
n'eût  sans  doute  pas  euiieu  s'il  se  fût  agi  des  états  de  Savoie  au 
lieu  des  Deux-Siciles  * . 

La  diplomatie  marchait  parallèlement  aux  débats  parlemen- 
taires. L'Angleterre  et  la  Hollande  venaient  de  faire  une  première 
démarche  collective.  Le  22  mars,  ces  deux  puissances  avaient 
demandé  ensemble  à  Louis  XIV  :  l^  une  satisfaction  raisonnable 
pour  l'empereur;  2®  que  la  France  retirât  ses  troupes  des  Pays- 
Bas  catholiques  et  ne  pût  jamais  les  y  renvoyer  ;  3^  que  les  prin- 
cipales places  des  Pays-Bas  fussent  remises  à  des  garnisons  hol- 
landaises et  anglaises,  en  sorte  que  l'Espagne  n'y  conservât  plus 
en  réalité  que  le  domaine  utile  ;  4^  que  les  Hollandais  et  les  An- 
glais partageassent  tous  les  avantages  accordés  aux  Français  dans 
les  possessions  espagnoles.  Louis  XIY  ne  répondit  pas.  Guillaume 
craignit  que  la  réponse  ne  fût  une  attaque  immédiate  contre  la 
Hollande.  Le  19  avril,  son  ambassadeur  en  France  reçut  la  notifi- 
cation officielle  de  l'avènement  de  Philippe  Y.  C'était  une  mise 
en  demeure  formelle.  Guillaume  n'était  pas  prêt.  Il  se  résigna  à 
répondre  à  son  trhs-(^r  frère  le  roi  d Espagne  par  une  lettre  de 
congratulation  sur  son  heureux  avènement';  mais  il  n'en  conti- 
nua que  plus  activement  ses  préparatifs  pour  tâcher  d'enlever  au 
nouveau  monarque  1^  plus  grosse  part  possible  de  sa  monarchie. 
Sur  une  seconde  réclamation  des  États-Généraux,  qui  armaient 
de  toute  leur  force  et  qui  avaient  commencé  d'inonder  la  Hol- 
lande presque  comme  en  1672,  la  chambre  des  lords,  devenue 
plus  whig  que  les  communes,  grâce  aux  promotions  faites  par 
Guillaume,  invita  le  roi  à  contracter  une  nouvelle  alliance  avec 
les  Provinces-Unies  et  l'empereur,  c  dans  le  même  but  que  celle  de 

1.  Lamberti,  t.  I,  p.  499. 

2.  La  Torre,  t.  III,  p.  108. 


[1701]  PAYS-BAS.   ANGLETERRE.  373 

1689  ».  C'était  plus  que  ne  prétendait  Guillaume  lui-même;  car 
la  Grande  Alliance  de  1689  promettait  toute  la  succession  espa- 
gnole à  la  maison  d'Autriche.  Les  communes,  poussées,  menacées 
par  l'opinion  populaire,  finirent  par  s'engager  aussi  à  soutenir  le 
roi  c  dans  toutes  les  alliances  qu'il  contracterait  pour  mettre  des 
bornes  à  la  puissance  exorbitante  de  la  France  ».  L'or  répandu 
par  Louis  XIY  parmi  les  membres  des  communes  n'avait  pas 
produit  grand  efifet.  La  session  fut  close  le  24  juin ,  après  que  le 
parlement  eut  accordé  la  levée  de  trente  mille  matelots  et 
2,700,000  livres  sterling.  Guillaume  expédia  en  Hollande  le  se- 
cours dé  dix  mille  soldats  et  de  vingt  vaisseaux  promis  par  les 
traités  et  se  rendit  lui-même  à  La  Haie  au  commencement  de 
juillet.  Le  mois  d'après,  l'ambassadeur  français  d'Avaux  prit 
congé  des  États-Généraux  par  un  mémoire  qui  était  une  véritable 
déclaration  de  rupture.  Les  États  répondirent  en  termes  modérés, 
mais  sans  abandonner  leur  terrain.  Le  rappel  de  l'ambassadeur 
français  fut  une  faute.  H  fallait  ou  se  battre  ou  négocier;  pen- 
dant plusieurs  mois,  on  ne  fit  ni  l'un  ni  l'autre.  Puisqu'on  ne 
voulait  pas  prendre  l'ofTensive,  malgré  tous  les  avantages  qu'elle 
offrait,  il  était  d'autant  plus  convenable  de  conserver  des  relations 
diplomatiques  à  La  Haie,  qu'on  pouvait  dès  lors  prévoir  un  évé- 
nement capital,  la  fin  prochaine  du  roi  Guillaume.  La  santé  de 
ce  prince  était  tout  à  fait  ruinée  et  ce  n'était  qu'à  force  d'énergie 
morale  qu'il  soutenait  son  rôle,  décidé,  comme  autrefois  Riche- 
lieu, à  mourir  debout,  les  rênes  de  l'Europe  entre  les  mains. 

Pendant  qu'on  s'apprêtait  et  qu'on  s'observait  mutuellement 
aux  Pays-Bas,  on  agissait  en  Italie.  Les  états  italiens  avaient  vu 
avec  efl'roi  venir  le  choc  qui  devait  les  écraser  entre  la  France  et 
l'Autriche.  Le  nouveau  pape  Clément  XI  (Albani),  élu  le  23  no- 
vembre 1700,  à  la  place  d'Innocent  XII,  avait  été  un  des  auteurs 
du  fameux  avis  donné  à  Charles  II  en  faveur  de  la  maison  de 
France.  Bienveillant  pour  la  cause  franco-espagnole,  mais  dési- 
rant surtout  la  paix  de  l'Italie,  il  eût  souhaité  d'établir  la  neutra- 
lité de  la  Péninsule  par  une  confédération  des  états  italiens,  dans 
laquelle  on  eût  fait  entrer  les  possessions  espagnoles  d'Italie,  jus- 
qu'à ce  que  les  maisons  de  Bourbon  et  d'Autriche  eussent  accom- 
modé leurs  différends.  L'initiative  et  l'énergie  lui  manquèrent 


374  LOUIS    XIV.  [17011 

pour  réaliser  ses  bonnes  intentions  et  pour  enlever  les  états 
italiens  à  leur  timide  inertie.  Les  gou?emements  italiens  ne  surent 
prendre  aucune  décision  collective;  les  uns  restèrent  isolément 
neutres,  c'est-à-dire  destinés  à  être  la  proie  du  vainqueur  quel 
qu'il  fût  ;  les  autres  s'engagèrent  secrètement  avec  Tune  ou  l'autre 
des  deux  parties  belligérantes.  Le  duc  de  Modène  traita  avec 
l'empereur;  les  ducs  de  Savoie  et  de  Mantoue  avec  la  France  et 
l'Espagne.  Le  duc  de  Savoie  avait  beaucoup  hésité  :  on  lui  avait 
demandé  la  main  de  sa  seconde  fille,  puînée  de  la  duchesse  de 
Bourgogne,  pour  le  roi  Philippe  V  et  offert  le  titre  de  généralis- 
sime des  deux  couronnes  en  Italie  avec  un  fort  subside.  Il  accepta, 
moins  sensible  peut-êtfe  à  ces  avantages  qu'à  la  crainte  de  voir 
Bes  domaines  encore  une  fois  envahis  par  les  Français.  On  n'eût 
pu  s'assurer  solidement  dé  lui  que  par  la  cession  d'une  partie  du 
Milanais;  il  le  fit  suffisamment  entendre;  on  ferma  l'oreille  et 
l'on  eut  à  s'en  repentir! 

L'empereur,  cependant,  avait  tiré  l'épée  sans  écouter  ni  le  pape 
ni  Venise,  qui  le  priaient  de  suspendre  l'attaque  du  Milanais; 
dès  la  nouvelle  de  la  mort  de  Charles  II,  Léopold  avait  revendiqué 
ce  duché  comme  fief  dévolu  à  l'Empire  par  le  décès  du  Roi 
Catholique  sans  héritiers  directs.  Au  mois  de  juin ,  il  publia  un 
manifeste  où  il  établissait  les  droits  de  sa  maison  sur  toute  la 
succession  d'Espagne.  A  cette  époque,  les  opérations  militaires 
étaient  déjà  en  pleine  activité. 

Deux  grands  généraux,  Eugène  et  Catinat,  étaient  en  présence, 
mais  dans  des  conditions  bien  différentes  pour  l'un  et  pour  l'autre. 
Eugène,  dans  tout  l'éclat  d'une  jeunesse  mûrie  avant  l'âge ,  unis- 
sant l'audace  et  l'activité  au  sang-froid  et  à  la  réflexion  dans  une 
proportion  admirable,  ne  disposait  que  de  forces  médiocres,  mais 
en  disposait  en  mattre  absolu.  Il  avait  conquis  l'indépendance  par 
sa  glorieuse  désobéissance  de  Zenta,  où,  livrant  bataille  malgré 
la  défense  du  cabinet  de  Vienne,  il  avait  chassé  devant  lui  le 
sultan  en  personne ,  exterminé  le  grand  vizir  et  vingt  mille 
Turcs.  Les  routines  auliques  avaient  cédé  à  l'ascendant  du  génie, 
victoire  plus  difficile  que  celle  de  Zenta;  l'empereur  s'était  résigné 
à  laisser  Eugène  vaincre  désormais  comme  il  l'entendrait.  Catinat, 
au  contraire,  était  vieilli,  fatigué,  usé  de  corps;  un  grand  cha- 


[1701]  GUERRE  DE  LOMBARDIE.  375 

grin  de  cœur,  la  mort  d*un  frère  sur  qui  s'étaient  concentrées 
toutes  ses  affections  domestiques ,  lui  enlevait  quelque  chose  de 
son  ressort  accoutumé.  Il  avait ,  de  plus ,  les  mains  liées  par  Tin- 
jonction  de  subordonner  ses  opérations  à  la  défense  du  Milanais, 
non  telle  qu'il  la  concevait ,  mais  telle  que  l'entendait  le  gouver- 
neur de  Milan,  le  prince  de  Yaudemont.  Le  rang  de  généralissime 
accordé  au  duc  de  Savoie  devait  être  un  plus  grand  embarras 
encore,  dès  que  ce  prince  aurait  rejoint  Tarmée.  La  France  allait 
connaître  à  son  tour  les  inconvénients  des  coalitions ,  si  souvent 
expérimentés  par  ses  ennemis.  Ce  n*était  pas  tout;  non -seulement 
il  fallait  partager  le  commandement  sur  place,  mais  il  fallait 
dépendre  d'un  ministre  qui  envoyait  ses  ordres  de  trois  cents 
lieues;  et  quel  ministre  1  Barbezieux  vQjiait  de  mourir  (8  jan- 
vier 1701),  au  moment  où  il  commençait  à  se  former,  et  le  roi 
avait  eu  l'idée  inouïe,  inconcevable,  d'accumuler  la  guerre  avec 
les  finances  sur  les  épaules  de  Chamillart,  qu'écrasait  déjà  le  con- 
trôle général.  C'était  un  pareil  homme  qui  portait  un  fardeau  sous 
lequel  eussent  ployé  Colbert  ou  Louvois!  un  pareil  homme  qui 
dressait  les  plans  de  campagne  avec  Louis  le  Grand  et  qui  allait 
faire  la  loi  à  un  Catinat  ou  à  un  Vendôme  ! 

Les  Impériaux  ne  pouvaient  descendre  dans  le  Milanais  sans 
traverser  le  territoire  des  Vénitiens  ou  celui  des  Grisons  :  ce  der- 
nier chemin  étant  très- difficile  et  les  Grisons  ne  paraissant  point 
d'ailleurs  disposés  à  ouvrir  leurs  montagnes  aux  armées  étran-  ^ 
gères ,  les  Vénitiens ,  avec  un  peu  de  vigueur,  eussent  pu  éviter  à 
l'Italie  le  fléau  de  la  guerre  :  ils  n'avaient  qu'à  fermer  leur  terri- 
toire aux  armées  belligérantes  et  à  déclarer  que,  si  l'un  des  partis 
prétendait  les  envahir,  ils  s'uniraient  à  l'autre.  Us  ne  le  firent 
point  ;  ils  refusèrent  à  l'empereur  la  route  du  Frioul  et  résolurent 
de  fermer  leurs  places  aux  deux  partis ,  mais  en  laissant  la  route 
de  l'Adige  et  le  plat  pays  ouverts.  Cette  singulière  neutralité  était 
tout  à  l'avantage  des  agresseurs,  et  le  gouvernement  vénitien  pen- 
chait ,  en  effet ,  vers  l'empereur,  contrairement  à  ses  intérêts  et 
par  une  frayeur  mal  fondée  de  la  prétendue  monarchie  wniverselle. 
Tout  annonçant  donc  que  les  Impériaux  descendraient  par  l'Adige, 
Catinat  proposa,  dit-on,  au  roi,  de  les  prévenir  en  poussant  droit 
à  Trente  et  en  occupant  les  débouchés  du  Tyrol  allemand  pour 


376  LOUIS  XIV.  [17011 

empêcher  Tarmée  ennemie  de  se  former  dans  le  Trentin  ^.Le  roi 
n'autorisa  pas  cette  belle  manœuvre  et  ne  voulut  prendre  l'offen- 
sive nulle  part ,  comme  si  la  revendication  du  Milanais  par  l'em- 
pereur n'eût  pas  été  une  provocation  suffisante.  La  modération 
du  Grand  Roi  devenait  aussi  nuisible  que  l'avait  été  son  orgueil. 
Louis  ordonna  seulement  d'occuper  la  tête  de  l'Âdige  sur  terre 
vénitienne,  afin  d'arrêter  l'ennemi  à  la  sortie  du  Trentin.  Catinat, 
arrivé  à  Milan  le  7  avril,  prit  le  commandement  de  V armée  auacir 
liaire  que  Louis  avait  expédiée  en  Lombardie.  Mantoue  venait  de 
recevoir  garnison  franco -espagnole,  du  consentement  de  son 
duc,  et  allait  être  le  point  d'appui  de  l'armée  combinée  ;  mais  cet 
avantage  avait  pour  compensation  la  nécessité  de  se  partager  pour 
défendre  à  la  fois  le  Mantouan  et  le  Milanais.  Catinat  se  porta  à 
Rivoli  et  barra  les  débouchés  du  Trentin,  entre  le  lac  de  Garda 
et  l'Adige.  Les  Vénitiens  ne  voulant  livrer  à  personne  la  place  ou 
le  pont  de  Vérone,  Eugène,  qui  avait  massé  à  loisir  son  armée 
vers  Trente  et  Roveredo ,  vit  la  route  fermée  devant  lui.  Il  s'en 
créa  d'inconnues.  Il  fit  ouvrir  des  passages,  avec  des  efforts  pro- 
digieux ,  dans  les  montagnes  qui  séparent  le  Trentin  du  Vicentin 
et  du  Véronais,  descendit  inopinément  avec  vingt -cinq  mille 
hommes  dans  les  plaines  de  Vérone  et  lança  un  gros  de  cavalerie 
vers  le  bas  Adige  (fin  mai,  commencement  de  juin). 
j  Dès  lors  la  campagne  fut  mal  engagée.  U  eût  fallu  que  Catinat 
eût  des  forces  doubles  de  celles  d'Eugène  pour  pouvoir  à  la  fois 
suivre  les  mouvements  de  son  adversaire  vers  le  bas  Adige  et 
garder  le  haut  de  cette  rivière  et  les  débouchés  du  Tyrol,  comme 
le  réclamait  instamment  le  gouverneur  du  Milanais.  Or,  les  Espa- 
gnols n'avaient  fourni  qu'une  poignée  de  soldats  et  pas  un  batail- 
lon piémontais  n'avait  encore  rejoint.  Catinat,  quoique  supérieur 
en  nombre ,  ne  l'était  donc  pas  assez  pour  défendre  sur  tous  les 
points  le  grand  arc  de  l'Adige,  arc  dont  son  adversaire  tenait  la 
corde.  Enfin,  la  connivence  des  Vénitiens  avec  les  Impériaux, 
toujours  bien  renseignés  et  bien  guidés ,  tandis  que  les  Français 

1.  Mim.  de  Saini-Hilaire,  t.  II,  p.  246.  —  Noua  n'aTons  rien  trouvé  à  cet  égard 
dans  lea  importants  docomenta  publiés  par  le  général  Pelet  ;  Mim,  mUitairu  rélaHi» 
à  la  SucceaUm  ifEipagnif  1. 1".  Ces  documents,  extraits  de  la  correspondance  de  la 
cour  et  des  généraux,  sont,  en  quelque  sorte,  la  relation  officielle  des  campagnes  dt 
1701  à  1709. 


[17011  EUGÈNE   ET  GATINAT.  377 

l'étaient  fort  mal,  achevait  de  rendre  la  situation  tout  à  fait 
fâcheuse.  Les  mouvements  de  Gatinat  et  sa  correspondance  révé- 
laient l'incertitude  et  le  découragement.  Eugène,  lui,  agissait  avec 
une  précision  et  une  vivacité  extraordinaires.  Dans  le  courant  de 
juin ,  il  se  saisit  de  l'Adige  à  Gastel  -  Baldo,  du  Tartaro ,  qui  com- 
munique avec  l'Adige  par  le  canal  Blanc ,  à  Canda ,  du  Pô  à  Fie- 
caruolo,  et  jeta  des  ponts  sur  ces  trois  cours  d'eau.  Gatinat  se 
rabattit  sur  le  bas  Adige  et  le  Pô,  vers  Legnago ,  Garpi  et  Osti- 
glia.  Eugène  passa  tout  à  coup  le  canal  Blanc  avec  quinze  mille 
hommes  et  prit  à  revers  le  détachement  français  posté  à  Garpi  sur 
l'Adige  :  les  Français  se  défendirent  yaillamment;  leurs  dragons 
Culbutèrent  même  les  cuirassiers  de  l'empereur;  mais  il  fallut 
céder  au  nombre,  évacuer  Garpi  et  même  Legnago  (9  juillet). 
Gatinat,  qui  était  à  Ostiglia  pendant  l'action,  voyant  sa  ligne  rom- 
pue ,  se  replia  sur  le  Mincio.  Les  Piémontais  avaient  enfin  rejoint 
et  le  duc  de  Savoie  se  rendit  au  camp  le  25  juillet  ;  mais  la  grande 
supériorité  numérique  due  à  ce  renfort  servit  beaucoup  moins 
que  n'embarrassa  la  trop  juste  défiance  excitée  par  le  duc  de  Sa- 
voie. Gatinat  fut  bientôt  persuadé  que  cet  étrange  généralissime  ne 
visait  qu'à  empêcher  l'armée  de  vaincre.  Eugène,  cependant, 
avançait  toujours;  le  28  juillet,  il  franchit  le  Mincio  au-dessous 
de  Peschiera ,  puis,  s'engageant  de  plus  en  plus  hardiment  contre 
les  règles  ordinaires  de  la  guerre,  il  gagna  rapidement  la  rive 
gauche  de  l'Oglio  à  Palazzuolo.  Il  n'avait  plus  que  cette  rivière 
entre  lui  et  le  territoire  espagnol.  Gatinat  revint  à  la  droite  de 
rOglio  pour  couvrir  le  Milanais. 

Le  désappointement  de  Louis  XIV  était  extrême  :  Gatinat  avait 
trompé  toutes  ses  espérances  et  il  ne  voulait  point  apprécier  les 
motifs  qui  excusaient  l'insuccès  de  ce  général  ;  il  ne  voyait  qu'Eu- 
gène forçant,  avec  trente  mille  hommes,  des  passages  défendus 
par  près  de  cinquante  mille.  Il  résolut  d^  remplacer  sur-le-champ 
le  général  malheureux  et  ne  vit  rien  de  mieux  à  faire  que  a  d'en- 
voyer Yilleroi  en  héros  pour  réparer  les  fautes  de  Gatinat  * .  » 
C'était  un  nouveau  signe  de  ce  vertige  qui  avait  travesti  Ghamil- 
lart  en  ministre  des  finances  et  de  la  guerre.  Le  maréchal  de  Vil- 

1.  Voltaire,  Siielê  de  Limi*  XIV,  ch.  XYiii. 


378  LOUIS  XIV.  [17011 

leroi  n'avait  commandé  en  chef  qu'une  seule  fois,  en  1695,  et 
avait  fait  preuve  d'une  insuffisance  égale  à  sa  présomption.  Il  ar- 
riva, le  22  août,  à  l'armée,  ne  parlant  que  de  jeter  les  Impériaux 
hors  d'Italie  plus  vite  qu'on  ne  les  y  avait  laissé  entrer.  Gatinat 
reçut,  sans  se  plaindre,  le  coup  qui  le  frappait  :  il  ne  quitta  pas 
le  service  ;  il  redescendit  du  premier  rang  au  second  avec  une 
résignation  philosophique  qui  étonna  et  toucha  Yilleroi  lui-même. 
On  vit  bientôt  à  l'œuvre  le  héros  de  cour.  Villeroi  fit  passer  l'Oglio 
sans  obstacle  à  l'armée  et  la  mena  droit  au  camp  ennemi,  forte- 
ment établi  entre  des  canaux  et  appuyé  à  la  petite  ville  vénitienne 
de  Chiari.  Leduc  de  Savoie  approuva  l'attaque  immédiate.  Gati- 
nat n'eut  qu'à  se  soumettre.  On  attaqua  sans  avoir  reconnu  la 
position.  Villeroi  était  persuadé  qu'Eugène  ne  l'attendrait  pas  et 
qu'on  n'aurait  affaire  qu'à  une  arrière-garde.  Il  trouva  toute  l'ar- 
mée îhipériale  bien  retranchée  devant  lui  et  Ghiari  livré  aux  enne- 
mis par  le  commandant  vénitien,  qui  avait  feint  de  céder  à  la 
force.  L'attaque,  où  les  troupes  déployèrent  en  vain  un  grand 
courage,  fut  repoussée  avec  perte  de  trois  ou  quatre  mille  hommes 
(1*' septembre).  Gatinat  et  le  duc  de  Savoie  avaient  tous  deux 
exposé  dix  fois  leur  vie,  pour  soutenir  une  entreprise  que  l'un 
avait  déconseillée  et  dont  l'autre  désirait  l'avortement  et  avait 
même,  à  ce  qu'on  assure,  donné  avis  à  l'ennemi.  Étrange  carac- 
tère que  celui  du  duc  Yictor-Amédée!  Sa  vie,  comme  celle  de  ses 
sujets,  était  ce  qui  lui  coûtait  le  moins  à  risquer  dans  ses  combi- 
naisons à  la  fois  aventureuses  et  machiavéliques. 

Villeroi,  rendu  plus  circonspect  par  ce  revers,  se  posta  dans  un 
bon  campement,  à  Urago,  près  de  Ghiari,  et  y  tint  longtemps 
l'ennemi  en  échec.  Malgré  le  succès  de  Chiari,  Eugène,  qui  s'était 
lancé  dans  un  pays  où  il  n'avait  ni  magasins  ni  places  fortes, 
n'eût  pu  se  maintenir  par  ses  seules  ressources  au  cœur  de  la 
Haute-Italie  ;  mais  le  bon  vouloir  des  populations  suppléait,  à  tout 
ce  qui  lui  manquait  :  les  Vénitiens  fournissaient  vivres,  guides  et 
renseignements  par  une  fausse  politique;  les  Milanais  en  faisaient 
autant,  par  lassitude  de  la  domination  espagnole  et  par  espoir  de 
gagner  à  un  changement  de  mattres,  illusion  des  peuples  qui 
n'osent  aspirer  à  être  libres.  Après  plus  de  deux  mois  écoulés  sans 
action  importante,  les  Franco-Espagnols,  très-mal  avitaillés  par  le 


[1701]  VILLEROI  A  GHIARL  379 

pays  qu'ils  défendaient  contre  son  gré,  décampèrent  les  premiers 
(12  novembre)  et  se  reportèrent  sur  Vautre  rive  de  TOglio,  entre 
cette  rivière  et  l'Adda;  puis,  l'ennemi  descendant,  de  son  côté, 
entre  l'Oglio  et  le  Mîncio,  Villeroi ,  que  le  duc  de  Savoie  venait 
de  quitter,  se  cantonna  en  avant  de  Crémone,  en  tâchant  de  main- 
tenir ses  communications  avec  Mantoue  ;  mais  Eugène  vint  s'éta- 
blir à  Borgoforle,  sur  le  Pô,  entre  Mantoue  et  l'armée  française, 
et  s'assura  d'une  place  forte  au  sud  du  Pô,  en  gagnant  la  prin- 
cesse.de  La  Mirandole,  qui  avait  reçu  dans  sa  ville  une  petite  gar- 
nison franco-espagnole  et  qui  la  livra  traîtreusement  aux  Impé- 
riaux . 

Ce  fîit  la  fin  de  cette  triste  campagne,  où  était  venue  échouer  la 
réputation  du  général  le  plus  renommé  qui  restât  à  la  France. 
Fâcheux  présage,  et  bien  propre  à  encourager  les  ennemis  décla- 
rés et  à  décider  les  incertains!  Louis  XIY  ne  se  dissimula  point 
la  portée  de  ces  premiers  revers.  Dès  le  31  octobre,  il  écrivait  à 
son  ambassadeur  à  Madrid,  \farsin,  que,  l'Espagne  ne  contribuant 
i  peu  près  en  rien  à  la  défense  de  ses  possessions  et  la  France  ne 
pouvant  tout  faire  à  elle  seule  sans  se  ruiner,  il  faudrait  bien  se 
décider  à  des  cessions  territoriales  pour  avoir  la  paix.  Il  avait  eu, 
au  reste,  lui-même,  la  pensée  de  porter  une  première  atteinte  à 
l'intégrité  tant  promise  de  la  monarchie  espagnole  :  le  ministre 
Torci  avait  récemment  consulté  l'ambassadeur  Marsin  sur  le  pro- 
jet de  demander  à  Philippe  V  la  cession  de  la  Belgique  à  la  France, 
comme  indemnité  des  dépenses  que  la  France  aurait  à  faire  pour 
défendre  le  reste  des  possessions  espagnoles  :  M^trsin  dissuada  fort 
de  cette  idée,  qui  eût  blessé  l'Espagne  et  rendu  la  paix  impossible 
avec  les  puissances  maritimes.  Le  cabinet  de  Versailles  n'insista 
pas*. 

Le  7  septembre,  avant  qu'on  eût  pu  être  informé  du  mauvais 
succès  de  Villeroi  à  Chiari,  un  traité  secret  avait  été  signé  à  La 

1.  Mim.  d«  NoaUles,  p.  97 —  FUflsan,  Biêt,  di  la  diplomatie  fnnçaiu,  t.  IV,  p.  219. 
—  Œuvres  de  Louis  XIV,  U  ATI,  p.  74.  D'après  Louville,  on  n'aurait  pas  abandonné 
immédiatement  cette  idée;  on  anra|t  même  obtenu  le  consentement  da  conseil 
d'Espagne  (dupaeho)  et  Ton  n'aurait  reculé  que  devant  la  crainte  de  perdre  l'alliance 
de  l'électeur  de  Bavière,  qui  prétendait  à  la  Belgique  (Juin  1702).  —  Mém.  de  Lou- 
▼ille,  t.  I»,  p.  249.  «  Louville  était  l'agent  de  oonûance  de  Louis  XIV  auprès  de 
PhUippe  V. 


380  LOUIS  XIV.  11701] 

Haie  entre  les  plénipotentiaires  de  Tempereur,,  de  TAngleterre  et 
de  la  Hollande,  afin  «  de  procurer  à  S.  M.  I.  une  satisfaction  juste 
et  raisonnable...,  et  au  roi  de  la  Grande-Bretagne  et  aux  seigneurs 
Ëtats-Généraux  une  sûreté  suffisante  pour  leurs  terres  et  pays, 
navigation  et  commerce.  »  Les  alliés  s'engageaient  de  faire  «à 
cette  fin  les  plus  grands  efforts  pour  conquérir  les  Pays-Bas  Espa- 
gnols, comme  devant  servir  de  digue  et  de  barrière  entre  la  France 
et  les  Provinces -Unies;  pour  conquérir  le  Milanais,  comme  fief 
de  l'Empire,  servant  pour  la  sûreté  des  provinces  héréditaires  de 
S.  M.  I.,  et  pour  conquérir  Naples  et  la  Sicile,  les  îles  de  la  Médi- 
terranée et  les  terres  espagnoles  de  la  côte  de  Toscane,  comme 
pouvant  servir  à  môme  fin  et  à  la  navigation  et  commerce  des 
sujets  de  S.  M.  Britannique  et  des  Provinces-Unies.  —  Pourront 
le  roi  de  la  Grande-Bretagne  et  les  seigneurs  États-Généraux  con- 
quérir, pour  Futilité  de  ladite  navigation  et  commerce,  les  pays 
et  villes  des  Indes  espagnoles,  et  tout  ce  qu'ils  y  pourront  prendre 
sera  pour  eux  et  leur  demeurera. — La  guerre  commencée,  aucun 
des  alliés  ne  pourra  traiter  sans  les  autres,  ni  sans  avoir  pris  de 
justes  mesures,  1«  pour  empêcher  que  les  royaumes  de  France  et 
d'Espagne  soient  jamais  unis  sous  un  seul  et  même  roi  ;  2*  pour 
empêcher  que  jamais  les  Français  se  rendent  maîtres  des  Indes 
espagnoles,  ou  qu'ils  y  envoient  des  vaisseaux  pour  y  exercer  le 
commerce  directement  ou  indirectement;  3®  pour  assurer  aux 
sujets  de  S.  M.  Britannique  et  des  Provinces-Unies  les  privilèges 
commerciaux  dont  ils  jouissaient  dans  tous  les  états  espagnols 
sous  le  feu  roi  '.  » 

C'était  un  nouveau  traité  de  partage,  mais  où,  cette  fois,  les  deux 
puissances  maritimes,  qui  avaient  tant  déclamé  contre  Tambition 
de  la  France,  se  faisaient  leur  part  avec  une  avidité  presque 
cynique.  Guillaume  III,  qui  avait  tout  conduit,  n'avait  garde  de 
vouloir  épuiser  l'Angleterre  et  la  Hollande  pour  rendre  à  l'empe- 
reur la  monarchie  espagnole  intacte  :  son  dernier  mot  était, 
comme  on  voit,  de  réduire  Philippe  V  à  l'Espagne  proprement 
dite  et  d'assurer  à  l'Angleterre  et  à  la  Hollande  l'exploitation  com- 
merciale de  tout  ce  qui  avait  été  la  monarchie  espagnole,  avec  de 

1.  La  Torre,  t.  III,  p.  185. 


(1701]  PACTE  CONTRE  LA  FRANCE.  384 

grandes  positions  militaires  et  maritimes  contre  la  France.  Guil- 
laume n'avait  omis  qu'une  chose,  c'était  de  régler  un  autre  par- 
tage dans  le  partage,  celui  entre  l'Angleterre  et  la  Hollande; 
œuvre  plus  difficile  encore  que  le  reste  ! 

La  guerre  ne  conunença  pas  cette  année  aux  Pays-Bas  ni  sur  le 
Rhin.  L'empereur  et  ses  alliés  n'étaient  point  encore  en  état  d'at- 
taquer la  Belgique,  et  Louis  XIV  ne  s'occupa  qu'à  réorganiser 
militairement  ce  pays,  où  finances,  troupes,  places  fortes,  étaient 
dans  le  dernier  délabrement.  Il  n'y  avait  en  tout  que  dix  mille 
hommes  de  troupes  ;  les  cavaliers  étaient  à  pied  ;  les  arsenaux  et 
les  magasins  étaient  vides.  La  France  fut  obligée  de  tout  fournir, 
argent,  ustensiles  et  soldats.  Les  places  furent  réparées  le  moins 
mal  qu'on  put  et  l'on  couvrit  le  pays  entier  par  une  immense 
ligne  fossoyée  et  semée  de  redoutes,  qui  s'étendit  de  la  Meuse  à 
la  mer,  sur  soixante-dix  lieues  de  développement  ;  gigantesque 
ouvrage  qui  satisfit  et  rassura  les  populations  belges ,  mais  dont 
l'utilité  réelle  fut  bien  controversée  entre  les  gens  de  guerre.  Au 
delà  de  cette  ligne,  par  la  Gueldre  espagnole,  fortement  occupée, 
on  donnait  la  main  à  l'électorat  de  Cologne.  L'électeur  de  Bavière 
avait  entraîné  son  frère  de  Cologne  dans  les  intérêts  des  deux  covr- 
rannes  :  singuliers  retours  de  la  politique  !  C'était  ce  même  Clé- 
ment de  Bavière  que  l'empereur  avait  fait  électeur  de  Cologne 
malgré  la  France  et  dont  l'élévation  à  l'électorat  avait  été  la  cause 
immédiate  de  la  Guerre  de  1688  ^  Louis  XIV,  au  reste,  ne  cher- 
chait pas  précisément  dé  ce  côté  des  alliances  offensives  :  il  ne 
souhaitait  point  de  porter  les  hostilités  sur  le  Rhin  ni  outre  Rhin, 
et  ce  qu'il  voulait  de  l'Allemagne,  c'était  qu'elle  gardât  la  neutra- 
lité entre  lui  et  la  maison  d'Autriche.  C'était  d'accord  avec  lui  que 
Télccteur  de  Bavière  était  allé  dans  son  duché  négocier  un  acte 
(le  neutralité  qui  fut  signé,  le  31  août,  entre  le  cercle  électoral  du 
Rhin  et  les  cercles  de  Bavière,  de  Souabe,  de  Franconie  et  du 
Haut-Rhin.  La  diète  germanique  parut  d'abord  disposée  à  prendre 

1.  L*électear  de  Cologne  avait  signé  on  traité  secret  aTec  le  roi  dés  le  13  février  : 
l'électenr  de  Bavière  signa  le  sien  le  9  mars.  Le  roi  consentit  qne  les  denx  électeurs 
ne  se  déclarassent  pas  offensiTement  avant  d^avoir  levé  des  forces  suffisantes  et  s*en- 
p^sf^ea  à  ne  point  faire  de  paix  que  les  électeurs  n^eassent  été  remis  en  possession  de 
tout  ce  que  la  guerre  leur  avait  enlevé.  -  Hist.  abrégée  du  Traitée  de  paix,  etc.,  par 
de  Kooh,  refondue  par  Schœll,  t.  II,  p.  22. 


382  LOUIS  XIV.  11701) 

la  même  attitude  ;  mais  l'empereur,  secondé  par  Ténergique  diplo- 
matie anglo-batave,  fit  de  violents  et  d'opinifttres  eiTorts  pour 
changer  ces  dispositions  trop  pacifiques  et  pour  rallumer  les  pas- 
sions de  1689.  Les  électeurs  de  Trêves  et  de  Mayence  étaient  com- 
pris dans  l'union  des  neutres  comme  membres  du  cercle  électoral 
du  Rhin  :  Louis  XIY  eût  désiré  que  l'électorat  dé  Cologne  et 
l'évêché  de  Liège,  avec  le  cercle  de  Westphalie  dont  ils  dépen- 
daient entrassent  dans  cette  association  ;  mais  le  chapitre  archi- 
épiscopal de  Cologne,  en  lutte  avec  son  archevêque  et  tout  autri- 
chien, s'y  opposa  et  protesta  contre  Yunion  des  neutres  :  les  troupes 
hollandaises  et  celles  de  l'électeur  palatin  menaçaient  d'envahir 
l'électorat  pour  soutenir  le  chapitre  et  la  ville  de  Cologne  :  l'élec- 
teur appela  les  Français  dans  les  places  de  l'électorat  et  à  Liège 
(novembre  1701).  La  guerre  fut  dès  lors  inévitable  sur  le  Bas- 
Rhin  et  il  devint  très-probable  que  l'union  des  neutres  ne  tarderait 
pas  à  se  dissoudre. 

La  guerre  générale  était  devenue  inévitable  à  la  fin  de  l'année  ; 
elle  ne  l'avait  pas  été  absolument  jusqu*au  mois  de  septembre.  La 
Hollande  eût  certainement  hésité  à  prendre  l'initiative ,  si  l'An- 
gleterre ne  l'eût  poussée ,  et  l'Angleterre  elle-même  hésitait.  Les 
tories,  malgré  les  démonstrations  belliqueuses  de  la  dernière 
session,  conservaient  leur  répugnance  pour  la  guerre,  et  la 
classe  si  puissante  des  fabricants  et  des  commerçants  balançait 
entre  son  antipathie  pour  la  France  et  le  souvenir  des  pertes 
effroyables  infligées  au  commerce  par  la  guerre  de  la  Ligue 
d'Augsbourg.  Guillaume  craignait  de  n'obtenir  que  bien  diffici- 
lement les  moyens  d'exécuter  les  conventions  de  la  nouvelle 
triple  alliance  et  f  de  plus,  on  était  maintenant  assuré  que  Guil- 
laume ne  dirigerait  pas  longtemps  la  coalition  :  il  luttait  en  vain 
contre  la  phthisie  qui  l'entraînait  visiblement  vers  la  tombe.  La 
mort  prochaine  de  Guillaume  pouvait  profondément  modifier  la 
politique  européenne. 

Sur  ces  entrefaites ,  le  beau-père  et  le  rival  de  Guillaume ,  le 
roi  détrôné  Jacques  II ,  fut  pris  à  Saint-Germain  d'une  attaque 
d'apoplexie  qui  le  laissa  prolonger  quelques  jours  son  agonie. 
Une  question  de  la  plus  haute  gravité  fut  posée  dans  le  conseil  de 
Louis  XIY.  La  France  reconnaîtrait-elle  au  fils  de  Jacques  II  ce 


[1701]  PACTE  CONTRE  LA  FRANCE.  383 

titre  de  roi  d'Angleterre  que  le  père  avait  conservé  sans  réclama- 
tion depuis  que  Louis  XIV  avait  reconnu  le  roi  Guillaume?  Le 
dauphin  et  le  duc  de  Bourgogne  insistèrent  pour  Taffirmative ,  au 
nom  du  principe  dynastique  :  les  ministres  d'état  se  prononcèrent 
énergiquement  pour  la  négative,  au  nom  des  intérêts  de  la 
France.  Le  roi  se  résigna  d'abord  à  suivre  l'avis  de  ses  ministres 
et  à  sacrifier  son  inclination  à  ses  vrais  devoirs.  Hais  à  peine 
était-il  sorti  du  conseil ,  que  la  reine  d'Angleterre ,  femme  de 
Jacques  II,  vint  le  trouver  chez  madame  de  Hain tenon  et  le 
conjura ,  en  pleurant ,  de  n'être  pas  moins  généreux  envers  son 
flis  qu'envers  son  mari ,  de  ne  pas  lui  refuser  <  un  simple  titre , 
seul  reste  de  tant  de  grandeur.  »  Madame  de  Maintenon  joignit 
ses  instantes  prières  à  celles  de  la  reine  déchue.  Louis  céda.  Il 
annonça  à  Jacques  n  mourant  qu'il  reconnaîtrait  Jacques  IIL  Un 
accès  de  sensibilité ,  chez  madame  de  Maintenon ,  si  rarement 
conduite  par  le  sentiment,  fut  plus  fatal  peut-être  à  la  France 
que  tous  ses  calculs  intéressés  *. 

Jacques  II  mourut  le  10  septembre  et  les  honneurs  royaux 
furent  aussitôt  rendus  à  son  fils.  Louis  XIY  essaya  en  vain  d'atté- 
nuer l'effet  de  cet  acte  par  une  espèce  de  manifeste  où  il  énonçait 
l'intention  d'observer  le  quatrième  article  du  traité  de  Ryswick , 
c'est-à-dire  a  de  ne  point  troubler  le  roi  Guillaume  m  dans  la 
possession  de  ses  états.  >  A  la  nouvelle  de  la  reconnaissance  de 
Jacques  III ,  Guillaume  rappela  l'ambassadeur  qu'il  avait  encore 
en  France  et  chassa  d'Angleterre  le  chargé  d'affaires  de  Louis  XIY. 
Une  explosion  de  colère  éclata  dans  toute  la  Grande-Bretagne  ^. 
Des  adresses  furent  expédiées  de  toutes  parts  à  Guillaume  contre 
le  roi  de  France ,  c  qui  osait  faire  à  la  nation  anglaise  l'affront 
de  prétendre  lui  imposer  un  roi.  >  Guillaume  tenait  désormais 
l'Angleterre.  Il  se  réconcilia  avec  les  v^higs  et  repassa  de  Hollande 
en  Angleterre  au  mois  de  novembre ,  après  avoir  réglé  avec  les 
l^tats-Généraux  et  l'ambassadeur  de  Léopold  les  contingents  de  la 


1.  Voltaira,  &iicU  dt  Louit  XIV,  chtp.  xvii.  —  Mém,  de  Berwiok,  t.  !•',  p.  169  et 
p.  498,  note  4. 

2.  Les  surtaxes  oo  les  prohibitioiis  qu'on  Tenait  d'établir  en  France  snr  les  mar- 
chandises anglaises,  en  réponse  anx  démonstrations  hostiles  de  Goillanme  m,  avaient 
déjà  trés-mal  disposé  les  classes  commerçantes. 


38Û  LOUIS  XIV.  [lîOtl 

future  campagne.  L*empereur  promit  de  solder  quatre-vingt  dix 
mille  combattants;  la  Hollande,  cent  deux  mille!  Guillaume, 
pour  la  seconde  fois  depuis  un  an ,  déclara  le  parlement  dissous 
et,  en  convoqua  un  autre ,  fin  décembre.  Les  Y/ldgs  rempor- 
tèrent de  quelques  voix ,  et  les  tories  s'abandonnèrent  au  mou- 
vement national  pour  ne  pas  perdre  toute  influence.  Guillaume 
ouvrit  la  session  par  un  discours  très-violent  et  très-belliqueux. 
Les  deux  chambres  répondirent  par  des  adresses  plus  violentes 
encore.  Les  lords  déclarèrent  qu'il  n'y  aurait  point  de  sûreté 
€  jusqu'à  ce  que  l'usurpateur  de  la  monarchie  d'Espagite  eût  été 
mis  à  la  raison.  >  Les  communes  votèrent  à  l'unanimité  un  con- 
tingent de  cinquante  mille  soldats  et  de  trente-cinq  mille  mate- 
lots, outre  les  subsides  pour  les  auxiliaires  danois  et  allemands  ; 
elles  demandèrent  qu'on  insérât  dans  tous  les  traités  d'alliance  un 
article  interdisant  de  faire  la  paix  avec  la  France,  Jusqu'à  répa* 
ration  de  l'outrage  fait  au  roi  et  à  la  nation  anglaise.  Un  bill 
à*attainder  (mise  hors  de  la  loi)  fut  lancé  par  les  deux  chambres 
contre  le  prétendu  Jacques  IIL 

Tout  était  donc  préparé  selon  les  vœux  de  Guillaume  ;  mais  il 
ne  devait  pas  voir  le  succès  de  ses  plans.  Le  4  mars  1702,  une 
chute  de  cheval  déchira  son  poumon  malade  et  précipita  sa  fin. 
L'opiniâtre  adversaire  de  Louis  le  Grand  expira  le  19  mars,  à 
51  ans,  absorbé ,  jusque  dans  la  mort  même ,  suivant  l'énergique 
expression  de  Saint-Simon ,  par  la  pensée  du  système  politique 
dans  lequel  il  avait  mis  toute  son  âme ,  et  consolé  par  la  certi- 
tude que  ce  système  lui  survivrait  *.  Il  s'était  assuré  un  succes- 
seur moins  passionné ,  mais  aussi  redoutable  que  lui  dans  les 
négociations  et  plus  redoutable  dans  la  guerre.  C'était  ce  John 
Churchill,  comte  de  Marlborough,  qui  l'avait  trahi  naguère', 
mais  chez  qui  il  avait  reconnu  le  seul  génie  capable  de  continuer 
son  œuvre;  en  le  faisant  l'homme  le  plus  puissant  de  l'Angleterre, 
il  espérait  obtenir  de  lui  une  fidélité  posthume  fondée  sur  l'in- 
térêt. D  l'avait  donc  fait,  dès  1701 ,  général  des  troupes  anglaises 

1.  Il  laissait  à  l'Angleterre,  pour  soutenir  oe  système,  des  forces  naTales  telles 
qu'elle  n*en  avait  jamais  possédées;  deoz  cent  quatre-vingt-deux  navires  de  guerre, 
dont  cent  trente  vaisseaux  de  ligne.  —  Sainte-Croix,  t.  II,  p.  90. 

2.  Y.  ci-dessus,  p.  197. 


[1702]  MORT  DE  GUILLAUME  III.  385 

en  Hollande  et  plénipotentiaire  auprès  des  Etats-Généraux.  La 
femme  de  Harlborough  fit  le  reste.  AnneStuart,  princesse  de  Da- 
nemark, était  entièrement  gouvernée  parSarah  Jennings,  com- 
tesse de  Mariborougb.  Quand  Anne  monta  sur  le  trône,  lord  et  lady 
Harlborough  régnèrent  sous  son  nom.  Les  espérances  que  le 
gouvernement  français  avait  pu  fonder  sur  les  sympathies  con- 
nues d*Anne  Stuart  pour  les  tories  et  pour  sa  famille  exilée^ 
furent  promptement  évanouies.  La  reine  Aune  déclara  au  par- 
lement qu'elle  suivrait  en  toutes  choses  la  politique  du  feu  roK 
Elle  créa  Harlborough  commandant-général  des  troupes  de  terre. 
Louis  XIY  ne  fut  pas  plus  heureux  du  côté  de  la  Hollande.  La 
révolution  républicaine  qu'il  avait  souvent  tâché  de  susciter  contre 
Guillaume ,  s'opéra  sans  difficulté  ni  secousse.  Guillaume  avait 
tenté  inutilement,  peu  avant  sa  mort,  da  faire  désigner  comme 
son  successeur  dans  le  stathoudérat  des  Cinq  Provinces  (Hol- 
lande, Zélaiide,  Utrecht,  Gueldre,  Over-Issel)  son  cousin  Frison 
de  Nassau ,  déjà  stathouder  héréditaire  de  Frise  et  de  Groningue  ; 
le  stalhoudérat  fut  abrogé,  de  fait  et  par  extinction,  dans  les 
Cinq  Provinces ,  et  le  gouvernement  fut  rétabli  sur  le  pied  où  il 
avait  été  au  temps  des  de  Witt  ;  mais  ce  changement  intérieur  ne 
réagit  en  aucune  façon  sur  la  politique  extérieure  ;  la  principale 
influence  passa  au  pensionnaire  de  Hollande ,  Daniel  Heinsius , 
créature  de  Guillaume  et  pénétré  de  son  système.  Eugène,  Harl- 
borough et  Heinsius  formèrent  ce  qu'on  nomma  le  triumvirat  de 
la  coalition.  Les  États-Généraux,  tout  en  reprenant  leur  liberté 
républicaine ,  s'indignèrent  qu'un  agent  de  Louis  XTV  eût  pré- 
tendu  leur  faire  entendre  que  la  mort  de  Guillaume  <  avait  rendu 
leur  république  à  elle-même  ;  o  ils  protestèrent  d'être  fidèles  aux 
principes  de  ce  grand  prince  et  repoussèrent  toute  proposition  de 
négociation  particulière  (8  avril  1702)  \ 

La  politique  antifrançaise  l'emporta  aussi  en  Allemagne.  Vvr 
iiion  des  neutres  se  brisa  et  fut  remplacée  par  une  nouvelle  as- 
sociation de  cinq  cercles,  dans  la.quelle  entra  le  cercle  d'Autriche 
et  d'où  sortit  le  cercle  de  Bavière,  qui  persista  dans  son  refus 
d'épouser  la  cause  impériale  (16-20  mars  1702).  Les  cinq  cercles 

1.  Mém.  de  La  Torre,  t.  IV,  p.  50-59. 

XIV.  25 


386  LOUIS  XIV.  (17011 

adhérèrent ,  le  22  mars ,  à  la  Grande  Alliance  de  l'empereur,  de 
l'Angleterre  et  de  la  Hollande.  Le  parti  autrichien  eut  également 
le  dessus  dans  le  Nord.  Le  .roi  de  Prusse,  l'électeur  de  Hanovre 
et  le  duc  de  Lunebourg-Zell  obligèrent  les  ducs  de  Bnips- 
wick,  de  Wolfenbuttel  et  de  Saxe  -  Gotha  à  licencier  les  troupes 
qu'ils  levaient  pour  le  compte  de  la  France  et  à  quitter  le  parti 
français. 

Il  fallut  se  résigner  à  soutenir  la  guerre  universelle.  Une  nou- 
velle levée  de  cent  bataillons  attesta  que  la  Franée  s'y  préparait. 

Les  opérations  militaires  avaient  recommencé  en  Italie,  au 
milieu  de  Thiver,  par  un  grand  coup  de  main  d'Eugène,  qui  avait 
espéré  décider  d'avance  le  sort  de  la  campagne  en  une  seule  nuit. 
Les  troupes  françaises  étaient  cantonnées  entre  TOglio ,  le  Pô  et 
l'Adda,  avec  le  quartier  général  à  Crémone.  Les  Impériaux  s'étea- 
daient  sur  les  deux  rives  du  Pô,  jusqu'à  l'entrée  du  Parmesan  ;  le 
duc  de  Modène  venait  de  se  déclarer  pour  eux  et  de  leur  livrer  le 
poste  important  de  Brescello.  Eugène  conçut  le  projet  d'enlever 
le  quartier  général  français  dans  Crémone.  Il  gagna  un  prêtre 
crémonais,  dont  la  maison,  située  près  du  rempart,  avait  une  cave 
communiquant  avec  un  ancien  aqueduc  qui  débouchait  dans  la 
campagne.  Il  partit  d'Ustiano  avec  huit  mille  combattants  sans 
bagages  et  alla  droit  de  l'Oglio  à  Crémone^  tandis  qu'un  autre 
corps  d'Impériaux  marchait  sur  cette  ville  par  la  rive  sud  du  Pô, 
avec  ordre  d'entrer  par  le  pont  de  bateaux  qu'avaient  établi  les 
Français.  Eugène  arriva  au  milieu  de  la  nuit  et  fit  entrer  par 
l'aqueduc  un  détachement  qui  se  saisit  de  deux  portes  et  qui  ou- 
vrit au  reste  des  assaillants  :  Yilleroi,  éveillé  en  sursaut  et  accouru 
au  bruit,  fut  pris  aux  premiers  pas  qu'il  fit  daivs  la  rue;  les  Impé- 
riaux étaient  à  la  fois  aux  remparts  et  au  cœur  de  la  ville  ;  tout 

semblait  fini Tout  commençait.  Un  régiment,  assemblé  par 

hasard  pour  un  exercice  matinal,  donna  le  signal  de  la  résistance  : 
les  troupes  françaises,  surprises,  coupées,  enveloppées,  n'eurent 
pas  un  moment  de  panique  ;  elles  se  rallièrent ,  caserne  par  ca- 
serne, rue  par  rue;  elles  reprirent  partout  l'offensive.  Si  le  corps 
ennemi  qui  arrivait  de  l'autre  côté  du  Pô  eût  paru  en  ce  moment, 
les  Français  eussent  été  accablés  ;  mais  ce  corps  éprouva  un  r^^ 
tard  de  quelques  heures;  quand  il  se  montra  enfin,  la  brave  gar- 


[1704]  SURPRISE   DE   CRÉMONE.  387 

nison  av£fit  reconquis ,  au  prix  de  flots  de  sang,  une  partie  de  ses 
remparts  et  conservé  la  porte  du  Pô  :  un  officier  fit  rompre  le  pont 
et  rendit,  par  là,  impossible  la  jonctian  des  deux  corps  enneipis. 
Eugène  vit  le  moment  où  il  allait  être,  à  son  tour,  enfermé  et 
pris  comme  Villeroi.  11  n'eut  que  le  temps  de  battre  en  retraite, 
abandonnant  aux  Français  Crémone ,  mais  emmenant  leur^gè- 
néral.  C'était  là  un  grand  service  qu'il  rendait  à  l'armée  française 
(1^  février  1702). 

Il  fallut  bien,  en  effet,  remplacer  Villeroi.  Le  roi  envoya  Ven- 
dôme. L*armée  accueillit  avec  une  vive  joie  le  conquérant  de  Bar- 
celone. Vendôme^tait  promptement  devenu  le  plus  populaire  de 
nos  généraux ,  par  son  art  merveilleux  d'enlever  le  soldat  et  par 
les  manières  familières  qu'il  avait  héritées  de  son  oncle  Beaufort, 
le  roi  des  Halles.  En  arrivant  à  Milan  (18  février) ,  le  nouveau 
général  trouva  qu'Eugène,  malgré  l'échec  de  Crémone,  avait  tiré 
quelque  avantage  de  son  entreprise.  Les  troupes  françaises  qiii 
gardaient  les  postes  du  Bas>-Oglio  les  avaient  abandonnés  pour 
courir  au  secours  de  Crémone.  Le  gouverneur  du  Milanais ,  Vau- 
demont,  avait  replié  ensuite  le  quartier- général  derrière  l'Âdda 
et,  de  Crémone,  qui  était  auparavant  le  centre,  il  avait  fait  la  tète 
des  quartiers,  en  laissant  seulement  des  postes  avancés  sur  le 
moyen  Oglio.  Eugène  avait  donc  occupé  le  bas  Oglio,  au  nord  du 
Pô,  et  les  campagnes  du  Parmesan,  au  midi  de  ce  fleuve,  le  duc 
de  Parme ,  qui  pencHàit  pour  la  France ,  ayant  refusé  ses  places 
aux  Impériaux  et  s'étant  déclaré  neutre  sous  la  protection  du 
pape,  son  suzerain.  Eugène  continuait  de  bloquer  Mantoue. 

Vendôme  débuta  par  chasser  les  Impériaux  du  Parmesan  ;  mais 
il  lui  fallut  du  temps  pour  réorganiser  l'armée  avant  de  marcher 
au  secours  de  Mantoue.  Louis  XIV  était  d'accord  avec  Philippe  V, 
qui  venait  de  débarquer  à  Naples,  pour  tâcher  de  rendre  les  opé- 
rations décisives  en  Italie,  et  avait  dirigé  sur  le  Pô  douze  mille 
vieux  soldats,  dix-huit  mille  recrues  '  et  un  matériel  considérable. 
Eugène,  au  contraire,  fut  un  peu  négligé  cette  année  par  le  cabi- 
net de  Vienne  et  sacrifié  à  l'armée  impériale  du  Rhin,  que  com- 
mandait le  roi  des  Romains.  Vendôme  se  mit  en  mouvement  le 

1.  C'étaient  da  moins  les  chiffres  officiels,  mais  il  est  probable  qu'on  en  doit  ra- 
battre beaucoup. 


388  LOUIS  XIV.  [i7»t] 

4  mai  :  il  trompa  Eugène  par  d'habiles  marches  et  contre-mar- 
ches, franchit  le  haut  Ogiio  (15  mai)  et  prit  à  revers  les  positions 
des  Impériaux.  Eugène  fut  obligé  d'abandonner  tout  le  pays  à 
l'ouest  du  Mincio,  sauf  l'tle  mantouane  appelée  le  Seraglio,  formée 
par  le  Mincio,  le  Pô  et  le  Grand  Canal  ou  Fossa  Maéstra  :  il  se 
retrancha  dans  cette  fie  (23  mai)  en  conservant  des  troupes  et 
des  places  au  midi  du  Pô,  mais  ne  put  empêcher  Vendôme  de  dé- 
bloquer Mantoue  et  se  trouva  en  danger  d'être  bloqué  à  son  tour 
dans  le  Seraglio  :  les  Français  étaient  très-supérieurs  en  forces. 
Ils  n'usèrent  pas  sur-le-champ  de  leurs  avantages.  Le  n>i  d'Espa- 
gne devait  venir  de  Naples  se  mettre  à  la  tète  ie  l'armée.  Ne  fal- 
lait-il pas,  suivant  les  coutumes  monarchiques,  attendre  à  tout 
prix  le  monarque,  pour  lui  réserver  l'honneur  du  succès  *?  Phi- 
lippe y  et  Vendôme  ne  se  joignirent  que  le  12  juillet  à  Crémone. 
On  vit  enfln  un  petit  corps  de  deux  mille  Espagnols  prendre  part 
à  la  défense  des  possessions  d'Espagne;  c'était  là,  outre  quelques 
milliers  d'hommes  employés  dans  les  garnisons,  tout  le  contin- 
gent de  l'Espagne  ! 

Vendôme  avait  laissé  fortement  retranchée  devant  la  Fossa- 
Maêstra  près  de  la  moitié  de  l'armée,  sous  les  ordres  du  prince  de 
Yaudemont  ;  l'autre  moitié,  sous  Philippe  V  et  Vendôme,  passa  le 
Pô,  entra  dans  le  Modénais  et  poussa  en  avant  sans  s'arrêter  à  faire 
des  sièges.  Vendôme  en  personne,  à  la  tête  de  l'avant-garde,  écrasa 
sur  le  Tassone  trois  mille  cavaliers  ennemis  (26  juillet);  Reggio 
et  Modène  ouvrirent  leurs  portes.  Le  but  de  Vendôme  fut  atteint  : 
Eugène,  voyant  ses  positions  débordées  et  ses  subsistances  com- 
promises, évacua. son  camp  du  Seraglio  et  passa  au  sud  du  Pô,  le 
3  août,  en  gardant  seulement  Borgoforte  sur  la  rive  nord. 

La  première  pensée  de  Vendôme  fut  de  courir  droit  à  Eugène 
et  de  le  combattre.  Eugène  n'avait  pas  plus  de  vingt-cinq  mille 
hommes  sous  la  main  et  Vendôme  eh  avait  au  moins  autant.  Le 
soin  de  la  personne  du  Roi  Catholique  arrêta  le  général  français 
et  il  n'osa  engager  Philippe  V  dans  une  affaire  décisive,  avant 
d'avoir  demandé  un  renfort  au  corps  de  Vaudemont.  Cela  consuma 
quelques  jours.  On  se  disposa  enfin  an  combat  et,  le  1 5  août,  l'ar- 

1.  Philippe  V.  avait  mandé  expressément  à  Vendôme  de  «  Tattendre  poor  battre 
rennemi.  ••  V  la  lettre  ap.  Dangean,  t.  II,  p.  338. 


[17021  COMBAT   DE   LUZZARA.  389 

mée  se  porta  vers  le  camp  d'Eugène,  en  laissant  derrière  elle  la 
petite  ville  deLuzzara,  occupée  par  un  détachement  d'Impériaux. 
Eugène,  contre  toute  attente,  prévint  Tattaque  :  il  avait  très-bien 
choisi  son  champ  de  bataille  et,  dans  l'après-midi,  il  assaillit  l'ar- 
mée des  deuœ  c(mronnes,  tandis  qu'elle  débouchait  péniblement  à 
travers  un  terrain  coupé  et  inégal.  Les  troupes  franco-espagnoles 
furent  obligées  de  commencer  à  combattre  en  ordre  de  marche  et 
non  de  bataille,  et  durent  former  leurs  lignes  sous  le  feu.  U  fallut 
toute  la  présence  d'esprit  de  Vendôme  et  toute  la  fermeté  de  nos 
vieux  régiments  pour  arrêter  l'ennemi  et  pour  rétablir  une  situa- 
tion aussi  compromise.  L'armée  des  deux  couronnes  était  enfin 
tout  entière  en  ligne.  La  nuit  vint  à  propos  pour  Eugène,  qui  l'em- 
ploya à  se  retrancher  fortement.  Le  lendemain,  on  le  trouva  si 
bien  posté  qu'on  ne  crut  pas  pouvoir  l'attaquer.  Luzzara,  néan- 
moins, se  rendit  à  la  vue  d'Eugène  (17  août).  Vendôme  ne  pré- 
tendait pas  se  contenter  d'une  pareille  victoire.  Il  voulait  mander 
Vaudemont  et  cerner  Eugène  affsc  toutes  les  forces  réunies  des 
deux  couronnes.  Philippe  V,  suivant  l'avis  de  la  majorité  des  ofli- 
ciers-généraux,  s'obstina  à  faire  attaquer  Borgoforte,  sur  la  rive 
nord  du  Pô,  par  le  gros  du  corps  de  Vaudemont.  On  y  perdit  une 
dizaine  de  jours,  puis  on  leva  le  siège  (28  août).  On  fut  plus  heu- 
reux contre  Guastalla,  qu'on  prit,  le  29  septembre,  sur  les  der- 
rières de  l'armée.  Mais,  pendant  ce  temps,  Eugène  avait  rendu  sa 
position  inabordable  entre  le  Pô,  le  Zéro  et  la  Secchia  :  les  Véni- 
tiens l'aidaient  à  subsister,  en  lui  fournissant  des  vivres  tandis 
qu'ils  en  refusaient  aux  Français.  Tout  inférieur  de  moitié  qu'il 
fût,  il  n'y  eut  pas  moyen  de  le  contraindre  &  quitter  son  camp 
du  Zéro.  Philippe  V  repartit,  sur  ces  entrefaites,  pour  l'Espagne, 
à  la  nouvelle  d'une  descente  des  Anglo-Bataves  près  de  Cadix 
(3  octobre).  Quoiqu'il  eût  montré  du  courage,  la  présence  de 
ce  monarque  de  dix-neuf  ans  n'avait  été  qu'un  embarras  pour 
l'armée.  • 

Après  que  les  deux  camps  eurent  été  plus  de  deux  mois  et  demi 
face  à  face  sans  engagement  général,  Vendôme  délogea  le  premier 
le  5  novembre,  mais  pour  s'avancer  sur  la  Secchia.  Eugène  se 
replia  sur  cette  rivière.  La  mauvaise  saison  arrêta  Vendôme  et  il 
fit  mine  de  prendre  ses  quartiers  d'hiver;  mais,  tout  à  coup,  il  lit 


390  LOUIS  XIV.  [1702] 

attaquer  de  nouveau  Borgoforte,  où  Eugène  n'avait  laissé  qu'un 
faible  détachement  et  qui  fut  emporté  le  15  novembre.  II  répartit 
ensuite  les  troupes  en  cantonnements;  à  la  mi-décembre,  il  les 
réunit  derechef  et  prît  Governolo,  ce  qui  acheva  de  rejeter  Ten- 
nemi  au  delà  du  Mincio  et  termina  cette  longue  et  savante  cam- 
pagne qui  avait  pivoté  neuf  mois  autour  de  Mantoue.  Vendôme 
8*était  montré  stratégiste  éminent  :  Eugène  était  refoulé,  mais  non 
pas  vaincu  ni  chassé  d'Italie;  rien  n'était  décidé  *. 

De  graves  événements  s'étaient  passés  sur  les  eôtes  d'Espagne 
pendant  les  derniers  mois  de  la  campagne  dltalie.  La  marine 
anglo-batave  s'était  mise  en  devoir  d'exécuter  le  testament  politique 
de  Guillaume  III.  La  Hollande  avait  lancé  sa  déclaration  de  guerre, 
en  termes  très-yirulents ,  contre  les  rois  de  France  et  d Espagne,  le 
8  mai:  l'Angleterre  en  avait  fait  autant,  le  14  mai,  contre  la  Frmce 
et  r Espagne^ y  et  l'empereur,  le  15,  contre  le  roi  de  France  et  le  duc 
d^ Anjou.  Avant  d'attaquer  l'Amérique  espagnole,  les  alliés  avaient 
résolu  de  s'emparer  de  Cadix;  c'est-à-dire  du  port  où  étaient 
concentrées  les  relations  de  l'Espagne  avec  le  Nouveau-Monde. 
Soixante-dix  vaisseaux  de  ligne  et  une  multitude  de  transports 
chargés  d'une  petite  armée  parurent  le  23  août  devant  Cadix. 
Philippe  V  était  absent  de  son  royaume  :  les  côtes  semblaient  hors 
de  défense;  les  flottes  françaises  étaient  loin;  la  flotte  de  Toulon, 
sous  Victor-Marie  d'Estrées ,  était  dans  les  eaux  de  Naples  depuis 
qu'on  l'y  avait  appelée,  en  novembre  1701 ,  pour  aider  à  compri- 
mer une  révolte  suscitée  par  les  agents  impériaux;  l'escadre  de 
Brest,  sous.  Château-Renaud,  était  dans  le  Grand-Océan,  ramenant 
du  Mexique  les  galions  attendus  depuis  deux  ans'.  La  descente 
pourtant  ne  réussit  pas  :  des  armateurs  français  fournirent  les 


1.  Si  Vendôme  était  bon  stratégiste,  il  n*était  pas  bon  administrateur.  Les  four> 
nisseun  volaient  à  pleines  mains,  avec  la  connivence  de  l'intendant  et  de  beaucoup 
d'officiers  généraux.  Aucun  soin  du  soldat;  les  vivres  détestables;  les  blessés  man- 
quant de  tout  ;  aussi  mourait-on  comme  des  mouches  dans  l'armée  française ,  tout 
au  contraire  des  Piémontais,  qui  étaient  parfaitement  soignés.  —  Ce  fut  ainsi  que 
l'Italie  nous  dévora  quinze  à  vingt  mille  hommes  par  an.  Y.  Louville,  1. 1*',  p.  317. 

2.  La  reine  Anne  ne  voulait  pas  reconnaître  le  titre  de  roi  à  Philippe  Y,  qui  avait 
suivi  l'exemple  de  Louis  XIY  en  recoimaissant  le  prétendu  Jacques  III,  comme  roi 
d'Angleterre. 

3.  Tourville  et  Jean  Bart  venaient  de  mourir  au  moment  où  la  France  aurait  eu 
le  plus  besoin  de  leurs  services  :  Tourville  le  28  mai  1701,  Bart  le  27  avril  1702. 


[170«]  DÉSASTRE   DE   VJGO.  391 

munitions  qui  manquaient  dans  Tarscnal  de  Cadix;  les  popu- 
lations andalouses,  loin  de  répondre  à  l'appel  des  alliés  en  faveur 
de  la  maison  d'Autriche ,  se  levèrent  en  masse  contre  les  soldats 
hérétiques,  qui  avaient  pillé  les  églises  en  débarquant  :  l'attaque  du 
fort  de  Matagorda,  qui  défend  le  port  de  Cadix,  fut  repoussée, grâce 
surtout  au  feu  de  quelques  galères  françaises ,  et  les  alliés  furent 
réduits  à  se  rembarquer  vers  la  fin  de  septembre. 

Ils  ne  se  dédommagèrent  que  trop  tôt  de  cet  échec.  Tandis 
qu'ils  étaient  devant  Cadix ,  Château-Renaud  était  arrivé  sur  les 
côtes  .d'Espagne,  avec  son  riche  convoi  de  dix-sept  galions  escortés 
par  quinze  vaisseaux  français  de  quarante-deux  à  soixante-seize 
canons.  On  ne  pouvait  mener  les  galions  à  Sadix  ;  Petit-Renau, 
que  Louis  XIV  avait  envoyé  en  Espagne  pour  tâcher  de  réorganiser 
la  marine,  pressa  le  conseil  de  Castille  d'autoriser  Château- 
Renaud  à  conduire  le  convoi  en  France.  Moitié  orgueil ,  moitié 
défiance  absurde ,  le  conseil  refusa  et  obligea  l'amiral  français  de 
faire  entrer  les  galions  dans  la  baie  de  Yigo  en  Galice.  Les  ami- 
raux ennemis,  transportés  de  joie,  firent  voile  aus^tôt  pour  Yigo. 
Quand  on  signala  leur  approche,  les  galions  n'étaient  encore 
déchargés  qu'en  partie,  le  conseil  ayant  longtemps  hésité  à  per- 
mettre cette  opération,  parce  que  les  règlements  en  attribaient  le 
privilège  au  port  de  Cadix  * .  Château-Renaud  se  mit  en  défense  le 
mieux  qu'il  put  ;  il  fit  remonter  la  rivière  de  Yigo  aux  vaisseaux 
français  et  aux  galions  d'Espagne  jusque  vers  Redondello ,  sous 
la  protection  de  deux  fortins  et  d'une  estacade.  L'ennemi  entra 
dans  la  baie  avec  des  forces  écrasantes,  passa  devant  Yigo  sans 
l'attaquer  et  jeta  2,000  soldats  sur  le  bord  méridional  de  la  rivière 
(22  octobre).  Les  milices  galiciennes,  postées  sur  les  hauteurs, 
s'enfuirent.  Le  fortin  du  sud,  mauvais  ouvrage  défendu  par  quel- 
ques centaines  d'hommes  débarqués  des  vaisseaux  français ,  fut 
emporté,  ainsi  que  les  autres  batteries  de  la  rivière,  et  les  Anglais 
en  tournèrent  le  canon  contre  la  flotte  franco-espagnole.  La  flotte 
ennemie,  portée  par  le  vent  et  la  marée,  força  l'estacade,  pénétra 

1.  Oa  ne  saurait  s'étonner  de  ces  absurdités,  quand  on  voit  comment  était  orga- 
Usée  Tadministration  espagnole  :  un  vieil  inquisiteur  avait  été  nommé  jugé  du  corn- 
«ii«rce  par  l'influence  du  cardinal  Porto -Carrero,  qui  était  lui-même  colonel  des 
i^ardes.  Les  prêtres  envahissaient  tous  les  emplois,  comme  à  Rome.  Mim,  de  Noailles 
79-82. 


392  LOUIS  XIV.  11702] 

dans  le  haut  de  la  rivière  et  lança  ses  brûlots.  Quand  Château- 
Renaud  vit  tout  perdu,  il  brûla  ou  échoua  lui-même  dix  de  ses 
vaisseaux  :  les  cinqf  autres  tombèrent  au  pouvoir  des  ennemis  ; 
'  tous  les  galions  furent  pris  ou  incendiés.  Quoique  la  plus  grande 
partie  des  valeurs  métalliques  eût  été  débarquée  (environ  45  mit- 
lions,  dit-on),  les  vainqueurs  en  trouvèrent  encore  pour  plusieurs 
millions  sur  les  navires  conquis  :  presque  toutes  les  marchandises, 
qui  valaient  des  sommes  immenses ,  périrent  ou  furent  la  proie 
de  l'ennemi;  une  grande  partie  appartenait  à  des  négociants  an- 
glais ou  hollandais,  ce  qui  tempéra  la  joie  des  nations  alliées, 
sans  adoucir  pour  nous  l'amertume  de  cette  autre  journée  de  la 
Hougue,  due  à  l'entêtement  routinier  du  conseil  de  Gastille.  La 
France ,  liée  à  la  monarchie  espagnole  comme  un  vivant  à  un 
mort,  se  sentait  beaucoup  plus  faible  que  lorsque,  isolée,  elle  avait 
eu  la  pleine  liberté  de  ses  mouvements  *. 

La  modération  intempestive  de  Louis  XIV  avait  laissé  TofTensive 
à  l'ennemi  partout,  sur  terre  comme  sur  mer.  La  campagne  s'était 
ouverte,  du  côté  des  Pays-Bas,  par  une  attaque  des  alliés  contre 
l'électorat  de  Cologne  :  c'était  la  mise  à  exécution  d'un  monitoire 
impérial,  qui  avait  frappé  l'électeur  Clément  de  Bavière,  Dn  corps 
d'armée  anglais,  allemand  et  hollandais  investit,  le  16  avril, 
Kayserswerth ,  place  de  la  rive  droite  du  Rhin ,  que  l'électeur  de 
Cologne  avait  confiée  à  une  garnison  française.  Les  divers  corps 
entre  lesquels  se  fractionnaient  les  deux  armées,  se  mirent  en 
mouvement  dans  tout  le  pays  entre  le  Rhin  et  la  mer.  Marlborougb, 
joignant  à  son  titre  anglais  une  commission  des  États-Généraux , 
devait  disposer  de  toutes  les  forces  des  alliés;  mais  il  était  encore 
en  ce  moment  à  Londres ,  occupé  à  lever  les  derniers  obstacles 
que  les  tories  mettaient  à  sa  politique  et  à  presser  la  déclaration 
de  guerre.  Leduc  de  Bourgogne >  alors  âgé  de  vingt  ans,  avait 
obtenu  de  son  aïeul  l'autorisation  de  commander  l'armée  des 
Pays-Bas^  comme  son  frère  le  roi  d'Espagne  commandait  l'armée 
d'Italie,  et  Philippe  V  avait  nommé  le  duc  de  Bourgogne  son 
vicaire-général  aux  Pays-Bas  ;  le  chef  réel  de  l'armée  était  le  ma- 

1.  Ilambeili,  t.  II,  p.  249-255,— Mém,  de  San- Felipe,  t.  !•%  p.  203-208.  —Hume, 
t.  VII,  1.  VII.  —  E.  Sue,  Hiiioirê  de  la  Marine,  t.  IV,  p.  421.  —  Les  Anglais  prirent 
en  outre^  cette  année^  la  moitié  française  de  l'ile  Saint-Christophe. 


[1702]  BOURGOGNE   ET   BOUFFLERS.  393 

récbal  de  Boufflers,  brave  et  digne  soldat,  qui  tâchait  de  suppléer 
par  son  courage  et  son  dévouement  à  Tépuisement  de  ses  forces 
physiques,  mais  qui  n'avait  pas  l'étendue  ni  la  profondeur  de  vues 
nécessaires  pour  lutter  contre  Marlborough. 

Boufflers  débuta  par  le  passade  de  la  Meuse  :  il  se  porta  à 
Xanten ,  sur  le  Bas-Rhin ,  et  coupa  les  communications  entre  le 
co^s  d'armée  qui  assiégeait  Kayserswerth  et  deux  autres  corps 
ennemis  postés  entre  le  Bas-Rhin  et  la  Basse-Meuse  (fin  avril)  ; 
mais  il  n'empêcha  pas  ces  deux  corps,  qui  comptaient  trente  et 
quelques  mille  hommes,  de  se  joindre  à  Clèves.  Le  duc  de  Bour- 
gogne rejoignit  BoufQers  le  3  mai  ;  mais  il  ne  lui  amena  point 
l'artillerie,  les  équipages  de  pont  ni  les  subsistances  nécessaires 
pour  agir  contre  des  places  aussi  bien  fortifiées  que  celles  de  la 
Hollande.  Chamillart  n'avait  rien  su  préparer  à  temps;  on  ne  put 
que  faire  marcher  un  fort  détachement  pour  tâcher  de  secourir 
Kayserswfrth.  Pendant  ce  temps,  le  général  hollandais  Coehorn 
opéra  une  diversion  contre  la  West-Plandre.  Boufflers  détourna 
les  Hollandais  de  la  Flandre  en  feignant  de  vouloir  assiéger 
Grave  ;  puis  il  marcha  contre  le  camp  de  Clèves,  que  commandait 
le  comte  d'Athlone,  Ginckel,  le  fameux  lieutenant  de  Guillaume  UI 
dan$  la  guerre  d'Irlande.  Le  comte  d'Athlone,  un  peu  inférieur  en 
nombre ,  évacua  sa  position  et  se  replia  sur  Nimègue,  poursuivi 
l'épée  dans  les  reins  par  la  cavalerie  française ,  qui  le  chargea 
jusque  Sur  le  glacis  de  Nimègue.  Les  ennemis,  quoique  appuyés 
par  le  canon  des  remparts,  ne  purent  soutenir  ce  choc  ni  le  feu 
de  l'artillerie  française  ;  ils  passèrent  en  désordre  au  travers  et 
autour  de  la  ville  pour  gagner  le  pont  du  Wahal,  et  mirent  ce 
bras  du  Rhin  entre  eux  et  les  Français  (11  juin.)  Le  duc  de  Bour- 
gogne fit  preuve  de  valeur,  de  sang-froid  et  d'intelligence  militaire 
dans  cette  affaire  plus  brillante  que  fructueuse ,  qui  causa  indi- 
rectement la  perte  de  Kayserswerth.  Boufflers,  en  effet,  avait  rap- 
pelé à  lui,  pour  soutenir  son  mouvement,  le  corps  qu'il  avait 
chargé  de  secourir  Kayserswerth  et  qui  s'était  établi  sur  la  rive 
gauche  du  Rhin,  dans  une  position  qui  gênait  extrêmement  les 
opérations  des  assiégeants  sur  la  rive  droite;  à  peine  ce  corps 
se  fut-il  éloigné,  que  les  assiégeants  occupèrent  son  poste,  prirent 
la  place  à  revers  et  l'écrasèrent.  Elle  se  rendit  le  15  juin ,  aprè.i 


394  LOUIS  XIV.  [170Î) 

une  résistance  qui  avait  coûté  aux  ennemis  deux  mois  et  neuf  à 
dix  mille  hommes. 

Les  deux  armées  se  concentrèrent  après  ces  premières  opéra- 
tions. Marlborough  était  arrivé.  Les  alliés ,  puissamment  renfor- 
cés ,  devenaient  supérieurs  à  leur  tour  et  le  roi  venait  de  tirer 
des  troupes  des  Pays-Bas  pour  l'Alsace  menacée.  On  se  replia  sur  la 
Gueldre  espagnole.  Marlborough  franchit  la  Meuse  (26  juillet)  et 
menaça  le  Brabant.  Les  Français  couvrirent  le  Brabant  en  se  por- 
tant sur  le  Demer ,  et  le  duc  de  Bourgogne ,  ou  plutôt  son  guide, 
Boufflcrs,  manœuvra  assez  prudemment  i)Our  ne  donner  l'occasion 
à  Marlborough  ni  d'entamer  l'armée  française  ni  de  pénétrer  en 
Brabant.  Marlborough  se  dédommagea  en  entreprenant  des  sièges 
sur  ses  derrières.  Boufflers  n'avait  pu  couvrir  le  Brabant  sans  dé- 
couvrir la  Basse-Meuse  :  Marlborough ,  le  29  août ,  fit  investir 
Venloo.  Le  duc  de  Bourgogne  eût  voulu  secourir  cette  place  :  le 
conseil  de  guerre  jugea  l'entreprise  impossible.  Le  jeilhe  prince 
quitta  l'armée  dès  le  6  septembre,  pour  n'avoir  pas  le  chagrin 
de  voir  l'ennemi  prendre  les  villes  de  son  frère  sans  pouvoir  s'y 
opposer.  Boufflers  abandonna  la  Basse-Meuse  et  se  retira  sur 
Tongres  :  il  n'avait  plus  trente  mille  hommes  disponibles ,  non 
compris  les  malades  et  les  détachements ,  tant  les  corps  étaient 
incomplets.  Il  lança  un  corps  détaché  vers  le  haut  éleclorat  de 
Cologne,  pour  tâcher  de  faire  diversion  outre -Rhin,  mais  l'en- 
nemi ne  lâcha  point  les  places  de  la  Meuse.  Yenloo  capitula  le 
23  septembre;  Stephanswerlh  le  2  octobre;  Ruremonde  le  6. 
Maître  de  la  Basse-Meuse ,  Marlborough  remonta  ce  fleuve  vers 
Liège.  Boufflers,  inférieur  de  moitié  à  l'ennemi,  se  vit  réduit 
à  la  dure  nécessité  d'opter  entre  la  conservation  de  Liège 
et  celle  du  Brabant.  Les  places  belges  étaient  en  si  mauvais 
état  qu'on  ne  pouvait  les  abandonner ,.  même  pour  peu  de  jours , 
à  leurs  propres  forces.  Boufflers  se  retira  de  Tongres  sur  Hui  et 
sur  les  nouvelles  lignes  qui  aboutissaient  à  la  Mehaigne.  Il  avait 
laissé  quelques  milliers  d'hommes  dans  les  forteresses  de  Liège. 
La  ville  de  Liège  ouvrit  ses  portes  à  l'ennemi  sans  coup  ftrir 
(13  octobre).  La  citadelle,  très -mal  défendue,  fut  emportée 
d'assaut  le  23  octobre  :  la  forteresse  de  la  Chartreuse  capitula 
le  29. 


[I70i]  GHAMILLART.  395 

Le  lieutenant-g[énéral  Tallard,  qui  avait  été  détaché  sur  le  Rhin , 
s*6tait,  pendant  ce  temps,  rabattu  sur  la  Moselle  et  avait  occupé 
Trêves,  puis  Trarbach  et  Veldenz;  mais  Toccupation  d'une  partie 
de  la  Basse-Moselle ,  quoique  gênante  pour  TAUemagne,  ne  com- 
pensait pas  la  perte  de  la  Basse  et  de  la  Moyenne-Meuse.  Les 
Pây&-Bas  Espagnols  avaient  perdu  presque  tous  leurs  avant- 
postes  \ 

Le  troisième  théâtre  de  la  guerre  continentale  avait  été ,  cette 
année ,  TAlsace ,  c'est-à-dire  le  territoire  français.  C'est  dire  que 
la  guerre  s'était  d'abord  engagée  sur  le  Haut-Rhin  encore  plus 
mal  que  dans  les  Pays-Bas.  Si  l'armée  des  Pays-Bas ,  où  com- 
mandait l'héritier  du  trône ,  était  si  mal  pourvue  et  si  mal 
recrutée ,  on  peut  juger  de  ce  que  fut  l'armée  d'Alsace,  sous  un 
général  à  demi  disgracié.  Le  roi  s'était  décidé,  comme  par  grâce, 
à  employer  de  ce  côté  Catinat;  mais  on  ne  mit  nullement  Catinat 
en  mesure  de  s'opposer  aux  desseins  des  ennemis.  Le  roi  ne  con- 
naissait plus  la  situation  réelle  de  ses  troupes  ni  de  ses  places,  et 
il  était  impossible  de  la  connaître  avec  un  ministre  tel  que  Cha- 
millart ,  qui  perdait  la  tôtc  dans  le  maniement  de  ces  masses ,  se 
trompait  ou  était  trompé  sur  tout  et  ne  savait  écouter  personne. 
Très-modeste  devant  le  roi ,  à  qui  il  confessait  humblement  son 
insuffisance  et  qui  se  plaisait  à  le  relever  à  mesure  qu'il  s'abaissait, 
il  était  fort  entêté  avec  tout  autre  :  il  faisait  ou  faisait  faire  ses 
plans  sur  le  papier  ;  puis  il  s'étonnait  que  les  généraux  n'eussent 
pas  exécuté  ses  ordres,  quand  il  n'avait  su  leur  expédier  à  point  ni 
argent,  ni  soldats,  ni  munitions.  L'argent  se  fondait  entre  ses 
mains  sans  qu'on  sût  comment  :  les  secrets  de  l'État  et  de  la 
guerre  transpiraient  en  passant  par  ses  obscurs  familiers  ;  les 
régiments  et  les  croix  de  Saint-Louis  étaient  à  l'encan  ;  il  en 
faisait  une  ressource  bursaU  ! 

L'ennemi,  cependant,  proûtait  de  nos  leçons,  que  nous  ne 
savions  plus  pratiquer!  la  célérité,  le  secret,  la  discipline,  les 
corps  tenus  au  complet ,  l'avancement  régulier  dans  les  grades 

].  Une  petite  affaire  maritime,  qui  mérite  d'être  citée  pour  son  orit^iiialitc,  avait  eu. 
licUf  pendant  cette  campag^ne,  en  vue  des  dunes  de  Flandre.  Trois  (galères  t'ran^'aises 
avaient  pris  un  vaisseau  hollaiidiiis  de  60  canons,  en  présence  de  douze  autres  vais- 
seaux enchaînés  par  un  calme  plat. 


396  LOUIS  XIV.  [nos] 

inrérieurs ,  Témulation  entre  les  officiers-généraux ,  étaient  main- 
tenant de  son  côté.  Le  prince  Louis  de  Bade  fut  devant  Landau  et 
sur  la  Lauter  dès  le  mois  d'avril ,  avant  que  Catinat  fût  arrivé  de 
Paris  en  Alsace  et  eût  quelques  mille  hommes  sous  la  main. 
L'ennemi  s'établit  solidement  sur  la  Lauter  et  s*assura  la  liberté 
d'assiéger  Landau  sans  qu'on  pût  le  troubler.  A  la  mi*juin, 
quand  le  blocus  de  Landau  fut  converti  en  siège ,  le  prince  de 
Bade  avait  quarante  mille  hommes ,  sans  parler  d'un  corps  assem- 
blé en  face  de  Huningue.  Catinat  n'en  avait  encore  que  vingt  et 
un  mille  à  mettre  en  campagne ,  à  cause  de  la  nécessité  de  tenir 
les  places  garnies.  On  commençait  à  sentir  les  inconvénients  de 
la  trop  grande  multiplicité  des  places  fortes ,  inconvénients  que 
Vauban  était  loin  de  méconnaîti;<e.  Catinat,  découragé,  se  retira 
dans  le  centre  de  la  Basse-Alsace  et  ne  crut  pouvoir  entre- 
prendre aucune  diversion  de  tout  l'été.  Laudau  se  défendait  opi* 
niàtrément.  A  l'entrée  de  l'automne ,  une  bonne  nouvelle  vînt 
ranimer  l'armée  d'Alsace  :  l'électeur  de  Bavière  ne  s'était  pas 
déclaré  aussi  promptement  que  son  frère  de  Cologne  et  avait 
continué  jusqu'ici  d'affecter  la  neutralité  et  de  négocier  avec  l'em- 
pereur, tout  en  levant  une  armée  de  vingt--cinq  mille  hommes  : 
le  17  juin ,  un  traité  secret  avec  Louis  XTV  et  Philippe  V  venait  de 
lui  promettre  le  gouvernement  héréditaire  de  la  Belgique  ;  au 
commencement  de  septembre,  il  entra  en  Souabe,  s'empara 
d'Ulm  par  surprise  et  somma  les  cercles  de  Souabe  et  de  Fran- 
conie  de  rentrer  dans  la  neutralité.  La  joie  de  cet  heureux  événe- 
ment  fut  bien  troublée  par  la  chute  de  Landau ,  le  boulevard  de 
l'Alsace ,  qui  capitula,  le  9  septembre ,  devant  le  roi  des  Romains 
et  le  prince  de  Bade.  Les  tours  bationnieSj  dont  Yauban  avait 
revêtu  cette  place ,  avaient  beaucoup  prolongé  sa  défense.  . 

La  prise  d'armes  de  l'électeur  ne  fit  que  resserrer  les  liens  des 
cercles  avec  l'Autriche  *  et  qu'aider  l'empereur  à  obtenir  de  la 
diète  de  Ratisbonne  une  déclaration  de  guerre  contre  le  roi  de 
France  et  le  duc  (T Anjou  (28  septembre).  Cette  déclaration  de 
l'Empire,  quoique  très-mal  motivée,  était  inévitable,  tous  les 
états  germaniques,  sauf  les  deux  électeurs  bavarois,  ayant  pris 

1.  Le  cercle  de  Westphalie  donna  son  adhésion  à  la  Grande  Alliance  le  2^  sep- 
tembre. 


f1702j  BATAILLE   DE   FRIEDLINGEN.  397 

parti  successivement  en  faveur  de  TAutriche.  La  diversion  de  la 
Bavière  n'en  restait  pas  moins  un  fait  très-considérable.  L'Alle- 
magne du  sud  était  coupée  en  deux;  l'Allemagne  du  centre  était 
ouverte  et  la  guerre  pouvait  être  portée  par  les  Franco-Bavarois 
au  cœur  des  états  autrichiens.  U  s'agissait  maintenant  de  joindre 
l'électeur  de  Bavière  sur  la  rive  droite  du  Rhin.  L'armée  d'Alsace 
avait  été  renforcée  par  un  corps  aux  ordres  de  Yillars ,  général 
plein  d'ardeur  et  d'ambition,  qui  ne  songeait  qu'à  gagner  le 
bâton  de  maréchal  par  une  action  d'éclat  et  qui  n'avait  cessé  de 
priiser  Câlinât  d'agir.  Yillars  fut  chargé  par  le  roi  de  mener  à 
l'électeur  la  meilleure  partie  de  l'armée,  tandis  que  Catinat 
demeurait  à  la  garde  de  Strasbourg.  L'ennemi ,  aussitôt  après  la 
prise  de  Landau ,  avait  jeté  à  la  droite  du  Rhin  20,000  hommes , 
qui  allèrent  joindre  un  corps  de  7,000  soldats  déjà  retranché  à 
Fricdlingen ,  en  face  de  Huningue ,  point  par  lequel  les  Français 
pouvaient  déboucher  dans  le  midi  de  la  Souabe.  Le  prince  de 
Bade  y  accourut  en  personne  ;  mais  déjà  l'actif  Yillars  avait  réta- 
bli le  pont  de  Huningue,  détruit  après  le  traité  de  Ryswick. 
Quoique  décidé,  s'il  le  fallait,  à  déboucher  sous  le  canon  de 
l'ennemi ,  Yillars  chercha  un  passage  moins  périlleux  et  fit  em- 
barquer un  détachement ,  qui  surprit,  de  nuit,  la  petite  ville  de 
Neubourg,  entre  Brisach  et  Huningue;  on  se  hâta  d'y  jeter  un 
second  pont  de  bateaux.  Le  prince  de  Bade ,  craignant  d'ôtre  pris 
à  revers,  évacua  son  camp  de  Friedlingen  ;  Yillars,  qui  avait  déjà 
portéje  gros  de  ses  troupes  à  la  tète  de  son  pont  de  Huningue, 
s'élança  sur-le-champ  au  delà  du  Rhin ,  quoiqu'une  partie  de  son 
armée  fût  à  Neubourg.  L'infanterie  ennemie  s'arrêta  sur  des 
hauteurs  boisées;  Yillars  se  mit  à  la  tête  de  l'infanterie  française, 
chargea  l'ennemi  à  la  baïonnette  et  le  rejeta  des  hauteurs  dans 
la  plaine  ;  mais ,  là ,  l'ennemi  ayant  fait  ferme  et  repoussé  une 
tête  de  colonne  qui  le  suivait  avec  trop  d'ardeur  et  trop  peu 
d'ordre,  une  panique  saisit  toute  cette  infanterie  qui  venait  de 
combattre  si  valeureusement  ;  elle  se  mit  à  fuir  de  toutes  parts , 
et  Yillars  ne  put  venir  à  bout  de  la  rallier.  Il  croyait  la  bataille 
perdue ,  lorsque ,  en  jetant  ses  regards  dans  1^  plaine ,  il  vit  la 
cavalerie  ennemie  en  déroute  complète  :  le  général  Magnac ,  qui 
commandait  la  cavalerie  française,  avait  chargé  à  l'arme  blanche, 


398  LOUIS  XIV.  117M] 

sans  riposter  au  feu  de  Tennemi ,  et  enfoncé  cinquante-six  esca- 
drons avec  trente-quatre.  L'infanterie  française  revint  de  son 
inexplicable  terreur  et  rinfanlerie  ennemie  se  relira  en  bon  ordre 
vers  les  montagnes  (  1 4  octobre  ). 

Villars  eut  son  bâton  de  maréchal  ;  mais  sa  jonction  avec  Télec- 
teur  de  Bavière  ne  fut  point  effectuée  du  reste  de  la  campagne. 
L'électeur,  qui,  après  la  surprise  d'UIm,  avait  occupé  le  cours  de 
riUer,  ne  tint  pas  sa  promesse  de  s'approcher  du  Rhin,  et  Villars 
jugea  impossible  de  franchir  les  Montagnes  Noires  pour  Taller 
joindre.  Tous  les  passages  de  ces  montagnes  étaient  fortifiée  du 
côté  qui  fait  face  à  la  France,  et  le  prince  de  Bade,  qui  avait 
rappelé  à  la  hâte  la  plupart  des  troupes  qui  avaient  pris  Landau, 
se  retrouvait  sur  le  flanc  de  Villars  avec  une  armée  redevenue 
supérieure  en  nombre.  Villars  pensa  qu'il  ne  fallait  plus  songer, 
au  moins  durant  le  fort  de  l'hiver,  qu'à  couvrir  l'Alsace  et  la 
Lorraine.  Gatinat  avait  été  rappelé;  Villars  repassa  le  Ihin,  alla 
s'établir  sur  la  Moder^  en  face  des  lignes  ennemies  de  la  Lauter, 
et  retrancha  les  points  les  plus  importants  de  la  Basse-Alsace. 
Pendant  ce  temps,  le  corps  français  de  la  Moselle  occupait  la 
ligne  de  la  Sarre  et  prenait  possession  de  Nanci  sans  résistance 
(3 décembre).  Le  duc  de  Lorraine,  éclairé  par  l'exemple  de  ses 
devanciers,  eût  voulu,  malgré  ses  sympathies  pour  l'Autriche, 
garder  la  neutralité  *.  Louis  XIV  ne  la  lui  eût  pas  refusée,  mais 
on  ne  doutait  pas  que  le  prince  de  Bade  n'essayât  d'occuper 
Nanci  au  printemps  prochain  et  l'on  jugea  nécessaire  de  le  pré- 
venir. A  cela  près,  le  duc  de  Lorraine  et  ses  sujets  furent  traités 
avec  ménagement,  et  la  Lorraine,  au  milieu  du  continent  désolé 
par  une  guerre  gigantesque,  ne. cessa  pas  d'apparaître  comme  une 
oasis  de  paix  et  de  prospérité;  le  pays  qui  avait  été  longtemps  le 
plus  misérable  de  l'Europe  en  devint  le  plus  fortuné. 

La  perte  de  Landau  et  la  diversion  bavaroise  en  Souabe  se  fai- 
saient à  peu  près  équilibre;  à  l'année  1703  semblaient  réservées 
les  grandes  opérations  '. 

1.  Il  avait  épousé  une  princesse  d'Orléans,  nièce  de  Louis  XIV. 

2.  Sur  la  campa^e  de  1702,  V.  Mim.  milU.,  etc.,  publiés  par  le  (péiiéral  Pelet, 
t.  II.  —  Mém.  de  Villars,  p.  97.  —  Mém.  de  Saint-Hilaire,  t.  II,  p.  262-308.  — 
A  l'année  1702  appartient  une  anecdote  rapportée  par  Fontenelle  et  hononbte  pour 


[1698-1702]  VOYANTS  DES  CÉVENNES.  399 

Si  une  diversion  s'était  opérée  en  Allemagne  en  faveur  de  la 
France,  Fennemi,  de  son  côté,  commençait  à  espérer  une  diver- 
sion en  France  au  profit  de  la  coalition  :  la  guerre  civile  avait 
éclaté  dans  un  coin  de  la  France  ! 

Le  faible  adoucissement  apporté  au  sort  des  protestants,  depuis 
la  paix  de  RysTvick,  n'avait  pas  suffi  pour  calmer  les  passions  ni 
pour  mettre  un  terme  aux  actes  d'oppression  qui  ravivaient  sans 
cesse  de  trop  justes  ressentiments.  On  voyait  encore  de  temps  à 
autre  des  prédicants  envoyés  au  gibet  et  leurs  auditeurs  au^x  ga- 
lères, où  Ton  exerçait  sur  eux  les  plus  barbares  traitements  *  ;  le 
supplice  du  fameux  ministre  Brousson  avait  ému  tout  le  Midi  en 
1698.  Vers  la  fin  de  1700,  Vesprit  prophétique,  qui  avait  soulevé  le 
Vivarais  en  1689,  reparut  dans  les  Cévennes.  Le  sombre  enthou- 
siasme qui  couvait  dans  ces  montagnes  fit  explosion  par  d'étranges 
phénomènes.  On  racontait  que  les  assemblées  nocturnes  des  fidèles 
étaient  guidées  au  désert  par  des  météores  ;  que  des  enfants  au 
berceau  prophétisaient  *.  On  voyait  se  reproduire,  à  l'entrée  du 
dix-huitième  siècle,  les  faits  extraordinaires  qui  ont  environné  le 
berceau  des  religions.  L'extase  se  propagea  comme  une  épidémie; 
on  vit  des  enfants  catholiques  prophétiser  contre  la  Babylone  ro^ 
maine,  à  l'exemple  des  enfants  protestants.  L'intendant  de  Lan- 
guedoc, Basville,  réunit  dans  les  prisons  d'Uzès  jusqu'à  trois  cents 
jeunes  voyants  et  les  fit  visiter  par  la  Faculté  de  Montpellier,  qui 
les  déclara  fanatiques,  c'est-à-dire,  atteints  d'une  sorte  de  folie 
religieuse  '.  Basville  envoya  les  plus  âgés  aux  galères  ou  dans  des 


rhumanité  de  Louis  XIV;  Éloges,  1. 1*%  p.  341  :  le  chimiste  italien  Poli  aurait  offert 
à  Louis  un  secret  qui  eût  rendu  la  guerre  plus  meurtrière  :  Louis  refusa. 

1.  y.  VHitt.  de  la  Guerre  de$  Camisarda,  par  Court  de  Gébelin,  t.  1*',  p.  19;  1819. 
—  Documentt  admtRistratifs  sous  Louis  XIV,  t.  IV;  Affairet  des  protestants. 

2.  Un  des  narrateurs  du  Théâtre  sacré  des  Chennes  assure  avoir  entendu  des  enfants 
de  quinze  et  de  treize  mois,  qui  ne  savaient  point  encore  parler,  prophétiser  &  haute 
et  intelligible  voix,  en^Bfigue  française^  et  non  en  patois  languedocien.  —  Ce  qui  est 
s^  c'est  que  tous  les  extatiques  prophétisaient  en  français,  sans  doute  parce  qu'ils 
•^étalent  habitués  à  penser  dans  la  langue  de  leurs  bibles. 

3.  Bmeys  {Hist,  du  Fanatisme ,  t.  I*')  fait  remonter  l'origine  de  ce  débordement 
d'esprit  prophétique  à  un  huguenot  appelé  Duserre,  qui  aurait  préparé  des  enfants 
aux  extases  et  aux  visions  en  les  faisant  jeûner  et  en  les  exaltant  par  la  lecture  des 
prophètes  et  de  l'Apocalypse.  Les  détails  sont  curieux  ;  mais  il  est  très-possible  que 
Duserre  n'ait  point  été  un  imposteur,  comme  le  veut  Brueys,  et  ^ qu'il  ait  très -sincè- 
rement formé  cette  école  de  voyant*. 


400  LOUIS   XIV.  [17021 

régiments.  Les  supplices  recommencèrent.  Plusieurs  assemblées 
furent  surprises  et  massacrées  au  désert  par  les  soldats.  Les  émi- 
grations se  renouvelèrent  sur  une  grande  échelle.  Après^  dix-huit 
mois  écoulés  de  la  sorte,  un  vent  de  colère  se  leva  :  l'esprit,  comme 
en  1689,  commenCîa  de  souffler  la  résistance,  la  guerre  aux  prê- 
tres et  au  roi.  Malgré  l'abandon  où  les  étrangers  avaient  laissé  le 
protestantisme  français  à  Ryswick,  les  persécutés  levèrent  de  nou- 
veau les  yeux  vers  les  puissances  protestantes.  Le  rétablissement 
de  la  capitation ,  qu'on  faisait  peser  avec  une  rigueur  inique  sur 
les  nouveaux  convertis  récalcitrants,  redoublait  leur  irritation.  Le 
départ  des  garnisons  du  Languedoc  pour  l'Italie  les  encouragea; 
le  signal  partit  des  retraites  les-plus  sauvages  des  Cévennes.  Un 
abbé  du  Cheyla,  archiprétre  des  Hautes-Cévennes  et  inspecteur  des 
missions,  était,  depuis  quinze  ans,  le  tyran  de  ces  montagnes;  il 
y  perpétuait  les  dragonnades  ;  il  faisait  de  sa  maison  un  cachot  et 
un  lieu  de  tortures  ;  il  y  renouvelait  les  atroces  inventions  des 
anciens  despotes  féodaux,  sans  avoir  même  pour  excuse  l'austérité 
du  fanatisme,  car  il  mêlait,  dit-on,  la  luxure  à  la  férocité.  Vers  la 
mi-juillet  1702,  quelques  Cévenols  qui  partaient  pour  TémigratioD 
furent  arrêtés  et  conduits  à  l'archiprôtre,  au  Pont-de-Montvert. 
Aux  fugitifs  étaient  réservés  les  galères  ;  à  leur  guide  le  gibet.  A 
cette  nouvelle,  un  voyant  appelé  Séguier  rassembla  une  bande  de 
montagnards  sur  le  mont  Bougés,  les  entraîna  au  Pont-de-Monl- 
vert,  délivra  les  prisonniers  et  mit  à  mort  l'archiprôtre. 

Séguier  fut  pris  et  roué  peu  de  jours  après  ;  mais  il  fut  aussitôt 
vengé  par  le  massacre  de  plusieurs  des  principaux  persécuteurs, 
prêtres  et  laïques  ;  on  pendit  les  collecteurs  de  la  capitation,  et 
une  guerre  de  partisans,  ardente,  infatigable,  s'alluma  dans  ce 
massif  central  des  Cévennes,  où  s'élève  la  triple  cime  de  la  Lozère, 
de  l'Aigoal  et  de  l'Esperou,  et  d'où  descendent  le  Tarn  et  les  deux 
Gardons*.  L'insurrection  resta  fidèle  à  son  origine.  L'esprit pro- 
phétique  la  dirigea  comme  il  l'avait  préparée.  Tous  les  chefs  furent 
des  voyants  ;  la  hiérarchie  du  commandement  militaire  fut  établie 
d'après  les  degrés  de  V inspiration.  Un  des  premiers  entre  ces 

1.  Les  Hautes-Cévennes  sont  le  centre  de  tonte  cette  région  montaeoae  qui  }^ 
tant  de  fleuves  et  de  rivières  dans  tontes  les  directions,  la  Loire,  rAUier,  le  Lot,  le 
Tarn,  THérault,  le  Vidourle,  le  Gard,  la  Céze,  l'Ardéche. 


[170^1703]  LES  GAMISARDS.  401 

étranges  capitaines  fut  un  enfant  de  dix-sept  ans,  Cavalier,  qui  a 
gardé  un  nom  fameux  dans  l'histoire.  Ils  élurent  pour  leur  chef 
supr^e  un  jeune  homme  de  vingt-sept  ans,  Roland,  caractère 
élevé,  sévère,  méditatif,  fait  pour  le  commandement,  et  mêlant  à 
un  héroïsme  farouche  quelque  chose  de  romanesque  qui  frappait 
vivement  les  imaginations.  Roland  se  trouva  bientôt  à  la  tête  de 
trois  mille  hommes,  qui  s'intitulèrent  les  Enfants  de  Dieu;  les 
catholiques  leur  donnèrent  le  nom  de  Camisards,  à  cause  des  che^ 
mises  blanches  qu'ils  revêtaient  pour  se  reconnaître  la  nuit  *.  Les 
grottes  des  montagnes  leur  servirent  de  citadelles  et  d'arsenaux  ; 
ils  renversèrent  toutes  les  églises  et  les  presbytères  dans  les  Ilautes- 
Cévennes,  exterminèrent  ou  chassèrent  les  prêtres,  surprirent  des 
châteaux  et  des  villes,  taillèrent  en  pièces  des  détachements,  levè- 
rent l'impôt  et  la  dîme,  fusillant  les  fermiers  du  clergé  qui  ne 
leur  apportaient  pas  la  dîme  au  lieu  de  la  porter  aux  gens  d'église. 
Les  États  de  Languedoc,  réunis  en  novembre  à  Montpellier,  votèrent 
la  levée  ie  milices  pour  combattre  les  rebelles.  Basville  demanda 
des  troupes  au  ministre.  Il  dut  bien  lui  en  coûter  d'avouer  à  quel 
résultat  aboutissaient  tant  de  cruelles  rigueurs  et  de  savantes 
combinaisons!  Chamillart  et  sa  protectrice,  madame  do  Main- 
tenon,  s'entendirent  pour  cacher  au  roi,  durant  quelques  mois, 
ce  qui  se  passait  en  Languedoc!  Le  monarque  infaillible,  omni- 
présent, omni-scient,  en  était  venu  à  ne  pas  savoir  que  la  guerre 
civile  dévorait  une  portion  de  son  royaume  ! 

n  fallut  bien  se  décider  à  rompre  ce  silence,  quand  la  guerre, 
descendue  des  montagnes  dans  la  plaine  de  Nîmes,  s'étendit  depuis 
Mende  jusqu'à  la  mef ,  et  quand  le  lieutenant-général  de  Lan- 
guedoc ,  le  comte  de  Broglie,  eut  été  battu  par  les  Camisards  aux 
bords  de  la  Vistre  (  12  janvier  1703).  Le  roi  envoya  un  maréchal  de 
France,  Montrevel,  avec  dix  mille  soldats  tirés  des  armées  d'Alle- 
magne et  d'Italie,  vingt  canons  et  six  cents  miqueletsroussillonnais, 
milice  dressée  à  la  guerre  de  montagnes  (février  1703).  Déjà,  des 
troupes,  arrivées  avant  Montrevel,  avaient  fait  échouer  une  expé- 
dition tentée  par  Cavalier  pour  insurger  le  Vivarais.  Roland,  à  la 
tête  de  quinze  cents  Camisards,  fut  défait  à  Pompignan  par  cinq 
ou  six  mille  soldats  aux  ordres  de  Montrevel,  qui  voulut  profiter 

1.  C^est  la  môme  origine  que  le  nom  des  Whitt-toys  on  gari'blanca  d'Jrlaitde. 
XIV.  26 


â02  LOUIS  XIV.  [1703) 

de  son  succès  pour  en  finir  avec  la  révolte  par  une  amnistie,  n 
convoqua  la  noblesse  cévenole,  généralement  étrangère  à  l'insur- 
rection,  lui  déclara  qu'il  ne  s'agissait  plus  de  religion,  mais  d'être 
fidèles  au  roi,  et  l'engagea  à  s'interposer  pour  désarmer  les  rebelles. 
Les  Camisards  fusillèrent  ceux  de  leurs  compagnons  qui  acceptaient 
l'amnistie  et  continuèrent  les  hostilités.  Montrevel,  exaspéré,  fit 
incendier  un  moulin  près  de  Ntmes,  où  des  protestants,  hommes, 
femmes  et  enfants,  tenaient  une  assemblée  religieuse  le  jour  des 
Rameaux,  et  rejeter  dans  les  flammes  les  malheureux  qui  voulaient 
s'échapper;  puis  il  déporta  des  populations  entières,  pour  les 
punir  des  secours  qu'elles  fournissaient  aux  Camisards  :  il  y  eut 
quinze  cents  personnes  enlevées,  seulement  dans  la  Vannage,  au* 
près  de  Ntmes,  et,  à  proportion,  dans  le  reste  du  bas  pays  et  dans 
les  montagnes.  Tous  ces  malheureux  furent  traînés  en  Roussillon 
ou  entassés  sur  les  bancs  des  galères,  à  l'exception  de  ceux  qu'on 
envoya  au  supplice!  Les  paroisses  moins  compromises  furent 
frappées  de  fortes  amendes.  La  violence  des  chefs  militaires  était 
telle,  que  BasvlUe,  qui  n'eût  pas  voulu  voir  dépeupler  sa  province, 
semblait  humain  auprès  d'eux  ! 

Les  cruautés  de  Montrevel  ne  réussirent  pas  mieux  que  sa  clé- 
mence. En  désespérant  les  populations  non  militantes,  il  ne  ût 
que  grossir  les  rangs  de  l'insurrection.  Roland  se  montrait  plus 
redoutable  que  jamais.  Cavalier,  cerné  la  nuit  par  des  masses  de 
troupes  à  la  Tour-de-Bellot,  entre  Anduze  et  Alais,  se  fraya  un 
passage  à  travers  des  monceaux  de  cadavres.  Un  nouvel  élément 
était  intervenu  dans  la  lutte  et  en  redoublait  l'atrocité.  Les  pay- 
sans catholiques  de  la  vallée  de  Cèze  (dioc^  d'Uzès)  avaient  pris 
les  armes  contre  les  rebelles,  sous  le  nom  de  Camisards  blancs  ou 
Cadets  de  la  Croix.  Un  ermite  commandait  ces  bandes,  que  le  roi 
autorisa  et  que  le  pape  gratifia  d'une  indulgence  plénière  dans  le 
style  des  anciennes  bulles  de  la  croisade.  La  Sainte-Milice,  comme 
l'appelait  la  bulle  papale,  commit  tant  de  brigandages  contre  amis 
et  ennemis,  que  Montrevel  fut  obligé  d'employer  les  troupes  régu- 
lières à  réprimer  ses  excès.  Les  hostilités  continuaient  toujours  : 
les  Camisards,  divisés  en  petites  troupes,  disparaissaient  quand 
on  croyait  les  saisir,  et  tombaient  comme  la  foudre  là  où  on  ne 
les  attendait  pas.  De  nouveaux  miracles  confirmaient  la  foi  des 


[i703]  CAVALIER  ET   ROLAND.  A03 

insurgés  :  on  racontait  qu'un  des  prophètes,  Claris,  voyant  le  doute 
gagner  ses  frères,  avait  voulu  passer  par  le  tèmoiguage  du  feu  et 
qu'il  était  sorti  intact  du  bûcher  \  La  guerre  des  Ce  venues  mena- 
çait de  s'éterniser  1 

Voici  donc  quel  aspect  général  offrait  la  guerre  de  la  Succession 
au  commencement  de  1703  :  du  côté  du  nord,  les  Pays-Bas  espa- 
gnols entamés  par  la  Gueldre,  Liège  perdu  et  l'électorat  de  Co- 
logne près  de  l'être  ;  à  l'est,  l'Alsace  entamée,  mais  l'armée  bava- 
roise enfoncée  comme  un  coin  entre  l'Autriche,  la  Souabe  et  la 
Franconie,  et,  dans  le  lointain,  la  Hongrie  faisant  entendre  ces 
sourds  frémissements  qui  précèdent  l'orage;  du  côté  du  midi, 
une  guerre  de  religion  déchirant  une  de  nos  provinces;  l'Espagne 
encore  intacte,  mais  notre  marine  mutilée  en  la  défendant  ;  au 
delà  des  Alpes,  l'ennemi  repoussé  du  Milanais  et  de  Mantoue,  mais 
se  maintenant  à  l'extrémité  de  la  Haute-Italie,  par  la  connivence 
des  Vénitiens. 

