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Full text of "La guerre allemande et le catholicisme :"

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JM 


LA  Guerre  Allemande 
ET  LE  Catholicisme 


LA  Guerre  Allemande 
ET  LE  Catholicisme 


Ouvrage 

Publié 

sous 

la  Direction 


M'=  Alfred  BaUDRILLART 


Recteiur 

de 

l'Institut  Catholique 

de  Paris 

==  et 

sous  le  haut 

Patronage 
du 

COMITÉ 

CATHOLIQUE 

==  DE  — 

PROPAGANDE 
FRANÇAISE 


L'ETRANGER 


/< 


i'ï 


Lettre    de   S.  Éra. 


% 


le   Cardînal    A  M  ET  TE 
Archevêque      de      Parts. 

Let  Lois  Chrétiennes  de  la  Guerre 

par  le  chanoine  B.GAUDEAU. 
La  '  Culture  '  Gerraanique   et   le    Catholicisme 

par  Georges  GO  Y  AU. 

Le  Rôle  Catholique  de  la  France  dans  le  Monde 

par    un   Missionnaire- 
La   Guerre    aux    Églises    et    aux    Prêtres   

par   François  VEUILLOT. 

La  Religion  dans  l'Armée  française 

L'Aumônerie    militaire  et  la    Situation  cano- 
nique du   Prêtre    à   l'Armée  

par  le  chanoine  COUGET. 

La    Religion    de    nos    Soldats    

par  le  chanoine  ARDANT 
La  Profondeur  du  Mo«vem«nt  religieux  dans 

l'Armée    éraoçaise  

par  Mgr  Alfred  BAUDRILLART. 
Documents    Pontificaux    et    Episcopaux    relatifs 

à     la    Guerre. 

Réponse    de     l'Institut    Catholique     au     Mani- 
feste   des    représentants   de   la    Science    et    de 

l'Art   Allemands. 

i.i«te   des   Ecclésiastique*  et  des  Religieux   tués 

à    eu  par   l'enoeBU. 

2/oad  et  Cay 

=  PARIS  = 


V  — 


Paris,  le  I  j  Jlvril  j^jS- 


L'Esprit-Saint  a  dit  :  rr  Curam  habe  de  bono 
nomine.  Prenez  soin  de  votre  bon  renom.  » 

Cette  recommandation  s'adresse  aux  nations 
non  moins  qu'aux  individus. 

A  l'heure  où  la  France  subit,  avec  l'aide 
de  nobles  et  puissants  alliés,  une  guerre  formi- 
dable, tandis  que  ses  armées,  avec  un  courage 
et  une  endurance  héroïques,  soutiennent 
l'honneur  de  son  drapeau,  tous  ses  fils  doivent 

•  -  Fr. 


Yl 


avoir  à  cœur  de  défendre,  aux  yeux  des  peuples 
non  engagés  dans  la  lutte,  la  justice  de  sa 
cause  et  ses  titres  à  l'estime  du  monde  civilisé. 

C'est  cette  légitime  préoccupation  qui  a 
inspiré  à  une  élite  de  Catholiques  Français  le 
dessein  du  livre  :  «  La  Guerre  Allemande  ef  le 
Catholicisme.  » 

Les  divers  chapitres  qui  composent  ce 
livre  ont  été  écrits  par  des  hommes  d'une 
doctrine  sûre  et  d'une  fidélité  absolue  à  l'Église, 
unies  à  une  compétence  indiscutable  et  à  une 
documentation  certaine.  Nous  pouvons  attester 
que  les  considérations  qu'ils  exposent  et  les 
faits  qu'ils  racontent  méritent  toute  créance. 

Nous  les  présentons  avec  confiance  à  nos 
frères  des  pays  étrangers.  En  les  lisant,  ceux-ci 
pourront  se  convaincre  que,  dans  la  lutte  actuelle, 
la  France,  ainsi  que  Nous  l'écrivait  hier 
l'illustre  et  vénéré  Cardinal  -  Archevêque  de 
Malines,  «  reste  fidèle  à  son  rôle  séculaire  de 
Gardienne  du   Droit  et  de   Protectrice  de  la 


vu 


Civilisation  ».  Malgré  ses  erreurs  et  ses 
fautes.  Elle  n'a  pas  cessé  d'être  digne  du  titre 
que  lui  ont  décerné  et  conservé  les  Papes, 
depuis  Anastase  jusqu'à  Léon  XI 11,  Pie  X  et 
Benoît  XV  :  Elle  demeure  la  Fille  aînée  de 
l'Église. 

t  Léon-Adolphe,  Cardinal  AMETTE, 

archevêque  de  Paris, 


-^^ 


-   IX     — 


AVERTISSEMENT 


Le  livre  que  nous  présentons  au  public  est  un  livre 
de  propagande  française.  Il  s  adresse  surtout  aux 
catholiques  des  pays  neutres. 

Beaucoup  parmi  eux,  nous  le  savons  et  nous  en 
souffrons,  jugeant  d'après  certains  actes  extérieurs 
que  nous  sommes  les  premiers  à  déplorer  y  se  sentent 
inclinés  à  croire  que  la  France  a  cessé  d'être  une 
nation  chrétienne  et  catholique  ;  trompés  aussi  par  les 
déclarations  intéressées  et,  nous  le  démontrerons ^  peu 
véridiques,  de  nos  adversaires,  ils  s  imaginent  que 
l'Allemagne  et  l'Autriche,  devenue,  hélas!  la  satellite 
de  V Allemagne,  représentent  dans  le  monde  la  cause 
de  l'ordre,  de  l'autorité,  de  la  religion,  et  que  leur 
victoire  serait,  plus  que  la  nôtre,  favorable  aux  inté- 
rêts sacrés  du  catholicisme. 

Prétendons-nous   faire   violence    à    l'opinion    des 


—  X  — 

neutres?  Assurément  non  :  l'entreprise  serait  d'ail- 
leurs aussi  ridicule  que  vaine. 

Les  catholiques  des  pays  neutres  sont  des  hommes 
de  bonne  Joi,  intelligents,  amis  du  bien^  qui  ne 
demandent  qu'à  être  éclairés ^  pour  se  prononcer  sui- 
vant la  justice, 

C  est  cette  lumière  que  nous  avons  le  désir  défaire 
briller  à  leurs  yeux  :  très  simplement  et  très  sincère- 
ment^ nous  soumettons  à  leur  impartial  et  libre  exa- 
men quelques  faits  et  quelques  considérations. 

Qui  sommes-nous  pour  agir  ainsi  et  quelle  est  notre 
autorité? 

Nous  sommes  des  catholiques  français  qui  appor- 
tons à  nos  frères  des  pays  neutres  le  témoignage  des 
plus  respectés^  des  plus  éclairés,  des  mieux  informés 
parmi  nous  :  témoignage  de  deux  cardinaux  et  de 
plusieurs  évêques,  qui  ne  parlent  point  au  nom  de  la 
hiérarchie  catholique,  —  ils  ne  prétendent  pas  V en- 
gager, —  mais  au  nom  de  ce  quils  savent  et  de  ce 
qu'ils  ont  vUy  car  tous^  à  l'exception  du  vénérable 
archevêque  de  Paris,  ordinaire  du  lieu  où  paraît  ce 
livre,  sont  les  évêques  des  régions  envahies  par  V en- 
nemi; témoignages  d'académiciens  qui  représentent 
V élite  de  la  pensée  française,  et  qui,  vivant  dans  ce 
centre  parisien  où  viennent  aboutir  toute  idée,  toute 
information,  parlent,  eux  aussi,  en  connaissance  de 
cause;  témoignage  de  sénateurs,  de  députés,  qui 
sont  moins  les  hommes  d'un  parti  politique  que  les 


XI 


défenseurs  attitrés  de  la  religion  au  Parlement  ; 
témoignage  de  membres  éminents  de  nos  assemblées 
parisiennes,  Conseil  g-énéral  et  Conseil  municipal; 
témoignage  enfin  de  publicistes  qui,  tous,  ont  mis  leur 
plume  au  service  de  V Eglise. 

Pas  plus  que  le  concours  de  personnalités  qui,  bien 
que  catholiques,  apparaissent  surtout  comme  des  poli- 
tiques, nous  n'avons  sollicité  celui  d'hommes  dignes 
de  la  plus  haute  estime  et  qui  sont  pour  nous  les  plus 
précieux  des  alliés. 

Pour  constituer  notre  comité  et  pour  écrire  ce  livre, 
nous  n  avons  voulu  que  des  catholiques  avérés,  afin 
qu'ils  fussent  en  droit  de  dire  :  «  Nous  savons  ce 
qu'est  la  doctrine  catholique  et  ce  quelle  exige, 
quelles  sont  les  idées  dont  elle  veut  assurer  le  règne, 
quels  sont  les  actes  qu'elle  dé/end  même  en  temps 
de  guerre.  —  Eh  bien!  regardez  :  voyez  ce  que 
/ait  r Allemagne  et  voyez  ce  que  fait  la  France.  — 
Voyez  si,  par  la  doctrine  de  ses  intellectuels,  par  sa 
façon  de  conduire  la  guerre,  par  les  actes  de  ses 
chefs  et  de  ses  soldats,  V Allemagne  ne  se  manifeste 
pas,  en  dépit  des  déclarations  religieuses  de  son  sou- 
verain, comme  l'adversaire  théorique  et  pratique  du 
catholicisme,  souvent  même  de  tout  christianisme.  — 
Jetez  d'autre  part  un  regard  sur  les  services  rendus 
à  la  foi  catholique  par  la  nation  française,  dans  le 
passé  et  dans  le  présent;  considérez  aujourd'hui 
même  l'attitude  de  ses  prêtres,  de  ses  soldats,  de  la 


—  XII  — 

majeure  partie  de  ses  habitants,  et  voyez  si  cette 
nation  n'est  pas  plus  fidèle  à  VÉglise,  votre  mère 
comme  la  nôtre ^  que  V Allemagne  du  Kaiser  «  Vami 
de  Luther  ». 

Tout  cela,  nous  le  disons  avec  conviction,  mais  sans 
passion,  ni  haine.  Nous  aimons  ardemment  notre 
patrie,  mais  nous  sommes  les  enfants  dévoués  de 
VEglise  catholique  ;  nous  ne  voudrions,  sous  nul  pré- 
texte, contribuer  à  déchirer  sa  «  robe  sans  couture  » . 
Ce  nest  pas  t/^availler  à  cette  œuvre  néfaste  que  de 
faire  appel  à  V esprit  de  justice  de  tous  nos  Jrères  en 
Jésus-  Christ. 

Au  nom  du  Comité  de  propagande  et  des  auteurs 
du  livre, 

Alfred  Baudrillart, 

Vicaire  général  de  Paris, 
Recteur  de  l'Université  catholique. 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 


Il  y  aurait  tant  à  dire,  et  en  si  peu  d'espace,  sur  les 
lois  chréliennes  de  la  guerre  par  rapport  au  but  de 
cet  ouvrage,  que  je  devrai  souvent  me  borner  à  une 
sèche  analyse  du  sujet  et  réserver  un  grand  nombre 
des  développements  pour  une  étude  plus  complète. 

J'espère  cependant  que  ces  lignes  ne  seront  pas  tout 
à  fait  inutiles. 

Il  m'est  doux  de  songer  que  j'écris  pour  des  catholi- 
ques, pour  des  frères,  séparés  de  nous  par  des  fron- 
tières et  peut-être  par  des  océans,  mais  avec  lesquels 
nous  nous  sentons,  —  dans  toute  la  force  surnaturelle 
de  ce  terme  magnifique,  —  en  pleine  communion  de 
pensée  et  de  cœur  sur  tout  ce  qui  touche  à  la  foi, 
c'est-à-dire  au  plus  profond  de  l'âme  et  au  meilleur  de 
la  vie. 

Dieu  aidant,  je  serai  impartial,  ce  qui  ne  veut  pas 
dire  neutre.  Les  catholiques  des  pays  jusqu'ici  épar- 
gnes par  la  guerre  sont  neutres  politiquement  et  natio- 
nalement.  Mais  nul  d'entre  eux,  nul  tout  au  moins  de 
ceux  qui  peuvent  examiner  et  réfléchir,  ne  peut  ni  ne 
doit,  dans  sa  raison  d'homme  et  dans  sa  conscience  de 
catholique,  être  neutre,  s'il  veut  être  impartial. 

Être  impartial,  ce  n'est  point  se  refuser  obstinément 


2  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

à  prendre  parti,  fût-ce  entre  le  crime  et  l'innocence. 
Être  impartial,  c'est  être  affranchi  de  tout  esprit  de 
parti.  C'est  donc  ne  prendre  parti  que  pour  la  vérité  et 
la  justice,  mais  c'est  prendre  parti  pour  elles,  où  qu'elles 
soient,  et  quoi  qu'il  arrive.  A  vrai  dire,  telle  est  la  pre- 
mière et  la  plus  essentielle  des  lois  chrétiennes  de  la 
guerre,  et  cette  loi  atteint  les  spectateurs  du  grand 
drame  non  moins  que  ceux  qui  y  sont  jetés,  comme 
nous,  à  plein  corps  et  à  plein  cœur. 

En  ce  qui  me  concerne,  pour  être  fidèle  à  cette  loi, 
je  n'aurai  point,  grâce  à  Dieu,  à  oublier  que  je  suis 
Français.  Il  me  suffira  de  penser  et  d'écrire  en  honnête 
homme  et  en  prêtre,  les  règles  de  la  probité  scientifique 
étant  celles  mêmes  de  la  conscience  cathoKque  et  sacer- 
dotale. 

En  n'invoquant  que  des  principes  incontestés  et  des 
faits  hors  de  doute,  j'essaierai  donc  de  résumer  briè- 
vement :  r  les  lois  chrétiennes  de  la  guerre  ;  2°  les 
actes  allemands  contraires  à  ces  lois  et  les  doctrines 
allemandes  qui  suppriment  et  détruisent  ces  lois,  et 
vont  à  instaurer  dans  le  monde  une  conception  nou- 
velle, profondément  antichrétienne,  de  la  guerre. 

La  conclusion  indiquera  comment  doivent  s'orienter 
les  désirs  et  les  espoirs  des  catholiques. 

Résumé  des  lois  chrétiennes  de  la  guerre. 

Ni  l'Évangile  ni  l'Église  n'ont  formulé,  à  proprement 
parler,  de  lois  spéciales  concernant  la  guerre.  Pour  la 
conscience  catholique,  la  guerre  n'est  qu'un  cas  parti- 
culier de  la  morale  universelle,  et  la  Révélation  chré- 
tienne n'ajoute  en  ce  point  aucun  précepte  positif  et 
spécial  à  la  loi  naturelle,  au  droit  naturel  :  entendez 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  3 

par  là,  aux  règles  que  dicte  à  l'homme  sa  conscience, 
c'est-à-dire  sa  raison  et  sa  volonté  quand  elles  se  soumet- 
tent et  se  conforment,  en  droiture,  à  l'ordre  naturel  et 
normal  des  choses,  expression  de  la  volonté  de  Dieu. 

Si  la  traduction  que  j'ai  sous  les  yeux  est  exacte  (je 
n'ai  pu  me  procurer  le  texte  original),  c'est  une  doctrine 
étrange,  mais  significative,  que  celle  qui  était  insinuée 
par  le  D'"  Rommel,  lorsqu'il  écrivait,  il  y  a  une  dizaine 
d'années,  ces  lignes  en  un  sens  prophétiques  : 

«  La  politique  des  races  est  impitoyable...  Quand 
une  nation  grossissante  en  coudoie  une  plus  clairsemée, 
formant  centre  de  dépression,  il  se  produit  un  courant 
d'air,  vulgairement  appelé  invasion,  phénomène  pen- 
dant lequel  la  loi  et  la  morale  sont  mises  provisoire- 
ment de  côté  (1).  » 

Le  mot  que  j'ai  souligné  est  cynique.  Ainsi,  en  temps 
de  guerre,  la  morale  serait  purement  et  simplement 
suspendue.  Le  cambrioleur,  lui  aussi,  quand  il  se 
décide  à  faire  un  coup,  met  provisoirement  la  morale 
de  côté.  Théorie  logique  d'ailleurs,  pour  qui  ne  voit 
dans  la  morale  qu'une  règle  purement  subjective,  donc 
dépendante  de  l'individu  ou  de  la  nation  dont  il  s'agit, 
—  purement  relative,  donc  variable  au  gré  des  circons- 
tances. 

Telle  n'est  pas  la  morale  catholique.  Son  caractère 
essentiel,  c'est  précisément  de  fixer  des  règles  objec- 
tives, absolues,  immuables,  qui  n'émanent  ni  ne  dépen- 
dent de  la  conscience  individuelle,  ou  même  nationale, 
à  laquelle  elles  s'imposent  ;  règles  divines,  puisqu'elles 
ne  sont  que  la  traduction  de  la  volonté  de  Dieu,  Créa- 
teur et  Maître  souverain,  volonté  manifestée,  soit  par 


(1)  D'  Rommel.  Au  paya  de  la  reviuicjtiê. 


4  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

l'ordre  naturel  des  choses  que  connaît  la  raison  humaine, 
soit  par  la  Révélation  chrétienne. 

Mais  si  haute  et  si  rigide  qu'elle  soit,  ou  plutôt  pré- 
cisément parce  qu'elle  sait  reconnaître  et  imposer  l'ab- 
solu, la  morale  catholique  est  en  même  temps  tout 
imprégnée  de  bon  sens,  toujours  issue  de  la  réalité 
positive,  toujours  appuyée  sur  le  terrain  solide  des  faits, 
ennemie  acharnée  de  l'utopie  et  du  rêve  qui  sont  la 
caricature  et  la  contrefaçon  de  l'idéal.  La  morale  catho- 
lique ne  croit  pas  au  progrès  indéfini  et  illimité  de 
l'espèce  humaine  ;  elle  condamne  les  prometteurs  de 
paradis  retrouvés  ici-bas.  Elle  enseigne  que,  jusqu'à  la 
fin  des  temps,  tout  fils  d'Adam,  en  naissant,  apportera 
avec  lui  la  nature  humaine  telle  qu'il  l'a  héritée  de  son 
premier  père,  c'est-à-dire  une  nature  imparfaite,  capa- 
ble de  bien  avec  le  secours  de  Dieu,  mais  toujours 
bornée,  faible,  faillible  et  trop  aisément  portée  au  mal. 
Elle  enseigne  donc  que  rhumanitè  gardera  toujours  au 
plus  profond  d'elle-même  le  germe  indestructible  de 
toutes  les  guerres.  «  D'où  viennent  les  guerres?  », 
demande  aux  premiers  fidèles  l'apôtre  saint  Jacques. 
Et  il  répond  :  «  N'est-ce  pas  de  là,  de  vos  concupis- 
cences, qui  mettent  le  principe  de  la  guerre  dans  vos 
membres  mêmes  (1)  ?  » 

Par  suite,  la  morale  catholique  enseigne  que  les 
nations,  comme  les  individus  et  les  familles,  auront 
toujours  à  se  prémunir  contre  les  malfaiteurs  ;  et  que  le 
précepte  du  Décalogue  :  «  Tu  ne  tueras  point,  »  par  le 
fait  même  qu'il  condamne  l'agresseur,  permet  à  l'atta- 
qué de  se  défendre  et  lui  ordonne  de  défendre  ce  dont 
il  a  la  charge,  tout  précepte  particulier  étant,  de  sa 


(1)  Jacob.,  IV,  1. 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  5 

nature,  subordonné  au  précepte  général  de  la  charité  et 
de  Tordre  dans  la  charité. 

La  morale  catholique  enseigne,  après  Jésus-Christ, 
que  le  père  de  famille,  et,  par  conséquent,  le  chef  d'État, 
à  qui  incombe  le  ministère  agrandi  d'un  père  de  famille, 
doit  veiller  pour  empêcher  le  voleur  de  venir  la  nuit 
percer  la  muraille  de  sa  maison  (1).  Inutile  de  préciser 
dans  quelle  attitude  il  doit  être  prêt  à  recevoir  le  voleur. 

La  morale  catholique  répète,  après  Jésus-Christ,  cet 
avertissement  qui  sera  toujours  opportun  :  «  Quand  le 
fort  armé  garde  son  seuil,  c'est  alors  que  ce  qu'il  pos- 
sède est  en  paix  (2).  » 

La  morale  catholique  n'a  pas  cessé  d'enseigner  ce 
qu'enseignait  le  précurseur  du  Christ  aux  soldats  qui 
l'interrogeaient  sur  ce  qu'ils  devaient  faire.  Il  ne  leur 
ordonnait  point  de  quitter  le  métier  des  armes,  mais  il 
leur  disait  :  «  N'usez  de  violences  envers  personne,  ne 
faites  point  de  calomnie  et  contentez-vous  de  votre 
paye  (3).  »  Pas  de  violences  envers  les  non-combat- 
tants, pas  de  fausses  et  hypocrites  accusations  contre 
les  habitants  d'une  ville  ou  d'un  village,  pour  avoir  le 
prétexte  de  piller  et  de  détruire,  de  maltraiter  ou  de 
massacrer.  Ainsi  expliquent  les  commentateurs.  On 
voit  combien  ces  «  lois  chrétiennes  de  la  guerre  »  sont 
actuelles,  et  on  devine  ce  que  dirait  aujourd'hui  Jean- 
Baptiste  aux  «  sycophantes  »  pillards  et  sanguinaires  : 
c'est  le  mot  de  saint  Luc. 

Mais  si  nous  voulons  trouver  dans  l'Evangile  le 
résumé  lumineux  des  lois  chrétiennes  de  la  guerre, 
écoulons  Jésus-Christ  reprocher  aux  Pharisiens  de  faire 


(1)  Matth.,  XXIV,  43. 

(2)  Luc,  XI,  21. 
(SrLuc,  III,  14. 


6  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

consister  leur  religion  en  des  prières  ostentatoires,  en 
des  gestes  orgueilleux,  en  de  vaines  parades,  et  de 
négliger  ce  qui  est  le  principal,  l'essence  même  de  la 
loi  :  Reliquîstis  quœ  çfraviora  sunt  legis. 

Recueillons  ces  paroles,  c'est  tout  l'Évangile  en 
substance  :  «  Vous  omettez  le  principal  de  la  loi  :  la 
justice,  la  pitié,  la  droiture,  judicium  et  misericor- 
diam  et  Mem,  »  Ainsi  parle  Jésus  dans  saint  Mat- 
thieu (1).  Saint  Luc  met  tout  en  deux  mots  :  la  justice 
et  la  charité  de  Dieu,  judicium  et  caritatem  Dei  (2). 
En  réunissant  les  deux  textes,  nous  trouvons,  formulés 
d'une  façon  saisissante,  les  préceptes  essentiels  de  la 
doctrine  évangélique  et  ces  préceptes  se  trouvent  être 
tout  particulièrement  les  lois  chrétiennes  de  la  guerre  : 
la  justice,  la  droiture,  la  pitié,  le  tout  basé  sur  la  cha- 
rité divine,  c'est-à-dire  sur  l'amour  du  vrai  Dieu  par- 
dessus toutes  choses,  puis  sur  l'amour  de  chacun,  de 
chaque  chose  à  sa  place,  à  son  rang,  «  selon  l'ordre  », 
dans  la  perspective  de  Dieu. 

Dans  cet  ordre  de  la  charité,  dans  cette  hiérarchie 
des  objets  vers  lesquels  se  porte  notre  amour,  selon  des 
rayons  dont  le  prolongement  aboutit  toujours  à  Dieu, 
la  patrie  a  sa  place  de  choix.  Nous  touchons  ici  au 
fondement,  trop  peu  connu,  de  la  théologie  du  patrio- 
tisme; je  dois  l'indiquer,  car  ce  principe  de  nos  devoirs 
envers  la  patrie  est  aussi  celui  des  lois  chrétiennes  de 
la  guerre. 

Bossuet  a  écrit  dans  sa  Politique  tirée  de  F  Écriture 
sainte  :  «  La  société  humaine  demande  qu'on  aime  la 
terre  où  l'on  habite  ensemble;  on  la  regarde  comme 
une  mère  et  une  nourrice  commune  ;  on  s'y  attache,  et 

(1)  Matth.,  XXIII,  23. 

(2)  Luc,  XI,  42. 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  7 

cela  unit.  C'est  ce  que  les  Latins  appellent  charitas 
patrii  soli,  l'amour  de  la  patrie,  et  ils  la  regardent 
comme  un  lien  entre  les  hommes.  Les  hommes,  en 
effet,  se  sentent  liés  par  quelque  chose  de  fort,  lorsqu'ils 
songent  que  la  même  terre  qui  les  a  portés  et  nourris, 
étant  vivants,  les  recevra  en  son  sein,  quand  ils  seront 
morts.  C'est  un  sentiment  naturel  à  tous  les  peuples.  » 

Brunetière,  citant  cette  belle  page  dans  une  confé- 
rence qu'il  faisait  à  Marseille  en  1896,  sur  Vidée  de 
patrie,  ajoutait  : 

«  Certes,  Bossuet  a  raison,  et  vous  croiriez  qu'en 
effet  il  raisonne...  Mais  pourquoi  se  sentent-ils  liés  par 
quelque  chose  de  forti  de  plus  fort  que  leur  intérêt? 
de  plus  fort  que  leurs  passions?  C'est  ce  que  Bossuet  ne 
nous  a  point  dit,  ni  personne;  et  c'est  peut-être  ce  qu'on 
ne  saurait  dire.  » 

Brunetière  se  trompait,  et  il  lui  manquait  d'avoir  lu 
saint  Thomas  d'Aquin.  A  la  vertu  humaine  de  patrio- 
tisme, charitas  patrii  soli,  le  grand  Docteur  donne  son 
nom  chrétien,  la  «  piété  patriotique  »^  et  avec  une 
aisance  et  une  profondeur  étonnantes,  il  rattache,  à 
travers  les  âges,  par  l'intermédiaire  de  saint  Augustin 
et  de  saint  Ambroise,  la  pensée  chrétienne  à  la  pensée 
antique  de  Cicéron  et  d'Aristote. 

Nous  avons  tous  trois  créanciers  principaux,  dit  en 
substance  saint  Thomas  :  à  chacun  d'eux  nous  devons, 
de  façon  diverse,  notre  être  et  le  gouvernement  de 
notre  être  ;  chacun  d'eux,  à  un  titre  spécial,  est  à  notre 
égard  principe  d'être  et  de  direction  vitale;  chacun 
d'eux  est  pour  nous,  à  sa  manière,  auteur  et  provi- 
dence. Et  c'est  pourquoi  à  ces  créanciers,  et  non  à 
d'autres,  nous  devons  un  culte  particulier  fait  d'estime, 
de  respect,  d'obéissance  et  d'amour,  un  culte  réglé  selon 


8  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

rexcellence  de  chacun  et  la  grandeur  des  bienfaits  que 
nous  tenons  de  lui.  Ces  trois  créanciers  sont  Dieu,  notre 
famille  et  notre  patrie.  Le  culte  que  nous  devons  à  Dieu 
s'appelle  la  religion;  le  culte  que  nous  devons  à  la 
famille  et  à  la  patrie  s'appelle  la  piété.  Sans  Dieu,  nous 
ne  serions  rien  ;  sans  notre  famille  et  sans  notre  patrie, 
nous  ne  serions  pas  ce  que  nous  sommes;  notre  être 
n'aurait  ni  la  constitution,  ni  les  dons,  ni  les  qualités, 
ni  le  tempérament,  ni  la  vie  propre,  la  direction,  le 
mouvement,  la  valeur  et  la  beauté  qu'il  a.  Et  comme  la 
patrie  n'est  que  le  développement  historique  et  normal 
de  la  famille,  nos  devoirs  envers  notre  patrie  sont  une 
extension  de  nos  devoirs  envers  notre  famille,  marqués 
dans  le  quatrième  commandement  de  Dieu.  Au  reste  de 
l'humanité  nous  ne  devons  pas  le  même  culte  de  piété 
qu'à  la  famille  et  à  la  patrie,  parce  que  le  reste  de 
l'humanité  n'a  point  sur  nous,  comme  la  famille  et  la 
patrie,  droit  d'auteur  et  de  providence  (1). 

En  d'autres  termes,  la  patrie,  la  société  nationale,  est, 
avec  la  famille  et  après  elle,  la  seule  société  vraiment 
nécessaire  à  Thomme,  la  seule  imposée  par  la  nature. 
Toutes  les  autres  sont  plus  ou  moins  facultatives,  toutes 


(1)  Dans  cet  alinéa,  j'ai  à  la  fois  résumé  et  commenté  la  doctrine  sur 
la  piété  patriotique,  exposée  par  saint  Thomas  dans  la  Somme  théolo- 
gique. Voici  les  principaux  textes  :  «  Homo  eflîcHur  divcrsimodo  aliis 
(Jcbitor,  socundum  eorum  diversam  cxccUcnliam  et  diversa  bcncfïcia 
ab  ois  suscepta.  In  utroquc  autem  Dcus  summum  obtinct  locum,  qui 
et  excellentissimus  est,  et  est  nobis  esscndi  et  gubcrnationis  primum 
principium  ;  socundario  vero  noslri  esse  et  gubornationis  pvincipia 
sunt  parentes  et  patria,  a  quibus  et  in  qua  nati  et  nutriti  sumus.  Et 
ideo  post  Deum  est  homo  maxime  dcbilor  parcntibus  et  patriœ.  Undc 
sicut  ad  religionem  portiaet  eultum  Dro  exhibere,  ita  secundario  gradu 
ad pietatem  pertinet  exhibere  eultum  parontibus  et  patrise.  »  (l'-2*^,  CI, 
1,  c.)  «  Per  hoc  quod  sumus  nati  a  parcntibus,  pertinent  ad  nos  con- 
sanguine! et  patria...  In  hoc  prsecepto  quod  est  de  honoratione  paren- 
tum,  intelligitur  mandari  quidquid  pertinet  ad  reddendum  debitum  cui- 
cumque  personse.  »  {Ibid.,  GXXII,  5,  c.) 


1 
I 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  9 

les  autres,  issues  de  la  patrie  elle-même,  se  développent 
en  fonction  de  la  patrie  et  dans  son  sein. 

La  patrie,  qui  à  chaque  moment  do  l'histoire  s'incarne 
(quoique  d'une  façon  plus  ou  moins  exacte,  plus  ou  moins 
fidèle,  plus  ou  moins  digne)  dans  Tautorité  qui  la  régit, 
représente  donc  vraiment  pour  chacun  de  nous  tout  le 
passé  d'où  il  vient,  la  puissance  bienfaisante,  être  à  la 
fois  idéal  et  réel,  historique  et  moral,  qui  est  pour  lui, 
à  l'image  de  Dieu,  comme  le  dit  si  bien  saint  Thomas, 
auteur  et  providence,  «  source  de  vie  et  principe  de 
direction  ». 

De  ces  vues  si  fécondes  et  si  actuelles  et  qui  appelle- 
raient de  longs  commentaires,  concluons  seulement  ici 
que  ce  n'est  point  par  une  vaine  métaphore  de  senti- 
ment, mais  par  la  plus  efficace  des  réalités,  que  la 
patrie  prend  pour  ses  enfants  figure  de  mère. 

De  là,  pour  tous  les  citoyens,  le  devoir  de  la  défendre 
quand  elle  est  attaquée  ou  menacée.  De  là,  le  droit  de 

guerre. 

* 
*    * 

La  doctrine  classique  de  l'Eglise  sur  les  lois  chré- 
tiennes de  la  guerre,  telle  qu'elle  apparaît  dans  l'his- 
toires,  principalement  depuis  saint  Ambroise  et  saint 
Augustin  jusqu'à  nos  jours,  n'a  point  varié  dans  ses 
grandes  lignes  et  ne  le  pouvait  pas,  car  elle  n'est  que 
le  développement  des  principes  évangéliques  rappelés 
plus  haut. 

Justice,  droiture,  pitié,  basées  sur  la  religion  et  la 
charité  :  c'est  bien  à  ces  quatre  idées  que  nous  pouvons 
ramener  tout  l'enseignement  des  docteurs  et  des  théolo- 
giens. 

Dans  un  article  tout  récent  de  la  Civil  ta  cattolica,  le 

1  -  Fr. 


10  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

regretté  P.  Chiaudano  résumait  cet  enseignement,  sur- 
tout d'après  saint  Thomas  et  Taparelli  (1).  En  raison 
du  souci,  parfois  presque  excessif,  de  neutralité  qu'il 
aflecte,  les  quelques  réflexions  que  je  lui  emprunterai 
plus  loin  me  paraissent  n'avoir  que  plus  de  force. 

Je  dois  me  borner  à  l'énumération  des  principes 
acceptés  de  tous  sur  les  lois  chrétiennes  de  la  guerre. 

Le  premier  et  le  principal  est  donc  la  justice  :  jiidi- 
ciiim.  Sous  peine  d'être  un  crime,  et  le  plus  grand  des 
crimes  quand  on  déchaîne  un  fléau  comme  celui  dont 
le  monde  souffre  actuellement,  la  guerre  doit  être  juste 
dans  son  motif,  dans  son  mode,  dans  l'intention  de 
ceux  qui  la  font  et  en  raison  de  l'autorité  qui  la 
commande. 

Saint  Thomas  commence  par  ce  dernier  point  et  n'a 
pas  de  peine  à  démontrer  que  seule  l'autorité  souve- 
raine, dans  une  société  indépendante,  peut  déclarer  el 
commander  la. guerre.  Taparelli  ajoute  avec  raison  qup 
«  la  guerre  doit  tendre  au  bien  commun  de  tous  les 
membres  de  la  société  qui  l'entreprend  (2)  »,  et  que  «  si 


(1)  Lit  guGi'va  a  rinscgnamcnto  dclla  scuola,  3  avril  1915,  p.  3-32.  La 
doctrine  de  saint  Thomas  est  exposée  dans  la  Somme  ihcologiquc,  de 
bcllo,  2'-2"  q.  XL.  Cf.  de  furto  et  rapina,  ib.,  q.  XLVI,  et  ailleurs. 
Avant  et  après  saint  Thomas,  les  théologiens  scolasliques  ont  développe 
les  mêmes  idées,  parfois  avec  d'heureuses  additions  ou  variantes.  On  a 
étudié  notamment  Snarcz  et  Fi'ançois  de  Viforia.  Voir  L'Eglise  et  la 
guerre,  recueil  d'éiudes  de  MM.  Oatiffol,  Paul  Monceaux,  Emile  Ché- 
non,  A.  Vanderpol,  Louis  Rolland,  Frédéric  Duval  et  Tanquerey.  (Bloud, 
1913.)  — Y.  de  la  Brièro,  La  Guerre  et  la  Doctrine  catholique,  dans  Etudes, 
5  octobre  et  5  novembre  1914.  —  P.  Baliffol,  Les  lois  chrétiennes  de 
la  guerre  dans  Correspondant,  25  octobre  1914.  11  serait  intéressant 
d'étudier  à  ce  point  de  vue  les  théologiens  et  moralistes  allemands 
anciens  et  modernes,  protestants  et  catholiques.  On  y  trouverait  le  plus 
souvent  d'involontaires  et  terribles  réquisitoires  contre  les  faits  actuels, 
mais  parfois  aussi  peut-être  de  légères  traces  des  doctrines  brutales  et 
anfichrétiennes  dont  nous  parlerons  plus  loin. 

(2)  Droit  naturel,  trad.  franc.,  II,  p.  39. 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  11 

la  volonté  formelle  et  unanime  de  tous  les  citoyens 
embrasse  le  parti  de  la  guerre  »,  la  guerre  ne  sera  pas 
seulement  publique,  «  la  lutte  alors  deviendra  untio- 
jinlo  (1)  ».  C'est  le  cas  chez  nous  aujourd'hui. 

La  guerre  doit  être  juste  dans  son  motif,  cl  c'est  le 
point  essentiel. 

«  Nulle  cause  ne  peut  légitimer  la  guerre,  que  la 
violation  manifeste  d'un  droit  certain,  dont  on  n'a  pu, 

I  malgré  tous  les  efforts,  obtenir  réparation  d'une  ma- 
nière pacifique  »  (2).  C'est  la  traduction  de  la  formule 
de  Suarez  (3).  Encore  faut-il  ajouter  que  la  nécessité 
•de  la  réparation  poursuivie  doit  s'imposer,  sous  peine 
de  maux  plus  grands,  matériels  ou  moraux,  que  ceux 
qu'entraînera  la  guerre. 
Il  s'ensuit  que  la  seule  guerre  juste  est,  au  fond,  la 
guerre  défensive.  Quand  un  peuple  est  attaqué  sans 
provocation  de  sa  part,  l'évidence  de  la  justice  éclate 
à  tous  les  yeux.  Mais  poursuivre  la  réparation  indis- 
pensable d'un  droit  lésé,  c'est  encore  se  défendre;  c'est 
repousser,  en  le  châtiant,  un  injuste  agresseur  (4). 

Les  conséquences  morales  pour  ce  dernier  sont  des 
plus  graves.  Non  seulement  il  est  tenu  en  justice  à  la 
réparation  de  tous  les  dommages  causés,  à  la  restitu- 
tion de  tous  les  biens  ravis  ou  détruits  par  la  guerre, 
mais,  «  dans  une  guerre  injuste,  écrit  Lehmkuhl,  les 
soldats,  même    forcés,  n'ont  pas  le  droit   de   tuc^  un 


(1)  Ihul,  p.  40-41, 

(2)  Tanquei'cy,  Syntlièse  de  la  doctrine  tlu'ologique  sur  le  droit  de 
guerre^  dans  L  Église  et  la  guerre,  p.  20. 

(3)  De  charitate,  xiii,  4. 

(4)  Voir  dans  le  théologien  allemand  Lolimkuhl  [Thcologia  woj-a lis yiSSS, 
t.  I,  p.  509)  l'énuméralion  qu'il  fait,  d'aprôs  un  autre  théologien  alle- 
mand réputé,  Laymann  (1596-1625)  des  cas  où  une  guerre,  dite  agres- 
sive, pourrait  être  juste.  Tous  ces  cas.  sans  exception,  se  retournent 
contre  l'Allemagne  dans  la  guerre  actuelle. 


12  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

ennemi,  ni  d'exercer  contre  lui  d'actes  dangereux,  mais 
ils  doivent  tirer  en  l'air,  (aercm  verberare  dehcnt)\ 
bien  plus,  s'ils  sont  attaqués  par  l'adversaire,  ils  ne 
peuvent  se  défendre  en  versant  le  sang  {cruente  se 
defendorc  neqiwunt).  Beaucoup  de  théologiens  enten- 
dent par  là  qu'ils  n'ont  pas  le  droit  de  se  défendre, 
quand  même  l'adversaire  refuserait  de  leur  faire  quar- 
tier, s'ils  rendaient  leurs  armes  »  (1). 

Sans  doute,  avec  tous  les  théologiens,  le  même 
auteur  remarque  que  «  les  simples  soldats,  qui  sont 
contraints  d*obéir,  n'ont  pas  d'ordinaire  à  faire  une 
enquête  sur  la  justice  de  la  guerre  ».  Mais  il  ajoute  : 
«  Néanmoins,  s'ils  ont  un  grave  soupçon  que  la  guerre 
est  injusie,  et  s'ils  espèrent  pouvoir  s'en  éclaircir  en 
s'enquérant,  ils  ne  sont  point  excusés  de  l'obligation  de 
s'enquérir  (2).  » 

Bien  entendu,  la  responsabilité  des  chefs,  et  surtout 
des  vrais  auteurs  de  la  guerre,  demeure  entière,  et  elle 
est  écrasante. 

Cette  différence  de  situation  entre  les  combattants 
qui  «  ont  juste  guerre  »  et  ceux  qui  ne  l'ont  pas, 
s'étend  à  tous  les  détails  et  confère  aux  premiers  des 
avantages  moraux  et  matériels  immenses.  Ainsi,  faits 
prisonniers,  non  seulement  ils  ont,  bien  entendu,  le 
droit  de  s'enfuir,  mais  ils  ont  celui  (que  n'ont  pas  les 
autres)  de  se  compenser,  autant  qu'ils  le  peuvent,  sur 
les  biens  de  l'ennemi  (3). 

Cette  condition  essentielle,  la  justice  de  la  cause,  con- 
damne donc  absolument  les  guerres  de  proie  et  de 
rapine:  (v  Militare propter prœdaiu  peccnliiin  est  »,  dit 

(1)  T/ieologia  moralis^  I,  p.  51 L 

(2)  Ibid.  p.  510. 

(3)  Lemhkuh],  ibid. 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  13 

saint  Thomas  après  saint  Augustin  ;  les  guerres  d'ambi- 
tion et  de  conquête,  d'agrandissement  et  d'expansion  : 
«  Brigandage  en  grand,  grande  lairociniiim  »,  ajoute 
l'évéque  d'Hippone. 

Je  souligne  quelques  expressions  dans  les  textes  sui- 
vants du  P.  Ghiaudano,  qui  développe  la  même  pensée  : 
«  On  ne  doit  donc  pas  considérer  comme  des  guerres 
légitimes,  mais  comme  des  guerres  de  barbares,  ces 
guerres  qu'on  voudrait  justifier,  et  même  dont  on  se 
vante,  sous  le  prétexte  de  raison  d'Etat,  mais  qu'un  Etat 
n'entreprend  en  réalité  que  pour  le  profit  dV^ccroZ/re  son 
commerce,  d'agrandir  son  domaine,  d'acquérir  de  la 
gloire  et  d'autres  avantages  semblables.  Ce  n'est  pas 
l'utilité  qui  doit  être  la  mesure  et  la  règle  du  juste  et  de 
l'honnête,  mais  elle  doit,  au  contraire,  recevoir  sa  norme 
et  sa  mesure  de  l'honnêteté  et  de  la  justice. 

«  L'Eglise  catholique  rejette,  désapprouve  et  con- 
damne toutes  les  guerres  qu'un  Etat  fait  à  un  autre  sous 
prétexte  de  venger  son  propre  honneur,  qu'il  préten- 
drait lésé,  sans  pouvoir  assigner  une  violation  d'un 
véritable  droit  proprement  dit,  qui  aurait  été  commise 
par  la  nation  contre  laquelle  on  prend  les  armes.  » 
Et  encore  : 

«  Impossible  do  justifier  de  telles  guerres,  par  le  pré- 
texte de  l'amour  de  la  patrie  et  de  la  nécessité  des 
choses;  car  ce  qui  est  intrinsèquement  injuste  et 
immoral  ne  peut  jamais  être  approuvé.  » 

Et  l'auteur  cite,  non  sans  intention  très  certainement, 
cette  proposition  condamnée  par  le  Syllabus  de  Pie  IX 
et  qui  ne  l'est  pas  moins  par  la  conscience  de  l'huma- 
nité tout  entière  : 

«  La  violation  des  serments  les  plus  sacrés  et  toute 
action,  môme  criminelle  et  scélérate  et  opposée  à  la  loi 


14  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

élernelle,  non  seulement  n'est  point  blâmable,  mais  elle 
est  tout  à  fait  licite  et  digne  des  plus  grands  éloges, 
quand  elle  est  inspirée  par  r amour  de  la  Patrie  (1).  » 
Cet  «  immoralisme  »,  soi-disant  nationaliste,  sévis- 
sait donc  déjà  en  Europe  il  y  a  plus  de  soixante  ans, 
puisque  cette  proposition  est  extraite  de  l'allocution  con- 
sistoriale,  prononcée  par  Pie  IX  le  20  avril  1849. 

La  guerre  doit  être  juste  non  seulement  dans  sa 
cause,  mais  aussi  dans  l'intention  secrète  de  ceux  qui 
la  font,  car  il  se  pourrait  qu'un  p^nce  ou  un  peuple  abu- 
sassent des  circonstances  qui  leur  mettraient  en  main 
un  motif  de  guerre  ayant  quelque  justice,  et  s'en  fissent 
un  prétexte  pour  réaliser  des  desseins  immoraux  et  cri- 
minels et  assouvir  des  passions  dont  saint  Thomas 
emprunte  encore  la  description  à  saint  Augustin  :  cette 
psychologie  n'a  pas  cessé  d'être  opportune.  «La  cupidité 
malfaisante,  la  cruauté  dans  la  vengeance,  une  humeur 
féroce  et  implacable,  la  fureur  de  dominer  et  autres 
vices  semblables,  cest  là  ce  qui  rend  les  guerres  cri- 
minelles. » 

La  guerre  doit  être  juste  dans  son  mode.  Pas  plus 
que  la  conscience,  la  loi  morale  qui  l'éclairé  et  la  règle 
ne  sommeille  jamais  :  il  la  faut  écouter  et  suivre  même 
au  plus  fort  des  combats.  De  là,  respect  des  serments 
jurés  et  de  la  parole  donnée,  respect  du  droit  des 
neutres  et  des  choses  religieuses,  respect  de  la  vie,  de 
l'honneur  et  des  biens  des  non-combattants,  des  blessés, 
des  malades,  des  prisonniers,  des  ennemis  désarmés  et 
qui  se  rendent,  interdiction  du  pillage.  Telles  sont  les 


1 


(1)  Proposition  LXIV. 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  15 

principales  règles  admises  par  tous  ceux  qui  ne  veulent 
pas  être  considérés  et  traités  comme  de  purs  brigands. 

Dans  une  guerre  injuste,  les  armées  n'ont,  en  cons- 
cience, aucun  droit,  même  de  réquisition,  dans  les  pays 
où  elles  passent,  et  sont  tenues  à  restitution  intégrale 
et  à  la  réparation  des  dommages  causés.  Au  contraire, 
ceux  qui  «  ont  juste  guerre  »,  peuvent  vivre  sur  le  pays 
occupé,  mais  sans  pillage  ni  vexations. 

((  Une  ville  ou  village,  écrit  Lehmkuhl,  qui  ont 
exercé  des  actions  hostiles,  peuvent-ils  être  punis  s'ils 
ne  livrent  pas  les  coupables?  »  Et  il  répond  :  «  Gela  ne 
saurait  être  taxé  d'injustice.  S'il  arrive  même  qu'on  ne 
puisse  connaître  les  coupables,  le  belligérant,  à  la  con- 
dition que  sa  cause  soit  juste,  peut  attribuer  cette 
impossibilité  à  la  négligence  et  en  faire  un  grief  juri- 
dique à  la  ville  ou  au  village;  par  suite,  il  ne  serait  pas 
injuste  de  punir  pour  cela  les  habitants  ^u  lieu,  non 
pas  dans  leur  vie,  mais  uniquement  dans  leurs  biens. 
Cependant,  il  convient  d'incliner  plutôt  vers  la  clé- 
mence, et  jamais>  en  pareil  cas,  le  soldat  ne  peut,  sans 
un  ordre  de  l'autorité  légitime,  s'emparer  des  biens  des 
habitants  (1).  » 

Ce  passage  était  intéressant  ■  à  citer,  non  moins  à 
cause  de  ce  qu'il  permet  que  de  ce  qu'il  interdit. 


(^  Le  fondement  de  la  justice,  dit  saint  Ambroise  on 
copiant  Gicéron,  c'est  la  bonne  foi  (2).  »  Rien  n'est  plus 
vrai.  Et  c'est  pourquoi  Jésus  dit  aux  Pharisiens  :  «  Vous 


(1)  Theolofjia  moralis,  l,  p.  51 L  Les  soulignements  sont  de  moi. 

(2)  Fundnmeutum  est  autem  juslitiœ  fides.  (Cic,  de  Officiis,  I,  23.)  Fttn- 
damentum  ergo  eH  justUiœ  fides.  (Ambr.,  de  OfficiU,  I,  29.)  Le  rappro- 
chement est  de  M?--  Baliffol,  les  Premiers  Chrétiens  et  la  guerre,  p.  2.'^, 
dans  V Eglise  et  la  guerre. 


16  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

oubliez  le  principal  de  la  loi  :  la  justice  el  la  bonne  foi  : 
judicium...  et  ficlem.  »  Le  respect  de  la  parole  donnée, 
la  droiture,  la  loyauté,  la  réprobation  de  la  perfidie, 
de  la  trahison  et  du  mensonge  :  violer  ces  vertus  fon- 
damentales, c'est  renverser  la  base  de  tout  contrat,  de 
toute  société,  de  toute  relation  humaine,  c'est  se  mettre 
hors  de  l'humanité. 

Aussi  saint  Thomas,  traitant  des  ruses  employées 
dans  la  guerre,  distingue  avec  soin  le  stratagème  per- 
mis de  la  félonie  toujours  interdite. 

«  Même  à  un  ennemi,  dit-il  après  Gicéron  en  une 
maxime  superbe,  il  faut  tenir  parole  et  garder  la  foi 
jurée  :  etiam  hosti  fidem  servare  oportet  (1)  ».  Et  s'il 
est  permis  au  combattant  dont  la  cause  est  juste  (2) 
d'user  de  certaines  feintes  pour  dérober  à  Tennemi  ses 
manœuvres,  cela  n'implique  ni  fraude,  ni  injustice,  ni 
désordre  de  la  volonté.  «  Ce  qui  est  toujours  défendu, 
c'est  de  tromper  par  un  mensonge  et  en  ne  tenant  pas 
une  promesse  faite,  car  il  y  a  un  droit  de  la  guerre, 
a  dit  saint  Ambroise,  el  des  conventions  qu'on  observe, 
même  entre  ennemis  (3).  » 

Cette  haine  du  mensonge,  si  vive  aux  temps  cheva- 
leresques où  vivait  saint  Thomas,  semble  quelque  peu 
affaiblie  depuis  lors.  Lehmkuhl  écrit  :  «  Il  est  permis, 
en  guerre,  de  se  servir  de  fraudes,  pourvu  qu'il  ne  soit 
pas  absolument  impossible  de  les  soupçonner.  Licet  uti 
fraudihus  non  imperceptibilibus  (4).  »  Le  mot  et  l'idée 


(1)  Sum.  Theol.  2»  2",  q.  71,  a.  3,  ad  3. 

[t)  A  celui-là  seulement  :  remarquons  la  distinction  qui  revient  tou- 
jours. 

(i)  Sunt  enim  quœdam  jura  bellorum,  et  fœdera  inter  ipsos  hostes  ser- 
vanda,  ut  Ambrosius  dicit  in  I  de  Offlciis,  cap.  29.  Sum.  theol.,  'i'-â'", 
q.XL,  a.3. 

(4)  Theol.  moralis,  I,  p.  510. 


i 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  17 

de  fraude  avaient  été  absolument  écartés  par  saint 
Thomas  :  nec  proprie  hiijusmodi  insidise  vocanlur 
fraudes  (1). 

Lehmkuhl  continue  :  «  Et  même  un  mensonge  pur 
et  simple  comme  celui  des  espions  qui  se  déguisent  en 
amis,  est  illicite  sans  doute,  mais  ne  constitue  pas  pour 
cela  un  péché  mortel.  Imo  quse  cum  solo  mendacio  (2) 
fmnt,  ut  si  exploratores  se  fingunt  amicos,  illicita 
quidem,  sed  ex  hoc  nondum  mortalia  sunt.  »  «  Autre 
chose  est,  ajoute-t-il,  des  fraudes  que  nulle  prudence 
ne  peut  prévoir,  comme  d'empoisonner  les  eaux,  etc. 
Aliud  est  de  iis  quse  nulla  prudentia  caveri  possunt, 
ut  veneno  aquas  inïîcere,  etc.  »  L'empoisonnement  des 
eaux  est  le  seul  exemple  indiqué  de  fraude  illicite. 

Je  n'ai  pas  à  instituer  ici  une  discussion  de  casuis- 
tique, mais  il  y  a  tout  au  moms,  ce  me  semble,  dans 
cette  rédaction,  une  lourdeur  et  un  manque  de  nuances, 
qui  nous  avertissent  durement  que  nous  ne  sommes 
plus,  en  lisant  cet  auteur,  ni  au  siècle  ni  au  pays  de  la 
chevalerie. 

Plus  nettement,  et  en  plein  accord  avec  saint  Thomas 
et  avec  Gicéron,  un  jurisconsulte  laïque,  M.  Pillet, 
rappelant  les  règles  du  droit  international  «  que  l'on 
considère  ou  du  moins  que  l'on  considérait  jusqu'ici 
comme  rigoureusement  obligatoires,  et  auxquelles  les 
généraux  se  gardaient  bien  de  manquer  »,  note  celle-ci  : 

«  On  se  doit  une  loyauté  absolue  entre  ennemis,  et 
une  ruse  devient  illicite  et  déshonorante  quand  elle 
implique  un  manque  de  parole  (3)  ». 


I\)  2«-2",  q.  XL,  a. 3. 
(2)  Ce  mot  est  souligné  par  l'auteur. 

(8)  A.  Pillet,  La    Science  allemande  et  le  Droit  de  la  guerre,  dans  la 
Hevue  des  Deux-Mondes,  1"  avril  1915,  p.  08G. 


18  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 


Après  ]a  justice  et  la  bonne  foi,  la  pitié  :  miseri- 
cordiam.  Cette  troisième  vertu  qui  manquait  aux 
Pharisiens,  cette  troisième  loi  chrétienne  de  la  guerre 
est  fondée  sur  un  sentiment  que  nul  homme  digne  de 
ce  nom  ne  peut  jamais  arracher  totalement  de  son  cœur, 
et  qui  s'alUe  d'ailleurs  à  merveille  avec  le  courage 
militaire.  Ce  ne  sont  pas  d'ordinaire  les  vrais  braves 
qui  sont  cruels,  ce  sont  plutôt  les  lâches. 

Mais  la  grâce  divine,  née  de  la  parole,  de  l'exemple 
et  du  cœur  de  Jésus-Christ,  a  ouvert  dans  l'âme 
humaine  régénérée  de  nouvelles  et  intarissables  sources 
de  pitié  et  de  tendresse  pour  toutes  les  souffrances. 
Les  horreurs  mêmes  de  la  guerre  s'en  sont  trouvées 
adoucies.  Au  temps  où,  comme  le  dit  Léon  XIII,  «  la 
philosophie  chrétienne  gouvernait  les  États  (1),  »  l'épée 
du  chevalier  catholique,  création  de  l'Église,  symbole 
vivant  de  l'honneur,  était  en  même  temps  la  protection 
des  faibles  et  Tappui  des  opprimés. 

«  Le  droit  moderne  de  la  guerre,  chrétien  dans  ses 
origines,  dit  l'Université  cathohque  de  Paris  dans  sa 
réponse  au  manifeste  des  93  intellectuels  allemands, 
repose  tout  entier  sur  deux  principes  essentiels  :  le 
principe  de  la  distinction  entre  les  combattants  et  les 
non-combattants;  l'affirmation  que  la  guerre  n'autorise 
pas  le  belligérant  à  faire  à  l'ennemi  le  plus  de  mal 
possible  par  tous  les  moyens  possibles.  »  Réduire  au 
contraire  les  dommages  et  les  maux  de  la  guerre  à 
leur  minimum,  ce  fut  l'œuvre  de  la  pitié  évangélique, 
introduite  par  l'Église  dans  «  ce  vieux  droit  des  gens 


(1)  Encyclique  Immortale  Dei. 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  «rUERRS  19 

chrélien  que  le  moyen  âge  élabora  (1).  »  Il  est  remar- 
quable que  les  principes  exposés  par  les  théologiens,  au 
nom  du  droit  naturel,  dans  leur  thèse  classique  de  la 
modération  nécessaire  à  la  guerre  (2)  ont  été  reconnus 
par  la  Convention  de  La  Haye  de  1907. 

Voici  comment  M.  Tanquerey,  dans  sa  Synthèse  de 
la  doctrine  théologique  sur  le  droit  de  guerre,  résu- 
mait les  principaux  de  ces  articles.  Il  écrivait  en  1918, 
à  la  veille  de  la  guerre  : 

La  Convention  de  La  Haye  «  interdit  par  exemple  : 
il)  d'employer  du  poison  ou  des  armes  empoisonnées; 
h)  de  tuer  ou  de  blesser  par  trahison  ;  c)  de  tuer  ou  de 
blesser  un  ennemi  qui  s'est  l'endu  à  discrétion  ;  d)  de 
déclarer  qu'il  ne  sera  pas  fait  de  quartier;  e)  d'em- 
ployer des  armes,  des  projectiles  ou  des  matières 
propres  à  causer  des  maux  superflus  ;  t)  d'user  indû- 
ment du  pavillon  parlementaire;  g)  de  détruire  ou  de 
saisir  des  propriétés  ennemies,  sauf  le  cas  où  ces  des- 
tructions seraient  mipérieusement  commandées  par  les 
nécessités  de  guerre;  h)  d'attaquer  ou  de  bombarder 
des  villes,  villages,  habitations  ou  bâtiments  qui  ne  sont 
pas  défendus  ;  i)  d'entreprendre  le  bombardement  d'une 
place,  sauf  le  cas  d'attaque  de  vive  force,  sans  pré- 
venir les  autorités  ;  j)  de  détruire  les  édifices  consacrés 
aux  cultes,  aux  arts,  à  la  bienfaisance,  les  monuments 
historiques,  les  hôpitaux  ;  k)  de  livrer  au  pillage  une 
ville  ou  une  localité,  même  prise  d'assaut  ». 

Cette  sèche  énumération,  lue  aujourd'hui,  emprunte 
aux  faits  indéniables  la  plus  douloureuse  et  la  plus 
vengeresse  éloquence.  Et  la  convention  de  La  Haye  n'a 


i\)  M.  Georges  Goyau. 

(2)  Taparelli,  Droit  naturel,  Irad.  française,  I,  p.  50,  et  Civillà  catto- 
lica  IP.  Ghiaudano),  3  avril  1915,  p.  17. 


20  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

pas  flétri,  parce  qu'elle  ne  pouvait  les  prévoir  ni  les 
regarder  comme  possibles,  des  crimes  bien  plus  odieux 
encore. 

*    * 

On  aura  remarqué  que  les  trois  préceptes  de  Jésus- 
Christ,  auxquels  nous  avons  ramené  toutes  les  lois 
chrétiennes  de  la  guerre,  la  justice,  la  bonne  foi,  la 
miséricorde  sont  des  vertus.  Or,  le  foyer  de  toutes  les 
vertus  dans  l'âme  chrétienne,  c'est  l'amour  de  Dieu, 
c'est  la  charité.  Voilà  pourquoi  Jésus-Christ  reproche 
aux  Pharisiens  qui  oublient  le  principal  de  la  loi, 
d'oublier  surtout  la  charité  de  Dieu  :  reliquislis  quœ 
graviora  sunt  logis,.,  caritatcm  Dei. 

Cet  amour  a  pour  objet  le  Dieu  réel,  personnel, 
Créateur,  Maître  et  Père,  que  la  raison  de  l'homme 
connaît  comme  tel,  mais  qui  s'est  révélé  d'une  manière 
infiniment  plus  parfaite  en  Jésus-Christ,  Dieu  incarné, 
Sauveur  et  Rédempteur  des  hommes  par  son  sang.  Cet 
amour  est  fait  de  crainte  filiale,  d'humilité,  de  respect, 
d'obéissance,  de  tendresse,  de  dévouement,  de  sacri- 
fice. Il  consiste  à  faire  la  volonté  de  ce  Dieu,  qui 
ordonne  aux  nations  comme  aux  individus  de  garder 
la  justice,  de  ne  point  convoiter  ni  envahir  le  bien 
d'autrui,  de  respecter  toutes  les  frontières  légitimes,  de 
refréner  leur  orgueil,  leur  ambition  et  leur  cupidité, 
d'aimer  leur  prochain  et  toute  créature  à  son  rang, 
selon  l'ordre. 

Quiconque  aime  Dieu  ainsi  n'entreprendra  jamais 
une  guerre  injuste.  Celui  qui  le  premier  allume  une 
guerre  en  violant  un  droit,  commence  donc  par  blesser 
et  par  tuer  en  lui-même  l'amour  de  Dieu.  Il  déclare  la 
guerre  à  Dieu  avant  de  déchaîner  la  guerre  entre  les 
hommes.  Et  quand  il  ose  ensuite  se  réclamer  de  Dieu 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  21 

et  de  Jésus-Christ,  il  ojoute  au  crime  l'hypocrisie  et  le 
blasphème. 