Louis  XIV  comprit  que  le  point  décisif  était  en  Allemagne  et 
résolut  d'y  pousser  une  énergique  offensive,  en  même  temps  qu'il 
tâcherait  d'en  finir  en  Italie  ;  quant  aux  Pays-Bas,  il  se  contenterait 
de  s'y  défendre.  Vendôme  conserva  le  commandement  en  Italie  ; 
il  avait  bien  commencé  l'œuvre  :  c'était  à  lui  de  l'achever.  Villars, 
le  vainqueur  de  Friedlingen,  était ^^^ns  le  même  cas  pour  l'Alle- 
magne :  le  roi  en  attendait  beaucoup  et  n'avait  pas  tort  •.  Villars, 
bruyant  et  plein  de  lui-même,  était  de  ces  caractères  fort  rares 

1 .  Raconté  par  deux  témoins  ocolaires,  dans  le  Théâtre  êocré  des  Cévennesj  recueil 
de  témoii^nages  sur  1^  faits  prophétiques  et  guerriers  de  l'insurrection.  —  Voir,  sur 
cette  guerre,  V Histoire  des  Pasteurs  du  désert,  par  Nap.  Peyrat;  Paris,  1842;  livre 
émouvant  et  profondément  original,  qu'on  a  peine  à  croire  écrit  par  un  de  nos 
contemporains,  tant  les  passions  et  les  croyances  d'une  autre  génération  y  revivent 
en  traits  de  feu.  L'auteur  a  fait  mieux  que  ce  Vieillard  du  tombeaux  dont  parle  Walter 
Scott  dans  ses  Puritains  :  il  n'a  pas  seulement  restauré  les  épitaphes  de  ses  héros  *,  il 
les  a  fait  sortir  vivants  de  leurs  sépulcres.  —  M.  E.  Alby  vient  de  publier  un  intéres- 
sant résumé  de  la  Guerre  des  Camisards;  Paris,  Meyrueis,  in-12.  —  V.  aussi  Quinze 
ans  du  règne  de  Louit  XI V,  par  Ernest  Moret. 

2.  Louis  XIV,  dans  un  voyage  que  Villars  fit  à  la  cour  en  janvier  1703,  lui  tint 
un  langage  qui  fait  honneur  à  ce  monarque  :  «  Je  suis  François  autant  que  nti... 
ce  qui  ternit  la  gloire  de  la  nation  m'est  plus  sensible  que  tout  autre  intérêt... 
Pendant  plus  de  trois  mois,  Chamillart  ne  m'apprenoit  que  des  choses  désagréables 
(d'Alsace).  L'heure  à  laquelle  il  arrivoit  étoit  marquée  par  des  mouvements  dans 
mon  sang.  Vous  m'avez  tiré  de  cet  état  :  comptes  sur  ma  reconnaissance,  n 
Mém.  de  VilUrs,  p.  102. 


40A  LOUIS  XIV.  (170S] 

qui  cachent  un  homme  de  grand  cœur  et  de  grande  intelligence 
sous  l'apparence  d'un  fanfaron,  et  qui,  se  yantant  toujours,  tien- 
nent tout  ce  qu'ils  promettent  ;  il  avait  les  dehors  d'un  Villeroi, 
mais  le  fonds  d'un  Luxembourg.  Il  était  destiné  à  être  un  jour  la 
dernière  et  l'heureuse  ressource  de  la  France  !  Il  eut  donc  l'armée 
qui  devait  joindre  l'électeur  de  Bavière,  non  plus  seulement  à  la 
droite  du  Rhin,  mais  sur  le  Danube,  et  un  autre  corps  d'armée 
fut  destiné  à  dégager  l'Alsace.  Le  choix  du  général  en  chef,  pour 
les  Pays-Bas,  ne  fut  pas  si  heureux.  Ce  fut  le  triste  héros  de  Cré- 
mone, Villeroi,  sorti  de  captivité  moyennant  rançon,  que  l'on 
mit  en  face  de  Marlborough  !  C'était  chez  le  roi  une  véritable  infa- 
tuation  :  plus  l'opinion  de  l'armée,  de  la  cour  et  du  pays  se  mon- 
trait contraire  à  Villeroi,  plus  le  roi  s'entêtait  de  ce  favori  suranné. 
Heureusement  encore  qu'il  lui  donna  pour  second  le  brave  mare» 
chai  de  Boufilers.  Pendant  que  Villeroi  partait  triomphalement 
pour  aller  commander  la  plus  nombreuse  de  nos  armées,  Catinat, 
écarté  comme  incapable  de  secvir,  se  retirait  avec  résignation  dans 
sa  maison  de  Saint-Gratien  (Enghien),  près  de  Montmorenci,  où 
il  passa  le  reste  de  ses  jours  dans  l'étude  des  lettres  et  de  la  phi- 
losophie *.  On  dit  que  l'esprit  d'étroite  dévotion  qui  régnait  autour 
de  madame  de  Maintenon  ne  fut  pas  étranger  à  la  disgrâce  de 
Catinat,  qui  était  religieux,  i||piis  non  pas  dévot,  et  dont  l'ortho- 
doxie semblait  suspecte. 

Les  ennemis  avaient  de  grands  projets  du  côté  des  Pays-Bas. 
Marlborough,  qui  était  retourné  en  Angleterre,  revint  dès  le  mois 
de  mars.  Il  avait  été  reçu  magnifiquement  à  Londres,  remercié 
par  les  communes  de  ses  premiers  succès,  gratifié  par  la  reine 
d'un  brevet  de  duc  et  d'une  pension  de  5,000  livres  sterling.  Son 
intime  allié,  le  ministre  Godolphin,  politique  et  financier  habile, 
obtint  du  parlement  une  augmentation  de  subsides  pour  accroître 
de  vingt  mille  hommes  l'armée  des  Pays-Bas.  La  Hollande,  qui 
avait  déjà  de  si  énormes  engagements,  consentit  encore  à  prendre 
la  moitié  de  celui-là.  Les  alliés  purent  ainsi  mettre  en  mouvement, 
du  printemps  de  1703,  cent  mille  combattants  entre  le  Bas-Rhin 
et  la  Meuse.  Dès  le  mois  de  février,  Rheinberg  avait  été  obligé  de 

1.  Mort  en  féTrier  1712. 


[1703]  VILLARS  ET  VILLEROI.  405 

se  rendre  par  famine.  Le  25  avril,  cinquante  mille  hommes  inves- 
tirent Bonn,  la  dernière  place  qui  restât  de  Télectorat  de  Cologne. 
Une  seconde  armée  égale  en  force  couvrit  de  loin  le  siège,  en  se 
postant  sous  Maéstricht.  Comme  Tannée  précédente,  les  Français 
avaient  été  prévenus  :  les  temps  étaient  bien  changés.  Les  Fran- 
çais ne  furent  prêts  à  temps  ni  pour  secourir  Bonn,  ni  pour  atta- 
quer la  citadelle  de  Liège  pendant  le  siège  de  Bonn.  Bonn  se  ren- 
dit dès  le  15  noai. 

On  s'attendait  à  voir  les  Ânglo-Bataves ,  maîtres  de  l'électoral 
de  Cologne,  se  porter  au  secours  de  l'empereur  en  Allemagne 
contre  les  Franco-Bavarois.  Ils  n'en  firent  rien.  La  Belgique  était 
leur  objet  capital.^Us  se  concentrèrent  sur  la  Meuse.  Marlborough 
eût  incliné  à  opérer  à  fond  sur  celte  rivière,  afin  d'enlever  Namur 
et  de  s'ouvrir  un  chemin  en  France  lau  prix  d'une  bataille;  mais 
le  gouvernement  hollandais  avait  d'autres  vues,  qu'il  avait  fait 
partager  au  conseil  d'Angleterre  >  c'était  au  Bas-Escaut  et  aux  côtes 
de  Flandre  qu'il  en  voulait  avant  tout.  Marlborough  dut  seconder 
ce  plan.  Villeroi  et  Boufllers  couvraient  le  Brabant  avec  cinquante 
mille  soldats.  Le  reste  des  forces  des  deux  couromies,  qui  ne 
comptaient  guère  moins  de  cent  vingt  mille  hommes,  était  réparti 
dans  les  grandes  villes  belges,  que  n'eussent  défendues  ni  leurs 
fortifications  délabrées  ni  leurs  populations  indifférentes.  On  ne 
pouvait  les  conserver  qu'en  les  encombrant  de  soldats  ou  qu'en 
manœuvrant  avec  une  science  stratégique  hors  de  la  portée  de 
Villeroi.  Marlborough  tint  donc  en  échec  Villeroi  et  Boufflers  sur 
la  rive  gauche  de  la  Meuse,  tandis  qu'une  grande  partie  des  troupes 
alliées  filaient  dans  la  direction  d'Anvers.  Un  fort  détachement 
poussa  plus  loin  encore,  traversa  l'Escaut  et  força  les  lignes  qui 
protégeaient  le  pays  de  Waés,  au  nord  de  Gand  ;  le  reste  se  mit 
en  devoir  d'attaquer  les  lignes  d'Anvers  :  cette  grande  cité  était  le 
but  essentiel  de  l'expédition.  Boufflers,  se  séparant  de  Villeroi, 
courut  à  marches  forcées  au  secours  du  général  espagnol  Bedmar, 
qui  défendait  Anvers  et  la  Flandre.  Boufflers  et  Bedmar  prévinrent 
le  général  hollandais  Obdam ,  l'assaillirent  à  Eckeren  près  d'An- 
vers, parmi  les  mille  canaux  des  polders  {watergangen)^  et  rejeté» 
rent  l'ennemi  jusque  sous  le  canon  de  Lillo,  après  une  longue  et 
meurtrière  fusillade  où  la  supériorité  du  tir  des  fantassins  hollan- 


406  LOUIS  XIV,  [1703] 

dais  semblait  pourtant  devoir  leur  assurer  Favantage  (30  juin). 
L'ennemi  retourna  sur  la  Meuse.  Cette  opération  fit  le  plus  grand 
honneur  au  maréchal  de  Boufflers. 

L'insuccès  des  alliés  donnait  raison  à  Marlborough,  qui  recom- 
mença d'agir  sur  la  Meuse  et  qui  emporta  Hui  en  dix  jours 
(  i5-25  août).  Les  deux  maréchaux  n'osèrent  rien  tenter  en  faveur 
de  Hui,  de  crainte  que  Marlborough  ne  lâchât  cette  place  pour  se 
jeter  en  Brabant;  ils  se  contentèrent  de  prolonger  jusqu'à  la 
Meuse,  afin  de  protéger  Namur,  les  lignes  défensives  qui  ^arrê- 
taient à  la  Mehaigne.  Marlborough  voulait  revenir  à  son  premier 
projet,  attaquer  les  lignes  de  Namur  et  donner  une  grande  ba- 
taille. Les  représentants  des  États-Généraux  s'opposèrent  à  cette 
résolution  hardie.  Marlborough  repassa  la  Meuse,  alla  prendre 
Limbourg  (27  septembre) ,  puis  se  mit  en  quartiers  d'hiver  dans 
les  premiers  jours  de  novembre,  en  laissant  seulement  un  déta- 
chement devant  Gueldrc,  qui  se  rendit  le  15  déceaibre.  Les  deux 
couronnes  perdirent  ainsi  leurs  dernières  positions  entre  la  Meuse 
et  le  Rhin.  Le  résultat  de  la  campagne  cependant  était  loin  de 
répondre  à  l'attente  des  alliés.  Marlborough  se  plaignit  vivement 
des  entraves  que  les  délégués  des  États-Généraux  à  l'armée  avaient 
apportées  à  ses  entreprises  et  tâcha  d'obtenir  dorénavant  l'espèce 
de  dictature  militaire  sans  laquelle  il  déclarait  les  grandes  choses 
impossibles. 

Les  Français  n'avaient  point  été  en  relard,  cette  année,  vers  le 
Haut-Rhin  comme  vers  le  Bas-Rhin  et  les  Pays-Bas.  L'actif  et  bril- 
lant capitaine  à  qui  Louis  XIV  avait  confié  l'armée  d'Allemagne, 
n'avait  pas  attendu  la  fin  de  l'hiver  pour  agir.  Villars  tira  ses 
troupes  de  leurs  quartiers  dès  le  commencement  de  février,  quoi- 
qu'il n'y  eût  presque  point  d'officiers  supérieurs  à  l'armée  *,  et 
leur  fit  traverser,  du  1 2  au  1 4,  les  ponts  de  Huningue  et  de  Neu- 
bourg:les  ennemis  croyaient  qu'il  allait  essayer  de  forcer  les 
passages  des  Montagnes  Noires  et  avaient  porté  toute  leur  atten- 
tion de  ce  côté;  mais,  au  lieu  d'entrer  dans  les  montagnes,  il 

1.  La  plupart  des  officiers  se  permettaient  encore  de  quitter  rarmée  pendant  les 
quartiers  d'hiyer.  Villars,  p.  102.  —  Un  autre  passagre  de  Villars  nous  fait  voir  qu'à 
cette  époque,  la  cavalerie,  moins  les  gendarmes,  avait  déjà  quitté  la  cuirasse  et  que 
Villars  voulait  la  lui  rendre,  ce  qui  eut  lieu  en  1706.  V.  Lémontei,  addit.  à  Dangeau, 
p.  175. 


117081  '        PRISE   DE   KEUL.  407 

passa  sous  le  canon  de  Brisach,  fila  le  long  du  Rhin,  franchit  la 
Kintzig,  enleva  les  petites  villes  de  la  Kintzig  et  du  Rhin,  que 
Tennemi  évacua  en  désordre,  et  prit  Kehl  à  revers.  Le  prince  de 
Bade  faillit  être  enfermé  dans  Kehl  et  n'eut  que  le  temps  de 
gagner  Bûhl  (ou  Bihel),  où  il  rassembla  péniblement  son  armée 
disloquée.  Kehl,  où  s'étaient  jetés  trois  mille  cinq  cents  hommes, 
fut  investi  le  20  février.  Villars,  suppléant  à  l'insuffisance  de  son 
artillerie  par  les  canons  qu'il  venait  de  ramasser  dans  les  dépôts 
ennemis,  mena  le  siège  avec  une  audace  qui  sautait  par-dessus 
toutes  les  règles  :  des  assauts  heureusement  téméraires  emportè- 
rent les  dehors  de  Kehl,  et  celte  forte  place  se  rendit  dès  le 
10  mars. 

La  campagne  débutait  brillamment  :  TéHpteur  de  Bavière  * 
n'avait  pas  interrompu  ses  opérations  et  avait,  de  son  côté,  em- 
porté, le  2  février,  Neubourg  sur  le  Danube.  Villars  ne  crut  pour- 
tant pas  devoir  tenter  immédiatement  la  jonction  :  il  prit  quelques 
semaines  pour  rafraîchir  et  réorganiser  ses  troupes  fatiguées,  mal 
armées  ^  et  mal  approvisionnées,  et  pour  attendre  la  fonte  des 
neiges.  Sur  ces  entrefaites,  l'électeur  se  trouva  en  grand  danger. 
L'empereur  et  les  cercles  n'avaient  pas  été  en  état  de  repousser 
sur-le-champ  l'attaque  des  Bavarois  contre  la  Souabe;  la  guerre 
du  Nord,  qui  avait  amené  Ic^uédois  victorieux  jusque  dans  Var- 
sovie, grâce  à  l'hostilité  trop  bien  motivée  d'une  grande  partie 
des  Polonais  contre  leur,  roi  Auguste  de  Saxe  ',  privait  Léopold 
d'une  grande  partie  des  secours  que  lui  eût  accordés  l'Allemagne 
septentrionale,  l'électeur  de  Saxe,  roi  de  Pologne,  étant  engagé 
dans  une  lutte  qui  menaçait  de  lui  coûter  sa  couronne,  et  l'élec- 
teur de  Brandebourg,  roi  de  Prusse,  ayant  à  préserver  ses  do- 
maines enchevêtrés  avec  les  provinces  polonaises.  Â  la  fin  de 
l'hiver,  cependant,  les  Impériaux  et  les  contingents  des  cercles 
furent  assez  forts  pour  reprendre  l'offensive  :  le  général  autrichien 

1.  I%r  UQ  nouveau  traité  secreti  Louis  XIV  lui  promit  la  souTeraincté  de  la  Bel- 
gique, en  réservant  à  la  France  Luxembourg,  Nainur^  Charleroi  et  Mons.  Philippe  V 
consentit  (mai  1703).  Mém.  de  Noailles,  p.  149. 

2.  Un  tiers  de  Tinfanterie  était  sans  fusils  et  Farsenal  de  Strasbourg  était  vide.  — 
M4m.  de  Villars,  p.  109, 

3.  Auguste  avait  attiré  Charles  XII  au  cœur  de  la  Pologne,  en  l'attaquant  con- 
trairement «nx  intérêts  et  4  la  volonté  de  la  nation  polonaise. 


&0S  LOUIS   XIV.  [1703] 

Schlick  envahit  la  Bavière  du  côté  de  l'Inn,  et  le  comte  de  Sty- 
rum,  général  des  cercles,  attaqua  le  Haut-Palatinat.  L'électeur, 
bien  guidé  par  son  feld-maréchal,  le  comte  d'Arco,  battit  Schlick 
aux  bords  de  Tlnn,  à  Scharding  (11  mars),  puis,  traversant  le 
Danube,  défit  Favant-garde  de  Styrum  (28  mars),  le  rejeta  en 
Souabe  et  revint  occuper  Ratisbonne,  afin  d'y  prévenir  les  Iippé- 
riaux,  qui  avaient  refusé  la  neutralité  à  cette  importante  cité.  Le 
séjour  de  la  diète  germanique  se  trouva  ainsi  au  pouvoir  des  alliés 
de  la  France. 

Si  rélecteur  avait  pu  se  tirer  de  péril  par  ses  seules  forces,  que 
ne  devait-on  pas  espérer  après*  la  jonction  !  Yillars  se  remit  en 
mouvement  dans  la  première  quinzaine  d'avril  et  laissa  à  Tallard, 
commandant  du  otrps  d'armée  destiné  à  rester  sur  le  Rhin,  le 
soin  de  tenir  en  échec  le  prince  de  Bade.  Il  tourna  rapidement 
vers  les  montagnes,  emporta  les  postes  que  les  ennemis  avaient 
conservés  dans  le  haut  du  val  de  Kintzig,  franchit  les  crêtes  qui 
séparent  le  bassin  du  Rhin  de  celui  du  Danube  naissant  et  des- 
cendit dans  la  vallée  du  Danube  par  Duttlingen  (8  mai).  La  jonc- 
tion tant  désirée  s'accompUt  à  Ëhingen. 

On  était  dans  une  situation  à  tout  entreprendre.  Yillars  le  savait 
bien.  Il  fit  adopter  à  l'électeur  le  projet  de  descendre  le  Danube 
jusqu'à  Passau  et  de  s'ouvrir  l'entrée  de  T Autriche  par  la  prise  de 
cette  ville  et  de  Linz,  tandis  que  les  Français  barreraient  le  pas- 
sage à  tous  les  secours  qui  pourraient  yenir  du  comte  de  Styrum 
et  du  prince  de  Bade.  Passau  et  Linz,  placqj^  très-faibles,  une  fois 
prises,  l'électeur  irait  droit  à  Vienne,  qui  n'était  pas  plus  forte  et 
qui  était  dégarnie  de  troupes.  Un  événement  dont  Yillars  ne  pou- 
vait encore  avoir  connaissance  doublait  les  chances  favorables  : 
c'était  l'insurrection  de  la  Hongrie,  qui  éclata  au  mois  de  juin  et 
qui  eût  éclaté  plus  tôt  si  le  ministère  français  eût  prêté  plus 
d'attention  aux  avances  des  mécontents  hongrois.  Quand  l'empe- 
reur sut,  par  les  espions  de  haut  rang  qu'il  entretenait  auprès  de 
l'électeur,  le  dessein  d'entrer  dans  l'archiduché  d'Autriche,  il  fut 
saisi  de  terreur  et  se  prépara  à  quitter  Vienne.  La  fin  de  la 
guerre  et  une  paix  triomphante  étaient  vraisemblablement  entre 
les  mains  de  Télecteur*. 

1.  Le  prince  Eugène,  plus  tard,  le  dit  lui-même  à  Yillara.  Mém.  de  Villan,  p.  126. 


I 


U708]  VILLARS  ET   BAVIÈRE,  409 

II  laissa  tout  échapper!  Yillars  apprit  tout  à  coup  avec  stupeur 
que  l'électeur,  qu'il  croyait  sur  la  route  de  Passau,  différait  l'in- 
vasion  de  l'Autriche  et  tournait  vers  le  Tyrol.  Ce  prince,  brave  et 
loyal,  mais  fantasque,  irrésolu,  mobile  et  plus  occupé  de  ses  plai- 
sirs que  de  ses  affaires,  tentait  et  abandonnait  tour  à  tour  les  plus 
grandes  choses  par  les  motifs  les  plus  frivoles  *  ;  sa  femme,  par 
un  attachement  aveugle  à  l'Autriche,  ses  favoris  et  ses  maîtresses, 
par  cupidité,  le  livraient  à  l'empereur  et  lui  suggéraient  les  réso- 
lutions les  plus  contrairi^s  à  ses  intérêts.  Yillars  se  résigna  à 
seconder  l'expédition  de  Tyrol,  en  gardant  le  Danube  contre  le 
prince  de  Bade,  qui  avait  rejoint  Styrum,  le  général  des  Cercles, 
dans  le  centre  de  laSouabe.  Il  pressa  le  roi  de  faire  marcher 
l'armée  du  Rhin  sur  Freybourg  et  les  Montagnes  Noires  et  de 
faire  avancer  Vendôme  sur  Trente,  avec  la  moitié  de  l'armée 
d'Italie,  le  reste  suffisant  bien  pour  contenir  les  Impériaux  à  l'est 
du  Mincio  et  de  la  Secchia.  On  pourrait  peut-être  encore  reprendre 
à  temps  la  marche  sur  Vienne. 

L'expédition  de  Tyrol  commença  sous  d'heureux  auspices 
(juin).  L'électeur  s'empara,  presque  sans  coup  férir,  de  Kuffstein, 
d'Inspruck,  de  toute  la  haute  vallée  de  l'Inn.  Si  Vendôme  eût 
opéré  en  même  temps  son  mouvement  sur  le  haut  Adige,  on 
se  fût  donné  la  main  par-dessus  le  mont  Brenner;  l'armée  impé- 
riale d'Italie  eût  été  coupée  d'avec  l'Allemagne  et  la  grande 
pensée  de  Villars  eût  pu  se  réaliser.  Par  malheur,  Vendôme  ne 
s'ébranla  pas  avant  le  20  juillet;  peut-être  y  eut-il  de  sa  part 
un  peu  de  négligence  pour  une  opération  qui  dérangeait  ses 
combinaisons  particulières.  C'était  au  moins  quinze  jours  de 
retard.  Ce  délai  avait  été  fatal  aux  Bavarois  ;  le  Tyrol,  qui  n'avait 
pas  vu  la  guerre  depuis  CharlesOuint,  avait  été  d'abord  étourdi 
par  l'invasion;  mais  cette  énergique  population  de  chasseurs 
montagnards  revint  promptcment  à  elle  et  s'insurgea  dans  toutes 
ses  Âpres  vallées.  L'électeur,  harcelé  de  toutes  parts  et  craignant 
d'être  coupé,  rétrograda  du  pied  du  Brenner  jusqu'au  delà 
d'Inspruck.  Vendôme,  cependant,  avançait  enfin  et  bombardait 

• 

1.  n  avait  d'énormes  dettes  de  jea  envers  son  général  et  ses  ministres,  et  ceux-ci 
l'avaient  poossé  à  attaquer  l'empereur,  dans  Tespoir  de  se  faire  payer  sur  les  contri- 
butions de  guerre.  Villars,  p.  114. 


U\0  LOUIS  XIV.  [17031 

Trente  ;  l'électeur  fit  quelques  efforts  pour  se  rapprocher  de  lui  ; 
mais,  soit  trahison,  soit  lâcheté,  plusieurs  officiers  bavarois  ren- 
dirent des  postes  imprenables  aux  paysans  insurgés  et  à  quelques 
soldats  autrichiens;  un  corps  d'Autrichiens  et  d'auxiliaires  danois 
entamait,  sur  ces  entrefaites,  la  Bavière,  en  franchissant  le  Bas- 
Inn;  un  autre  corps  attaquait  le  Haut-Palatinat  et  menaçait 
Ratisbonne.  L'électeur  évacua  le  Tyrol  et  rentra  en  Bavière; 
l'expédition  était  complètement  avortée  (août). 

Durant  la  campagne  de  l'électeur  eu  Tyrol,  Villars,  bien  posté 
entre  Dillingen  et  Lawingen  sur  le  Danube ,  avait  tenu  en  échec 
le  prince  de  Bade,  qui  avait  ramassé  le  gros  des  forces  de  l'empe- 
reur et  de  l'Empire.  Bade  persévéra  dans  son  plan,  qui  était  de 
'  prendre  à  revers  la  Bavière  par  la  Souabe  méridionale  ;  renforcé 
de  nouveau,  il  laissa  la  moitié  de  son  armée,  avec  Styrum,  dans 
un  camp  retranché,  devant  le  camp  de  Villars,  et,  avec  le  reste,  il 
remonta  le  Danube  jusqu'à  Ehingen,  franchit  ce  fleuve,  puis  tourna 
rapidement  à  Test  (fin  août).  Les  Français  et  les  Bavarois  lurent 
ainsi  menacés  d'être  cernés  entre  quatre  corps  d'armée.  La  situa- 
tion avait  ses  périls,  mais  aussi  ses  avantages,  si  l'on  occupait 
Augsbourg,  le  point  capital  de  toute  la  région  au  sud  du  Danube, 
et  si  l'on  se  massait  pour  tomber  sur  des  adversaires  trop  séparés. 
L'électeur  ne  voulut  ni  occuper  Augsbourg,  qui  lui  avait  donné 
des  otages  en  garantie  de  neutralité,  ni  s'entendre  avec  Villars 
pour  attaquer  Bade  au  passage  de  TlUer  ou  du  Lech.  Pendant  ces 
discussions,  Bade  poussa  à  marches  forcées  jusqu'à  Augsbourg  et 
s'en  saisit  par  la  connivence  des  habitants.  Villars  proposa  un 
parti  héroïque  :  c'était  d'abandonner  la  Souabe,  sauf  Ulm,  de  dé- 
fendre le  Lech  avec  un  corps  d'armée  et  de  se  jeter  sur  l'Autriche 
avec  un  autre.  L'électeur  dit  oui,  puis  non,  et  refusa  toute  propo- 
sition raisonnable.  Il  était  prêt  à  céder  à  son  entourage,  qui  le 
pressait  de  traiter  avec  l'empereur.  Villars  fut  pris  d'un  amer  dé- 
couragement :  il  se  voyait  paralysé  par  la  folie  du  prince  à  qui  on 
l'avait  associé  et  ne  recevait  pas  du  roi  les  secours  sur  lesquels  il 
avait  compté.  Il  n'y  avait  plus  rien  à  espérer  du  côté  de  l'ItaUe. 
Quant  à  l'armée  française  du  Rhin,  depuis  sa  séparation  d'avec 
Villars,  elle  n'avait  pas  fait  d'autre  exploit  que  de  raser  les  lignes 
de  la  Lauter  abandonnées  par  l'ennemi.  Les  ressources  lui  avaient 


11703J  VICTOIRE  DE  HOCIISTEDT.  444 

longtemps  manqué  ;  on  avait  donné  ce  qu'on  avait  de  mieux  à 
Villars  et  il  ne  se  trouvait  point ,  dans  l'armée  du  Rhin,  de  ces 
hommes  qui  savent  suppléer  aux  ressources.  Elle  ne  tenta  d'opé- 
ration sérieuse  qu'au  milieu  d'août,  et  cette  opération ,  qui  fut  le 
siège  de  Brisach,  n'était  point  une  diversion  suffisante  pour  dé- 
gager l'armée  du  Danube.  Villars  écrivit  au  roi  pour  demander 
son  rappel. 

Il  se  tira  d'embarras  d'une  façon  plus  glorieuse.  Il  s'était 
réuni  à  l'électeur  près  de  Nordcndorf,  au  sud  du  Danube,  avec 
une  pai*tie  de  son  armée,  laissant  l'autre  au  camp  de  Dillingen. 
Averti  que  Bade  et  Styrum,  qui  étaient,  le  premier  à  Augsbourg, 
le  second  devant  Dillingen ,  combinaient  une  attaque  contre  le 
camp  de  Nordendorf,  il  décida  enfin  l'électeur  à  déjouer  l'ennemi 
par  une  combinaison  inverse ,  c'cst-à-dîre  à  gagner  une  marche 
sur  Bade  et  à  se  porter  au-devant  de  Styrum,  tandis  que  le  corps 
français  de  Dillingen  le  prendrait  en  queue.  Dans  la  nuit  du  19 
au  20  septembre,  l'électeur  et  Villars  passèrent  le  Danube  à  Dona- 
werth;  le  lendemain,  ils  rencontrèrent  Styrum  dans  la  plaine  de 
HOchstedt.  Le  corps  français  venu  de  Dillingen  avait  déjà  fait  son 
attaque  prématurément  et  avait  été  repoussé.  Le  second  choc  fut 
plus  heureux.  La  cavalerie  ennemie  fut  renversée;  l'infanterie 
ennemie,  supérieure  en  nombre  à  l'infanterie  franco-bavaroise, 
se  défendit  très-vigoureusement  et  se  retira  en  bon  ordre  l'espace 
de  deux  lieues,  en  soutenant  les  charges  successives  de  nos  esca- 
drons et  de  nos  bataillons.  Elle  fut  enfin  tournée  et  enfoncée  avec 
un  grand  carnage.  La  victoire  fut  complète,  peu  meurtrière  pour 
les  vainqueurs  et  coûta  aux  ennemis  une  dizaine  de  mille  hommes 
tués,  pris  ou  hors  de  combat,  et  trente-trois  canons.  Styrum  s'en- 
fuit avec  ses  débris  jusqu'à  Nordlingen. 

Le  réseau  des  armées  ennemies  était  rompu  par  ce  grand  coup 
de  main.  Villars  proposa  d'employer  les  Bavarois  à  défendre  la 
Bavière  et  à  insulter  l'Autriche,  et  de  remonter  le  Danube  avec  les 
Français  pour  s'emparer  du  Wurtemberg  et  donner  la  main  à 
Tannée  du  Rhin  :  grâce  au  maréchal  de  Vauban,  qui  avait  dirigé 
les  travaux  du  siège,  Brisach  s'était  rendu,  dès  le  7  septembre,  au 
duc  de  Bourgogne,  qui  commandait  cette  armée  depuis  trois 
mois.  L'électeur  rejeta  le  plan  de  Villars  et  prétendit  aller  atta- 


412  LOUIS  XIV.  [170IÎ 

quer  Bade  sous  Augsbourg.  Comme  Yillars  Tavait  prévu,  on  trouva 
ce  prince  si  bien  posté  qu'il  fallut  renoncer  à  l'attaque.  Yillars 
revint  à  son  projet  et  traîna  en  quelque  sorte  l'électeur  jusqu'au 
confluent  de  l'Illeret  du  Danube;  mais,  là,  l'électeur  recommença 
de  crier  pour  qu'on  retournât  avec  toute  l'armée  en  Bavière.  Yil- 
lars, voyant  les  fruits  de  sa  victoire  perdus  et  convaincu  de  Tim- 
possibililé  de  rien  faire  avec  un  pareil  allié,  supplia  de  nouveau  le 
roi  de  lui  donner  un  successeur.  Louis  y  consentit  à  regret  et  en- 
voya le  maréchal  de  Marsin.  Yillars  quitta  l'armée  au  mois  de 
novembre;  c'était  la  fortune  de  la  guerre  qui  s'en  allait! 

Marsin,  pourtant,  débuta  heureusement  ;  mais  c'était  encore  à 
Yillars  que  le  mérite  en  revenait.  Le  mouvement  de  Yillars  vers 
le  Haut-Danube  avait  été  si  bien  calculé,  qu'il  avait  suffi  pour  faire 
abandonner  à  Bade  son  camp  d'Augsbourg  et  pour  l'attirer  entre 
riller  et  le  lac  de  Constance,  par  la  crainte  de  perdre  toute  la 
Souabe.  Bade  avait  laissé  un  corps  de  six  mille  hommes  dans 
Augsbourg.  Les  Franco-Bavarois  s'y  portèrent  rapidement  et,  après 
quelques  jours  de  siège,  obligèrent  les  Impériaux  à  évacuer  la 
ville  par  capitulation  (4-13  décembre).  Ce  succès  dégageait  la 
Bavière  et  assurait  le  sud-est  de  la  Souabe  aux  Franco-Bavarois. 
Sur  ces  entrefaites,  les  plus  grandes  nouvelles  arrivèrent  de  Hon- 
grie. Tekelî,  en  allant  chercher  naguère  un  asile  et  un  tombeau 
chez  les  Turcs,  avait  légué  ses  biens  confisqués  et  sa  vengeance  au 
fils  de  cette  belle  Hélène  Zrini,  qu'il  avait  tant  aimée  et  qui  fut  la 
compagne  fidèle  de  son  exil  :  le  jeune  François  Rakoczi  ',  des- 
cendant des  souverains  magyars  de  Transylvanie,  beau-fils  de 
Tekeli  et  petit-fils  du  comte  Zrini,  ban  de  Croatie,  mort  sur  l'é- 
chafaud  autrichien,  était,  par  ses  origines  autant  que  par  son 
héroïsme  patriotique,  l'homme  que  l'Autriche  avait  le  plus  à  re- 
douter en  Hongrie;  aussi  l'empereur  l'avait-il  fait  arrêter  dès 
l'ouverture  de  la  guerre  européenne,  en  1701  :  Rakoczi  s'était 
évadé  et  réfugié  en  Pologne;  il  en  ressortit  au  mois  de  juin  1703 
et  se  mit  à  la  tète  des  mécontents  qui  avaient  commencé  à  s'ar- 
mer dans  les  montagnes  de  la  Haute-Hongrie.  L'insurrection  prit 
en  quelques  mois  des  proportions  colossales  :  les  paysans,  debout 

1.  L*orthographe  slave  en  fait  Kagotzki. 


[170S-1704]  RAKOGZI.  4i3 

les  premiers,  entraînèrent  la  noblesse  ;  les  garnisons  autrichiennes, 
rares  et  faibles,  furent  comme  noyées  au  milieu  d'une  inondation 
sans  bornes.  Vers  la  fin  de  l'année,  l'insurrection  déborda  par- 
dessus le  Wag  et  la  Leitha,  entoura  Presbourg  et  lança  ses  légers 
cavaliers  jusqu'aux  portes  de  Vienne.  L'empereur  rappela  le  gros 
des  garnisons  de  Presbourg  et  de  Passau  pour  défendre  sa  capitale. 
D  semblait  que  la  Providence  s'obstinât  à  nous  rendre  les  chances 
magnifiques  que  nous  laissions  périr.  Sur  les  lettres  pressantes  de 
Louis  XIV,  l'électeur  et  Marsin,  après  des  hésitations  motivées 
par  la  fatigue  de  leurs  troupes,  se  décidèrent  enOn  à  exécuter  le 
pian  de  Villars  :  l'électeur,  avec  quinze  mille  hommes,  prit  Passau 
en  deux  jours  (7-8  janvier  1704),  enleva,  presque  sans  coup  férir, 
les  lignes  qui  protégeaient  l'entrée  de  l'Autriche  et  poussa  jusqu'à 
Ens;  mais,  arrivé  là,  il  recula  devant  la  rigueur  de  la  saison,  se 
contenta  de  mettre  des  garnisons  à  Passau  et  dans  quelques  petites 
places  autrichiennes  et  revint  à  Munich  (20  janvier). 

L'occasion  perdue  ne  devait  plus  se  retrouver. 

La  campagne,  cependant,  à  tout  prendre,  avait  fini  avantageu- 
sement, puisqu'on  avait  dégagé  la  Bavière  et  entamé  l'Autriche. 
Elle  s'était  terminée  d'une  manière  encore  plus  satisraisante  sur 
le  Rhin.  Après  la  prise  de  Brisach,  le  duc  de  Bourgogne,  Vauban 
et  Tallard  n'avaient  pas  cru  pouvoir  assiéger  Freybourg,  conune 
le  désiraient  le  roi  et  Villars  ;  la  garnison  était  forte  de  six  mille 
hommes,  la  circonvallation  très-vaste,  et  l'armée  était  si  délabrée 
qu'elle  ne  comptait  pas  plus  de  trois  cents  hommes  par  bataillon 
au  lieu  de  six  cents;  encore,  la  moitié  consistait-elle  en  mauvaises 
recnies  :  la  désertion  avait  été  effrayante  ' .  En  renonçant  à  l'atta- 
que de  Freybourg,  on  renonça  à  la  jonction  tant  demandée  par 
Villars,  et  le  siège  de  Landau  fut  décidé  par  le  roi  ;  Bourgogne  et 
Vauban  retournèrent  à  la  cour,  et  Tallard  seul  mena  l'armée  sur 
Landau,  qui  fut  investi  le  1 1  octobre.  Le  siège,  sans  être  aussi  vive- 
ment mené  que  celui  de  Brisach,  marchait  bien,  lorsque  Tallard 
apprit  que  les  alliés  se  préparaient  à  un  grand  effort  pour  secourir 
la  place.  Le  prince  de  Hesse-Gassel,  détaché  de  l'armée  des  Pays- 
Bas  avec  un  gros  corps,  avait  appelé  à  lui  les  troupes  laissées  par 

1.  y.  ci-defl8ii8,  p.  341,  les  causes  de  désertion  indiquées  par  Vauban. 


àill  LOUIS   XIV.  [1703] 

Bade  dans  les  lignes  de  Bûhl.  Il  annva  le  13  novembre  à  Spire; 
il  avait  gagné  deux  marches  sur  Pracontal,  commandant  du  corps 
français  de  la  Moselle,  que  le  roi  avait  chargé  de  secourir  Tallard. 
Heureusement,  il  reperdit  cette  avance  en  s'arrôtant  pour  attendre 
un  renfort  hessois  et  mayençais.  Tallard  ne  se  laissa  point  atta- 
quer dans  ses  lignes;  dès  le  14,  il  se  porta  entre  Landau  et  Spire 
avec  la  moitié  de  ses  bataillons  et  les  trois  quarts  de  ses  escadrons, 
le  reste  gardant  les  lignes  contre  la  garnison  de  Landau;  dans  la 
nuit,  il  fut  rejoint  par  Pracontal,  accouru  à  marche  forcée  avec 
sa  cavalerie.  Le  lendemain,  il  alla  aux  ennemis,  les  rencontra  en 
avant  du  Speyerbach  et,  croyant  voir  chez  eux  un  mouvement  de 
retraite ,  lança  la  cavalerie  à  la  charge ,  sans  donner  le  temps  à 
l'infanterie  d'arriver  sur  le  champ  de  bataille.  Les  escadrons  fran- 
çais, avec  leur  supériorité  accoutumée,  percèrent  d'abord  les 
escadrons  ennemis  ;  mais,  pris  en  flanc  par  le  feu  de  l'infanterie 
allemande,  ils  furent  mis  en  désordre  à  leur  tour.  Si  l'ennemi  eût 
poussé  vivement  son  avantage,  la  journée  eût  été  perdue;  par 
bonheur,  l'ennemi  n'avança  qu'avec  lenteur  et  méthode,  et  l'in- 
fanterie française  eut  le  temps  d'arriver  en  ligne.  La  face  du 
combat  changea  bien  vite  :  nos  escadrons,  ralliés,  culbutèrent  une 
seconde  fois  la  cavalerie  ennemie,  et  nos  bataillons,  quoique  très- 
inférieurs  en  nombre,  marchèrent  à  l'infanterie  allemande,  es- 
suyèrent sa  décharge  sans  y  répondre  et  l'enfoncèrent  à  la  baïon- 
nette. La  perte  des  Allemands,  en  morts,  en  prisonniers,  en  canons, 
ne  fut  pas  moindre  qu'à  HOchstedt.  Landau  se  rendit  deux  jours 
après  (17  novembre).  La  Basse-Alsace  fut  par  là  complètement 
délivrée,  la  Lorraine  mise  à  couvert,  et  une  grande  partie  du 
Palatinat  cis-rhénan  fut  à  la  discrétion  des  Français.  La  victoire 
de  Spire  et  la  reprise  de  Landau  firent  au  maréchal  de  Tallard 
une  réputation  fort  au-dessus  de  son  mérite. 

Tandis  que  ces  grands  mouvements  s'opéraient  dans  l'Europe 
centrale  depuis  le  Rhin  jusqu'à  la  Theiss  et  aux  Carpathes,  la 
campagne  d'Italie  s'était  engagée  sous  des  auspices  qui  semblaient 
promettre  l'entière  expulsion  des  Impériaux.  Avant  même  que  la 
Hongrie  se  fût  levée  à  son  tour,  l'attaque  des  Bavarois  au  cœur 
de  l'Allemagne  avait  ôté  à  l'empereur  les  moyens  de  renforcer 
suflisanunent  son  armée  d'Italie  :  le  prince  Eugène ,  qui  avait 


[1708]         VICTOIRE  DE  SPIHE.   LANDAU   I\EPRI&  445 

couru  à  Vienne  au  commencement  de  Tannée  pour  réclamer  des 
secours,  jugea  la  situation  de  l'Autriche  tellement  grave,  qu'il 
resta  auprès  de  l'empereur  à  diriger  l'ensemble  de  la  défense 
comme  président  du  conseil  de  la  guerre  (ministre  de  la  guerre), 
et  laissa  l'armée  d'Italie  à  son  lieutenant  Stahremberg,  le  plus 
capable,  après  lui,  des  généraux  autrichiens.  Stahremberg  n'eut 
jamais  plus  de  vingt-  cinq  à  trente  mille  hommes  à  sa  disposition  : 
les  Français  et  leurs  alliés  en  eurent  au  moins  cinquante  mille. 
Veîidôme  ne  tira  point  de  ces  conjonctures  le  parti  qu'on  pouvait 
espérer.  On  ne  retrouve  plus  chez  lui,  en  1703,  la  vivacité,  la 
netteté  de  l'année  précédente;  on  remarque,  dans  ses  plans,  des 
variations,  une  incertitude  inaccoutumée  et,  dans  l'exécution ,  de 
la  lenteur  et  de  la  négligence.  Singulier  caractère,  tantôt  d'une 
activité  foudroyante  et  digne  de  César,  tantôt  d'une  paresse  à  rester 
au  lit  la  moitié  du  jour  dans  les  moments  les  plus  critiques  !  Sa 
santé,  délabrée  par  les  suites  de  ses  débauches,  était  pour  beaucoup 
dans  ces  irrégularités  bizarres.  Des  circonstances  indépendantes 
de  sa  volonté  contribuèrent  d'ailleurs  à  lui  enlever,  en  1703,  les 
avantages  de  sa  situation.  Les  Impériaux  étaient  retranchés  sur 
les  deux  rives  du  Pô,  à  l'est  du  Mincio  et  de  la  Secchia  :  Vendôme 
avait  tenté  au  nord  du  Pô  une  attaque  que  les  Autrichiens  firent 
échouer  en  coupant  les  digues  du  Pô  et  du  canal  qui  va  de  Ponte- 
Molino  à  Ostiglia,  et  en  mettant  tout  ce  canton  sous  les  eaux 
(10  juin).  Vendôme  s'apprêtait  à  Reprendre,  au  midi  du  Pô,  l'at- 
taque manquée  au  nord  de  ce  fleuve,  lorsqu'il  reçut  l'ordre  de 
marcher  en  Tyrol.  Il  obéit  à  regret  :  la  jonction  avec  l'électeur  de 
Bavière,  comme  on  l'a  dit  tout  à  l'heure,  ne  put  s'effectuer,  et 
Vendôme  revint  sur  les  bords  du  Pô.  Tout  Tété  avait  été  consumé 
dans  cette  infructueuse  expédition  et  un  événement  se  préparait, 
qui  allait  changer  la  face  de  la  guerre  en  Italie  :  c'était  la  défec- 
tion du  duc  de  Savoie.  On  l'avait  soupçonnée  depuis  longtemps  : 
on  en  était  maintenant  assuré.  Victor-Amédée  avait  très-clairement 
fait  entendre  aux  deux  couronnes  qu'on  devait  <  avoir  égard  à  ses 
intérêts  :  »  Louis  XIV  parut  un  moment  le  comprendre ,  quoique 
bien  tard ,  et  lui  fit  insinuer  l'échange  de  la  Savoie  et  de  Nice 
contre  le  Milanais  :  le  duc  entra  dans  cette  ouverture  ;  Louis  n'y 
donna  pas  de  suite,  de  peur  sans  doute  d'exciter  les  clameurs  des 


ll\e  LOUIS   XIV.  [1703] 

Espagnols ,  qui  trouvaient  fort  commode  de^  regarder  la  France 
dépenser  vingt  mille  hommes  et  30  millions  par  an  pour  leur 
conserver  le  Milanais  *.  L'empereur  sut  mieux  s'y  prendre  et  pro- 
mettre le  partage  de  ce  qu'il  ne  pouvait  conquérir  pour  lui  seul. 
Dès  le  mois  de  janvier  1703 ,  il  fit  accepter  au  duc  de  Savoie  ses 
ofTres  secrètes  ;  c'était  le  Montferrat,  qu'on  enlèverait  au  duc  de 
Mantoue  pour  châtier  sa  rébellion  envers  l'Empire ,  plus  Alexan- 
drie ,  Valenza ,  la  Lomelline  et  le  Val  de  Sesia.  L'automne  arriva 
cependant  sans  que  Victor -Amédée  eût  osé  se  déclarer;  mais 
Louis  XrV  avait  la  certitude  qu'il  n'attendait  que  le  moment  favo- 
rable. Le  29  septembre,  Vendôme,  sur  l'ordre  du  roi,  fit  désar- 
mer et  arrêter  trois  mille  soldats  que  Victor -Amédée  avait  encore 
au  camp  français;  puis  il  marcha  sur  le  Piémont  avec  une  partie 
de  l'armée  et  somma  le  duc  de  livrer  Turin  et  Suse.  Le  duc  refusa, 
fit  arrêter  l'ambassadeur  de  France  et  tous  les  Français  qui  se 
trouvaient  en  Piémont,  et  signa  son  traité  définitif  avec  l'empe- 
reur (25  octobre).  Vendôme  eût  voulu  attaquer  sur-le-champ 
Turin  ;  mais  la  fièvre  des  rizières  et  l'épizootie  sur  les  chevaux 
avaient  trop  ruiné  l'armée  pour  qu'il  pût  tenter  ce  siège  sans  des 
renforts  que  le  roi  ne  fut  pas  en  état  de  lui  fournir.  H  fallut 
ajourner  l'entreprise.  Vendôme  établit  son  corps  d'armée  en 
quartiers  dans  TAstesan ,  à  portée  de  Turin ,  pendant  que  des 
troupes  venues  de  l'intérieur  de  la  France  envahissaient  la  Savoie  ; 
puis  il  retourna  au  camp  de  la*Secchia. 

Vendôme  comptait  accabler  le  duc  de  Savoie  au  printemps; 
mais  les  Impériaux  ne  négligèrent  rien  pour  secourir  leur  nouvel 
allié.  Un  premier  détachement,  lancé  par  Stahremberg,  avait  été 
coupé  et  détruit  sans  pouvoir  gagner  le  Piémont.  Stahremberg 
se  décida  >à  y  marcher  en  personne;  il  laissa  un  petit  corps  sur  la 
Secchia  et ,  avec  tout  le  reste ,  il  passa  tout  à  coup  la  Secchia  à  la 
Goncordia  (fin  décembre),  gagna  une  marche  sur  Vendôme,  tra- 
versa le  Parmesan  et  la  partie  du  Milanais  au  sud  du  Pô  ;  Ven- 
dôme atteignit  et  sabra  par  deux  fois  son  arrière -garde;  mais  le 
gros  des  Impériaux,  au  nombre  de  quinze  mille  hommes ,  n'en 
joignit  pas  moins  le  duc  de  Savoie  sur  le  Tanaro  (  16  janvier  1704). 

1.  Mtm.  de  Villars,  p.  135. 


11703]  DÉFECTION   DE  SAVOIE.  UH 

Le  principal  théâtre  de  la  guerre  d*ltalie  fut  ainsi  reporté  du  Bas- 
Pô  jusqu*au  pied  des  Alpes,  et  la  France  se  trouva  brusquement 
séparée  du  Milanais  par  un  massif  de  montagnes  et  de  places 
fortes,  hier  amies,  aujourd'hui  ennemies. 

La  gueiTe  maritime  n'avait  point  offert  de  grand  choc  cette 
année;  la  flotte  française  n'avait  pas  tenu  la  mer;  mais  la  guerre 
de  course  avait  recommencé  avec  éclat  sous  les  Duguai-Trouin, 
les  Saint -Pol ,  les  Coétiogon ,  qui  vengèrent  en  partie  le  désastre 
de  Vigo.  Les  flottes  ennemies  n'avaient  rien  entrepris  de  notable  ; 
elles  se  préparaient  à  porter  les  grands  coups  du  côté  de  FEs- 
pagne  dans  la  campagne  prochaine. 

Pour  résumer  en  peu  de  mots  la  campagne  de  1703,  l'électoral 
de  Cologne  était  perdu ,  avec  tout  ce  que  l'Espagne  avait  possédé 
outre -Meuse;  l'Alsace  était  délivrée  et  l'offensive  reprise  dans  le 
Palatinat;  l'offensive  était  maintenue  au  cœur  de  l'Allemagne, 
dans  la  Souabe  et  la  Franconie ,  et  l'Autriche  était  serrée  entre 
les  Bavarois  et  les  Hongrois.  La  situation,  restée  très- bonne  en 
Allemagne  malgré  les  fautes  d'un  imprudent  allié ,  était  compro- 
mise  en  Italie  par  la  défection  d'un  autre  allié  '.    ^ 

La  plaie  des  Cévennes ,  si  elle  ne  s'était  point  élargie  autant 
qu'on  eût  pu  le  craindre,  ne  se  cicatrisait  pas.  En  septembre  1703, 
le  maréchal  de  Montrevel ,  l'intendant  Basville ,  les  évoques ,  les 
officiers-généraux,  les  gouverneurs  des  villes,  avaient  conféré  à 
Alais  sur  les  moyens  d'en  finir  avec  la  rébellion.  Basville  s'opposa  à 
l'extermination  des  populations  montagnardes ,  proposée  par  la 
plupart  des  assistants,  mais  consentit  à  la  destruction  des  vil- 
lages et  des  habitations  isolées,  qu'il  avait  jusqu'alors  empêchée; 
les  habitants  seraient  sommés  de  se  retirer  avec  leurs  meubles 
dans  les  villes  et  les  principales  bourgades,  afin  que  tout  ravitail- 
lement fût  impossible  aux  révoltés.  Au  moment  où  l'on  décida 
cet  expédient  renouvelé  de  la  guerre  des  Albigeois ,  le  péril  était 
plus  sérieux  qu'il  n'avait  encore  été;  un  cadet  de  haute  noblesse, 
Tabbé  de  La  Boui  lie ,  esprit  violent ,  audacieux  et  intrigant ,  avait 
projeté  de  soulever  le  Rouergue ,  son  pays  natal ,  non  plus  au 
nom  de  la  liberté  religieuse  /  mais  au  nom  de  l'abolition  des 

1.  Sur  la  campagne  de  1703,  voyez  le  général  Pelet,  t.  III*,  —  VUlars,  p.  101-134; 
■*  Saint-Hilaire,  t.  Il,  p.  309-340. 

XIV.  ti 


t 


A18  LOUIS  XIV.  [17OM7041 

impôts;  il  s*était  mis  en  rapport  avec  le  grand  chef  des  Garni- 
sards ,  avec  Roland ,  et  prétendait  unir  dans  une  même  prise 
d*armes  catholiques  et  protestants  :  d'une  autre  part ,  les  puis- 
sances protestantes  avaient  résolu  de  secourir  les  Camisards. 
Lorsque  la  dévastation  des  Cévennes  commença ,  les  Camisards 
firent  tout  à  coup  une  diversion  terrible  dans  la  plaine  de  Ntmes. 
Sur  ces  entrefaites,  Fescadre  anglaise  de  Famiral  Showell  parut 
en  vue  de  Montpellier.  Le  concert,  cependant,  ne  put  s'établir. 
Les  émissaires  des  Anglais  ne  parvinrent  pas  jusqu'aux  Camisards, 
et  Showell ,  voyant  qu'on  ne  répondait  point  à  ses  signaux ,  rega- 
gna le  large.  Le  mouvement  préparé  par  La  Bourlie  éclata  pré- 
maturément par  l'impatience  des  protestants  du  Rouergue,  et 
fut  étouffé  moitié  par  les  armes,  moitié  par  une  anmistie;  les 
catholiques  n'y  avaient  pris  aucune  part ,  irrités  qu'ils  étaient  des 
violences  que  les  Camisards  continuaient  à  commettre  contre 
les  églises ,  malgré  les  défenses  de  Roland.  La  dévastation  des 
Cévennes,  cernées,  écrasées  par  un  réseau  de  troupes  et  de 
milices  catholiques,  s'accomplit;  plus  de  quatre  cents  villages, 
hameaux  ou  censés  furent  détruits  ;  vingt  lieues  de  pays  furent 
complètement  ravagées  (décembre  1703).  Les  chefs  camisards, 
Cavalier  surtout ,  n'en  continuèrent  pas  moins  à  voltiger  de  la 
plaine  à  la  montagne,  brisant  tour  à  tour  les  mailles  du  réseau 
qui  les  entourait ,  rendant  feu  pour  feu ,  ravage  pour  ravage ,  et 
arrachant  aux  ennemis  la  subsistance  que  les  amis  ne  pouvaient 
plus  leur  fournir.  Ils  se  soutinrent  le  reste  de  l'hiver  :  ils  échouè- 
rent dans  une  seconde  tentative  pour  insurger  le  Yivarais  ;  mais 
Cavalier  obtint  de  nouveaux  succès  dans  les  vallées  des  deux 
Gardons.  Partout  les  bandes  rebelles  reprenaient  l'offensive  avec 
une  audace  désespérée.  Le  roi,  mécontent,  expédia  à  Montreyel 
un  ordre  dé  rappel  et  résolut  d'envoyer  ViUars ,  demeuré  sans 
armée  par  suite  de  sa  brouille  avec  l'électeur  de  Bavière.  Triste 
emploi  pour  un  homme  dont  l'absence  allait  se  faire  si  cruelle- 
ment sentir  sur  le  théâtre  des  grands  chocs  européens  ! 

Montrcvel,  humilié,  se  piqua  d'honneur  et  tâcha  de  finir  par 
un  coup  d'éclat.  Il  attira  Cavalier  dans  la  plaine  de  Nîmes ,  vers 
Langlade,  et  l'enveloppa  (16  avril  1704)  :  Cavalier  déploya  non- 
seulement  le  courage  d'un  héroïque  soldat,  mais  les  talents  d'un 


11704)  GUEURE   DES   CËVENNES.  Ai» 

général;  U  se  défendit  toute  une  journée  avec  douze  cents 
hommes  contre  six  à  huit  mille,  et  finit  par  se  faire  passage  en 
laissant  cinq  cents  des  siens  sur  la  place;  le  même  jour,  un  autre 
corps  de  quatre  à  cinq  mille  hommes  assaillit,  près  d'Alais,. 
Roland ,  qui  n'en  avait  que  six  à  sept  cents  ;  la  petite  troupe  de 
Roland  fut  accablée ,  et  Cavalier ,  dans  sa  retraite ,  vint  tomber  à 
son  tour  au  milieu  du  corps  qui  avait  combattu  Roland.  Une 
partie  de  ce  qui  restait  à  Cavalier  périt  dans  cette  seconde  action. 
Une  troisième  bande  de  Camisards  fut  écrasée  au  Pont-de-Montvers, 
sur  le  Tarn ,  qui  avait  été  le  point  de  départ  de  Tinsurrection.  Les 
principaux  magasins  des  insurgés  dans  les  grottes  de  la  montagne 
furent  découverts  et  enlevés. 

Pour  la  première  fois,  le  découragement  pénétra  parmi  ces 
hommes  indomptables.  Villars  en  profita  :  il  arrivait  avec  l'auto- 
risation  d*essayer  encore  une  fois  de  la  clémence  ;  le  roi  sentait 
qu'il  fallait  à  tout  prix  guérir  cette  blessure.  Le  grand  chef  Ro- 
land, âme.  de  fer,  immuable,  inaccessible  au  doute,  ne  songeait 
qu'à  relever  la  guerre  :  Cavalier ,  guerrier  plus  brillant ,  mais 
caractère  moins  inflexible ,  fut  plus  abordable  ;  il  négocia  ;  après 
avoir  adressé  à  Villars  une  lettre  de  soumission  pour  le  roi ,  il 
vint  trouver  Villars  à  Nimes ,  moyennant  sauf-conduit  et  otages , 
puis  s'établit  à  Calvisson ,  à  deux  lieues  de  Nfmes ,  pendant  la 
durée  des  pourparlers.  Des  milliers  de  protestants  accoururent  de 
tout  le  pays  pour  prier  et  psaUnodier  avec  Cavalier  et  sa  troupe. 
Au  grand  scandale  du  clergé  et  de  tout  le  parti  persécuteur, 
Villars  n'y  mit  aucun  obstacle.  Un  traité  fut  conclu  le  17  mai  : 
Villars ,  au  nom  du  roi ,  accorda  aux  protestants  la  permission  de 
s'expatrier  en  vendant  leurs  biens  ;  ceux  qui  voudraient  rester  le 
pourraient  en  se  faisant  cautionner  par  des  personnes  connues; 
les  captifs  détenus  dans  les  prisons  ou  sur  les  galères  seraient 
mis  en  liberté  pour  s'en  aller  ou  rester  en  France  aux  conditions 
ci-dessus;  Cavalier  aiurait  le  titre  de  colonel ,  avec  autorisation  de 
lever  parmi  ses  compagnons  un  régiment  qui  aurait  le  libre 
exercice  du  culte,  comme  les  régiments  étrangers  à  la  solde  de 
France  *. 

1.  Métn,  de  Villan,  p.  139.  —  Hiil.  dm  PaUeurâ  du  désert,  t.  H,  ch.  iv* 


420  LOUIS  XIV.  11704) 

Ainsi,  l'insurrection  sanglante,  vengeresse,  avait  extorqué, 
même  vaincue,  ce  qui  avait  été  refusé  à  la  justice  et  à  rbumanité 
suppliantes.  Éclatante  leçon,  sinon  fructueuse ,  pour  les  domina- 
teurs du  monde  1 

Le  but  ne  fut  pas  atteint  :  Roland  refusa  de  ratifier  le  traité  de 
Cavalier,  à  moins  que  le  libre  exercice  de  la  religion  ne  fût  géné- 
ralement rétabli.  Sur  le  bruit  d'un  secours  préparé  par  les  Anglais 
et  par  le  duc  de  Savoie ,  les  chefs  subalternes  se  déclarèrent  pour 
Roland  et  retournèrent  dans  la  montagne  avec  la  plupart  de  leurs 
camarades.  Cavalier  fut  abandonné  à  Calvisson  avec  cent  vingt 
hommes.  Villars  expédia  cette  petite  troupe  en  Bourgogne ,  d'où 
Cavalier,  sur  sa  demande,  fut  appdé  à  Versailles.  Il  eut ,  à  ce 
qu'il  raconte  dans  ses  Mémoires,  une  entrevue  avec  Louis  XIV, 
et  le  Grand  Roi  laissa  percer  quelque  dépit  à  l'aspect  chétif  de  ce 
petit  paysan ,  qui  avait  osé,  pendant  deux  ans ,  soutenir  la  guerre 
contre  son  maître.  Cavalier  fut  renvoyé  en  Bourgogne ,  puis  con- 
duit en  Alsace;  mais,  là,  croyant  sa  liberté  menacée  et  n'ayant 
plus  d'espoir  de  voir  réaliser  un  pacte  rejeté  par  la  masse  des 
Camisards ,  il  se  jeta  en  Suisse  avec  les  amis  demeurés  fidèles  à  sa 
fortune  et  alla  rejoindre  en  Piémont  les  réfugiés  français  et  les 
Vaudois  qui  combattaient  pour  le  duc  de  Savoie  contre  la  France. 
Gomme  les  Schomberg ,  comme  les  Ruvigni ,  comme  tant  d'autres, 
il  porta  aux  ennemis  de  sa  patrie  une  épée  qui  eût  pu  la  défendre 
avec  gloire  ! 

Tandis  que  Cavalier  partait. pour  l'exil,  La  Bourlie,  qui  était 
passé  à  l'étranger  après  l'avortement  de  la  révolte  rouergane,  ame- 
nait de  Nice,  sur  la  côte  du  Languedoc,  une  petite  flottille  portant 
quelques  centaines  de  réfugiés ,  des  armes  et  des  munitions.  Les 
Camisards,  prévenus,  descendirent  des  Cévennes  en  foule,  dégui- 
sés en  moissonneurs  ;  mais  l'affaire  fut  éventée  ;  la  plupart  des 
faux  moissonneurs  furent  pris,  et  une  tempête  dispersa  ou  jeta  à 
la  côte  les  bâtiments  de  La  Bourlie  (juin-juillet).  Roland  resta 
inébranlable,  malgré  les  sombres  pressentiments  qui  l'assié- 
geaient. Villars  recommença,  quoique  à  regret,  à  brûler  les  vil- 
lages et  à  sévir  contre  les  partisans  des  rebelles  * .  La  révolte , 

1.  M  Les  signes  de  soumission  étaient  rares  et  trës-équiyoqaea.  Jusque  dans  les 
prisons,  lorsqu'ils  croyaient  n*être  pas  vus,  ila  se  livraient  à  leur  fanatisme...  J*ai 


[i704]  VILLARS,   CAVALIER  ET   ROLAND.  421 

depuis  la  déEaite  des  Camisards,  semblait  près  de  gagner  des 
contrées  qu'elle  n'avait  pu  envahir  pendant  leurs  succès.  Le  Viva- 
rais  s'agitait  ;  des  bandes  se  montraient  dans  les  forêts  du  Dau- 
phiné.  Roland  pouvait  redevenir  très-redoutable;  un  traître  le 
livra  à  prix  d'or  ;  il  fut  surpris  au  château  de  Castelnau ,  auprès 
d'une  fille  de  qualité  qui  partageait  sa  foi  et  qui  s'était  prise  pour 
lui  d'une  passion  enthousiaste.  Il  se  défendit  comme  im  lion  ;  l'on 
ne  put  saisir  que  soq  cadavre  (13  août).  La  tète  du  parti  abattue, 
les  tronçons  ne  remuèrent  plus  que  faiblement;  Villars  revmt 
aux  moyens  de  douceur,  qui  étaient  dans  ses  instructions  et  dans 
son  penchant.  La  plupart  des  chefs  subalternes  se  soumirent  et 
partirent  pour  Genève ,  après  avoir  obtenu  la  mise  en  liberté  de 
leurs  camarades  prisonniers.  Quelques-uns  acceptèrent  des  grades 
subalternes  dans  l'armée.  Yillars  désarma  les  Cévennes,  mais 
encouragea  les  paysans  à  relever  leurs  chaumières  et  accorda  aux 
maisons  brûlées  l'exemption  des  tailles  pour  trois  ans.  Toutes  les 
recherches  pour  cause  de  religion  cessèrent  de  fait.  A  la  fin  de 
l'année,  il  ne  restait  plus  d'insoumis  que  trois  ou  quatre  petits 
chefs  qui  se  cachaient  dans  les  solitudes  des  Hautes -Cévennes. 
Villars  repartît  pour  Versailles,  où  le  roi  le  reçut  comme  le  paci- 
ficateur du  Languedoc  (janvier  1705). 

Pendant  que  cette  petite  guerre  religieuse  se  circonscrivait 
dans  son  premier  foyer,  puis  semblait  s'éteindre,  la  grande  guerre 
politique  élargissait  ses  proportions  déjà  si  vastes.  L'Allemagne  et 
l'Espagne  paraissaient  devoir  en  être,  en  1704,  les  deux  principaux 
théâtres.  La  Grande  Alliance  avait  conclu,  le  13  mai  1703,  un 
important  traité  secret  avec  le  Portugal.  Le  vieux  roi  don  Pedro  II 
n'avait  que  par  crainte  reconnu  Philippe  V  et  engagé  son  alliance 
aux  deux  couronnes.  II  croyait  sa  dynastie  compromise ,  si  la  mai- 
son de  Bourbon ,  autrefois  protectrice  de  la  maison  de  Bragance 
contre  l'Espagne ,  restait  maîtresse  de  la  monarchie  espagnole  et 
en  état  de  faire  revivre  les  prétentions  qu'elle  avait  combattues 

▼n  dans  ce  genre  des  choses  que  je  n'aurais  jamais  cmes  si  elles  ne  s'étaient  passées 
BOUS  mes  yeux;  une  ville  entière,  dont  toutes  les  femmes  et  filles,  sans  exception, 
paraissaient  possédées  du  diable.  Elles  trem(>laient  et  prophétisaient  publiquement 
dans  les  rues.  J'en  fis  arrêter  ringt  des  plus  méchantes,  dont  une  eut  la  hardiesse 
de  trembler  et  prophétiser  pendant  une  heure  devant  moi.  Je  la  fis  pendre  pour 
Texuiiiple,  et  renfermer  les  autres  dans  les  hôpitaux.  »  Villars,  p.  141. 


42Î  LOUIS   XIV.  11708-1704! 

chez  les  héritiers  de  Philippe  IL  Pour  éviter  un  péril  éloigné, 
sinon  chimérique,  don  Pedro  allait  livrer  son  pays  à  la  dure  ex- 
ploitation de  l'Angleterre.  L'empereur  agit  avec  lui  comme  avec 
le  duc  de  Savoie  et,  pour  lui  faire  rompre  son  traité  avec  Louis  XIV 
et  Philippe  Y,  il  lui  offrit  des  avantages  territoriaux;  mais,  cette 
fois,  c'était  aux  dépens  de  l'Espagne  même  et  non  des  possessions 
espagnoles  ;  avec  les  provinces  américaines  situées  entre  le  Rio 
de  la  Plata  et  le  Brésil,  Léopold  promit  une  partie  de  l'Ëstrema- 
dure  et  de  la  Galice.  Ce  n'était  pas  le  moyen  de  regagner  les  Espa* 
gnols  à  la  maison  d'Autriche.  Les  puissances  maritimes  garan* 
tirent  un  subside.  Le  roi  de  Portugal  promit  de  joindre  quinze 
mille  soldats  à  douze  mille  hommes  de  vieilles  troupes  étrangères 
que  les  alliés  enverraient  dans  le  Tage  pour  attaquer  l'Espagne. 
Il  ne  voulait  toutefois  se  déclarer  que  lorsque  le  prétendant  autri- 
chien serait  débarqué  en  Portugal.  L'empereur,  pressé  par  quel- 
ques transfuges  espagnols  de  haut  rang,  se  décida,  après  avoir  uo 
peu  hésité,  à  lancer  son  second  fils  dans  cette  périlleuse  carrière. 
Léopold  et  son  fils  aîné,  le  roi  des  Romains,  cédèrent  toutes  leurs 
prétentions  à  l'archiduc  Charles,  qui  fut  proclamé  roi  d'Espagne 
à  Vienne,  le  12  septembre  1703,  et  reconnu  en  cette  qualité  par 
les  puissances  alliées.  C'était  un  grand  pas  de  fait  au  delà  du  traité 
de  septembre  1701  ;  l'Angleterre  et  la  Hollande  dépassaient  Guil- 
laume III;  il  n'était  plus  question  ici  de  partage  ni  de  satis- 
faction équitable,  et  l'on  rendait  la  paix  impossible.  Le  prétendu 
Cfuirles  m  se  transporta  en  Hollande  au  mois  de  novembre.  Une 
effroyable  tempête,  le  8  décembre,  causa  des  pertes  énormes 
aux  marines  militaires  et  marchandes  d'Angleterre  et  de  Hol- 
lande, mit  Bristol  et  une  partie  de  Londres  sous  les  eaux,  rompit 
les  digues  du  Texel  et  de  Zélande ,  et  retarda  Charles  près  d'un 
mois  :  il  passa  en  Angleterre  au  commencement  de  janvier  1704, 
dans  un  fort  chétif  attirail  ;  la  fastueuse  générosité  anglaise  se 
chargea  de  l'équiper  en  roi.  Le  désastre  du  8  décembre ,  pire 
qu'une  bataille  perdue ,  fut  réparé  avec  une  promptitude  qui  at- 
testait les  grandes  ressources  des  deux  puissances  maritimes,  et 
l'expédition  de  Portugal,  partie  dès  la  mi-janvier,  mais  repoussée 
par  les  vents,  mit  définitivement  à  la  voile  le  17  février  1704. 
L'Angleterre  et  la  Hollande,  ou,  pour  mieux  dire,  Marlborough 


(1704]  LE  PRÉTENDANT  CHARLES   [II.  423 

et  Heinsius,  s'étaient  résolus,  en  même  temps,  à  secourir  puis- 
samment l'empereur  dans  ses  états  héréditaires,  où  il  ne  pouvait 
plus  se  soutenir,  sans  le  secours  des  Anglo -Bataves ,  contre  les 
Français,  les  Bavarois  et  les  Hongrois,  maîtres  de  se  joindre  de- 
vant Vienne.  Les  premiers  mois  de  1704  furent  employés  en  pré- 
paratifs de  part  et  d'autre  :  Louis  XIV  avait  ordonné  une  levée  de 
près  de  trente  mille  recrues  à  répartir  entre  les  généralités.  A  la 
mi-mai ,  Marlborough  passa  la  Meuse  avec  ces  Anglais  et  des 
troupes  auxiliaires  à  la  solde  anglaise,  et  alla  remonter  le  Rhin, 
en  se  dirigeant  vers  la  Basse -Moselle.  Villeroi  opéra  un  mouve- 
ment parallèle,  par  Namur  et  le  Luxembourg,  avec  le  gros  des 
forces  fi:ançaises  de  Flandre.  Marlborough  emportait  avec  lui  tout 
l'intérêt  et  le  mouvement  de  la  guerre.  Il  ne  se  passa  rien  de 
notable  en  Belgique  durant  la  saison. 

Au  moment  où  Marlborough  commençait  celte  marche,  qui 
indiquait  que  toute  l'action  allait  se  porter  vers  TAllemagne ,  les 
armées  qui  avaient  fait  la  guerre  dans  l'Empire  l'année  précé- 
dente s'étaient  aussi  remises  en  mouvement.  Elles  avaient  été 
quelque  temps  étendues  sur  un  très-large  espace.  L'électeur  de 
Bavière  tenait  ses  troupes  chez  lui,  entre  le  Lech  et  Tlnn,  avec  ses 
avant-postes  en  Autriche  ;  Marsin ,  avec  ses  auxiliaires  français , 
s'étendait  du  Lech  à  l'Iller  ;  Tallard ,  avec  l'armée  qui  avait  repris 
Landau ,  était  en  Alsace.  Les  ennemis  séparaient  Marsin  de  Tal- 
lard ,  Bade  occupant  le  pays  entre  rillèr,  la  rive  méridionale  du 
Danube,  le  lac  de  Constance  et  les  Montagnes  Noires,  tandis  que  ' 
les  débris  de  l'armée  de  Styrum,  renforcés  de  tout  ce  que  l'empe- 
reur et  l'Empire  avaient  pu  y  joindre,  se  déployaient  au  nord  du 
Danube,  depuis  les  lignes  de  Bûhl  jusqu'en  Franconie.  Cette 
seconde  armée  allemande  ne  devait  plus  avoir  pour  chef  l'inca- 
pable Styrum,  mais  Eugène,  qui  avait  dirigé  la  défense  de  l'Au- 
triche en  1703,  sans  agir  en  personne,  et  fait  d'inutiles  efTorts 
pour  traiter  avec  les  Hongrois.  Les  grands  capitaines  ennemis 
allaient  se  réunir  sur  ce  théâtre  abandonné  par  le  général  français 
le  plus  capable  de  leur  tenir  tête  et  occupé  par  des  médiocrités. 
Cela  n'était  pas  rassurant.  Tallard  et  Marsin,  fort  éloignés  de  l'ou- 
trecuidance de  Villeroi,  paraissaient  sentir  leur  insuffisance  et 
montrèrent,  d^  l'ouverture  de  la  campagne,  une  timidité  de 


un  LOUIS  XIV.  [1Î04J 

mauvais  augure.  Rs  réussirent  néanmoins  dans  une  opération 
importante  :  au  commencement  de  mai,  Télecteur  et  Marsin,  d*uD 
côté,  Tallard,  de  l'autre,  se  portèrent  vers  les  Montagnes  Noires 
par  un  mouvement  bien  combiné  :  les  Impériaux  n'eurent  pas  le 
temps  de  concentrer  des  forces  suffisantes  pour  faire  face  des  deux 
côtés,  et  la  jonction  eut  lieu  à  Villingen,le  19  mai.  Tallard  remit 
à  Marsin  douze  à  treize  mille  soldats ,  tant  de  recrues  que  de  dé- 
pôts, qu'il  avait  été  chargé  de  lui  conduire;  mais,  au  lieu  de  res- 
ter avec  les  Franco -Bavarois  pour  agir  en  masse  au  centre  de 
l'Empire,  il  retourna  sur  le  Rhin,  suivant  le  plan  qu'il  avait  fait 
agréer  au  roi.  L'électeur  et  Marsin  se  replièrent  sur  Ulm ,  suivis 
de  près  par  Bade,  qui  avait  ramassé  le  gros  des  forces  allemandes 
sur  les  deux  rives  du  Danube.  Eugène  arriva  bientôt  au  camp  de 
Bade,  à  Ehingen. 

Marlborough,  cependant,  s'était  jeté  à  la  droite  du  Rhin 
(26  mai),  avait  passé  le  Meîn  (30  mai)  et  gagné  le  Necker  (4 juin). 
Il  y  fut  joint  par  des  renforts  hollandais.  On  ne  pouvait  plusdour 
ter  de  la  prochaine  concentration  des  alliés  sur  le  Danube.  Ville- 
roi  vint  du  Luxembourg  joindre  Tallard  à  l'entrée  de  l'Alsace.  A 
la  nouvelle  du  mouvement  de  Villeroi ,  Eugène  et  Bade ,  laissant 
leur  armée  à  Ehingen ,  accoururent  conférer  avec  Marlborough  à 
Rastadt'  (  16  juin).  Ils  convinrent  qile  Marlborough  et  Bade  opé- 
reraient contre  les  Franco-Bavarois  avec  la  plus  grande  partie  des 
forces  combinées  et  qu'Eugène  se  posterait  entre  les  lignes  de 
Blihl  et  le  Bas-Necker,  avec  une  réserve  composée  de  nouveaux 
renforts  allemands,  hollandais  et  danois.  Louis  XIV,  sans  con- 
naître les  projets  des  alliés ,  expédia  des  ordres  analogues  à  ses 
généraux  :  c'était  que  Tallard  allât  joindre  l'électeur  et  Marsin,  et 
que  Villeroi  s'établit  à  Offenbourg,  sur  la  rive  droite  du  Rhin,  en 
face  des  lignes  de  Bûhl.  Malheureusement,  si  ces  plans  se  ressem- 
blaient, l'exécution  en  fut  bien  différente.  Un  temps  précieux 
avait  été  perdu  en  hésitations,  en  échange  de  lettres,  à  cent  vingt 
lieues  de  distance,  entre  Versailles  et  les  maréchaux.  Tallard  ne 
passa  le  Rhin  à  Kehl  que  le  1®' juillet,  et  Villeroi  que  le  7.  Dès  le 
22  juin,  l'armée  de  Marlborough  s'était  réunie  à  celle  de  Bade  à 

1.  Le  prince  de  Bade  y  avait  b&ti  on  chAteaa  qui  était  la  miniatare  de  Versailles. 


[1704]  GUERRE   D'ALLEMAGNE.  m 

• 

quatre  lieues  d'Ulm.  Ces  deux  généraux  prirent  aussitôt  TofTen- 
sive  avec  soixante  mille  hommes  contre  l'électeur  de  Bavière  et 
Marsin,  qui,  le  26  juin,  en  avaient  réuni  trente -cinq  mille  entre 
Dillingen  et  Lawingen  et  détaché  dix  mille  sur  la  hauteur  de  Schel- 
lenberg  près  Donawerth  ;  Télecteur  faisait  retrancher  le  Schellen- 
berg  afin  de  couvrir  Donawerth,  point  capital  pour  la  défense  de 
la  Bavière.  Il  eût  fallu  se  mettre  en  mesure  de  soutenir  ce  poste  : 
Télecleur  et  Marsin  se  laissèrent  amuser  par  les  ennemis  ;  ceux-ci, 
après  avoir  menacé  pendant  quatre  jours  de  les  attaquer  à  Dillin- 
gen (27  juin-1"  juillet),  filèrent  le  2  juillet,  au  point  du  jour,  sur 
Donawerth  ,  avec  une  telle  rapidité ,  que  Marlborough  arriva  dès 
cinq  heures  du  soir  au  pied  du  Schellenberg  et  ouvrit  l'attaque 
avec  une  avant- garde  de  douze  mille  hommes.  Le  général  bava- 
rois d'Arco  le  repoussa  par  trois  fois  avec  un  grand  carnage;  mais, 
lorsque  la  masse  entière  de  l'armée  ennemie,  conduite  par  le 
prince  de  Bade,  fut  entrée  en  action  sur  les  huit  heures,  une  plus 
longue  résistance  devint  bientôt  impossible  :  il  ne  resta  aux 
Franco-Bavarois  qu'à  se  retirer  à  la  faveur  de  la  nuit.  Les  vain- 
queurs avaient  perdu  beaucoup  plus  de  monde  que  les  vaincus  ; 
mais  le  résultat  fut  considérable.  L'électeur  de  Bavière  évacua 
Donawerth ,  Neubourg ,  Ratisbonne ,  c'est-à-dire  toute  la  ligne  du 
Danube,  sauf  Ulni  et  Ingolstadt,  et  se  retira  sous  Augsbourg.  Les 
généraux  ennemis  jetèrent  des  ponts  sur  le  Danube  et  sur  le  Lech, 
emportèrent  Rain,  qui  leur  ouvrit  la  Bavière,  et  offrirent  à  l'élec- 
teur des  conditions  de  paix  avantageuses.  On  lui  eût  fait  des  con- 
cessions de  territoire  et  l'on  eût  rétabli  son  frère  dans  l'électorat 
de  Cologne.  Sur  la  nouvelle  que  Tallard  passait  enfin  les  Monta- 
gnes Noires,  l'électeur  refusa,  et  les  alliés  se  vengèrent  en  lan- 
çant dans  toute  la  Bavière  des  partis  dont  les  cruautés  rappelèrent 
la  dévastation  du  Palatinat. 

Tallard,  comme  il  avait  fait  en  mai,  descendit  de  la  vallée  du 
Rhin  dans  la  vallée  du  Danube  par  Villingen,  du  12  au  15  juillet  : 
le  21,  informé  qu'Eugène  avait  quitté  les  lignes  de  Bûhl  et  mar- 
chait sur  son  fianc,  il  prit  la  rive  droite  du  Danube  et  poussa  sans 
obstacle  jusqu'à  Augsbourg,  où  il  joignit  l'électeur  et  Marsin ,  du 
3  au  4  août.  Eugène  s'était  avancé  entre  le  Haut-Necker  et  le  Haut- 
Danube  avec  la  moitié  de  son  corps  d'armée  (quinze  mille  hommes). 


426  LOUIS  XIV.  11704! 

Villeroi  eût  dû  suivre  le  mouvement  d'Eugène  ;  mais  il  se  laissa 
quelques  jours  abuser  par  les  marches  et  contre-marches  de  ce 
grand  stratégiste  ;  puis,  au  moment  où  il  soupçonnait  son  vrai  des- 
sein, il  reçut  du  roi  Tordre  exprès  de  ne  s'engager  en  aucun  cas 
dans  les  montagnes ,  de  peur  de  découvrir  l'Alsace ,  comme  si  les 
quinze  mille  hommes  laissés  par  Eugène  aux  lignes  de  Bûhl  eussent 
pu  être  à  craindre  pour  Landau  et  Strasbourg!  Cet  ordre  déplo- 
rable assurait  la  supériorité  à  l'ennemi  sur  les  lieux  où  allait  se  dé- 
cider le  sort  de  l'Allemagne.  Tandis  que  Villeroi  restait  immobile 
sur  la  Kintzig,  Eugène  volait  à  tire-d'aile  vers  le  Danube  et  l'attei- 
gnait, le  8  août,  à  HOchstedt,  sur  le  champ  de  bataille  naguère 
illustré  parVillars.  Marlborough  revint,  de  l'entrée  de  la  Bavière, 
au-devant  d'Eugène,  pendant  que  Bade  marchait  contre  Ingolstadt 
avec  de  l'infanterie.  Tallard  et  Marsin,  ne  pouvant  empêcher  la 
jonction  des  chefs  enrtemis,  projetèrent  de  leur  couper  les  com- 
munications avec  Nordlingen  et  la  Franconie,  d'où  ils  tiraient  leurs 
approvisionnements.  Le  9  août,  l'électeur  et  les  deux  maréchaux 
se  portèrent  d'Augsbourg  à  Lawingen,  où  ils  passèrent  le  Danube, 
le  10;  mais,  une  fois  là,  l'électeur  ne  voulut  plus  songer  à  autre 
chose  qu'à  courir  à  l'ennemi.  Les  plus  graves  raisons  prescrivaient 
de  gagner  du  temps,  comme  le  demandait  Tallard.  L'électeur, 
malgré  les  représentations  de  Marsin,  avait  dispersé  la  plupart  de 
ses  troupes  en  Bavière  pour  repousser  les  partis  ennemis  '  ;  il 
fallait  attendre  le  retour  de  ces  corps  bavarois.  La  cavalerie  fran- 
çaise était  en  très-mauvais  état  et  avait  besoin  de  se  refaire.  Les 
ennemis,  si  on  les  eût  tenus  quelque  peu  en  échec,  eussent  été 
obligés  de  se  retirer  en  Franconie  pour  subsister,  ce  qui  dégageait 
la  Bavière  sans  coup  férir.  D'un  autre  côté,  les  affaires  de  Pologne 
et  de  Hongrie  prenaient  un  aspect  de  plus  en  plus  menaçant  pour 
l'empereur  et  pour  ses  alliés.  Rakoczi  insultait  encore  une  fois 
Vienne  avec  la  levée  en  masse  hongroise  et  allait  être  proclamé 
prince  de  Transylvanie  par  ce  pays  affranchi  des  Autrichiens.  Le 
roi  électeur  Auguste  de  Saxe,  membre  de  la  Grande  Alliance,  venait 
d'être  déclaré  déchu  du  trône  de  Pologne  par  les  confédérés  polo- 
nais, unis  aux  Suédois  contre  les  Saxons  et  contre  les  Russes, 

1.  Il  n'avait  au  camp  qae  cinq  bataillons  et  vingt-trois  escadrons  bavaroiai. 


[1704]  BATAILLE   DE   UOCHSTEDT.  427 

leurs  auxiliaires  ;  ces  conjonctures,  qui  devenaient  de  plus  en  plus 
favorables,  défendaient  de  rien  risquer  sans  nécessité. 

L'électeur  n'écouta  aucun  raisonnement  :  il  ne  voulut  pas  même 
qu'on  s'aiTôtàt  à  Hftchstedt,  où  l'espace  entre  le  Danube  et  les  hau- 
teurs qui  bornent  sa  vallée  est  assez  étroit,  marécageux  et  facile  à 
défendre.  Il  entraîna  l'armée,  le  12,  entre  Blindheim  (ou  Blein- 
heim)  et  Lutzingen,  avec  le  projet  de  marcher  de  làsur  Donar 
werth,  où  Marlborough  et  Eugène  s'étaient  réunis  le  11.  Les  enne- 
mis le  prévinrent  :  le  13,  à  la  pointe  du  jour,  il  s'en  vinrent  droit 
au  camp  franco-bavarois.  L'armée  de  Tallard,  appuyée  au  Danube 
et  au  village  de  Blindheim,  formait  la  droite;  l'armée  combinée 
de  l'électeur  et  de  Marsin,  appuyée  à  des  hauteurs  boisées  et  au 
village  de  Lutzingen,  formait  la  gauche;  Marlborough,  avec  les 
Anglo-Batavcs  et  leurs  auxiliaires  soldés,  fit  face  à  Tallard  ;  Eugène, 

avec  les  Austro-Allemands,  à  l'électeur  et  à  Marsin.  L'ennemi 

• 

comptait  environ  trente -trois  mille  fantassins  et  vingt  neuf 
mille  chevaux;  les  Franco-Bavarois  pouvaient  avoir  trente-cinq 
mille  fantassins  et  dix-sept  ou  dix-huit  mille  cavaliers,  dont  un 
assez  grand  nombre  étaient  démontés  par  suite  d'une  épizootie 
qui  désolait  l'armée  de  Tallard.  Ces  forces  se  trouvaient  distri- 
buées d'une  manière  très-inégale,  Marlborough  ayant  beaucoup 
plus  d'infanterie  et  plus  de  deux  fois  autant  de  cavalerie  que  Tal- 
lard, tandis  qu'Eugène  était  inférieur  à  l'électeur  et  à  Marsin  de 
plus  de  moitié  en  infanterie  et  leur  était  peu  supérieur  en  cava- 
lerie. Marlborough  diminua  im  peu  cette  inégalité  en  renforçant 
Eugène  de  quelques  bataillons.  Le  grand  effort  allait  tomber  sur 
Tallard.  Ce  maréchal  ne  fit  rien  de  ce  qu'il  fallait  pour  atténuer 
le  péril.  Entraîné  à  combattre  dans  un  poste  qu'il  désapprouvait, 
il  se  troubla  et  prit  de  mauvaises  dispositions.  Il  ne  se  mit  pas  en 
mesure  de  disputer  le  passage  d'un  ruisseau  qui  couvrait  son  front: 
il  entassa  une  masse  d'infanterie  dans  Blindheim  et  n'en  garda 
presque  point  pour  soutenir  sa  cavalerie  en  plaine;  il  réduisit 
encore  cette  cavalerie,  déjà  si  faible,  en  faisant  mettre  pied  à  terre 
à  ses  dragons  pour  les  joindre  à  l'infanterie  dans  Blindheim. 
Presque  tous  les  officiers-généraux  étaient,  comme  lui,  démora- 
lisés d'avance. 
Les  premières  heures  de  la  journée  furent  cependant  très- 


hU  LOUIS  XIV.  [1704- 

meurtrières  pour  les  Anglo  -  Bataves ,  qui  restèrent  longtemps 
exposés  au  feu  de  Tartillerie  française  (quatre-vingt-dix  pièces  de 
campagne],  en  attendant  qu*Eugène,  qui  avait  des  ravins  et  des 
bois  à  tourner,  fût  arrivé  eH  ligne.  Les  premières  attaques  contre 
Blindheim  furent  vigoureusement  repoussées;  mais,  quand  Mari- 
borough,  se  contentant  d'entretenir  le  feu  contre  Blindheim  pour 
amuser  Tallard,  eut  lancé  la  masse  de  ses  troupes  au  delà  du  ruis- 
seau dans  la  plaine,  la  lutte  devint  évidemment  inégale  :  les  esca- 
drons français  n'avaient  pu  se  former  que  sur  deux  rangs;  les 
ennemis  étaient  sur  trois;  les  escadrons  ennemis,  s'ils  étaient 
ramenés  dans  une  charge,  se  ralliaient  sous  la  protection  d*une 
puissante  infanterie  ;  les  Français  n'avaient  pas  cette  ressource. 
Tallard  envoya  demander  à  l'électeur  et  à  Marsin  un  secours  in- 
dispensable; une  partie  de  leur  cavalerie  s'était  jointe  à  celle  de 
JTallard;  ils  refusèrent  de  se  dégarnir  davantage.  La  cavalerie  de 
Tallard,  poussée  par  quatre  lignes  d'escadrons  et  prise  en  flanc 
par  le  feu  des^  bataillons  ennemis,  se  rompit  et  abandonna  en 
plaine  un  petit  corps  d'infanterie,  qui  fut  haché.  Tallard  voulut 
regagner  Blindheim  pour  en  tirer  le  gros  de  son  infanterie  et 
tenter  la  retraite;  il  fut  enveloppé  et  pris  avant  d'y  arriver.  La 
plus  grande  partie  des  troupes  de  Marlborough  se  rabattirent  sur 
Blindheim.  Le  reste  alla  secourir  Eugène,  qui,  attaquant  avec  des 
forces  inférieures  un  ennemi  bien  posté,  avait  essuyé  de  grandes 
pertes  et  avait  été  fort  heureux  de  n'avoir  pas  affaire  à  des  généraux 
plus  habiles.  Quand  l'électeur  et  Marsin  virent  de  loin  l'armée  de 
Tallard  en  déroute  et  les  colonnes  de  Marlborough  tourner  contre 
eux,  ils  se  retirèrent  en  bon  ordre  par  les  hauteurs,  sans  faire  la 
moindre  tentative  pour  dégager  l'infanterie  de  Tallard ,  ni  pour 
rallier  sa  cavalerie.  Le  dernier  effort  de  la  bataille  se  concentra 
sur  Blindheim.  La  plus  grande  confusion  régnait  dans  ce  village, 
si  follement  encombré  de  soldats.  Le  général  qui  y  commandait, 
avait  perdu  la  tète  :  il  poussa  son  cheval  dans  le  Danube  et  se  noya. 
Son  lieutenant  ne  sut  pas  le  remplacer  ni  assurer  la  retraite  quand 
elle  était  encore  possible.  Blindheim  fut  cerné  et  assailli  par  des 
masses.  Une  première  brigade»  enveloppée,  se  rendit;  sur  le  soir, 
l'officier-général  commandant  capitula  pour  tout  le  reste  ;  vingt- 
sept  bataillons  de  vieille  infanterie  et  douze  escadrons  de  dragons. 


[1704]  BATAILLE    DE   UOCHSTEDT.  429 

• 

OU  du  moins  ce  qui  en  restait,  se  rendirent  prisonniers  de  guerre; 
le  régiment  de  Navarre  brûla  ses  drapeaux  et  brisa  ses  armes  de 
rage  !  Dix  à  onze  mille  prisonniers  étaient  demeurés  dans  les 
mains  de  l'ennemi  ;  douze  à  quatorze  mille  morts  ou  blessés  jon- 
chaient le  champ  de  bataille,  ou  se  traînaient  à  la  suite  de  l'élec- 
teur et  de  Marsin  sur  le  chemin  d'Ulm. 

Les  conséquences  immédiates  de  la  défaite  furent  pires  que  la 
défaite  elle-même.  L'électeur  et  Marsin  eussent  pu  s'arrêter  à  Ulm, 
y  appeler  l'armée  de  Villeroi  et  les  troupes  restées  en  Bavière.  On 
avait  sauvé  la  meilleure  partie  de  Tartillerie  ;  la  cavalerie  de  Tal- 
lard  avait  rejoint;  l'ennemi  ne  laissait  pas  que  d'être  aflaibli  par 
douze  ou  treize  mille  hommes  tués  ou  hors  de  combat,  et  la  guerre 
défensive  sur  le  Danube  n'eût  été- nullement  impossible;  on  pré- 
tend que  l'électeur  ouvrit  cet  avis;  mais  l'abattement  était  tiop 
grand  :  le  conseil  de  guerre  vota  pour  qu'on  évacuât  Augsbourg 
et  tous  les  postes  occupés  en  Souabe,  sauf  Ulm  ;  on  laissa  dans 
Ulm  quatre  mille  soldats  et  les  blessés,  et  Ton  n'appela  Villeroi  à 
Villingen  que  pour  protéger  la  retraite  des  vaincus  à  travers  les 
Montagnes  Noires;  l'armée  fugitive  ne  s'arrêta  que  sur  la  rive 
gauche  du  Rhin.  Elle  abandonnait  aux  alliés  l'Allemagne  entière, 
pour  prix  d'une  seule  victoire  *  ! 

Le  dommage  matériel  était  immense  ;  le  dommage  moral  plus 
grand  encore  ;  la  renommée  de  nos  légions,  si  longtemps  invin- 
cibles, était  profondément  ébranlée  par  celte  capitulation  inouïe 
de  tout  un  corps  d'armée  sur  le  champ  de  bataille;  le  prestige  de 
la  France  était  dissipé  !  Ce  ne  fut  qu'un  cri  parmi  les  nations  coa- 
lisées :  €  la  voilà  qui  vient,  cette  ruine  si  longtemps  attendue  !  Ce 
que  la  guerre  de  1688  n'a  pu  faire,  la  guerre  de  la  Succession  l'ac- 
complira !  Après  trois  ans  d'oscillations,  la  fortune  se  décide  !  Que 
Louis  XIV  reconnaisse  enfin  que  personne,  avant  sa  mort,  ne  doit 
être  appelé  Grand  ni  Heureux  ^  !  > 

1.  Général  Pelet,  t.  IV,  p.  369-621.  —  Saint-Hilaîre,  t.  III,  p.  43.  —  Lamberli, 
t.  111,  p.  84-105.  —  Quinci,  t.  IV,  p.  258-290.  —  Dumont,  U*  BatniUet  et  Victoirei 
du  princê  Eugène.  —  La  réaolatiou  du  conieil  de  guerre  Tut  conforme  aux  intentions 
<ia  roi. 

2.  —  AONOSCAT  TANDEM  LUDOVXCUS  XIV  NEMINEM  DEBERB  AKTk  OBITUM  AUT 

FELiCEM  AUT  MAGNUM  vocARi  !  —  Inscription  proposée  pour  on  monament  en  mé- 
moire de  la  bataille  de  Uôchstedt. 


430  LOUIS  XIV.  [1704: 

L'électeur  de- Bavière  regagna  tristement  son  ancien  gouverne- 
ment des  Pays-Bas,  qui  allait  être  son  seul  asile.  Viileroi  prit  le 
commandement  sur  le  Rhin.  Les  ennemis  arrivèrent  sur  ce  fleuve 
presque  aussitôt  que  lui.  Eugène,  Bade  et  Marlborough,  laissant 
des  troupes  devant  Ingolstadt  et  devant  Ulm  \  marchèrent  droit 
à  Philipsbourg  et  y  franchirent  le  Rhin,  du  5  au  7  septembre,  sans 
que  Viileroi  essayât  de  leur  disputer  le  passage.  Il  n*essaya  pas 
davantage  de  soutenir  Landau  ;  il  laissa  une  forte  garnison  dans 
cotte  place  et  se  retira  sur  la  Moder.  Landau  fut  aussitôt  investi 
(9  septembre).  Eugène  et  Marlborough  eussent  volontiers  passé 
outre  et  cherché  sur-le-champ  à  pénétrer  en  France;  mais  le 
prince  de  Bade  obtint  qu*on  débarrassât  d*abord  son  pays  et  les 
cercles  rhénans  d'un  voisinage  redoutable.  Au  bout  de  quelques 
semaines,  les  généraux  ennemis,  voyant  Landau  Irès-éloigné  de 
se  rendre,  transigèrent  sur  leurs  vues  respectives;  les  Allemands 
restèrent  devant  Landau,  où  le  roi  des  Romains  vint  les  joindre; 
les  Anglo-Bataves  se  dirigèrent  sur  la  Moselle,  occupèrent  Trêves, 
qui  ne  fut  pas  défendu  (30  octobre),  investirent  Trarbach  et 
poussèrent  leurs  avant-postes  sur  la  Sarre  :  Marlborough  se  mit 
ainsi  en  mesure  d'attaquer  la  Lorraine  au  printemps.  Pendant  ce 
temps,  un  traité  était  signé  au  camp  devant  Landau,  entre  les 
commissaires  du  roi  des  Romains  et  de  l'électrice  de  Bavière  fon- 
dée de  pouvoir  de  son  mari  ;  toutes  les  places  fortes  de  la  Bavière 
devaient  être  remises  à  l'empereur  ;  les  troupes  restées  en  Bavière 
devaient  être  licenciées  avec  serment  de  ne  plus  porter  les  armes 
contre  l'empereur  et  l'Empire;  les  seules  conditions  étaient  le 
maintien  des  privilèges  et  coutumes  du  pays  et  la  résidence  de 
l'électrice  à  Munich ,  démantelé ,  avec  le  domaine  utile  de  la  ré- 
gence de  Munich  (9  septembre). 

Landaij,  après  une  très-belle  défense,  qui  avait  réduit  la  garni- 
son de  cinq  mille  hommes  à  deux  mille  et  coûté  plus  de  neuf 
mille  hommes  à  l'ennemi,  fut  enfin  rendu  le  24  novembre  par 
son  gouverneur  Laubanie,  qu'avaient  aveuglé  des  éclats  de  bombe. 
Trarbach  se  défendit  avec  le  même  héroïsme  ;  il  en  coûta  aux  An- 
glo-Bataves quinze  cents  soldats  et  six  semaines,  pour  forcer  cin<^ 

1.  Ulm  se  rendit  dès  le  10  septembre,  moyennant  la  libre  retraite  de  la  garnison 
et  des  blessés. 


[17041  PERTE  DE   LANDAU.  43t 

cents  hommes  dans  cette  forteresse.  Ces  braves  garnisons  relevè- 
rent l'honneur  de  Tannée. 

La  conûance  des  alliés  n'en  fut  pas  diminuée  :  leurs  espérances 
étaient  sans  bornes,  comme  leur  joie;  l'orgueil  anglais,  surtout, 
si  longtemps  froissé  et  refoulé,  débordait  en  vrai  délire  ;  on  élevait 
Marlborough  au-dessus  de  tous  les  héros  de  l-histoirc  et  de  la 
fable.  Créé  prince  de  l'Empire  par  Léopold,  reçu  à  La  Haie  par 
les  États-Généraux  avec  les  honneurs  qu'on  eût  pu  rendre  à  un 
stathouder,  il  fut  à  Londres  l'objet  d'un  enthousiasme  que  les  pou- 
voirs constitués  traduisirent  en  félicitations  solennelles  et  en  dons 
magnifiques;  la  reine  lui  transféra  un  domaine  de  la  couronne, 
Woodstock ,  où  on  lui  bâtit  un  splendide  palais  qu'on  nomma 
Bleinheim  en  souvenir  de  sa  victoire. 

Les  événements  d'Espagne,  s'ils  ne  répondaient  pas  autant  que 
ceux  d'Allemagne  aux  vœux  de  l'Autriche,  étaient  de  nature  à 
augflienter  encore  la  satisfaction  des  Anglais.  Le  début,  cepen- 
dant, n'avait  pas  été  heureux  pour  les  alliés  :  l'archiduc  Charles, 
débarqué  à  Lisbonne  le  7  mars,  avec  un  petit  corps  d'armée  anglais, 
allemand  et  hollandais,  n'avait  pas  trouvé  le  Portugal  en  mesure  de 
remplir  les  engagements  de  son  roi  ;  l'Espagne,  malgré  le  déplo- 
rable état  de  ses  fmanccs  et  de  son  armée,  fut  prête  la  première, 
grâce  à  des  levées  de  milices  en  Castille  et  en  Galice ,  et  grâce 
surtout  à  l'entoi  de  dix  ou  douze  mille  Français  que  Louis  XIY 
avait  expédiés  outre-Pyrénées,  sous  les  ordres  du  duc  de  Berwick» 
fils  naturel  du  feu  roi  Jacques  II  et  d'une  sœur  de  Marlborough  et 
récemment  naturalisé  Français.  Philippe  Y  et  Berwick  prévinrent 
l'invasion  en  envahissant  eux-mômes  le  Portugal  avec  vingt-six  à 
vingt-huit  mille  combattants.  Ils  enlevèrent  presque  sans  résis- 
tance un  bon  nombre  de  places  et  y  prirent  en  détail  une  partie 
des  troupes  alliées.  Si  le  plan  de  campagne  eût  été  bien  exécuté» 
le  Portugal  eût  couru  un  extrême  péril.  Deux  corps  d'armée 
devaient  marcher  par  les  deux  rives  du  Tage  jusqu'à  Villa-Veilha, 
où  ils  se  joindraient  pour  se  porter  aussi  loin  que  possible  vers 
Lisbonne.  Le  général  flamand  Tserclaês,  qui  commandait  le  corps 
de  la  rive  sud ,  ne  seconda  point  du  tout  Philippe  Y  et  Berwick 
et  fit  manquer  le  projet  par  sa  timidité  et  ses  fausses  manœuvres; 
le  temps  se  passa  ;  les  grandes  chaleurs  vinrent  et  il  fallut  se 


432  .      LOUIS  XIV.  11704) 

cantonner  et  raser  la  plupart  des  places  prises.  La  pénurie  où 
était  l'armée  franco-espagnole,  en  fait  d'équipages  et  d'approvi- 
sionnements,  eût  probablement,  en  tout  cas,  empêché  un  succès 
complet  (mai-juin). 

'  Les  alliés  échouèrent  aussi  d'abord  du  côté  de  la  mer.  L'amiral 
Rooke ,  après  avoir  inutilement  guetté  les  galions  d'Amérique , 
avait  fait  voile  pour  Barcelone  et  tenté  une  descente  :  on  lui  avait 
montré  les  Catalans  prêts  à  se  soulever  au  premier  aspect  de  sa 
flotte  ;  un  complot  avait  été,  en  eflct,  tramé  dans  Barcelone,  mais 
la  mine  fut  éventée;  la  flotte  ennemie,  après  un  bombardement 
sans  résultat,  reprit  le  large  (mai-juin). 

L'amiral  anglais  réussit  mieux  dans  une  entreprise  moins  es- 
sentielle au  succès  direct  de  la  guerre,  mais  plus  utile  à  l'Angle- 
gleterre  et  plus  menaçante  pour  cet  équilibre  européen  que  chacun 
réclamait  contre  les  autres  et  que  chacun  voulait  rompre  à  son 
profit.  Le.  i^»"  août,  il  se  présenta  devant  Gibraltar  :  ce  bloc* de 
rocher,  dernier  promontoire  poussé  par  l'Europe  en  face  de  l'A- 
frique, défendu  vers  la  terre  par  d'autres  rochers,  vers  la  mer  par 
les  perpétuels  orages  d'une  baie  sans  abri,  passait  pour  inaccessi- 
ble et  l'eût  été  s'il  avait  eu  des  défenseurs;  mais  il  n'y  avait  pas 
cent  soldats,  presque  sans  canons  montés  et  sans  munitions. 
L'ambassadeur  français  Grammont  avait  inutilement  prévenu  le 
conseil  d'Espagne  de  munir  Gibraltar.  La  flotte  alliée  flt  taire,  par 
quinze  mille  coups  de  canon,  les  batteries  du  môle;  les  chaloupes 
y  opérèrent  une  descente  et  enlevèrent  le  môle  et  quelque  ouvrage 
avancé;  la  petite  garnison  capitula (4  août).  Les  habitants  sorti- 
rent en  masse  plutôt  que  de  reconnaître  le  roi  Charles  III.  Ce 
n'était  pas  pour  Charles  III  que  l'Angleterre  avait  fait  cette  con- 
quête, à  laquelle  les  armes  hollandaises  avaient  follement  con- 
tribué. Rooke  mit  deux  mille  Anglais  dans  Gibraltar.  Ce  fut 
ainsi  que  l'Angleterre  acquit  la  clef  de  la  Méditerranée,  répara, 
et  bien  au  delà,  la  perte  de  Tanger,  qu'elle  avait  eu  un  mo- 
ment entre  les  mains,  et  réalisa  les  derniers  conseils  de  Guil- 
laume III  ! 

La  flotte  française  parut  sur  les  côtes  andalouses  quelques  jours 
trop  tard!  L'escadre  de  Brest  était  partie  de  ce  port  le  16  mai, 
conduite  par  l'amiral  de  France  :  c'était  le  comte  de  Toulouse,  le 


[1704]  GIBRALTAR    AUX   ANGLAIS.  à33^ 

second  des  fils  du  roi  et  de  madame  de  Montespan,  prince  de  vingt- 
six  ans,  de  vaillant  cœur  et  de  bon  esprit;  il  avait  un  second  très- 
capable  de  guider  son  inexpérience  maritime ,  Victor-Marie  d*Es* 
trées,  qu*on  appelait  maintenant  le  maréchal  de  Gœuvres.  L'escadre 
de  Brest  »  sur  l'ordre  très-hasardeux  du  roi,  avait  passé  le  détroit 
de  Gibraltar  à  la  fin  de  mai»  évité  heureusement  le  choc  de  la 
flotte  anglo-batave ,  trop  supérieure  en  nombre ,  et  gagné  la  côte 
de  Provence  pour  rallier  l'escadre  de  Toulon.  Arrivés  là,  Toulouse 
et  Gœuvres  n'avaient  rien  trouvé  de  prêt,  par  la  criminelle  négli- 
gence du  secrétaire  d'état  de  la  marine,  Jérôme  de  Pontchartrain, 
fils  du  chancelier.  Ce  ministre,  le  plus  funeste  qu'ait  enfanté 
l'absurde  système  de  l'hérédité  ministérielle,  arrivait,  par  la  per- 
versité de  son  égolsme,  à  des  résultats  pires  encore  que  ne  faisait 
Ghamillart  par  incapacité.  Jaloux  jusqu'à  la  fureur  de  l'autorité 
du  grand-amiral,  qui  n'entendait  pas  s'endormir  dans  une  somp- 
tueuse sinécure ,  il  ne  songeait  qu'à  le  dégoûter  de  la  mer,  et  son 
mauvais  vouloir  grandissait  jusqu'à  la  trahison.  A  force  d'activité, 
Toulouse  et  Gœuvres  parvinrent  à  faire  ce  que  n'avait  pas  fait  le 
ministre  et  à  mettre  l'escadre  de  Toulon  en  état  de  prendre  la 
mer;  mais  les  escadres  françaises  réunies  ne  purent  arriver  à 
Barcelone  que  le  1*'  août,  et  Gibraltar  était  perdu  avant  qu'elles 
sussent  où  chercher  l'ennemi  *. 

Les  deux  flottes  furent  en  présence  le  22  août,  à  la  hauteur  de 
Vêlez  -  Malaga.  Le  24  août,  l'ennemi,  ayant  le  dessus  du  vent,  prit 
l'ofTensive.  Les  Français  comptaient  quarante-neuf  vaisseaux,  dont 
un  seul  au-dessous  de  cinquante  canons;  Vitat  de  la  flotte  enne- 
mie mentionne  quarante-trois  vaisseaux  au-dessus  de  cinquante 
canons  et  neuf  de  trente  à  cinquante;  mais  cet  état  parait  incom- 
plet ,  d'après  le  témoignage  de  deux  des  principaux  acteurs ,  Vil- 
lette  et  Sourdeval,  qui  donnent  à  l'ennemi,  l'un,  soixante-deux, 
l'autre,  soixante -cinq  voiles,  sans  les  bâtiments  légers.  Les  Fran- 

1 .  V.  le  Mém.  nir  la  Marine  de  France,  par  Valincoart,  §e(n  'Claire  général  de  la 
marine,  et  le  Êfim.  au  roi^  par  le  comte  de  Toulouse,  en  tête  «.  wa  Mim,  de  Villette, 
p.  L-ULvni.  —  Saint-Simon,  qui  ne  mérite  guère  de  confiance  dans  sea  '  ivienses 
déclamationa  contre  Luxembourg ,  contre  Yillars,  contre  Vend6me,  contre  presque 
tous  nos  généraux  émiuents,  est  ici  beaucoup  plus  croyable.  Avec  sa  haine  maniaque 
contre  les  bdtardt  dta  rois,  il  faut  que  le  comte  de  Toulouse  ait  en  cent  fois  raison 
ponr  qu*il  prenne  son  parti,  comme  il  le  fait,  contre  le  ministre.  —  V.  Saint-SimoD* 
t.  IV,   p.  225;  t.  Xm,  p.  304. 

XIV.  28 


434  LOUfS  XfV.  (m*) 

çais  avaient  en  outre  vingt-trois  galères,  dont  quatre  espagnoles, 
et  les  ennemis  sept  galiotes  à  bombes.  Ce  fût  une  terrible  journée; 
on  y  montra  des  deux  parts  une  égale  opiniâtreté ,  avec  cette  dif- 
férence, toutefois,  que  les  Français  cherchaient  Tabordage  et  que 
les  ennemis  le  refusaient,  préférant  un  combat  d*artillerie  où 
leurs  galiotes  à  bombes  leur  promettaient  un  avantage  que  ne 
compensaient  pas  nos  galères,  qui  ne  purent  rendre  presque 
aucun  service  à  cause  de  la  grosse  mer.  Le  feu  de  nos  artilleurs 
fut  toutefois  si  bien  dirigé,  que  le  vaisseau  amiral  français  fit  plier 
le  vaisseau  amiral  anglais  et  deux  autres  bâtiments  après  lui  ;  le 
vaisseau  du  lieutenant -général  Yillette,  commandant  Favant- 
garde,  en  avait  fait  plier  quatre,  et  son  matelot,  le  fameux  corsaire 
Ducasse,  ancien  gouverneur  de  Saint-Domingue,  avait  fait  recu- 
ler le  vice-amiral  anglais  Showell ,  quand  une  bombe,  lancée  par 
une  galiote ,  embrasa  Tarriëre  du  vaisseau  de  Yillette  et  robligea 
de  quitter  le  combat,  mouvement  qui  fut  imité  par  le  reste  de 
Tavant-garde.  Showell  et  Tavaut- garde  anglaise,  horriblement 
maltraités ,  se  retirèrent  de  leur  côté.  Il  était  cinq  heures  ;  le 
combat,  au  centre  et  à  l'arrière-garde  ,  se  prolongea  jusqu'à  la 
nuit.  A  Tarrière-garde,  le  vaisseau  de  Tamiral  hollandais  Calem- 
bourg  avait  coulé  avec  tout  son  équipage  ;  un  autre  vaisseau  hol- 
landais et  un  anglais  avaient  encore  péri.  Beaucoup  de  navires 
des  deux  côtés,  étaient  avariés,  dégréés,  démâtés,  mais  les  Fran- 
çais n'avaient  perdu  aucun  vaisseau. 