C'est  donc  l'amour  de  Dieu  qui  empêche,  qui  brise 
et  détruit  les  guerres  :  Dons,  qui  conteris  bella...  Mais, 
quand  la  guerre  est  déchaînée  par  les  ennemis  de 
l'amour  de  Dieu,  c'est  encore  l'amour  de  Dieu  qui 
allume  au  cœur  de  ceux  pour  lesquels  alors  la  guerre 
devient  un  devoir,  les  vertus  guerrières,  vengeresses  de 
la  justice  et  créatrices  de  la  paix  dans  la  victoire. 

Telles  sont  les  lois  chrétiennes  de  la  guerre.  Ce  qui 
me  resterait  maintenant  à  dire,  dans  le  domaine  des 
fails,  je  ne  pourrai  guère  que  l'indiquer  brièvement. 


Les  actes  allemands  et  les  doctrines  allemandes 
contraires  aux  lois  chrétiennes  de  la  guerre. 

Que  l'Allemagne  soit  responsable  de  la  guerre,  c'est 
une  évidence  de  bon  sens  que  nulle  subtilité,  nul 
mensonge  ne  parviendront  à  obscurcir. 

Les  documents  diplomatiques  et  toutes  les  révélations 
convergentes  démontrent  surabondamment  que  l'at- 
lenlat  de  Sérajcvo  no  fut  qu'un  prétexte.  Les  déclara- 
lions  de  M.  Giolilti  et  de  M.  Take  Jonesco  établissent 
(ju'au  printemps  de  1913  l'Aulriche  ne  dissimulait  pas 
son  intention  d'attaquer  la  Serbie.  Au  moment  le  plus  cri- 
tique, la  Serbie  offrit  en  réalité  toutes  les  réparations  que 
demandait  son  adversaire.  En  les  refusant,  l'Autriche  a 
manqué  très  gravement  à  son  devoir  de  puissance  catho- 
lique (i). 


(1)  «  Avant  le  commencement  des  hostilités,  on  doit  demander  répara- 
tion à  la  partie  adverse;  si  une  réparation  convenable  est  offerte,  on 
ioU  renoncer  à  la  guerre.  »  Lehmkuhl,  Theol.mor.,  I,  p.  508. 


22  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRi: 

Tout  l'enchaînement  des  faits  et  tous  les  textes  prou- 
vent que  ni  la  France,  ni  la  Russie,  ni  l'Angleterre  ne 
voulaient  la  guerre  et  que  jusqu'au  dernier  moment 
elles  ont  tout  fait  pour  l'éviter.  On  oserait  presque  dire 
qu'elles  n'ont  pas  assez  osé  côtoyer  le  péril  de  guerre 
pour  assurer  la  paix.  Peut-être,  après  la  menace  alle- 
mande du  24  juillet,  une  parole  ferme  de  TAngleterrc, 
appuyant  la  France  et  la  Russie,  eût-elle  fait  reculer 
Berlin. 

Si  l'Allemagne  et  l'Autriche  eussent  élé  réellement 
attaquées,  comme  elles  le  prétendent,  l'Italie  eût  été 
contrainte  de  marcher  avec  elles.  Si  elle  ne  l'a  pas  fait, 
c'est  que  l'alliance  ne  Tobligeait  point,  en  cas  de  guerre 
offensive  de  la  part  de  ses  alliées. 

Enfin  la  preuve,  plus  éclatante  que  le  soleil,  que  ni 
la  France,  ni  l'Angleterre,  ni  la  Russie  ne  voulaient  la 
guerre,  c'est  qu'elles  n'étaient  pas  prêtes.  Tout  le  monde 
l'avoue  aujourd'hui  et  nous  payons  assez  cher  ce 
manque  de  préparation,  quelles  qu'en  aient  été  les 
causes,  pour  en  retirer  au  moins  le  bénéfice  de  nous 
laver  du  reproche  d'agression. 

D'ailleurs  les  aveux  de  l'agresseur  sont  là.  Les  jour- 
naux allemands  confessent  aujourd'hui  que  l'Alle- 
magne comptait  sur  la  crise  politique  qui  sévissait  en 
Angleterre,  sur  les  difficultés  intérieures  de  la  Russie, 
sur  les  divisions  religieuses  et  sociales  de  la  France,  sur 
le  concours  de  l'Italie,  sur  d'autres  facteurs  peut-être 
encore,  et  que  c'est  pour  cela  qu'elle  a  risqué  le  coup. 

Dans  un  petit  livre  publié  à  la  veille  de  la  guerre,  et 
dont  le  titre  exact  est:  Notre  avenir  :  un  mot  d'avertis- 
sement c)  In  nation  allemande  (1),  le  général  von  Ber- 


(I)  Une  traducLion  anglaise  a  paru  sous  ce  titre  :  Britain  as  Germaïufa 
vassal,  London,  1914.  Elle  est  analysée  par  M.  FirminRoz  dans  un  arliclc 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  23 

nhardi  déclarait:  «  Oui,  il  y  a  une  tension  en  Europe  et 
il  faut  avouer  qu'elle  est  due  en  grande  partie  au  désir 
d'expansion  de  F  Allemagne,  à  la  crainte  qu'elle  inspire. 
Mais  cette  expansion  est  une  nécessité  et  engagera 
r Allemagne  dans  une  politique  d'où  son  amour  de  la 
paix  ne  saurait  la  détourner.  » 

Plus  franc  encore,  Maximilien  Harden  écrivait  dans 
la  Zukunft,  le  22  novembre  1914  : 

«  Renonçons  à  nos  misérables  efforts  pour  excuser 
l'action  de  l'Allemagne...  Ce  n'est  pas  contre  notre 
volonté  que  nous  nous  sommes  jetés  dans  cette  aven- 
ture gigantesque...  Nous  l'avons  voulue,  nous  devions 
la  vouloir. . . 

«  L'Allemagne  ne  fait  pas  cette  guerre  pour  punir  des 
coupables  ou  pour  libérer  des  peuples  opprimés...  Elle 
la  fait  en  raison  de  la  conviction  immuable  que  ses 
œuvres  lui  donnent  droit  à  plus  de  place  dans  le  monde 
et  à  de  plus  larges  débouchés  pour  son  activité.  » 

C'est  donc  bien  la  guerre  de  proie,  la  guerre  d'injuste 
agression,  la  guerre  anti  chrétienne,  que  l'Allemagne  a 
voulue  et  qu'elle  a  faite  (i). 

Quant  au  fait  de  la  violation  de  la  neutralité  belge, 
le  crime  est  tellement  patent  qu'il  est  inutile  d'insister. 
Il  n'est  pas  un  seul  catholique  dans  le  monde  qui  n'ait 
été  remué  jusqu'au  fond  de  l'âme  par  ce  pur  chef- 
d'œuvre  qu'on  ne  relira  jamais  assez,  la  lettre  pastorale 
du  cardinal  Mercier  :  Patriotisme  et  endurance.  Il  n'est 


fin  Correspondant,  10  février  i915  :  Un  Aveu  allemand  avant  la  guerre. 
auquel  j'cmprunle  ce  détail. 

Cl)  Voir  Saintyves,  Les  Uesponsabililés  de  VAllemagîie,  Paris,  Nourry, 
1015.  —  Durkhcim  cl  Denis,  Qui  a  voulu  la  guerre?  Paris,  Colin.  — 
Dudon,  La  guerre  :  qui  l'a  voulue  ?  Paris,  Lothielleux.  --  F.  Laudct,  Les 
Responsabilités  de  la  guerre.  Revue  hebdomadaire,  20  février  1915.  Etc. 


24  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

pas  un  seul  catholique  au  monde  qui  puisse  être  neutre 
dans  sa  conscience  après  l'avoir  lue. 

D'ailleurs,  haheimis  conCitentem  reiim.  M.  de  Beth- 
mann-HoUweg,  «  le  plus  éminent  des  hommes  actuel- 
lement vivants  »,  d'après  le  professeur  Lasson  (1),  a 
déclare  solennellement  au  Reichstag,  le  4  août  1914  : 

«  Nécessité  ne  connaît  pas  de  loi...  Nos  troupes  ont 
occupé  le  Luxembourg,  peut-être  déjà  foulé  le  terri- 
toire belge.  Gela  est  contraire  aux  prescriptions  du 
droit  international...  L'illégaHté  — je  parle  ouverte- 
ment —  l'illégaUté  que  nous  commettons  ainsi,  nous 
chercherons  à  la  réparer,  dès  que  notre  but  mihtaire 
aura  été  atteint.  Quand  on...  combat  pour  un  bien 
suprême,  on  s'arrange  comme  on  peut.  » 

C'était  le  commentaire  du  fameux  :  «  Chiffon  de  pa- 
pier! »  désormais  historique  jusqu'à  la  fm  des  temps. 
Les  maladresses  tentées  pour  l'expliquer  et  pour 
inculper,  après  coup,  la  Belgique,  la  France  et  l'An- 
gleterre, sont  aussi  «  colossales  »  que  l'avait  été  le 
cynisme  de  Taveu. 

La  Croix  avait  raison  d'écrire,  le  24  janvier  1915  : 

«  Nous  savons  maintenant,  par  la  lettre  du  cardinal 
Mercier,  que  le  traité  de  1889  avait  été  signé  sous  la 
foi  du  serment,  engageant,  sous  cette  même  foi,  les 
successeurs  des  signataires.  Et  le  roi  de  Prusse  était 
un  de  ceux-là.  Il  s'ensuit  que  Guillaume  II,  violant  la 

neutralité  de  la  Belgique,  s'est  odieusement  parjuré 

Si  le  cas  de  la  guerre  injuste  ne  s'applique  pas  ici,  il  ne 
s'appliquera  jamais.  .Au  regard  delà  simple  honnêteté, 
à  plus  forte  raison  au  regard  de  la  morale  catholique, 


(1)  Lettre  du  29  septembre  1914,  citée  par  André  Weiss,  La  Violation 
de  la  neutralité  belge.  Paris,  Colin. 


I 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  25 

les  sujets  de  Guillaume  II  n'ont  pas  le  droit  de  coopé- 
rer à  la  guerre  du  kaiser  en  Belgique.  » 

Quant  aux  attentats  allemands  contre  les  non-com- 
battants, contre  les  édifices  religieux  et  les  prêtres,  aux 
pillages,  aux  incendies,  aux  assassinats,  aux  tortures, 
aux  viols,  aux  mensonges  systématiques,  aux  perfidies, 
aux  déloyautés,  aux  traîtrises,  aux  auto-mitrailleuses 
maquillées  du  signe  sacré  de  la  Croix-Rouge,  aux  pri- 
sonniers, aux  civils,  aux  femmes  et  aux  enfants  con- 
traints de  marcher  devant  les  troupes  allemandes,  pour 
recevoir  les  balles  de  leurs  compatriotes,  à  cette  mons- 
trueuse débauche  de  férocité,  de  trahison  et  d'impiété, 
je  suis  contraint  de  renvoyer  ceux  qui  veulent  en  avoir 
une  idée  aux  rapports  officiels  français,  belges  et 
étrangers,  contrôlés  par  d'irrécusables  témoignages. 

L'étude  si  fortement  documentée  de  M.  François  Veuil- 
lot,  qu'on  va  lire  ici  même,  ne  laissera  aucun  doute  à 
cet  égard.  Je  défie  tout  catholique  qui  Taura  lue  de  ne 
pas  garder  au  fond  de  ses  yeux  et  de  son  âme,  pour  le 
reste  de  sa  vie,  la  vision  d'horreur  et  d'épouvante;  je  le 
défie,  au  nom  de  sa  foi,  de  rester  neutre  dans  sa 
conscience. 

C'est  un  livre  maintenant  qu'il  faudrait  écrire,  qu'il 
faudra  écrire  pour  montrer  que  ces  actes  procèdent 
d'une  doctrine,  et  que  cette  doctrine  est  bien  l'anti- 
thèse de  la  doctrine  catholique  sur  les  lois  de  la  guerre  : 
justice,  bonne  foi,  pitié,  amour  de  Dieu.  C'est  bien  une 
conception  nouvelle  de  la  guerre,  et  la  plus  antichré- 
tienne qu'on  puisse  rêver,  que  cette  doctrine  tend  à 
établir    flans  le  monde  moderne  :  guerre  de  proie  et 


25^  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

d'injustice,  guerre  de  mensonge,  de  cruauté,  d'impiété. 

Un  mot  seulement  sur  l'idée  de  justice. 

La  pensée  allemande  moderne  supprime  la  notion 
même  de  la  justice  et  de  la  morale,  car  la  loi  morale 
n'est  rien  si  elle  n'est  pas  objective  et  absolue,  et  la 
pensée  allemande  n'admet  rien  d'objectif  ni  d'absolu. 

Religieusement  depuis  Luther,  rationnellement  et 
philosophiquement  depuis  Kant  et  Hegel,  nationale- 
ment  depuis  Fichte,  militairement  depuis  Bismarck 
(et  tous  les  termes  de  cette  progression  se  tiennent  par 
la  plus  implacable  logique),  le  moi  allemand  ne  reconnaît 
au-dessus  de  lui  dans  le  monde  aucune  règle  objective 
et  absolue,  ni  religieuse,  ni  morale,  ni  juridique.  Gela 
est  vrai  à  la  lettre,  et  cela  introduit  dans  le  monde  la 
notion  d'un  «  droit  de  guerre  »  absolument  nouveau, 
.  et  dont  nous  subissons  les  conséquences  monstrueuses. 

Kant  (nous  le  rappellerons  tout  à  l'heure)  avait  déjà 
séparé  complètement  le  droit  de  la  morale;  c'était  la 
suppression  du  droit  naturel  et  de  la  justice  elle-même; 
de  là,  partout,  dans  les  idées  juridiques  modernes,  une 
anarchie  et  une  immoralité  lamentables. 

Mais  la  destruction  est  plus  complète  encore,  et  le 
pis  c'est  qu'elle  est  hypocrite.  Le  mensonge  est  installé, 
à  l'état  constitutionnel,  au  centre  le  plus  intime  du  moi 
allemand,  dédoublé  par  la  «  disjonction  »  kantienne, 
à  laquelle  le  tempérament  germanique  avait  toujours  eu 
des  propensions.  Droit,  morale,  justice,  loi,  idéal,  Dieu, 
religion,  christianisme,  la  pensée  germanique  répète 
tous  ces  mots,  garde  toute  cette  façade,  mais  ces  mots 
ne  sont  qu'un  vain  symbole  du  moi  allemand;  cette 
façade  ne  cache  que  le  moi  allemand  divinisé.  Le  «  vieux 
dieu  »  qu'invoque  Guillaume  II  c'est,  à  la  lettre,  l'Alle- 
magne divinisée. 


j 


LES  LOIS  CHRETIENNES  DE  LA  GUERRE  2') 

«  L'Allemagne  doit  être  la  conscience  morale  du 
monde,  »  déclarait  M.  de  Bulow  auReichstag  le  22  jan- 
vier 1903. 

((  Un  organe  central  doit  être  fondé  et  celui-ci,  le 
cerveau  de  l'Europe,  ne  pourra  être  que  l'Allemagne, 
car  elle  possède  seule  le  secret  de  la  culture  organisa- 
trice (1).  »  Cerveau  de  l'Europe,  conscience  du  monde 
il  faut  prendre  ces  termes  dans  leur  sens  le  plus  absolu , 
car  le  moi  allemand  doit  remplacer  dans  le  monde  le 
vrai  Dieu,  le  Dieu  de  la  raison  humaine  et  du  christia- 
nisme. 

De  là  le  renversement  des  lois  évangéhques  et  chré- 
tiennes de  la  guerre  au  profit  du  moi  allemand. 

La  justice?  Mais  le  moi  allemand  est  la  règle  mêr/ie 
de  la  justice.  «  La  nécessité  de  Tintérêt  allemand  nous 
obligeait  à  violer  la  neutrahté  belge  ;  cette  nécessité  n\'i 
pas  de  loi.  »  Ainsi  parle  M.  de  Bethmann-Hollw^eg. 
La  justice?  «  Conception  vague,  flottante  et  purement 
personnelle,  qui  change  selon  les  individus  et  aussi 
selon  les  nations  (2).  »  C'est  la  pure  doctrine  issue  du 
kantisme. 

La  bonne  foi,  la  droiture?  Mais  cela  est  «  subjectif  et 
relatif  »  et  la  règle  suprême,  c'est  l'intérêt  du  moi  alle- 
mand; tout  moyen  est  légitime  qui  va  droit  à  ce  but. 
«  Chifipn  de  papier  »,  un  traité  signé  sous  la  foi  du  ser- 
ment et  qui  se  met  en  travers!  C'est  d'une  logique 
inexorable. 

La  pitié?  Mais  elle  consiste  à  frapper  le  plus  fort 
possible,  à  terroriser  l'ennemi  par  tous  les  moyens, 
incendies,  massacres,    supplices,  viols,  pour  en  finir 


ilj  Déclaration  de  M.  Wilhera  Ostwald,  Echo  de  Paris,  28  mars  1915. 
[±)  Bernhardi,  Notre  Avenir.  Cité  par  M.  Firmin  Roz,  Correspondant, 
10  février  1915,  p.  513. 


26^  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

plus  vite,  dans  l'intérêt  même  de  ceux  qu'on  écrase. 
«  Tout  moyen  est  légitime  lorsqu'on  veut  provoquer  la 
terreur  et  vaincre  par  le  moyen  de  l'intimidation  (1).  » 
M.  Pillet,  qui  résume  ainsi  leur  doctrine,  a  raison  de 
conclure  que  c'est  là  se  placer  «  au-dessus  du  droit  et 
au-dessous  de  l'humanité  ». 

Gommence-t-on  à  comprendre  de  quelle  effroyable 
barbarie  doctrinale  et  pratique  la  domination  allemande 
menace  le  monde,  et  comment,  devant  ce  danger, 
aucun  catholique,  aucun  homme  de  bon  sens  et  de 
conscience,  ne  peut  rester  neutre  et  indifférent? 

Le  P.  Ghiaudano  écrit  dans  l'article,  déjà  cité,  de  la 
Civiltà  : 

«  Non  seulement  l'Église  catholique  ne  confond  pas 
la  force  et  le  droit,  mais  elle  commande  de  résister  à 
la  force,  quand  celle-ci  est  en  opposition  avec  le  droit. 
Elle  dit  au  puissant  :  «  Halte-là  !  Il  ne  t'est  pas  permis  de 
faire  ceci  ou  cela;  tu  n'as  aucun  droit  d'agir  ainsi. 
Autre  chose  est  ta  puissance,  la  force  dont  tu  disposes, 
autre  chose  est  le  droit,  qui  est  le  pouvoir  moral  d'agir 
selon  la  raison.  »  Elle  dit  au  faible  :  «  Sois  courageux  ; 
il  ne  t'est  pas  permis  de  céder  à  la  force,  toutes  les  fois 
qu'elle  agit  à  rencontre  du  droit.  » 

«  Tels  sont  les  enseignements  de  Benoît  XV,  telle 
est  la  doctrine  de  tous  les  Papes  et,  disons-le  même,  de 
la  loi  naturelle  gravée  dans  le  cœur  de  tout  homme,  et 
dont  l'Église  catholique  est  la  meilleure  interprète  et  la 
gardienne  la  plus  fidèle. 

(1)  La  Science  allemande  et  le  Droit  de  la  guerre  {Revue  des  Deux 
Mondes],  1"  avril  1915,  p.  690.,  M.  Pillet  cite  dans  cette  étude  démonstra- 
tive de  nombreux  textes  de  juristes  allemands  et  explique  notamment  la 
curieuse  et  monstrueuse  distinction  établie  par  la  duplicité  allemande, 
entre  la  Kriegsmanier  et  la  Kriegraison.  Cette  dernière  permet  à  l'Alle- 
magne de  s'affranchir,  en  cas  de  nécessité,  des  règles  les  plus  élémen- 
taires de  l'humanité  et  de  la  justice.  Impossible  d'être  plus  cynique. 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  27 

«  Mais  avec  la  même  franchise  et  en  pleine  connais- 
sance de  cause,  nous  sommes  obligés  d'affirmer  et  de 
proclamer  bien  haut  que  telles  ne  sont  pas  les  pensées 
d'un  grand  nombre  de  philosophes,  jurisconsultes  et 
politiques  modernes...  Il  est  bien  d'affirmer  l'inviola- 
bilité du  droit  et  de  condamner  l'abus  de  la  force  ; 
mais  si  l'on  veut  avoir  un  peu  de  sens  et  ne  pas  tomber 
dans  la  plus  honteuse  contradiction,  il  faut  avoir  le 
courage  de  condamner  ces  théories  et  ces  doctrines 
insensées  qui  précisément  ont  fait  jusqu'ici  de  la  force 
brutale  le  droit,  méconnaissant  l'ordre  moral  et  le  ra- 
menant par  là  même  à  un  pur  pouvoir  physique. 

«  Eh  quoi?  N'est-ce  pas  là,  par  hasard,  la  doctrine 
de  la  philosophie  kantienne,  qui  a  recueiUi  tant  d'appr  o 
bâtions,  tant  d'applaudissements  dans  presque  toutes 
les  universités  officielles  d'Europe,  et  non  pas  seule- 
ment en  Allemagne?  Ne  sont-ce  pas  là  ses  principes, 
adoptés  par  un  nombre  immense  d'hommes  politiques, 
de  sociologues,  d'économistes,  de  philosophes,  de  let- 
trés, de  jurisconsultes? 

«  Ne  sont-ce  pas  là  ses  maximes,  qui  ont  pénétré  dans 
les  palais  législatifs,  dans  les  tribunaux  judiciaires, 
dans  les  académies  des  arts  et  des  sciences,  dans  l'édu- 
cation de  la  jeunesse,  dans  la  propagande  de  l'instruc- 
tion populaire,  dans  la  rédaction  des  journaux,  et  jusque 
dans  les  ateliers  des  travailleurs  manuels  ? 

«  La  philosophie  kantienne  a  tout  envahi  ;  c'est  elle 
qui,  depuis  près  d'un  siècle,  a  dominé  jusqu'au  jour 
actuel  la  culture  européenne,  infiltrant  ses  maximes 
dans  tous  les  rangs  de  la  société. 

«  Eh  bien,  précisément,  l'un  des  principes  fameux 
delà  philosophie  kantienne,  c'est  que  le  droit  ne  dépend 
en  rien,  dans  son  efficacité,  de  la  morale;  qu'il  faut 


27^  LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

séparer  absolument  l'ordre  juridique  de  l'ordre  moral, 
(ue  le  droit  proprement  dit  ne  contient  aucun  élément 
moral  et  que,  par  suite,  droit  et  pouvoir  de  coaction 
signifient  une  seule  et  même  chose  (1).  Notez  bien  que 
le  pouvoir  de  coaction  dont  parle  le  philosophe  de 
Kœnigsberg  n'est  pas  un  pouvoir  moral,  mais  la  pure 
force  physique,  dont  peut  disposer  un  gouvernement, 
un  État,  pour  contenir  dans  l'ordre  ses  sujets... 

«  Nous  ne  voyons  pas  comment  on  pourrait  procla- 
mer avec  plus  d'audace  et  d'effronterie,  ou  accepter 
plus  follement  comme  démontrée  cette  maxime,  que  le 
droit  n'est  autre  chose  que  la  force.  Car  il  suffit  de 
réfléchir  que  cette  force  étant  aux  mains  de  l'État  ou 
de  celui  qui  prévaut  dans  la  lutte,  TÉlat  devient  le 
créateur  du  droit,  avec  cette  conséquence  que  celui 
qui  doit  l'emporter,  ce  n'est  pas  celui  qui  a  raison,  mais 
c'est  le  plus  fort... 

«  Les  papes  sont  donc  les  vrais  vengeurs  du  droit,  et 
Pie  IX  avait  bien  raison  de  condamner  dans  le  Syllabus 
la  59^  proposition  ainsi  conçue  :  «  Le  droit  consiste  en 
«  un  fait  matériel,  tous  les  devoirs  des  hommes  ne  sont 
«  qu'un  mot  vide  de  sens,  et  tous  les  faits  humains  ont 
«  force  de  droit.  » 

J'ai  tenu  à  citer  tout  ce  raisonnement,  afin  de  pou- 
voir, en  terminant,  poser  une  question.  Je  l'adresse, 
devant  Dieu,  à  tous  les  catholiaues,  non   seulement 


(1)  Voici  les  paroles  textuelles  du  grand  coryphée  du  rationalisme  : 
«  So  wie  das  Recht  iiberhaupt  nur  das  zum  Objekte  hat,  was  in 
ilandlungen  aûsserlich  ist,  so  ist  das  strikte  Recht,  nâmlich  das,  dem 
nichts  Ethisches  beigeniischt  ist,  dasjenige  welches  keine  anderen  Bes- 
timmungsgrùnde  der  Willkiir,  als  bloss  die  aûsseren  fordert...  Recht 
und  Befugniss  zu  zwingen  bedeuten  also  einerlei  ».  [Die  Metaphysik 
der  Sitten.  Einleituug  in  die  Rechtslehre,  pag.  82  et  33).  (Note  de  la  Ci- 
viltà  cattolica.) 


i 


r 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  28 

d'Italie,  mais  d'Espagne,  des  deux  Amériques,  du 
monde  entier.  Surtout  je  conjure  humblement,  mais 
avec  toute  l'énergie  dont  je  suis  capable,  et  au  nom 
de  leur  amour  pour  Jésus-Christ  et  pour  l'Eglise,  mes 
vénérés  confrères  dans  le  sacerdoce  d'y  réfléchir  en 
toute  conscience. 

Cette  question,  la  voici  : 

Si  la  philosophie  allemande,  qui  contient  (comme  le 
démontre  le  distingué  religieux  qui  vient  de  disparaître 
et  dont  ces  pages  sont  le  testament)  tout  le  virus  de  la 
pensée  allemande  moderne,  de  la  maxime  scélérate  : 
La  force  crée  le  droit;  si  cette  philosophie  a  déjà  fait, 
selon  l'écrivain,  de  si  terribles  ravages  dans  les  nations 
latines,  en  Europe,  dans  tout  l'univers  catholique,  que 
serait-ce,  au  lendemain  de  la  guerre  actuelle,  si  l'Alle- 
magne triomphait? 

Le  vrai  danger  pour  l'Église  est  en  Allemagne,  parce 
que  le  vrai  foyer  de  l'athéisme  intellectuel,  et  par  suite 
de  l'anarchisme  social,  ou  plutôt  anti-social^  est  en 
Allemagne  et  ce  sont  là  les  deux  périls  de  demain  pour 
l'Église  et  pour  le  monde  civilisé, 

I /enjeu  véritable  de  cette  épouvantable  guerre,  ce 
n'est  pas  le  déplacement  de  quelques  centaines  de  kilo- 
mètres de  frontières  au  profit  d'une  nation  ou  d'une 
autre;  ce  n'est  pas  une  hégémonie  politique,  ou  écono- 
mique, ou  navale  à  perdre  ou  à  gagner  ;  ce  n'est  pas  le 
remaniement  de  la  carte  d'Europe  ou  de  la  mappe- 
monde; ce  n'est  pas  même  (mon  Dieu,  vous  voyez  avec 
quel  battement  de  mon  cœur  dans  ma  plume  j'écris  ces 
mots!)  ce  n'est  pas  même  la  vie  ou  la  mort  d'une  nation. 
L'enjeu  de  cette  guerre,  c'est  vraiment  le  règne  de  Dieu 
dans  les  âmes,  parce  que  c'est  la  restauration  ou  1?» 


28^  LES   LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

ruine  de  l'absolu  dans  l'intelligence  humaine.  Or,  c'est 
la  pensée  allemande  moderne,  —  identifiée  avec  la  force 
brutale  du  pangermanisme,  -  qui  ruine  l'absolu  dans 
l'intelligence  humaine. 

Il  faut  rendre  à  la  raison  humaine  la  connaissance 
de  Dieu,  du  Dieu  réel,  personnel  et  Créateur  dont,  seule 
aujourd'hui  entre  toutes  les  doctrines  rehgieuses,  la 
doctrine  catholique  ose  affirmer  et  démontrer  l'exis- 
tence. Et  le  grand  obstacle  à  cette  œuvre  indispensable, 
c'est  la  pensée  allemande  moderne,  qui  mène  fatale- 
ment le  monde  à  l'athéisme  panthéisliqueel  à  l'anarchie 
sociale. 

Vous  qui  déplorez  la  perle  de  la  foi  autour  de  vous 
dans  les  âmes,  allez  à  la  source  :  toujours,  toujours 
vous  trouverez  que  le  mal  vient  de  la  philosophie  alle- 
mande. Concluez  donc! 

Je  n'ai  pas  la  réputation  d'être  de  ceux  qu'on  peut 
accuser  de  mollesse  à  l'égard  de  l'athéisme  militant 
chez  nous,  mais  j'ose  affirmer,  sur  mon  honneur  et  ma 
conscience  de  prêtre,  et  avec  une  conviction  mûrie  par 
toute  une  vie  d'études,  que  l'Allemagne  ment  quand 
elle  essaie  de  faire  croire  aux  catholiques  des  pays 
neutres  que  sa  victoire  serait  la  victoire  de  la  refigion 
et  de  l'ordre,  et  que  la  victoire  de  la  France  serait  le 
triomphe  de  l'incréduhté  et  de  l'anarchie.  L'Allemagne 
ment  ;  les  vrais  ennemis  de  l'Église,  de  Jésus-Christ  et 
de  Dieu,  ceux  qui  savent,  ceux  qui  opèrent  dans 
l'ombre,  sont  avec  elle.  J'ose  dire  que  l'anticlérica- 
lisme violent  et  brutal  qui  sévissait  chez  nous,  et  qui  est 
déjà  déconsidéré  et  condamné  par  ses  excès  passés,  est 
pour  l'Église  un  moindre  danger  que  la  «  décléricali- 
sation  »  hypocrite  (le  mot  a  cours  en  Germanie)  du 
catholicisme  allemand  et  autrichien. 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  29 

Les  catholiques  cF Allemagne  et  même  d'Autriche,  si 
nombreux  qu'ils  soient,  si  sincère  et  consolante  que 
soit  la  piété  des  fidèles,  n'ont  pas  la  force  directrice 
qu'ils  devraient  avoir  pour  réagir  contre  la  pensée  alle- 
mande moderne  anticatholique,  antireligieuse  dans  son 
essence  en  dépit  des  formes  extérieures,  et  identifiée  à 
la  puissance  du  germanisme.  Les  catholiques,  très 
assouplis  par  le  pouvoir  civil,  soumis  à  un  régime 
oppressif  et  déprimant,  sont  entraînés  politiquement, 
socialement,  doctrinalement,  dans  l'orbite  du  germa- 
nisme. Or,  M.  Georges  Goyau,  dans  l'étude  qu'on  lira 
plus  Join,  établit,  avec  sa  compétence  hors  pair,  ce  qu'il 
appelle  l'équation  entre  le  protestantisme  et  le  germa- 
nisme moderne.  De  là  le  mal,  et  il  est  immense.  Le 
modernisme,  semi-protestantisme  né  chez  eux,  a  fait 
parmi  les  catholiques  de  langue  allemande  de  terribles 
ravages.  Sur  les  huit  professeurs  cathohques  qui  ont 
signé  l'invraisemblable  manifeste  des  93  intellectuels, 
j'en  relève  très  sûrement  quatre,  probablement  cinq  et 
peut-être  davantage,  qui  ont  été  soit  condamnés  par 
Rome,  soit  signalés  pour  doctrines  suspectes.  Et  on  est 
loin  de  tout  condamner  et  de  tout  signaler! 

Encore  une  fois,  j'ai  toujours  mis  dans  la  lumière 
la  plus  crue  ce  que  notre  Séparation  «  areligieuse  » 
contient  en  soi  de  contraire  au  droit  naturel  lui-même, 
et,  par  suite,  d'incurablement  condamnable.  Mais,  pour 
Dieu,  d'où  nous  vient  cette  «  areligion  »  (pure  fiction 
politique,  que  contredit  violemment  l'état  réel  de  la  reh- 
gion  en  France),  sinon  de  la  philosophie  allemande,  de 
la  pensée  allemande? 

Dès  lors,  de  la  part  d'un  catholique  étranger,  redou- 
ter la  France  au  point  de  vue*  religieux  et  ne  pas  avoir 
peur  de  l'Allemagne,  ce  serait  s'éloigner  avec  horreur 


39^  LES  LOIS  CHHÉTIENNES  DE  LA  GUERRE 

d'un  malheureux  empoisonné  qui  vomit  son  poison  et 
est  déjà  plus  qu'à  demi  guéri,  et  se  jeter  à  corps  perdu 
dans  les  bras  de  Tempoisonneur  tout  gonflé  d'un  venin 
dont  il  est  lui-même  la  source. 

On  attribue  à  Bismarck  cette  phrase,  adressée  au 
député  Werlé  :  «  La  force  du  catholicisme  est  en  France  ; 
si  nous  pouvons  l'en  extirper,  nous  serons  maîtres  des 
Latins  (1).  » 

De  la  part  de  l'un  des  ennemis  les  plus  sagaces 
qu'aient  eus  l'Église  et  la  France,  cette  parole  est  vrai- 
semblable. En  tout  cas,  si  elle  n'était  pas  historique, 
elle  serait,  selon  le  mot  célèbre,  plus  vraie  que  l'histoire. 

La  preuve,  c'est  qu'elle  vient  d'être  rééditée,  incon- 
sciemment à  coup  sûr,  par  un  député  républicain  cata- 
lan, M.  Gorominas,  qui  y  voit  plus  clair  que  certains  de 
ses  compatriotes  catholiques  : 

«  Si  la  Prusse  luthérienne  arrivait  de  nouveau  à 
vaincre  la  France,  le  catholicisme  latin  serait  absorbé 
et,  en  son  essence,  anéanti  par  le  rationalisme  teuton. 


(1)  Cité  dans  la  brochure  Aux  Catholiques  espagnols  et  italiens  :  un 
catholique  français ,  docteur  es  lettres.  S.  1.  n.  d.,  p.  24.  On  entend  assez 
que  la  force  du  catholicisme  en  réalité  n'est  pas  en  France  :  elle  est  en 
Dieu,  et  à  Rome,  et  partout  où  il  y  a  une  âme  qui  vraiment  a  la  foi. 
Mais  on  entend  bien  aussi  en  quel  sens  Bismarck  le  disait  et  en  quel 
sens,  avec  une  grande  humilité  de  nos  fautes  et  un  grand  tremblement 
des  jugements  de  Dieu,  nous  pouvons  le  répéter.  Qu'on  le  veuille  ou 
non,  la  France  est  dans  le  monde  une  force  catholique.  Et  dans  la 
guerre  actuelle,  le  principe  spirituel  et  doctrinal  que  les  alliés  défendent 
et  représentent,  c'est  bien  en  réalité  le  principe  catholique.  Je  crois  l'avoir 
démontré  dans  ces  pages. 

Impossible  de  ne  pas  mentionner  le  fait  antichrélien  de  la  Guerre 
Sainte,  prêchée  par  la  Turquie  sur  l'ordre  de  l'Allemagne,  en  vue  d'ex- 
citer dans  le  monde  entier  le  fanatisme  musulman  contre  le  nom  chré- 
tien. A  l'heure  actuelle,  la  France  et  ses  alliés  reprennent  bien  réelle- 
ment en  Orient  l'œuvre  des  croisades,  et  M.  Denys  Cochin  n'avait  pas 
tort  [Gaulois,  16  novembre  1914)  d'entrevoir  des  événements  qui  pour- 
raient bien  relever  la  royauté  csftholiqUe  de  Jérusalem  au  profit  d'Al- 
bert I»',  roi  des  Belges,  digne  successeur  de  Godefroy  de  Bouillon. 


LES  LOIS  CHRÉTIENNES  DE  LA  GUERRE  30 

La  fureur  germanique,  qui  fut  vaincue  dans  les  guerres 
religieuses  des  temps  déjà  modernes,  reconstruirait  un 
nouveau  Sacré  Empire  d'Occident  (1).  » 

Que  nos  frères  latins,  que  nos  frères  étrangers 
veuillent  donc  bien  ne  pas  croire  sur  parole  les  émis- 
saires de  la  pensée  allemande.  Qu'ils  nous  écoutent, 
qu'ils  nous  lisent,  qu'ils  étudient,  qu'ils  réfléchissent, 
qu'ils  prient.  Oui,  qu'ils  adressent  pour  la  France  une 
prière  à  la  bienheureuse  Jeanne  d'Arc,  qui  disait  : 
«  Guerroyer  contre  la  France,  c'est  guerroyer  contre 
Dieu.  »  J'ai  idée  qu'elle  n'a  pas  encore  changé  d'avis. 

C'est  la  demande  respectueuse  et  cordiale  que  je  me 
permets  d'adresser  à  chacune  des  âmes  qui  liront  ces 
pages. 

Bernard  Gaudeau. 


(1)  Dans  El  Poble  Catalan.  Communication  de  M.  Marius  André. 


LA  <  CULTURE  >  GERMANIQUE 

ET  LE  CATHOLICISME 


L'Empire  «  évangélique  »  d'Allemagne,  depuis  1871, 
s'est  à  deux  reprises  lancé  dans  une  guerre,  au  nom 
de  sa  «  culture  »  et  pour  le  bénéfice  de  cette  «  cul- 
ture ». 

La  première  de  ces  guerres  succéda,  tout  de  suite, 
aux  victoires  remportées  sur  la  France  :  elle  fut  engagée 
par  l'Empire  nouveau  contre  un  tiers  de  ses  propres 
sujets,  contre  les  catholiques-,  le  matérialiste  Virchow 
la  baptisa  d'un  vocable  ambitieux,  que  le  gouvernement 
de  l'Empire  adopta;  on  l'appela,  en  propres  termes,  la 
guerre  pour  la  culture,  Culturkampf.  Et  c'est  en  arbo- 
rant ainsi  le  drapeau  de  la  civilisation  que  la  royauté 
prussienne  déposa,  emprisonna,  exila,  archevêques  et 
évêques;  qu'elle  prohiba,  dans  un  certain  nombre  de 
paroisses  cathoHques,  l'administration  des  sacrements  ; 
qu'elle  mit  au  cachot  les  curés  héroïques  qui  persis- 
taient, malgré  Bismarck,  à  vouloir  réconcilier  les  mou- 
rants avec  Dieu,  à  vouloir  leur  porter  Dieu.  D'un  bout  à 


31^  LA  «   CULtOtlÈ   »   GERMANIQUE 

l'autre  de  la  Prusse,  la  maréchaussée  fut  aux  trousses 
des  prêtres  :  ainsi  l'exigeait  la  «  culture  »,  sous 
l'obsession  d'un  spectre  qu'elle  nommait  1'  «  ullramon- 
tanisme  ». 

Hors  d'Allemagne,  les  catholiques  s'émurent,  beau- 
coup de  libéraux  également  :  Bismarck  leur  contesta  le 
droit  de  s'émouvoir,  le  droit  de  professer,  au  sujet  de 
son  conflit  avec  le  Pape,  une  autre  opinion  que  la 
sienne.  Qu'on  fût  officiellement  neutre  entre  Rome  et 
lui  dans  la  guerre  qu'il  avait  entreprise  contre  les 
fidèles  de  Rome,  le  chancelier  de  fer  avait  peine  à  l'ad- 
mettre. Il  jetait  des  coups  de  sonde  du  côté  de  l'Italie, 
afin  d'amener  le  gouvernement  du  Quirinal  à  prendre 
nettement  parti  pour  la  Prusse  contre  le  Pape  ;  et  du 
côté  de  la  France,  du  côté  de  la  Belgique,  c'étaient  des 
menaces  que  Bismarck  lançait.  France  et  Belgique 
avaient  à  ses  yeux  le  tort  irrémissible  d'être  des  pays 
catholiques  :  il  les  soupçonnait  l'une  et  l'autre  de  pou- 
voir offrir  à  Pie  IX  un  point  d'appui  dans  le  duel  des 
libertés  catholiques  contre  la  force  allemande.  Edwin 
de  Manteuffel,  en  1874,  dénonçait  spécialement  la  Bel- 
gique comme  un  centre  de  résistance  avec  lequel  il  en 
fallait  finir  ;  il  craignait  que  ce  pays  n'abritât  le  général 
des  Jésuites  :  «  C'est  là,  disait-il,  qu'il  convient  de  porter 
la  lutte  religieuse  ;  elle  doit  émigrer  du  terrain  national 
sur  le  terrain  extérieur.  » 

«  L'anticléricalisme  n'est  pas  un  article  d'exporta^ 
tion  »,  proclamera  plus  tard  Gambetta.  Bismarck,  au 
contraire,  entre  1873  et  1877,  rêvait  de  je  ne  sais  quelle 
dictature  morale  de  l'Allemagne  sur  le  monde,  dicta- 
ture qui  ferait  s'abaisser  toutes  les  frontières  et  s'hu- 
miHer  toutes  les  consciences  devant  l'anticathohcisme 
germani(fue.    Il  semble   qu'au   cours   de    ce    premier 


i 


ET  LE  CATHOLia«ME  32 

Ciilturkampf  la  «  culture  »  allemande  fit  un  premier 
essai  de  ses  méthodes  de  despotisme  ;  et  la  nécessité 
pour  les  neutres  de  se  soumettre,  bon  gré  mal  gré,  aux 
exigences  politiques  du  germanisme  était,  d'ores  et 
déjà,  l'un  des  articles  du  programme.  L'acte  initial  qui 
révélait  au  monde  cette  «  culture  »,  fraîchement  incar- 
née dans  l'Empire  nouveau,  faisait  peser  une  oppres- 
sion sur  les  sujets  catholiques  de  l'Empire  et  planer 
une  menace  sur  les  souverainetés  catholiques  de  l'Eu- 
rope ;  les  attentats  du  Culturkampf  intérieur  contre  la 
liberté  des  âmes  se  prolongeaient  au  dehors  par  cer- 
taines répercussions,  qui  mettaient  en  péril,  déjà,  le 
droit  des  gens  lui-même. 

En  1914,  une  seconde  guerre  a  été  déchaînée  par 
l'Allemagne,  —  toujours  sous  le  pavillon  de  la  «  cul- 
ture »  allemande.  Au  nom  du  devoir  patriotique, 
l'Allemagne  a  groupé,  pour  cette  seconde  guerre,  tous 
ses  sujets,  protestants  et  catholiques  ;  et  c'est  sur  la 
catholique  Belgique  que,  tout  d'abord,  l'offensive  alle- 
mande s'est  ruée;  et  c'est,  dans  cette  Belgique,  contre 
tout  ce  qui  est  proprement  catholique,  que  la  «  culture  » 
allemande  affecte  de  s'acharner.  Les  historiens  catho- 
liques du  premier  Culturkampf  i^uhlisiieni  avec  émotion 
la  longue  liste  des  prêtres  allemands  victimes  des 
vexations  bismarckiennes  ;  cette  liste  a  désormais  un 
pendant...  Les  historiens  de  la  seconde  lutte  pour  la 
«  Culture  »,  que  l'an  1914  inaugura,  devront  aligner 
une  autre  statistique  :  elle  énumérera  les  prêtres  belges 
et  français  victimes  des  armées  allemandes.  Le  pre- 
mier Culturkampf  avait  fait  surgir,  pour  la  défense 
de  l'Église,  de  glorieux  confesseurs;  le  second  Cul- 
turkampf, celui  de  1914,  a  couché  sur  le  sol  wallon, 
sur  le  sol  flamand,  sur  le  sol  lorrain,  un  certain  nombre 


32^  LA   «   CULTURE   »   GERMANIQUE 

de   martyrs,    suspects   parce    que    prêtres   et    fusillés 
parce  que  suspects. 

Les  églises  catholiques,  en  beaucoup  d'endroits,  sont, 
elles  aussi,  condamnées  à  mort  ;  devenues  veuves  de 
leurs  prêtres,  elles  succombent  comme  leurs  prêtres, 
broyées  par  les  obus  ou  consumées  par  les  flammes. 
Reims,  cette  merveille  de  l'art  catholique,  est,  depuis 
des  semaines,  le  point  de  mire  de  toutes  les  forces  de 
destruction  dont  s'enorgueillit  la  «  culture  ».  Il  y  eut 
une  époque  où  l'esprit  allemand  se  montrait  fier  de 
l'architecture  gothique,  où  il  considérait  cette  architec- 
ture comme  un  produit  authentique  du  germanisme  ; 
on  affectait,  en  ce  temps-là,  un  mépris  d'érudits  pour 
ces  Français,  qui  durant  plusieurs  siècles  n'avaient  pas 
su  apprécier  à  leur  valeur  les  cathédrales  léguées  par 
le  moyen  âge.  Et  puis  l'archéologie,  mieux  informée, 
dévoila  que  ces  cathédrales  étaient  l'œuvre  d'artistes 
français.  Rien  ne  les  protégeait  plus,  dès  lors,  contre 
les  assauts  de  la  «  culture  »  :  d'être  les  filles  du 
génie  français  et  d'être  hospitalières  à  la  «  superstition 
romaine  »,  c'étaient  là  deux  péchés  dignes  de  mort. 
Et  la  sentence  de  mort  fut  rendue,  et  les  canons  l'exé- 
cutèrent. 


* 

*   * 


Qu'est-elte  donc  en  son  essence,  et  quelle  est-elle  en 
son  but,  cette  <  culture  »  qui  jadis  armait  les  magistrats 
prussiens  contre  les  sujets  catholiques  de  l'Empire, 
et  qui  maintenant,  sortant  de  chez  elle,  jouant  à  sa 
guise  et  du  fer  et  du  feu,    vise    avec   ses    fusils    les 


J 


I 


ET  LE  CATHOLICISME  33 

poitrines    des   prêtres,   avec    ses   obus   l'ossature  des 
sanctuaires? 

J'ouvre  les  livres  des  théologiens,  des  historiens,  des 
pubhcistes  politiques,  que  la  Prusse,  au  cours  du 
xix^  siècle,  semait  à  travers  l'Allemagne,  comme  autant 
de  germes  de  son  éphémère  grandeur  ;  et  j'y  relève,  à 
toutes  les  pages,  une  équation  systématique  entre  pro- 
testantisme et  germanisme.  Avec  quelque  appareil 
scientifique  qu'elle  se  présente,  cette  équation  me  laisse 
une  sorte  de  malaise.  Car  je  ne  puis  oublier  qu'il 
existe  en  Allemagne  des  millions  de  catholiques  pour 
lesquels  cette  attitude  religieuse  du  germanisme,  s'ils 
en  prenaient  conscience  nette,  deviendrait  certainement 
un  tourment;  et  j'oublierai  moins  encore,  en  cette 
année  1915,  que  les  excès  des  armées  allemandes  et 
les  abominables  dissertations  apologétiques  commises 
en  leur  faveur  paroles  intellectuels  allemands,  ont 
soulevé  chez  les  luthériens  de  France,  chez  les  calvi- 
nistes de  France,  les  protestations  les  plus  nettes, 
les  plus  éloquentes,  les  plus  soucieuses  d'établir  qu'il 
ne  peut  y  avoir  aucune  solidarité  entre  la  barbarie  ger- 
manique de  1915  et  l'une  quelconque  des  confessions 
chrétiennes.  Mais  je  note  cette  équation  entre  protes- 
tantisme et  germanisme  comme  un  phénomène  intellec- 
tuel très  fréquent  au  delà  du  Rhin,  et  dont  il  est  impos- 
sible de  faire  abstraction  dans  une  définition  de  la 
«  culture  »  germanique...  Et  voici  qu'à  la  lumière  de 
l'histoire  celte  équation  s'éclaire;  voici  que  les  faits 
élabhssent,  je  ne  dis  pas  la  vérité,  mais  l'efficacité  de 
l'équation. 


Les  armées  allemandes  marchent  sur  Paris.  La  prépondérance  des 
éléments  germains  sur  les  éléments  latins  doit  se  manifester  avec 

3  —  Fr. 


34  LA   «   CULTURE   »   GERMANIQUE 

une  entière  évidence.  C'est  ce  qui  a  déjà  eu  lieu  sur  le  terrain  colo- 
nial du  Nord  de  l'Amérique  :  le  Sud,  catholique  et  romain  pur  sang, 
ne  put  résister  au  Nord,  protestant  et  germanique  ;  force  lui  fut  de 
plier  sous  lui.  Ainsi  dorénavant,  sur  le  continent  européen,  le  pro- 
testant germain  doit  être  le  premier,  et  le  catholique  romain  le 
second. 


C'est  en  ces  termes  qu'à  la  fin  de  1870,  la  Gazette 
Générale  Évangélique  Luthérienne,  de  Leipzig,  com- 
mentait les  victoires  de  l'Allemagne  sur  la  France. 
Dans  une  lettre  au  publiciste  Emile  de  Girardin,  un 
colonel  allemand  faisait  écho  : 


L'avenir,  signifiait-il,  appartient  aux  races  septentrionales  ou  pro- 
testantes. L'Allemagne,  terre  classique  du  libre  examen,  qui  avait 
Luther  quand  on  ne  savait  pas  chez  vous  ce  qu'est  la  logique,  a  été 
pour  l'Europe  ce  que  le  pays  de  Franklin  est  pour  l'Amérique. 


L'Allemagne,  parce  que  protestante,  doit  maîtriser 
les  races  latines  :  telle  était  la  doctrine  ;  et  la  journée 
de  Sadowa,  puis  celle  de  Sedan,  furent  tour  à  tour 
interprétées  par  les  prêches  et  par  la  presse  comme  des 
victoires  du  Dieu  de  la  Réforme,  du  Dieu  allemand, 
sur  des  peuples  catholiques. 

Une  thèse  courante  existe,  dans  certaines  chaires  pro- 
testantes, affirmant  la  supériorité  des  nations  réformées 
sur  les  nations  sujettes  de  Rome  :  l'Allemagne  s'em- 
pare de  cette  thèse,  elle  s'y  drape,  elle  s'en  exalte,  elle 
se  donne  elle-même  comme  la  preuve  vivante,  toujours 
plus  éclatante,  que  cette  thèse  est  vraie.  Silence  à 
Balmès,  et  silence  à  Donoso  Certes  :  ils  se  flattaient 
d'avoir  ébranlé  cette  thèse,  offensante  et  pour  leur  pays 
et  pour  leur  foi  ;  mais  la  grandeur  de  l'Allemagne  les 
a,   paraît-il^  réfutés.   Catholiques   d'Italie,  catholiques 


ET  LE  CATHOLICISME  86 

d'Espagne,  «  esclaves  du  joug  romain  »,  doivent  com- 
prendre que  si  l'Allemagne  est  le  peuple  maître,  c'est 
parce  que  protestante. 

L'histoire  même  de  la  Prusse,  dans  certaines  pages 
de  l'historien  Treitschke,  s'inaugure  et  se  déroule  comme 
une  sorte  d'apologétique  protestante  :  rappelant  que 
l'ancêtre  des  rois  de  Prusse  avait,  en  passant  à  la 
Réforme,  sécularisé  les  biens  des  Chevaliers  Teutoni- 
ques,  Treitschke  concluait  avec  fierté:  «  L'État  prussien 
doit  Tune  de  ses  assises  à  un  glorieux  vol  commis  aux 
dépens  de  l'Église  romaine,  »  et  l'État  prussien  lui 
paraissait,  par  toute  son  évolution,  «  solidaire  de 
l'Église  protestante  ».  Sybel  à  son  tour,  qui  fut  en 
quelque  mesure  l'historiographe  officiel  de  la  Prusse 
de  Guillaume  P%  écrit  textuellement  :  «  En  embras- 
sant le  protestantisme,  l'électeur  de  Brandebourg 
devint,  par  cela  même,  le  champion  de  l'Allemagne 
indépendante;  tout  au  rebours,  l'Autriche,  en  ruinant 
chez  elle  l'œuvre  de  la  Réforme  et  en  livrant  aux 
Jésuites  l'éducation  de  ses  sujets,  a  rompu  pour  jamais 
la  tradition  de  l'esprit  allemand.  » 

L'idée  de  cette  solidarité  entre  le  protestantisme  et 
le  véritable  «  esprit  allemand  »  obsède  le  cerveau  de 
Guillaume  II  :  elle  l'exalte  jusqu'au  rôle  de  pape  de  la 
Réforme.  Condescendant  et  familier,  on  l'entend  parler 
de  son  «  ami  »  Luther  presque  aussi  librement  que  de 
son  «  vieux  Dieu  »  ;  et  Ton  chuchotait  naguère,  à 
Genève,  que  ses  uniformes  étaient  prêts,  et  ses  sermons 
aussi,  pour  le  jour  où  il  s'en  irait  sur  les  bords  du 
Léman  inaugurer  souverainement  le  «  mur  de  la 
Réforme  ».  Il  rêvait,  paraît-il,  de  je  ne  sais  quelles 


36  LA   «   CULTURE   »   GERMANIQUE 

mystiques  parades,  qui  l'exhiberaient  aux  spectateurs 
genevois  dans  un  rôle  de  suinmus  episcopus  du  protes- 
tantisme universel.  Connaissant  Genève,  la  sachant 
fière  et  d'esprit  généreux,  j'ai  confiance  qu'après  les 
huit  mois  qui  viennent  de  s'écouler  elle  sera  de  plus  en 
plus  décourageante  pour  ce  projet  de  visite  impériale  et 
pontificale. 

Mais  l'équation  entre  protestantisme  et  germanisme, 
—  même  désavouée  par  Genève,  et  par  le  protestan- 
tisme anglo-saxon,  et  par  celui  des  races  latines,  — 
agit  depuis  longtemps  au  delà  du  Rhin  comme  une 
«  idée-force  »  ;  quelle  qu'en  soit  la  valeur,  quel  qu'en 
soit  Taloi,  cette  idée  possède  une  vertu,  qui  se  traduit 
par  des  faits.  Deux  métropoles  chrétiennes  existaient, 
où  jusqu'au  dix-neuvième  siècle  la  Réforme  n'avait  pas 
pénétré  :  c'était  Rome,  c'était  Jérusalem.  La  Prusse  offi- 
cielle, puis  l'Allemagne  officielle,  implantèrent  dans  ces 
deux  villes,  au  cours  du  siècle  passé,  l'Evangile  de 
Luther.  Ce  fut  un  diplomate  du  roi  de  Prusse,  le  baron 
de  Bunsen,  qui  dressant  contre  la  colline  du  Vatican 
celle  du  Gapitole,  ouvrit  à  Rome  la  première  chapelle 
évangéliqiie  ;  et  sur  la  cime  d'où  Jupiter*  Gapitolin  avait 
été  détrôné,  l'Église  de  Luther  s'installa.  Bunsen 
éprouva  le  besoin  de  glorifier  en  un  sonnet  cette  ini- 
tiative prussienne  ;  il  dardait  ses  vers,  comme  des 
flèches,  à  l'adresse  du  Vatican  ;  il  s'y  flattait  d'avoir 
«  planté  un  clou  »  qui  ne  pourrait  plus  se  déraciner. 
Après  avoir  longtemps  qualifié  le  pape  d'Antéchrist,  la 
Prusse  de  Frédéric-Guillaume  III  semblait  n'avoir  noué 
des  rapports  avec  le  Pape  que  pour  implanter  chez 
lui,  plus  sûrement,  la  foi  de  Luther,  fourrière  du 
germanisme  au  centre  même  du  sol  latin. 


il 


ET  LE   CATHOLICISME  37 

Soixante-dix  ans  s'écoulèrent,  et  l'on  vit,  en  1898, 
une  sorte  de  croisade  luthérienne  s'ébranler  vers  Jéru- 
salem, sous  les  auspices  de  Guillaume  II  :  la  basilique 
de  la  Rédemption,  inaugurée  par  l'Empereur  en  per- 
sonne, abrita  solennellement,  au  pays  de  l'Évangile, 
ministres  et  fidèles  du  «  pur  Évangile  ». 

«  Comment  peut-on  désirer  que  le  monde  musulman 
respecte  le  christianisme,  déclarait  l'Empereur  devant 
les  dix  pasteurs  évangéliques  de  l'Orient,  lorsqu'on  voit 
ce  que  le  christianisme,  représenté  par  les  autres  con- 
fessions chrétiennes,  a  fait  de  Jérusalem?  lfc?i72/e72a/3^, 
cest  à  nous  le  tour  !  »  Ainsi  Guillaume  II  rêvait-il 
d'apparaître  aux  populations  mulsulmanes  comme  ayant 
mission  de  réhabiliter  la  personne  et  la  doctrine  du 
Christ,  travesties,  apparemment,  par  le  catholicisme. 
Et  le  cadeau  qu'il  jetait  aux  catholiques  de  Jérusalem, 
d'un  peu  de  terre  pour  construire  eux-mêmes  une  église, 
ne  rachetait  pas  ce  qu'il  y  avait  d'offensant  pour  l'his- 
toire séculaire  du  cathoHcisme  dans  la  prétention 
qu'avait  l'Empereur,  parce  que  porteur  de  l'Évangile 
de  Luther,  de  restaurer  et  de  venger  la  réputation  du 
Christ.  Vis-à-vis  de  la  Custodie  franciscaine,  vis-à-vis 
des  représentants  de  l'Église  romaine  à  Jérusalem,  il 
se  targuait  d'apporter,  en  la  décorant  de  son  prestige 
d'empereur,  l'interprétation  fidèle  de  l'Évangile  ;  et  tous 
ses  propos  et  tous  ses  gestes  signifiaient  à  l'Islam  : 
«  Maintenant,  c'est  à  Luther  le  tour  î  » 

Dès  1870,  du  jour  où  le  canon  de  Sedan  eut  paru 
sonner  l'heure  de  Luther,  le  même  esprit  de  conquête 
religieuse  visa  les  vieux  pays  latins.  L'Espagne  catho- 
lique fut  tout  de  suite  visitée,  dès  le  mois  d'octobre  de 


38  LA   «   CULTURE   »   GERMANIQUE 

cette  année  fatale,  par  la  propagande  «  évangélique  » 
du  pasteur  allemand  Fliedner;  un  autre  Allemand, 
Henri  Ruppert,  survint  pour  lui  donner  aide  ;  et  Flied- 
ner, jusqu'à  sa  mort,  dans  sa  chapelle  de  Madrid,  sut 
lutter,  en  bon  Germain,  contre  la  vieille  culture  latine 
de  l'Espagne. 

Là-bas  sur  le  Danube,  dans  Tautre  portion  de  l'an- 
cien empire  de  Charles-Quint,  le  germanisme,  discipliné 
jadis  par  les  Jésuites,  avait,  grâce  à  eux,  gardé  son 
obédience  au  catholicisme.  Mais  la  Prusse,  au  début 
du  vingtième  siècle,  porta  ses  regards  de  ce  côté,  pour 
préparer,  en  terre  autrichienne,  d'étranges  aventures. 
<(  Les  étudiants  autrichiens  de  nationalité  allemande, 
proclamait  l'un  d'entre  eux,  n'attendent  que  l'instant  le 
plus  propice  pour  montrer  à  leur  peuple,  par  un  grand 
exemple,  comment  il  doitsedéher  des  chaînes  de  Rome, 
la  mortelle  ennemie,  et  trouver  dans  l'Église  chrétienne 
protestante  allemande  une  éducation  mille  fois  plus 
noble  et  plus  libre,  nationale  avant  tout.  »  L'instant  est 
propice,  insistèrent  à  Rerlin  certaines  voix  augustes  ; 
et  l'on  vit,  plusieurs  années  durant,  avec  l'appui  offi- 
cieux des  pouvoirs  allemands  et  de  l'or  allemand,  des- 
cendre en  pays  tchèques  et  Slovènes,  et  dans  les  régions 
catholiques  de  l'Autriche  allemande,  d'entreprenants 
messagers  qui  prêchaient  aux  populations  la  séparation 
d'avec  Rome  :  Los  von  Rom  !  Ils  cueillirent  des  victoires 
partielles:  l'empereur  Guillaume  II,  pontife  suprême  de 
son  Église  évangélique,  instigateur  lointain  de  cette 
chasse  aux  âmes,  put  apprendre  avec  joie,  à  la  fm  de 
1903,  que  plus  de  vingt  mille  consciences,  en  Autriche, 
s'étaient  résolues  à  cet  acte  suprême  de  germanisme  : 
émigrer  de  l'Église  romaine  dans  l'Église  évangélique. 