Le  lendemain  matin,  le  vent  tourna  en  faveur  des  Français.  Le 
comte  de  Toulouse  assembla  le  conseil  de  guerre.  Le  brave  lieu- 
tenant-général de  Relingue ,  du  lit  de  mort  où  il  gisait .  la  cuisse 
emportée,  fit  prier,  conjurer  l'amiral  de  recommencer  la  bataille. 
Toulouse  y  était  tout  disposé  ;  mais  une  espèce  de  Mentor  que  lui 
avait  donné  le  roi,  un  certain  marquis  d'O,  chef  d'escadre  parfai- 
tement ignoré,  sorti  de  l'antichambre  de  madame  de  Mainlenon, 
s'y  opposa  si  péremptoirement,  que  Toulouse  et  Cœuvres  n'osè- 
rent passer  outre.  On  permit  à  l'ennemi  de  s'éloigner  tranquille- 
ment. Peu  de  temps  après ,  on  sut  que  la  plupart  des  vaisseaux 
anglo-batavcs  s'étaient  trouvés  presque  sans  munitions  et  que 
Tainiral  Rooke  était  résigné,  en  cas  d'attaque,  à  brûler  ving*cinq 
de  SCS  bâtiments ,  pour  les  empêcher  de  tomber  entre  les  mains 


[1704-t705;  BATAILLE  DE  VELEZ-M  AL  AG  A.  A35 

des  Français  1  La  reprise  de  Gibraltar  eût  été  probablement  la 
conséquence  de  la  victoire  '  ! 

On  ne  retrouva  pas  plus  Toccasion  de  reprendre  Gibraltar,  qu*on 
n'avait  retrouvé  l'occasion  de  marcher  sur  Vienne.  La  bataille  de 
Velez-Malaga  fut  la  dernière  grande  journée  de  cette  marine  qu'a^ 
vait  créée  Colbert  et  qui  expira  entre  les  mains  de  Pontchartrain. 
Louis  XIY,  moins  clairvoyant  et  plus  obstiné  dans  ses  choix  à 
mesure  qu'il  vieillissait,  garda  Pontchartrain,  malgré  les  justes 
plaintes  du  comte  de  Toulouse,  et  le  ministre  ne  tarda  pas  à  per- 
suader au  roi  que  les  grandes  flottes  étaient  inutiles  et  que  des 
escadres  séparées  suffisaient  pour  protéger  le  commerce  français  et 
inquiéter  celui  de  l'ennemi.  L'état  désastreux  des  finances  ne  venait 
que  trop  en  aide  aux  arguments  de  Pontchartrain.  Il  eût  fallu, 
du  moins,  entretenir  cette  marine  à  laquelle  on  enlevait  les 
chances  des  grandes  choses  ;  mais  on  laissa  tout  dépérir,  le  ma- 
tériel, les  cadres,  les  ports  même.  Pontchartrain,  dans  un  mé-* 
moire  justificatif,  en  rejeta  plus  tard  la  faute  sur  Chamillart. 

On  essaya  cependant  de  reconquérir  Gibraltar  par  un  siège  en 
règle.  La  flotte,  en  retournant  à  Toulon,  avait  laissé  devant 
Gibraltar,  déjà  ravitaillé  et  renforcé,  une  escadre  chargée  de 
seconder  un  petit  corps  d'année  franco -espagnol  qui  attaquait  par 
terre.  Mais  le  général  espagnol ,  Yilladarias ,  ne  sut  ni  conduire 
les  attaques,  ni  profiter  des  travaux  dirigés  par  Petit-Renau,  notre 
illustre  ingénieur  maritime  ;  les  Anglais,  après  avoir  réussi ,  à  la 
fin  de  novembre,  dans  une  première  tentative  de  secours,  en  pré- 
parèrent une  autre  sur  une  plus  grande  échelle ,  vers  la  fin  de 
l'hiver.  Le  chef  de  l'escadre  de  blocus,  Pointis,  le  vainqueur  de 
Carthagène,  sachant  que  le  vice-amiral  anglais  Leake  avait  sur  lui 
une  énorme  supériorité ,  s'était  retiré  à  Cadix  pour  attendre  un 
renfort  de  Toulon  ;  le  conseil  de  Castille  lui  enjoignit  de  retour- 
ner devant  Gibraltar.  Il  obéit  ;  il  avait  treize  vaisseaux  français  et 
([uatre  galions  contre  trente -cinq  vaisseaux  anglo-bataves;  un 
coup  de  vent  dispersa  son  escadre,  et  il  fut  attaqué,  avec  cinq 
vaisseaux,  par  toute  la  flotte  ennemie  :  il  se  battit,  quatre  heures 
durant,  un  contre  sept;  trois  vaisseaux  français  furent  pris  après 

1.  Hût.  de  la  puissay^ce  navale  de  l'Amjleterre,  par  Sainte-Croix,  t.  II,  p.  104-110.  — 
Villette,  p.  154-349.  —  Saint-Simon,  t.  IV,  p.  232-236. 


436  LOUIS  A IV.  11704-17031 

avoir  repoussé  trois  fois  Tabordage  ;  Pointis  et  un  autre  se  firent 
jour,  s'échouèrent  et  se  brûlèrent  à  la  côte.  Il  en  avait  coûté  aux 
Anglais  deux  vaisseaux  coulés  et  plusieurs  démâtés  (21  mars  1705). 
Le  siège  fut  levé  quelques  semaines  après  (  fin  avril  )  *. 

L'Italie  seule  présentait  à  Louis  XIV  des  sujets  de  consolation. 

Les  alliés  n'avaient  pu  faire  leur  grand  eflbrt  en  Allemagne, 
qu'en  négligeant  l'Italie  et  en  sacrifiant  leur  nouvel  auiiliaire,  le 
duc  de  Savoie,  au  succès  de  leur  plan  général.  A  la  vérité,  le 
secours  amené  par  le  général  Slahremberg ,  en  janvier,  avait  mo- 
mentanément sauvé  le  duc,  en  empêchant  le  siège  de  Turin;  mais 
ce  secours  fut  le  seul  de  toute  l'année,  et  le  petit  corps  laissé  par 
Stahremberg  sur  le  Bas-Pô  et  réduit  à  cinq  ou  six  mille  hommes 
ne  reçut  aucun  renfort  au  printemps.  Dès  le  commencement  dV 
vril,  ce  corps,  pressé  par  les  troupes  françaises  de  la  Secchia,  aux 
ordres  du  grand-prieur,  frère  de  Vendôme,  fut  contraint  d'éva- 
cuer les  positions  qui  lui  restaient  au  midi  du  Pô ,  excepté  la 
Hirandole.  Tandis  que  les  Impériaux  étaient  abandonnés  à  eux- 
mêmes,  l'armée  française  était  remontée  par  douze  mille  recrues 
et  par  une  amnistie  offerte  aux  déserteurs  qui  rejoindraient  leurs 
drapeaux.  Le  Piémont,  au  mois  de  mai,  fut  attaqué  de  deux  côtés 
à  la  fois.  Le  corps  qui  avait  occupé,  presque  sans  résistance,  toute 
la  Savoie,  sauf  Montmélian,  passa  les  Alpes  et  prit  Suse  (l''-12  juin, 
pendant  que  Vendôme  investissait  Verceil.  Le  roi,  par  une  cir- 
conspection exagérée,  avait  empêché  Vendôme  d'entreprendre 
une  opération  plus  décisive,  c'est-à-dire  d'assiéger  Verrue,  qui 
couvrait  Turin,  à  la  vue  de  l'armée  austro-piémon taise  retran- 
chée à  Crescentino.  Durant  le  siège  de  Verceil,  le  grand -prieur, 
avec  le  corps  de  la  Secchia,  se  porta  au  nord  du  Pô  et  chassa  les 
Autrichiens  à  l'est  de  l'Adige;  de  là,  ils  regagnèrent  le  Trentin, 
d'où  ils  étaient  partis  en  1701.  La  I^ombardie  était  complètement 
débarrassée,' sauf  la  petite  place  de  la  Mirandole,  et  toute  la  guerre 

• 

1.  Sur  les  affaires  d^Espag^ie  et  de  mer,  y.  Quinci,  t.  IV,  p.  400-454.  —  Jfrm.  de 
Louville,  t.  II,  p.  127-154,  et  t.  I*',  passlm.  Louville  attribue  les  reven  d'Espagne  i 
ce  que  Louis  XIV,  par  un  trop  grand  inénageinent  pour  les  préjugés  et  poar  les 
ombrages  des  Espagnols,  n*avait  pas  entrepris  assez  résolument  la  réforme  de  leur< 
conseils  et  de  tout  leur  gouvernement.  11  eût  voulu  qu*on  envoyât,  de  France,  de» 
1701,  trois  hommes  capables,  énergiques,  pour  réorganiser  les  finances.  Tannée  et 
la  marine  espagnoles.  Il  est  douteux  que  TEspagne  se  fût  laissé  faire. 


11704]  VENDOME    EN   ITALIE.  437 

d'Italie  se  trouvait,  pour  un  moment,  concentrée  en  Piémont. 
Vendôme  eût  voulu  réunir  toutes  les  forces  françaises  pour  opérer 
plus  énergiquement  ;  mais  le  corps  d*armée  des  Alpes,  commandé 
parle  lieutenant-général  La  Feuillade,  fils  du  fameux  courtisan 
de  ce  nom  et  gendre  de  Chamillart,  n'était  pas  soumis  au  général 
de  l'armée  d'Italie ,  et  la  vanité  de  La  Feuillade  trouvait  mieux 
son  compte  à  commander  en  chef  qu'en  second.  La  Feuillade  se 
mit  à  guerroyer  contre  les  vallées  vaudoises,  au  lieu  de  se  rendre 
au  camp  devant  Verceil.  L'incident  le  plus  curieux  de  cette  petite 
guerre  fut  qu'une  des  vallées  vaudoises,  Saint -Martin,  se  laissa 
gagner  par  les  Français  et  se  déclara  indépendante  sous  la  pro- 
tection du  roi  ;  Pignerol ,  francisé  par  une  longue  habitude ,  prit 
aussi  parti  pour  les  Français. 

Malgré  le  refus  de  concours  de  La  Feuillade ,  Verceil  capitula 
le  20  juillet.  A  la  fin  du  mois  suivant,  d'après  les  intentions  du  roi, 
Vendôme  assaillit  Ivrée.  La  ville  fut  abandonnée  par  l'ennemi  le 
18  septembre  :  les  deux  forteresses  se  rendirent  les  26  et  29;  le  fort 
de  Bard ,  qui  commande  le  débouché  des  Grandes  Alpes  au-dessus 
d'Ivrée ,  fut  [.ris  le  7  octobre.  La  Feuillade  s'était  tardivement 
décidé  à  rejoindre  Vendôme,  en  forçant  le  pas  de  la  Tuile  (Petit- 
Saint-Bemard);  les  communications  du  Piémont  avec  la  Suisse  et 
la  Souabe  furent  interceptées  par  l'occupation  du  val  de  Sesia  et 
du  val  d'Aoste. 

Les  Impériaux ,  cependant ,  s'étaient  enfin  refait  dans  le  Tren- 
tin  un  corps  d'armée  d'une  quinzaine  de  mille  hommes  ;  vers 
l'automne ,  après  HOchstedt ,  ils  redescendirent  du  Tyrol  italien 
par  le  val  de  Ghiese  ;  mais  le  grand-prieur  les  empêcha  de  débou- 
cher dans  les  plaines  du  Bressan.  Cette  tentative  ne  pouvait  man- 
quer d'être  renouvelée  plus  puissamment  au  printemps  prochain 
et  il  était  essentiel  de  tâcher  d'en  finir  avec  le  Piémont  avant 
qu'Eugène  pût  ramener  en  Lombardie  ses  bandes  victorieuses. 
Vendôme  fut  enfin  libre  de  revenir  à  son  premier  dessein ,  au 
siège  de  Verrue.  C*était  une  difficile  conquête  :  la  place ,  bien 
fortifiée,  était  soutenue  par  un  camp  retranché  à  la  droite  du  Pô; 
un  second  camp  était  établi  sur  l'autre  rive  du  Pô ,  à  Crescentino, 
en  face  de  Verrue,  et  les  deux  camps  et  les  deux  villes  étaient 
reliés  par  un  pont  et  par  une  île  fortement  retranchés.  Vendôme 


) 


m  LOUIS   XIV.  [1704-1705; 

attaqua  d'abord  le  camp  dé  la  rive  droite  ;  il  fit  ouvrir  des  tran- 
chées comme  devant  une  place  de  guerre.  Le  duc  de  Savoie 
évacua  seç  retranchements  sans  attendre  Tassant  (6  octobre}  et 
regagna  Crescentino.  Le  siège  de  Verrue  fut  aussitôt  entamé  ;  mais 
la  mauvaise  saison,  la  communication  de  Verrue  avec  Crescen- 
tino et  l'énergique  défense  des  assiégés  rendirent  les  opérations 
très-lentes  et  très-pénibles.  Tout  Thi  ver  s*y  consuma.  Il  fallut  au 
général  et  à  l'armée  une  constance  et  une  patience  méritoires 
chez  un  épicurien  tel  que  Vendôme.  Ce  fut  seulement  le  2  mars 
1705,  que  l'on  parvint  à  emporter  d'assaut  le  pont  et  l'île  du  Pô; 
l'on  se  disposait  à  assaillir  le  duc  de  Savoie  sous  CrescentiDO , 
lorsqu'il  abandonna  son  second  camp  (34  mars).  Le  gouverneur 
de  Verrue  se  défendit  encore  plus  de  trois  semaines  ;  quand  il  se 
vit  à  l'extrémité ,  il  détruisit  ce  qui  lui  restait  de  munitions  et 
ât  sauter  une  partie  des  remparts,  avant  de  se  rendre  à  discrétion 
avec  quinze  cents  hommes,  débris  de  la  garnison  (9  avril).  Tout 
le  nord  du  Piémont,  entre  la  Grande-Doire ,  les  Alpes,  la  Sesia  et 
le  Pô ,  fut  ainsi  entre  les  mains  des  Français,  et  le  Milanais  fut  de 
nouveau  relié  stratégîquement  à  la  France  ;  d'une  autre  part,  le 
corps  de  La  Feuillade,  détaché  sur  la  fin  du  siège  de  Verrue, 
s'était  emparé  du  comté  de  Nice ,  moins  la  capitale  ;  mais  le  prin- 
temps de  1705  était  arrivé  sans  qu'on  eût  encore  entamé  l'attaque 
de  Turin ,  la  grande  cité  qui  fait  le  destin  du  Piémont  :  un  nouvel 
orage  se  formait  du  côté  du  Tyrol  et  rien  n'était  décidé  en  Italie, 
malgré  les  succès  de  Vendôme,  qui  s'était  tout  à  fait  relevé  au 
niveau  de  lui-même  dans  cette  campagne  *. 

La  Bavière  perdue,  TAllemagne  évacuée,  l'Alsace  entamée, 
l'ennemi  sur  la  Moselle,  la  clef  de  la  Méditerranée  aux  mains  de 
l'Angleterre,  la  France  supérieure  seulement  en  Italie,  mais 
sans  succès  définitif,  tel  était  le  résultat  général  de  Tannée  1704. 

Les  chefs  de  la  Grande  Alliance  s'apprêtaient  à  rouvrir  la  cam- 
pagne avec  des  espérances  exorbitantes.  Us  disposaient  de  deux 
cent  vingt-cinq  mille  combattants,  sans  compter  les  Piémontais, 
les  Portugais ,  ni  la  marine.  Ils  décidèrent  de  n'avoir  que  trente 
mille  hommes  en  Italie,  avec  Eugène,  il  est  vrai,  à  leur  tête, 

1.  Général  Pelet,  t.  IV,  p.  75-368.  —  Saiut-Uilaire,  t.  Il,  p.  401;  m,  p.  1-39.— 
Quinci,  t.  IV,  p.  334-400. 


1*705]  JOSEPH   r  ET  RAKOGZI.  439 

trente  mille  en  Hongrie,  quinze  mille  seulement  en  Espagne, 
mais  soutenus  par  une  paissante  flotte ,  et  de  masser  cent  cin- 
quante mille  hommes  en  trois  corps  entre  le  Rhin  et  la  mer, 
afin  d'attaquer  la  France  chez  elle.  Ils  s'efforcèrent  de  ressusciter 
la  révolte  des  Cévennes,  en  même  temps  que  de  désarmer  par 
des  négociations  l'insurrection  hongroise.  L'empereur  Léopold 
mourut  sur  ces  entrefaites  (5  mai  1705).  Cet  obscur  et  vulgaire 
rival  du  Grand  Roi,  qui  n'avait  eu  d'autre  génie  et  d'autre  vertu 
politique  que  l'opiniâtreté,  ou,  si  Ton  veut,  la  patience  autri- 
cliiennc,  eut  la  satisfaction  de  mourir  sur  une  victoire,  plein  de 
cette  pensée  que  la  maison  de  Bourbon  allait  être  à  son  tour  hu- 
miliée devant  la  maison  d'Autriche.  Son  Gis  aîné  Joseph ,  roi  des 
Romains,  jeune  homme  de  vingt -sept  ans,  prit  aussitôt  le  titre 
impérial.  Joseph  congédia  des  hauts  emplois  les  amis  des  jésuites, 
si  détestés  en  Hongrie,  fit  des  avances  aux  Hongrois,  leur  insi- 
nua qu'il  n'avait  pas  contre  eux  les  préventions  ni  les  ressenti- 
ments de  son  père  et  accepta,  bien  qu'à  contre-cœur,  la  média- 
tion de  l'Angleterre  et  de  la  Hollande  entre  lui  et  ses  sujets 
révoltés;  mais  Rakoczi  et  ses  amis ,  c'est-à-dire  la  nation  magyare 
presque  entière ,  déjà  relevés  avec  éclat  d'une  bataille  perdue  îi 
Tyrnàu,  ne  voulaient  entendre  à  rien  sans  le  rétablissement  de 
leur  constitution  élective  et  sans  la  renonciation  de  l'empereur  à 
la  Transylvanie  * .  La  Transylvanie  indépendante  eût  été  la  cita- 
delle de  la  liberté  hongroise.  Joseph  n'eût  jamais  fait  une  telle 
concession;  il  poursuivit  tout  ensemble  les  négociations  et  la 
guerre,  et  parvint  à  soulever  les  tribus  slaves  de  Raitzes  (Ras- 
ciens}  contre  les  Magyars.  Malgré  cette  diversion  chez  eux,  les 
Hongrois  continuèrent  à  ravager  les  états  de  l'empereur ,  qui  ftat 
très-heureux  de  l'arrivée  d'un  corps  auxiliaire  danois.  Louis  XIY 
fournissait  à  Rakoczi  quelques  officiers  et  quelque  argent,  bien 
moins^  qu'il  n'eût  fait  dans  des  temps  plus  prospères  K 

La  guerre  de  Hongrie  ne  pouvait  amener  d'événements  déci- 
sifs ,  la  Turquie  demeurant  neutre  et  les  levées  irrégulières  des 

1.  Kakoczi,  dans  une  diète  tenue  en  septembre  1705,  toi  m  éleré  inr  le  bouclier  •• 
comme  duc  et  chef  suprême  de  la  eonf&dération  magyare. 

2.  V.,  sur  tonte  la  guerre  de  Hongrie,  les  admirables  Mémohru  du  prinee  Rakoczi, 
uu  des  plus  grands  caractères  qu'ait  enfantés  cette  héroïque  naUon. 


440  LOUIS  XIV.  [1705] 

Hongrois  n'étant  point  en  état  d'assiéger  Vienne ,  sans  une  jonc- 
tion dont  HOchstedt  leur  avait  enlevé  l'espérance.  Le  grand  inté- 
rêt de  la  campagne  était  donc  ailleurs,  sur  la  frontière  de  France. 
Les  alliés  s'étaient  imaginé  ne  trouver  devant  eux  que  des  débris 
d'armées;  ils  savaient  que  l'épizootîe,  qui  avait  préparé  le  dé- 
sastre de  HOchstedt ,  s'était  étendue  à  l'armée  des  Pays-Bas,  et  ils 
se  croyaient  débarrassés  de  cette  cavalerie  française,  si  longtemps 
leur  terreur,  qu'ils  venaient  de  vaincre  pour  la  première  fois  ; 
mai3  Louis  XIV,  sentant  que  c'était  une  question  de  vie  ou  de 
mort,  fit  des  efforts  inouïs  pendant  l'hiver.- L'extrême  danger , 
comme  il  arrive  aux  natures  fortes,  lui  rendit  l'élan  et  l'activité 
de  sa  jeunesse.  A  l'entrée  de  l'hiver,  toute  la  cavalerie  française 
était  démontée;  au  printemps,  elle  se  retrouva  tout  entière  à 
cheval.  L'infanterie  fut  recomplétée  par  les  milices.  Les  troupes 
espagnoles  des  Pays-Bas  et  les  débris  de  celles  de  Bavière  et  de 
Cologne  furent  recrutés  et  remis  en  état  aux  dépens  de  la  France. 
Trois  corps  d'armée  imposants  firent  face  aux  trois  grands  corps 
ennemis  entre  le  Rhin  et  la  mer.  L'électeur  de  Bavière  et  Ville- 
roi  commandèrent  en  Flandre  ;  Marsin  en  Alsace  ;  le  corps  du 
milieu ,  sur  la  Moselle ,  fut  confié  à  Villars  :  c'était  la  plus  ef  11- 
cace  des  mesures  défensives  !  Villars  fut  'remplacé  dans  les  Cé- 
vennes  par  Berwick,  qu'une  intrigue  de  cour  avait  fait  rappeler 
d'Espagne. 

A  peine  Villars  avait-il  eu  quitté  le  Languedoc,  que  des  symp- 
tômes inquiétants  avaient  fait  juger  la  pacification  moins  assurée 
qu'il  ne  l'avait  pensé.  Plusieurs  des  chefs  camisards  amnistiés 
étaient  revenus  de  Genève ,  excités  par  les  agents  des  alliés ,  qui 
ne  les  avaient  pas  secourus  quand  il  était  temps  de  le  faire  et  qui 
maintenant  les  poussaient  froidement  à  leur  perte  pour  en  tirer 
quelque  diversion  lointaine  ;  les  alliés  leur  avaient  promis  que  la 
flotte  anglo-batave  viendrait  s'emparer  de  Cette  et  que  les  Vaudois 
descendraient  des  Alpes  dans  le  Dauphiné.  Les  chefs  camisards  ne 
recommencèrent  pas  la  guerre  de  partisans;  ils  tramèrent  une 
conspiration  ramifiée  dans  toutes  les  villes  du  Bas-Languedoc  ;  le 
25  avril ,  on  devait  enlever  et  mettre  à  mort  l'intendant  Basville , 
arrêter  comme  otages  le  duc  de  Berwick,  les  évêques,  les  gou- 
verneurs des  villes,  etc.,  et  soulever  les  protestants  et,  on  l'espù- 


11705]  FIN  D£S  GAMISARDS.  fM 

rait ,  une  partie  des  catholiques ,  en  joignant  le  cri  :  Plus  dH impôts  ! 
au  cri  de  :  Liberté  de  conscience  !  Le  complot  fut  révélé  par  un 
complice;  les  principaux  conspirateurs  furent  arrêtés  dans  Nimcs. 
Catinat  '  et  R^vanel ,  les  deux  chefs  camisards  les  plus  renommés 
après  Cavalier  et  Roland,  subirent  le  supplice  des  incendiaires, 
le  feu  !  Beaucoup  d'autres  moururent  sur  le  gibet ,  le  bûcher  ou 
la  roue.  Quelques-uns ,  qui  avaient  regagné  les  montagnes ,  y  pé- 
rirent en  combattant.  D'autres  vieillirent,  farouches  solitaires, 
cachés  dans  les  grottes  des  rochers  et  des  forêts.  Çà  et  là,  quelque 
exécution  de  rebelle  découvert  dans  sa  retraite ,  quelque  meurtre 
de  délateur  par  les  amis  de  la  victime ,  semblèrent  les  dernières 
étincelles  d'un  foyer  éteint.  Le  pouvoir  fît ,  au  moins  durant 
quelques  années ,  pour  empêcher  l'embrasement  de  se  rallumer, 
ce  qu'il  eût  dû  faire  pour  l'empêcher  de  naître;  non-seulement 
on  ne  fouilla  plus  dans  les  consciences,  mais  on  alla  jusqu'à 
fermer  les  yeux  sur  les  assemblées  qui  s'enveloppaient  de  quelque 
mystère.  Cette  période  d'indulgence  systématique  dura  jusqu'à 
l'année  1713,  qui  devait  marquer  tristement  dans  notre  histoire 
religieuse  *. 

L'affaire  des  Cévennes  n'était  qu'un  épisode  :  tous  les  yeux,  vers 
le  printemps,  se  fixèrent  sur  la  frontière  du  nord  ;  le  grand  nom 
d'Eugène  parvint  à  peine  à  détourner  quelques  regards  sur  l'Italie. 
La  question  capitale  était  de  savoir  si  la  France  verrait  ou  non 
chez  elle  les  armées  ennemies.  Le  plan  que  Marlborough  avait 
médité  dès  la  fin  de  l'année  précédente  avec  l'approbation  d'Eu- 
gène et  qu'il  fit  adopter  par  les  États-Généraux,  était  de  garder  la 
défensive  aux  Pays-Bas  et  sur  le  Rliin  et  d'attaquer  par  la  Moselle 
et  la  Sarre  avec  une  masse  formidable.  Vers  la  mi-mai,  une  partie 
de  l'armée  anglo-batave  passa  la  Meuse,  laissant  deux  gros  corps, 
l'un  sous  Maastricht,  l'autre  en  Flandre,  et  se  porta  vers  la  Moselle, 
où  elle  devait  être  jointe  par  le  gros  des  forces  de  l'empereur  et 
de  l'Empire.  Marlborough  courut  à  Coblentz  conférer  avec  les  ' 
électeurs  du  Rhin,  puis  à  Rastadt  conférer  avec  le  prince  de  Bade, 
qui  commandait  l'armée  impériale  du  Rhin  :  les  électeurs  et  le 

1.  On  lai  donnait  ce  surnom,  parce  quUl  parlait  sans  cesse  ayec  admiration  du  ma- 
réchal Catinat,  sous  qui  il  avait  porté  les  armes. 

2.  J/em.  de  Berwick,  1. 1",  p.  276.  —  Ihst.  des  Pasteur»  du  dé$ert,  t.  II,  l.  IX. 


UU2  .  LOUIS   XIV.  117051 

< 

prince  convinrent  (]*expédier  sur-le-champ  trois  mille  chevaux 
d'artillerie  ;  Bad^  promit  de  marcher  sans  délai  vers  la  Moselle 
avec  la  meilleure  partie  de  ses  troupes.  Marlborough  revint  joindre 
son  corps  d*armée,  qui  fut  renforcé  à  Trêves  par  des  masses  alle- 
mandes à  la  solde  des  puissances  maritimes.  Le  3  juin,  il  passa  la 
Sarre  près  de  son  confluent  avec  la  Moselle  et  vint  se  déployer  sur 
les  hauteurs  de  Perl.  Villars  était  campé  en  face,  sur  les  hauteurs 
de  Kerling  et  de  Frûching,  appuyé  à  la  Moselle  et  à  la  petite  place 
de  Sierck.  Du  4  au  12  juin,  Marlborough  reçut  de  nouveaux  ren- 
forts qui  grossirent  son  armée  jusqu'à  quatre- vingt  mille  hommes  : 
Villars  n'en  avait  que  cinquante-cinq  mille  et  Marlborough  atten- 
dait encore  Bade.  Villars,  plein  de  confianco  dans  son  excellent 
poste  et  dans  l'ardeur  de  ses  troupes,  qui  brûlaient  de  venger 
HOchstedt,  ne  recula  pas.  Il  s'attendait  chaque  jour  à  recevoir  la 
bataille,  lorsque,  le  17  juin  au  matin,  il  apprit  avec  étonnement 
que  les  ennemis  avaient  décampé  pendant  la  nuit  et  retournaient 
sur  Trêves.  Un  trompette  apporta  l'explication  de  cette  retraite  au 
nom  de  Marlborough  lui-même  :  Marlborough  priait  Villars  de 
croire  que  ce  n'était  pas  sa  faute  s'il  ne  l'avait  point  attaqué  ;  qu'il 
en  était  au  désespoir;  mais  que  le  prince  de  Bade  lui  avait  man- 
qué de  parole. 

Bade,  en  effet,  jaloux  du  vainqueur  de  HOchstedt  et  irrité  qu'on 
l'obligeât  de  lâcher  l'Alsace  pour  venir  seconder  Marlborough  sur 
la  Moselle,  s'était  avancé  lentement  et  de  très- mauvaise  grâce  et 
n'avait  pas  encore  rejoint.  Les  autres  princes  du  Rhin,  soit  négli- 
gence ,  soit  crainte  de  voir  l'Autriche  trop  complètement  victo- 
rieuse ,  n'avaient  pas  encore  fourni  les  équipages  promis.  Le  sol- 
dat souffrait  et  désertait.  Les  Ëtats- Généraux  s'inquiétaient  des 
opérations  commencées  sur  la  Meuse  par  l'électeur  de  Bavière  et 
par  Villeroi,  qui,  n'ayant  plus  en  tête  que  des  forces  très- infé- 
rieures depuis  le  départ  de  Marlborough,  avaient  repris  Hui  et  ses 
quatre  forteresses  (28  mai-10  juin),  occupé  la  ville  de  Liège  et 
menaçaient  la  citadelle;  les  États-Généraux  redemandaient  leurs 
troupes.  Ces  circonstances  ne  permettaient  plus  d'assiéger  Sarre- 
louis  pour  pénétrer  en  Lorraine,  premier  projet  de  Marlborough  : 
les  alliés  eussent  pu  se  porter  soit  contre  Thionville ,  soit  contre 
Luxembourg ,  ce  qui  eût  probablement  arrêté  les  entreprises  des 


(1705]  VILLARS  ET  MARLBOROUGU.  iï/i3 

Français  sur  la  Meuse;  mais  les  généraux  allemands  ne  voulurent 
pas  suivre  Marlborough  outre  Moselle.  Restait  une  attaque  de  front; 
contre  l'armée  française.  Marlborough  était  Taudace  même  etl 
cependant  il  n'osa  point  :  il  connaissait  le  poste  et  le  général ,  et 
il  avait  jugé  le  succès  impossible  à  moins  d'avoir  cent  mille 
hommes.  Il  laissa  un  corps  allemand  à  Trêves,  en  renvoya  d'autres 
sur  le  Rhin  et  retourna  sur  la  Meuse  * . 

L'expédition  de  la  Moselle,  objet  de  tant  de  spéculations  triom- 
phantes, était  avortée  entièrement  :  les  alliés  apprirent  qu'on 
n'abat  point  la  France  d'un  seul  revers. 

Peu  de  jours  après  la  retraite  de  Marlborough ,  le  corps  qu'il 
avait  laissé  à  Trêves,  menacé  par  un  détachement  de  Villars, 
abandonna  cette  ville.  Villars  ne  poussa  pas  ses  avantages  sur  la 
Moselle,  mais  courut  joindre  Marsin  en  Alsace,  pour  tâcher  d'en- 
lever la  ligne  de  la  Lauter  et  d'investir  Landau  avant  que  Bade 
eût  concentré  ses  forces.  Weisscnibourg  fut  emporté  le  4  juillet, 
mais  le  gros  des  troupes  allemandes  de  la  Lauter  se  retira  dans 
une  bonne  position  à  Lauterbourg  et  y  fut  promptement  renforcé  : 
Villars  et  Marsin  ne  crurent  pas  pouvoir  s'emparer  de  ce  camp 
retranché ,  et  l'ordre  que  reçut  Marsin  d'aller  au  secours  de  l'ar- 
mée de  Flandre  obligea  Villars  à  se  remettre  sur  la  défensive 
devant  Bade. 

Marlborough  avait  compté,  en  retournant  aux  Pays-Bas,  se  ven- 
ger sur  l'électeur  de  Bavière  et  sur  Villeroi  de  la  déconvenue  que 
lui  avait  fait  essuyer  Villars.  A  son  approche,  l'armée  française 
des  Pays-Bas  était  rentrée  dans  les  grandes  lignes  :  il  reprit  Hui 
sans  peine  (9-10  juillet),  puis  marcha  aux  Français,  dont  le  front 
était  beaucoup  trop  étendu ,  surprit  le  passage  des  lignes ,  sur  la 
Gheete,  entre  Landcn  et  Tillemont,et  rejeta  l'armée  française  sur 
Louvain,  après  avoir  culbuté  l'aile  gauche  (18  juillet).  La  fermeté 
de  quelques  bataillons  empêcha  l'échec  subi  par  celte  aile  de  se 
changer  en  déroute.  L'armée  se  mit  à  couvert  derrière  la  Dylc. 
Marlborough  fit  raser  derrière  lui  une  partie  des  lignes  et  voulut 
forcer  le  passage  de  la  Dyle.  Il  fut  repoussé,  le  30  juillet,  à  Cor- 
beeck  et  à  Neer-Ysche.  Il  alla  franchir  la  Dyle  beaucoup  plus  haut, 

1.  Villars,  p.  151.  —  Lamberli,  t.  HI,  p.  469.  —  Général  Pelet,  t.  V,  p.  381-550. 


ÛM  LOUIS   XIV.  [17031 

vers  Genappe  (16  août),  et  menaça  Bruxelles,  afin  d'attirer  les 
Français  au  combat.  Les  Français  prirent  position  entre  Bruxelles 
et  Louvain,  sur  TYsche,  ruisseau  qui  descend  de  la  forêt  de  Soi- 
gnies  et  se  jette  dans  la  Dyle.  Le  poste  était  avantageux,  mais  les 
alliés  avaient  quelque  supériorité  numérique  et  n'avaient  pas  un 
Villars  en  tête.  Marlborough  voulait  attaquer  :  les  députés  qui  re- 
présentaient les  États -Généraux  à  l'armée  s'y  opposèrent  formel- 
lement. On  peut  juger  de  la  colère  du  général  anglais,  qui  croyait 
se  voir,  pour  la  seconde  fois  de  l'année,  arracher  la  victoire  des 
mains  par  ses  alliés.  Il  se  retira  (19  août),  fit  prendre  sur  ses  der- 
rières Leau  ou  Leevfe ,  petite  place  qui  commande  le  confluent 
des  deux  Gheetes  (3-5  septembre  )  ;  puis  il  passa  le  Demer,  se 
porta  vers  les  deux  Nèthes  et  détacha  un  corps  contre  Sanvliet.  Les 
généraux  français  opérèrent  une  diversion  en  reprenant  Diest, 
ville  du  Demer  que  l'ennemi  fortifiait  (25  octobre).  Sandvliet  se 
rendit  quelques  jours  après.  Ce  fut,  aux  Pays-Bas,  la  fin  d'une 
campagne  qui  avait  suggéré  tant  d'espérances  et  donné  si  pei\  de 
résultats  aux  alliés. 

Du  côté  du  Rhin,  les  alliés,  par  la  supériorité  du  nombre,  ob- 
tinrent un  léger  avantage  vers  l'automne.  Villars ,  par  le  départ 
de  Marsin  pour  les  Pays-Bas  et  de  quelques  autres  troupes  pour 
l'Italie,  se  trouvait  réduit  à  trente -cinq  mille  hommes.  Bade, 
renforcé  par  des  contingents  allemands,  en  avait  au  moins  cin- 
quante mille  ;  il  parvint,  au  mois  de  septembre,  à  franchir  la  ligne 
de  la  Moder  :  Villars,  craignant  d'être  coupé  d'avec  Strasbourg  et 
voyant  l'ennemi  grossir  encore,  se  replia  sur  Strasbourg  et  sur  le 
canal  de  Molsheim,  laissant  dans  Drusenheim  et  dans  Hagùenau 
quelques  troupes,  qui  occupèrent  l'ennemi  trois  semaines.  La  gar- 
nison de  Hagùenau,  quand  elle  ne  se  trouva  plus  en  état  de  dé- 
fendre cette  mauvaise  place,  en  sortit  pendant  la  nuit,  avec  tant 
d'audace  et  de  bonheur,  qu'elle  gagna  Saveme  saine  et  sauve 
(6  octobre).  L'épîzootie,  qui  sévissait  sur  les  deux  armées,  la  dé- 
sertion qui  affaiblissait  spécialement  les  alliés,  et  le  peu  d'accord 
de  leurs  généraux,  empêchèrent  Bade  de  chercher  à  pousser  plus 
avant  en  Alsace. 

Durant  l'automne,  il  s'était  élevé  en  Bavière  des  mouvements 
qui  causèrent  de  graves  inquiétudes  à  l'Autriche.  Le  gouverne- 


[17051  PAYS-BAS.    ALLEMAGNE.  445 

ment  autrichien,  avec  sa  perfidie  accoutumée,  avait  violé  toutes 
les  conditions  du  traité  de  Landau,  pillé,  rançonné,  violenté  com- 
munautés et  particuliers,  dévalisé  jusqu'au  palais  de  l'électeur, 
obligé  rélectrice  à  quitter  le  pays  et  prétendu  contraindre  la  po- 
pulation à  lui  fournir  douze  mille  recrues.  Les  paysans  s'enfuirent 
dans  les  bois  :  on  saccagea  leurs  villages;  on  traîna  en  prison 
leurs  mères  et  leurs  femmes.  Ils  s'armèrent,  guidés  par  d'anciens 
soldats,  s'emparèrent  de  Braunau,  de  Scharding  et  voulurent  sur- 
prendre Munich  (26  décembre)  :  par  malheur.,  le  gonflement  sou- 
dain des  rivières  les  empêcha  de  réunir  leurs  bandes  et  de  jeter 
vingt  mille  hommes  sur  Munich  :  ils  furent  battus  en  détail  et  la 
promesse  d'une  amnistie  leur  fit  déposer  les  armes.  L'Autriche 
tint  parole  comme  à  l'ordinaire,  et  toutes  les  places  des  villes  bava- 
roises furent  le  théâtre  d'égorgements  auxquels  on  eut  l'impu- 
dence de  donner  une  forme  judiciaire.  Les  Hongrois  se  tinrent 
pour  avertis*. 

La  guerre  d'Italie ,  où  Eugène  et  Vendôme  se  retrouvaient  en 
présence,  offrit  un  spectacle  stratégique  de  haut  intérêt,  surtout 
depuis  que  la  grande  opération  de  Marlborough  eut  été  man- 
quée.  La  disposition  des  forces  françaises  était  bçnne,  cette  fois  : 
le  corps  des  Alpes  ou  de  La  Feuillade  était  absorbé  dans  l'armée 
de  Piémont,  et  Vendôme  avait  pleine  autorité  sur  les  deux  armées 
de  Piémont  et  de  Lombardie,  chargées,  l'une  de  prendre  Turin , 
l'autre  de  repousser  Eugène.  Les  ennemis,  de  leur  côté,  opéraient 
aussi  bien  que  possible.  Le  duc  de  Savoie,  chassé  de  Verrue,  s'était 
retranché  à  Chivasso,  pour  retarder  encore  les  approches  de  Turin. 
Le  prince  Eugène  arriva,  le  23  avril,  à  Roveredo,  dans  le  Trentin  ; 
Marlborough ,  afin  de  soulager  l'empereur,  avait  été ,  au  mois  de 
novembre  précédent,  demander  au  roi  de  Prusse  huit  mille  sol- 
dats pour  l'armée  d'Italie  *  ;  mais  Eugène  n'attendit- pas  d'être  au 
complet  pour  agir.  Dès  le  18  mai,  il  passa  l'Adige  au-dessous  de 
Vérone  avec  six  miUe  chevaux  et  sept  mille  fantassins  et  marcha 
vers  le  Mincio,  afin  de  rejoindre  un  autre  corps  de  six  à  sept  mille 
hommes  descendus  par  le  val  de  Chiese  à  l'entrée  du  Bressan. 

1.  Quînci,  t.  IV,  p.  569.  —  Lamberti,  t.  III.  p.  614. 

2.  îl,prit  le  nouveau  roi  par  la  Tanité;  le  rainqueur  de  Hôchstedt  donna  la  ienieiti 
à  Frédéric  I". 


646  LOUIS   XIV.  fl706) 

Le  1 J ,  son  avant-  garde  fut  arrêtée  par  celle  de  Vendôme  auprès 
de  Goïto.  Vendôme  était  accouru  en  personne ,  jugeant  que  le 
plus  pressé  était  de  repousser  son  redoutable  rival.  Pendant  ce 
temps  9  la  Mirandole ,  place  d'armes  conservée  par  les  Impériaux 
au  sud  du  Pô ,  se  rendait  au  grand-prieur,  frère  de  Vendôme. 
Eugène  se  replia  vers  les  montagnes,  embarqua  son  infanterie 
sur  le  lac  de  Garda ,  fit  tourner  sa  cavalerie  par  le  haut  du  lac  et 
rejoignit  ainsi,  par  une  route  opposée  à  la  première ,  le  corps 
engagé  dans  le  Bressan.  Vendôme  revint  lui  faire  face  par  la 
Ghiese,  établit  Tarmée  de  Lombardie,  supérieure  de  quelques  mil- 
liers d'hommes  à  celle  d'Eugène,  dans  une  bonne  position  entre 
la  Ghiese  et  le  lac  de  Garda,  vers  Moscoline,  confia  le  commande- 
ment à  son  frère  le  grand-prieur  et  retourna  on  Piémont  assié- 
ger Ghivasso  (fin  mai). 

C'était  une  énorme  imprudence.  Son  frère  avait  tous  ses  dé- 
fauts, poussés*  au  dernier  excès,  et  pas  une  de  ses  qualités.  Pares- 
seux, entêté,  brutal,  appesanti  par  les  maladies  dont  il  était  rongé, 
il  fallait  toute  la  faiblesse  fraternelle  de  Vendôme  pour  ne  pas 
voir  à  quel  point  il  était  indigne  et  incapable  d'une  si  haute  mis- 
sion. Eugène,  qui' avait  reçu  des  renforts,  mît  à  profit  ce  chan- 
gement d'adversaire.  Il  s'ouvrit,  par  les  montagnes,  des  chemins 
sur  Brescia  et  déroba  une  marche  au  grand-prieur,  qui,  malgré 
les  avis  de  ses  lieutenants ,  s'était  opiniâtre  à  ne  pas  bouger.  Le 
grand-prieur  s'ébranla  enfin  et  tint  en  échec  Eugène  quelques 
jours  auprès  de  Brescia  ;  mais  il  s'entêta  de  nouveau  à  ne  pas 
devancer  l'ennemi  sur  l'Oglio,  et  Eugène,  se  portant  à  l'ouest, 
franchit  TOglio  du  27  au  28  juin,  à  Calcio.  Vendôme,  à  celte  nou- 
velle, chargea  La  Feuillsde  de  diriger  le  siège  de  Ghivasso  et  re- 
vint en  toute  hâte  à  l'armée  de  Lombardie.  Déjà  l'ennemi  avait 
pris  Palazzuolo  sur  TOglio  ;  le  grand-prieur  s'était  rejeté  dans 
l'angle  formé  par  le  Serio  et  l'Adda ,  entre  Crema  et  Lodi ,  aban- 
donnant toutrOglio  et  môme  la  Basse-Adda.  Vendôme,  arrivé  le 
13  juillet  avec  un  renfort  à  Lodi.  sur  TAdda,  ressaisit  aussitôt 
l'offensive,  repassa  le  Serio,  reprit  le  poste  important  des  quatorze 
canaiix  (navigli),  qui  commandait  le  Bas-Oglio,  et  lança  son  frère 
au  delà  de  cette  rivière,  avec  ordre  de  se  rabattre  sur  la  Ghiese  et 
de  prendre  à  revers  les  postes  ennemis.  La  lenteur  et  l'ignoble 


HW5]  BATAILLE   DE   CASSANO.  Ut\l 

paresse  du  grand-prieur,  qu'on  ne  pouvait  faire  marcher  quand 
il  était  gorgé  de  viande  et  de  vin,  sauva  un  corps  de  trois  à  quatre 
mille  Impériaux  (2  août).  Eugène,  se  voyant  pris  par  derrière,  au 
lieu  de  battre  en  retraite,  poussa  résolument  en  avant  sur  l'Âdda 
en  passant  le  Serio  à  Crema.  Vendôme  le  suivit  à  quelques  heures 
de  distance,  courut,  avec  vingt-quatre  escadrons  de  dragons,  fran- 
chir TAdda  à  Lodi ,  puis  remonta  cette  rivière  jusqu'à  Cassano  et 
Trezzo,  où  il  retrouva  un  petit  corps  de  réserve  qui  gardait  l'Âdda 
et  qui  avait  déjà  repoussé  les  premiers  détachements  d'Eugène. 
Sa  célérité  répara  la  négligence  de  son  frère  (11-13  août). 

Le  gros  de  l'armée,  conduit  par  le  grand-prieur,  suivit  le  mou- 
vement de  Vendôme  à  l'ouest ,  mais  ne  traversa  point  FAdda  : 
Vendôme  ne  voulait  point  abandonner  TOglio  en  défendant  l'Adda. 
Les  deux  fractions  de  l'armée  communiquaient  par  un  pont  de 
bateaux  établi  à  Cassano.  Eugène,  de  son  côté,  parvint  à  jeter  un 
pont  sur  l'Adda, -au  Paradiso,  au-dessus  de  Trezzô:  Vendôme 
appela  à  lui,  du  gros  de  l'armée ,  un  renfort  de  quinze  bataillons 
et  se  posta  de  manière  à  empêcher  Eugène  de  déboucher.  Eugène, 
alorS;  dans  la  nuit  du  15  au  16  août,  rompit  son  pont  et,  filant  le 
long  de  la  rive  orientale  de  l'Âdda,  alla  fondre  sur  le  corps  du 
grand-prieur.  Vendôme,  averti  au  point  du  jour,  accourut  au 
galop,  suivi  de  près  par  tout  son  corps.  Si  le  grand-prieur  eût 
occupé  les  positions  prescrites  par  son  frère ,  l'attaque-  d'Eugène 
n'eût  pas  eu  la  moindre  chance  de  succès  ;  mais  Vendôme  trouva 
les  troupes  entassées  confusément  dans  un  terrain  étroit  entre 
l'Adda  et  le  canal  de  Crema  :  il  lui  fallut  sortir  en  défilant  de  ce 
coupe-gorge  et  opérer  un  changement  de  front  devant  l'ennemi, 
qui  attaqua  avec  une  extrême  impétuosité.  La  bataille,  un  moment, 
sembla  tout  à  fait  perdue  :  après  une  terrible  fusillade  presque  à 
bout  portant,  les  ennemis,  se  jetant  à  l'eau ,  franchirent  sur  deux 
points  les  deux  branches  du  canal  de  Crema  et  percèrent  le  centre 
de  l'armée  française;  la  gauche  française  fut  aussi  poussée  et 
mise  en  désordre  et  la  tête  du  pont  de  Cassano  fut  enlevée  par  les 
Lnpériaux.  Tout  fut  sauvé  par  l'élan  admirable  que  donna  Ven- 
dôme à  notre  infanterie  :  il  mil  pied  à  terre ,  chargea  l'épée  au 
poing  à  la  ttHe  de  l'aile  gauche  et  reprit  le  pont  •  ;  puis  il  courut 

1.  SaiDt-Hilaire  cite  un  bel  exemple  du  Uévouemeut  qu'inspirait  Vendôme  :  un 


448  LOUIS   XIV.  H7051 

au  centre  et  en  ramena  de  même  les  bataillons  à  la  charge  :  les 
ennemis,  qui  avaient  mouillé  leur  poudre  au  passage  des  canaux, 
furent  repoussés  à  la  baïonnette ,  avec  un  grand  carnage ,  au  delà 
du  premier  canal  :  le  second  canal  fut  repassé  par  Tordre  même 
d*Eugène,  qui  vit  la  chance  tournée  et  qui  se  décida  sagement  à 
faire  sonner  la  retraite.  Celle  issue  d'une  journée  si  mal  com- 
mencée fut  d'autant  plus  glorieuse  à  Vendôme,  qu'il  n'avait  reçu 
presque  aucun  secours  de  son  aile  droite.  Le  grand-prieur,  qu'il 
avait  porté  avec  cette  aile  à  une  lieue  de  Gassano  et  qui  ne  fut  point 
attaqué,  ne  bougea  pas  de  toute  la  bataille  et  se  conduisit  de  façon 
à  se  faire  fusiller,  si  on  lui  eût  rendu  justice  :  le  roi  le  punit  par 
un  rappel  en  France. 

L'affaire  de  Cassano  fut  la  contre-partie  de  celle  deChiari,  mais 
sur  une  plus  grande  échelle  ;  la  perte  des  Impériaux  avait  été 
très-considérable.  Eugène  passa  de  Foffensive  à  la  défensive,  mais 
ne  se  trouva  point  hors  de  combat  et  ne  se  retira  qu'à  une  lieue 
du  champ  de  bataille.  Le  succès  de  Cîissano  permettait  à  Louis  XIV 
de  choisir  entre  deux  plans  pour  le  reste  de  la  campagne.  Les 
Français  n'étaient  point  assez  forts  tout  à  la  fois  pour  prendre 
Turin  et  pour  chasser  Eugène  d'Italie.  Le  roi  avait  donc  à  décider 
si  l'on  ajournerait  le  siège  de  Turin  et  si  l'on  renforcerait  rarméc 
de  Lombardie  pour  chasser  Eugène ,  ou  bien  si  l'on  renforcerait 
l'armée  de  Piémont  pour  faire  le  siège ,  tandis  que  Vendôme  se 
contenterait  de  contenir  Eugène.  Vendôme  conseillait  instamment 
le  second  parti.  Chivasso,  le  dernier  avant-poste  de  Turin ,  avait 
été  abandonné  par  l'ennemi  dans  la  nuit  du  29  au  30  juillet.  Vau- 
ban,  qui  eût  souhaité  de  terminer  sa  carrière  par  un  coup  d'éclat, 
avait ,  dans  le  courant  d'août ,  répondu  au  roi  de  prendre  Turin 
en  un  mois ,  si  le  roi  lui  assurait  les  ressources  nécessaires.  Mal- 
heureusement, Louis  XIV  n'avait  pas  à  sa  disposition ,  en  troupes 
et  en  matériel,  tout  ce  que  demandait  Vauban,  et  Ghamillart,  qui 
voulait  réserver  a  son  gendre  La  Feuillade  l'honneur  de  cette  con- 
quête, ne  songea  qu'à  éluder  l'offre  du  grand  preneur  de  villes'. 

soldat  enDemi  le  couchant  en  joue,  son  capitaine  des  gardes,  appelé  Cotteron,  se 
jeta  devant  lai  et  reçut  le  coup  au  travers  du  corps.  Saint-Hilaire,  t.  III,  p.  196. 

1.  Il  offrait  d'y  aller  «  en  mettant  son  bâton  de  maréchal  derrière  la  porte  ••  eteo 
se  contentant  de  conseiller.  Saint-Simon,  t.  IV,  p.  429.'La  Feuillade  se  vanta,  dit-on, 
quMl  se  passerait  bien  de  Vauban  et  quMl  prendrait  Turin  à  la  Cchorn, 


[1705-1706]  EUGÈNE   REFOULÉ   EN   TYROL.  /î/i9 

Cette  offre  ne  fut  pas  renouvelée.  Yauban ,  au  contraire ,  quand  il 
connut  l'état  réel  des  ressources,  détourna  le  roi  de  laisser  enta- 
mer le  siège  avant  le  printemps  prochain.  Après  bien  des  varia- 
tions, le  roi  décida  qu'on  bloquerait  seulement  Turin  pendant 
l'automne  et  l'hiver,  et  que  Vendôme  agirait  offensivement  contre 
Eugène. 

Cette  décision  prise,  Vendôme  l'exécuta  aussi  habilement  que 
possible.  Eugène ,  après  avoir  séjourné  près  de  deux  mois  à  Trc- 
viglio ,  à  une  lieue  de  Cassano ,  abandonna  ce  camp  (10  octobre), 
fit,  pour  pénétrer  dans  le  Grémonais,  une  tentative  qui  échoua 
devant  les  manœuvres  de  Vendôme ,  puis  se  vit  réduit  à  repasser 
le  Serio,  FOglio,  et  enfin  la  Chiese  (mi- novembre).  Vendôme 
franchit  à  son  tour  ces  rivières,  tourna  Eugène,  l'obligea  de  re- 
monter la  Chiese  vers  les  montagnes  et  tenta  de  le  cerner  en  l'at- 
taquant à  la  fois  par  la  rive  ouest  du  lac  de  Garda  et  par  la  route 
de  Brescia.  Les  Vénitiens ,  dont  la  politique  se  modifiait  depuis 
Hôchstedt  et  qui  commençaient  à  comprendre  que  leurs  vrais  en-> 
nemis  étaient  à  Vienne  et  non  à  Paris,  avaient  déjà  signifié  qu'ils 
ne  souffriraient  plus  de  quartiers  d'hiver  sur  leurs  terres.  Ils  firent 
plus  :  ils  livrèrent  Desenzano  aux  Français  et  refusèrent  de  livrer 
Lonato  aux  Autrichiens.  Cependant  Vendôme  ne  put  exécuter  son 
projet  ;  les  défilés  de  la  rive  ouest  du  lac  étaient  trop  fortement 
occupés  par  l'ennemi.  Il  prit  donc  ses  quartiers  d'hiver,  mais  en 
les  étendant  du  lac  à  l'Oglio  et  en  coupant  aux  Impériaux  la  route, 
au  moins  directe,  du  Mincio  et  de  l'Âdige  (fin  décembre).  L'armée 
d'Eugène  avait  tant  souffert  que ,  malgré  ses  renforts ,  elle  était 
réduite  à  quinze  mille  hommes  quand  elle  rentra  dans  le  Trentin. 
L'armée  française,  mieux  entretenue,  en  avait  bien  encore  vingt- 
sept  mille,  sans  les  Espagnols. 

Du  côté  du  Piémont,  La  Feuillade  avait  essuyé  par  sa  faute  un 
échec  à  Asti,  que  réoccupèrent  les  Auslro-Piémontais  de  Stahrem- 
bcrg.  Par  compensation,  Montmélian  se  rendit  (Il  décembre); 
la  ville  de  Nice  s'était  rendue,  le  16  novembre,  au  duc  de  Bcrwirk, 
arrivé  de  Languedoc.  La  citiidelle  capitula  le  4  janvier  1706.  On 
V  trouva  cent  canons.  Nice  et  Montmélian  furent  démantelés  *. 


1.  Général  Telet,  t.  V,  p.  3-279.  —  Saint-HiUire  t.  III,  p.  173-22-). 


150  LOUIS  1(1  V.  [1705: 

L'aspect  des  aflaires  était  tout  autre  en  Espfigne  qii*en  Italie. 
Les  Anglais,  qui,  Tannée  précédente,  f^vaiçnt  travaillé  pour  ewx- 
mômes  e^  prenant  Gibraltar ,  travaillaient  cette  foi^ ,  pour  leur 
allié,  le  prétend^pt  autrichien .  L'automne  précédent,  les  alliés, 
renforcée  d'outre- mer,  avalent  attaqué,  à  leur  tour,  la  frontière 
castillane  voisine  du  Portugal,  et  Berwick  avait  déjoué  leurs  efforts. 
Cette  tentative,  renouvelée  au  pnutemps,  ne  réussit  pas  beçiucoup 
mieux,  quoique  Berwick,  sage  et  habile  capitaine,  eût  été  rappelé 
par  suite  d'une  brouille  ayec  la  reiqe  d'Espagpe,  très-jeune  prin- 
cesse, spirituelle  et  courf^geuse,  mai^  passionnée  et. n^obile  comme 
son  ftge ,  et  qui  ipenait  et  remus^it  tout  sous  le  nom  du  pf^ol  et 
inerte  Pllilippe  Y.  L'hostilité  persistante  des  populatjoqs  castil- 
lanes contre  les  envahisseurs  dissipa  les  illusioqs  dont  quelques 
grapds  d'Espagne,  réfugiés  à  Lisbonne,  avaient  entouré  le  préten- 
dant. On  ne  répondit  qu'^  coups  de  mousquet  aux  proclamations 
de  Charles  IIL  Les  conspirations  trapiées  h  Madrid  et  ailleurs  par 
quelques  hommes  d'intrigue,  et  dqnt  l'une  avait  pour  but  l'enlè- 
veipent  du  roi  et  de  la  reine,  furent  découvertes  et  châtiées,  aux 
applaudisseiqents  du  peuple  *.  Les  alliés  espérèrent  être  plus 
heureux  dans  une  autre  partie  de  |a  monarchie  esp(\gnole.  Le 
17  juillet,  le  prétendront  s'e(u)]|arqua  sur  la  flotte  anglo-batave 
réunie  ç^ns  le  Tage  ;  la  (lotte  passa  le  détroit  de  Gibraltar,  excita 
quelques  n^ouvemenls  sur  la  côte  (Je  Yalence,  puis  ^'arrêta  sur  la 
côte  c)e  Catalogne  et  jeta  sept  ou  huit  mille  soldats  auprès  de  Bar- 
celone (19  août).  Les  paysans  c^Jçili^n^  commencèrent  aussitôt  à 
s'agiter  en  f^^veur  des  alliés.  La  yieille  opposition  entre  la  coro- 
nilla  d'Aragpn  et  la  couronne  de  Castille  s'était  réveillée,  surtout 
en  Catalogue,  le  pays  le  n^oins  espagnol  de  l'Espaigne.  Philippe  V 
y  avait  été  très-froidement  reçu,  et  ee  pays,  si  hostile  à  la  maison 
d'Autriche  quand  elle  régnait  à  l'Escurial,  lui  redevenait  favorable 
depuis  que  les  Bourbons  avaient  été  appelés  à  sa  place  ^ur  le  trône 
des  Espsignes  par  les  Castillans.  Les  ressentiments  qui  avaient 
succédé,  depuis  I4  dernière  guerre,  à  la  vieille  amitié  des  Catalans 
pour  les  Français,  contribuaient  beaucoup  à  ce  revirement. 

liC  prétendant,  encouragé  par  cet  accueil  populaire,  entreprit  le 

1.  Châtiées,  fort  imparfaitement,  car  le  gouvernement  de  Philippe  V  n'osa  pro- 
céder, sans  la  permission  du  pnpe,  contre  les  moines  conspirateurs. 


fnwj  PERTE  DE  LA  CATALOGNE.  551 

siège  de  Barcelone  par  lerre  et  par  mer.  Si  Ghainillart  eût  déréré 
aux  avis  envoyés  par  Berwick  du  fond  du  Languedoc  et  eût  ex- 
pédié Berwiok  dans  la  Catalogne  avec  les  troupes  qu'on  tenait  en 
réserve  sur  nos  côtes  languedociennes  et  provençales ,  les  alliés 
eussenft  édboué,  selon  toute  apparence;  mais  Tinepte  ministre 
répondit  que  ie  roi  ne  pouvait  fournir  une  armée  pour  la  défense 
de  chaque  province  espagnole,  comme  si  la  Catalogne  eût  été  la 
première  province  venue  !  Les  alliés  opérèrent  donc  sans  obstacle 
de  la  part  de  la  France.  La  flotte  française  ne  parut  pas  plus  que 
les  troupes  de  lerre.  Le  comte  de  Toulouse  ne  quitta  point  les 
ports  de  Provence  :  il  n*étdh  pas  en  état  de  se  mesurer  avec  la 
puissante  flotte  anglo-batave.  Le  14  septembre,  les  alliés  emportè- 
rent les  retranchements  qui  protégeaient  le  pied  du  Mont-Juich  ; 
le  17,  la  citadelle  qui  couronnait  cette  hauteur  se  rendit,  par  suite 
de  l'explosion  d*un  magasin  à  poudre.  Maîtres  du  Mont-Juicb,  les 
alliés  ouvrirent  la  tranchée  devant  Barcelone  et  firent  avancer 
leurs  galiotes  pour  bombarder  la  ville.  Leurs  forces  eussent  été 
tout  à  fait  insuffisantes  pour  une  telle  entreprise,  si  le  pays  envi- 
ronnant n'eût  été  pour  eux  et  si  la  ville  eût  voulu  se  défendre; 
mais  l'esprit  de  la  population  était  tel  que  le  vice- roi  Velasco 
jugea  impossible  d'attendre  l'assaut.  Il  capitula  dès  qu'il  vit  la 
brèche  ouverte  (4-9  octobre).  Une  grande  partie  de  la  garnison 
passa  au  service  de  Charles  II!.  A  cette  nouvelle,  toute  la  province, 
en  quelques  jours,  reconnut  Charles  III.  Les  faibles  garnisons 
espagnoles  ne  tentèrent  presque  aucune  résistance.  Roses  fut  seule 
conservée  à  Philippe  V  par  un  détachement  français  accouru  du 
Roussilion. 

Le  mouvement,  de  la  Catalogne,  gagna  le  royaume  de  Valence  ; 
la  défection  n'y  fut  pas  aussi  générale  qu'en  Catalogne;  la  noblesse 
et  le  clergé  restèrent  en  majorité  à  Philippe  V;  néanmoins  la 
capitale  et  la  plus  grande  partie  du  pays  se  déclarèrent  pour 
Charles  111;  l'Aragon  fut  aussi  entamé;  une  poignée  de  miquelets 
catalans  insurgèrent  plusieurs  villes  aragonaises;  ces  places  ou- 
vertes furent  reprises  jiar  les  troupes  de  Philippe  V,  qui,  pour 
arrêter  les  progrès  de  l'archiduc,  ravagèrent  et  brillcrcnt,  sur  une 
étendue  de  vingt  lieues,  la  frontière  H'Aragon  et  de  Valence.  Mal- 
gré cet  expédient  barbai'c,  il  était  à  croire  que  Charles  III ,  si  on 


452  LOUIS  XIV.  [17031 

ne  le  prévenait,  pénétrerait  en  Aragon  dès  qu'il  aurait  organisé 
son  armée  avec  le  concours  des  levées  catalanes.  Le  gouverne- 
ment espagnol  était  dans  un  état  déplorable  :  l'esprit  de  routine, 
la  jalousie  nationale  et  le  mauvais  vouloir  des  gens  Intéressés  aux 
abus  avaient  paralysé  les  efforts  des  hommes  de  conseil  et  de 
main  que  Louis  XIY  avait  envoyés  de  France  ;  les  agents  français 
eux-mêmes  avaient  donné  bien  des  sujets  de  plainte,  soit  par  leur 
légèreté ,  soit  par  leurs  cabales  et  leurs  dissensions.  Le  résultat , 
c'est  que  les  caisses  publiques  et  les  magasins  étaient  vides,  que 
les  soldats  affamés  se  débandaient  et  qu'il  eût  été  impossible  de 
subvenir  aux  nécessités  les  plus  immédiates,  sans  un  prêt  de 
2  millions  que  flt  Louis  XIV  à-  Philippe  V.  L'année  1706  aUait 
s'ouvrir  en  Espagne  sous  de  sinistres  auspices  pour  la  cause  des 
Bourbons*. 

Nos  armées ,  rétablies  de  HOchstedt ,  arrêtant  la  coalition ,  par 
leur  fermeté ,  sur  nos  frontières  du  nord,  de  Test  et  en  Belgique; 
la  France  restant  supérieure  en  Italie,  mais  n'ayant  pu  encore 
décider  la  question  par  la  prise  de  Turin;  les  alliés  maîtres  de  la 
Catalogne  et  près  de  prendre  la  Gastille  à  revers;  telle  avait  été  la 
campagne  de  1705. 

Durant  Thiver  de  1705  à  1706,  on  se  prépara,  de  part  et  d'autre, 
avec  énergie.  Louis  XIV  s'apprêta  aux  plus  vigoureux  efforts  pour 
sauver  son  petit-fils,  pour  reprendre  l'offensive  dans  les  Pays-Bas 
et  pour  accabler  le  duc  de  Savoie ,  qui  n'avait  voulu  entendre  à 
aucune  proposition  en  dehors  de  ses  alliés.  Vingt -sept  mille 
auxiliaires  allèrent  renforcer  les  armées  d'Espagne  et  d'Italie  ^. 
Les  princes  du  sang  et  les  plus  riches  des  courtisans,  se  décidant 
enfin  à  aider  la  détresse  de  l'État  d'une  façon  moins  illusoire  que 
par  la  capitation,  offrirent  au  roi  la  levée  et  l'équipement  de 
trente -cinq  bataillons.  Les  ennemis,  de  leur  côté,  dépassèrent 
de  quelques  milliers  d'hommes  leurs  contingents  de  l'année  pré- 
cédente, firent  de  nouvelles  tentatives  pour  terminer  diplomatique- 
ment la  guerre  de  Hongrie  et  se  mirent  en  mesure  de  renforcer 

1.  Mém.  de  Noaillea,  p.  182-187.  —  Quinci,  t.  IV,  p.  635-661. 

2.  Le  tirn|re  de  la  milice  donnait  lieu  à  des  scènes  bien  douloureuses.  Le  désespoir 
des  milicien:»  qu'on  envoyait  en  Italie,  d'où  il  n*en  revenait  jamais  un  seul,  était  si 
^rand,  que  beaucoup  se  mutilaient  pour  s'exempter.  Y.  Saint-Simon,  t.  IV,  p.  4^. 


[1706]  SIÈGE   DE   BARCELONE.  ^51 

leur  armée  d'Italie,  longtemps  négligéi%  et  de  pousser  leurs  suc- 
cès en  Espagne;  Harlborough  avait  éclaté  de  telle  sorte  contre 
les  commissaires  des  États,  contre  ces  hommes  de  cabinet  et 
de  comptoir  qui  venaient  contrôler  et  paralyser  les  générants, 
qu*aidé  du  pensionnaire  Heinsius,il  s'était  fait  donner  à  peu  près 
carte  blanche  aux  Pays-Bas  pour  cette  année. 

Dès  le  mois  de  février,  l'offensive  fut  ressaisie  en  Espagne  par 
les  Français,  afin  de  recouvrer  ce  que  l'ineptie  de  Ghamillart  avait 
laissé  perdre  faute  de  secours  en  temps  utile.  Berwick ,  nommé 
maréchal  de  France,  fut  replacé  à  la  tète  du  corps  d'armée  qui 
défendait  la  frontière  voisine  du  Portugal.  Tessé,  avec  de  nou- 
velles troupes  auxiliaires  françaises,  fut  chargé  d'opérer,  sous  les 
ordres  de  Philippe  V,  contre  la  Catalogne,  du  côté  de  l'Aragon, 
tandis  que  le  duc  de  Noailles,  fils  du  maréchal  de  ce  nom,  faisait 
une  diversion  du  côté  du  Roussillon  et  qu'un  corps  espagnol  blo- 
quait Valence.  Pendant  que  le  clergé  catalan  se  jetait  avec  fureur 
dans  le  parti  autrichien,  les  évoques  de  Murcie  et  d'Orihuela 
avaient,  au  contraire,  levé  des  milices  pour  combattre  la  rébel- 
lion valencienne  et  avaient  conservé  Alicante  à  Philippe  V.  Le 
jeune  roi ,  par  le  conseil  de  son  aieul ,  avait  décidé  une  grande 
et  difficile  entreprise,  le  siège  de  Barcelone;  il  recouvra,  sans 
obstacle  sérieux ,  une  partie  de  la  Catalogne  et  arriva ,  le  5  avril , 
devant  Barcelone,  avec  vingt-cinq  mille  soldats,  presque  tous 
Français,  et  une  belle  artillerie.  Le  comte  de  Toulouse,  qui,  l'an- 
née précédente,  s'était  trouvé  dans  l'impuissance  de  disputer  la 
mer  à  la  puissante  flotte  ennemie  réunie  pour  attaquer  Barcelone, 
parut  devant  cette  ville  en  même  temps  que  Philippe  Y;  la  flotte 
française  comptait  trente  vaisseaux  de  ligne,  quatorze  galères,  cinq 
galiotes  à  bombes  et  cent  cinquante  transports  destinés  à  l'appro- 
visionnement de  l'armée.  Le  prétendant  Charlies  III  était  dans  la 
place  avec  quatre  à  cinq  mille  hommes  de  troupes  régulières  et 
huit  à  dix  mille  miquelets  et  bourgeois  armés,  qui  l'avaient  forcé 
de  rester  pour  partager  leur  sort.  C'était  donc ,  pour  les  alliés , 
une  question  décisive,  et  Ton  devait  s'attendre  aux  derniers  efibrts 
de  leur  part  afin  de  sauver  Barcelone. 

La  seule  chance  de  succès,  pour  les  assiégeants,  était  dans  la 
vigueur  et  la  rapidité  de  l'attaque.  U  eût  fallu  battre  immédiate- 


66à  LOUÎS  XIV.  inoc] 

ment  le  corps  de  la  place,  très- mal  fortifiée,  et  négliger  le  Mont- 
Juich.  On  fit  le  contraire  :  on  consuma  trois  semaines  à  prendre 
le  Mont-Juich;  pendant  ce  temps,  il  se  forma  au  dehors  une  véri- 
table armée  de  miquelets ,.  mêlés  de  quelques  troupes  alliées,  qui 
assiégèrent,  pour  ainsi  dire,  les  assiégeants  et  jetèrent  de  fré- 
quents secours  dans  la  grande  cité  qu'on  n'était  pas  en  état  dln- 
vestir  complètement.  La  brèche  ne  fut  ouverte  au  corps  de  la 
place  que  le  5  mai;  un  premier  assaut  fut  repoussé.  Les  prêtres, 
les  moines,  les  femmes  mômes  combattaient  avec  furie.  Le  préten- 
dant avait  recouru  à  un  étrange  expédient  pour  soutenir  le  courage 
d'une  population  ardente  et  crédule  :  il  avait  annoncé  solennelle- 
ment que  la  sainte  Vierge  lui  était  apparue  et  lui  avait  garanti  la 
victoire.  Les  hérétiques  se  chargèrent  de  dégager  la  parole  de  la 
sainte  Vierge.  Le  10  mai,  à  l'approche  de  la  flotté  anglo-batave, 
forte  de  quarante-huit  vaisseaux  de  ligne,  le  comte  de  Toulouse 
remit  à  la  voile  pour  Toulon.  La  flotte  ennemie  jeta  un  renfort 
considérable  dans  la  ville.  On  leva  le  siège  dans  la  nuit  du  11  au 
12  mai;  on  encloua  les  canons;  on  creva  les  mortiers;  on  aban- 
donna les  approvisionnements  et  Ton  remit  les  malades  et  les 
blessés  à  l'humanité  de  Tennemi.  La  retraite  sur  TAragon  fut  jugée 
trop  longue  et  trop  périlleuse  :  on  marcha  vers  le  Roussillon,  pour 
faire  le  tour  des  Pyrénées  et  rentrer  en  Espagne  par  la. Navarre. 
L'effet  de  cette  retraite  de  Philippe  V  en  France  fut  désastreux  : 
tout  L'Aragon  se  révolta  et  proclama  Charles  IIL 

La  situation,  n'était  pas  moins  sombre  à  l'autre  bout  de  l'Es- 
pagne. Les  alliés  prenaient  Philippe  V  entre  deux  feux.  Ils  avaient 
envoyé  de  nouvelles  troupes  en  Portugal  durant  l'hiver  et,  dès  le 
mois  de  mars,  ils  franchirent  de  nouveau  la  frontière,  mais  avec 
des  chances  infiniment  plus  favorables  que  les  deux  premières 
fois.  Grâce  à  la  détestable  organisation  du  gouvernement  espa- 
gnol, où  les  capitaines- généraux  (gouverneurs),  au  lieu  de  dé- 
pendre d'un  ministre  de  la  guerre,  disposaient  chacun,  en  vrais 
vice-rois,  des  forces  militaires  de  leurs  provinces,  Berwick  n'avait 
pas  reçu  à  point  les  renforts  nécessaires  ;  il  ne  put  que  jeter  quatre 
ou  cinq  mille  fantassins  dans  Alcantaraet  voltiger  devant  l'ennemi 
avec  un.  corps  de  cavalerie.  La  garnison  d'Alcantara,  très-mal 
commandée,  se  rendit  dès  le  14  avriL  Plusieurs  autres  villes  de 


[1706]  REVERS   EiN   ESPAGlNE.  455 

l'Estremadure  et  du  Léon  succombèrent  presque  sans  résistance. 
Dès  qu'on  sut  la  levée  du  siège  de  Barcelone;  les  généraux  enne- 
mis, le  réfugié  Ruvîgni,  cotnte  de  Gallway,  etle  Portugais  Las- 
Minas,  marchèrent  par  Salamanque  sur  Madrid  arec  dix-sept  ou 
dix-huit  mille  hommes  ;  aucune  place  forte  ne  les  séparait  de 
cfette  capitale.  Le  19  juin,  Philippe  V,  qui  était  revenu  en  poste  à 
Madrid  par  la  Navarre,  évacua  la  capitale,  suivi  des  gratids,  des 
conseils  et  des  tribunaux ,  et  rejoignit  le  petit  fco^ps  d'alrmée  de 
Berwick,  qui  se  repliait  d'étape  en  étape  devant  l'ennemi.  Le 
25  juin,  Gallway  et  Las-Mînds  entrèrent  à  Madrid  ;  les  rues  étaient 
désertes;  Madrid  semblait  urie  ville  morte,  symbole  de  la  Castille 
écrasée  entre  TAragon  et  le  Portugal  '. 

Les  tristes  nouvelles  d'Espagne  frappèrent  successivement 
Louis  XIV,  déjà  bien  cruellement  éprouvé  ailleurs;  le  malheur 
se  déchaînait  de  toutes  parts  sur  le  vieux  roi  et  sur  la  France, 
quMl  entraînait  dans  sa  destinée. 

Son  plan  de  campagne,  pour  les  frontières  du  nord  et  de  l'est, 
avait  été  imprudent  et  mal  conçu.  Il  consistait  à  faire  reprendre 
les  lignes  de  la  Moder  et  de  la  Lauter  par  Yillars  et  débloquer  le 
Fort-Louis,  puis  à  faire  remettre  Villars  sur  la  défensive  en 
Alsace,  tandis  que  l'électeur  de  Bavière  et  VHleroi  prendraient 
TofTensive  en  Belgique.  La  capacité  respective  des  généraux  eût 
prescrit  tout  le  contraire;  c'est- à- dire  que  Villars  etit  dû  être 
seul  chargé  des  opérations  actives.  Il  exécuta  parfaitement  ses 
instructions  ;  renforcé  par  Marsin ,  c(tii  commandait  un  corps  sur 
la  Moselle,  il  surprit,  le  1^  mai,  les  lignes  de  la  Moder,  débloqua 
le  Fort -Louis,  poussa  atix  lignes  de  la  Lauter,  qui  ne  furerif  pas 
défendues,  fit  reprendre  sur  ses  derrières  Haguenau,  emporta 
la  tête  du  pont  de  Statmatten  et  chassa  outre  Rhin  le  prince  de 
Bade,  qui  n'avait  que  des  forces  très-inférieui'es,  le  nouvel  empe- 
reur, contrairement  aux  exemple^  de  son  ^ëre,  ayant  négligé 
l'armée  dû  Rhin  pour  l'armée  de  Hongrie.  Il  eût  été  facile  de 
reprendre  Landau,  ou  feffecfuer  en  Allemagne  une  diversion 
redoutable  et  peut-être  de  soulever  de  nouveau  la  Bavière,  indi- 
gnée de  voir  son  prince  mis  au  ban  de  l'Empire  avec  l'électeur 

1.  Mim.  de  NoaitlM,  p.  Id3.  —  Mim.  de  Tessé,  t.  II,  p.  213-228.  —  Quinci,  t.  Y, 
p.  rà-239.  —  jre'm.  de  Benriok,  t.  HI,  p.  235-255. 


456  LOUIS   XIV.  [1706? 

de  Cologne  par  décret  impérial  du  26  avril.  Louis  XIV  persista 
dans  ses  projets,  arrêta  l'essor  de  Villars,  et  ordonna  à  Marsin 
d'aller  seconder  Villeroi  aux  Pays-Bas,  comme  il  avait  secondé 
Villars  en  Alsace.  Villars,  séparé  de  Marsin,  privé  d'une  partie  de 
ses  propres  troupes,  qu'on  lui  enleva  pour  la  Flandre,  put  encore 
emporter  la  tête  de  pont  qu'avaient  les  ennemis  en  face  de  Fort- 
Louis,  à  la  tête  des  lignes  de  Stolhofen  à  Bûhl.  On  peut  juger  de 
ce  qu'il  eût  fait  si  on  ne  lui  eût  coupé  les  ailes. 

Les  armées  s'étaient  rassemblées  dans  les  Pays-Bas  vers  le  com- 
mencement de  mai ,  les  Français  dans  le  Brabanl,  les  alliés  dans 
le  Liégeois.  Le  roi,  animé  par  les  succès  de  Villars ,  par  un  avan- 
tage qu'avait  remporté  Vendôme  en  Lombardie ,  et  môme  par  la 
prise  du  Mont-Juich ,  présage  trompeur,  comme  on  l'a  vu ,  en- 
joignit à  Villeroi  de  reprendre  Leau  (Leewe)  et  de  livrer  bataille 
si  l'ennemi  tentait  de  s'y  opposer.  C'eût  été  bon  pom*  un  Vendôme 
ou  un  Villars.  Deux  ans  auparavant ,  l'ordre  timide  et  à  contre- 
temps qui  avait  enchaîné  Villeroi  sur  le  Rhin  avait  causé  le  dés- 
astre de  HOchstedt.  Ce  nouvel  ordre,  téméraire  non  moins  à 
contre-temps,  devait  être  au  moins  aussi  fatal  I 

Marlborough  avait,  de  son  côté,  le  projet  d'attaquer  Louvain  au 
risque  d'une  bataille.  De  Tongres,  il  se  porta,  du  20  au  22  mai, 
sur  Cortisse  et  Warem.  Villeroi  s'avança,  le  21,  entre  les  deux 
Gheetes,  vers  Heylissem;  il  attendait,  pour  le  surlendemain,  vingt 
escadrons  détachés  par  Marsin,  qui  était  à  quelques  journées  en 
arrière  avec  dix-huit  bataillons  et*  onze  escadrons,  venant  de 
Metz.  Le  bon  sens  prescrivait  d'attendre  Marsin  et  tout  son  corps 
avant  de  combattre  ;  mais  Villeroi  était  très-mal  renseigné  sur  la 
force  réelle  des  ennemis  et  ne  doutait  de  rien.  Chez  Villars,  la 
présomption  tenait  au  sentiment  d'une  force  et  d'une  intelligence 
capables  de  faire  réussir  les  plus  grandes  audaces  ;  chez  Villeroi, 
elle  tenait  à  la  médiocrité  même  et  au  peu  de  portée  de  la  vue. 
Marlborough  résolut  d'empêcher  la  jonction  entre  Villeroi  et 
Marsin,  de  couvrir  Leau  et  de  rejeter  les  Français  sur  Lcuvain. 
Le  23,  les  deux  armées  s'avancèrent,  à  la  rencontre  l'une  de  lautre, 
vers  l'étroit  espace  qui  sépare  la  vallée  de  la  Mehaigne,  affluent 
Je  la  Meuse,  et  les  vallées  des  deux  Gheetes,  qui  vont  au  Demer, 
une  des  ramifications  du  bassin  de  l'Escaut.  Marlborough  marcha 


1170Ô)  BATAILLE   DE   IIAMILLIES.  457 

par  Mierdorp  sur  BonefTe.  Vilieroi  appuya  sa  droite  à  Tavicrs  sur 
la  Mehaigne,  occupaut  Taviers  et  un  petit  marais  voisin  avec  cinq 
bataillons  ;  puis  venait  la  cavalerie  française,  rejoinle  à  Tinstant 
même  par  les  vingt  escadrons  qui  précédaient  Marsin;  elle  fermait 
rintervalle  de  la  Mehaigne  aux  deux  Gheetes,  qui  n*était  que  d*un 
quart  de  lieue  :  à  gauche  de  la  cavalerie  française,  se  déployait 
l'infanterie,  ayant  devant  son  front  le  village  deRamillies;  puis 
la  cavalerie  espagnole  et  bavaroise,  en  arrière  des  villages  d'OfHez 
et  d'Autre-Ëglise,  garnis  d'infanterie  comme  Ramjllies.  Le  front 
de  l'armée  n'avait  pas  moins  de  cinq  quarts  de  lieue.  L'armée 
française  comptait  soixante -quatorze  bataillons  et  cent  vingt-huit 
escadrons;  l'armée  ennemie  quatre-vingts  bataillons  et  cent 
vingt-  trois  escadrons. 

A  quatre  heures  du  soir,  Marlborough  flt  attaquer  Autre-Ëglise 
et  Ramillies.  Ces  tentatives  furent  repoussées;  mais  ce  n'étaient 
que  défausses  attaques.  Marlborough  avait  reconnu  que  la  gauche 
française  et  une  partie  du  centre  étaient  couverts  par  des  ravins, 
des  ruisseaux,  des  obstacles  presque  insurmontables  ;  il  amusa 
de  ce  côté  l'électeur  et  Vilieroi  par  quelques  démonstrations, 
massa  toute  sa  cavalerie  contre  la  droite  française  et  jeta  quatorze 
bataillons  sur  le  village  de  Taviers.  Les  cinq  bataillons  qui  occu- 
paient ce  village  appelèrent  à  leur  aide  quinze  escadrons  de  dra- 
gons, qui  mirent  pied  à  terre  :  l'infanterie  ennemie  fut  repoussée; 
mais,  pendant  cet  engagement,  la  cavalerie  ennemie  tout  entière 
enveloppait  et  noyait  la  cavalerie  française,  que  tournait  en  même 
temps  un  gros  d'infanterie.  La  droite  française  fut  rompue  ;  alors 
une  masse  d'infanterie  et  d'artillerie  assaillit  de  nouveau  et 
emporta  Ramillies.  L'électeur  et  Vilieroi  ordonnèrent  la  retraite, 
qui  commença  d'abord  en  bon  ordre  ;  mais,  tout  à  coup,  la  cava- 
lorio  espagnole  et  bavaroise,  qu'on  avait  laissée  complètement 
iiiactive  pendant  le  combat  et  qui  couvrait  la  retraite  par  le  défilé 
de  Judoigne,  se  débanda,  saisie  d'une  terreur  panique.  Au  même 
instant,  des  chariots  qui  se  brisèrent  arrêtèrent  les  bagages  de 
l'artillerie  et,  par  suite,  toute  la  colonne  en  marche.  Ce  fut  un 
flux  et  reflux  efl*royable;  tout  se  rompit  et  se  dispersa  !  L'ennemi, 
qui  n'avait  pas  d'abord  suivi  de  près,  arriva  et  enleva  hommes  et 
canons  sans  résistance.  On  n'avait  perdu  sur  le  champ  de  bataille 


168  LOUIS  XIV.  |17dr 

que  deux  mille  hommes,  contre  Tennemi  quatre  mille;  on  perdit 
six  mille  hommes  Taits  pirisonniers  en  peu  de  moments.  La  nuit 
arrêta  la  poursuite.  Lonvam  recueillit  en  majeure  partie  les  débris 
de  cette  déroute  sans  exemple  dans  nos  fastes  rt)Àitaii*€^  du  XTir 
siècle.  Le  corps  dMnfanterie  et  de  dragons  qui  avait  défendu 
faviers  parvint  à  gagner  Namur. 

L'électeur  et  Villeroî,  hors  d'état  de  défendre  la  Dylé,  se  reti- 
rèrent derrière  le  canal  de  Bruxelles  à  Anvers.  Marlborough  e^tra, 
le  25  mai,  à  Louvain  :  il  marcha  si  précipitamment  qu'il  ne 
ramassa  même  pas  l'artillerie  abandonnée  sur  le  champ  de  bataille; 
la  garnison  de  Namur  en  vint  reprendre  trente -quatre  pièces. 
L'électeur  et  VilJeroi  évacuèrent  à  la  hâte  Bruxelles,  Malincs  et 
Lierre,  et,  dès  le  26,  repassèrent  la  Dender.  L'ennemi  occupa  les 
villes  évacuées,  dont  la  population  changea  de  maîtres  avec  indif- 
férence. Le  27,  rélecteur  et  Villeroi  repassèrent  en  désordre 
l'Escaut  à  Gand  et  se  postèrent  entre  TEscant  ef  la  Lis  :  on  leva 
toutes  les  écluses  de  l'Escaut  ;  les  quinze  bataillons  qui  gardaient 
la  Flandre  rejoignirent.  Pendant  ce  temps,  Marsîn,  avec  son  petit 
corps  d'armée,  arrivait  de  la  Moselle  sur  la  Sambrè  et  mettait  en 
défense  Gharleroi,  Mons  et  Ath.  La  principale  armée  se  réorgani- 
sait un  peu  sous  Gand  ;  mais  elle  était  démoralisée  :  les  troupes 
d'Espagne  et  des  deux  électeurs  lie  pouvaient  plus  irtspirer  aucune 
confiance  :  les  Hispano- Belges,  travaillés  par  les  agents  des;  alliés, 
désertaient  en  foule.  Dès  le  30  mai,  Marlborough  ayant  franchi 
la  Dender  à  Alosl  et  marché  sur  l'Escaut  à  Gaveren,  on  évacua 
Gand,  Bruges  et  Dam,  et  l'on  se  replia  sur  la  Lis,  à  Deynse,  puis 
à  Gourtrai.  Le  2  juin,  Chamillart  arriva  au  camp  et  ordonna  de 
séparer  Tarmée;  on  jeta'  l'infeilterie  dans  les  places  et  l'on  divisa 
la  cavalerie  en  petits  corps.  Marlborough,  complètement  maître 
de  la  campagne,  passa  l'Escaut  le  4  juin,  puis  la  Lis,  et  prit  posses- 
sion des  places  abandonnées.  Oudenarde  et  Anvers  se  rendirent, 
les  4  et  6  juin,  à  de  simples  détachements  :  les  habitahts  d^ Anvers 
et  la  garnison  espagnole  de  la  citadelle  ne  Voulant  pas  se  défendre, 
la  garnison  française  de  la  ville  fut  obligée  de  capituler,  La  mau- 
vaise conduite  des  régiments  hisparto-belgtes  et  bavarois  à  Anvers 
et  ailleurs,  obligea  le  roi  à'  refopdre  ces  coi^psy  à=  les  réduîi^e  et  à 
prendre  directement  à  sa' soldé  ce  qu'il  en  conserva  :  on  soutint 


(1706)  UEVERS   EN   BELGIQUE.  459 

désormais  la  guerre  dans  ce  qui  restait  des  Pays-Bas,  au  nom  de 
la  France  et  non  plus  au  nom  de  FEspagne.^  En  quinze  jours, 
on  avait  perdu  tout  le  Brabant  et  les  deux  tiers  de  la  Flandre 
espagnole  ! 

Louis  XIVv  reconnaissant  enfin  l'impuissance  de  Villeroi,  expé- 
périence  qui  avait  coûté  un  peu  cher  IrappelaYendôme  en  France 
pour  sauver  la  frontière  du  Nord  et  «  rendre  aux  troupes  >,  sui- 
vaut  ses  propres  teimes»  «  Tesprit  de  force  et  d*audûce  naturel  à 
la  nation  française..  »  Qu'allait  devenir  l'Italie  sans  Vendôme?... 
Le  roi  résolut  d'expédier  en  Italie  le  duc  d'Orléans,  son  neveu  et 
son  gendre  * ,  qu'il  avait  jusqu'alors  systématiquement  écarté  des 
comaiandements  militaires  comme  les  autres  princes  du  sang, 
afin  de  leur  ôter  toute  chance  d'acquérir  une  importance  person- 
nelle. Il  offrit  à  Yillars  de  commander  sous  le  duc  d'Orléans. 
Yillars  s'en  excusa  :  l'épreuve  qu'il  avait  faite  en  Bavière  de  ces 
sortes  d'associations  l'en  avait  dégoûté  sans  retour;  ce  fut  uû 
grand  malheur  ;  car  le  duc  d'Orléans  se  fût  mieux  accommodé 
avec  Yillars  que  l'électeur  de  Bavière.  A  la  place  de  Yillars,  on 
envoya  un  des  vaincus  de  Hochstedt,  Marsin,  triste  augure.  Il  eût 
été  plus  simple'  de  laisser  Yendôme  en  Italie  et  d'appeler  Yillars 
en  Flandre,  en  chargeant  Marsin  de  tenir  la  défensive  sur  le 
Rhin;  mais  Louis  ne  voulut  pas  humilier  son  vieux  favori  Yilleroi 
en  le  remplaçant  par  un  autre  que  par  un  maréchal  -  général  : 
Yendôme  arriva,  sinon  avec  le  titre,  du  moins  avec  les  attribu*- 
tions  de  ce  grade,  créé  jadis  pour  Turenne.  Ce  fut  pour  de  telles 
considérations  que  Louis  risqua  d'achever  la  ruine  de  sa  maison 
et  celle  de  la  France*. 

Marlbonoughi  poursuivait  le  cours  de  ses  succès.  Ostende,  bom^ 
bardée,  ruinée,  se  rendit  le  6  juillet:;  lai  garnison  y  fut  contrainte 
par  les  habitants.  Le  vieux  Yauban,  chargé  du  commandement 
sur  les  places  de  la  côté,  était  venu  à  Dunkerque  pour  défendre 
son  ouvrage.  Les  États-Généraux  empêchèrent  Marlborough  d'a»- 


1.  Le  dae  Philippe  d'Orltens,  frère  da  roi,  était  mort  le  9  juin  1701  et  son  titre 
ETait  passé  au  duc  Philippe  de  Chartres,  son  fils,  qui  avait  épousé  une  des  fitlM  dti 
roi  et  de  madame  de  Montespan.  Le  nouveau  duo  d'Orléans^  en  1706^  était  âgé  de 
32  ans. 

2.  Général  Pelet,  t.  VI,  p<  1-136-20U  —  Vitlars,  p.  157. 


Û60  LOUIS   XIV.  («7091 

siéger  Dunkerque;  il  ne  leur  convenait  nullement  de  voir  les 
Anglais  rentrer  en  possession  de  ce  port,  conquis  jadis  par  Crono 
well,  puis  vendu  par  Charles  IL  Marlborough  s'écarta  de  la  noer, 
se  reporta  sur  l'Escaut  à  Espierre  et  fit  investir  derrière  lui  Menin, 
bonne  place  française  de  la  Lis,  qui  était  comme  l'avant- poste  de 
Lille  (23  juillet).  Vendôme  arriva  peu  de  jours  après  à  Valen- 
ciennes  et  reforma  enfin  l'armée  sur  la  Basse-Deule,  en  avant  de 
Lille,  du  19  au  23  août;  il  fit  rétablir  les  anciennes  Ugnes 
d'Ypres  à  la  Marque,  qui  couvraient  la  Flandre  française.  Pendant 
ce  temps,  Meiiin,  foudroyé  par  cent  canons  et  soixante  mortiers, 
succombait  après  une  très- belle  défense  (22  août).  Marlborough, 
voyant  Ypres,  Lille  et  Tournai  protégés  par  la  position  qu'avait 
prise  Vendôme,  détacha  une  division  sur  Dendermonde,  qui, 
depuis  trois  mois,  se  maintenait  obstinément  au  milieu  d'un  pays 
occupé  par  l'ennemi  et  avait  repoussé  une  première  attaque. 
Dendennonde  fut  obligée  de  capituler  le  6  septembre.  De  là, 
l'ennemi  se  porta  sur  Âth.  Le  gouvernement  français  avait  fait  de 
tels  efibrts,  que  l'armée  se  trouvait  presque  égale  à  l'ennemi  en 
Infanterie  et  en  artillerie  et  supérieure  en  cavalerie  ;  elle  se  rani- 
mait sous  la  main  de  Vendôme,  qui  eût  bien  voulu  s'opposer  au 
siège  d'Atb  ;  mais  le  roi,  qui  naguère  enjoignait  l'audace  à  Ville- 
roi,  retint  Vendôme  et  lui  défendit  de  rien  hasarder.  Ath  capitula 
le  2  octobre  et  donna  aux  ennemis  toute  la  Dender,  comme  ils 
avaient  déjà  le  Bas -Escaut  et  la  Basse -Lis.  Le  temps  était  très- 
mauvais;  les  États -Généraux,  craignant  de  ruiner  leur  armée, 
s'opposèrent  à  ce  que  Marlborough  entreprit  un  nouveau  siège  et 
l'on  se  mit  en  quartiers  d'hiver  au  commencement  de  novembre. 
Une  partie  de  la  frontière  française  se  soumit  à  une  contribution 
de  guerre  pour  se  racheter  du  pillage  et  de  l'incendie  ^ 

1 .  Ces  sortes  de  rançons  étaient  passées  en  usa^e  sor  les  frontières  respectives,  à 
l'approche  des  armées,  et  sauvegardaient  le  pays  contre  les  ravages  des  partis  enne- 
mis. C'était  un  commencement  d'adoucissement  des  usages  de  la  guerre.  —  On 
trouve  dans  les  Mss.  du  bénédictin  D.  Grenier,  qui  avait  préparé  une  Histoire  de 
Picardie,  une  intéressante  anecdote  à  ce  sc^et.  Le  roi,  en  1706,  ayant  demandé  nne 
contributioa  extraordinaire,  même  aux  pays  exempts,  quatre  paroisses  de  l'Artois, 
formant  ce  qu'on  nommait  VÀUêUj  refusèrent,  croyant  qu'il  s'agissait  de  payer  rançon 
à  l'ennemi  pour  leurs  terres,  et  deux  cents  paysans  partirent  pour  aller  trouver  le 
roi  à  Versailles.  Chamillart  les  fit  arrêter  à  Senlis,  les  obligea  de  retourner  cfaes  eux 
et  envoya  des  troupes  vivre  à  discrétion  dans  les  villages  nMlet.  «  Ce  qui  les  a  portés 


[1706J  LES  PAYSANS  D'ARTOIS.  m 

Les  événemcDts  d'Italie  ne  furent  pas  moins  considérables  ni 
moins  funestes  que  ceux  d'Espagne  et  de  Flandre. 

Les  opérations  avaient  heureusement  débuté  en  Lombardie.  Au 
mois  d'avril ,  l'ennemi  n'ayant  encore  que  onze  mille  hommes 
dans  le  Bressan,  sur  la  Ghiese,  et  six  mille  de  l'autre  côté  du  lac 
de  Garda,  sur  l'Adige,  Vendôme  avait  profité  de  sa  grande  supé- 
riorité numérique  pour  assaillir  les  quartiers  impériaux  établis  le 
long  de  la  Ghiese.  La  cavalerie  impériale  fut  débusquée  de  la  hau- 
teur de  Calcinato  à  la  baïonnette  par  l'infanterie  française,  qu'aida 
un  corps  de  cavalerie  qui  monta  à  l'assaut  à  cheval  par  une  pente 
abrupte.  La  moitié  au  moins  du  petit  corps  d'armée  autrichien 
fut  tuée  ou  prise  (19  avril).  Eugèue  arriva,  le  lendemain,  de 
Vienne,  où  il  était  allé  presser  les  renforts  promis  ;  il  ne  put  que 
rallier  les  débris  de  ses  troupes  et  les  ramener  en  toute  hÂte  dans 
le  Trentin.  Vendôme  fit  rompre  ou  occuper  les  passages  entre  les 
lacs  de  Garda  et  d'Idro  et  établit  un  camp  retranché  à  Garda,  sur 
l'autre  rive  du  lac ,  afin  de  barrer  aux  Impériaux  la  descente  des 
montagnes  depuis  lafhiese  jusqu'à  l'Adige. 

Ce  premier  avantage  semblait  promettre  un  bon  succès  au  siège 
de  Turin ,  si  longtemps  différé.  Il  y  avait  eu  autour  du  roi  une 
discussion  de  plusieurs  mois  sur  le  plan  à  suivre.  Vauban  soute-. 
nait  qu'il  fallait  cinquante -cinq  mille  hommes  effectifs  et  enlever 
d'abord  les  hauteurs  à  la  droite  du  Pô,  surtout  la  colline  fortifiée 
des  Capucins,  puis  attaquer  la  ville  et  enfin  la  citadelle.  La  Feuil- 
lade,  appuyé  par  Vendôme,  qui  avait  eu  d'abord  la  même  opinion 
que  Vauban,  prétendait  attaquer  directement  et  uniquement  la 
citadelle  par  son  front  le  plus  saillant;  le  roi  lui  donna  raison  et. 


à  un  ri  grand  ahtt^tementt  ce  n'est  pas  qa*il8  refusent  de  payer  la  somme  qu'on 
leur  demande;  mais  c'est  qnMls  ne  la  veulent  pas  payer  aux  ennemis...  Ils  ne  se 
peuvent  persuader  que  3.  M.  les  oblige  elle-même  à  payer  contribution  aux  ennemis, 
vu  qu'ils  s'offrent  à  défendre  leur  pays  et  l'entrée  de  T Artois.  Ils  disent  en  leur 
langage  que  tout  ce  qu'on  leur  signifie  tic  vient  point  délie  ttouqut  du  roi  et  qu'ils 
n'auraient  aucune  difficulté  à  obéir  s'ils  l'avaient  entendu  eux-mêmes  delU  bouqus 
du  roi,  ,  On  bl&me  et  on  plaint  fort  ici  ces  paysans,  qui  sont  encore  fiers  de  ce  qu'ils 
n'ont  jamais  payé  de  contributions  et  ont  toujours  défendu  eux-mêmes  leur  pays, 
qui  est  capable  d'arrêter  une  armée,  quoiqu'il  n'y  ait  que  quatre  paroisses.  —  Lettre 
du  jésuite  artésien  Bnmet  à  son  confrère  Le  Gobieu,  à  Paris,  du  18  janvier  1707  : 
ap.  Mss.  de  D.  Grenier;  27»  paquet,  n«  1;  cité  par  J.  Janoski;  National  du  19  dé- 
cirabre  184L 


m  LOCJis  XIV.  [i'm. 

le  13  mai,  il  parut  enfin  devant  Turin.  Quoique  ses  forces  eussent 
été  grossies  par  beaucoup  de  recrues,  il  n'avait  peut-être  pas,  à 
quinze  ou  vingt  mille  hoimnes  près,  les  cinquante- cinq  mille 
hommes  réclamés  par  Vauban.  Il  fit  tracer  des  lignes  entre  le  Pô 
et  la  Petite-Doire,  au-dessous  de  la  ville,  puis  assit  son  camp  de 
l'autre  côté  de  Turin,  la  droite  au  Pô,  la  gauche  à  la  Doire,  et 
acheva  l'inv/estissement  sur  la  rive  gauche  du  Pô.  La  tranchée  fut 
ouverte  le  2  juin.  A  la  droite  du  Pô,  La  Feuillade  n'attaqua  point 
les  hauteurs  voisines  de  la  capitale  piémontaise,  mais  il  occupa 
des  places  qui  commandaient  plus  ou  moins  les  routes  aboutis- 
sant à  Turin,  telles  que  Chieri,  Moneaglieri  et  Mondovi  (  16  juin- 
2  juillet).  La  population  de  Mondovi  ne  voulut  pas  se  défendre; 
elle  était  favorable  aux  Français,  sans  doute  par  ressentiment  des 
maux  que  son  duc  attirait  sur  elle.  La  Feuillade  poussa  Victor- 
Amédée  de  poste  en  poste.  Le  duc  se  retira  vers  Saluées,  avec 
quelques  mille  hommes  qui  lui  restaient,  pour  gagner  les  vallées 
vaudoises  comme  dernier  refuge.  Asti,  pendant  ce  temps,  fut 
repris  par  un  détachement  français.  Tout  cela  n'avait  pas  de 
valeur  sérieuse  ;  le  siège  de  Turin  était  tout  et  le  siège  allait  bien 
lentement  I 

Eugène,  cependant ,  avait  reçu  des  renforts  considérables  et  s*^ 
retrouvait  à  la  tète,  non  plus  de  quelques  débris,  mais  d'une  véri- 
table armée.  Voyant  la  droite  de  l'Adige  barrée  par  Vendôme,  il 
descendit  le  long  de  la  rive  gauche  jusque  vers  la  Polésine,  comme 
pour  essayer  de  porter  la  guerre  vers  les  bouches  du  Pô.  Ven- 
dôme se  croyait  en  mesure  de  l'empêcher  de  traverser  l'Adige, 
quand  il  reçut  l'ordre  de  quitter  l'Italie  pour  la  Flandre  (mi -juin.) 
Pressentant  qu'on  allait  tout  perdre,  il  pria  du  moins  le  roi  de  lui 
donner  Berwick  pour  successeur  :  il  avait  apprécié  les  talents  de 
ce  bâtard  des  Sluarts  ;  mais  Berwick  était  nécessaire  en  Espagne  el 
ce  fut  Marsin  qu'on  expédia.  Vendôme  garda  le  commandement 
un  mois  encore,  jusqu'à  l'arrivée  du  duc  d'Orléans  el  de  Marsin; 
il  le  garda  trop  pour  sa  gloire  ;  du  5  au  6  juillet,  Eugène  parvmt 
à  faire  travci'scr  l'Adige  à  une  partie  de  son  armée,  près  d'Anguil- 
lara ,  ce  qui  lui  ouvrit  la  Polésine.  Vendôme  se  porta  sur  le  canal 
Blanc.  Le  12  juillet,  un  corps  ennemi  passa  le  canal  Blanc  près 
de  son  confluent  avec  l'Adige,  vers  Carpi,  qt  coupa  un  corps  ûjjn- 


[iîOtf]  S[ÉGP  DE   TUIUN.  463 

Wis,  qui  fut  obligé  de  se  jeter  au  midi  du  Pô.  Vendôme  alors  se 
décidasse  replier  derrière  le  Mincio,  ce  qu'il  avait  jusquerlà 
rejeté  bi^p  loin.  Il  venait  h  sop  tour  de  subir  les  mêmes  échecs 
que  Câlinât  en  1701  ;  cette  double  expérience  était  décîsjve  coptrc 
la  ligne  dp  TAdige.  Eugène  envoya  seulement  un  corps  détaché 
vers  le  Mincio  et,  avec  vingt-quatre  mille  hommes,  fr^pchit  le  Pô  à 
Polesell^  (18  juillet).  Le  même  jour,  Vendôme  remit  le  commanr 
dément  au  duc  d'Orléans  et  à  Marsii^,  qui  Tavaient  rejoint  à  Cré^ 
mone,  et  parfit  pour  la  France.  Il  laissait  les  affaires  dans  un 
fâcheux  ét^t  :  il  rejeta  ses  mauvais  succès  sur  le  découragement 
causé  dans  l'armée  par  les  événements  du  dehors  et  par  son  rap- 
pel; son  propre  découragement  put  n'y  être  pas  étranger;  il  y 
avait  eu  chez  lui ,  dans  les  dernières  semaines ,  bien  de  la  négli- 
gence et  de  rpbstination ,  en-  présence  d'un  adversaire  qui  ne 
faisait  guère  de  fautes  et  qui  ne  manquait  jamais  de  profiter  de 
celles  d'autrqi. 

Le  duc  d'Orléans  tâcha  d'empôcher  Eugène  de  faire  ce  qu'avait 
fait  Stahremberg  en  1703  :  il  rappela  sur  le  Mincio  les  troupe? 
qui  étaient  entre  les  lacs  de  Garda  et  d'Idro,  se  porta  au  sud  du 
Pô  avec  le  reste  de  l'armée  de  Lombardie,  afin  de  côtoyer  l'en- 
nemi, et  demanda  à  La  Feuillade  d'expédier  un  gros  corps  à  Stra- 
della,  dans  le  Pavèse,  pour  mettre  entre  dc\xi^  feux  l'ennemi,  qui 
ne  pouvait  manquer  de  passer  par  ce  point.  C'était  le  dernier 
conseil  donné  par  Vendôme  à  son  départ,  I^a  Feuillade  protesta 
qu'il  lui  était  impossible  de  se  dégarnir  de  son  infanterie  et  envoya 
seulement  de  la  cavalerie  au  duc  d'Orléans.  Eugène,  cependant, 
avançai!  toujours  avec  son  audace  ordinaire,  sans  magasins,  sans 
équipages  de  vivres;  la  sécheresse  rendait  toutes  les  petites 
rivières  guéables  et  l'on  avait  laissé  dégrader  les  retranchements 
établis  sur  leqrs  bords.  Eugène  franchit  le  Panaro  et  la  Sccchia. 
Orléans  demanda  à  La  Feuillade  ç'il  voulait  le  joindre  à  Valenza, 
avec  une  partie  de  ses  troupes ,  pour  arrêter  au  moins  Eugène 
vers  le  Tanaro,  puisqu'on  n'avait  pu  s'entendre  pour  l'arrêter  à 
Stradella.  La  Feuillade  répondit  qu'il  préférait  attendre  Eugène  à  • 
Chîeri  et  redemanda  sa  cavalerie  et  même  des  renforts  de  l'ar- 
mée de  Lombardie.  Orléans  céda  et  repassa  au  nord  du  Pô,  renon- 
çant à  entraver  la  marche  d'Eugène ,  qui  traversa  le  Parmesan  et 


m  LOUIS   XIV.  [1706 

gagna  les  bords  du  Tanaro.  Pendant  ce  temps,  Orléans  se  réunis- 
sait à  La  Feuillade  devant  Turin.  Il  trouva  le  siège  en  très- mau- 
vais état.  La  Feuillade,  à  la  vérité,  avait  fait  enfin  occuper,  par  un 
corps  détaché,  les  hauteurs  voisines  des  Capucins,  sans  cependant 
attaquer  les  Capucins ,  et  jeté  un  pont  en  aval  sur  le  Pô,  afin  de 
relier  ce  détachement  avec  l'armée  de  siège  et  de  compléter  Tin- 
vcstissement  par  la  rive  droite;  mais  l'artillerie  et  le  génie  étaient 
mal  dirigés  :  les  chefs  de  ces  services  ne  s'entendaient  pas;  une 
décadence  alarmante  se  manifestait  dans  les  armes  spéciales, 
naguère  si  brillantes  *  ;  on  sentait  partout  l'absence  du  grand  pre- 
neur de  villes,  que  la  fatuité  de  La  Feuillade  et  l'ineptie  de  Cha- 
millart  avaient  écarté  d'une  eptreprise  qui  n'eût  pu  réussir  que 
par  lui.  Le  feu  de  l'ennemi,  et  bien  plus  encore  les  maladies  et  la 
désertion,  avaient  tellement  ruiné  l'infanterie,  qu'il  ne  restait 
guère  plus  de  cent  cinquante  hommes  valides  par  bataillon.  Le 
27  août,  les  assiégés  venaient  de  reprendre  des  dehors  qu'on  leur 
avait  enlevés  :  le  duc  d'Orléans,  à  son  arrivée,  fit  donner,  le  31 , 
un  nouvel  assaut  qui  ne  réussit  pas.  Il  n'y  avait  plus  d'espoir 
d'enlever  la  citadelle  de  vive  force  avant  l'approche  d'Eugène. 

Eugène  avait  passé  le  Tanaro  entre  Asti  et  Alba,  le  29  août,  et 
joint  le  duc  dç  Savoie  entre  Carmagnola  et  Moncaglicri.  Orléans 
proposa  de  marcher  à  l'ennemi;  Marsin,  La  Feuillade  et  la  plupart 
des  officiers- généraux  furent  d'avis  d'attendre  dans  les  lignes.  Le 
31,  après  l'assaut,  Orléans  écrivit  au  roi  à  ce  sujet,  de  deux  cents 
lieues!  En  attendant  la  réponse,  on  ne  bougea  pas.  Le  sort  de 
l'Italie  devait  être  décidé  avant  cette  réponse  !  Eugène  et  Victor- 
Amédée  franchirent  le  Pô  à  Carignano,  le  4  septembre,  avec 
vingt- trois  mille  hommes,  le  reste  de  leurs  troupes  étant  employé 
à  garder  les  places  et  les  postes  de  communication.  Le  6,  ils 
^'avancèrent  sur  la  Petilc-Doire.  Orléans  proposa  pour  la  seconde 
fois  d'aller  au-devant  d'eux;  les  généraux  s'y  opposèrent.  Marsin 
déclara  au  duc  que  le  roi  ne  lui  avait  pas  donné  le  droit  de  tirer 
de  ses  lignes  l'armée  de  siège  !  L'idée  fixe  d'une  mort  prochaine 
'  ôtait  à  Marsin  toute  liberté  d'esprit  et  de  jugement.  Orléans,  géné- 
ral sans  autorité,  n'osa  rompre  en  visière  au  guide  que  le  roi  lui 

1.  Saint-Simon  nous  en  apprend  la  cause  :  les  grades  s'y  vendaient  comme  ail- 
leurs. V.  Saint-Simon,  t.  V,  p.  93. 


11706]  SIÈGE   DE  TURIN   LEVÉ.  Û6o 

avait  imposé.  Ce  même  jour,  les  ennemis  passèrent  la  Petite- 
Doire  et  se  portèrent  entre  la  Doire  et  la  Stura.  C'était  le  seul 
côté  par  lequel  la  position  des  Français  leur  avait  paru  attaquable. 
On  n'avait  pas  retranché  l'intervalle  entre  la  Doire  et  la  Stura, 
trop  étroit,  pensait-on,  pour  qu'une  armée  ennemie  y  pût  ma- 
nœuvrer. On  se  hâta  d'y  lever  de  la  terre.  Le  duc  d'Orléans  vou- 
lait faire  descendre  sur  ce  point  une  partie  de  l'infanterie  qui 
occupait  les  hauteurs  de  la  rive  droite.  Marsin  prétendit  que  le 
duc  n'avait  pas  droit  mémo  de  déplacer  les  troupes.  Cela  devenait 
de  la  démence.  Bien  qu'on  eût  probablement  trente- cinq  à 
quarante  mille  soldats,  comme  ils  étaient  répandus  sur  une  cir- 
convallation  immense;  on  ne  trouva  que  dix-sept  bataillons  pour 
défendre  la  partie  menacée.  On  les  mit  sur  une  seule  ligne,  en  les 
faisant  soutenir  par  soixante-cinq  escadrons. 