ET  LE  CATHOLICISME  39 

et  que  le  protestantisme,  ce  «  christophore  qui  porte  et 
promène  l'esprit  germanique  »,  comptait  en  Autriche 
vingt  mille  adhérents  de  plus.  «  L'avenir  de  notre  peu- 
«  pie  est  perdu,  criait  un  agitateur,  si  de  la  mer  Balti- 
«  que  à  l'Adriatique  il  n'appartient  pas  à  une  seule 
«  foi.  »  Dans  l'État  pangermanique  ainsi  rêvé,  le  catho- 
licisme apparaissait  comme  une  sorte  d'hérésie  poH tique, 
dont  l'expulsion  s'imposerait  ;  les  champions  du  mou- 
vement «  Los  von  Rom  »  estimaient  que,  devant  le 
germanisme  épanoui,  la  foi  romaine  n'aurait  qu'à 
déménager. 

Voilà  de  quelle  nuance  confessionnelle  se  couvre  la 
culture  germanique;  voilà  quel  genre  de  croisade  chré- 
tienne elle  entreprend.  Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  point  : 
ce  dont  il  s'agit,  pour  les  représentants  de  cette  «  cul- 
ture »,  ce  n'est  point  d'acheminer  les  âmes  romaines  ou 
palestiniennes,  espagnoles  ou  autrichiennes,  vers  une 
conception  religieuse  qu'ils  jugeraient  plus  conforme  au 
«  pur  Évangile  »  ;  dans  leurs  préoccupations  intimes, 
l'idée  religieuse  passe  au  second  plan;  il  s'agit  de  faire 
prévaloir  une  confession  d'origine  germanique  sur  le 
catholicisme  des  races  latines.  Ces  pangermanistes  que 
vous  voyez  les  plus  empressés  à  brandir  indiscrètement 
le  drapeau  de  la  Réforme  sont  souvent  des  sectaires, 
mais  presque  jamais  des  croyants;  ce  sont,  en  religion, 
des  sceptiques,  pour  qui  le  protestantisme  a  la  valeur 
d'un  outil  politique.  A  l'arrière-plan  de  leur  anticatho- 
licisme, qui  s'affiche  et  qui  s'étale,  vous  voyez  émerger 
un  an ti christianisme,  inconscient  ou  conscient,  inavoué 
ou  proclamé. 


40  LA   «   CULTURE   »   GERMANIQUE 


*     * 


Observez,  en  effet,  les  méthodes  d'action  du  germa- 
nisme, scrutez-en  les  postulats  politiques  et  moraux  : 
tout  ce  système  est  foncièrement  incompatible  avec  l'es- 
prit de  l'Évangile,  avec  les  exigences  les  plus  élémen- 
taires de  la  morale  du  Christ.  Nous  touchons  ici  les 
conséquences  très  pratiques,  très  réalistes,  de  certaines 
spéculations  philosophiques  qui,  dans  le  domaine  de  la 
pensée,  pouvaient  ne  paraître  que  des  jeux  d'esprit,  et 
qui  parfois  obtinrent  à  ce  titre  l'indulgence  trop  accueil- 
lante de  la  pensée  latine.  Voici  que  ces  spéculations, 
transportées  dans  le  domaine  de  l'histoire,  deviennent 
jeux  de  princes  ou  jeux  de  soudards;  et  tout  de  suite 
elles  suggèrent,  tout  de  suite  elles  glorifient  les  plus 
criminelles  atrocités. 

Le  bien  est  bien,  le  mal  est  mal  :  ainsi  parlait  l'Église, 
avec  le  bon  sens.  La  philosophie  allemande  nie  cette 
distinction,  proclame  l'identité  des  contraires,  donne  au 
mal  je  ne  sais  quelle  mission  pour  créer  et  réaliser  le 
bien.  L'avènement  universel  de  l'idée  germanique, 
voilà  le  bien  suprême  :  au  nom  de  l'idée  germanique, 
on  est  autorisé  à  faire  le  mal,  ouvrier  nécessaire  de  ce 
bien.  On  ne  cherche  même  pas,  pour  les  forfaits  de  la 
guerre,  des  circonstances  allénuantes;  philosophique- 
ment, on  les  estime  justifiés  ;  le  mal  est  dans  le  monde 
l'accoucheur  du  bien;  TÉtat  allemand,  qui  d'après'  l'hé- 
gélianisme  incarne  la  réalité  même  de  l'idée  morale, 
fera  donc  le  mal,  consciemment,  volontairement,  en  vue 


ET  LE  CATHOLICISME  41 

de  cette  œuvre  supérieure  qu'est  la  poursuite  de  son 
propre  triomphe;  et  par  cela  même  qu'il  fera  le  mal,  il 
se  flattera  d'accomplir  l'intégralité  du  vouloir  divin. 
Tant  pis  pour  ceux  qui  sont  étrangers  à  la  race  germa- 
nique :  ils  n'auront  toute  leur  valeur  d'hommes  que  du 
jour  où  ils  accepteront  d'être  les  sujets  de  cette  race; 
elle  a  le  droit,  en  se  servant  du  mal  comme  auxiliaire, 
de  faire  leur  bien.  Contre  cette  hégémonie,  qui  déifie  le 
caprice  germanique,  ils  ne  peuvent  en  appeler  pour 
leur  défense  à  une  loi  morale  supérieure  :  les  garanties 
de  vraie  liberté  que  trouve  tout  être  humain  dans  l'ac- 
complissement social  de  la  loi  morale  sont  dès  lors 
périmées.  La  résistance  des  peuples  latins  à  la  race 
suzeraine  prend  l'aspect  d'une  insurrection  contre  le 
progrès  humain  ;  elle  prouve  leur  infériorité  «  cultu- 
relle »  ;  ils  doivent  être  châtiés,  et  les  procédés  d'inti- 
midation, de  destruction,  de  sauvagerie  systématique, 
seront  le  châtiment  de  leur  aveuglement. 

N'invoquez  ici  ni  les  maximes  du  droit  des  gens  ni 
les  axiomes  d'une  morale  transcendante  :  la  raison 
pure,  ici,  n'a  rien  à  voir,  non  plus  que  l'Évangile.  Une 
((  raison  pratique  »  crée  le  «  vouloir  »  allemand,  lequel 
crée  la  morale  allemande,  et  la  morale  allemande,  par 
définition,  est  impérieuse,  unique  et  souveraine.  Vous 
protestez  auprès  du  théologien  Harnack  que  la  viola- 
tion de  la  Belgique  lèse  les  traités;  il  vous  répondra  que 
c'est  là  une  question  de  morale  :  moralement  parlant, 
l'Allemagne  se  doit  à  elle-même  de  poursuivre  sa  fin,  de 
réaliser  son  vouloir,  d'épanouir  et  de  parachever  sa 
conscience  de  peuple.  Voilà  le  seul  devoir  de  l'Alle- 
magne :  on  en  prend  à  témoin  le  vieux  Dieu  allemand; 
et  l'on  décrète  qu'en  vue  de  ce  devoir  tous  les  caprices 


42  LA   «   CULTURE   »   GERMANIQUE 

de   la    force   doivent   prévaloir    sur    les    réserves    du 
droit. 


Le  vieux  Dieu  allemand,  à  qui  chemin  faisant  Ton 
adresse,  en  paraissant  le  considérer  comme  une  person- 
nalité, certains  gestes  d'amicale  politesse,  se  confond 
en  définitive,  dans  la  pensée  des  philosophes,  avec  le 
«  devenir  »  historique  de  la  race  ;  il  finit  par  s'identifier 
avec  cette  race  élue,  toujours  en  marche  vers  l'accom- 
plissement de  ses  destinées  universelles.  Le  pan- 
théisme, avec  tout  ce  qu'il  y  a  d'immoral  dans  certaines 
de  ses  conséquences,  est  à  la  base  de  la  «  culture  » 
germanique  contemporaine,  à  l'origine  des  ambitions 
germaniques,  au  point  de  départ  des  crimes  qu'elles 
suscitent  et  des  apologies  qu'elles  inspirent.  La  pensée 
allemande  n'a  plané,  cent  cinquante  ans  durant,  sur 
les  cimes  nuageuses  d'une  métaphysique  subtile,  que 
pour  faire  rebondir  l'action  allemande  dans  l'anar- 
chique  sauvagerie  de  l'état  de  nature,  où  toute  violence 
est  permise  et  quasiment  sanctifiée. 

C*en  est  fait  de  Tidée  d'un  Dieu  personnel,  qui  maî- 
trisait l'arbitraire  des  volontés  humaines  :  l'arbitraire 
même  de  la  volonté  germanique  se  qualifie  Dieu.  C'en 
est  fait  de  l'idée  de  fraternité  humaine,  dont  la  pater- 
nité divine  est  la  garantie,  et  dont  le  Christ  fut  le  mes- 
sager :  il  n'y  a  plus  de  communauté  d'essence  entre  la 
race  germanique  et  les  autres  hommes.  C'en  est  fait  de 
l'esprit  de  charité  évangélique  :  les  impulsions  d'amour 
et  de  miséricorde  sont  des  faiblesses,  des  duperies;  les 
puissances  de  haine,  les  puissances  de  mal,  créent  l'ave- 
nir. Cette  philosophie,  qui  repose  sur  une  apologie  de  la 
force,  est  en  rupture  complète  avec  toute  la  tradition 


ET  LE  CATHOLICISME  43 

chrétienne,  avec  toute  la  pensée  chrétienne,  avec  toutes 
les  confessions  chrétiennes;  et  c'est  un  singulier  spec- 
tacle de  voir  le  pays  de  Luther,  —  le  pays  qui  se  glori- 
fiait si  volontiers  d'avoir  remis  en  vigueur  ce  qu'il  appe- 
lait le  «  pur  Évangile  »,  —  étayer  sa  conduite  et  asseoir 
son  existence  sur  une  philosophie  dont  tous  les  axiomes 
bafouent  l'Évangile  et  dont  toutes  les  applications  vio- 
lent l'Évangile. 


Parfois  le  pangermanisme  remonte  jusqu'à  l'Ancien 
Testament  :  il  y  pille  quelques  textes,  quelques  faits, 
dont  il  puisse  se  servir  pour  justifier  les  actes  que  s'est 
permis  l'Allemagne  à  titre  de  peuple  élu.  On  entendait 
raconter,  l'automne  dernier,  dans  certaines  chaires  de 
Berlin,  comment  Sihon,  roi  d'Hésébon,  ayant,  d'après 
le  livre  du  Deutéronome,  refusé  le  passage  aux  enva- 
hisseurs, fut  honteusement  battu,  et  comment  tous  les 
hommes  de  son  royaume,  et  toutes  les  femmes,  et  tous 
les  enfants,  périrent,  et  comment  il  ne  resta  de  vivant 
que  le  bétail,  que  l'envahisseur  emporta.  Les  pasteurs 
qui  pieusement  méditaient  sur  ce  texte  y  découvraient 
un  avertissement  prophétique  à  l'adresse  du  roi  de  Bel- 
gique, coupable  d'avoir  refusé  le  passage  aux  armées 
de  Guillaume,  élu  de  Dieu;  ils  infligeaient  à  l'Écriture 
ce  déshonneur,  d'en  tirer  des  leçons  de  cruauté. 

Mais  l'Écriture,  l'Ancien  Testament,  c'est  un  produit 
de  la  civilisation  judaïque  :  d'autres  pangermanistes 
surgissent,  plus  absolus  et  plus  chatouilleux,  deman- 
dant pourquoi  le  germanisme  continuerait  de    se  ré- 


44  LA   «   CULTURE   »   GERMANIQUE 

clamer  d'une  pensée  et  d'un  Dieu  dont  les  origines 
sont  étrangères  au  germanisme  lui-même;  et  ce  n'est 
pas  seulement  par  une  saillie  d'originalité,  mais,  bien 
plutôt,  par  l'effet  d'une  profonde  logique,  que  certains 
de  ces  pangermanistes,  ne  voulant  plus  d'autres  divi- 
nités que  des  divinités  indigènes,  ont  reculé,  par  delà 
Luther,  héraut  germanique  de  Tidée  chrétienne,  jus- 
qu'à Wotan,  jusqu'à  Odin,  jusqu'à  Thor,  incarnations 
germaniques,  authentiquement  indigènes,  de  lïdée 
même  de  Dieu.  Encore  que  Luther  soit  le  type  de 
l'homme  allemand,  de  l'homme  kerndeutsch,  le  Christ 
de  Luther  demeure  un  Juif;  avec  Wotan,  on  a  le 
dieu  allemand,  le  Dieu  kerndeutscb. 

Puisque  en  effet,  théoriquement  parlant,  Dieu  est 
au  service  de  la  Germanie  et  ne  peut  être  qu'au  service 
de  la  Germanie,  puisqu'il  y  a  identité  entre  les  rêves 
de  celte  race  et  le  vouloir  de  Dieu,  puisque  le  germa- 
nisme a  prétendu  s'asservir  Dieu  et,  si  l'on  peut  ainsi 
dire,  nationaliser  les  conseils  de  Dieu,  il  était  naturel 
que  certaines  imaginations,  moins  croyantes  d'ailleurs 
qu'exaltées,  rejoignissent,  au  delà  du  panthéisme  raf- 
finé du  dix-neuvième  siècle,  le  vieux  paganisme  de  la 
Germanie,  et  qu'elles  s'éprissent  de  ces  fables  qu'on 
croyait  à  jamais  surannées  et  qu'enfantèrent,  à  l'aurore 
de  l'histoire,  les  imaginations  germaniques.  Au  demeu- 
rant, la  philosophie  allemande  qui  faisait  de  Dieu,  non 
plus  un  être  objectivement  transcendant,  mais  une 
création  de  la  conscience  humaine,  une  élaboration  du 
subjectivisme  humain,  avait  elle-même  préludé,  sans 
assurément  s'en  rendre  compte,  à  ce  renouveau  païen. 
Car  la  création  de  la  conscience  germanique,  l'élabora- 
tion du  subjectivisme  germanique,  portent  dans  l'his- 


ET  LE  CATHOLICISME  45 

toire  le  nom  d'Odin,  de  Wotan,  de  Thor  ;  et  c'est  ainsi 
qu'à  Técole  des  philosophies  les  plus  audacieuses,  les 
plus  nouvelles,  certains  pangermanistes  ont  réappris  à 
se  prosterner  devant  les  mythes  de  l'antique  Germanie. 
Ils  ne  se  trompaient  pas,  à  vrai  dire,  en  estimant  que 
pour  mettre  leurs  violences  sous  les  auspices  d'un 
Dieu,  ils  devaient  élire  Wotan,  et  non  point  le  Christ; 
et  le  congé  qu'ils  prenaient  du  Christ  au  moment  où 
ils  faisaient  du  nom  de  Dieu  un  abus  confinant  au 
blasphème,  était  encore,  quoi  qu'ils  voulussent,  un 
hommage  au  Christ. 

Nous  sommes  loin  du  temps  où  le  poète  Maurice 
Arndt,  que  les  pangermanistes  d'aujourd'hui  vénèrent 
comme  une  sorte  de  barde,  proclamait  que  la  race 
germanique  était  le  sel  de  la  terre  chrétienne...  Mau- 
rice Arndt  a  de  lointains  successeurs  qui,  dans  les 
régions  allemandes  de  l'Autriche  organisent  une 
propagande  nationaliste  (  vôlkisch  )  pour  les  vieux 
cultes  germaniques,  qui  fondent  en  l'honneur  de  ces 
cultes  des  revues,  des  journaux,  des  feuilles  pédago- 
giques, qui  sur  le  sommet  des  Alpes  tyroliennes  dérou- 
lent emphatiquement  des  fêtes  solstitiales,  et  qui  enga- 
gent le  peuple  allemand  à  replanter  les  vieux  arbres 
sacrés,  jadis  abattus  par  saint  Boniface.  Pour  ces  aven- 
tureux fourriers  du  germanisme,  l'ère  chrétienne  même 
doit  être  abrogée,  et  le  point  de  départ  de  leur  calen- 
drier n'est  plus  la  naissance  du  Rédempteur,  mais  la 
bataille  de  Norcie,  livrée  l'année  113  avant  notre  ère, 
entre  Teutons  et  Romains. 

Tel  est,  sur  la  route  d'orgueil  qu'elle  continuera  de 
descendre  en  croyant  toujours  s'élever,  l'ultime  point 


46  LA   «   CULTURE   »   GERMANIQUE 

d'arrivée  d'une  certaine  «  culture  »  germanique  :  après 
s'être  donnée  comme  la  quintessence  du  christianisme, 
cette  culture  se  complaît,  avec  un  singulier  mélange  de 
pédantisme  et  de  puérilité,  à  des  résurrections  factices 
de  l'idolâtrie.  Saint  Boniface,  au  huitième  siècle,  croyait 
avoir  eu  raison  des  idoles  :  ce  Germain  qui  ne  put  civi- 
liser la  Germanie  que  parce  qu'il  était  l'élève  et  le  mes- 
sager de  Rome,  soupçonnait-il  que,  onze  cents  ans  plus 
tard,  des  hommes  se  rencontreraient,  pour  restaurer  la 
gloire  d'Odin  sur  Taltitude  des  montagnes  et  dans  les 
profondeurs  des  âmes,  par  haine  de  Rome,  par  haine 
des  civilisations  méditerranéennes,  par  haine  du  nom 
latin,  par  haine  du  Christ? 

Georges  Goyau. 


LE  ROLE  CATHOLIQUE  DE  LA  FRANCE 

DANS  LE  MONDE 


L'auteur  des  pages  qui  suivent  n'a  T intention  de 
partir  en  guerre^  —  en  ces  temps  où  la  guerre  est 
partout,  —  contre  personne. 

Français,  il  a  pour  la  France  les  sentiments  d'un 
bon  citoyen  et  d'un  ardent  patriote;  mais,  ayant  long- 
temps vécu  loin  de  ses  frontières  et  fréquenté  des 
liommes  «  de  toute  langue  et  de  toute  tribu  »,  il  sait 
qu'aucun  pays  n'a  le  monopole  du  bien,  et  il  croit 
avoir  assez  de  liberté  d'esprit  pour  rendre  à  chacun 
ce  qui  lui  est  dû.  On  peut  aimer  beaucoup  sa  patrie 
sans  haïr  celle  des  autres. 

C'est  ainsi  préparé  que  je  voudrais,  en  quelques 
pages  très  simples  et  très  sincères,  quoique  fort 
incomplètes,  essayer  de  rappeler,  à  quelques-uns  de 
ceux  qui  l'oublient,  le  rôle  catholique  de  la  France 
dans  le  monde... 


I 

LA   FRANCE    ET    SA  RÉPUTATION 

Dans  Je  formidable  conflit  dont  l'Europe  était  depuis 
longtemps  menacée  et  qui  a  fini  par  éclater  à  propos 
d'un  incident  qui  ne  fut  qu'une  occasion,  les  Catho- 
liques de  divers  États  neutres  ont  pris  position  et,  tra- 


48  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 

vailles  par  une  propagande  abondante,  méthodique, 
savante  et  singulièrement  hardie,  nombre  d'entre  eux, 
paraît-il,  manifestent  à  l'égard  de  la  France  des  senti- 
ments qui  montrent  combien  ce  pays  leur  est  inexacte- 
ment connu. 

Hélas  !  la  raison  principale  de  cette  attitude  n'est 
pas  difficile  à  découvrir  :  la  politique  anti-religieuse  de 
ces  dernières  années  nous  a  discrédités  devant  le 
monde  entier  ! 

Et  c'a  été  là,  après  la  désastreuse  surprise  de  1870, 
après  le  malheureux  traité  de  Francfort  et  ses  consé- 
quences, c'a  été  là  une  autre  victoire  de  Bismarck,  vic- 
toire plus  humiliante  encore  que  les  autres,  puisqu'elle 
est  acceptée  par  une  partie  de  la  nation,  par  ceux  qui  la 
gouvernent... 

Ayant  vu  par  expérience  quelle  source  inépuisable 
de  discussions  et  de  faiblesse  les  querelles  religieuses 
sont  pour  un  pays,  Bismarck  eut  l'idée  infernale,  après 
avoir  mis  fm  au  Kulturkampf  en  Allemagne,  de  le 
faire  passer  en  France.  Il  ne  réussit  que  trop  bien.  Et 
c'est  après  nous  avoir  inoculé  ce  virus,  qui  nous  a 
empoisonnés  et  défigurés,  que  la  vertueuse  Allemagne 
nous  montre  du  doigt  aux  Catholiques  d'Italie,  d'Es- 
pagne et  d'ailleurs  : 

—  Voyez  ces  athées  et  ces  dégénérés.  Quel  bien  peut 
désormais  en  attendre  la  sainte  ÉgHse?  Tandis  que 
nous  ! . . .  Gott  mit  uns  ! 

Semblablement,  la  Babylone  des  temps  modernes  — 
c'est  de  Paris  qu'il  s'agit  —  est  représentée  comme  la 
sentine  de  tous  les  vices.  Et  la  vérité  est  que  cette 
Babylone  est  surtout  connue  et  pratiquée  comme  telle 
par  une  clientèle  exotique,  pour  laquelle,  il  est  vrai,  elle 
a  eu  le  tort  d'être  beaucoup  trop  accueillante  par  le 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  49 

passé.   Mais   quelle   différence   entre   ce  Paris   de   la 
légende  et  le  Paris  véritable  ! 

Cette  réputation,  d'ailleurs  fâcheuse,  est  entretenue 
par  la  presse  étrangère  avec  une  persistance  et  un 
ensemble  surprenants.  Quand  on  lit  les  journaux  alle- 
mands, anglais,  italiens,  espagnols,  etc.,  on  est  surpris 
du  genre  de  correspondance  qui  leur  est  envoyé  de 
Paris  :  des  histoires  de  théâtres,  des  modes,  des  scan- 
dales, des  chroniques  légères,  des  fêtes,  des  futilités, 
de  petits  faits  ridiculement  exagérés  ou  généralisés, 
des  vilenies  sociales,  politiques,  financières,  littérai- 
res, artistiques ,  tout  ce  qui  peut  nous  déconsidérer, 
tout  ce  qui  peut  nous  représenter  comme  un  peuple  de 
décadents.  De  tout  le  reste,  rien.  Il  est  vrai  que  la 
plupart  de  ces  reporters  ont  une  moralité  qui  ne  leur 
permet  guère  de  s'élever  au-dessus  de  ce  niveau  :  c'est 
une  excuse  ! 

La  presse  catholique  allemande  s'est  particuliè- 
rement distinguée,  depuis  longtemps,  dans  cette  façon 
d'écrire  This Loire.  Au  fond,  le  Kulturkampf  a  eu  plus 
de  succès  qu'on  ne  le  pense  communément.  Son  but 
était  de  nationaliser  le  catholicisme  allemand,  en  le 
détachant  de  Rome  pour  en  faire  un  instrument  docile 
à  l'usage  de  l'empereur  et  de  l'empire.  Le  moyen  a 
échoué,  mais  le  résultat  a  été,  à  sa  manière,  obtenu.  Que 
les  Catholiques  allemands  soient  des  patriotes,  c'est  leur 
droit  et  leur  devoir  :  niil  ne  peut  songer  à  le  leur 
reprocher.  Mais  ce  dont  on  peut  s'étonner,  c'est  la 
faciUté  avec  laquelle  ils  sont  entrés,  pour  leur  part, 
dans  cette  espèce  de  delirium  germanicum,  dont  toute 
la  nation  paraît  décidément  atteinte.  A  leurs  yeux,  la 
France,  «  la  pauvre  France  »,  est  un  pays  athée,  fini, 
d'où  la  vie  chrétienne  a  presque  entièrement  disparu, 

4  ~  Fr. 


50  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 

et  à  laquelle  l'Allemagne,  si  religieuse,  si  bien  organisée 
et  si  forte,  doit  se  substituer  par  une  propagande  métho- 
dique et  vigoureuse,  à  la  fois  nationale  el  catholique. 
En  d'autres  termes,  le  catholicisme  allemand  va  de 
pair  avec  l'impérialisme  allemand.  Lui  aussi  a  sa 
Weltpolitik! 


Eh  bien,  non  !  la  France  ne  mérite  pas  la  réputation 
qui  lui  est  faite. 

Certes,  elle  ne  nie  pas  ses  défauts,  ses  fautes,  ses 
faiblesses,  ses  divisions,  ses  aberrations;  car,  au  moins, 
l'hypocrisie  n'est  pas  son  fait!  Mais  qui  donc  lui  jettera 
la  première  pierre,  en  Europe,  ou  hors  d'Europe?... 

N'insistons  pas  ! 

La  voici  à  l'épreuYe,  elle  du  moins,  à  l'épreuve  du 
feu  :  sa  jeunesse  n'y  fait  pas  trop  mauvaise  figure,  et 
l'armée  allemande  ne  trouve  plus  qu^elle  est  aussi  dégé- 
nérée qu'on  le  lui  avait  dit... 

Aussitôt  que  le  canon  a  fait  entendre  sa  grande  voix 
à  la  frontière,  «  l'Union  sacrée  »  s'est  faite.  L'étiquette 
officielle  qui  la  désignait  aux  regards  du  monde  a 
craqué  partout,  et  au-dessous  de  la  France  artificielle 
et  décadente  est  apparue  une  autre  France  qui  se  voyait 
moins  et  qui  la  représentait  mieux.  Tout  à  coup,  la 
vieille  race  s*est  retournée,  et  on  Ta  revue  avec  quelque 
surprise  montrer  ce  qui  fait  le  fond  de  son  âme  baptisée, 
la  générosité,  le  désintéressement,  la  vaillance  et  la 
bonté,  unis  à  un  sang-froid,  un  calme  et  une  résolution, 
qu'on  ne  lui  soupçonnait  pas.  Jeanne  d'Arc  a  reconnu 
son  sang  ! 


Il 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  51 

C'est  une  énorme  vague  de  fond  qui  a  balayé  Técume 
de  la  surface. 


* 


L'histoire  de  France,  au  reste,  est  pleine  de  ces  rebon- 
dissements étranges.  Maintes  fois,  ce  peuple  a  paru 
perdu  :  l'instant  d'après,  il  rejaillissait  miraculeusement 
et  recommençait  une  nouvelle  période  de  vie  et  de  gran- 
deur. Telles  furent  les  crises  terribles  du  xiv^  siècle, 
l'invasion  anglaise,  la  guerre  de  Cent  Ans,  les  guerres 
de  religion,  la  Révolution  et  ses  suites  —  qui  se  font 
encore  sentir.  «  Autant  de  crises  religieuses,  autant  de 
crises  nationales;  autant  de  restaurations  de  la  France, 
autant  de  restaurations  du  Catholicisme  (1).  » 

L'époque  actuelle,  qui  a  vu  mettre  en  discussion  tous 
les  principes  sur  lesquels  une  société  repose,  paraît  ar- 
rivée à  son  terme  :  une  autre  a  déjà  commencé.  La 
réaction  se  préparait  dans  les  esprits,  visible  pour  les 
yeux  attentifs  :  la  guerre  la  rend  manifeste.  Selon  une 
pensée  de  Maurice  Barrés,  la  chevalerie  révolutionnaire 
s'unit  chez  nous  à  la  chevalerie  du  Christ.  L'agres- 
sion allemande  fit  cette  soudure,  après  les  quarante- 
quatre  ans  d'humiliations  qu'elle  nous  avait  imposées. 
Le  miracle  continuera. 


(1)  M»"^  A.  Baudrillart,  La  Croix,  5  septembre  1914, 


52  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 


II 


LA   FRANCE    ET    SA   VIE  SPIRITUELLE 


Au  surplus,  les  Catholiques  étrangers  qui  jugent  de 
la  France  par  son  étiquette  officielle  et  extérieure 
oublient  vraiment  trop  la  vie  surnaturelle  qui  circule 
dans  ses  meilleurs  éléments  et  qui  est  attestée  par  tant 
de  témoignages  ;  les  services  que,  même  au  xix^  siècle, 
elle  a  rendus  à  la  civilisation  chrétienne  et  à  rÉghse  ; 
la  place  surtout  qu'elle  tient  dans  le  monde  par  ses  mis- 
sionnaires, qui  deviennent^  au  besoin,  des  martyrs. 


*    * 


L'Allemagne  officielle  parle  beaucoup  de  «  son  »  Dieu 
—  Unser  Gott  !  —  comme  si,  l'hégémonie  de  la  terre 
ne  lui  suffisant  déjà  plus,  elle  aspirait  à  celle  du  ciel  ! 

Nous,  nous  ne  sommes  que  de  pauvres  pécheurs,  et 
nous  le  confessons  très  humblement,  baissant  la  tête  et 
nous  frappant  la  poitrine.  Et  cependant,  malgré  notre 
indignité,  et  même  en  ces  derniers  temps,  nous  avons  été 
l'objet  de  manifestations  surnaturelles  éclatantes,  con- 
firmées par  des  miracles  et  reconnues  par  l'Église,  que 
nulle  part  au  monde  on  n'a  vu  se  produire  en  pareil 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  53 

nombre  :  Dieu  ne  paraît  donc  pas  nous  avoir  abandonnés. 
Telles  sont  les  apparitions  de  la  Vierge  Marie,  à  la([uelle 
nous  aimons  à  donner  le  doux  nom  de  «  Reine  de 
France  »,  à  la  Salette,  en  1846;  à  Pontmain,  en  1871; 
et  surtout  à  Lourdes,  où  les  prodiges  de  guérison  et  de 
conversions  se  succèdent  depuis  plus  de  cinquante  ans. 
Nulle  part  non  plus  on  ne  trouve  plus  de  sanctuaires 
dédiés  à  Marie,  plus  de  pèlerinages,  plus  de  confréries 
groupant  d'innombrables  associés. 

Continuons  cette  revue  rapide.  Si,  comme  l'écrit 
M^'  Baunard  (1),  la  première  de  toutes  les  gloires  est 
de  produire  des  saints,  la  première  de  toutes  les  gloires, 
en  ces  derniers  temps,  ne  reviendrait-elle  pas  à  la  terre 
de  France? 

Sans  remonter  à  saint  François  de  Sales,  que  Pie  IX 
a  proclamé  docteur  de  l'Église  universelle,  ni  à  saint 
Vincent  de  Paul,  donné  par  Léon  XIIÏ  comme  patron 
et  protecteur  de  toutes  les  œuvres  de  charité,  nous  avons 
donné  naissance  à  une  telle  quantité  de  saints  person- 
nages que,  tout  de  même,  l'arbre  qui  porte  ces  fruits  ne 
donne  pas  l'impression  d'être  desséché  et  bon  à  jeter  au 
feu.  Ce  sont  d'abord  nos  missionnaires  martyrs  de 
Gochinchine,  du  Tong-king,  d'Annam,  de  Chine,  de 
Corée,  d'Océanie  et  d'Afrique,  au  nombre  de  plus 
de  150;  c'est  ce  prêtre  admirable,  J.-B.  Vianney,  curé 
d'Ars,  dont  le  saint  pape  Pie  X  avait  toujours  la  sta- 
tuette sous  les  yeux;  ce  sont  les  fondateurs  et  fonda- 
trices de  ces  nouvelles  et  nombreuses  familles  reli- 


(Ij  Mf  Baunard,  Un  sibclo  do  rilisloirc  de  France  (1800-1900).  Pous- 
siclgue,  Paris. 


54  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 

gieuses,  nées  parmi  nous  :  Jean-Baptiste  de  la  Salle, 
le  P.  Eudes,  M.  Olier,  Grignon  de  Montfort,  le  P.  Liber- 
mann,  Jean  de  Lamennais,  la  Mère  Barat,  la  Mère 
Marie-Madeleine  Postel,  la  Mère  Javouhey,  la  Mère 
Marie-Thérèse  Dubouché,  la  Sœur  Thérèse  de  F  Enfant- 
Jésus,  et  tant  d'autres;  c'est  le  pauvre  et  glorieux  men- 
diant Benoît  Labre;  ce  sont  les  voyantes  prédestinées 
Marguerite-Marie,  confidente  du  Sacré-Cœur  à  Paray- 
le-Monial,  Germaine  Cousin,  la  bergère  toulousaine, 
Catherine  Labouré,  à  qui  nous  devons  la  «  médaille 
miraculeuse  »,  Bernadette  Soubirous,  l'enfant  simple  et 
sublime  de  Lourdes  ;  c'est  enfin  notre  sainte  nationale, 
Jeanne  d'Arc,  qui  a  paru  revivre  de  nos  jours  pour 
unir  cette  fois  Armagnacs  et  Bourguignons,  Français 
et  Anglais,  et  marcher,  invisible,  à  la  tête  de  leurs 
bataillons,  afin  de  «  bouter  dehors  »  le  nouvel  ennemi 
de  la  patrie  française. 

* 

Un  des  signes  les  plus  remarquables  du  perpétuel  et 
miraculeux  rajeunissement  de  la  France  est  le  recru- 
tement, toujours  contrarié  et  toujours  résistant,  du 
clergé,  des  religieux  et  des  religieuses.  Nulle  part, 
peut-être,  le  clergé  n'a  devant  lui  moins  d'avantages 
temporels,'  et  nulle  part  il  ne  se  présente  plus  libérale- 
ment au  service  de  Dieu  et  des  âmes.  Il  a  trouvé  sur  son 
sol,  pour  le  former,  d'admirables  instituteurs  dans  les 
fils  de  M.  Olier,  les  prêtres  de  la  Compagnie  de  Saint- 
Sulpice,  auxquels  s'étaient  unis  en  quelques  séminaires 
les  enfants  de  saint  Vincent  de  Paul. 

Écrasé,  décimé,  dispersé  par  la  grande  Révolution, 
puis  rallié,  réformé  et  enserré  dans  les  mailles  d'un 
Concordat  qui  lui  assurait  une  existence  tranquille  en 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  55 

le  paralysant,  soumis  ensuite  à  toutes  les  avanies  inspi- 
rées par  un  sectarisme  savant,  méthodique  et  légal,  tout 
à  coup  ce  séparé  »  violemment  de  l'État  et  des  avan- 
tages que  l'État  peut  offrir,  incorporé  dans  l'armée  et, 
sous  nos  yeux  même,  appelé  à  mafcher  au  secours  de 
la  patrie  au  même  titre  que  tous  les  autres  citoyens,  le 
clergé  de  France  a  fait  face  à  toutes  les  situations,  sans 
hésitation,  sans  défection,  avec  une  dignité,  une  vail- 
lance, une  intelligence,  un  esprit  de  foi  et  un  patrio- 
tisme qui  ont  forcé  l'admiration  de  ses  pires  adver- 
saires. 

L'avez- vous  déjà  oubhé?  C'était  en  1906.  Pouvait- 
on  ou  ne  pouvait-on  pas  accepter  les  «  associations 
cultuelles  »  prévues  par  la  loi  de  séparation  de  l'Église 
et  de  l'Etat?  Un  doute  était  permis,  d'autant  que  c'était 
apparemment,  dans  l'ensemble,  une  question  de  vie  ou 
de  mort.  Sur  un  mot  du  pape,  l'accord  se  fit  immé- 
diatement :  le  clergé  de  France,  prêtres  et  évêques, 
accepta  sans  discussion  le  mot  d'ordre  que  lui  donna 
Pie  X,  et  ce  geste  lui  coûta  —  il  le  savait  —  ses  reve- 
nus, ses  fondations,  ses  églises,  ses  séminaires,  ses 
évêchés,  ses  presbytères,  bref,  une  somme  évaluée 
à  600  millions  de  francs,  qui  lui  eût  permis  de  vivre. 

Il  n'en  est  pas  mort,  cependant,  et  c'est  une  nou- 
velle preuve  qu'il  reste  encore  des  Catholiques  en 
P>ance  pour  soutenir  leurs  prêtres  et  assurer  le  service 
de  leur  culte. 

La  guerre,  nous  venons  de  le  dire,  le  soumet  à  un 
autre  genre  d'épreuves.  Combien  y  a-t-il  de  prêtres,  de 
séminaristes  et  de  religieux  mobilisés?  Il  est  difficile 
de  le  dire  (1);  mais  on  en  trouve  partout  :  aumôniers 


(1)  On  parle  de  20,000  prêtres,  sans  compter  les   séminaristes  et  les 
religieux. 


56  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 

des  armées  de  terre  et  de  mer,  sans  doute,  mais  aussi 
combattants  de  toutes  armes  et  de  tous  grades,  infir- 
miers, brancardiers,  etc.  «  Sel  de  la  terre  »  par  voca- 
tion, ils  sont  devenus  le  «  sel  de  l'armée  »,  où  ils  ont 
trouvé  tout  de  suite  le  plus  sympathique  accueil.  Et  là 
encore  se  vérifie  le  fait,  souvent  constaté,  que  la  Provi- 
dence a  des  moyens  infiniment  variés  de  tourner  les 
desseins  des  hommes  !  Ce  n'est  assurément  pas  par 
respect  pour  les  lois  canoniques,  ni  pour  favoriser  le 
recrutement  du  clergé,  ni  pour  honorer  les  prêtres, 
qu'on  a  fait  la  loi  des  «  curés  sac  au  dos  ».  Eh  bien,  il 
se  trouve  aujourd'hui  que  la  présence  de  ces  «  curés  » 
parmi  les  soldats,  sous  les  mêmes  balles  et  les  mêmes 
obus,  dans  les  mêmes  tranchées,  les  mêmes  ambulances 
et  les  mêmes  champs  de  bataille,  a  créé  entre  les  uns 
et  les  autres  une  respectueuse  et  fraternelle  sympa- 
thie, qui,  à  défaut  d'autres  résultats,  vaudrait  une 
excellente  prédication;  mais,  en  fait,  jamais,  depuis 
Jeanne  d'Arc,  le  soldat  de  France  n'a  autant  pratiqué 
la  messe,  la  prière,  la  confession  et  la  communion. 
C'est,  au  cours  des  événements  les  plus  tragiques,  une 
«  retraite  spirituelle  »,  avec  préparation  à  la  mort, 
admirablement  suivie  dans  la  fraternité  des  armes, 
donnée  à  toute  la  jeunesse  de  France,  qui  ne  l'oubhera 
pas. 


La  multiplication  extraordinaire  des  Ordres  et  des 
Congrégations  d'hommes  et  de  femmes  sur  le  sol  fran- 
çais, au  cours  du  XIX*  siècle,  est  un  autre  phénomène 
déconcertant  pour  ceux  qui  s'imaginent  que  la  sève 
chrétienne  est  épuisée  chez  nous.  L'énumération  de 
ces  associations  serait  fastidieuse  :  elles  ont  surgi  pour 


DE  LA  FRANCE  DANS   LE  MONDE  57 

rendre  tous  les  services,  exercer  tous  les  apostolats, 
répondre  à  toutes  les  aspirations,  soulager  toutes  les 
misères.  Et  si  notre  Kulturkampf,  importé  d'Alle- 
magne, en  a  dispersé  plusieurs,  la  Providence,  ici 
encore,  s'est  servie  de  cette  dispersion  même  pour  les 
répandre,  comme  autant  de  graines  précieuses  et 
fécondes  portées  par  un  vent  d'orage,  dans  le  monde 
entier,  qui  en  bénéficie. 

Ces  Sociétés  religieuses  ont  d'ailleurs  un  caractère 
commun,  qui  paraît  les  entraîner  comme  nécessaire- 
ment au  delà  des  frontières  françaises  :  le  prosélytisme 
est  chez  elles  un  besoin. 

Les  Filles  de  la  Charité  de  saint  Vincent  de  Paul  ne 
sont  pas  moins  de  30.000,  répandues  par  toute  la  terre. 

Les  Petites  Sœurs  des  pauvres,  nées  de  rien,  ont 
plus  de  300  maisons  dans  les  deux  mondes  et  ouvrent 
le  ciel,  après  leur  avoir  facilité  les  derniers  pas  sur  la 
terre,  à  des  milliers  de  vieillards. 

Les  Frères  des  Écoles  chrétiennes  instruisent  des 
enfants  dans  les  cinq  parties  du  monde. 

Il  n'y  a  pas,  il  semble,  d'Ordre  plus  sédentaire  que 
celui  des  Trappistes.  Les  Trappistes  français  ont  fondé 
des  maisons  au  Canada,  aux  États-Unis,  au  Brésil,  et 
jusqu'au  Japon  et  en  Chine... 


*    * 


Faut-il  aussi  parler  des  belles  initiatives  religieuses 
dont  la  France  a  été  l'inspiratrice  en  ces  derniers 
temps?  Un  volume  entier  y  serait  impuissant.  Qu'il 
suffise  de  rappeler  la  dévotion  au  Sacré-Cœur,  partie 
de  Paray-le-Monial  et  à  laquelle  des  souscriptions,  dont 
le  chiffre  atteindra  40  millions  de  francs,  viennent  d'éle- 


58  LE   RÔLE  CATHOLIQUE 

ver  une  basilique  sur  les  hauteurs  de  Montmartre,  à 
Paris  ;  l'institution  des  Congrès  eucharistiques  interna- 
tionaux ;  l'adoration  nocturne  du  Saint-Sacrement  ; 
l'Adoration  réparatrice  :  les  Catéchistes  volontaires  ; 
l'admirable  Société  des  Conférences  de  saint  Vincent  de 
Paul  qui,  en  1900,  s'élevaient  au  chiffre  de  5.000,  com- 
prenant environ  100.000  personnes  ;  les  patronages,  les 
cercles  de  jeunes  gens  et  ouvriers,  les  œuvres  de  presse, 
les  études,  l'enseignement  chrétien  à  tous  les  degrés 
et  dans  tous  les  genres,  etc. 

Sans  doute,  écrivait  M^'"  Baunard  il  y  a  quinze  ans,  le 
XIX®  siècle  aura  été  le  siècle  de  la  grande  sécularisation, 
de  la  grande  laïcisation  et,  hélas!  de  la  grande  démo- 
ralisation, en  France  et  ailleurs...  Mais  si,  nulle  part, 
l'attaque  n'a  été  plus  générale,  plus  prolongée,  plus 
vive  et  plus  astucieuse,  —  notre  pays  semblant  avoir 
été  choisi  comme  principal  champ  d'expérience,  —  nulle 
part  non  plus  la  défense  n'aura  été  plus  généreuse  et 
plus  belle.  «  A  côté  des  écoles  sans  Dieu,  l'Église  de 
France  n'a  jamais  élevé  et  entretenu  à  ses  frais  tant 
d'écoles  de  Dieu  et  n'a  réuni  tant  d'enfants  sous  ses 
ailes.  Elle  a  fondé  des  collèges  chrétiens,  des  pension- 
nats chrétiens,  et  elle  a  osé  établir  des  Universités. 
Elle  n'a  jamais  bâti  tant  d'églises,  tant  de  chapelles  et 
de  couvents,  érigé  tant  d'autels;  elle  n'a  jamais  ouvert 
tant  de  refuges  pour  toutes  les  misères  morales  comme 
pour  les  misères  physiques  d'une  société  malade;  elle 
n'a  nulle  part  suscité  plus  de  vocations  religieuses  et 
sacerdotales  que  dans  un  pays  qui  les  entrave  par  toutes 
sortes  de  persécutions,  de  vexations,  d'exécutions  et  de 
séductions.  Elle  a  rarement  enfanté  plus  de  Saints, 
osons-nous  dire,  que  dans  ce  temps  de  dépravation 
morale.  Et,  à  rencontre  des  corruptions  de  la  cité  de  la 


I 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  59 

terre,  elle  a  fait  s'épanouir  la  fleur  de  toutes  les  vertus 
dans  la  cité  de  Dieu  (1).  » 

Seulement,  parce  que  notre  Kulturkampf,  à  nous, 
n'a  pas  encore  dit  son  dernier  mot,  est-ce  une  raison 
pour  nos  frères  de  l'Étranger  de  nous  envelopper  tous, 
croyants  et  mécréants,  dans  la  même  réprobation? 

Il  fut  un  temps,  qui  n'est  pas  loin,  où  le  vénérable 
archevêque  de  Cologne,  M^'  Melchers,  était  en  prison 
et  figurait  sur  les  rôles  du  geôlier  sous  le  titre  de 
«  rempailleur  de  chaises  ».  Personne  alors,  de  ce  côté 
du  Rhin,  n'appelait  les  foudres  du  ciel  sur  l'Allemagne 
persécutrice,  sacrilège  et  athée... 

On  est  moins  généreux  pour  nous. 


(1)  M»'  Baunard,  Un  siècle  de  l'Eglise  de  France  (1800-1900),  Paris. 


60  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 


III 


T.A    FRANCE    ET    L  EVANGELISATION    DU    MONDE 

La  propagation  de  l'Évangile  dans  le  monde  n'a 
jamais  été  interrompue.  C'est  l'œuvre  même  de  l'Église, 
c'est  son  but,  c'est  sa  raison  d'être.  «  Allez,  a  dit  le 
Maître,  instruisez  les  peuples  et  baptisez-les.  »  Aucun 
ordre  plus  précis,  plus  formel  et  plus  clair  n'a  été  donné 
par  Jésus-Christ  :  ce  fut  son  testament. 

Et  cependant,  1900  ans  après  que  cet  ordre  a  été 
donné,  il  reste  par  le  monde  plus  d'un  milliard  d'hommes 
auxquels  le  message  de  Dieu  n'est  jamais  parvenu! 

Douloureux  problème,  angoissant  mystère... 

En  présence  de  ce  fait  lam'entable  que,  sans  doute, 
on  peut  expliquer  de  façon  plus  ou  moins  heureuse,  les 
théologiens  et  les  prédicateurs  de  divers  pays  «  catho- 
liques »  dissertent  abondamment,  pour  conclure  avec 
un  bel  ensemble  que  ces  infidèles  sont  en  dehors  des 
voies  du  Salut... 

La  «  pauvre  France  »,  elle,  donne  chaque  année, 
pour  que  la  Bonne  Nouvelle  leur  soit  annoncée  sur 
toutes  les  plages,  ses  prières,  son  argent  et  ses  enfants. 
Et  elle  offre  tout  cela  dans  une  proportion  telle  que  si 
tous  les  peuples  dits  catholiques  en  faisaient  autant,  le 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  61 

scandale  de  ce  milliard  d'infidèles  aurait  aujourd'hui 
disparu  de  la  terre. 
Voilà  la  vérité. 

*    * 

Par  le  passé,  dit  M.  A.  Guasco,  «  les  puissances  spi- 
rituelles et  temporelles  de  ce  monde  concouraient  à 
l'établissement  du  règne  de  Jésus-Christ.  La  richesse 
des  Ordres  religieux  auxquels  appartenaient  les  mis- 
sionnaires, la  générosité  de  bienfaiteurs  puissants,  les 
secours  des  gouvernements  permirent  aux  ouvriers  de 
l'Évangile  de  poursuivre  les  labeurs  féconds  (1)  ». 

Mais,  au  début  du  siècle  dernier,  après  la  ruine  et  la 
dispersion  des  Ordres  religieux,  les  Missions  se  trouvè- 
rent réduites  à  rien,  et  tout  était  à  recommencer.  On 
recommença. 

En  1822,  naquit  à  Lyon  une  oeuvre  nouvelle, 
FŒuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi,  en  faveur  des 
Missions  des  deux  Mondes,  pour  aider,  par  des  prières 
et  des  aumônes,  les  missionnaires  catholiques  qui 
vont  porter  la  foi  et  la  civilisation  au  milieu  des  peuples 
intidèles.  Les  prières  sont  un  Pater  et  un  Ave  avec 
l'invocation  :  Saint  François-Xavier,  priez  pour  nous. 
L'aumône  est  de  5  centimes  par  semaine  (2  fr.  60 
par  an).  Son  premier  président,  M.  de  Verna,  en  a  éta- 
bU  le  caractère  en  ces  termes  :  «  Quand  cette  grande 
association  s'éleva  en  France,  ses  fondateurs  voulurent 
lui  donner  une  base  large  et  digne  de  son  objet.  Ils  ne 
songèrent  pas  à  en  faire  seulement  une  affaire  natio- 
nale, ils  voulurent  établir  une  œuvre  cathoHque.  Aussi, 


(1)  A.  Guasco,  l'Œuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi,  Bloud,  Paris. 


62  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 

leurs  projets  ne  se  bornèrent  pas  à  soutenir  les  missions 
de  France  et  à  secourir  les  missionnaires  français,  ils 
étendirent  les  bienfaits  de  l'Association  sur  les  mis- 
sions des  deux  hémisphères  et  sur  tous  les  mission- 
naires, —  français,  espagnols,  italiens,  belges,  in- 
diens, etc.,  etc.,  de  quelque  nature  qu'ils  fussent. 

«  Ce  n'était  pas  la  foi  de  la  France  qu'ils  voulaient 
propager,  c'était  la  foi  catholique.  Ils  virent  le  bien 
général,  sans  limites,  sans  restrictions,  sans  distinc- 
tions (1).  » 

Accueillie,  approuvée,  comblée  d'éloges  et  de  faveurs 
spirituelles  par  Pie  VII,  Léon  XII,  Grégoire  XVI, 
Pie  IX,  Léon  XIII,  Pie  X,  l'Œuvre  ne  tarda  pas  à  s'éta- 
blir dans  tous  les  diocèses  de  France.  En  1825,  elle 
passait  en  Belgique,  en  1827  en  Itahe,  puis  en  Alle- 
magne, en  Suisse,  dans  les  Iles-Britanniques,  les  Pays- 
Bas,  le  Portugal,  les  États-Unis,  l'Espagne,  l'Autriche, 
l'Amérique  du  Sud... 

Les  recettes  (juin  1822-mai  1823)  commencèrent  par 
un  total  de  22.915  fr.  25,  sur  lesquels  20.000  francs 
environ  furent  partagés  entre  les  Missions  d'Orient  et 
celles  de  la  Louisiane  et  du  Kentucky. 

Il  ne  peut  être  question  de  suivre  ici  cette  grande 
œuvre,  cette  œuvre  nécessaire,  dans  ses  dévelop- 
pements successifs;  mais  il  sera  intéressant  d'avoir  le 
résumé  de  son  dernier  exercice  (1913). 

Le  voici,  extrait  des  Annales  de  la  Propagation  de 
la  Foi  (mai  1914,  Lyon,  rue  Sala,  12;  Paris,  rue  Cas- 
sette, 20)  : 


(1)  A.  GuASGO,  l'Œuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi,  p. 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE 


63 


COMPTE  GÉNÉRAL  RÉSUMÉ 

des  aumônes  de  la  Propagation  de  la  Foi  en  1913. 

EUROPE 

Diocèses. 

—  fr.                c. 

France 2.950.959  35 

Monaco 2.499     » 

Alsace-Lorraine 380.402  43 

Allemagne 626.883  55 

Belgique 363.383  87 

ItaUe 296.818  95 

Espagne 165.710  65 

Irlande 142.025  65  j 

Angleterre  ....           83.861  75 [  234.70905 

Ecosse 8.821  65) 

Suisse 98.261  49 

Autriche 67.754  32)  „_   .^^  -^ 

Hongrie 9.651  46  1.  ^^-^05  78 

Pays-Bas 61.672  87 

Levant 56.962  04 

Luxembourg 26.435  05 

Portugal 20.978  02 

Diverses  contrées  du  Nord  ....  2.404  13 


ASIE 


De  divers  diocèses  de  l'Asie  . 


9.082  60 


AFRIQUE 

De  divers  diocèses  de  l'Afrique 
A  Reporter.   .    . 


23.029  43 


5.397.598  26 


64  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 

fr.  c. 

Report 5.397.598  26 

AMÉRIQUE 

Diocèses. 

Étais-Unis 2.196.053  27 

République  Argentine 253.077  34 

Chili 84.719  32 

Brésil 45.885  22 

Canada  38.763  70 

Uruguay    37.585  50 

Mexique 23.496  53 

Amérique  Centrale 5.978  95 

Pérou 3.000     » 

Colombie 1.314  95 

Paraguay 820  20 

Bolivie 2.463  38 

Guyane 375     » 

Venezuela 349  15 

Equateur 205     » 

OCÉANIE 

De  divers  diocèses  de  l'Océanie  ...  23 .  787  30 

Total 8.115.473  07 

Cette  même  année  (1913),  les  Missions  secourues 
sont  au  nombre  de  363. 

Depuis  1822  jusqu'en  1913,  la  France  avait  versé  à 
l'Œuvre Fr.     255.188.391 

Et  les  autres  pays  du  monde  entier.     162.275.390 

Fr.     417.463.781 


j 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  65 

Ces  chiffres  parlent  d'eux-mêmes.  Et  quand  on  nous 
dit  que  de  hauts  dignitaires  ecclésiastiques  opposent  à 
la  «  France  athée  »  la  «  catholique  Autriche  »,  nous 
sera-t-il  permis,  à  nous,  d'opposer  cette  manifestation 
pratique  d'une  foi  généreuse,  vivante  et  conquérante 
aux  étiquettes  plus  ou  moins  reluisantes  d'une  rehgion 
égoïste  et  endormie?  En  tous  cas,  retenons  ces  deux 
chiffres  :  contre  les  70.000  francs  dus  à  la  générosité 
austro-hongroise,  c'est  trois  millions  que  verse  la 
France,  annuellement,  à  la  Propagation  de  la  Foi, 
sans  parler  de  ce  qu'elle  donne  par  ailleurs  en  faveur 
de  la  même  cause,  non  seulement  pour  ses  propres 
colonies,  mais  pour  toutes  les  terres  infidèles;  non  seu- 
lement à  ses  propres  missionnaires,  mais  à  tous  les  mis- 
sionnaires; non  seulement  en  prélevant  sur  le  superflu 
des  riches  et  des  grands,  mais  en  recueillant  sou  par 
sou  près  des  simples  et  des  pauvres;  non  pas,  enfm,  en 
faisant  de  cette  œuvre  son  œuvre  unique,  mais  en  sou- 
tenant en  même  temps  son  clergé,  ses  écoles  libres,  ses 
collèges,  ses  hôpitaux,  ses  milliers  d'institutions  de 
bienfaisance  et  d'apostolat. 


Une  autre  œuvre,  celle  de  la  Sainte-Enfance,  vient 
apporter  aux  Missions  catholiques  une  aide  supplémen- 
taire, qui  ne  laisse  pas  que  d'être  considérable.  Elle 
fut  fondée  en  1842  par  W  de  Forbin-Janson,  évêque  de 
Nancy.  Son  but  :  «  Le  baptême  et  l'éducation  chrétienne 
des  enfants  nés  de  parents  infidèles,  en  Chine  et  dans 
les  autres  pays  païens.  » 

Y  a4-il  rien  de  plus  touchant?  Associer  les  petits 
enfants  chrétiens,  dès  qu'ils  sont  baptisés,  et  moyen- 

5  -  Fr. 


66  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 

nant  un  sou  par  mois,  douze  sous  par  an,  à  l'évangé- 
lisation  et  à  la  rédemption  de  leurs  petits  frères 
infidèles... 

Admirable  solidarité,  bien  conforme  à  l'esprit  catho- 
lique! 

Pour  y  répondre,  les  enfants  de  France  ont  donné  en 
1913-1914  la  somme  suivante,  provenant,  répétons-le, 
du  versement  d'un  sou  par  mois  : 

France Fr.         872.732  73 

Depuis  sa  fondation  jusqu'à  l'exercice  en  cours  (1914), 
la  Sainte-Enfance  a  recueilli  167.988.662  fr.  19. 

Ce  n'est  pas  tout.  A  ces  deux  grandes  œuvres  il  faut 
en  ajouter  d'autres  :  F  Œuvre  des  Écoles  d'Orient,  par 
exemple,  a  été  fondée  en  1855-1856  pour  secourir  les 
écoles,  orphelinats,  asiles,  et,  en  ces  dernières  années, 
les  séminaires  des  pays  du  Levant.  Le  total  des  sous- 
criptions ordinaires  a  été,  de  1855  à  1899,  de 
10.650.000  fr.,  dont  9.890.000  fr.  fournis  parla  France. 

L Alliance  française  a  un  caractère  national  :  nous 
ne  faisons  que  l'indiquer. 

La  Société  anti-esclavagiste  vient  en  aide  aux  mis- 
sions d'Afrique  pour  un  objet  déterminé,  ressortant 
suffisamment  de  son  titre. 

Les  Œuvres  apostoliques  des  saintes  Femmes  de 
TEvangile  ont  pour  but  de  fournir  aux  missionnaires 
des  objets  du  culte  et,  en  général,  tout  ce  qui  peut  leur 
être  utile  pour  leur  apostolat. 


I 


mS  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  67 

Enfin,  mentionnons  les  œuvres  particulières  qui 
s'occupent  spécialement  de  telle  contrée,  de  telle  mission 
ou  de  telle  congrégation. 

Et  ainsi,  selon  la  remarque  d'Ozanam,  ce  n'est  plus 
le  trésor  des  princes  ni  l'or  des  puissances,  mais  l'obole 
de  tous,  le  sou  du  pauvre  comme  du  riche,  qui  prend  à 
sa  charge  l'évangélisation  de  mondes  lointains  dont 
ces  braves  gens  ignorent  même  le  nom.  Et  il  se  trouve 
que  l'œuvre  propagatrice,  en  poussant  des  racines 
jusque  dans  les  entrailles  de  la  société  chrétienne,  a 
donné  et  donne  des  fruits  plus  abondants  que  ceux 
qu'avaient  nourris  autrefois  les  largesses  royales. 


Avec  l'argent  les  hommes. 

Mais  il  est  difficile,  ici,  de  citer  des  chiffres  précis  : 
la  statistique  des  missionnaires  cathoHques  classés  par 
nationalités  n'existe  pas.  Voici  ce  qu'en  disait  le 
P.  Piolet,  il  y  a  près  de  quinze  ans,  d'après  un  travail 
qu'il  avait  fait  pour  l'Exposition  universelle  de  Paris 
de  1900: 

«  Nos  missionnaires  français  à  l'étranger  sont  très 
nombreux,  bien  plus  nombreux,  à  eux  seuls,  que  ceux 
de  toutes  les  autres  nations  réunies.  En  effet,  sur  un 
total  de  6.106  missionnaires,  nous  comptons  à  peu  près 
4.500  Français,  75  p.  0/0. 

«  Ceux-là  sont  prêtres. 

«  Ils  sont  aidés  dans  leurs  œuvres  diverses  par 
d'autres  religieux,  qui,  sans  être  prêtres,  n'en  sont 
pas  moins  de  vrais  missionnaires,  appartenant  à  la 
même  Société  que  les  prêtres,  chargés  du  temporel,  de 
la  classe,  des  ateliers,  des  champs  de  culture,  du  soin 


68  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 

des  bâtiments,  des  imprimeries,  etc.,  en  tout  1.700.  Ils 
sont  aidés  aussi,  pour  l'éducation  des  garçons,  par 
d'autres  frères,  appartenant  à  nos  congrégations  ensei- 
gnantes et  qui  sont  au  nombre  de  2.600;  et  pour  Tédu- 
cation  des  filles  et  les  œuvres  d'assistance,  hôpitaux, 
léproseries,  dispensaires,  orphelinats,  visites  aux  mala- 
des, etc.,  par  environ  10.500  religieuses. 