Le  7  septembre  au  matin ,  après  avoir  essuyé  une  violente  ca- 
notmade,  l'ennemi  chargea  sur  le  nouveau  retranchement  à  peine 
ébauché.  L'attaque  fut  repoussée  par  deux  fois  à  la  gauche  et  au 
centre  des  Français  ;  mais ,  pendant  ce  temps ,  sur  leur  droite, 
le  duc  de  Savoie  >  reconnaissant  qu'on  avait  laissé  un  espace 
vide  entre  le  lit  de  la  Stura  et  la  digue  de  cette  rivière ,  coupa  la 
digue  et  pénétra  dans  cet  espace  avec  une  colonne  d'infanterie 
suivie  d'un  convoi.  Marsin  courut  le  charger  à  la  tète  de  quinze 
escadrons.  Il  fut  repoussé  et  blessé  à  mort  :  ses  pressentiments  ne 
l'avaient  pas  trompé.  Le  duc  d'Orléans  fut  blessé  à  son  tour  dans 
une  seconde  charge,  qui  ne  réussit  pas  mieux.  Eugène  assaillit 
une  troisième  fois  les  retranchements  vers  le  centre  et  les  emporta. 
La  gauche  française,  dont  la  position,  sur  la  Doire,  était  mieux 
appuyée,  se  défendit  plus  longtemps  et  avec  une  grande  énergie  ; 
mais  elle  fut  enfin  obligée  de  plier  à  son  tour.  Le  duc  d'Orléans, 
atteint  de  deux  blessures,  quitta  le  champ  de  bataille.  La  retraite 
s'opéra  en  désordre  par  les  trois  ponts  de  la  Stura ,  de  la  Doire  et 
du  Bas-Pô.  Trente  escadrons  de  dragons ,  qui  avaient  mis  pied  à 
terre  pour  soutenir  l'infanterie ,  furent  coupés  d'avec  leurs  che- 
vaux, qui  tombèrent  au  pouvoir  de  l'ennemi.  Saint-Frémont , 
commandant  de  l'aile  gauche,  rallia  les  troupes  et  emmena 
quarante -cinq  canons  de  camjmgne  ;  mais  toute  l'artillerie  de 
siège  (cent  quatre  canons  et  quarante  mortiers)  fut  abandonnée 
XIV.  30 


466  LOUIS  XIV.  [no«] 

par  La  Feuillade.  On  brûla  ou  Ton  jeta  à  l'eau  les  munitions. 

La  perte ,  cependant ,  ne  dépassait  pas  quatre  mille  hommes  et 
les  vainqueiirs  en  avaient  bien  perdu  six  mille.  Le  gros  de  l'armée 
était  intact,  ni  les  troupes  qui  étaient  en  amont  de  Turin,  ni  celles 
qui  étaient  sur  les  hauteurs  de  la  rive  droite,  n'ayant  combattu. 
Le  duc  d'Orléans  eut  l'excellente  idée  de  se  retirer  par  la  rive 
droite  du  P6  vers  Alexandrie  et  le  Milanais  ;  mais ,  sur  la  fausse 
nouvelle  que  les  ennemis  étaient  maîtres  de  Moncaglierl  et  de 
Chieri  et  coupaient  déjà  cette  route,  les  généraux  le  pressèrent  de 
se  replier  au  contraire  sur  Pignerol,  où  l'on  enlèverait,  disait-on, 
de  grands  magasins  préparés  par  les  ennemis,  et  où  l'on  recevrait 
des  secours  de  France.  Le  prince,  ne  pouvant  voir  ni  agir  par  lui- 
même,  céda,  et  l'on  gagna  Pignerol  le  lendemain  de  la  bataille. 
^e  fut  cette  funeste  résolution  qui  changea  un  échec  en  un  véri- 
table désastre.  Orléans  reçut,  le  13  septembre,  la  réponse  du  roi 
à  sa  lettre  du  31  août.  Le  roi  l'autorisait,  non  point  à  attaquer 
rénnemi,  mais  à  lever  le  siège.  C'était  la  meilleure  satire  du  dé- 
plorable système  stratégique  de  Versailles  !  Le  duc  d'Orléans 
n'avait  trouvé  à  Pignerol  aucune  sorte  de  magasins  et,  manquant 
de  subsistances ,  il  se  vit  réduit  à  répandre  ses  troupes  dans  les 
hautes  vallées  du  Cluson  et  de  la  Petite-Doire,  et  jusque  dans  la 
Savoie  et  le  Dauphiné.  Toutes  les  communications  étaient  inter- 
rompues avec  les  garnisons  du  Piémont  et  de  la  Lombardie. 

Deux  jours  après  le  désastre  de  Turin,  une  action  heureuse  et 
brillante  avait  eu  lieu  entre  la  Chiese  et  le  Mincio  (9  septembre). 
Le  prince  de  Hesse-Cassel ,  qui  commandait  le  corps  ennemi  du 
Mincio,  récemment  renforcé  d'Allemagne,  avait  été  complètement 
défait  à  Castiglione  par  Médavi,  commandant  du  corps  français 
laissé  dans  ce  pays  par  le  duc  d'Orléans.  L'ennemi  avait  perdu 
quatre  mille  hommes  et  quatorze  canons,  et  s'était  dispersé,  partie 
vers  les  montagnes ,  partie  vers  l'Adige.  Médavi  allait  franchir  le 
Pô  et  chasser  les  garnisons  autrichiennes  du  Modenais ,  quand  il 
apprit  la  catastrophe  de  Turin.  Il  n'eut  plus  qu'à  lâcher  de  dt-^ 
fendre  le  Milanais,  de  concert  avec  le  gouverneur  Vaudemont.  Dès 
le  1 5  septembre ,  Eugène  et  Victor-Amédée  passèrent  la  Grande- 
Doirc  et  marchèrent  sur  Verceil,  laissant  derrière  eux  un  détache- 
ment (jiii  re|)rit  Chivasso  le  17  et  y  fit  douze  cents  prisonniers.  Le 


[1706]  LMTALIE  PERDUE.  667 

château  de  Bard,  Ivrée,  Crescentino,  Verrue,  se  rendirent  en  quel- 
ques jours  à  d'autres  corps  ennemis.  Eugène  et  Victor-Amédée 
entrèrent  à  Verceil  le  18 ,  à  Novare  le  20  ;  la  population  leur  livra 
cette  dernière  ville,  après  avoir  désarmé  la  petite  garnison.  Le  22, 
les  deux  princes  passèrent  le  Tésin  ;  le  24,  ils  entrèrent  à  Milan, 
dont  les  députés  étaient  allés  au-devant  d'eux  pour  reconnaître  le. 
roi  Charles  IIL  Un  corps  bloqua  le  château,  occupé  par  une  gar-^ 
nison  franco-espagnole.  Le  27,  Eugène  entra  à  Lodi,  dont  le  châ- 
teau se  rendit  le  lendemain.  Le  2  octobre ,  le  peuple  de  Pavie 
s'insurgea  contre  sa  garnison  et  la  contraignit  de  capituler  devant 
un  corps  détaché. 

Yaudemont  et  Médavi  n'avaient  d'espoir  que  dans  un  retour . 
offensif  du  duc  d'Orléans.  C'était  bien  en  efTet  l'intention  du  roi  ; 
mais  le  pouvoir  ne  répondit  point  au  vouloir.  Il  eût  fallu  un 
Louvois  pour  recréer  en  temps  utile  les  ressources  nécessaires. 
L'armée,  au  contraire,  avait  continué  à  se  fondre  dans  son  inaction 
forcée.  Vers  le  20  octobre,  époque  à  laquelle  Louis  XIV  avait 
prescrit  à  Orléans  de  se  reporter  en  avant,  ce  duc  n'eut  de  dispo- 
nibles qu'une  vingtame  de  mille  hommes  abattus  et  découragés. 
Le  roi ,  éclairé  à  temps  sur  la  situation  réelle ,  envoya  un  contre- 
ordre,  prescrivit  au  duc  de  mettre  les  troupes  en  quartiers  d'hiver 
et  avertit  Vaudemont  et  Médavi  de  traiter  comme  ils  pourraient, 
s'ils  n'étaient  pas  en  état  de  se  soutenir  jusqu'au  printemps.  C'était 
malheureusement  le  seul  parti  ^  prendre,  car  Eugène  était  déjà 
en  mesure  de  rendre  impossible  la  jonction  du  duc  d'Orléans  avec 
Médavi.  Il  était  revenu  de  l'Adda  vers  le  Tortonèse  et  l'Alexan- 
drin ,  seule  route  qu'Orléans  eût  pu  suivre.  Il  avait  occupé  la 
ville  de  Tortone  dès  le  10  octobre,  chargé  un  détachement  d'as- 
siéger le  château  et  attaqué  Alexandrie  le  16.  L'évéque  et  les  ma- 
gistrats municipaux  soulevèrent  les  habitants  ;  le  commandant  fut 
forcé  de  capituler  le  21.  Pendant  ce  temps,  Pizzighitone  se  rendait 
au  duc  de  Savoie  et  au  prince  de  Hesse  { 29  octobre  ).  Une  foule 
d'autres  places  ouvrirent  leurs  portes.  Le  pays  était  partout  pour 
les  Impériaux.  Pauvre  peuple,  qui  croyait  améliorer  son  sort  en 
se  retournant  dans  ses  fers  et  en  changeant  de  maîtres  étran- 
gers ! 
*  Avant  la  fin  de  l'année,  on  perdit  encore  le  château  de  Tortone, 


668  LOUIS  XIV.  [170e.l7O7; 

où  s'était  jeté  le  gouverneur  de  la  ville,  qui  se  fit  emporter  d*assaut 
et  tuer  sur  la  brèche  avec  le  commandant  du  château  (29  no^eIn- 
bre).  Le  chÂteau  de  Casai  ne  fut  pas  défendu  avec  cet  héroïsme  ; 
la  garnison  se  rendit  prisonnière  (6  décembre)  ;  la  ville  n'avait 
opposé  aucune  résistance.  Modène  avait  été  prise  le  20  novembre. 

Un  premier  essai  de  négociation,  basé  sur  la  neutralité  de  l'Ita- 
lie, échoua  en  décembre  :  de  nouvelles  propositions  furent  adres- 
sées à  Eugène  par  Vaudemont  et  Médavi  au  mois  de  février  1707  : 
on  se  réduisait  à  demander  la  neutralité  pour  Mantoue  et  la  Mi- 
randole ,  qu'avaient  conservées  les  Français.  Eugène  refusa  toute 
autre  condition  que  l'évacuation  pure  et  simple  de  la  Lombardie 
et  le  retour  des  troupes  franco -espagnoles  en  France  parSuse. 
Lé  traité  fut  signé  le  13  mars  1707.  Toute  la  Haute-Italie  fut 
abandonnée,  sauf  Suse  et  les  hautes  vallées  de  la  Petite-Doire  et 
du  Cluson.  Les  Impériaux  prirent  possession  du  Milanais  et  du 
Mantouan,  et  la  maison  d'Autriche,  conformément  à  ses  engage- 
ments ,  céda  au  duc  de  Savoie  l'Alexandrin  et  la  Lomelline.  Si 
Louis  XIV  et  Philippe  V  se  fussent  résignés  à  temps  à  ce  sacrifice 
nécessaire,  Victor- Amédée  n'eût  pas  fait  défection  et  l'Italie  n'eût 
pas  été  perdue*. 

La  convention  du  13  mars  1707  scella  en  quelque  sorte  les 
désastres  de  l'année  1706,  la  plus  funeste  qu'eût  encore  vue  ce 
règne,  qui  si  longtemps  n'avait  compté  les  années  que  par  des 
victoires!  Ramillies  et  Turin  marquaient  deux  nouveaux  degrés 
sur  la  pente  de  cette  décadence  Commencée  à  Hôchstedt. 

Les  premières  consolations  vinrent  à  Louis  XIV  de  cette  Es- 
pagne qui  était  la  cause  de  tous  nos  maux  '^. 

Les  forces  officielles  de  l'Espagne  étaient  dissoutes  :  le  gouver- 
nement s'était  abtmé  dans  son  impuissance;  mais,  le  gouverne- 
ment écroulé,  il  restait  un  peuple  en  Castille,  une  race  forte,  opi- 
niâtre, fanatique  de  sa  nationalité  comme  de  sa  religion,  et  qui, 
tout  appauvrie,  toute  réduite  en  nombre  qu'elle  fût  par  un  siècle.et 
demi  de  détestable  administration ,  avait  conservé  toutes  ses  qua- 

1.  Général  Pelct,  t.  VI,  p.  137-384;  —  et  pièces.  —  Saint-Hilaire,  m,  273-358. 

2.  Voltaire  assure  qti^à  la  nouvelle  de  la  perte  de  Madrid,  Vauban  avait  proposé 
à  Louis  XIV  d'envoyer  Philippe  V  régner  au  Nouveau-Monde  en  abandonnant 
TËspagne,  et  qu'on  délibéra  sur  ce  projet  à  Versailles.  SiècU  dt  Louit  XI V^  ch.  xxi. 


it7061  LA   CASTILLE   RECOUVRÉE.  469 

lités  natives.  Quand  on  sut  que  les  hérétiques  et  les  Portugais 
commandaient  dans  rEscurial,  un  long  frémissement  courut 
depuis  les  Asturies  jusqu'au  Guadalquivir.  Le  peuple  de  Tolède 
arrêta  prisonniers  les  partisans  de  rarchiduc,  tjuî  avaient  pro- 
clamé Charles  III,  et  ferma  ses  portes  aux  ennemis.  Yalladolid  et 
Ségovie  se  révoltèrent  contre  les  garnisons  qu'elles  avaient  subies 
et  les  -prirent  ou  les  exterminèrent.  Les  habitants  de  la  Manche 
reçurent  l'argent  que  leur  envoyaient  les  généraux  ennemis  en 
échange  de  leurs  blés ,  envoyèrent  l'argent  à  Philippe  V,  gardè- 
rent les  blés  et  occupèrent  les  passages  du  Tage.  Toutes  les  villes 
des  deux  Castilles  assurèrent  Philippe  V  de  leur  foi,  lui  fournirent 
toutes  les  ressources  qu'elles  purent,  arrêtèrent  les  courriers, 
enlevèrent  ou  massacrèrent  les  détachements  des  ennemis.  L'An- 
dalousie leva  seize  mille  hommes  de  milices.  Le  28  juillet ,  Bcr- 
wick,  à  la  tête  du  petit  corps  d'armée  ramené  de  la  frontière  por- 
tugaise, opéra  sa  jonction,  près  de  Jadraque,  sur  le  Henarcz,  avec 
les  troupes  françaises  revenues  du  siège  de  Barcelone  par  le  nord 
des  Pyrénées.  Il  se  reporta  en  avant.  Les  généraux  ennemis  Gall- 
way  et  Las -Minas  sentirent  l'impossibilité  de  conserver,  devant 
un  adversaire  à  son  tour  supérieur  en  nombre ,  une  capitale  irri- 
tée qui  criait  vive  Philippe  V!  jusque  sous  leurs  baïonnettes.  Ils 
marchèrent  sur  Guadalajara  et  y  joignirent,  le  7  août ,  le  préten- 
dant Charles  III ,  arrivé  de  Saragosse  avec  quelques  milliers  de 
soldats.  Dès  le  3  août,  Madrid  avait  relevé  l'étendard  de  Philippe  V. 
Malgré  le  renfort  amené  par  le  prétendant,  la  position  de  l'armée 
alliée  ne  fut  pas  longtemps  tenable  :  elle  mourait  de  faim  au  milieu 
d'un  pays  peu  fertile  et  soulevé  tout  entier  contre  elle.  Les  Fran- 
çais, au  contraire,  ranimés  par  l'énergique  assistance  des  popu- 
lations organisées  en  guérillas,  reprenaient  l'offensive  avec  pleine 
confiance  ;  ils  enlevèrent  les  bagages  et  les  malades  des  ennemis 
dans  Alcala  et  leur  infligèrent  échec  sur  échec.  Au  1«'  septembre, 
les  ennemis,  sur  vingt-trois  ou  vingt-quatre  mille  hommes,  en 
avaient  déjà  perdu  plus  de  six  mille ,  sans  les  déserteurs.  Ils  pas- 
sèrent le  Tage  la  nuit,  sur  des  radeaux  (8-9  septembre),  et,  pour- 
suivis par  Berwick,  harcelés  par  les  populations,  ils  gagnèrent 
péniblement  le  royaume  de  Valence.  Berwick ,  au  lieu  de  les  y 
suivre  sur-le-champ,  tourna  vers  Murcie ,  en  fit  lever  le  siège  à 


470  LOLMS   XIV.  11706-17071 

un  corps  anglais  récemment  débarqué  et  reprit  Carthagène  (  oc- 
tobre-novembre,  récente  conquête  delà  flotte  anglo-balave, 
qui  avait  pris  aussi  Alicante  (août-septembre)  et  soulevé  les  îles 
d'Ivîça  et  de  Majorque  (août).  Minorque  avait  suivi,  en  octobre, 
'le  mouvement  des  Baléares  ;  mais  le  château  de  Mahon  et  le  fort 
Saint -Philippe,  ayant  tenu  pour  Philippe  V,  furent  secourus,  au 
mois  de  janvier  1707,  par  l'escadre  française  de  Toulon,  qui 
reconquit  le  reste  de  Minorque.  Un  corps  franco-castillan  alla 
reprendre,  en  décembre,  la  principale  place  occupée  par  l'ennemi 
sur  la  frontière  portugaise ,  Alcantara.  Les  états  de  Castille  furent 
ainsi  presque  complètement  délivrés  avant  la  fin  de  Tannée  et 
l'armée  franco -castillane  se  trouva  en  mesure  d'attaquer  à  son 
tour  les  états  aragonais  * . 

Les  Anglais  avaient  projeté,  durant  cette  grande  lutte  en  Es- 
pagne, une  expédition  contre  la  Guienne;  leur  escadre  de  la 
Manche  avait  embarqué  im  corps  assez  nombreux ,  composé  en 
grande  partie  de  réfugiés  français ,  qu'elle  devait  jeter  dans  la 
Gironde ,  d'où  l'on  ferait  couler  les  réfugiés  vers  le  Querci  et  les 
Cévennes.  Les  vents  firent  échouer  ce  dessein.  La  marine  fran- 
çaise avait  obtenu  quelques  succès  aux  Antilles.  Les  Français 
avaient  ruiné  les  possessions  anglaises  de  Saint-Christophe  et  de 
fcîièves ,  sans  chercher  à  s'y  établir.  La  perte  des  Anglais  y  était 
lëvaluée  à  quinze  millions.  Les  corsaires  aussi  continuaient  à  faire 
essuyer  de  grands  dommages  aux  ennemis. 

Il  se  produisait,  d'une  autre  part,  dans  l'Europe  orientale,  des 
diversions  favorables  à  la  France.  Les  négociations  entre  l'empe- 
reur et  les  Hongrois,  qui  avaient  été  jusqu'à  la  conclusion  d'une 
trêve,  s'étaient  rompues  définitivement  en  juillet.  L'empereur, 
après  les  succès  des  alliés  en  Espagne  et  en  Brabant,  avait  rejeté 
toutes  les  demandes  des  Hongrois ,  qui  l'en  punirent  en  rempor- 
tant sur  ses  troupes  des  avantages  assez  notables.  Au  mois  de 
septembre,  une  autre  guerre  plus  vaste,  la  guerre  du  Nord,  fit 
irruption  au  cœur  de  rAllemagnc.  Charles  XII,  vainqueur  des 
Russes  et  des  Saxons,  poursuivit  le  roi  Auguste  en  Saxe  à  travers 
les  domaines  impériaux  de  Silésie  et  le  força  de  renoncer  au 

1.  Mém,  de  Berwick,  1. 1^  p.  338-372.  —  Qainci,  t.  Y.  p.  192-254. 


11706]  ESSAIS   DE   NÉGOCIATION.  471 

trône  de  Pologne  en  faveur  de  Stanislas  Leczynski,  par  un  traité 
qu'il  lui  dicta  dans  Dresde.  La  diplomatie  française  fit  de  grands 
efîorts  pour  gagner  l'alliance  offensive  de  Charles  XII;  mais 
Charles,  tout  en  se  montrant  fort  altier  et  fort  menaçant  envers 
TAutriche,  se  souciait  peu  de  s'engager  dans  la  querelle  d'Occi- 
dent. 

Ces  incidents  et  le  retour  de  fortune  qui  s'était  manifesté  en 
Espagne  étaient  loin  de  balancer  les  terribles  revers  de  Brabant 
et  de  Piémont.  Louis  XIV  sentait  la  France  haletante  près  de 
s'abattre  sous  lui  !  Il  essaya  de  négocier.  Dès  la  fin  de  la  cam- 
pagne précédente,  des  avances  indirectes  avaient  été  adressées 
à  certains  membres  des  États -Généraux,  qu'on  croyait  désireux 
de  la  paix.  Helvétius,  fameux  médecin  hollandais  établi  en  France, 
avait  été  autorisé  à  faire  savoir  à  ces  députés  que  Louis  XIV  obli- 
gerait l'Espagne  à  céder  Naples,  la  Sicile  et  Milan.  Les  Hollandais 
craignirent  qu'on  voulût  seulement  les  séparer  de  leurs  alliés  et 
ne  donnèrent  pas  dans  ces  ouvertures.  Après  les  catastrophes  de 
1706,  Louis,  comprenant  qu'il  n'avait  pas  droit  d'exposer  la 
France  à  périr  pour  conserver  la  monarchie  d'Espagne  à  sa  mai- 
son, en  vint  à  la  pensée  de  faire  céder  par  Philippe  V  l'Espagne 
et  les  Indes  à  Charles  III  et  la  Belgique  aux  Hollandais,  en  gardant 
seulement  les  états  d'Italie.  L'électeur  de  Bavière,  en  octobre  1706, 
écrivit  de  la  part  du  roi  à  Marlborough  et  aux  États- Généraux, 
pour  leur  proposer  des  conférences.  C'était  le  cas  de  revenir  à  la 
politique  de  Guillaume  III.  Les  Hollandais  y  eussent  été  assez  dis- 
posés, mais  les  autres  alliés  les  en  détournèrent,  sous  prétexte 
que  le  roi  de  France  ne  s'expliquait  pas  assez  clairement.  Louis 
ne  pouvait  s'expliquer  nettement  d'avance,  de  peur  d'exaspérer 
les  Espagnols.  Les  agents  impériaux  exploitèrent  avec  adresse 
cette  difficulté.  Marlborough  les  y  aida  et  soutint,  au  nom  de  sa 
reine,  que  toute  la  succession  d'Espagne  devait  rester  à  Charles  III. 
Heinsius,  plein  de  préjugés  contre  la  France,  rendit  un  mauvais 
service  à  sa  patrie  en  cédant,  comme  de  coutume,  à  l'influence  de 
Marlborough.  On  convint  de  poser  à  la  France,  pour  tout  prélimi- 
naire, le  principe  de  la  cession  intégrale.  Encore  les  Lnpériaux 
n'étaient-ils  pas  contents  ;  ils  eurent  bien  l'effronterie  d'insinuer 
l'érection  des  deux  Bourgognes  en  royaume  pour  dédoumiager 


472  LOUIS  XIV.  [1706.1707] 

Philippe  V  et  la  cession  des  Trois-Évôchés  au  duc  de  Lorraine  '. 

11  lallul  continuer  à  combattre  :  on  ne  pouvait  laisser  recon- 
struire l'empire  de  Charles- Quint  par  les  mains  de  rEuropc 
aveuglée. 

Louis  XIV  leva  vingt  et  un  mille  miliciens,  outre  les  recrues  qui 
comblèrent  les  vides  de  l'armée.  Les  ennemis  augmentèrent  aussi 
leurs  forces,  comptant  mieux  profiter  de  Ramillies  et  de  Turin 
qu'ils  n'avaient  fait  de  HOchstedt.  Un  grand  succès  politique  venait 
encore  de  consolider  le  pouvoir  des  hommes  qui  gouvernaient 
sous  le  nom  de  la  reine  Anne  :  c'était  Yacte  d^union  entre  l'Angle- 
terre et  l'Ecosse.  Malgré  la  répugnance  du  peuple  écossais,  blessé 
dans  ses  plus  chères  traditions  nationales,  le  parlement  d'Ecosse 
avait  consenti  à  se  fondre  dans  le  parlement  anglais,  et  les  deus 
nations,  si  longtemps  ennemies,  puis  associées  l'une  à  l'autre  tout 
en  gardant  leur  existence  distincte,  ne  faisaient  plus  désormais 
qu'un  seul  corps  politique,  la  Grande-Bretagne.  La  grande  nation 
avait  absorbé  la  petite  (6  août  1706).  Marlborough  et  son  allié 
Godolphin  en  disposèrent  d'autant  plus  librement  du  sang  et 
de  l'or  anglais.  Marlborough,  aussi  habile  dans  le  cabinet  que 
sur  le  champ  de  bataille,  obtint  un  succès  d'une  autre  nature  ;  il 
débarrassa  les  alliés  des  craintes  que  leur  inspirait  le  roi  de 
Suède.  ^ 

Charles  XII,  plus  sensible  aux  maux  des  luthériens  d'Autriche 
que  les  alliés  protestants  ne  l'avaient  été  à  ceux  des  réformés 
français,  exigeait  que  l'empereur  rendit  la  liberté  de  culte  à  ses 
sujets  protestants.  Marlborough  alla  trouver  Charles  en  Saxe  et 
obtint  qu'il  n'entrât  pas  en  Bohême  ;  l'empereur  céda,  au  moins 
quant  à  la  Silésie,  et  courba  la  tête  devant  le  superbe  Suédois, 
pour  avoir  les  mains  libres  contre  la  France  et  contre  la  Hongrie. 
Le  trône  de  Hongrie  avait  été  déclaré  vacant  dans  une  diète  con- 
voquée par  Rakoczi  (mai  1707)*.  Les  Hongrois  brûlaient  leurs 
vaisseaux. 

1.  La  Torre,  t.  fV,  p.  273-331. 

2.  Ua  incident  qui  se  passa  prés  de  nos  frontières^  attesta,  snr  ces  entrefaites, 
Topinion  qu'avaient  nos  voisins  de  l'aiTaiblissement  de  la  France.  L^héritage  de  la 
principauté  de  Neufchàtel,  débattu  entre  plusieurs  concurrents,  fut  adjugé  par  le 
conseil  d'état  de  Neufchàtel  au  roi  de  Prusse,  malgré  l'opposition  et  les  menaces  de 
Louis  XIV. 


[1707]  BATAILLE   D'ALMANZA.  473 

Ce  fut  en  Espagne  que  furent  portés  les  premiers  coups  dans  la 

« 

campagne  de  1707. 

La  flotte  anglaise,  qui  avait  été  écartée  des  côtes  de  Guienne 
par  le  vent,  ayant  enfin  fait  voile  pour  l'Espagne  et  débarqué  à 
Alicante  les  troupes  dont  elle  était  chargée,  l'ennemi  s'était  remis 
en  mouvement  dès  le  mois  de  février.  Après  quelques  semaines 
de  manœuvres  sur  les  confins  du  royaume  de  Valence  et  de  la 
Nouvelle -Castille,  le  25  avril,  Gallway  et  Las  Minas,  voulant  pré- 
venir l'arrivée  d'un  renfort  attendu  de  France,  vinrent  attaquer 
Berwick  à  Almanza.  Chose  singulière,  les  Anglais  étaient  com- 
mandés par  un  réfugié  français  (Ruvigni,  comte  de  Gallway),  et 
les  Français  par  un  bâtard  royal  d'Angleterre.  Les  ennemis  comp- 
taient, dit-on,  vingt-six  mille  fantassins  et  sept  mille  cavaliers  ; 
les  Franco-Castillans  étaient  un  peu  inférieurs  en  infanterie,  un 
peu  supérieurs  en  cavalerie  et  en  artillerie.  Les  ennemis  avaient 
entremêlé  infanterie  et  cavalerie,  de  manière  que  ces  deux  armes 
se  soutinssent  mutuellement;  les  Franco- Castillans  avaient,  sui- 
vant .l'ordre  habituel,  les  bataillons  au  centre,  les  escadrons  sur 
les  ailes.  Lord  Gallway  engagea  l'action  en  fondant  sm*  l'artil- 
lerie de  la  droite  franco -castillane  à  la  tète  des  dragons  anglais. 
La  cavalerie  espagnole  le  repoussa,  mais  fut  repoussée  à  son  tour 
par  le  feu  des  bataillons  mêlés  aux  escadrons  ennemis  :  cinq 
bataillons  anglais  essayèrent  de  tourner  notre  droite  ;  Berwick 
lança  sur  eux  une  brigade  française,  qui  essuya  leur  feu  à  trente 
pas  sans  y  répondre  et  qui  les  enfonça  à  la  baïonnette.  La  cava- 
lerie espagnole  acheva  de  défaire  ces  bataillons  et  chassa  devant 
elle  les  dragons  anglais.  Au  centre,  les  ennemis  eurent  d'abord 
quelque  avantage  :  les  Hollandais  enfoncèrent  l'infanterie  espa- 
gnole, et  deux  de  leurs  bataillons  percèrent  nos  deux  lignes  d'in- 
fanterie ;  ils  n'eurent  pas  le  temps  d'agrandir  la  trouée  ;  deux 
escadrons  espagnols  se  précipitèrent  sur  ces  Hollandais  et  les 
rompirent;  notre  infanterie  se  rallia.  La  gauche  française,  cepen- 
dant, poussait  l'ennemi  sans  succès  décisif,  lorsque  la  cavalerie 
de  la  droite,  accourue  à  son  aide,  décida  l'afTaire.  Toute  la  cava- 
lerie ennemie  s'en  alla  en  pleine  déroute.  L'infanterie  anglaise, 
hollandaise,  portugaise,  fut  hachée  :  les  fantassins  portugais 
montrèrent  un  courage  moins  heureux,  mais  non  moins  intré- 


47Û  LOUIS  XIV.  [17071 

pide,  que  les  cavaliers  espagnols.  Un  autre  corps  s'était  battu  avec 
bien  plus  de  fureur  encore  :  c'étaient  les  réfugiés  français,  que 
commandait  Jean  Cavalier,  le  fameux  chef  des  Camisards.-  Ils  en 
étaient  venus  aux  mains  avec  un  régiment  français  et  les  deux 
corps  s'étaient  presque  entre-détruits.  Six  bataillons  cernés  furent 
pris  en  masse.  Treize  autres  bataillons,  cinq  anglais,  cinq  hollan- 
landais,  trois  portugais,  s'étaient  retirés ,  le  soir,  sur  une  colline 
boisée  :  se  voyant  coupés  des  montagnes  valenciennes,  ils  se 
rendirent  prisonniers  le  lendemain  matin.  C'était  une  revanche 
complète  de  HOchstedt.  Cinq  mille  morts,  près  de  dix  mille  pri- 
sonniers, vingt-quatre  canons,  cent  vingt  drapeaux  ou  étendards, 
ne  furent  achetés  de  la  part  des  vainqueurs  que  par  la  perte  d'en- 
viron deux  mille  hommes.  Beaucoup  de  Français,  pris  à  Hôchstedt 
ou  à  Ramillies  et  enrôlés  par  force  dans  les  raitgs  ennemis,  furent 
délivrés  par  la  victoire. 

Le  duc  d'Orléans  arriva  le  lendemain  à  l'armée.  Ce  prince,  vie-. 
time  à  Turin  des  fautes  d'autrui,  avait  demandé  au  roi  l'occasion 
d'effacer  ses  revers  d'Italie  et  obtenu  d'être  associé  à  Berwick. 
S'il  n'avait  point  participé  à  la  victoire,  il  contribua  par  son  acti- 
vité et  son  intelligence  à  en  assurer  les  résultats.  Il  marcha  avec 
Bei-wick  sur  Valence,  qui  se  rendit  sans  coup  férir  le  8  mai.  Les 
généraux  ennemis,  blessés  tous  deux*,  se  retirèrent  avec  les 
débris  de  leur  armée  vers  les  bouches  de  l'Èbre.  Tout  le  royaume 
de  Valence  se  soumit,  à  l'exception  de  trois  ou  quatre  places. 
Berwick  suivit  l'ennemi  vers  l'embouchure  de  l'Èbre,  tandis 
qu'Orléans  retournait  au-devant  d'un  corps  français  qui  arrivait 
par  la  Navarre ,  et  entrait  avec  ce  corps  en  Aragon.  Presque  tout 
l'Aragon  céda  sans  résistance^.  Berwick  rejoignit  Orléans  en 
remontant  l'Èbre  ;  ils  se  portèrent  ensemble  sur  la  Sègre  et  com- 
mencèrent le  blocus  de  Lérida ,  le  boulevard  de  la  Catalogne.  Le 


1    Le  vieux  Las  Minas  avait  eu  sa  maîtresse  tuée  à  ses  côtés  en  amazone. 

2.  Berwick  raconte  à  ce  sujet  une  étrange  anecdote.  Quand  les  Français  parurent 
tout  à  coup  devant  Saragosse,  les  habitants  s'imaginèrent  que  le  camp  quUls  voyaient 
n'était  qu'un  fantôme  formé  par  art  magique  :  le  clergé  alla  sur  les  remparts  exor- 
ciser les  prétendus  spectres.  Le  peuple  ne  fut  détrompé  que  quand  il  eut  vu  des 
hussards  hongrois  an  service  de  France  poursuivre  des  cavaliers  jusqu'aux  portes 
de  la  ville  et  couper  les  tètes  des  vaincus,  à  la  mode  turque.  —  Berwick,  t.  I*% 
p.  398. 


(i707]  VALENCE   ET  LËRIDA  REPRIS.  /|75 

manque  de  grosse  artillerie,  puis  la  nécessité  d'envoyer  du  secours 
en  Provence ,  empêchèrent  d'entamer  le  siège  de  Lèrida  avant  le 
milieu  de  septembre.  Cette  fameuse  place ,  contre  laquelle  avait 
échoué  autrefois  le  grapd  Condè,  n'était  pas  fortifiée  à  la  moderne  ; 
elle  avait  une  double  enceinte  bastionnée ,  mais  point  de  dehors 
ni  même  de  fossé.  La  tranchée  ouverte  du  2  au  3  octobre,  on  put 
donner  Tassant  dès  le  12.  La  ville  fut  emportée  et  pillée  avec  un 
butin  immense.  On  ouvrit  la  tranchée,  le  16,  devant  le  château. 
Les  généraux  ennemis  firent  quelques  démonstrations  à  la  tête 
d'une  petite  armée;  mais  ils  n'osèrent  attaquer  les  positions  des 
assiégeants  :  le  château  de  Lérida  se  rendit  le  11  novembre. 
Une  grande  partie  des  montagnards  catalans  mirent  bas  les 
armes. 

La  marine  française ,  bien  que  nous  n'eussions  pas  de  grande 
flotte  en  mer,  avait  contribué  à  empêcher  les  ennemis  de  se  rele- 
ver. Duguai-Trouin  et  Porbin,  avec  une  escadre  de  douze  vais- 
seaux et  frégates,  avaient  attaqué  un  grand  convoi  qui  portait  en 
Espagne  des  troupes ,  des  équipements,  des  munitions ,  sous  Tes- 
corte  de  cinq  vaisseaux  de  ligne  anglais.  Trois  de  ces  cinq  vais- 
seaux furent  pris;  un  quatrième,  de  quatre-vingt-douze  canons, 
s'abîma  dans  les  flammes  avec  tout  son  équipage  et  cinq  ou  six 
cents  officiers  qu'il  portait  à  l'armée  de  Charles  III;  beaucoup  de 
transports  furent  enlevés  (octobre).  Forbin,  avant  ce  combat,  avait 
fait,  cette  année,  un  mal  immense  au  commerce  anglais  et  hol- 
landais, qu'il  était  allé  poursuivre  jusque  dans  la  mer  Glaciale; 
il  avait  pris  ou  détruit  près  de  cent  navires. 

La  fortune  avait  favorisé  les  Franco  -  Castillans  sur  la  frontière 
de  Portugal  comme  dans  les  états  aragonais;  Giudad- Rodrigo 
avait  été  repris  par  assaut,  le  4  octobre,  avec  perte  de  plus  de  trois 
mille  hommes  pour  l'ennemi  '. 

La  nouvelle  d'Almanza  avait  partout  ranimé  le  cœur  des  armées 
françaises,  au  début  de  leurs  opérations,  et  fait  espérer  qu'on 
vengerait  pleinement  1706. 

Le  plan  du  roi  avait  été  d'envoyer  Vendôme  sur  la  Meuse,  pour 
éloigner  la  guerre  de  notre  frontière  flamande,  et  de  lancer  Villars 

1.  Jfrm.  de  Berwick,  t.  I,  p.  378-419.  —  Mem.  de  Forbin,  p.  534-591.  —  Mém.  de 
Du^oiai-Tnmin,  p.  641.  —  Quhici.  t.  V,  p.  301-172. 


476  LOUIS  XIV.  11707] 

sur  rAllemagne ,  comme  on  cûl  dû  le  faire  dès  le  printemps  de 
1706.  La  défensive  fut  résolue  du  côté  des  Alpes.  Quant  aux  alliés, 
Marlborough  projetait  d'envahir  la  Flandre  française,  après  avoir 
complété  la  conquête  de  la  Flandre  espagnole;  le  margrave  de 
Bareuth ,  successeur  du  prince  de  Bade,  qui  venait  de  mourir, 
devait  attaquer  l'Alsace;  le  duc  de  Savoie  et  le  prince  Eugène 
devaient  assiéger  Toulon  avec  le  concours  de  la  flotte  angle -ba- 
tave,  tandis  qu'un  corps  parti  de  la  Lombardie  irait  soulever 
Naples. 

Le  manque  de  fourrages  et  d'argent  ne  permit  pas  d'assembler 
assez  tôt  l'armée  française  des  Pays-Bas  pour  aller  attaquer  Hui 
et  Liège,  comme  on  en  avait  le  projet.  Par  un  immense  effort, 
Louis  XIV  était  parvenu  à  donner  à  l'électeur  de  Bavière  et  à 
Vendôme,  cent  vingt-quatre  bataillons  et  cent  quatre-vingt-treize 
escadrons,  force  supérieure  à  celle  de  l'ennemi;  mais  le  souvenir 
de  Ramillies  pesait  sur  l'esprit  du  roi  :  Louis  lia  les  mains  à  Ven- 
dôme, qui  brûlait  de  combattre  et  qui  communiquait  son  ardeur 
aux  soldats.  Vendôme,  ne  pouvant  attaquer,  empêcha  du  moins 
Marlborough  de  rien  tenter,  l'obligea  même  à  reculer  vers  Lou- 
vain  et  reporta  les  campements  français  sur  ces  bords  de  la  Gheete 
qui  avaient  été  témoins  de  notre  désastre.  Des  détachements  récla- 
més pour  la  Provence  affaiblirent  l'armée,  et  Marlborough,  à  son 
tour,  manœuvra  de  façon  à  ramener  Vendôme  vers  la  Sainbre, 
puis  vers  FEscaut;  mais  il  n'y  eut  aucun  engagement  sérieux.  Les 
Hollandais ,  de  leur  côté ,  retenaient  Marlborough.  Les  maladies 
et  la  désertion  enlevaient  plus  de  monde  aux  alliés  qu'aux  Fran- 
çais. La  campagne  flnit  aux  Pays-Bas  dès  le  mois  de  septembre, 
avec  un  résultat  purement  négatif. 

Les  opérations  furent  plus  vives  en  Allemagne ,  où  Villars  avait 
eu  liberté  d'agir.  L'empereur,  très-préoccupé  de  la  Hongrie,  n'a- 
vait fourni  que  des  ressources  médiocres  au  nouveau  général  de 
l'armée  du  Rhin,  Brandebourg-Barcuth ;  l'armée  allemande  était 
mal  payée  et  en  mauvais  état  dans  ses  vastes  lignes  de  la  rive 
droite,  qui  s'étendaient  le  long  du  fleuve  depuis  Philipsbourg  jus- 
qu'à Stolhofen,  puis,  en  retour  d'équerre,  de  Stolhofen  aux  Mon- 
tagnes-Noires par  Bûhl.  Le  22  mai,  les  lignes  furent  attaquées 
par  quati'e  points  à  la  fois  :  un  corps  français  passa  le  Rhin  sur 


[1707]  VICTOIRE   DE   BUHL.   NAPLES  PERDU.  477 

des  bateaux  à  Tile  de  Neubourg,  entre  Hagenbach  et  Lauterbourg; 
un  second  gagna  la  rive  droite  par  Tile  du  Marquisat,  entre 
Fort-Louis  et  Stolhofen  ;  un  troisième  détachement  favorisa  cette 
double  descente  par  une  fausse  attaque  sur  Tiie  de  Dahlund,  au- 
dessus  de  l'île  du  Marquisat.  Viljars,  pendant  ce  temps,  avait  tra- 
versé le  Rhin  à  Kehl  avec  le  reste  de  l'armée  et  prenait  les  lignes 
à  revers  par  Biihl.  Le  succès  fut  complet  :  l'ennemi  s'enfuit  dans 
les  montagnes,  abandonnant  artillerie,  bagages,  munitions,  et  ne 
s'arrêta  qu'au  delà  du  Necker.  Les  lignes  furent  rasées;  la  Souabe 
et  une  partie  de  la  Franconie  mises  à  contribution.  Yillars  mar- 
clia  sur  Stuttgard,  passa  le  Necker  et  rançonna  tout  le  pays  jus- 
qu'au Danube.  Les  ennemis  eurent  beau  se  rallier  et  se  grossir 
des  tardifs  contingents  de  l'Empire,  ils  ne  purent  empêcher  Yillars 
de  mettre  à  contribution  le  Bas-Necker,  puis  le  pays  entre  le 
Danube  et  le  lac  de  Constance,  et  de  se  maintenir  outre  Rhin  jus- 
qu'aux quartiers  d'hiver.  Les  partis  français  avaient  couru  en 
vainqueurs  jusque  sur  le  funeste  champ  de  HOchstedt.  Les  cercles 
de  Souabe  et  de  Franconie,  et  le  Palatinat  transrhénan,  durent 
regretter  d'avoir  repoussé  naguère  la  neutralité  offerte. 

De  légers  avantages  obtenus  en  Hongrie  et  en  Transylvanie,  et 
dus  en  partie  au  concours  des  Croates,  qui  avaient  fini  par  suivre 
l'exemple  des  Raitzes  et  par  repousser  les  avances  de  Rakoczi, 
ofïrirent  à  l'empereur,  mais  non  point  à  TÂllemagne,  une  impar- 
faite compensation. 

Vers  les  Alpes  et  dans  la  Basse-Italie,  les  alliés  n'avaient  pas  été 
arrêtés  court  ainsi  qu'aux  Pays-Bas,  ou  prévenus  par  une  attaque 
victorieuse  comme  sur  le  Rhin.  Ils  avaient  réalisé  leurs  plans 
offensifs  avec  des  succès  très-divers.  Une  petite  armée  impériale 
de  huit  à  dix  mille  hommes  avait  traversé  les  états  du  pape  en 
extorquant  son  consentement,  pénétré  dans  le  royaume  de  Naples, 
occupé  Capoue  le  2  juillet  et  Naples  le  7,  aux  acclamations  popu- 
laires. Les  ti'ois  châteaux  de  Naples  furent  livrés  par  le  gouver- 
neur, grand  seigneur  napolitain.  La  plupart  des  troupes  hispano- 
napolitaines  passèrent  à  l'ennemi.  Les  moines  étaient  tous  hostiles 
à  Philippe  V,  comme  en  Catalogne ,  et  Farchevôque  de  Naples , 
frère  du  commandant  des  trois  châteaux,  avait  été  la  tête  du 
complot.  Les  agents  impériaux  avaient  promis  aux  conspirateurs, 


W8  LOUIS  XIV.  [«707J 

de  la  part  de  Charles  III,  que  les  étrangers  seraient  exclus  de 
toutes  chacges  et  bénéfices  dans  le  royaume  de  Naples.  Ce  n'était 
point  Famour  des  princes  autrichiens,  mais  la  haine  de  la  domi- 
nation espagnole  et  le  désir  de  Findépendance  qui  avaient  entraîné 
la  noblesse  et  le  clergé  napolitain.  La  défaite  de  Charles  III  en 
Espagne  était  précisément  ce  qui  les  rattachait  à  lui;  ils  espé- 
raient avoir  un  roi  de  Naples.  L'Abruzze  et  la  Calahre  hésitèrent 
d*abord  à  suivre  le  mouvement  de  la  capitale.  Le  vice-roi  espa- 
gnol, réfugié  dans  Gaëte,  s*y  défendait  assez  énergiquement; 
mais  la  révolte  d'un  régiment  catalan  .'obligea  à  se  rendre  »  le 
30  septembre,  et  tout  le  royaume  alors  se  rargea  sous  la  loi 
autrichienne.  Les  Impériaux  attaquèrent  ensuite  les  présides  de 
Toscane;  Orbitello  leur  fut  livré  en  décembre  1707  et  ils  prirent 
Piombino  le  18  janvier  1708.  Porto- Ercole  et  Porto -Longone 
résistèrent. 

L'Italie  oflrait  ainsi  à  la  maison  d'Autriche  un  dédommagement 
des  pertes  qu'elle  essuyait  en  Espagne. 

Tandis  qu'un  détachement  autrichien  avait  marché  sur  Naples, 
le  gros  de  l'armée  austro-piémontaise  s'était  porté  contre  le 
midi  de  la  France.  La  défense  de  la  frontière  du  sud -est  avait  été 
confiée  au  maréchal  de  Tessé,  avec  un  corps  d'armée  composé 
en  grande  partie  des  garnisons  capitulées  qui  revenaient  de  Lom- 
hardie.  Tessé  avait  une  très-grande  étendue  de  pays  à  garder; 
car  la  distribution  des  troupes  ennemies  en  Piémont  donnait  des 
inquiétudes  tout  à  la  fois  pour  la  Savoie ,  le  Dauphiné  et  la  Pro- 
vence. Tessé,  dans  sa  correspondance  avec  le  roi  et  le  ministre, 
se  montrait  peu  rassuré  :  ses  troupes  étaient  affaiblies  et  mal  en 
point,  surtout  la  cavalerie;  l'argent  ne  venait  pas;  les  soldats, 
et  môme  beaucoup  d'officiers,  étaient  réduits  au  pain  de  muni- 
tion et  à  l'eau  ;  la  misère  des  populations  était  bien  plus  cruelle 
encore  et  Tessé  les  voyait  si  abattues,  qu'il  n'en  espérait  pas  de 
résistance  contre  l'invasion;  «  le  peuple,  écrivait-il,  n'a  ni  de  quoi 
avoir  un  fusil,  ni  de  quoi  se  fournir  d'une  livre  de  poudre.  »  Le 
roi  encouragea  Tessé,  lui  promit  des  ressources  et  des  renforts 
et  lui  envoya  des  mémoires  demandés  au  vieux  Catinat,  qui 
fit  entendre  pour  la  dernière  fois,  dans  ces  graves  circonstances, 
sa  voix  patriotique. 


(«707]  LA  PROVENCE  ENVAHIE.  479 

Ce  fut  seulement  dans  les  derniers  jours  de  juin ,  que  le  plan 
des  ennemis  se  dessina  par  la  concentration  de  leurs  forces  vers 
les  cols  qui  débouchent  du  Piémont  dans  le  comté  de  Nice.  Dès 
qu'ils  attaquaient  par  Nice,  Toulon  était  leur  but  évident  :  c'était 
sur  notre  grand  arsenal  maiitime  du  midi  qu'ils  dirigeaient  leurs 
coups.  Le  petit  corps  français  qui  occupait  Nice,  ne  pouvant  être 
secouru  à  temps,  évacua  ce  comté  en  laissant  des  détachements 
dans  Villefranche,  Montalban  et  Sospello ,  et  se  replia  sur  le  Var. 
Tassé  ordonna  à  la  plupart  des  troupes  réparties  en  Savoie  et  en 
Dauphiné  de  marcher  sur  Toulon  et  accourut  dans  cette  ville,  qu'il 
trouva  bien  en  défense  du  côté  de  la  mer,  mais  fort  tnal  du  côté 
dç  la  terre  (  10  juillet).  La  place  n'avait  point  de  courtines  terras- 
sées et  l'on  commençait  seulement  de  travailler  à  lui  improviser 
un  chemin  couvert.  Le  glacis  était  semé  de  bastides  et  de  couvents, 
qu'on  démolit  à  la  hâte.  On  ne  pouvait  sauver  Toulon  qu'en  éta- 
blissant un  camp  retranché  sous  les  remparts  et  en  défendant  les 
hauteurs  qui  commandent  la  place.  Tessé  repartit  afin  de  presser 
la  marche  des  troupes.  L'ennemi,  cependant^ descendu  dans  le 
comté  de  Nice  par  le  col  de  Tende,  avait  pris  Sospello  le  6  juillet, 
puis  s'était  porté  droit  à  l'embouchure  du  Var,  en  laissant  une 
réserve  derrière  lui  pour  achever  de  recouvrer  les  forteresses 
nissardes.  Trente  mille  fantassins  et  huit  mille  cavaliers  se  dé- 
ployaient le  long  de  la  côte,  appuyés  par  une  flotte  anglo-batave  do 
quarante-huit  vaisseaux  de  ligne,  sans  compter  les  frégates,  les 
galiotes  et  les  nombreux  transports  chargés  d'artillerie  et  de  mu- 
nitions. Le  petit  corps  français  qui  s'était  replié  sur  le  Var,  attaqué 
de  front  par  une  forte  colonne  qui  tentait  de  passer  à  gué,  menacé 
sur  ses  flancs,  du  côté  de  la  mer,  par  des  chaloupes  canonnières, 
du  côté  des  montagnes ,  par  des  troupes  qui  avaient  franchi  le 
Var  plus  haut,  se  retira  en  bon  ordre,  sauf  quelques  milices  du 
pays  qu'on  lui  avait  adjointes  et  qui  se  débandèrent  (11  juillet). 
Ce  corps  ne  fut  pas  davantage  en  état  d'arrêter  l'ennemi  au  défilé 
de  l'Esterelle,  entre  Cannes  et  Fréjus,  lieu  fameux  par  le  désastre 
de  Charles-Quint ,  et  ne  put  que  se.  retirer  sur  Toulon.  Le  duc  de 
Savoie  et  le  prince  Eugène  entrèrent  à  Fréjus  le  17  juillet.  L'ami 
rai  Showell  était  déjà  devant  les  îles  d'Iïières.  Les  troupes  fran- 
çaises arrivaient,  de  leur  côté   à  marches  forcées,  des  bords  de 


Û80  LOUIS   XIV.  [1707] 

risère  et  de  la  Durance.  Toulon  était  disputé  à  la  course  entre  les 
deux  armées. 

Vis-à-vis  d'un  adversaire  tel  qu'Eugène ,  il  senîblait  qu'on  fût 
vaincu  d'avance,  dans  une  lutte  de  cette  nature;  heureusement, 
Eugène  n'était  pas  seul.  Le  duc  de  Savoie,  qui  n'avait  jamais  pu 
s'entendre  longtemps  avec  personnne,  ne  s'entendait  ni  avec  Eu- 
gène ni  avec  l'amiral  anglais.  Les  ennemis  perdirent  trois  jours 
à  Fréjus  pour  attendre  une  portion  de  leur  artillerie  qui  venait 
par  terre  ;  puis  ils  mirent  six  jours  à  faire  le  trajet  de  Fréjus  à 
Toulon  et  ne  vinrent  camper  devant  Toulon,  entre  La  Valette  et  le 
bois  de  Sainte-Marguerite,  que  le  26  juillet.  Trois  divisions  fran- 
çaises, que  les  ennemis  croyaient  bien  loin  encore,  étaient  arrivées 
à  Toulon  du  22  au  25  et  douze  mille  soldats  occupaient,  soit  le 
camp  retranché  de  Sainte-Anne,  entre  la  ville  et  les  montagnes, 
soit  les  sommets  des  montagnes  mêmes  ;  quatre  ou  cinq  mille 
autres  soldats  de  terre  ou  de  marine  et  cinq  mille  matelots  exercés 
au.maniement  du  canon  gardaient  la  ville  et  le  port.  Cinquante- 
trois  vaisseaux  de  ligAC,  désarmés,  avaient  été  coulés  dans  le  port 
pour  les  mettre  à  l'abri  du  bombardement  :  on  n'en  avait  con- 
servé que  deux  au-dessus  de  l'eau ,  en  les  échouant  pour  en  faire 
des  batteries.  Desgaliotes,  des  brûlots,  des  bateaux  plats,  défen- 
daient l'entrée  de  la  petite  rade,  et  les  galères  de  Marseille  croi- 
saient sur  la  côte  pour  empêcher  les  débarquements  des  bâtiments 
légers.  Un  petit  corps  de  cavalerie,  de  gardes-côtes  et  de  milices 
occupait  les  gorges  d'Ollioules  afin  de  maintenir  les  communica- 
tions avec  Marseille. 

Quand  Eugène  connut  l'état  réel  des  choses,  il  jugea  le  succès 
tellement  difficile,  qu'il  proposa  de  renoncer  au  siège.  Le  duc  de 
Savoie  s'obstina  et  la  flotte  débarqua  cent  vingt  canons  et  un 
grand  nombre  de  mortiers.  Dès  le  26,  le  jour  même  de  leur  ar- 
rivée, les  ennemis  s'étaient  emparés  de  la  cime  du  Faron,  le  point 
le  plus  élevé  des  montagnes  toulonnaises  ;  le  30,  ils  emportèrent 
la  hauteur  de  Sainte-Catherine,  beaucoup  plus  rapprochée  delà 
ville  ;  le  3  août,  ils  occupèrent  la  colline  de  La  Malgue,  qui  domine 
les  deux  rades,  et  ils  établirent  des  batteries  sur  Sainte-Catlierine 
et  sur  La  Malgue.  Là  s'arrêtèrent  leurs  progrès.  Toulon  n'était 
encore  assiégé  que  d'un  seul  côté  ;  pour  investir  la  ville  et  le  camp 


117071  SIÈGE   DE   TOULON   LEVÉ.  Û81 

retranché,  il  eût  fallu  être  entièrement  maître  du  val  profond  qui 
tourne  derrière  le  massif  des  montagnes  toulonnaises  et  qui  vient 
déboucher,  avec  le  torrent  du  Las,  dans  la  petite  rade.  Les  enne- 
mis, en  eflet,  prirent  position  dans  ce  val,  mais  non  pas  en  force 
suffisante,  et,  le  10  août,  Tessé,  qui  avait  rassemblé  de  nouvelles 
troupes  à  Âubagne,  déboucha  par  la  rive  gauche  du  Las  et  fit  éva- 
cuer aux  assiégeants  toute  la  partie  inférieure  des  gorges.  L'inves- 
tissement fut  dès  lors  impossible  :  le  corps  amené  par  Tessé  donna 
la  main  au  camp  et  à  la  .ville  ;  le  15  août ,  on  ressaisit  l'ofTensive 
sur  les  montagnes  ;  on  reprit  le  Faron  et  Sainte-Catherine  ;  on 
détruisit  les  batteries  hautes  et  l'on  rasa  la  partie  de  la  ligne  des 
ennemis  entre  les  montagnes  et  le  torrent  de  TEigoutier.  Les  enne- 
mis essayèrent  de  se  venger  en  bombardant  la  ville  et  les  darses 
du  haut  de  La  Malgue  ;  ils  brûlèrent  des  maisons ,  mais  ne  firent 
pas  grand  dommage  au  port,  d'où  les  deux  vaisseaux-batteries 
leur  répondaient  par  un  feu  terrible.  Ils  tentèrent  inutilement  de 
pénétrer  dans  la  petite  rade  et  de  descendre  au  cap  Cepet.  Les 
nouvelles  de  l'intérieur  étaient  menaçantes  pour  eux.  Un  déta- 
chement, expédié  par  Tessé  entre  les  rivières  de  Verdon  et  d'Ar- 
gens ,  inquiétait  leurs  communications  avec  Nice  et  rendait  leurs 
subsistances  très-difficiles.  Les  milices  des  villes  grossissaient  les 
troupes  régulières;  les  paysans,  d'abord  abattus  et  inertes,  pre- 
naient les  armes  en  foule  pour  punir  les  ravages  des  étrangers  et 
montraient  une  ardeur  qui  démentait  heureusement  les  prévisions 
de  Tessé.  Des  corps  détachés  des  diverses  armées  filaient  sur  Tou- 
lon. Le  duc  de  Bourgogne  et  le  maréchal  de  Berwick  étaient 
attendus  en  Provence. 

•  Les  généraux  ennemis  durent  se  résigner  à  une  retraite  deve- 
nue tout  à  fait  urgente.  Le  22  août,  après  avoir  rembarqué  leur 
grosse  artillerie,  ils  levèrent  leur  camp  et  reprirent  la  route  de 
Nice.  Suivis  de  près  par  l'armée  française,  harcelés  sur  leur  flanc 
par  six  mille  paysans  armés,  ils  ne  durent  leur  salut  qu'à  la  raj)i- 
dité  de  leur  marche.  Dès  le  25,  ils  regagnèrent  Fréjus  ;  le  27,  ils 
repassèrent,  non  sans  peine,  le  défilé  de  TEslerelle;  les  30  et  31, 
ils  traversèrent  le  Var.  Ils  évacuèrent  ensuite  le  comté  de  Nice, 
sauf  les  postes  du  val  de  Boita. 
Ainsi  avortèrent  les  espérances  fondées  sur  Texpédition  de  Pro- 

XIV.  31 


482  LOUIS  XIV.  [1707! 

vence.  Les  alliés  avaient  compté  non-seulement  détruire  la  marine 
française  de  la  Méditerranée  en  prenant  Toulon,  mais  encore 
pénétrer  jusqu'en  Languedoc  et  y  réveiller  sur  une  plus  grande 
échelle  l'insurrection  cévenole.  Cavalier  était  revenu  d'Espagne 
joindre  le  duc  de  Savoie,  et  la  flotte  portait  vingt  mille  fusils  des- 
tinés aux  mécontents  du  Languedoc  et  du  Dauphiné.  Ces  vastes 
plans  n'avaient  abouti  qu'à  des  dépenses  énormes  et  à  la  perte 
d'au  moins  dix  mille  hommes  ^  Le  mauvais  succès  des  aUiéS 
semblait  attester  une  fois  de  plus  que  la  France  est  inattaquable 
par  le  sud-est  *. 

Le  duc  de  Savoie  et  le  prince  Eugène  cherchèrent  ailleurs  quel- 
que dédommagement.  Ils  entreprirent  d'enlever  à  la  France  les 
derniers  postes  qu'elle  avait  gardés  au  delà  des  Alpes  et  attaquè- 
rent Suse.  Tessé  ne  put  secourir  Suse  à  temps  :  cette  importante 
position -n'élait  pas  défendue  par  des  forces  suffisantes;  les  re- 
tranchements et  la  ville  furent  évacués;  la  redoute  de  Catinat  fut 
prise  le  28  septembre  et  la  citadelle  fut  contrainte  de  capituler  dès 
le*  3  octobre.  La  mauvaise  saison  et  la  concentration  des  troupes 
françaises  obligèrent  l'ennemi  de  se  contenter  de  cet  avantage '• 

La  campagne  de  1707  avait  bien  changé  l'aspect  général  de  la 
guerre,  et  la  France  avait  offert  une  nouvelle  preuve  du  prodi- 
gieux ressoit  que  la  Providence  lui  a  donné.  Quelle  puissance 
nationale  ne  fallait-il  pas  avoir  pour  passer  par  celte  double  alter- 
native de  1704  à  1705,  de  1706  à  1707,  et  pour  se  relever  par  deux 
fois  de  deux  désastres  plus  grands  le  second  que  le  premier! 

Mais  il  en  avait  coûté  cher!  Si,  du  théâtre  éclatant  où  luttaient 
les  années,  on  reportait  les  yeux  sur  le  peuple  et  sur  le  gouver- 
nement, on  y  rencontrait  un  douloureux  spectacle.  Qu'on  se  rap- 
pelle le  tableau  que  nous  avons  tracé  de  la  France,  de  1697  à 
1700,  et  qu'on  juge  de  ce  qu'y  avaient  ajouté  sept  ans  d'une  guerre 


1.  Il  faut  ajouter  à  cette  perte  celle  de  ramiral  Showell,  qui  périt  dans  un  naufrage, 
à  son  retour,  sur  un  écueil  des  Sorlingues. 

2.  Sur  cinquante-trois  vaisseaux  de  ligne,  coulés  dans  les  deux  darses,  deux  de 
50  canons  seulement  avaient  été  brûlés  par  les  boulets  rouges;  tous  les  autres  furent 
vidés  et  relevés  sans  accident  après  le  départ  de  Tennemi. 

3.  Général  Pelet,  t.  VII,  p.  57-183*.  —  Mcm.  de  Tessé,  t.  II,  p.  234-275.  —  Helathn 
du  siège  dt  Toulon^  p.  H.  Ferrand,  2«  consul  de  Toulon,  ap.  H.  Vienne,  Esquisits 
kUtoriques,  p.  128  ;  1811.  —  L.  Guérin,  Hist,  MariHmt  de  France^  t.  II,  p.  166. 


[17OO-170«]  DÉTRESSE   FINANCIÈRE.  /iSa 

gigantesque  !  C'est  en  suivant  du  regard  le  mouvement  de  l'admi- 
nistration fmancière  qu'on  voit  de  quel  pas,  toujours  plus  rapide^ 
le  gouvernement  descendait  vers,  l'abîme.  Dès  1700,  avant  la 
guerre,  le  gouvernement  ne  marchait  déjà  qu'à  force  d'emprunts 
et  d'affaires  extraordinaires,  La  dépense  fut,  cette  aimée-là,  de  116 
millions  ;  le  revenu  net  de  69  seulement  !  On  peut  se  figurer  si  les 
traitants  exploitaient  une  pareille  administration  !  Leur  faste 
extravagant  faisait  éclater  à  tous  les  yeux  le  scandale  de  leurs  for- 
tunes. Chamillart,  en  1701,  s'avisa  de  vouloir  leur  faire  rendre 
gorge.  Le  conseil  du  roi  taxa  à  24  millions  les  financiers  qui 
avaient  traité  des  affaires  extraordinaires  depuis  1689;  ils  avaient, 
dit-on,  gagné  107  millions  sur  des  affaires  qui  en  avaient  rap- 
porté au  roi  329,  c'est-à-dire  qu'ils  avaient  prélevé  près  de  25 
pour  100  de  commission.  Lorsque  Colbert  avait  poursuivi  les 
traitants,  c'était  en  pleine  paix  et  avec  la  ferme  intention  de  se 
passer  dorénavant  d'emprunts.  S'attaquer  aux  gens  de  finances, 
quand  on  allait  se  plonger  jusqu'au  cou  dans  les  expédients  qui 
rendent  leur  concours  indispensable,  était  absurde.  On  n'y  gagna 
que  de  payer  leurs  services  beaucoup  plus  cher  ;  les  24  millions 
furent  bientôt  compensés  avec  usure. 

Par  édit  du  12  mars  1701,  la  capilation  fut  rétablie  dans  une 
proportion  un  peu  plus  forte  que  la  première  fois.  C'était  une  des 
moins  mauvaises  ressources  auxquelles  on  pût  recourir  :  ainsi  en 
était-il  dé  la  caisse  des  emprunts,  qu'en  1702,  on  renouvela  de 
Colbert,  avec  un  intérêt,  il  est  vrai,  bien  autrement  lourd  que 
sous  Colbert,  à  8  pour  100!  Mais  un  déluge  d'édits  bursaux  com- 
mença en  même  temps  à  pleuvoir  sur  le  pays  :  on  créa  une  mul- 
titude de  nouveaux  oflices  ruineux  pour  le  labourage,  pour  la 
circulation,  pom*  la  production  des  denrées  '  :  cette  grôle  deslruc- 


1.  Oq  remarque,  dans  le  nombre,  des  offices  de  receveurs  des  tailles  dans  des 
pays  d'Éiats  qui  n*en  avaient  jamais  eus,  eu  Languedoc,  par  exemple.  —  Des  syndics 
perpétuels  furent  établis  dans  les  paroisses  où  il  n'y  avait  pas  de  maires.  Les  échevins, 
eapitouls,  juratd,  derniers  débris  des  institutions  électives,  devinrent  héréditaires 
comme  les  maires  :  les  maires  devinrent  alternatifs  et  triennaux;  c'est-à-dire  qu'il 
y  eut  deux  et  trois  maires  dans  une  même  ville,  exerçant  à  tour  de  rôle  :  on  leur 
donna  des  lieutenants  aussi  alternatifs  et  triennaux.  (Ëdits  de  mars-mai  1702;  jan- 
vier 1704;  décembre  1706.)  Les  maires  héréditaires  furent  déclarés  députés-nés  aux 
assemblées  d'États,  ce  qui  achevait  d'anéantir  la  représentation  du  Tiers  aux  États 


484  LOUIS   XIV.  (1704-17061 

tive  ne  s*arrôta  pas  de  longtemps.  L'encombrement  des  tribunaux 
inférieurs  et  de  tous  les  corps  devint  quelque  chose  de  stupéfiant: 
le  nombre  des  officiers  royaux,  déjà  si  exorbitant,  fut  presque 
doublé.  On  atténua  un  peu,  par  un  manque  de  foi  envers  les 
nouveaux  officiers,  le  dommage  direct  qui  en  résultait  pour  TÉtat  : 
une  déclaration  d'août  1705  révoqua  une  partie  des  privilèges  qui 
leur  avaient  été  vendus,  sous  prétexte  que  les  gages  et  droits  atta- 
chés à  leurs  offices  suffisaient  à  les  indemniser. 

Cette  espèce  d'ordre  matériel,  de  régularité  mécanique,  qui 
peut  se  conserver  jusque  dans  l'extrême  détresse  et  qui  fait  que 
du  moins  on  sait  comment  on  se  ruine,  n'existait  même  plus. 
Tout  l'ordre  des  finances  était  renversé,  toutes  les  parties  mêlées. 
Cliamillart  s'y  perdait  entièrement  et  n'était  même  plus  capable 
d'établir  sa  balance  au  bout  de  l'année.  Roi^  ministre,  conseil  des 
finances,  allaient  au  hasard  dans  ces  ténèbres  où  agiotaient  et  pil- 
laient à  leur  aise  receveurs  et  traitants. 

Les  émissions  de  rentes  se  succédaient  à  des  conditions  de  plus 
en  plus  onéreuses  :  du  denier  16  en  1702,  on  arriva  au  denier  14 
en  1703  et  le  taux  réel  était  encore  bien  au-dessous,  car  les 
acquéreurs,  profilant  des  bouleversements  monétaires,  payèrent 
le  capital  de  cette  émission  en  monnaie  faible.  La  plupart  des 
créations  de  charges  se  faisaient  au  denier  12;  c'est-à-dire  qu'on 
donnait  12,000  livres  d'une  charge  rapportant  1,000  livres. 

Le  bail  triennal  des  fermes  générales,  qui  avait  été  souscrit,  en 
1700,  sur  le  pied  de  53  millions  par  an,  fut  adjugé,  en  1703,  au- 
dessous  de  42,  qui  n'en  valaient  guère  que  37  1/2  sur  le  pied  de 
1700,  à  cause  de  l'abaissement  des  monnaies  :  en  1706,  on  ne 
trouva  personne  qui  voulût  prendre  les  fermes  pour  trois  ans  ; 
il  fallut  les  affermer  année  par  année.  La  masse  du  numéraire 
diminuait  incessanunert,  se  cachait  ou  sortait  du  royaume,  grâce 
à  une  série  d'opérations  extravagantes  qui  achevaient  la  ruine  du 
commerce.  En  1700,  on  avait  réduit  la  valeur  nominale  des  louis 
d'or  à  12  livres  15  sous;  celle  des  écus  1  3  livres  7  sous.  En  sep- 
tembre 1701,  refonte  générale  des  monnaies  :  les  louis  sont  rele- 
vés à  1 4  livres  ;  les  écus  à  3  livres  16  sous  :  les  louis  du  type  anté- 

Provinciaux.  Paris  et  Lyon  furent  seuls  exemptés  d'avoir  des  échevins  héréditaires 
(avril  1704).  —  Quelques  villes  rachetèrent  leurs  libertés  municipales.       * 


H701-1704]  REFONTES  DES  MONNAIES.  485 

rîeor,  quoique  de  même  poids,  ne  sonf  reçus  que  pour  13  livres, 
et  les  anciens  écus  que  pour  3  livres  5  sous.  Ceci  avait  pour  but 
d'engager  chacun  à  porter  ses  espèces  à  la  monnaie  ;  mais  le 
résultat,  clest  que  l'étranger  attire  une  grande  partie  du  numé- 
raire français  pour  le  billonner  et  gagner  la  différence.  En  deux 
ans,  les  hôtels  des  monnaies  royales  refondent  seulement  pour 
321  millions  de  numéraire,  sur  quoi  le  roi  en  gagne  environ  29  *  : 
suivant  Forbonnais,  on  en  aurait  refondu  au  dehors  pour  au 
moins  250  millions,  avec  un  bénéfice  de  22  millions  pour  Fétran- 
ger.  En  1703,  autre  invention  :  Ton  fabrique  des  pièces  de  10  sous 
qui  ne  valent  intrinsèquement  que  6  sous  3  deniers,  tandis  qu*on 
reporte  les  écus  réformés  à  3  livres  il  sous,  ce  qui  fait  que  le 
marc  représente  31  livres  19  sous,  s'il  s'agit  des  écus,  et  37  livres 
10  sous,  s'il  s'agit  des  pièces  de  10  sous.  Tous  les  paiements, 
comme  de  raison,  se  font  en  pièces  de  dix  sous,  et  l'étranger 
attire  à  lui,  en  grande  partie,  le  bénéfice  de  la  différence.  En  1704, 
nouvelle  refonte  :  les  louis  d*or  sont  portés  à  15  livres,  les  écus  à 
4  livres.  Le  succès  est  encore  bien  pire  :  en  deux  ans,  on  ne  refond 
que  pour  173  millions;  le  reste  est  fondu  par  l'étranger  ou  par 
les  faux-monnayeurs  français,  qui  gagnent  au  moins  le  double  de 
ce  que  gagne  le  roi,  c'est-à-dire  près  de  60  millions.  Dès  la  refonte 
précédente,  on  s'était  mis  sur  le  pied  de  ne  pas  rembourser  tota- 
lement en  nouvelles  espèces  les  propriétaires  des  valeurs  portées 
à  la  monnaie  :  on  leur  avait  donné,  pour  une  partie  de  ces  valeurs, 
des  reconnaissances  à  longs  termes,  qu'on  appelait  biUets  de  mon- 
naie. On  revint  à  cet  expédient  et,  pour  attirer  l'argent  qui  fuyait, 
on  attacha  aux  billets  de  monnaie  un  intérêt  de  7 1/2  pour  100.  Ces 
billets  furent  d'abord  reçus  au  pair,  dans  le  commerce  :  alors 
on  les  multiplia  sans  raison  ni  mesure;  le  trésor  ne  paya  plus 
qu'en  billets  de  monnaie  ;  en  même  temps,  on  ne  prépara  aucun 
fonds  pour  les  acquitter  à  présentation,  comme  si  l'on  eût  été 
sûr  d'obtenir  des  renouvellements  indéfinis.  On  arriva  bientôt  à 
ne  plus  payer  ni  capital  ni  intérêts!  Le  17  septembre  1704,  les 
remboursements  furent  suspendus  à  la  caisse  des   emprunts 

1.  Ce  bénéfice  consistait  à  payer  les  créanciers  de  l'État  aveo  an  moindre  poids  de 
métal,  en  changeant  le  rapport  de  la  monnaie  de  compte  avec  le  marc,  de  la  Yalenr 
nominale  avec  l'étalon  immuable. 


486  LOUIS  XIV.  11705-nosi 

• 

jusqu'au  !«'  avril  1705.  Ce  n'était  pas  pour  relever  le  crédit! 
En  1705,  on  essaya  d'arrêter  le  billonnage  qui  continuait  à 
l'étranger,  en  rétablissant  l'égalité  de  cours  entre  les  anciennes  et 
les  nouvelles  monnaies;  tous  les  louis  furent  fixés  à  14  livres, 
tous  les  écus  à  3  livres  16  sous.  L'année  suivante,  on  abaissa  les 
louis  à  13  livres  5  sous  et  les  écus  à  3  livres  1 1  sous,  en  réduisant 
les  pièces  de  10  sous  à  9  sous  6  deniers,  ce  qui  ne  suffit  pas  pour 
rétablir  l'équilibre  monétaire.  L'intérêt  des  promesses  de  la  caisse 
des  emprunts  avait  été  porté  à  10  pour  100  (23  mars  1705),  dans 
l'espoir  qu'on  n'exigerait  pas  le  remboursement  au  1»' avril.  Cet 
espoir  fut  trompé.  Il  fallut  payer  :  on  le  fit  moitié  en  argent, 
moitié  en  billets  de  monnaie  spéciaux.  Les  billets  de  monnaie 
commencèrent  à  perdre.  Le  conseil  du  roi  ordonna  qu'ils  entras- 
sent pour  un  quart  dans  tous  les  paiements  entre  particuliers,  à 
Paris,  mais  ne  décréta  pas  qu'on  les  recevrait  au  trésor.  Cette 
absurde  distinction  ruina  toute  confiance,  et  le  papier-monnaie  à 
cours  forcé  débuta  sous  les  plus  déplorables  auspices.  La  pertur- 
bation fut  profonde  dans  les  relations  :  le  prix  de  toutes  les  den- 
rées s'éleva  considérablement  ;  les  capitalistes  ne  voulurent  plus 
prêter  qu'à  des  intérêts  excessifs,  à  cause  de  ce  quart  en  papier. 
Les  billets  de  monnaie  perdirent  bientôt  jusqu'à  75  pour  100.  Le 
conseil  décida  enfin  que  le  trésor  les  recevrait  pour  moitié  dans 
les  prêts  faits  à  la  caisse  des  emprunts,  le  ministre  les  repassant 
de  là  aux  fournisseurs.  En  1706,  ordre  aux  particuliers,  à  Paris, 
de  recevoir  les  billets  de  monnaie,  non  plus  seulement  jusqu'à 
concurrence  d'un  quart,  mais  comme  argent  comptant,  dans  les 
paiements  au-dessus  de  400  livres  :  défense  d'exiger  plus  de  6 
pour  100  de  change  sur  les  billets,  à  peine  de  carcan,  bannisse- 
ment, etc.  Le  résultat,  c'est  qu'en  dépit  de  ces  menaces,  le  change 
monte  à  60  pour  100  entre  Paris  et  la  province.  Le  commerce 
parisien  est  écrasé.  Le  24  octobre,  le  conseil,  reculant  devant  son 
œuvre,  statue  qu'on  devra  effectuer  en  argent  au  moins  le  quart 
des  paiements.  L'intérêt  des  billets  est  supprimé  et  l'on  résout  d(» 
convertir  50  millions  de  billets,  moitié  en  promesses  des  fermiers- 
généraux  à  cinq  ans,  avec  5  pour  100  d'intérêt,  moitié  en  billets 
des  receveurs-généraux,  le  tout  assigné  sur  des  fonds  spéciaux. 
Le  roi  promet  qu'à  partir  de  1708, 6  millions  par  an  seront  consa- 


[1706-17071  BILLETS  DE  MONNAIE.  487 

crés  à  rembourser  le  reste  des  billets  demeurés  dans  la  circulation , 
et  les  porteurs  de  ces  billets  sont  autorisés  à  les  convertir  en  rentes 
ou  en  promesses  de  la  caisse  des  emprunts,  à  condition  de  prêter 
au  roi  en  argent  une  somme  égale  à  la  somme  de  leurs  billets 
(octobre-novembre  1706;  janvier  1707).  On  ne  s'y  fie  pas  et  per- 
sonne ne  profite  de  cette  faculté.  Les  billets  convertis  perdent 
autant  que  les  autres  :  les  traitants  eux-mêmes  les  décrient  et  les 
rachètent  à  60  et  80  pour  cent  de  perte,  afin  de  les  passer  en 
compte  au  pair  au  trésor  !  Les  Turcarets  triomphent  sur  la  ruine 
commune  de  TÉtat  et  du  commerce  ' .  Le  gouvernement  est  arrivé, 
vis-à-vis  de  ses  créanciers,  soit  à  ajouter  incessamment  les  arré- 
rages au  principal,  soit  à  engager  presque  tous  les  impôts.  La 
guerre,  se  faisant  à  crédit,  coûte  un  tiers  plus  cher  que  dans  les 
conditions  normales.  La  proportion  doit  empirer  encore.  La  dé- 
pense, de  146  millions  en  1701 ,  monte  en  1707  à  258  (sauf  à  tenir 
compte  des  variations  des  monnaies)  ! 

Les  finances  de  la  France  et  celles  de  l'Angleterre  offrent  un' 
douloureux  contraste  :  l'Angleterre,  malgré  les  énormes  dépenses 
que  lui  impose  la  guerre,  se  soutient  dans  cette  voie  de  crédit  et 
d'ordre  administratif  qui  lui  a  été  ouverte  dans  les  dernières 
années  du  siècle  passé,  et  la  circulation  facile  du  papier  à  l'inté- 
rieur compense  pour  elle  la  vaste  exportation  de  numéraire  né- 
cessitée par  le  paiement  de£  armées. 

Les  premiers  efforts  tentés  en  France  pour  remédier  au  discré- 
dit des  billets  ont  échoué  ;  on  se  ravise  ;  la  liberté  est  rendue  aux 
particuliers  de  stipuler  les  paiements  en  argent  (janvier  1707); 
^uis  la  circulation  des  billets,  renfermée  jusque-là  dans  Paris, 
est  autorisée  dans  tout  le  royaume.  Une  nouvelle  révi^on  des 
billets  est  ordonnée  jusqu'à  concurrence  de  72  millions  (mai  1707)  ; 
il  y  en  avait,  dit-on,  jusqu'à  413  millions,  et  l'on  en  re visait  en 
tout  122.  Le  surplus  est  décrié  et  il  est  interdit  de  les  donner  ni 
recevoir  en  paiement.  Les  détenteurs  ont  le  droit  de  les  convertir 
en  billets  des  receveurs  et  fermiers-généraux,  ou  en  rentes  sur 
l'hôtel  de  ville  au  denier  14,  ou  même  au  denier  10,  moyennant 
le  prêt  d'une  somme  égale  en  argent  :  cela  ne  réussit  pas  mieux 

1.  Pendant  qu*on  bouleversait  les  conditions  nécessaires  du  commerce,  on  sur- 
ehargeait  la  circulation  de  nouveaux  droits  à  l'intérieur  et  à  rextérieur  [  1705). 


âSft  LOUIS   XIV.  •  [1707: 

que  la  première  révision.  En  novembre,  on  revient  sur  la  liberté 
rendue  en  janvier  et  Ton  décrète  que  les  billets  révisés  entreront 
pour  un  quart  dans  tous  les  paiements.  Le  mal  ne  fit  qu'empirer. 
On  fit  une  nouvelle  opération  monétaire  digne  des  précédentes; 
on  fabriqua  des  pièces  de  20  sous  qui  ne  valaient  que  12  sous  6 
deniers;  triste  profit,  bien  vite  compensé.  Les  particuliers  ne 
payèrent  plus  le  Trésor  qu'avec  ces  pièces,  tandis  que  le  Trésor, 
pour  les  dépenses  des  armées  au  dehors,  était  obligé  de  tenir 
compte  du  change  aux  étrangers  * . 

Des  signes  effrayants  de  décomposition  se  manifestaient  dans 
le  corps  social  ;  le  faiiohsaulnage  (contrebande  du  sel)  était  exercé 
sur  une  immense  échelle  par  les  soldats,  qu'on  ne  payait  pas.  Us 
couraient  le  nord  et  le  centre  de  la  France  par  bandes  de  deux  et 
trois  cents  fantassins  et  cavaliers,  vendant,  les  armes  à  la  main, 
le  sel  qu'ils  enlevaient  dans  les  greniers  royaux;  une  de  ces 
bandes  vint  jusqu'à  Meudon,  sous' les  yeux  du  dauphin  '.  Le  faui- 
monnayage  n'était  pas  pratiqué  moins  en  grand.  Une  bonne  partie 
de  la  haute  noblesse,  dans  certaines  provinces  et  particulièrement 
en  Provence,  faisait  de  ses  châteaux  des  ateliers  de  fausse  mon- 
naie. Des  troubles  éclataient  en  divers  lieux  à  l'occasion  d'un  édit 
bursal  profondément  impopulaire:  Après  avoir  soumis  à  Vinsi- 
nuation  (enregistrement]  presque  tous  les  contrats  de  la  vie  civile, 
on  avait  frappé  d'un  droit  les  actes  de  baptême,  de  mariage  et  de 
sépulture,  sous  prétexte  d'assurer  la  régularité  des  registres  tenus 
par  les  curés  et  contrôlés  par  des  officiers  royaux  (juin  1705). 
Beaucoup  de  pauvres  gens,  pour  éviter  le  droit,  s'étaient  mis  à 
baptiser  eux-mêmes  leurs  enfants  et  à  se  marier  en  secret  par 
simple  consentement  devant  témoins.  On  voulut  faire  des  recher- 
ches ;  les  paysans  se  révoltèrent  dans  le  Querci  et  le  Périgord 
(mars-avril  1707).  On  craignit  que  le  feu  des  Cévennes  ne  se  ral- 
lumât et  on  laissa  tomber  l'édit  en  désuétude'. 

Bien  que  la  cour  ne  changeât  point  d'apparence,  que  les  plai- 

1.  Sur  tout  ce  quî  regarde  les  finances,  v.  Forbonnais,  t.  II,  p.  109-177. 

2.  Lémontei,  AddiL  à  Dangeau^  p.  188-189. 

3.  Lémontei,  p.  182-184.  ~  Saint-Simon,  t.  V,  p.  281.  ^  L'établiasemeDi  d'oa 
droit  de  mutation  d*un  pour  cent  sur  tons  les  transferts  de  propriétés,  sauf  les  saù- 
cessions  en  ligne  directe  et  les  donations  matrimoniales,  appartient  aussi  à  cettt 
époque. 


11707]  DISOnACE   ET  MORT   DE  VAUBAN.  489 

sirs  fastueux  suivissent  leur  cercle  accoutumé  et  que  ta  jeune  et 
vive  duchesse  de  Bourgogne  jetât  parmi  les  pompes  obligées  de 
l'étiquette  un  mouvement,  une  gaieté  superficielle  qui  distrayait 
le  vieux  roi,  Tanxiété  était  au  fond  de  toutes  les  âmes  et  les  som- 
bres préoccupations  qui  allaient  croissant  transpiraient  partout 
sous  ces  dehors  convenus.  Si  les  plus  frivoles  et  les  plus  indiffé- 
rents à  là  chose  publique  se  sentaient  forcés  de  devenir  sérieux, 
quelle  devait  être  l'angoisse  des  hommes  qui  avaient  prévu  de 
loin  la  ruine  et  qui  croyaient  avoir  en  main  lesmoyens  de  la  con- 
jurer? Fénelon  à  Cambrai,  Vauban  à  Paris,  Bois-Guillebert  à 
Rouen,  se  consumaient  du  désir  d'agir  et  du  regret  de  leur  im- 
puissance. Fénelon  avait  envoyé  à  ses  amis  Beauvilliers  et  Che- 
vreuse  des  mémoires  sur  les  moyens  d'éviter,  puis  de  conduire  la 
Guerre  de  la  Succession  (1701-1702).  Bois-Guillebert  avait  pénétré 
auprès  de  Chàmillart  et  avait  ébranlé  ce  ministre,  trop  incapable 
pour  faire  le  bien,  mais  trop  honnête  pour  ne  pas  le  souhaiter. 
Vauban  assiégeait  incessamment  les  hommes  qui  dirigeaient  les 
affaires.  Chaque  faute,  chaque  misère  nouvelle  le  confirmait  dans 
son  système  sur  le  changement  radical  des  impôts.  Il  éclata  enfin; 
il  tenta  de  faire  appuyer,  imposer,  par  l'opinion  du  dehors,  ce 
qu'il  n'avait  pu  insinuer  aux  hommes  d'état  dans  le  secret  du  ca- 
binet. Il  publia,  au  commencement  de  1707,  le  livre  de  la  Dime 
royale  et  le  présenta  au  roi.  Une  cabale  formidable  avait  circon- 
venu Louis;  intendants,  officiers  de  finances,  partisans  et  fer- 
miers, courtisans  intéressés  dans  les  affaires  des  traitants,  tout 
ce  qui  devait  sa  richesse  et  sa  puissance  aux  abus  de  la  percep- 
tion, s'était  ligué  contre  un  plan  qui  ne  sauvait  le  peuple  qu'en 
ruinant  leur  caste  parasite.  Chàmillart  lui-même,  tout  probe  qu'il 
fût,  s'était  laissé  entraîner  dans  la  coalition.  Beauvilliers  et  Che- 
vreuse  s'y  mêlaient  par  un  respect  mal  entendu  pour  le  système 
de  leur  beau-père,  le  grand  Golbert,  et  faute  de  comprendre  qu'à 
des  maux  plus  profonds  il  fallait  des  remèdes  plus  radicaux.  Bref, 
le  rt)!,  circonvenu,  irrité  qu'on  prétendît  l'éclairer  de  vive  force, 
accueillit  très-mal  le  projet  et  l'auteur,  et  traita  Vauban  comme 
un  rêveur  qui  ébranlait  son  état  pour  des  chimères.  Cinquante 
ans  d'immortels  services  furent  oubliés  en  un  jour.  Un  arrêt  du 
conseil,  du  14  février  1707,  ordonna  que  le  livre  fût  saisi  et  mis 


490  LOUIS   XIV.  (17071 

au  pilori.  Vauban  mourut,  six  semaines  après  (30  mars),  à  l'âge 
de  soixante-quatorze  ans.  Nul  doute  que  le  chagrin  n'ait  accéléré 
sa  fin.  La  France  ne  fut  pas  complice  de  Vingratitude  de  son  roi'; 
elle  pleura  le  grand  homme  dont  la  vie  et  la  mort  lui  avaient  été 
consacrées  ;  les  ennemis  mêmes  s'inclinèrent  devant  la  tombe  de 
Vauban,  comme  ils  avaient  fait  jadis  devant  celle  de  Turenne,  cl 
le  nom  inscrit  sur  cette  tombe  resta,  pour  toujours,  associé  dans 
l'histoire  à  ces  grands  types  du  guerrier-citoyen  que  nous  a 
légués  l'antiquité. 

Bois-Guillebert,  de  son  côté,  avait  lancé,  au  moment  même  où 
paraissait  la  Dîme  royale,  un  petit  livre  intitulé  le  Faclum  de  k 
France,  où  il  modifiait  les  vues  de  son  Détail  de  la  France  par  un 
emprunt  fait  à  Vauban.  Il  proposait  de  substituer  à  la  capitalion, 
impôt  mal  assis,  qui  frappait  d'une  taxe  égale  tous  les  gens  de 
môme  profession,  quelle  que  fût  l'inégalité  de  leur  fortune,  une 
dlme  sur  tous  les  revenus,  laquelle  produirait,  disait-il,  de  80  à 
100  millions  au  roi,  au  lieu  des  25  ou  30  qu'on  tirait  de  la  capita- 
tion.  Les  aides  et  les  douanes  seraient  supprimées  en  raison  de 
cette  plus-value,  et  la  faille  serait  conservée  avec  réforme  de» s 
abus.  La  dîme  serait  reçue  en  argent,  et  non  en  nature,  comme 
l'admettait  Vauban,  ce  qui  était  le  côté  le  moins  pratique  de  la 
théorie.  La  proposition  de  Bois-Guillebert  péchait  par  la  conser- 
vation de  la  taille,  qui  faisait  double  emploi  avec  la  dlme.  11  eût 
bien  mieux  valu,  selon  les  plans  de  Vauban,  garder  ou  établir 
des  impôts  indirects  ne  portant  pas  sur  les  objets  de  première 
nécessité.  Chamillart  eut  quelques  conférences  avec  Bois-Guille- 
bert, ne  parut  pas  repousser  ses  principes,  mais  Técarta  sous 
prétexte  qu'on  ne  pouvait  entreprendre  une  pareille  réforme  en 
temps  de  guerre.  Bois-Guillebert  réfuta  celte  fin  de  non-rece- 
voir  par  une  brochure  si  virulente ^  que  le^ ministre,  irrité,  fit 

1.  Lonis,  cependant,  qnand  il  sut  Vauban  au  lit  de  mort,  laissa  échapper  des 
paroles  de  regret  :  «  Je  perds  un  homme  fort  affectionné  à  ma  personne  et  à  l'état!  * 
Dangreau,  t.  III,  p.  2.  —  Sur  la  fin  de  Vauban,  v.  Saint-Simon,  t.  V,  p.  284.  —  H  ^^ 
singulier  que  le  féodal  Saint-Simon  admire  Vauban  et  approuve  ses  plans,  qui  s^?- 
primaient  lés  privilèges  pécuniaires  de  la  noblesse.  C'est  que  Saint-Simon  tenait 
surtout  aux  privilèges  politiques  et  honorifiques.  Saint-Simon  prétend  que  l'église  et 
]a  noblesse  approuvaient,  comme  lui,  les  plans  de  Vauban;  cela  est  de  toute  intrai- 
•emblance.  —  V.  E.  Daire,  Nolicesur  Vauban^  p.  6,  en  tête  de  la  Dime  roynU, 

2,  Supplémmt  au  Détail  de  la  France. 


[1707-1708]  BOIS-GUILLEBERT   EXILÉ.  491 

subir  au  Factura  de  la  France  le  sort  de  la  Dhne  royale^  par  arrêt 
du  conseil  du  14  mars,  et  que  Boîs-Guillebert  fut  quelque  temps 
exilé  en  Auvergne.  Chamillart,  cependant,  par  scrupule  de  con- 
science, voulut  faire  un  essai  partiel  des  projets  de  Bois-Guille- 
bert,  au  moins  quant  à  la  réforme  de  la  taille,  dans  une  élection 
de  la  généralité  d*Orléans  ;  mais  il  avait  la  main  trop  faible  pour 
cela  :  des  gens  en  crédit  ayant,  comme  à  l'ordinaire,  fait  soulager 
leurs  fermiers  au  détriment  des  voisins,  Fopération  manqua  par 
la  base'. 

Bien  que  Gbamillart,  dans  ses  bouffées  de  vanité,  voulût  tran- 
cher du  ministre  dirigeant  et  empiéter  sur  ses  collègues,  notam- 
ment sur  le  ministre  des  aflaires  étrangères,  il  se  sentait  morale- 
ment et  physiquement  écrasé  par  son  double  fardeau  et,  après  les 
désastres  de  1706,  il  avait  déjà  supplié  le  roi  de  le  décharger  d'un 
de  ses  emplois,  en  déclarant  qu'il  y  périssait,  —  «  Eh  bien,  avait 
répondu  Louis,  nous  périrons  ensemble  I  »  Mot  touchant,  s'il  eût 
été  appliqué  à  un  sujet  plus  digne'.  La  campagne  de  1707,  tout 
en  relevant  nos  armes,  ayant  achevé  d'abîmer  nos  finances,  Cha- 
millart perdit  tout  à  fait  la  tète.  Il  avait  dévoré  par  anticipation 
l'année  qui  allait  s'ouvrir  '  et  voyait  s'approcher  une  nouvelle 
campagne  sans  avoir  de  fonds  pour  les  vivres,  pour  les  remontes, 
pour  les  recrues.  Malade,  épuisé,  il  remit  au  roi  sa  démission  de 
contrôleur-général  et  proposa  pour  son  successeur  un  des  deux 
directeurs  des  finances,  charges  qu'il  avait  fait  créer  en  1701  pour 
se  donner  des  auxiliaires.  Le  nouveau  contrôleur-général  fut  Des- 
maretz,  neveu  du  grand  Colbert  (20  février  1708).  Principal  com- 
mis sous  son  oncle,  il  avait  été  chassé,  à  la  mort  de  Colbert,  pour 
des  malversations  probablement  exagérées  par  les  ennemis  de  sa 
famille.  Il  élait  resté  vingt  ans  eu  disgrâce.  En  1701,  Beauvilliers 
et  Torci  avaient  essayé  en  vain  de  le  faire  envoyer  en  Espagne, 
afin  d'y  rétablir  l'ordre  financier.  Son  esprit  fertile  en  ressources 
l'avait  fait  enfin  rappeler  au  conseil  des  fmances.  Les  préventions 
du  roi  et  de  madame  de  Maintenon  contre  lui  cédèrent  à  la  néces- 


1.  Saint-Simon^  t.  Y,  p.  290. 

2.  Saint-Simon,  t.  V,  p.  280. 

3.  Il  n*aTa!t  pu  payer  aux  troupes  une  partie  de  -leur  solde  qu*en  empruntant  plus 
de  16  millions  à  des  banquiers  juifs,  dout  11  au  seul  Samuel  Bernard. 


m  LOUIS  XIV.  [1708] 

site.  C'était  un  nouveau  Pontchartrain,  avec  même  facilité  bril- 
lante et  hardie,  même  don  d'éblouir  et  d'entraîner,  mais  plus  de 
savoir  spécial  en  matière  de  finances  :  les  fautes  qui  avaient  enta- 
ché sa  jeunesse ''ne  se  renouvelèrent  jamais.  Le  langage  que  lui 
tint  le  roi  en  l'installant  au  contrôle-général  attesta  que  Louis  ne 
se  faisait  aucune  illusion  sur  l'état  des  choses,  a  Je  vous  serai 
obligé  si  vous  pouvez  trouver  quelque  remède,  et  ne  serai  point 
du  tout  surpris  si  tout  continue  d'aller  de  mal  en  pis  *.  » 

La  situation  était,  en  effet,  la  plus  efTrayante  possible.  C'était  le 
chaos  du  temps  de  Mazarin ,  mais  avec  une  nation  épuisée  et  qui 
semblait  avoir  vieilli  comme  son  roi,  au  lieu  d'une  nation  pleine 
d'ardeur  et  de  sève.  Les  sept  années  de  guerre  avaient  coûté 
plus  de  1,346  millions,  dont  plus  de  400  millions  fournis  par  les 
affaires  extraordinaires,  386  en  dettes  exigibles,  69  en  antîcipar 
tions  sur  1708  et  les  années  suivantes,  etc.  Les  revenus  ordinaires 
n'avaient  fourni  que  387  millions,  beaucoup  moins  du  tiers  de  la 
dépense  totale!  Déduction  faite  des  charges  et  des  anticipations, 
il  ne  restait  guère  que  20  millions  de  disponibles  pour  1708! 
.Desmaretz  débuta  par  deux  mesures  nettement  accentuées.  D'une 
part,  il  rétablit  la  pleine  liberté  de  payer,  soit  en  argent,  soit  en 
billets,  ce  qui  fit  ressortir  l'argent  de  dessous  terre;  d'autre  part, 
sentant  la  nécessité  d'assurer  à  tout  prix  le  service  de  l'armée,  il 
rejeta  sur  1709  le  remboursement  des  fonds  consommés  d'avance 
sur  1708  et,  par  cette  suspension  de  paiement,  expédient  fort 
irrégulier,  mais  nécessaire,  il  se  procura  les  moyens  de  faire 
subsister  les  armées.  Des  créations  de  rentes  au  denier  16,  de 
nouvelles  créations  de  charges  et  offices  plus  étranges  et  plus 
parasites  les  uns  que  les  autres,  diverses  affaires  extraordinaires, 
quelques  anticipations  qui  portèrent  jusque  sur  1716,  complétè- 
rent les  ressources  de  l'année.  On  autorisa  les  particuliers  à  se 
racheter  de  la  capitation  en  payant  comptant  six  années ,  dont  le 
roi  leur  ferait  la  rente  au  denier  20  (septembre  1708).  C'était  un 
nouvel  avantage  accordé  aux  riches  aux  dépens  des  pauvres ,  sur 
qui  tout  l'impôt  devait  ensuite  retomber  *.  On  doubla  les  droits 

1.  Satnt-Simoni  t.  VI,  p.  103.  —  Compte-rmdu  de  Dumarttxau  rigentf  ap.  Forbon- 
nais,  t.  II,  p.  180. 

2.  Le  clergé  8*était  déjà  racheté  moyennant  4  millions  par  an  pendant  hait  ans; 


[1708]  DESMARETZ.  U93 

de  passage  et  de  péage  sur  les  routes  et  sur  les  rivières^  ce  qui 
acheva  de  paralyser  le  commerce  et  la  circulation  et  ne  balança 
que  trop  l'abolition  du  cours  forcé  du  papier- monnaie.  Tout  cela 
était  bien  triste;  mais  enfin  on  vécut,  et  c'était  beaucoup  que  de 
vivce  une  saison!  On  consomma  184  millions  pour  Tannée  et  l'on 
put  couvrir  une  portion  d'arriéré  jusqu'à  concurrence  de  près  de 
45  millions. 

Tandis  que  Desmaretz  trouvait  des  ressources  à  tout  prix*, 
Charoillart,  demeuré  ministre  de  la  guerre,  arrêtait  avec  le  roi 
les  dispositions  de  la  campagne.  La  petite  cour  exilée  de  Saint- 
Germain  avait  suggéré  au  conseil  du  roi  un  projet  hardi  :  c'était 
de  tirer  parti  du  mécontentement  qu'inspirait  aux  populations 
écossaises  l'Acte  d'Union  avec  l'Angleterre  et  de  jeter  le  préten- 
dant Jacques  III  en  Ecosse  avec  six  mille  soldats  français.  On 
croyait  être  assuré  qu'Edimbourg  proclamerait  Jacques  III  et  que 
les  montagnards  descendraient  en  masse  à  l'appel  de  l'héritier 
des  Stuarts.  Cette  redouta})le  diversion  au  sein  même  de  la 
Grande-Bretagne  ne  pouvait  manquer  de  jeter  la  confusion  dans 
les  desseins  et  dans  les  armées  des  alliés  :  l'Angleterre  rappelle- 
rait au  moins  une  partie  de  ses  troupes  et  l'on  en  profiterait  pour 
soulever  les  grandes  villes  belges,  qui  étaient  redevenues  toutes 
dévouées  aux  deux  couronnes  depuis  qu'elles  avaient  les  alliés 
pour  maîtres  :  la  dureté  avec  laquelle  on  les  rançonnait  justifiait 
ce  revirement.  On  décida  que  le  duc  de  Bourgogne,  qui  n'avait 
pas  reparu  dans  les  camps  depuis  1703,  commanderait  en  Flandre 
avec  le  duc  de  Vendôme  ;  que  l'électeur  de  Bavière  irait  sur  le 
Rhin  avec  Berwick  pour  lieutenant  ;  que  Villars  passerait  du  Rhin 
aux  Alpes  et  que  le  duc  d'Orléans  resterait  seul  à  la  tête  de  l'ar- 
mée d'Espagne.  Ce  fut  une  malheureuse  combinaison  :  Villars,  le 
plus  actif  de  nos  généraux ,  le  plus  propre  aux  grandes  opéra- 

les  États  de  Lang^uedoc,  pour  lenr  province,  moyennant  3  millions  pendant  le  même 
nombre  d'années.  Le  cWrgé  accorda  en  outre  1,500,000 1.  de  subside  en  1701,  6  mil- 
lions en  1705,  puis  près  de  1,300,000  livres  par  an  pour  dix  ans. 

1.  Le  roi  dut  payer  de  sa  personne  pour  l'y  aider.  Tout  le  monde  connaît  la  scène 
de  haute  comédie  racontée  par  Saint-Simon  sur  le  financier  juif  Samuel  Bernard/ 
présenté  au  roi  par  le  contrôleur  général  et  promené  par  Louis  le  Grand  en  personne 
dans  tout  Marli,  **  avec  les  grâces  que  le  roi  savait  si  bien  employer  quand  il  avait 
dessein  de  combler.  >•  Le  juif,  qui  avait  refusé  un  nouvel  emprunt  à  Desmaretz,  fut 
si  heureux  et  si  fier  qu'il  prêta  tout  ce  qu'on  voulut.  Saint-Simon,  t.  VI,  p.  173. 


ii9ti  LOUIS   XIV.  [1708) 

tions ,  était  en  quelque  sorte  annulé  par  une  petite  guerre  défen- 
sive dans  les  montagnes  ;  Tassociation  de  Bourgogne  et  de  Ven- 
dôme était  plus  mal  imaginée  encore  ;  il  était  impossible  d'assem- 
bler deux  hommes  moins  faits  pour  s*entendre.  Nous  avons  déjà 
indiqué  le  contraste  de  qualités  héroïques  et  de  honteux  cynisme, 
les  alternatives  d'élan  et  de  torpeur  qui  composaient  l'étrange 
caractère  de  Vendôme  *.  Le  duc  de  Bourgogne  en  était  l'antipode. 
Il  poussait  la  réserve  jusqu'à  la  froideur,  la  chasteté  jusqu'à 
l'austérité,  la  dévotion  jusqu'au  scrupule,  l'ordre  et  la  régularité 
jusqu'à  la  minutie,  la  circonspection  jusqu'à  l'incertitude.  A  part 
son  amour  pour  sa  femme,  unique  passion  qu'il  n'eût  pas  étouffée 
dans  son  âme  et  qui  avait  grandi  de  la  compression  de  toutes  les 
autres,  ses  seuls  plaisirs  étaient  de  vraies  récréations  de  sémina- 
riste. On  l'avait  arraché  trop  tôt  à  son  illustre  maître  :  le  philo- 
sophe religieux  qu'avait  voulu  préparer  Fénelon  avait  tourné  au 
dévot  timoré.  A  le  juger  superficiellement,  on  eût  pu  parfois 
prendre  pour  un  petit  esprit  ce  prince  à  l'intelligence  droite, 
sagace,  étendue,  nourrie  de  profondes  éludes,  ce  penseur  qui  a 
laissé  des  pages  que  n'eussent  pas  désavouées  nos  grands  mora- 
listes :  son  intelligence  était  moins  ferme  qu'étendue  ;  ainsi ,  il 
raisonnait  très-bien  de  la  guerre  et  a  écrit  sur  ce  grand  art  un 
morceau  remarquable  ;  mais  il  se  troublait ,  sur  le  terrain ,  par 
trop  de  réflexion  et  trop  pcii  de  décision  :  l'esprit  d'à -propos  et 
le  tact  lui  manquaient  totalement  ^. 

On  lui  donna  de  plus,  pour  l'accompagner  à  l'armée,  un  détes- 
table entourage  :  le  principal  guide,  le  conseil  intime  que  lui 
imposa  le  roi,  fut  ce  môme  d'O,  ce  marin  de  Versailles,  qui  avait 
empêché  le  comte  de  Toulouse  de  mettre  à  profit  la  victoire  de 
Vêlez -Malaga  et  probablement  de  reprendre  Gibraltar! 

En  Espagne,  le  choix  du  duc  d'Orléans  était  bon  :  ce  prince, 
quoique  de  mœurs  déjà  fort  licencieuses,  n'était  point  encore 
alourdi  par  cette  paresse  insouciante  qu'engendre  la  débauche 

1.  Saint-Simon  Taccase  de  ne  pas  se  cacher  du  plus  ignoble  de  tous  les  vices,  du 
vice  contre  nature. 

2.  V.  les  écrits  du  duc  de  Bourgogne,  dans  sa  Ft>,  par  Tabbé  Proyart,  1. 1,  p.  294, 
et  t.  II,  passim,  et,  dans  sa  correspondance  avec  Fénelon,  les  efforts  de  celui-ci  pour 
le  guérir  des  scrupules  et  des  minuties.  Œuvres  de  Fénelon,  t.  V  î  Lettres,  année  1708. 
—  Saint-Simon,  t.  VI,  p.  155. 


(t70S]  PORT-MAHON   PERDU.  Ûd5 

invétérée;  il  se  montrait,  au  contraire,  aussi  hardi  que  brave; 
mais  les  moyens  d'action  lui  manquaient.  Le  gouvernement 
espagnol,  à  peine  restauré  à  demi  par  Je  dévouement  des  popula- 
tions ,  retombait  dans  sa  langueur.  Le  roi  Philippe  V  était  gou- 
verné par  sa  femme,  qui  s'était  rendue  populaire  en  montrant  du 
cœur  et  de  l'élan  dans  l'extrême  péril ,  mais  qui  n'avait  ni  Tex- 
périeuce  ni  la  raison  nécessaires  pour  diriger  l'état ,  et  qui  était 
elle-même  entièrement  gouvernée  par  la  princesse  des  Ursins 
(dei  Orsini);  celle-ci.  Française  de  la  maison  de  La  Trémoille  et 
veuve  d'un  prince  romain  ,*élait  une  femme  de  beaucoup  d'esprit 
et  d'intrigue ,  qu'on  nommait  plaisamment  le  lieutenant  de  ma- 
dame de  Maintenon  en  Espagne ,  et  qui  régnait  dans  ce  pays  plus 
directement  et  plus  ostensiblement  que  madame  de  Maintenon  en 
France.  Ni  ses  talents  politiques  ni  ses  services  n'étaient  de  nature 
à  justifier  sa  singulière  domination.  Le  cabinet  de  Madrid  ne 
fournissait  ni  vivres  ni  équipages  à  l'année;  le  duc  d*Orléans  fut 
obligé  de  tout  faire  par  lui -môme.  Il  garda  néanmoins  la*  supé- 
riorité sur  l'archiduc  et  continua  ses  progi-ès  en  Catalogne.  Il  prit 
Torlose  (11  juillet  1708);  mais  il  ne  fut  point  en  étal  d'attaquer 
Barcelone,  seule  opération  qui  pût  être  décisive;  seulement,  sur 
la  tin  de  la  saison ,  un  corps,  détaché  acheva  de  recouvrer  le 
royaume  de  Valence  par  la  prise  de  Dénia  (12-17  octobre)  et 
d'Alicante  (3  décembre). 

Les  ennemis  compensèrent  largement,  par  leurs  succès  dans  les 
lies  de  la  Méditerranée ,  les  échecs  qu'ils  essuyaient  sur  le  conti- 
nent espagnoL  L'amiral  anglais  Leake  opéra  une  descente  en 
Sardaigne;  le  vice-roi  espagnol  avait  exaspéré  les  insulaires  en 
s'attribuant  le  monopole  du  commerce  des  blés*.  Toute  l'île  se 
déclara  pour  Charles  III  (août).  Leake  alla  ensuite  assaillir  Port- 
Mahon;  cette  importante  capitale  de  l'Ile  de  Minorque,  une  pre- 
mière fois  sauvée  par  les  Français,  fut  très -mal  défendue  contre 
cette  seconde  attaque  :.elle  se  rendit  le  29  septembre.  Les  Anglais 
s'y  établirent  pour  leur  compte,  comme  à  Gibraltar  :  c'était  le 
second  anneau  de  la  chaîne  dont  ils  voulaient  enserrer  la  Médi- 
terranée. 

1  II  vendait  ces  blés  aux  ennemis  de  son  propre  gouvernement,  aux  troapes  de 
Farchiduc,  qui  souffraient  de  la  disette  en  Catalogne.  K.  Saint-Simon,  t.  Vl^  p.  245. 


iSl96  LOUIS  XIV.  fl708 

Du  côté  des  Alpes ,  la  campagne  fut  tardive.  Le  duc  de  Savoie, 
demeuré  seul  à  la  tète  des  Âustro-Piémontais  par  le  départ  d'Eu- 
gène pour  le  Rhin ,  était  mécontent  de  l'empereur,  qui  lui  faisait 
attendre  depuis  un  an  l'investiture  du  Montferrat ,  confisqué  sur 
le  duc  de  Mantoue  :  il  ne  marcha  que  quand  il  tint  l'investiture. 
Ses  forces  étaient  très  -  supérieures  à  celles  de  Villars.  Dans  la 
seconde  quinzaine  de  juillet,  il  envahit  la  Savoie,  puis,  arrêté  en 
avant  de  Chambéri  par  les  Français,  il  se  rabattit  sur  le  mont 
Genèvre  et  menaça  Itriançon.  L'entrée  du  Dauphiné  étant  bien 
défendue,  il  rentra  dans  les  hautes  vallées  du  Piémont,  suivi  par 
Villars,  qui,  sous  ses  yeux,  chassa  son  ^rrièrè-garde  de  Sezanne, 
près  des  sources  de  la  Petite-Doire  (10  août).  La  position  de  Vic- 
tor-Amédée  se  trouvait  fort  compromise;  car  il  était  serré  entre 
l'armée  française  et  le  château  d'Exilles.  La  lâcheté  du  gouver- 
neur d'Exilles  tira  l'ennemi  d'embarras.  Cet  officier,  attaqué  par 
le  duc  de  Savoie,  se  rendit  au  lieu  de  résister  jusqu'à  l'extrémité, 
comme  il  en  avait  l'ordre  (13  août).  Le  duc,  maître  du  val  de 
la  Petite-Doire,  se  rejeta  dans  celui  du  Cluson,  prit  la  Pérouse 
(16  août)  et  assiégea  Fénestrelles.  Villars  ne  put  Jorcer  le§  pas- 
sages qui  lui  eussent  permis  de  secourir  cette  forteresse.  La  gar- 
nison de  Fénestrelles  se  rendit  prisonnière  le  31  août.  Le  Piémont 
fut  ainsi  fermé  aux  Français. 

L'entreprise  d'Ecosse  avait  été  tentée  à  l'entrée  du  printemps. 
Elle  ne  pouvait  avoir  de  chances  que  par  beaucoup  de  secret  et  de 
célérité.  Les  ministres  de  la  guerre  et  de  la  marine  ne  surent  pas 
faire  les  préparatifs  assez  vite  pour  prévenir  les  soupçons  des 
Anglais;  cependant  la  descente  se  fût  opérée  avant  que  le  cabinet 
de  Saint- James  fût  en  mesure  de  s'y  opposer,  si  le  prétendant 
Jacques  III,  en  arrivant  à  Dunkerque  pour  s'embarquer,  n'eût 
été  pris  de  la  rougeole.  Pendant  que  la  fièvre  le  retenait  au  lit, 
une  flotte  anglaise  parut  devant  les  dunes  de  Flandre.  Les  vents 
écartèrent  l'ennemi  et  le  prétendant  partît,  le  19  mars,  sur  une 
escadre  que  commandait  Forbin.  Une  tempête  fit  perdre  deu\ 
jours  à  l'escadre  et  les  Anglais  eurent  le  temps  d'arriver  presque 
aussitôt  que  les  Français  à  l'embouchure  du  Forth,  la  rivière 
d'Edimbourg.  On  n'eût  pu  débarquer  qu'en  sacrifiant  l'escadre, 
incomparablement  plus  faible  que  la  flotte  ennemie,  et  l'on  ne 


[1708]  BOURGOGNE   £T  VENDOME.  &97 

voyait  pas  sur  la  côte  le  mouvement  ni  les  signaux  annoncés 
par  les  Jacobites.  On  n'essaya  pas  de  gagner  Invemess  à  défaut 
d'Edimbourg.  Forbin  déroba  sa  route  à  l'ennemi  et  ramena  le 
prétendant  à  Dunkerque  (7  avril),  après  avoir  perdu  un  seul 
vaisseau  dans  la  retraite. 

L'avortement  de  l'expédition  d'Ecosse  rendait  beaucoup  plus 
difficile  la  révolution  qu'on  avait  espéré  susciter  en  Belgique ,  les 
alliés  conservant  leurs  forces  intactes  dans  ce  pays.  On  entretint 
néanmoins  les  intelligences  qu'on  avait  pratiquées  dans  les  villes 
flamandes,  et  l'on  prit  l'offensive  au  mois  de  mai.  Les  ducs  de 
Bourgogne  et  de  Vendôme  n'avaient  pas  moins  de  quatre-vingt- 
dix  mille  hommes  sous  leurs  ordres ,  sans  compter  un  corps  qui 
gardait  les  côtes  de  la  Flandre  française.  Les  premières  opéra- 
tions, bien  conduites,  obligèrent  Marlborough,  qui  était  infé- 
rieur, à  se  replier  sur  Louvain  et  à  laisser  les  Français  fourrager 
le  Brabant  jusqu'au  Demer.  Les  irrésolutions  du  roi  et  le  désac- 
cord de  Bourgogne  et  de  Vendôme  firent  qu'on  n'entreprit  rien 
de  plus  durant  un  grand  mois. 

Les  alliés  employèrent  ce  temps  à  changer  leur  plan  de  cam- 
pagne. Us  avaient  d'abord  compté  attaquer  par  le  Rhin  et  par  la 
Moselle  avec  deux  armées  de  soixante  mille  hommes  chacune, 
sous  les  ordres  de  l'électeur  de  Hanovre  et  d'Eugène,  pendant 
que  Marlborough  occuperait  en  Flandre  la  grande  armée  fran- 
çaise; mais  Eugène,  le  printemps  venu,  se  convainquit  bien 
vite  que  les  princes  allemands  ne  fourniraient  pas  les  levées 
exorbitantes  dont  on  leur  avait  arraché  la  promesse  et  qu'on  ne 
tirerait  d'eux  que  les  contingents  ordinaires,  c'est-à-dire  que  les 
deux  armées  de  Rhin  et  Moselle  n'auraient  guère  chacune  plus  de 
trente  mille  honmies.  une  mtre  combinaison  fut  donc  concertée 
entre  Eugène  et  Marlborough  :  c'était  le  renouvellement  de  la 
grande  manœuvre  de  HOchstedt.  Eugène  laissa  l'électeur  de  Ha- 
novre dans  le  nord  de  la  Souabe ,  derrière  les  lignes  d'Etlingen , 
que  les  alliés  avaient  élevées  durant  l'hiver  pour  remplacer  les 
lignes  de  Bûhl  à  Stolhofen,  et,  avec  vingt -quatre  mille  soldats 
rassemblés  sur  la  Moselle,  il  marcha  par  Coblcntz  vers  la  Belgique 
(  30  juin).  Les  forces  françaises  de  Rhin  et  de  Moselle  suivirent  ce 
mouvement  ;  l'électeur  de  Bavière  demeura  en  face  de  l'électeur 
XIV.  3î 


Û98  LOUIS  XiV.  l<708: 

de  Hanovre,  et  Berwick,  avec  vingt  et  quelques  mille  hommes, 
passa  la  Moselle  à  Remîch  (7  juillet)  pour  aller  en  Flandre. 

Les  événements  se  précipitaient  dans  cette  dernière  contrée. 
Après  quelques  semaines  d'immobilité,  Tarmée  française  quitta, 
le  4  juillet  au  soir,  le  camp  qu'elle  occupait  entre  Genappe  cl 
Braine- l'A  lieu,  et  gagna  la  Dender,  près  de  Nînove,  en  une  seule 
marche.  Un  détachement,  lancé  en  avant  le  4  au  matin^  arriva 
aux  portes  de  Gand  en  vingt-quatre  heures  et  pénétra  par  surprise 
dans  cette  grande  cité.  La  bourgeoisie  reçut  les  Français  à  bras 
ouverts;  la  petite  garnison  de  la  citadelle  capitula  dès  le  lendc^ 
main.  Bruges,  sommée  par  le  corps  français  de  la  West-Plandre, 
ouvrit  également  ses  portes  sans  coup  férir  le  6  juillet.  Le  fort  de 
Plasschendaél ,  qui  commandait  le  canal  de  Bruges  à  Ostende,  fut 
emporté  d'assaut.  On  fut  moins  heureux  à  Oudenarde,  seule  posi- 
tion qui  restât  aux  alliés  sur  TEscaut;  le  gouverneur  fut  secouru 
à  temps  par  un  détachement  de  Tarmée  ennemie.  C'était  toutefois 
un  beau  début.  Le  plan  était  de  recouvrer  toute  la  Flandre  et  de 
débarrasser  le  cours  de  la  Lis  en  faisant  prendre  Henin  sur  les 
derrières  de  l'armée,  pendant  qu'on  arrêterait  l'ennemi  sur  la 
Dender  ou  sur  l'Escaut.  Il  fallait,  pour  cela,  masquer  Oudenarde, 
puisqu'on  n'avait  pu  l'enlever  d'un  coup  de  main.  On  avait  passé 
la  Dender  et,  dès  le  6  juillet,  Marlborough  s'était  établi  sur  l'autre 
bord ,  en  face  du  camp  français.  Le  duc  de  Bourgogne  assembla 
le  conseil  de  guerre.  Là  éclatèrent  les  dissensions  qui  couvaieni, 
depuis  un  mois,  entre  le  jeune  prince  et  son  entourage,  d'une 
part,  et  le  duc  de  Vendôme,  de  l'autre.  Vendôme  voulait  défendre 
le  passage  de  la  Dender;  Bourgogne  et  ses  conseillers  intimes 
préféraient  ne  défendre  que  l'Escaut.  La  majorité  se  rangea  de  ce 
côté.  Vendôme  céda,  de  très  -  mauvaise  humeur.  Trois  jours 
furent  perdus  dans  ces  débats.  Dans  la  nuit  du  9  au  10,  Vendôme, 
informé  que  l'ennemi  remontait  la  Dender  pour  la  franchir,  fit 
revenir  au  projet  de  défendre  cette  rivière.  On  marcha  deux 
heures  dans  ce  but;  puis,  après  de  nouvelles  discussions,  on 
rebroussa  chemin  et  l'on  se  replia  sur  l'Escaut ,  vers  Gaveren. 
Le  10  au  matin ,  l'ennemi  traversa  la  Dender  à  Lessines.  Eugène, 
laissant  le  gros  de  ses  troupes  à  quelques  journées  en  arrière, 
avait  rejoint  Marlborough  le  9,  avec  quelque  cavalerie.  Comme  à 


[1708]  BATAILLE   D'OUDENARDE.  499 

» 

HOchstcdt ,  la  plus  parfaite  union  régnait  entre  les  deux  grands 
généraux  ennemis,  tandis  que  la  confusion  et  la  discorde  étaient 
dans  les  conseils  de  l'armée  française. 

La  ligne  de  la  Dender  étant  perdue,  il  ne  restait  plus  qu'à  passer 
l'Escaut  en  toute  hâte  pour  aller  empêcher  l'ennemi  de  déboucher 
|)ar  Oudenarde.  Rien  n'était  plus  facile  :  ou  avait  trois  fois  moins 
de  chemin  à  faire  que  l'ennemi  ;  mais  Vendôme ,  dépité ,  s'opi- 
niàtra  à  ne  pas  bouger  de  Gavcren  toute  la  journée  du  10.  L'en* 
ncmi ,  au  contraire,  ne  perdit  pas  un  moment.  Dans  la  nuit  du 
10  au  il,  son  avant- garde  jeta  des  poLts  sur  l'Escaut,  sous  le 
canon  d'Oudenarde,  et,  le  11  au  matin,  toute  l'armée  alliée  mar- 
cha pour  franchir  le  fleuve.  Ce  fut  seulement  alors  que  les  Fran- 
çais commencèrent  à  le  passer  aussi  à  Gaveren.  Les  alliés  débou- 
chèrent tout  à  leur  aise  et  tournèrent  tête  sur-le-champ  du 
côté  où  ils  devaient  rencontrer  les  Français.  Les  premiers  corps 
d'avant -garde  se  rencontrèrent,  dans  l'après-midi,  entre  les 
villages  de  Heurne  et  de  Beveren ,  sur  le  chemin  d'Oudenarde  à 
Gaveren;  les  Français,  plus  faibles,  furent  repoussés  avec  perte. 

D'autres  colonnes  arrivèrent  successivement  à  leur  aide;  mais 
la  faute  d'un  officier-général  empocha  d'occuper  un  terrain  coupé 
et  fourré,  dont  Eugène  et  Marlborough  se  saisirent  sur  notre 
droite.  A  la  faveur  de  celte  position,  les  généraux  ennemis  eurent 
le  temps  de  faire  arriver  en  ligne  le  gros  de  leur  infanterie  et  de 
porter  des  masses  contre  notre  droite  seule  engagée.  Le  duc  de 
Vendôme  voulait  lancer  l'aile  gauche  sur  l'ennemi;  le  duc  de 
Bourgogne  la  retint  sur  la  défensive,  ce  qui  permit  à  l'ennemi  de 
tourner  et  de  prendre  en  queue  l'extrémité  de  la  droite  française. 
Cependant,  à  la  nuit  close,  rien  n'était  décidé;  les  pertes  étaient 
à  peu  près  égales;  aucun  de  nos  corps  n'était  en  déroute;  toute 
notre  gauche  était  intacte  et  le  gros  de  l'artillerie  venait  seule- 
ment de  joindre.  Vendôme  insista  avec  la  plus  grande  énergie 
pour  qu'on  renouvelât  le  combat  le  lendemain  et  l'emporta  d'au- 
torité, malgré  la  vive  opposition  qui  se  manifestait  autour  du  duc 
de  Bourgogne.  Mais,  en  ce  moment  même;  quelques  décharges 
de  l'ennemi  firent  reculer  l'infanterie  un  peu  en  confusion  ;  la 
cavalerie  de  l'aile  droite  tourna  bride  vers  Gand  sans  ordre.  La 
dispute  recommença  au  quartier -général.  On  dit  à  Vendôme  que. 


500  LOUIS  XIV.  (1708; 

sUI  voulait  rester  davantage  où  il  était,  il  demeurerait  seul  dans 
la  plaine.  «  Eh  bien!  messieurs,  s'écria  Vendôme  exaspéré,  vous 
le  voulez  tous ,  il  faut  se  retirer  !  Aussi  bien,  ajouta-t-îl  en  regar- 
dant le  duc  de  Bourgogne,  il  y  a  longtemps,  monseigneur,  que 
vous  en  avez  envie  !  »  Mot  terrible  et  injuste^  car  le  courage  du 
prince  n'était  pas  contestable.  Le  duc  de  Bourgogne  eut  assez 
d'empire  sur  lui-même  pour  ne  point  éclater,  rare  exemple  de 
patience  chrétienne.  D'O  et  quelques  officiers  -  généraux  pres- 
sèrent le  prince  de  quitter  l'armée  pour  courir  au -devant  des 
forces  que  Berwick  amenait  de  la  Moselle.  Vendôme  empêcha 
Bourgogne  de  prendre  ce  parti  honteux  et  compensa,  en  quelque 
sorte,  son  offense  par  ce  service  '. 

La  retraite  s'opéra  donc  sur  Gand,  mais  avec  fort  peu  d'ordre. 
Un  certain  nombre  de  soldats,  mêlés  aux  ennemis,  ne  purent  se 
dégager  et  fmrent  pris  pendant  la  nuit.  Des  corps  entiers  [au 
moins  neuf  mille  hommes)  n'échappèrent  à  un  pareil  sort  qu'en 
se  faisant  jour  dans  une  direction  opposée  à  celle  que  suivait 
l'armée  et  en  gagnant  Ypres,  Lille  ou  Tournai.  L'armée  s'arrêta 
en  arrière  de  Gand,  à  Lowendeghem,  entre  le  canal  de  Gand  à 
Bruges  et  la  rivière  canalisée  de  Liè've,  très-bonne  position  dé- 
fensive et  qui  sauvait  Gand  et  Bruges,  mais  qui  laissait  la  Flandre 
française  ouverte  à  l'ennemi.  Eugène  et.  Marlborough  en  profi- 
tèrent avec  leur  audace  accoutumée.  Marlborough  fit  remonter 
1  Escaut  et  la  Lis  par  deux  forts  détachements,  dont  l'un  établit 
un  camp  retranché  à  Helchin,  entre  Oudenarde  et  Tournai,  et 
dont  l'autre  emporta  et  rasa  les  lignes  qui  couvraient  l'entrée  de 
la  Flandre  française,  entre  Ypres  et  Coraines.  Il  suivit  de  près 
cette  double  avant-garde  et  lança  de  gros  partis  jusqu'au  cœur  de 
l'Artois  et  jusqu'en  Picardie  :  bien  que  les  paysans  artésiens,  sur 
certains  points,  se  défendissent  vaillamment  contre  les  bandes 
ennemies,  la  province,  plutôt  que  de  subir  la  dévastation ,  se 
racheta  par  une  rançon  de  1,700,000  livres,  tant  en  argent  qu'en 
grains. 

1.  V.  SainUHllaire,  t.  IV,  p.  133-152.  »  Saint-Hilaire,  commandant  de  rartiUerie, 
témoin  et  acteur,  est  beaucoup  plus  digne  de  foi  que  Saint-Simon  sur  cette  affaire. 
—  Saint-Simon,  t.  VI,  p.  249-260.  —  Berwick,  t.  II,  p.  611.  —  Quinci,  t.  V,  p.  486- 
fi02.  —  LamberU,  t.  V,  p.  106.  —  Général  Pelet,  t.  VIII,  p.  9-38;  386  392. 


ri708j  SifiGE  DE   LILLE.  501 

Pendant  ce  temps,  Eugène  était  allé, chercher  son  corps  d'ar- 
mée, qui  arrivait  par  Louvain  et  Bruxelles.  Le  21  juillet,  il 
repartit  d*auçrès  de  Bruxelles,  escortant  un  grand  convoi  com* 
posé  de  farines  et  des  gros  bagages  laissés  en  arrière  par  Mari- 
borough.  Vendôme,  de  vive  voix,  et  Berwick,  par  lettre  (il  était 
arrivé  à  Douai  avec  ses  troupes),  pressèrent  le  duc  de  Bourgogne 
de  marcher  pour  intercepter  le  convoi  :  autour  du  prince,  on 
trouvait  des  impossibilités  à  tout;  on  ne  marcha  pas.  Le  convoi 
joignit  Marlborough  sans  obstacle  (25  juillet).  Un  second  convoi, 
de  grosse  artillerie,  cette  fois,  se  prépara  immédiatement  après  à 
Bruxelles,  et  Eugène  alla  de  nouveau  le  chercher.  Il  était  évident 
que  les  généraux  ennemis  projetaient  un  grand  siège  et  qu'on 
devait  tout  risquer  pour  Tempécher.  Berwick  se  mit  en  mouve- 
ment; mais  il  ne  se  trouva  pas  assez  fort  pour  livrer  bataille  à 
Eugène,  et,  pour  la  seconde  fois,  la  grande  armée  ne  bougea  pas. 
Berwick,  dans  ses  Mémoires,  accuse  Vendôme;  Saint-Simon,  tout 
ennemi  qu*il  soit  de  Vendôme,  le  justifie  aux  dépens  du  duc  de 
Bourgogne.  Quoi  qu'il  en  soit ,  le  convoi  arriva  à  Helchin  le 
il  août  et  y  passa  l'Escaut.  Le  12,  Lille  fut  investie.  Eugène  fit 
le  siège  avec  trente  et  quelques  mille  hommes,  cent  vingt 
gros  canons  et  quatre-vingts  mortiers  :  Marlborough  le  couvrit 
avec  soixante  mille  soldats,  placés  à  cheval  sur  l'Escaut,  vers 
Helchin. 

L'entreprise  était  hardie  :  la  place  était  défendue  par  dix  mille 
soldats,  à  la  vérité  de  nouvelles  levées,  et  par  une  population 
courageuse ,  que  quarante  ans  de  réunion  à  la  France  avaient 
entièrement  francisée  '.  Un  homme  d'une  brillante  valeur  et  d'un 
ferme  caractère  dirigeait  la  défense;  c'était  le  vieux  Boufflers, 
gouverneur  de  la  Flandre  française.  Les  ennemis  étaient  engagés 
entre  deux  armées  et  entre  deux  places  françaises,  Ypres  et  Tour- 
nai, n'ayant  derrière  eux  de  points  d'appui  que  Menin  et  Oude- 
narde,  et  ne  pouvant  tirer  leurs  vivres  que  de  fort  loin.  Eugène  et 
Marlborough,  inébranlablement  unis  par  l'analogie  de  leurs  vues 
et  la  solidité  de  leur  jugement,  comptèrent  sur  les  défauts  et  sur 
la  désunion  de  leurs  adversaires.  L'événement  ne  justifia  que  trop 

1.  Deux  mille  jeanes  gens  et  quinze  cents  bourgeob  8*enr61érent» 


50Î  LOUJS  XIV.  [17081 

leur  confiance.  Les  généraux  français  ne  s'entendirent  sur  rien. 
Berm^ick  proposa  une  diversion  contre  Bruxelles;  les  autres  géné- 
raux, ainsi  que  le  roi,  voulurent  qu'on  secourût  directement  Lille. 
Berwick  alors  offrit  d'attaquer  les  lignes  d'Eugène,  tandis  que 
Bourgogne  et  Vendôme  feraient  face  à  Marlborougb.  Vendôme 
préféra  la  jonction  des  deux  armées.  La  jonction,  grâce  aux  len- 
teurs de  Bourgogne  et  de  Vendôme ,  s'opéra  seulement  du  29  au 
30  août,  sur  la  Dender,  et  Berwick,  ne  voulant  pas  subir  la  supré- 
matie accordée  à  Vendôme  sur  les  marécbaux,  déposa  son  com- 
mandement, pour  rester  comme  particulier  auprès  du  duc  de 
Bourgogne.  Le  2  septembre,  on  repassa  l'Escaut  à  Tournai,  afin 
de  marcher  sur  Lille,  après  des  prières  publiques  et  une  proces- 
sion, auxquelles  le  duc  de  Bourgogne  employa  un  temps  bien 
précieux  dans  une  telle  crise.  Marlborougb  se  replia  de  l'Escaut 
sur  la  Marque  et  se  réunit  à  Eugène  entre  la  Marque  et  la  Deule, 
les  deux  petites  rivières  qui  se  joignent  à  Lille.  Le  4  septembre, 
au  soir,  les  armées  furent  en  présence,  les  Français  occupant 
Mons  en  Puelle  et  Pont-à-Marque,  les  ennemis  se  déployant  à 
Tautre  bord  de  la  Marque.  On  ne  crut  pas  pouvoir  aller  à  eux  sans 
ouvrir  des  chemins  à  nos  colonnes  à  travers  le  pays  boisé  et 
coupé  de  haies  qui  s'étend  entre  les  sources  de  la  Marque  et  la 

haute  Deule  :  à  partir  du  6,  si  Ton  en  croit  une  lettre  de  Vendôme 
au  roi,  on  fut  toutefois  en  mesure  de  déboucher  dans  une  plaine 
de  près  d'une  lieue  et  demie  sur  le  front  des  ennemis;  mais 
Berwick  et  tout  l'entourage  du  duc  de  Bourgogne  déconseillèrent 
l'attaque,  que  le  roi  voulait  comme  Vendôme.  On  en  référa  de 
nouveau  au  roi.  Les  ennemis  eurent  ainsi  le  temps  de  barrer  par 
de  fortes  lignes  toute  la  plaine  dont  parlait  Vendôme  et  qui  sépare 
la  Marque  et  la  Deule,  de  Fretin  à  Noyelles.  Le  9,  le  ministre 
Ghamillart  arriva  au  camp,  avec  l'ordre  du  roi  de  presser  l'atta- 
que. Il  était  trop  tard  :  on  franchit  la  Marque  sans  difficulté; 
mais,  après  quatre  jours  d'une  canonnade  qui  ne  fit  pas  même 
ébouler  les  parapets  des  Ugnes  ennemies,  on  reconnut  le  succès 
impossible  :  on  repassa  la  Marque,  puis  l'Escaut  (14-16  septem- 
bre), sans  chercher  à  secourir  Lille  du  côté  de  la  Basse-Marque, 
et  Ton  se  contenta  d'aller  se  placer  entre  les  ennemis  et  Bruxelles, 
alla  de  gôner  le  ravitaillement  des  assiégeants. 


[1708]  LILLE   PERDUE.  503 

Les  assiégés,  cependant  résistaient  avec  un  courage  et  une 
constance  admirables  :  chaque  pouce  de  terrain,  dans  les  ou- 
vrages extérieurs,  coûtait  des  flots  de  sang  aux  assaillants.  Plu- 
sieurs assauts  furent  repoussés  avec  un  terrible  carnage.  Dans  la 
nuit  du  28,  dix-huit  cents  cavaliers,  chargés  d'armes  et  de  sacs 
de  poudre,  pénétrèrent  dans  la  ville  à  travers  le  camp  ennemi  ; 
mais,  quelques  heures  auparavant,  un  grave  échec  sur  un  autre 
point  avait  plus  que  compensé  ce  succès.  Les  généraux  alliés, 
voyant  qu'ils  n'allaient  plus  rien  pouvoir  tirer  du  Brabant,  s'étaient 
assurés  d'une  autre  ressource.  Ils  avaient  obtenu  qu'un  grand 
convoi  de  munitions  fût  envoyé  d'Angleterre  à  Ostende,  et  Marl- 
borough  avait  expédié  au-devant  un  fort  détachement,  qui  se  saisit 
du  canal  de  Nieuport  à  Ostende  et  qui  en  facilita  le  passage  au 
convoi  (27  septembre).  Le  lendemain,  le  convoi  rencontra  près 
de  Wynendaël  un  corps  français  très-supérieur  à  son  escorte.  Par 
malheiur,  le  commandant  était  un  comte  de  La  Mothe,  inepte  pro- 
tégé de  Chamillart,  qui  trouva  moyen,  avec  des  forces  presque 
doubles,  de  se  faire  battre  par  l'escorte  :  le  convoi  échappa.  Les 
alliés,  quand  ils  reçurent  ce  secours,  étaient  sur  le  point  de  lever 
le  siège  de  Lille,  faute  de  vivres.  Ils  restèrent  et  continuèrent 
d'avancer  lentement  et,  pour  ainsi  dire,  à  coups  d'hommes,  dans 
leurs  attaques  contre  les  dehors  de  la  place. 

Vendôme  essaya  de  fermer  à  ravitaillement  la  voie  d'Ostende, 
en  faisant  percer  les  digues  et  inonder  le  pays;  mais  l'ennemi 
surmonta  cette  difSculté  au  moyen  de  bateaux  plats  :  on  lui 
opposa  d'autres  bateaux  armés  et  l'on  reprit  enfin  d'assaut  le 
poste  de  Leffinghen ,  qui  commande  le  canal  de  Nieuport  à  Os- 
tende (25  octobre).  Il  élait  trop  tard  :  le  sort  de  Lille  était  décidé. 
Le  brave  gouverneur  Boufflers,  voyant  des  brèches  ouvertes  à 
deux  bastions  du  corps  de  la  place  et  ne  voulant  pas  faire  saccager 
une  ville  qui  s'était  montrée  fidèle  et  dévouée,  avait  retiré  dans  la 
citadelle  toute  l'artillerie  et  les  munitions,  et  capitulé  pour  la 
ville,  le  22  octobre ,  aux  conditions  les  plus  honorables.  Eugène, 
qui  le  félicita  noblement  de  sa  belle  défense,  lui  accorda  d'envoyer 
à  Douai  les  blessés,  les  malades,  les  équipages  et  les  chevaux.  La 
garnison,  réduite  à  cinq  mille  six  cents  hommes  (à  peu  près 
moitié),  entra  le  25  octobre  dans  la  citadelle,  contre  laquelle  les 


604  LOUIS  Xi V,  (17081 

opérations  furent  reprises  le  29.  Les  députés  des  États-Généraux 
prirent  possession  de  la  ville. 

Au  commencement  de  novembre,  Chamillart  revint  conférer 
avec  les  généraux  français  auprès  de  Tournai  :  Bourgogne  et  Ber- 
wîck  étaient  d'avis  de  laisser  un  corps  d'armée  derrière  le  canal 
de  Gand  à  Bruges  et  de  ramener  le  reste  des  forces  en  Artois,  afin 
de  couvrir  le  territoire  français  :  c'eût  été  rouvrir  les  commimi- 
cations  des  ennemis  avec  le  Brabant  et  renoncer  à  toute  diversion 
en  faveur  de  la  citadelle  de  Lille.  Vendôme  s^y  opposa  et  Cha- 
millart défendit ,  de  la  part  du  roi,  que  l'on  abandonnât  l'Escaut 
aux  ennemis.  Malheureusement,  on  ne  pouvait  garder  à  la  fois 
l'Escaut  de  Tournai  à  Gand  et  les  canaux  de  Gand  à  Bruges,  à 
Ostende  et  à  Nieuport,  sans  éparpiller  l'armée  sur  une  ligne 
immense.  ^ 

Tandis  qu'on  discutait  au  camp,  Berm^ick  reçut  une  dépèche 
secrète  de  la  plus  haute  importance.  Son  oncle  Mariborough  lui 
mandait  «  que  la  conjoncture  présente  étoit  très-propre  pour  en- 

<  tamer  une  négociation  de  paix  ;  qu'il  falloit  en  faire  la  propo- 
a  sition  aux  députés  des  États-Généraux,  au  prince  Eugène  et  à 

<  lui  Mariborough,  et  qu'il  feroit  tout  de  son  mieux  pour  la  faire 

<  accepter.  »  Mariborough,  dont  la  fortune  grandissait  incessam- 
ment avec  la  guerre,  avait  été  jusque-là  très- opposé  à  toute 
transaction  :  quelles  causes  modifiaient  ses  sentimei.ts,  alors  que 
la  victoire  continuait  à  lui  sourire?  C'est  là  un  problème;  mais  il 
n'y  a  point  de  raison  de  douter  que  ses  ouvertures  ne  fussent 
sérieuses.  Chamillart  écrivit  au  roi  <  que  la  proposition  de  Mari- 
borough ne  provenoit  que  de  la  mauvaise  situation  où  se  trouvoit 
l'armée  des  alliés!  »  Louis  le  chargea  de  dicter  la  réponse  à Ber- 
wick,  et  la  réponse  fut  telle,  que  Mariborough,  offensé,  redevint 
plus  hostile  qu'auparavant  à  toute  idée  de  paix  et  ne  changea  plus 
à  cet  égard.  Roi,  ministres  et  généraux,  il  semblait  que  tout  le 
monde  fût  pris  de  vertige  *. 

1.  Berwick,  t.  II,  p.  5.  —  Ce  fait  est  d'autant  moiiu  concevable,  qa^avant  les  pre- 
miers revers  de  la  campagne  et,  par  conséquent,  dans  une  situation  beaucoup  meil- 
leure,  Louis  avait  fait  spontanément,  comme  acheminement  à  la  paix,  ane  conces- 
sion très- considérable  aux  intérêts  de  T  Angleterre  et  de  la  Hollande.  Il  avait  dicté 
à  Philippe  V  un  règlement  commercial  pour  l'Espagne  et  les  Indes,  qui  accordait 
.régalité  de  traitement  aux  diverses  nations  {juillet  1708).  Les  négociants  fraudais 


[i708]  CITADELLE   DE  LILLE   PERDUE.  505 

Sur  la  fin  de  novembre,  on  tenta  une  diversion,  qui,  exécutée 
plus  tôt  et  dans  de  meilleures  conditions,  eût  pu  avoir  de  grands 
résultats.  L'électeur  de  Bavière,  revenu  du  Rhin,  où  la  campagne 
avait  été  nulle,  marcha  de  Mons  sur  Bruxelles  avec  douze  à  quinze 
mille  soldats  et  assaillit  cette  capitale,  dans  Tespoir  que  les  habi- 
tants se  soulèveraient  à  son  approche  ;  mais  la  garnison,  forte  de 
sept  mille  hommes,  contint  la  population  et  soutint  Tattaque 
(24-26  novembre).  A  cette  nouvelle,  Marlborough  et  Eugène,  lais- 
sant un  gros  corps  devant  la  citadelle  de  Lille,  marchèrent  droit 
à  TEscaut  avec  tout  le  reste  de  leurs  forces.  Marlborough  et  un  de 
ses  lieutenants  surprirent  le  passage  du  fleuve ,  à  la  faveur  d*un 
épais  brouillard,  vers  Kerkhoven  et  Gaveren  :  les  corps  français 
répartis  le  long  de  TEscaut  furent  rejetés  les  uns  sur  Gand,  les 
autres  sur  Tournai  (27  novembre).  Eugène,  alors  retourna  vers 
Lille,  pour  empêcher  qu'on  secourût  la  citadelle,  et  Marlborough 
poussa  vers  Bruxelles.  L'électeur  leva  le  siège  en  abandonnant 
son  canon. 

Louis  XIV  perdit  patience  :  il  écrivit  à  Boufflers  de  capituler 
pour  la  citadelle  de  Lille  et  rappela  Bourgogne  et  Vendôme,  en 
leur  ordonnant  de  mettre  l'armée  en  quartiers  d'hiver  du  côté  de 
l'Artois.  Vendôme  supplia  le  roi  de  lui  permettre  de  s'établir  avec 
le  gros  de  l'armée,  non  point  en  Artois,  mais  derrière  le  canal  de 
Gand  à  Bruges.  C'était  la  dernière  chance  d'arrêter  les  progrès 
de  l'ennemi.  Louis  s'obstina  :  l'armée  fut  séparée,  tandis  que 
Boufflers  évacuait,  le  10  décembre,  avec  les  honneurs  de  la  guerre, 
la  citadelle  de  Lille,  qu'il  avait  aussi  généreusement  défendue  que 
la  ville.  Il  avait  combattu,  jour  et  nuit,  pendant  quatre  mois.  Peu 
de  victoires  pouvaient  être  plus  glorieuses  pour  un  général  qu'une^ 
telle  défaite.  Les  alliés  avaient  pajé  leur  succès  par  des  pertes  im- 
menses ;  mais  quel  succès  !  La  France  de  Louis  XIV  entamée  par 
la  perte  de  la  première  conquête  du  Grand  Roi,  du  premier  chef- 

avaient  toot  eoTahi  depais  1701.  V.  Mim,  de  Noailleflf  p.  203.  —  Ce  régleinint 
était  comme  la  réplique  à  un  traité  que  les  Anglais,  habiles  à  tirer  parti  de  tout, 
même  de  leurs  défaites  et  de,  celles  de  leurs  alliés,  avaient  imposé  à  CKarUt  II! 
après  Almanxa.  Parce  traité,  du  10  juillet  1707,  les  marchandises Hnglaises  importées 
par  les  Anglais  en  Espagne  ne  devaient  payer  les  droits  qu^au  bout  de  six  mois  :  les 
Anglaié  devaient  être  assimilés  aux  Espagno  scn  Amérique,  et  les  Francis  abso- 
lument exclus. 


506  LOUIS   XIV.  (1708  17091 

d' œuvre  de  Vauban!  Ce  grand  homme  avait  fermé  les  yeux  à 
temps  pour  ne  pas  voir  un  tel  spectacle. 

Les  alliés  ne  se  contentèrent  pas  de  ce  triomphe.  Lille  ne  pou* 
vait  leur  être  bien  assurée  tant  que  les  Français  resteraient  maîtres 
de  Gand  et  de  Bruges.  A  peine  la  citadelle  de  Lille  rendue,  Gand 
fut  investi.  Gand  était  occupé  par  tout  un  corps  d'année  (quatorze 
à  quinze  mille  hommes)  et  la  population  était  très-bien  inten- 
tionnée ,  ce  qui  devait  suppléer  à  la  faiblesse  des  fortifications  ; 
mais  le  commandant  était  ce  même  La  Mothe»  qui  s'était  fait 
battre  si  sottement,  le  28  septembre,  à  Wynendad;  après  une 
telle  preuve  d'incapacité,  Chamillart  l'avait  fait  maintenir  dans  le 
commandement  le  plus  important  qui  pût  être  confié  à  un  lieu- 
tenant général!  Au  bruit  du  siège  de  Gand,  Boufflers  eut  ordre  de 
rassembler  l'armée  française  à  peine  répartie  dans  ses  quartiers; 
mais  Boufflers  eut  tout  au  plus  le  temps  de  tirer  les  troupes  de 
leurs  garnisons;  le  2  janvier  1709,  La  Molhe  sortit  de  Gand  par 
capitulation,  sans  avoir  seulement  essuyé  un  coup  de  canon.  Trois 
jours  après,  à  la  suite  de  pluies  torrentielles,  il  survint  une  vio- 
lente gelée  qui  eût  rendu  impossibles  les  travaux  de  tranchée  et 
qui  eût  probablement  forcé  l'ennemi  de  lever  le  siège.  Bruges 
avait  été  aussi  évacuée  sans  combat.  Toute  la  Flandre  espagnole 
était  reperdue  après  la  capitale  de  la  Flandre  française  *. 

Ce  fut  la  fin  de  cette  déplorable  campagne,  qui  avait  déconsi- 
déré l'héritier  du  trône,  objet  de  tant  d'espérances  *,  ruiné  la 
réputation  du  plus  vanté  de  nos  généraux ,  vu  tomber  le  boule- 
vard de  notre  frontière  en  présence  de  cent  mille  soldats  français 
condamnés  à  l'impuissance  et  à  l'inertie,  révélé  enfin  la  profonde 
décadence  et  des  choses  et  des  personnes  dans  ce  gouvernement 
qui  avait  été  si  longtemps  l'exemple  et  l'effroi  de  tous  les  autres. 
Le  présent  était  sinistre  ;  l'avenir,  tel  que  la  pensée  n'osait  plus  en 


1.  Bcrwick,  t.  II,  p.  13^7.  —  Saint-Simon,  t.  VI,  p.  260-112.  —  Quinci,  t.  V, 
p.  502-606.  —  Saint-Hilaire,  t.  IV,  p.  153-195.  —  Général  Pelet,  t.  VîII,  p.  39-168, 
393-533. 

2.  Le  duc  de  Bourgogne  avait  achevé  de  se  perdre  dans  Topinion  de  rannée,  par 
Vindifférence  quMl  avait  montrée  devant  nos  revers.  Quand  on  lui  annonça  la  capitu- 
lation de  Lille,  il  jouait  au  volant  et  n'interrompit  point  sa  partie.  C'était  là  an 
esprit  de  détachement  fort  bon  pour  un  moine,  mais  fort  mauvais  pour  on  homn«e 
a.tpelé  à  gouverner  l'État.  Saint-Simon,  t.  IV,  p.  368  406. 


[I7C91  FLANDRE  PERDUE.   GRAND   HIVER.  507 

sonder  les  abîmes  :  on  n'entrevoyait  plus  seulement  rabaissement, 
mais  la  ruine  de  la  France  ! 

La  nature  semblait  conjurée  avec  les  hommes  contre  noire 
malheureuse  patrie.  Chamîllart  avait  suggéré  au  roi  le  dessein  de 
reprendre  Lille  durant  l'hiver  :  l'effroyable  rigueur  de  la  saison, 
plus  encore  que  l'insuffisance  des  ressources,  força  d'y  renoncer  ; 
un  froid  inouï,  qui  avait  commencé  dans  le  midi,  glaça  l'Europe 
entière  ;  le  Rhône  môme,  le  plus  impétueux  des  fleuves,  fut  arrêté 
dans  son  cours  ;  la  mer  gela  sur  nos  côtes  comme  dans  les  régions 
polaires  ;  presque  tous  les  arbres  fruitiers  périrent  ;  les  troncs  les 
plus  robustes  éclataient  comme  par  la  poudre;  les  pierres  se 
fendaient  ;  les  liqueurs  les  plus  spirituc\ises  se  figeaient  au  coin 
du  feu  ;  les  blés  furent  gelés  dans  le  sillon.  Les  tribunaux,  les  théâ- 
tres, les  comptoirs,  se  fermaient;  plaisirs,  affaires,  tout  avait 
cessé;  la  vie  sociale  était  suspendue  comme  la  vie  de  la  nature. 
On  trouvait  de  pauvres  familles  mortes  de  froid  tout  entières  dans 
leurs  chaumières  ou  dans  leurs  greniers. 

Le  froid  disparut  (mars),  mais  la  misère  resta  inexprimable, 
immense.  Dès  qu'on  sut  la  récolte  perdue,  les  grains  montèrent  à 
des  prix  exorbitants.  Comme  toujours,  la  peur  et  la  cupidité 
créèrent  une  disette  artificielle  avant  la  disette  réelle  qui  devait 
suivre  la  perte  de  la  moisson.  Les  finances,  que  Desmaretz  s'effor- 
çait ,  non  pas  de  relever,  mais  d'empôcher  de  périr,  en  reçurent 
un  nouveau  coup.  Un  arrêt  du  conseil,  du  19  février  1709,  venait 
d'ordonner  le  paiement  des  assignations  de  1708  réassignées  sur 
1709  ;  les  créanciers  de  l'État,  satisfaits  de  voir  qu'on  leur  tenait 
parole,  se  remettaient  à  prêter  leurs  fonds  aux  trésoriers,  aux 
munilionnaires,  etc.;  la  cherté  croissante  fit  de  nouveau  resserrer 
l'argent  et,  d'une  autre  part,  obh'gea  le  contrôleur-général  à  tout 
employer  au  plus  pressé ,  c'est-à-dire  à  la  subsistance  de  l'armée. 
Tous  les  paiements  furent  suspendus  derechef,  même,  en  partie, 
celui  des  rentes  de  l'hôtel  de  ville.  Les  traitants  reportèrent ,  dit- 
on,  leurs  capitaux  sur  des  spéculations  inhumaines  et  criminelles. 
Saint-Simon  élève  ici  une  imputation  terrible  contre  les  officiers 
des  finances  et  de  police.  On  crut,  dit-il,  «  que  messieurs  des 
finances  s'emparèrent  des  blés  par  des  émissaires  répandus  dans 
tous  les  marchés  du  royaume,  pour  les  vendre  ensuite  au  prix 


508  LOUIS  XIV.  [17*1 

qu'ils  voudraient  mettre,  au  profit  du  roi,  sans  oublier  le  leur  »  ;  tl 
il  accuse  les  intendants ,  le  fameux  lieutenant  de  police  de  Pari^^ 
d'Argenson,  successeur  de  La  Reinie,  et  Desmarelz  lui-môme 
S'il  faut  l'en  croire ,  on  punissait  les  gens  qui ,  dans  les  marchés 
vendaient  leurs  blés  au-dessous  du  prix  fixé  par  l'autorité.  Lt 
pacte  de  famine,  cette  tradition  lugubre  qui  souille  le  dernier 
siècle  de  la  monarchie,  aurait  donc  fait  sa  première  apparitioc 
dès  1709.  L'histoire  est  trop  bien  fondée  à  prendre  en  défiance  la 
sombre  imagination  de  Saint-Simon,  pour  s'estimer  en  droit 
d'affirmer  de  pareilles  choses  sur  son  témoignage  *  !  Ce  qui  n'c^J 
pas  douteux ,  c'est  la  ruine  universelle  au  milieu  de  laquelle 
triomphaient  quelques  traitants  gorgés  d'or,  pareils  à  ces  bétes  de 
proie  qui  s'engraissent  de  cadavres;  c'est  la  complicité  de  beau- 
coup de  courtisans  avec  ces  traitants*;  c'est  la  lente  agonie  du 
peuple,  écrasé  à  la  fois  par  l'énorme  cherté  des  subsistances  et  par 
la  chute  de  l'industrie  et  du  commerce  ;  c'est  la  faim  envahissant 
de  degré  en  degré  la  société  presque  entière,  et  remontant  de  la 
chaumière  à  la  boutique,  de  la  boutique  au  manoir  ;  c'est  la  petite 
bourgeoisie  et  la  petite  noblesse  réduites  à  demander  l'aumône  en 
secret,  au  lieu  de  la  faire  aux  autres,  et  disputant  aux  manouvriers 
les  lits  encombrés  des  hôpitaux,  qui,  «  ruinés,  revomissaient  leurs 
pauvres  à  la  charge  publique ,  c'est-à-dire  à  mourir  de  faim  !  »  n 
faut  voir,  dans  les  Mémoires  de  Jamerai  Duval ,  de  ce  pâtre  qui 
devint  un  savant  illustre,  le  naïf  et  déchirant  tableau  des  campagnes 
françaises  pendant  cette  horrible  année.  Les  campagnes  étaient 
arrivées  à  cet  excès  de  désespoir  où  l'on  se  sent  mourir  en  silence. 
La  souffrance  des  villes  était  plus  bruyante  et  se  traduisait  ftar 
des  émeutes  dans  les  marchés  ;  des  placards  insultants  pour  le 

1.  Saint-Simon,  t.  VU,  p.  101.  La  princesse  palatine,  mère  du  ragent,  reochérit 
«or  Saint-Simon  ;  elle  met,  dans  ses  Mémoires,  Madame  de  Maintenon  À  la  tête  des 
monopoleurs  et  l'accuse  d'avoir  *»  fait  acheter  sur  tous  les  marchés  tous  les  blés  qai 
s'y  trouvaient  *•  et  d'avoir  ainsi  «<  gagné  horriblement  d'argent.  >»  Cela  ne  peut  se 
prendre  au  sérieux. 

2.  Il  y  a  un  passage  fort  grave  dans  le  fameux  Sermon  sur  l'aurmhie,  prêché  par 
Massillon  devant  la  cour,  durant  le  carême  de  1709.  «  Ne  mettez-vous  pas  peatrétre 
à  profit  les  misères  publiques  ?  Ne  faites-vous  pas  peut-être  de  l'indigence  comme 
une  occasion  barbare  de  gain  ?  N 'achevez-vous  pas  peut-élre  de  dépouiller  les  mal- 
heureux, en  affectant  de  leur  tendre  une  main  secourable  ?  Et  ne  savez-vous  pas  l'art 
inhumain  d'apprécier  les  larmes  et  les  nécessité8  de  vos  frères  V...  etc. 


'in. 

1.  . 
y  ■- 


[1709]  IJOURIBLE   MISÈRE.  509 

gouvernement  et  même  pour  la  personne  du  roi  furent  affichés 
dans  les  carrefours,  sur  les  murs  des  églises  et  jusque  èur  les  pié- 
destaux des  statues  de  Louis  le  Grand. 

Le  roi ,  douloureusement  atTecté ,  chercha  les  moyens  de  soula- 
ger et  d'apaiser  ces  populations  aigries  par  l'infortune;  mais, 
fidèle  jusqu'au  bout  à  ses  maximes,  il  réprimanda  vertement  les 
parlements  de  Paris  et  de  Dijon ,  qui  avaient  voulu  intervenir  de 
leur  propre  chef  dans  la  police  des  grains,  et  il  chargea  des  com- 
missaires de  visiter  partout  les  greniers  et  de  châtier  les  monopo- 
leurs par  les  peines  les  plus  sévères.  Les  monopoleurs  étaient ,  à 
ce  qu'il  semble,  trop  bien  appuyés  et  cette  mission  n'eut  que  des 
résultats  illusoires.  L'importation  de  cent-vingt  mille  quintaux  de 
grains  tirés  de  la  Barbarie  et  de  l'Archipel,  et  d'autres  blés  venus 
de  Dantzig,  fut  plus  utile.  Les  laboureurs  les  plus  intelligents,  en 
semant  au  printemps  soit  de  Torge,  soit  des  blés  du  Maroc  [blés  de 
mars),  encore  peu  répandus  chez  nous,  ajoutèrent  à  cette  impor- 
tation une  ressource  sans  laquelle  on  peut  dire  que  la  France  eût 
péri  de  faim  !  Une  taxe  des  pauvres ,  répartie  sur  tous  les  gens 
aisés,  fut  encore  un  des  expédients  auxquels  recourut  le  pouvoir. 
Tous  ces  palliatifs  n'empêchèrent  pas  que  la  mortalité  ne  fût, 
cette  année,  presque  double  de  la  moyenne  ordinaire.  Une  grande 
partie  de  la  population  qui  survécut  resta  tellement  affaiblie  par 
les  privations,  que  la  race  française  s'en  ressentit  jusqu'après  la 
génération  suivante.  L'énorme  destruction  du  bétail,  déjà  fort 
insuffisant,  ne  fut  pas  non  plus  réparée  d'un  demi-siècle  '. 

Louis  XIV  courba  la  tête  sous  la  main  de  la  Providence  ;  il  s'ef- 
força de  renouer,  au  prix  des  plus  gi*ands  sacrifices,  cette  négo- 
ciation de  paix  qu'il  avait  tout  à  l'heure  laissé  échapper  de  ses 
mains.  Au  mois  de  mars  1709,  le  roi  expédia  secrètement  en 
Hollande  un  président  au  grand  conseil,  Rouillé,  avec  ordre  de 
renouveler  les  offres  faites  dans  l'hiver  de  1706  à  1707,  en  y 
ajoutant  le  Milanais  et  les  présides  de  Toscane,  c'est-à-dire  que 
Philippe  V  n'aurait  eu  pour  partage  que  Naples  et  la  Sicile.  Les 
conditions  commerciales  du  traité  de  Ryswîck  seraient  renouve- 
lées et  le  tarif  de  1664  rétabli.  Louis  réclamait  la  restitution  de 

1  Kons  devons  une  partie  de  ces  faits  à  on  lavant  statisticien,  M.  Millot.  —  Saint- 
Simon,  t.  VII,  p.  105-204. 


510  LOUIS  XIV.  [17C«: 

Lille  et  le  rétablissement  des  électeurs  de  Bavière  et  de  Cologce. 
Les  Hollandais,  dit  Voltaire,  4  parlèrent  eh  vainqueurs,  et  dc- 
ployèrent,  avec  l'envoyé  du  plus  fier  des  rois,  toute  la  hauteur 
dont  ils  avaient  été  acèablés  en  1672.  »  Ils  obligèrent  Rouillé  à 
venir  négocier  dans  Bodegrave,  un  de  ces  bourgs  que  les  géné- 
raux de  Louis  XIV  avaient  autrefois  mis  à  feu  et  à  sang.  Ils  de- 
mandèrent, pour  fortifier  leur  barrière,  avec  Menin  qu'ils  tenaient 
déjà,  Ypres,  Furnes,  Condé,  Tournai,  Maubeuge,  et  laissèrent  à 
peine  un  vague  espoir  que  les  États-Généraux  pussent  consentir 
à  rendre  Lille.  Ils  ne  parurent  pas  d'abord  très-opposés  à  ce  qui 
regardait  Philippe  V  et  les  deux  électeurs  ;  mais  Eugène  et  Marl- 
borough,  réunis  à  La  Haie  avec  les  ministres  de  tous  les  princes 
alliés,  surent  bien  détourner  les  États-Généraux  de  toute  conces- 
sion. Les  députés  hollandais  désavouèrent  les  faibles  espérances 
qu'ils  avaient  peu  sincèrement  permises  à  l'envoyé  français  et  dé- 
clarèrent qu'il  fallait  céder  la  monarchie  espagnole  tout  entière  ; 
qu'on  ne  rendrait  jamais  Lille;  qu'il  fallait  prendre  pour  base, 
vis-à-vis  de  l'Empire,  non  plus  le  traité  de  Rys>\ick,  mais  le  li-aité 
de  Westphalie,  tel  que  l'interprétaient  les  Allemands.  Pas  de  sus- 
pension d'armes;  si  la  France  ne  traitait  sur-le-champ,  les  armes 
décideraient. 

A  ces  tristes  nouvelles,  le  roi  convoqua  son  conseil  pour  aviser 
au  salut  de  la  France  (28  avril).  Huit  ans  et  demi  auparavant,  un 
autre  conseil  avait  été  tenu  pour  décider  si  la  maison  de  Bourbon 
accepterait  l'héritage  d'un  iaunense  empire.  Quel  changement 
dans  cet  intervalle  !  Il  s'agissait  maintenant  pour  la  France,  noji 
plus  de  régner  sur  l'Kurope,  niais  de  tomber  ou  non  parmi  les 
puissances  de  second  ordre!  Louis  montra,  par  la  majesté  de  son 
malheur,  que  le  caractère  avait  en  quelque  sorte  gagné  chez  lui 
ce  qu'avaient  perdu  les  facultés  de  l'esprit.  La  force  morale,  qui 
avait  toujours  été  sa  qualité  essentielle,  ne  cessa  de  grandir  en 
lui  avec  l'âge  et  l'infortune.  Aux  mêmes  hommes  qui  avaient 
délibéré  autrefois  sur  l'acceptation  de  l'héritage  d'Espagne,  se 
trouvait  adjoint  le  duc  de  Bourgogne,  qui  siégeait  dans  tous  les 
conseils  depuis  1702,  avec  Ghamillart  et  Desmaretz,  devenus  mi- 
nistres d'état.  Beauvilliers,  dont  l'événement  n'avait  que  trop  jus- 
tifié les  prévisions,  montra,  dans  les  termes  les  plus  patliétiques, 


(i709J  IIU.VllLIATIOKS  DU   GRAND  ROI.  511 

la  France  perdue ,  anéantie ,  si  on  laissait  échapper  l'occasion  de 
traiter.  Le  chancelier  Pontcharlrain  conclut  à  la  paix  à  tout  prix. 
Chaniillart  et  Desmarestz  avouèrent  que,  dans  l'état  des  finances 
et  de  l'armée,  toutes  les  catastrophes  étaient  à  craindre.  Les 
larmes  coulaient  de  tous  les  yeux.  Le  roi  se  résigna  à  démolir  les 
remparts  de  Dunkerque,  à  céder  Lille,  Tournai,  toutes  les  places 
exigées  par  les  Hollandais;  à  subir  l'interprétation  allemande  du 
traité  de  Westphalie*  et  à  rendre  Strasbourg!  Il  se  réduisait  pour 
Philippe  Y  à  Naples ,  sans  la  Sicile.  Le  temps  se  précipitait  :  la 
campagne  allait  s'ouvrir  ;  le  ministre  Torci  offrit  d'aller  en  per- 
sonne porter  ces  offres  aux  alliés.  Il  partit  déguisé,  le  1"  mai, 
au  risque  d'être  enlevé  par  les  partis  ennemis,  et  gagna  La  Haie  : 
le  6  au  soir,  le  pensionnaire  Heinsius  apprit  avec  étonnement 
que  le  ministre  des  affaires  étrangères  de  France  attendait  dans 
son  antichambre.  Ce  môme  Heinsius,  chargé  d'affaires  du  prince 
d'Orange  en  France  après  la  paix  de  Nimègue ,  avait  été  menacé 
de  la  Bastille  par  Louvois  dans  une  discussion  ;  il  s'en  souvint 
trop  :  c'était,  dit- on,  un  patriote  sincère  et  désintéressé,  mais  il 
songea  plus  à  venger  le  passé  qu'à  assurer  l'avenir  de  sa  patrie. 
La  plupart  des  personnages  influents  dans  les  Provinces -Unies 
étaient,  comme  Heinsius,  enivrés  de  ce  prodigieux  retour  de 
fortune  qui  mettait  Louis  le  Grand  à  la  discrétion  de  la  Hollande 
et  ne  s'apercevaient  point  qu'ils  étaient  les  aveugles  instruments 
de  l'Angleterre  et  de  l'Autriche.  Heinsius  ne  craignit  pas  de  pro- 
poser ,  à  la  suggestion  des  Impériaux ,  qu'on  érigeât  la  Franche- 
Comté  en  royaume  pour  dédommager  Philippe  V. 

Louis  essaya  de  regagner  Marlborough  et  lui  fit  offrir  par  Torci 
jusqu'à  4  millions,  s'il  portait  les  alliés  à  réduire  leurs  exigences. 
Il  ne  parut  point  offensé  et  ce  fat  tout  en  protestant  de  son  respect 
cl  même  de  son  attachement  pour  Louis  XIV,  qu'il  fit  sonner  bien 
haut  son  honneur  et  sa  conscience ,  appelant  Dieu  à  témoin  de  sa 
probité  et  de  ses  bonnes  intentions,  avec  un  accent  qui  rappelait 
le  Don  Juan  de  Molière.  Il  n'accepta  pas.  Inquiet  des  intrigues  qui 
ébranlaient  son  crédit  auprès  de  la  reine  Aime,  il  avait  besoin  do 
la  guerre  pour  se  maintenir  et  l'ambition  prédominait  encore 
dans  son  caiir  sur  l'amour  des  richesses.  Torci,  ballotté  de  Hein- 
sius à  Mariboroagh ,  de  Marlborough  au  prince  Eugène,  but  le 


614  LOUIS   XJV.  (1709, 

calice  d'humiliation  jusqu'à  la  lie.  Eugène,  grand  et  noble  esprit, 
n'était  ni  faux  ni  cupide  comme  Marlborough  ;  mais  sa  situation, 
plus  que  la  nature,  l'avait  fait  égoïste  :  ce  prince  demi -français, 
demi-italien,  ce  guerrier  sans  patrie,  ne  voyait  dans  la  guerre 
que  le  développement  de  son  éclatante  personnalité  et  que  la  ter- 
rible expiation  infligée  au  monarque  dont  l'orgueil  avait  dédai- 
gné sa  jeunesse.  Il  était  d'ailleurs  lié  par  les  implacables  instruc- 
tions de  l'empereur.  Louis  XIV,  résigné  à  étendre  encore  ses 
sacrifices,  avait  autorisé  Torci  à  céder  Terre-Neuve  aux  Anglais 
et  à  ne  plus  insister  sur  Naplcs,  c'est-à-dire  à  sacrifier  complète- 
ment Philippe  V.  L'Angleterre  et  la  Hollande  étaient  satisfaites  sur 
le  fond ,  sinon  sur  les  garanties  ;  mais  l'empereur  et  l'Empire  ne 
l'étaient  pas  et  les  alliés  étaient  bien  résolus  à  ne  pas  séparer 
leurs  intérêts.  Le  28  mai,  ils  présentèrent  à  Torci  leur  ultimatum 
sous  forme  d'articles  préliminaires.  Le  Roi  Très-Chrétien  devait 
reconnaître  Charles  III  comme  roi  de  toute  la  monarchie  d'Es- 
imgne  et  faire  en  sorte  que,  sous  deux  mois,  le  duc  c^ Anjou  etl 
restitué  à  Charles  III  la  Sicile  et  quitté  l'Espagne  :  si  le  efuc  d'Anjou 
n'y  consentait  pas  dans  le  délai  fixé,  le  roi  Très -Chrétien  et 
les  alliés  «  prendroient  de  concert  les  mesures  convenables  pour 
assurer  l'entier  eflet  du  traité  !  »  Tout  prince  français  était  exclu 
à  jamais  de  tout  ou  partie  de  la  monarcliie  esiMignole.  Tout  envoi 
de  vaisseaux  de  commerce  français  aux  Indes  espagnoles  était 
absolument  interdit.  Strasbourg  et  Kehl  seraient  remis  à  Tempe- 
reur  et  à  l'Empire  dans  leur  état  actuel,  arec  cent  canons,  les 
munitions,  etc.  Brisach  serait  cédé,  tout  armé,  à  la  maison  d'Au- 
triche. Landau  ne  serait  point  rendu  à  la  France.  Le  Roi  Très- 
Chrétien  garderait  seulement  la  préfecture  des  dix  villes  impériales 
d'Alsace,  comme  l'avait  eue  autrefois  l'Autriche.  Tous  les  forts 
français  du  Rhin  seraient  démolis.  Terre-Neuve  serait  cédée  à 
TAngleterre  ;  Dunkerque  rasée  et  le  port  comblé.  Les  Hollandais 
auraient  pour  barrière  les  places  dont  on  a  parlé  plus  haut,  qu'on 
leur  livrerait  toutes  munies,  et  conserveraient  provisoirement 
garnison  à  Liège,  à  Hui  et  à  Bonn.  Le  Roi  Très-  Chrétien  rendrait 
au  duc  de  Savoie  la  Savoie  et  Nice  et  lui  céderait  Exilles  et  Fénes- 
trelles ,  anciennes  dépendances  du  Dauphiné.  Les  demandes  et 
prétentions  des  ci -devant  électeurs  de  Cologne  et  de  Bavière 


H709)  NÉGOCIATIONS   ROMPUES  513 

seraient  remises  à  la  Dégociation  définitive  de  la  paix.  Plusieurs 
princes  et  cercles  de  l'Empire,  les  ducs  de  Savoie  et  de  Lor- 
raine, etc.,  auraient  en  sus  le  droit  de  faire  telles  demandes  qu'ils 
voudraient  lors  de  cette  négociation.  Les  cessions  et  démolitions 
de  places  convenues  s'effectueraient  inunédiatement,  et  la  sus- 
pension d'armes,  convenue  pour  deux  mois,  continuerait  jus- 
qu'à la  paix  <  en  cas  que  la  monarchie  d'Espagne  eût  été  rendue 
à  Charles  III  dans  le  terme  stipulé»,  c'est-à-dire  que,  si  Phi- 
lippe V,  abandonné  de  son  aïeul,  refusait  de  s'abandonner  lui- 
môme  et  de  quitter  l'Espagne,  Louis,  après  une  trêve  de  deux 
mois,  se  trouverait  désarmé ,  dépouillé  de  ses  meilleures  places 
et  forcé  de  choisir  entre  le  renouvellement  d'une  guerre  impos- 
sible à  soutenir,  ou  le  concours  avec  ses  ennemis  pour  détrôner 
de  vive  force  son  petit -fils. 

Les  alliés  prétendaient  que,  s'ils  se  relâchaient  de  cette  exorbi- 
tante condition,  Louis  XIY  ne  manquerait  pas  de  secourir  indi- 
rectement Philippe  V,  comme  il  avait  secouru  le  Portugal  contre 
l'Espagne  après  le  traité  des  Pyrénées. 

Louis  XIV  refusa,  et  adressa  aux  gouverneurs  des  provinces  de 
France  une  circulaire  destinée  à  instruire  les  peuples  des  condi- 
tions immenses  qu'il  avait  offertes,  des  efforts  qu'il  avait  faits 
pour  obtenir  la  paix  et  des  difficultés  insurmontables  qu'y  avaient 
suscitées  ses  ennemis,  a  Je  suis  persuadé,  dit-il,  que  mes  peuples 
«  s'opposeroient  eux-mêmes  à  recevoir  la  paix  à  des  conditions 
«  également  contraires  à  la  justice  et  à  l'honneur  du  nom  fran- 
<  çois.  »  Le  malheur  ramenait  la  monarchie  à  ces  appels  à  l'opi- 
nion qui  avaient  inauguré  les  victoires  de  Richelieu  et  qui  avaient 
cessé  sous  le  Grand  Roi  (12  juin  1709). 

Les  alliés  publièrent ,  de  leur  côté ,  leur  ultimatiun ,  pour  res- 
serrer leurs  liens  et  s'interdire  de  reculer. 

La  France ,  comme  son  gouvernement,  ne  songea  plus  qu'à  se 
défendre  avec  l'énergie  du  désespoir*. 

1.  Sur  toute  la  négociation,  v.  Mém.  de  Torci,  p.  555-636. 


XIV. 


33 


LIVRE  XCI 


LOUIS  XIV  {FIN} 


Guerre  db  là  succession  d'Espagne,  suite  et  fin.  —  Chamillart  remplacé  par 
Voisin*.  —  Perte  de  Tournai.  Glorieuse  défaite  de  Malplaquet.  Perte  de  Mods.  - 
Conférence  de  Gertruydeuberg.  Les  alliés  veulent  forcer  Louis  XIV  à  détrôoer 
seul  Philippe  V.  —  Perte  de  Douai,  de  Béthuue,  d'Aire  et  de  Saint- Venant  — 
Défkite  de  Philippe  V  à  Saragosse.  Les  alliés  rentrent  à  Madrid.  Vendôme  en 
Espagne.  Victoire  de  Villa-Viciosa.  Les  alliés  refoulés  eu  Catalogne.  »  Perle  de 
Bouchain.  —  Révolution  ministérielle  à  Londres.  Négociation  avec  l'Angleterre- 
Mort  de  l'empereur  Joseph  I*'.  Le  prétendant  d'Espagne  devient  l'empereor 
Charles  VL  Mort  du  dauphin  et  du  duc  de  Bourgogne.  Désolation  de  la  mauon 
royale.  —  Fin  de  Fenelon.  —  L'empereur  et  la  Hollande  se  refusant  à  traiter, 
l'Angleterre  se  retire  de  la  coalition.  —  Perte  du  Quesnoi.  Victoire  de  Vilmb> 
sur  Eugène  à  Dbnain.  Reprise  de  Douai,  du  Quesnoi,  de  Bouchain.  —  Traité 
d'Utrecht  avec  l'Angleterre,  la  Hollande,  la  Savoie,  etc.  Terre-Keave,  la  baie 
dlludson,  TAcadie  et  Saint-Christophe  cédés  aux  Anglais.  Le  port  de  Dunkerque 
comblé.  Fumes,  Ypres,  Tournai,  etc.,  cédés  pour  la  barrière  des  Uollantlais. 
Lille,  Béthune,  Aire,  Saint-Venant,  rendus  à  la  France.  Philippe  V  consene 
l'Espague  et  les  Indes.  Le  duc  de  Savoie  devient  roi  de  Sicile.  —  La  guerre  coatt- 
nue  avec  l'empereur.  Reprise  de  Landau.  Prise  de  Freybourg.  Paix  de  Rastadt 
avec  l'empereur.  La  France  garde  Strasbourg  et  Landau.  L'empereur  garde 
Naples^  Milan  et  la  Belgique.  —  La  Catalogne  continue  seule  à  se  défendre.  Tri^^ 
de  Barcelone.  Fin  de  la  Guerre  de  la  succession.  —  État  des  finances.  S>w- 
queroutes  partielles.  —  Persécutions  religieuses.  Bulle  Unigenitus.  Édits  contre  tes 
protestants.  --  Testament  et  mort  du  Koi. 


1709  -  1715. 


Les  négociations  de  La  Haie  montraient  assez  que  rabaissement 
et  la  mutilation  de  la  France  pouvaient  seuls  satisfaire  les  alliés  : 
la  France  ne  devait  plus  attendre  son  salut  que  de  son  courage  et 
de  son  désespoir.  Mais  il  faut  au  courage  des  instruments  de 
combat,  et  le  gouvernement  de  Louis  XIV  en  était  à  ignorer, 
nous  ne  dirons  pas ,  comment  il  pourrait  reconquérir  ses  places 
perdues .  mais  comment  il  pourrait  nourrir  une  année  :  pour 


11709]  EFFORTS  DE   DESMARETZ.  515 

vivre  en  1708,  il  avait  fallu  dévorer  l'avenir;  pour  vivre  en  1709, 
il  fallait  maintenant  utie  espèce  de  miracle ,  suivant  Texpression  du 
contrôleur-général  lui-môme.  L'Espagne,  qui  nous  avait  causé 
tant  de  maux,  nous  fournit  indirectement  un  secours  inespéré  : 
des  vaisseaux  français,  qui  trafiquaient  aux  Indes  espagnoles, 
débarquèrent ,  au  printemps ,  dans  nos  ports ,  plus  de  trente  mil- 
lions en  matières  d'or  et  d'argent  '.  Desmaretz  demanda  aux 
propriétaires  de  porter  toutes  ces  matières  à  la  monnaie  et  d'en 
prêter  la  moitié  au  roi  contre  des  assignations  sur  les  recettes 
générales  à  dix  pour  cent  d'intérêt.  Ce  fut  une  première  res- 
source pour  ouvrir  la  campagne.  Malheureusement ,  Desmaretz 
n'usa  de  l'abondance  métallique,  un  moment  reparue,  que  pour 
de  nouvelles  opérations  sur  les  monnaies ,  aussi  mauvaises  que 
les  précédentes,  aussi  propres  à  empocher  les  relations  régulières 
de  renaître  et  à  faire  profiter  les  billonneurs  et  les  spéculateurs 
étrangers  de  ce  que  perdait  le  public  français  ^.  Un  impôt  extraor- 
dinaire de  cinq  cent  cinquante-huit  mille  sacs  de  blé ,  en  nature , 
sur  les  provinces,  au  prix  de  trente  à  quarante  livres  le  sac,  fut 
quelque  chose  de  plus  efficace  pour  la  subsistance  de  l'armée  '  : 
on  tâcha  d'atténuer  ce  qu'une  telle  charge,  dans  une  telle  année, 
avait  d'accablant,  en  annonçant  que  cet  impôt  serait  déduit  sur 
les  taxes  des  années  suivantes,  que  la  taille  serait  diminuée  de 
plus  de  huit  millions  en  1710  et  que  les  entrées  et  octrois  subi- 
raient une  forte  réduction.  On  ordonna  la  coupe  générale  des  ba- 
liveaux dans  les  forêts  de  l'État;  on  vendit  une  amnistie  aux 
concussionnaires  qui  avaient  ravagé  le  département  de  la  marine  ; 
on  tira  des  avances  à  tout  prix  des  receveurs,  des  fermiers, 
des  partisans;   bref,  comme  le  dit  Voltaire,  on  continua  de 
ruiner   l'État  pour  le  sauver!   On  parvint   ainsi  à  arracher, 

1.  De  1701  à  1716,  le  commerce  de  TAmérique  espag^nole  a  fait  entrer  en  France 
plus  de  denx  cents  millions  de  numéraire.  V.  Forbonnais,  t.  Il,  p.  193-209. 

2.  £n  avril  et  en  mai  1709,  nouvelle  refonte  ordonnée  :  les  louis  et  les  écus,  un 
peu  augmentés  de  poids ,  sont  portés  à  20  et  à  5  livres  ;  ce  qui  revient  à  40  livres  le 
marc  d'argent.  Pour  attirer  Targent,  Desmaretz  fait  décréter  que,  dans  la  refonte, 
les  hôtels  des  monnaies  recevront  5/6  en  espèces,  1/6  en  billets  de  monnaie,  pour 
être,  le  tout,  ensuite  remboursé  en  nouvelles  espèces.  C'est  un  tour  de  passe  passe 
aui^uel  le  public  ne  se  prend  qu*en  partie,  le  changement  des  valeur  nominales  faisant 
plus  que  compenser  ce  1/6.  Forbonnais,  t.  II,  p.  193. 

3.  La  dépense  des  vivres  militaires  dépassa  45  millions  en  1709  ! 


516  LOUIS  XIV.  [t7W] 

lambeau  par  lambeau ,  les  éléments  d*une  dépense  fixée ,  pour 
Tannée ,  à  deux  cent  vingt  et  un  millions. 

Ce  ne  fut  plus  Ghamillart  qui  disposa  des  fonds  si  péniblement 
rassemblés  par  Desmaretz.  Le  cri  public,  grossi  de  campagne  en 
campagne  contre  ce   ministre,   son  évidente  incapacité,    que 
Louis  XIV  ne  pouvait  plus  se  dissimuler  * ,  n'eussent  pas  suffi  à 
l'abattre ,  s'il  n'avait  eu  l'imprudence  de  se  brouiller  avec  sa  pro- 
tectrice :  quand  madame  de  Haintenon  passa  du  côté  du  public 
contre  Ghamillart,  tout  fut  dit;  le  9  juin,  Louis  XIV  fit  deman- 
der à  Ghamillart  sa  démission  et  transféra  la  charge  de  secrétaire 
d'état  de  la  guerre  à  une  autre  créature  de  madame  de  Maintenon, 
à  Voisin,  ancien  intendant  de  Hainaut,  qui  avait,  comme  jadis 
Ghamillart  lui-même ,  régi  les  affaires  de  Saint-Gyr.  L'économat 
d'un  pensionnat  de  demoiselles  devenait  le  noviciat  des  ministres 
de  la  guerre.  Voisin ,  du  reste,  personnage  rude,  égoïste  et  dur, 
sans  être  un  homme  éminent,  avait  plus  de  tête  et  entendait 
moins  mal  les  affaires  que  son  prédécesseur.  Ghamillart  fût,  si 
l'on  excepte  Pomponne,  le  seul  ministre  destitué  pendant  toute  la 
durée  du  gouvernement  de  Louis  XIV ,  et  ce  fut  pourtant  le  seul 
ministre  que  regretta  le  Grand  Roi,,  qui  s'était  attaché  à  lui  en 
raison  de  sa  médiocrité  même  et  qui  adoucit  sa  disgrâce  par  mille 
marques  d'affection. 

Le  premier  dessein  du  roi  avait  été  d'envoyer  aux  armées  son 
fils,  ses  petits-fils  (les  ducs  de  Bourgogne  et  de  Berri)  et  son 
neveu,  et  de  livrer,  pour  ainsi  dire,  toute  sa  maison  à  la  fortune 
de  cette  campagne.  Il  y  renonça ,  comprenant  sans  doute  que 
les  souvenirs  de  1708  feraient  de  la  présence  des  princes  une 
cause  de  faiblesse  plutôt  que  de  force.  Le  dauphin  n'alla  point  en 
Flandre ,  ni  le  duc  de  Bourgogne  sur  le  Rhin  :  Villars  passa  de 
l'armée  des  Alpes  à  la  grande  armée,  à  l'armée  de  Flandre; 
Berwick  fut  envoyé  aux  Alpes,  et  Harcourt  en  Alsace;  quant  au 
neveu  du  roi,  au  duc  d'Orléans,  qui  était  revenu  à  la  cour  pen- 
dant l'hiver,  un  motif  i)articulier  et  fort  grave  empêcha  de  le 

1.  Berwick  (t.  Il,  p.  4)  raconte  que  le  roi,  au  commencement  de  1708,  loi  dit  ces 
propres  paroles  :  **  Ghamillart  croit  en  savoir  plus,  beaucoup  plus  qu'aucun  général  ; 
mais  il  n*y  entend  rien  du  tout.  »  Et  cependant  Louis  conserva  Ghamillart  durant 
toute  la  campagne. 


15079]  INTRIGUE   D'ORLEANS.  517 

renvoyer  en  Espagne.  De  1707  à  1708,  voyant  les  alliés  déci- 
dés à  ne  pas  transiger  avec  Philippe  Y  et  Louis  XIV  disposé  à 
sacrifier  Philippe  pour  avoir  la  paix,  le  duc  d'Orléans  avait  eu  la 
singulière  pensée  de  se  substituer  à  Philippe  Y  sur  le  trône  d'Es- 
pagne et  de  se  faire  accepter  des  Anglais  et  des  Hollandais  comme 
un  moyen  terme  entre  Philippe  Y  et  Charles  III ,  ainsi  qu'avait 
été  autrefois  accepté  le  prince  de  Bavière.  Il  y  avait  eu  des  pour- 
parlers secrets  avec  des  grands  d'Espagne  et  avec  le  général  an- 
glais Stanhope.  L'intrigue  avait  transpiré.  Orléans  affirmait 
n*avoir  songé  à  se  préparer  des  chances  que  pour  le  cas  où  Phi- 
lippe Y  serait  contraint  de  renoncer  à  l'Espagne  ;  mais  la  prin- 
cesse des  Ursins ,  ennemie  personnelle  d'Orléans,  avait  persuadé 
à  Philippe  Y  qu'Orléans  voulait  le  détrôner  et  inspiré  à  ce  jeune 
monarque  contre  son  parent  un  ressentiment  qui  devait  avoir  un 
jour  des  suites  également  fâcheuses  pour  l'Espagne  et  pour  la 
France.  Louis  XIY  étoufTa  l'affaire,  ne  voulant  pas  d'un  procès  de 
haute  trahison  contre  son  neveu  et  son  gendre,  mais  ne  donna 
plus  de  commandement  à  Orléans  ^ 

Un  maréchal  assez  obscur ,  Besons ,  fut  expédié  à  la  place  du 
duc  d'Orléans  en  Espagne ,  où  il  ne  se  passa  rien  de  très-considé- 
rable cette  année.  L'attention  de  l'Europe,  comme  en  1708,  se 
portait  principalement  sur  la  Flandre  ;  mais  ce  n'était  pas  seule- 
ment de  ce  côté  que  la  France  était  menacée.  La  France  devait 
être  entamée  à  la  fois  par  le  nord  et  par  l'est.  Pendant  que  la 
grande  armée  alliée  pénétrerait  en  Ailois,  l'armée  du  Rhin  et 
l'armée  des  Alpes  devaient  pénétrer,  celle-ci  en  Bresse  par  la  Sa- 
voie ,  celle-là  en  Franche-Comté  par  l'Alsace ,  et  combiner  leurs 
opérations. 

Par  bonheur ,  les  alliés ,  qui  s'étaient  préparés  à  mettre  en 
mouvement,  dès  le  printemps,  des  masses  formidables  du  côté 
de  la  Flandre,  ne  furent  pas  prêts  d'aussi  bonne  heure  vers  l'est 
et  le  sud-est.  Les  contingents  des  princes  et  des  cercles  allemands 
ne  se  rassemblèrent  sur  le  Rhin  qu'avec  leur  lenteur  accoutumée, 
et  le  duc  de  Savoie  ne  se  pressa  pas  de  faire  entrer  ses  troupes  en 
ligne  :  l'empereur  mettait  beaucoup  de  mauvaise  grâce  à  s'ac- 

1.  (JEwreê  de  Louis  XIV,  t.  VI,  p.  202.  —  Saint-Simoa,  t.  VII,  p.  290.  —  Mém, 
de  Noaillet,  p.  217. 


5J8  LOUIS   XIV.  [17091 

quitter  envers  lui;  après  lui  avoir  fait  attendre  le  Montferrat  plus 
d'un  an ,  il  lui  détenait  encore  Vigevano ,  place  du  Tésin  qui  dé- 
pendait de  la  Lomelline,  cédée  au  Piémont  par  le  traité  de  1703. 
Berwick ,  chef  de  Tarmée  française  des  Alpes ,  qui  n'avait,  à  l'en- 
trée de  la  saison,  ni  argent  ni  vivres  à  donner  à  ses  soldats ,  eut 
ainsi  le  temps  de  se  créer  quelques  ressources  en  ramassant  des 
grains  avec  le  concours  des  intendants  et  en  mettant  la  main  sur 
les  caisses  des  receveurs ,  sans  attendre  les  ordonnances  du  con- 
trôleur-général. Il  put  aussi  préparer  à  loisir  un  très-bon  système 
de  défense  pour  toute  la  ligne  des  Alpes  :  sa  ligne  défensive  se 
courbait  comme  un  grand  arc  d'Anlibes  à  Genève,  avec  le  centre 
en  avant  et  les  extrémités  en  arrière;  le  pivot  était  un  camp  re- 
tranché sous  Briançon.  Les  principaux  cols  débouchant  sur  cette 
ligne  étaient  fortifiés ,  et  des  corps  mobiles  étaient  distribués  de 
manière  à  soutenir  les  postes  sur  lesquels  l'ennemi  porterait  ses 
efforts.  Berwick  avait  laissé  en  dehors  de  la  ligne  défensive  les 
passes  du  Petit-Saint-Bernard  et  du  mont  Cenis,  et,  quand  les 
ennemis,  beaucoup  plus  nombreux,  s'ébranlèrent  au  commence- 
ment de  juillet,  il  ne  les  empêcha  point  de  descendre  en  Savoie; 
mais  il  les  attendit  dans  une  excellente  position,  déployé  derrière 
les  rivières  d'Arc  et  d'Isère  depuis  Valoire  jusqu'à  Montmélian ,  et 
maître  de  couvrir,  suivant  le  besoin ,  Lyon ,  Grenoble  ou  Brian- 
çon. Les  Austro-Piémontais  poussèrent  leur  cavalerie  vers  le 
Rhône  ;  mais  Berwick  était  en  mesure  de  leur  en  interdire  le 
passage,  lorsque  les  nouvelles  qu'ils  reçurent  d'Alsace  les  déci- 
dèrent à  renoncer  à  leur  entreprise  :  sentant  l'impossibilité  de  se 
maintenir  en  Savoie  pendant  l'hiver,  ils  rentrèrent  en  Piémont 
dès  la  fin  de  septembre  * . 

Les  Allemands  n'avaient  pris  l'offensive  en  Alsace  qu  au  mois 
d'août.  Le  maréchal  d'Harcourt,  avec  vingt  et  quelques  mille 
hommes ,  s'était  couvert  des  lignes  de  la  Lauter  :  l'électeur  de 
Hanovre,  qui  avait  passé  le  Rhin  à  Philipsbourg  avec  des  forces 
supérieures,  n'attaqua  point  Harcourt  et  tenta  de  l'amuser,  pen- 
dant que  huit  à  neuf  mille  Allemands ,  demeurés  en  Souabe  avec 
le  général  Merci ,  se  portaient  rapidement  sur  Neubourg,  entre 

1.  Mim.  de  Berwick,  t.  II,  p.  61-72. 


11709)  ARMÉES  DES   ALPES  ET  D'ALSACE.  519 

Huningue  et  Brisach,  en  violant  le  territoire  deBâJe,  du  consente- 
ment tacite  des  Suisses,  se  saisissaient  de  ce  poste  et  y  établissaient 
une  tête  de  pont  pour  entrer  dans  la  Haute-Alsace.  Hanovre  devait 
repasser  le  Rhin  et  suivre  Merci  avec  toute  son  armée  ;  mais  il 
n'en  eut  pas  le  temps.  Harcourt  expédia  en  toute  hâte  le  lieute- 
nant-général Dubourg,  qui  tira  cinq  ou  six  mille  hommes  des 
garnisons  d'Alsace  et  qui  alla  droit  à  Neubourg.  Merci,  au  lieu  de 
garder  sa  tète  de  pont  et  d'attendre  des  renforts,  accepta  le  com- 
bat en  plaine  et  fut  complètement  battu  (26  août].  Presque  tout 
son  corps  fut  tué,  pris  ou  jeté  dans  le  Rhin.  L'électeur  de  Hanovre 
repassa  le  fleuve  et  se  retira  derrière  les  lignes  d'Etlingen. 

La  dangereuse  attaque  de  flanc ,  qui  avait  dû  seconder  la  prin- 
cipale attaque  de  front  contre  la  France,  était  donc  repoussée, 
bien  qu'une  diversion  espérée  par  Louis  XIV  en  Italie  eût  échoué, 
de  1708  à  1709,  le  pape  ayant  été  forcé,  après  quelque  résistance, 
de  subir  les  exigences  de  l'empereur,  et  les  autres  princes  italiens 
n'ayant  osé  éclater  contre  l'Autriche  ' . 

Quelque  important  que  fût  l'avantage  obtenu  dans  l'est,  il  ne 
décidait  rien  :  les  grands  coups  se  portaient  dans  le  nord. 

YlUars,  malgré  ses  habitudes  de  confiance  et  d'audace,  avait 
été  effrayé  de  l'état  de  l'armée ,  en  arrivant  sur  la  frontière  à 
l'entrée  du  printemps.  Les  corps  étaient  assez  complets  :  la  mi- 

1.  Qaind,  t.  VI,  p.  219-235.  ïi  y  avait  ea  Europe  denx  puissances  qui  n*abaiidon- 
uaieot  jamais  leurs  prétentions,  si  surannées  qu'elles  fussent  :  c'étaient  le  pape  et 
Vempereur.  L'empereur,  le  soi-disant  César,  depuis  que  les  Franco-Espagnols  avaient 
été  obligés  d'évacuer  Tltalie,  prétendait  faire  revivre,  dans  toute  sa  rigueur,  la 
vieille  domination  impériale  sur  les  états  italiens,  qu'il  traitait  en  vassaux  et  en 
tributaires.  Au  printemps  de  1708,  il  avait  revendiqué  la  suzeraineté  sur  Parme, 
envahi  le  Ferrarais  et  réclamé  Oomacchio  pour  son  vassal  le  duc  de  Modène.  Le 
pape  menaça  de  se  défendre  par  les  armes  spirituelles  et  temporelles.  L'empereur 
brava  les  unes  et  les  autres,  saisit  les  biens  ecclésiastiques  à  Milan  et  à  Naples,  et 
fit  ravager  cruellement  TËtat  de  l'Église  par  ses  troupes.  Un  projet  de  ligue  avait 
été  formé  entre  les  états  italiens,  la  France  et  TEspagne  ;  mais  cela  se  passa  en 
paroles  :  le  duc  de  Savoie  n'en  était  pas  encore  à  se  séparer  de  l'empereur  :  des 
autres  états  de  la  Péninsule,  Gènes  seule  arma;  le  reste  avait  perdu  tout  ressort, 
toute  énergie,  et  Louis  XIV,  faute  de  confiance*  en  eux  et  aussi  faute  de  ressources, 
ne  fit  pas  tout  ce  qui  eût  été  possible  pour  les  entraîner.  Le  pape,  abandonné,  ca- 
pitula, laissa  Comacchio  provisoirement  entre  les  mains  de  Fempereur  et,  ce  qui 
était  le  principal  but  de  celui-ci,  reconnut  Charles  III,  d'abord  comme  roi'  catholiqtu 
en  Eipagne,  puis,  sans  plus  d'équivoque,  comme  roi  dTEspagru^  sans  prétendre,  dit-il, 
faire  tort  à  Philippe  V,  ni  conférer  un  droit  nouveau  à  Charles  UL  Janvier-octobre 
1709). 


5î0  LOUIS  XIV.  [1709. 

8ère,  qui  dépeuplait  les  campagnes,  peuplait  Tannée  ;  le  campa- 
gnard et  l'artisan  affamés  venaient  chercher  sous  les  drapeaux 
im  morceau  de  pain ,  qu'ils  n'y  trouvaient  même  pas  !  car,  si  les 
hommes  ne  manquaient  point ,  tout  le  reste  manquait  ;  point 
d'habits,  point  de  provisions,  point  d'armes  !  On  voyait  des  sol- 
dats vendre  jusqu'à  leur  fusil  pour  ne  pas  mourir  de  faim.  Villars 
s'efforça  de  rassembler  des  ressources,  en  même  temps  qu'il  rele- 
vait de  son  mieux  le  moral  du  soldat  :  il  avait  dans  l'armée ,  non 
pas  comme  Vendôme,  la  mauvaise  popularité,  celle  qui  se  fonde 
sur  la  tolérance  du  désordre,  mais  la  bonne,  qui  se  gagne  par  les 
soins  paternels  et  par  une  bienveillante,  mais  ferme  justice.  Quand 
il  parcourait  les  rangs,  engageant  les  soldats  à  prendre  patience, 
ces  pauvres  gens,  qui,  souvent,  n'avaient  eu  que  demi-ration  et, 
encore ,  sur  le  soir,  pliaient  les  épaules  et  le  regardaient  d'un  air 
de  résignation  :  a  M.  le  Maréchal  a  raison ,  disaient-ils ,  il  faut 
«  souffrir  quelquefois^  !  »  C'est  une  merveille,  dit  Villars  dans 
une  de  ses  lettres,  que  la  vertu  et  la  fermeté  du  soldat. 

La  patience  touchante  de  cette  brave  et  malheureuse  armée  ne 
suffisait  pas  pour  lui  donner  les  moyens  d'agir  :  impossible  d'en- 
treprendre des  sièges  ou  de  grandes  manœuvres,  quand ,  durant 
toute  la  campagne,  on  n'eut  presque  jamais  de  pain  vingt-quatre 
heures  à  l'avance.  Villars  ne  put  que  se  poster  de  manière  à  dé- 
fendre l'entrée  de  l'Artois,  entre  Béthune  et  Douai,  en  s'abrilant 
derrière  des  levées  de  terres ,  des  marais  et  le  canal  de  Douai  à 
Lille.  Les  ennemis,  bien  emmagasinés,  bien  outillés,  libres  de 
leurs  mouvements,  débouchèrent  par  Lille  en  masses  énormes: 
le  dessein  d'Eugène  et  de  Marlborough  était  de  battre  l'année 
française,  inférieure  en  forces,  puis  d'enlever  les  places  de  la  Haute- 
Lis,  de  prendre  Boulogne,  avec  l'aide  de  la  flotte  anglo-batave,  et 
de  descendre  de  là  sur  la  Somme,  Quand  les  ennemis  eurent 
reconnu  la  forte  position  de  Villars,  entre  Pont-à-Vendin  et  Cam- 
brai, les  députés  des  États-Cjénéraux  s'opposèrent  absolument  à 
l'attaque  :  Eugène  et  Marlborough ,  obligés  de  changer  leurs 
plans,  se  rejetèrent  sur  Tournai  (fin  juin  ).  La  ville  et  la  citadelle 
furent  assiégées  à  la  fois.  Villars  ne  put  ni  secourir  directement 

1.  Mém.  de  VUUrs^  p.  175-179. 


J 


[n09J  PERTE   DE  TOURNAI.  5îl 

Tournai ,  ni  rien  tenter  d'assez  considérable  pour  détourner  les 
ennemis  de  leur  siège.  Tournai,  bien  fortifié,  avait  une  garnison 
de  plus  de  six  mille  hommes,  qui  eût  suffi  si  les  habitants  l'eussent 
secondée  ;  mais  les  Toumaîsiens,  chose  singulière  pour  de  vieux 
Français  comme  eux,  se  montrèrent  beaucoup  moins  affectionnés 
à  la  France  que  les  Lillois.  Le  gouverneur  rendit  la  ville  dès  le 
29  juillet,  et  se  retira  dans  la  citadelle  avec  quatre  mille  cinq 
cents  hommes  :  c'était  une  excellente  place  qui  pouvait  tenir  fort 
longtemps  ;  mais  le  manque  de  vivres  obligea  de  capituler  le 
3  septembre*. 

Le  jour  même  de  la  capitulation,  un  corps  ennemi  marcha 
pour  investir  Mons  :  le  gros  de  l'armée  prit  la  môme  route  le 
lendemain.  Villars,  qui  s'était  porté  entre  la  Scarpe  et  l'Escaut, 
couvrant  Douai,  Condé  et  Valenciennes ,  s'efforça  de  devancer 
rennemi,  lança  une  avant-garde  vers  les  lignes  de  la  Trouille, 
qui  défendaient  Mons  du  côté  du  sud ,  et  suivit  de  près  avec  un 
corps  de  cavalerie.  L'avanl-garde  française  arriva  sur  la  Trouille, 
en  même  temps  que  l'avant-garde  ennemie  passait  laHaisne  à 
Obourg,  au-dessus  de  Mons.  Malheureusement  Villars  crut  que 
toute  l'armée  des  alliés  était  déjà  en  deçà  de  la  Haisne  :  le  gros 
de  l'infanterie  française  était  à  quelques  lieues  en  arrière  ;  Villars 
ne  se  jugea  point  en  état  de  défendre  les  lignes  de  la  Trouille  et 
se  replia  sur  Quiévrain  (6  septembre).  Celte  erreur  permit  aux 
alliés  de  franchir  la  Trouille  après  la  Haisne,  le  7  septembre,  et  de 
se  placer  entre  Mons  et  les  Français.  Dans  la  nuit  du  8  au  9, 
Villars,  avec  toutes  ses  forces  réunies,  gagna  la  trouée  de  Mal- 
plaquet,  qui  débouche  entre  deux  bois  dans  la  plaine  de  Mons. 
Les  ennemis  étaient  en  face ,  à  Aulnoit.  Le  9  et  le  10  se  passèrent 
à  s'observer  et  à  se  canonner.  Villars  voulait  se  faire  attaquer  et 
non  point  attaquer  lui-môme  en  plaine,  avec  de  nouvelles  levées 
mal  équipées ,  mal  montées ,  affaiblies  par  les  privations,  une 
armée  parfaitement  organisée  et  supérieure  de  trente  mille  hom- 


1.  On  dit  qae  le  commandant  de  la  citadelle,  qni  était  précisément  Tingénienr  qni 
l'avait  construite,  blessé  •qu*on  l'eût  subordonné  an  gonvemeur  de  la  ville,  moins 
capable  et  plus  nouveau  que  lui,  mit  dans  la  défense  un  mauvais  vouloir  qui  alla 
jusqu'à  la  trahison  :  après  la  reddition  de  la  citadelle,  le  vieux  commandant  passa 
au  service  des  ennemis. 


52Î  LOUIS  XIV.  [17091 

mes.  Les  ennemis,  quand  ils  furent  au  complet,  eurent  cent 
soixante-deux  bataillons  et  trois  cents  escadrons  tous  très-forts, 
contre  cent  vingt  bataillons  et  deux  cent  soixante  escadrons  mé- 
diocres, c'est-à-dire  environ  cent  vingt  mille  hommes  contre 
quatre-vingt-dix  mille,  et  cent  vingt  canons  contre  quatre-vingts  : 
on  n'avait  pas  encore  vu  de  telles  masses  en  présence.  Malgré  les 
appréhensions  exprimées  par  les  députés  des  États^Généraux , 
Eugène  et  Marlborough  prirent  l'offensive  le  il  au  matin. 

Yillars  les  attendait  dans  une  forte  position.  Ses  deux  ailes, 
composées  d'infanterie,  occupaient,  à  droite,  le  bois  de  Lasnière, 
à  gauche,  le  bois  de  Sars  :  des  abatis  d'arbres  et  des  levées  de 
terre  protégeaient  les  ailes  et  se  prolongeaient  devant  le  centre, 
petite  plaine  en  pente  vers  laquelle  montaient  deux  ravins  et  que 
fermait,  du  côté  opposé,  la  petite  rivière  d'Honneau  :  les  deux 
ailes  se  recourbaient,  comme  les  pointes  d'un  croissant,  sur  ce 
centre,  que  garnissait  le  reste  de  l'infanterie  ;  en  arrière  se  dé- 
ployait toute  la  cavalerie  sur  le  plateau,  c  C'était  tout  ensemble, 
dit  le  panégyriste  du  prince  Eugène,  une  espèce  de  gueule  infer- 
nale, un  gouffre  de  feu,  de  soufre  et  de  salpêtre,  d'où  il  ne  sem- 
blait pas  qu'on  pût  approcher  sans  périr.  »  Villars,  voyant  l'ennemi 
en  mouvement,  prit  le  conmiandement  de  l'aile  gauche  et  donna 
la  droite  au  vieux  BouCQers,  qui,  bien  que  son  ancien  dans  te 
maréchalat,  était  venu  cordialement  se  mettre  à  sa  disposition 
pour  l'aider  et  le  suppléer  en  cas  de  malheur,  inspiration  digne 
du  patriotisme  et  du  désintéressement  de  ce  loyal  guerrier  '.  Les 
soldats  méritaient  d'avoir  de  tels  chefs  :  on  venait  de  leur  distri- 
buer le  pain  dont  ils  manquaient  depuis  la  veille;  ils  en  jetèrent 
une  partie  pour  courir  plus  légèrement  au  combat^.  Les  deux 

1.  Boufflera  Tenait  de  rendre  à  TÊtat  un  autre  service.  H  avait  apaisé,  plus  par 
douceur  que  par  force,  une  émeute  suscitée  à  Paris  par  Texcès  de  la  misère.  Le 
gouvememeut  faisait  distribuer  quelques  secours;  on  avait  ouvert,  le  6  ao&t,  des 
ateliers  publics,  qu'on  employait  à  niveler  une  butte  proche  la  porte  Saint- Denis; 
on  ne  payait  les  ouvriers  de  ces  ateliers  qu^avec  un  morceau  de  pain,  qu'on  ne  leur 
donnait  pas  fort  régulièrement  :  nu  jour,  comme  le  pain  ne  venait  pas,  ils  se  soule- 
vèrent, pillèrent  les  boulangeries,  et  attaquèrent  l'hôtel  du  lieutenant  de  police  :  on 
fit  marcher  contre  eux  la  maison  du  roi,  et  cela  eût  pu  avoir  de  grandes  suites,  si 
Boufflers  n'eût  été  à  pied  haranguer  avec  l'éloquence  du  ccour  cette  foule  désespérée. 
—  Le  même  jour,  le  carrosse  de  madame  de  Maintenon  avait  été  insulté  dans  le  fau- 
bourg Saint  Antome.  V.  Dangeau,  t.  III,  p.  110. 

2.  VolUire,  Sikch  de  Louis  XIV,  chap.  XXI;  d'après  le  témoignage  de  YilUrs. 


{1709]  BATAILLE   DE  MALPLAQUET.  523 

* 

ailes  furent  assaillies  à  la  fois,  la  gauche,  par  les  Anglais  de  Mari* 
borougb,  qu'Eugène  seconda  en  personne,  la  droite,  par  les  Hol-  , 
landais  du  comte  de  Tilli  et  du  prince  Frison  de  Nassau.  Un  triple 
étage  de  retranchements,  hérissés  de  canons,  couvrait  la  droite 
française;  les  Hollandais  enlevèrent  les  deux  premières  lignes, 
mais  ils  furent  arrêtés  à  la  troisième,  foudroyés  par  une  grêle  de 
mitraille,  puis  rejetés  à  la  baïonnette  au  delà  du  point  de  d^épart; 
cinq  de  leurs  lieutenants  généraux  restèrent  sur  la  place.  Le  prince 
de  Nassau,  qui  espérait  conquérir  le  stathoudérat  par  une  action 
d'éclat',  ramena  ses  bataillons  à  la  charge  et  vint  planter  lui- 
même  le  drapeau  batave  sur  les  retranchements  français;  il  ne 
réussit  qu'à  faire  exterminer  autour  de  lui  ses  meilleures  troupes 
et  fut  forcé  de  reculer  de  nouveau  en  abandonnant  une  partie  de 
ses  drapeaux  et  de  ses  canons. 

C'était  pour  avoir  outre-passé  ses  ordres,  que  le  prince  de  Nassau 
avait  attiré  ce  terrible  échec  sur  les  alliés.  Eugène  et  Marlborough 
n'avaient  voulu  engager  de  ce  côté  qu'une  fusillade,  tandis  qu'ils 
dirigeaient  eux-mêmes  L'attaque  à  fond  contre  le  bois  de  Sars. 
Les  Anglais  furent  d'abord  repoussés  par  la  gauche  française, 
comme  les  Hollandais  par  la  droite;  mais  le  poste  français  n'était 
pas  là  si  fort  qu'à  droite  :  les  Anglais  parvinrent  à  le  tourner  en 
passant  un  marais  qu'on  avait  jugé  à  tort  impraticable,  contrai- 
gnirent nos  bataillons  d'abandonner  le  bois  et  débouchèrent  à 
leur  suite  dans  la  plaine.  Villars  avait  mandé  en  toute  hâte  une 
partie  de  l'infanterie  du  centre  :  il  lança  trente  bataillons  à  la 
baïonnette  et  chargeait  à  leur  tête,  quand  une  balle  lui  fracassa  ^ 
genou.  On  l'emporta,  évanoui,  hors  du  champ  de  bataille.  Les 
troupes  lancées  n'en  refoulèrent  pas  moins  l'ennemi  dans  le  bois 
et  maintinrent  le  terrain  qu'elles  avaient  reconquis;  mais  il  n'y 
eut  plus  là  personne  pour  veiller  à  l'ensemble  de  la  bataille  et 
remettre  en  défense  le  centre  dégarni ,  comme  Villars  n'eût  pas 
manqué  de  le  faire.  Eugène  et  Marlborough,  avertis  de  l'affai- 
blissement de  notre  centre,  y  jetèrent  des  masses  d'infanterie, 
forcèrent  les  lignes  et  y  firent  pénétrer  leurs  escadrons  sous  la 
protection  du  feu  de  l'infanterie.  Boufflers  accourut  de  la  droite 

1.  Heinsias  favorisait,  dit-on,  cette  prétention.  Le  prince  de  Nassau  se  noya,  [ir.r 
accident,  en  1711. 


524  LOUIS  XIV.  [1709J 

• 

au  centre  et  se  mit  à  la  tête  de  la  cavalerie  française,  qui  avait 
cruellement  souffert  du  canon  sur  le  plateau  où  elle  était  rangée 
à  découvert,  mais  qui  n*en  chargea  pas  moins  avec  une  vigueur 
irrésistible;  elle  rompit  à  cinq  ou  six  reprises  les  escadrons  d'Eu- 
gène; mais  ceux-ci  se  rallièrent  toujours  à  l'abri  de  leur  infante- 
rie. Si,  en  ce  moment,  la  droite  française  fût  sortie  de  son  poste 
pour  prendre  en  flanc  les  corps  ennemis  qui  avaient  percé  notre 
centre,  la  bataille  eût  été  probablement  gagnée  encore.  Boufflers 
n'en  donna  pas  Tordre  et  le  général  qu'il  avait  laissé  à  l'aile  droite 
n'osa  prendre  sur  lui  d'agir.  Les  ennemis,  cependant,  grossis- 
saient toujours  au  centre  et  les  communications  entre  les  deux 
ailes  finirent  par  être  totalement  rompues.  Il  n'y  eut  plus  qu'à 
opérer  la  retraite.  Les  deux  moitiés  de  l'armée  la  firent  chacune 
de  leur  côté,  dans  le  plus  bel  ordre,  tournant  tête  de  temps  à 
autre  et  tenant  l'ennemi  à  distance  par  des  charges  de  cavalerie 
et  par  un  feu  violent  d'artillerie.  Elles  repassèrent  THonneau  sur 
deux  points  et  se  rejoignirent  le  lendemain  entre  Valenciennes  et 
le  Quesnoi,  où  Boufflers  assit  le  camp.  Jamais  vaincus  n'av-aicnt 
montré  une  plus  fière  contenance  et  jamais  vainqueurs  n'avaient 
acheté  plus  cher  la  possession  d'un  champ  de  bataille.  Les  alliés 
avouèrent,  dans  leurs  relations,  plus  de  vingt  mille  hommes  tués 
ou  hors  de  combat,  dont  onze  mille  Hollandais,  et  il  est  probable 
que  leur  perte  s'élevait  en  réalité  beaucoup  plus  haut  encore  !  Les 
relations  françaises  avouèrent  huit  mille  morts  ou  blessés;  le 
commandant  de  l'artillerie,  Saint-Hilaire,  dit  quatorze  mille.  Ce 
fut  la  plus  grande  et  la  plus  sanglante  bataille  de  toutes  les  guerres 
de  Louis  XIV '. 

C'était  là  une  étrange  victoire  ;  mais  ce  fut  pourtant  une  vic- 
toire, puisque  les  alliés  atteignirent  leur  but,  qu'ils  assiégèrent 
Mons  avec  leur  armée  mutilée  et  que  l'armée  française  n'essaya 

1.  Mém.  de  Villars,  p.  176-187.  —  Lamberti,  t.  V,  p.  361-375.  —  Saint-Hilaire, 
t.  IV,  p.  197-218.  Quinci,  t.  VI,  p.  14S-  207.  —  Saint-Simon,  t.  VII,  p.  870  :  U  est 
rempli  d*errenrs  sur  tout  ce  qui  précède  la  bataille.  —  Général  Pelct,  t.  IX,  p.  7-115, 
287-405.  —  Dumont,  Batailles  et  Yictoirea  do  prince  Engène  de  Savoie,  Les  étrangers 
étaient  tellement  habitués  à  copier  la  France  dans  tout  ce  qui  tient  aux  arts  comme 
aux  lettres^  que  l'artiste  hollandais  qui  a  dessiné  les  planches  de  Dumont  a  dérobé 
en  grande  partie  ses  figures  à  Van-der-Meulen,  le  peintre  des  victoires  de  Louis  XIV. 
De  même  en  musique.  Un  des  chants  nationaux  de  l'Angleterre  est  un  air  fait  par 
Lulli  pour  Louis  XIV. 


:i709)  %  PERTE  DE  MONS.  S^ 

point  de  s*y  opposer,  quoique  Yillars,  de  son  lit  de  douleur,  con- 
seillât de  c  remarcber  à  l'ennemi  ».  On  parvint  seulement  à  jeter 
quelques  bataillons  dans  Mons,  qui  n'avait  qu'une  très-faible  gar- 
nison espagnole  et  qui,  après  une  résistance  assez  vive,  mais  trop 
peu  prolongée,  se  rendit  dès  le  21  octobre.  Les  Hollandais  en 
prirent  possession,  comme  de  toutes  les  autres  places  qui  tom- 
baient au  pouvoir  des  alliés  dans  les  Pays-Bas.  Ce  fut  une  conso- 
lation du  massacre  de  leur  armée. 

Après  la  cbute  de  Mons,  les  armées  prirent  leurs  quartiers 
d'hiver.  L'énergie  des  troupes  françaises  était  relevée;  mais,  si 
l'ennemi  n'avait  pu  pénétrer  dans  l'intérieur  du  royaume,  il  avait 
ajouté  à  ses  conquêtes  deux  grandes  places  frontières  qui  forti- 
fiaient sa  base  d'opérations  pour  la  campagne  prochaine,  et,  cette 
campagne,  comment  la  France  pourrait-elle  la  soutenir?  Il  était 
déjà  incompréhensible  qu'on  eût  fait  celle  qui  venait  de  finir.  On 
devait  s'attendre  que  l'Ëtat ,  a  cette  vieille  machine  délabrée 
qui  va  encore  de  l'ancien  branle  qu'on  lui  a  donné  »,  achevât 
de  se  briser  au  premier  choc  *  » . 

Louis,  bien  qu'il  dût  s'attendre  à  voir  l'arrogance  des  alliés 
grandir  encore  avec  leurs  nouveaux  succès,  se  résigna  à  sollicite]* 
pour  la  troisième  fois  cette  paix  qu'on  lui  avait  si  durement  refu- 
sée. Le  28  octobre,  l'Angleterre  venait,  par  un  traité  spécial,  de 
garantir  à  la  Hollande,  pour  sa  fameuse  barrière,  presque  toutes 
les  places  fortes  des  Pays-Bas  espagnols  et  français,  y  compris 
Fumes,  Ypres,  Condé,  Valenciennes  et  Maubeuge,  encore  à  con- 
quérir sur  la  France.  Le  cabinet  de  Versailles  avait  entretenu 
quelques  correspondances  en  Hollande  depuis  la  rupture  des 
conférences  de  La  Haie.  Le  roi  fit  savoir  qu'il  acceptait  les  trop 
fameux  préliminaires  dressés  par  le  pensionnaire  Heinsius  et 
souscrits  par  les  alliés,  pourvu  que  l'on  convint  c  de  quelques 
tempéraments  »  sur  les  articles  iv  et  xxxvu,  c'est-à-dire  sur  le 
concert  à  établir  pour  obliger  Philippe  V  à  évacuer  les  états  espa- 
gnols et  sur  la  trêve  de  deux  mois,  qui,  suivant  les  préliminaires, 
ne  continuerait  pas  si  l'évacuation  n'était  opérée  au  bout  des  deux 
mois.  Louis  ne  put  obtenir  qu'on  ouvrit  des  conférences  publiques 

1.  Mémoiv  9ur  la  situation  d$  ta  Frana  (fin  1709);  ap.  QEuvm  de  Féneloii,  t.  V, 
p.  140. 


626  LOUIS  XIV.  '  [1710] 

et  générales  à  La  Haie.  Les  États-Généraux  accordèrent  seule- 
ment des  conférences  particulières  et  censées  secrètes  avec  leurs 
agents  dans  la  forteresse  de  Gertruydenberg ,  au  fond  du  M oér- 
dyck.  Louis  chargea  ses  envoyés  de  déclarer  que,  si  Philippe  Y 
ne  se  contentait  d'un  <  médiocre  partage  »  (il  eût  accepté  pour 
lui  la  Navarre,  à  la  dernière  extrémité),  non -seulement  il  lui 
retirerait  toute  assistance,  mais  il  punirait  quiconque  lui  porterait 
secours,  et  qu'il  romprait  avec  lui,  si  Philippe  recevait  des  Fran- 
çais à  son  service.  Louis  offrait  de  remettre  en  gage  aux  Hollan- 
dais quatre  places  à  son  choix.  L'abandon  de  Philippe  Y  était  un 
fait  accompli ,  car  toutes  les  troupes  françaises  avaient  été  rap- 
pelées d'Espagne  en  hiver,  malgré  les  plaintes  du  cabinet  de 
Madrid  ;  l'ambassadeur  Amelot  de  Goumai,  qui,  depuis  quelques 
années ,  partageait  avec  la  princesse  des  Ursins  la  direction  du 
gouvernement  espagnol  et  tempérait  les  inconvénients  de  cette 
capricieuse  domination  féminine,  avait  demandé  son  rappel,  pour 
ne  point  assister  à  la  ruine  imminente  du  prince  qu'il  avait  aidé 
de  ses  conseils  *.  Défense  fut  faite  à  tous  sujets  français,  par  dé- 
claration du  roi,  d'aller  servir  en  Espagne.  Les  plénipotentiaires 
du  roi,  le  maréchal  d'Huxelles  et  l'abbé  de  Polignac,  arrivèrent 
au  Moerdyck  le  9  mars  1710.  On  les  isola  le  plus  possible,  afin  de 
leur  interdire  les  avis,  les  communications  avec  les  particuliers, 
le  contact  avec  le  peuple,  qui  leur  eût  peut-être  fait  bon  accueil 
par  désir  de  la  paix  ;  on  leur  imposa  un  demi-incognito  ridicule 
et  humiliant,  pour  éviter  de  leur  rendre  les  honneurs  dus  à  leur 
rang.  Leur  correspondance  est  bien  triste  à  lire.  Les  représen- 
tants du  plus  fier  des  rois  et  de  la  première  des  nations  semblent 
reconnaissants  quand  on  ne  manque  pas  envers  eux  aux  plus 
vulgaires  égards  !  Quelle  expiation  de  notre  superbe  ! 

Les  Hollandais  demandèrent  impérieusement ,  comme  explica- 
tion des  articles  iv  et  xxxvn,  que  le  roi  unit  ses  forces  à  celles  des 
alliés  pour  expulser  d'Espagne  son  petit-fils  :  une  sorte  de  pudeur 
avait  empêché  d'exprimer  formellement  cette  exigence  en  1709. 

1.  Les  belles  lettres  dans  lesquelles  Philippe  V  proteste  auprès  de  son  aïeul  contn 
tout  démembrement  de  la  monarchie  d'Espagne,  et  se  déclare  prêt  à  mourir  plutôt 
que  d'abandonner  son  peuple,  sont  l'ouvrage  d' Amelot  :  Philippe  n'eût  pas  été  ca- 
pable de  les  écrire  (1706-1708-1709).—  J/em.  de  Nouilles,  p.  196-20(>-212.  —  Mém.  de 
Louville,  t.  II,  p.  165. 


(1710]  CONFÉRENCES   DE   GERTRU YDENBERG.  527 

Et  encore,  les  Hollandais,  ceci  posé,  réservèrent-ils  les  demandes 
ultérieures  que  chacun  des  alliés  pourrait  former.  Ils  laissèrent 
entendre  qu'il  s'agissait,  pour  eux,  de  Yalenciennes,  de  Douai ,  de 
Cassel,  et  d'une  indemnité  pour  les  frais  des  sièges  de  Mons  et  de 
Tournai  :  ils  ne  s'expliquèrent  point  quant  à  leurs  alliés  ;  on  de- 
vait demander  l'Alsace  pour  le  duc  de  Lorraine,  les  Trois-Évôchés 
pour  l'Empire ,  etc.  C'était  dans  ces  demandes  ultérieures  qu'était 
tout  le  mystère ,  comme  l'avoua  depuis  le  plénipotentiaire  hollan- 
dais Buys,  le  confident  de  Heinsius*.  Le  mystère,  c'est  qu'on  ne 
voulait  point  de  paix.  Les  envoyés  français  n'acceptant  pas  ces 
étranges  prétentions ,  on  leur  fit  savoir  que  la  continuation  des 
pourparlers  était  superflue  :  ils  restèrent  cependant,  sous  prétexte 
que  la  signification  de  congé  n'avait  point  un  caractère  officiel. 

Louis  fit  un  douloureux  effort  :  il  offrit  aux  alliés  un  subside 
d'un  million  par  mois  contre  son  petit-fils,  s'ils  offraient  à  Philippe 
la  Sicile  et  la  Sardaigne  pour  partage  et  que  Philippe  refusât; 
bien  entendu,  moyennant  que  la  paix  fût  assurée  à  la  France  après 
l'expiration  des  deux  mois  fixés  à  Philippe  pour  accepter.  Louis 
consentait  à  céder  l'Alsace  et  Yalenciennes,  pourvu  qu'on  renonçât 
au  reste  des  demandes  ultérieures  et  que  ses  alliés  de  Bavière  et 
de  Cologne  fussent  rétablis  dans  leui*s  domaines  et  dans  leurs 
dignités.  Par  un  contraste  bien  caractéristique,  tandis  qu'il  se 
résignait  à  sacrifier  son  petit-fils  et  à  mutiler  son  royaume,  il 
repoussait  toute  concession  qui  eût  atteint  le  despotisme  politique 
et  religieux  :  il  refusait  d'accorder  aux  protestants  français  natu- 
ralisés en  Hollande  la  liberté  de  venir  commercer  en  France 
comme  sujets  hollandais. 