«  Cela  ferait:  4.500  prêtres,  3.300  frères,  10.500  reli- 
gieuses; en  tout,  18.500  missionnaires  français.  » 

Depuis,  ce  personnel  a  certainement  augmenté  d'une 
manière  sensible,  et  il  ne  serait  pas  exagéré  de  le 
porter  au  chiffre  de  25.000  (1). 

a  A  ces  ouvriers,  venus  de  France  et  de  nationalité 
française,  il  faut  ajouter  un  certain  nombre  de  prêtres, 
de  frères,  de  sœurs  indigènes,  formés  par  eux,  vivant 
avec  eux,  dirigés  par  eux,  encadrés  dans  leurs  rangs..., 
sans  compter  les  catéchistes,  maîtres  ou  maîtresses 
d'écoles,  chefs  de  postes  ou  de  chrétientés,  qui  tous 
gravitent  dans  la  sphère  du  missionnaire,  aidant  à  son 
action  et  à  son  influence  (2).   » 

*     * 

La  même  proportion,  naturellement,  se  retrouve  dans 
les  œuvres,  dont  quelques-unes  sont  très  considérables 
et  très  florissantes.  Qu'il  suffise  de  citer,  par  exemple, 
rUniversité  de  Beyrouth,  fondée  et  dirigée  par  les 
PP.  Jésuites-,  l'Institut  bibhque  de  Jérusalem,  des 
PP.  Dominicains;  le  séminaire  Sainte-Anne,  des  Pères 


(1)  Dans  une  statistique  récente,  que  nous  ne  pouvons  vérifier,  nous 
trouvons  les  chiffres  suivants  :  65.000  missionnaires,  dont  15.000  prêtres, 
5.000  fi'ères,  et  45.000  sœurs  ou  religieuses.  La  proportion  des  mission- 
naires français  reste  la  même  que  dans  les  chiffres  du  R.  P.  Piolet. 

(2)  J.-B.  Piolet,  Nos  MissionnaireSy  p.  5.  Bloud,  Paris. 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  69 

Blancs;  les  grands  collèges  du  Levant,  d'Egypte,  de 
l'Inde,  du  Japon,  l'établissement  scientifique  de 
Zi-ka-weï,  etc. 

* 

En  fait,  un  voyageur  qui  parcourrait  le  globe  y  trou- 
verait partout  la  France,  représentée  et  connue  par  ses 
missionnaires. 

C'est  d*abord  le  Levant,  Gonstantinople  par  exemple, 
où,  depuis  que  l'Islam  a  imposé  à  l'Europe  l'igno- 
minie de  sa  présence,  la  Foi  catholique  s'est  main- 
tenue quand  même,  grâce  à  la  protection  séculaire  de 
la  France  et  au  contingent  de  missionnaires  que  la 
France  y  a  entretenus. 

Il  en  est  de  même  de  Jérusalem  et  de  la  Palestine, 
de  la  Syrie,  de  la  Mésopotamie,  de  l'Arménie. 

Partout,  dans  ces  pays  qui  furent  le  foyer  de  notre 
foi  et  de  notre  civilisation,  si  la  lumière  de  la  Vérité 
n'est  pas  complètement  éteinte,  à  qui  le  doit-on? 
Demandez-le  aux  anciens  Ordres  religieux  dont  vous 
trouverez  partout  les  représentants,  les  missions,  les 
séminaires,  les  collèges,  les  écoles,  les  hôpitaux,  les 
œuvres  de  toutes  sortes  :  Capucins  et  Franciscains, 
Dominicains,  Jésuites,  auxquels  sont  venus  s'associer 
à  leur  heure  les  Lazaristes,  les  Augustins  de  l'Assomp- 
tion, les  Pères  Blancs,  puis  les  Frères  de  la  Doctrine 
chrétienne  et  autres  Frères  instituteurs,  puis  les  nom- 
breuses et  florissantes  congrégations  de  femmes,  parmi 
lesquelles,  si  Ton  ne  peut  les  citer  toutes,  il  convient 
du  moins  de  nommer  les  Sœurs  de  Saint-Vincent-de- 
Paul,  qui  sont  là  comme  dans  leur  domaine  préféré. 

Hélas!  L'entrée  de  la  Turquie  dans  l'alliance  austro- 
allemande,,  sous  la  pression  de  Guillaume  II,  que,  pour 


70  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 

la  circonstance,  on  a  représenté  comme  un  catéchu- 
mène de  rislam,  a  chassé  tous  ces  paisibles  messagers 
de  rÉvangile,  dispersé  leurs  élèves,  ruiné  leurs  étabhs- 
sements,  profané  leurs  églises.  Pour  «  purifier  »  les 
temples  chrétiens,  les  Turcs  y  ont  sacrifié  des  moutons. 
En  Belgique  et  en  France,  les  généraux  allemands 
les  ont  bombardés,  incendiés,  démolis.  Chacun  a  sa 
manière! 

Si  les  désastres  du  Levant  ne  devaient  pas  être 
promptement  réparés,  il  y  aurait  là  une  perte  énorme 
pour  le  catholicisme,  et  l'on  ne  conçoit  pas  qu'un  catho- 
lique digne  de  ce  nom  en  prenne  son  parti... 


* 


En  Perse,  nous  retrouvons  les  Lazaristes;  en  Arabie, 
sous  un  soleil  de  feu,  nos  Capucins  de  la  province  de 
Toulouse;  et,  dans  l'Hindoustan,  nous  prenons  pour  la 
première  fois  contact  avec  cette  magnifique  société  des 
Missions  Étrangères  de  Paris,  qui  étend  son  apostolat 
dans  les  Indes  anglaises  et  françaises,  en  Birmanie,  au 
Siam,  au  Laos,  à  la  presqu'île  de  Malacca,  au  Cam- 
bodge, à  la  Cochinchine,  au  Tong-king,  à  la  plus 
grande  partie  de  la  Chine,  au  Thibet,  à  la  Mand- 
chourie,  à  la  Corée,  au  Japon. 

Chemin  faisant,  nous  avons  trouvé  pareillement,  à 
Ceylan,  les  Oblats  de  Marie,  fondés  à  Marseille  par 
M'""  de  Mazenod  ;  à  Vizigapatam,  les  missionnaires  de 
Saint-François-de-Sales,  d'Annecy;  au  Maduré,  les 
Jésuites  de  Toulouse.  Nous  verrons  aussi  leurs  con- 
frères des  «  provinces  »,  de  Paris  et  de  Champagne 
dans  leurs  superbes  Missions  de  Chine,  où,  par  leur 
apostolat,  leurs  œuvres  d'éducation,  leurs  établisse- 
ments   et  leurs   travaux   scientifiques,  ils   continuent 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  71 

brillamment  la  tradition  de  leurs  illustres  devanciers 
du  XVII®  siècle.  Là  aussi,  à  Pékin  même  et  dans  dix 
vicariats  apostoliques,  travaillent  les  Lazaristes. 

Les  uns  et  les  autres  sont  partout  secondés  de  reli- 
gieux- et  de  religieuses  d'origine  française,  auxquels 
sont  confiés  les  écoles,  les  hôpitaux,  les  dispensaires, 
les  orphelinats,  les  ateliers,  etc.  Les  Marianites,  par 
exemple,  ont  au  Japon  des  maisons  d'éducation  de  pre- 
mier ordre,  qui  ne  le  cèdent  en  rien  à  ceux  qu'ils  diri- 
gent en  Europe  et  en  Amérique. 


* 
*   * 


L'Amérique  n'est  plus,  que  dans  quelques  parties, 
un  pays  de  missions.  Cependant,  dès  que,  en  descen- 
dant des  champs  de  neige  et  de  glace  du  Pôle  Nord,  la 
présence  de  l'homme  se  manifeste,  associés  aux  tribus 
indiennes  de  pêcheurs  et  de  chasseurs  qui  parcourent 
ces  solitudes  immenses,  nous  trouvons  des  mission- 
naires français.  Les  Oblats  de  Marie  sont,  en  effet,  les 
apôtres  de  l'Ouest  Canadien,  comme  autrefois  les  Jésuites 
et  les  Sulpiciens,  pour  ne  nommer  que  ceux-là,  le  furent 
du  primitif  Canada,  ce  pays  de  si  bel  avenir  que  nos 
missionnaires,  nos  martyrs,  nos  pionniers,  grâce  à  des 
efforts  héroïques,  ont  invinciblement  gagné  à  l'Église 
catholique. 

La  jeune  et  brillante  Église  des  États-Unis  ne  reniera 
pas  non  plus  ceux  qui  furent  ses  premiers  apôtres.  Un 
historien,  en  effet,  a  pu  écrire  :  «  Il  n'est  pas  un  fleuve, 
un  lac,  une  forêt  de  ce  continent,  des  Alléghanys  aux 
Montagnes  Rocheuses,  du  golfe  du  Mexique  à  la  baie  de 
Hudson,  qui  n'ait  été  remonté,  traversé  ou  parcouru 
par  quelques-uns  des  héroïques  enfants  de  la  France, 


72  LE   RÔLE  CATHOLIQUE 

armés  d'un. crucifix,  n'ayant  pour  bagage  qu'un  bré- 
viaire et  un  autel  portatif,  s'en  allant,  au  prix  de  mille 
dangers,  conquérir  des  âmes  à  Dieu  (1).  » 

Plus  près  de  nous,  l'action  la  plus  heureuse  fut  exer- 
cée à  l'origine  de  la  grande  République  américaine  par 
Lafayette,  Rochambeau,  les  nombreux  officiers  qui  les 
suivirent,  le  corps  d'armée  de  6,000  hommes,  tous  fran- 
çais et  catholiques,  avec  leurs  aumôniers,  ainsi  que 
par  les  équipages  de  la  flotte  du  comte  d'Estaing.  A 
celte  époque,  l'État  de  New- York,  pour  admettre  un 
catholique  à  la  condition  de  citoyen,  exigeait  qu'il 
abjurât  solennellement  toute  obéissance,  spirituelle  ou 
non,  à  un  pouvoir  ecclésiastique  établi  en  une  terre 
étrangère.  Il  en  était  de  même  dans  la  plupart  des 
Etats.  Et  si  aujourd'hui  le  génie  de  la  liberté  éclaire  les 
rives  du  Nouveau-Monde,  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il 
n'y  a  allumé  son  phare  que  depuis  une  époque  relative- 
ment récente  et  que  la  France  «  catholique  »  l'y  a  aidé 
de  son  mieux. 

Notre  grande  Révolution  elle-même  ne  fut  pas  sans 
profiter,  sous  ce  rapport,  aux  États-Unis,  aussi  bien 
qu'à  l'Angleterre  et  à  d'autres  pays.  Le  10  juillet  1791, 
débarquait  à  Baltimore  une  petite  colonie  de  prêtres  de 
Saint-Sulpice  :  à  Baltimore,  et  plus  tard  à  Boston  et  à 
San  Francisco,  comme  à  Montréal,  elle  devait  avoir 
jusqu'aujourd'hui  une  place  unique  dans  la  formation 
du  Clergé  américain.  D'autres  prêtres  vinrent  aussi, 
dont  plusieurs  ont  fondé  ou  gouverné  de  nouveaux  dio- 
cèses :  tels  sont  M^'  Flaget  à  Louisville,  M^""  de  Ghe- 
verus  à  Boston,  M^'  Dubourg  à  la  Nouvelle-Orléans, 
M^""  Maréchal  à  Baltimore,  M^""  Dubois  à  New-York... 


(1)  D.-M.-A.  Magnan,  Histoire  de  la  race  française  aux  États-Unis. 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  73 

Ainsi,  du  reste,  en  a-t-il  été  de  la  récente  dispersion 
de  nombre  de  nos  Congrégations  religieuses  :  en  les 
recueillant,  l'Amérique  catholique  a  augmenté  sensi- 
blement son  personnel  et  ses  moyens  d'action.  Ces  com- 
pensations sont  dans  l'ordre  des  choses  voulues  par  la 
Providence  ! 

* 

*  * 

Les  Antilles  sont,  en  grande  partie,  évangélisées  par 
des  missionnaires  français  :  Haïti,  la  Guadeloupe,  la 
Martinique,  Sainte-Lucie,  la  Trinidad. 

L'Amérique  du  Sud  compte  aussi  de  nombreux  re- 
présentants de  nos  Congrégations  françaises,  les  Laza- 
ristes, les  Picpussiens,  les  Eudistes,  les  Missionnaires 
de  Betharram,  les  Pères  du  Saint-Esprit,  sans  parler 
des  Sœurs  de  Saint-Vincent-de-Paul,  des  Sœurs  de 
Saint-Paul  de  Chartres,  des  Sœurs  de  Saint-Joseph  de 
Gluny,  etc. 

* 

*  * 

En  Océanie,  nous  retrouvons  les  Missions  propre- 
ment dites  et,  du  même  coup,  des  éléments  français 
plus  compacts. 

Ce  sont  d'abord  les  Maristes,  de  Lyon,  qui,  depuis 
leur  fondation,  évangélisent  l'Australie,  la  Nouvelle- 
Zélande,  les  Wallis^  la  Mélanésie,  la  Micronésie,  les 
Nouvelles- Hébrides,  la  Nouvelle-Calédonie,  les  îles 
Fidji.  Partout  là,  ils  furent  reçus  par  des  anthropo- 
phages, qui  sont  aujourd'hui  des  chrétiens. 

Ce  sont  les  Pères  des  Sacrés-Cœurs  ou  Picpussiens 
aux  îles  Sandwich,  à  Tahiti,  aux  Marquises,  aux  îles 
Hawaï,  où  l'héroïque  sacrifice  du  P.  Damien  au  milieu 
de  ses  lépreux  a  excité  l'admiration  du  monde  entier. 


74  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 

Ce  sont  les  Pères  du  Sacré-Cœur  d'Issoudun,  dans 
la  Nouvelle-Guinée,  aux  îles  Marshall,  aux  îles  Gil- 
bert, etc. 

sic 

*    * 

Voici  l'Afrique. 

Ce  continent  était  resté  jusqu'à  notre  époque  comme 
un  bloc  énorme  qui  paraissait  réfractaire  à  toute  action 
chrétienne.  En  1842,  les  Pères  du  Saint-Esprit,  réor- 
ganisés par  le  P.  Libermann,  un  Juif  alsacien  converti 
et  déclaré  Vénérable  par  l'Eglise,  l'attaquèrent  résolu- 
ment et,  après  de  longs  efforts  qui  leur  ont  coûté 
plus  de  700  missionnaires  morts  au  champ  d'honneur, 
ils  ont  réussi  à  ouvrir  le  «  Continent  Noir  »  et  à  l'oc- 
cuper, non  seulement  sur  les  côtes,  mais  jusqu'au 
centre.  Ils  n'ont  pas  tardé,  du  reste,  à  être  rejoints 
dans  cet  assaut  par  les  «  Missions  Africaines  »  de  Lyon, 
et  par  les  Pères  Blancs,  du  grand  cardinal  Lavigerie, 
qui  ont  fait  revivre  dans  l'Ouganda  les  plus  beaux 
temps  de  l'évangélisation  du  monde. 

D'autres  sociétés  de  missionnaires  seraient  à  citer  : 
les  Lazaristes  en  Abyssinie,  les  Capucins  de  Toulouse 
au  pays  des  Somalis  et  des  Gallas,  les  Capucins  de  la 
Savoie  aux  îles  Seychelles,  les  Oblats  de  Marie  au 
Natal,  au  Basutoland  et  au  Transvaal,  etc.,  sans  par- 
ler de  Madagascar,  dont  les  Jésuites,  les  Pères  du 
Saint-Esprit  et  les  Lazaristes  se  partagent  l'évangélisa- 
tion, sans  parler  de  l'Egypte  où  les  établissements  fran- 
çais d'enseignement  supérieur,  secondaire,  primaire  et 
professionnel  comptent  des  milliers  d'élèves. 


*   * 


Assurément,  l'Eglise  de  France  n'est  pas  seule  à  tra- 
vailler à  la  conquête  du  monde.  Heureusement!  A  côté 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  75 

des  missionnaires  français  travaillent  nombre  de  mis- 
sionnaires belges  et  hollandais,  italiens,  espagnols, 
irlandais,  allemands,  d'autres  encore. 

Mais  là  n'est  pas  la  question. 

La  question  est  celle-ci  : 

1°  La  France,  dans  son  ensemble,  mérite-t-elle  l'épi- 
thète  de  «  nation  athée  »,  qu'une  propagande  insolente 
ne  cesse  de  lui  jeter,  et  n'y  a-t-il  pas  lieu  de  distin- 
guer nettement,  en  elle,  entre  l'étiquette  officielle  que 
lui  donne  une  neutralité  religieuse  mal  entendue,  mal 
comprise  et  mal  appliquée,  vieux  reste  d'un  «  anticlé- 
ricahsme  »  démodé  et  d'origine  étrangère,  —  et  la  vita- 
lité religieuse  du  pays,  attestée  par  tant  de  témoignages 
et  mise  en  un  si  magnifique  relief  par  les  événements 
actuels  ? 

2°  La  cause  de  la  civilisation  chrétienne  et  de  Tapos- 
tolat  catholique  n'aurait-elle  rien  à  perdre,  vraiment,  à 
la  disparition  de  cette  France,  à  l'anéantissement  de  ses 
forces  matérielles  et  morales? 

La  réponse  ne  saurait  être  douteuse  pour  aucun 
homme  de  bonne  foi  :  la  mort  de  la  France  creuserait 
dans  l'Eglise  catholique  et  dans  le  monde  un  vide 
qu'aucun  peuple,  actuellement,  n'est  en  état  de  combler. 

Mais  rassurons-nous. 

Les  feuilles  de  l'arbre  peuvent  être,  ici  et  là,  jaunies  : 
quelques  branches  sont  desséchées;  l'aspect  général  a 
pu  tromper  ceux  qui  le  regardaient  de  trop  loin.  Mais 
le  tronc  en  est  sain  et  les  racines  en  sont  bonnes. 
L'orage  qui  souffle  présentement  dans  sa  ramure  lui 
profitera,  et  le  jour  est  proche  où  lui  sourira  encore 
le  grand  soleil  de  Dieu... 


76  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 


IV 


POUR   CONCLURE 

Pour  conclure,  il  est  nécessaire  d'ajouter  que^  dans 
le  duel  formidable  qui  se  déroule  sous  nos  yeux,  l'en- 
jeu, des  deux  côtés,  n'est  pas  égal. 

En  effet,  si  la  France  est  vaincue,  elle  est  par  le  fait 
même  écrasée,  anéantie,  réduite  à  rien  et  mise  dans 
l'impossibilité  de  se  reconstituer  jamais.  Sans  compter 
que  la  guerre  religieuse,  qui  fait  si  bien  l'affaire  de  ses 
ennemis,  recevrait  d'eux  de  nouveaux  aliments  et 
recommencerait  de  plus  belle. 

Finis  Galliœ! 

La  victoire  de  la  France  et  de  ses  Alliés  se  présente 
sous  un  aspect  bien  différent. 

S'il  est  exact,  en  effet,  que,  de  ce  côté,  on  veuille 
«  une  paix  garantie  par  la  réparation  de  tous  les  droits 
violés  et  prémunie  contre  des  attentats  futurs  »,  il  n'y 
a  rien  là  que  de  conforme  à  la  stricte  justice,  sans 
aucune  pensée  de  domination  et  de  conquête.  Un  jour- 
naliste américain  écrivait  dernièrement  dans  le  New 
York  Times  :  «  Nous  n'éprouvons  nulle  haine  contre 
les  peuples  allemands  eux-mêmes;  ce  sont  les  ambitions 
et  l'esprit  militaire  allemands  qui  sont  l'objet  d'une 
réprobation  universelle...  C'est  pour  l'empire  et  l'em- 
pereur que  tant  d'Allemands  luttent  et  meurent,  non 
pour  eux-mêmes,  et  ce  phénomène  est  curieusement 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  77 

significatif...  Le  roi  de  Prusse,  exerçant  son  hégémonie 
sur  toute  l'Allemagne,  est-il  donc  nécessaire  au  bonheur 
de  tous  les  Allemands?  » 

Ces  réflexions  pourraient  être  celles  de  beaucoup  de 
Français.  Nul,  en  tout  cas,  n'a  jamais  rêvé  l'extermi- 
nation des  Allemands!  Que  les  Allemands  vivent, 
croissent  et  se  multipHent,  c'est  leur  incontestable  droit; 
ce  qu'on  leur  demande  —  même,  puisqu'il  le  laut, 
les  armes  à  la  main  —  c'est  de  cesser  de  se  dresser 
en  menace  perpétuelle  contre  les  peuples  voisins,  en 
s'organisant  en  vue  de  la  conquête  et  de  la  domination. 


*     * 


Mais,  se  demande-t-on,  paraît-il,  avec  inquiétude, 
que  serait  pour  l'ordre  social  et  la  religion  la  P>ance 
victorieuse? 

Et  que  serait  l'Allemagne? 

L'Allemagne,  portée  au  sommet  de  ses  ambitions  et 
gonflée  de  ce  formidable  orgueil  ethnique  dont  nous 
voyons  en  ce  moment  Texplosion?  Avec  ses  prétentions 
à  l'hégémonie  européenne  et  mondiale,  qui,  avec  une 
partie  de  la  France,  englobe  l'Autriche,  le  Luxem- 
bourg, la  Belgique,  les  Pays-Bas,  la  Suisse,  sans  parler 
du  Danemark,  de  la  Suède  et  de  la  Norvège?  Avec 
cette  conception  redoutable  que  la  force  est  le  droit  — 
Macht  ist  recht  —  et  la  préoccupation  qu'elle  a  d'or- 
ganiser le  monde  en  faveur  de  la  race  et  du  plus  grand 
rendement?  Avec,  enfin,  le  triomphe  définitif  du  Luthé- 
ranisme et  de  rislam? 

Quant  à  la  France,  tout  fait  espérer  qu'elle  sortira 
de  cette  extraordinaire  épreuve  plus  unie  et  meilleure. 
Elle  était  divisée  profondément,  surtout  dans  les  ques- 


78  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 

tions  religieuses;  mais  les  questions  religieuses  peuvent 
être  résolues,  et  elles  le  seront,  dans  un  esprit  d'apai- 
sement, de  sagesse  et  de  liberté.  Fortifiée  ainsi  à  l'inté- 
rieur, elle  reprendrait  l'apostolat  des  peuples  infidèles 
et  son  action  civilisatrice  à  travers  le  monde  avec  une 
activité  nouvelle,  d'accord  avec  toutes  les  forces  d'ex- 
pansion catholique  qui  surgiraient  librement  en  Bel- 
gique, en  Allemagne  et  partout. 

L'Angleterre,  qui  a  mis  des  milliers  de  ses  fils  en 
contact  avec  les  catholiques  populations  des  Flandres, 
avec  leurs  camarades  français,  avec  nos  prêtres,  nos 
religieuses  et  nos  dames  de  charité,  sortira  de  là  plus 
libre  de  préjugés  et  plus  favorable  encore  au  catholi- 
cisme que  par  le  passé.  Cette  action  est  déjà  visible.  Et 
quelle  force  pourrait  donner  l'Angleterre  à  la  propa- 
gation de  l'Évangile! 

Mais  la  Russie,  F  «  orthodoxe  »  et  intolérante 
Russie?  Attendons!  La  Russie  a  déjà  promis  la  reconsti- 
tution de  la  Pologne,  avec  la  libre  pratique  de  sa 
langue  et  de  sa  rehgion  :  elle  ne  saurait,  cette  fois,  sans 
se  déshonorer  devant  le  monde  entier,  faire  mentir  une 
promesse  aussi  solennelle. 

Le  reste  viendra  en  son  temps,  amené  par  la  néces- 
sité des  situations  et  des  circonstances. 

A  tout  prendre,  d'ailleurs,  la  Russie  chrétienne  ne 
vaut-elle  pas  mieux,  aux  yeux  de  Dieu  et  pour  le  salut 
éternel  des  âmes,  que  la  Turquie  musulmane  et  la 
luthérienne  Allemagne? 

...  Non  hsec  sine  numine  Divûm 
Eveniunt. 
Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  croient  avoir  Dieu 


i 


I 


DE  LA  FRANCE  DANS  LE  MONDE  79 

à  leur  service.  Nous  ne  pensons  pas  non  plus  qu'il  ait 
besoin  de  nous.  L'idée  ne  nous  est  pas  venue  de  Lui 
faire  parvenir  nos  injonctions  ou  nos  conseils.  Lui  seul 
voit  !  Lui  seul  sait  ! 

Cependant,  il  est  remarquable  que  tant  de  grandes 
questions,  qui  attendaient  une  solution  depuis  des 
siècles,  surgissent  à  la  fois,  et  nous  aimons  à  croire  que 
la  Providence  ne  les  a  réunies  que  pour  les  traiter 
ensemble.  Cette  époque  est  une  des  plus  solennelles  de 
l'Histoire. 

La  première  de  ces  questions  est  celle-ci  :  La 
civilisation  gréco-latine,  pénétrée  par  le  Christianisme 
et  couronnée  par  lui,  doit-elle  continuer  à  servir  d'ali- 
ment intellectuel  et  moral  au  monde,  ou  faut-il  entre- 
voir son  absorption  par  la  conception  de  la  kultur 
allemande?  —  C'est,  au  fond,  la  raison  ultime  du 
conflit  qui  répand  une  si  large  nappe  de  sang  sur  les 
champs  d'Europe. 

L'heure  serait-elle  venue,  aussi,  où  les  diverses 
questions  d'Orient  vont  être  résolues  ;  où  les  popula- 
tions balkaniques  vivront  en  paix  et  satisfaites  ;  où  le 
monde  slave  verra  se  lever  la  liberté  pour  les  Catho- 
liques; où  la  croix  réapparaîtra  sur  Sainte-Sophie  de 
Constantinople;  où  Jérusalem  ouvrira  ses  portes  aux 
Croisés  du  xx®  siècle...,  et  dont  quelques-uns  y  rap- 
prendront à  faire  le  signe  de  la  croix?  Car  la  Provi- 
dence prend  souvent,  pour  exécuter  ses  desseins,  des 
instruments  et  des  moyens  auxquels  la  sagesse  des 
hommes  n'eût  jamais  pensé... 

Et  la  question  de  Rome  elle-même,  de  Rome  et  du 
Pape,  n'est-elle  pas  à  l'horizon? 

Enfin,  s'il  faut  terminer  par  ce  qui  nous  intéresse 
directement,  nous,  Français,  ne  sommes-nous  pas  en 


80  LE  RÔLE  CATHOLIQUE 

droit  d'espérer  que,  débarrassés  enfin  du  cauchemar  de 
ce  voisin  redoutable  qui  nous  tenait  en  permanence 
sous  sa  menace  insolente,  réconciliés  dans  une  épreuve 
commune,  guéris  de  nos  divisions,  purifiés  de  nos 
souillures,  nous  verrons  se  clore  en  notre  cher  pays 
cette  ère  de  révolutions  commencée  depuis  plus  d'un 
siècle,  qui  nous  épuise  et  qui  nous  discrédite? 

Nous  osons  le  croire  ! 

Et  c'est  pourquoi,  aux  sinistres  appels  des  prophètes 
de  malheur  qui,  de  près  ou  de  loin,  prédisent  notre  fin 
et  s'en  réjouissent,  nous  opposons  avec  une  invincible 
espérance  les  paroles  inspirées  de  Pie  X,  dont  l'ac- 
compHssement  était  peut-être  réservé  aux  jours  que 
nous  allons  vivre  : 

«  Le  peuple  qui  a  fait  alliance  avec  Dieu,  aux  fonts 
«  baptismaux  de  Reims,  retournera  à  sa  première 
«  vocation...  Les  fautes  ne  resteront  pas  impunies,  mais 
«  la  fille  de  tant  de  mérites,  de  tant  de  soupirs  et  de 
«  tant  de  larmes  ne  périra  jamais  (1).  » 

Un  Missionnaire. 


(1)  Allocution  de  S.  S.  le  Pape  Pie  X  au   Gonsisloire  du  29  novembre 
1911. 


LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

ET  AUX  PRÊTRES 


I.  —  «  Une  guerre  religieuse  », 


Le  vénérable  évêque  de  Nancy,  doyen  de  l'Episcopat 
français,  qui,  placé  sur  la  frontière  de  l'Est,  a  vu  de  près 
les  horreurs  de  Tagression  allemande,  affirmait  récemment 
dans  une  lettre  pastorale  :  «  Cette  guerre...  va,  par  une 
pente  fatale,  par  ses  conclusions  nécessaires,  à  la  destruc- 
tion de  l'Église  catholique,  de  son  autorité  et  de  ses  doc- 
trines, à  la  destruction  de  toute  religion  (1).  » 

Presque  en  même  temps,  paraissait  une  brochure  écrite 
par  un  protestant  hollandais,  que  sa  nationalité  maintient 
neutre  au  milieu  du  conflit  actuel  et  que  sa  religion  ne 
saurait  prévenir  en  faveur  des  Belges  (2).  M.  Grondijs  a 
voulu  procéder  à  une  enquête  personnelle.  Il  ne  pouvait 
ajouter  foi  aux  atrocités  dont  on  accusait  les  envahisseurs. 
«  Nous  autres,  Hollandais,  reconnaît-il  au  début  de  son 
ouvrage,  nous  ne  pouvions  croire  les  cruautés  commises 
par  ces  lourds  et  bons  Allemands  que  l'on  voit  rire  dans 
leurs  villages,  autour  des  tables  d'auberge.  »  Or,  après 
avoir  constaté  les  faits,  ce  protestant  de  Hollande  aboutit 


(1)  Nancy  :  A.  Crépin-Le  Blond,  21,  rue  Saint-Dizier. 

(2)  Les-  Allemands  en  Belgique  :  Louvain  et  Aerschot,  notes  d'un 
témoin  hollandais,  par  L.  H.  Grondijs,  ancien  professeur  à  l'Institut 
technique  de  Dordrecht.  Paris,  Berger-Levrault,  5  et  7,  rue  des  Beaux- 
Arts. 

6  —  Fr. 


82  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

à  la  même  conclusion  que  l'évêque  de  France.  «  Intention- 
nellement, rapporte-t-il,  les  régiments  protestants  ont  été 
envoyés  vers  la  Belgique,  .tandis  que  les  troupes  catho- 
liques ont  été,  de  préférence,  dirigées  vers  la  catholique 
Pologne,  contre  les  Russes  orthodoxes.  »  M.  Grondijs  a  pu 
se  rendre  compte  que,  dans  le  village  d'Aerschot,  «  les  sol- 
dats se  sont  surtout  acharnés  sur  les  statuettes  du  culte 
catholique  ».  Il  a  pu  s'apercevoir  que  «  les  prêtres  sont 
particulièrement  insultés  ».  Il  a  entendu  les  soldats  vocifé- 
rer :  «  Mort  aux  prêtres!  A  bas  le  catholicisme!  »  Il  a 
découvert  que,  pour  mieux  exciter  leurs  hommes  contre 
le  clergé  belge,  les  officiers  accusent  mensongèrement 
celui-ci  d'avoir  «  excité  la  population  contre  l'ennemi  ». 
Et,  plein  de  stupeur,  il  se  demande  :  «  C'est  donc  une 
guerre  religieuse!  » 

M.  Mélot,  député  de  Namur,  est  donc,  à  son  tour,  dans  le 
vrai,  quand,  «  laissant  parler  les  témoins  »,  il  stigmatise 
ainsi  l'invasion  allemande  :  «  Elle  fut  persécutrice  de  la 
religion  et  des  prêtres...,  elle  s'attacha  à  détruire  les  monu- 
ments de  la  foi  catholique  et  prit,  dans  certaines  régions,  le 
caractère  d'une  guerre  de  religion  (1).  » 

Voilà  donc  trois  arrêts,  prononcés  par  des  esprits  très 
divers  et  venus  de  points  très  distants,  qui  convergent  à  la 
même  affirmation,  formulée  presque  en  termes  identiques. 
Le  peuple  forgé  et  pétri  par  Luther  poursuit  encore  de 
sa  haine  le  culte  et  le  clergé  romains.  Dans  des  milliers 
d'âmes  allemandes,  se  réveille  la  mentalité  sectaire  et 
agressive  qui  éclatait  sous  la  plume  de  Guillaume  II, 
quand  le  Kaiser,  à  la  landgrave  de  Hesse  récemment  con- 
vertie au  catholicisme,  écrivait  :  «  Je  hais  cette  religion 
que  tu  as  embrassée...  Tu  accèdes  donc  à  cette  supersti- 
tion romaine  dont  je  considère  la  destruction  comme  le  but 
suprême  de  ma  vie.  » 


(1)  Le  Martyre  du  Clergé  belge,  par  Auguste  Mélot.  Bloud  et  Gay, 
7,  rue  Saint-Sulpice,  Parig. 


ET  AUX  PRÊTRES  83 

Ces  déclarations  pourront  étonner.  Certains  lecteurs, 
éloignés  du  théâtre  de  la  guerre  et  enveloppés  à  leur  insu 
par  le  réseau  des  intrigues  et  des  insinuations  allemandes, 
éprouveront  peut-être  un  premier  ressaut  de  surprise  et 
de  résistance.  Il  faut  pourtant  s'incliner  devant  les  faits. 
Or,  les  faits  sont  écrasants.  Mille  dépositions  concor- 
dantes, les  attestations  les  plus  hautes  et  les  plus  indiscu- 
tables, la  protestation  vengeresse  et  inextinguible  des 
ruines  et  des  tombeaux,  tout  l'affirme,  tout  le  démontre, 
tout  le  crie;  lapides  clamahunt,  les  pierres  elles-mêmes 
rendent  ici  leur  témoignage,  dans  la  poussière  fumante  et 
sanglante  où,  du  sommet  des  clochers  et  des  voûtes,  elles 
sont  venues  se  briser  :  c'est  un  souffle  de  rage  antireli- 
gieuse qui  a  passé  sur  les  provinces  de  Belgique  et  les 
marches  de  France. 

Au  surplus,  n'est-ce  pas  frapper  la  religion,  et  la  frapper 
de  la  plus  directe  et  de  la  plus  mortelle  offense,  que  de 
violer  sans  vergogne,  en  invoquant  la  divinité,  les  lois  de 
la  justice  et  les  commandements  de  Dieu? 

Or,  il  n'est  pas  contestable  que  les  premiers  coups  por- 
tés par  le  gouvernement  du  Kaiser  ont  atteint  ces  pré- 
ceptes sacrés. 

On  ne  peut  entreprendre  une  étude  sur  les  attentats 
commis  par  les  Allemands  contre  les  temples  et  les 
ministres  de  la  religion,  sans  rappeler  ce  crime  initial  que 
la  religion  flétrit  avec  horreur.  L'Allemagne  avait  juré, 
non  seulement  de  respecter,  mais  de  défendre  au  besoin  la 
neutralité  de  la  Belgique  ;  et,  —  c'est  le  cardinal  Mercier  qui 
juge,  —  «  r Allemagne  a  violé  son  serment  ».  Voilà  le  fait 
brutal,  contre  lequel  se  briseront  à  jamais  tous  les  démentis. 
Mais  que  parler  de  démentis?  Nous  possédons  l'aveu  du 
coupable;  pour  s'être  masqué  de  jactance,  il  n'en  reste  pas 
moins  une  confession  définitive.  Il  y  a  quelques  années, 
dans  son  manuel  des  Lois  de  la  guerre  continentale  y  le 
grand  état-major  allemand  rappelait  que  «  les  belligérants 
doivent   respecter   l'inviolabilité   des    territoires   neutres, 


84  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

s'abstenir  de  tout  empiétement  sur  leur  domaine,  même  si 
les  nécessités  de  la  guerre  V exigeaient  ».  Or,  le  4  août  1914, 
à  la  face  du  monde  civilisé,  le  chancelier  de  l'Empire 
allemand,  pour  se  justifier  d'avoir  envahi  deux  pays 
neutres,  «  en  contradiction  avec  les  prescriptions  du  droit 
des  gens  »  et  malgré  les  «  protestations  justifiées  des  gou- 
vernements luxembourgeois  et  belge  »,  osait  déclarer  : 
«  La  nécessité  ne  connaît  pas  de  loi.  »  Bismark  avait  pro- 
noncé :  «  La  force  prime  le  droit.  »  La  politique  allemande 
a  modifié  ses  formules,  elle  a  gardé  son  esprit. 

Et  l'Autriche  elle-même,  l'Autriche  catholique,  hélas!  a 
suivi,  dans  cette  voie,  son  impérieuse  alliée.  Le  28  août, 
sous  un  prétexte  imaginaire,  elle  déclarait  à  son  tour  la 
guerre  à  la  Belgique.  Or,  depuis  plusieurs  jours,  au  témoi- 
gnage d'un  bulletin  de  victoire  allemand,  c'était  ses  batte- 
ries lourdes  qui  servaient  à  réduire  les  forts  ennemis. 
Alors  que  le  représentant  de  François-Joseph  était  main- 
tenu auprès  du  roi  des  Belges,  les  canons  autrichiens 
démolissaient  les  citadelles  de  Belgique. 

La  guerre,  engagée  par  cette  violation  du  droit  des 
gens,  s'est  poursuivie  par  des  actes  impliquant  le  mépris 
des  conventions  internationales  et  de  la  simple  justice. 
Aussi  bien  que  le  traité  garantissant  la  neutralité  de  la 
Belgique,  l'Allemagne  avait  ratifié  de  sa  signature  les 
prescriptions  codifiées  par  les  règlements  de  la  Haye. 
Systématiquement,  elle  a  enfreint  ceux-ci,  comme  elle  avait 
délibérément  déchiré  celui-là.  Elle  a  courbé  la  justice  au 
joug  de  la  force. 

«  Dans  les  bombardements,  prescrit  l'article  27  du  règle- 
ment de  la  Haye,  toutes  les  mesures  nécessaires  doivent 
être  prises  pour  épargner,  autant  que  possible,  les  édifices 
consacrés  aux  cultes...,  à  condition  qu'ils  ne  soient  pas 
employés  en  même  temps  à  un  but  militaire.  »  Or,  on  le 
verra  par  la  suite,  les  canons  des  artilleurs  allemands, 
quand  ce  n'était  point  la  torche  des  pionniers,  s'est  acharné 
sur  les  églises,  en  dehors  de  toute  nécessité  stratégique. 


I 


ET  AUX  PRÊTRES  85 

Et  l'article  50  :  «  Aucune  peine  collective,  pécuniaire  ou 
autre,  ne  pourra  être  édictée  contre  les  populations  à 
raison  de  faits  individuels  dont  elles  ne  pourraient  être 
considérées  comme  solidairement  responsables.  »  Or,  voici, 
contre  cette  injonction  du  droit,  non  pas  le  témoignage  des 
victimes,  mais  les  audacieuses  affirmations  des  bourreaux. 
Le  17  août,  sur  les  murs  d'Hasselt,  les  officiers  du  Kaiser 
font  placarder  cette  odieuse  menace  :  «  Dans  le  cas  où  des 
habitants  tireraient  sur  des  soldats  de  l'armée  allemande, 
le  tiers  de  la  population  mâle  serait  passé  par  les  armes.  » 
Et  ailleurs  :  «  La  ville  de  Wavre  sera  incendiée  et  détruite, 
si  le  paiement  de  la  contribution  de  guerre  de  trois  millions 
ne  s'effectue  pas  à  terme  utile,  sans  égards  pour  personne, 
les  innocents  souffriront  avec  les  coupables.  »  Osera-t-on 
soutenir  que  ces  proclamations  monstrueuses,  affichées  de 
sang-froid  par  l'autorité  militaire,  ont  été  provoquées  par 
la  chaleur  et  les  exaspérations  de  la  lutte  ?  On  n'a  pas  le 
droit  d'invoquer  cette  excuse.  Ces  menaces,  en  effet,  ne 
constituent  que  l'application  d'un  système.  En  1906,  le 
même  gouvernement,  qui  reconnaît  de  son  seing  l'iniquité 
des  répressions  collectives,  approuve,  dans  un  formu- 
laire des  armées  en  campagne,  une  déclaration  de  cette 
nature  :  «  En  raison  de  la  destruction  du  pont  de  F...,  le 
village  de  F...  a  été  immédiatement  incendié.  » 

Je  reviendrai  sur  ces  méthodes,  en  concluant  ce  travail. 
Il  fallait  toutefois  les  indiquer,  avant  de  présenter  le  tableau 
des  atrocités  qu'elles  autorisent  et  qu'elles  expliquent. 

De  ces  atrocités,  je  ne  dois  signaler  ici  que  celles  dont  le 
caractère  est  directement  anti  religieux.  Car  il  faut  se 
borner;  et  cette  seule  matière,  au  surplus,  déborderait  un 
gros  volume.  Cependant,  toutes  les  autres  violences,  — je 
parle  des  violences  enregistrées  sous  la  direction  de  magis- 
trats intègres  et  scrupuleux,  dans  plusieurs  rapports  offi- 
ciels, appuyées  sur  des  documents  photographiques  et  sur 
des  dépositions  reçues  en  la  forme  judiciaire,  avec  la  garantie 
du  serment,  contrôlées  par  une  enquête  minutieuse,  affîr- 


86  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

mées  souvent  par  les  témoins  les  plus  vénérables  et  notam- 
ment par  l'épiscopat  des  provinces  envahies,  —  toutes  les 
autres  violences  ne  sont-elles  pas  autant  d'outrages  et  de 
défis  à  l'autorité  divine  ? 

Les  assassins  d'enfants  qui,  par  exemple,  à  Schaffen, 
fusillent  un  garçonnet  de  dix  ans  avec  deux  petites  filles  de 
neuf  et  douze  ans;  les  tortionnaires  qui  brûlent  vif,  après 
l'avoir  ligotté,  le  sacristain  de  la  paroisse;  les  brutes  qui, 
selon  les  déclarations  concordantes  des  rapports  belge  et 
français,  se  livrent,  «  avec  une  fréquence  inouïe  »,  aux 
plus  épouvantables  attentats  contre  les  femmes,  les  jeunes 
filles  et  même  les  fillettes;  les  massacreurs  qui  peuvent 
enregistrer,  sur  leurs  carnets  :  «  Nous  avons  détruit  huit 
maisons,  avec  leurs  habitants;  dans  une  seule  d'entre 
elles,  furent  passés  à  la  baïonnette  deux  hommes  avec 
leurs  femmes  et  une  jeune  fille  de  dix-huit  ans  »  (1)  ;  les 
lâches  qui  se  font  gloire  d'achever  les  blessés  à  coups  de 
crosse  (2)  ;  les  incendiaires  qui  mettent  le  feu  à  l'hôpital  de 
Termonde,  après  l'avoir  aspergé  de  pétrole,  tous  ces  misé- 
rables, indignes  du  nom  de  soldats,  ne  sont-ils  pas  des 
pécheurs  publics  et  des  criminels  de  droit  commun? 

Mais,  je  le  répète,  le  caractère  antireligieux  de  cette 
guerre  s'affirme  encore  plus  nettement,  plus  irréfutable- 
ment aussi,  par  la  frénésie  que  les  envahisseurs  ont 
déployée  contre  les  sanctuaires  et  les  pasteurs  de  l'Église 
catholique.  On  a  le  droit  d'affirmer  que,  systématiquement, 
des  prêtres  ont  été  maltraités,  des  édifices  sacrés  abattus. 


(1)  Les  Crimes  allemands,  d'après  les  témoignages  allemands,  par 
Joseph  BÉDiER.  Paris,  Colin,  103,  bd  Saint-Michel.  La  brochure  repro- 
duit la  photographie  des  documents  cités. 

(2)  D'après  le  journal  prussien,  le  Janersches  Tageblatt,  cité  et  pho- 
tographié par  M.  BÉDIER. 


ET  AUX  PRÊTRES  87 

II.    —    Contre    les    Églises. 
!•  Le  Calvaire  des  Églises. 

C'est  par  centaines  que,  sur  le  territoire  de  la  Belgique 
et  dans  les  départements  occupés  de  la  France,  nous  avons 
vu  nos  temples  saccagés,  et  non  seulement  par  la  mitraille 
et  par  l'incendie,  mais  encore  par  la  profanation  sacrilège. 

«  La  fureur  incendiaire,  atteste  le  rapport  français, 
s'affirme  principalement  contre  les  églises  et  contre  les 
monuments  qui  présentent  un  intérêt  d'art  ou  de  souvenir.  » 
De  leur  côté,  les  enquêteurs  belges  constatent  que  des 
églises  ont  été  «  systématiquement  visées  ».  Et,  parmi  les 
témoignages  de  l'épiscopat,  je  détache  ici  cette  déclaration 
de  l'évêque  de  Verdun  :  «  Le  bombardement  des  villes  et 
des  villages  commençait  ordinairement  par  celui  de  l'église, 
premier  point  de  mire.  » 

Pourquoi  s'étonner,  au  surplus,  de  cet  acharnement?  On 
oublie  trop  qu'il  n'est  pas  une  nouveauté.  M.  André  Michel, 
conservateur  au  Musée  du  Louvre,  rappelait  récemment, 
dans  sa  Conférence  sur  la  cathédrale  de  Reims,  un  sou- 
venir de  1870,  que  1914  a  remis  d'actualité  :  lorsque  le 
général  von  Werder  eut  décapité  la  flèche  de  Strasbourg, 
abattu  la  croix  qui  la  couronnait,  brûlé  les  combles  et 
crevé  les  vitraux  de  la  cathédrale,  il  se  vit  solennellement 
proclamé,  par  l'Université  de  Fribourg  en  Brisgau,  docteur 
en  philosophie,  honoris  causa. 

Cette  admiration  de  la  culture  allemande  pour  un  bom- 
bardeur  d'églises  aide  à  comprendre  la  surprise  agacée 
que  nos  réclamations  provoquent  aujourd'hui  chez  les 
intellectuels  d'Outre-Rhin.  On  a  pu  citer,  le  14  mars,  à  la 
Sorbonne,  une  savoureuse  expression  de  leur  mentalité.  Le 
professeur  Paul  Clemen,  conseiller  intime,  chargé  par  le 


88  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

gouvernement  de  Berlin  d'un  rapport  sur  la  destruction  de 
la  cathédrale  de  Reims,  ose  écrire  :  «  Ce  culte  intempestif 
des  monuments  apparaît  comme  une  sentimentalité  étran- 
gère et  anachronique  d'une  heure  où  il  s'agit  non  pas  d'un 
duel  limité,  mais  d'être  ou  de  ne  pas  être,  de  toute  notre 
existence  nationale,  de  la  victoire  ou  de  la  chute  de  la 
pensée  allemande  dans  le  monde.  »  Y  aurait-il  donc  contra- 
diction entre  la  pensée  allemande  et  le  culte  de  la  beauté  ? 
Il  est  permis  de  le  supposer  ;  car,  si  la  froideur  administra- 
tive se  borne  à  excuser  l'incendie  de  la  cathédrale,  l'en- 
thousiasme lyrique  n'hésite  point  à  le  glorifier.  Admirez 
ces  simples  vers  détachés  d'une  ode  de  circonstance,  que  le 
Lokal  Anzeiger  de  Berlin  a  recueillie  dans  ses  colonnes  et 
dont  le  Havre-Éclair  a  publié  le  texte  et  la  traduction  : 

Les  cloches  ne  sonnent  plus 
Dans  le  dôme  aux  deux  tours. 

Finie  la  bénédiction 

Nous  avons  fermé  avec  du  plomb, 
0  Reims,  la  maison  d'idolâtrie! 

Tel  est  leur  respect  de  la  maison  de  Dieu. 

Aussi  l'on  comprend  que  la  ruée  des  envahisseurs  ait 
laissé  derrière  elle  un  sillage  de  ruines  calcinées  et 
béantes,  qui  tendent  vers  le  ciel  les  tronçons  de  leurs  tours 
ou  les  murs  étoiles  et  branlants  de  leurs  nefs. 

L'énumération  de  ces  désastres  est  encore  aujourd'hui 
difficile  à  fixer.  Les  renseignements  demeurent  incomplets, 
et  des  régions  entières  sont  momentanément  fermées  à 
toute  investigation.  Force  est  donc  de  se  restreindre  à 
quelques  exemples  topiques.  Autour  de  certains  monu- 
ments qui,  par  l'éclat  de  leur  gloire  et  l'écho  de  leur  mar- 
tyre, symbolisent  la  persécution  des  sanctuaires,  il  suffira 
de  grouper  en  faisceau  les  autres  destructions  actuellement 
connues. 

Deux  noms,  au  premier  plan,  surgissent  à  la  pensée  :  en 
France,  cette  cathédrale  de  Reims,  qui  n'est  pas  seulement 
un  des    plus  immortels    chefs-d'œuvre    de    l'architecture 


ET  AUX  PRÊTRES  89 

gothique,  —  ou  plutôt  de  l'art  français,  Vopus  francigenurrij 
selon  la  vieille  expression  du  moyen  âge  évoquée  par 
André  Michel,  —  mais  encore  un  mémorial  et  un  reliquaire 
de  la  vie  nationale  ;  en  Belgique,  cette  collégiale  de  Lou- 
vain,  qui  abritait  le  cœuretle  cerveau  de  la  nation  catholique. 

La  cathédrale  de  Reims!...  Non!  je  n'essaierai  pas  de 
traduire  l'émotion  poignante,  infiniment  triste  et  profonde, 
qui  étreignit  les  âmes  françaises  quand,  le  dimanche 
20  septembre,  le  communiqué  officiel  annonça  que  ce  patri- 
moine de  la  grande  famille  était  en  flammes.  Plus  que  la 
stupeur  et  l'indignation,  ce  fut  d'abord  une  douleur  intense. 
Chacun,  dans  l'affliction  nationale,  souffrait  d'un  deuil 
intime;  il  avait  perdu  comme  un  parent  très  proche  ou 
un  ami  très  cher  ;  il  comprenait,  et  plus  encore  il  sentait 
tout  ce  que  ces  pierres  saintes  avaient  contenu  de  vie,  à 
l'heure  où  il  pleurait  leur  mort.  Et  la  désolation  n'attei- 
gnait pas  seulement  les  catholiques  ;  elle  s'élargissait  jus- 
qu'à l'immensité  du  peuple.  Toute  la  race  était  frappée. 

Depuis  quelques  jours,  il  est  vrai,  depuis  que  les  Alle- 
mands, refoulés  par  la  victoire  de  la  Marne,  avaient  dû  éva- 
cuer la  ville  de  Reims,  après  une  éphémère  occupation,  le 
sanctuaire,  échappé  à  leurs  griffes,  servait  de  point  de 
mire  à  leurs  canons.  Le  chanoine  Landrieux,  vicaire  géné- 
ral de  Reims  et  archiprêtre  de  la  cathédrale,  qui  fut  le 
témoin  constant,  scrupuleux  et  souvent  héroïtjue  de  ce 
i^^rand  martyre  et  dont  les  renseignements  me  serviront  de 
guide,  atteste,  en  effet,  que  t  les  17,  18  et  19  septembre,  la 
cathédrale,  directement  visée,  a  reçu  une  quarantaine 
d'obus  ».  Et  ilénumère  les  premières  blessures  infligées  au 
monument  :  «Toits  crevés,  arc-boutantde  contrefort  abattu, 
verrières  saccagées,  pinacles  et  clochetons  décapités,  galerie 
supérieure  fortement  endommagée  en  plusieurs  points,  un 
escalier  de  pierre  défoncé  dans  une  tourelle,  mutilation  de 
sculptures  en  cent  endroits,  couronnement  de  la  tour  du 
Nord  démoli,  etc..  » 

Cependant,  l'édifice,  où  l'on  abritait   des  blessés  aile- 


90  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

mands  sur  la  paille  accumulée  déjà  par  les  envahisseurs, 
—  était-ce  uniquement  pour  servir  de  couche  à  leurs  sol- 
dats ?  —  avait  été  surmonté,  dès  le  18,  d'un  drapeau  de  la 
Croix-Rouge.  Et,  le  19  au  matin,  ce  premier  drapeau, 
déchiqueté  par  le  vent,  faisait  place  à  un  second,  plus 
ample  et  plus  solide  qui,  dressé  au  sommet  de  l'une  des 
hautes  tours,  allait  bientôt  flotter,  presque  intact,  au-dessus 
du  brasier,  comme  pour  porter  vers  les  cieux,  du  sein  des 
flammes  allumées  par  le  vandalisme,  la  protestation  de  la 
charité. 

Malgré  cet  emblème  pacifique,  les  artilleurs  allemands 
continuèrent  de  s'acharner  sur  l'église  qu'il  aurait  dû  leur 
rendre  doublement  sacrée.  Et  ce  fut  le  19  après-midi  que 
l'incendie  éclata.  Vers  trois  heures,  le  chanoine  Landrieux 
s'aperçut  que  l'échafaudage,  dont  était  masqué  l'un  des 
porches  du  grand  portail,  s'enveloppait  de  fumée.  Une 
heure  plus  tard,  toutes  les  poutres  flambaient.  Cependant 
les  flammes,  qui  s'élevaient  avec  rage  et  qui  menaçaient 
tout  l'édifice,  n'arrêtèrent  pas  la  fureur  ennemie  ;  peut- 
être  avaient-elles  pour  effet  de  la  surexciter.  Tandis  que 
Farchiprêtre,  aidé  de  quelques  auxiliaires  intrépides, 
essayait  vainement  de  conjurer  le  fléau  et  surtout  de  sau- 
ver, au  péril  de  sa  vie,  les  blessés  allemands  couchés  dans 
la  cathédrale  sur  les  bottes  de  paille  criblées  d'étincelles, 
il  découvrit  avec  stupeur  de  nouvelles  lueurs  d'incendie 
dans  l'abside,  à  l'autre  extrémité  du  monument.  «  Il  est 
bien  difficile,  fait-il  observer,  d'admettre  que  le  feu  des 
échafaudages  du  portail  ait  pu  embraser  si  vite  et  simulta- 
nément toute  la  charpente  jusqu'à  l'abside...  D'ailleurs,  des 
témoins  qui  observaient  l'incendie,  de  points  différents, 
avec  une  forte  lunette,  ont  affirmé  avoir  vu  tomber  deux 
nouvelles  bombes  sur  les  plombs  de  l'abside  et  du  transept, 
pendant  que  les  échafaudages  brûlaient.  Enfin,  nous  avons 
une  preuve  irrécusable  :  les  photographies  prises  pendant 
l'incendie  attestent  le  fait,  avec  la  brutalité  du  docu- 
ment. » 


i 


ET  AUX  PRÊTRES  91 

Après  avoir  allumé  le  foyer  sacrilège,  le  tir  allemand 
l'attisait. 

Depuis  cette  date,  au  surplus,  la  basilique  mutilée  n'a 
pas  cessé  de  servir  de  cible  à  la  mitraille  ennemie.  Chaque 
fois  que  la  malheureuse  cité  de  Reims  est  punie,  dans  sa 
population  civile,  des  pertes  que  nos  troupes  infligent  aux 
armées  du  Kaiser,  le  quartier  de  la  cathédrale,  les  dé- 
combres écrasés  de  l'archevêché  contigu  à  l'église,  l'église 
elle-même  enfin,  sont  menacés,  blessés,  ravagés.  Le  8  oc- 
tobre, en  particulier,  la  galerie  supérieure  était  brisée  sur 
une  longueur  de  huit  mètres;  un  clocheton  était  percé 
le  23  novembre;  le  29,  la  voûte  était  frappée;  puis,  c'était 
les  statues  du  petit  portail  de  droite  que  saccageaient  des 
éclats  d'obus.  Enfin,  plus  récemment,  dans  la  nuit  du  21 
au  22  février,  la  voûte  a  été  crevée  par  un  puissant  projec- 
tile à  la  mélinite. 

Est-il  besoin  de  détailler  les  dégâts  multiples  et  désolants 
que  ce  vandalisme  obstiné  a  provoqués  dans  le  glorieux 
édifice?  Toutes  les  sculptures  de  la  tour  à  laquelle  s'accro- 
chait l'échafaudage,  corrodées  par  les  poutres  en  flammes 
et  ratissées  par  leur  effondrement;  toute  la  voûte  mise  à 
nu,  exposée  sans  défense  possible  aux  coups  des  bombes 
incendiaires  et  aux  morsures  plus  lentes,  mais  plus  tenaces, 
du  gel  et  de  la  pluie;  tout  l'intérieur  saccagé  par  l'embra- 
sement de  la  paille  qui  dévora  tout  ce  qui  était  combus- 
tible, mutila  et  rongea  la  base  des  colonnes,  entama  pro- 
fondément les  pierres  ;  les  vitraux  en  miettes,  les  cloches 
fondues,  les  statues  mutilées...  C'est  un  désastre  immense, 
qu'il  est  plus  facile  de  concevoir  et  de  pleurer  que  de 
décrire  avec  minutie  ! 

Mieux  vaut,  pour  saisir  l'horreur  et  l'étendue  des  souf- 
frances endurées  par  nos  sœurs  de  pierres,  embrasser  d'un 
coup  d'œil  les  autres  églises  qui,  de  toutes  parts,  ont  subi 
le  sort  de  Notre-Dame  de  Reims;  quelques-unes,  il  est 
vrai,  blessées  moins  grièvement,  mais  plusieurs  atteintes 
et  broyées  plus  à  fond.  Dans  la  cité  même  de  Saint- Rémi, 


92  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

l'antique  et  admirable  basilique  dédiée  à  l'apôtre  des  Francs 
a  partagé  le  supplice  de  la  cathédrale  ;  la  chapelle  centrale 
de  l'abside,  en  particulier,  n'est  plus  qu'un  large  trou 
encombré  de  débris.  Saint- Jean-Baptiste  et  Saint-André 
sont  également  dans  un  état  lamentable. 

Dans  le  diocèse  voisin  de  Soissons,  la  cathédrale,  qui  n'a 
pas  reçu  moins  de  150  obus  et  que  les  batteries  allemandes 
s'obstinent  à  bombarder,  porte  de  tous  côtés  de  cruelles 
déchirures  et,  d'après  l'enquête  engagée  par  M^^*"  Péchenard 
sur  la  partie  de  ce  diocèse  évacuée  par  l'ennemi,  plusieurs 
églises  ont  été  détruites. 

Remontons  vers  le  Nord.  Une  autre  ruine  apparaît  sur 
l'horizon,  chancelante  et  déchiquetée,  qui  crie  vengeance 
au  ciel.  Là,  dans  la  petite  ville  d'Albert,  au  diocèse 
d'Amiens,  resplendissait  hier  encore,  sous  le  haut  couron- 
nement d'une  Vierge  de  bronze  qui  bénissait  le  pays  d'alen- 
tour, la  célèbre  basilique  de  Notre-Dame-de-Brébières.  On 
la  surnommait  la  Lourdes  du  Nord.  «  La  Sainte  Mère  de 
Dieu  de  Lourdes  —  avait  grossièrement  blasphémé  la  Na- 
tional Zeitung,  au  début  de  la  guerre,  —  aura  beaucoup  à 
faire  si  elle,  la  Miraculeuse,  doit  guérir  tous  les  os  que  nos 
soldats  casseront  aux  pauvres  gens  de  l'autre  côté  des 
Vosges.  »  Ne  pouvant  atteindre  la  Vierge  des  Pyrénées,  les 
artilleurs  allemands  ont  voulu  du  moins  outrager  la  Vierge 
de  Picardie.  350  obus,  écrit  le  curé-doyen  d'Albert,  ont  fait 
rage  contre  la  basilique,  spécialement  visée  dès  le  premier 
jour  où  les  canons  allemands  furent  pointés  sur  cette  ville 
ouverte  et  vide  de  soldats;  du  14  au  17  janvier,  notam- 
ment, le  sanctuaire  fut  arrosé  de  mitraille,  à  l'exclusion  du 
reste  de  la  cité.  Si  bien  qu'aujourd'hui,  de  la  radieuse  et 
puissante  église,  il  ne  reste  plus  que  des  murs  branlants, 
qu'il  faudra  sans  doute  achever.  Et  notez  que  l'ennemi 
s'acharna  tout  particulièrement  sur  le  clocher,  jusqu'au 
jour  où  ses  coups  réussirent  à  le  décapiter  de  la  statue 
bénie. 

Non  loin  d'Albert,  voici  l'infortunée  ville  d  Arras,  une 


ET  AUX  PRÊTRES  93 

cité  naguère  paisible  et  courtoise,  devenue  l'un  des  plus 
lamentables  cimetières  des  régions  piétinées  par  la  bataille 
et  l'invasion.  Auprès  des  ruines  effondrées  du  beffroi,  ce 
chef-d'œuvre  élégant  et  majestueux  dont  l'occupation  espa- 
gnole avait  doté  la  capitale  artésienne,  la  cathédrale,  écrit 
l'évêque  d'Arras,  la  cathédrale  «  perpétuellement  visée,  est 
méconnaissable  »  ;  elle  est  devenue  «  inhabitable  »  et  «  hors 
d'usage  ».  Un  peu  plus  loin,  le  chœur  de  Saint- Géry 
regarde  le  ciel  à  travers  ses  voûtes  béantes,  et  Saint-Jean- 
Baptiste  élève,  au-dessus  de  son  toit  criblé  de  blessures,  sa 
tour  odieusement  déchiquetée.  Aux  environs  du  chef-lieu, 
témoigne  encore  M^"^  Lobbedey,  «  quelques  villages  ont 
leurs  églises  rasées  ».  Enfin,  dans  le  reste  du  diocèse  '■ — ou 
du  moins  dans  les  cantons  que  l'ennemi  ne  tient  plus,  — 
M.  l'abbé  Guillemant,  vicaire  général,  en  signale  14,  dont 
quelques-unes,  comme  celle  de  Laventie,  ont  reçu  plusieurs 
obus,  et  dont  quelques  autres,  notamment  celles  de 
Cuinchy,  de  Givinchy-les-Labassée,  de  Rochincourt,  etc., 
ne  sont  plus  que  des  décombres. 