La  campagne  cependant  avait  recommencé  et  le  début  des  opé- 
rations était  favorable  aux  alliés.  On  ne  tint  aucun  compte  des 
énormes  concessions  du  roi.  Heinsius  poussa  les  États-Généraux, 
non  plus  seulement  à  maintenir  les  préliminaires  dans  toute  leur 
rigueur,  mais  à  exiger  que  Louis  se  chargeât  seul  de  chasser 
d'Espagne  son  petit-fils  dans  les  deux  mois.  Si  le  roi  de  France 
n'a  pas,  sous  deux  mois,  remis  la  monarchie  espagnole  tout  entière 
aux  mains  des  alliés  la  guerre  sera  reprise  contre  la  France.  Tout 

1.  Mémoiru  ucreU  de  lord  Bolingbroke,  p.  40. 


628  LOUIS  XiV.  il7io: 

au  plus  les  alliés,  voudront-ils  bien  permettre  à  leurs  armées  de  G> 
talogne  et  de  Portugal  d*aider  les  Français  à  expulser  Philippe  Y. 
Il  était  inutile  de  débattre  plus  longtemps  ces  monstruosités  : 
après  avoir  dévoré  quatre  mois  et  demi  d'humiliations,  les  pléni- 
potentiaires français  repartirent  le  25  juillet  *. 

La  saison  des  combats  s'était  rouverte  dans  les  conditions  les 
plus  déplorables  pour  la  France.  En  vain  le  contrôleur-général 
avait-il  trouvé,  pour  rendre  des  ressources  au  trésor',  l'heureuse 
idée  de  faire  régir  gratuitement  les  affaires  extraordinaires  par  les 
receveurs-généraux,  au  lieu  de  les  affermer  aux  traitants  avec  des 
remises  de  vingt-cinq  pour  cent  (novembre  1709).  I^a  caisse  des 
receveurs-généraux^  qui  remplaça  la  caisse  des  emprunts,  tombée 
par  défaut  de  paiement,  semblait  devoir  être  d'un  grand  secours 
à  l'État.  Mais  ce  secours  n'était  point  immédiat  :  pour  qu'on  pût 
attirer  l'argent  dans  les  caisses  publiques  de  préférence  aux  cof- 
fres des  traitants,  il  fallait  d'abord  que  l'argent  fût  remis  en  mou- 
vement, et  l'espèce  de  réaction  qui  se  produit  toujours  dans  la 
consommation,  et  par  conséquent  dans  les  impôts  indirects,  après 
une  année  de  disette,  ne  pouvait  guère  se  faire  sentir  avant  la 
récolte  de  1710.  En  attendant,  on  ne  marchait  plus  qu'à  coups 
d'extorsions. 

c  Le  fonds  de  toutes  les  villes  est  épuisé,  écrivait  Fénelon;  l'on 
en  a  pris  pour  le  roi  les  revenus  de  dix  ans  d'avance,  et  on  na 
point  de  honte  de  leur  demander,  avec  menaces,  d'autres  avances 
nouvelles,  qui  vont  au  double  de  celles  qui  sont  déjà  faites.  Tous 
les  hôpitaux  sont  accablés...  Les  intendants  enlèvent  jusqu'aux 
dépôts  publics  :  on  ne  peut  plus  faire  le  service  qu'en  escroquai 
de  tous  côtés  ;  il  paraît  une  banqueroute  universelle  de  la  nation. 
Nonobstant  la  violence  et  la  fraude,  on  est  souvent  contraint  d'a- 
bandonner certains  travaux  très-nécessaires,  dès  qu'il  faut  une 

1.  Mém.  de  Torci,  p.  635-660.  —  ÀcUs  de  la  paix  dÙtrecht,  in.l2,  t.  I,  p.  83-U2 
—  Vit  du  cardiruil  de  PoUgnac. 

2.  Une  des  ressources  bursales  imagiaées  apporta  une  modification  importante  à  la 
condition  de  la  magistrature  :  les  offices  de  justice  n'étaient  héréditaires  que  mojeu- 
nant  la  concession  que  le  roi  en  renouvelait  tous  les  neuf  ans,  au  prix  d'un  droit 
annuel  et  en  forçant  de  temps  à  autre  lés  titulaires  à  acheter  des  augmentations  de 
gages.  Le  roi  supprima  le  droit  annuel  et  promit  de  ne  plus  imposer  l'achat  d  enp 
mentations  de  gages,  à  condition  que  les  titulaires  paieraient  une  somme  éjg^ale  s 
«eize  fois  le  droit  annuel.  Anciennes  Loisfrançaiees^  t.  XX,  p.  543. 


117101  DÉTRESSE  DE   L'ÉTAT.  629 

avance  de  deux  cents  pistoles.  Les  Français  prisonniers  en  Hol- 
lande y  meurent  de  faim,  faute  de  paiement  de  la  part  du 
roi...  Les  blessés  manquent  de  bouillon,  de  linge  et  de  médica- 
ments. Le  pain  est  presque  tout  d*avoine.  Le  prêt  manque  aux 
soldats  :  les  officiers  subalternes  souffrent  à  proportion  encore 
plus  ' .  » 

Pour  comble  de  malheur,  Yillars,  très-souffrant  des  suites  de 
sa  blessure ,  ne  fut  point  en  état  de  rejoindre  Tarmée  de  bonne 
heure  :  il  avait  demandé  Benvick  pour  auxiliaire  ;  on  eût  dû  en- 
voyer Berwick  au  plus  tôt  à  sa  place;  on  n'en  fit  rien  et  on  laissa 
provisoirement  le  commandement  de  la  frontière  à  un  général 
médiocre,  au  maréchal  de  Montesquieu.  On  n'avait  point  de  four- 
rages, ce  qui  devait  retarder  le  rassemblement  de  l'armée  jusque 
vers  la  mi-mai,  et  l'on  se  figurait  que  les  alliés,  de  leur  côté ,  ne 
marcheraient  pas  avant  juin.  Us  marchèrent  dès  la  mi-avril. 
Eugène  et  Marlborough  rassemblèrent  rapidement  soixante  mille 
hommes  et  tombèrent  sur  ces  lignes  de  l'Artois  qu'ils  n'avaient 
osé  attaquer  lorsque  Villars  était  derrière.  Montesquieu,  surpris, 
avec  huit  ou  neuf  mille  hommes,  près  du  canal  de  Douai  à  Lille, 
n'eut  pas  le  temps  de  réunir  ses  forces  et  se  retira  sur  Cambrai. 
Les  ennemis  franchirent  les  lignes  et  investirent  Douai  (22- 
25  avril.)  L'armée  française  ne  fut  en  état  de  s'approcher  de  la 
ville  assiégée  qu'au  bout  d'un  mois.  Sur  la  fm  de  mai,  Villars  et 
Berwick  débouchèrent  par  Cambrai  et  vinrent  présenter  la  bataille 
*  aux  alliés  dans  les  plaines  entre  Arras  et  Douai.  Ils  pouvaient 
avoir  quatre-vingt-dix  mille  hommes  :  les  ennemis,  qui  avaient  fait 
des  efforts  prodigieux ,  en  avaient  au  moins  cent  trente  mille  ; 
mais  il  leur  fallait  garder  le  canal  de  Douai  à  Lille  contre  les 
partis  français  et  leurs  lignes  de  siège  contre  la  garnison  de  Douai 
forte  de  sept  à  huit  mille  hommes  et  très-bien  commandée.  Ils 
n'acceptèrent  pas  la  bataille  en  plaine  et  restèrent  derrière  les 
retranchements  qu'ils  avaient  élevés  de  Vitri  sur  la  Scarpe  jusqu'à 
Hennin-Liétard ,  près  du  canal  de  Lille.  Il  était  impossible  de  les 
y  forcer.  Villars  se  retira  sous  Arras  et  Bervvick  le  quitta  pour 
aller  se  mettre  à  la  tète  de  l'armée  des  Alpes.  Le  gouverneur  de 

1.  Fénelon,  t.  V,  p.  141.  Les  ui^aricrs  prenaient  80  p.   100  d'escompte  sur  les 
btUeU  de  aubiistaiice  délivréa  aux  officiers  au  lieu  d'argcut  l  Villars,  p.  193. 

XIV.  -ii 


530  LOUIS  XIV.  117101 

Douai,  n*espérant  plus  de  secours,  capitula  le  25  juin  avecles 
honneurs  de  la  guerre. 

Yillars  s'était  placé  de  manière  à  couvrir  à  la  fois  Arras  et  les 
places  qui  nous  restaient  sur  TEscaut.  Les  ennemis,  se  retour- 
nèrent contre  Béthune  (14-15  juillet.)  Béthune,  petite  place  mé- 
diocrement fortifiée,  fut  Irès-bravement  défendue  et  ne  se  rendit 
que  le  29  août.  Pour  pouvoir  pénétrer  plus  avant  en  France ,  il 
fallait  passer  sur  le  corps  à  Yillars,  qui  était  venu  s'établir  entre 
les  sources  de  la  Scarpe  et  de  la  Canche,  protégeant  Arras  et  Hesdin 
et  prêt  à  devancer  les  ennemis  à  Boulogne.  Eugène  voulait  atta- 
quer :  les  Hollandais,  qui  se  souvenaient  de  Malplaquet,  refusèrent. 
Au  lieu  de  pousser  devant  eux,  les  ennemis  assiégèrent  à  la  fois  Âlre 
et  Saint-Venant  sur  leurs  derrières  (6  septembre).  Saint-Venant, 
mauvaise  petite  place  de  terre ,  n'avait  guère  de  défense  que  la 
faculté  de  s'entourer  d'inondations:  la  sécheresse  lui  en  retira  en 
partie  les  moyens  ;  elle  se  défendit  néanmoins  jusqu'au  30  sep- 
tembre. Aire,  qui  avait  été  fort  en  renom  autrefois,  était  beaucoup 
plus  grande  et  mieux  munie  :  les  pluies  d'octobre  lui  facilitèrent 
les  inondations  qui  avaient  manqué  à  Saint-Venant;  elle  résista 
avec  une  extrême  énergie  ;  elle  finit  toutefois  par  être  obligée  de 
capituler  le  9  novembre.  L'ennemi  occupa  ainsi  tout  le  cours  de 
la  Lis  * . 

Les  troupes  françaises  avaient  partout  fait  leur  devoir  :  la  cam- 
pagne n'en  était  pas  moins  malheureuse,  puisque  les  ennemis 
avaient  arraché  encore  un  lambeau  de  la  frontière.  La  France  se  ' 
défendait  pied  à  pied  ;  mais  sa  chute  ne  semblait  pluç  être  pour 
ses  adversaires  qu'une  question  de  temps  et  de  persévérance. 

Gomme  en  1709,  cependant,  les  alliés  avaient  échoué  dans  leurs 
attaques  contre  le  sud-est.  Vers  le  Rhin,  on  s'était  contenté  de 
s'observer  :  vers  les  Alpes  et  la  Méditerranée,  au  contraire,  les 
alliés  avaient  arrêté  un  plan  assez  redoutable.  Le  comte  de  Thaun, 
avec  le  gros  de  l'armée  austro-piémontaise,  descendit  par  le  col 
de  l'Argenticre  dans  la  vallée  de  Barcelonette  (21  juillet).  Son 
projet  était  de  pousser  sur  Gap  et  de  donner  la  main  aux  nou- 
veaux convertis  dauphinois,  qui  devaient  prendre  les  armes  et  se 

1.  VUlars,  p.  188-197. 


[1710]  PERTES  EN   FLANDRE.    LANGUEDOC.  531 

rassembler  à  Die;  le  Yivarais,  où  il  y  avait  eu  quelques  mouve- 
ments en  1709,  devait  se  soulever  de  son  côté,  réveiller  les  Cé- 
vennes,  et  les  montagnards  devaient  descendre  dans  la  plaine  de 
Languedoc  pour  se  joindre  à  des  troupes  étrangères  débarquées 
à  Cette.  Alors,  le  Languedoc  et  le  Dauphiné  insurgés  uniraient 
leurs  armes,  et  l'armée  de  Berwick  serait  coupée  d'avec  la  Basse^ 
Provence.  Tout  cela  avorta.  Berwick-  arrêta  court  le  comte  de 
Thaun,  quoique  supérieur  en  forces,  et  empêcha  le  mouvement 
dauphinois  d'éclater.  Le  Languedoc  n'eut  pas  le  temps  de  remuer. 
Deux  mille  Anglais ,  commandés  par  le  réfugié  Saissan,  avaient 
été  débarqués  par  une  escadre  anglaise  à  Cette,  s'étaient  emparés 
de  ce  port,  puis  d'Agde,  à  peu  près  sans  résistance,  et  menaçaient 
Béziers.  Le  duc  de  Noaillcs,  commandant  du  Roussillon,  reçut 

'  cette  nouvelle  au  Boulou ,  sur  rextréme  frontière  d'Espagne,  le 
25  juillet  au  soir;  il  fit  tourner  tête  à  ses  troupes  vers  le  Langue- 
doc avec  une  telle  célérité,  que,  le  29,  il  rentra  dans  Âgde,  évacuée 
par  les  ennemis,  et  que,  le  30  au  matin,  il  reprit  d'assaut  la  fpr- 

•  teresse  et  le  port  de  Cette.  Les  Anglais  se  rembarquèrent  précipi- 
tamment. Avant  l'arrivée  de  Noaillcs,  ils  avaient  déjà  été  repoussés 
à  coups  de  fusil  par  les  habitants,  dans  un  essai  de  descente  à 
Frontignan.  Le  comte  de  Thaun  repassa  les  Alpes  dès  le  milieu 
d'août*. 

Les  événements  d'Espagne  troublèrent  bientôt  la  consolation 
apportée  par  ce  succès.  Le  départ  des  auxiliaires  français  avait 
cependant  d'abord  exalté  les  Espagnols  au  lieu  de  les  décourager. 
Quand  les  Français  étaient  chez  eux,  ils  leur  laissaient  volontiers 
soutenir  le  poids  de  la  guerre;  abandonnés  à  eux-mêmes,  ils  dé- 
pIoyèi*ent  la  force  de  résistance  qui  les  caractérise;  les  corps  de 
métiers,  les  villes,  le  clergé,  la  noblesse,  se  dépouillèrent  à  l'envi 
pour  mettre  leur  roi  en  état  de  se  défendre.  On  leva  des  régiments 
réguliers  et  des  guérillas.  On  rappela  de  Flandre  ce  qui  y  restait 
de  troupes  espagnoles  ou  wallonnes,  et  l'on  parvint  à  maintenir 
sur  pied,  'sans  les  Français,  comme  on  avait  fait  avec  les  Français, 
deux  corps  d'armée,  l'un  sur  la  frontière  de  Portugal,  l'autre  à 
l'entrée  de  là  Catalogne.  Philippe  V  alla  commander  en  personne 

1.  Mim.  de  Berwick,  t.  Il,  p.  93-110.  —  Mém,  de  Noailles,  p.  225. 


532  LOUIS  XIV.  117J0) 

l'armée  de  Catalogne  (mi-mai).  Le  dévouement  des  Castillans  ne 
pouvait  suppléer  à  l'art  de  la  guerre.  Ils  étaient  mal  commandés 
et  ils  avaient  affaire  au  plus  habile  des  généraux  allemands,  à 
Stahremberg.  Après  deux  mois  d'opérations  sur  la  Sëgre  et  ses 
affluents,  les  Castillans  essuyèrent  à  Almenara  un  échec  qui  rou- 
vrit l'Aragon  aux  ennemis  (27  juillet).  Charles  m  et  Stahremberg 
marchèrent  siir  Saragosse.  Philippe  V  les  y  devança.  Les  Castil- 
lans, qui  avaient  beaucoup  souffert,  n'avaient  plus  qu'environ 
dix-sept  raille  hommes  contre  vingt-trois  ou  vingt-quatre  mille. 
Le  manque  de  vivres  et  de  ressources  les  décida  à  tout  risquer. 
Les  deux  compétiteurs  se  retirèrent  à  distance,  tandis  qu'on  s'égor- 
geait pour  eux  ;  Philippe  Y,  du  moins,  avait  la  fièvre  pour  excuse 
et  son  courage  n'était  pas  suspect.  Les  Espagnols,  malgré  la  vail- 
lance de  leur  cavalerie  et  des  bataillons  wallons,  furent  battus  et 
rejetés  vers  la  Navarre  (20  août).  L'Aragon  retomba  presque  en- 
tier dans  les  mains  des  vainqueurs.  Les  vaincus  s'étaient  retirés 
par  Tudela  sur  Aranda  de  Duero;  Stahremberg  voulait  les  pour- 
suivre partout,  achever  de  les  accabler  et  rendre  impossible  à  Phi- 
lippe V  de  se  refaire  une  armée.  Heureusement  pour  l'Espagne, 
ce  plan  ne  fut  pas  exécuté.  Le  commandant  des  auxiliaires  an- 
glais, lord  Stanbope,  était  plus  maître  dans  l'armée  que  le  général 
en  chef;  il  déclara  que  la  reine,  sa  maltresse,  entendait  qu'on  rame- 
nât Charles  III  à  Madrid  ;  il  l'emporta  dans  le  conseil  de  guerre,  et 
les  alliés  se  dirigèrent  sur  Madrid,  où  était  retourné  Philippe  V. 
A  leur  approche,  Philippe  sortit  de  cette  capitale,  suivi,  comme 
en  1706,  non-seulement  de  tous  les  ofQciers  publics,  mais  de 
l'élite  de  la  population;  ceux  qui  restèrent  n'étaient  pas  mieux 
disposés  pour  V archiduc;  on  assomma  les  quelques  individus  qui 
applaudirent  Charles  III  à  son  entrée  (28  septembre).  Philippe  V 
s'était  retiré  à  Valladolid  et  s'était  remis  en  communication  avec 
sa  petite  armée  battue,  mais  non  détruite. 

Dès  que  Louis  XIY  avait  appris  le  désastre  de  Saragosse,  il  avait 
renouvelé  ses  efforts  auprès  de  son  petit-fils  pour  le  conjurer 
d'abdiquer  et  de  se  sacrifier  à  la  paix  européenne.  Philippe,  in- 
spiré par  sa  femme  et  soutenu  par  sa  propre  ténacité,  sa  seule 
qualité  politique,  refusa  de  nouveau  toute  transaction  qui  ne  lui 
laisserait  pas  l'Espagne  et  les  Indes.  Les  grands  d'Espagne  écrivi- 


[1710]  OU  EU  RE   D*ESPAGNE.  533 

rent  au  roi  de  France  une  lettre  collective,  où  ils  protestaient  de 
s'immoler  pour  leur  prince  et  suppliaient  Louis  de  rendre  son 
appui  à  leur  patrie  (18  septembre).  Louis  se  résigna  à  unir  de 
nouveau  sa  fortune  à  celle  de  son  petit-fils.  Quelque  temps  avant 
la  bataille  de  Saragosse,  il  avait  accordé  aux  prières  de  Philippe 
un  général,  à  défaut  d'une  armée;  c'était  Vendôme,  resté  en  dis- 
grâce depuis  la  malheureuse  campagne  de  1708.  Vendôme  passa 
les  Pyrénées  peu  de  jours  après  la  défaite  de  Philippe  V  et  joignit 
ce  prince  à  Valladolid,  au  moment  où  les  ennemis  reprenaient 
possession  de  Madrid.  Quelques  troupes  françaises  commencèrent 
à  rentrer  après  Im'  en  Espagne.  L'élan  populaire,  dans  toutes  les 
provinces  castillanes,  ne  fut  pas  moins  énergique  qu'en  1706. 
Philippe  V  et  Vendôme  furent  bientôt  en  état  de  remettre  leurs 
troupes  en  mouvement  :  ils  s'avancèrent  de  la  Vieille-Castille  dans 
le  Léon  et  du  Duero  sur  le  Tage,  pour  se  placer  entre  Charles  ni 
et  les  Portugais,  qui  voulaient  se  joindre  au  prétendant  et  que  la 
seconde  armée  espagnole,  celle  d'Estremadure,  arrêtait  sur  la 
Guadiana.  Les  guérillas  recommençaient  de  toutes  parts  à  tour- 
menter, à  harasser  les  ennemis,  qui  n'étaient  maîtres  que  du 
terrain  qu'ils  avaient  sous  les  pieds  et  qui  durent  reconnaître, 
pour  la  seconde  fois,  que  tenir  Madrid,  c'est  ne  rien  tenir  :  la  vie 
multiple  et  diffuse  de  l'Espagne  n'est  nullement  dans  cette  capi- 
tale artificielle.  Le  1 1  novembre,  Charles  III,  fort  affaibli ,  aban- 
donna Madrid  et  se  replia  sur  Tolède,  d'où  il  repartit  pour  Barce- 
lone avec  une  lescorte,  laissant  son  armée  s'en  tirer  comme  elle 
pourrait. 

Stahremberg  conunença  sa  retraite  le  22  novembre  :  son  ar- 
rière-garde incendia,' en  partant,  l'Alcazar  de  Tolède,  magni- 
fique ouvrage  de  Charles-Quint.  L'armée  espagnole ,  altérée  de 
vengeance,  poursuivit  l'ennemi.  La  difficulté  des  vivres  avait  obligé 
Stahremberg  à  partager  son  armée  en  plusieurs  corps  :  St'uihope, 
qui  formait  l'arrière-garde  avec  quatre  à  cinq  mille  Anglais,  perdit 
ving^-quatre  heures  à  Brihuega,  pour  assurer  le  salut  de  ses  ba- 
gages et  de  son  butin  ;  il  fut  surpris  et  cerné  dans  cette  petite 
ville,  la  nuit  du  8  au  9  décembre,  parla  cavalerie,  puis  par 
toute  l'armée  de  Philippe  V  et  de  Vendôme.  Après  tout  un  jour 
de  combat,  la  ville  fut  forcée  et  le  corps  anglais  tout  entier  se 


^i  LOUIS  XIV.  11710) 

rendit  prisonnier.  Le  lendemain  matin,  Stahremberg,  qui  accou- 
rait au  secoui*s,  se  trouva  en  présence  des  Castillans,  à  Villa- 
Yiciosa,  à  deux  lieues  de  Brihuega.  Quoique  très-inférieur,  il 
soutint  vigoureusement  le  choc  :  son  infanterie  culbuta  même  les 
bataillons  de  nouvelle  levée  qui  formaient  le  centre  espagnol,  et 
Vendôme  crut  la  bataille  perdue  et  donna  Tordre  de  la  retraite  ; 
mais,  pendant  ce  temps,  la  cavalerie  espagnole  avait  battu  les 
escadrons  des  ennemis ,  pris  en  queue  et  enfoncé  en  partie  leur 
infanterie  :  la  nuit  empêcha  le  centre  espagnol  de  revenir  à  la 
charge,  et  Stahremberg  put  reprendre  sa  retraite  vers  TAragon. 
Son  armée  acheva  de  se  fondre  en  route  :  il  n'essaya  pas  de  se 
maintenir  en  Aragon;  la  population,  quoique  peu  sympathique  à 
Philippe  V,  n'avait  pas  contre  lui  l'énergique  et  opiniâtre  hostilité 
des  Catalans.  Stahremberg  rentra  en  Catalogne  au  commence- 
ment de  janvier  1711,  avec  cinq  ou  six  mille  soldats,  tristes  débris 
des  vainqueurs  de  Saragosse. 

Philippe  V  reprit  possession  de  TAragon,  pendant  que  le  gou- 
verneur de  Roussillon,  Noailles,  renforcé  par  dix-huit  mille  sol- 
dats arrivés  de  France,  opérait  une  diversion  dans  le  nord  de  la 
Catalogne,  assiégeait  et  prenait  Girone  (15  décembre  1710— 
31  janvier  1711).  Toute  la  ligne  des  Pyrénées,  d'une  part,  et,  de 
l'autre,  toute  la  ligne  de  l'Èbre,  étaient  nettoyées  d'ennemis.  Le 
prétendant  était  réduit  au  centre  maritime  de  la  Catalogne  *. 

L'abattement  des  esprits  était  tel  en  France,  que  bien  des  gens 
virent  avec  plus  d'inquiétude  que  de  joie  c6  retour  de  fortune, 
qui  semblait  un  nouvel  obstacle  à  la  paix.  On  s'était  cru  débarrassé 
de  l'Espagne!  L'état  du  pays  excusait  presque  cet  étrange  senti- 
ment. La  récolte  n'avait  pas  encore  été  bonne  :  bien  que  les  im- 
pôts indirects  eussent  rendu  un  peu  plus  que  Fan  passé  ^,  Des- 
maretz  jugeait  impossible  de  vivre  en  1711  sans  recourir  à  des 
expédients  plus  extraordinaires,  plus  écrasants,  qu'il  n'avait  encore 
fait.  Cette  dim$  royale,  par  laquelle  Vauban  voulait  remplacer 
presque  tous  les  impôts,  Dcsmaretz  la  fit  décréter  par-dessus  tous 

1.  Noailles,  p.  217.  ^  Berwick,  t.  II,  p.  105-514.  —  Saiiit-Hilaire,  t.  IV,  p.  268. 
-  I.Ainberti,  t.  VI,  p.  162-174.  —  Quinci,  t.  YI,  p.  406  467.  Il  est  peu  exact. 

2.  Les  cinq  grosses  feniies,  qa*oii  mettait  en  régie  fieiute  de  trouver  à  les  affermer, 
rendirent,  en  1710,  40  millions  au  lieu  de  31  en  1709. 


[1710]  BATAILLE   DE   VI  LL  A-V  ÏCIOSA.  535 

les  autres  impôts;  en  sorte  que  les  citoyens  non  privilégiés,  après 
avoir  déjà  supporté  des  contributions  directes  et  indirectes  fort 
au  delà  de  leurs  facultés,  furent  encore  astreints  à  payer,  en 
commun  avec  les  privilégiés,  le  dixième  de  leur  revenu  brut 
(7  octobre  1710).  On  promit  que  la  dime  serait  supprimée  à  la 
paix.  Il  fallait  bien  compter  sur  la  patience  ou  sur  le  patriotisme 
des  populations,  et  sur  l'évidence  de  ce  fait  qu'on  avait  tout  tenté 
en  vain  pour  obtenir  la  paix.  Les  étrangers  furent  étonnés  et 
effrayés  de  voir  que  la  dîme  se  payait  sans  murmures  et  sans 
séditions  :  ils  se  demandèrent  si  la  France,  qu'on  leur  représen- 
tait toujours  expirante,  était  inépuisable  et  indestructible. 

La  dîme  ne  rendit  pourtant  pas  tout  ce  qu'on  espérait  :  on  fut 
loin  de  percevoir  le  dixième  effectif  du  revenu;  l'épuisement  du 
peuple,  les  menées  des  puissants  et  des  riches,  qui  surent  bien 
empêcher  l'établissement  d'une  véritable  égalité  proportionnelle^ 
enQn,les  malversations  des  percepteurs,  Qrent  qu'on  n'en  tira 
pas  plus  de  vingt-quatre  millions  * . 

Le  gouvernement  ne  payait  plus  ni  ses  créanciers  ni  ses  offi- 
ciers; tout  au  plus  aux  rentiers  quelques  quartiers  çàetlà,  un 
trimestre  sur  trois  ou  quatre.  Desmarell;  tâcha  de  débrouiller  ce 
chaos  par  un  ordre  quelconque,  si  arbitraire  qu'il  fût.  Il  remit  à 
cinq  pour^:ent  toutes  les  rentes  créées  à  quelque  intérêt  que  ce 
fût;  mais,  du  moins,  en  les  réduisant  ainsi,  il  recommença  de  les 
payer  :  en  même  temps,  il  ordonna  la  conversion  en  rentes  cinq 
pour  cent  des  assignations  pour  anticipations,  des  dettes  de  la 
caisse  des  emprunts,  des  billets  de  subsistances  (fournitures),  du 
reste  des  billets  de  monnaie  et  généralement  de  tous  les  papiers 
circulants;  c'est-à-dire  que  toutes  les  créances  sur  l'État,  dont  le 
capital  était  exigible,  furent  converties  en  simples  titres  de  rente 
(octobre  1710).  C'était  une  ruine  pour  les  gens  d'affaires  et  les 
commerçants,  qui  comptaient  sur  des  capitaux  et  non  sur  des 
rentes  K  Le  capital  rendu  disponible  par  ces  mesures  ne  suffisant 


1.  Saint-HHaire,  t.  IV,  p.  206. — Forbonnais,  t.  U,  p.  213.»  Le  clergé  se  racheta 
de  la  dime  moyennant  8  minions  ane  fois  payés  t  FAlsace,  moyennant  2  millions. 

2.  Le  discrédit  des  billets  de  monnaie  arait  dijk  entraîné  Sarouel  Bernard,  le  pins 
riche  banquier  de  VEurope,  à  faire,  au  commencement  de  1707,  une  banqueroute 
énorme.  Il  arait  pour  20  millions  de  ces  billets  et  derait  presque  autant  à  Lyon,  que 


536  LOUIS  XIV.  [!710-i7!lJ 

pas  pour  les  besoins  de  171 1 ,  et  personne  ne  voulant  plus  désor- 
mais rien  avancer  sur  assignations,  Desmaretz  fut  contraint  d'en- 
gager à  la  caisse  des  receveurs  généraux  ce  qui  restait  disponible 
sur  la  taille,  la  capitation  et  la  dlme  de  1711.  A  ce  prix,  au  com- 
mencement de  1711,  il  obligea  les  receveurs  généraux  à  payer 
comptant  les  preraiefs  mois  de  Tannée  et  à  donner  des  billets 
pour  les  autres  mois,  ce  qui  dispensa,  au  moins  en  partie,  des 
escomptes  usuraires  qu'exigeaient  les  banquiers  et  les  fourais- 
seurs.  Des  édits  bursaux,  parmi  lesquels  on  remarque  des  em- 
prunts forcés  et  une  taxe  sur  les  usuriers  ou  agioteurs  qui  avaient 
trafiqué  sur  les  billets  du  roi,  complétèrent  les  ressources  de  171 1 . 
Par  des  combinaisons  désastreuses  pour  une  foule  d'intérêts,  mais 
habilement  calculées  quant  au  but  immédiat,  Desmaretz  arriva 
ainsi  à  assurer  l'existence  de  l'armée  et  sa  disponibilité  dès  le 
mois  de  mars  1711. 

C'était  là  un  progrès  sur  1710,  si  chèrement  acheté  qu'il  fût. 
Mais,  avant  que  les  opérations  militaires  eussent  été  reprises,  des 
incidents  de  la  plus  haute  importance  avaient  transporté  la  ques- 
tion sur  un  autre  terrain^  et  Louis  et  ses  ministres  avaient  tourné 
leur  attention  ailleurs  que  sur  les  champs  de  bataille.  C'était 
l'Angleterre  qui  attirait  leurs  regards  et  leurs  espérances.  Une 
révolution  de  cabinet,  qui  tendait  à  changer  toute  la  politique  de 
l'Europe ,  avait  commencé  par  une  révolution  de  ruelle.  C'était 
par  sa  femme  que  Marlborough  gouvernait  la  reine  d'Angleterre, 
et  lady  Marlborough  venait  d'être  renversée  par  les  intrigues 
d'une  favorite  subalterne,  de  sa  créature  révoltée,  mistress  Mas- 
ham,  ou  plutôt  par  ses  hauteurs  et  ses  caprices,  qui  avaient  à  la 
fin  usé  la  patiente  débonnaireté  de  la  reine  Anne  :  il  semblait, 
dans  leurs  rapports,  que  Sarah  Jennings  fût  la  reine  et  Anne 
Stuart  la  suivante.  Les  tories  profitèrent  habilement  de  cette  dis- 
grâce pour  réveiller  le  vieux  penchant  que  la  reine  avait  eu  pour 
eux.  Sunderland,  gendre  de  Marlborough,  fut  dépouillé  de  sa 
secrétairerie  d'état  ;  puis  le  grand  trésorier  Godolfin,  le  bras  droit 
du  grand  capitaine,  tomba  à  son  tour  (19  août  1710).  La  banque, 
la  compagnie  des  Indes,  les  principales  corporations,  réclamèrent 

sa  chute  bouleversa.  Desmaretz  Taida  fort  à  se  relever  et  Ton  prétend  qu*il  gagna 
beaucoup  à  sa  banqueroute.  Y,  Saint-Simoui  t.  VU,  p.  108. 


liTlOrnill        CHANGEMENTS  EN   ANGLETERRE.  637 

auprès  de  la  reine  contre  le  changement  du  ministère  :  chose 
surprenante  au  premier  abord,  le  parti  de  Targent  et  du  crédit 
était  pour  la  guerre;  le  money* d-interest  (intérêt  financier)  était 
wlîig  ;  le  landedHnterest  (  intérêt  foncier)  était  tory.  Outre  les  enga- 
gements de  partis,  on  doit  faire  observer  qu'en  Angleterre,  comme 
en  France,  quoique  à  un  moindre  degré,  les  capitalistes  s'enri- 
chissaient de  la  détresse  publique  :  la  finance  n*est  pas  le  com- 
merce ;  le  commerce  était  désolé  par  nos  corsaires  *  ;  le  trésor 
public,  quoique  bien  administré,  s'épuisait;  les  préteurs  d'argent 
seuls  gagnaient  à  proportion  des  pertes  de  tout  le  reste.  La  reine 
protesta  d'abord  que  ces  changements  n'auraient  pas  d'autres 
suites;  que  sa  confiance  en  Marlborough  n'était  point  altérée, 
mais  les  faits  démentirent  bientôt  ces  protestations  :  Marlborough 
resta  général  en  chef,  mais  perdit  le  titre  de  plénipotentiaire  et 
la  nomination  aux  emplois  militaires  :  le  parlement  whig  fut 
dissous. 

Deux  hommes  étaient  à  la  tùte  de  cette  réaction  :  l'un,  Harley, 
esprit  énergique  et  habile ,  mais  sans  autre  loi  que  son  intérêt,  et 
qui  n'était  tory  que  parce  que  les  grandes  positions  étaient  prises 
dans  le  parti  whig  •  ;  l'autre,  Saint-John,  libre  et  profond  penseur, 
mais  qui  avait  des  principes  plus  arrêtés  en  philosophie  qu'en 
politique,  personitage  du  reste,  plus  honorable  par  la  vie  et  le 
caractère  que  Harley  :  il  devait  faire  une  grande  figure  dans  l'his- 
toire philosophique  du  xvnr  siècle ,  sous  le  nom  de  lord  Boling- 
broke.  Harley  et  Saint-John  virent  dans  la  paix  le  seul  moyen 
d'abattre  Marlborough  :  on  peut  admettre  que  les  considérations 
d'humanité  aient  été  pour  quelque  chose  dans  la  résolution  de 
Saint-John.  Il  était  évident,  d'ailleurs,  que  l'Angleterre  n'avait 
point  intérêt  à  s'épuiser  pour  rompre  la  balance  de  l'Europe  en 
faveur  de  l'Autriche.  Les  derniers  événements  d'Espagne  attestaient 
que  les  alliés  s'étaient  fait  illusion  sur  la  possibilité  de  terminer 

1.  Nos  marins,  à  qui  la  gloire  des  grandes  batailles  navales  n'était  plus  permise, 
s'en  dédommageaient  par  des  exploits  particuliers  d*un  éclat  extraordinaire.  Le 
29  avril  1709,  le  capitaine  Cassart,  tombé,  avec  on  seul  vaisseau,  au  milieu  d'une 
escadre  de  quinze  vaisseaux  anglais,  se  battit  pendant  douze  heares,  coula  un  anglais, 
en  démâta  deux  et  échappa  aux  autres.  V.  Quinci,  t.  VI,  p.  291. 

2.  Il  est  difficile  de  comprendre  où  Voltaire,  qui  eii  fait  une  espèce  de  héros,  a 
pris  le  caractère  romain  qu'il  lui  donne.  S'ècle  de  Louia  A7  V. 


538        .  LOUrS  XIV.  117I1J 

promptemcnt  la  guerre.  L'Angleterre  tenait  ce  qu'elle  avait  ambi- 
tionné ,  Gibraltar  et  Mahon  :  elle  était  certaine  d'obtenir  des  ces- 
sions de  territoire  dans  l'Amérique  du  Nord,  avec  des  concessions 
pour  son  commerce  et  sa  sûreté  :  elle  n'avait  aucune  raison  de 
perpétuer  une  lutte  dont  elle  souffrait  cruellement  en  faisant  souf- 
frir autrui. 

La  France ,  cependant ,  rebutée  par  l'issue  des  conférences  de 
Gertruydenberg,  observait  et  attendait.  Les  nouveaux  ministres 
anglais  firent  les  premières  avances.  Vers  le  20  janvier  1711 ,  un 
abbé  Gauthier,  prêtre  français ,  habitué  à  Londres  et  correspon- 
dant secret  du  ministre  des  affaires  étrangères,  arriva  chez  ce 
ministre,  à  Versailles,  c  Voulez-vous  la  paix  ?  dit-il  à  Torci  :  je 
a  viens  vous  apporter  les  moyens  de  la  conclure,  indépendamment 
€  des  Hollandois.  —  Interroger  alors  im  ministre  de  S.  M.  s*il 
€  souhaitoit  la  paix ,  c'étoit  demander  à  un  malade  attaqué  d'une 
€  longue  et  dangereuse  maladie ,  s'il  en  veut  guérir  ' .  >  Gauthier 
était  chargé  par  les  ministres  anglais  de  demander  que  le  roi 
proposât  aux  Hollandais  la  réouverture  des  conférences.  Une  fois 
les  négociations  reprises,  on  empêcherait  bien  la  Hollande  de 
s'opposer  à  la  conclusion.  Le  roi  fit  répondre  qu'il  ne  voulait 
plus  traiter  par  la  voie  des  Hollandais,  après  tant  de  procédés  in- 
dignes de  leur  part,  mais  qu'il  traiterait  volontiers  par  la  voie 
de  l'Angleterre.  Les  Anglais  prièrent  le  roi  de  leur  communiquer 
ses  propositions,  qu'ils  enverraient  à  La  Haie,  qui  était  comme  le 
quartier  général  de  la  coalition.  Après  divers  pourparlers,  Louis 
leur  expédia  un  projet  par  l'abbé  Gauthier  (fin  avril).  Les  Hollan- 
dais commencèrent  alors  à  sentir  les  fautes  où  les  avaient  poussés 
d'aveugles  ressentiments  :  ils  firent  des  ouvertures  au  roi  pour 
tâcher  de  ramener  la  négociation  chez  eux  :  il  était  trop  tard  ; 
Louis  repoussa  leurs  avances  avec  fierté  ;  la  négociation  se  pour- 
suivit à  Londres.  Les  Hollandais  furent  réduits  à  discuter  par  l'in- 
termédiaire des  Anglais,  en  attendant  que  la  négociation  devint 
générale. 

Un  fait  très-considérable  vint  en  aide  au  parti  de  la  paix  en  An- 
gleterre. L'empereur  Joseph  !«',  comme  il  était  parvenu  au  comble 

1.  Mém.  de  Torci,  p.  666. 


(17in  POURPARLERS  AVEC   L'ANGLETERRE.  639 

dé  la  prospérité,  comme  il  avait  vu  crouler  par  les  mains  d'autrui, 
et  sans  qu'il  lui  en  coûtât  d'effort,  cette  puissance  suédoise  qui 
avait  tant  abaissé  ses  pères,  qui  Tavait  humilié  lui-même  *,  comme 
il  achevait  d'abattre,  après  huit  ans  de  combats,  la  grande  insur- 
rection hongroise  ^,  comme  il  tenait  TAUemagne  dans  ses  mains 
et  l'Italie  sous  ses  pieds ,  mourut ,  à  32  ans,  le  17  avril  1711.  Il 
n'avait  d'héritier,  mâle  que  son  frère  Charles,  le  prétendant  d'Es- 
pagne. C'était  donc  pour  réunir  sur  une  seule  tète  le  colossal 
empire  de  Charles-Quint,  que  les  alliés  avaient  à  poursuivre  une 
guerre  entamée  au  nom  de  l'équilibre  européen  ! 

Les  hostilités  se  rouvrirent  toutefois  au  printemps.  Les  ministres 
anglais  ne  se  sentaient  pas  assez  forts  pour  arrêter  les  armées  sur 
un  commencement  de  négociations  :  ils  craignaient  encore  trop 
Marlborbugh  et  les  whigs.  Comme  eu  1710,  les  pourparlers  conti- 
nuèrent simultanément  avec  les  opérations  militaires ,  mais  dans 
des  circonstances  et  avec  un  résultat  bien  diCTérents.  Le  poète- 
diplomate  Prior  apporta  à  Vei*sailles  les  demandes  de  l'Angleterre 
sous  forme  de  préliminaires.  C'étaient  d'abord  :  des  sûretés  contre 
la  réunion  des  deux  couronnes  de  France  et  d'Espagne;  des  bar- 
ricres  pour  la  Hollande  et  pour  l'Empire  ;  la  restitution  des  con- 
quêtes faites  sur  le  duc  de  Savoie  et  autres;  bref,  la  satisfaction 
de  tous  les  alliés;  puis,  et  c'était  là  le  nœud  de  la  question,  les 
conditions  particulières  de  l'Angleterre;  à  savoir  :  la  reconnais- 
sance de  la  reine  Anne  et  de  la  succession  protestante,  avec  le 
renvoi  du  prétendant  hors  de  France;  le  démantellement  de  Dun- 
kerque  et  la  destruction  de  son  port,  si  redoutable  au  commerce 
anglais  ;  un  traité  de  commerce  avec  la  France  ;  la  cession  de 
Gibraltar  et  de  Mahon  par  l'Espagne  ;  la  translation  au  commerce 

1.  Charles  XII,  s'étant  enfoncé  dans  les  steppes  de  la  Russie  rouge,  avait -été  vaincu 
à  Pultawa,  le  11  juillet  1709,  moins  par  Pierre  le  Grand  que  par  le  climat.  11  s'était 
réfugié  en  Turquie. 

2.  La  perte  de  Neuhausel,  la  principale  place  d'armes  de  Rakoczi,  en  septembre 
1710,  avait  amené  la  réduction  de  tout  le  pays  entre  le  Danube  et  la  Tbeiss.  La 
Haute-Hongrie  ftit  entamée  A  sou  tour.  Agria  (Erlau)  et  Eperies  succombèrent 
avant  la  fin  de  1710.  Beaucoup  de  chefii  se  soumirent  ou  entrèrent  dans  une  négo- 
ciation qui  devint  générale  en  février  1711.  Le  prince  Eugène  et  Tambassadeur  anglais 
Pvterborough  pressèrent  l'empereur  de  transiger.  Amnistie  générale  fut  accordée, 
avec  restitution  de  biens  et  liberté  de  culte  suivant  les  lois  hongroises  (27  avril  171 1). 
Rakoczi  désavoua  ce  traité  et  se  retira  en  France^ 


5^6  LOUIS  XIV.  fl71l) 

anglais  de  Yasiento,  c'est-à-dire  du  privilège  de  la  traite  des  nè- 
gres dans  les  colonies  espagnoles,  accordé  aux  Français  en  1701  ; 
régalité  commerciale  en  Espagne  avec  les  nations  les  plus  favori- 
sées ;  la  cession  de  Terre  -  Neuve,  de  la  baie  et  du  détroit  d'Hud- 
son  par  la  France,  chacun  gardant  ce  qu'il  tenait  dans  le  reste  de 
TAmèrique  du  Nord. 

.  Il  n'était  plus  question  de  l'expulsion  de  Philippe  V  :  l'Espagne 
et  les  Indes  ne  lui  étaient  plus  disputées.  Les  tories  revenaient  au 
plan  primitif  de  Guillaume  III,  si  exagéré  et  si  dénaturé  par  Mari- 
borough. 

Louis  XIY  expédia  à  Londres  Ménager,  membre  du  conseil  du 
commerce,  pour  négocier  sur  ces  propositions  (mi -août).  Il 
accordait  à  peu  près  tout  ce  que  réclamait  l'Angleterre,  même  ce  - 
qu*il  y  avait  de  plus  pénible  pour  sa  générosité  et  pour  sa  religion 
monarchique,  le  renvoi  du  Stuart  exilé,  à  condition  que  les  Fran- 
çais gardassent  le  droit  de  poche  et  de  sécherie  sur  les  côtes  de 
Terre-Neuve ,  que  les  îles  du  Gap  Breton  et  de  Sainte-Marie  nous 
i'cstassent  et  que  les  Anglais  rendissent  l'Acadie,  qu'ils  avaient 
prise.  Il  avait  exposé  ses  demandes  en  regard  de  celles  de  l'Angle- 
terre ;  mais  les  Anglais  renvoyèrent  les  réclamations  de  la  France 
aux  conférences  générales  et  ne  voulurent  traiter  à  part  que  de 
leurs  intérêts  à  eux.  Ils  promirent ,  si  l'Angleterre  était  satisfaite, 
de  soutenir  la  France  dans  le  congrès. 

Cette  façon  de  traiter  laissait  beaucoup  à  désirer  !  Louis,  cepen- 
dant, s'en  contenta.  U  comprit  que  l'intérêt  des  tories  lui  répon- 
dait de  leur  sincérité.  Les  préliminaires  avec  l'Angleterre  furent 
signéb  à  Londres  le  8  octobre.  Les  nouvelles  du  Canada  levèrent, 
sur  ces  entrefaites ,  une  grave  difficulté  :  les  Anglais  avaient  pré- 
paré une  expédition  par  terre  et  par  1q  Saint-Laurent  contre  Que- 
bec,  et  prétendaient  que  le  Canada  leur  demeurât,  s'ils  en  étaient 
maîtres  au  moment  où  l'on  signerait  la  paix  :  l'attaque  échoua  * 
et  ils  n'eurent  plus  rien  à  prétendre.  Harley  et  Saint-John  firent 
assurer  secrètement  Torci  de  leurs  bonnes  intentions ,  et  les  in- 
structions données  à  l'ambassadeur  anglais  en  Hollande  furent 
conformes  à  leurs  proinesses.  Le  cabinet  français ,  de  son  côté , 

1.  Une  partie  des  transports  nanfragérent  dans  le  Saint-Laurent  :  aa  retonri  un 
Tai&seau  de  soiyaute-dix  canons  sauta  avec  son  équipage. 


{1711]  CAMPAGNE   DE  FLANDRE.  5A4 

retira  aux  navires  hollandais  les  passe-ports  spéciaux  qu'il  leur 
accordait  pour  trafiquer  dans  les  ports  français  et  n*octroya  plus 
de  ces  passe-ports  qu'aux  Anglais. 

Pendant  que  la  diplomatie  échangeait  ses  notes,  les  généraux 
étaient  rentrés  de  bonne  heure  en  campagne.  Marlborough,  Eu- 
gène etHeinsiuS»  qui  voyaient  avec  anxiété  leur  triumvirat  près 
de  finir,  eussent  bien  voulu  forcer  la  main  au  gouvernement 
anglais  en  portant  quelque  grand  coup  à  la  France;  mais  les 
Français  se  trouvèrent  prêts,  cette  fois ,  aussitôt  que  leurs  enne- 
mis et,  au  moment  où  Eugène  et  Marlborough  s'ébranlaient  pour 
assiéger  Arras ,  Yillars  se  mettait  en  mouvement  pour  reprendre 
Douai  (fin  avril).  On  s'aVrêta  réciproquement  :  on  se  tint  en  échec 
pendant  quelques  semaines;  Villars  voulait  attaquer  dans  les 
plaines  d'Arras  ;  le  roi  le  lui  interdit  et  lui  ordonna  de  se  borner 
à  défendre  les  nouvelles  lignes,  en  attendant  l'issue  des  négocia- 
tions. Ces  lignes  s'étendaient  de  la  mer  à  la  Meuse  :  elles  étaient 
formées  par  la  Canche,  la  Scarpe,  le  Sanzet,  l'Escaut  et  la  Sambre, 
avec  des  levées  qui  fermaient  les  intervalles  entre  ces  rivières; 
elles  laissaient  en  dehors  le  Boulenois  et  la  moitié  de  TArtois, 
une  grande  partie  de  notre  frontière  déjà  si  réduite.  Jusqu'à  la 
fin  de  juillet ,  l'ennemi  n'eut  pas  d'autre  avantage  que  de  vivre 
sur  notre  territoire.  Eugène  avait  quitté  l'armée  alliée  avec  un 
très -fort  détachement,  pour  aller  en  Allemagne  protéger  la  diète 
électorale  de  Francfort,  qui  se  préparait  à  élire  le  prétendant 
d'Espagne  empereur  à  la  place  de  son  frère  ;  un  gros  corps  avait 
été  également  détaché  de  l'armée  de  Villars  pour  renforcer  l'ar- 
mée française  du  Rhin,  qui  faisait  mine  de  vouloir  troubler 
l'élection  impériale.  Vers  la  fin  de  juillet,  Marlborough  fit  un 
mouvement  vers  la  Haute-Lis,  comme  s'il  menaçait  Saint -Orner; 
puis  il  retourna  brusquement  vers  Douai,  dont  la  garnison  ren- 
forcée venait  d'occuper  un  passage  sur  le  Sanzet ,  petite  rivière 
intermédiaire  entre  là  Scarpe  et  l'Escaut.  L'armée  alliée ,  fran- 
chissant le  Sanzet,  pénétra  dans  les  lignes,  que  Villars  nommait, 
dit- on,  le  non  plus  uitrà  des  ennemis  :  elle  se  trouvait  dans  une 
espèce  de  presqu'île  formée  par  le  Sanzet  et  l'Escaut,  quand  Vil- 
lars, accouru  à  marche  forcée  près  de  Cambrai,  ferma  la  base  de 
celte  presqu'île.  Si  Villars  eût  poussé  sur-le-champ  à  l'ennemi. 


5Vi  LOUIS  XIV.  117111 

il  i*cût  surpris  occupé  à  passer  l'Escaut,  situation  extrêmement 
périlleuse  :  Villars  n*osa  transgresser  la  défense  formelle  qu'il 
avait  d'attaquer;  il  espérait  être  attaqué  lui-même  et  donner 
ainsi  bataille  sans  désobéir  ;  mais  Marlborough ,  de  son  côté ,  ne 
pouvait  plus  risquer  d'être  battu  sans  jouer  sa  tête.  II  suivit  son 
plan,  passa  l'Escaut  (7-8  août)  et  investit  Bouchain.  ViUars  vint 
camper  à  Marquette,  de  l'autre  côté  de  l'Escaut,  et  rétablit  sa 
communication  avec  Boucbain  par  les  marais;  mais  deux  offi- 
ciers généraux,  auxquels  il  avait  confié  la  garde  de  cette  commu- 
nication, la  laissèrent  surprendre  presque  sans  résistance  :  Villars 
eut  beau  enlever  quelques  postes  ennemis ,  cela  pe  répara  pas 
l'éehec  de  ses  lieutenants,  et  il  eut  le  chagrin  de  voir  Boucbain 
obligé  de  se  rendre  le  12  septembre. 

Marlborough  eût  voulu  assiéger  ensuite  le  Quesnoi  ;  les  États- 
Généraux  craignirent  que  leur  infanterie  ne  se  ruinât  dans  un 
siège  d'automne  et  c'était  d'ailleurs  s'exposer  à  reperdre  Bou- 
chain, que  Villars  n'eût  pas  manqué  d'assaillir.  Les  alliés  se 
contentèrent  donc  de  remettre  en  défense  cette  conquête  impor- 
tante, non  quant  à  la  place  elle-même,  qui  est  fort  petite,  mais 
quant  à  sa  position ,  qui  sépare  Valenciehnes  et  Gondé  d'Arras  et 
de  Cambrai.  On  prit  les  quartiers  d'hiver  dès  octobre  * . 

La  situation  de  l'Allemagne  avait  semblé  devoir  rendre  la  cam- 
pagne intéressante  sur  le  Rhin.  On  n'avait  pas  vu  depuis  bien 
longtemps  la  succession  impériale  complètement  ouverte;  il  n'} 
avait  pas  de  roi  des  Romains  et  le  coUége  électoral  était,  en  droit, 
absolument  libre.  Mais  aucun  prince  n'était  en  mesure  de  dis- 
puter le  sceptre  à  l'Autriche.  L'électeur  de  Saxe,  à  {leine  rétabli 
sur  le  trône  de  Pologne  par  le  contre-coup  de  la  victoire  des 
Russes  à  Pultawa,  eut  quelques  velléjtés,  qui  s'en  allèrent  en 
fumée.  Le  maréchal  d'Harcourt  n'entreprit  rien  de  sérieux,  ni 
contre  le  duc  de  Wurtemberg,  qui  lui  fut  d'abord  opposé,  ni 
contre  Eugène,  qui  revint  de  Flandre  prendre  le  commande- 
ment à  la  fin  de  juillet.  On  s'observa  toute  la  saison.  Le  but  de 
Louis  XIV  n'avait  guère  été,  en  fortifiant  son  armée  du  Rhin, 
que  d'obliger  les  ennemis  de  s'affaiblir  en  Flandre;  il  n*avait  pas 

1.  Villan,  p.  199-206.  —  Saiut-Hilaire,  t.  IV,  p.  291. 


[t711]  L^EMPEHEUR  CHARLES  Vf.  563 

un  Yérituble  intérêt  à  empêcher  le  prétendant,  Charles  d'Autriche, 
d'obtenir  en  Allemagne  un  titre  qui  serait  le  plus  fort  argument 
auprès  des  Anglais  pour  lui  refuser  TEspagne. 

L'archiduc  Charles  fut  élu  empereur,  le  12  octobre,  à  Franc- 
fort. Les  électeurs  de  Bavière  et  de  Cologne  n'avaient  point  été 
convoqués  par  l'électeur  de  Mayence,  archi-chancelier  de  l'Em- 
pire, et  cette  exclusion  avait  été  confirmée  par  le  collège  élec- 
toral ;  mais  la  capitulation  perpétuelle  que  le  collège  imposa  à  son  ' 
élu  renferma  une  désapprobation ,  en  termes  généraux ,  du  trai- 
tement infligé  arbitrairement  à  deux  des  principaux  membres  de 
l'Empire ,  et  stipula  que  l'empereur  rétablirait  dans  leurs  posses- 
sions les  électeurs  ou  autres  membres  de  l'Empire  qui  auraient 
été  dépouillés  avant  d'avoir  été  condamnés  par  une  diète  géné- 
rale. C'était  là  encore  im  grand  pas  de  fait  vers  la  paix  euro- 
péenne. 

Charles  d'Autriche  s'était  embarqué  à  Barcelone,  le  27  sep- 
tembre, sur, une  flotte  anglo-batave,  laissant  sa  femme  aux  Cata- 
lans comme  gage  de  retour.  U  débarqua  près  de  Gènes,  sans 
entrer  dans  cette  ville,  qui  refusa  de  le  saluer  comme  roi  d'Es- 
pagne, et  alla  recevoir  la  couronne  impériale  à  Francfort,  le 
22  décembre, 

La  guerre  fut  presque  aussi  nulle  sur  les  Alpes  et  en  Espagne 
que  sur  le  Rhin.  Le  duc  de  Savoie  répéta  à  peu  près  la  campagne 
qu'avait  faite  le  comte  de  Thaun  en  1709,  c'est-à-dire  qu'il 
envahit  la  Savoie  par  le  Mont-Cenis;  que  Berwick  le  laissa  avan- 
cer jusqu'à  Montmélian  et  Chambéri  et,  là,  bien  posté  près  de 
Barraux,  l'arrêta  court  entre  l'Isère  et  les  montagnes.  Le  duc 
retourna  en  Piémont  sans  rien  garder  de  la  Savoie  (juillet-sep- 
tembre). 

Quant  à  l'Espagne ,  on  resta  sur  la  conquête  de  Girone.  L'en- 
nemi avait  reçu  des  secours  par  mer.  Le  gouvernement  espagnol, 
relevé  pour  la  seconde  fois  du  dernier  péril,  retomba  dans  son 
ornière  après  Villa-Viciosa,  comme  après  Almanza  :  la  Castille 
s'était  épuisée  par  l'effort  de  sa  seconde  délivrance.  Vendôme 
ne  put  rien  tenter  de  considérable. 

La  gueiTe  de  mer,  qui,  depuis  longtemps,  n'offrait  plus  que 
des  rencontres  partielles,  des  chocs  entre  de  petites  escadres,  fut 


bhli  LOUIS   XIV,  [I710-17JI1 

signalée ,  cette  année,  par  une  expédition  analogue  à  ce  sac  de 
Garthagène  qui  avait  terminé,  en  Amérique,  la  guerre  de  la  Ligue 
d*Âugsbourg.  En  août  et  septembre  1710,  une  escadrille  fran- 
çaise avait  attaqué  la  capitale  du  Brésil,  Rio-de-Janeiro  :  les  sol- 
dats débarqués ,  trop  peu  nombreux,  avaient  été  accablés  dans  la 
ville  même,  où  ils  avaient  pénétré;  ceux  qui  restaient  s*étant 
rendus,  les  Portugais  en  avaient  fait  périr  une  partie,  avec  le 
commandant.  On  résolut  de  les  venger.  Duguai-Trouin,  la  terreur 
des  alliés  *,  partit  avec  huit  vaisseaux  de  ligne  et  sept  grandes 
frégates  équipés  à  Brest  et  à  Rochefort  :  on  lui  doima  deux  mille 
cinq  cents  soldats,  outre  ses  équipages.  Le  12  septembre  1711,  il 
força  le  double  goulet  qui  protège  la  baie  de  Rio.  Le  13,  il  s'em- 
para d'un  îlot  qui  ferme  le  port,  à  une  portée  de  fusil  de  la  ville. 
Le  14,  il  débarqua  troupes  et  canons.  Du  16  au  19,  il  établit  des 
batteries  sur  Tilot  et  sur  une  presqu'île  voisine.  Le  principal  fort 
qui  défendait  le  port  fut  pris  entre  ces  deux  feux  sur  ses  flancs  et 
un  vaisseau  de  ligne  en  front.  Les  ennemis  brûlèrent  leurs  maga- 
sins ,  firent  sauter  ou  coulèrent  quatre  vaisseaux  de  ligne  portu- 
gais échoués  sous  leur  fort  et  d'autres  bâtiments.  Le  21,  les  Fran- 
çais assaillirent  la  viUe  et  la  trouvèrent  abandonnée.  L'ennemi 
avait  emporté  tout  ce  qu'il  avait  pu  :  le  butin  fut  toutefois  énorme. 
Les  forts  se  rendirent  le  23  septembre.  L'ennemi ,  pour  que  la 
ville  ne  fût  pas  détruite  après  avoir  été  pillée,  paya  une  rançon 
de  1,860,000  francs,  et  l'escadre  française  remit  à  la  voile  le 
13  novembre,  emmenant  deux  frégates  de  trente -cinq  canons. 
La  perte  des  Portugais  monta  au  moins  à  20  millions,  dont  huit, 
seulement  revinrent  aux  armateurs.  Le  succès  de  l'expédition  fut 
malheureusement  acheté  par  la  perte  de  deux  vaisseaux  de 
soixante  et  soixante-quatorze  canons,  qui  naufragèrent,  au  retour, 
près  des  Açores,  et  périrent  avec  tout  ce  qu'ils  portaient  *. 

Depuis  la  fin  de  la  campagne  en  Flandre,  l'attention  de  l'Eu- 
rope s'était  reportée  tout  entière  sur  les  négociations,  et  Londres 
devint  le  théâtre  d'une  guerre  diplomatique  plus  vive,  plus  achar- 
née que  n'avait  été  la  guerre  des  champs  de  bataille.  Heinsius  et 

1.  Depais  vingt-trois  ans  quMl  guerroyait,  il  avait  pris  seize  vaisseaux  de  ligne  ou 
grandes  frégates  et  plus  de  trois  cents  vaisseaux  marchands. 

2.  y.  Mém,  de  Duguai-Trouin,  p.  650-661.  —  Quinci,  t.  YI,  p.  603. 


U711]  PRISE  DE  RIO  DE  JANEIRO.  545 

ses  adhérents,  qui  avaient  enchaîné  la  Hollande  aux  intérêts  et 
aux  passions  de  la  maison  d'Autriche,  étaient  aussi  effrayés^ 
qu'irrités  de  la  péripétie  imprévue  qui  allait  briser  la  coalition 
en  détachant  le  principal  anneau,  rAngletenre.  Ils  s'attachaient, 
avec  une  sorte  de  ,  désespoir,  aux  préliminaires  de  1709  :  ils 
envoyèrent  à  Londres  le  négociateur  de  La  Haie  et  de  Gertruy- 
denberg,  Buy^,  pour  tâcher  de  persuader  à  la  reine  Anne  de 
renvoyer  ses  nouveaux  ministres.  Buys  échoua.  Les  ministres 
tories  réfutèrent  facilement  ses  plaintes   sur  la  défection  de 
l'Angleterre.  Aucun  des  alliés  ne  remplissait  plus  ses  engage- 
ments ;  la  Hollande,  qui,  à  la  vérité,  en  avait  contracté  d'énormes, 
s'en  était  relâchée  dès  1707  :  dans  les  derniers  temps,  elle  n'avait 
plus  fourni  que  le  tiers  de  son  contingent  sur  mer  et,  en  tout, 
que  la  moitié  de  sa  part  convenue  :  Buys  fut  forcé  d'avouer 
qu'eUe  n'était  pas  en  état  d'acquitter  ses  promesses.  L'Angleterre,  ' 
au  contraire,  avait  toujours  rempli,  souvent  dépassé  ses  engage- 
ments, mais  succombait  sous  le  poids  :  elle  dépensait  sept  mil- 
lions sterling  par  an!  L'ambassadeur  impérial  Galas  ne  fut  pas 
mieux  écouté  que  Buys  et  se  fit  même  interdire  la  présence  de  la 
reine,  en  représailles  de  ses  intrigues  contre  le  ministère.  Les 
agents  de  l'héritier  présomptif  d'Angleterre,  l'électeur  Georges  de 
Hanovre,  n'eurent  pas  plus  de  succès  :  l'électeur  était  grand 
ennemi  de  la  France,  qui  donnait  asile  et  protection  à  son  compé^ 
titeur,  au  prétendant  Jacques  UI;  mais  il  n'avait  aucun  crédit 
auprès  de  la  reine  Anne,  qui,  dans  le  fond  de  l'Ame,  ne  voyait 
qu'avec  chagrin  la  couronne  des  Stuarts  destinée  à  passer,  après 
elle,  dans  une  maison  étrangère.  Les  menées  des  ambassadeurs 
eurent  seulement  ce  résultat,  que  la  reine  Anne  insista  impérieu- 
sement, aliprès  des  États-Généraux,  pour  l'ouverture  prochaine 
(les  conférences  générales  en  Hollande  et  pria  Louis  XIY  de  lui 
confier,  sous  le  secret,  les  conditions  définitives  qu'il  était  disposé 
à  offrir  aux  alliés.  Le  roi  les  lui  envoya  par  l'abbé  Gauthier  (fin 
novembre  1711).  U  consentait  à  céder  Ypres  et  Purnes  pour  la 
barrière,  moyennant  la  restitution  d'Aire,  de  Béthune,  de  Sainl- 
Yenant,  de  Douai,  de  Bouchain  :  il  redemandait  Lille  pour  con:- 
penser  la  démolition  de  Dunkerque  et  offrait  à  la  Hollande  le  tarif 
commercial  de  1664  et  la  suppression  du  droit  de  cinquan!:? 
XIV.  33 


546  LOUIS  XIV.  11711] 

SOUS  par  tonneau,  à  condition  que  l'électeur  de  Bavière  eût  la 
-Belgique,  sur  laquelle  Phili|)pe  V  se  disposait  à  lui  céder  tous  ses 
droits;  il  insinuait  de  faire  le  duc  de  Savoie  roi  de  Lombardie. 

Moyennant  le  rétablissement  des  électeurs  de  Bavière  et  de  Colo- 

,  ».  .1 

gne,  il  offrait  de  rendre  Kehl,  de  raser  les  forts  dépendant  de 
Strasbourg  sur  le  Rhin  et  tous  les  forts  de  la  rive  droite,  et  d'é- 
changer Brisach  contre  Landau. 

Le  temps  n'était  plus  où  l'on  oflrait.Lille  et  l'Alsace  sans  obtenir 
d'être  écouté  ! 

Les  Étals-Généraux  ne  purent  différer  plus  longtemps  d'expé- 
dier, par  rintonnédiaire  de  l'Angleterre,  les  passe-ports  pour  les 
plénipotcntiaii'es  français.  Utrecht  était  le  lieu  désigné.  Louis  XIV 
n'avait  pas  voulu  de  La  Haie,  afin  d'écarter  Heînsius.  La  Hollande, 
la  Prusse  et  la  Savoie  remirent  leurs  intérêts  entre  les  mains  de 
la  reine  d'Angleterre,  mais  sans  que  la  Hollande  cessât  d'insister 
sur  la  base  des  prélimiuairesde  1709.  Louis  XIV  consentit  que  les 
représentants  de  l'Espagne  et  des  deux  électeurs  bavarois  n'assis- 
tassent pas  à  l'ouverture  des  conférences  et  ne  s'y  présentassent 
qu'après  que  les  qualités  de  leurs  maîtres  auraient  été  reconnues 
par  les  alliés.  La  France  était  là  pour  défendre  ses  amis  absents. 

Le  parti  autrichien  et  les  whigs  n'étaient  nullement  résignés. 
Les  whigs  n'avaient  pas  pour  unique  mobile  leur  haine  contre 
Louis  XIV  ou  les  intérêts  de  leurs  chefs;  ils  soupçonnaient,  pré- 
maturément, à  ce  qu'il  semble,  un  plan  concerté  entre  la  reine  et 
ses  ministres  contre  la  cuccession  protestante  et  pour  le  rappel  du 
prétendant  au  trône. après  sa  sœur.  Les  plus  ardents  parmi  eux 
voulaient  prévenir  ce  péril  à  tout  prix  et  avaient  déjà  projeté,  à 
Londres,  un  soulèvement  qui  ne  fut  pas  exécuté.  Sur  ces  entre- 
faites, se  réunit  le  nouveau  parlement  convoqué  par  la  reine 
[18  décembre).  Anne,  dans  son  discours  d'ouverture,  annonça 
nettement  une  paix  prochaine.  Les  whigs,  dans  la  chambre  haute, 
se  déchaînèrent  contre  tout  traité  qui  ne  rendrait  pas  intégrale- 
ment la  monarchie  espagnole  à  l'Autriche  :  ils  eurent  une  voix  de 
majorité  chez  les  lords;  mais  les  tories,  que  le  ministère  avait 
aidés  de  toute  l'influence  royale  dans  les  élections,  l'emportèrent, 
à  une  grande  majorité,  aux  communes. 

Le  parti  autrichien  essaya  d'une  dernière  ressource  :  il  envoja 


[«7iï)  EUGÈNE   A  LONDRES.  6ltl 

son  héros,  Eugène,  à  Londres,  pour  seconder  Marlborougb  dans 
la  politique,  comme  auparavant  dans  la  guerre.  Le  nouvel  empe- 
reur avait  chargé  Eugène  de  promettre  à  la  reine  que,  si  cilc 
voulait  continuer  la  guerre,  il  porterait  son  contingent  au  delà  de 
cent  trente  mille  hommes,  en  enveri*ait  trente  mille  en  Espagne, 
contribuerait  de  son  or  comme  de  ses  soldats,  etc.  Une  adresse 
des  lords,  en  faveur  de  la  guerre,  devait  servir  de  préface  aux 
propositions  d'Eugène.  On  espérait  émouvoir  le  peuple  de  Lon- 
dres, en  lui  montrant  les  deux  grands  capitaines  réunis  pour 
demander  les  moyens  d'abattre  la  France;  on  comptait  peser,  par 
l'intimidation  populaire,  sur  la  chambre  des  communes  et,  par  la 
chambre,  sur  la  reine,  enfin  renverser  violemment  le  ministère, 
peut-être  même  faire  plus!  Le  bruit  d'un  nouveau  1688  au  profit 
de  l'électeur  de  Hanovre  courait  les  rues.  Les  ministres  prévinrent 
le  coup  :  Marlborough  fut  déposé  du  généralat,  remplacé  par  le 
duc  d'Ormbnd  et  accusé  d'énormes  péculats  ;  les  comiàunes  ap- 
prouvèrent qu'on  l'obligeât  à  rendre  ses  comptes  et  n'admirent 
pas  que  la  victoire  couvrit  tout.  Une  promotion  de  pairs  changea 
la  majorité  chez  les  lords.  Quand  Eugène  arriva  (16  janvier  1712), 
11  trouva  toutes  les  positions  perdues,  tous  les  moyens  -d'action  an- 
nulés. La  reine  put  récriminer  avec  bien  plus  de  raison  encore 
contre  l'Autriche  que  contre  la  Hollande,  et  objecta  le  peu  que  la 
maison  d'Autriche  avait  fait  pour  elle-même,  auprès  des  immenses 
sacrifices  que  s'était  imposés  l'Angleterre  et  qu'elle  ne  pouvait 
plus  continuer'.  Eugène,  Marlborough,  l'envoyé  de  Hanovre,  les 
chefs  des  virhigs ,  agitèrent ,  dit-on ,  les  desseins  les  plus  violents  ; 
il  n'éclata,  toutefois,  ni  complot,  ni  émeute,  et  Eugène,  après  avoir 
perdu  deux  grands  mois  à  Londres,  revint  à  La  Haie,  le  31  mars, 
s'apprêter  à  rentrer  en  campagne  sans  son  redoutable  compagnon 
d'armes. 

Les  conférences  pour  la  paix  générale  s'étaient  ouvertes  le 
29  janvier,  à  Utrecht.  Les  plénipotentiaires  anglais,  l'évêque  de 

1.  L*emp6reur  n*avait  contribué  en  rien  aux  frais  de  la  guerre  d'Espagne,  sauf  la 
solde  de  deux  mille  hommes  en  1711,  tandis  que  l'Angleterre  y  avait  soldé  cin- 
quanUHiix  mille  homme»,  de  1709  à  171 1,  pour  son  compte,  outre  treixe  bataillons 
et  dix-huit  escadrons  piour  le  compte  de  Temperenr.  Il  est  vrai  que  les  cinquante- 
six  mille  hommes  n'étaient  pas  tous  sous  les  drapeaux  et  qu'il  restait  bien  des  guiuées 
dans  des  mains  intermédiaires  :  le  général  en  chef  en  savait  quelque  chose  ! 


5iS  LOUIS  XIV.  C1711-17J2J 

Bristol  et  le  comte  de  Straflbrd,  s'y  étaient  rendus  vers  le  1 5  et  les 
Français  le  19  :  c'étaient  le  maréchal  d'Huxelles  et  l'abbé  de  Poli- 
gnac,  que  le  roi  dédommageait  ainsi  de  leur  triste  mission  de 
Gertruydenberg,  et  Ménager,  le  négociateur  des  préliminaires  de 
Londres.  Les  représentants  de  Ferapereur,  qui  avaient  d'abord 
protesté  de  n'envoyer  personne,  arrivèrent  le  9  février;  les  con- 
férences se  tinrent  en  français,  «  sans  que  cela  pût  tirer  à  consé- 
quence», déclara-t-on,  t  les  ministres  de  l'empereur  ne  devant 
parler  que  latin  *  ».  La  France  présenta  ses  offres  le  il  février. 
Les  alliés  répondirent,  le  19,  par  des  contre-propositions;  l'An- 
gleterre répondit  seule  directement.  Les  Français  refusèrent  de 
discuter  par  écrit  et  voulurent  négocier  de  vive  voix,  suivant  la 
coutume  ;  le  congrès,  qui  avait  semblé  devoir  avancer  rapidement 
par  la  pression  de  l'Angleterre  sur  le  reste  des  alliés,  fut,  au  con- 
traire, suspendu  plusieurs  mois  durant.  Il  était  survenu  en  France 
de  funestes  événements  dont  le  contre-coup  se  faisait  sentir  à 
Utrecht  et  à  Londres,  où  la  vraie  négociation  continuait  d'être 
bien  plus  qu'à  Utrecht. 

Louis,  dauphin  de  France,  seul  fils  légitime  de  Louis  XIV,  était 
mort  dans  sa  cinquantième  année,  le  14  avril  1711,  quelques 
jours  avant  l'empereur  Joseph.  A  peine  pouvait-on  dire  qu'il  eût 
Jamais  vécu  pour  l'histoire.  Sans  vices  et  sans  vertus,  sans  pas- 
sions et  sans  volonté,  il  n'eût  laissé  aucune  trace,  si,  un  jour, 
im  éclair  d'intelligence  et  d'humanité  n'eût  illuminé  cette  âme 
enfoncée  dans  la  matière  :  ce  fut  le  jour  où  il  essaya  de  s'opposer 
à  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes!  • 

Par  la  mort  du  dauphin ,  le  duc  de  Bourgogne,  appelé  Louis 
comme  son  père  et  comme  son  aïeul ,  était  devenu  l'héritier  im- 
médiat du  trône.  On  a  déjà  vu  figurer  plus  d'une  fois,  dans  cette 
histoire,  ce  célèbre  élève  de  Fénelon,  caractère  aussi  fortement 
marqué  que  celui  du  précédent  dauphin  avait  été  effacé.  Nous 
avons  raconté  son  éducation,  plus  fructueuse  que  les  leçons  de 
Bossuet  à  son  père;  nous  l'avons  montré,  dès  sa  premièi-e  jeu- 
nesse ,  étudiant,  avec  l'attention  et  la  sagacité  d'un  homme  fait, 
la  condition  et  les  intérêts  du  peuple  qu'il  devait  être  appelé  à 

1.  Quioci,  t.  VII,  p.  13. 


[1711-1712]  LE  NOUVEAU  DAUPHIN.  5/19 

gouverner.  Ses  débuts  à  la  guerre,  en  1702  et  1703,  avaient  été 
assez  heureux;  mais  la  funeste  campagne  de  1708  avait  amené 
contre  lui  dans  Topinion  une  réaction  très- vive,  entretenue  avec 
soin  par  la  cabale  de  Vendôme.  Les  amis  de  Vendôme  formaient 
la  petite  cour  du  dauphin  et  comptaient  régner  avant  peu  sous  le 
nom  du  faible  dis  de  Louis  XIV,  en  tenant  le  petit-fils  à  l'écart. 
Le  duc  de  Bourgogne,  quelque  temps  abattu  sous  ce  coup,  puis 
encouragé  par  les  lettres  de  Pénelon*,  par  les  conseils  de  Beau- 
villiers,  de  Ghevreuse,  de  Saint-Simon,  tâchait  de  se  relever  et 
d'amender  les  défauts,  non  de  cœur,  mais  de  conduite,  qui  lui 
avaient  aliéné  le  public.  Son  père  mourut  sur  ces  entrefaites.  II 
n'en  avait  pas  été  aimé.  Le  dauphin  sentait  dans  ce  fils  si  austère 
et  si  instruit  comme  un  reproche  vivant  de  ses  mœurs  rel&chées 
et  de  sa  profonde  ignorance.  Louis  XIV  lui-même,  qui,  malgré 
sa  régularité  pratique  et  les  gages  trop  fameux  donnés  à  sa  foi, 
n'eut  jamais  de  goût  pour  la  vie  dévote,  avait  souvent  traité  avec 
une  impatience  un  peu  dédaigneuse  les  scrupules  monastiques  du 
jeune  prince  et  son  rôle  de  censeur  muet  au  milieu  des  pompes 
de  Versailles.  Il  avait  fallu  les  grâces  enjouées  de  la  duchesse  de 
Bourgogne,  pour  faire  pardonner  la  rigidité  de  son  époux.  La 
mort  du  dauphin  rapprocha  complètement  l'aïeul  et  le  petit-fils. 
Le  nouveau  dauphin  fit  ce  qu'il  fallait  pour  se  rendre  agréable 
et  nécessaire  au  roi  :  Low's ,  qui  sentait  se  précipiter  le  déclin  de 
l'âge,  se  rattacha  fortement  à  son  jeune  héritier;  la  simple  pré- 
sence, aux  conseils,  avec,  voix  consultative,  accordée  au  duc  de 
Bourgogne  dès  1702,  se  transforma  en  une  participation  effec- 
tive aux  affaires,  presque  en  un  partage  de  l'autorité  royale. 
Louis  XIV  envoya  les  minisires  travailler  chez  le  dauphin,  lui  si 
jaloux  de  maintenir  sa  puissance  unique  comme  celle  de  Dieu! 
Quelques  mots  du  roi  adressés  à  une  députation  de  l'assemblée 
du  clergé  expliquèrent  publiquement  ces  nouveautés  qui  avaient 
étonné  la  cour,  c  Voilà,  »  dit  le  roi  aux  prélats,  voilà  un  prince 
qui  me  succldera  bientôt,  et  qui,  par  sa  vertu  et  sa  piété,  rendra 


1.  Le  maître  et  réléye  ne  s*étaient  revus  que  deux  fois  depuis  Tezil  de  Fénelon, 
aux  passages  dn  prince  à  Cambrai  en  1702  et  1708.  Ou  a  d'attendrissants  récits  do 
ces  entrevues  où  la  crainte  du  roi  comprima  leur  mutuel  amour. 


550  LOUIS  XIV.  [171M7I2: 

Téglise  encore  plus  florissante  el  le  royaume  plus  heureux  *.  » 
En  changeant  de  situation,  le  nouveau  dauphin  sembla  changer 
de  caractère.  Cette  timidité  sauvage,  cette  résignation  inerte,  qui 
le  séparaient  du  monde,  firent  place  à  une  sorte  d'épanouisse- 
ment :  le  sentiment  de  ses  devoirs  mieux  compris,  Tobligeant  à 
sortir  de  soi,  à  se  communiquer  aux  hommes,  à  développer  les 
facultés  qu'il  repliait  en  lui -môme  par  défiance  ou  par  humilité, 
à  donner  de  l'accent  et  de  l'autorité  à  sa  parole,  il  vit  bientôt 
l'opinion  lui  revenir  avec  impétuosité,  comme  pour  le  dédom- 
mager de  lui  avoir  été  trop  sévère.  Il  ne  fut  plus  seulement, 
comme  autrefois,  enveloppé  dans  l'auréole  de  son  maître,  à  qui 
la  popularité  restait  fidèle  après  quinze  ans  d'exil  :  il  eut  sa  popu- 
larité personnelle,  et  le  public  identifia  dans  ses  espérances  l'hé- 
ritier  du  trône  et  le  grand  exilé  de  Cambrai ,  ministre  ou  inspi- 
rateur du  règne  futur.  L'attente  d'un  règne  réparateur  s'emparait 
de  tous  les  esprits  :  le  vieux  roi  lui-même  accueillait,  comme  on 
l'a  vu,  d'une  manière  touchante,  l'idée  de  laissera  son  peuple  le 
repos  et  le  bonheur  après  une  gloire  si  chèrement  achetée.  Le 
dauphin  avait  pour  lui  les  dévots,  dont  il  était  le  modèle,  les 
libres  penseurs  et  les  dissidents ,  qui  comptaient  retrouver  dans 
l'élève  de  Fénelôn  la  tolérance  pratique  de  son  maître  :  sa  char- 
mante femme  lui  ramenait  la  partie  jeune  ou  frivole  du  public, 
qui  ne  pouvait  croire  que  les  plaisirs  disparussent  avec  une  telle 
reine,  si  grave  et  si  rigoriste  que  fût  le  roi.  Chacun  se  faisait  un 
avenir  selon  ses  vœux. 

La  jeune  dauphine  avait  eu  très -grande  part  à  cette  heureuse 
péripétie  :  elle  s'était  fait  le  lien  entre  son  époux,  d'une  part,  et 
de  l'autre,  le  roi  et  madame  de  Maintenon,  qu'elle  subjuguait 
par  ses  grâces  adroites  et  naïves.  Piquante ,  originale  dans  toute 
sa  personne  ainsi  que  dans  ses  traits  irréguliers  et  séduisants, 
affable  aux  petits  comme  aux  grands,  gaie,  folle,  étincelante  d'es- 
prit, de  verve  et  de  coquetterie,  avec  une  taille  et  un  port  «  de 
déesse  marchant  sur  les  nues  j»,  comme  on  disait  dans  les  salons 
mythologiques  de  Versailles,  elle  était  le  dernier  rayon  qui 
réjouissait  la  vieillesse  du  Grand  Roi ,  la  vie  et  l'imc  de  la  cour, 

l.  Dangeau,  t.  III,  p.  178.  —  Saint-Simon,  t.  IX,  p.  371. 


[1712]  DEUTL  DE   LA  FAMILLE   ROYALE.  551 

Tidolc  delà  jeunesse  française  :  les  vieillards  croyaient  revoir  en 
elle  madame  Henriette  et  les  beaux  jours  de  Versailles  naissant. 

L'hiver  de  1711  à  1712  avait  commencé  sous  des  auspices  bien 
moins  sombres  que  les  hivers  précédents  :  la  paix  faite,  ou  à  peu 
près,  avec  TAngleterrc,  la  paix  générale  en  perspective,  à  des 
conditions  si  différentes  de  celles  qu'on  avait  été  sur  le  point  de 
subir,  semblaient  promettre  que  1712  serait  le  terme  des  mal- 
heurs publics.  Tous  les  cœurs  se  dilataient,  quand,  tout  à  coup,  le 
5  février,  la  daupliine  fut  prise  de  la  fièvre;  de  violentes  douleurs 
se  firent  sentir  à  la  tète;  des  marques  rougeàtres  parurent  à  la 
peau.  Le  11,  la  dauphine  se  trouva  si  malade  qu'on  lui  parla  de 
confession.  Elle  renvoya  son  confesseur  jésuite  et  demanda  un 
religieux  d'un  autre  ordre,  incident  qui  causa  une  vive  sensation, 
promptement  effacée  par  une  émotion  bien  plus  violente.  Le  12 
au  soir,  Marie -Adélaïde  de  Savoie  expira  à  vingt- six  ans. 

Le  dauphin,  qui  n'avait  pas  quitté  sa  femme  pendant  les  pre- 
miers jours  de  la  maladie ,  avait  été  à  son  tour,  la  veille  de  la 
catastrophe,  saisi  de  la  fièvre.  On  l'emmena  de  Versailles  à  Marli , 
avec  le  roi  et  madame  de  Maintenon.  L'effort  qu'il  se  fit  pour 
étouffer  les  explosions  de  son  désespoir  et  pour  accepter  chré- 
tiennement son  malheur  redoubla  l'inflammation  :  les  mêmes 
marques  qui  avaient  paru  chez  sa  femme  s'étaient  montrées  sur 
son  corps,  mais  c  plus  livides  que  rougeàtres  o,  dit  Saint-Simon. 
Le  18  au  matin,  il  mourut.  Il  n'avait  pas  encore  trente  ans. 

Le  jeune  couple  qui  venait  de  disparaître  laissait  deux  fils  de 
cinq  et  de  deux  ans.  Les  deux  enfants  furent  pris  du  même  mal 
que  les  père  et  mère  :  l'aîné,  qui  avait  porté  le  titre  de  duc  de 
Bretagne,  mourut  le  8  mars.  L'autre,  le  duc  d'Anjou,  ne  fut  pas 
emporté  par  la  crise  de  la  maladie,  mais  resta  si  languissant 
(|a'on  s'attendait  à  ce  qu'il  suivît  avant  peu  ses  parents  et  son 
frère  à  Saint -Denis. 

Il  faut  renoncer  à  décrire  l'effet  de  ces  horribles  coups  sur  le 
roi ,  qui  sentait  se  briser  la  consolation  et  l'appui  de  sa  vieillesse, 
l'avenir  de  son  état  et  de  sa  race;  sur  Fénelon  et  ses  amis,  qui, 
foudroyés  à  la  fois  dans  leur  esprit  et  dans  leur  cœur,  voyaient 
ensevelir  au  fond  d'un  sépulcre,  avec  l'objet  de  leur  amour, 
leurs  idées  de  bien  public  et  de  régénération,  au  moment  où  ils 


562  LOUIS  XIV.  [17141 

s'étaient  crus  tout  près  de  les  réaliser;  sur  la  France,  enfin,  qui, 
perdant  son  futur  chef  à  l'instant  même  où  elle  l'adoptait  comme 
l'enfant  de  son  affection,  retombait  dans  les  ténèbres  et  dans  l'in- 
connu !  L'on  ne  put  se  résigner  à  s'incliner  sous  la  main  de  la 
nature,  instrument  des  mystérieux  desseins  de  la  Providence.  La 
douleur  publique  voulut  trouver  des  crimes  sous  tous  ces  mal- 
heurs et  chercha  une  victime  expiatoire  jusque  sur  les  marches 
du  trône. 

Le  duc  d'Orléans,  neveu  et  gendre  du  roi,  n'avait  plus  entre 
le  trône  et  lui ,  si  le  duc  d'Anjou  mourait  aussi ,  que  le  roi 
d'Espagne ,  à  qui  toute  l'Europe  interdisait  la  réunion  des  deux 
couronnes,  et  le  duc  de  Berri,  le  dernier  des  petits- fils  de 
Louis  XIV.  Le  duc  de  Berri ,  aussi  nul  qu'avait  été  son  père,  était 
gendre  du  duc  d'Orléans  et  entièrement  gouverné  par  sa  femme, 
jeune  princesse  d'un  esprit  violent  et  d'un  cœur  dépravé.  Les 
bruits  les  plus  révoltants  couraient  sur  cette  famille  :  on  soupçon- 
nait des  relations  incestueuses  entre  le  père  et  la  fille  *.  L'am- 
bition de  Philippe  d'Orléans  n'était  pas  moins  accusée  que  ses 
mœurs,  depuis  ses  projets  sur  l'Espagne,  fort  envenimés,  à  ce 
qu'il  semble,  par  ses  ennemis.  Ses  qualités  mêmes  tournèrent 
contre  lui  dans  ce  moment  d'angoisse  et  de  délire  :  son  goût  des 
sciences  et  des  arts  menaça  de  lui  être  plus  fatal  que  ses  vices  ou 
que  l'impiété  dont  il  faisait  parade  ;  esprit  actif  et  curieux  de  con- 
naître les  secrets  de  la  nature  ^,  il  étudiait  la  chimie,  peu  répan- 
due encore  ;  la  chimie  n'était  encore  pour  la  foule  que  l'art  de 
faire  de  l'or  ou  de  faire  du  poison.  Le  cri  public  fut  effroyable  : 
c  Philippe  a  fait  le  coup  ;  sa  fille ,  complice  de  ses  plaisirs  et  de 
ses  travaux,  est  une  autre  Brinvilliers  !  »  La  multitude  menaça  de 
déchirer  le  duc  d'Orléans  le  jour  des  funérailles.  Le  malheureux 
prince  alla  demander  au  roi  la  Bastille  et  des  juges.  Louis  était 
plus  malheureux  encore,  s'il  est  possible  !  Ses  petits-enfants 


1.  Saint-Simon,  ami  du  duc  d'Orléans,  le  défend  avec  chaleur;  nuda  toutes  les 
apparenoea  étaient  contre  le  prince.  —  Saint-Simon,  t.  VIII,  p.  304. 

2.  n  avait  même,  dans  sa  jeunesse,  cherché  à  connaître  des  sécréta  en  dehon  de  la 
natwTi  ;  car  il  avait  bravement  fait  tous  ses  efforts  pour  voir  le  diable.  Les  sciences 
occultes  du  moyen  âge  donnaient  ainsi  la  main  chez  lui  à  Tincrédulité.  K.  Saint- 
Simon,  t.  XII,  p.  199. 


I171Î)  ACCUSATIONS  CONTRE  ORLÉANS.  653 

étaient  les  victimes  :  son  gendre  et  sa  petite-fille  *  étaient  peut-être 
les  assassins;  lui,  qui,  dit-on,  appelait  le  duc  d'Orléans  pour  ses 
bravades  d'impiété,  un  fanfaron  dé  crimes*,  doutait  maintenant 
s'il  n'était  pas,  en  effet,  le  plus  exécrable  des  criminels.  Les  mé- 
decins et  les  chirurgiens  qui  avaient  ouvert  les  corps  étaient  par- 
tagés sur  la  question  de  poison  !  Le  vieux  roi  garda  néanmoins 
la  force  d*Âme  et  la  présence  d'esprit  nécessaires  pour  refuser  à 
l'accusé  l'irréparable  scandale  du  procès  qu'il  sollicitait;  mais  ce 
poids  affreux  pesa  longtemps  sur  la  tête  de  Philippe  :  le  temps,  et 
surtout  la  vie  du  petit  duc  d'Anjou,  qui,  en  survivant,  lui  enlevait 
tout  le  fruit  de  ses  prétendus  forfaits,  purent  seuls  finir  par  le 
justifier  aux  yeux  de  la  France.  On  finit  par  comprendre  qu'il  n'y 
avait  eu  d'autre  poison  qu'nme  fièvre  rouge,  maligne  et  mal  sortie 
(une  rougeole  pourprée),  qui  eut  un  caractère  épidémique  dans 
ce  funeste  hiver. 

Les  regrets  excités  par  la  mort  prématurée  du  duc  de  Bourgogne 
n'ont  pas  disparu  avec  l'interprétation  sinistre  de  cette  mort.  La 
tradition  de  ces  regrets  s'est  perpétuée  jusqu'à  nous  :  notre  géné- 
ration a  pu  entendre  encore  des  vieillards  exprimer  la  pensée  que 
le  petit-fils  de  Louis  XIV  eût  régénéré,  eût  sauvé  la  monarchie. 
Les  hommes  attachés  aux  souvenirs  du  passé  n'ont  cessé  de 
pleurer  en  lui  le  représentant  le  plus  pur  de  leur  foi  ;  les  phi- 
losophes, les  hommes  des  temps  nouveaux,  ont  aussi  salué  de 
leurs  douloureux  homtnages  cette  tombe  fermée  sur  tant  d'espé- 
rances. Il  y  a,  dans  une  telle  unanimité,  un  sentiment  qui  fait  hon- 
neur au  cœur  humain,  et  c'est  là,  pour  l'objet  de  tant  de  larmes, 
une  espèce  d'auréole  que  l'histoire  doit  respecter.  L'homme,  en 
effet,  chez  le  duc  de  Bourgogne,  méritait  le  respect  de  tous;  mais 
le  prince  eût-il  donné  à  la  France  tout  ce  qu'elle  attendait  de  lui? 
L'eût-il  conduite  dans  le  sens  de  ses  vraies  destinées?  Eût-il,  nous 
ne  disons  pas  résolu,  la  monarchie  ne  pouvait  le  faire,  mais 
du  moins  ajourné  pour  longtemps  les  formidables  questions  de 
l'avenir?  —  Nous  ne  le  pensons  pas,  et  c'est  dans  les  écrits  de  son 
maître  et  dans  les  siens  propres  que  nous  puisons  cette  opinion 
négative. 

1.  La  mère  de  la  ^chesse  de  Berri  était  une  fille  du  roi  et  de  ma^me  de  Moiitospai). 

2.  Saint-Simon,  t.  XI,  p.  346. 


55/i  LOUIS  XIV.  117121 

Nous  avons  analysé  ailleurs  '  les  ouvrages  écrits  par  Fénclon 
pour  Féducalion  du  duc  de  Bourgogne  et  nous  y  avons  cherché 
les  tliéories  de  ce  grand  homme.  Quant  à  l'application,  il  en  a 
posé  les  jalons  de  sa  propre  main  en  novembre  1711,  dans  un 
mémoire  transmis  au  jeune  prince  par  le  duc  de  Chevreuse.  Voici 
les  moyens  que  Fénelon  propose  pour  rétablir  l'État  :  renouveler 
les  lois  somptuaires;  renoncer  à  toute  dépense  pour  les  arts  et 
bàlimenls  jusqu'à  racquittement  de  la  dette;  réduire  les  appoin- 
tements; réduire  les  dettes  au  denier  30  (c'est  la  banqueroute, 
palliée  à  SCS  yeux  par  l'aversion  ecclésiastique  contre  l'intérêt); 
établir  partout  des  assiettes  (pour  la  répartition  de  l'impôt), 
comme  -en  Languedoc,  et  des  États  Provinciaux,  auxquels  seront 
attribuées  la  police  et  la  destination  des  fonds ,  etc.  ;  abolition  des 
gabelles,  des  cinq  grosses  fermes,  de  la  capilation  et  de  la  dime 
royale;  réduction  de  l'impôt  ordinaire  à  la  taille  généralisée  et 
rectifiée.  Le  roi  demandera  la  somme  :  les  États  Provinciaux  or- 
donneront et  lèveront  l'impôt  devant  produire  cette  somme.  Plus 
d'intendants;  des  envoyés  du  roi  viendront  de  temps  à  autre  in- 
specter les  provinces;  rétablir  les  États-Généraux,  mais  sur  un 
pied  plus  aristocratique  qu'autrefois  :  ils  seront  composés  des 
évoques,  d'un  seigneur  de*haute  noblesse  et  d'un  homme  consi- 
dérable du  tiers  élus  dans  chaque  diocèse  :  ils  délibéreront  sur  les 
fonds  pour  charges  extraordinaires,  sur  la  guerre,  sur  toutes 
matières.  Ils  seront  triennaux  et  délibéreront  aussi  longtemps 
qu'ils  voudront  :  leur  autorité  est  par  voie  de  représentation; 
plus  de  ministres;  un  conseil  d'état,  toujours  présidé  par  le  roi, 
et  six  autres  conseils  composés  de  grands  personnages  régleront 
toutes  les  affaires  du  royaume. 

Pour  ce  qui  concerne  l'Église,  continue  Fénelon,  elle  est  moins 
libre  à  certains  égards  en  France  que  les  églises  simplement  tolé- 
rées en  pays  non  catholiques,  et  qui  élisent,  déposent,  assemblent 
librement  leurs  pasteurs.  Le  roi,  dans  la  pratique,  est  plus  chef 
de  l'Église  que  le  pape  :  les  libertés  gallicanes  sont  libertés  à 
l'égard  du  pape,  servitudes  à  l'égard  du  roi.  Les  juges  laïques 
dominent  les  évoques,  comme  le  tiers-état' (par  les  ministres  et 

1.  V.  ci -dessus,  p.  305  et  suivantes. 


117IÎ]  PLANS   POLITIQUES   DE   FÉNELON.  555 

par  la  robe)  domine  les  premiers  seigneurs,  Fénclon  voudrait  Tin- 
dépendance  réciproque  des  deux  puissances  :  TÉglise  peut  excom- 
munier le  prince;  le  prince  peut  faire  mourir  le  pasteur;  FÉglisc 
n*a  pas  droit  d*élire  ou  déposer  les  rois.  Les  ecclésiastiques  doi- 
vent contribuer  aux  charges  de  TÉtat  i>ar  leure  revenus.  Le  com- 
merce des  évoques  avec  leur  chef  doit  être  libre,  ainsi  que  les 
conciles  provinciaux.  Il  convient  que  le  roi  mette  dos  évoques 
dans  son  conseil  pour  les  affaires  mixtes.  Cette  liberté  que  Fénc- 
lon réclame  pour  les  évéques,  il  est  loin  d'en  vouloir  faire  part 
aux  curés,  car  il  conçoit  l'Église,  comme  l'État,  fort  aristocratique. 
Il  propose  un  plan  pour  déraciner  le  jansénisme  :  demander  une 
nouvelle  bulle  à  Rome,  faire  déposer  les  évéques  qui  refftseront 
de  l'accepter,  destituer  tous  les  docteurs,  professeurs,  etc.,  imbus 
de  jansénisme'.  C'est  là  pour  lui  une  grande  hérésie  qu'il  faut 
abattre  à  tout  prix. 

Quant  à  la  noblesse,  lui  attribuer  toutes  les  charges  de  la  maison 
militaire  et  civile  du  roi.  Préférer  partout  les  nobles  pour  les 
grades.  Toute  noble  maison  doit  avoir  un  majorât  inaliénable, 
comme  en  Espagne.  La  liberté  du  commerce  en  gros,  sans  déro- 
ger. Interdiction  des  mésalliances.  D'autres  mesures  encore  doi- 
vent être  prises  pour  séparer  et  fortifier  la  noblesse.  Les  nobles 
doivent  être  préférés  aux  roturiers,  à  mérite  égal,  pour  les  fonc- 
tions judiciaires.  Il  faut  substituer,  là  où  on  le  pourra,  des  ma- 
gistrats d'épée  aux  magistrats  de  robe. 

Abolition  de  la  vénalité  des  charges.  Corriger  et  réunir  toutes 
les  coutumes  en  un  bon  code.  Peu  de  dispositions  libres  quant 
aux  biens  :  la  loi  doit  régler  la  transmission  presque  absolument. 
Sévère  réprobation  de  tout  commerce  d'argent  par  usure,  hors 
les  banquiers  dont  on  ne  peut  se  passer^.  Examiner,  dans  les 
États-Généraux  et  Provinciaux,  s'il  faut  abolir  les  droits  d'entrée  et 
de  sortie.  Établir  des  manufactures,  mais  sans  prohibition  des 
marchandises  étrangères.  Libre  commerce  avec  les  Anglais  et 
Hollandais  :  la  France  est  assez  riche  si  elle  vend  bien  ses  blés, 
huiles,  vins,  toiles,  tout  ce  qui  sort  de  son  sol.  Bureau  de  com- 

1.  C'est  précisément  la  marche  qu'où  essaya  bientôt  de  suivre  par  la  bulle  Uni" 
y  nitii». 

2.  Bossuet  a  écrit  ua  trait;  dans  le  uiéuic  seiiâ. 


556  LOUIS  XIV.  [17UJ 

merçants,  que  les  États  et  le  conseil  du  roi  consulteront  sur  toutes 
ces  dispositions  générales.  Espèce  de  mont-de-piètè  pour  ceux  qui 
voudront  commercer  et  qui  n*ont  pas  les  avances  nécessaires  (c'est 
là  évidemment  ce  qu'il  avance  de  plus  hardi  et  de  plus  neuf;  c*est 
le  crédit  donné  par  FÉtatJ.  Marine  militaire  médiocre.  Point  de 
droits  différentiels  en  faveur  de  la  marine  marchande  •. 

Les  opinions  politiques  ou  économiques  du  duc  de  Bourgogne, 
on  en  a  la  certitude  par  ses  écrits,  qu'a  publiés  son  biographe  \ 
et  par  les  longs  récits  de  Saint-Simon,  étaient  généralement  con- 
formes aux  propositions  de  Fénelon.  Il  est  donc  indubitable  que 
l'administration  du  jeune  prince  eût  été,  sur  la  plupart  des  points, 
aux  théories  de  Fénelon,  ce  qu'avait  été  l'administration  de 
Louis  XrV  aux  théories  de  Bossuet,  avec  cette  différence  toutefois 
que,  tandis  que  Louis  XIY  avait  dépassé  Bossuet  en  fait  de  théorie 
absolutiste  ',  son  petit-fils,  au  contraire,  demeurait  en  deçà  de 
Fénelon  pour  ce  qui  regarde  la  liberté  de  l'esprit  et  la  tolérance 
religieuse.  Fénelon  reconnaissait  que  c  nulle  puissance  humaine 
ne  peut  forcer  le  retranchement  impénétrable  de  la  liberté  du 
cœur  >,  et  inclinait  à  accorder  à  tous  la  tolérance  civile  *.  Le  duc 
de  Bourgogne  était  fort  loin  de  ce  libéralisme.  On  a  peine  à  com- 
prendre que  les  fragments  qu'il  a  laissés  sur  les  affaires  des  pro- 
testants soient  de  la  même  main  qui  a  écrit  de  si  judicieuses  et 
de  si  humaines  réflexions.  Il  n'y  a  plus  là  qu'esprit  étroit  et  sec- 
taire quant  aux  idées,  que  passion  et  qu'aveuglement  quant  aux 
faits.  Le  prince  justifie  complètement  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes  ef  la  persécution ,  qu'il  appelle  une  conduite  modérée.  H 
part  de  cette  maxime,  t  qu'un  prince  chrétien  ne  peut  permettre 
que  le  mal  se  passe  dans  ses  états  »  :  étouffer  toute  nouveauté  par 

1.  Œuores  de  Fénelon,  t.  Y,  p.  190-202.  —  Il  faut  lire,  avec  ce  mémoire,  une 
autre  pièce  probablement  antérieure,  VExamm  de  conscience  concernant  Us  itcoirs  <fe 
la  royauté  ;  y  remarquer  ce  qui  regarde  les  galérieoB  retenus,  par  un  abus  monstrueux, 
après  leur  peine  expirée.  Ibid. ,  p.  2. 

2.  Vie  du  duc  de  Bourgogne^  par  Tabbé  Proyart,  t.  I-U,  passim. 

3.  Louis  conçut  néanmoins  dans  sa  Tieillesse  quelques  doutes  sur  le  droit  absolu 
de  disposer  des  biens  de  ses  sujets.  A  propos  de  la  dime  royale,  en  1710,  il  consulta 
son  confesseur,  Le  Tellier,  successeur  du  père  La  Chaise,  qui  lui -apporta  une  con- 
sultation des  plus  habiles  docteurs  de  Sorbonne,  lesquels  décidèrent  nettement  que 
tous  les  biens  de  ses  sujets  étaient  à  lui  en  propre.  Saint-Simon,  t.  IX,  p.  14. 

4.  Examen  de  comrience^  etc.  ;  Œuvre»  de  Féuelon,  t.  V,  p.  39. —  Vie  du  duc  de  BouT" 
gogne^  t.  II,  p.  76-U6-133. 


[1712]  .       OU'EuT  ÉTÉ  LE   DAUPHIN?  557 

des  châtiments  immédiats,  est  pour  lui  un  des  principes  fonda- 
mentaux du  pouvoir.  Il  s'obstine  à  fermer  les  yeux  sur  les  suites 
de  la  révocation  et  ne  veut  pas  même  croire ,  à  ce  sujet ,  les  Mé- 
moires des  intendants!  Bref,  il  semble  n'avoir  plus  son  libre 
arbitre  ni  l'usage  de  son  intelligence  lorsqu'il  s'agit  de  religion. 
L'esprit  de  scrupule  et  de  terreur,  la  terreur  de  l'enfer,  il  faut 
bien  le  dire,  est  ce  qui  domine  ici.  C'est  ce  même  esprit  négatif 
et  timoré  qui  inspire  au  prince  la  crainte  des  savants  de  profes- 
fession,  des  gens  de  lettres,  des  théoriciens,  des  hommes  à  idées: 
il  pressent  leur  redoutable  essor  dans  le  siècle  nouveau  et  vou- 
drait l'étouffer.  Envers  les  beaux-arts  aussi;  bien  plus  rigoureux 
que  Fénelon,  il  est  véritablement  janséniste;  il  renonce  entière- 
ment aux  spectacles,  il  les  défendra  peut-être  quand  il  sera  roi  : 
tout  cela  n'est  qu'occasion  de  péché  * . 

On  peut  donc  résumer,  avec  presque  certitude,  les  caractères 
qu'aurait  eus  le  règne  du  petit-fils  de  Louis  XIV.  Économie  sévère; 
sollicitude  toute  chrétienne  envers  le  peuple  et  les  pauvres;  ten- 
dance du  prince  à  limiter  son  propre  pouvoir  par  des  règles  fixes 
et  indépendantes  des  caprices  et  des  circonstances;  respect  des 
droits  traditionnels  de  chacun;  efforts  pour  réformer  avec  rigidité 
les  mœurs  du  pays,  même  aux  dépens  de  la  sociabilité  et  de  la 
splendeur  nationales;  le  devoir  posé  comme  idéal  au  lieu  de  la 
gloire  ;  plus  rien  de  cette  adoration  mystique  de  la  royauté  par 
elle-même,  qui  avait  été  une  religion  pour  Louis  XIV  :  un  roi, 
aux  yeux  du  duc  de  Bourgogne,  n'est  qu'un  homme  chargé  d'un 
plus  lourd  fardeau  que  les  autres  hommes  et  qui  doit  demander 
à  Dieu  la  force  de  le  porter;  dans  la  pensée  de  Louis  XIV,  le 
roi  avait,  de  droU,  pour  ainsi  dire,  cette  inspiration  divine,  cette 
infaillibilité  temporelle,  que  le  duc  de  Bourgogne  implore  hum- 
blement. 

Abolition  des  impôts  vexatoires  et  de  tous  impôts  indirects  ; 
impôt  unique  établi  sur  le  seul  revenu  de  la  terre,  principe  spé- 
cieux que  nous  verrons  bientôt  devenir  celui  d'une  grande  secte 
économique,  les  physiocrcues,  mais  que  Vauban,  homme  de  pra- 
tique autant  que  de  théorie,  s'était  bien  gardé  de  proposer,  lui 

# 

1.  Vie  dd  duc  de  Bowrgognêt  t.  U,  p.  66-134. 


658  LOUIS  XIV.  [M\r 

qui  senlait  queTindustrie  ajoute  une  valeur  réelle  à  la 'valeur  des 
produits  de  la  terre  et  que  le  revenu  mobilier  doit  être  atteint  par 
rinipôt  comme  le  revenu  terrier  ' .  L'industrie  et  la  marine  sacrifiées 
à  l'agriculture.  Substitution  des  formes  aristocratiques  aux  formes 
monarchiques  en  matière  d'administration  et  de  finances;  con- 
seils oligarchiques,  États  oligarchiques,  remplaçant  les  ministres 
bourgeois  et  les  intendants  bourgeois;  monarchie  aristocratique 
consultative.  En  religion,  orthodoxie  étroite  et  oppressive:  la 
poi*sécution,  sous  Louis  XIV,  frappait  les  protestants  et  les  jansé- 
nistes, et  passait  à  côté  des  incrédules,  encore  enveloppés  d'un 
demi-jour  ;  sous  le  duc  de  Bourgogne,  elle  eût  frapiié  partout,  à 
mesure  que  la  nouvelle  philosophie  eût  grandi;  le  vieux  gallica- 
nisme lui-même  eût  été  en  disgrâce  au  profit  d'un  ultramonta- 
nisme  mitigé;  Fénelon  ne  voulait  pas  comprendre  que,  tant  que 
le  catholicisme  était  la  religion  de  l'État,  tant  que  l'Église  était 
un  corps  politique  et  une  autorité  positive,  les  barrières  gallicanes 
et  parlementaires  étaient  indispensables  à  l'indépendance  natio- 
nale. En  politique  comme  en  religion ,  malgré  des  idées  d'huma- 
nité et  d'audacieuses  innovations  économiques,  le  règne  nouveau 
eût  été  tourné  vers  le  passé,  non  vers  l'avenir.  Espèce  de  salut 
Louis  égaré  dans  la  génération  de  Voltaire,  le  duC  de  Bourgogne 
eût  gouverné  à  rebours  de  l'esprit  du  dix-huitième  siècle  :  le 
siècle  était  à  l'afiranchissemcnt  illimité  des  esprits;  le  prince  eût 
voulu  tout  ramener  sous  la  vieille  autorité  religieuse;  le  siècle 
allait  au  mélange  des  classes,  à  l'égalité  civile  et  politique;  le 
prince  eût  visé  à  rétablir  la  vieille  hiérarchie,  minée  par  les  rois 
eux-mêmes,  et  à  constituer  en  France  ce  qui  n'y  avait  jamais 
existé,  une  aristocratie  gouveinante.  Fénelon,  pendant  un  temps, 
l'eût  modéré,  l'eût  couvert  de  son  génie  sympathique  et  oonci- 

4 

liant;  mais,  après  Fénelon,  une  nouvelle  réaction,  cette  fois  défi- 
nitive, n'eût  pas  tardé  à  se  produire  et  contre  les  erreui*s  et  même 
contre  les  vertus  du  monarque...  Mieux  lui  valut  mourir  dans 
l'éclat  de  la  jeunesse  et  de  la  popularité  :  il  n'eut  point  à  se  plain- 
dre de  la  Providence  ! 
Celui  qui  méritait  d'être  plaint,  c'était  son  aïeul,  c'était  ce  vieil- 

1.  Le  dac  de  Bourgogne  fait,  dans  ses  écrits,  un  grand  éloge  de  Yauban,  mais  ne 
semble  pas  Tavoir  lu  uu  compris. 


It71«l  LOUIS  XIV   ET  VILLARS.  55a 

lard,  qui  n'avait  pas  même  le  droit  de  s'envelopper  la  tôte  et  de 
se  renfermer  dans  sa  douleur.  Les  plus  graves  intérêts  pressaient, 
commandaient  l'attention  de  Louis  XIY.  Il  fallait  pourvoir  seul  k 
tout,  puisque  l'aide  que  s'était  donné  Louis  avait  disparu.  Il  est 
vrai  que  l'action  est  le  meilleur  soulagement  pour  ces  vivaces  et 
fortes  natures! 

Les  malheurs  de  la  famille  royale  pouvaient  avoir  au  dehors  un 
contre-coup  dangereux  pour  la  France.  L'Angleterre,  inquiète  de 
voir  Philippe  V  séparé  par  un  seul  degré  du.trêne  de  France, 
cherchait  de  nouvelles  garanties  et  demandait  que  Philippe  cédât 
ses  droits  éventuels  à  son  jeune  frère,  au  duc  de  Berri  (fin  mars). 
La  pensée  de  Louis  XIV  avait  toujpurs  été  que,  si  le  roi  d'Espagne 
devenait  l'atné  de  la  maison  de  Bourbon,  il  passât  sur  le  trêne  de 
France,  en  transmettant  l'Espagne  à  un  puîné.  Louis  répondit 
d'abord  à  la  proposition  des  Anglais,  qu'une  telle  renonciation 
était  contraire  aux  lois  du  royaume,  a  lois  que  Dieu  seul  peut 
abolir  '  ».  Malgré  cette  étrange  réponse,  il  écrivit  bientôt  à  Phi- 
lippe V,  pour  l'invHer  à  décider  là-dessus,  puis  pour  l'engager 
formellement  à  consentir  [9-18  avril).  II  fallait  du  temps  pour 
vider  ce  grave  incident.  Les  semaines,  cependant,  se  succédaient  : 
le  printemps  était  revenu  encore  une  fois  sans  la  paix  et  le  prince 
Eugène  ne  songeait  qu'à  rouvrir  les  opérations  militaires,  malgré 
la  répugnance  du  gouvernement  anglais.  Eugène  allait  évidem- 
ment pousser  avec  une  sorte  de  fureur  à  un  choc  décisif  et  l'on 
pouvait  compter  que,  vainqueur,  il  négligerait  les  places  françaises 
qui  étaient  derrière  lui  et  percerait  sur  Paris  par  la  trouée  que  lui 
ouvrait  Bouchain  entre  Valenciennes  et  Cambrai.  La  France  dut  se 
remettre  en  défense.  II  y  eut  à  Marli  une  scène  touchante,  lors- 
que Villars  vint  prendre  congé  du  roi  en  partant  pour  l'année. 
Le  masque  de  bronze  qui  couvrait  le  visage  de  Louis  tomba; 
le  vieux  roi  pleura  devant  son  général  favori,  t  Vous  voyez  mon 
«  état,  dit-il,  monsieur  le  maréchal  :  il  y  a  peu  d'exemples  de  ce 
«  qui  m'arrive,  et  que  Ton  perde,  dans  le  même  mois,  son  petit- 
«  lils,  sa  pctite-fllle  et  leur  His,  tous  de  très-grande  espérance,  et 
*  très-tendrement  aimés!  Dieu  me  punit;  je  l'ai  bien  mérité;  j'en 

1.  Hiin.  de  Torci,  p.  711. 


560  LOUIS  XIV.  [17Hi 

«  souffrirai  moins  dans  Vautre  monde!  >  Puis  se  relevant  héroï- 
quement :  c  Laissons  mes  malheurs  domestiques,  continua-t-ii, 
c  et  voyons  à  prévenir  ceux  du  royaume.  Je  vous  remets  les  forces 
«  et  le  salut  de  l'État.  La  fortune  peut  vous  être  contraire.  S'il 
c  arrivoit  ce  malheur  à  l'armée  que  vous  commandez,  quel  seroit 
a  votre  sentiment  sur  le  parti  que  j'aurois  à  prendre  pour  ma 
a  personne  !  »  Yillars  demeura  quelques  moments  en  silence. 
a  Je  ne  suis  pas  étonné,  reprit  le  roi,  que  vous  ne  répondiez  pas 
c  bien  promptement.  En  attendant  que  vous  me  disiez  votre  pen> 
c  sée,  je  vous  dirai  la  mienne.  Je  sais  les  raisonnements  des  cour- 
«  tisans  :  presque  tous  veulent  que  je  me  retire  à  Blois,  si  mon 
«  armée  étoit  battue.  Pour  moi,  je  sais  que  des  armées  aussi  con- 
c  sidérables  ne  sont  jamais  assez  défaites  pour  que  la  plus  grande 
€  partie  de  la  mienne  ne  pût  se  retirer  sur  la  Somme,  rivière 
«  très- difficile  à  passer.  Je  compterois  aller  à  Péronne  ou  à 
€  Saint -Quentin,  y  ramasser  tout  ce  que  j'aurois  de  troupes, 
«  faire  un  dernier  effort  avec  vous,  et  périr  ensemble,  ou  sauver 
«l'État*.» 

C'est  là  peut-être  le  jour  de  sa  vie  où  Louis  mérita  le  mieux 
le  nom  de  Grand,  si  la  vraie  grandeur  est  surtout  dans  le  carac- 
tère. 

Villars  rejoignit  l'armée  à  la  fin  d'avril.  Il  la  trouva  étendue 
des  lignes  du  Crinchon,  près  d'Arras,  jusqu'à  Estrun,  sur  l'Escaut, 
le  front  couvert  par  la  Scarpe  et  le  Sanzet.  Le  gros  des  ennemis 
était  sur  la  Scarpe,  entre  Douai  et  Ânchin.  Pendant  l'hiver,  le 
maréchal  de  Montesquiou,  qui  commandait  sur  la  frontière,  avait 
ruiné  les  ponts  et  les  écluses  du  canal  de  Lille  à  Douai  et  comblé 
en  partie  ce  canal  ;  les  communications  par  eau  entre  Gand  et 
Douai  s'étaient  trouvées  momentanément  interrompues,  el  les 
ennemis,  n'ayant  plus  que  la  voie  de  terre  pour  leurs  charrois, 
avaient  été  retardés  dans  leur  projet  d'établir  de  grands  magasins 
à  Douai.  Par  compensation,  à  la  vérité,  ils  avaient  brûlé,  avec  des 
bombes,  les  magasiûs  de  fourrages  des  Français  sur  les  rem^jarts 
d'Arras  (2  mars).  Les  délais  affectés  de  l'Angleterre  entravèrent 
aussi  Eugène,  heureusement  pour  les  Français,  dont  les  res- 

1.  J/f^.  de  Villars,  p.  207. 


(1712]  NÉGOCIATIONS.  561 

sources  étaient  mal  assurées  et  les  forces  peu  disponibles  au  prin- 
temps. 

Les  négociations  avaient  continué,  non  point  entre  les  pléni- 
potentiaires assemblés  à  Utrecht,  mais  entre  les  cabinets  de 
Versailles,  de  Saint-James  et  de  TEscurial.  Les  Anglais  avaient 
proposé  que  Philippe  V,  s'il  ne  voulait  pas  renoncer  à  ses  droits 
éventuels  en  France,  échangeât  le  trône  d'Espagne  contre  les 
royaumes  de  Naplcs  et  de  Sicile  et  les  duchés  de  Savoie  et  de 
Mantoue,  lesquels  états,  sauf  la  Sicile,  seraient  réunis  à  la  France, 
si  Philippe  V  devenait  le  chef  de  la  maîson  de  Bourbon.  La  cou- 
ronne d'Espagne  passerait  au  duc  de  Savoie.  La  proposition  était 
extrêmement  avantageuse  à  la  France  :  Louis  XIV  l'appuya  vive- 
ment auprès  de  son  petit-fils;  mais  Philippe  V  aima  mieux  renon- 
cer à  son  ancienne  patrie  qu'à  la  nouvelle  et  consentit  d'aban- 
donner ses  droits  de  succession  en  France.  Le  courrier  qui  portait 
à  Londres  la  résolution  du  roi  d'Espagne  se  croisa  avec  un  cour- 
rier anglais  qui  apportait  à  Louis  XIV  le  consentement  de  la  reine 
Anne  à  une  trêve  de  deux  mois,  pourvu  que  le  roi  remit  Dunkerque 
en  dépôt  aux  Anglais  jusqu'à  ce  que  les  Hollandais  eussent  accordé 
à  la  France  un  équivalent  pour  Dunkerque.  Le  roi  demanda  quatre 
mois  de  trêve  au  lieu  de  deux,  promit  le  dépôt  de  Dunkerque  aux 
Anglais,  consentit  d'ajouter  à  la  cession  de  Terre-Neuve  celle  de 
l'Acadie  et  de  la  moitié  française  de  l'île  Saint-Christophe,  et  de 
renoncer  à  Landau;  c'était  le  dernier  terme  des  concessions.  A  ce 
prix,  Louis  espérait  que  l'Angleterre  imposerait  la  paix  à  ses  alliés. 
Le  17  juin,  la  reine  Anne  communiqua  au  parlement  l'état  des 
négociations  :  les  deux  chambres  répondirent  par  des  adresses 
favorables  à  la  paix.  La  question  essentielle  était  vidée  avec  Phi- 
li  ppe  V  ;  quant  aux  garanties,  le  cabinet  anglais  demanda  au  roi  que 
les  renonciations  de  Philippe  V  au  trône  de  France  et  des  princes 
français  au  trône  d'Espagne  fussent  ratifiées  par  les  États-Généraux 
de  France.  Louis  XIV  eût  regardé  l'appel  aux  États- Généraux 
comme  le  renversement  de  la  monarchie  :  il  répondit  que,  c  l'au- 
torité que  les  étrangers  attribuent  aux  États  étant  inconnue  en 
France» ,  il  promettait  seulement  d'accepter  la  renonciation  de  Phi- 
lippe et  de  la  faire  publier  et  enregistrer  aux  parlements,  ainsi  que 
celles  des  princes  français,  et  de  révoquer  les  lettres  patentes  Je 
x.v.  36 


562  LOUIS  XIV.  {!71«l 

décembre  1700,  qui  avaient  réservé  à  Philippe  ses  droits  éven- 
tuels'. 

Les  armées  s'étaient  mises  en  mouvement  dans  les  derniers 
jours  de  mai.  Les  Anglais  n'avaient  opéré  leur  jonction  avec  les 
Auslro-Bataves  que  le  20  de  ce  mois,  sur  la  Scarpe,  et,  le  23, 
Viilars  avait  été  informé  de  Versailles  que  le  nouveau  général 
anglais,  le  duc  d'Ormond,  avait  ordre  d'éviter  toute  participa- 
tion à  des  opérations  offensives.  Le  26  mai,  l'armée  ennemie 
passa  l'Escaut  à  Bouchain,  laissant  un  gros  corps  entre  l'Escaut 
et  la  Scarpe,  et  se  déploya  de  Bouchain  au  Gâteau -Gambresis. 
Viliars  s'étendit  en  équerre  sur  l'Escaut  et  le  Sanset,  avec  son 
quartier- général  à  Gambrai.  Eugène  eût  voulu  attaquer  en  dé- 
bouchant par  la  forét  de  Bohain ,  entre  les  sources  de  l'Escaut 
et  de  la  Somme.  Viliars  était  décidé  à  accepter  la  bataille  sur  les 
plateaux  du  Vermandois,  au  nord  de  Saint-Quentin.  Le  duc  d'Or- 
mond s'excusa  de  concourir  aux  mouvements  d'Eugène  jusqu'à 
ce  qu'il  eût  reçu  de  nouvelles  instructions  de  sa  cour.  Eugène , 
obligé  de  renoncer  à  son  premier  dessein,  se  rabattit  sur  Le  Ques- 
noi,  qu'il  investit  [8  juin).  Viliars  demanda  à  Ormond  si  les  An- 
glais s'opposeraient  aux  entreprises  que  l'armée  française  pour- 
rait tenter  pour  secourir  Le  Quesnoi  :  Ormond  pria  le  général 
français  de  ne  rien  entreprendre  jusqu'à  notification  de  la  trêve; 
puis  il  assembla  les  chefs  des  corps  allemands  à  la  solde  d'Angle- 
terre et  leur  déclara  que  la  reine,  sa  maîtresse,  était  d'accord 
d'une  trêve  de  quatre  mois  avec  le  roi  de  France.  Les  généraux 
allemands  répondirent  qu'ils  obéiraient  au  prince  Eugène,  tant 
qu'ils  n'auraient  pas  d'ordres  contraires  de  leurs  souverains  : 
tous  les  mercenaires  allemands,  capitaines  et  soldats,  ne  connais- 
saient qu'Eugène  et  Marlborough;  Eugène  et  les  députés  des 
États- Généraux  à  l'armée  les  avaient  gagnés  sans  peine  en  leur 
promettant  que  l'empereur  et  la  Hollande  se  chargeraient  de  leur 
solde  si  l'Angleterre  cessait  de  les  payer.  Un  des  plénipotentiaires 
anglais  à  Utreclit,  le  comte  de  Strafford,  s'étant  rendu  sur  ces 
entrefaites  au  camp  des  alliés,  pour  notifier  la  trêve  de  quatre 
mois  et  inviter  les  Austro-Bataves  à  y  souscrire,  Eugène  et  les 

1.  Mém.  de  Torci,  p.  712  etsuivautes. 


1171«)  TRÊVE  AVEC  LES  ANGLAIS.  563 

députés  hollandais  réclamèrent  un  délai  afin  de  consulter  les 
États -Généraux  et  les  plénipotentiaires  de  l'empereur  (25  juin). 
Pendant  ces  pourparlers,  Le  Quesnoi,  assez  mal  défendu,  se  rendit 
dès  le  4  juillet,  sans  que  Villars  eût  rien  entrepris  ' . 

Eugène  se  trouva  ainsi  maître  du  terrain  entre  FEscaut  et  la 
Sambre.  11  continuait  d'aller  à  ses  fins  malgré  la  défection  des 
Anglais.  La  prise  du  Quesnoi  et  la  désobéissance  des'  mercenaires 
angle  -  allemands  encouragèrent  Heinsius  et  ses  amis  à  repousser 
la  trêve,  de  concert  avec  les  Impériaux  :  ordre  fut  envoyé  aux 
commandants  des  places  conquises  sur  la  France  de  ne  pas  rece- 
voir les  troupes  anglaises  dans  leurs  murs.  La  séparation  entre 
les  Anglais  et  leurs  anciens  alliés  fut  consommée,  le  17  juillet, 
par  le  départ  du  duc  d'Ormond,  qui  abandonna  ses  quartiers, 
proche  de  Douai,  pour  se  retirer  vers  la  Flandre  maritime.  Il  n'em- 
menait avec  lui  que  dix -huit  bataillons  et  deux  mille  chevaux, 
Anglais  nationaux,  et  un  très -petit  corps  allemand  et  liégeois, 
quinze  ou  seize  mille  hommes  peut-être  en  tout,  sur  plus  de  cin- 
quante mille  qui  avaient  été  à  la  solde  britannique  :  l'Angleterre 
avait  soutenu  cette  grande  guerre  quasi  exclusivement  avec  le 
sang  de  l'Allemagne.  Les  Hollandais  fermèrent  les  portes  de  plu- 
sieurs villes  à  Ormond ,  mais  ne  purent  Tempêchcr  d'occuper 
Gand  ,  dont  le  château  avait  déjà  garnison  anglaise  (23  juillet)  : 
Ormond  fit  sortir  de  Gand  ce  qu'il  y  avait  de  troupes  à  la  éolde 
de  Hollande  et  se  saisit  également  de  Bruges  et  des  postes  situés 
sur  le  canal  de  Bruges  à  Ostende.  Le  19  juillet,  cinq  mille  Anglais, 
débarqués  à  Qunkerque ,  avaient  pris  possession  des  forts  et  des 
remparts ,  comme  prix  de  la  trêve  et  garantie  des  promesses  du 
roi  de  France. 

Eugène,  malgré  la  retraite  des  Anglais,  était  encore  supérieur 
à  Villars,  l'empereur  ayant  envoyé  aux  Pays-Bas  vingt-trois  mille 
soldats  qui  ne  lui  étaient  plus  nécessaires  dans  la  Hongrie  paci- 
fiée. Le  jour  môme  du  départ  d'Ormond,  Eugène  revint  du  Ques- 
noi sur  la  Selle,  la  petite  rivière  du  Gâteau,  comme  pour  marclier 
aux  Français.  Villars  passa  l'Escaut  et  se* porta  au-devant  de  l'en- 
nemi. Eugène  s'étendit  sur  sa  gauche,  au  lieu  d'avancer,  et  Ht 

1.  Torci,  p.  718.  —  Leitra  de Bolingbroke,  t.  f,  p.  195.  —  Villare,  p.  MO. 


564  LOUIS  XIV.  H71i: 

investir  Landrecies.  Le  plan  d'Eugène  se  développait  :  il  était 
redoutable,  mais  hasardeux  ;  laisser  en  arrière,  d'un  côté,  Vaien- 
cicnnes  et  Gondé,  de  l'autre,  Maubeuge,  Charleroi  et  Namur,  tenir 
le  Haut- Escaut  par  Bouchain,  la  Sambre  par  Landrecies,  l'inter- 
valle enlre  ces  deux  rivières  par  Le  Qucsnoi,  et,  une  fois  assuré  de 
cette  base,  marcher  en  avant.  En  entrant  par  Bouchain,  il  aurait 
fallu  prendre  ou  tourner  Cambrai;  mais,  si  l'on  entrait  par  Lan- 
drecies, il  n'y  avait  plus  rien  jusqu'à  Paris  que  la  bicoque  féo- 
dale de  Guise.  L'armée  ennemie  se  partagea  en  trois  corps  :  le 
premier,  sous  le  prince  d'Anhalt-Dessau  et  le  général  Fagel,  fil  le 
siège  de  Landrecies;  le  second,  le  plus  fort  des  trois,  sous  Eugène 
en  personne,  s'établit  sur  l'Escaillon,  pour  couvrir  le  siège;  le 
troisième ,  sous  le  comte  d'Albemarle,  général  anglais  au  service 
de  Hollande,  fut  posté  dans  un  camp  retranché,  à  Denain,  sur 
l'Escaut,  entre  Valencîennes  et  Bouchain,  pour  assurer  les  con- 
vois qui  allaient  des  magasins  de  Marchiennes  au  camp  de  Lan- 
drecies. D'anciennes  lignes  françaises  de  1709,  réparées  et  aug- 
mentées, barraient  le  pays  entre  l'Escaut  et  la  Scarpe  et  faisaient 
communiquer  à  couvert  le  camp  de  Denain  avec  Marchiennes,  où 
les  alliés  avaient  établi  leur  entrepôt  général.  Les  alliés  appelaient 
ces  deux  lignes  parallèles  le  chemin  de  Paris, 

C'était  là  une  base  d'opérations  bien  témérairement  étendue, 
en  présence  d'un  adversaire  tel  que  Villars.  L'armée  alliée  tenait 
douze  à  quinze  lieues  de  pays.  Eugène  avait  trop  oublié  ses 
propres  campagnes  de  l'Adige!  La  timidité  forcée  de  Villars,  en 
1711,  avait  inspiré  au  chef  ennemi  une  confiance  exagérée  :  il 
s'imaginait  que  le  général  français  avait  défense  de  rien  hasarder 
dans  aucun  cas. 

Les  mouvements  de  Villars  commencèrent  à  faire  revenir  Eu- 
gène de  cette  opinion  :  le  niaréchal  se  déploya  entre  Cambrai  et 
Landrecies ,  passa  la  Selle  près  de  sa  source  et  parut  se  disposer 
à  assaillir  la  circonvallation  des  assiégeants.  Eugène  se  concentra, 
pour  soutenir  les  lignes  de  siège  :  ces  lignes  étaient  très-fortes  et 
la  victoire  lui  semblait  assurée.  Les  lieutenants  de  ViUars  trou- 
vaient aussi  leur  chef  bien  hasardeux.  Le  23  juillet  au  soir, 
cependant,  ordre  fut  donné  à  l'armée  de  marcher  aux  assié- 
geants; mais,  pendant  ce  temps,  un  gros  de  cavalerie  retournait 


fl7Hl  BATAILLE  DE   DENAIN.  '65 

franchir  la  Selle,  descendait  cette  rivière  et  en  gardait  les  pas- 
sages :  les  hussards  français  battaient  les  plaines  pour  arrêter  les 
donneurs  d'avis  et  les  éclaireurs  ;  un  corps  d'infanterie  retournait 
droit  à  TEscaut  et  allait  jeter  des  ponts  à  Neuville,  entre  Bouchain 
et  Denain.  Tout  à  coup,  le  gros  de  l'armée  fit  demi-tour  à  gauche 
et  suivit  ces  détachements,  au  grand  mécontentement  des  soldats, 
qui  croyaient  qu'on  tournait  le  dos  à  l'ennemi.  Ils  se  ravisèrent 
bieqtôt  et  comprirent  qu'on  allait  au  camp  de  Denain.  L'hon- 
neur du  projet  appartenait  au  maréchal  de  Montesquiou  :  le 
général  en  chef  n'avait  fait  qu'adopter  et  développer  la  pensée 
de  son  second  '. 

Le  24  au  matin,  les  ponts  de  Neurille  furent  achevés  sans  oppo^ 
sition ,  grâce  aux  précautions  prises  et  à  la  négligence  du  com- 
mandant de  Denain,  Albemarle.  Villars,  accouru  à  l'avant -garde, 
passa,  non  sans  peine,  un  petit  marais  au  delà  de  l'Escaut,  qui 
eût  été  très-facile  à  défendre,  si  l'ennemi  fût  arrivé  à  temps; 
mais  l'ennemi  ne  fut  pas  même  en  mesure  de  défendre  sérieuse- 
ment les  lignes.  La  parallèle  du  côté  de  Bouchain  fut  emportée 
d'emblée,  et  un  convoi,  avec  son  escorte,  fut  enlevé  dans  les 
lignes.  Albemarle  replia  ses  troupes  dans  son  camp  retranché,  et 
l'avant- garde  française  se  mit  en  communication  avec  la  garnison 
de  Valenciennes ,  sortie  pour  prendre  l'ennemi  à  revers.  Eugène, 
cependant,  averti,  seulement  le  matin,  de  la  marche  des  Fran- 
çais, était  accouru  à  toute  bride  avec  son  état-major.  Il  renforça 
Albemarle  de  quelques  bataillons  postés  vers  Tbian,  à  la  droite 
de  l'Escaut,  le  conjura  de  tout  faire  pour  tenir  jusqu'à  l'arrivée 
du  gros  des  alliés  et  alla  se  placer  sur  une  hauteur,  de  l'autre 
côté  de  l'Escaut,  pour  voir  venir  et  diriger  ses  forces.  Au  loin,  sur 
les  plateaux,  on  apercevait  déjà  les  tètes  des  colonnes  ennemies. 

Yillars  sentit  qu'il  fallait  enlever  la  victoire  au  pas  de  course. 
Il  ne  prit  pas  le  temps  de  faire  des  fascines  pour  combler  le  fossé 
du  camp.  <  Les  corps  de  nos  gens  seront  nos  fascines  !»  On  fit 


1.  SaÎTant  Voltaire,  bien  informé  de  oe  qui  regarde  Villars,  c'étaient  an  curé  et 
un  conseiller  an  parlement  de  Flandre  qui,  se  promenant  ensemble  vers  ces  quartiers, 
avaient  imaginé  les  premiers  qa*on  ponvait  aisément  attaquer  Denain  et  Marchiennes. 
Le  conseiller  donna  son  avis  à  Tintendant  de  la  province  ;  celiii-d  à  Montesqnion  ; 
Montesquioa  à  Villars.  Siècle  d§  Louis  XIV ^  cbap.  xxiii. 


5')6  LOUIS  XIV.  [171Î) 

la  prière,  et  Ton  se  jeta  dans  les  fossés,  sous  un  feu  effroyable 
de  canon  et  de  mousqueterie.  Heureusement,  le  fossé  était  peu 
profond  et  la  levée  peu  solide  :  le  parapet  s'éboula  et  nos  fantas- 
sins se  jetèrent  avec  intrépidité  dans  le  retranchement.  Un  mo- 
ment après,  la  cavalerie  se  fit  une  ouverture  sur  un  autre  point. 
Les  ennemis  essayèrent  de  se  rallier  dans  le  village  et  l'abbaye  de 
Denain.  Ils  y  furent  forcés  ;  le  comte  d'Albemarle  et  plusieurs 
princes  allemands  furent  enveloppés  et  pris.  Tout  le  reste  des 
ennemis  se  précipita  en  pleine  déroute  vers  le  pont  de  bateaux 
qu'ils  avaient  sur  l'Escaut.  Le  pont  croula  sous  les  fuyards  ;  pres- 
que tout  fut  tué,  pris  ou  noyé  ;  quatre  généraux  périrent;  dix-sept 
bataillons,  qui  avaient  défendu  les  retranchements,  furent  à  peu 
près  anéantis  sous  les  yeux  d'Eugène.  Ce  prince ,  exaspéré,  s'était 
mis  à  la  tète  de  ses  premières  colonnes  et  tentait  en  ce  moment  de 
déboucher  par  un  autre  pont  que  les  alliés  avaient  établi  à  Prouvi, 
entre  Denain  et  Valcnciennes  ;  mais  lé  pont  de  Prouvi  était  déjà 
au  pouvoir  des  Français,  et  Eugène  ne  réussit  qu'à  faire  encore 
tuer  là  quelques  centaines  de  ses  gens.  Les  députés  des  États- 
Généraux,  à  force  d'instances,  l'obligèrent  à  cesser  l'attaque  et  à 
se  retirer,  la  rage  dans  le  cœur.  L'ennemi  avait  perdu  huit  mille 
hommes  et  douze  canons,  les  Français  pas  plus  de  cinq  cents  hom- 
mes ;  Yillars  envoya  plus  de  soixante  drapeaux  à  Versailles,  dont 
les  murs  en  deuil  avaient  perdu  l'habitude  de  ces  glorieuses  ten- 
tures ! 

Le  jour  môme  du  combat,  un  corps  français  était  allé  masquer 
Marchiennes:  du  25  au  26,  d'autres  corps  assaillirent  et  empor- 
tèrent Saint-Amand,  Anchin,  Mortagne,  tous  les  postes  occupés 
par  l'ennemi  le  long  de  la  Scarpe ,  depuis  Douai  jusqu'à  l'embou- 
chure de  la  Scarpe  dans  l'Escaut.  Tous  les  efforts  se  concentrèrent 
ensuite  sur  Marchiennes,  qui  se  rendit  le  30.  On  y  prit  plus  de 
quatre  mille  soldats,  quinze  cent  mariniers,  qui  faisaient  le  service 
des  convois  par  eau,  force  chevaux  et  provisions,  et  cent  canons, 
dont  soixante  de  siège;  en  un  mot,  tout  le  magasin  de  réscn-e 
des  ennemis.  Les  garnisons  de  Valcnciennes,  d'Ypres ,  des  villes 
maritimes ,  avaient  joint  Farinée ,  et  Villars  était  supérieur  à  Eu- 
gène ,  qui  ne  put  rien  faire  pour  empêcher  la  destruction  de  tout 
ce  que  les  alliés  avaient  de  troupes  à  la  gauche  de  l'Escaut.  Du  24 


li712J  TRIOMPHES  DE   VILLARS.  667 

au  30  juillet,  les  alliés  avaient  perdu  quatorze  à  quinze  mille 
hommes,  contre  une  perte  presque  nulle  du  côté  des  vainqueurs. 
Ce  ne  fut  là  que  le  moindre  résultat  de  la  victoire.  Villars  poussa 
vigoureusement  ses  succès.  Après  avoir  rasé  les  retranchements 
ennemis  de  TEscaut  et  de  la  Scarpe,  il  investit  Douai  le  31  juillet, 
retrouva  et  employa ,  pour  reconquérir  cette  ville,  une  partie  des 
lignes  que  les  ennemis  avaient  élevées  pour  la  prendre  en  1710 
et  qu'ils  avaient  eu  l'arrogance  de  ne  point  raser,  comme  si  tout 
retour  offensif  eût  été  à  jamais  interdit  aux  Français.  Eugène  avait 
été  forcé  de  lever  le  siège  de  Landrecies  dès  le  29 ,  par  l'impossi- 
bilité de  faire  subsister  son  arm'ée  depuis  la  perte  de  ses  magasins 
et  de  ses  communications.  Il  alla  repasser  l'Escaut  à  Tournai ,  se 
porta  à  Séclin,  entre  Lille  et  Douai,  puis  vint  reconnaître  la  vaste 
circonvallation  de  Villars,  vers  Pont-à-Rache,  entre  Douai  et  An- 
chin.  C'était  le  côté  le  plus  vulnérable;  mais  Villars  l'avait  fortifié 
par  de  bons  retranchements  et  en  faisant  refluer  la  Scarpe  dans 
son  fossé  par  un  barrage.  Après  avoir  campé  quinze  jours  en  vue 
du  camp  français,  Eugène  reconnut  l'attaque  impossible  et  se  re- 
tira (  27  août  ).  Le  même  jour,  le  fort  de  Scarpe  capitula  :  le  8  sep- 
tembre ,  la  ville  de  Douai  en  fit  autant,  après  un  assaut  qui  avait 
livré  aux  Français  à  peu  près  tous  les  dehors.  Trois  mille  soldats, 
reste  de  la  garnison,  demeurèrent  prisonniers.  Tout  le  cours  de 
la  Scarpe  était  reconquis. 

Villars  et  le  gros  de  l'armée  n'étaient  déjà  plus  devant  Douai» 
quand  cette  ville  ouvrit  ses  portes.  Villars ,  sur  l'avis  qu'Eugène 
passait  derechef  l'Escaut  vers  Tournai ,  était  parti,  le  8  septembre 
au  matin ,  pour  aller  passer,  de  son  côté ,  cette  rivière  à  Valen- 
ciennes.  Eugène,  prévoyant  de  nouvelles  entreprises  dès  que  Douai 
serait  tomb^,  voulait  aller  couvrir  Le  Quesnoi,  où  il  avait  déposé 
tout  son  parc  de  siège  en  levant  son  camp  de  Landrecies,  et  me- 
nacer Maubeuge  pour  tâcher  de  détourner  Villars  d'assiéger  Bou- 
chain.  Villars  prévint  son  adversaire,  et  Le  Quesnoi  fut  investi  le  8 
au  soir.  Eugène  ne  parut  que  le  10  et  vit  les  Français  entre  lui  et 
Le  Quesnoi ,  le  long  de  la  petite  rivière  d'Honneau.  Il  fut  aussi 
impuissant  à  secourir  Le  Quesnoi  qu'à  secourir  Douai.  La  place 
capitula  le  4  octobre  :  on  y  trouva  un  attirail  de  guerre  deux  fois 
plus  considérable  encore  qu'à  Marchiennes  ;  cent  seize  gros  ca- 


568  LOUÎS   XIV.  [171Î] 

nons  de  siège,  sans  les  pièces  de  campagne ,  cent  quarante  mor- 
tiers, des  munitions  immenses;  tout  cela  valait  bien  trois  millions. 
Eugène,  au  désespoir,  s*était  éloigné,  le  29  septembre,  pour  ne 
point  assister  à  ce  nouveau  désastre. 

Avant  que  Le  Quesnoi  se  fût  rendu,  Bouchain  avait  déjà  été  in- 
vesti, malgré  les  pluies  d'automme.  Il  capitula  dès  le  19  octobre. 
Ce  fut  le  couronnement  de  cette  fameuse  campagne  de  1712 ,  qui 
avait,  tout  à  coup  et  sans  transition,  reporté  la  France  du  fond  de 
Tablme  jusque  sur  les  hauteurs  glorieuses  d*où  elle  était  depuis 
longtemps  descendue  ! 

On  était  si  accoutumé  au  malheur,  qu'on  ne  pouvait  croire  à  ce 
retour  de  fortune.  Il  semblait  que  ce  fût  quelque  rêve  des  beaux 
jours  passés;  on  craignait  de  s'éveiller  !  Beaucoup  de  gens  s'étaient 
d'abord  imaginé  que  l'aflaire  de  Denain  n'était  qu'un  petit  succès 
enflé  par  la  vanité  de  Yillars  !  Il  fallut  pourtant  bien  finir  par  re- 
connaître que  le  terrible  vainqueur  de  HOchstedt,  de  Turin,  d'Ou- 
denarde  et  de  Malplaquet  était  vaincu  à  son  tour,  et  que  la  France 
militaire  s'était  enfin  retrouvée  elle-même  *. 

Tout  avait  été  concentré  aux  Pays-Bas  :  dans  le  reste  de  l'Eu- 
rope, la  guerre  paraissait  près  de  s'éteindre  obscurément.  La 
campagne  avait  été  nulle  sur  le  Rhin  et  sur  les  Alpes  :  le  duc  de 
Savoie  était  tout  occupé  d'arranger  sa  paix  par  l'intermédiaire 
de  l'Angleterre.  En  Espagne,  le  gouvernement  de  Philippe  V  était 
sans  ressources  pour  compléter  l'œuvre  de  Villa-Vîciosa,  et  le  cé- 
lèbre capitaine  qui  avait  relevé  en  Gastille  sa  renommée  déchue 
en  Flandre,  Vendôme,  était  mort,  le  11  juin,  d'un  trépas  peu  hé- 
roïque, des  suites  d'une  indigestion,  à  l'âge  de  cinquante-huit  ans'. 
Les  ennemis ,  renforcés  par  des  troupes  impériales  qui  venaient 
de  prendre  Porto-Ercole ,  un  des  présides  de  Toscane  (  5  mai  ), 
essayèrent  de  mettre  à  profit  la  mort  de  Vendôme  et  firent  avancer 
trente  et  quelques  mille  hommes  en  deux  corps,  le  plus  gros  sur 
la  Sègre,  l'autre  contre  Girone.  Mais,  sur  ces  entrefaites,  arriva  la 
nouvelle  de  la  trêve  entre  la  France  et  l'Angleterre,  Vers  l'automne, 
les  troupes  anglaises  quittèrent  la  Catalogne  et  le  Portugal  ;  le  roi 


1.  Villara,  p.  210-216.  —  Lamborti,  t.  VU,  p.  94-187. 

2.  Philipi^  V  le  fit  inhumer  à  TEscurial,  dans  le  caveau  des  infants  d*£spagne. 


{171M713]  ESPAGNE.  POURPARLEllS.  569 

de  Portugal  *,  à  qui  l'empereur  ni  la  Hollande  ne  fournissaient  plus 
aucuns  subsides  depuis  un  an,  et  qui  voyait  ses  possessions  colo- 
niales cruellement  désolées  par  la  guerre  maritime^,  ne  songeait, 
conjme  le  duc  deCavoie,  qu'à  faire  sa  paix  avec  les  deux  couron- 
nes, par  l'entremise  des  Anglais;  ses  agents  signèrent  à  Utrecht, 
le  7  novembre ,  une  trêve ,  à  la  suite  de  laquelle  les  auxiliaires 
portugais  évacuèrent  la  Catalogne,  comme  avaient  fait  les  Anglais. 
Les  Austro-Bataves  et  les  Catalans,  très-affaiblis  par  cette  double 
défection,  se  retirèrent  sur  Barcelone  et  Tarragone  et  levèrent  le 
siège  de  Girone  devant  Berwick ,  arrivé  des  Alpes  (janvier  1713.) 
Les  Impériaux  ne  pouvaient  plus  tenir  longtemps  en  Catalogne,  si 
les  Français  y  restaient  en  force.     . 

Pendant  les  succès  de  Villars  en  Flandre,  les  cabinets  de  Ver- 
sailles et  de  Saint- James  avaient  continué  de  travailler  à  la  paix, 
dont  ces  succès  augmentaient  chaque  jour  les  chances.  Après  la 
renonciation  de  Philippe  V  convenue,  les  deux  cours  avaient  en 
d'assez  longues  discussions  sur  les  intérêts  du  duc  de  Savoie  et  de 
l'électeur  de  Bavière;  un  des  deux  secrétaires  d'état  des  affaires 
étrangères  de  la  reine  Anne,  Saint-John,  qu'Anne  venait  de  créer 
lord  Bolingbroke,  passa  en  France  à  la  fin  d'août,  pour  accélérer 
les  négociations,  et  y  fut  reçu  comme  un  ange  de  paix.  Il  eût 
souhaité  d'être  autorisé  à  conclure  immédiatement  entre  l'An- 
gleterre et  la  France  un  traité  définitif,  comme  le  réclamait  le 
gouvernement  français;  mais  le  grand  trésorier  Harlcy,  comte 
d'Oxford,  s'y  était  opposé,  par  ménagement  secret  pour  l'électeur 
de  Hanovre,  héritier  du  trône  britannique,  et  Bolingbroke  ne  put 
que  régulariser  la  trêve  jusqu'à  la  fin  de  décembre,  époque  après 
laquelle  elle  fut  prorogée.  Les  dernières  difficultés,  sur  divers 
points  importants,  furent  levées  de  vive  voix  entre  Bolingbroke  et 
Torci. 

Les  revers  des  alliés  avaient  cependant  beaucoup  modifié  les 
dispositions  des  Hollandais,  si  fiers  encore  avant  Denain,  et  ils 

1.  C*était  le  jeune  don  loao  Y,  qui  avait  succédé,  le  9  décembre  1706,  à  son  père 
Pedro  II. 

2.  Sant-Iago  du  Cap  Verd  fut  traité,  en  1712^  par  le  corsaire  Cassart,  comme  Rio- 
de-Janeiro  Tayait  été,  en  1711,  par  Duguai-Trouin.  Cassart  ravagea  également,  cette 
Année,  la  Guyane  hollandaise  et  les  petites  Antilles  anglaise^,  Saint-Christophe  et 
Monserrat.  • 


670  LOUIS  XIV.  (1718} 

avaient  sollicité  renlremise  des  Anglais,  afin  de  renouer  les  con- 
férences d*Utrecht,  suspendues  de  fait  depuis  le  commencement 
d'avril,  sans  que  les  plénipotentiaires  eussent  quitté  cette  ville. 
Le  roi  y  consentit,  mais  en  intimant  à  ses  envoyés  de  poser  pour 
point  de  départ  la  restitution  de  Lille  comme  compensation  de  la 
ruine  de  Dunkerque,  d'excepter  Tournai,  Condé,  Valenciennes  et 
Maubeuge  de  la  barrière  demandée  en  1709  par  les  Hollandais; 
enfin,  d'exiger  la  restitution  des  places  perdues  par  la  France 
depuis  1709.  Les  situations  étaient  bien  changées  :  <  Nous  pre- 
nons, »  écrivait  l'abbé  de  Polignac,  <  la  figure  que  les  Hollandais 
avoient  à  Gertruydenberg ,  et  ils  prennent  la  nôtre  :  c'est  une 
revanche  complète*.»  Les  Hollandais  cédèrent  sur  Lille.  Leur 
abaissement  même  leur  devint  avantageux.  L'opinion,  en  Angle- 
terre, avait  eu  bien  de  la  peine  à  accepter  le  rapprochement  avec 
la  France  :  elle  revint  aux  Hollandais,  sitôt  qu'elle  les  vit  disposés 
sérieusement  à  accepter  la  paix,  et  ne  permit  pas  au  gouverne- 
ment britannique  de  trop  sacrifier  les  intérêts  de  la  Hollande  aux 
intérêts  français.  Louis  XIV  jugea  prudent  de  faire  une  grave 
concession ,  de  renoncer  à  Tournai.  La  reihe  Anne ,  à  cinquante 
ans,  avait  une  santé  complètement  ruinée  par  l'abus  des  liqueurs 
spiritueuses  :  sa  mort  pouvait  amener  tout  à  coup  sur  le  trône 
d'Angleterre  un  prince  très- hostile  à  la  France.  Louis,  de  son 
côté,  sentait  s'altérer  par  degrés  son  robuste  tempérament;  il 
avait  soixante -quatorze  ans,  et  les  terribles  secousses  de  l'année 
1712  avaient  bien  usé  cette  vieillesse  jusque-là  si  verte.  Il  ne 
voulait  pas  léguer  à  la  France  une  minorité  avec  la  guerre.  L'An- 
gleterre accepta  les  conditions  que  mit  le  roi  à  Tabandon  de 
Tournai  et  les  fit  accepter  à  la  Hollande.  Le  29  janvier  1713,  les 
deux  puissances  maritimes  signèrent  entre  elles  un  traité  qui 
annulait  le  pacte  de  la  barrière,  du  28  octobre  1709,  et  qui  rédui- 
sait la  barrière  aux  places  convenues  avec  Louis  XIV,  à  savoir  : 
Fumes,  le  fort  de  Knocke,  Ypres,  Menin,  Tournai,  Mons,  Ghar- 
leroi,  Namur,  la  citadelle  de  Gand  et  quelques  forteresses  voisines 

1.  Mém,  de  Torci,  p.  729.  Un  autre  propos,  attribué  à  Tabbé  de  Polignac,  est 
resté  célèbre  :  dans  un  moment  où  les  Hollandais,  excités  par  Tanibassadeur  aatri- 
chien  Siozendorf,  qui  »  sentait  bien  vivement  sa  décadenèe  »,  faisaient  mine  de 
rejeter  les  propositions  de  la  France  et  de  rompre  le  congrès  :  «  Nous  traiterons  de 
vous,  chez  vous  et  sans  vous!  »  se  serait  écrié  Polignao» 


[i718]  CONDITIONS  DE   PAIX.  574 

de  Gand  et  de  Bruges,  lesquelles  places  ne  pourraient  jamais 
dorénavant  être  cédées  à  la  France  ni  à  un  prince  français.  Le  rei 
avait  consenti  à  céder  Furnes  et  Ypres  pour  recouvrer  Béthune, 
Aire  et  Saint-Venant.  On  convint  que  l'électeur  de  Bavière  garde- 
rait provisoirement  le  domaine  utile  du  Luxembourg,  de  Namur 
et  de  Qharleroi,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  été  rétabli  et  dédommagé  par 
l'empereur,  à  qui  étaient  attribués  les  Pays-Bas  espagnols;  qu'il 
deviendrait,  de  plus,  roi  de  Sardaigne;  que  le  duc  de  Savoie 
serait  roi  de  Sicile. 

Rien  ne  s'opposait  plus  à  la  signature  du  traité  entre  la  France 
et  les  deux  puissances  maritimes  :  on  différa  quelque  temps  en- 
core pour  tâcher  d'amener  les  états  belligérants  à  signer  tous 
ensemble.  Le  14  mars,  les  Impériaux,  résistant  toujours  sur  le 
fond  des  choses,  conclurent  avec  la  France,  par  l'intermédiaire 
de  l'Angleterre,  une  convention  spéciale  pour  l'évacuation  de  la 
Catalogne ,  des  îles  de  Majorque  et  d'Iviça ,  et  pour  une  trêve  en 
Italie  et  dans  les  lies  italiennes.  L'orgueil  autrichien  ne  put  se 
décider  à  traiter  directement  avec  le  duc  d'Anjou,  comme  on  ap- 
pelait encore  Philippe  V  à  Vienne  *  ;  amnistie  fut  garantie  aux 
Catalans  par  la  convention,  bien  que  le  prince  qui  devait  accqrder 
l'amnistie  ne  fût  pas  nommé  dans  cet  acte.  La  reine  d'Angleterre 
promit  ses  bons  offices  pour  solliciter  le  maintien  des  privilèges 
de  la  Catalogne  :  les  privilèges  de  l'Aragon,  si  anciens,  si  illus- 
tres, et  qui  avaient  survécu  en  partie  à  la  tyrannie  de  Philippe  II, 
venaient  d'être  abrogés  api'ès  la  recouvrance  de  ce  royaume  par 
Philippe  V,  et  l'Aragon  avait  été  soumis  aux  lois  de  Castille.  Le 
traité  d'évacuation  était  tout  dans  l'intérêt  de  l'empereur,  qui 
Oivait  en  Catalogne  sa  femme  et  ses  troupes,  et  qui  n'eût  pu  ni  les 
secourir  ni  les  retirer;  Louis  XIV  avait  été  obligé  de  faire  cette 
concession  à  la  reine  Anne  en  faveur  de  l'ancien  allié  de  l'Angle- 
terre. Une  fois  assuré  de  pouvoir  évacuer  la  Catalogne  et  de  n'être 
point  attaqué  en  Italie ,  l'empereur  ne  voulut  plus  de  paix. 

Le  jour  même  du  traité  d'évacuation ,  le  duc  de  Savoie  conclut 
une  trêve  avec  la  France.  Le  26  mars,  Philippe  V  transféra  à  une 

1.  Philippe  V  avait,  Tannée  prêc«*dent«,  écrit  à  ('harles  III,  qui  n'était  pas  e:ieore 
V  iipereur,  pour  l'inviter  à  tra!i>i;?or,  au  nom  de  la  relijjion.  L'Autrichien  lui  avait 
Jcuvo^é  sa  lettre.  —  Aiém.  de  Xoailles,  p.  240. 


572  LOUIS  XIV.  [17131 

compagnie  anglaise,  pour  trente  ans,  le  privilège  de  Yassiento,  ou 
du  transport  des  nègres  aux  Indes  Occidentales. 

L'Angleterre  avait  assigné  le  1 1  avril  comme  dernier  terme  à 
tous  ses  alliés  pour  l'acceptation  des  offres  de  la  France  :  passé  ce 
délai ,  la  France  n'était  plus  tenue  à  rien  ;  l'Angleterre  ne  garan- 
tissait plus  rien.  Le  11  avril,  la  paix  fut  signée  entre  la  Brance, 
d'une  part,  l'Angleterre,  la  Hollande,  la  Pnisse,  le  Portugal,  la 
Savoie,  de  l'autre.  Nous  en  avons  déjà  dit  les  principales  condi- 
tions arrêtées  entre  Versailles  et  Londres.  Ces  conditions  sem- 
blaient presque  douces  pour  la  France  en  comparaison  des  traités 
désastreux  qu'on  avait  failli  subir  :  elles  étaient  pourtant  bien 
pénibles  en  elles-mêmes.  Dans  l'Amérique  du  Nord,  la  France 
.  renonçait  à  de  vastes  possessions  qu'elle  avait  longtemps  dispu- 
tées avec  avantage  à  l'Angleterre,  et  où  elle  était  encore  victo- 
rieuse en  ce  moment  même  :  c'étaient  la  mer  intérieure  et  le 
détroit  d'Hudson  avec  tous  leurs  rivages,  principal  théâtre  du 
commerce  des  pelleteries;  c'était  la  grande  île  de  Terre-Neuve  et 
la  presqu'île  d'Acadie,  qui  bloquent  entre  elles  deux  le  golfe  du 
Saint -Laurent  :  les  Français  gardaient  seulement,  avec  l'île  du 
Cap-Breton  et  les  autres  îles  du  Saint- Laurent,  le  droit  de  pèche 
et  de  sécherie  sur  la  côte  de  Terre-Neuve,  depuis  le  cap  de 
Bona-Vista  jusqu'à  l'extrémité  nord  de  l'île  et,  au  delà,  en  tour- 
nant à  l'ouest ,  jusqu'à  la  Pointe-Riche.  Le  Canada,  serré  désor- 
mais de  tous  côtés  entre  les  possessions  anglaises,  se  trouvait 
bien  compromis.  Aux  Antilles,  on  cédait  la  moitié  française  de 
Saint -Christophe.  En  Flandre,  la  France  faisait  des  pertes  con- 
sidérables. Tournai,  sur  l'Escaut,  Menin,  sur  la  Lis,  Ypres  et 
Fumes,  entre  la  Lis  et  la  mer;  elle  se  réservait  seulement  la 
partie  du  Tournaisis  située  sur  la  Scarpe ,  c'est-à-dire  Mortagne 
et  Saint -Amand;  mais  surtout,  chose  plus  dure  que  tout  le  reste, 
elle  subissait  l'anéantissement  militaire  et  maritime  de  cette 
redoutable  Dunkerque,  qui  avait  lancé,  depuis  1702,  sept  cent 
quatre-vingt-onze  corsaires  sur  la  marine  anglo - batave.  Il  fut 
convenu  que  la  navigation  de  la  Lis,  au-dessus  de  son  confluent 
avec  la  Deule,  serait  libre  de  tout  péage  ;  que  les  jdroits,  jusqu'à 
ce  qu'on  se  fût  entendu  avec  l'empereur,  seraient  remis  en  Bel- 
gique, pour  les  commerçants  français,  anglais  et  hollandais,  sur 


[1713]  TU  AI  TÉ  D'UTRECIIT.  573 

le  pied  de  Tannée  1G80,  les  Hollandais  n'ayant  point  de  privilège 
commercial,  même  dans  les  places  de  la  barrière. 

Par  le  traité  de  commerce  conclu  entre  la  France  et  l'Angleterre, 
comme  annexe  du  traité  de  paix,  il  fut  stipulé  que  les  sujets  res- 
pectifs auraient  égalité  de  traitement  avec  les  sujets  des  nations 
les  plus  favorisées,  et  que  tous  les  droits  sur  les  marchandises 
seraient  remis  sur  le  pied  où  ils  étaient  en  1664,  sauf  les  fanons 
et  huiles  de  baleine,  les  draps,  ratines  et  serges,  le  sucre,  le  pois- 
son salé,  importés  par  les  Anglais  en  France,  qui  restèrent  sou- 
mis, non  au  tarif  de  1C64,  mais  à  celui  de  1699.  Le  droit  de 
50  sous  par  tonneau,  établi  en  France  sur  les  navires  anglais,  le 
droit  de  5  schillings  par  tonneau,  établi  en  Angleterre  sur  les 
navires  français,  furent  abrogés.  Le  principe  que  «le  vaisseau 
libre  rend  les  marchandises  libres  »,  c'est-à-dire  que  le  pavillon 
couvre  la  marchandise  à  l'exception  de  la  contrebande  de  guerre, 
fut  pleiaement  admis,  et  il  fut  interdit  de  visiter  les  vaisseaux 
marchands  neutres ,  autrement  que  pour  prendre  connaissance 
des  lettres  de  mer  et  certificats  constatant  la  nature  du  charge- 
ment. On  s'interdit,  de  part  et  d'autre,  la  visite  et  la  confiscation 
des  marchandises  importées,  sous  prétexte  de  fraude  ou  de  défec- 
tuosité dans  la  fabrique,  les  vendeurs  et  acheteurs  devant  être 
laissés  en  toute  liberté  dans  leurs  transactions.  Le  monopole  du 
tabac  était  aboli  en  France  et  le  commerce  en  était  permis  aux 
Anglais.  Le  traité  de  commerce  entre  la  France  et  la  Hollande, 
en  rétablissant  à  peu  près  intégralement  les  clauses  du  traité  de 
Ryswick,  mit  les  Hollandais  sur  le  même  pied  que  les  Anglais. 
La  France  et  les  Provinces- Unies  s'interdisaient  d'accorder  à 
leurs  sujets  respectifs  aucunes  imn^jonités,  dons  gratuits  (primes), 
ou  autres  avantages  au  détriment  des  sujets  de  l'autre  état*.  La 
pleine  disposition  de  leurs  biens  meubles ,  par  donation  ou  testa- 
ment, fut  accordée  aux  Hollandais  résidant  en  France,  et  récipro- 
quement :  le  traité  avec  l'Angleterre  portait  la  même  clause;  le 
droit  d'aubaine,  reste  des  temps  de  barbarie,  disparut  complè- 
tement. 

1.  Cette  ét^alité  de  traitement,  vis-à-vU  des  particuliers  des  deux  états,  n'abo- 
lissait pas  les  di'oits  acqnis,  ni  les  privilèges  constitués  entre  les  mains  des  com- 
pagnies. 


674  LOUIS  XIV.  [17«] 

Par  le  traité  avec  le  Portugal,  la  France  renonce  à  toutes  préten- 
tions sur  la  partie  de  la  Guyane  dite  Terres  du  Cap  du  Nord,  entre  la 
rivière  des  Amazones  et  celle  d'Oyapock ,  et  reconnaît  la  souve- 
raineté du  roi  de  Portugal  sur  les  deux  bords  de  la  rivière  des 
Amazones,  s'interdisant  tout  commerce  au  midi  de  FOyapock. 
C'était  encore  là  une  concession  arrachée  par  les  Anglais,  à  leur 
profit  plus  qu'à  celui  de  leurs  alliés  ou  plutôt  de  leurs  vassaux.  Le 
Portugal,  depuis  le  fameux  traité  de  commerce  dicté  par  l'ambas- 
sadeur anglais  Methuen  (Mcthwen)  en  1703,  s'enchatnait  deplos 
en  plus  étroitement  à  la  suzeraineté  commerciale  de  l'Angleterre. 
Le  traité  de  Meihuen  semblait  pourtant  à  l'avantage  réciproque  :  il 
assurait  aux  vins  de  Portugal ,  par  la  remise  d'un  tiers  des  droits 
que  les  vins  des  autres  pays  continuaient  d'acquitter  intégrale- 
ment *,  le  monopole,  ou  peu  s'en  faut,  de  la  consommation  an- 
glaise, en  échange  de  l'importation  privilégiée  des  tissus  de  laine 
anglais;  mais  ce  traité  coïncidait  avec  la  récente  décou^'erte  de 
mines  d'or  et  le  grand  développement  de  leur  exploitation  au 
Brésil  :  les  mines  du  Brésil  furent  la  perte  du  Portugal,  comme 
les  mines  du  Mexique  et  du  Pérou  avaient  été  la  perte  de  l'Espa- 
gne; toute  industrie  tomba  dans  un  mépris  insensé;  bientôt  les 
Anglais  fournirent  aux  Portugais,  non  plus  seulement  la  draperie, 
mais  toutes  marchandises,  toutes  denrées,  jusqu'au  poisson  salé 
et  aux  grains.  Après  leur  or,  les  fils  dégénérés  des  Albuquerque 
et  des  Gama  livrèrent  jusqu'à  leur  sol  :  les  vignobles  mômes  de 
Porto  finirent  par  être  achetés  par  les  Anglais  avec  l'or  du  Brésil, 
qui  n'avait  fait  que  traverser  le  Portugal  pour  s'écouler  en  Angle- 
terre :  on  assure  que,  de  1696  à  1754,  deux  milliards  quatre  cents 
millions  furent  extraits  des  mines  du  Brésil,  et  qu'en  1754,  le 

1.  Suivant  le  traité  d'Utrecht,  les  vins  de  France  devaient  être  égalisés  avec  les 
vins  de  Portugal.  V,  La  Hode,  llist.  de  Louis  XI V^  t.  V,  p.  231,  et  le  continuateur  de 
Hume.  Mais  cette  disposition  excita  de  vives  clameurs,  et  l'Angleterre  ne  tarda 
point  à  y  déroger.  La  libre  introduction  des  soieries,  des  toiles,  des  papiers  français, 
ne  fut  pas  mieux  accueillie,  et  le  commerce  anglais  parut  considérer  le  traité  comme 
désavantageux  dans  son  ensemble.  Les  Français  pouvaient  produire  beaucoup  d'ar- 
ticles à  plus  bas  prix  que  les  Anglais.  Le  parlement  ne  ratifia  donc  pas  le  traité  de 
commerce  dans  sou  ensemble,  et  le  gouvernement  français,  de  son  côté,  revint  sur 
ce  qui  regardait  le  tabac.  La  plupart  des  autres  clauses  furent  cependant  maintenues 
par  un  consentement  tacite  et  mutuel.  V.  Lettres  do  'o;d  Chcsterficld  ;  lettre  du 
11  décembre  1750. 


11718]  TRAITÉ   D'UTRECHT.  675 

* 

Portugal  ne  possédait  que  vingt- cinq  millions  de  numéraire! 

Pendant  les  conférences  d*Utrecht,  un  des  ambassadeurs  portu- 
gais, voyant  arec  effroi  dans  quelle  dépendance  s'enfonçait  son 
pays,  avait  fait  quelques  ouvertures  aux  plénipotentiaires  français 
sur  une  alliance  entre  la  France  et  le  Portugal ,  avec  traité  de 
commerce  pour  l'Europe  et  pour  les  Deux  Indes  :  loin  de/ermer 
la  rivière  des  Amazones,  il  voulait  qu'on  ouvrit  par  là  un  nouveau 
chemin  vers  le  Pérou.  Ces  projets  n'eurent  pas  de  suite  :  le  gou- 
vernement français  craignit  peut-être  de  se  brouiller  avec  l'Angle- 
terre • . 

Le  premier  roi  de  Prusse,  Frédéric  1%  venait  de  mourir  le 
25  février  1713;  ce  (ut  avec  son  (ils  Frédéric-Guillaume  I^*^  que 
traita  Louis  XIV.  Louis  céda  la  Gueldre  espagnole  au  roi  de 
Prusse,  avec  l'autorisation  de  Philippe  V,  ce  qui  fut  très-peu  agréa- 
ble  aux  Hollandais.  Louis  reconnut  le  roi  de  Prusse  souverain  de 
Neufchàtel,  et  Frédéric-Guillaume  renonça  à  toutes  prétentions 
sur  la  principauté  d'Orange,  pour  son  compte  et  pour  le  compte 
des  Nassau,  ses  cohéritiers,  qu'il  se  chargea  de  désintéresser.  Il 
promit  de  ne  plus  fournir  à  l'armée  de  l'Empire,  tant  que  durerait 
la  guerre,  que  son  contingent  fédéral  de  quatre  mille  six  cents 
hommes,  au  lieu  de  trente-cinq  mille  soldats  qu'il  avait  mainte- 
nant sur  pied. 

Le  traité  entre  Louis  XIV  et  Victor-Amédée  II  rendit  à  celui-ci 
la  Savoie  et  Nice ,  lui  céda  Exilles  et  Féncslrellcs,  Château-Dau- 
phin, forteresse  dauphinoise  située  à  l'entrée  du  pays  de  Saluées, 
enfln  (out  ce  qui  est  à  l'eau  pendante  des  Alpes  vers  le  Piémont. 
VictorrAmédée  céda  à  la  France  la  vallée  de  Barcelonetle,  ce  qui 
rectifia  la  frontière  dauphinoise.  Le  royaume  de  Sicile  fut  garanti 
au  duc  par  Louis  XIV,  qui  reconnut  lu  maison  de  Savoie  comme 
substituée  à  la  maison  de  Bourbon  sur  le  trône  d'Espagne,  dans 
le  cas  où  s'éteindrait  la  postérité  directe  de  Philippe  V. 

De  tous  les  princes  allemands  coalisés,  le  roi  de  Prusse,  seul, 
s'était  détaché  de  l'empereur,  signe  d'affranchissement  de  sa  nou- 
velle royauté.  Le  jour  où  furent  signés  tous  ces  traités  (  1 1  avril) , 
l'empereur  et  l'Empire  n'ayant  point  accepté  les  offres  de  la 

1.  Fiasaan,  Hitt.  de  la  diplomatU  françaUt^  t.  IV,  p.  375. 


576  LOUIS  XIV.  (1713) 

France,  un  nouveau  délai  leur  fut  notifié  jusqu'au  l^'juin.  Louis 
offrait  encore  la  barrière  du  Rhin,  plus  Landau,  et  au  nom  de 
Philippe  V,  Naples,  les  présides  de  Toscane,  les  Pays-Bas  espa- 
gnols, agrandis  des  parties  de  la  Flandre  cédées  par  la  France, 
à  condition  que  les  électeurs  de  Cologne  et  de  Bavière  fussent 
rétablis  dans  leurs  biens  et  honneurs,  le  Haut-Palatinat  restant 
toutefois  à  rélecteur  palatin  '  et  l'électeur  de  Bavière  devenant  roi 
de  Sardaigne  par  compensation.  Les  plénipotentiaires  de  Tempc- 
reur  et  de  l'Empire  quittèrent  Utrecht  sans  réponse,  le  15  avril  : 
l'ambassadeur  d'Espagne  y  arriva  un  mois  après;  Philippe  V  rati- 
fia les  engagements  pris  en  son  nom  par  son  aïeul,  et,  le  13  juillet, 
la  paix  fut  signée  entre  l'Espagne  et  l'Angleterre  *. 

C'était,  dit-on,  par  le  conseil  d'Eugène  que  l'empereur  avait 
refusé  de  signer  la  paix  en  même  temps  que  ses  alliés  :  l'orgueil- 
leux entêtement  qui  était  commun  à  Charles  VI  avec  tous  les 
princes  de  sa  maison,  suffisait  bien  pour  expliquer  son  refus. 
L'âge  de  Louis  XIV,  l'altération  de  sa  santé,  les  infinnités  de  la 
reine  Anne,  qui  avait  pour  héritier  présomptif  un  des  adversaires 
les  plus  décidés  de  la  paix ,  firent  croire  au  cabinet  de  Vienne  qu'il 
avait  intérêt  à  gagner  du  temps  et  à  ne  pas  déposer  les  armes. 
Louis  XIV,  qui  avait  compté  sur  la  paix ,  ne  s'était  pas  mis  en 
mesure  d'agir  de  bonne  heure  sur  le  Rhin,  seul  point  de  contact 
qui  restât  entre  les  puissances  belligérantes,  puisque  l'Italie  était 
neutralisée  et  la  Belgique  en  dépôt  dans  les  mains  des  Hollandais. 
Quand  le  roi  vit  que  le  dernier  terme  fixé  approchait  sans  appa- 
rence de  traité,  que  l'empereur  tirait  un  subside  de  la  diète  (quatre 
à  cinq  millions  d'écus),  un  emprunt  de  la  Hollande,  et 'faisait 
venir  sur  le  Rhin  les  garnisons  d'Italie,  il  répara  à  grands  frais  le 
temps  perdu  et  envoya  Villars  à  la  tête  de  l'armée  d'Alsace,  en  lui 
subordonnant  un  second  corps  d'armée,  formé  au  confluent  de  la 
Moselle  et  de  la  Sarre ,  sous  le  maréchal  de  Besons.  A  son  arrivée 
à  Strasbourg,  le  26  mai,  Villars  ne  trouva  sous  s^i  main  que  qua- 
rante-cinq mille  hommes.  Il  apprit  qu'Eugène  avait  déjà  soixante 

1.  Le  Haut-Palatinat  avait  été  dt^membré  de  Télectorat  palatin  pendant  la  ^erre 
de  Trente  Ans  et  donné  à  la  Bavière.  L'empereur,  après  Hôchstedt,  l'avait  renda  an 
Palatin. 

2.  V.  les  traités  d'Utrecht  dans  Lamberti,  t.  VIIL 


I»7181  LANDAU   REPRIS.  577 

raille  soldats  et  en  aurait  cent  dix  mille  quand  il  serait  au  complet, 
Eugène  était  derrière  les  lignes  d'Etlingen ,  avec  des  corps  déta- 
chés depuis  Mayence  jusqu'à  la  Forôt-Noire,  et  s'apprêtait  à  masser 
ses  troupes  afin  de  passer  le  Rhin  à  Philipsbourg;  mais  il  man- 
quait des  ressources  nécessaires  pour  faire  vite  :  Villars  le  prévint 
et  compensa  son  infériorité  momentanée  en  se  concentrant  et  en 
opérant  avec  la  môme  célérité  qu'à  Denain ,  mais  sur  un  plus 
vaste  espace.  Il  feignit  de  menacer  les  lignes  d'Etlingen,  lança 
son  armée  à  marche  forcée  jusqu'en  face  de  Philipsbourg,  masqua 

4 

la  tête  de  pont  de  cette  forteresse  et  occupa  Spire  (4-6  juin). 
L'armée  avait  fait  seize  lieues  en  vingt  heures. 

Landau  fut  ainsi  coupé  d'avec  l'armée  ennemie.  Un  gros  de 
cavalerie  poussa  de  Spire  à  Worms  et  détacha  des  partis  jusqu'à 
Coblentz.  Un  corps  arrivé  de  la  Moselle  prit  Kayserslautem  et 
acheva  d'assurer  aux  Français  la  partie  du  Palatinat  entre  la  Sarre 
et  le  Rhin.  Toutes  les  troupes  qui  avaient  formé  les  diverses  armées 
françaises  ralliaient  successivement  Yillars,  qui  finit  par  disposer 
d'une  force  écrasante,  deux  cents  bataillons  et  plus  de  trois  cents 
escadrons.  Le  11  juin,  le  corps  d'armée  de  la  Sarre  investit  Lan- 
dau :  le  reste  des  forces  françaises,  réparti  entre  plusieurs  camps, 
•gardait  le  Rhin  de  Mayence  à  Huningue.  La  garnison  de  Landau 
était  nombreuse,  huit  à  neuf  mille  hommes;  les  excellentes  forti- 
fications de  Vauban  avaient  encore  été  augmentées  par  les  allies 
depuis  1704.  Villars,  regardant  sa  position  comme  inattaquable, 
assuré  de  sa  subsistance  par  la  bonne  discipline  de  son  armée  et 
par  l'étendue  de  pays  soumise  à  ses  contributions,  ménagea  la  vie 
du  soldat  plus  qu'il  n'avait  coutume  de  le  faire  et  laissa  marcher 
méthodiquement  le  siège  par  la  sape  et  la  mine.  Eugène  jugea  le 
secours  impossible  et  n'essaya  même  pas  de  passer  le  Rhin  pour 
tenter  quelque  diversion.  Les  moyens  d'actionné  lui  venaient  que 
lentement  :  l'argent  d'Angleterre  n'était  plus  là  pour  donner  la 
vie  et  le  mouvement  aux  lourdes  masses  germaniques.  Eugène 
eut  toutefois  enfin,  dans  le  courant  d'août,  cent  vingt-cinq  batail- 
lons et  deux  cent  quarante-quatre  escadrons;  mais,  le  20  de  ce 
mois,  le  commandant  de  Landau  s'était  rendu  prisonnier  avec  sa 
garnison. 
Villars  ne  se  contenta  point  de  cet  avantage.  Après  avoir  renns 
XIV.  37 


678  LOUIS  XIV.  H718] 

Landau  en  défense ,  il  partit  de  Spire  le  1 1  septembre  pour  Fort- 
Louis  et  Strasbourg,  laissa  le  maréchal  de  Besons  avec  son  corps 
d'armée  au  Fort-Louis  pour  contenir  Eugène,  passa  le  Rhin  à 
Rebl,  le  18  septembre,  et  suivit  son  avant-garde,  qui,  après  avoir 
feint  de  vouloir  se  diriger  vers  les  sources  du  Danube,  prit  la 
route  de  Freybourg.  Le  20 ,  l'armée  fut  en  vue  de  cette  capitale 
du  Brisgau.  Les  ennemis  avaient  puissamment  fortifié,  depuis 
quelques  années ,  Freybourg  et  ses  aboutissants  :  ils  avaient  re- 
tranché la  montagne  de  Holgraben ,  à  trois  lieues  de  Freybourg, 
et,  tout  près  de  la  ville,  la  montagne  de  Roskhof,  où  aboutissaient 
des  lignes  qui  partaient  de  Homberg  et  qui  barraient  tout  l'espace 
entre  les  vallées  de  la  Rinzig  et  de  la  Treisam.  On  alla  droit  au 
camp  de  Rp^^e^f  :  dix-huit  bataillons  garnissaient  la  crête  de  cette 
hauteu^'^^iïïe  avaient  être  rapidement  renforcés  par  d'autres  corps. 
Com» -l  f^ît jenain ,  Villars  assaillit  redoutes  et  demi-lunes,  sans 
fascinb^réans  outils,  avec  des  hommes.  Il  lança  devant  lui  cinq  cents 
grenadiers  et  les  suivit  à  la  tête  d'une  des  colonnes  d'attaque  :  la 
pente  était  si  raide ,  que  son  cheval  s'abattit  sous  lui  et  faillit  le 
jeter  dans  le  précipice.  Il  grimpa  des  pieds  et  des  mains,  aidé  par 
les  grenadiers  et  entouré  d'une  élite  de  jeunes  princes  et  de  jeunes 
courtisans.  Tout  fut  emporté ,  sur  trois  points  à  la  fois ,  presque 
sans  perte  pour  les  vainqueurs.  Le  gros  de  l'infanterie  ennemie 
se  jeta  dans  Freybourg  :  la  cavalerie  s'enfonça  dans  les  gorges  de 
la  Forêt-Noire  ;  Villars  la  poursuivit  avec  im  fort  détachement, 
trouva  les  lignes  du  Holgraben  abandonnées,  se  saisit  de  tous  les 
passages,  poussa  jusqu'aux  sources  du  Danube,  envoya  des  partis 
mettre  à  contribution  le  pays  au-delà  de  ce  fleuve,  puis  revint 
trouver  le  gros  de  son  armée  sous  Freybourg. 

Malgré  la  facile  conquête  des  lignes  de  la  Forêt-Noire,  le  siège 
de  Freybourg  était  encore  une  rude  entreprise.  Freybourg  était 
protégé  par  treize  mille  combattants  et  par  un  quadruple  étage 
de  forteresses  disposées  en  amphithéâtre  sur  le  penc^hant  de  la 
montagne  qui  commande  la  ville.  Ce  siège  fut  bien  plus  meurtrier 
que  celui  de  Landau  :  la  saison  qui  avançait ,  le  manque  de  four- 
rages, la  crainte  des  tentatives  d'Eugène,  qui  s'était  avancé  jus- 
qu'au Holgraben,  ne  permettaient  plus  d'avancer  pas  à  pas  comme 
à  Landiu.  On  emporta  les  dehors  à  coups  d'hommes.  Un  seul 


\ 


[17131  PRISE  ElE  FRETBOURG.  579 

assaut ,  dans  la  nuit  du  14  au  15  octobre,  coûta  plus  de  quinze 
cents  morts  ou  blessés.  Ces  sacrifices,  du  moins  atteignirent  leur 
but:  Eugène,  après  avoir  reconnu  le  degré  d'avancement  du 
siège  et  la  manière  dont  les  passages  des  montagnes  étaient 
gardés,  désespéra  de  secourir  la  place  et  retourna  à  Etiingen. 
Villars  pressa  d'autant  plus  énergiquement  ses  opérations.  Le 
nombre  même  de  la  garnison  devait,  dans  son  opinion,  abréger 
le  siège.  Les  subsistances  ne  pouvaient  être  en  rapport  avec  les 
besoins  de  cette  multitude ,  encore  grossie  par  toute  la  noblesse 
du  pays  et  par  les  femmes  et  les  serviteurs  des  officiers  du  corps 
battu  sur  le  Roskhof.  Villars  refusa  de  laisser  sortir  les  dames.  Le 
30  octobre ,  comme  on  se  disposait  à  donner  l'assaut  au  corps  de 
la  place,  le  gouverneur  fit  prévenir  Villars  qu'il  s'^'^U  retiré  dans 
les  forts  et  qu'il  abandonnait  les  blessés,  les  maladî?  **^'^  familles 
des  gens  de  guerre  et  la  ville  à  l'humanité  des  Fran?r|*^^^  i  ville 
se  racheta  du  pillage  par  une  rançon  d'un  million  eï^^A  laissa 
partir  les  réfugiés  d'alentour  ;  mais,  quant  aux  blessés  et  aux  fa- 
milles des  militaires,  Villars  signifia  au  gouverneur  que  c'était  à 
lui  et  non  aux  Français  à  les  noufrir.  Le  gouverneur  voulut  s'y 
refuser;  mais  ses  soldats  s'ameutèrent  pour  l'obliger  de  donner 
du  pain  à  leurs  malheureux  camarades  qu'on  laissait  mourir  de 
faim.  Il  n'en  envoya  que  la  moitié  de  ce  qui  était  nécessaire. Villars 
fut  inflexible.  Enfin,  après  d'assez  bngs  pourparlers,  Eugène  en- 
voya au  gouverneur  l'autorisation  de  rendre  les  forts,  à  condition 
que  la  garnison  ne  restât  pas  prisonnière  (16  novembre.)  Elle 
sortit  le  20,  forte  encore  de  sept  mille  hommes. 
La  prise  de  Freybourg  termina  cette  campagne,  qui,  de  même 
,  que  la  précédente,  avait  rappelé  les  anciens  jours  et  doré  de  quel- 
ques rayons  de  gloire  la  fin  du  grand  règne.  Le  soleil  couchant 
dissipait  les  nuages  qui  le  couvraient  depuis  si  longtemps  et  bril- 
lait d'une  dernière  splendeur  *. 

L'Allemagne,  châtiée,  avec  justice,  de  son  obstination  à  soutenir 
une  cause  qui  lui  était  parfaitement  étrangère,  se  lassait  enfin  de 
se  sacrifier  à  l'orgueil  autrichien.  Dès  le  siège  de  Landau ,  l'élec- 
teur palatin  et  le  prince  de  Bade-Dourlach  avaient  fait  quelques 


1.  Villars,  p.  217-226.  —  Quinci,  t.  VIT,  p.  216-292, 


580  LOUIS   XIV.  (1713, 

ouvertures  à  Villai*s  :  durant  le  siège  de  Freybourg ,  les  quatre 
cercles  qui  souffraient  le  plus  de  la  guerre  avaient  tenu,  malgré 
l'empereur,  une  assemblée ,  afin  de  pourvoir  à  leur  commune 
sûreté,  et  avaient  prié  la  cour  de  Vienne  de  ne  plus  s'opposer  à  la 
paix.  Les  événements  attendus  par  Charles  VI  n'arrivaient  pas  et 
il  se  manifestait  clairement  que  l'empereur  et  l'Empire,  môme 
avec  l'épée  d'Eugène,  étaient  hors  d'état  de  tenir  tète  à  la  France, 
si  affaiblie  qu'elle  fût  par  ses  longues  misères. 

L'Autriche  courba  la  tète,  de  mauvaise  grâce.  L'empereur,  avant 

même  que  Freybourg  fût  rendu ,  envoya  des  pleins-pouvoirs  à 

.  Eugène.  Villars  avait  ceux  de  Louis  XIV  et  accepta  Rastadt  pour 

le  lieu  des  conférences.  Les  deux  grands  capitaines  s'y  abouchèrent 

« 

le  26  novembre.  Il  dut  être  pénible  pour  Eugène  d'avoir  à  négocier 
avec  l'homme  qui  avait  été  l'écueil  de  sa  fortune  militaire  el  qui 
lui  avait  fail.perdre  le  titre  d'invincible  ;  ce  prince  n'en  laissa  rien 
paraître  JCt  fut  assez  philosophe  ou  assez  maître  de  lui-môme 
pour  traiter  Villars  en  ancien  ami.  La  négociation  offrit  toutefois 
encore  quelques  difficultés.  La  cour  de. Vienne  semblait  croire 
qu'elle  accordait  une  faveur  à  la  France  en  consentant  à  la  paix. 
Il  fallut  changer  de  ton.  L'empereur  fût  obligé  d'accepter  le  traité 
de  Ryswlck  pour  base  et  de  consentir  à  l'entier  rétablissement 
des  deux  électeurs  de  Cologne  et  de  Bavière -*;  il  aima  mieux  faire 
rendre  le  Haut-Palalinat  au  Bavarois ,  que  de  lui  céder  la  Sardai- 
gne,  siiiiî  a  promettre  ^  cette  île  au  Palatin  en  dédommagement.  On 
disputa  beaucoup  sur  Landau  :  TAutriche  céda  enfin;  Landau 
était  bien  généreusement  payé  par  la  restitution  de  Freybourg,  de 
Kehl  et  de  Brisach!  Quant  à  Tltalie,  Louis  XIV  s'engagea  de  ne 
jamais  troubler  la  maison  d'Autriche  dans  la  possession  des  ôtats 
qu'elle  y  tenait  actuellement;  c'était  tout  ce  qu'un  pouvait  lui 
demander,  l'eiûpereur  ne  voulant  point  de  transaction  directe 
avec  Philippe  V.  Louis ,  par  là ,  souscrivait  implicitement  à  la 
conquête  de  Mantoue  par  l'Autriche.  Les  questions  territoriales 
lurent  à  peu  près  vidées  en  une  quinzaine  de  jours  :  des  questions 

1.  Louis  XIV  avait  promis  &  son  malheureux  allié  un  dédommagement  plus  magoi* 
fiquo  :  par  un  traité  secret  du  20  février  1714,  la  France  s'obligea,  à  la  premier» 
vacance,  de  travailler  à  faire  passer  Tempire  dans  la  maison  de  Bavière.  V,  Lémooteii 
t.  V,  p.  234. 

2.  Promettrêt  disons-nous  ;  car,  en  fait,  le  Palatin  n'eut  rien. 


11718]  PAIX   AVEC  L'AUTRICHE.  581 

politiques  arrêtèrent  beaucoup  davantage  ;  l'empereur  prétendait 
que  le  roi  s'engageât  à  faire  maintenir  les  privilèges  des  Catalans 
et  refusait,  de  son  côté,  toute  concession  au  prince  Rakoczi ,  pro- 
tégé par  Louis  XIV;  il  refusait  aussi,  absolument^  une  demande 
présentée  par  Louis ,  sur  les  instances  de  Philippe  V,  et  que  le 
ministère  anglais  appuyait  avec  zèle  pour  se  faire  donner  de  bonnes 
conditions  commerciales  à  Madrid  ;  il  s'agissait  d'une  principauté 
souveraine,  de  trente  mille  écus  de  revenu,  à  créer  en  Belgique  au 
profit  de  la  princesse;  des  Ursins;  La  Maintenon  d'Espagne  était 
loin  d'avoir  le  bon  sens  et  la  prudence  de  celle  de  France ,  et  son 
étrange  fantaisie,  aveuglément  épousée  par  Philippe  V,  contribua 
quelque  temps  à  tenir  en  suspens  la  paix  du  monde.  Le  cabinet 
de  Versailles  abandonna  madame  des  Ursins  et  l'empereur  aban- 
donna les  Catalans,  dont  Philippe  V  était  irrévocablement  décidé 
à  ne  pas  laisser  subsister  les  franchises  quasi-républicaines.  A  la 
considération  de  la  reine  d'Angleterre,  il  leur  avait 'offert,  à  la 
place ,  les  privilèges  de  Castille ,  c'est-à-dire  le  droit  de  trafiquer 
et  de  s'établir  aux  Indes-Occidentales  :  des  privilèges  commerciaux 
en  échange  de  privilèges  politiques* 

La  paix  entre  la  France  et  l'Autriche  fut  signée  le  7  mars  1714. 
L'obstination  de  l'empereur  à  ne  pas  traiter  à  Utrccht  avait  valu 
à  la  France  Landau  et  le  Fort-Louis,  qui  ne  fut  pas  démoli  * .  Le 
traité  définitif  et  général  ne  fut  terminé  que  le  7  septembre,  à 
Baden  en  Argovie  \ 

La  guerre,  depuis  la  fin  de  1713,  avait  cessé  partout,  excepté  en 
Catalogne.  Après  que  l'empereur  avait  renoncé,  de  fait,  à  l'Espa- 
gne, l'indomptable  Barcelone  s'obstinait  encore  à  prolonger  une 
résistance  sans  issue  ;  le  cabinet  de  Vienne  l'y  avait  encouragée 
par  de  vaines  espérances  et  lui  en  avait  fourni  les  moyens,  en 
n'exécutant  pas  loyalement  le  traité  d'évacuation  de  mars  1713.  Par 
ce  traité,  le  général  de  l'empereur,  Stahremberg,  devait  com- 
mencer l'évacuation  par  remettre  Barcelone  ou  Tarragone,  à  soji 
choix,  aux  troupes  de  Vautre  puissance  (de  l'Espagne)  et  garder  la 

1.  Les  antres  forte  qne  la  France  avait  reconstruite  dans  les  lies  dn  Rhin,  et  les 
tètes  de  pont  qn'elle  avait  Jetées  sar  la  rive  droite,  fbrent  détruite,  pour  rentrer  dans 
le  traité  de  Ryswick. 

2.  VilUrs,  p.  226-234.  ^Qniuci,  p.  292-325.  —  Lamberti,  t.  YIIL 


•  . 


682.  LOUIS  XIV.  [17131 

seconde  de  ces  villes  Jusqu'à  rembarquement  des  dernières  troupes 
impériales.  Stahremberg  évacua  d'abord  Tarragone  (mi-juillet 
1713] ,  mais  sans  prévenir  les  Espagnols,  en  sorte  que  la  ville  fût 
tombée  au  pouvoir  des<  miquelcts  insurgés,  si  les  habitants  n'eus- 
sent spontanément  appelé  les  troupes  de  Philippe  V.  Quant  à  Bar- 
celone, le  général  autrichien,  avant  de  s'embarquer  sur  l'escadre 
anglaise,  laissa  les  insurgés  occuper  tout  à  leur  aise  la  ville  et  le 
Mont-Juich  :  le  cardinal  Sala,  évoque  de  Barcelone,  agent  dévoué 
de  l'Autriche,  avait  convoqué  les  Trois-Bras  (États)  de  Catalogne 
au  palais  épiscopal  et  les  avait  assurés  que  l'empereur,  dès  qu  il 
aurait  repoussé  les  Français  des  frontières  de  l'Empire,  aiderait  la 
Catalogne  à  s'ériger  en  république  sous  son  patronage;  l'assem- 
blée provinciale,  dite  Dèputation  de  Catalogne,  eut  la  hardiesse  de 
déclarer  la  guerre  à  l'Espagne  et  à  la  France.  La  majorité  de  la 
noblesse  et  une  portion  du  clergé  s'y  opposèrent  en  vain  :  les 
moines,  toujours  enclins  aux  partis  extrêmes,  entraînèrent  le 
peuple.  La  cour  de  Madrid  devait,  du  reste,  s'en  prendre  à  sa 
propre  violence  autant  qu'à  la  mauvaise  foi  des  Autrichiens;  on 
ne  parlait,  autour  de  Philippe  V,  que  de  sac  et  de  corde  pour  les 
rebelles  qui  ne  se  hâteraient  pas  de  profiter  de  l'amnistie  :  ce  n'est 
point  ainsi  qu'on  désarme  une  population  généreuse  et  fièrc. 
Barcelone  ayant  repoussé  les  sommations  du  vice-roi  envoyé  paf 
Philippe  V,  toutes  les  forces  espagnoles,  rendues  libres  par  la  trêve 
conclue  avec  le  Portugal  *,  commencèrent  de  bloquer  cette  grande 
cité  (fin  juillet  1713).  Ces  forces  ne  dépassaient  guère  trente  mille 
hommes.  Les  insurgés  avaient  environ  treize'mille  combattants 
dans  la  ville ,  dont  quatre  mille  soldats  étrangers ,  qui  avaient 
déserté  avec  le  consentement  de  Stahremberg,  plus  un  camp 
volant  sur  les  hauteurs  et  des  bandes  de  miquelets  qui  couraient 
le  pays  au  loin.  Majorque  et  Iviça  avaient  suivi  l'exemple  de  Bar- 
celone :  ces  lies  firent  passer  aux  Barcelonais  des  secours  que  la 
marine  espagnole  ne  fut  point  en  état  d'intercepter;  des  sorties 
heureuses  fournirent  à  la  ville  de  nouvelles  ressources,  et  l'im- 
puissance de  l'Espagne  à  soumettre  la  rébellion  barcelonaise  devint 
évidente. 
Philippe  V  leva  les  mains  de  nouveau  vers  son  aïeul.  Louis  XIV 

1.  La  pai]^  entre  TEspag^ne  et  le  Portugal  fut  signée  le  14  février  1712L 


I171»-.i7i4]  GUERRE  DE  CATALOGNE.  583 

ne  put  rien  faire  pour  lui  jusque  après  la  paix  avec  l'empereur  : 
une  fois  débarrassé  de  la  guerre  du  Rhin,  Louis  s'apprêta  à  inter- 
venir vigoureusement  par  terre  et  par  mer.  Tandis  qu'on  armait 
à  Toulon  et  en  Languedoc,  la  guerre  grandissait  en  Catalogne  : 
un  impôt  exigé  par  Philippe  V  soulevait  la  province,  qui  avait  été 
un  moment  soumise  presque  en  entier;  tout  reprit  les  armes,  de  la 
Sègre  à  la  mer  et  de  TÈbre  au  Ter  :  les  détachements  espagnols,  épars 
dans  la  contrée,  furent  exterminés  ou  refoulés  dans  les  places  fortes, 
et  la  guerre  prit  un  caractère  d'extrême  cruauté  entre  les  Catalans 
et  les  Castillans.  Les  Barcelonais,  cependant,  avertis  des  prépara- 
tifs de  Louis  XIV  et  sachant  l'abandon  que  l'empereur  faisait  de 
leurs  intérêts  à  Rastadt,  essayèrent  de  transiger  :  ils  offrirent  de 
reconnaître  Philippe  V  et  de  payer  trois  millions  pour  les  frais  de 
la  guerre.  On  voulut  les  avoir  à  discrétion.  Ils  embarquèrent  pour 
Majorque  et  l'Italie  le  plus  qu'ils  purent  de  bouches  inutiles  et 
s'apprêtèrent  à  combattre  jusqu'à  la  mort.  Un  ridicule  entêtement 
de  Philippe  V  leur  valut  trois  mois  de  répit.  La  reine  d'Espagne 
était  morte,  à  vingt-cinq  ans,  le  14  février  1714  :  sa  mort  ne 
changea  rien  à  la  conduite  du  cabinet  espagnol,  si  ce  n'est  que  la 
princesse  des  Ursins  gouverna  directement  le  roi,  au  lieu  de  le 
gouverner  indirectement.  Madame  des  Ursins  était  attachée  avec 
ime  furieuse  obstination  à  l'idée  fixe  de  se  faire  tailler  une  prin- 
cipauté dans  les  Pays-Bas  catholiques;  la  signature  de  la  paix 
entre  l'Espagne  et  la  Hollande  était  suspendue  depuis  plusieurs 
mois*,  parce  que  le  cabinet  de  Madrid  voulait  que  la  Hollande 
garantît  absolument  la  principauté.  Quand  Louis  XIV  eut  renoncé 
à  exiger  cette  concession  de  l'empereur,  Philippe,  ou  plutôt  son 
ministre  femelle,  traîna  d'autant  mieux  le  traité  avec  la  Hollande, 
sur  l'espoir  que  les  Hollandais,  froissés  dans  leurs  intérêts  com- 

1.  Les  négociations  de  TEspagne  avec  rÂngleterre  avaient  été  terminées,  le  9  dé- 
cembre 1713,  par  on  traité  de  commerce  qui  remettait  les  relations  sur  le  même 
pied  qu'au  temps  de  Charles  II  :  les  Indes  Espagnoles  étaient  interdites  aux  navires 
étrangers,  sauf  l'importante  exception  à»  la  traite  des  noirs  en  faveur  des  Anglais. 
L'Espagne  s'engageait  &  ne  jamais  céder  aucun  poste  dans  les  Indes  aux  Français  ni 
4  d'antres.  Les  Anglais,  dans  les  états  européens  de  l'Espagne,  étaient  admis  aux 
mêmes  avantages  que  les  Français  ou  étrangers  les  plus  favorisés  :  un  droit  d'entrée 
de  10  pour  cent  Ait  substitaé  aux  droits  divers  qui  pesaient  sur  les  marchandises 
étrangères,  si  ce  n'est  dans  les  provinces  basques,  et  sauf  les  vieux  droits  appelés 
otoivato,  denUu  et  milomt.  Y.  Lamberti,  t.  VIII. 


bSh  LOUIS  XIV.  [17141 

mercîaux,  forceraient  Fempereur  à  céder.  Louis  XIV,  justement 
indigné  d'un  tel  scandale  diplomatique,  signifia  au  roi  d'Espagne 
qu'il  ne  lui  donnerait  ni  troupes,  ni  vaisseaux ,  que  le  traité  ne 
fût  terminé  avec  la  Hollande.  Madame  des  Ursins  prétendit  d'abord 
tenir  tête  au  Grand  Roi  et  prendre  Barcelone  sans  lui  :  il  fallut 
que  l'impossibilité  absolue  du  succès  lui  eût  ^té  démontrée,  pour 
qu'elle  permît  à  Philippe  de  déférer  aux  remontrances  de  son 
aïeul  * .  Le  traité  avec  la  Hollande  fut  enfin  signé,  et  Louis  XIV 
expédia  contre  Barcelone  une  armée  commandée  par  Berwick  et 
une  escadre  aux  ordres  de  Ducasse. 

Berw^ick  arriva,  le  7  juillet  1714,  devant  Barcelone.  L'armée 
espagnole,  réduite  à  douze  mille  hommes  (encore  y  avait-il  des 
Français  dans  le  nombre) ,  ne  pouvait  plus,  depuis  quelque  temps, 
lu'observer  la  ville  et  y  jeter  des  bombes.  Les  Barcelonais  avaient 
seize  mille  hommes  enrégimentés.  Après  la  jonction,  Berwick  put 
disposer  de  trente-cinq  à  quarante  mille  combattants,  sans  comp- 
ter les  corps  répartis  dans  la  province.  On  ne  s'attaqua  point  au 
Mont-Juich  :  on  ouvrit  la  tranchée  le  12  juillet,  du  côté  opposé, 
vers  la  rivière  du  Besos.  Après  la  brèche  pratiquée,  les  deux  pre- 
miers assauts  furent  repoussés  avec  un  grand  carnage  (12-14  août). 
Les  Barcelonais  avaient  arboré  un  drapeau  noir  avec  une  tète  de 
mort.  Les  prêtres  et  les  moines  venaient  aux  brèches  croiser  la 
baïonnette  avec  les  grenadiers  français.  Les  amis  que  les  Barce- 
lonais avaient  au  dehors  eurent  moins  de  succès  :  douze  mille 
miquelets  et  sommetans  (montagnards),  qui  s'avançaient  pour 

1.  Mém,  de  Berwick,  t.  II,  p.  165.  —  Madame  des  Urains  ne  tarda  pas  à  porter  la 
peine  de  son  outrecaidance.  Trop  vieille  pour  se  faire  épooser  par  Philippe  V, 
comme  elle  n'y  eût  pas  manqué  si  la  chose  eût  été  possible,  elle  avait  remarié  ce 
prince,  sans  consalter  Louis  XIV,  à  une  princesse  de  Parme,  comptant  gouverner 
avec  cette  nouvelle  reine  comme  elle  avait  fait  avec  la  première.  Mais  la  Parmesane 
était  un  démon  d'orgueil  et  de  dissimulation  :  elle  partit  d'Italie  avec  la  pensée 
d'écarter  à  tout  prix  la  femme  altiére  &  qui  elle  devait  la  couronne.  Le  cabinet  de 
Versailles  n'eut  pas  de  peine  à  s'entendre  avec  elle  &  ce  sujet  :  Philippe  V,  à  qui  le 
joug  finissait  par  peser,  mais  qui  n'eût  jamais  osé  le  rompre  de  sa  propre  main,  reçut 
vraisemblablement  sa  leçon  par  correspondance.  Lorsque  la  princesse  des  Urains 
alla,  comme  cambrera  mayor^  au-devant  de  la  jeune  reine,  celle-ci,  qui  avait  les  pleins 
pouvoirs  du  roi,  lui  chercha  querelle  sur  un  prétexte  frivole,  la  fit  jeter  dans  un  car- 
rosse, sans  lui  donner  seulement  le  temps  de  prendre  des  provisions  ni  des  habits  de 
voyage,  et  la  fit  conduire  jusqu'à  la  frontière  par  un  officier  des  gardes  (fin  décembre 
1714).  Ce  premier  ministre  femelle,  si  brusquement  déchu,  se  retira  en  Italie  et  y 
mourut  en  1722.  Elle  avait  été  hostile  à  l'inquisition  :  il  faut  lui  en  tenir  compte. 


[I71M715)  PRISE   DE   BARCELONE.  685 

secourir  la  ville,  furent  défaits  et  dispersés  par  un  corps  détaché 
de  Tarniée  de  siège  (22-24  août).  Le  3  septembre,  Benvick  fit 
sommer,  les  assiégés,  en  offrant  la  vie  et  les  biens  pour  toutes 
conditions.  Les  Trois-Bras  refusèrent.  Les  vivres  manquaient  dans 
la  place  :  les  assiégés  Voulurent  faire  sortir  les  femmes  et  les  en- 
fants :  Berwick  ordonna  de  tirer  dessus!  Sept  brèches  étaient 
ouvertes  aux  remparts  :  le  temps  se  gâtait;  Benvick  résolut  d'en 
finir.  L'assaut  général  fut  donné  le  i  1  septembre.  Les  trois  bas- 
tions éboulés  et  ouverts  qu'embrassait  l'attaque  furent  enlevés 
rapidement;  mais  on  trouva  au  delà  une  «résistance  furieuse  et 
désespérée  :  chaque  rue ,  chaque  couvent  était  une  citadelle  ;  on 
ne  put  pénétrer  dans  Fintérieur  de  la  ville ,  s'étendre  le  long  des 
remparts,  qu'au  prix  de  flots  de  sang.  Le  bastion  de  Saint-Pierre 
fut  pris  et  repris  onze  fois  !  Ce  fut  seulement  après  onze  heures 
de  combat  que  les  Barcelonais,  enfin  refoulés  de  la  Vieille  ville 
dans  la  Nouvelle,  demandèrent  à  capituler.  Les  deux  partis,  pres- 
que également  épuisés,  suspendirent  la  lutte,  et  le  lendemain,  la 
soumission  eut  lieu  moyennant  vie  et  bagues  sauves  et  rançon 
pour  racheter  le  droit  de  pillage.  Ce  grand  siège  avait  coûté  aux 
assiégeants  dix  mille  morts  ou  blessés,  aux  assiégés  six  mille, 
dont  cinq  cent  quarante-trois  moines  ou  prêtres. 

Les  vieilles  libertés  catalanes,  libertés  quelque  peu  privilégiées 
et  aristocratiques,  comme  presque  toutes  celles  du  moyen  âge, 
au  moins  dans  le  Midi,  furent  ensevelies  sous  les  ruines  des  rem- 
parts de  Barcelone.  Le  peuple  fut  désarmé  et  les  lois  de  Castille 
furent  établies  en  Catalogne.  Berwick,  du  moins,  empêcha  Phi- 
lippe V  d'imiter  les  mœurs  autrichiennes  et  de  souiller  une  vic- 
toire due  aux  armes  de  la  France  et  non  de  la  Castille  :  il  y  eut 
des  emprisonnements,  des  exils,  mais  point  d'échafauds. 

Les  Baléares  tinrent  quelques  mois  encore  après  la  réduction 
de  la  Catalogne.  La  mauvaise  saison  retarda  une  expédition  franco- 
espagnole  préparée  à  Barcelone  et  qui  n'appareilla  qu'au  com- 
mencement de  l'été  de  1715.  Majorque,  à  qui  l'empereur  avait 
fait  passer  des  secours  de  Sardaigne  et  de  Naples,  avait  des  moy^s 
de  défense  considérables;  elle  n'en  usa  point  et  ses  deux  princi- 
pales villes,  Alcudia  et  Palma,  se  rendirent  presque  sans  coup 
férir  (20  juin  —  2  juillet  1715).  La  soumission  des  Baléares  ter- 


586  LOUIS  XIV.  [11151 

mina  la  guerre  de  la  succession  d'Espagne,  la  plus  vaste  qu'eût 
vue  TEurope  depuis  les  croisades*. 

La' guerre  de  la  succession  avait  considérablement  modifié  la 
situation  respective  des  états  européens.  La  France,  qui,  arrivée 
au  maximum  de  sa  puissance  lors  de  la  trêve  de  1684,  avait  fait 
un  premier  pas  rétrograde  par  le  traité  de  Ryswick,  venait  d'en 
faire  un  second  et  de  reperdre  encore  un  lambeau  de  sa  frontière 
du  Nord  et  des  premières  conquêtes  de  Louis  XIV.  Elle  était 
d'ailleurs  bien  plus  affaiblie  encore  par  le  mal  intérieur  qui  la 
rongeait  que  par  ses  pertes  territoriales.  L'avenir  devait  montrer 
si  la  transplantation  d'une  branche  des  Bourbons  en  Espagne 
vaudrait  à  la  France  ce  qu'elle  lui  avait  coûté.  Quant  à  l'Espagne, 
on  pouvait  déjà  prévoir  qu'elle  y  gagnerait.  Le  démembrement 
de  sa  monstrueuse  monarchie,  tant  redouté  de  son  orgueil,  l'avait 
remise  dans  des  conditions  d'existence  possibles.  Elle  avait  su 
retrouver  le  sentiment  d'elle-même  en  luttant  contre  l'invasion 
étrangère.  Pénétrée,  quoique  à  faible  dose,  d'une  infusion  d'esprit 
français,  elle  allait  secouer  la  tradition  léthifère  de  rAutricbe  et 
remonter^  bien  lentement,  il  est  vrai,  la  pente  de  l'abîme  au  plus 
profond  duquel  elle  était  descendue.  La  population,  qui  n'avait 
cessé  de  décroître  depuis  Charles-Quint,  allait  reprendre  un  mou- 
vement ascensionnel,  qui,  là,  comme  dans  le  reste  de  l'Europe, 
ne  devait  plus  être  interrompu  jusqu'à  nos  jours. 

Dans  le  démembrement  de  sa  monarchie,  l'Espagne  avait  con- 
servé précisément  ce  que  les  directeurs  de  la  coalition ,  les  gou- 
vernements d'Angleterre  et  de  Hollande,  avaient  le  plus  souhaité 
de  lui  enlever,  les  Indes  Occidentales.  Les  nécessités  de  la  guerre, 
en  obligeant  les  deux  puissances  maritimes  à  concentrer  leurs 
efforts  en  Europe,  avaient  préservé  l'Amérique  espagnole.  L'An- 
gleterre entama,  du  moins  par  le  commerce,  les  vastes  contrées 
qu'elle  n'avait  pu  entamer  par  les  armes  :  la  traite  des  noirs 
devait  être  pour  elle  le  prétexte  d'une  immense  contrebande  sans 
concurrence  et  sans  péril.  Elle  trouvait  d'ailleurs,  aux  conquêtes 
qu'elle  avait  manqué  de  faire,  des  compensations  dans  l'Amérique 
française  et,  ce  qui  était  bien  plus  important ,  dans  la  Méditerra- 

1.  Berwick,  t.  II,  p.  161-195.  —  Quinci,  t.  VII,  p.  325391. 


[17151  ÉTAT  DE  L'EUROPE.  587 

née  :  deux  positions  de  premier  ordre  lui  livraient  le  bassin  occi- 
dental de  cette  mer  où  la  nature  ne  lui  a  point  assigné  de  place  : 
Gibraltar  annulait  Carthagène;  Port-Mahon  tenait  Toulon  en 
échec.  La  Hollande,  elle,  avait  obtenu  les  positions  continentales, 
la  ligne  de  défense,  si  longtemps  convoitées;  mais  ces  acquisi- 
tions, n'accroissant  ni  sa  population  ni  ses  ressources  maritimes 
et  ne  lui  donnant  qu'un  droit  d'occupation  militaire,  ne  lui  don- 
naient qu'une  force  factice  :  elle  n'avait  rien  gagné  sur  mer,  rien 
pour  son  commerce;  la  politique  de  Heinsius,  politique  de  ven- 
geance et  non  de  prévoyance,  avait  préparé  sa  décadence  pro- 
chaine au  profit  de  l'Angleterre. 

L'Autriche  impériale  semblait  dédommagée  de  la  perte  de  sa 
sœur,  l'Autriche  espagnole,  par  l'acquisition  de  ces  domaines 
italiens  auxquels  elle  s'attachait  avec  la  passion  du  vautour  pour 
sa  proie,  et  par  la  domination  qu'elle  avait  recouvrée  sur  l'Alle- 
magne, grâce  aux  rancunes  germaniques  contre  la  France.  Mais 
cette  domination,  relevée  par  la  guerre,  allait  se  relâcher  par 
la  paix,  et  il  s'élevait  en  face  de  l'Autriche  une  jeune  puissance 
tout  allemande  sous  un  nom  slave  ',  la  Prusse,  qu'une  forte  orga- 
nisation militaire  devait  rendre  très -redoutable  dans  un  temps 
peu  éloigné.  La  domination  sur  l'Italie  n'avait  pas  non  plus  une 
entière  solidité.  L'avenir  devait  montrer  que  le  vrai  succès  de 
l'Autriche  était  moins  d'avoir  acquis  Naples  ou  Milan  que  d'avoir 
recouvré  la  Hongrie. 

Quand  l'occident,  cessant  d'être  absorbé  par  sa  propre  que- 
relle, put  reporter  ses  regards  hors  de  lui-même,  sur  l'autre 
moitié  de  l'Europe,  il  vit  qu'il  s'y  était  opéré  une  révolution  non 
moins  considérable  que  les  siennes  et  de  nature  à  réagir  puis- 
samment sur  ses  propres  destinées.  Des  deux  guerres,  en  quelque 
sorte  parallèles,  qui  avaient  bouleversé  le  continent,  quand  celle 
de  l'occident  et  du  sud  était  finie,  celle  du  nord  et  de  l'orient 
n'était  pas  terminée  encore;  mais  le  sort  en  était  décidé  de- 
puis 1709,  au  profit  d'un  nouvel  acteur  qui  apparaissait  avec 
éclat  sur  le  théâtre  européen.  L'accession  de  la  Russie  à  la  société 
européenne  était  prévue  depuis  longtemps  par  les  politiques  : 

1.  Plus  ezactemeot,  lithuaoien. 


Û88  LOUIS  XIV.  li7W} 

Henri  FV  et  Sulli  l'avaient  prédite.  Ce  jour  était  yeun.  La  Russie, 
enrermée  dans  ses  plaines  immenses,  au  nord  par  la  Suède,  au 
midi  par  la  Turquie,  s'était  ouvert  Taccès  de  la  mer  Noire  aux 
dépens  de  la  Turquie,  puis  s'était  jetée  sur  la  Suède  pour  con- 
quérir le  débouché  de  la  Baltique.  Le  plus  grand  écrivain  du 
xviii^  siècle  a  raconté  la  lutte  des  deux  hommes  extraordiDaires 
en  qui  se  personnifièrent  les  deux  nations  rivales  '.  La  supério- 
rité politique  fut  au  Russe  sur  le  Suédois.  Charles  XII  eut  les 
qualités  du  héros  plus  que  celles  de  l'homme  d'état.  Pierre  le 
Grand,  après  avoir  étudié  par  ses  propres  yeux,  dans  ses  voyages, 
le  mécanisme  et  les  instruments  de  la  civilisation,  abat  chez  lui 
les  deux  castes  qui  faisaient  obstacle  à  l'unité  absolue  du  pouvoir, 
le  clergé  ^t  la  milice  ^,  se  fait  une  armée  et  un  sacerdoce  abso- 
lument à  lui,  et  organise  avec  génie  les  ressources  d'un  grand 
peuple  barbare  qui  ne  savait  point  user  de  ses  forces  vastes  et 
confuses.  Charles  XII,  lui,  exploite,  jusqu'à  l'épuisement,  les 
forces  médiocres  d'un  petit  peuple  héroïque,  sans  savoir  leur 
donner,  comme  avait  fait  Gustave -Adolphe,  la  meilleure  direc- 
tion possible.  Il  a  entrevu  une  excellente  idée ,  la  réorganisation 
de  la  Pologne,  mais  il  ne  pourrait  l'accomplir  qu'en  liant  sa  poli- 
tique à  celle  de  l'occident,  qu'en  prenant  parti  pour  la  France  et 
pour  la  Hongrie ,  en  imposant  la  paix  à  l'Allemagne,  en  abattant 
l'Autriche  et  en  se  contentant  de  repousser  et  de  contenir  les 
Russes,  encore  incapables  d'agir  avec  succès  loin  de  chez  eux.  D 
fait  tout  le  contraire;  il  s'isole  de  l'occident;  il  refuse  de  s'en* 
tendre  avec  Louis  XIV  et  avec  Rakoczi,  tandis  que  Pierre  le  Grand, 
avide  de  se  mêler  par  tous  les  moyens  à  l'Europe,  fait  des  offres 
à  la  France  et  à  la  Hongrie,  en  môme  temps  qu'il  négocie  avec  la 
Grande  Alliance.  L'issue,  on  la  connaît  ;  Charles  XII,  attiré  par  la 
défection  de  l'hetman  des  Cosaques,  succès  qui  lui  devient  fatal, 
s'enfonce  dans  la  Russie  Rouge  et  y  perd  son  armée  (juillet  1709,- 
A  la  nouvelle  de  Pultawa ,  les  Saxons  et  les  Danois  reprennent 
les  armes  :  Auguste  de  Saxe  rentre  en  Pologne,  aidé  par  les 
Russes,  et  chasse  le  roi  national,  l'ami  de  Charles  XII,  Stanislas 
Leczynski;  les  provinces  de  la  Baltique  orientale  tombent  suc- 

1.  Voltaire,  Hist.  de  CkarUt  XUei  Hisl.  de  Pierre  le  Grand. 

2.  Les  strelitz,  milice  anarckiqae,  analogue  aux  jaiiiâsaires  turcs. 


(1709-1714)    PIERRE   LE   GRAND    ET   CHARLES  XIL  589 

cessivement  au  pouvoir  des  Russes  ;  les  provinces  allemandes  de 
ia  Suède  sont  envahies  à  leur  tour  :  les  Prussiens,  puis  les  Hano- 
vriens,  se  joignent  aux  Danois  et  aux  Saxons.  La  Suède ,  privée 
de  son  chef  et  de  son  armée,  se  défend  intrépidement,  mais  les 
succès  mêmes  l'usent  presque  autant  que  les  revers ,  contre  des 
ennemis  toujours  renaissants.  Charles  XII,  réfugié  en  Roumanie, 
à  Bender,  s'efforce  d'armer  l'empire  othoman,  qui  a  laissé  perdre 
sans  agir  les  grandes  occasions  des  guerres  de  Hongrie  et  de 
Pologne.  La  Turquie  se  lève  tardivement,  à  la  fin  de  1710.  Le 
tzar  Pierre  imite  la  faute  de  Charles  XII  :  il  prend  l'oflensive  ;  il 
s'engage  témérairement  dans  la  Moldavie  et  se  laisse  envelopper 
sur  le  Pruth  par  les  Othomans.  Il  va  périr  :  Falczim  va  venger 
Pultawa  et  faire  reculer  pour  longtemps  la  fortune  de  la  Russie. 
L'incapacité  du  grand-vizir  sauve  le  tzar  :  le  ministre  othoman 
vend  la  paix  à  l'ennemi  qu'il  peut  anéantir  (12  juillet  1711)  : 
Pierre  en  est  quitte  pour  rendre  Azof ,  pour  faire  aux  Turcs  une 
vaine  promesse  de  ne  plus  s'immiscer  dans  les  affaires  de  la 
Pologne  et  des  Cosaques  et  pour  suspendre  l'exécution  de  ses 
projets  sur  la  mer  Noire*.  Ce  qui  devait  être  une  ruine,  n'est 
ainsi,  pour  la  Russie,  qu'un  échec  partiel  qui  retarde  à  peine  la 
marche  de  ses  destinées,  et  Pierre  se  dédommage  aux  dépens  de 
la  Suède,  tandis  que  la  Turquie,  se  détournant  de  ses  vrais  enne- 
mis, va  se  jeter  sur  les  Vénitiens. 

Le  résultat  le  plus  net  des  deux  guerres  de  l'occident  et  du 
nord,  c'est  donc,  en  somme,  l'accroissement  de  l'Angleterre  et 
de  la  Russie  et  l'entrée  de  ce  dernier  état  dans  la  politique  euro- 
péenne. L'influence  russe  va  remplacer  dans  le  nord  l'influence 
suédoise,  qui  avait  dominé  depuis  la  guerre  de  Trente  Ans.  La 
Suède  n'eût -elle  pas  essuyé  le  désastre  de  Pultawa,  qu'elle  eût 
toujours  fini  par  perdre  une  prépondérance  que  ses  forces  réelles 
ne  lui  permettaient  plus  de  soutenir,  maintenant  que  les  grands 
états  faisaient  la  guerre  avec  toutes  leurs  ressources  à  la  fois,  avec 
<ies  masses  d'hommes  et  des  masses  d'or. 

Le  gouvernement  de  Louis  XIV  ne  vit  pas  avec  indifférence 
(  elte  révolution  dans  le  nord  :  quoiqu'il  eût  peu  à  se  louer  de 

1.  Le  traité  dans  Dumont,  t.  VIII,  p.  275. 


690  LOUIS   XIV.  (1714-17151 

Charles  XII,  Louis  XIV  envoya  des  secours  d'argent  aux  généraux 
suédois  qui  défendaient  les  débris  de  la  Poméranie  et,  lorsque 
Charles  XII,  désespérant  de  rien  tirer  des  Othomans,  eut  eniin 
regagné  son  territoire  envahi,  la  France  tenta,  mais  en  vain, 
d'interposer  sa  médiation  (fin  1714).  Le  3  avril  1715,  Louis  XIV 
promit,  par  un  traité  formel,  1,800,000  fr.  de  subside  annuel  à 
Charles  XII,  pendant  trois  ans,  et  ses  bons  offices  pour  lui  £adre 
rendre  les  possessions  suédoises  d'Allemagne  *. 

Il  était  d'une  bonne  politique  de  travailler  à  arrêter  la  Suède 
sur  le  penchant  de  sa  ruine.  La  politique  de  Louis  XIV  fut 
moins  sage  dans  ses  relations  avec  l'Angleterre  après  le  traité 
d'Utrecht.  Tandis  que  Louis  XIV  s'obligeait  officiellement  à  ne 
troubler  en  aucune  façon  la  transmission  de  la  couronne  liri- 
tannique  dans  la  ligne  protestante  et  retirait  au  prétendu  Jac- 
ques III  l'asile  qu'il  avait  donné,  pendant  vingt-quatre  ans,  à  lui 
et  aux  siens,  le  chef  même  du  cabinet  anglais,  Haiiey,  comte 
d'Oxford,  qui  lui  demandait  ces  engagements  au  nom  du  gouTcr- 
nement  de  la  reine ,  l'engageait  mystérieusement  à  favoriser  un 
complot  qui  avait  pour  but  la  restauration  du  prince  exilé  et 
l'exclusion  de  la  ligne  protestante.  La  foi  au  droit  monarchique 
l'emportait  sur  la  foi  des  traités  dans  l'esprit  du  Grand  Roi  et, 
d'ailleurs,  il  ne  pouvait  avoir  grand  scrupule  à  violer  son  traité 
d'après  les  instigations  du  gouvernement  même  avec  lequel  il 
traitait.  La  reine  Anne  était,  au  moins  d'intention,  complice  de 
son  ministre  et  ne  demandait  pas  mieux  que  d'assurer  sa  succes- 
sion à  son  jeune  frère,  moyennant  garanties  pour  l'église  et  pour 
les  lois  établies.  Oxford  fit  entendre  au  prétendant,  qui  s'était 
réfugié  en  Lorraine,  et  à  la  cour  de  France,  qu'il  fallait  ajourner 
après  la  paix  la  révocation  de  la  loi  de  succession  :  en  attendant, 
les  jacobites,  sur  les  instructions  du  prétendant,  secondèrent  acti- 
vement les  tories  et  les  aidèrent  à  mater  les  whigs  et  à  faire  la 
paix  comme  ils  voulurent.  La  paix  venue,  Oxford  ajourna  de 
mois  en  mois,  sous  divers  prétextes,  l'effet  de  ses  promesses  :  la 
santé  de  la  reine  baissait  d'une  manière  effrayante  et  cependant 
Oxford  ne  faisait  rien  pom*  assurer  la  succession  aux  jacobites  ; 

1.  Flassan,  t.  IV,  p.  34y. 


[171M7151         LA  RECNE  ANNE  ET  GEORGES  I«.  594 

il  les  avait  évidemment  leurrés.  Était-ce  au  profit  des  tories?  — 
Oui,  d'abord,  mais  non  pas  finalement;  car  il  ne  faisait  rien  non 
plus  pour  fortifier  les  tories  et  les  mettre  à  môme  d'imposer  leurs 
conditions  à  l'héritier  protestant.  Oxford  n'avait  songé  qu'à  lui- 
même  et,  depuis  que  la  reine  déclinait,  il  se  rapprochait  en  secret 
des  whigs,  des  hanovricns.  Tories  et  jacobites,  Bolingbroke,  Or- 
mond,  etc.,  se  réunirent  enfin  pour  l'abattre  et  obtinrent  sa 
destitution  de  la  reine  (7  août  1714)  :  il  était  trop  tard  ;  quelques 
jours  après,  une  attaque  d'apoplexie  termina  ce  règne,  qui  avait 
offert  un  contraste  si  frappant  entre  la  glorieuse  activité  de  la 
nation  et  la  complète  insignifiance  de  la  personne  royale  (  12  août). 
Ce  contraste  devait  devenir  presque  normal  dans  le  gouverne- 
ment parlementaire  de  la  Grande-Bretagne.  Les  jacobites  restèrent 
immobiles.  Les  tories  se  précipitèrent  au-devant  de  l'électeur 
de  Hanovre  pour  se  fairQ.'pardonner  le  passé  par  leur  empresse- 
ment à  saluer  le  roi  George  /«'.  La  transmission  de  la  couronne 
des  Stuarts  dans  la  maison  de  Brunswick  s'opéra  sans  la  moindre 
opposition. 