-  Près  d'Armentières,  nouvelles  désolations  :  Saint-Charles 
d'Houplines,  en  particulier,  nous  montre,  au  dire  des 
témoins,  ses  murs  troués  comme  une  écumoire,  ses  voûtes 
affaissées,  ses  statues  culbutées  et  décapitées. 

Et,  si  nous  retournons  vers  la  frontière  de  l'Est,  le 
tableau  nous  apparaît  plus  douloureux  encore,  ou  du  moins 
la  dévastation  plus  complète  et  plus  étendue. 

Voici  le  diocèse  de  Verdun,  par  exemple,  où  nous  ren- 
controns les  ruines  d'Angécourt,  de  Laheycourt,  de  Was- 
sincourt,  de  Rambercourt,  et  de  combien  d'autres  paroisses  ! 

Voici  le  diocèse  de  Saint-Dié,  dont  la  Semaine  religieuse 
a  pu,  dépeignant  l'état  d'un  grand  nombre  d'églises, 
brosser  ce  tableau  lamentable  :  «  Les  unes,  pareilles  aux 
blessés  de  nos  champs  de  bataille,  montrent  aux  passants 
les  plaies  béantes  de  leur  toiture  ou  de  leurs  murailles 
é ventrées.  Les  autres,  semblables  à  des  amputés  qui 
sortent  de  la  salle  d'opération,  élèvent  des  moignons  qui 


94  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

semblent  prendre  le  ciel  à  témoin  de  la  violence  sacrilège 
qui  leur  a  été  faite.  D'autres,  plus  malheureuses  encore, 
sont  réduites  à  l'état  de  squelette  carbonisé.  »  De  loin,  de 
très  loin,  sous  l'ombre  paisible  d'une  église  abritée  de  ces 
infortunes,  quelques  esprits  sceptiques  ou  prévenus  trai- 
teront cette  vision  exacte  de  simple  exercice  littéraire.  Ils 
tiendraient  un  autre  langage,  auprès  des  voûtes  écrasées  de 
Dan-de-Laveline,  en  face  des  débris  calcinés  de  Wissem- 
bach,  devant  les  quatre  murs  et  la  tour  ébréchée  de  Nom- 
patelize  ou  de  Saint-Remy,  sur  le  seuil  de  Bertrimontier^ 
massacrée  de  mitraille. 

A  Nancy,  l'évêque;  séparé  depuis  plusieurs  mois  de  tout 
le  nord  de  son  diocèse,  sur  lequel  il  ne  possède  aucun  ren- 
seignement et  dont  le  sort  lui  cause  une  vive  inquiétude, 
ne  signale  pas  moins  de  54  églises  endommagées  par  le  fer 
et  par  le  feu.  Près  de  la  moitié  sont  désignées  comme  dé- 
truites ou  gravement  abîmées,  soit  par  l'incendie  qui  les  a 
dévorées  et  rongées,  soit  par  les  obus  qui  en  ont  perforé  les 
murailles  et  abattu  les  clochers.  Ainsi  celles  de  Maixe  et 
de  Raon-l'Etape,  ouvertes  à  tous  les  vents,  celle  de  Badon- 
viller  dont  les  voûtes  s'éparpillent  en  poussière  sur  la  dalle 
des  nefs,  celle  de  Gerbeviller  qui  ressemble  à  un  grand 
corps  troué  de  plaies  ! 

Et  c'est  le  même  spectacle  de  deuil  et  de  destruction, 
d'une  monotonie  atroce,  qui  nous  attend  en  Belgique. 

J'ai  signalé,  comme  symbolisant  et  résumant  le  martyre 
des  églises  belges,  l'incendie  de  la  collégiale  de  Louvain. 
Mais  ce  n'est  pas  seulement  par  la  haute  signification  de  ce 
sanctuaire  que  l'attentat  dont  il  tomba  victime  est  repré- 
sentatif; c'est  encore  par  la  résolution  haineuse  et  métho- 
dique, avec  laquelle  le  crime  fut  consommé. 

Tous  les  témoignages  enregistrés  en  France  et  en  Belgi- 
que, toutes  les  enquêtes  particulières  qui  sont  venues  con- 
firmer les  rapports  officiels  s'accordent  à  dénoncer,  chez 
les  Allemands,  l'emploi  d'un  matériel  perfectionné  d'incen- 
die.   M.   Grondijs  a  vu  entre  leurs  mains  «  des  grenades 


ET  AUX  PRÊTRES  95 

incendiaires,  des  pompes  à  pétrole,  des  boîtes  nickelées  à 
benzine,  des  pastilles  à  nitrate  de  coton,  des  pastilles  à 
résidu  de  pétrole  » . 

Ce  sont  ces  instruments,  dont  les  bourreaux  de  Louvain 
firent  usage,  pour  brûler  de  sang-froid  les  1,828  maisons 
qui  ont  été  rasées  dans  la  ville  et  dans  ses  faubourgs  —  et, 
au  milieu  d'elles,  la  collégiale  Saint-Pierre.  Le  deuxième 
rapport  belge  démontre,  en  effet,  que  c'est  de  parti  pris 
que  la  noble  cité  intellectuelle  a  été  livrée  aux  flammes  ; 
car  f  les  soldats  allemands  pénétraient  dans  les  habita-- 
tions  et  y  jetaient  des  grenades  incendiaires  » .  Mais  cette 
barbarie  ne  fut  pas  seulement  volontaire;  elle  fut  prémé- 
ditée. M.  Grondijs  a  recueilli,  sur  ce  point,  l'attestation 
d'un  lieutenant  prussien    qui,    devant  la  ville  embrasée, 
déclarait  en  se   rengorgeant  :    «    Jusqu'ici  nous  n'avions 
brûlé  que  des  villages.  Par  exemple,  Tongres.  C'était  bien 
fait.  Il  est  rasé  tout  à  fait.  Maintenant  nous  commençons 
avec  les  villes.  Louvain  sera  la  première  qu'on  détruira.  » 
Et  un  peu  plus  tard,  avec  moins  d'arrogance,  mais  autant 
de  netteté,  un  major  ajoutait:  «  Pourquoi  a-t-on  tiré  sur 
nous?  Voilà  le  résultat.  Regardez!    Maintenant  la  cathé- 
drale a  été  brûlée.  »  J'établirai  dans  un  autre  chapitre,  en 
discutant  les  prétextes  invoqués  par  les  agresseurs,  l'ina- 
nité de  l'accusation  que  le  major  allemand  portait  contre 
les  habitants  de  Louvain.  Ce  qu'il  faut  retenir  ici,  c'est 
l'aveu  :  l'incendie  de  la  ville,  et  notamment  de  la  collé- 
giale, a  bien  été  délibéré,  exécuté  de  sang- froid.  Les  Van- 
dales, au  surplus,  ne  se  sont  pas  contentés  de  déchaîner  le 
fléau,  ils  en  ont  secondé  les  ravages.  Dès  avant  d'engager 
cette  opération  de  guerre,  ils  avaient  pris  leurs  précautions. 
*  Le  25  août  au  soir,  a  pu  constater  le  5*  rapport  belge, 
alors  qu'ils  allumaient  l'incendie,    les  Allemands  détrui- 
saient les  pompes  à  incendie  et  l'échelle  Porta  ;  ils  tiraient 
sur  les  personnes  qui  montaient  sur  les  toits  pour  éteindre 
le  feu.  »  Ils  ne  se  bornaient  pas  à  pourchasser  les  sauve- 
teurs; ils  aUmentaient  le  brasier.  Les  soldats,  témoigne  un 


96  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

habitant,  qui  suit  pas  à  pas  les  progrès  du  désastre,  t  pa- 
raissent entretenir  le  feu  en  y  jetant  de  la  paille  ».  Et 
M.  Grondijs  dépose  à  son  tour  :  «  Le  feu  est  attisé  par  des 
soldats  dont  je  vois  les  silhouettes  nettement  dessinées  sur 
la  fond  de  flammes.  » 

Pourtant,  l'autorité  militaire  allemande,  émue  de  l'uni- 
verselle indignation  soulevée  par  cet  attentat,  s'est  vantée 
d'avoir  circonscrit  la  catastrophe  :  il  est  positif,  en  effet, 
qu'elle  a  détourné  de  l'hôtel  de  ville  la  nappe  brûlante 
qui  allait  submerger  le  célèbre  monument.  Mais  ce  sauve- 
tage, aisément  accompli,  condamne  les  destructeurs  au  lieu 
de  les  absoudre.  Ils  ont  donc  voulu  et  ils  ont  pu  préserver 
cet  édifice,  où  ils  avaient  installé  les  bureaux  de  la  Kom- 
mandatur  et  logé  une  grande  partie  de  la  garnison  ;  mais 
l'Université,  mais  l'église  Saint-Pierre,  qui  n'abritaient  que 
les  trésors  de  la  science  et  de  la  foi,  qui  ne  renfermaient, 
au  lieu  des  rouages  d'un  organisme  brutal,  que  l'esprit 
d'un  peuple  catholique,  ils  les  ont  sciemment,  délibéré- 
ment, abandonnés  aux  flammes. 

Que  dis-je  !  ils  ont  fait  pire!  En  ce  qui  concerne  au  moins 
la  collégiale,  leur  fureur  antireligieuse  avait  devancé  la 
marée  montante  de  l'incendie.  Des  témoins  l'ont  constaté. 
M.  Grondijs,  au  cours  de  son  poignant  récit,  s'interrompt 
tout  à  coup  :  «  Je  vois,  s'écrie-t-il,  une  flamme  s'élever  de 
la  tour  de  l'église  Saint-Pierre.  Toutes  les  maisons  qui 
environnent  ce  monument  sont  intactes.  L'église  a  donc 
été  incendiée  intentionnellement.  »  Et  ce  spectateur  impar- 
tial de  l'horrible  tragédie,  publiant  ses  notes  après  l'appa- 
rition du  rapport  allemand  qui  soutient  que  la  collégiale  a 
pris  feu  au  contact  des  maisons  voisines,  insiste  en  ces  ter- 
mes topiques  :  «  Il  est  difficile  de  voir  comment  le  feu  se 
serait  si  facilement  propagé  à  travers  les  murs  épais  de  ce 
grand  bâtiment.  D'ailleurs,  au  moment  où  les  flammes  com- 
mencèrent à  jaillir  de  la  petite  tour  qui  se  trouvait  au  mi- 
lieu du  toitf  toutes  les  maisons  dont  parle  le  rapport  étaient 
intactes.  » 


ET  AUX  PRÊTRES  97 

Par  le  crime  dont  ils  se  sont  rendus  coupables  contre  la 
Collégiale  de  Louvain,  l'on  peut  juger  de  la  fureur  dévas- 
tatrice avec  laquelle  les  envahisseurs  ont  frappé,  sur  le 
reste  du  territoire,  antiques  sanctuaires  et  modestes  églises. 
Et  Saint-Martin  d'Ypres,  obstinément  bombardé,  qui  semble 
chercher  un  ciel  vengeur  à  travers  sa  voûte  anéantie;  et 
Saint- Rombaut  de  Malines,  odieusement  maltraité;  et 
Notre-Dame  de  Termonde,  partageant  le  supplice  de  toute 
une  cité  martyre;  et  l'église  de  Dinant,  dont  les  quatre 
murs  noircis  et  ensanglantés  se  dressent  au  milieu  d'un 
désert  de  décombres  ;  et  les  treize  églises  dont  l'évèque  de 
Namur  porte  le  deuil;  et  toutes  les  autres  encore,  dont 
rénumération  finirait  par  épuiser  la  douleur  et  lasser  l'indi- 
gnation ! . . . 

2"  Leurs  procédés  de  destruction. 

Il  faut  insister  pourtant  sur  cette  ivresse  et  cette  obsti- 
nation de  barbarie  contre  la  maison  du  Seigneur.  Certes, 
l'incendie  prémédité  de  la  Collégiale  de  Louvain  suffît  à 
démontrer  la  volonté  de  détruire.  Et,  d'ailleurs,  au  cours 
de  ce  navrant  martyrologe,  à  propos  de  la  cathédrale  de 
Reims  en  particulier,  j'ai  trouvé  maintes  fois  l'occasion 
d'établir  que,  si  la  trajectoire  des  pièces  allemandes  se 
heurtait  si  fréquemment  aux  églises,  ce  n'était  point  l'effet 
d'un  hasard  malheureux,-  mais  le  résultat  d'une  méthode 
arrêtée.  Ce  calcul  impie,  on  a  vu  que  l'évèque  de  Verdun 
l'avait  reconnu  et  dénoncé  ;  les  enquêteurs  de  France  et  de 
Belgique  en  font  également  la  constatation.  Ces  derniers, 
dans  leur  neuvième  rapport,  y  reviennent  encore  au  sujet  de 
l'église  de  Lebbeke,  auprès  de  Termonde  :  elle  fut,  disent-ils 
en  résumant  les  témoins,  «  spécialement  visée  ».  Les  notes 
de  l'évêché  d'Arras  ne  sont  pas  moins  significatives  :  elles 
font  observer  que  «  les  bombes  se  sont  acharnées  dès  le 
premier  jour  »  sur  plusieurs  églises  de  la  ville  épiscopale,  en 
particulier  sur  Saint- Jean- Baptiste  et  sur  Saint-Géry,  bien 

7  —  Fr, 


98  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

que  ces  deux  monuments  ne  constituassent  en  aucune  façon 
ce  qu'on  entend  par  un  point  de  mire  ;  il  fallait  les  cher- 
cher, pour  les  atteindre.  Et  ces  notes  enregistrent,  en  même 
temps,  le  suggestif  et  impressionnant  récit  de  la  destruc- 
tion du  clocher  de  Foncquevillers.  C'est  un  soldat  qui  parle  : 
«  Les  Boches  nous  ont  hier  abattu  notre  clocher.  C'est  bien 
inutile,  car  on  ne  s'en  servait  aucunement.  Le  plaisant  est 
qu'il  leur  a  fallu  57  coups  de  210  mm.  pour  l'avoir;  ils  ont 
tiré  pendant  deux  heures  et  demie  environ  ;  les  40  premiers 
coups  sont  tombés  partout,  sauf  près  de  l'église  ;  enfin  les 
derniers  se  sont  un  peu  rapprochés  et  la  pointe  du  clocher 
a  fini  par  s'abattre  ;  aussitôt  le  tir  s'est  arrêté.  »  Cet  achar- 
nement, l'évêque  de  Soissons  le  constate  en  termes  aussi 
formels  ;  en  décrivant  le  martyre  de  sa  cathédrale,  il  précise 
en  effet  :  «  Les  Allemands  ont  principalement  dirigé  leur 
feu  sur  elle.  »  Mais  à  quoi  bon  prolonger  ces  témoignages? 
Ils  défient  toute  contradiction. 

C'est  en  vain,  d'ailleurs,  qu'escomptant  le  respect  des 
conventions  internationales  et  des  lois  de  l'humanité, 
on  se  décide,  pour  sauver  les  églises,  à  les  transformer 
en  ambulances  et  à  les  couvrir  de  la  Croix-Rouge.  Cet 
emblème  sacré,  on  l'a  vu  à  Reims,  n'arrête  pas  les  artil- 
leurs allemands.  L'église  de  Fontenoy,  d'après  le  témoi- 
gnage de  l'évêque  de  Soissons,  a  éprouvé  le  même 
mécompte  et  fait  l'expérience  de  la  même  cruauté.  Cruauté 
qui  se  double  parfois  d'ingratitude.  Ainsi  à  Bertrimontier, 
dans  les  Vosges  :  l'église  de  cette  paroisse,  nous  apprend 
la  Semaine  religieuse  de  Saint-Dié,  venait  de  servir  d'asile 
à  des  blessés  allemands,  que  le  curé,  son  vicaire  et  des 
infirmières  françaises  avaient  entourés  de  soins  généreux; 
n'importe  !  à  peine  expulsé  du  village,  l'ennemi  braqua 
ses  batteries  sur  ce  clocher  qu'auraient  dû  défendre  à 
ses  yeux  les  souvenirs  de  la  reconnaissance,  en  même 
temps  que  le  respect  de  la  divinité;  et  le  pauvre  édifice, 
canonné  avec  obstination,  fut  bientôt  réduit  à  l'état  le 
plus  lamentable. 


■ 


ET  AUX  PRÊTRES  99 

Si  la  pitié  ne  pénètre  pas  jusqu'à  ces  cœurs  de  roc,  on 
devine  qu'ils  ne  sont  pas  plus  émus  par  la  prière  des  fidèles 
que  par  la  plainte  des  blessés.  Aussi  a-t-on  remarqué  plus 
d'une  fois  que  les  artilleurs  allemands,  pour  viser  un  sanc- 
tuaire, choisissaient  de  préférence  un  jour  de  fête  et  l'heure 
des  offices.  A  Pont-à-Mousson,  le  45*^  bombardement 
subi  par  la  population  de  cette  ville  ouverte  eut  lieu 
pendant  les  vêpres  de  la  Toussaint  et  inonda  l'église  d'une 
pluie  de  shrapnells.  Le  dimanche  31  janvier,  plus  de  vingt 
obus  s'abattaient  sur  la  cathédrale  d'Arras  où,  grâce  à 
Dieu,  ils  n'avaient  plus  à  écraser  que  des  ruines  «  inhabi- 
tables ». 

On  voudra  peut-être  ergoter  sur  les  bombardements. 
L'artilleur,  accusé  d'intention  coupable,  peut  à  la  rigueur 
plaider  la  maladresse.  Mais  quelle  excuse  invoquer,  quelle 
explication  fournir,  en  faveur  de  l'incendiaire  surpris  la 
torche  au  poing?  C'est,  on  Ta  vu,  le  cas  de  Louvain.  Et  la 
collégiale  Saint-Pierre  n'est  pas  la  seule  église  qui  ait  été 
brûlée  de  sang-froid,  par  des  moyens  qui  relèvent  du  pur 
brigandage.  D'autres  encore  ont  été  victimes  du  même 
attentat.  On  en  connaît,  comme  celle  de  Revigny,  dans  la 
Meuse,  qui,  au  témoignage  du  rapport  officiel,  périt  avec 
tout  ce  village  aspergé  de  pétrole  et  farci  de  tablettes  de 
poudre  comprimée;  comme  celle  de  Mandray,  dans  les 
Vosges,  dont  l'évêché  de  Saint- Dié  atteste  qu'elle  fut 
dévorée  par  un  incendie  méthodique,  probablement  pré- 
paré avec  de  la  paille;  comme  celle  de  Villers-aux- Vents 
qui  paraît,  selon  des  affirmations  sérieuses,  avoir  subi  le 
même  sort...  Et  il  est  évident  qu'on  ne  les  connaît  pas 
toutes. 

Mais  ni  la  canonnade  à  longue  distance,  ni  ces  engins 
plus  expéditifs  et  plus  directs,  que  l'armée  du  Kaiser  semble 
avoir  empruntés  aux  anarchistes,  ne  sont  les  seuls  procédés 
dont  elle  se  soit  servie  pour  assouvir  sa  haine  des  édifices 
sacrés.  Restait  la  voie  des  airs.  On  sait  trop  qu'en  mainte 
occasion,  les  aviateurs  allemands  se  sont  complu  à  semer 


100  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

la  destruction  et  la  mort  au  sein  des  villes  ouvertes  et  des 
populations  paisibles.  Il  eût  été  surprenant  que  cette  pira- 
terie aérienne  épargnât  les  églises.  Écoutez  sur  ce  point 
deux  voix  épiscopales.  L'évêque  de  Nancy,  par  les  soins  de 
son  organe  accrédité,  rappelle  que  les  Tauhe,  qui  survolèrent 
le  chef-lieu  de  son  diocèse  au  début  de  Septembre,  puis  le 
jour  de  Noël,  —  à  l'heure  même  où  la  grand'messe  commen- 
çait à  la  cathédrale,  —  jetèrent  deux  bombes  au  seuil  de 
l'édifice.  On  hésitait  pourtant  à  les  accuser  d'un  dessein  cri- 
minel contre  le  sanctuaire.  «  Mais,  ajoute  la  Semaine  reli- 
gieusCf  après  l'attentat  commis  par  un  Zeppelin,  le  matin 
du  26  décembre,  il  paraît  bien  qu'il  ne  peut  y  avoir  de 
doute  :  nos  églises,  elles  aussi,  serviraient  d'objectifs.  Deux 
bombes,  en  effet,  douées  d'une  grande  puissance  d'explosion, 
ont  éclaté,  l'une  sur  la  place  des  Dames,  l'autre  dans  la 
Grand'Rue,  des  deux  côtés  de  la  basilique  Saint-Epvre.  11 
s'en  est  fallu  de  bien  peu  que  l'un  de  ces  deux  engins  ne 
tombât  sur  l'édifice  lui-même.  » 

Voici,  d'autre  part,  une  attestation  signée  de  l'évêque  de 
Verdun  :  «  La  cathédrale  de  Verdun  a  été,  à  deux  reprises, 
particulièrement  visée  par  des  avions  allemands  qui  ont 
lancé  sur  elle  six  ou  sept  bombes,  dont  une  au  moins 
incendiaire.  Par  bonheur,  elles  sont  toutes  tombées  à  côté 
du  beau  monument,  n'occasionnant  que  quelques  dégâts 
matériels.  La  cathédrale  domine  ia  ville  et  les  collines  ; 
elle  est  assez  éloignée  de  la  citadelle  et  des  casernes.  Il 
n'y  a  qu'un  hôpital  à  côté;  il  est  indiqué  par  un  grand  dra- 
peau de  la  Croix-Rouge.  »  Le  drapeau  de  la  Croix-Rouge! 
C'était  vraiment  tenter  l'incendiaire  aérien  (1). 


(1)  Et,  tandis  que  je  coi'rige  les  épreuves  de  ce  travail,  un  communi- 
qué m'apprend  que  les  aviateurs  ennemis  ont  jeté  une  bombe  sur  le 
corps  mutilé  de  la  cathédrale  de  Reims, 


J 


ET  AUX  PRÊTRES  101 


3°  Sacrilèges. 

Cet  acharnement  systématique  à  viser,  à  brûler,  à  broyer 
les  édifices  consacrés  à  Dieu  ne  suffirait-il  pas  à  justifier, 
contre  les  auteurs  de  pareils  attentats,  l'accusation  de 
sacrilège?  Il  n'y  a  point  d'autre  terme,  en  tout  cas,  pour 
qualifier  certains  autres  crimes  où  les  a  entraînés  leur 
sadisme  antireligieux. 

La  liste  complète  en  serait  longue,  autant  que  doulou- 
reuse à  toute  âme  chrétienne.  On  ne  peut  d'ailleurs  l'établir 
encore  actuellement.  Je  me  borne  à  signaler  quelques  faits 
précis. 

Souvent,  la  profanation  et  le  pillage  ne  constituent,  pour 
ainsi  dire,  que  le  piment  dont  les  incendiaires  relèvent  le 
goût  de  la  destruction.  A  Clermont-en-Argonne,  au  témoi- 
gnage de  l'enquête  officielle,  «  tandis  que  les  maisons 
flambaient,  des  soldats  envahissaient  l'église,  qui  est  isolée, 
sur  la  hauteur,  y  dansaient  au  son  de  l'orgue,  puis,  avant 
de  se  retirer,  y  mettaient  le  feu,  à  l'aide  de  grenades, 
ainsi  que  de  récipients  garnis  de  mèches  et  remplis  d'un 
liquide  inflammable  ». 

Obliger  ces  pierres  saintes,  avant  de  les  abattre,  à  répé- 
ter les  échos  des  danses  et  de  l'orgie;  les  rendre  témoins 
de  souillures  encore  plus  odieuses  et  plus  basses,  n'est-ce 
pas  le  besoin  caractéristique  de  la  haine  antireligieuse? 
L'évêque  de  Soissons  signale  qu'à  Guyencourt,  les  soldats 
du  Kaiser,  installés  dans  l'église,  e  ont  pillé  la  sacristie, 
logé  un  cheval  sous  la  tribune  et  fait  ripaille  ».  Un  habi- 
tant de  Montmacq,  au  diocèse  de  Beau  vais,  rapporte  à  la 
Croix  que  les  Allemands  «  ont  souillé  d'ordures  le  pot  à 
eau  bénite  et  se  sont  essuyés  avec  le  linge  d'autel  ».  A 
Dinant,  en  Belgique,  les  officiers  eux-mêmes,  s' encanail- 
lant par  hasard  avec  leurs  hommes,  se  sont  livrés,  au 
milieu  des   ruines   fumantes  et  des  rues  encombrées  de 


102  LA  GUERRE  AUX  EGLISES 

cadavres,  à  une  comédie  atrocement  carnavalesque:  ils 
«  s'amusaient,  relate  un  témoin  cité  par  M.  Nothomb,  à 
s'affubler  des  habits  des  Prémontrés  dont  ils  ravageaient 
l'abbaye  ;  on  vit  ainsi  de  faux  Prémontrés  circuler  en  auto- 
mobile aux  environs  de  Dinant;  un  dîner  fut  même  servi 
aux  officiers  par  un  soldat  déguisé  en  Prémontré  (1)  x. 
Reconnaissons  que  certains  Allemands  eux-mêmes  sont 
pris  de  nausée  à  la  vue  de  ces  sacrilèges  malpropres.  Un 
soldat  du  12«  régiment  d'infanterie  de  réserve,  dont  M.  Jo- 
seph Bédier  a  compulsé  le  carnet,  note  avec  écœurement 
qu'un  de  ses  camarades  «  est  entré  dans  une  sacristie  fer- 
mée à  clef,  où  était  le  Saint  Sacrement.  Par  respect,  un 
protestant  avait  évité  d'y  coucher  ;  lui,  il  y  déposa  de  larges 
excréments  ». 

Mais  ces  carnets  de  soldats  allemands  nous  révèlent  sur- 
tout une  étrange  mentalité  :  au  milieu  d'aveux  cyniques 
et  vantards,  leurs  anteurs  s'abandonnent  avec  inconscience 
ou  hypocrisie  à  cet  autre  genre  de  profanation,  qui  con- 
siste à  souligner  de  gestes  religieux  des  actes  réprouvés 
par  la  loi  religieuse  :  «  Lancement  de  grenades  incen- 
diaires dans  les  maisons,  écrit  froidement  le  soldat  Moritz 
au  lendemain  du  sac  de  Saint- Vieth  et  de  Dinant.  Le  soir, 
choral  militaire  :  Maintenant  remercions  Dieu!  »  Et  le  sous- 
officier  Klemt,  après  avoir  raconté  joyeusement  un  mas- 
sacre de  blessés  français,  termine  avec  satisfaction  :  «  Le 
soir  venu,  une  prière  d'action  de  grâces  sur  les  lèvres,  nous 
nous  endormîmes  dans  l'attente  du  jour  suivant.  » 

Cependant  l'outrage  aux  édifices  et  aux  ornements  sacrés 
ne  parvient  pas  à  calmer  ce  prurit  de  sacrilèges.  C'est  trop 
peu  pour  les  envahisseurs  que  de  voler  les  objets  du  culte 
et,  quand  ils  ne  peuvent  les  déménager,  de  les  massacrer 
ou  de  les  salir.  Il  ne  leur  suffit  pas,  comme  à  Mompatelize, 


(1)  Les  Barbares  en  Belgique,  par  M.  Pierre  Nothomb,  avec  préface 
de  M.  Carton  de  Wyarl,  ministre  de  la  justice  (Paris,  Perrin,  35,  quai 
des  Grands- Augustins).  Ce  livre  poig-nant  est  nourri  des  dépositions 
recueillies  et  contrôlées  par  l'enquête  officielle. 


ET  AUX  PRÊTRES  103 

à  La  Bourgonce,  à  Ilurbach,  dans  le  diocèse  deSaint-Dié, 
—  c'est  la  Semaine  religieuse  qui  les  dénonce,  —  de  s'em- 
parer des  meubles  de  l'église  et  de  détériorer  ceux  qu'ils 
sont  contraints  de  laisser  sur  place,  de  défoncer  les  taber- 
nacles qu'ils  sont  incapables  d'ouvrir,  de  déchiqueter  les 
chasubles  pour  en  emporter  les  ors  et  les  broderies.  Leur 
frénésie  va  plus  loin  encore  :  elle  renverse  et  brise,  par  pur 
fanatisme  antireligieux,  les  images  saintes  et  les  vases 
sacrés.  M.  Grondijs  a  signalé  l'acharnement  des  ravageurs 
d'Aerschot  contre  les  statuettes  catholiques.  «  Les  meubles 
ne  sont  pas  dérangés,  observe-t-il  en  pénétrant  dans  une 
chambre  éventrée.  Seules,  deux  statuettes,  l'une  de  la 
Vierge,  l'autre  de  saint  Antoine,  gisent  à  terre,  brisées. 
Dans  toutes  les  maisons  où  je  suis  entré,  j'ai  retrouvé  les 
mêmes  profanations.  »  Dans  l'église  d'Hastière,  constate  à 
son  tour  le  onzième  rapport  belge,  «  les  ornements  sacer- 
dotaux ont  été  déchirés  et  souillés  »  ;  —  ailleurs,  l'enquête 
précise  qu'ils  ont  servi  a  aux  usages  les  plus  immondes  » .  — 
«  Les  chandeliers,  les  statues,  les  bénitiers  ont  été  brisés. 
Le  reliquaire  a  été  brisé  et  les  reliques  dispersées.  Parmi 
celles-ci  se  trouvaient  les  reliques  des  vierges  de  Cologne, 
qui  avaient  échappé  à  la  furie  huguenote  et  à  la  destruction 
en  1790.  Deux  des  quatre  autels  ont  été  profanés  ;  les 
sépulcres  des  autels  ont  été  brisés.  Les  reliques  en  ont  été 
enlevées  et  foulées  aux  pieds.  »  Aerschot,  au  témoignage 
du  cinquième  rapport,  a  vu  la  landsturm  s'attaquer  aux 
tabernacles,  au  Collège  Saint-Joseph  et  dans  la  chapelle  de 
l'Institut  de  Picpus.  Et  M.  Mélot,  dans  son  enquête  minu- 
tieuse et  poignante,  établie  sur  des  dépositions  sérieuses 
et  contrôlées,  signale  encore  qu'à  Elewyt,  les  sacrilèges 
ont  dispersé  et  jeté  les  objets  du  culte;  que,  dans  l'église 
d'Yvoir  ils  ont  profané  les  vases  sacrés;  qu'à  Leignon, 
enfin,  ils  ont  poussé  l'ignominie  jusqu'à  uriner  dans  le 
saint  ciboire. 

Et  qu'on  n'essaie  pas  de  soutenir,  —  excuse,  au  surplus, 
qui  ne  supprimerait  ni  la  matérialité,  ni  même  la  gravité  de 


104  LÀ  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

la  profanation,  —  que  les  soldats  sacrilèges  ne  convoitaient 
que  la  richesse  des  objets  du  culte.  Us  en  voulaient  à  leur 
caractère  sacré  !  M^'  Carton  de  Wyart,  l'éminent  prélat  qui, 
ancien  élève  de  l'Université  de  Bonn,  ne  nourrissait  contre 
la  culture  germanique  aucune  hostilité  préconçue,  M^""  Car- 
ton de  Wyart  a  révélé  lui-même,  à  plusieurs  personnes,  les 
indignités  dont  il  fut  la  victime.  Témoin  du  sac  de  l'église 
d'Hastière,  dont  il  a  confirmé,  dans  la  Westminster  cathe- 
dral  chroniclej  l'abominable  profanation,  il  vit  une  bande 
de  soldats  ennemis  s'approcher  de  sa  personne,  «  lui  mettre 
un  revolver  sous  le  nez,  lui  arracher  les  saintes  espèces 
qu'il  portait  sur  lui  et  les  jeter  au  loin  dans  la  boue  ». 

De  la  Belgique,  ces  horreurs  ont  accompagné,  dans  nos 
départements  envahis,  les  agresseurs  allemands.  «  Dans 
les  églises  des  Islettes  et  de  la  Chalade,  écrit  l'évêque  de 
Verdun,  des  ornements  et  même  des  vases  sacrés  ont  été 
profanés  et  ignominieusement  souillés.  »  M.  Julien,  maître 
d'école  à  Rouvres,  dans  la  Meuse,  atteste  par  écrit,  dans 
un  rapport  qui  lui  fut  demandé  sur  l'agonie  de  son  village, 
qu'au  presbytère,  les  Allemands,  «  après  avoir  profané  les 
vases  sacrés,  les  ont  remplis  de  viande  de  porc  ».  Et  voici 
derechef  le  vénérable  évêque  de  Nancy  qui,  dans  sa  lettre 
pastorale,  affirme  qu'à  Gerbeviller  «  après  les  plus  hor- 
ribles excès,  dans  l'église  à  moitié  détruite,  les  soldats  ont 
tiré,  à  bout  portant,  sur  la  porte  du  tabernacle  qui  leur 
résistait  :  le  saint  ciboire  a  été  criblé  de  balles,  qui  ont  mis 
en  pièces  ou  en  poussière  les  Saintes  Espèces  qu'il  renfer- 
mait ».  Je  n'ajoute  rien. 


III.  —  Contre  les  prêtres. 

l''  «  A  bas  le  catholicisme!  Mort  aux  prêtres!  » 

Ces  malédictions  impies  et  homicides,  c'est  M.  Grondijs 
qui  les  a  entendues  jaillir  de  la  soldatesque  allemande,  au 
passage  des  prêtres  qu'on  traînait  en  captivité  ou  qu'on 


ET  AUX  PRÊTRES  105 

poussait  au  martyre.  Elles  synthétisent  le  caractère  antire- 
ligieux de  cette  invasion.  Je  n'ai  pas  besoin  de  rappeler  ici 
de  quels  témoignages  multiples,  autorisés,  concordants, 
cette  explosion  de  haine  est  confirmée. 

En  Belgique  comme  en  France,  on  a  signalé  partout 
l'obstination  des  envahisseurs  à  s'emparer  des  ministres 
du  culte,  à  les  abreuver  d'injures  et  de  mauvais  traite- 
ments, à  les  assassiner  sous  le  moindre  prétexte.  «  Les 
membres  du  clergé,  résume  en  deux  mots  le  deuxième 
rapport  belge,  semblent  devoir  être  spécialement  l'objet  de 
leurs  attentats.  »  M.  Nothomb  souligne  :  «  Comme  otages, 
les   Allemands   recherchent  particulièrement  les  prêtres. 
Comme  jouets  et  comme   victimes,   ils    les    recherchent 
encore.  »  Et  M.  Grondijs,  de  son  côté  :  «  Les  prêtres  sont 
particulièrement  insultés    par  les    soldats.    »   Parmi  les 
détails  dont  l'impartial  professeur  hollandais  appuie  cette 
affirmation,  rien  de  plus  significatif  que  les  arrestations 
arbitraires  opérées  à  Louvain.  J'y  reviendrai.  Mais  je  note 
immédiatement,  comme  un  symptôme  de  la  «  prêtrophobie  » 
allemande,  que,  dans  la  cohue  des  fuyards  échappés  ou 
chassés  de  la  malheureuse  ville,  les  ecclésiastiques  étaient 
retenus  sans  enquête  et  qu'aux  réclamations  de  M,  Gron- 
dijs, un  officier  répondit  que  l'ordre  était  donné  d'arrêter 
tous  les  prêtres. 

Cette  persécution  était  préméditée  et  ourdie  de  longue 
main.  Les  soldats  allemands,  — leurs  carnets  le  démontrent 
avec  surabondance,  —  avaient  été  saturés  de  calomnies 
révoltantes  et  absurdes  contre  le  clergé  catholique.  Non 
seulement  on  les  avait  prévenus  contre  les  prêtres,  en  pré- 
tendant que  ces  derniers  fanatisaient  les  populations  ;  mais 
on  leur  avait  dépeint  ces  hommes  de  Dieu  comme  des  êtres 
fourbes,  cruels,  ivrognes,  immoraux.  «  Tandis  qu'ils  boi- 
vent, écrit  servilement  le  mousquetier  Franz  Schmiedt, 
ils  entretiennent  leurs  gens  dans  l'ignorance,  ils  leur 
défendent  de  lire  et  d'écrire  ;  à  partir  de  huit  ans,  les 
enfants  doivent  travailler  ;  la  prostitution  est  très  grande, 


106  LA  GUERRE  AUX  EGLISES 

frères  et  sœurs  vivent  comme  mari  et  femme,  et,  en  plus, 
les  femmes  se  prostituent  encore  autre  part.  La  femme  jouit 
de  tous  les  droits,  l'homme  n'a  rien  à  dire.  Et  cependant, 
ces  gens  ne  sont  pas  si  cruels  qu'on  le  dit.  Ils  sont  seule- 
ment obéissants  aux  prêtres.  » 

Ni  à  la  vertu  des  prêtres  belges,  ni  à  l'intelligence  de 
mes  lecteurs,  je  ne  ferai  l'injure  de  discuter  ces  folies  veni- 
meuses. Il  me  suffit  de  noter  que  ces  préventions,  perfide- 
ment entretenues,  les  soldats  allemands  les  ont  apportées 
chez  nous  comme  chez  nos  voisins.  En  France  comme  en 
Belgique,  au  témoignage  de  l'évêque  de  Nancy,  les  prêtres 
«  ont  été  injuriés,  maltraités,  entraînés  dans  une  doulou- 
reuse captivité  ;  plusieurs  ont  été  fusillés  et  quelques-uns 
après  de  grandes  souffrances  ».  Observation  concordante, 
au  diocèse  de  Saint-Dié.  Et,  à  Soissons,  l'évêque  enregistre 
la  déclaration  d'un  officier  allemand  qui,  parlant  au  curé 
d'Arcy-Sainte-Restitute,  avoue  que  ses  compatriotes  se 
méfient  surtout  des  prêtres. 

Puis-je,  à  ces  dépositions,  ajouter  un  souvenir  person- 
nel? J'entends  toujours  fabbé  Sueur,  curé  de  Villers- 
Saint  Frambourgt,  au  diocèse  de  Beauvais,  échappé  par 
miracle  aux  griffes  allemandes  après  la  mort  de  son  com- 
pagnon de  supplice  qui  avait  péri  sous  les  mauvais  traite- 
ments, me  dépeindre,  encore  frissonnant,  la  rage  avec 
laquelle  ses  geôliers  montraient  le  poing  au  «  pastor  catho- 
lik  »,  refusaient  sa  part  de  médiocre  pitance  au  ce  pastor  » 
et  enfin,  refoulés  de  la  Marne  et  furieux  de  leur  défaite, 
frappaient  le  prêtre,  en  hurlant  :  «  C'est  la  faute  au  pastor.  » 


2°  Mauvais  traitements. 

Les  prêtres  sont  de  préférence  arrêtés  comme  otages,  a 
constaté  M.  Nothomb.  Et  les  proclamations  de  l'envahis- 
seur corroborent  ce  témoignage.  A  Grivegnée,  la  menace 
affichée  sur  les  murs  prescrivait  :   «  Comme  otages,  sont 


Et  AtrX  PRÊTRES  107 

placés  en  première  ligne  les  prêtres,  les  bourgmestres  et  les 
autres  membres  de  l'administration.  »  C'est  la  consigne  ; 
elle  est  exécutée  en  France  aussi  bien  qu'en  Belgique.  A 
Saint-Dié,  spécifie  l'évêque,  un  placard  allemand  portait 
cette  injonction  :  «  Seront  responsables  :  le  curé,  le  maire, 
l'instituteur.  » 

C'est  une  méthode  générale.  Pour  impressionner  le 
peuple,  on  s'attaque  à  l'autorité,  fût-elle  sacrée  par  l'âge 
et  l'onction  sainte.  A  Louvain,  M^*"  Ladeuze,  recteur  de 
l'Université;  à  Reims  (en  l'absence  du  cardinal,  retenu  au 
Conclave) , M^""  Neveu,  évêque  auxiliaire;  ailleurs,  comme  à 
Saint-Dié,  comme  à  Tournai,  le  pasteur  du  diocèse.  Heu- 
reux, quand  ils  échappent  à  l'emprisonnement,  aux  vexa- 
tions humiliantes  et  cruelles,  à  la  captivité  dans  les  forte- 
resses allemandes  !  Hélas  !  trop  souvent,  ces  souffrances 
leur  sont  réservées.  11  n'est  point  de  diocèses  envahis,  qui 
n'aient  payé  ce  tribut  à  l'agresseur.  Le  cardinal  Mercier  le 
dénonce  avec  une  douleur  éloquente  et  gémit  sur  ses 
«  nombreuses  paroisses  privées  de  leurs  pasteurs  ».  L'évêque 
de  Verdun  déclare  que,  parmi  ses  prêtres,  une  quarantaine 
ont  été  entraînés  dans  les  prisons  d'Allemagne.  La 
Semaine  religieuse  de  Nancy  en  désigne  nommément  seize, 
—  ceux  qui  ont  pu  donner  de  leurs  nouvelles  !  Partout,  les 
mêmes  plaintes  et  les  mêmes  accusations. 

Et  quel  calvaire,  en  général,  que  cette  incarcération 
brutale  et  lointaine  !  Injures  et  mauvais  traitements  se 
renouvellent  à  chaque  pas.  A  Aerschot,  par  exemple,  au 
témoignage  du  5°  rapport  officiel,  une  trentaine  d'ecclé- 
siastiques, enfermés  plusieurs  jours  dans  l'église,  y  ont  été 
laissés  sans  autre  nourriture  qu'une  ration  dérisoire  de  pain 
aigre.  Puis,  ce  fut,  pour  la  plupart  d'entre  eux,  Vex- 
pédition  par  delà  les  frontières.  «  Nous  avons  expédié 
300  Belges  en  Allemagne,  écrit  allègrement  l'un  des  bour- 
reaux ;  parmi  eux,  se  trouvent  21  curés.  » 

Ah!  ce  voyage,  au  milieu  de  la  cohue,  sous  les  baïonnettes 
ennemies  !  Tantôt  la  marche  exténuante,  où  l'on  voit  des 


108  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

vieillards,  comme  le  curé  de  Hérent,  rouler  dans  le  trou- 
peau, sur  les  bras  de  ses  paroissiens.  Tantôt,  pour  des  jour- 
nées entières,  l'embarquement  dans  des  wagons  à  bestiaux, 
que  les  chevaux  viennent  de  salir  et  qui  ne  contiennent 
plus  une  planche  où  s'asseoir.  Les  ecclésiastiques  y  sont, 
bien  entendu,  l'objet  d'un  traitement  de  faveur.  Ecoutez  la 
déposition  d'un  vieux  prêtre  de  Rotselaer,  —  un  de  ceux 
qui  ont  pu  revenir  :  «  Je  suis  placé  à  la  porte  ouverte,  bien 
en  évidence  pour  recevoir  les  injures  ;  c'est  surtout  aux 
prêtres  qu'on  les  adresse Nous  arrivons  à  Aix-la- 
Chapelle  à  trois  heures  de  l'après-midi.  Pendant  une  heure, 
les  militaires  viennent  nous  insulter  et  nous  menacer.  Un 
officier  vient  cracher  à  la  figure  du  curé  de  Rotselaer...  » 

Et  parfois,  cependant,  l'arrivée  fait  regretter  la  route.  Il 
est  des  camps  de  concentration  qui  ne  sont  que  d'abomi- 
nables et  dégoûtantes  géhennes.  Le  10*  rapport  belge  a 
recueilli  les  déclarations  d'un  prisonnier  qui  fut  relâché 
bientôt  comme  sujet  mexicain,  après  avoir  vécu  dans  un 
grenier  oii  s'entassaient  650  malheureux,  dont  six  prêtres. 
«  Réveillés  à  coups  de  bâton  accompagnés  d'injures,  ils 
sont  conduits  dans  la  cour  de  la  caserne.  On  leur  met  une 
inscription  sur  le  dos  » ,  comme  à  des  bêtes  à  vendre  ou  des 
forçats  à  transporter...,  «  à  midi,  on  leur  donne  un  bol  de 
soupe.  Les  punitions  sont  le  cachot  et  l'exposition  pendant 
plusieurs  heures  au  pilori,  sans  compter  les  injures  et  les 
coups  de  bâton  et  de  crosse.  Le  logement  est  insalubre...  » 
Et  vous  entendez  bien  que  le  caractère  sacerdotal  ne 
vaudra  pas  aux  prêtres,  plongés  dans  cet  enfer,  un  sort 
moins  pénible.  Au  contraire,  remarque  M.  Nothomb,  là 
comme  ailleurs,  ils  «  sont  insultés  plus  que  les  autres  »  ; 
quelques-uns  <r  sont  brimés,  n'ont  jamais  l'autorisation  de 
dire  la  messe  »  :  deux  d'entre  eux,  attachés  dans  la  cour 
de  la  caserne,  y  sont  frappés  par  les  soldats.... 

Réprimons  cependant  notre  colère  et  revenons  au  point 
initial  du  voyage,  à  l'incarcération  !  Nous  n'avons  pas 
exprimé,  du  premier  coup,  tout  ce  qu'elle  contient  d'hor- 


ET  AUX  PRÊTRES  109 

reur  ni  toute  la  puissance  d'accusation  qui  en  jaillit  spon- 
tanément contre  les  bourreaux.  Les  procédés  d'arrestation 
varient  à  l'infini.  Les  curés  de  Roncy  et  de  Maizy,  du 
diocèse  de  Soissons,  déclare  M^'"  Péchenard,  sont  arrachés 
brutalement  de  leur  chambre  et  poussés  sous  la  menace 
des  revolvers.  L'abbé  Vilbert,  curé  de  Lesbœufs,  au  dio- 
cièse  d'Amiens,  a  raconté,  dans  le  Messager  de  la  Somme  y 
comment  il  fut  brusquement  saisi,  sur  la  place  de  la 
commune,  au  chevet  des  blessés  qu'il  secourait.  D'ailleurs, 
pas  plus  que  la  Croix-Rouge  au  clocher  de  nos  églises,  le 
brassard  des  ambulances  au  bras  de  nos  prêtres  n'est  une 
protection  contre  la  violence  ennemie;  parfois  même,  on 
dirait  qu'il  excite  la  colère  des  envahisseurs,  comme  s'ils 
éprouvaient  double  jouissance  à  persécuter  à  la  fois,  dans 
le  même  homme,  la  religion  qui  soutient  l'âme  et  la  charité 
qui  soulage  le  corps.  «  Le  19  août,  constate  le  7®  rapport 
belge,  des  ambulanciers,  porteurs  de  costumes  ecclésias- 
tiques, revêtus  du  brassard  de  la  Croix-Rouge,  ont  essuyé 
des  coups  de  feu  de  la  part  des  troupes  allemandes  à 
Aerschot,  alors  qu'ils  ramassaient  des  blessés  et  bien  qu'ils 
eussent  montré  leurs  insignes.  L'un  deux  a  ensuite  été 
brutalisé  toute  la  journée  à  l'hôpital  alors  qu'il  soignait  les 
blessés...  Le  28  septembre,  une  voiture  d'ambulance  hip- 
pomobile contenant  un  médecin  auxiliaire,  un  aumônier 
brancardier,  ainsi  que  le  conducteur,  a  été  l'objet  du  tir 
systématique  des  Allemands  :  ils  ont  été  tous  trois  grave- 
ment blessés.  »  Et  M.  Nothomb  ajoute,  à  ces  deux  exem- 
ples, le  cas  de  dix-sept  Pères  dePicpus  arrêtés  à  Aerschot, 
auprès  des  blessés,  pour  être  expédiés  en  Allemagne. 

Si  la  charité  ne  trouve  pas  grâce  devant  cette  poursuite 
impitoyable,  à  plus  forte  raison  ni  la  dignité,  ni  la  vieil- 
lesse ne  seront  épargnées.  Les  généraux  allemands  n'hési- 
tent pas  à  mettre  aux  arrêts,  dans  sa  demeure,  comme  un 
sous-lieutenant  qui  aurait  violé  la  consigne,  un  prince  de 
l'Église  qui  a  rempli  les  devoirs  de  sa  charge.  Ils  ne  crai- 
gnent pas  d'arrêter  l'évêque  de  Namur,  en   pleine  rue, 


110  LA  GUERRE  AUX  EGLISES 

devant  sa  cathédrale.   Ils  ne  rougissent  pas  de  maltraiter 
odieusement,  dans  la  personne  du   vénérable  évêque   de 
Tournai,  l'autorité  de  l'épiscopat,  la  faiblesse  de  la  maladie 
et  l'auréole  des  cheveux  blancs.  M^""  Walravens,  attestent 
les  témoins  contrôlés  par  les  enquêteurs   officiels,   «    fut 
emprisonné  à  Ath  pendant  cinq  jours,  dans  un  local  infect, 
n'ayant  qu'une  paillasse  comme  lit,   et  sans  autre  nourri- 
ture que  celle  que  des  personnes  dévouées  venaient  spon- 
tanément lui  apporter...  Un  soldat  même  donna  un  coup 
de  poing  dans  le  dos  de  l'évêque  pour  le  faire  avancer  plus 
vite  ».  Et  M.  Mélot  assure,  en  invoquant  la  déposition  d'un 
homme    qui    soutint   l'héroïque    prélat    dans   ces   heures 
cruelles,  «  que  c'est  à  coups  de  crosse  dans  les  reins  qu'on 
le  fît  marcher  ».  On  sait  que  le  malheureux  évêque  ne  put 
se  relever  de  ces  avanies  meurtrières.  Sa  santé  déjà  chan- 
celante n'était  point  de  force  à  résister   à  ce  traitement 
barbare,  ni  aux  vexations  qu'on  devait  renouveler  contre 
lui.  Quelques  mois  plus  tard,  il  expirait,  sans  avoir  vu  se 
lever  l'aurore  de  la  revanche,  ou  plutôt  du  châtiment.  Mais 
le  tombeau  de  cette  grande  victime  est  de  ceux  qui  crient 
vers  le  ciel. 

Combien  d'autres  vieillards  ont  été  le  jouet  de  cette 
frénésie  sans  pudeur  !  Déjà  j'ai  montré  le  curé  de  Hérent 
traîné  lamentablement  sur  la  route.  De  la  foule  des  attes- 
tations, M.  Mélot  évoque,  à  ses  côtés,  les  vieux  curés 
d'Yvoir  et  de  Saint-Géry  :  le  premier,  poussé  devant  les 
troupes,  écrasé  sous  le  faix  des  havre- sacs  et  bourré  de 
coups  de  crosse  ;  le  second,  arraché  de  son  lit  à  quatre 
heures  du  matin  et  forcé  de  courir  en  pantoufles  j  «  devant 
les  soldats  qui  l'injuriaient  et  lui  tenaient  littéralement 
l'épée  dans  les  reins  ».  Mais  les  pires  bourreaux  de  vieil- 
lards, ce  furent  assurément  ces  misérables  que  l'évêque  de 
Soissons  nous  dépeint,  traînant  le  curé  de  Cufiies  sur  le 
champ  de  bataille  et  contraignant  ce  prêtre  de  84  ans  à 
relever  les  blessés  sous  les  balles. 

C'est,  d'ailleurs, ^une  de  leurs  prudences  et  peut-être  une 


ET  AUX  PRETRES  111 

de  leurs  jouissances,  que  d'exposer  les  prisonniers  civils  au 
feu  de  l'adversaire.  Ils  ne  voient,  dans  cette  barbarie  direc- 
tement contraire  aux  conventions  internationales  et  à  la 
plus  simple  humanité,  qu'une  ingénieuse  ruse  de  guerre. 
C'est  «  une  bonne  idée  »,  souligne  avec  une  prodigieuse 
inconscience  le  lieutenant  Eberlein,  en  communiquant  aux 
Munchner  Neueste  Nachrichten  un  récit  de  l'occupation 
de  Saint-Dié.  Ce  récit,  complaisamment  publié  par  le 
grand  journal  allemand,  a  été  reproduit  par  M.  Joseph 
Bédier  qui,  à  côté  de  la  traduction,  a  donné  la  photographie 
du  texte  accusateur.  Donc,  le  lieutenant  Eberlein  a  une 
bonne  idée:  «  Nous  avons  arrêté  trois  civils...  ;  on  les 
campe  sur  des  chaises,  et  on  leur  fait  comprendre  qu'il 
leur  faut  aller  s'asseoir  sur  ces  chaises  au  milieu  de  la  rue. 
Supplications  d'une  part,  quelques  coups  de  crosse  d'autre 
part.  »  Le  cynique  officier  remarque,  en  ricanant,  que  ses 
victimes  avaient  l'air  de  prier  ;  puis  il  ajoute  avec  satisfac- 
tion :  «  Le  moyen  est  4' une  efficacité  immédiate.  Le  tir  en 
enfilade  dirigé  des  maisons  sur  nous  diminue  aussitôt.  » 
Le  bourreau  en  uniforme  se  félicite,  à  la  fin,  d'avoir 
eu  des  imitateurs  ;  un  autre  régiment  voisin  s'est  servi  du 
même  procédé  :  «  Les  quatre  civils  qu'il  avait  fait  asseoir 
dans  la  rue,  conclut-il  avec  insouciance,  ont  été  tués  par 
des  balles  françaises.  » 

On  devine  que  les  ecclésiastiques  ont  souvent  fait 
partie  des  civils  condamnés  à  ce  jeu  cruellement  lâche. 
A  Hérent,  dit  le  7^  rapport,  les  curés  de  Wygmael  et 
de  Wesemael,  précédant  un  troupeau  d'habitants,  ont  dû 
marcher  devant  les  troupes.  Et  le  10«  ajoute  que,  dans 
une  commune  du  Borinage,  au  bord  de  la  Sambre,  un 
groupe  de  civils  fut  poussé  contre  les  Français  qui  vou- 
laient passer  la  rivière.  «  Il  y  avait,  parmi  eux,  le 
frère  directeur  des  Écoles  libres,  âgé  de  soixante- quatre 
ans,  et  trois  religieux  plus  jeunes.  »  M.  Nothomb  en 
signale  d'autres  exemples,  en  particulier  celui  de  Bioul, 
où  trois  brancardiers,  dont  les   abbés  Piérard  et  Patron, 


112  LA  GUERRE  AUX  EGLISES 

«  sont  saisis  pour  servir  de  bouclier  à  l'ennemi  pendant  un 
combat  à  Namur  :  les  deux  prêtres  sont  tués  ».  A  Tirle- 
mont,  c'est  un  aumônier  militaire,  l'abbé  Spot,  qu'on 
expose  au  feu  des  soldats  dont  il  était  l'apôtre.  En  France, 
la  «  bonne  idée  »  du  lieutenant  Eberlein  a  germé  dans  bien 
des  cervelles  germaniques.  A  Mouzon,  notamment,  d'après 
un  témoignage  enregistré  par  VEclair,  ce  fut  le  curé 
entouré  de  ses  paroissiens  qui  dut  ainsi  protéger  l'envahis- 
seur ;  et  quelques-uns  de  ces  otages  ayant  tenté  de  prendre 
la  fuite,  les  Allemands  les  tirèrent  au  vol.  M.  Grondijs 
avoue  que,  la  première  fois  qu'il  entendit  parler  de  ce 
moyen  de  défense,  il  ne  put  croire  à  une  telle  mons- 
truosité :  «  Depuis,  poursuit-il  avec  mélancolie,  nous 
avons  eu  l'occasion  de  nous  accoutumer  à  des  faits  sem- 
blables. » 

L'impartial  écrivain  fournit  encore  une  contribution 
précieuse  à  l'histoire  des  sévices  exercés  contre  le  clergé 
catholique,  en  confirmant  et  en  précisant  les  cruautés  sys- 
tématiques de  Louvain.  Car  ce  n'est  pas  seulement  dans 
ses  édifices  anéantis,  c'est  aussi  dans  ses  prêtres  outragés 
que  la  grande  cité  universitaire  a  été  punie  d'avoir  forgé 
au  peuple  belge  une  âme  d'acier  contre  l'injustice. 

Ce  fut  en  masse,  en  débandade  affolée,  que  les  habitants 
de  Louvain  se  virent  contraints  d'abandonner  précipitam- 
ment leur  ville  en  proie  aux  flammes  et  au  pillage.  «  Vieil- 
lards, femmes,  enfants,  malades,  aliénés  colloques,  reli- 
gieux, religieuses,  affirment  les  témoins,  furent  chassés 
brutalement  sur  toutes  les  routes  comme  un  troupeau.  » 
Et,  dans  cette  cohue,  le  nombre  fut  si  grand  des  ecclésias- 
tiques odieusement  maltraités,  —  90  au  moins,  déclare 
M.  Grondijs,  —  que  l'écrivain  protestant  se  demande  : 
«  N'est-on  pas  porté  à  croire  que,  dès  le  commencement 
du  sac  de  Louvain,  un  mot  d'ordre  fut  donné  contre  tous 
les  prêtres  ?  » 

Cet  exode,  opéré  en  plusieurs  groupes,  dont  chacun 
pourrait  écrire  sa    lamentable  histoi;"e,  si^teignit  un  tel 


ET  AUX  PRÊTRES  113 

degré  de  misère  que  «  plusieurs,  atteste  le  rapport,  mou- 
rurent en  route;  d'autres,  parmi  lesquels  des  femmes  et 
des  enfants  qui  ne  pouvaient  suivre,  ainsi  que  des  ecclé- 
siastiques, furent  fusillés  ».  Quelques  prêtres  étrangers, 
pris  dans  ce  torrent  humain  qu'endiguaient  brutalement 
les  baïonnettes  allemandes,  y  partagèrent  les  angoisses  de 
leurs  frères  de  Belgique.  L'enquête  officielle  a  enregistré 
le  fait.  M.  Grondijs  en  rapporte  ainsi  les  détails  :  «  Le  père 
Catala,  recteur  de  la  maison  des  étudiants  espagnols,  et 
un  autre  (espagnol  également)  dont  j'ai  oublié  le  nom... 
habitaient  près  de  la  bibliothèque.  Lorsqu'elle  fut  incen- 
diée, ils  &e  sauvèrent  dans  la  rue,  où  ils  furent  tout  de 
suite  arrêtés  en  compagnie  d'une  quarantaine  de  per- 
sonnes. Ils  passèrent  la  nuit  gardés  à  la  gare  et  furent,  le 
lendemain  matin,  emmenés  avec  une  compagnie  qui  mar- 
chait vers  l'Ouest.  Les  deux  Espagnols  eurent  beau  mon- 
trer leurs  papiers  :  les  officiers  n'y  prêtèrent  aucune  atten- 
tion. Ils  reçurent  nombre  de  coups  de  crosse  dans  les  reins. 
Ensuite,  au  milieu  du  jour,  les  officiers  annoncèrent  qu'ils 
seraient  fusillés.  Ils  leur  accordèrent  la  permission  de  se 
confesser  mutuellement,  leur  firent  bander  les  yeux  et  les 
mirent  contre  un  mur.  Tandis  que  les  deux  prêtres  réci- 
taient leurs  prières,  les  coups  de  fusil  retentirent.  On  avait 
tiré  en  l'air.  Les  soldats  riaient  aux  éclats.  Les  deux  vieux 
ecclésiastiques  en  furent  quittes  pour  la  peur.  »  Cependant, 
malgré  leurs  réclamations,  l'ennemi  ne  voulut  point  relâ- 
cher les  deux  otages  espagnols;  ils  ne  durent  leur  déli- 
vrance qu'à  la  soudaine  intervention  d'une  troupe  de  sol- 
dats belges.  Le  droit  des  gens  n'avait  pas  suffi  à  les  pro- 
téger ;  c'étaient  des  prêtres  ! 

Deux  autres  ecclésiastiques  étaient  roulés  également 
dans  ce  troupeau,  que  leur  illustration,  leur  dignité,  leur 
science  auraient  dû  garder  contre  la  sauvagerie  des 
envahisseurs  :  M*^""  Ladeuze  et  le  savant  chanoine  Gauchie. 
Sans  les  démarches  admirablement  généreuses  et  obstinées 
de  M.  Grondijs,  on  n'ose  conjecturer  ce  qu'eût  été  la  fin  de 

8  — xf  r. 


114  LA  GUERRE  AUX  EGLISES 

leur  supplice.  Avant  do  les  rendre  à  la  liberté,  les  bourreaux 
du  Kaiser  avaient  tenu  ces  deux  nobles  victimes  couchées 
par  terre,  immobiles  et  muette^  sous  peine  de  mort! 

Sur  les  crimes  de  Louvain,  c'est  un  volume  entier 
qu'on  pourra  écrire.  Il  faut  ici  se  restreindre.  Un  dernier 
témoignage  ;  il  est  formulé  par  une  des  victimes  :  «  Nous 
étions  treize  prêtres  et  religieux,  dont  l'ancien  curé  de 
Saint-Joseph,  âgé  de  plus  de  70  ans...  On  m'a  poussé  dans 
une  porcherie  d'où  on  venait  de  faire  sortir  un  porc  sous 
mes  yeux.  Etant  dans  la  porcherie,  j'ai  été  contraint  à  me 
déshabiller  complètement.  Des  soldats  allemands  ont  visité 
mes  vêtements  et  ont  enlevé  tout  ce  que  je  possédais.  Sur 
ces  entrefaites,  les  autres  ecclésiastiques  ont  été  amenés 
dans  la  porcherie  ;  deux  d'entre  eux  furent  déshabillés 
comme  moi...  Nos  bréviaires  furent  jetés  au  fumier...  »  Et, 
après  avoir  signalé  que  plusieurs  de  ces  prêtres  furent  volés 
de  sommes  importantes,  le  témoin  termine  :  «  Tous  furent 
brutalisés  et  frappés.  »  Ce  prêtre,  obligé  de  se  mettre  à  nu 
devant  ces  brutes,  au  milieu  d'une  é table  à  porcs,  et  livré 
sans  défense  à  leurs  mains  pillardes,  malpropres  et  vio- 
lentes, n'ajoute  pas  un  mot  de  plainte  ni  de  colère.  Il  faut 
l'imiter.  Les  mots  manquent. 

Je  devrai  cependant  plonger  plus  bas  encore,  au  sein  de 
ces  ignominies. 

Ces  indignités,  qui  se  sont  répétées  un  peu  partout  — 
89  prêtres  ont  été  malmenés  dans  le  seul  diocèse  de  Namur 
—  furent  agrémentées  parfois  d'injures  grossières,  de  sup- 
plices atroces,  d'avanies  immondes. 

Coups  et  outrages  !  Écoutez  l'évêque  de  Soissons  :  Devant 
l'archiprêtre  de  la  cathédrale,  arrêté  comme  otage,  c'est  un 
officier  supérieur  qui  qualifie  les  ecclésiastiques  de  «  chiens 
de  curés  »  ;  et  celui  de  Saint-Waast  est,  en  effet,  traité 
comme  un  chien.  La  Semaine  religieuse  de  Nancy  :  L'abbé 
Thiéry,  de  Gondrecourt,  est  ligoté,  comme  un  voleur 
ou  un  fou  furieux.  L'évêque  de  Verdun  :  L'abbé  Beau- 
doin,  curé  de  Pillon,  arraché  de  son  presbytère,  est  arrêté, 


i 


Et  AUX  PRÊTRES  115 

mis  en  joue,  contraint  dé  rester  deux  heures,  tête  nue,  sous 
un  soleil  de  plomb,  devant  sa  paroisse  et  sa  maison  qui 
flambent,  abreuvé  de  gros  mots  par  les  officiers,  exposé 
finalement  aux  coups  de  la  mitraille  française.  Les  déposi- 
tions belges  enregistrées  par  M.  Mélot  :  A  Sorinnes,  on 
crache  à  la  figure  du  curé;  à  Montigny-sur-Sambre,  on 
cravache  le  vicaire  ;  dans  la  même  commune,  deux  prêtres 
reçoivent  en  plein  visage  les  bouteilles  de  cognac  que  leurs 
gardiens  ont  fini  de  vider,  les  os  qu'ils  ont  gloutonnement 
rongés. 

Les  supplices  :  Tantôt  ce  sont  des  jeux  odieusement 
cruels,  dont  je  choisis  deux  cas  dans  la  Semaine  religieuse 
de  Nancy  :  par  trois  fois,  le  curé  de  Laneuveville-lez-Raon 
est  l'objet  d'un  simulacre  d'exécution;  de  longues  heures 
durant,  le  curé  de  Mompatelize  demeure  emprisonné  dans 
une  cave,  souS  la  menace  d'être  fusillé  dès  qu'il  en  sortira. 
Tantôt  ce  sont  des  raffinements  sauvages,  dont  le  compte 
rendu  semble  emprunté  aux  missions  de  la  Chine  ou  du 
Continent  noir.  Armez-vous  de  sang-froid,  pour  écouter  jus- 
qu'au bout  le  récit  des  tortures  infligées  au  curé  de  Schaf- 
fen-lez-Diest.  Un  témoin  dépose  :  «  Le  révérend  curé  a  été 
pendu  deux  fois.  Lorsqu'il  y  eut  danger  de  mort,  les  Alle- 
mands le  laissèrent.  Puis  ils  le  tinrent  durant  une  heure 
les  yeux  fixés  sur  le  soleil  ;  s'il  baissait  les  yeux,  on  le 
poussait  avec  la  crosse  du  fusil...  »  Un  autre  témoin 
achève  :  «  Ils  ont  forcé  le  curé  à  pénétrer  dans  une  maison 
qui  brûlait,  puis  l'en  ont  retiré...  Vers  six  heures  trois 
quarts,  ils  l'ont  relâché  après  l'avoir  frappé  avec  des  cra- 
vaches. Il  était  en  sang  et  gisait  sans  connaissance.  Un 
peu  après,  un  officier  lui  ordonna  de  se  lever  et  de  partir. 
A  une  distance  de  200  mètres,  les  Allemands  lui  ont  tiré 
une  cinquantaine  de  coups.  Il  ne  fut  pas  atteint.  Il  tomba 
comme  mort.  Ce  fut  son  salut.  » 

A  Florennes,  ce  fut  un  officier  qui,  selon  la  juste  expres- 
sion de  M.  Nothomb,  livra  un  père  jésuite  à  une  bande  de 
tortionnaires.  L'infortuné  religieux  fut  d'abord  battu  jus- 


116  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

qu'à  tomber  évanoui  ;  ayant  repris  connaissance,  il  se  vit 
frappé  de  nouveau,  cette  fois  à  coups  de  crosse  et  d'épe- 
rons ;  après  une  seconde  syncope,  on  le  traîna  nu,  boueux 
et  sanglant,  dans  le  jardin  où  il  resta  demi-mort... 

Enfin,  les  avanies  immondes!  Ici,  le  dégoût  le  dispute  à 
l'horreur.  Après  la  barbarie,  le  sadisme  et  la  bestialité. 
Je  me  borne  à  trois  citations. 

L'évêque  de  Verdun  :  «  M.  l'abbé  Gillet,  curé  de  Saint- 
Kémy,  fut  arrêté  dans  son  presbytère,  du  7  au  13  sep- 
tembre, pris  comme  otage,  frappé  de  coups  de  crosse  de 
fusil,  traîné  à  la  mairie,  souffleté,  fouillé  et  déshabillé  hon- 
teusement. Il  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  défendre  sa 
sœur,  pieuse  fille  de  trente-cinq  ans,  des  derniers  outrages. 
—  M.  l'abbé  Menoux,  curé  de  Jonville;  M.  l'abbé  Alnot, 
curé  de  Mouilly;  M.  l'abbé  Persenot,  curé  de  Vaubécourt, 
et  d'autres,  ont  subi  à  peu  près  le  même  traitement.  » 

M.  Nothomb,  d'après  les  témoignages  de  l'enquête  offi- 
cielle :  «  A  Beyghem,  des  hommes  de  trente  à  trente-cinq 
ans,  qui  viennent  de  brûler  les  églises,  et  parmi  lesquels 
se  trouve,  donnant  ses  ordres,  l'ober-lieutenant  Kûmer,  con- 
duisent leur  proie,  une  jeune  fille,  à  la  cure,  abusent  d'elle 
devant  la  sœur  du  curé  et  le  curé  lui-même  qu'ils  ont 
déshabillé,  qu'ils  empêchent  de  fermer  les  yeux  ou  de 
tourner  la  tête;  je  néglige  les  détails  immondes.  » 

M.  Mélot,  citant  sans  phrases  une  autre  déposition  :  «  A 
Asnoy,  on  emprisonna  le  curé  ;  deux  soldats  allemands 
amenèrent  devant  lui  une  femme,  la  dépouillèrent  de  ses 
vêtements  et  la  violèrent.  » 

3°  Assassinats. 

Au  delà  de  ces  ordures,  il  n'y  a  plus  que  le  meurtre.  Et 
encore  au  delà  ou  en  deçà?...  Beaucoup  de  prêtres,  en 
Belgique  et  en  France,  ont  été  assassinés  —  j'emploie 
le  mot  propre  —  par  des  soldats  allemands,  sur  l'ordre  de 
leurs  chefs.  Ce  n'est  qu'après  la  guerre  qu'on  en  pourra 


ET  AUX  PRETRES  117 

dresser  la  liste  complète  ;  mais,  dès  aujourd'hui,  l'on  en 
connaît  assez  pour  instruire  le  procès  des  assassins. 

Déjà,  la  voix  des  évêques  s'est  élevée,  douloureuse  et 
justicière,  pour  pleurer  les  victimes  et  dénoncer  les  bour- 
reaux. Le  jour  de  Noël,  le  cardinal  Mercier,  archevêque  de 
Malines,  attestait:  «  Dans  mon  diocèse  seul,  je  sais  que 
13  prêtres  ou  religieux  furent  mis  à  mort.  »  Le  13  février, 
l'évêque  de  Nancy  publiait,  dans  sa  Semaine  religieuse,  une 
liste  de  neuf  prêtres,  dont  huit  ont  été  fusillés  par  les 
envahisseurs  et  dont  le  neuvième  a  péri  sous  leur  joug,  en 
captivité;  et  l'organe  épiscopal  exprimait  la  crainte  que 
l'avenir  ne  dévoilât  encore  de  nouveaux  meurtres.  Au  mois 
de  septembre,  l'évêque  de  Saint-Dié,  libéré  de  l'ennemi, 
avait  déjà  signalé  l'assassinat  de  trois  prêtres  (1).  De  leur 
côté,  les  rapports  belges  ont  énuméré  3  prêtres  passés  par 
les  armes  dans  le  diocèse  de  Tournai,  6  dans  celui  de 
Liège  et  26  dans  celui  de  Namur.  Et  les  enquêteurs  ont 
soin  d'ajouter  que  ces  listes  sont  forcément  incomplètes; 
ils  redoutent,  en  particulier,  que  dix  autres  prêtres  de  Na- 
mur n'aient  subi  le  sort  de  leurs  26  confrères. 

J'ai  prononcé  le  mot  d'assassinat.  De  quelle  autre  expres- 
sion qualifier  ces  exécutions  brutales,  arbitraires,  ordonnées 
maintes  fois  sans  jugement,  par  la  volonté  haineuse  ou 
capricieuse  d'un  chef,  accomplies  souvent  sans  l'ombre  d'un 
prétexte  ou  sous  un  prétexte  odieusement  dérisoire?  Au 
témoignage  du  rapport  officiel  français,  l'abbé  Thiriet,  curé 
de  Deuxville,  en  Meurthe-et-Moselle,  est  fusillé  «  pour 
avoir  fait  des  signes  ».  D'après  les  dépositions  recueillies  en 
Belgique,  c'est  pour  avoir  soulevé  le  rideau  de  sa  fenêtre, 
au  passage  des  bataillons  allemands,  que  le  vicaire  d'Olne 
est  collé  au  mur;  et  le  curé  de  Bligny,  pour  n'avoir  pas 
empêché  qu'on  plaçât  sur  son  église  un  poste  d'observation. 


(1)  Il  est  à  peine  besoin  de  faire  observer  que,  parmi  les  prêtres 
français  fusillés,  arrêtés  ou  maltraités,  dont  il  est  parlé  dans  ce  travail, 
il  n'est  jamais  question  des  prêtres-soldats. 


118  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

Quant  au  curé  de  Pont-Brûlé,  Fabbé  Wouters,  il  n'avait 
commis  d'autre  crime  que  de  défendre  un  vieillard  prison- 
nier contre  les  coups  d'un  soldat  allemand.  Il  faut  citer 
enfin  le  cas  du  Père  Dupierreux,  de  Louvain.  Le  jeune 
jésuite  avait  griffonné,  sur  son  carnet,  la  réflexion  sui- 
vante :  «  Lorsque,  autrefois,  j'ai  lu  que  les  Huns  sous 
Attila  ont  dévasté  les  villes,  et  que  les  Arabes  ont  brûlé  la 
bibliothèque  d'Alexandrie,  j'ai  souri.  Maintenant,  je  ne 
souris  plus,  depuis  que  j'ai  vu  de  mes  propres  yeux  les 
hordes  de  ce  temps  incendier  les  églises  et  la  célèbre  biblio- 
thèque de  Louvain.  »  Le  père  Dupierreux  ayant  été  arrêté 
et  fouillé,  cette  phrase  est  découverte;  aussitôt,  de  son 
autorité  personnelle,  un  lieutenant  prononce  que  le  reli- 
gieux est  coupable  d'excitation  au  meurtre  et,  quelques 
minutes  après,  l'infortuné  s'écroule  sous  les  balles  alle- 
mandes, en  face  de  ses  confrères  obligés  de  contempler  son 
agonie. 

Si  le  terme  d'assassinat  ne  paraît  pas  trop  fort,  quand 
on  apprend  les  motifs  de  ces  condamnations,  on  le  trouve 
encore  trop  faible,  à  considérer  les  horreurs  dont  elles 
furent  souvent  aggravées.  La  fièvre  anticatholique  et  la 
brutalité  tour  à  tour  furibonde  et  voulue  s'y  déployèrent 
avec  tant  d'acharnement  que  l'exécution  dégénéra  en  tor- 
ture. 

Quelques  ecclésiastiques  furent  littéralement  tués  à  petit 
feu,  par  une  suite  ininterrompue  de  mauvais  traitements, 
qui  s'arrêtèrent  tout  juste  en  face  de  leur  agonie.  Le  P.  Vé- 
ron,  aumônier  militaire  (dont  je  connus  directement  le 
supplice  par  son  compagnon  de  calvaire),  arbitrairement 
saisi  comme  otage,  écrasé  sous  l'accumulation  des  sacs  et 
des  fusils  prussiens,  broyé  d'outrages  et  de  meurtrissures, 
privé  d'aliments,  relevé  à  coups  de  pied  du  talus  de  la 
route  où  il  s'était  affaissé,  mit  toute  une  semaine  à  mourir 
et  expira  en  pardonnant  à  ses  bourreaux.  Le  vieux  curé  de 
Varreddes,  en  Seine-et-Marne,  eut  à  peu  près  le  même  sort. 
Il  y  a  trois  mois,  le  rapport  officiel  avait  déjà  mentionné 


1 


ET  AUX  PRÊTRES  119 

son  arrestation  et  sa  captivité;  plus  récemment,  des  otages, 
entraînés  naguère  avec  lui,  mais  rendus  enfin  à  la  liberté, 
ont  révélé  que  ce  vénérable  ecclésiastique,  odieusement 
bousculé,  rompu  de  coups  et  souillé  de  crachats,  avait  dis- 
paru en  chemin,  sans  que  ses  compagnons  pussent  décou- 
vrir s'il  était  tombé  mort  ou  s'il  avait  péri  d'une  balle  alle- 
mande. Il  avait  75  ans!  L'abbé  de  Clerck,  curé  de  Buecken, 
en  Belgique,  en  avait  83!  Et  voici,  d'après  les  témoignages 
enregistrés  par  l'enquête  officielle  et  résumés  par  M.  No- 
thomb,  quelle  fut  son  épouvantable  agonie  :  «  On  l'attache 
à  un  canon  qui  le  secoue  à  le  briser.  Quand  on  le  détache, 
c'est  pour  le  traîner  à  terre,  tiré  par  les  pieds,  la  tête  rebon- 
dissant sur  les  gros  pavés,  A  bout  de  forces,  le  vieillard 
ne  peut  retenir  cette  tragique  prière  :  «  Tuez-moi  !  tuez- 
moi  !...  »  On  fit  alors  à  ce  martyr  la  grâce  de  l'achever. 

Quant  à  la  façon  d'exécuter  sur  place,  après  une  parodie 
de  conseil  de  guerre  ou  sur  l'arrêt  d'un  officier,  elle  varie 
infiniment.  La  lourde  et  rêveuse  imagination  teutonne  se 
révèle  ici  pleine  de  ressources.  Parfois,  les  ordonnateurs 
de  la  fusillade  se  délectent  à  jouer  de  leurs  victimes.  Ainsi 
les  officiers  qui  interrogent  le  curé  de  Roselies  feignent  de 
croire  à  ses  explications  et  lui  délivrent  un  papier,  que  l'in- 
fortuné reçoit  comme  un  ordre  d'élargissement.  C'est  une 
sentence  de  mort.  Les  soldats,  auxquels  il  doit  le  montrer, 
lui  ricanent  au  visage^  le  poussent  au  mur  et  l'exécutent. 
Pour  l'abbé  Glouden,  curé  de  la  Tour,  autre  comédie.  On 
le  charge,  avec  plusieurs  de  ses  paroissiens,  d'enlever  les 
victimes  d'un  précédent  massacre  ;  à  peine  achevée  la 
besogne,  on  le  jette  avec  ses  compagnons  sur  le  bord  de 
la  route  et  on  fauche  tout  le  groupe  à  coups  de  mitrail- 
leuse. 

D'autres  malheureux  sont  abattus  par  surprise.  A  Blauw- 
put,  un  frère  convers  est  arraché  de  la  cuisine  où  il  apprê- 
tait un  repas  pour  les  troupes  allemandes,  et  un  feu  de 
peloton  le  couche  à  côté  d'un  capucin.  C'est  au  sortir  de 
son  église  que  le  curé  de  Bovenloo  est  frappé  d'une  salve 


120  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

inattendue.  A  Louvain,  c'est  par  paquets  de  quatre,  étroite- 
ment ficelés,  qu'on  expédie  tout  un  lot  de  prisonniers,  prêtres 
et  laïques.  Le  curé  de  Spontin,  d'après  les  dépositions 
recueillies  par  M.  Mélot,  est  «  pendu  alternativement  par 
les  pieds  et  par  les  mains,  percé  à  coups  de  baïonnette  et 
enfin  fusillé  ».  Le  supplice  de  celui  de  Haccourt  est  ainsi 
raconté  par  M.  Nothomb  :  «  On  le  saisit  avec  deux  de  ses 
paroissiens,  et,  comme  ils  ne  marchent  pas  assez  vite,  on 
les  attache  à  un  cheval  qui  part  au  galop.  Quand  ils  arri- 
vent devant  l'église,  ils  sont  de  véritables  loques  humaines. 
On  les  dresse  comme  on  peut  contre  le  mur  et  on  les 
fusille.  »  Quant  à  l'aumônier  de  Bouges,  l'abbé  Bilande,  c'est 
à  un  autre  condamné  qu'on  le  ligotte  et  les  deux  malheureux 
sont  culbutés,  l'un  sur  l'autre,  à  la  pointe  des  baïonnettes. 

Mais,  parfois,  l'exécution  consommée  n'assouvit  pas 
encore  cette  ivresse  meurtrière  et  diabolique.  On  s'acharne 
sur  les  victimes.  Le  curé  de  Surice,  étendu  sur  le  sol  au 
milieu  d'un  monceau  de  corps  ensanglantés,  est  férocement 
broyé  de  coups  de  crosse;  quand  on  put  relever  son  cadavre, 
on  reconnut  à  peine  sa  figure,  horriblement  tuméfiée.  L'abbé 
Hottlet,  curé  des  AUoux,  et  l'abbé  Docq,  mitraillés  avec 
plus  de  500  paroissiens  de  Tamines,  n'avaient  été  que  bles- 
sés par  les  balles.  «  La  vue  de  ces  prêtres  encore  vivants, 
rapportent  les  témoins  du  massacre,  arracha  aux  Alle- 
mands des  cris  de  rage.  Les  soldats,  qui  portaient  l'insigne 
de  la  Croix-Rouge,  achevaient  les  blessés  en  les  perçant 
de  leurs  baïonnettes  ou  en  leur  assénant  des  coups  de  crosse 
sur  la  tête.  C'est  ainsi  que  furent  achevés  les  abbés  Hottlet 
et  Docq.  » 

Plus  révélatrices  encore  de  la  haine  antiregieuse,  les 
circonstances  qui  accompagnèrent  l'assassinat  de  l'abbé 
Vouaux,  professeur  à  la  Malgrange,  exécuté  à  Jarny 
(Meurthe-et-Moselle).  Un  journal  de  Nancy  les  précisa, 
d'après  un  témoin  oculaire,  et  la  Semaine  religieuse,  en  les 
reproduisant,  les  reconnaît  «  malheureusement  très  vrai- 
semblables ».  Aligné  contre  un  mur,  avec  trois  compagnons 


ET  AUX  PRÊTRES  121 

de  supplice,  «  l'abbé  Votiaux  porta  vers  ses  lèvres  un  cru- 
cifix; mais  le  geste  du  prêtre  déchaîna  une  explosion  de 
fureur  sauvage  :  le  chef  du  peloton  arracha  violemment 
rimage  du  Christ,  et  la  jeta  jusqu'à  terre,  la  piétina  en  hur- 
lant les  plus  ignobles  blasphèmes  » .  Puis,  ce  fut  le  feu  de 
peloton.  Mais  «  le  curé  n'était  pas  mort  sur  le  coup...  L'of- 
ficier s'acharna  alors  sur  Pabbé  Vouaux;  il  lui  creva  les 
yeux  avec  la  pointe  de  son  épée...,  il  lui  écrasa  le  visage 
à  coups  de  pommeau,  répétant  sans  cesse  la  même  phrase 

de  haine,  mâchant  les  mêmes  outrages  :  «  Tu  ne  g crie- 

«  ras  plus;  tu  as  fini  de  g crier!  » 

Le  terme  de  martyre  serait-il  ici  déplacé  ?  En  tout  cas, 
le  cardinal  Mercier,  qui  connaît  exactement  la  valeur  des 
mots  et  qui  ne  les  emploie  qu'avec  un  scrupule  de  théolo- 
gien, n'hésite  point,  dans  sa  lettre  pastorale,  à  déclarer  : 
«  Le  curé  de  Gelrode  est,  selon  toute  vraisemblance,  tombé 
en  martyr.  »  Les  témoins  de  ses  tortures  affirment,  en 
effet  :  «  On  le  somma  de  renoncer  à  la  foi  catholique,  s'il 
voulait  avoir  la  vie  sauve.  Il  préféra  mourir.  »  Et  il  fut  mis 
à  mort,  sur  le  pont  du  Demer,  après  avoir  été  brutalisé  jus- 
qu'au sang. 


4°  Attentats  contre  les  religieuses. 

Que  ce  déchaînement  haineux  contre  la  religion  ne  se 
soit  pas  même  arrêté  devant  la  robe  deux  fois  sacrée  des 
religieuses,  qui  donc  en  serait  étonné? 

Epouses  de  Jésus-Christ,  mères  des  orphelins,  sœurs  des 
malheureux,  ces  filles  du  cloître  et  de  la  charité  peuvent 
forcer  le  respect  des  sauvages  ignorants  ;  elles  devaient  ser- 
vir de  proie  à  la  barbarie  cultivée. 

Je  ne  parle  point  des  religieuses  infirmières  qui,  dans 
les  hôpitaux  de  Longwy,  de  Reims,  d'Arras,  d'Albert  et 
dans  d'autres  encore,  ont  été  déchirées  par  les  éclats  d'obus 
au  chevet  des  blessés. 


122  LA  GUERRE  AUX  ÉGUSES 

Et  si,  pourtant,  j'en  parlerai!  Le  bombardement  voulu 
de  ces  asiles  sacrés  doit  trouver  sa  place  à  côté  de  la  des- 
truction des  églises  et  de  l'assassinat  des  prêtres. 

Il  est  indéniable,  en  effet,  que,  plus  d'une  fois,  les  ambu- 
lances ont  été  systématiquement  visées,  que  dis-je,  incen- 
diées de  sang-froid,  par  les  Allemands.  La  Croix-Rouge, 
on  l'a  vu,  ne  défend  pas  contre  eux  les  édifices  abrités 
de  son  drapeau.  Mais  les  enquêtes  officielles  ont  enregistré 
des  attentats  plus  directs  encore.  A  Deynze,  ville  ouverte 
et  non  défendue,  un  Zeppelin  jeta  trois  bombes  sur  le  cou- 
vent de  Saint-Vincent  de  Paul,  habité  par  200  malades, 
orphelines  ou  réfugiées.  Ce  fut  pire  à  Termonde  :  les 
envahisseurs  allumèrent  l'hôpital,  aspergé  de  pétrole,  et 
avec  une  telle  précipitation  qu'un  malade  y  périt  dans  les 
flammes.  L'hôpital  Saint-Jean,  d'Arras,  écrit  le  vicaire 
général  du  diocèse,  a  été  «  bombardé  constamment.  Une 
sœur  y  a  été  tuée;  des  blessés,  des  enfants  y  ont  subi  le 
même  sort  ».  A  Reims,  5  religieuses  ont  péri  dans  les 
mêmes  conditions.  Tout  récemment,  ce  fut  l'hôpital  civil 
d'Albert,  isolé  des  maisons  d'alentour  et  couvert  de  la 
Croix- Rouge,  qui  fut  arrosé  de  bombes,  après  avoir  été 
repéré  par  un  avion  :  5  vieillards  y  furent  tués,  la  sœur 
supérieure  grièvement  atteinte. 

Mais  qu'importe,  aux  pointeurs  et  aux  incendiaires  alle- 
mands, que  ces  femmes  soient  écrasées  sous  les  décombres 
ou  déchiquetées  par  la  mitraille!  Elles  n'ont  rien,  à  leurs 
yeux,  de  sacré,  ni  de  vénérable,  Aucune  exception  n'est 
consentie  en  leur  faveur.  Au  milieu  du  troupeau  balayé  de 
Louvain,  les  religieuses  étaient  bousculées  avec  la  même 
brutalité  que  les  autres  fuyards;  comme  les  autres,  elles 
devaient  obéir  à  la  grossière  injonction  des  soldats  alle- 
mands, quand  ces  brutes,  interpellant  tous  ces  «  chiens  de 
cochons  »,  leur  ordonnaient  de  tenir  les  mains  en  l'air. 
Une  d'entre  elles,  vieille  et  cassée,  dut  être  chargée  sur 
une  brouette  et  roulée  par  ses  compagnons. 

Souvent  même  ces  saintes  filles  sont  personnellement  en 


ilT  AUX  PRÊTRES  123 

butte  aux  insultes  et  aux  avanies  de  ce  peuple  chevale- 
resque. «  A  Jamoigne,  affirme  un  habitant  cité  par 
M.  Mélot,  on  a  fait  agenouiller  toutes  les  religieuses  du 
couvent,  leur  annonçant  qu'elles  allaient  mourir,  et  on  a 
tiré  au-dessus  de  leurs  têtes.  »  Ailleurs,  au  témoignage  de 
M.  Nothomb,  c'est  un  commandant  qui,  pour  obtenir  un 
renseignement  d'une  sœur,  lui  appuie  le  revolver  sur  la 
poitrine  et  la  menace  de  mort.  Au  village  d'Apremont-la- 
Forêt,  rapporte  VEclair,  deux  religieuses  de  la  Doctrine 
chrétienne,  sœur  Saint-Hilaire  et  sœur  Saint-François, 
sont  brutalement  traînées  dans  un  groupe  d'otages  et  déte- 
nues pendant  dix  jours. 

Mais  ni  les  injures,  ni  les  mauvais  traitements,  ni  la  mort 
elle-même  ne  sont  comparables  à  ces  monstrueux  atten- 
tats, dont  la  bestialité  de  l'envahisseur  a  meurtri  et  souillé 
quelques-unes  de  ces  vierges.  Ici,  l'on  touche  à  un  tel  bas- 
fond  d'infamie  et  d'impiété  que  l'on  voudrait  se  taire.  Il 
faut  cependant  dénoncer  ces  forfaits  innomables  à  la  cons- 
cience indignée  et  stupéfaite  de  l'opinion  catholique  et  du 
monde  civilisé. 

Sur  ces  crimes,  il  est  vrai,  les  rapports  officiels  observent 
une  discrétion,  dont  on  comprend  trop  bien  les  motifs.  Les 
enquêteurs  français  n'ont  voulu  citer  que  cet  exemple  : 
«  Dans  une  commune  du  département  de  la  Meurthe- 
et-Moselle,  deux  religieuses  ont  été,  pendant  plusieurs 
heures,  exposées  sans  défense  à  la  lubricité  d'un  soldat 
qui,  en  les  terrorisant,  les  a  obligées  à  se  dévêtir  et,  après 
avoir  contraint  la  plus  âgée  à  lui  enlever  ses  bottes, 
s'est  livré   sur   la  plus  jeune   à  des  pratiques  obscènes.  » 

Plus  sobres  encore  et  plus  réservés  sont  les  rapports 
belges.  En  résumant  les  enquêtes  et  les  dépositions  dont 
ils  sont  nourris,  M.  Nothomb  indique  simplement  que, 
parmi  tant  de  femmes  et  de  jeunes  filles  outragées  par  ces 
brutes  à  face  humaine,  on  compte  des  religieuses.  Encore 
une  fois,  les  mots  se  dérobent  à  l'horreur  et  au  dégoût!... 


124  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

IV.  —  Leurs  prétextes. 

l*'  Les  églises  forteresses? 

Devant  la  multitude  et  l'atrocité  de  ces  abominations, 
les  Allemands,  ne  pouvant  démentir,  ont  entrepris  d'expli- 
quer. 

Ils  ont  compris,  notamment,  qu'ils  devaient  trouver  une 
excuse  à  leur  indéniable  acharnement  contre  les  églises. 
Et  ils  ont  soutenu  que,  bien  à  contre -cœur,  ils  s'étaient 
vus  contraints  de  bombarder  les  clochers  et  les  tours  où 
l'ennemi  avait  installé  des  mitrailleuses  et  des  postes 
d'observation. 

C'est,  en  particulier,  sous  le  coup  de  l'universelle  indi- 
gnation soulevée  par  l'incendie  de  Reims,  qu'ils  ont  joué 
de  cet  argument.  Mais  c'est  là  surtout  que  l'invraisem- 
blance et  l'audace  de  leurs  mensonges,  au  lieu  dé  démon- 
trer leur  innocence,  ont  confirmé  leurs  desseins  criminels. 

Quelques  jours  après  l'attentat  du  19  septembre,  émus 
et  peut-être  étonnés  de  la  protestation  générale,  les  Alle- 
mands tentaient  cette  explication  :  «  Nous  avions  constaté, 
prétendaient-ils,  qu'il  y  avait  sur  la  tour  un  poste  d'obser- 
vation grâce  auquel  s'explique  l'efficacité  du  tir  de  l'artil- 
lerie ennemie  sur  notre  infanterie.  Nous  avons  été  obligés 
de  supprimer  ce  poste  au  moyen  de  shrapnells  lancés  par 
l'artillerie  de  campagne.  L'artillerie  lourde  n'est  pas 
encore  entrée  en  action  à  l'heure  actuelle,  et  le  feu  de  nos 
canons  fut  arrêté  lorsque  le  poste  eut  été  atteint.  » 

Cette  assertion  hardie  et  fantaisiste  provoqua  immédia- 
tement, de  la  part  du  général  Joffre,  un  démenti  formel. 
«  Le  commandement  militaire  de  Reims,  affirmait  le  géné- 
ralissime, n'a  fait  placer,  à  aucun  moment,  un  poste  d'ob- 
servation dans  la  cathédrale.  »  Et  cette  déclaration  de 
l'autorité  militaire   est  nettement   appuyée  par  l'autorité 


ET  AUX  PRÊTRES  125 

religieuse.  «  Ni  le  samedi  19  septembre,  jour  de  l'incendie, 
témoigne  le  vicaire  général  Landrieux,  archiprêtre  de 
Notre-Dame,  ni  les  jours  précédents,  rien  ne  justifiait  le 
bombardement  de  la  cathédrale  :  elle  n'avait  jamais  porté 
de  mitrailleuses  contre  les  avions,  à  plus  forte  raison 
d'artillerie  lourde  (comme  le  prétendit,  contre  toute  vrai- 
semblance, l'agence  Wolf),  ni  abrité  de  troupes  ;  il  n'y  eut 
jamais  dans  son  voisinage  de  cantonnement  militaire  ni  de 
stationnement  de  matériel  de  guerre;  elle  ne  servait  pas 
de  poste  militaire  d'observation.  » 

Cette  double  attestation  vaut  par  elle-même,  contre 
l'excuse  intéressée  del'état -major  ennemi,  contraint  de 
plaider  les  circonstances  atténuantes  auprès  de  l'autorité 
pontificale  et  devant  l'opinion  civilisée.  En  outre,  elle 
s'étaie  sur  toute  une  série  d'indices  concordants. 

En  fait,  il  y  a  longtemps  que  couvait,  au  cœur  de  la  race 
allemande,  la  haine  de  la  cathédrale  de  Reims.  Gôrres,  il 
y  a  cent  ans,  dans  le  Mercure  du  Rhin,  ne  poussait-il  pas 
les  envahisseurs  de  la  France  à  dévaster  les  monuments 
du  peuple  ennemi  ?  Ne  s'écriait-il  pas  avec  fureur  :  «  Abat- 
tez, réduisez  en  cendres  cette  basilique  de  Reims  où  fut 
sacré  Klodovig;  où  prit  naissance  cet  empire  des  Francs, 
faux-frères  des  nobles  Germains!  » 

Mais,  sans  remonter  si  loin,  sans  rappeler  à  nouveau  que 
cette  nation,  dont  les  intellectuels  admiraient  il  y  a  qua- 
rante-cinq ans  le  bombardement  de  la  flèche  de  Stras- 
bourg, pouvait  sans  s'émouvoir  assister  à  l'incendie  des 
tours  de  Reims,  il  suffit  de  noter  que,  d'après  les  journaux 
allemands  eux-mêmes,  ce  grand  exploit  de  guerre  était  im- 
patiemment attendu.  Dès  le  5  septembre,  on  pouvait  lire 
dans  le  Berliner  Blatt  :  «  Le  groupe  occidental  de  nos  armées 
de  France  a  déjà  dépasse  la  seconde  ligne  des  forts  d'arrêt, 
sauf  Reims,  dont  la  splendeur  royale,  qui  remonte  au 
temps  des  lys  blancs,  ne  manquera  pas  de  crouler  en  pous- 
sière bientôt,  sous  les  coups  de  nos  obusiers  de  42  centi- 
mètres. »  Cette  odieuse  espérance  était  confirmée,  quelques 


i26  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

jours  après,  par  la  menaçante  proclamation  que  l'autorité 
militaire  allemande  faisait  afficher  sur  les  murs  de  la  cité 
rémoise.  Après  une  série  d'injonctions  rigoureuses,  «  la 
ville,  édictait  le  général  prussien,  sera  entièrement  ou  par- 
tiellement hrûUe  et  les  habitants  pendus,  si  une  infraction 
quelconque  est  commise  aux  prescriptions  précédentes  ». 

Tous  ces  faits  antérieurs  atténuent  singulièrement  l'au- 
torité de  l'excuse  allemande  ;  et  cette  excuse  est  encore 
infirmée  par  les  faits  concomitants.  Seuls,  au  dire  de  l'en- 
nemi, quelques  shrapnelis, auraient  été  lancés  sur  la  cathé- 
drale; or,  des  bombes  avaient  déjà  massacré  les  pierres! 
Le  feu  des  artilleurs  aurait  été  suspendu,  ose-t-on  préten- 
dre, aussitôt  détruit  le  fameux  poste  d'observation  ;  or,  le 
bombardement  s'est  poursuivi  longtemps  après  que  ce 
poste,  à  le  supposer  réel,  eût  été  rendu  inhabitable  ! 

La  canonnade,  au  surplus,  dont  cette  note  aurait  dû 
marquer  le  tei*mô,  a  continué  depuis  lors  avec  acharnement. 
Plus  tard,  il  est  vrai,  pour  excuser  par  anticipation  de  nou- 
veaux attentats,  l'hypocrisie  allemande  est  revenue  à  la 
charge.  A  la  fin  d'octobre,  on  nous  annonçait  que  les  incen- 
diaires de  Reims  avaient  eu  la  rare  impudence  de  protester 
auprès  du  Vatican  contre  la  profanation  que  commettait, 
d'après  eux,  l'armée  française,  en  installant  une  batterie  de- 
vant la  cathédrale  et  un  poste  d'observation  sur  le  sommet 
des  tours  !  Audacieuse  absurdité  que  cette  batterie  postée 
au  cœur  d'une  grande  ville,  entre  des  murs  que  ses  obus 
auraient  dû  traverser  d'abord,  y  compris  ceux  de  la  cathé- 
drale elle-même,  pour  atteindre  leur  but  I  Le  nouveau 
démenti  de  l'archiprêtre  était  presque  superflu  ;  il  n'en  est 
pas  moins  précieux.  «  Au  nom  de  Son  Eminence  le  Cardinal 
Archevêque  de  Reims  et  au  mien,  déclare  encore  une  fois 
le  chanoine  Landrieux,  j'atteste  qu'à  aucun  moment  il  n'a 
été  établi  de  batterie  sur  le  parvis,  ni  de  poste  d'observa- 
tion sur  les  tours,  et  qu'il  n'y  a  jamais  eu  ni  cantonnement, 
ni  stationnement  quelconque  de  troupes  à  proximité  de  la 
cathédrale.  » 


ET  AUX  PRÊTRES  127 

Justement  souffletés  par  cette  protestation,  les  Allemands 
se  sont  bornés  à  la  seule  réplique  dont  ils  étaient  capables  : 
ils  ont  poursuivi  le  bombardement.  Sous  prétexte  de 
détruire  un  prétendu  poste  d'observation,  dans  une  tour 
ébréchée  dont  il  faut  interdire  l'accès;  sous  prétexte  d'étein- 
dre une  batterie  imaginaire,  qui  ne  pourrait  tirer  un  seul 
coup  de  canon,  ils  ont  obstinément  frappé,  ils  martyrisent 
encore  avec  frénésie  la  sainte  et  glorieuse  basilique...  Ils  ne 
trompent,  d'ailleurs,  que  les  esprits  prévenus  qui  veulent 
être  trompés.  Ils  avaient  cru  s'innocenter  aux  yeux  du  Sou- 
verain Pontife  ;  et  c'est  au  cardinal  Luçon,  archevêque  de 
Reims,  que  Benoit  XV  a  répondu  :  «  Nous  vous  sommes 
reconnaissant  de  Nous  avoir  donné  une  relation  détaillée 
de  ces  faits  et  de  les  avoiy^  exposés  dans  leur  exactitude.  » 
Cette  inanité  du  prétexte  inventé  par  les  incendiaires 
allemands,  pour  pallier  le  plus  retentissant  de  leurs  atten- 
tats contre  les  églises,  brise  entre  leurs  mains  toute  la 
force  de  l'argument.  Alors  même  qu'ils  pourraient  démon- 
trer que  tel  sanctuaire  a  été  détruit  par  raison  stratégique, 
on  garderait  le  droit  de  leur  répondre  que  le  bombardement 
perpétuel  des  édifices  religieux  a  eu  d'autres  motifs  que 
des  causes  militaires. 

D'ailleurs,  pour  l'établir,  il  y  a  d'autres  faits.  Interrogez 
la  cathédrale  de  Soissons  :  «  Jamais,  répond  l'archiprêtre, 
la  cathédrale  n'a  abrité  ni  un  canon,  ni  une  mitrailleuse, 
ni  un  soldat.  Jamais  elle  n'a  servi  de  point  d'observation.  » 
Questionnez  les  décombres  d'Arras  :  «  En  admettant,  pro- 
teste l'Evêché,  que  la  cathédrale,  par  sa  masse  et  sa  hau- 
teur, ait  pu  passer,  aux  yeux  des  Allemands,  pour  un  poste 
propice  aux  observateurs,  il  est  impossible  d'en  dire 
autant  des  autres  églises  sur  lesquelles  les  bombes  se  sont 
acharnées  dès  les  premiers  jours.  »  L'évêque  de  Nancy  : 
«  Nous  sommes  convaincus  qu'aucune  église  n'a  été 
détruite  en  tout  ou  en  partie  pour  des  raisons  militaires.  » 
L'évêque  de  Saint-Dié  :  «  Les  Allemands  continueront  à 
prétendre  que  les   Français  ont  utilisé  les  églises  et  les 


128  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

clochers  pour  la  défense  ;  c'est  une  affirmation  menson- 
gère. »  Et  le  prélat  d'ajouter  :  «  Ce  qui  n'est  pas  moins 
certain,  c'est  qu'ils  ont,  eux,  tranformé  nos  églises  et  nos 
clochers  en  forteresses...  »  Et  c'est  la  vérité,  corroborée 
par  maints  témoignages,  et  notamment  par  celui  du 
chanoine  Landrieux.  Car  il  est  vrai  que,  durant  quelques 
jours,  un  poste  d'observation  fut  établi  sur  la  cathédrale  de 
Reims  :  ce  fut  pendant  l'occupation  allemande. 

Au  fond,  nos  ennemis  ne  démolissent  pas  les  clochers 
pour  en  chasser  les  observateurs  ni  les  mitrailleuses.  Mais, 
sur  toute  église  apparaissant  dans  leur  champ  de  tir,  ils 
pointent  a  priori  leurs  canons,  pour  empêcher,  puisqu'ils 
ne  peuvent  l'utiliser  pour  se  défendre,  que  nous  ne  l'em- 
ployions pour  les  combattre.  Abus  contraire  aux  conven- 
tions internationales,  aussi  bien  qu'au  respect  des  monu- 
ments sacrés  ;  mais  l'Allemagne  est  au-dessus  de  tout  ! 

Et  puis,  comptez- vous  pour  rien  l'assouvissement  des 
vieilles  haines  anticalholiques  ?  C'est  même,  en  bien  des 
cas,  le  motif  essentiel. 

Car  enfin  il  ne  suffit  pas  de  protester  que  telle  église  a 
servi  de  poste  à  l'adversaire  ou  de  piédestal  à  ses  mitrail- 
leuse. Comment,  l'affirmation  fût-elle  sincère,  excuserait- 
elle  encore,  et  l'écrasement  obstiné  de  ces  sanctuaires  qui 
ne  couvraient  plus  de  leur  ombre  que  des  populations  pai- 
sibles, et  le  bombardement  tenace  de  ces  clochers  dont  les 
restes  branlants  ne  pouvaient  plus  abriter  personne,  et  ces 
agressions  aériennes  contre  des  édifices  éloignés  du  champ 
de  bataille,  et  ces  incendies  méthodiquement  allumés  dans 
la  maison  de  Dieu?... 

N'eût-on  prouvé  contre  les  Allemands  qu'un  seul  de  ces 
sacrilèges  attentats,  leur  volonté  criminelle  et  sectaire  en 
serait  établie  ! 

2°  Les  curés  fauteurs  de  violence  ? 

Ayant  entrepris  de  justifier  la  destruction  des  églises, 
il  était  naturel  que  les  envahisseurs  essayassent  d'inno- 


ET  AUX  PRÊTRES  129 

center  l'acharnement  contre  les  prêtres.  Impuissants  à 
laver  le  sang  des  victimes  comme  à  bâillonner  le  cri  des 
témoins,  ils  devaient  invoquer  une  explication. 

Explication  qui  leur  fut  aisée,  tout  autant  que  le  crime. 
Ils  avaient  tué,  ce  qui  est  facile  quand  on  a  la  force;  ils 
ont  calomnié,  ce  qui  est  très  simple  quand  on  a  l'impu- 
dence. 

Ils  avaient  même  calomnié  préventivement.  Ils  avaient 
pris  soin  de  réveiller,  dans  l'âme  de  ces  fils  de  Luther  qu'ils 
poussaient  à  l'assaut  d'un  peuple  catholique,  les  haines  et 
les  préjugés  séculaires  contre  le  clergé  romain.  J'ai  montré 
quelle  misérable  et  stupide  caricature  ils  leur  avaient  faite 
du  prêtre  belge.  Ils  n'eurent  pas  de  peine  à  leur  persuader 
en  même  temps  que  ces  ecclésiastiques  prétendus  sans  mo- 
rale et  sans  cœur  avaient  fanatisé  les  populations  courbées 
sous  leur  influence.  Cette  hantise  apparaît,  dès  le  premier 
pas  sur  le  territoire  envahi,  dans  les  cerveaux  allemands. 

Elle  obsède,  en  effet,  cet  officier  qui  interroge  un  curé 
wallon.  Le  dixième  rapport  belge  reproduit  ce  dialogue, 
qui  semble  une  paraphrase  du  Loup  et  VAgneau,  «  Mon- 
sieur, vous  avez  laissé  faire  contre  nous  la  guerre  de 
francs-tireurs.  —  Pardon,  capitaine,  j'ai  recommandé  â 
tout  le  monde  de  ne  pas  tirer.  On  a  affiché  cet  ordre,  les 
journaux  l'ont  reproduit.  —  Alors,  monsieur,  votre  influence 
est  bien  minime...  Puisqu'il  en  est  ainsi,  avec  le  canon  nous 
allons  tout  démolir.  »  Mentalité  identique,  chez  ces  soldats, 
dont  M.  Nothomb  a  recueilli  les  carnets  :  a  Tous  ces  gens, 
prétend  l'un  d'entre  eux,  sont  excités  par  les  prêtres,  qui  ont 
prêché  dans  les  églises  qu'ils  devaient  tirer  sur  les  Alle- 
mands, et  les  tuer  pour  entrer  au  ciel.  —  Ils  font  aveugle- 
ment ce  que  leur  ordonnent  les  prêtres,  affirme  un  autre, 
s'inquiétant  peu  si  leur  obéissance  les  conduira  à  la  mort 
ou  non.  »  Dans  ces  intelligences  dures  et  disciplinées,  c'est 
la  conviction  obtuse  et  tenace,  que  rien  ne  pourra  plus  extir- 
per et  qui  va  bientôt  jaillir  en  violences  et  en  sacrilèges. 

En  somme,  pour  répéter  la  juste  expression  des  enquê- 

9- Fr, 


130  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

teurs  officiels,  les  armées  du  Kaiser  ont  pénétré  en  Bel- 
gique avec  l'obsession  qu'on  avait  prêché  contre  eux  «  la 
guerre  sainte.  »  Et  le  mot  est  d'une  ironie  profonde, 
appliqué  à  ce  gouvernement  qui  se  plaint  qu'un  peuple 
violé  lui  oppose  une  sorte  de  «  guerre  sainte  ?',  alors  que 
lui-même,  tout  en  invoquant  avec  ostentation  le  Dieu  des 
chrétiens,  s'efforce  de  déchaîner,  sur  la  moitié  de  l'Europe 
chrétienne,  la  «  guerre  sainte  »  de  Mahomet! 

Ici,  toutefois,  une  digression  s'impose.  11  faut  momenta- 
nément élargir  ce  travail  au  delà  des  cruautés  commises 
contre  les  sanctuaires  et  les  ministres  de  la  religion. 

Le  clergé  des  provinces  envahies  aurait  donc,  au  dire  des 
Allemands,  déchaîné,  dans  le  peuple,  une  ruée  de  repré- 
sailles et  d'agressions  contraires  à  la  justice  et  aux  lois 
de  la  guerre? 

Où  sont  donc  ces  représailles  ?  Où,  ces  agressions  ? 

Les  prétendues  représailles  belges  et  françaises. —  Oui, 
les  incendiaires  de  Reims  et  de  Louvain,  les  massacreurs 
de  vieillards,  de  femmes  et  d'enfants,  les  profanateurs 
d'objets  sacrés,  les  violenteurs  de  femmes  et  de  fillettes  ont 
eu  l'effronterie  d'imputer  des  barbaries  abominables  aux 
populations  piétinées  sous  leurs  bottes. 

La  Belgique,  à  peine  envahie  —  car  il  fallait  immédiate- 
ment expliquer  les  fusillades  et  les  déprédations  —  c  la 
presse  allemande,  ainsi  qu'en  fait  foi  le  rapport  officiel, 
répand  contre  les  femmes  belges  un  odieux  reproche,  celui 
de  crever  les  yeux  aux  blessés.  »  Mais  la  nation  violée  ne 
restera  point  sous  le  coup  de  cette  calomnie  ;  ses  clameurs 
de  protestations  forceront  l'empire  à  s'émouvoir.  «  Les 
médecins  des  grands  hôpitaux  allemands  sont  interrogés  ; 
ils  déclarent  n'avoir  rencontré  aucun  cas  de  semblable 
cruauté.  Le  Vorwaerts,  l'organe  principal  du  socialisme 
allemand,  ouvre  une  information  ;  il  s'empresse,  le  lende- 
main, de  reconnaître  loyalement  que  le  grief  manque  de 
preuve.  Les  autorités  veulent  en  avoir  le  cœur  net.  Une 


ET   AUX   PRETRES  131 

Commission  officielle  d'enquête  est  nommée  à  Berlin;  elle 
recherche,  entend  des  témoins  et,  à  l'unanimité,  déclare 
n'avoir  constaté  aucun  fait  qui  puisse  être  retenu  à  charge 
des  femmes  belges.  » 

L'inculpation,  d'a?.lleurs,  était  si  monstrueuse  et  si  folle 
qu'elle  ne  pouvait  résister  à  l'examen.  Toutes  les  fois  que 
les  calomniateurs  ont  tenté  de  revenir  à  la  charge,  ils 
se  sont  brisés  dès  la  première  investigation.  Un  médecin 
hollandais,  le  docteur  von  der  Goot,  qui  s'était  rendu  en 
Allemagne  pour  enquêter  sur  ces  prétendues  violences,  a 
publié,  dans  le  Tijd,  d'Amsterdam,  un  rapport  qui  les 
réduit  à  néant.  Bien  mieux,  la  Gazette  de  Cologne,  ayant 
poussé  l'impudence,  ou  l'imprudence,  jusqu'à  faire  appel 
au  témoignage  de  médecins  et  d'aumôniers  allemands  en 
faveur  de  ces  infamies,  dont  elle  ne  pouvait  administrer  la 
preuve,  a  dû  enregistrer  les  démentis  des  autorités  qu'elle 
invoquait. 

Ces  légendes  hypocrites  et  venimeuses,  importées  en 
France,  n'y  ont  pas  obtenu  plus  de  succès.  M«^^  Turinaz  a 
exprimé  la  vérité  la  plus  claire  et  la  plus  générale,  quand 
il  témoigne,  dans  un  document  public  :  «  Il  n'est  pas  de 
diocèse  en  France,  qui  n'ait  reçu  des  malades  et  des  blesses 
allemands.  Tous  nos  vénérés  collègues  ont,  comme  nous, 
visité  ces  blessés  et  ces  malades,  ils  les  ont  interrogés. 
Partout  ils  ont  constaté  les  soins  qui  leur  étaient  donnés 
avec  une  admirable  charité  et  entendu  l'expression  de  leur 
gratitude.  »  Et  l'évêque  de  Nancy,  dans  une  note,  ajoute 

cet  exemple  topique  :  «  Le  Gouvernement  allemand a 

affirmé  qu'à  Montbèliard  un  bon  nombre  de  prisonniers 
avaient  été  cruellement  maltraités.  La  réponse  est  écra- 
sante. Il  n'y  a  jamais  eu  de  prisonniers  allemands  à  Mont- 
bèliard, il  n'y  a  eu  qu'un  malade,  et  il  a  reçu  les  soins  les 
plus  charitables.  » 

Rien  ne  subsiste  donc  do  ce  premier  grief,  qu'il  ne  serait 
utile  de  discuter  plus  à  fond  que  s'il  était  appuyé  d'argu- 
ments au  moins  plausibles.  Reste  le  second. 


132  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

Les  prétendues  agressions  des  civils.  — 11  paraît  donc  que 
ce  sont  les  prêtres  qui  auraient  armé,  contre  les  soldats 
allemands,  le  bras  de  leurs  paroissiens  fanatisés. 

«  Les  civils  ont  tiré  sur  nous.  »  —  C'est  l'éternel  réqui- 
sitoire, ânonné  comme  une  leçon,  déclanché  comme  un 
mécanisme,  que  les  envahisseurs  ont  imaginé  dès  le  pre- 
mier jour  et  qu'ils  ont  repris  constamment  contre  leurs 
victimes. 

«  Il  est  possible,  admet  le  rapport  belge,  que  des  actes 
de  résistance  et  même  d'agression  armée  se  soient  produits 
sur  quelques  points,  sans  concert  préalable.  Mais  la  Com- 
mission d'enquête,  après  une  instruction  minutieuse,  n'est 
point  parvenue  à  relever  un  seul  cas  impliquant  une 
participation  directe  aux  hostilités  qui  soit  attribuable  aux 
populations  civiles.  C'est  aux  accusateurs  d'apporter  leurs 
preuves.  » 

Or,  c'est  justement  ce  que  les  accusateurs  n'ont  jamais 
essayé. 

En  faveur  de  Tattitude  pacifique  et  disciplinée  des  habi- 
tants, le  gouvernement  belge  a  le  droit  d'invoquer  une 
présomption  capitale  :  je  veux  dire  les  précautions  minu- 
tieuses  et  réitérées  qu'il  a  prises  en  vue  d'empêcher  toute 
agression  de  la  part  des  civils.  Instructions  catégoriques, 
affiches  placardées  dans  toutes  les  communes,  enlèvement 
des  armes,  recommandations  répétées  des  bourgmestres  et 
des  prêtres. 

L'Allemagne  assure  que  ces  prescriptions  n'ont  pas  été 
suivies  ;  qu'elle  le  prouve  !  En  élevant  cette  accusation,  elle 
incrimine  directement  le  peuple  belge  et  elle  confesse  indi- 
rectement ses  propres  «  représailles  »  ;  qu'elle  établisse  la 
culpabilité  de  celui-là  et  la  légitimité  de  celles-ci. 

Mais,  encore  un  coup,  c'est  précisément  ce  qu'elle  ne  fait 
pas,  ce  qu'elle  ne  peut  pas  faire.  Et  elle  ne  le  peut  pas,  pour 
ce  simple  motif  :  à  savoir  que  ses  officiers,  n'ayant  en 
général  ouvert  aucune  enquête  avant  d'appliquer  leur  soi- 
disant  justice,  sont  désormais  incapables,  accusés  d'avoir 


ET  AUX   PRÊTRES  133 

assassiné  des  innocents,  d'établir  qu'ils  n'ont  exécuté  que 
des  criminels.  En  fait,  dans  la  plupart  des  cas,  ce  ne  furent 
point  des  exécutions,  mais  des  meurtres  ou  des  tueries. 
Témoins,  d'après  le  11®  rapport,  les  massacres  d'Andenne. 
Un  coup  de  feu  est  tiré;  par  qui,  on  l'ignore,  on  ne  le 
cherche  pas,  on  ne  veut  pas  le  savoir;  mais,  à  l'instant 
même,  une  mitrailleuse  entre  en  action  contre  les  habitants, 
un  canon  vomit  contre  leurs  demeures.  Quand  des  protes- 
tations s'élèvent,  on  les  étouffe.  «  Quoiqu'on  ne  fût  pas 
pressé  par  l'ennemi,  insiste  le  rapport,  et  qu'on  eût  du 
temps  devant  soi,  pas  d'information  régulière,  pas  de 
défense,  pas  de  jugement.  »  A  Dinant,  fait  observer  M.  Mé- 
lot,  «  M.  Wasseige  offrit  de  se  laisser  fusiller  si  l'on  trou- 
vait dans  les  cadavres  allemands  d'autres  balles  que  des 
Lebel.  On  passa  outre  à  cette  demande.  »  Au  surplus,  serrés 
de  près  par  M.  Grondijs,  plusieurs  officiers  allemands*  ont 
été  obligés  de  concéder  que,  dans  toutes  ces  affaires,  on  n'a 
observé  aucune  des  règles  nécessaires  pour  la  constitution 
de  preuves  judiciaires  ». 

Et  quand,  par  hasard,  un  incident  imprévu  a  fait  obstacle 
à  cette  précipitation  systématique,  l'erreur  ou  le  mensonge 
du  grief  allemand  se  sont  avérés.  Toutes  les  fois,  remarque 
M.  Mélot,  que  les  accusateurs  ont  accordé  l'autopsie  des 
soldats  prétendument  abattus  par  des  civils,  «  il  a  été  prouvé 
que  les  morts  avaient  succombé  à  des  balles  de  troupes 
françaises,  belges...  ou  même  allemandes!  »  Deux  incidents 
typiques,  à  ce  sujet,  sont  notés  par  les  enquêteurs  officiels. 
Auprès  de  Louvain,  des  paysans  vont  être  exécutés  comme 
assassins  présumés  de  trois  soldats  allemands.  Vient  à 
passer  le  député  Liebknecht.  Il  entend  les  protestations  des 
condamnés,  il  les  interroge,  et,  promptement,  il  acquiert  la 
preuve  que  les  soldats  morts  ont  été  victimes  des  carabi- 
niers. Dans  la  commune  de  Brée,  le  23  août,  c'est  un  consul 
qui  intervient  :  des  cyclistes  allemands  ont  été  l'objet  d'une 
agression;  sans  autre  forme  de  procès, le  bourgmestre  et  le 
doyen  vont  être  passés  par  les  armes  ;  le  consul  obtient  un 


134  LA  GUERRE  AUX  EGLISES 

délai,  fait  ouvrir  une  enquête;  et  l'on  reconnaît  que  ce  sont 
des  gendarmes  qui  ont  mené  l'attaque. 

Ces  instructions  préventives  ont  été  malheureusement 
exceptionnelles  ;  mais  les  recherches  postérieures  engagées 
par  la  Belgique  y  ont  très  souvent  suppléé,  non  pas,  hélas  ! 
en  ressuscitant  les  morts,  mais  du  moins  en  stigmatisant 
les  assassins. 

Pour  se  justifier  d'avoir  mis  le  feu  à  la  ville  d'Aerschot, 
d'en  avoir  pillé  les  demeures  et  massacré  plusieurs  citoyens, 
les  Allemands  avaient  prétendu  que.  le  fils  du  bourgmestre, 
exc'ité  par  son  père,  aurait  tué  le  commandant  de  place.  Or, 
il  a  été  démontré  qu'aucun  argument  n'avait  été  fourni  pour 
établir  que  cet  adolescent  de  quinze  ans  et  demi,  très  paci- 
fique, eût  été  l'artisan  du  meurtre,  encore  moins  que  son 
père,  toujours  attentif  à  prêcher  le  calme  et  à  en  donner 
l'exemple,  en  eût  été  l'instigateur.  M.  Grondijs,  au  con- 
trai re,a  constaté  que  le  commandant  d'Aerschot  avait  été 
frappé,  sur  son  balcon,  par  un  coup  de  feu  tiré  de  la  place 
encombrée  de  soldats. 