Le  nouveau  roi  d'Angleterre  entra  sur-le-champ  en  contesta- 
tion avec  la  France  pour  un  objet  important ,  mais  étranger  aux 
intérêts  du  prétendant.  Louis  XIV  avait  accompli  la  plus  doulou- 
reuse des  conditions  de  la  paix  :  il  avait  fait  combler  le  port  de 
Dunkerque,  percer  les  digues  et  les  jetées,  miner  les  écluses; 
mais ,  en  détruisant  les  magnifiques  travaux  qui  avaient  été  une 
des  gloires  de  ses  belles  années,  il  n'avait  pu  se  résigner  à  aban- 
donner toute  position  maritime  sur  cette  côte  et  il  avait  fait  ouvrir, 
à  l'ouest  de  Dunkerque,  en  tirant  vers  Mardyck,  un  nouveau 
canal  d'une  lieue  de  long,  capable  d'abriter  des  vaisseaux  de 
.  quatre-vingts  canons.  Georges  I*%  à  peine  arrivé  en  Angleterre,  fil 
adresser  de  vives  représentations  au  cabinet  de  Versailles,  soute- 
nant que  c'était  violer  l'esprit  du  traité  d'Utrecht.  Le  cabinet  fran- 
çais prétendit  que  le  canal  de  Mardyck  n'avait  pour  but  que  d'em- 
pêcher la  submersion  du  pays  et  de  faire  écouler  les  eaux  de 
quatre  canaux,  qui  auparavant  s'écoulaient  par  les  écluses  de 
Dunkerque  (octobre- novembre  1714).  Au  commencement  de 
l'année  suivante,  un  nouvel  ambassadeur  anglais,  le  comte  de 
Stairs,  vint  renouveler  les  instances  de  son  devancier  Prior  avec 


592  LOUIS  XIV.  li715J 

une  âpreté  arrogante  qui  blessa  vivement  le  roi  '.  Louis  ne  voulut 
point  paraître  céder  à  des  remontrances  qui  ressemblaient  à  des 
menaces,  et  le  ministre  Torci  interrompit  môme  les  rapports 
diplomatiques  avec  Stairs;  cependant  les  travaux  de  Mardyck 
furent  suspendus,  ou  au  moins  ralentis. 

La  cour  de  France  espérait  se  dédommager  bientôt.  Les  fac- 
tions avaient  été  promptement  réveillées  en  Angleterre  j)ar  la 
politique  exclusive  du  nouveau  roi.  Les  avances  des  tories  avaient 
été  repoussées,  le  parlement  dissous ,  Oxford  écarté  avec  mépris, 
Marlborough  rétabli  dans  ses  charges.  Les  in^higs,  rentrés  en 
pleine  possession  de  l'Angleterre,  se  déchaînaient  avec  fureur 
contre  le  dernier  ministère,  qui  avait,  disaient -ils,  trahi  les 
alliés  de  la  Grande-Bretagne  et  sacrifié  les  intérêts  nationaux  par 
une  paix  honteuse.  Des  poursuites  criminelles  étaient  entamées 
contre  les  ministres  de  la  reine  Anne,  et  Bolingbroke  était  arrivé 
en  fugitif  dans  cette  même  France  à  laquelle  il  était  apparu  na- 
guère conune  l'arbitre  tout-puissant  de  la  paix.  Les  tories  persé- 
cutés s'associèrent  aux  jacobites  :  Bolingbroke  et  ses  amis  entrè- 
rent dans  une  vaste  conspiration,  qui  s'étendit  rapidement  dans 
toute  l'Angleterre  et  l'Ecosse,  et  que  le  maréchal  de  Berwick, 
frère  du  prétendant,  appuyait  avec  énergie  à  Versailles.  Cette 
réaction  devint  quelque  chose  d'assez  sérieux,  pour  que  le  déloyal 
Marlborough,  tout  couvert  des  bienfaits  de  Georges  P%  crût  devoir 
faire  des  protestations  secrètes  à  Jacques  III ,  afin  de  se  ménager 
des  chances  à  tout  événement  *.  Louis  XIV  refusa  aux  conjurés 
les  troupes  qu'ils  lui  demandaient,  mais  leur  promit  une  assis- 


1.  Suivant  le  président  Hénault  {Abrégé  chronol.  de  VHiaU  de  France) ,  Loais  XIV 
aurait  dit  à  lord  Stairs  :  —  **  Monsieur  l'ambassadeur,  j*ai  toujours  été  le  maître 
u  chez  moi,  quelquefois  chez  les  autres;  ne  m'en  faites  pas  souvenir.  »  Voltaire  af- 
firme, d'après  le  témoignage  de  M.  de  Torci,  que  ce  propos  n'a  point  été  tenu.  Les 
mots  historiques  sont  rarement  authentiques.  —  Sur  l'affaire  de  Mardyck,  v.  Flas^san, 
Uùt.  de  la  diplomatie  françatje,  t.  IV,  p.  351.  —  Lamberti,  t.  VIII,  p.  678;  t.  IX, 
p.  143.  —  Saint-Simon,  t.  XII,  p.  128. 

2.  V.  Lémontei,  Hist,  de  la  Régence^  t.  I*',  p.  87.  Voici  qui  peut  faire  ju^r  Je  la 
moralité  de  ce  grand  capitaine.  £n  avril  1713,  il  écrivait  à  l'électeur  de  Hanovre: 
M  Je  vous  prie  d'être  persuadé  que  je  serai  toujours  prêt  à  exposer-ma  vie  et  ma 
fortune  pour  votre  service.  *•  En  octobre  de  la  même  année,  il  déclarait  à  un  agent 
jacobite  qu'il  aimerait  mieux  avoir  les  main»  coupées  que  de  rien  faire  qui  pût  être 
préjudiciable  aux  intérêts  du  roi  Jacques.  [Stuarfs  papers.) 


[1715]  LOUIS  XIV   ET  LES  JACOBITES.  693 

tance  indirecte*.  Le  duc  d'Ormond,  rex-commandant  en  chef 
des  troupes  anglaises,  révoqué  par  Georges  !•',  devait  se  mettre  à 
la  tôle  du  mouvement  :  menacé  d'être  arrêté ,  au  lieu  de  donner 
le  signal  de  Tinsurrection ,  il  s*embarqua  et  gagna  la  côte  de 
France.  Malgré  ce  désappointement ,  on  continua  les  préparatifs  : 
Louis  XrV  procura  sous  main  au  prétendant  un  vaisseau,  des 
oflîciers,  des  armes  pour  dix  mille  hommes,  et  lui  fit  prêter  par 
Philippe  V  1,200,000  francs,  qu'il  était  hors  d'état  de  lui  avancer 
sur  sa  propre  cassette.  Le  plan  des  jacobites  était  d'entraîner 
Louis  XIV  au  delà  de  ses  prévisions  et  de  rejeter  la  France  dans 
la  guerre  malgré  elle  ;  on  en  était  là  vers  le  mois  d'août  1715  et 
il  y  avait  toute  apparence  que  les  jacobites  réussiraient  à  faire 
commettre  au  vieux  roi  celte  faute,  plus  fatale  encore  que  celle 
qu'il  avait  faite  autrefois  en  reconnaissant  Jacques  III  à  la  mort 
de  Jacques  IF. 

L'idée  d'une  nouvelle  guerre  devait  être,  en  effet,  quelque 
chose  d'effrayant  pour  qui  considérait  l'état  de  la  France.  La 
France  était  comme  un  coursier  épuisé ,  qui ,  à  force  de  courage, 
achève  de  fournir  la  carrière  et,  arrivé  au  bout,  s'abat  sans  pou- 
voir se  relever.  Les  chiffres  disent  tout ,  en  matière  économique  : 
en  1712,  la  dépense  avait  atteint  deux  cent  quarante  millions; 
l'impôt  n'atteignant  pas  cent  treize  millions,  dont  soixante-seize 
millions  à  déduire  pour  les  charges  et  les  diminutions  forcées',  il 
n'était  pas  resté  trente-sept  milUons  au  trésor  :  on  avait  donc  anti- 
cipé, jusqu'en  1717,  sur  la  capitation,  près  de  vingt-trois  millions, 
sur  la  dîme,  vingt-six,  sur  divers  autres  impôts,  trente-cinq  et 
demi,  et  obtenu  quatre-vingt-treize  millions  sur  des  afTaires  extra- 
ordinaires, et  il  était  resté  près  de  trente-huit  millions  de  dépense 
qu'on  n'avait  pu  assigner  sur  rien.  Desmaretz  fournit  toutefois 
encore  à  la  campagne  de  1713  par  des  exi)édicnts  du  même  genre, 
anticipations,  aliénations  de  droits  domaniaux,  rentes  créées  sur 

1.  Villars,  en  signant  la  paix  avec  Tempire  à  Baden,  avait  déjÀ  pressenti  le  prince 
Eugène  sur  les  dispositions  de  l'empereur,  dans  le  cas  où  la  France  aiderait  an  réta- 
blissement dn  prince  ligitime  en  Angleterre  (septembre  1714).  Villars,  p.  233. 

2.  Mém.  de  Berwick,  t.  II,  p.  195-231.  —  Mém.  aecrels  de  Bolingbroke.  —  Voltaire, 
Siècle  de  Louis  XIV,  chap.  xjliv. 

3.  C'est-à-dire  les  remises  d'impôts  ponr  impuissance  absolue  de  payer,  et  mém« 
les  secours  directs  du  roi  aux  provinces  les  plus  souffranies. 

XiV.  38 


69/1  LOUIS  XIV.  II7I3Î 

les  tailles  au  denier  12  avec  remboursement  par  annuités,  em- 
prunts forcés  sur  les  officiers  de  finances,  les  maires  des  villes,  etc., 
sous  forme  de  taxations  remboursables*  sur  les  tailles,  avances 
soutirées  aux  receveui's  généraux  par  des  promesses  qu'il  ne 
leur  tenait  pas  ',  etc.;  lorsqu'il  vil  approcher  la  paix  générale,  il 
commença  de  tenter  quelques  efforts  pour  remonter  du  fond  de 
•ce  gouffre,  ou,  plutôt,  à  vrai  dire,  pour  s'arranger  une  existence 
possible  dans  le  gouffre  même.  Il  cessa  d'aliôner  les  domaines  : 
il  remit  sur  l'ancien  pied  les  droits  d'entrée  et  les  péages,  doublés 
depuis  quelques  années;  il  diminua  la  gabelle.  Il  se  trouvait  en 
face  d'une  masse  énorme  de  rentes  provenant  en  partie  de  la 
consolidation  des  billets  de  toute  nature;  toutes  les  rentes  anté- 
rieures à  1709  avaient  déjà  été  remises  à  cinq  pour  cent  ;  on  ne 
les  en  payait  pas  mieux  ;  vers  octobre  1713,  on  devait  deux  années 
entières  ;  un  édit  de  ce  mois  convertit  en  nouveaux  contrats  à 
quatre  pour  cent  toutes  les  rentes  acquises  sur  l'Hôtel  de  Ville  de- 
puis 1702  et  joignit  au  capital  les  deux  années  arriérées.  L'édit 
statua  que  les  renies  sur  les  aides,  gabelles,  cinq  grosses  fermes, 
et  quelques  autres,  vendues  depuis  1702  et  tombées  par  là  dans  la 
spéculation  et  l'agiotage ,  ne  seraient  admises  à  cette  conversion 
que  sur  le  pied  des  trois  quarts  du  capital,  et  môme  des  trois  cin- 
quièmes pour  les  plus  récentes  ;  que  les  mêmes  rentes,  conservées 
par  leurs  détenteurs  depuis  1702,  seraient  admises  au  pair.  Les 
renies  viagères,  créées  de  1702  à  1710,  furent  réduites  d'un  quart; 
celles  postérieures  à  1710,  de  moitié,  ainsi  que  les  rentes  de  la 
tontine.  Seulement,  on  exempta  les  rentes  de  la  dîme  et  de  toutes 
charges.  Les  rentes  quatre  pour  cent  créées  par  celle  opération 
s'élevèrent  à  trente  millions,  et  les  charges  publiques  en  furent  ré- 
duites de  quatorze  millions  par  an. 

Cette  réduction  forcée  était,  en  réalité,  une  banqueroute  par- 
tielle ,  dans  laquelle  on  introduisait  une  équité  relative  :  le  jeu 
effréné  et  frauduleux  qui  avait  eu  lieu  sur  les  effets  publics ,  dont 

1.  Cétait  mal  reconnaître  le  service  qu'ils  rendaient  en  se  chargeant  d^  affaire» 
extraordinaires  sans  autre  remise  cjue  l'intérêt  de  leurs  avances  ;  il  est  vrai  que  ce 
désintéressement  n^était  qu'apparent;  toute  comptabilité  étant  anéantie,  les  rece 
veurs  gLMU'raux  se  dédommageaient  eu  faisant  valoir  TargCLt  de  l'Etat  qu'ils  tou- 
chaient le  [ilus  tôt  et  qu'ils  versaient  le  plus  tard  possible.  K.  Bailli,  Hitt.  financière 
de  la  i  ran  e,  t.  II,  p.  31. 


1171S-17141  RENTES.   MONNAIES.  595 

le  commerce  n'était  encore  ni  régularisé  ni  authentiqué ,  légiti- 
mait les  différences  établies  entre  les  diverses  catégories  de  créan- 
ciers :  ce  qui  n'était  excusable  sous  aucun  rapport,  ce  fut  l'opéra- 
tion sur  les  monnaies  qui  accompagna  la  réduction  des  rentes. 
Les  augmentations  de  monnaies  avaient  été  très-funestes  ;  mais  le 
mal  était  fait  :  il  n'y  avait  plus  à  y  toucher,  la  valeur  nominale  et 
de  compte  étant  indifférente  en  elle-même.  Desmaretz  se  remit  à 
diminuer  les  monnaies,  sous  prétexte  de  les  ramener  à  une  pré- 
tendue juste  valeur  y  comme  s'il  y  avait,  entre  la  valeur  réelle,  le 
poids ,  le  marc ,  et  les  mots  par  lesquels  on  convient  de  désigner 
les  monnaies ,  un  rapport  qui  ne  fût  pas  purement  arbitraire.  Il 
rejeta  donc,  en  deux  ans,  le  marc  d'argent  fin  de  quarante-deux 
livres  dix  sous  à  trente  livres  dix  sous  dix  deniers  *1  Ce  fut  une 
nouvelle  ruine  en  sens  inverse,  un  nouveau  bouleversement  de 
toutes  les  transactions,  un  véritable  écrasement  des  fermiers,  des 
marchands,  de  tous  les  débiteurs.  On  ne  peut  concevoir  une  telle 
ignorance  chez  un  homme  si  habile  dans  le  détail  de  l'administra- 
tion financière.  Son  oncle,  le  grand  Colbert,  ne  lui  avait  pas 
donné  de  tels  exemples  ;  en  vingt-deux  ans  de  ministère,  à  peine 
Colbert  avait-il  modilié  la  valeur  nominale  des  monnaies. 

La  dépense  de  1713  avait  été  de  deux  cent  douze  millions  ;  celle 
de  1714  fut  de  deux  cent  treize  millions  et  demi,  sur  quoi,  au  bout 
de  l'an,  il  restait  cent  seize  millions  sans  assignation  déterminée; 
les  rentes  et  les  pensions,  qu'on  recommençait  à  payer,  compen- 
saient les  réductions  de  dépenses  faites  sur  la  guerre.  C'était  sur 
la  magnificence  royale  et  sur  les  pensions  qui  enchaînaient  la 
haute  noblesse  à  la  cour,  que  l'on  eût  pu  réaliser  les  plus  larges 
économies  ;  mais  ce  luxe  et  ces  libéralités  étaient  à  la  fois  habitude 
et  système  ;  y  toucher  eût  été  un  sacrilège  contre  la  monarchie , 
et,  dans  les  plus  extrêmes  détresses,  il  avait  fallu  assurer  le  service 
de  la  cour,  presque  avant  celui  de  l'armée  elle-même  *.  Pendant 

1.  Law  e:itinie  que  cette  diminution  des  monnaies  coûta  100  millions  au  trésor. 
V.  Mém.  sur  tes  banquet^  ap.  Économi^tu  financiers ^  p.  599. 

2.  Une  seule  fuis,  on  Ta  vu,  les  princes  et  les  courtisans  avaient  rendu  au  roi  une 
partie  de  ce  qu'ils  recevaient  de  lui,  en  soldant  quelques  nouvelles  levées.  —  Y.  le 
curieux  état  de  dépenses  de  1715,  dans  Forbounais,  t.  II,  p.  352.  On  y  voit  que  la 
maison  d'Orléans  coûte  près  de  2  millions  par  an  au  trésor  ;  Jctcques  III  et  sa  mère, 
600,000  francs,  les  autres  pensions  ordinaires  et  gratifications,  4  millions  et  demi; 
les  gratifications  extraordinaires  et  autres  dépenses  non  spécifiées,  15  millio:.s. 


596  LOUIS  XIV.       ,  11714-17151 

les  sept  dernières  années,  on  avait  dépensé  en  moyenne  deux  ccnl 
dix-neuf  millions  par  an  :  les  revenus  ordinaires,  avec  la  dîme  et 
la  capitation,  n'ayant  produit  que  soixante-quinze  millions  par 
an,  charges  déduites,  il  avait  fallu  demander  annuellement  cent 
quarante-quatre  millions  à  des  moyens  extraordinaires ,  ce  qui 
faisait  plus  d'un  milliard  pour  sept  ans,  sur  quoi,  fln  1714,  il  res- 
tait plus  de  trois  cent  seize  millions  auxquels  on  ne  savait  quelle 
assignation  donner.  Après  les  immenses  conversions  et  consolida- 
tions qui  avaient  eu  lieu,  il  se  trouva  encore,  au  !«'  septembre 
1715,  une  masse  de  billets  en  circulation,  que  Desmaretz  estimait 
à  près  de  quatre  cent  quatre-vingt-douze  millions,  mais,  qui,  en 
y  comprenant  les  papiers  de  toute  origine,  allait  à  cinq  cent 
quatre-vingt-dix! 

Desmaretz  continua  à  procéder,  par  des  faillites  partielles,  à  la 
réduction*  des  charges  qui  pesaient  soit  sur  le  trésor,  soit  sur  le 
pays.  Il  supprima  un  grand  nombre  de  nouveaux  oflîces,  en  rem- 
boursant, par  la  création  d'un  million  cinq  cent  mille  livres  de 
rentes  quatre  pour  cent,  les  titulaires  qui  avaient  traité,  en  gént^ 
rai,  sur  le  pied  de  huit  pour  cent  *.  Il  supprima  tous  les  anoblis- 
sements achetés  depuis  1689  et  les  exemptions  d'impôts  vendues 
aux  officiers  subalternes.  Il  créa  deux  millions  de  rentes  cinq 
pour  cent  pour  dégager  la  capitation  et  la  dîme,  que  l'on  ne  ces- 
sait pas  de  percevoir,  malgré  la  promesse  royale  de  les  supprimer 
à  la  paix;  cette  dernière  opération  était  bonne  et  licite,  mais  elle 
fut  comme  étouffée  par  le  retentissement  d'une  catastrophe  finan- 
cière que  Desmaretz  ne  put  éviter.  En  avriîniS,  la  caisse  des 
receveurs  généraux,  qui  avait  été  la  grande  ressource  des  der- 
nières années,  tombe  en  déconfiture,  le  gouvernement  s'étant 
trouvé  enfin  hors  d'état  de  payer  ses  billets.  C'est  la  dernière 
ancre  qui  casse!  Dans  cette  prévision,  Desmaretz  avait  tâché  de 
relever  l'ancienne  caisse  des  emprunts,  en  commençant  le  rem- 
boursement par  série,  des  billets  ou  promesses  de  cette  caisse,  tom- 

1.  Une  importante  déclaration  de  septembre  1714  rendit  aux  villes  la  libre  éleo 
tion  de  leurs  officiers  municipaux,  moyennant  que  les  communautés  des  villes  in- 
demnisassent les  titulaires  des  mairies ,  lieutenances  de  maire ,  échevinages ,  etc. 
Ancienne»  Los  françaises,  t.  XX ,  p.  637.  Ceci  prouve  que  la  suppression  des  débris 
des  libertés  manicipales,  devenues  si  peu  gênantes,  avait  été  bursale  beaucoup  plus 
que  politique. 


[1715]  BANQUEROUTES.        ^  597 

bés  en  discrédit  (13  décembre  1714);  il  ne  peut  tenir  parole  et 
supprime  la  caisse  des  emprunts,  le  2  août  1715,  par  un^édit  qui 
annonce  que  les  promesses  seront  consolidées  en  rentes  quatre 
pour  cent  et,  encore,  si  elles  n'ont  pas  été  négociées.  Les  promesses 
négociées  perdront  cinquante  pour  cent,  attendu  que  les  agio- 
teurs les  négocient  à  quatre-vingts  pour  cent  au-dessous  du  capi- 
tal nominal.  C'est  rouler  de  banqueroute  en  banqueroute! 

Dans  l'été  de  1715,  la  situation  ne  parait  plus  pouvoir  empirer  : 
plus  de  crédit  public  ni  privé  *  ;  plus  de  revenu  net  pour  l'État  ;  la 
portion  des  revenus  qui  n'est  point  engagée  est  anticipée  sur  les 
années  suivantes  ^.  Ni  le  travail  ni  la  consommation  ne  peuvent 
reprendre ,  faute  de  circulation  ;  les  capitaux  sont  engorgés  dans 
les  caisses  des  traitants,  ou  dissipés  à  Paris  dans  un  luxe  stérile; 
l'usure  règne  sur  les  ruines  de  la  société.  Les  alternatives  de  cherté 
et  d'avilissement  des  denrées  achèvent  d'écraser  le  peuple.  Des 
émeutes  éclatent  pour  les  Vivres,  dans  le  peuple  et  même  dans 
l'armée.  Les  manufactures  sont  languissantes  ou  fermées;  la  men- 
dicité forcée  dévore  ies  villes.  Les  campagnes  sont  désertes,  les 
terres  en  friche,  faute  d'outils,  faute  d'engrais,  faute  de  bestiaux, 
qui  ont  péri  en  1709;  les  maisons  tombent  en  ruines  '.  La  France 
monarchique  semble  près  de  finir  avec  son  vieux  roi.  Louis  .XIV 
n'a  pas  voulu  du  remède  violent  et  systématique  qui  pouvait  sau- 

1.  Pour  avoir  8  millions,  le  ministre  fat  un  jour  obligé  de  donner  32  millions  de 
billets  aux  traitants  :  les  billets  perdaient  donc  75  pour  cent! 

2.  Compte-rendu  de  Detmarttx.  Colbert  avait  laissé,  en  1683, 85  millions  de  revenu 
effectif. 

3.  Le  gouvernement  tAchait  en  vain  de  raviver  Tagriculture  et  Tindustrie.  Dés 
1704,  la  défense  &ite,  sous  Colbert,  en  1669,  de  saisir,  si  ce  n'est  pour  loyers,  les 
métiers,  outils,  etc.,  servant  aux  lainages  et  draperies,  avait  été  étendue  à  toutes 
les  autres  industries.  £n  cas  de  faillite,  on  devait  laisser  à  Tartisan  ses  métiers,  sauf 
paiement  ultérieur  de  leur  valeur.  —  En  1708,  renouvellement  de  la  défense  de 
saisir  les  bestiaux.  —  De  1709  à  1713,  privilèges  à  quiconque  remet  en  valeur  les 
terres  abandonnées.  —  27  août  1709,  prohibition  des  cotonnades  de  Tlnde.  — 11  juin 
1714,  prohibition  des  soieries  de  la  Chine.  —  Janvier  1712,  fondation  d*une  manu- 
facture de  tapis  de  Perse  à  Paris.  —  Janvier  1713,  défense  de  fabriquer  des  eaux- 
de-vie  de  grains  (pour  favoriser  les  pays  vignobles). — Anciennes  Loi»  françaises^ 
t.  XX,  p.  453-530-541-542-572-583-639-645-648.  Celles  de  ces  mesures  qui  eussent 
été  le  plus  efficaces  dans  un  temps  ordinaire  passaient  presque  inaperçues. 

11  y  eut,  en  août  17 15,  des  séditions  dans  les  garnisons  de  Flandre  et  d'Alsace, 
parce  qu'on  les  obligeait  à  prendre  le  pain  des  munitionnaires  à  plus  haut  prix  qu'au 
marché  !  On  n'apaisa  le  mouvement  qu'avec  de  Targent.  ^>  Lémontei^  addition»  aux 
Mém,  de  Dcmgeau,  p.  272. 


598  LOUIS  XIV.  (17151 

ver  ce  grand  corps  malade,  mais  qui  l'eût  transformé  et  poussé  à 
rinconnu.  Le  malade  semble  aller  à  la  irvort.  Les  empiriques  n'y 
peuvent  rien. 

Desmaretz,  avant  même  la  chute  des  deux  caisses  qui  lui  avaient 
rendu  possible  de  vivre,  avait  reconnu  que  Félat  des  choses  était 
infiniment  pire  qu'à  l'avènement  de  Colbert  et  qu'il  était  impos- 
sible de  retrouver  les  mêmes  remèdes  :  c'était  ce  qu'avait  dît 
Vauban,  quand  il  était  temps  encore.  Dès  la  fin  de  1714,  Desma- 
retz  avait  donc  présenté  au  roi  un  plan  de  salut  public.  Il  propo- 
sait de  supprimer,  comme  on  l'avait  promis,  la  dlme  et  la  capita- 
tion;  de  charger  le  clergé,  les  pays  d'États,  les  généralités,  les 
provinces  et  les  villes  d'acquitter,  en  un  certain  nombre  d'années, 
le  capital  des  soixante  millions  de  revenu  aliénés  depuis  1683;  de 
supprimer  et  rembourser  tous  les  offices  créés  depuis  1683,  au 
moyen  de  deux  sous  pour  livre  d'augmentation  sur  la  taille  et  sur 
les  fermes;  de  re viser  et  liquider  toutes  les  dettes  encore  flot- 
tantes, comme  on  avait  fait  pour  celles  consolidées  en  rentes  quatre 
pom  cent  *. 

C'était  trop  ou  pas  assez  :  c'était  exiger  d'assez  grands  sacrifices 
et  froisser  suffisamment  les  intérêts  des  privilégiés  pour  soulever 
les  plus  vives  résistances,  et  ce  n'était  pas  assez  pour  changer  ra- 
dicalement et  définitivement  le  système  des  impôts.  C'était  encore 
là  une  réforme  bâtarde,  quoique  d'apparence  hardie.  Le  roi 
hésita  et  rien  n'était  encore  décidé  vers  le  mois  d'août  1715. 

Comme  si  la  ruine  matérielle  du  pays  ne  suffisait  pas,  les  que- 
relles et  les  persécutions  religieuses  se  renouvelaient ,  pour  ajou- 
ter de  nouvelles  soulTrances  morales  à  cette  misère.  Le  confesseur 
du  roi,  le  père  La  Chaise,  qui,  sauf  quelques  éclipses  de  faveur 
causées  par  ses  dilTérends  avec  madame  de  Maintenon,  avait  été 
une  sorte  de  ministre  des  affaires  ecclésiastiques,  était  mort  on 
1709.  Son  successeur  Le  Tellier  le  fil  bien  regretter.  C'était  un 
fanatique  après  un  poUtique,  un  esprit  de  violence  et  de  scandale 
après  un  esprit  de  tempérament,  de  modération  et  de  pnidence 
mondaine.  Le  fanatisme  de  Le  Tellier  était  de  la  pire  espèce,  de 
celle  qui  prend  sa  source,  non  dans  les  passions  exallées,  mais 

1.  y.  le  projet  de  Desmaretz,  dans  ForbonnaiSi  t.  H  t  p*  274. 


fl7î«-17151  LE   PÈRE   LE   TELLIER.  599 

dans  les  passions  haineuses,  et  qui  joint  rhypocrisic  des  moyens 
à  la  conviction  du  fond,  si  T.on  peut  appeler  conviction  un  aheur- 
lement  farouche  et  aveugle.  Par  un  contraste  singulier,  ce  persé- 
cuteur avait  débuté  par  être,  sinon  persécuté,  au  moins  nialtraité 
par  Bossuet  et  le  cardinal  de  Noailles,  pour  avoir  défendu  la  tolé- 
rance et  la  philosophie  dans  l'affaire  des  cérémonies  chinoises;  il  se 
dédommagea,  aux  dépens  des  protestants  et  des  jansénistes,  de  sa 
charité  envers  les  Chinois;  dans  Tun  comme  dans  l'autre  cas,  il 
n'eut  qu'un  même  but,  Tintérôt  de  sa  Compagnie,  objet  de  son 
forcené  dévouement. 

Tant  qu*avait  duré  la  guerre,  on  avait  laissé  respirer  les  pro- 
lestants :  la  teiTible  leçon  des  Cévennes  parlait  trop  haut;  la  mi- 
sère publique  même  profitait  aux  réformés;  les  fonds  manquant 
pour  entretenir  les  écoles  catholiques,  on  ne  les  obligeait  plus 
d'y  envoyer  leurs  enfants.  Le  roi  avait  pardonné,  par  diverses  fois, 
jusqu'en  mai  1713,  à  des  assemblées  tenues  en  dépit  des  ordon- 
nances et,  au  moment  où  Ton  signa  la  paix  d'Utrecht,  il  avait 
accordé  aux  instances  de  la  reine  Anne  la  liberté  des  malheureux 
encore  retenus  aux  galères  pour  cause  de  religion.  Ils  n'étaient 
plus  que  cent  trente-six;  le  reste  était  mort  ou  avait  été  délivré 
vers  la  fin  de  la  rébellion  des  Cévennes.  Après  la  paix,  tout  chan- 
gea. On  chicana  si  bien  la  liberté  ^promise  aux  galériens  protes- 
tants, qu'un  certain  nombre  étaient  encore  à  la  rame  en  septembre 
1715  *.  Dès  mars  1712,  une  ordonnance  royale  avait  enjoint  aux 
médecins,  sous  des  peines  graves,  de  prévenir  leurs  malades  de 
se  confesser  en  cas  de  péril;  le  troisième  jour  de  la  maladie,  le 
médecin  devait  refuser  ses  secours,  si  Ton  ne  représentait  un  cer- 
tificat du  confesseur.  La  même  année,  le  roi  fut  vivement  pressé 
de  déclarer  illégitimes  tous  les  enfants  de  parents  non  mariés  à 
Téglise.  Le  vieux  d'Aguesseau  père,  toujours  très-écouté  au  con- 
seil d'État,  parvint  à  en  détourner  Louis  XIV  ;  mais  Le  Teilier  ne 
se  rebuta  point  :  le  chancelier  de  Pontchartrain ,  qui  avait  une 
certaine  élévation  de  sentiments  et  qui  s'était  rattaché  d'opinions 
à  la  sévère  congrégation  de  l'Oratoire,  ne  se  fût  jamais  prêté  à  ce 
qu'on  préparait;  mais  il  donna  sa  démission,  sur  ces  entrefaites, 

1.  Dangean,  t.  III,  p.  268.  —  Limiers,  Hitt.  âê  Itmit  J/K,  t.  YI,  p.  328. 


600  LOUIS   XÏV.  11715] 

pour  ne  plus  s'occuper  que  de  son  salut,  et  on  lui  substitua  le 
ministre  de  la  guerre  Voisin,  homme  à  tout  faire,  et  qui  se  trouva 
porté  à  la  fois  par  les  jésuites  et  par  madame  de  Maintenon.  Les 
procédés  devinrent  de  plus  en  plus  acerbes  envers  les  réformés  et, 
le  8  mars  1715,  parut  une  ordonnance  qui  dépassait  de  bien  loin  les 
plus  terribles  excès  de  la  persécution  de  1685!  Le  roi  y  rappelait 
son  édit  du  29  avril  1686,  sur  les  nouveaux  convertis  qui,  à  Tafticle 
de  la  mort,  refusaient  les  sacrements  et  déclaraient  persister  dans 
la  religion  prétendue  réformée,  édit  révoltant,  qu'on  avait,  durant 
longues  années,  laissé  tomber  en  désuétude  :  «  Nous  apprenons  », 
disait-il,  «  que,  les  abjurations  s'étant  faites  souvent  dai^s  des 
c  provinces  éloignées  de  celles  où  décèdent  nos  dits  sujets,  ou  par 
<K  un  si  grand  nombre  à  la  fois  qu'il  n'auroit  pas  été  possible 
«  d'en  tenir  des  registres  exacts,  nos  juges,  auxquels  ceux  qui 
€  meurent  relaps  sont  dénoncés,  trouvent  de  la  difficulté  à  les 

«  condamner,  faute  de  preuve  de  leur  abjuration Le  séjour 

«  que  ceux  qui  ont  été  de  la  religion  prétendue  réformée,  ou  qui 

<  sont  nés  de  parents  religionnaires,  ont  fait  dans  notre  royaume, 
c  depuis  que  nous  y  avons  aboli  tout  exercice  de  ladite  religion, 
c  est  une  preuve  plus  que  suffisante  qu'ils  ont  embrassé  la  reli- 

<  gion  catholique,  sans  quoi  ils  n'y  auroient  pas  été  soufferts  ni 

<  tolérés.  »  La  conclusion'  directe  est  que,  puisqu*U  n'y  a  plus  de 
protestants  en  France,  tout  religionnaire  qui  meurt  sans  sacre- 
ments est  réputé  relaps  et  doit  être  traîné  sur  la  claie  et  jeté  à 
la  voirie.  La  conséquence  indirecte,  que  l'édit  n'énonce  pas,  mais 
qui  est  le  but  principal  de  l'édit,  c'est  que,  puisqu'il  n*y  a  plus  de 
protestants  en  France,  quiconque  n'est  pas  marié  à  l'église  catho- 
lique ,  n'est  pas  marié  du  tout  et  ne  peut  mettre  au  monde  que 
des  bâtards*. 

«  Il  n'y  avait  plus  de  prétendus  réformés  en  France ,  attendu 
qu'ils  n'y  auraient  été  ni  soufferts  ni  tolérés.  »  On  ne  se  fût  pas 
exprimé  autrement,  si  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  eût  banni 

1.  L'absorption  de  la  société  civile  par  l'Église  n  était  pourtant  pas  tellement 
complète  dans  la  France  catholique,  la  question  protestante  à  part,  qu'il  n'eût  sub- 
sisté jusqu'au  XYii*  siècle  quelques  traces  de  l'ancien  mariage  civil,  du  mariage  gallo- 
romain  ou  germanique.  Le  doyen  des  maîtres  des  requêtes  au  temps  de  la  Fronde, 
nommé  Gaumin,  s'étant  marié  par  simple  contrat  civil,  on  appelait  ces  unions  des 
mariages  à  la  gaumine.  Rulhière,  p.  374. 


[«715J  PROTESTANTS  PERSÉCUTÉS.  G01 

les  protestants  et  si  toutes  les  portes  leur  eussent  été  ouvertes 
pour  quitter  leur  patrie.  Or,  Tédit  de  révocation  avait  garanti  la 
sûreté  aux  personnes  en  prohibant  le  culte ,  et  dix-huit  mois  h 
peine  s'étaient  écoulés  depuis  que,  le  18  septembre  1713,  un  autre 
édit,  reconnaissant  fort  nettement  qu'il  y  avait  encore  des  protes- 
tants en  France,  avait  renouvelé  à  tous  sujets  du  roi,  de  la  religion 
prétendue  réformée ,  ou  nouveaux  convertis ,  la  défense  de  sortir  du 
royaume.  L'édit  de  mars  1715,  extorqué  par  un  misérable  à  la 
vieillesse  affaiblie  du  Grand  Roi,  fut  véritablement  le  chef-d'œuvre 
de  cet  esprit  de  mensonge  que  la  France  a  baptisé  du  nom  de  jé- 
suitisme» Nous  ne  croyons  pas  qu'il  existe  une  pareille  souillure 
dans  toute  notre  vieille  législation.  Les  plus  infâmes  tyrans  n'ont 
rien  imaginé  de  pire  que  cette  combinaison  qui  flétrissait  toute 
une  population  à  la  fois  dans  le  berceau  et  dans  le  lit  de  mort,  et 
qui  créait  une  tribu  de  parias  dans  la  France  du  xvur  siècle  *. 

Pendant  que  les  protestants  retombaient,  de  la  tolérance  tacite 
des  dernières  années,  dans  les  horreurs  de  1685,  une  autre  per- 
sécution ,  moins  cruelle ,  mais  qui  touchait  plus  directement  la 
masse  de  la  nation,  avait  recommencé  contre  le  jansénisme  et 
contre  tout  ce  qui  s'en  rapprochait. 

Les  jésuites  avaient  été  quelque  temps  fort  bas,  à  l'entrée  du 
xvni"  siècle,  le  cardinal  de  Noailles,  archevêque  de  Paris,  dominant 
alors  le  roi  par  madame  de  Maintenon  et  subissant  lui-même  la 
direction  de  Bossuet.  L'imprudence  des  jansénistes,  leur  infati- 
gable esprit  de  dispute ,  rendit  à  leurs  ennemis  l'occasion  de  se 
relever.  En  1702,  quarante  docteurs  de  Sorbonne  ressuscitèrent 
la  femeuse  question  du  fait  sur  les  cinq  propositions  de  Jansénius 
et  soutinrent  que  y  devant  les  décisions  de  l'Église  sur  des  points 
de  fait  et  non  de  dogme ,  un  silence  respectueux  suffisait  sans 
acquiescement  intérieur.  Quelques  autres  propositions  à  tendance 
janséniste  accompagnaient  cette  question  principale.  Bossuet  se 
hâta  d'intervenir  pour  étouffer  l'affaire  et  amener  les  docteurs  à 
se  rétracter.  Le  cardinal  de  Noailles,  qui,  dit-on,  avait  d'abord 
approuvé  secrètement  les  propositions ,  recula  et  suivit  Bossuet , 
comme  dans  la  querelle  du  quiétisme.  Trente-neuf  docteurs  se 
rétractèrent  sur  quarante.  Le  roi  défendit  de  rien  publier  dorena- 

1.-  Rulhière^  p.  300-458.  —  Anciennes  Lois  françnim,  tl  XX,  p.  605-640. 


60Î  LOUIS   XIV.  [170Î-1705: 

vant  sur  ces  matières,  mais,  en  son  nom  et  au  nom  de  Philippe  V, 
pria  le  pape  Clément  XI  de  renouveler  les  constitutions  de  ses  de- 
vanciers contre  le  jansénisme.  Des  papiers  saisis  à  Bruxelles,  chez 
le  père  Quesnel ,  oratorien ,  qui  avait  succédé  au  grand  Arnaud 
dans  la  direction  de  la  secte,  avaient  ranimé  la  vieille  antipathie 
de  Louis  XIV  contre  tout  ce  qui  tenait  au  jansénisme.  Il  y  amil 
un  contrat  par  lequel  les  jansénistes  avaient  autrefois  acheté  Tile 
de  Nordstrand ,  sur  la  côte  du  Holstein ,  aQn  d'en  faire  un  lieu 
d'asile  pour  leur  secte  ;  il  y  avait  aussi  les  traces  d'un  projet  qu'ils 
avaient  eu  de  se  faire  comprendre  dans  la  trêve  européenne  de 
1684,  sous  le  nom  de  disciples  de  Saint- Augustin  ,■  comme  s'ils 
eussent  été  un  corps  politique  à  la  façon  des  luthériens  ou  des 
calvinistes  allemands.  Louis  XIV  prit  trop  facilement  ces  rêveries 
pour  les  complots  d'un  grand  parti  '. 

Clément  XI  répondit  aux  désirs  du  roi  par  une  bulle  qui  tomba 
au  milieu  de  l'assemblée  du  clergé  de  1705.  Le  cardinal  de 
Noailles ,  qui  présidait ,  fil  des  réserves  contre  rinfaillibilité  de 
l'Église  en  matière  de  fait.  L'assemblée ,  animée  d'un  esprit  très- 
gallican,  accepta  la  bulle,  mais  établit  que  les  constitutions  des 
papes  n'obligent  toute  l'Église,  que  «  lorsqu'elles  ont  été  acceptées 
par  le  corps  des  pasteurs  »,  et  que  cette  acceptation  de  la  part  des 
évoques  se  fait  «  par  voie  de  jugement  ».  La  cour  de  Rome  fut 
très-blessée  que  les  évoques  prétendissent  juger  après  elle,  et  cela 
donna  lieu  à  de  longues  négociations  :  le  roi  engagea  les  évéques 
à  offrir  au  pape  des  explications  atténuantes.  Les  jésuites,  cepen- 
dant ,  rej)renaient  le  dessus  à  Versailles  et  préparaient  contre  le 
cardinal  de  Noailles  une  redoutable  machine  de  guerre.  Le  père 
Ouesnel,  avant  de  devenir  le  chef  des  jansénistes,  avait  publié  des 

1.  Ceci  aide  à  expliquer  Vétrange  anecdote  rapportée  par  Saint-Simon  et  qui 
montre  Loois  XIV  préférant  l^athéisme  au  jansénisme  :  «  Parmi  ceux  qui  devaient 
être  de  la  snite  du  voyage  d'Espagne  en  1707,  M.  le  duc  d'Orléans  nomma  Font> 
pertnis.  A  ce  nom,  voilà  le  roi  qui  prend  un  air  austère  :  —  Comment,  mon  neveu, 
MontpertuiSi  le  fils  de  cette  janséniste,  de  cette  folle,  qui  a  couru  M.  Arnaud  par- 
tout!. Je  ne  veux  point  de  cet  homme- là  avec  vous!  —  Ma  foi,  Sire,  je  ne  sais  pas 
ce  qu*a  fait  la  mère,  mais,  pour  le  fils^  il  n'a  garde  d'être  janséniste,  et  je  vous  en 
ré^ionds;  car  il  ne  croit  pas  en  Dieu!  —  Est-il  possible,  mon  neveu?  répliqua  le  roi 
Cii  se  radoucissant.  —  Rien  de  plus  certain.  Sire.  —  Puisque  cela  est,  il  n*y  a  point 
de  mal  :  vous  pouvez  le  mener,  m 

Il  est  probable  que  le  duc  d'Orléans  avait  un  oea  embelli  l'anecdote  en  la  contaa 
à  Saint  Simon. 


(1708-1709]  JANSÉNISTES  PERSÉCUTÉS.  603 

Réflexions  morales  sur  le  Nouveau  Testament,  ouvrage  souvent  réim- 
primé et  fort  estimé  ;  le  père  La  Chaise  et  le  pape  régnant  lui- 
môme  en  avaient,  dit-on,  fait  Téloge.  L'édition  de  1693  avait  reçu 
l'approbation  épiscopale,  avec  grandes  louanges,  de  Noaillcs, 
alors  évêque  de  Châlons.  En  1699,  sur  de  nombreuses  objections, 
Noailles,  devenu  archevêque  de  Paris,  fit  examiner  de  nouveau 
les  Réflexions  morales  :  Bossuet  en  entreprît  la  révision;  mais,  ses 
corrections  n'ayant  été  exécutées  qu'en  partie ,  son  travail  ne  fut 
pas  publié  et  la  révision  ne  fut  faite  que  par  les  docteurs  du  cardi- 
nal de  Noailles.  Les  clameurs  continuèrent  contre  le  livre  amendé 
et  s'élevèrent  jusqu'au  pape.  Clément  XI ,  à  son  tour,  se  saisit  de 
l'examen,  quoique  sans  beaucoup  d'empressement  :  la  congréga- 
tion de  l'index  se  prononça  défavorablement;  un  décret  du  Saint- 
Père  prohiba  le  livre  (1708).  C'était  une  rude  atteinte  au  cardinal 
de  Noailles.  Le  décret ,  toutefois,  ne  fut  pas  reçu  en  France ,  pour 
une  question  de  forme,  ou  plutôt,  peut-être,  parce  que  le  roi  était 
alors  mécontent  du  pape ,  à  cause  des  concessions  de  Clément  XI 
à  la  maison  d'Autriche.  Les  jansénistes  n'y  gagnèrent  rien.  En  ce 
moment  même ,  un  coup  terrible  allait  les  frapper  dans  le  plus 
cher  et  le  plus  légitime  objet  de  leur  vénération.  Comme  l'ancien 
formulaire  de  1655,  la  constitution  papale  de  1705  avait  été  pré- 
sentée à  la  signature  de  tout  le  clergé  séculier  et  régulier;  les 
religieuses  de  Porl-Royal-des-Champs  avaient  refusé  d'y  souscrire 
sans  restriction.  Le  pape  les  soumit,  par  une  bulle  qu'autorisa  le 
roi,  à  l'abbesse  de  Port-Royal  de-Paris,  qui  ne  partageait  pas  leur 
foi  augustinienne  (1708).  Elles  résistèrent.  Sur  ces  entrefaites,  le 
père  La  Chaise  mourut  et  Le  Tellier  lui  succéda.  L'affaire  fut 
poussée  aux  plus  extrêmes  violences.  Le  cardinal  de  Noailles, 
4me  pure  et  caractère  faible,  fut  entraîné,  pour  prouver  qu'il 
n'était  pas  janséniste,  à  sévir  malgré  lui  contre  les  religieuses  re- 
belles. Elles  furent  arrachées  de  leur  monastère  et  dispersées  dans 
divers  couvents  (novembre  1709),  L'illustre  abbaye  de  Port-Royal, 
consacrée,  même  aux  yeux  des  incrédules,  par  le  nom  de  tant  de 
grands  hommes,  par  la  mémoire  de  tant  de  vertus,  fut  démolie 
de  fond  en  comble  par  ordre  du  lieutenant  de  police  d'Argenson  *• 

1.  La  maiion  des  lumune»,  qu'avaieut  babille  les  solitaires  et  1001*8  élèves,  existe 
encore  sur  la  hauteur  qui  domine  le  vallon  au  foud  duquel  était  Tabbaye  détruite» 


60&  LOUIS   XIV.  [1709-1713] 

Deux  ans  après,  comme  si  Ton  eût  prétendu  exiler  jusqu'aux 
ombres  qui  hantaient  la  vallée ,  on  exhuma  les  morts  de  Port- 
Royal  pour  transférer  leurs  restes  dans  un  cimetière  de  village  (à 
Magni). 

Noaiiles,  tandis  qu'il  trempait  dans  cette  persécution,  entrait 
pourtant  dans  la  même  voie  que  les  religieuses  de  Port-Royal,  en 
refusant  de  rétracter  l'approbation  qu'il  avait  donnée  aux  Ré- 
flexions morales.  Le  Tellier  le  fit  dénoncer  au  roi,  par  plusieurs 
évoques,  comme  fauteur  de  nouveautés.  Après  d'inutiles  pour- 
parlers, où  intervint  le  dauphin,  très- opposé  au  jansénisme 
comme  son  maître  Fénelon  ' ,  le  roi  prohiba  le  livre  de  Quesnel 
par  un  arrêt  du  conseil  (  1 1  novembre  1711),  et  demanda  au  pape 
une  nouvelle  condamnation  de  ce  livre,  dans  une  forme  qui  pût 
être  reçue  en  France.  La  réponse  de  Clément  XI  se  fit  attendre 
jusqu'au  8  septembre  1713^;  ce  fut  la  fameuse  bulle  Dnigenitus, 
œuvre  de  Le  Tellier  bien  plus  que  du  pape,  et  qui ,  au  lieu  des 
termes  généraux  de  la  bulle  de  1 708 ,  condamna  expressément 
cent  et  une  propositions  extraites  des  Réflexions  morales.  Nous 
avons  ailleurs  •  essayé  de  caractériser  les  doctrines  jansénistes. 
Nous  ne  reviendrons  pas  là -dessus;  nous  ferons  seulement  l'ob- 
servation que  ces  doctrines,  dans  ce  livre  revisé  et  mitigé,  comme 


1.  Le  duo  de  Bourgogne,  devenn  daaphin,  écrivit  sur  cette  affaire  un  mémoire 
pour  le  pape.  Il  y  donne  des  motifs  très-raisonnables  de  son  opposition  an  jansé- 
nisme, y.  sa  Ft«,  par  Tabbé  Proyart,  t.  II. 

2.  Dans  rintenralle,  eut  lien  un  incident  dig^e  de  remarque.  La  cour  de  Rome, 
par  raccommodement  de  1693  entre  Innocent  XII  et  Louis  XIV,  avait  obtenu  que 
les  candidats  aux  grades  universitaires  ne  fussent  plus  astreints  à  soutenir  la  Décla- 
ration de  1682.  Clément  XI  voulut  aller  plus  loin  et,  en  1713,  il  refusa  les  bulles 
dUnvestiture  à  Tabbé  de  Saint-Aignan,  nommé  par  le  roi  à  Tévéché  de  Beauvais, 
parce  que  cet  abbé  avait  soutenu  la  Déclaration,  c*est-à-dire  que  le  saint-pére  pré- 
tendit ériger  implicitement  le  gallicanisme  en  hérésie.  L*e8prit  de  Bossuet  se  réveilla 
chw  le  vieux  roi,  blessé  au  vif  dans  ce  qu'il  avait  de  plus  cher,  dans  son  autorité  : 
Louis  écrivit  au  cardinal  de  La  Trémoille,  chargé  des  affiûres  de  France  à  Rome, 
une  lettre  destinée  à  être  communiquée  au  pape  et  qui  était  une  véritable  sommation 
d'exécuter  le  concordat  de  François  I«r  et  de  délivrer  des  bulles  à  tout  évéque  élu, 
<•  dont  la  doctrine  ne  peut  être  reprise  «.  —  «  Sa  Sainteté ,  observait  le  roi,  est  trop 
éclairée  pour  entreprendre  de  déclarer  hérétiques  les  maximes  que  suit  Téglise  gal- 
licane, comme  étant  celles  de  Téglise  primitive  n.  Le  pape  recula.  L'évéque  nommé 
eut  ses  bulles.  Y.  OEwret  de  d'Âguesseau,  t.  XIII,  p.  424.  Malgré  cette  entreprise, 
vite  abandonnée,  Clément  XI  était  un  esprit  pacifique  et  ne  donna  la  bulle  Unigenitus 
qu'à  contre -cœur. 

S.  y.  notre  t.  XII,  p.  81  et  suivantes. 


[i7l3-17i41  BULLE   UNIGENITUS.  605 

il  Tavait  été,  ne  sont  guère  qu'à  l'état  de  tendance,  consistant 
dans  une  disposition  générale  à  voir  les  rapports  de  l'homme 
avec  Dieu  du  point  de  vue  de  la  grâce  plutôt  que  du  point  de  vue 
de  la  liberté.  Beaucoup  de  maximes  condamnées  ne  l'eussent 
certainement  jamais  été  avant  les  progrès  du  molinisme  :  on 
osait  condamner  les  propres  paroles  de  saint  Augustin  et  de  saint 
Paul  môme  ;  il  est  des  propositions,  sur  d'autres  matières  que  la 
grâce,  dont  la  condamnation  fut  et  dut  être  un  immense  scandale 
et  semble  véritablement  le  triomphe  du  jésuitisme  sur  le  chris- 
tianisme, par  exemple  celles  qui  regardent  la  nécessité  de  l'amour 
de  Dieu.  On  avait  osé  condamner  ceci  :  «  Dieu  n'est  pas,  la  reli- 
gion n'est  pas,  où  n'est  pas  la  charité  ».  C'était  donner  la  sanction 
pontificale  aux  théories  jésuitiques  les  plus  contraires  à  l'esprit 
général  de  la  théologie  chrétienne.  De  même  les  maximes  rela- 
tives à  rÉcriture  sainte.  Le  pape  avait  anathématisé  les  proposi- 
tions suivantes  :  «  La  lecture  de  l'Écriture  sainte  est  pour  tous. — 
Les  chrétiens  doivent  sanctifier  le  dimanche  par  les  lectures  de 
l'Écriture  sainte  ;  il  est  dangereux  de  les  en  priver  » .  Et  aussi 
celle-ci  :  «  La  crainte  d'une  excommunication  injuste  ne  doit  pas 
nous  empêcher  de  faire  notre  devoir».  Ceci  renversait  tout  le  gal- 
licanisme politique. 

A  la  nouvelle  de  la  bulle ,  le  cardinal  de  Noailles  essaya  d'un 
moyen  terme  et  prohiba  le  livre  dans  son  diocèse,  sans  spécifier  les 
maximes  condamnées.  Ce  n'était  point  assez  pour  ses  ennemis. 
Le  roi,  excité  par  Le  Tellier,  convoqua  un  grand  nombre  d'évôques 
pour  procéder  à  l'acceptation  de  la  bulle.  Noailles  et  sept  autres 
prélats  protestèrent  :  quarante  acceptèrent  la  bulle,  mais  en  adres- 
sant à  leurs  ouailles  des  explications  qui  semblaient  des  excuses 
(janvier  1714)  et  qui  furent  mal  reçues  à  Rome.  Les  huit  prélats 
opposants  écrivirent  au  pape,  afin  d'expliquer  leur  abstention  et 
de  demander  des  explications.  Le  roi  empêcha  l'envoi  de  leur 
lettre  et  fit  publier  et  enregistrer  la  bulle  au  parlement,  qui  ne 
dissimula  pas  son  déplaisir,  mais  n'osa  résister  et  fit  seulement 
ses  réserves  (  15  février).  Fénelon  et  une  soixantaine  d'autres 
prélats  se  rallièrent  aux  quarante  acceptants,  chacun  interprétant 
plus  ou  moins  la  bulle  à  sa  manière  :  l'opposition  au  jansénisme 
l'emporta  chez  Fénelon  sur  la  sympathie  que  devaient  lui  inspi- 


606  LOUIS  XIV.  [I7SA] 

rer  quelques-unes  des  maximes  condamnées,  et  peut-être  Tar- 
chevèque  de  Cambrai  se  souvint- 11  un  peu  trop  de  la  part  que 
l'archevêque  de  Paris  avait  eue  à  la  condamnation  de  madame 
Guyon  et  des  Maximes  des  Saints  * .  Noailles  ne  céda  pas  :  la  con- 
viction lui  inspira  une  énergie  au-dessus  de  sa  nature  ;  il  entra 
en  lutte  ouverte  avec  le  pape  et,  ce  qui  était  plus  dangereux, 
avec  le  roi  :  il  défendit,  par  un  mandement,  à  tous  ecclésias- 
tiques de  recevoir  la  bulle  dans  son  diocèse,  à  peine  de  suspen- 
sion (  25  février).  La  Sorbonne ,  cependant,  reçut,  ou  plutôt  subit 
la  bulle ,  sous  la  pression  violente  de  Tautorité  royale,  qui  exila 
les  principaux  opposants  :  les  autres  universités  ployèrent  aussi 
sous  le  joug.  La  sacrée  congrégation  romaine  décréta,  par  ordra 
du  pape,  contre  les  mandements  de  Noailles  et  de  plusieurs  autres 
évêques,  comme  sentant  le  schisme.  Les  prélats  dissidents  n'étaient 
que  quinze  en  tout  et  n'avaient  point  d'adhérents  mitres  hors  de 
France ,  l'épiscopat  d'Espagne  et  d'Italie  était  trop  habitué  à  la 
servitude  papale';  mais,  en  France,  ils  avaient  derrière  eux 
les  principaux  ordres  religieux,  bénédictins ,  dominicains,  ora- 
toriens,  carmes,  génovéfalns,  la  majorité  des  docteurs  de  Sor- 
bonne et  des  curés  de  Paris ,  et  le  public^,  qui  se  portait  toujours 
du  côté  où  les  jésuites  n'étaient  pas.  Ce  n'était  plus  seulement  à 
la  secte  janséniste ,  mais  au  gallicanisme  tout  entier  qu'on  avait 
affaire.  Les  jésuites  et  la  bulle  n'avaient  guère  entraîné ,  avec  la 
majorité  des  évoques,  que  les  franciscains  et  le  fameux  séminaire 
de  Saint-Su  Ipice.  Noailles  ôta  le  pouvoir  de  prêcher  et  de  con- 
fesser à  presque  tous  les  jésuites  de  son  diocèse;  mais  il  n'osa 
aller  logiquement  jusqu'au,  confesseur  du  roi. 

On  s'efforça  d'étouffer  par  la  terreur  l'opinion  contraire  à  la 
bulle  :  les  exils,  les  emprisonnements,  se  multiplièrent  de  jour  en 
jour;  Le  Tellier  prépara  des  violences  plus  éclatantes  :  il  engagea 
le  roi  à  adresser  au  parlement  une  déclaration  par  laquelle  tout 
évoque  serait  tenu  de  souscrire  purement  et  simplement  à  la  bulle, 


1.  Il  était  logiquement  eng:igé  à  accepter  la  balle  :  il  Tavait  provoquée.  V.  ci- 
dessus,  p.  655. —  Ses  dcmien  écrits  sont  des  dialogues  sur  la  Gtdce  et  U  Lilrt  Arbitrt^ 
d'ailleui-s  très-dignes  de  lui. 

2.  V.  un  passage  intéreasant  dans  Saint-Simon,  t.  XV,  p.  345,  sur  réglisc  d* Es- 
pagne :  c'est  une  sorte  de  coufessiou  de  Tarchevéque  de  Tolède. 


[17141715]  GUERRE   THÉOLOGIQUE.  607 

faute  de  quoi  il  serait  poursuivi  suivant  la  rigueur  des  canons.  Le 
but  était  de  faire  déposer  le  cardinal-archevêque  de  Paris  par  un 
concile  national,  après  que  Rome  lui  aurait  ôté  le  chapeau.  Le 
caractère  temporiseur  du  pape  et  Textréme  répugnance  de  Rome 
pour  tout  concile  retardèrent  rexécution  de  ce  dessein  et  prolon- 
gèrent les  négociations  avec  Noailles.  Uannée  1714  et  les  deux 
tiers  de  1715  s'étaient  écoulés  ainsi.  Le  Tellier  perdit  patience  et 
pressa  le  roi  de  porter  sa  déclaration  au  parlement  dans  un  lit 
de  justice  :  malgré  les  vives  remontrances  du  premier  président 
et  surtout  du  procureur  général  d*Âguesseau  âls,  que  son  propre 
mérite  et  les  longs  services  de  son  père  avaient  porté  à  ce  poste 
éminent,  Louis  avait  résolu  de  suivre Tinspiration  de  son  confes- 
seur :  le  procureur  général  eût  été  suspendu  ;  le  parlement  vio- 
lenté comme  Tavait  été  la  Sorbonne.  Le  temps  et  la  force  man- 
quèrent à  Louis  pour  frapper  ce  dernier  coup  '. 

Le  Grand  Roi,  en  effet,  inclinait  vers  la  tombe  et  n'eût  dû  son- 
ger qu'à  mourir  en  paix.  L'aspect  de  la  cour  eût  été  déjà  bien 
assez  triste  sans  les  aigres  clameurs  de  cette  guerre  théologique, 
qui  donnait  un  air  de  Bas- Empire  aux  derniers  jours  d'un  règne 
longtemps  comparé  avec  avantage  au  siècle  d'Auguste.  Toutes  les 
joies  et  toutes  les  splendeurs  de  Versailles  avaient  disparu  avec  la 
jeune  dauphine  :  l'ennui  pesait  sur  le  vieux  roi  comme  un  man- 
teau de  plomb  que  madame  de  Maintenon  n'avait  plus  la  force  de 
soulever.  Le  troisième  des  petits- lils  du  roi,  le  duc  de  Berri, 
était  mort  au  printemps  de  1714 ,  et  sa  lin,  après  une  courte  ma- 
ladie, dans  un  moment  où  il  venait  de  se  révolter  en  quelque 
sorte  contre  sa  femme  qui  le  tyrannisait  tout  en  le  trompant, 
avait  renouvelé  toutes  les  sinistres  rumeurs  de  1712.  Le  vide 
se  faisait  de  plus  en  plus  autour  du  roi  ^.  La  grande  génération* 
dont  Louis  avait  été  Tàme  avait  presque  achevé  de  s'éteindre  : 
la  génération  suivante,  qui  avait  aspiré  à  le  remplacer  et  à  régner 
par  d'autres  principes  avec  son  petit  -  ûls,  s'en  allait  à  son  tour 
avant  lui  :  Catinat  était  mort  presque  en  môme  temps  que  le  duc 

1.  ::ht.  de  la  Coiutilution  Unijenitus,  t.  1*'.  —  Journal  de  Tabbé  Dorsannc,  t.  1*'. 
—  Dorsa.:.:e  était  ^raiid- vicaire  et  officiai  du  diocèse  de  Paris. 

2.  Il  n'y  a\ait  plus,  sauf  le  duc  d'Orléans,  que  de  très-jeunes  princes  du  sang,  lo 
prince  de  (*oiide,  le  duc  de  Bourbon,  son  fils,  et  le  prince  de  Couti  étant  moris  en 
1700  et  1710. 


608  LOUIS   XIV.  [171M715J 

de  Bourgogne  ;  Chevreuse  suivit  le  jeune  prince  au  bout  de  quel- 
ques mois;  Beauvilliers  mourut  en  août  1714;  Fénelon,  le  3  jan- 
vier 1715,  alla  rejoindre  ceux  qu'il  avait  aimés,  à  soixante-quatre 
ans.  Avec  lui  se  brisait  le  dernier  lien  entre  le  xvu«  siècle  et 
le  xvui«.  On  a  pensé  que,  s'il  eût  vécu,  il  eût  pu  modifier,  jusqu'à 
un  certain  point,  la  période  nouvelle  prêle  à  s'ouvrir*;  mais  il 
était  écrit  que  la  France  passerait  sans  transition  d'une  époque  à 
une  autre  absolument  contraire.  Louis  XIV,  dans  ses  derniers 
jours,  seul  devant  le  monde  nouveau  qui  s'élève,  monde  aussi 
différent  de  celui  qu'avaient  rêvé  Fénelon  et  le  duc  de  Bourgogne, 
que  de  celui  où  avait  régné  le  Grand  Roi,  Louis  XIV  ne  vit  plus 
qu'au  milieu  des  ombres  de  tout  son  siècle  évanoui! 

Il  n'était  plus  lui-môme  qu'une  ombre!  Rien  de  douloureux 
comme  le  spectacle  de  ce  vieillard  obsédé  dans  sa  conscience  par 
le  fanatisme  d'un  moine  implacable,  qui  le  force  à  souiller  ses 
cheveux  blancs  par  des  iniquités,  obsédé  pareillement  dans  ses  affec- 
tions et  dans  ses  habitudes  par  l'ambition  d'un  fils  adultérin,  qui 
lui  extorque  des  faveurs  contraires  au  droit  public  et  à  la  morale! 
sa  vieille  compagne  elle-même,  dont  l'esprit  aimable  et  ingénieux 
l'avait  si  longtemps  délassé  des  soucis  du  pouvoir,  le  tourmente 
maintenant  au  lieu  de  veiller  à  son  repos;  la  perle  de  la  duchesse 
de  Bourgogne,  qui,  à  l'avantage  de  tout  le  monde,  avait  subjugué 
madame  de  Mainlenon,  l'a  rejetée  sous  le  joug  du  duc  du  Maine, 
son  élève  et  son  fils  adoptif ,  qui  pèse  par  elle  sur  le  roi.  Ce  fils 
aîné  du  roi  et  de  madame  de  Montespan,  spirituel,  faible  et  faux, 
sans  courage  à  la  guerre,  sans  autres  talents  que  ceux  de  la  con- 
versation et  de  l'intrigue,  dominé,  poussé  par  une  femme  vani- 
teuse et  fantasque  ',  s'est  élevé  de  catastrophe  en  catastrophe  sur 
les  tombeaux  de  la  famille  royale,  entretenant,  exploitant,  avec 
une  habileté  et  avec  perfidie,  les  doutes  qui  traversent  parfois 


1.  Le  duc  d'Orléans,  depuis  la  mort  du  duc  de  Bourgogne,  s'était  rapproché  de 
Fénelon ,  qui  avait  d'abord  partagé  les  terribles  soupçons  du  public  contre  lui  ; 
de  1713  à  1714,  le  prince  eut  avec  l'archevêque  de  Cambrai  une  correspondance 
remarquable  :  Philippe  demandait  à  Fénelon  d'éclaircir  ses  doutes  sur  Dieu,  sur 
l'immortalité  de  l'&me,  sur  le  libre  arbitre  ;  il  s'adressait,  non  pas  au  théologien 
catholique,  mais  au  métaphysicien.  Étaitrce  politique  ou  désir  sincère  de  s'éclairer? 
—  Peut-être  l'un  et  l'autre. 

2.  La  duchesse  du  Maine  était  une  Coudé,  petlte-fille  du  grand  Condé. 


11694-1715)  LES  LÉGITIMÉS.  609 

encore  Tesprit  du  roi  sur  les  prétendus  forfaits  du  duc  d'Orléans. 
Louis  avait  toujours  eu  un  grand  faible  pour  ses  enfants  natu- 
rels, pour  les  enfants  de  la  personne  et  non  du  rang,  comme  dit 
Saint-Simon.  Il  avait  fait  beaucoup  pour  eux,  longtemps  avant  les 
coups  qui  l'avaient  frappé  dans  sa  postérité  légitime.  Les  enfants 
qu*il  avait  eus  de  madame  de  Montespan,  nés  d*un  double  adul- 
tère ,  se  trouvant  dans  une  position  tout  autre  que  ceux  de  ma- 
dame de  La  Yallière ,  il  les  avait  légitimés  par  des  actes  où  le 
nom  de  leur  mère  n'était  pas  mentionné ,  innovation  tout  à  fait 
singulière  ;  puis  il  avait  revêtu  de  charges,  de  gouvernements,  de 
commandements  très-considérables,  ceux  des  fils  qui  vécurent 
âge  d'homme,  le  duc  du  Maine  et  le  comte  de  Toulouse,  et  il  avait 
marié  les  filles  dans  les  niies,  suivant  Texpression  hyperbolique  de 
Saint-Simon,  c'est-à-dire  aux  princes  du  sang,  au  duc  de  Bourbon 
et  au  duc  de  Chartres  (actuellement  duc  d'Orléans).  En  1694,  une 
déclaration  royale  avait  assigné  rang  au  duc  du  Maine  et  au  comte 
de  Toulouse  après  les  princes  du  sang  et  avant  les  princes  étran- 
gers naturalisés  en  France  et  les  pairs.  En  1711,  les  deux  bâtards 
furent  admis  aux  honneurs  des  princes  du  sang.  Restait  un  der- 
nier pas  à  franchir  :  il  fut  franchi.  Un  édit  de  juillet  1714  déclara 
les  fils  légitimés  du  roi  aptes  à  succéder  à  la  couronne  après  les 
princes  du  sang  ;  puis  la  qualité  de  prince  du  sang  leur  fut  for- 
mellement attribuée  (mai  1715).  C'était  le  renversement  de  toutes 
les  traditions  et  de  toutes  les  idées  reçues  '  :  le  roi  était  considéré 
non  comme  le  propriétaire,  mais  comme  l'usufruitier  de  la  cou- 
ronne, substituée  de  mâle  en  mâle,  en  ligne  directe  ou  collatérale, 
jusqu'à  extinction  de  la  postérité  légitime  du  premier  Capet  ;  le 
dernier  descendant  légitime  disparu ,  aucune  autre  personne  ne 
pouvait  prétendre  à  hériter  de  lui  et  la  nation  rentrait  dans  le 
droit  d'élection  qu'elle  avait  aliéné.  Telle  était  la  théorie  de  l'hé- 
rédité monarchique,  formulée  et  accréditée  par  le  temps,  soit 
qu'elle  fût  ou  non  conforme  au  fait  primitif*.  La  monarchie, 

1.  Lé  proverbe  :  **  Le  roi  ne  fait  des  princes  da  sang  qu'avec  la  reine  *>,  exprimait 
fort  nettement  le  droit  monarchique. 

2.  Le  droit  d'élection  n'avait  jamais  été  formellement  aliéné  :  les  vestiges  en 
avaient  subsisté  durant  plusieurs  générations  après  Hugues  Capet.  —  On  sent  bien 
que  nous  ne  parlons  ici  que  du  droit  relatif  et  historique. 

XIV.  39 


610  LOUIS  XIV.  (1714-1715] 

après  avoir  abattu  toutes  les  forces  qui  la  limitaient»  finissait  par 
s*attaquer  à  sa  propre  essence,  en  se  faisant  personnelle  de  tra- 
ditionnelle qu'elle  était  :  c'était  le  dernier  pas  de  l'autocratie. 
Louis  XIV  ne  choquait  pas  moins  le  sens  moral  que  le  droit  pu- 
blic en  réhabilitant  ainsi  la  violation  des  lois  fondamentales  de  la 
société  :  si  la  justice  et  la  raison  réprouvent  les  lois  trop  rigou- 
reuses contre  la  bâtardise  • ,  simple  irrégularité  réparable,  elles 
reconnaissent  une  distance  énorme  entre  Fillégitimité  simple  et 
les  naissances  adultérines.  Il  y  avait  un  contraste  par  trop  étrange 
entre  l'intronisation  des  enfants  de  l'adultère  et  l'austérité  reli- 
gieuse professée  par  Louis  depuis  sa  conversion. 

La  domination  exercée  sur  Louis  par  ce  bâtard  que  personne 
n'aimait  ni  n'estimait,  les  discordes  misérables  de  la  bulle  Unige- 
nitus,  les  persécutions  contre  les  protestants,  que  l'on  plaignait 
davantage  à  mesure  que  l'esprit  catholique  s'affaiblissait  dans  la 
nation,  contribuaient,  avec  la  persistance  de  la  misère  depuis  la 
paix,  à  dépopulariser  le  roi  et  à  faire  attendre,  comme  une  déli- 
vrance, la  fin  de  ce  règne  qui  semblait  s'éterniser.  Louis  le  sen- 
tait et  descendait  vers  la  tombe,  sans  avoir  même  l'espérance 
d'emporter  les  regrets  de  ce  peuple  qu'il  avait  fait  si  grand  et  si 
malheureux.  Il  dut  regretter  plus  d'une  fois  de  n'être  pas  mort 
enveloppé  dans  ses  dernières  gloires,  au  lendemain  de  Denain  ou 
de  Freybourg  ! 

Tant  d'honneurs  et  de  si  éclatantes  éventualités  ne  suffisaient 
point  au  duc  du  Maine  :  son  ambition  était  plus  positive  et  plus 
immédiate.  Â  défaut  de  loi  écrite,  la  coutume,  conforme  à  l'esprit 
général  du  droit  monarchique,  déférait  la  régence,  en  cas  de  mf- 
norité  royale,  au  premier  prince  du  sang,  si  le  roi  n'avait  plus  de 
mère  ^.  Le  futur  régent,  si  les  choses  étaient  laissées  à  leur  état 
naturel,  était  donc  ce  duc  d'Orléans  qu'avaient  poursuivi  de  si 
horribles  imputations.  Le  vieux  roi  ne  se  résignait  pas  sans  dou- 
leur et  sans  eflroi  à  cette  pensée.  Ses  ministres ,  d'accord  avec  du 
Maine,  lui  présentèrent,  à  ce  qu'il  parait,  un  projet  hardi  pour 
écarter  Orléans.  C'était  de  convoquer  les  Ëtats-Généraux  et  de 

1.  Nos  lois  sont  encore  dans  ce  cas  pour  les  successions. 

2.  Cette  coutume  n'était  point  absolument  fixée  par  les  précédents  ;  car  la  aoeor 
de  Charles  VIII  avait  été  préférée  pour  la  régence  au  premier  prince  du  sang. 


[1714-1755]  TESTAMENT   DU   ROI.  611 

leur  faire  désigner  le  régent  du  vivant  du  roi.  On  comptait  que, 
sous  la  pression  de  la  cour,  du  Maine  serait  choisi.  C'était  deman- 
der à  Louis  XrV  de  démentir  toute  sa  vie.  Il  refusa  de  déposer  son 
sceptre  chancelant  dans  les  mains  des  États-Généraux  * . 

Il  comprenait  d'ailleurs  qu'il  ne  pouvait  arracher  à  Philippe 
d'Orléans  les  droits  de  sa  naissance  sans  péril  de  troubles  et  de 
guerre  civile  ;  le  duc  du  Maine  lui  remontra  instamment  que,  du 
moins,  il  fallait  ne  laisser  au  duc  Philippe  qu'un  vain  titre;  qu'il 
fallait  élever  en  face,  par  ses  dernières  volontés,  un  rival  capable 
de  protéger  le  jeune  héritier.  Aidé  par  madame  de  Maintenon,  il 
poursuivit  le  vieillard  d'obsessions  vraiment  inhumaines  pour  lui 
extorquer  un  testament.  Louis  céda.  Le  27  août  1714,  il  manda  le 
premier  président  et  le  procureur-général  et  leur  remit  un  paquet 
contenant  ses  dernières  volontés  en  date  du  2  août  :  on  creusa  une 
niche  dans  la  muraille  d'une  tour  du  palais  et  l'on  y  déposa  le 
mystérieux  testament  sous  une  double  porte  de  fer.  Louis,  dans 
cet  acte,  instituait  un  conseil  de  régence ,  dont  le  duc  d'Orléans 
serait  seulement  le  chef  avec  voix  prépondérante  en  cas  de  par- 
tage :  les  autres  membhes  seraient  le  duc  de  Bourbon  \  quand  il 
aurait  vingt-quatre  ans  accomplis,  le  duc  du  Maine,  le  comte  de 
Toulouse,  le  chancelier,  le  chef  du  conseil  des  finances  (Villeroi), 
les  maréchaux  de  Villars,  d'Huxelles,  de  Tallard  et  d'Harcourt, 
les  quatre  secrétaires  d'état  et  le  contrôleur  général.  Le  duc  du 
Maine  était  chargé  de  veiller  à  la  sûreté,  conservation  et  éducation 
du  roi  mineur;  le  maréchal  de  Villeroi  était  nommé  gouverneur 
du  roi,  sous  l'autorité  du  duc  du  Maine.  Les  officiers  de  la  garde 
et  de  la  maison  du  roi  obéiraient  au  duc  du  Maine,  en  ce  qui 
concerne  la  personne  du  roi  mineur^  sa  garde  et  sa  sûreté.  Si  le 
duc  du  Maine  venait  à  mourir,  il  serait  remplacé  par  le  comte  de 
Toulouse.  Louis  recommandait  au  conseil  de  régence  et  au  roi 
futur  de  maintenir  les  édits  contre  les  protestants  et  contre  les 
duels,  et  de  soutenir  les  établissements  des  Invalides  et  de  Saint- 
Cyr». 

1.  Lémontei,  t.  I,  p.  14.  • 

2.  Le  petit-fils  du  grand  Condé  avait  porté,  du  Tivant  de  son  père,  le  titre  de  duo 
d^  Bourbon  an  lieu  de  celui  de  duc  d'Enghien.  A  la  mort  de  son  père,  il  ne  prit  pai 
le  titre  de  prince  de  Coudé.  Son  fils  l'imita. 

3.  Dumont,  Corpt  dipiomalique,  t.  \1II,  p.  434. 


612  LOUIS   XIV.  l!714-i715J 

Quelques  mots  de  Louis  aux  deux  magistrats  qui  reçurent 
le  dépôt  de  sa  main,  puis  à  la  reine  d'Angleterre  (veuve  de 
Jacques  ïl)^  attestèrent  ce  qu'il  pensait  de  ce  qu'on  lui  avait  im- 
posé. «  J'ai  fait  un  testament,  »  dit-il  à  cette  princesse;  «  on  a 
«  voulu  absolument  que  je  le  fisse;  il  a  fallu  acheter  mon  repos; 
«  mais,  dès  que  je  serai  mort,  il  n'en  sera  ni  plus  ni  moins, 
a  Je  sais  trop  bien  ce  qu'est  devenu  le  testament  du  roi  mon 
«  père  '  !  » 

On  lui  fit  cependant  encore  ajouter  à  ce  testament,  qu'il  jugeait 
lui-môme  si  peu  efficace,  un  codicille  par  lequel  il  mettait  sa 
maison  militaire  sous  les  ordres  de  Villeroi ,  du  moment  de  son 
décès  jusqu'à  l'ouverture  du  testament,  avec  injonction  à  Villeroi 
d'aller  installer  le  jeune  roi  à  Vincenncs,  après  l'avoir  conduit 
au  parlement  pour  ladite  lecture  *  (23  avril  1715). 

Louis  XIV,  cruellement  ébranlé  dès  1712,  dépérissait  peu  à  peu 
depuis  l'été  de  1714;  son  premier  médecin,  Fagon,  affaibli  lui- 
môme  par  l'âge,  ne  s'aperçut  pas  à  temps  de  la  petite  fièvre  lente 
qui  minait  le  roi  et  ne  mit  point  à  profit  les  ressources  qu'offrait 
encore  cette  puissante  organisation.  A  partir  du  11  août  1715, 
Louis  XIV  ne  sortit  plus  du  château  de  Versailles.  La  fièvre  aug- 
menta. Le  sommeil  disparut.  Le  23  août,  de  nouvelles  obsessions, 
qui  ne  venaient  plus  uniquement  de  madame  de  Maintenon  ni  du 
duc  du  Maine,  lui  dictèrent  un  second  codicille,  qui  nommait 
Fleuri,  évoque  démissionnaire  de  Fréjus,  précepteur  du  dauphin 
et  Le  Tellier  son  confesseur;  un  fanatique  et  un  homme  d'in- 
trigue. Nous  ne  connaissons  que  trop  l'un;  nous  aurons  longue- 
ment à  parler  de  l'autre,  destiné  à  faire  une  très -importante 
figure  dans  le  monde  politique.  Le  lendemain ,  une  jambe  qui 
causait  de  vives  doulejurs  au  ro^  laissa  paraître  des  taches  de  gan- 
grène. Le  25  août,  Louis  reçut  les  sacrements  avec  calme  et  fer- 
meté. Il  manifesta  quelques  scrupules  sur  ce  qu'on  lui  avait  fait 
faire  relativement  à  la  bulle  Unigenitus  '.  Il  eût  souhaité  revoir 

1.  Mém,  de  Berwick,  t.  II,  p.  244.  —  Mém.  de  Saint-Simon,  t.  XI,  p.  259  264. 

2.  Dnmont,  t.  Vm,  p.  448. 

3.  Saint-Simon  rapporte,  d'après  Âmelot,  Tancien  ambassadeur  en  Espagne  devenu 
ambassadeur  à  Rome,  personnage  très-digne  de  foi,  une  anecdote  qui  prouve  que  la 
cour  de  Rome  avait  eu  la  main  forcôe  par  la  cour  de  France  dans  cette  affaire  comme 
dans  celle  du  Quiétisme.  Clément  XI,  effrayé  des  désordres  que  causait  la  bulle, 


[1715]  DERNIERS  JOURS  DE  LOUIS  XIV.  613 

son  archevêque,  Noailles,  et  se  réconcilier  avec  lui;  on  trouva 
moyen  de  l'en  empêcher.  Le  26,  il  fit  ses  adieux,  en  termes  atten- 
drissants, aux  principaux  de  la  cour,  à  tout  ce  qui  avait  les  entrées^ 
les  pria  de  contribuer  tous  à  l'union  et  de  se  souvenir  quelquefois 
de  lui.  Il  fit  également  ses  adieux  aux  princes  et  princesses,  adressa 
des  paroles  bienveillantes  au  duc  d'Orléans ,  comme  pour  chasser 
les  mauvais  desseins  de  son  cœur,  s'il  en  avait  conçu,  puis  se  fit 
amener  le  dauphin ,  bel  enfant  de  cinq  ans,  seul  reste  de  toute  sa 
lignée  légitime  en  France.  «  Mon  enfant,  lui  dit-il,  vous  allez  être 
«  bientôt  roi  d'un  grand  royaume.  N'oubliez  jamais  les  obliga- 
€  tions  que  vous  avez  à  Dieu;  souvenez-vous  que  vous  lui  devez 
€  tout  ce  que  vous  êtes.  Tâchez  de  conserver  la  paix  avec  vos  voi- 
<  sins.  J'ai  trop  aimé  la  guerre,  ne  m'imitez  pas  en  cela,  non  plus 
«  que  dans  les  trop  grandes  dépenses  que  j'ai  faites.  Prenez  con- 
«  seil  en  toutes  choses.  Soulagez  vos  peuples  le  plus  tôt  que  vous 
«  le  pourrez,  et  faites  ce  que  j'ai  eu  le  malheur  de  ne  pouvoir 
'  «  faire  moi-même  * .  » 

Touchantes,  mais  vaines  paroles!  Le  successeur  de  Louis  XIV 
n'était  pas  réservé  à  une  œuvre  de  réparation,  mais  à  une  œuvre 
de  dissolution  et  de  ruine. 

Le  roi  régla  ensuite  ce  qu'on  aurait  à  faire  après  sa  mort,  avec 
la  précision  et  le  détail  où  il  s'était  complu  dans  toute  la  conduite 
de  sa  vie.  Il  lui  arriva  plus  d'une  fois  de  dire  :  «  Du  temps  que 
j'étais  roi....  »  Il  montrait  une  sérénité  merveilleuse  chez  un 
homme  qu'on  croyait  si  fortement  enraciné  sur  cette  terre. 

confia  à  Amelot  ses  regrets  de  Tavoir  publiée.  Il  ne  l'avait  (gàt  que  dans  la  persuasion 
où  il  était  que  personne  n'opposerait  la  moindre  difficulté  à  la  volonté  du  roi.  Là- 
dessus,  Amelot  lui  demandant  pourquoi  ce  nombre  baroque  de  cent  et  une  propositiom 
condamnées,  le  pape  se  mit  à  pleurer  :  «  Eh!  monsieur  Amelot,  que  vouliez- vous 
que  je  fisse?  le  père  Tellier  avait  dit  au  roi  qu'il  y  avait  dans  ce  livre  plus  de  cent 
propositions  censurables;  il  n'a  pas  voulu  passer  pour  menteur;  on  m'a  tenu  le  pied 
sur  la  gorge  pour  en  mettre  plus  de  cent,  pour  montrer  qu'il  avait  dit  vrai,  et  je  n'en 
ai  mis  qu'une  de  plus!  »  Saint-Simon,  t.  XIII,  p.  293.  Il  ne  faut  pas  trop  s'attendrir 
des  pleurs  de  Clément  XI,  qui  abusait  du  don  des  larmes.  Il  est  certain  toutefois  que 
Le  Tellier  fut,  pendant  quelques  années,  le  tyran  de  Rome  presque  autant  que  de  la 
France.  L'abbé  Dorsanne  assure,  dans  son  Journal  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Con- 
stitution Unigenitusy  t.  I,  p.  453,  que  le  roi  avait  été  affilié  à  la  Compagnie  de  Jésus 
une  dizaine  d'années  avant  sa  mort  et  que,  pendant  sa  maladie,  Le  Tellier  lui  en  fit 
faire  le  quatrième  vœu, 

1.  Ces  paroles  furent  inscrites  au  chevet  du  lit  de  l'héritier  de  Louis  XTV.  — 
Voltaire,  Siècle  de  Louis  X/K,  ch.  xxviii.  —  Saint-Simon,  t.  XII,  p.  483. 


eu  LOUIS  XIV.  iiTi&i 

«  Ta  vais  cru  plus  difficile  de  mourir!  b  disait-il  à  madame  de 
Maintenon.  Et,  comme  deux  de  ses  valets  pleuraient  au  pied  de 
son  lit  :  a  Pourquoi  pleurez-vous?  M'avez-vous  cru  immortel?  © 
Le  28  au  matin,  il  dit  à  madame  de  Maintenon  que  ce  qui  le  con- 
solait de  la  quitter,  c'était  l'espoir  qu'ils  se  rejoindraient  bientôt. 
Elle  ne  répondit  point  à  ce  rendez-vous  dans  l'éternité  et  parut 
ne  voir  dans  cette  marque  d'affection  qu'une  marque  d'égoïsme. 
Pensant  la  fin  proche,  elle  partit  ce  soir  même  pour  Saint-Cyr  ;  le  len- 
demain, Louis,  ayant  encore  pleine  connaissance,  la  demanda;  elle 
revint,  mais  pour  repartir  définitivement  le  30  au  soir,  abandon- 
nant sur  le  lit  d'agonie  l'homme  qui  l'avait  si  constamment  aimée. 
Quelques  vieillards  d'une  nature  exquise  conservent  une  sensibi- 
lité d'autant  plus  tendre  qu'ils  approchent  davantage  de  l'autre 
vie  :  ceux,  au  contraire,  chez  lesquels  le  cœur  ne  dominait  pas, 
se  dessèchent  au  moral  comme  au  physique  en  avançant  vers  le 
terme  de  la  vie  actuelle.  Madame  de  Maintenon  était  de  ceux-là. 
Son  excuse  était  dans  l'extrême  fatigue  de  l'existence  que  Louis 
lui  avait  faite.  Il  l'avait  accablée  de  son  absorbante  personnalité  : 
.  elle  n'avait  pas  eu,  depuis  plus  de  trente  ans,  un  seul  jour  pour, 
être  à  elle-même  ;  la  nécessité  de  trouver  perpétuellement  de  nou- 
velles ressources  pour  occuper  et  intéresser  cet  esprit  actif  et  peu( 
fécond,  habitué  à  vivre,  pour  ainsi  dire,  de  la  substance  d'autrui, 
l'avait  épuisée,  écrasée.  C'était  là  le  secret  de  la  profonde  douleur 
où  l'avait  jetée  la  perte  de  la  duchesse  de  Bourgogne,  qui  l'aidait 
si  heureusement  à  remplir  la  lourde  tâche  d'amuser  le  roi.  Elle 
ne  vit,  dans  le  néant  politique  où  elle  allait  rentrer  au  fond  de  sa 
chère  maison  de  Saint-Cyr,  qu'un  asile  pour  se  séparer  de  tous  et 
de  tout,  se  reposer  et  se  taire  * . 

Du  Maine  et  Le  Tellier  avaient  aussi  abandonné  le  mourant, 
dont  ils  n'avaient  plus  rien  à  attendre.  Louis  n'avait  plus  que  par 
éclairs  la  conscience  de  lui-même.  La  journée  du  31  août  se  passa 
ainsi  :  la  gangrène  gagnait.  Louis  se  ranima,  dans  la  nuit,  pour 
réciter,  avec  le  clergé ,  les  prières  des  agonisants.  Il  répéta  pla- 
ît Elle  dit  on  éternel  adteUf  même  à  ses  nièces.  CependAnt  oe  détachement  abeohi 
ne  se  soutint  pas  :  Thabitude  l'emporta  et  elle  se  remit  à  correspondre  avec  ses 
anciens  amis  sur  toutes  les  choses  du  dehors.  Elle  s'éteignit  obscurément  en  1719,  à 
qoatre-Tingt-quatre  ans. 


ft7l5j  MORT  DE   LOUIS  XÏV.  615 

sieurs  fois,  d'une  voix  forte  :  «  Nunc  et  in  horâ  mortis...  Mon  Dieu, 
<  venez  à  mon  aide!...  d  puis  il  entra  dans  une  longue  agonie. 
Le  1"  septembre,  à  huit  heures  et  un  quart  du  matin,  le  Roi 
rendit  le  dernier  soupir. 

Il  avait  vécu  soixante-dix-sept  ans,  régné  soixante-douze,  gou- 
verné cinquante-quatre.  C'était  le  plus  long  comme  le  plus  grand 
règne  de  notre  histoire. 

Ce  n'est  pas  un  homme,  c'est  un  monde  qui  finit. 

Avant  de  descendre,  à  la  suite  de  la  féodalité,  dans  cette  nuit  du 
passé  où  plongent  l'une  après  l'autre  les  formes  périssables  de 
l'étemelle  société,  la  monarchie,  cette  forme  symbolique  de 
Tunité  nationale,  avait  revêtu  une  personnification  suprême  qui 
restera  gravée  à  jamais  dans  la  mémoire  des  peuples.  Louis  XIV 
est  et  restera  le  Roî,  le  type  royal,  pour  les  nations  étrangères 
comme  pour  la  France.  Tout  ce  que  la  monarchie ,  après  avoir 
ramené  sous  im  même  joug  les  éléments  divergents  du  monde 
multiple  du  moyen  âge,  a  pu  produire  dans  la  plénitude  de  sa 
puissance,  elle  l'a  produit  avec  Louis  le  Grand.  Épanouie  dans  sa 
virilité  avec  le  Grand  Roi,  elle  a  vieilli  avec  lui.  Les  signes  de 
décadence  se  multiplient;  la  gangrène  se  manifeste  sur  elle 
comme  sur  lui  et,  si  la  monarchie  ne  meurt. pas  le  même  jour 
que  le  monarque,  le  sourd  travail  de  la  décomposition  ne  s'arrê- 
tera plus  désormais  dans  ses  organes.  Nous  allons  assister  à  la 
dissolution  de  ce  vaste  corps,  jusqu'au  jour  où  l'unité  véritable, 
la  Nation  souveraine,  brisera  cette  enveloppe  usée  pour  apparaître, 
pour  la  première  fois ,  dans  son  essence  propre,  sans  figure  et 
sans  symbole. 

Nous  avons  montré  Louis  XIV  en  action;  nous  avons  exposé 
son  caractère,  ses  idées ,  son  système ,  avec  trop  de  développe- 
ment, pour  qu'il  soit  nécessaire  d'y  revenir  au  moment  de  quitter 
cette  grande  figure.  Quelques  mots  suffiront.  La  France  prospéra 
sous  Louis  XIV  tant  qu'il  continua  la  pensée  de  Richelieu  ;  elle 
souffrit,  puis  déchut,  quand  il  y  devint  infidèle.  Il  a  condamné 
lui-même  l'excès  de  ses  guerres  et  de  ses  dépenses;  nous  avons 
fait  voir  ailleurs  que  ses  dépenses  de  luxe  et  d'art ,  très-considé- 
rables sans  doute,  ont  été  fort  exagérées  par  la  tradition;  quant  à 
ses  guerres,  elles  furent,  les  unes  justifiables,  les  autres  excu- 


616  LOCIS   XIV.  [17151 

sables  dans  leur  principe,  mais  non  dans  le  caractère  inhumain 
qu'iiJeur  laissa  imprimer,  ni  parfois  dans  leur  conduite  politique. 
La  France  voulait  son  complément  naturel,  et,  dans  l'état  respectif 
des  nations,  Faction  de  la  France  pour  achever  de  redevenir  la 
grande  Gaule  suffisait  à  rompre  l'équilibre  de  l'Europe  et  à  pro- 
voquer les  coalitions.  Louis  XIV  eut  le  tort  de  prétendre  encore 
davantage,  et  surtout  de  le  faire  croire.  Les  deux  plus  graves 
reproches  qu'il  ait  mérités  ne  sont  pas  toutefois  ceux  sur  lesquels 
il  s'est  condamné  lui -môme;  c'est,  dans  l'ordre  économique, 
d'avoir  fait  le  mal  et  repoussé  le  remède,  ruiné  les  finances  et 
rejeté  la  réforme  radicale  qui  pouvait  les  rétablir;  dans  l'ordre 
religieux,  d'avoir  détruit  le  grand  œuvre  de  Henri  IV  maintenu 
par  Richelieu.  Mais  la  responsabilité  de  la  révocation  doit  être 
bien  partagée,  comme  nous  l'avons  montré  :  la  révocation  de 
l'Édit  de  Nantes  était  la  conséquence  logique  de  la  monarchie 
selon  Bossuet ,  et  ce  grand  crime  d'état  condamne  la  monarchie 
plus  encore  que  le  monarque.  Plus  on  réprouve  la  théorie  mo- 
narchique, conune  contraire  aux  vraies  fins  de  l'homme  et  du 
citoyen,  plus  on  est  disposé  à  l'indulgence  envers  le  prince  que 
cette  théorie  a  emporté  par  une  fatalité  presque  irrésistible  *. 

Quand  le  monde  nouveau,  éclos  dans  les  tempêtes  il  y  a  soixante- 
dix  ans,  aura  trouvé  sa  forme  et  son  assiette,  quand  la  société 
libre  et  démocratique  sera  définitivement  fondée  et  incontestée, 
quand  les  partis  n'auront  plus  à  chercher  des  armes  dans  l'histoire, 
le  nom  de  Louis  XIV  n'excitera  plus  la  colère  du  peuple ,  comme 
l'expression  d'un  principe  ennemi,  et  sa  statue,  tour  à  tour  adorée 
et  brisée ,  se  reposera  enfin  pour  les  siècles  parmi  les  grandes 
imagés  du  Panthéon  national.  Si  le  peuple  n'oublie  pas  les  cou- 
pables et  funestes  erreurs  de  Louis,  il  se  souviendra  aussi  que 
Louis  a  mérité  d'être  identifié  au  siècle  le  plus  éclatant  qu'ait 

1.  Nous  trouvons,  sur  Louis  XIV,  un  document  bien  curieux  dans  les  LeUrts 
sur  la  Russie^  de  M.  X.  Marmier,  2*  édit.,  p  165,  in-i2.  Il  existe  à  la  Bibliothèque 
impériale  de  Pétersbourg  une  riche  collection  de  documents  historiques  achetés  çà 
et  là  en  France  par  un  diplomate  russe,  au  moment  du  bouleversement  révolution- 
naire des  archives  nobiliaires  et  monastiques.  «  Parmi  les  manuscrits  h,  dit  M.  Mar> 
mier,  «<  on  m'a  montré  une  feuille  de  papier  sur  laquelle  Louis  XIY  a  écrit  six  fois 
de  suite,  en  grosses  lettres  péniblement  formées  :  L hommage  est  dû  aux  rois;  ils 
font  tout  ce  qui  leur  platt.  C'était  là  le  sa^e  axiome  que  son  maître  lui  donnait  à 
copier  comme  modèle  d'écriture.  » 


117151  JUGEMENT  SUR   LOUIS  XIV.  617 

encore  vu  la  civilisation  moderne.  La  France  pardonne  volon- 
tiers, trop  volontiers  peut-être,  à  tous  ceux  qui  l'ont  aimée,  môme 
d'un  amour  personnel  et  tyrannique;  à  tous  ceux  qui  l'ont  faite 
glorieuse,  même  aux  dépens  de  son  bonheur;  elle  n'est  impla- 
cable qu'envers  la  mémoire  des  chefs  qui  l'ont  dégradée. 


FIN  DU  TOME  QUATOR&IÈMB. 


TABLE   DES  MATIÈRES 


CONTENUES    DANS    LE    TOME    QUATORZIÈME. 


SEPTIÈME    PARTIE. 

SIÈCLE    DB    LOUIS    XIV   (SUITE). 


LIVRE  LXXXVI.  —  Louis  XIV.    Suite.) 

PagM. 

PB^POVDiRAKCB  EM  EOROPE.  REVOCATION   DB    L^^DIT  DE   NaKTBS.   L*hé- 

ritage  ministériel  de  Colbert  est  partagé  entre  Le  Pelletier,  Seigiielai  et 
Lonvois.  Prépondérance  de  Louvois.  — >  Lonis  XIV  écfaone  dans  ses  pro- 
jets sur  TEmpire.  Invasion  de  TAntriche  par  les  Turcs.  Siég^  de  Vienne. 
Les  Polonais  sauvent  TAutriche.  —  Guerre  entre  la  France  et  l'Espagne. 
Prise  de  Luxembourg.  —  Affaires  de  Trêves  et  de  Liège.  —  Trêve  de  vingt 
ans  entre  la  France,  Temperenr,  TEmpire  et  r£^pagne.  Louis  XIV  au  plus 
haut  point  de  sa  puissance.  —  Bombardement  de  Gènes.  Le  doge  à  Ver- 
sailles. — -  Nouvelles  expéditions  contre  les  ^rbaresques.  —  Avènement  de 
Jacques  II.  Projets  de  restauration  catholique  en  Angleterre  ,  appuyés 
par  Louis  XIV.  —  Louis  XIV,  devenu  veuf,  épouse  madame  de  Maintenon. 
^Dragownadêi,  RivoGATiOK  de  l'Edit  de  Nantes.  Persécutions.  Émigra- 
tion protestante.  L'industrie  française  transplantée  en  Hollande,  en  Angle- 
terre, en  Brandebourg. —  Affkire  de  la  succession  palatine.  Ligue  défensive 
d'Augbboubo  entre  l'empereur,  l'Espagne,  la  Suède,  le  Brandebourg,  la 
Saxe,  la  Bavière,  le  Palatinat,  les  cercles  de  l'Empire.  —Affkire  de  Co- 
logne. Le  pape  Innocent  XI  fiivorise  la  ligue  d'Augsbonrg.  Rupture  entre 
Louis  XIV  et  le  pape.  -~  Mouvements  en  Angleterre.  Préparatifs  du  prince 
d'Orange  contre  Jacques  IL  Louis  XIV,  au  lieu  de  secourir  Jacques  II  par 
une  diversion  contre  la  Hollande,  prend  l'offlensive  contre  l'empereur. 
(1683-1688) • 1 


620  TABLE   DES   MATIERES 

LIVRE  LXXXVII.  —  Louis  XIV.  [Suiie.Y 

GnERRE  DE  LA  LiGUE  d'Augsbouro.  —  CoDqnète  de  la  rive  gauche  da 
Rhin.  —  RÉVOLUTION  d'Angleterre.  L'Angleterre  et  la  Hollande  réunies 
sous  Guillaume  d'Orange.  —  Déclaration  de  guerre  à  la  Hollande  et  à  l'Es- 
pagne. Incendie  du  Palatinat.  La  France  reperd  une  partie  des  provinces 
rhénanes.  —  L'Angleterre  déclare  la  guerre  à  la  France.  Guerre  d'Irlande. 

—  Retraite  de  Le  Pelletier.  Pontchartrain ,  contrôleur  général.  Désordre 
des  finances  et  agg^vation  des  charges  publiques.  —  Victoire  de  Luxem- 
bourg à  Fleurus.  —  Le  duc  de  Savoie  se  déclare  contre  la  France.  Vic- 
toire de  Catinat  à  Staffarde.  y-  Talents  et  activité  de  Seig^elai.  Victoire  de 
TouRViLLE  à  Beachy-Head  sur  la  flotte  anglo-batave.  Gloire  de  la  marine 
française.  Mort  de  Seignelai.  La  marine  confiée  à  Pontchartrain.  —  Ba- 
taille de  la  Boyne.  Jacques  II  abandonne  l'Irlande.  Défense  de  Limerick. 

—  Prise  de  Mons.  Combat  de  Leuse.  —  Conquête  de  Nice  et  de  la  Savoie. 

—  Bataille  d'Aghrim.  Fin  de  la  guerre  d'Irlande.  Émigration  irlandaise  en 
France.  —  Mort  de  Louvois.  Son  fils  Barbezieux  lui  succède.  —  Immense 
déploiement  de  forces  militaires.  —  Projet  de  descente  en  Angleterre. 
Revers  de  la  Hougue,  exagéré  par  la  tradition.  —  Prise  de  Xamur.  Victoire 
de  Steenkerke.  —  Invasion  du  duc  de  Savoie  en  Danphiné.  —  Pertes  im- 
menses du  commerce  anglais  et  hollandais.  La  Hougue  vengée.  —  Les  cor- 
saires français.  Jean  Bart.  Duguai-Trouin.  —  Louis  XIV  manque  l'occasion 
de  défaire  Guillaume  III.  Victoire  de  Neerwinden.  Prise  de  Charleroi.  — 
Victoire  de  la  Marsaille.  —  Madame  de  Maintenon,  Beauvilliers  et  Féke* 
LON.  Misère  en  France.  Dispositions  pacifiques  inspirées  à  Louis  XIV.  — 
La  Suède  et  le  Danemark  ofiVent  leur  médiation.  OflVes  modérées  de  Louis 
repoussées.  —  Transaction  entre  la  France  et  la  cour  de  Rome.  Louis  XW 
recule.  —  Vaines  attaques  des  Anglo-Bataves  contre  nos  ports.  —  Victoire 
du  Ter  et  conquêtes  en  Catalogne.  —  Situation  financière  de  la  France  et 
de  l'Angleterre.  Grandes  fondations  économiques  et  financières  en  Angle> 
terre.  La  France  réduite  aux  expédients  et  à  l'empirisme.  —  Perte  de  Namur 
et  de  Casai.  Le  duc  de  Savoie  traite  avec  la  France.  On  lui  rend  la  Savoie  et 
Nice,  et  on  lui  cède  Pig^erol.  Neutralité  de  l'Italie.  -~  Négociations.  Con- 
grès de  Ryswick.  Rapprochement  entre  Louis  XIV  et  Guillaume  III.  — 
Prise  d'Ath.  Prise  de  Barcelone.  Sac  de  Carthagène.  —  Paix  de  Ryswick. 
La  France  restitue  toutes  ses  récentes  conquêtes  et  toutes  les  réunions 
postérieures  à  La  paix  de  Nimègue ,  sauf  Strasbourg  et  les  domaines  d'Al- 
sace. (1688-1697) * 91 

LIVRE  LXXXVin.  —  Louis  XIV.  (Suite.) 

MOUTEMENT  INTELLECTUEL  ET  MORAL.  —  LeB  LETTRES,   LES  SCIENCES   ET 

LES  ARTS  à  la  fin  du  xvii*  siècle  et  à  l'entrée  du  xvni*.  —  État  des 
CROYANCES  ET  DES  IDEES.  —  Puget.  —  La  Bruyère.  RxaNE  à  Saint-Cyr. 
E.tihjtr  et  Àthalie.  Fin  de  la  grande  poésie  classique.  —  Lesage.  —  QuertlU 
de»  anciens  et  des  modernes,  Fontenelle  et  Perrault.  —  Société  du  Temple, 
Esprits  forts.  —  Érudition.  Droit.  L'abbé  Fleuri.  Montfaucon.  Laurière. 
DoMAT.  —  Sciences  exactes  et  naturelles.  Delisle.  Toumefort.  —  Réaction 
des  grands  génies  étrangers  sur  la  France.  Newton.  Leibniz.  —  Marche 


TABLE  DES  MATIÈRES.  624 

Pages. 
du  cartésianisme.  Malebbanche.  Spinoza.  Locke.  -^  Derniers  temps  de 
BossuET.  Ses  combats  contre  les  novateurs  et  les  protestants.  Jurieu. 
Richard  Simon.  Fénelon  et  Téducàtion  du  duc  de  Bourgogne.  TéU- 
maque.  Madame  Guyon.  QuUiitme,  Lutte  de  Bossuet  et  de  Fénelon.  Dis- 
grâce de  Fénelon.  —  Bayle.  Invasion  du  Scepticisme.  —  Mort  de  Bossuet. 
<  1683- 1715) 235 

LIVRE  LXXXIX.  —  Louis  XIV.   (Swte.) 

Économie  sociale.  Diplomatie.  —  Situation  économique  de  la  France. 
Administration,  finances,  commerce.  Mémoires  des  intendants.  Misère 
publique.  Vauban.  Bois-Guillebert.  —  Affaires  des  protestants.  —  Affaires 
étrangères.'  Succession  d'Espagne.  Testament  de  Chables  II.  Le  second 
des  petits-fils  de  Louis  XIV  appelé  au  trône  d*£spagne.  (1697-1700).  .     .    329 

LIVRE  XC.  —  Louis  XIV.  [Suite,] 

GuERBE  DE  LA  SUCCESSION  d'ëspaone.  La  guerre  est  engagée  en  Lomhardie 
par  Fempereur  contre  l'Espagne  et  la  France.  Lcbecs  de  Catinat  devant 
le  prince  Eugène.  —  Renouvellement  de  la  Triple  Alliance  entre  Tempe* 
reur,  l'Angleterre  et  la  Hollande.  Mort  de  Guillaume  III.  La  reine  Anne 
et  les  ÊtatS'Généraux  des  Provinces-Unies  continuent  sa  politique.  Le 
triwtwirat  de  Mablbobouoh,  Eugène  et  Heinsius  dirige  la  guerre.  —  Ven- 
dôme répare  en  Lombardie  les  échecs  de  Catinat.  Désastre  maritime  de 
Vigo.  Succès  de  Marlborough  sur  la  Meuse.  Perte  de  Landau.  Les  électeurs 
de  Cologne  et  de  Bavière  se  déclarent  pour  la  France.  La  diète  de  liatis- 
bonne  déclare  la  guerre  à  la  France.  Victoire  de  Villabs  à  Friedlingen.  — 
Révolte  des  Camisardê  dans  les  Cévennes.  Insurrection  de  la  Hongrie  sous 
Rakoczi.  Jonction  des  Français  et  des  Bavarois  au  cœur  de  l'Allemagne. 
Les  fautes  de  l'électeur  de  Bavière  font  perdre  l'occasion  d'envahir  l'Au- 
triche. —  Prise  de  Brisach.  Victoire  de  Spire  et  reprise  de  Landau.  — 
L'électorat  de  Cologne  est  envahi  par  Marlborough.  —  Le  roi  de  Portugal 
et  le  duc  de  Savoie  passent  aux  ennemis.  —  Désastre  de  Hôchstedt  et  ruine 
de  la  Bavière.  Landau  perdu  pour  la  seconde  fois.  —  Prise  de  Gibraltar  par 
les  Anglais.  Bataille  navale  de  Velez-Malaga  :  gloire  stérile.  — Conquêtes  de 
Vendôme  en  Piémont.  —  Marlborough  menace  la  France  par  la  Sarre  et 
la  Moselle;  il  est  arrêté  par  Villars.  Vendôme  rejette  Eugène  hors  de  la 
Lombardie.  —  Prise  de  Barcelone  par  les  alliés.  La  Catalogne  se  donne 
i^u  prétendant  autrichien.  Philippe  V  'échoue  en  voulant  reprendre  Barce- 
lone. Révolte  de  Valence  et  de  l'Aragon.  Les  alliés  envahissent  la  Castille 
et  entrent  à  Madrid.  —  Déroute  de  Ramillies.  Perte  du  Brabant  et  de  la 
Flandre  espagnole.  Levée  du  siège  de  Turin.  Évacuation  de  la  Haute- 
Italie.  —  La  Castille  chasse  les  envahisseurs.  —  Les  alliés  ne  veulent  pas 
négocier.  —  Victoire  d'Almanza.  Valence  et  TArag^n  recouvrés.  —  Perte 
de  Naples.  —  Succès  de  Villars  en  Allemagne.  —  Eugène  ^obligé  de  lever 
le  siège  de  Toulon.  —  Perte  de  la  Sardaigne  et  de  Minorque.  ~~  Défaite 
d'Oudenarde.  Perte  de  Lille;  la  France  entamée.  —  Ruine  des  finances  : 
eflVoyable  misère  du  peuple.  Les  plans  réformateurs  de  Vauban  repoussés 
par  le  roi.  Ministère  de  Desmaretz.  —  Conférences  de  La  Haie.  Immenses 
concessions  offertes  par  Louis  XIV  aux  alliés  pour  acheter  la  paix.  Ils  ne 
s'en  contentent  pas.  La  guerre  recommence.  (  1701 -1709) 366 


62i  TABLE  DES  MATIÈRES. 

LIVRE  XCI.  —  LotJis  XIV.  [Suite  et  /in.) 

Pages 
Gl'Erue  de  là  succession  d'Espagne,  soite  et  fin.  —  ChamiUart  remplacé 
par  Voisin.  —  Perte  de  Tournai.  Glorieuse  défaite  de  Malplaquet.  Perte  de 
Mons.  —  Conférence  de  Gertruydenberg.  Les  alliés  vealent  forcer  Louis  XIV 
à  détrôner  seul  Philippe  V.  —  Perte  de  Douai^  de  Béthune,  d'Aire  et  de 
Saint- Venant.  —  Défaite  de  Philippe  V  à  Saragosse.  Les  alliés  rentrent 
à  Madrid.  Vendôme  en  Espagne.  Victoire  de  Villa-Viciosa.  Les  alliés 
refoulés  en  Catalogne.  —  Perte  de  Bouchain.  —  Révolution  ministérielle  à 
Londres.  Négociation  avec  l'Angleterre.  Mort  de  l'empereur  Joseph  I*^. 
Le  prétendant  d'Espagne  devient  l'empereur  Charles  VI.  Mort  du  dauphin 
et  du  DUC  DE  BouBOOONE.  Désolation  de  la  maison  royale.  —  Fin  de  Fe- 
MELON.  —  L'empereur  et  la  Hollande  se  refusant  à  traiter,  l'Angleterre  se 
retire  de  la  coalition.  —  Perte  du  Quesnoi.  Victoire  de  ViiXASS  sur 
Eugène  à  Dbnain.  Reprise  de  Douai,  du  Quesnoi,  de  Bouchain.  —  Traité 
d'Utrecht  avec  l'Angleterre,  la  Hollande,  la  Savoie,  etc.  Terre-Neuve,  la 
baie  d'Hudson,  l'Acadie  et  Saint-Christophe  cédés  aux  Anglais.  Le  port  de 
Dunkerque  comblé.  Fumes,  Ypres,  Tournai,  etc.,  cédés  pour  la  barrière 
des  Hollandais.  Lille,  Béthune,  Aire^  Saint- Venant,  rendus  à  la  France. 
Philippe  V  conserve  l'Espagne  et  les  Indes.  Le  duc  de  Savoie  devient  roi 
de  Sicile.  —  La  guerre  continue  avec  l'empereur.  Reprise  de  Landau.  Prise 
de  Freybourg.  Paix  de  Rastadt  avec  l'empereur.  La  France  garde  Stras- 
bourg et  Landau.  L'empereur  garde  Naples^  Milan  et  la  Belgique.  —  La 
Catalogne  continue  seule  à  se  défendre.  Prise  de  Barcelone.  Fin  de  la 
'   GuE&RB  DB  LA  SUCCESSION.  —  État  des  finances.  Banqueroutes  partielles. 

—  Persécutions  religieuses.  Bulle  Unigenitus.  Édits  contre  les  protestants. 

—  Testament  et  mort  du  Roi.  (1709-1715) 514 


FIK  DE  LA  TABLE  DES  MATIÈBES  DC  TOIB  QUATOBEIÈME. 


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PARIS.  —  IHraiMERlK  ME  J.  CLATE,  BUB  SAINT-BBROlT ,  7.