A  Louvain,  les  monstrueuses  «  représailles  «exercées  par 
les  Allemands  auraient  été  «provoquées  »,  d'après  eux,  par 
les  agressions  de  certains  habitants.  Quels  habitants?  Nul 
n'a  jamais  pu  le  savoir.  M.  Grondijs  a  interrogé  deux  offi- 
ciers allemands;  l'un  a  incriminé  le  frère  du  bourgmestre, 
l'autre  son  fils;  or,  le  bourgmestre  de  Louvain  n'a  jamais 
eu  de  frère  et  voilà  dix  ans  qu'il  a  perdu  son  fils  unique. 
D'autres  témoins  ont  demandé  de  quelles  demeures  étaient 
partis  les  coups  de  feu  tirés  sur  les  troupes  ;  on  leur  a 
désigné  tour  à  tour  un  édifice  notoirement  inhabité  et  une 
maison  occupée  par  deux  vieillards  impotents.  En  réalité, 
le  désa'^tre  de  Louvain  n'eut  d'autre  cause  qu'une  panique 
de  la  garnison,  panique  dont  on  a  vu  plus  d'un  exemple  et 
qui,  dans  cette  forteresse  intellectuelle  de  la  Belgique,  ne 
fut  peut-être  pas  involontaire.  Car,  d'après  les  dépositions 
recueillies  par  M.  Grondijs,  deux  soldats  allemands  furent 
découverts  embusqués  derrière  un  mur,  à  l'abri  duquel  ils 


ET  AUX  PRÊTRES  135 

tiraient  des  coups  de  feu  qui  devaient  paraître  imputables 
aux  habitants.  Ruse  abominable,  mais  qui  n'est  pas  excep- 
tionnelle. A  Battice  et  à  Bligny,  par  exemple,  au  témoi- 
gnage de  M.  Nothomb,  la  tuerie  n'eut  pas  d'autre  ori- 
gine. 

Ce  qui  est  vrai  de  la  Belgique  l'est  aussi  de  la  France. 
Mais  la  preuve  est  surabondamment  faite,  et  il  suffira  de 
l'étayer  de  quelques  incidents.  Nos  ennemis  prétendent 
qu'à  Saint-Dié,  des  gens  du  peuple  ont  assailli  leurs  troupes  ; 
M.  Jensen,  industriel  danois  établi  dans  cette  ville,  oii  il 
fut  témoin  de  l'invasion  allemande,  inflige  à  cette  alléga- 
tion, dans  le  Berlingske  Tidende  de  Copenhague,  un 
démenti  formel.  A  Lavignéville,  dans  la  Meuse,  on  arrêta 
connne  francs-tireurs  et  l'on  entraîna  dans  les  prisons 
d'Allemagne  les  sieurs  Woimbée  et  Fortin;  il  est  établi, 
par  le  dernier  rapport  français,  que  ces  deux  «  francs- 
tireurs  »  sont  des  vieillards  infirmes.  Enfin,  de  l'évêché  de 
Saint-Dié,  l'on  m'apprend  qu'à  Etival,  on  a  fusillé,  sous  le 
même  prétexte,  un  malheureux  notoirement  idiot. 

Constatons  cependant  que  M.  Grondijs  avoue  qu'à  sa 
connaissance,  un  soldat  allemand  fut  tué  par  un  civil 
belge.  Le  «  crime  »  fut  commis  à  Linden.  Ce  civil  avait 
une  fille  et  ce  soldat  violait  l'enfant  sous  les  yeux  du  père 
étroitement  ligotté.  L'homme  se  dégagea,  saisit  une  arme 
et  tua  la  brute.  Pour  punir  cet  assassin,  les  officiers  alle- 
mands l'attachèrent  à  ses  meubles  et  le  brûlèrent  avec  sa 
maison.  Après  quoi,  ils  incendièrent  le  village  entier. 
Justice  allemande  ! 

Que  reste-t-il,  en  résumé,  de  l'inculpation  portée  contre 
les  prêtres  ?  Ils  sont  responsables,  au  dire  de  l'ennemi,  des 
violences  et  des  attentats  commis  par  les  habitants.  Mais 
l'accusateur  ne  peut  démontrer  ni  ces  attentats,  ni  ces 
violences.  Il  n'y  a  même  plus  matière  à  discussion.  Pas 
n'est  besoin  de  justifier  un  prévenu,  quand  on  reconnaît  le 
crime  inexistant. 


136  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

La  vérité,  c'est  que  le  clergé  belge  et  français  —  ce 
clergé  calomnié,  vilipendé,  brutalisé,  emprisonné,  torturé, 
massacré  —  a  prêché  partout,  avec  l'amour  de  la  patrie,  le 
respect  de  l'ordre  et  du  droit.  «  Il  n'a  pas  cessé  d'exhorter 
ses  ouailles  au  calme  »,  atteste  à  son  honneur  la  Commis- 
sion belge.  Et  la  Gazette  populaire  de  Cologne  avoue,  elle- 
même,  en  dernière  analyse  :  «  Le  reproche  que  le  clergé 
belge  aurait  participé  à  des  hostilités  ne  peut  plus  être 
pris  au  sérieux  par  personne  actuellement  (1)  ».  Bref,  on 
peut  appliquer  à  tous  ses  membres  le  témoignage  solennel 
que  le  cardinal  Mercier  rend  en  faveur  des  prêtres  de 
Malines  :  «  J'affirme  sur  l'honneur,  et  je  suis  prêt  à 
déclarer  sous  la  foi  du  serment,  que  je  n'ai  pas  jusqu'à 
présent  rencontré  un  seul  ecclésiastique,  séculier  ou  régu- 
lier, qui  ait  excité  la  population  civile  à  se  servir  d'armes 
contre  l'ennemi.  Tous,  au  contraire,  ont  obéi  fidèlement 
aux  instructions  épiscopales  qu'ils  avaient  reçues,  dès  les 
premiers  jours  d'août,  et  qui  leur  prescrivaient  d'user  de 
leur  influence  morale  auprès  de  nos  populations,  pour  les 
porter  au  calme  et  au  respect  des  règlements  militaires  ». 


V.  —  Conclusion. 


Mais,  au  fait,  discuter  les  prétextes  allemands,  ce  n'est 
pas  encore  poser  la  question  sur  son  véritable  terrain. 
M.«^  Baudrillart,  dans  sa  poignante  et  lumineuse  confé- 


(1)  Au  dernier  moment,  je  recueille  dans  le  XX'  siècle,  une  autre 
citation,  plus  décisive  encore,  empruntée  à  la  revue  scientifique  alle- 
mande Der  Fels.  M.  Lorenz  Millier  y  déclare,  en  propres  termes  : 
«  Officiellement,  il  n'a  été  établi  aucun  cas  où  on  aurait  tiré  do  tours 
d'églises  avec  l'aide  de  prêtres.  Tout  ce  qui  est  connu  jusqu'à  présent 
et  qui  a  fait  l'objet  d'une  enquête,  au  sujet  de  prétendues  atrocités  attri- 
buées aux  prêtres  catholiques  au  cours  de  cette  guerre,  a  été  trouve 
faux  et  totalement  imaginé  sans  exception  aucune.  » 


ET  AUX  PRÊTRES  137 

rence  sur  l'attentat  de  Louvain,  a  merveilleusement  cir- 
conscrit le  problème  : 

«  Que  quelques  civils  aient  ou  n'aient  pas  tiré  sur  des 
soldats,  cela  ne  change  pas  le  caractère  de  l'acte  commis 
par  les  Allemands. 

«  Que  dès  le  début  de  la  campaig:ne,  ils  aient  dit  et 
imprimé  :  «  Si  un  seul  civil  tire  sur  nos  troupes,  nous 
«  rendrons  toute  la  population  responsable,  nous  mettrons  la 
«  ville  à  sac  et  nous  massacrerons  tout  ou  partie  des  habi- 
«  tants  »,  qu'importe! 

a  Ou  c'est  une  convention  et  elle  n'a  de  valeur  que  si  elle 
a  été  acceptée  par  l'autre  partie  ;  ou  c'est  un  édit,  et  il  ne 
peut  valoir  que  si  celui  qui  le  promulgue  a  juridiction  sur 
ceux  à  qui  il  l'intime;  ou  c'est  une  mesure  de  légitime 
défense,  et  pourqu'elle  demeure  légitime,  elle  doit  respecter, 
plus  encore  que  les  règles  du  droit  international,  les  règles 
générales  de  la  justice,  c'est-à-dire  proportionner  le  châti- 
ment à  la  faute  et  ne  pas  frapper  l'innocent  avec  le  coupable. 

«  Il  ne  suffit  pas  que  je  dise  :  «  Si  vous  faites  ceci,  je 
«  ferai  cela  »,  pour  que  j'aie  le  droit  de  le  faire.  Autrement 
le  moins  scrupuleux  et  le  plus  cruel,  pourvu  qu'il  soit  aussi 
le  plus  fort,  aura  toujours  raison.  » 

C'est  l'évidence.  Il  en  ressort  que  les  Allemands,  leurs 
accusations  fussent-elles  établies,  n'en  seraient  pas  moins 
coupables.  Peut-être  même  le  seraient-ils  davantage,  ou  du 
moins  leurs  attentats  plus  évidents.  Car,  pour  se  justifier 
d'un  crime,  arguer  d'un  motif  inopérant,  c'est  tout  ensemble 
avouer  la  matérialité  de  l'acte  et  reconnaître  qu'il  fût 
accompli  sans  cause  légitime. 

Tel  est  le  cas  de  nos  ennemis. 

La  disproportion  est  flagrante,  entre  les  agressions  qu'ils 
imputent  aux  citoyens  des  provinces  envahies  et  les  repré- 
sailles qu'ils  ont  exercées  contre  eux. 

Le  Décalogue,  la  morale  naturelle  et  le  droit  des  gens 
sont  d'accord  pour  défendre  et  pour  réprouver  le  pillage  et 
la  dévastation  du  bien  d'autrui,  la  ruine  et  la  profanation 


138  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

des  objets  sacrés,  les  répressions  collectives  et  aveugles 
qui  atteignent  l'innocent  avec  le  coupable  et  parfois  même 
l'innocent  pour  le  coupable,  les  sévices  et  les  mauvais  trai- 
tements contre  une  population  désarmée,  contre  un  blessé, 
contre  un  captif,  les  meurtres  et  surtout  les  outrages  à  la 
pudeur  des  femmes. 

Or,  de  tous  ces  forfaits,  les  Allemands  se  sont  rendus 
coupables.  Et  pourquoi?  J'admets  momentanément  leurs 
allégations  :  parce  que  des  civils  auraient  tiré  sur  eux! 

Ils  auraient  fusillé  ces  patriotes  affolés  et  exaspérés,  nul 
n'aurait  rien  à  dire  ;  c'est  le  droit  de  la  guerre. 

Mais  livrer  ces  malheureux  à  la  torture  ;  incendier  leurs 
villages  et  massacrer  une  partie  de  leurs  concitoyens;  inju- 
rier, frapper,  emprisonner  des  vieillards,  des  femmes  et 
des  enfants  ;  bombarder  ou  pétroler  des  églises  ;  porter  une 
main  brutale  et  sacrilège  sur  les  reliques  des  martyrs  et 
les  vases  des  autels;  malmener,  outrager,  assassiner  des 
prêtres;  violer  enfin  des  femmes,  des  fillettes  et  des  reli- 
gieuses, —  ce  sont  là  des  crimes  inexpiables.  Aucune 
ivresse,  aucune  provocation,  devant  aucune  conscience  hu- 
maine, ne  saurait  en  atténuer  l'horreur  ! 

N'en  cherchons  pas  l'excuse!  Essayons  seulement  d'en 
découvrir  l'explication  ! 

Cette  explication  n'est-elle  pas  dans  la  conception  anti- 
chrétienne et  barbare  que  l'esprit  allemand  s'est  forgé,  des 
nécessités  de  la  guerre  et  des  droits  de  la  force? 

Oui,  à  la  racine  de  ces  atrocités,  se  révèle  une  philoso- 
phie égoïste  et  brutale. 

Quand  on  entend  ce  pétrisseur  des  cerveaux  allemands 
que  fut  Nietzsche  affirmer  que  «  c'est  la  bonne  guerre  qui 
justifie  toute  cause  »  ;  le  célèbre  professeur  Lasson,  ensei- 
gner que  «  qui  a  la  force  peut  créer  un  nouvel  état  de  choses, 
qui  sera  aussi  bien  le  droit  que  le  précédent  »,  que,  d'ail- 
leurs, «  ce  n'est  pas  une  question  de  droit,  mais  une  question 
d'intérêts  d'observer  les  traités  »,  et  qu'enfin,  un  état  de 
choses,  «  où  le  faible  est  la  proie  du  plus  fort...  peut  être 


ET  AUX  PRÊTRES  139 

qualifié  de  moral  parce  qu'il  est  rationnel  »  ;  le  juriste  connu, 
Dr.  Strupp,  autoriser  les  troupes  envahissantes  à  déclarer 
toute  une  ville  «  coupable  des  actes  de  chacun  de  ses  ha- 
bitants »  ;  le  général  von  Hartman  élever  «  le  terrorisme  » 
à  la  hauteur  d'un  «  principe  militairement  nécessaire  »  ; 
un  catholique  enfin,  comme  le  député  Erzberger,  soutenir 
que  «  plus  une  guerre  est  cruelle,  plus  elle  est  douce,  parce 
que  la  conclusion  en  est  plus  rapide  »,  —  alors,  on  ne 
s'étonne  plus  de  certaines  proclamations,  de  certaines  me- 
naces et  de  certains  aveux,  qui  affichent  un  mépris  féroce 
et  absolu  des  lois  les  plus  incontestées  de  la  guerre  et 
des  principes  les  plus  certains  de  l'humanité. 

Proclamer  passibles  de  mort  les  habitants  qui  garderont 
une  arme  en  leur  possession,  qui  resteront  dehors  après 
l'heure  fixée,  qui  n'obéiront  pas  instantanément  à  l'injonc- 
tion de  lever  les  bras,  qui  dépasseront  de  nuit  certaine 
limite  ou  qui  colporteront  des  nouvelles  jugées  fausses  ; 
arrêter,  dans  chaque  rue,  jusqu'à  dix  otages  et  les  mena- 
cer d'une  fusillade  en  bloc  au  moindre  attentat  ;  ordonner, 
comme  le  général  Stenger,  de  la  58^  brigade,  l'impitoyable 
assassinat  de  tous  les  prisonniers  et  de  tous  les  blessés; 
déclarer  que  les  soldats  allemands  pourront  se  faire  res- 
pecter «  par  tous  les  moyens  »,  ce  n'est  rien  autre  chose, 
après  tout,  que  l'affirmation  des  droits  de  la  force  et  l'ap- 
plication du  terrorisme  nécessaire. 

Le  commandant  von  Bulow  s'enorgueillit  d'avoir  châtié 
les  citoyens  d'Andenne  en  brûlant  toute  la  ville  et  en  y  fu- 
sillant cent  personnes.  Ce  n'est  qu'un  disciple  de  Nietzsche! 
Un  professeur  de  Louvain  questionne  une  sentinelle  sur 
les  causes  de  l'incendie  et  du  massacre  :  «  Il  a  fallu,  répond 
rAllemand,  punir  les  innocents  avec  les  coupables!  »  Ce 
n'est  qu'un  élève  de  Lasson  !  «  On  a  fait  sauter  le  pont  de 
fer,  écrit  dans  ses  notes  un  fantassin  du  32®  de  réserve;  à 
cause  de  quoi  les  rues  sont  incendiées  par  nous  et  des 
civils  fusillés.  »  Ce  n'est  que  la  mise  en  action  des  théo- 


140  LA  GUERRE  AUX  ÉGLISES 

ries  de  Strupp.  A  M.  Grondijs,  un  autre  soldat  raconte  avec 
sérénité  que,  pour  venger  le  commandant  d'Aerschot,  on 
a,  «  comme  de  droit  »  passé  par  les  armes  une  partie  de  la 
population.  Il  ne  fait  qu'exécuter  la  consigne  de  von  Hart- 
mann. Un  autre  explique  ingénument  :  «  Nous  avons  l'ordre 
de  tirer  sur  tous  les  fuyards.  »  Hélas!  le  chef  qui  a  donné 
cet  ordre  avait  peut-être  lu  les  déclarations  d'Erzberger  ! 

Toutes  ces  violations  du  droit  naturel  et  des  conventions 
internationales,  —  et  j'en  pourrais  citer  indéfiniment,  — 
ne  constituent,  en  effet  que  la  pratique  normale  du  terro- 
risme érigé  en  système,  de  la  force  élevée  au  niveau  d'un 
principe  et  de  la  cruauté  proposée  comme  méthode  huma- 
nitaire. 

Et,  dans  tous  ces  procédés,  dans  toutes  les  théories  qui 
les  engendrent,  il  y  a  une  telle  puissance  de  logique  anti- 
chrétienne, que  ceux  qui  les  préconisent  ou  qui  les  em- 
ploient ne  feront  après  tout  que  suivre  leur  pente  et  obéir 
à  leur  élan,  quand  ils  s'en  prendront  aux  églises  et  aux 
prêtres,  gardiens  de  la  justice  et  de  la  charité!  M^""  Turi- 
naz  a  donc  raison  lorsqu'il  affirme  que  la  guerre  allemande 
aboutit  tout  droit,  non  seulement  «  à  la  destruction  de 
l'Eglise  catholique,  de  son  autorité  et  de  ses  doctrines  », 
mais  encore  <(  à  la  destruction  de  toutes  les  lois,  de  tous 
les  droits,  de  toute  la  morale,  de  tous  les  principes  dont  vit 
l'humanité  tout  entière  ». 

Et  quand  nos  ennemis,  appelant  la  protection  de  Dieu  sur 
leurs  armes,  osent  couvrir  do  l'autorité  divine  des  barbaries 
qui  ne  sont  même  pas  compatibles  avec  la  dignité  humaine, 
ils  ne  font  que  couronner  leur  besogne  antireligieuse  d'un 
suprême  outrage  à  l'Auteur  de  la  religion. 

François  VEUILLOT. 


LA  RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE 


L'aumônerie  militaire  et  la  situation  canonique  des 
prêtres  dans  l'armée  française.  La  piété  des  prêtres- 
soldats. 


Très  nombreux  sont  les  prêtres  catholiques  que  la 
guerre  a  mobilisés  et  qui  servent  dans  l'armée  française. 

On  s'est  demandé  si  leur  situation  canonique  n'était 
pas  irrégulière. 

Pour  répondre  avec  clarté  à  cette  question,  il  importe 
de  ne  pas  confondre  trois  catégories  bien  différentes  : 
1"  les  aumôniers  militaires  ;  2°  les  prêtres  non-com- 
battants, mobilisés  dans  des  services  d'administration 
ou  de  santé  ;  3°  les  prêtres  combattants. 


♦ 

*      s 


Les  aumôniers  militaires.  —  La  régularité  de  leur 
situation  ne  fait  point  de  doute.  Le  Bref  de  Pie  IX, 
quœ  catholico  (en  date  du  6  juillet  1875),  accorde  aux 
aumôniers  actuels  de  l'armée  française,  dûment  approu- 
vés par  leur  évêque,  des  pouvoirs  spéciaux  «  dont  ils 
«  pourront  user,  sans  avoir  à  les  soumettre  aux  Ordi- 
«  naires  des  lieux  dans  lesquels  l'armée  passerait  ou 
«  séjournerait  ».  L'interprétation  donnée  par  S.  E.  le 


142  LA   RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE 

cardinal  Merry  del  Val,  secrétaire  d'Etat,  dans  sa  lettre 
du  14  septembre  1918  au  cardinal-archevêque  de  Reims, 
montre  que  ce  Bref  garde,  à  l'heure  actuelle,  toute  sa 
valeur. 

De  fait,  il  y  a  plus  de  300  prêtres  aumôniers  mili- 
taires. Les  uns  sont  aumôniers  officiels,  en  vertu  de  la 
loi  du  8  juillet  1880  et  des  décrets  des  27  avril  1881  et 
5  mai  1913.  D'autres  sont  des  aumôniers  auxiliaires^ 
agréés  par  l'autorité  militaire. 

Le  décret  ministériel  du  5  mai  1913  avait  légèrement 
augmenté  le  nombre  des  aumôniers  titulaires  :  ils 
étaient,  dans  chaque  corps  d'armée,  deux  au  groupe  de 
brancardiers  de  corps  et  un  par  groupe  de  brancardiers 
de  division;  en  outre,  chaque  division  de  cavalerie 
avait  son  aumônier,  ce  qui  faisait,  p^r  conséquent,  envi- 
ron 4  ou  5  aumôniers  titulaires  par  corps  d'armée. 

Cependant  l'opinion  catholique  trouvait,  ajuste  titre, 
ce  chiffre  encore  insuffisant.  Le  regretté  comte  Albert 
de  Mun  se  fit  son  éloquent  interprète  et  réussit  à  faire 
«  agréer  »  des  aumôniers  auxiliaires,  dont  le  nombre  a 
doublé,  à  peu  près,  celui  des  titulaires.  Parmi  tous  les 
éclatants  services  que  ce  vaillant  chrétien  a  rendus  à 
l'Église  et  à  la  France,  il  faut  mettre  en  bon  rang  son 
œuvre  des  Aumôniers  volontaires,  celle  qu'il  qualifiait 
«  la  plus  belle  de  ma  vie  »,  comme  le  rapporte  M.  Geof- 
froy de  Grandmaison  dans  son  intéressant  article  du 
Correspondant  (1). 

Dans  la  seconde  semaine  d'août  1914,  S.  Em.  le  car- 
dinal-archevêque de  Paris  envoya  à  M.  de  Mun  un 
membre  de  sa  maison  archiépiscopale,  qui  trouva  le 


(1)  La  dernière  œuvre  du  comte  Albert  de  Mun,  Les  Aumôniers  mili- 
ta ires  volontaires. 


LA  RELIGION   DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE  143 

député  très  soucieux  de  rinsuffisance  du  nombre  des 
aumôniers.  «  La  question  de  l'aumônerie  me  préoc- 
cupe horriblement,  dit-il;  je  suis  accablé  de  demandes, 
de  lettres  et  de  visites;  mais  je  ne  vois  pas  de  solution; 
m'en  apportez-vous  une?  —  Il  y  en  aurait  bien  une; 
mais  nous  sommes  impuissants  à  la  faire  aboutir  sans 
votre  concours.. —  Qu'est-ce  que  vous  proposeriez?  — 
Il  me  semble  que  tous  nos  efforts  pour  faire  augmenter 
le  nombre  des  aumôniers  titulaires  n'aboutiront  pas, 
ou  n'aboutiront  qu'à  peu  de  chose;  c'est  donc  d'un  autre 
côté  qu'il  faudrait  s'orienter;  pourquoi  ne  tenterions- 
nous  pas  la  constitution  d'une  espèce  de  corps  franc,  un 
corps  d'aumôniers  hors  cadres,  qui  ne  seraient  pas 
reconnus,  cela  va  de  soi,  mais  qui  n'en  rendraient  pas 
moins  des  services?  Nous  les  recruterons;  les  catho- 
liques auront  à  cœur  de  ne  pas  les  abandonner;  mais 
—  et  c'est  là  le  point  délicat  —  il  faut  qu'ils  puissent 
atteindre  le  front  et,  pour  cela^  il  est  indispensable  de 
s'assurer  au  moins  la  tolérance  de  l'autorité  militaire.  » 
Le  député  et  l'ecclésiastique  prirent  rendez-vous  pour  le 
même  jour.  Une  heure  après,  ils  se  retrouvaient  dans 
un  bureau  ami;  la  question  de  l'accès  au  front  y  fut 
retournée  sous  toutes  ses  faces,  mais  toujours  sans 
qu'on  y  vît  clair.  Puis,  brillamment,  avec  tout  l'entrain 
d'un  jeune  capitaine  de  cuirassiers  qui  mène  une  charge 
victorieuse,  le  comte  de  Mun  gagna  le  ministre  de  la 
Guerre  à  sa  cause,  obtint  plus  qu'on  n'osait  l'espérer; 
le  bureau  des  Aumôniers  volontaires  était  fondé.  Que 
ce  succès  répondit  aux  vœux  des  catholiques,  on  le  vit 
bien  par  l'enthousiasme  de  la  souscription  ouTerte  dans 
VÉcho  de  Paris. 

La  disparition  du  comte  de  Mun  n'interrompit  pas 
son  œuvre.  Habilement  conduite  par  ses  collaborateurs, 


144  LA   RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE 

MM.  Geoffroy  de  Grandmaison  et  François  Veuillot, 
non  seulement  elle  continue  à  recruLer  des  aumôniers 
pour  remplacer  les  malades,  les  blessés  ou  les  défunts 
—  car  hélas!  l'aumônerie  militaire  compte  aussi  ses 
morts  —  mais  elle  a  réussi  à  donner  aux  aumôniers 
«  agréés  *  une  situation  administrativement  plus  stable 
et  j'ajouterai  «  plus  confortable  ». 

Auprès  des  aumôniers  titulaires  ou  agréés  se  rencon- 
trent enfin  des  aumôniers  purement  volontaires.  Tantôt 
ce  sont  des  prêtres  ou  des  religieux  qui,  au  départ  des 
troupes,  se  sont  joints  à  elles,  les  accompagnent  sans 
mission  ni  reconnaissance  militaire,  mais  sont  adoptés 
par  nos  braves  troupiers,  comme  certains  de  ces  gamins 
de  12  à  15  ans  qui  ont  suivi  Tarmée;  —  tantôt  ce  sont 
des  prêtres-soldats  à  qui  leurs  chefs  ont  confié  le 
soin  d'assurer  le  service  de  l'aumônerie.  Titulaires, 
agréés  et  volontaires,  les  aumôniers  sont  certainement 
plus  de  300. 

De  son  côté,  l'amiral  Bienaimé  travaillait  pour  le 
rétablissement  des  aumôniers  de  la  marine.  Le  ministre 
compétent  reconnaissait  qu'il  était  très  utile  de  mettre 
en  œuvre  tous  les  moyens  propres  à  exalter  le  courage 
de  nos  marins.  Le  7  août,  un  décret  et  un  arrêté  minis- 
tériels nommaient  «  un  aumônier  temporaire  de  la  flotte, 
pour  la  durée  de  la  guerre,  sur  chaque  bâtiment  et  sur 
chaque  navire  monté  par  un  vice-amiral  ou  par  le 
contre-amiral  commandant  la  2^  escadre  légère  ».  Si 
mes  renseignements  sont  exacts,  il  y  aurait  actuellement 
14  aumôniers  de  marine. 

Les  prêtres  mobilisés  non-combattants.  —  Celte 
catégorie  paraît  être  la  plus  nombreuse.  Elle  comprend 
en  effet: 


LA   RELIGION  DANS  l'ARMÉE  FRANÇAISE  145 

P  Les  prêtres  âgés  de  30  à  46  ans,  qui,  avant  la  loi 
sur  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  (en  1905),  ont 
occupé  à  26  ans  un  poste  concordataire,  et  ont  été  versés 
de  droit  dans  le  service  de  santé  (1).  Ces  ecclésiastiques 
sont  régis  par  la  loi  militaire  du  15  juillet  1889,  en 
vertu  de  laquelle  ils  sont  affectés  «  en  cas  de  mobilisa- 
tion »  au  service  de  santé.  Ce  droit  leur  a  été  expressé- 
ment reconnu  par  divers  actes  du  pouvoir  (2). 

En  conséquence,  tous  les  ecclésiastiques,  ayant  30  ans 
et  plus  et  remplissant  les  conditions  requises,  sont  mobi- 
lisés comme  infirmiers,  brancardiers,  mais  non  comme 
combattants  ; 

2°  Les  prêtres,  quel  que  soit  leur  âge,  que  leur  santé 
a  dispensés  du  service  actif  et  fait  classer  dans  les  ser- 
vices auxiliaires  ;  on  entend  par  services  auxiliaires  les 
services  de  bureaux,  d'administration,  d'intendance,  etc. 

Ainsi  donc  les  ecclésiastiques  mobilisés,  mais  affectés 
soit  au  service  de  santé,  soit  aux  services  auxiliaires, 
sont  des  non-combattants;  et  c'est, de  beaucoup,  le  plus 
grand  nombre  des  20.000  prêtres  français  mobilisés 
dans  cette  guerre. 

Sans  doute  les  Évêques  ont  fait  entendre  leurs  légi- 
times protestations,  quand  la  loi  de  1889  a  aboli  le  pri- 
vilège ecclésiastique  de  l'exemption  militaire,  mais 
l'équité  oblige  à  reconnaître  que  cette  loi  n'a  pas  placé 
cette   catégorie  de  prêtres-soldats  dans    une  situation 


(1)  classes  1889  à  1905.  La  loi  française,  il  est  vrai,  maintient  dans 
l'armée  jusqu'à  l'âge  de  48  ans  ;  mais  les  ecclésiastiques  appartenant 
aux  classes  1888  et  1887  sont  régis  par  la  loi  du  27  juillet  1872.  La 
dispense  que  leur  confère  cette  loi  est  définitivement  acquise,  suivant 
une  décision  récente  de  M.  le  Ministre  de  la  Guerre.  Ils  ne  sont  don-, 
pas  susceptibles  d'être  convoqués  aux  armées. 

^2)  Art.  99  de  la  loi  du  21  mars  1905.  Arrêt  du  Conseil  d'État  du 
31  mars  1911.  Circulaires  du  Ministre  de  la  Guerre  des  11  août  1911, 
Il  et  22  novembre  1914. 

10  —  Fr. 


146  LA   RELIGION   DANS   l'ARMÉE  FRANÇAISE 

canonique,  à  proprement  parler,  irrégulière  ;  elle  leur 
facilite,  au  contraire,  clans  le  service  de  santé,  leur 
ministère  auprès  des  blessés  et  des  mourants,  dans  des 
conditions  souvent  plus  favorables  que  celles  où  se 
trouvent  parfois  les  aumôniers  militaires  eux-mêmes. 
Les  fonctions  qu^ils  remplissent  et  les  services  qu'ils 
rendent  leur  assurent  une  réelle  autorité. 

Les  prêtres  combattants.  —  Cette  catégorie  com- 
prend :  • 

1°  Les  prêtres  âgés  de  moins  de  30  ans  (classes  1905, 
1906,  etc.); 

2°  Les  prêtres  de  tout  âge,  n'ayant  jamais  appartenu 
au  clergé  concordataire  et  qui  ne  sont  pas  affectés  aux 
services  auxiliaires. 

A  première  vue,  pour  les  ecclésiastiques  de  cette  caté- 
gorie, mais  pour  ceux-là  seuls,  un  doule  pourrait  s'éle- 
ver sur  la  régularité  de  leur  situation  canonique;  le 
Droit  ecclésiastique,  en  effet,  frappe  d'irrégularité,  dans 
certains  cas,  le  clerc  qui  prendrait  part  aux  hostilités. 
Mais  la  question  a  été  Irandiée  par  une  décision 
importante  de  la  Sacrée  Pénitencerie. 

Si  ces  prêtres  sont  vraiment  des  combattants,  on  ne 
peut  dire  cependant  que  ce  soit  de  leur  plein  gré.  En 
France,  le  service  militaire  est  obligatoire  pour  tous  les 
citoyens,  sans  distinction;  le  prêtre  incorporé  dans  le 
service  armé  subit  une  nécessité  de  fait  qu'il  ne  dépend 
pas  de  sa  volonté  d'éviter ,  et,  si  la  guerre  l'expose  à 
contracter  une  irrégularité,  ce  ne  peut  être  que  le  résul- 
tat d'une  contrainte  que  les  circonstances  lui  imposent. 
Afm  de  remédier,  en  partie,  aux  conséquences  de  cette 
pénible  situation,  la  Sacrée  Pénitencerie,  consultée  par 
un  évêque  français,  a  répondu,  le  18  mars  1912  : 
1°  Que  dans  le  cas  où  les  clercs  auraient  encouru 


LA   RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE  147 

l'irrégularité  en  combattant  (quam  pugnantes  forte 
incurrerint...Aicet  forte  in  irregularitaiem  incide- 
rint...)  les  effets  de  cette  irrégularité  seraient  provi- 
soirement suspendus  ; 

2"  Qu'en  conséquence  les  clercs  combattants  peuvent 
agir,  pendant  la  durée  des  hostilités,  comme  si  l'irrégu- 
larité n'existait  pas,  c'est-à-dire  d'une  part  administrer, 
d'autre  part  recevoir  les  sacrements  (Sacrum  facere  et 
sacra  monta  ministrare  valcant  non  obstante  irregula- 
ritate...  admitlantiir  ad  sacramenta); 

3"  Que  cette  permission  d'agir  provisoirement,  tant 
que  dure  la  guerre  et  comme  si  l'irrégularité  n'existait 
pas,  ne  supprime  cependant  pas  cette  irrégularité  si  elle 
a  été  contractée  ;  que,  par  conséquent,  une  fois  la  paix 
signée,  le  clerc  combattant  est  tenu  de  recourir  à  l'au- 
torité compétente  pour  s'en  faire  relever,  s'il  y  a  lieu 
(hello  vero  composito,  recurrant  ad  competenteni  aiic- 
toriiatem). 

Enfin,  dans  le  même  acte,  la  Sacrée  Pénitencerie  dis- 
pense de  l'obligation  du  bréviaire  tout  clerc  majeur 
mobilisé,  qu'il  soit  ou  non  combattant;  et  déclare  que 
tout  soldat  convoqué  à  la  guerre  peut  être  absous  par 
n'importe  quel  prêtre  (a  quovis  obvio  sacerdote). 

Cette  décision  de  la  Sacrée  Pénitencerie  a  eu  pour 
heureuse  conséquence  de  mettre  à  l'abri  de  toute  inquié- 
tude la  conscience  des  clercs  contraints  par  les  circons- 
tances de  prendre  part  aux  combats,  en  régularisant 
provisoirement  leur  situation  canonique  (1). 


(1)  Voici  le  texte  de  celte  importante  décision  concernant  l'irrégu- 
larité : 

«  S.  PœniteDliaria  bénigne  indulget  ut  sacordotcs  mililan les,  coloris 
paribus,  inlcr  bellicas  operationes  Sacrum  facere  et  sacramenla  minis- 
trare valcant  non  obstante  irregularitate  quam  pugnantes  forte  incur- 
rerint;  bello  vero  composito  recurrant  ad  competoalom  auctoritalom. 


148  LA   RELIGION   DANS   l' ARMÉE  FRANÇAISE 


* 
*     * 


Il  convient  d'ajouter  que  l'autorité  ecclésiastique 
essaie,  par  les  moyens  en  son  pouvoir,  d'entretenir 
chez  les  prêtres  aux  armées  leur  vie  sacerdotale.  Les 
journaux  ont  reproduit  la  remarquable  lettre  qu'à  l'oc- 
casion de  la  nouvelle  année  le  cardinal  Amette  a 
adressée  à  tous  ses  prêtres  mobilisés  et  dans  laquelle  il 
leur  donne  paternellement  de  sages  conseils  pour  la 
sauvegarde  de  leur  vie  spirituelle.  Par  les  soins  de 
l'archevêque  de  Paris,  des  récollections  spirituelles 
sont  organisées  dans  les  principales  gares  régulatrices 
de  l'archidiocèse,  à  l'intention  des  nombreux  ecclésias- 
tiques qui  servent  dans  les  trains  du  service  de  santé. 
Ces  initiatives  ne  sont  pas  particulières  à  Paris  ;  dans 
plusieurs  autres  diocèses,  des  efforts  du  même  genre 
ont  été  entrepris. 

Signalons  encore  les  Bulletins  destinés  spécialement 
aux  ecclésiastiques  sous  les  armes.  L  Œuvre  des  cam- 
pagnes^ sous  le  titre  Prêtres-soldats  de  France^  publie 
des  lettres  bi-mensuelles  d'information  et  de  pratique 


Nihil  autem  obstat  quominus  ipsi  sacerdotes,  aliique  clerici  militantes, 
licot  forte  in  irregularilatem  incidcrint,  admittantur  ad  sacramenta.  » 
La  Sacrée  Pénitencerie  a  également  approuve  l'usage,  que  quelques-uns 
avaient  reproché  à  nos  aumôniers,  d'admettre  à  la  communion  les  soldats 
après  une  absolution  commune  donnée  avant  le  combat  (février  1915). 
A  la  question  qui  lui  a  été  posée  :  «  Est-il  permis,  avant  d'admettre  les 
soldats  à  la  communion,  de  se  contenter  de  leur  donner  collectivement 
l'absolution  commune  sans  confession  préalable,  en  leur  demandant  seu- 
lement la  contrition  requise?  »  la  S.  Pénitencerie  répond  :  «  Affirmati- 
vement, conformément  à  l'avis  du  Souverain  Pontife.  Rien  n'empêche 
les  soldats  ainsi  absous  de  recevoir  l'Eucharistie.  Les  aumôniers  mili- 
taires auront  soin  toutefois,  au  moment  opportun,  d'instruire  les  soldats 
qu'une  telle  absolution  ne  produit  ses  effets  que  s'ils  sont  bien  disposés 
et  que  s'ils  gardent  l'obligation  de  faire  leur  confession  dans  son  inté- 
gralité s'ils  échappent  au  péril.  » 


LA  RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE  149 

pastorales.  La  maison  de  la  Bonne  Presse  édite  un 
Bulletin  du  même  genre,  le  Prêtre  aux  armées.  Ces 
publications,  demandées  et  encouragées  par  plusieurs 
évêques,  ont  pour  but  d'aider  les  ecclésiastiques  mobi- 
lisés à  se  souvenir  qu'ils  sont  prêtres  pour  réternité. 
L'expérience  montre,  au  reste,  qu'ils  ne  l'oublient 
pas.  Nombreuses  sont  les  messes  célébrées,  grâce  à  eux, 
comme  au  temps  de  Jeanne  d'Arc,  en  plein  champ  de 
bataille,  nombreux  les  blessés  et  les  mourants  réconci- 
liés avec  Dieu  avant  de  paraître  devant  son  tribunal,  et 
les  hommes  revenus  à  la  pratique  de  leurs  devoirs  reli- 
gieux, un  instant  oubliés.  Quand  ils  auront  la  joie  de 
reprendre  leur  soutane,  ils  auront  aussi  la  joie  de  se 
retrouver  dans  un  troupeau  agrandi  et  dans  une  France 
unie  qui  les  traitera  comme  les  meilleurs  de  ses  fils  (1). 

H.    GOUGET, 

Chanoine  honoraire, 

Sous-directeur  des  œuvres  diocésaines 
de  Paris. 


(1)  Sur  cette  grave  question  de  la  «  Piété  des  Prêtres-Soldats  », 
M.  le  chanoine  Ardant  a  bien  voulu  nous  envoyer  l'importante  note 
que  voici  : 

Les  aumôniers  militaires  sont  aisément  maintenus 
dans  la  ferveur  par  leur  magnifique  apostolat.  Malgré 
une  existence  nomade,  en  dépit  des  marches  pénibles 
ou  des  chevauchées  fatigantes,  toutes  leurs  occupations 
convergent  si  directement  vers  Dieu  et  les  âmes,  qu'ils 
n'ont  pas  de  peine  à  sauvegarder  leur  vie  sacerdotale. 
Les  prêtres-soldats  y  parviennent  aussi,  mais  avec  plus 
de  difficultés  et  de  mérites. 

Parlons  d'abord  des  combattants.  Dans  notre  divi- 


150  LA  REUGION   DANS  l'ARMÉE  FRANÇAISE 


La  religion  de  nos  soldats  :  notes  d'un  aumônier 
militaire. 

/.  —  Esprit  religieux,  cérémonies 
et  pratiques  religieuses  dans  l'armée  française. 

Je  voudrais  noter  ici  les  observations  que  j'ai  faites 
pendant  six  mois  de  campagne  sur  les  sentiments  reli- 
gieux de  Tarmée.    Une  première  remarque   s'impose, 


sion,  ils  ne  sont  que  quatre  :  un  sergent,  deux  fourriers 
et  un  caporal.  Le  régime  de  la  guerre  de  tranchées  les 
amène  à  périodes  fixes  dans  un  cantonnement  à  proxi- 
mité d'une  église  ou  dans  le  voisinage  des  aumôniers  : 
ils  ont  alors  toute  facilité  pour  dire  la  messe,  faire  leurs 
prières  et  lectures,  se  confesser,  visiter  le  Saint  Sacre- 
ment. Les  officiers  leur  laissent  volontiers  les  loisirs 
nécessaires;  je  connais  même  un  capitaine  qui  assiste 
régulièrement  à  la  messe  de  son  fourrier.  En  première 
ligne,  il  n'a  pas  été  possible  jusqu'à  présent  à  ces  ecclé- 
siastiques de  célébrer  ;  avec  le  beau  temps  et  grâce  aux 
chapelles  de  campagne,  ce  sera  peut-être  quelquefois 
réalisable.  Mais  dans  cette  situation  à  proximité  de 
l'ennemi,  toujours  en  danger  prochain  de  mort,  com- 
ment le  prêtre-soldat  ne  serait-il  pas  soutenu  par  la 
pensée  constante  de  la  présence  de  Dieu?  Il  a  d'ailleurs 
un  ministère  actif  et  fructueux  auprès  de  ses  cama- 
rades. Beaucoup  lui  demandent  d'entendre  leurs  con- 
fessions. Quand  les  tranchées  sont  bombardées,  il  les 
parcourt  et  donne  de  nombreuses  absolutions.  C'est 
ainsi  que  l'abbé  B...  a  été  blessé  l'autre  jour.  Son  zèle 
apostolique  et  son  mépris  du  danger  ont  profondément 
édifié  les  troupes.  Dans  les  charges  et  les  marches  sous 
le  feu,  le  prêtre  a  un  rôle  splendide. 

L'abbé  L...,  atteint  grièvement  de  plusieurs  balles,  se 
traînait  encore  sur  les  genoux  pour  continuer  à  eon- 


II 


LA   RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE  151 

c'est  le  grand  respect  du  soldat  pour  le  prêtre.  J'ai  lu 
dans  quelques  journaux  qu'on  se  demande  si  les  aumô- 
niers militaires  ne  pourraient  pas  adopter  un  costume 
spécial  qui  laisserait  plus  do  liberté  à'  leurs  mouve- 
ments. Gomme  ce  serait  dommage  de  renoncer  à  la 
simple  et  populaire  soutane  française!  On  peut  aisé- 
ment la  relever  dans  la  ceinture  et  marcher  sans  gêne. 
Sur  le  champ  de  bataille  comme  à  l'ambulance  ou 
au  cantonnement,  le  troupier  reconnaît  le  costume  sa- 


soler  et  à  aJ3soudre.  Sa  capote  ouverte  laissait  voir  un 
grand  crucifix  d'argent. 

—  Mes  amis,  criait-il,  je  suis  prêtre  et  je  ne  crains 
pas  la  mort. 

ce  Ah  !  monsieur  l'aumônier,  m.e  disait  un  sémina- 
riste, vous  avez  raison  de  dire  que  le  canon  est  un  bon 
prédicateur.  Je  crois  bien  que  je  ne  ferai  jamais  une 
meilleure  méditation  sur  la  mort  que  celle  de  la 
semaine  dernière.  Je  suis  resté  trente  heures  au  petit 
poste,  appuyé  sur  le  corps  du  sergent  G...  qui  venait 
d'être  tué  et  qu'on  ne  pouvait  encore  enlever.  Il  m'était 
impossible  de  faire  un  mouvement  sans  le  toucher.  Je 
l'ai  senti  se  refroidir  graduellement  et  j'ai  vu  couler 
tout  son  sang  par  une  affreuse  plaie.  Je  crois  bien  être 
persuadé,  pour  ma  vie  entière,  du  peu  que  nous  sommes.  » 

Les  prêtres-infirmiers  et  brancardiers  sont  plus  nom-  . 
breux  :  j'en  connais  trente-trois  autour  de  nous.  Ils 
couchent  dans  les  granges  avec  leurs  camarades  et  ne 
peuvent  transporter  avec  eux  que  le  sac  et  la  musette 
réglementaires.  Mais  la  chambre  de  l'aumônier,  la 
sacristie  de  l'église  sont  des  centres  où  ils  se  réunissent 
pour  vaquer  à  leurs  exercices  de  piété,  causer  entre 
eux,  faire  leur  correspondance,  lire  quelques  revues. 

La  première  préoccupation  des  aumôniers  a  été  de 
faciliter  à  tous  les  prêtres  la  célébration  quotidienne  de 
la  sainte  messe.  Ils  ont  pu  y  parvenir  grâce  à  la  gêné- 


152  LA  RELIGION  DANS   l'ARMÉE  FRANÇAISE 

cerdolal  qui  lui  rappelle  son  curé,  son  village,  son  foyer, 
sa  première  communion.  Il  le  respecte  et  le  salue. 

Dans  noire  division  les  aumôniers  ne  portent  pas  les 
trois  galons  et  cependant  ils  reçoivent  le  salut  de  tous 


rosité  des  fidèles  de  France  et  aussi  grâce  à  la  piété  de 
ces  ecclésiastiques. 

Il  fallait  d'abord  se  procurer  des  ornements,  du  linge, 
des  hosties,  du  vin,  des  cierges.  Très  souvent,  les  églises 
des  villages  que  nous  traversons  sont  en  ruines.  En 
tout  cas,  elles  n'ont  qu'un  ou  deux  calices,  peu  ou  point 
de  provisions  pour  la  matière  du  saint  Sacrifice. 
L'œuvre  de  Notre-Dame-du-Salut  nous  a  généreuse- 
ment donné  trois  autels  portatifs  et  nous  ravitaille  en 
vin  et  en  hosties.  Quelques  amis  nous  envoient  de  la 
cire.  Avec  les  chapelles  des  aumôniers  et  les  ressources 
fournies  par  TégHse  de  notre  cantonnement,  nous  avons 
pu  monter  cinq  autels.  Il  faut,  en  effet,  que  les  messes 
soient  dites  de  grand  matin,  car  les  corvées  commencent 
de  bonne  heure  et  dans  notre  groupe  divisionnaire  dix- 
huit  brancardiers  sont  prêtres.  On  commence  à  célébrer 
dès  cinq  heures.  Ceux  qui  partiront  pour  la  scierie  ou 
pour  la  relève  des  blessés  passent  les  premiers.  Je  sais  une 
ambulance  où  les  messes  se  disent  dès  quatre  heures, 
parce  qu'on  n'a  qu'un  calice.  Dans  une  division  voisine, 
les  prêtres  devaient  même  se  lever  à  trois  heures. 
Et  ils  acceptaient  généreusement  ce  surcroît  de  fatigue. 

Pendant  leur  journée  de  marche  et  de  travail,  les 
ecclésiastiques  brancardiers  ou  infirmiers  ne  peuvent 
guère  que  réciter  le  rosaire  et  je  sais  qu'ils  y  sont  fidèles. 
Mais  chaque  soir,  après  «  la  soupe  »,  ils  se  retrouvent 
à  la  réunion  que  nous  tenons  à  Téglise.  Ils  nous  aident 
à  organiser  le  chant;  l'un  d'eux  lient  l'harmonium. 
A  tour  de  rôle  ils  président  le  salut,  et  quand  la  céré- 
monie est  achevée  pour  les  soldats,  le  Saint  Sacrement 
est  encore  entouré  par  une  garde  d'honneur  sacerdo- 
tale qui  prolonge  son  adoration. 


LA  RELIGION  DANS  L  ARMÉE  FRANÇAISE  153 

les  hommes,  et  la  plupart  des  factionnaires  leur  pré- 
sentent les  armes. 

L'aumônier  est  sans  doute  l'ami,  le  confident,  le 
bienfaiteur,  «  la  maman  »,  mais  il  est  d'abord  et  sur- 
tout le  prêtre.  On  lui  demande  un  crayon,  un  bout  de 
bougie,  de  la  graisse  pour  les  pieds,  mais  on  vient 
surtout  vers  lui  pour  lui  demander  un  bon  conseil,  une 
consolation,  un  encouragement,  pour  se  réconcilier 
avec  le  Dieu  qu'il  représente. 

Ce  respect  pour  le  prêtre,  le  soldat  le  manifeste  aussi 
pour  la  maison  de  Dieu  et  pour  tout  ce  qui  touche  au 
culte.  Quand  nous  disions  la  messe  en  plein  air,  parles 
fraîches  matinées  d'automne,  nous  invitions  toujours 
l'assistance  à  ne  se  découvrir  que  pour  l'élévation. 
Mais  dès  Tintroibo,  tous  les  képis  étaient  enlevés  et 
l'on  sait  que  les  troupiers  ont  toujours  la  tête  couverte 
même  devant  leurs  chefs.  Le  Bon  Dieu  est  le  grand 
chef  qui  leur  paraît  mériter  encore  plus  d'hommages 
que  le  général. 

L'entrée  d'une  troupe  à  l'éghse  est  toujours  très  lon- 
gue. On  achève  une  conversation,  on  prend  une  der- 
nière bouffée  avant  de  jeter  la  cigarette,  mais  surtout 
chaque  soldat  tient  à  prendre  lui-même  de  l'eau  bénite 
et  à  se  signer  lentement.  Beaucoup  arrivent  longtemps 
avant  l'heure  fixée  pour  nos  cérémonies.  Or,  ils  ne 
parlent  presque  pas,  ou  échangent  quelques  mots  à  voix 
basse. 

Jamais  nos  cérémonies  ne  paraissent  trop  longues, 
qu'il  s'agisse  de  messe,  de  salut,  d'absoute  pour  les 
morts  du  régiment  ou  du  bataillon,  les  églises  sont  tou- 
jours trop  étroites.  Les  architectes  qui  les  construisirent 
n'avaient  pas  prévu  semblables  affluences.  Si  quelque 
devoir  militaire  force  à  partir  avant  la  fin  de  roffice,  on 


154  LA  RELIGION  DANS  l'ARMÉE  FRANÇAISE 

s'en  va  à  regret.  Mais  la  foule  ne  consent  même  pas  à 
s'écouler  pendant  le  cantique  de  sortie,  ell'e  veut  l'en- 
tendre jusqu'au  bout.' 

Les  chants  simples  populaires  militaires,  sont  d'une 
grande  attraction.  Les  soldats  comprennent  et  sentem 
ce  qu'il  chantent.  Les  cantiques  de  Jean  Vezére  nous 
ont  été  d'utiles  auxiliaires.  La  Prière  du  Soldai,  sur 
l'air  du  Clairon,  de  Déroulède  ;  le  Stabat  des  Morts  au 
champ  d'honneur;  la  Prière  pour  les  prisonniers  font 
pleurer  littéralement  beaucoup  d'hommes.  Le  Cantique 
à  Jeanne  d'Arc  a  aussi  grand  succès,  et  on  lance  le  re- 
frain avec  toute  la  «  furia  francese  ».  Prouvençau  et 
Qatouli  fait  vibrer  l'âme  du  Midi.  Les  Noëls  enfin  sont 
exécutés  avec  entrain.  On  se  prête  volontiers  aux  répé- 
titions que  nous  faisons  pour  assouplir  les  voix  trop 
rudes.  On  nous  signale  les  chanteurs  «  à  la  riche  »  qui 
viennent  souvent,  d^ailleurs,  offrir  spontanément  leurs 
services. 

Nos  cantiques  sont  si  aimés  qu'on  les  fredonne  dans 
les  granges  du  cantonnement.  L'autre  jour  les  sous- 
ofticiers  d'une  «  popote  »  chantaient  la  «  Prière  du 
soldat  »  avec  un  clairon  qui  les  accompagnait  en  sour- 
dine. El  le  colonel  avouait  que  cet  air  était  pour  lui 
une  vraie  obsession.  Rien  d'étonnant  :  c'est  l'air  si 
crânement  français  de  la  charge  à  la  baïonnette  ! 

Le  soldat  aime  la  parole  du  prêtre. 

Un  dimanche  matin,  vers  huit  heures,  je  suis  abordé 
par  un  troupier  dans  la  rue  du  village  où  nous  canton- 
nons : 

—  Pardon,  monsieur  le  major. 

(L'aumônier  porte  le  brassard  de  la  Croix-Rouge  ;  il 
vit  avec  le  service  de  santé.  Pour  les  simphstes,  il  est 
lui  aussi  major.) 


LA  RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE  155 

—  Qu'y  a  t-il,  mon  ami? 

—  C'est  pour  la  messe.  A  quelle  heure  est-elle? 

—  Tu  en  auras  deux  :  une  à  neuf  heures  et  l'autre  à 
onze.  Choisis  l'heure  qui  te  conviendra  le  mieux.  On 
chantera  à  la  première  comme  à  la  seconde. 

—  Oui,  mais  pour  causer,  à  laquelle  que  c'est? 

Je  demeure  un  moment  interdit.  Pour  causer?  Ah  ! 
oui  !  Il  demandait  quelle  messe  serait  accompagnée 
d'une  allocution. 

—  Pour  causer,  c'est  comme  pour  chanter.  On  cau- 
sera aux  deux  messes. 

J'ai  été  ravi  de  cette  question  naïve.  N'est-ce  pas  le 
meilleur  compliment  pour  un  prédicateur,  de  s'entendre 
dire  qu'il  cause  ? 

Et  voyez  comme  la  guerre  transforme  nos  hommes  ! 
En  temps  de  paix  ils  semblent  choisir  de  préférence, 
quand  ils  y  vont,  les  messes  les  plus  brèves,  les  plus 
basses.  Et  voilà  qu'en  campagne  ils  veulent  aller  à  la 
messe  où  on  cause. 

Il  est  vrai  que  nos  allocutions  ne  sont  ni  longues  ni 
ennuyeuses.  Deux  ou  trois  idées  très  claires,  quelques 
images,  un  trait  historique,  une  conclusion  pratique, 
tout  cela  court  et  vibrant,  un  peu  <r  cocardier  »,  et  l'au- 
ditoire est  enchanlé. 

Ce  n'est  pas  assez  de  chanter  et  d'écouter  :  le  soldat 
prie. 

Jamais  il  ne  se  plaint  des  formules  qu'on  lui  pro- 
pose de  réciter.  A  chacune  de  nos  réunions  nous  disons 
deux  dizaines  de  chapelet  à  des  intentions  déterminées. 
Mais  beaucoup  veulent  poursuivre  en  leur  particulier 
cette  récitation  et  ils  s'informent  de  la  «  théorie  ».  L'au- 
tre jour  j'avais  prêché,  —  non  :  causé,  —  sur  le  chape- 
let. A  la  fin  de  l'office  un  brave  artilleur  vint  me  de- 


156  LA  RELIGION  DANS  l'ARMÉE  FRANÇAISE 

mander  une  «  leçon  de  chapelet  ».  Il  se  rappelait  bien 
qu'on  dit  Notre  Père  sur  les  «  grosses  boules  »,  Je  vous 
salue  Marie  sur  les  petites.  Mais  il  restait  indécis  sur 
la  place  à  donner  aux  «  Gloria  ». 

Quelques-uns  récitent  le  rosaire  sur  leurs  doigts. 
Ils  sont  ravis  quand  nous  leur  offrons  une  «  paire  de 
chapelets  ».  Ils  disent  une  «  paire  de  chapelets  »  comme 
une  paire  de  ciseaux.  Dans  certaines  tranchées,  on  en 
a  fabriqué  avec  des  ficelles  et  des  bouts  de  bois.  Mais 
nous  avons  des  distributions  si  abondantes  que  tout  le 
monde  est  maintenant  pourvu. 

Nos  soldats  prient  à  l'église.  Gomme  disaient  ceux 
que  nous  avions  fait  coucher  sous  le  clocher  et  qui 
déclaraient  n'y  pas  très  bien  dormir  :  «  G'est  pas  une 
maison  comme  une  autre,  »  c'est  la  maison  du  Bon 
Dieu. 

Mon  quartier  général  est  la  sacristie.  J'y  reste  de 
5  heures  du  matin  à  9  heures  du  soir,  quand  on  ne  va 
pas  «  aux  blessés  ».  A  toute  heure  du  jour  les  gros 
souliers  ferrés  résonnent  sur  les  dalles. 

Parfois  c'est  un  brave  homme  qui  s'installe  sur  un 
banc  et  tire  un  crayon  pour  écrire  «  un  bout  de  lettre  *. 
Il  s'en  excuse  presque  : 

—  Monsieur  l'aumônier,  on  ne  voit  pas  clair  dans 
la  grange,  et  dehors  il  pleut  :  ça  mouille  le  papier. 

—  Continue  mon  ami.  Le  bon  Dieu  est  content  que 
tu  penses  à  ta  famille  et  il  te  donne  bien  volontiers 
rhospitahté.  Tu  diras  à  ta  femme  que  tu  lui  écris  dans 
une  église  et  avant  de  fermer  ta  lettre  tu  feras  une 
petite  prière  pour  elle. 

Mais  le  plus  souvent  nos  troupiers  viennent  à  l'égHsc 
pour  prier.  On  les  voit  prostrés  dans  un  banc,  la  tête 
dans  les   mains.    Ou  bien  ils  cherchent  quelques  for- 


LA  RELIGION  DANS  l' ARMÉE  FRANÇAISE  157 

mules  à  lire  dans  les  vieux  paroissiens  oubliés  par  les 
fidèles.  Grâce  à  de  généreux  amis,  nous  avons  reçu 
des  lots  d'eucologes.  Nous  les  semons  sur  les  bancs 
avec  l'espoir  qu'ils  seront  c^  chapardés  »,  et  notre 
espoir  n'est  pas  déçu.  Nous  y  avons  placé  aussi  en 
quelques  exemplaires  V  Évangile  de  Weber  et  Y  Essen- 
tiel de  la  Religion  Catholique  de  l'abbé  Goqueret.  Ce 
sont  des  volumes  «  conséquents  »,  on  ne  les  emporte 
pas,  mais  on  les  lit  avec  attention  et  leurs  pages 
portent  les  traces  bien  visibles  des  doigts  qui  les  ont 
feuilletées. 

J'ai  vu  des  hommes  agenouillés  devant  l'autel  de  la 
Vierge  et  priant  les  bras  en  croix.  Souvent  le  soir,  vers 
8  h.  30,  j'entends  sonner  de  lourds  sabots.  C'est  un 
territorial,  ancien  pèlerin  de  Lourdes,  qui  vient  réciter 
son  chapelet  et  dire  sa  prière  du  soir.  Il  prie  mieux, 
m'a-t-il  confié,  quand  il  est  seul  avec  son  petit  morceau 
de  bougie  qui  brûle  devant  lui  sur  un  banc. 

Un  jour  je  vis  deux  soldats  agenouillés  côte  à  côte  et 
causant  à  voix  basse.  Le  sourire  dont  je  les  saluai  en 
passant  leur  parut  sans  doute  quelque  peu  ironique, 
car  l'un  d'eux  se  défendit  aussitôt  : 

—  Monsieur  Taumônier,  c'est  pour  se  confesser. 
Le  camarade,  il  n'est  pas  bien  malin  pour  l'examen  de 
conscience,  alors  je  lui  fais  voir. 

—  Ah  !  et  comment  t'y  prends-tu  ? 

—  Voici;  je  lui  dis  :  tu  diras  j'ai  fait  cela,  et  puis 
cela,  et  puis  cela.  D'ailleurs  tu  n'as  pas  besoin  de  te 
«  biler  »  ;  ils  savent  tout  ce  qu'on  peut  faire. 

Une  des  dévotions  de  nos  soldats,  c'est  de  faire 
brûler  des  cierges  «  à  la  bonne  mère  »  et  aux  bons 
saints.  Ils  aiment  à  penser  que  la  cire  qui  se  consume 
en  leur  absence,   devant  les  images  saintes,  les  rem- 


158  LA   RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE 

place  el  attire  sur  eux  les  bénédictions  du  ciel.  Il  n'est 
pas  rare  de  voir  un  troupier  portant  sous  le  bras  un 
paquet  de  bougies,  et  en  allumant  une  à  chaque  autel, 
à  chaque  statue.  Plusieurs  tiennent  à  contribuer  au 
luminaire  de  l'église. 

«  Monsieur  Taumônier,  vous  nous  faites  de  jolies 
cérémonies,  il  faut  bien  vous  aider.  On  vous  apporte 
pour  éclairer.  »  Beaucoup  déposent  discrètement  une 
offrande  dans  les  troncs. 

On  ne  prie  pas  seulement  à  l'église.  On  prie  dans  les 
tranchées. 

Voici  un  jeune  sergent  d'alpins,  l'abbé  B...,  sémina- 
riste de  H...  : 

—  Monsieur  l'aumônier,  écoutez  une  histoire  qui 
vous  fera  plaisir.  Nous  revenons  de  passer  nos  quatre 
jours  aux  tranchées.  Eh  bien  !  le  premier  soir  mes 
hommes  m'ont  dit  :  «  Ecoutez,  vous  qui  êtes  curé  ou  à 
peu  près,  vous  devriez  nous  faire  la  prière.  »  Vous 
pensez  bien  que  j'ai  accepté  avec  joie.  Aussi  chaque 
soir,  j'ai  fait  la  prière  à  haute  voix  et  tous  ont  répondu 
gravement.  Ah  !  vous  aviez  raison  de  dire,  dans  votre 
sermon  de  l'autre  jour,  quç  le  canon  est  un  prédica- 
teur qui  convertit  beaucoup  d'indifférents.  Il  y  a  bien 
des  sceptiques  de  garnison  qui  deviennent  croyants  au 
feu. 

Le  brave  territorial  D.,  un  Ardéchois,  qui  vient  sou- 
vent causer  avec  moi  est  du  même  avis. 

—  Monsieur  l'aumônier,  quand  ils  entendent  tom- 
ber les  marmites,  ils  me  crient  :  «  Eh  !  vieux,  dis-nous 
l'acte  de  contrition!  »  Je  leur  réponds  :  «  Mes  amis, 
je  veux  bien  vous  le  dire,  mais  à  la  condition  que  vous 
ne  rigolerez  pas  quand  le  danger  sera  passé.  » 

Je  rencontre  un  jeune  officier  au  galon  tout  neuf. 


Là  religion  dans  l^armèe  française  159 

«  Monsieur  raumônier,  me  reconnaissez-vous? 
G'estmoiqui,  à  B...,  vous  ai  demandé  un  chapelet.  Je 
n'étais  alors  que  sergent.  Mais  j'ai  été  nommé  bien  vite 
adjudant  et  me  voilà  promu  sous-lieutenant  aujourd'hui. 
Ma  section  de  mitrailleuses  est  composée  de  braves  gens. 
Déjà  nous  avions  fait  dire  une  messe  en  quêtant  parmi 
les  mitrailleurs  et  nous  avions  réunis  4  fr.  80.  Aujour- 
d'hui, nous  revenons  des  tranchées  et  nous  avons  été  si 
bien  protégés  que  j'ai  fait  voter  une  seconde  messe. 
Pourriez-vous  venir  nous  la  dire  un  de  ces  jours?  » 

Voler  une  messe,  c'est  l'expression  courante.  Et  si 
nous  refusons  les  honoraires,  on  se  fâche: 

«  Monsieur  l'aumônier,  on  a  voté  une  messe  et  on 
a  fait  la  quêtepour.  Ainsi  vous  ne  pouvez  pas  refuser.  » 

L'un  demande  une  messe  pour  sa  mère  défunte  ;  un 
autre  en  action  de  grâces  pour  sa  tranchée,  ou  sa  bat- 
terie préservées.  Celui-ci  veut  deux  messes  :  «  Une 
pour  le  Bon  Dieu,  l'autre  pour  la  bonne  Vierge,  »  Voici 
deux  amis  qui  se  cotisent  et  réunissent  leurs  intentions: 
la  messe  sera  pour  eux  deux.  Souvent  la  section  et 
même  la  compagnie  assistent  à  la  messe  qu'un  petit 
groupe  a  demandée  pour  le  camarade  mort  de  la  tran- 
chée. En  général  celui  qui  demande  une  messe  vient  l'en- 
tendre et  y  communie. 

Aux  tranchées  on  lit  les  prières  de  la  messe  quand 
on  s'y  trouve  un  dimanche.  En  tout  temps  on  y  récite 
le  chapelet  gravement,  pieusement.  Écoutez  ce  char- 
mant scrupule  d'un  «  poilu  »  : 

«  Monsieur  l'aumônier,  des  fois,  à  la  tranchée,  je 
dis  mon  chapelet  en  même  temps  que  je  fume  ma  pipe, 
mais  ce  n'est  pas  bien  convenable,  n'est-ce  pas?  » 

Je  me  rappelle  cette  boutade  de  Louis  Veuillot  qui 
récitait  son  rosaire  dans  un  wagon  que  son  voisin,  sous- 


160  LA  RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE 

officier  peu  clérical,  en  fumant  comme  une  locomotive, 
transformait  en  tabagie  :  «  Sergent,  le  chapelet  ne  vous 
incommode  pas?»  Aujourd'hui  le  chapelet  et  la  pipe 
font  bon  ménage.  Les«  poilus  »  égrènent  leurs  «  Ave  » 
aussi  dévotement  que  les  humbles  femmes  de  chez 
nous.  J'ai  donc  rassuré  mon  brave  fumeur  et  je  l'ai 
encouragé  à  continuer. 

* 
*    * 

On  a  souvent  dit  que  nos  soldats  se  confessent  et 
communient.  Je  veux  signaler  que  beaucoup  se  confes- 
sent très  bien,  parmi  les  jeunes  surtout.  C'est  le  fruit 
des  efforts  admirables  de  notre  clergé  :  patronages, 
cercles  d'études,  retraites  fermées  nous  ont  déjà  donné 
une  jeunesse  instruite  de  sa  foi. 

Sur  les  champs  de  bataille,  aux  postes  de  secours, 
aux  ambulances,  la  mort  qu'on  vient  de  frôler  donne 
aux  convictions  religieuses  une  flamme  plus  vive  et 
faciUte  encore  la  réception  des  sacrements.  Mais  au 
cantonnement  aussi  la  pratique  est  fréquente. 

Notre  clientèle  pourrait  se  diviser  en  deux  catégo- 
ries :  les  convertis  et  les  dévots. 

Les  convertis  ne  s'étaient  pas  confessés  depuis  leur 
mariage  ou  leur  première  communion.  Ce  n'était  pas 
d'ordinaire  impiété,  mais  plutôt  la  négligence  condui- 
sant à  l'indifférentisme. 

«  Monsieur  l'abbé,  j'ai  été  blessé  et  j'ai  été  à  la 
maison.  J'ai  revu  ma  fiancée.  Je  lui  ai  promis  de  me 
confesser  en  revenant.  Voulez-vous  demain  matin?» 

C'est  un  lieutenant  d'artillerie  qui  parle  ainsi. 

Voici  un  sergent  qui  revient  des  tranchées.  Dans  une 
attaque  où  il  se  trouvait  il  a  fait  vœu  de  se  confesser 
au  plus  tôt.  Il  tiendra  dès  ce  soir  sa  promesse. 


LA   RELIGION   DANS   L' ARMÉE  FRANÇAISE  161 

—  «  C'est  ma  femme  qui  sera  contente!  La  pauvre 
petite!  elle  voulait  tant  me  convertir!  Je  lui  écrirai 
demain  que  c'est  fait!  » 

Souvent,  à  la  sortie  d'un  de  nos  offices,  nous 
sommes  abordés  : 

—  «  Monsieur  l'aumônier,  il  y  a  ma  sœur  qui  est 
institutrice  libre.  Elle  m'a  écrit  de  me  confesser.  Je 
viendrai  demain  matin  avant  votre  messe.  » 

—  «  Monsieur  l'aumônier,  j'ai  pensé  à  ce  que  vous 
avez  dit  dans  votre  sermon.  Ça  m'a  fait  quelque 
chose.  » 

Un  soir  d'hiver  je  revenais  de  R...,  où  nous  avions 
eu  pour  les  alpins  une  belle  cérémonie  suivie  de  nom- 
breuses confessions.  Je  marchais  d'un  bon  pas  pour 
rejoindre  mon  cantonnement  à  D Soudain  à  l'en- 
trée du  village,  une  voix  retentit. 

—  «  Halte-là  !  Qui- vive?  » 

—  «  France  !  aumônier  militaire  !  » 

—  «  Avance  au  ralliement.  » 

J'allume  ma  lanterne  électrique,  je  m'approche,  je 
donne  «  le  mot  »  et  je  veux  continuer  ma  route.  Mais 
le  factionnaire  ne  l'entend  pas  ainsi.  Émergeant  d'une 
barricade  faite  de  charrettes  et  de  troncs  d'arbres,  il 
s'informe  de  l'heure  de  ma  messe  :  il  viendra  le  len- 
demain matin  se  confesser  et  communier. 

Parfois  la  sentinelle  est  plus  pressée  et  veut  se  con- 
fesser séance  tenante.  Plus  d'une  fois  j'ai  donné  Tabso- 
lution  à  un  brave  garçon  qui  joignait  les  mains  sur 
son  Lebel  pour  réciter  son  acte  de  contrition. 

Les  dévots  de  notre  clientèle  sont  ceux  qui  s'étaient 
confessés  avant  de  quitter  leur  garnison,  ou  leur  foyer. 
Ils  se  sont  approchés  des  sacrements  à  la  Toussaint  et 
à  Noël,  plus  souvent  encore,  mais  les  convertis  devien- 

11  —  Fr. 


162  LA   RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE 

nent  peu  à  peu  dévots  ;  si  bien  que  nos  deux  catégories 
se  confondent.  Et  nous  avons  beaucoup  d'hommes  qui 
se  confessent  chaque  fois  qu'ils  vont  quitter  le  canton- 
nement pour  la  tranchée.  On  entend  souvent  cette  for- 
mule :  «  Mon  père,  je  ne  me  suis  pas  confessé  depuis 
la  dernière  relève.  » 

Comment  nous  décidons  les  indifférents  à  pratiquer 
et  les  convertis  à  se  confesser  souvent?  Par  de  fré- 
quentes exhortations  dans  nos  cérémonies,  par  des 
conversations  particulières,  par  le  bon  exemple  et 
l'apostolat  des  camarades  chrétiens. 

—  «  Monsieur  l'aumônier,  je  vous  en  amène  deux.  » 
C'est  souvent  que  retentit  ce  cri  de  victoire  dans  la 
petite  sacristie . 

Il  paraît  que  j'ai  été  bien  inspiré  en  disant  un  jour, 
dans  mon  «  fervorino  »>,  qu'on  peut  fort  bien  se  con- 
fesser, même  sans  savoir  réciter  par  cœur  le  «  Confi- 
teor  ».  Le  prêtre  n'est-il  pas  là  pour  aider  aux  péni- 
tents? Du  coup  plusieurs  indécis  sont  venus  me  trouver 
et  m'ont  avoué  que  l'ignorance  des  prières  les  arrêtait. 

—  «  Vous  comprenez,  monsieur  l'aumônier,  on  les  a 
un  peu  oubliées  depuis  le  temps  et  on  ne  voudrait  pas 
tout  de  même  avoir  l'air  d'un  bleu  devant  vous!  Mais 
puisque  vous  donnerez  un  coup  de  main...  » 

Rien  de  plus  édifiant  que  de  voir  communier  nos 
hommes  :  une  vingtaine  chaque  matin.  Ils  lisent  atten- 
tivement leurs  prières  préparatoires;  ils  font  pieuse- 
ment leur  action  de  grâces.  L'autre  jour  un  adjudant 
s'était  confessé,  c'était  un  converti.  A  la  «  popote  »  des 
sous-officiers,  il  demanda  à  ses  camarades  de  ne  pas  lui 
parler,  de  le  laisser  se  recueillir,  parce  qu'il  devait 
communier  le  lendemain. 

Me  permettra-t-on  de  citer  cette   lettre  émouvante 


I 


LA   RELIGION  DANS   L' ARMÉE  FRANÇAISE  163 

adressée  à  l'un  de  ses  confrères  par  un  jeune  prêtre 
dans  les  tranchées  : 

22  décembre  1914. 

. .  .Pendant  ces  trois  jours  qui  vont  précéder  cette  fête 
de  Noël,  je  vais  avoir  à  entendre  au  moins  mille  confes- 
sions. Le  jour  de  Noël,  N.  S.  ira  prendre  possession  de 
mille  cœurs  d'hommes  généreux  et  bons.  Je  ne  serai 
cependant  pas  complètement  heureux,  car  il  restera  bien 
250  à  300  hommes  qui  demeureront  loin  de  Dieu,  qu'ils  ne 
veulent  pas  reconnaître. 

Notre  fête  de  l'Immaculée  Conception  a  été  magnifique. 
Je  suis  allé  dans  toutes  les  tranchées  porter  le  bon  Dieu 
aux  hommes.  Quel  bonheur  pour  moi  de  pouvoir  y  re- 
tourner dans  trois  jours  !  La  conduite  des  officiers  en  cette 
circonstance  fut  on  ne  peut  mieux.  Dans  chaque  compa- 
gnie, j'étais  précédé  et  conduit  par  le  capitaine,  qui  s'était 
fait  le  hérault  de  Dieu.  Il  criait,  en  effet,  en  passant  devant 
les  tranchées  :  «  Voici  le  Saint-Sacrement  qui  passe,  que 
ceux  qui  veulent  le  recevoir  se  présentent  à  lui.  »  —  Pour 
N.  S.  ce  n'était  pas  la  Fête-Dieu;  c'était  mieux.  Il  n'y 
avait  point  de  rues  couvertes  de  fleurs  ;  ce  n'était  que  des 
tranchées  étroites,  profond*»s,  remplies  de  boue  et  d'eau  ; 
mais,  le  long  de  ces  tranchées,  ce  n'était  plus  les  hommes 
curieux  de  la  Fête-Dieu,  c'était  les  hommes  purs  et  avides 
de  ce  Pain  des  Anges  qui  fait  les  forts,  les  courageux,  les 
vainqueurs.  —  A  la  tête  de  sa  compagnie,  chaque  capi- 
taine communiait  et  donnait  ainsi  à  ses  hommes  l'exemple. 

Des  conversions,  elles  sont  nombreuses,  toutes  les  se- 
maines il  s'en  fait.  La  rénovation  morale  de  la  France 
s'accentue  de  plus  en  plus.  Les  hommes  sentent  bien  qu'ils 
ne  sont  pas  des  êtres  ordinaires.  La  grandeur  de  la  cause, 
ce  qu'ils  s'imposent  pour  le  triomphe  de  cette  cause,  tout  cela 
les  remue  profondément.  Vraiment  il  faut  bien  qu'il  y  ait 
quelque  chose  de  plus  grand  que  ce  à  quoi  ils  avaient 
occupé  leur  vie  jusqu'ici.  Le  monde  invisible  leur  était 


164  LA  RELIGION  DANS   L' ARMÉE  FRANÇAISE 

totalement  inconnu.  Ils  ont  pris  contact  avec  ce  monde 
invisible  en  servant  la  France.  Jusque-là,  l'idée  de  Patrie 
n'éveillait  point  en  eux  les  sentiments  qu'on  espérait.  Mais 
ils  ont  été  à  l'école  du  sacrifice  et  ils  ont  appris.  C'est  là 
qu'on  peut  toucher  du  doigt  toute  la  supériorité  de  l'ensei- 
gnement pratique  sur  l'enseignement  théorique.  .  . 

Nous  allons  avoir  une  messe  de  minuit.  J'ai  aménagé 
une  cave  à  cet  effet.  Y  assisteront  le  colonel,  le  comman- 
dant, les  capitaines  et  quatre  hommes  par  compagnie. 
Les  brancardiers,  presque  tous  anciens  musiciens  à  l'active, 
formeront  la  maîtrise. . .  (1) 


Les  Pâques  des  soldats. 

Dans  le  diocèse  où  nous  sommes  cantonnés,  le 
«  temps  pascal  militaire  »  s'est  ouvert  le  mercredi  des 
Gendres  et  durera  jusqu'à  la  Pentecôte.  Nous  n'avons 
pas  encore  parlé  du  terme,  mais  dès  le  commencement 
du  carême  nous  appelions  instamment  nos  chers  sol- 
dats à  la  confession  et  à  la  communion.  Il  était  convenu 
que  cet  appel  retentirait  chaque  jour,  comme  une  obses- 
sion pieuse,  dans  les  deux  églises  où  se  font  nos 
offices  quotidiens  et  où  nous  atteignons  de  1.000  à 
1.200  hommes. 

Nous  insistions  surtout  pour  que  nos  chers  soldats  ne 
remettent  pas  à  demain  ce  qu'ils  peuvent  faire  aujour- 
d'hui. «  Où  serons-nous  demain?  Peut-être  dans  les 
bois;  peut-être  dans  un  village  sans  église,  loin  de  nos 
prêtres...  Hàtons-nous  de  remplir  notre  devoir  de  bons 


(1)  Lettre  communiquée  par  Ms--  Baudrillart. 


LA  RELIGION  DANS   L' ARMÉE  FRANÇAISE  165 

chrétiens...  Une  communion  fervente  est  la  meilleure 
prière  pour  nos  morts,  pour  la  famille  absente,  pour  la 
France...  » 

Gomment  notre  invitation  fut  accueillie,  le  travail 
apostolique  de  ce  carême  en  témoigne.  En  temps  ordi- 
naire, nous  avions  toujours  quelques  confessions  le 
matin  de  5  à  7,  pendant  les  messes  et  le  soir  à  l'issue 
de  l'office.  Depuis  l'ouverture  des  Pâques,  les  confes- 
sions et  les  communions  montèrent  à  70  ou  80  par  jour. 
Dans  certaines  églises,  nous  appelions  à  la  rescousse  les 
prêtres-infirmiers  et  brancardiers.  Nous  nous  mettions 
cinq  à  la  fois  à  la  disposition  des  pénitents  qui  s'ache- 
minaient en  longues  liles  recueillies  et  militairement 
ordonnées  vers  nos  prie-Dieu. 

Une  de  nos  préoccupations  a  été  de  nous  pourvoir 
d'hosties  en  quantité  suffisante.  Il  nous  a  fallu  faire 
appel  à  tous  nos  centres  de  ravitaillement. 

Inutile  de  dire  que  beaucoup  de  ces  confessions  sont 
des  retours  —  retours  de  bien  loin  :  du  mariage  pour 
certains  territoriaux  ;  de  la  seconde  ou  troisième  com- 
munion pour  l'active. 

Presque  toujours  une  femme  ou  une  mère  chré- 
tiennes avaient  préparé  les  voies  et  ouvert  à  l'aumô- 
nier le  chemin  du  cœur. 

Nous  voyons  souvent  arriver  nos  «  poilus  »  avec  un 
papier  sur  lequel  ils  ont  écrit,  laborieusement  et  d'un 
crayon  appliqué,  leur  examen  de  conscience.  Ils  le 
lisent  lentement,  comme  des  écoliers  consciencieux. 

Beaucoup  tiennent  à  faire  une  confession  générale  de 
toute  leur  vie.  Ils  craignent  de  s'être  insuffisamriient 
accusés.  Plusieurs  ont  des  larmes  dans  les  yeux  et 
parlent  d'une  grosse  voix  émue  qui  a  des  sonorités 
touchantes. 


166  LA  RELIGION  DANS  L  ARMEE  FRANÇAISE 

Malgré  tous  nos  efforts  pour  faire  «  anticiper  »,  nous 
prévoyons  bien  que  la  grande  masse  des  «  paschali- 
sants  »  voudra  attendre  le  jour  de  Pâques.  Aussi 
allons-nous  mobiliser  pour  le  samedi  saint  tous  nos  ren- 
forts sacerdotaux. 

Pâques  est  la  grande  fête  dont  on  parle  depuis  long- 
temps. On  la  prépare  un  peu  partout.  Ceux  qui  seront 
aux  tranchées  se  désolent  de  manquer  les  offices  de  ce 
beau  jour.  Les  camps  demandent  des  messes  en  plein 
air.  Dans  les  cantonnements  on  veut  faire  mieux 
encore. 

Tandis  que  je  trace  ces  lignes  dans  la  petite  sacristie 
d'une  église  lorraine,  j'entends  retentir  à  la  tribune  un 
triomphal  Gloria.  C'est  un  groupe  d'artilleurs  qui  a 
spontanément  décidé  de  préparer  pour  le  jour  de  Pâques 
une  messe  à  deux  voix  de  Gounod.  Un  médecin-major 
tient  l'harmonium  et  je  vous  assure  que  les  répétitions 
marchent  fort  bien. 


//.  —  L  aumônier  militaire  et  les  blessés. 


Ce  matin-là,  je  dis  la  messe,  à  trois  heures  du  matin, 
dans  la  petite  église  de  V...  Elle  me  fut  servie  par  un 
lieutenant  de  chasseurs  alpins,  qui  célébra  après  moi  et 
partit  avec  son  bataillon  pour  la  ligne  de  feu.  Nos  voi- 
tures d'ambulance  se  mirent  en  marche  à  cinq  heures. 
Nous  avions  de  nombreux  blessés  à  relever,  qui  étaient 
signalés  par  les-  régiments  à  notre  division.  Après  avoir 


LA  RELIGION   DANS   L' ARMÉE  FRANÇAISE  167 

franchi  quelques  villages  à  demi  ruinés  par  la  canon- 
nade des  jours  précédents,  nous  entrâmes  dans  le 
champ  de  bataille  proprement  dit.  Il  était  jalonné  par 
de  nombreux  cadavres  de  chevaux,  par  les  trous  que 
les  obus  creusent  en  terre  quand  ils  éclatent,  et  aussi, 
hélas!  par  des  morts  qu'on  n'avait  pas  eu  encore  le 
temps  d'inhumer.  Dans  la  luzerne  ou  dans  l'avoine,  le 
pantalon  rouge  mettait  une  note  éclatante  comme  un 
coquelicot.  Je  m'approchais  de  ces  nobles  enfants  de 
France,  tombés  dans  le  même  sens,  face  à  l'ennemi, 
et  je  récitais  une  prière.  C'est  ainsi  que  je  saluai  un 
adjudant  et  plusieurs  soldats.  Un  peu  plus  loin,  nous 
rencontrions  avec  joie  dix-huit  canons  abandonnés  par 
l'ennemi  dans  une  retraite  si  précipitée  que  les  pièces 
étaient  encore  intactes.  Tout  auprès,  on  nous  deman- 
dait de  «  charger  »  quelques  blessés  allemands  demeu- 
rés prisonniers  entre  les  mains  de  nos  artilleurs. 

Nos  voitures  continuent  donc  leurs  routes,  mais  les 
canons  allemands  tournent  et  nous  risquons  d'être  un 
peu  €  arrosés  ».  Alors  nos  chevaux  prennent  une  allure 
un  peu  plus  rapide  pour  franchir  la  zone  dangereuse  et 
nous  arrivons  à  une  briqueterie  où  se  trouve  notre 
premier  «  îlot  »  de  blessée.  Le  bombardement  a  été 
intenjse  sur  ce  point;  la  maison  est  à  demi  ruinée.  Je 
vois  les  cadavres  de  plusieurs  Allemands  et  celui  d'un 
paysan,  qu'ils  avaient  probablement  fusillé.  Nos  blessés 
sont  dans  la  cave.  Nous  les  en  sortons  avec  peine.  Il  y 
a  trois  Allemands  et  quatre  Français,  parmi  lesquels  un 
charmant  petit  sergent  d'infanterie,  ancien  élève  des 
Maristes  de  la  Seyne.  Atteint  au  pied,  il  fut  deux  jours 
prisonnier  de  l'ennemi,  sommairement  pansé  par  lui, 
puis  abandonné  quand  nos  troupes  avancèrent.  Plein 
d'un  joyeux  entrain,  il  soutint  le  moral  de  ses  compa- 


168 


LA   RELIGION  DANS   L' ARMEE  FRANÇAISE 


gnons  pendant  les  longues  heures  d'attente  dans  le  peu 
confortable  réduit  qui  les  abritait. 

Les  voitures  sont  chargées  à  l'abri  des  murs  qui 
restent  encore  debout.  Le  convoi  repart  en  espaçant, 
par  prudence,  ses  voitures  et  nous  sommes  bientôt  hors 
de  portée  des  obus. 

Le  second  îlot  est  dans  un  repli  de  terrain.  Il  y  a 
aussi  des  blessés  allemands  et  français.  Un  sergent- 
major  d'alpins  demande  à  se  confesser  tout  de  suite.  Il 
est  gravement  blessé  au  pied  depuis  trois  jours  et,  pri- 
sonnier, il  a  dû  rester  sous  la  pluie  jusqu'à  l'arrivée  de 
nos  troupes.  L'amputation  se  fera  dans  de  mauvaises 
conditions.  Il  le  sait  et  fait  courageusement  le  sacrifice 
de  sa  vie.  Je  confesse  deux  autres  chasseurs.  Les  Alle- 
mands me  disent  qu'ils  appartiennent  à  l'Église  évan- 
géhque.  Tandis  que  nous  plaçons  les  blessés  sur  les 
brancards,  le  général  de  division  passe  avec  son  état- 
major.  Il  salue  les  braves  qui  ont  versé  leur  sang  pour 
la  France.  Le  sergent-major  alpin  attire  son  attention 
et  une  émouvante  conversation  s'engage  : 

«  Allons,  mon  garçon,  tu  seras  bientôt  guéri! 

—  Non,  mon  général,  je  ne  pourrai  plus  servir,  mais 
vive  la  France!  » 

Troisième  îlot  dans  le  village  de  V...,  un  charmant 
petit  village  lorrain  qu'on  a  pris,  perdu  et  repris.  Le 
canon,  l'incendie,  la  fusillade  ont  tout  ruiné.  Pas  une 
maison  intacte.  La  grande  rue  me  rappelle  Pompéi  et 
je  vois  dans  une  maison  des  cadavres  affreusement  cal- 
cinés. Le  feu  a  joint  ses  ravages  à  ceux  du  fer.  On 
distingue  à  peine  une  tête,  des  bras,  des  jambes.  Le 
lieutenant-colonel  du  ...^  d'infanterie,  qui  m'accom- 
pagne, me  demande  de  le  confesser  et  je  l'absous  au 
milieu  de   ces  ruines   tragiques  où  beaucoup  de  ses 


LA  RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE  169 

soldats  ont  trouvé  une  mort  glorieuse.  Il  fallait  à  teut 
prix  reprendre  le  village.  On  l'a  repris,  mais  que  de 
vies  il  a  coûtées  î 

Avant  de  partir,  je  bénis  la  tombe  du  capitaine  M... 
qu'on  vient  d'inhumer.  Je  bénis  aussi  plusieurs  fosses 
que  la  prévôté  fait  creuser  pour  recevoir  les  morts 
qu'on  a  relevés  dans  les  environs,  pauvres  tombes 
anonymes  où  ils  seront  perdus  comme  les  marins 
enfouis  dans  l'Océan,  mais  qui  auront  du  moins  reçu 
la  bénédiction  de  l'Église. 

Non  loin  du  village  ruiné,  nous  visitons  en  passant 
les  tranchées  allemandes.  Elles  sont  profondes  et  habi- 
lement conslruites.  Mais  nous  y  constatons  les  effets 
redoutables  de  notre  artillerie.  Les  Allemands  y  sont 
couchés  par  files  et  affreusement  mutilés.  Leur  effroi 
dut  être  grand  et  la  fuite  des  survivants  s'est  sans 
doute  précipitée,  car  nous  voyons  des  armes  et  des  mu- 
nitions en  grand  nombre  abandonnées  par  les  fuyards. 

Encore  des  cadavres.  L'un  d'eux  a  une  expression 
sublime  de  paix  et  de  résignation  dans  la  mort.  Un 
autre  tient  entre  ses  mains  la  photographie  d'un  petit 
enfant,  son  fils  sans  doute,  qu'il  a  voulu  revoir  en  mou- 
rant. Mais  le  plus  souvent  les  morts  ont  le  visage 
noirci  et  méconnaissable. 

Dernière  halte.  Nous  recueillons  encore  quelques 
blessés  allemands.  L'un  d'eux  est  moribond.  Je  l'absous 
conditionnellement,  ignorant  s'il  est  protestant  ou  ca- 
tholique. 

Hélas!  voici  la  pluie  qui  tombe,  la  pluie  tant  redoutée 
du  soldat.  Les  voitures  sont  occupées  par  les  blessés. 
Nous  marchons  dans  la  boue,  sous  l'ondée  qui  devient 
bientôt  torrentielle.  Passe  l'automobile  du  général  de 
division  qui  m'offre  aimablement  une  place.  Je  refuse, 


170  LA  RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE 

bien  entendu,  car  il  ne  faut  pas  que  Taumônier  redoute 
Teau  plus  que  le  feu.  Il  est  six  heures  quand  nous  arri- 
vons au  cantonnement  pour  prendre  notre  déjeuner. 
Ce  sera  le  seul  repas  d'aujourd'hui.  On  se  bouchonne 
vigoureusement,  on  avale  une  bonne  soupe  chaude  et 
on  va  dormir  dans  la  paille,  la  conscience  tranquille, 
après  cette  journée  bien  remplie  pour  le  bon  Dieu  et 
pour  la  France. 


* 


Nous  avions  des  blessés  à  relever  au  village  d'A..., 
où  sont  nos  extrêmes  avant-postes.  Deux  expéditions 
fructueuses,  mais  fatigantes,  ont  été  dirigées  vers  ce 
point.  La  première  fut  une  marche  de  nuit.  Il  eût  été 
téméraire  de  faire  passer  en  plein  jour  notre  convoi 
sur  une  route  soigneusement  repérée  par  l'artillerie 
allemande  et  copieusement  arrosée  d'obus.  Nous  atten- 
dîmes la  tombée  de  la  nuit  et  nos  voitures  s'avancèrent 
lentement,  sans  lanternes,  vers  le  village  d'A...  On 
avait  recommandé  aux  brancardiers  de  ne  pas  fumer 
et  de  ne  pas  causer,  afm  d'éviter  toute  lueur,  tout  bruit 
qui  aurait  pu  attirer  l'attention  de  l'ennemi.  Le  convoi- 
fantôme  avança  en  bon  ordre  ses  voitures,  chargea  ses 
blessés  et  revint  à  l'ambulance  vers  deux  heures  du  matin . 

La  marche  de  jour  fut  également  réussie,  mais  plus 
fatigante.  Un  îlot  de  blessés  avait  été  signalé  dans  les 
dernières  maisons  du  village;  quelques-uns  étaient 
grièvement  atteints  et  ne  pouvaient  attendre.  Il  fallait 
marcher  sans  retard  à  leur  secours,  malgré  le  danger. 
On  partit  à  midi  par  le  bois.  Les  chemins,  détrempés 
par  la  pluie  des  jours  précédents,  étaient  chargés  d'une 
boue  épaisse  et  grasse  dans  laquelle  piétons  et  chevaux 


LA   RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE  171 

se  débattaient  péniblement.  Il  fallut  ainsi  peiner  durant 
6  kilomètres.  A  l'orée  du  taillis,  1.500  mètres  nous 
séparaient  encore  du  village.  Les  aumôniers,  les  majors, 
les  porteurs  de  brancards,  les  muletiers  franchirent 
rapidement  la  crête  dangereuse  sans  essuyer  la  moindre 
fusillade.  Les  blessés  assis  furent  chargés  sur  les  caco- 
lets;  ceux  qui  devaient  être  étendus  se  virent  placer 
sur  les  brancards  que  des  équipes  de  quatre  hommes 
enlevèrent  sur  l'épaule  et  transportèrent  jusqu'aux  voi- 
tures. Il  fallut  reprendre  ensuite  la  route  boueuse  où 
chevaux  et  mulets  s'arrêtaient  épuisés.  Toute  la  nuit, 
le  va-et-vient  continua,  et  au  matin  nos  chers  blessés 
étaient  réunis  à  Tambulance  de  B...,  attendant  les 
grandes  automobiles  qui  les  évacuent  sur  la  ville  pro- 
chaine, à  15  kilomètres. 

Quand  on  écrira  l'histoire  de  ce  douloureux  mois,  il 
faudra  rendre  hommage  à  tous  les  dévouements,  même 
aux  plus  humbles  et  aux  plus  cachés.  Le  rôle  des  infir- 
miers, des  brancardiers  et  de  leurs  auxihaires,  moins 
brillant  que  celui  des  troupes  combattantes,  ne  mérite 
pas  moins  l'estime  et  la  reconnaissance  de  la  patrie. 

Il  faudra  décrire  aussi  les  scènes  touchantes  que 
provoque  l'arrivée  de  l'aumônier  dans  la  grange  où 
gisent  les  blessés,  que  ce  soit  pendant  la  nuit,  aux 
lueurs  indécises  d'une  lanterne,  ou  sous  le  soleil  aveu- 
glant de  septembre,  dans  les  rayons  duquel  dansent  les 
mouches  toujours  innombrables  autour  des  plaies;  il 
est  l'ange  consolateur,  l'ami  de  tous,  le  très  bienvenu. 

—  Salut,  mes  amis  1  Ah  !  les  braves  petits  soldats  qui 
ont  versé  leur  sang  pour  la  France  !  Soyez  fiers  et 
heureux.  On  vient  vous  sauver.  Nous  allons  vous  trans- 
porter où  vous  serez  si  bien  soignés!  Où  es-tu  touché, 
mon  petit? 


172  LA  RELIGION  DANS  l' ARMÉE  FRANÇAISE 

—  Monsieur  l'aumônier,  c'est  dans  les  jambes.  Et 
puis  il  y  en  a  une  autre  qui  m'a  traversé  le  bras 
gauche. 

—  Ce  n'est  rien!  Ces  blessures-là  sont  vite  guéries. 
Tu  pourras  bientôt  revenir  te  battre  et  nous  entrerons 
ensemble  à  Berlin.  Et  toi,  mon  vieux? 

—  Monsieur  l'aumônier,  c'est  dans  le  ventre,  un 
éclat  d'obus.  Oh  !  je  souffre  ! 

—  Bah!  on  te  guérira  tout  de  même.  Mais  il  ne  faut 
rien  manger  ni  boire  avant  qu'on  t'ait  pansé  à  l'ambu- 
lance. Offre  tes  souffrances  au  bon  Dieu  pour  la  France. 
Avais-tu  pu  te  confesser  avant  la  guerre? 

Suivent  les  plus  touchantes,  les  plus  émouvantes 
confidences. 

—  Ah  !  monsieur  l'aumônier,  vous  êtes  bon  de  venir 
nous  chercher  !  C'est  bien  courageux  de  vous  exposer 
au  danger  sans  y  être  obligé...  Voyez  ma  médaille, 
c'est  elle  qui  m'a  protégé...  Voyez  la  photographie  de 
mon  petit  garçon.  Croyez-vous  que  je  le  reverrai?  Oui, 
je  m'étais  confessé  avant  de  partir  et  je  dis  ma  prière 
tous  les  matins. 

Tous  ces  chers  blessés  acceptent  volontiers  de  se 
confesser  et  reçoivent  l'absolution  dans  des  dispositions 
excellentes.  Sans  doute  le  ministère  sacerdotal  à  l'am- 
bulance est  fécond  et  consolant,  mais  combien  plus 
fructueux  celui  que  j'appellerai  le  «  ministère  des 
granges  »  !  Comme  le  pauvre  soldat  se  sent  rapproché 
de  Dieu,  comme  lui  reviennent  en  foule  les  souvenirs 
de  son  enfance  chrétienne,  dans  ces  moments  qui  sui- 
vent le  combat,  où  il  souffre  dans  sa  chair  ensanglan- 
tée, où  il  entend  les  gémissements  de  ses  camarades, 
où  parfois  son  voisin  n'achève  pas  la  plainte  commencée 
parce  que  la  mort  est  venue  le  raidir. 


LA   RELIGION  DANS   L'ARMÉE  FRANÇAISE  173 

L'aumônier  circule  parmi  les  pauvres  corps  doulou- 
reux. Il  s'agenouille  auprès  de  chacun,  écarte  la  paille 
pour  voir  et  signaler  tout  à  l'heure  aux  brancardiers 
les  blessures  reçues  ;  il  encourage,  reçoit  les  aveux,  fait 
descendre  le  divin  pardon. 

Oh  !  ces  granges  des  villages-frontières,  que  de 
grandes  et  saintes  choses  leurs  vieux  murs  ont  con- 
templées ! 


*    * 


Au  «  poste  de  secours  »,  le  rôle  de  l'aumônier  est  à 
peu  près  identique.  Il  console,  il  réconforte,  il  absout. 
Il  distribue  aussi  pastilles,  eau  de  méhsse,  cigarettes. 
Des  amis  prévoyants  nous  ont  envoyé  quelques  flacons 
d'eau  de  Cologne  (ou  plutôt  de  Louvain).  J'en  ai  tou- 
jours en  poche  et  j'en  verse  quelques  gouttes  sur  les 
moustaches  des  blessés.  C'est  une  joie  pour  eux  de 
«  sentir  bon  »  pendant  quelques  minutes.  L'acre  odeur 
du  sang  est  si  pénétrante!  Elle  s'imprègne  dans  les 
vêtements,  elle  imbibe  la  paille. 

Les  majors  sont  pleins  d'attentions  pour  nous. 

—  Monsieur  l'aumônier,  vous  ferez  bien  de  voir 
d'abord  ce  blessé.  Il  n'a  presque  plus  de  pouls.  Cet 
autre  peut  attendre. 

En  retour,  nous  les  aidons.  Nous  secondons  au  be- 
soin brancardiers  et  infirmiers.  J'éclaire  de  ma  lampe 
électrique  un  de  nos  jeunes  médecins  auxihaires,  qui 
désinfecte  à  la  teinture  d'iode  et  entoure  de  bandages 
le  bras  affreusement  déchiqueté  d'un  jeune  alpin.  J'aide 
à  mettre  dans  la  voiture  ce  sergent  dont  le  pied  gauche 
a  été  emporté.  Je  donne  mon  mouchoir  à  ce  pauvre 
«  biffm  »  qui  avait  perdu  le  sien. 

Les  blessés  nous  font  leurs  recommandations  : 


174  LA   RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE 

—  Monsieur  l'aumônier,  cherchez  dans  la  poche  de 
ma  capote.  Prenez  dans  mon  porte-monnaie  un  papier 
de  5  francs.  Voici  ce  que  vous  allez  en  faire... 

Un  grand  adjudant  à  la  moustache  rousse  ne  peut 
parler,  car  une  balle  lui  a  fracassé  la  mâchoire;  il 
remercie  du  regard  et  d'une  énergique  poignée  de 
main. 

Mais  voici  le  vrai  blessé  français  :  un  petit  gars 
imberbe,  presque  un  gosse. 

—  Qu'avez-vous,  mon  lieutenant? 

—  Oh!  presque  rien^  une  égratignure!  Je  viens  d'ail- 
leurs de  faire  deux  kilomètres. 

Le  médecin  principal,  qui  est  arrivé  à  cheval  et 
vérifie  les  pansements,  se  fâche  : 

—  Mais,  mon  lieutenant,  vous  avez  le  genou  tra- 
versé par  une  balle!  Je  vous  défends  de  marcher. 

Le  petit  officier  sourit.  Pas  un  muscle  de  son  visage 
n  a  bougé  pendant  qu'on  renouvelait  ses  bandages.  Je 
cause  un  moment  avec  lui.  Il  a  de  qui  tenir.  C'est  un 
parent  de  mon  ami  L...,  un  des  plus  jeunes  et  des  plus 
zélés  curés  de  Paris.  La  voiture  s'ébranle. 

—  Au  revoir,  mon  lieutenant! 

. —  A  bientôt!  Je  ne  tarderai  pas  à  rejoindre.  Et  vive 
la  France  I 


* 


Cette  fois  l'aumônier  est  à  l'ambulance  mobile,  un 
soir  de  combat.  L'église  a  été  aménagée  tant  bien  que 
mal.  On  a  aveuglé  la  brèche  qu'un  obus  fit  dans  la 
voûte.  Les  trois  nefs  et  le  sanctuaire  sont  garnis  de 
paille.  Un  poêle  brûle  qui  donnera  au  moins  l'illusion 
d'un  peu  de  chaleur.  Les  blessés  se  plaignent  encore 


LA  RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE  175 

plus  du  froid  que  de  leurs  plaies.  Il  a  plu  tout  le  jour, 
les  capotes  sont  transpercées.  Nous  couvrons  de  paille 
les  pauvres  membres  transis.  Nous  enlevons  les  sou- 
liers boueux. 

A  l'école,  les  salles,  plus  petites,  sont  bien  chauffées 
et  les  blessés  graves  y  sont  mieux.  La  cuisine,  en 
pleine  activité,  fournit  toute  la  nuit  pain,  viande, 
bouillon  et  tisane.  Les  infirmiers  ne  cessent  pas  de 
circuler  dans  les  rangs,  emplissant  les  t  quarts  »  de 
chaud  breuvage  qui  réconforte.  Je  les  aide  dans  la 
distribution.  Une  école  libre  m'avait  fait,  la  veille,  un 
bel  envoi  de  chocolat  et  de  cigarettes.  J'ai  pu  faire  une 
«  tournée  »  générale  qui  a  été  accueillie  avec  gra- 
titude. Beaucoup  d'hommes  me  reconnaissent. 

—  Monsieur  l'aumônier,  vous  m'avez  confessé  à  M..., 
vous  vous  rappelez  bien? 

—  Monsieur  l'aumônier,  vous  souvenez- vous  de  D... 
qui  était  frère  et  qui  était  allé  vous  voir  à  P...? 
Pécaïré!  il  a  été  tué  d'une  balle  dans  la  tête,  à  côté 
de  moi! 

Un  lieutenant  corse  me  montre  sur  sa  poitrine  le 
scapulaire  que  sa  fille  lui  a  envoyé.  Cet  adjudant 
avait  été  blessé  une  première  fois  et  envoyé  en  conva- 
lescence à  Lourdes.  Il  parle  avec  ravissement  de  son 
séjour  dans  la  petite  ville  pyrénéenne.  «  On  nous 
donnait,  pour  marcher,  les  béquilles  que  les  miraculés 
ont  laissées  à  la  grotte!  On  nous  promenait  dans  les 
petites  voitures  des  malades!  » 

Je  console,  j'absous...,  la  nuit  se  passe. 

Un  bruit  de  trompes,  sur  la  place,  devant  l'éghse. 
C'est  le  convoi  sanitaire  automobile  qui  arrive.  Ses 
grandes  voitures  chargent  nos  blessés  et  les  emportent 
à   bonne   allure   vers   les  hôpitaux   de  V...  Avant  le 


176  LA   RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE 

départ  du  dernier  <(  chargement  »,  j'ai  dit  la  messe. 
Très  respectueusement,  les  infirmiers  ont  suspendu 
leur  service.  Les  blessés  mettent  une  sourdine  à  leurs 
plaintes.  L'un  d'eux  sort  même  de  son  sac  un  petit 
livre  de  prières,  fort  usagé,  et  suit  l'office.  Gomme  on 
prie  bien  dans  cette  petite  église  lorraine,  au  bruit  du 
canon,  devant  ces  soldats  aux  uniformes  lacérés  et 
boueux.  Le  sang  de  France,  généreusement  versé, 
met  sa  note  de  pourpre  glorieuse  sur  les  bandages  : 
il  se  présente  ainsi  au  sang  du  Christ  offert  sur  Tautel. 


* 


J'ai  revu  le  tableau  célèbre  Salut  aux  blessés,  mais 
dans  la  réalité  de  la  vie^  sur  une  route  boueuse  de 
Lorraine.  J'accompagnais  un  convoi  et  nos  voitures 
d'ambulance  avançaient  lentement  pour  éviter  les  chocs 
douloureux  à  nos  chers  voyageurs  sanglants  et  meur- 
tris. A  un  tournant  du  chemin,  d'ailleurs  étroit,  le 
maréchal  des  logis  qui  chevauchait  en  tête  clama  un 
retentissant  :  à  droite!  et  fit  avec  énergie  les  signaux 
du  bras  auxquels  doivent  obéir  tous  nos  conducteurs. 
Il  venait  d'apercevoir  une  petite  troupe  de  cavaliers  et 
avait  reconnu  le  fanion  du  commandant  de  corps.  Le 
général  fit  un  geste  et,  au  lieu  de  laisser  notre  colonne 
s'immobiliser  sur  le  côté  pour  lui  livrer  le  passage,  ce 
fut  lui  qui  fit  ranger  ses  chevaux  dans  le  fossé.  Tout 
le  temps  que  dura  notre  défilé,  il  se  tint  raide  sur  ses 
étriers,  la  main  au  képi,  dans  l'attitude  d'un  respect 
ému  et  reconnaissant.  C'était  le  chef  qui  voulait  honorer 
et  remercier  les  braves  soldats  qu'il  avait  envoyés  au 
feu,  pour  la  France.  Et  quels  regards  lui  jetaient  nos 
blessés!  Ils  étaient  un  peu  étonnés  de  cet  hommage 


LA  RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE  177 

inattendu,  mais  heureux  et  fiers  de  le  recevoir,  l'ayant 
bien  mérité.  Ceux  que  nous  appelons  les  «  blessés 
assis  »,  atteints  aux  bras,  aux  épaules  ou  légèrement 
à  la  tête,  et  qui  se  tiennent  sur  la  banquette  d'avant, 
se  penchaient  vers  les  camarades  couchés  dans  la  voi- 
lure, sur  les  brancards  :  «  Eh!  bien,  mon  colon,  tu 
parles  !  Le  vieux  qui  nous  salue  !  Ah  !  il  est  bath  !  » 

Veut-on  un  autre  tableau?  Ecoutez  et  tâchez  de  vous 
représenter  cette  scène.  L'affaire  a  été  chaude.  On 
relève  les  blessés*  L'aumônier  se  tient  à  Forée  du  bois, 
le  plus  près  possible  du  champ  de  bataille,  et  il  surveille 
l'arrivée  des  escouades  de  brancardiers  pour  n'en  man- 
quer aucune.  Voici  une  équipe.  Quatre  solides  gaillards 
portent  sur  l'épaule  le  brancard  où  repose  un  jeune 
soldat.  Malgré  sa  grande  taille,  l'abbé  doit  se  hausser 
pour  parler  à  l'oreille  du  blessé  et  lui  serrer  la  main. 

—  C'est  l'aumônier,  mon  petit,  qui  vient  te  recevoir 
et  prier  avec  toi.  Souffres-tu  beaucoup? 

Le  pauvre  enfant  ne  peut  répondre.  Il  a  la  mâchoire 
fracassée.  Mais  ses  yeux  brillent.  Il  dégage  sa  main  de 
celle  du  prêtre  et  lentement,  gravement,  la  lève  vers 
le  ciel  qu'il  montre  de  l'index,  comme  pour  dire  que 
là  est  désormais  toute  son  espérance... 

N'est-ce  pas  un  sujet  digne  d'inspirer  un  peintre 
chrétien? 

L'autre  jour  un  adjudant  se  mourait.  Il  avait  reçu 
l'absolution,  le  viatique,  l'extrême-onction.  L'aumônier 
l'exhortait  à  faire  généreusement  le  sacrifice  de  sa  vie. 
—  «  Oui,  mon  Père,  répondail-il,  je  veux  faire  tout  ce 
qu'il  faut.  Dites-moi  bien  tout  ce  que  je  dois  penser  et 
exprimer.  » 

Puis  au  bout  d'un  instant  : 

—  «  Mon  Dieu,   aidez-moi!  C'est  dur,  vous  savez! 

12  —  Fr. 


178  LA  RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE 

Car  j'aimais  bien  la  vie.   Mais  il  le  faut!  Mon  Dieu, 

soutenez-moi ,  poussez-moi...!  » 

Et  il  mourut  en  renouvelant  Toffrande  généreuse  et 
en  acceptant  la  mort. 


III.  —  Le  prêtre-soldat. 

On  a  tant  parlé  dans  la  presse  des  prêtres  officiers, 
—  qui  sont  très  nombreux,  —  si  souvent  cité  leurs 
exploits,  que  je  préfère  donner  quelques  notes  sur  ceux 
qui  occupent  des  grades  plus  modestes  ou  sont  simples 
soldats.  Gommeilt  ne  pas  citer  cependant  ce  mot  d'un 
capitaine  de  chasseurs  alpins  en  me  désignant  l'abbé  P. 
et  l'abbé  M.  :  «  Vous  savez,  Monsieur  Taumônier,  que 
ces  deux  petits  curés  comptent  parmi  les  meilleurs  offi- 
ciers du  bataillon.  »  Le  second  fut  blessé  à  la  cuisse, 
à  la  fin  du  combat  de  F.,  en  se  portant  au  secours  d'un 
de  ses  hommes  qui  était  tombé  mourant  sur  les  fils  de 
fer  et  qui  l'appelait  :  «  Monsieur  Tabbé,  venez  me  donner 
l'absolution,  »  L'autre  jour,  je  saluais  avec  émotion  la 
mort  d'un  sous-diacre  de  Saint-Sulpice,  l'abbé  M.,  qui 
fut  un  officier  si  remarquable  et  si  regretté. 

Voici  maintenant  quelques  types  de  prêtres  sous- 
officiers  ou  simples  soldats. 

C'est  d'abord  un  jeune  Aveyronnais,  l'abbé  M.,  or- 
donné prêtre  à  la  fin  de  juin  dernier  et  rejoignant 
comme  réserviste  son  régiment  aux  premiers  jours  de 
la  mobihsation. 

Il  est  le  seul|prêtre  de  sa  compagnie.  On  le  connaît 
comme  tel.  Beaucoup  se  recommandent  à  ses  prières  et 
ne  sont  pas  éloignés  d'attribuer  à  leur  efficacité  le  fait 


LA   RELIGION  DANS   L' ARMÉE  FRANÇAISE  179 

d'avoir  été  préservés  jusqu'à  ce  jour.  Parfois  un  cama- 
*  rade,  qui  n'a  pu  joindre  l'aumônier,  se  confesse  à  lui. 
En  plusieurs  rencontres,  au  moment  de  la  charge  ou 
sous  une  rafale  d'obus,  on  lui  demande  l'absolution  en 
promettant  de  faire  une  confession  complète  si  on  en 
revient.  Jamais,  devant  lui,  un  mot  déplacé.  On  le  res- 
pecte, on  l'estime,  et  toute  la  compagnie  a  applaudi 
quand  l'abbé,  qui  a  la  confiance  du  capitaine,  a  été 
promu  sergent-fourrier. 

Un  autre  trait. 

«  Un  jour,  me  raconte  Tabbé  M.,  dans  une  maison 
ruinée  par  les  obus,  mes  camarades  trouvent  un  assez 
beau  crucifix.  Aussitôt,  ils  sont  d'accord  :  on  va  le  don- 
ner à  l'abbé.  Ils  me  l'apportent  en  effet  à  la  tranchée 
et,  en  les  remerciant  de  leur  attention,  je  l'installe 
contre  notre  mur  de  terre,  bien  en  évidence,  comme  le 
Maître  et  le  Protecteur.  Je  récite  mes  prières  devant 
Lui.  Plusieurs  hommes  suivent  mon  exemple.  Quand 
arrive  la  relève,  nous  passons  le  crucifix  «  en  consi- 
gne »  à  la  compagnie  qui  nous  remplace.  Un  jour,  un 
caporal  est  blessé  assez  grièvement  à  l'avant-bras  dans 
la  tranchée  voisine.  On  l'envoie  se  reposer  dans  la 
nôtre  en  attendant  qu'il  soit  évacué.  Je  lui  adresse 
quelques  paroles  de  réconfort.  C'était  un  avocat,  fervent 
chrétien.  «  Le  bon  Dieu,  dit-il,  m'a  protégé.  —  Il 
«  nous  protège  aussi,  répondis-je  en  lui  montrant  notre 
«  crucifix.  »  Alors  il  se  lève  malgré  sa  blessure  dou- 
loureuse et  il  va  en  rampant  baiser  les  pieds  du  Sau- 
veur en  croix.  Tous  les  camarades  étaient  émus,  un 
sergent  surtout,  qui  appartient  à  la  religion  protestante. 

«  Ce  même  sergent  me  montrait  ces  jours-ci  la  lettre 
qu'il  écrivait  à  son  père,  après  avoir  assisté  à  une  de 
nos  cérémonies,  pour  s'excuser  de  fréquenter  une  église 


180  LA  RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE 

catholique  :  «  L'aumônier,  disait-il,  nous  donne  tant 
«  de  courage  par  ses  vibrantes  allocutions.  » 

«  Il  n'est  pas  rare,  du  reste,  qu'on  me  communique 
les  lettres  envoyées  ou  reçues.  Je  me  rappelle  celles 
qu'un  Corse  recevait  de  sa  femme.  «  Le  soir,  lui  écri- 
«  vait-elle,  après  avoir  prié  pour  toi,  nous  allons  sur  la 
«  route  qui  regarde  vers  la  France,  pour  voir  si  tu  re- 
«  viens.  »  Et  sa  petite  fille  de  sept  ans  avait  ajouté, 
d'une  plume  encore  inhabile,  mais  très  appliquée  : 
«  Vive  la  France  !  » 

S'il  y  a  une  inhumation  pour  laquelle  on  ne  peut 
avertir  l'aumônier,  l'abbé  M...  est  appelé.  En  l'atten- 
dant, un  factionnaire  est  placé  auprès  du  mort.  L'abbé 
me  raconte  avec  émotion  le  premier  enterrement  qu'il 
fit,  le  31  août,  dans  le  bois  de  X...,  en  Meurthe-et- 
Moselle.  Le  matin,  vers  4  heures,  un  homme  était  tué 
par  un  éclat  d'obus.  Aussitôt,  le  capitaine  donne  ses 
ordres.  Il  fait  avertir  un  parent  du  défunt  qui  appartient 
à  une  autre  compagnie.  Quelques  camarades,  avec 
leurs  outils  de  campement,  creusent  la  tombe.  Ni  fleurs 
ni  couronnes,  hélas!  pour  l'orner.  Pas  même  un  peu 
de  paille  pour  en  tapisser  le  fond,  pas  même  une  toile 
de  tente  pour  envelopper  le  mort.  Il  n*aura  pour  suaire 
que  sa  capote  et  un  mouchoir  qui  couvrira  son  visage. 
Mais  tant  de  bonnes  volontés  se  sont  empressées  qu'au 
lieu  d'une  croix  on  en  a  fait  deux  avec  de  petits  arbres 
dégrossis  à  la  hachette  et  au  couteau.  L'une  sera  à  la 
têtB  du  mort  et  l'autre  aux  pieds.  Le  fourrier  prête  son 
crayon  bleu  p'our  in^r^ire  le  nom  du  défunt,  le  lieu  et 
la  date  de  sa  mort,  avec  une  invocation  pieuse.  A  mi- 
voix,  car  l'ennemi  est  proche,  les  commandements  sont 
prononcés.  La  compagnie  tout  entière  met  baïonnette 
au  canon  et  forme  le  carré.  L'abbé,  qui  n'est  encore 


LA  RELIGION   DANS   L'ARMÉE  FRANÇAISE  181 

que  soldat  de  l""^  classe,  s'avance  au  milieu,  près  du 
corps.  Tout  nouvellement  ordonné  prêtre,  c'est  le  pre- 
mier enterrement  qu'il  préside.  N'ayant  ni  rituel,  ni 
livre  de  prières,  il  récite  le  De  Profiindis  avec  les  ver- 
sets et  oraisons  que  sa  mémoire  a  retenus.  Le  capitaine 
prend  ensuite  la  parole  ;  il  salue  le  mort  au  nom  de  ses 
camarades  et  il  adresse  à  ceux-ci  des  encouragements, 
des  appels  à  la  confiance,  à  l'énergie,  à  la  bravoure.  En 
finissant  il  jette  une  poignée  de  terre  sur  le  corps  qui  a 
été  descendu  dans  la  fosse  et  il  le  bénit  d'un  large  signe 
de  croix.  «  Reposez  armes!  »  Maintenant  les  lieute- 
nants, les  sous-officiers,  tous  les  hommes  défilent  devant 
la  tombe  et  chacun,  en  passant,  imitant  le  geste  du 
capitaine,  trace  de  la  main  droite  une  grande  croix  sur 
celui  qui  a  versé  son  sang  pour  la  France. 

C'était  le  huitième  mort  de  la  compagnie  depuis  le 
commencement  de  la  campagne.  Dix  autres  sont  tom- 
bés encore,  de  septembre  à  janvier,  et  cinq  de  plus  ont 
succombé  à  leurs  blessures.  Pour  ces  vingt-trois  vic- 
times de  la  guerre,  l'abbé  M...  eut  l'idée  de  célébrer 
une  messe.  Le  capitaine  y  acquiesça  volontiers  et  les 
aumôniers  organisèrent  une  belle  cérémonie.  L'un  d'eux 
dirigeâtes  chants,  l'autre  prononça  une  allocution  avant 
l'absoute.  Il  lut  d'abord  la  liste  des  morts  au  champ 
d'honneur  et  engagea  leurs  camarades  à  prier  pour 
eux,  à  garder  leur  souvenir,  à  imiter  leur  courage.  Il 
félicita  la  compagnie  d'avoir  toujours  fait  bravement 
son  devoir,  d'avoir  mérité  des  citations,  d'avoir  vu 
trois  de  ses  sous-officiers  promus  au  grade  de  sous- 
lioutenant...  Les  hommes  étaient  émus  d'entendre  ainsi 
évoquer  leurs  morts  et  rappeler  les  grands  devoirs  mili- 
taires. Ce  fut  vraiment  une  cérémonie  familiale  et 
patriotique. 


182  LA  RELIGION  DANS  l'ARMÉE  FRANÇAISE 

Un  autre  prêtre-soldat,  c'est  l'abbé  B...  Je  l'appelle 
«  le  confesseur  »,  et  vous  allez  voir  qu'il  mérite  bien  ce 
titre.  C'est  aussi  un  jeune  prêtre  de  la  dernière  ordi- 
nation, cinq  semaines  avant  la  guerre.  Il  est  de  la 
classe  1909.  Le  2  août,  il  rejoint  son  régiment  et  je 
crois  bien  qu'il  commence  à  confesser  dans  le  train.  Il 
continue  à  la  caserne  où  il  a  quitté  sa  soutane  pour 
prendre  la  capote.  Il  confesse  dans  îa  chambrée,  dans 
la  cour,  dans  les  rues.  Ses  anciens  camarades  de  l'ac- 
tive le  reconnaissent  :  il  a  bien  vite  fait  connaissance 
avec  les  autres. 

«  Notre  premier  combat,  me  raconte-t-il,  fut  à  (1..., 
le  9  août.  Je  confessai  tout  le  temps.  Vous  savez  que 
l'infanterie  procède  par  «  bonds  »  pour  donner  moins 
de  prise  au  feu  de  l'ennemi.  Je  faisais  un  bond  à  côté 
d'un  camarade,  je  lui  donnais  l'absolution,  puis  je  pas- 
sais à  un  autre  pour  «  bondir  »  avec  lui,  en  lui  propo- 
sant de  le  réconcilier  avec  le  Bon  Dieu.  Tous  accep- 
taient; je  n'eus  pas  un  refus.  J'arrivai  ainsi  jusqu'à 
âO  mètres  des  Allemands  et  pourtant  je  ne  reçus  pas 
une  seule  blessure. 

«  Les  jours  suivants,  mes  camarades  m'abordaient 
dans  les  champs,  partout,  pour  me  demander  de  les 
confesser. 

«  Le  19  août,  nouveau  combat  et  je  procédai  comme 
la  première  fois.  Le  lendemain,  ma  compagnie  fut 
d'abord  soutien  d'artillerie,  puis  marcha  sous  un  oura- 
gan de  feu,  et  je  confessais  toujours.  Beaucoup  de  mes 
camarades  voulaient  être  près  de  moi  et  refusaient  de 
me  laisser  partir.  «  Restez,  disaient-ils,  si  nous  sommes 
touchés,  vous  nous  donnerez  une  dernière  absolution.  » 

«  A  L...,  au  commencement  de  septembre,  j'ai  aussi 
beaucoup  confessé  à  un  moment  où  nous  nous  sommes 


LA  RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE  183 

crus  cernés.  Je  me  rappelle  même  trois  pauvres  cama- 
rades que  je  m'apprêtais  à  absoudre,  quand  ils  tom- 
bèrent successivement  frappés  par  des  balles. 

«  A  B...,  nous  étions  à  l'arrière-garde,  devant  un 
pont  qu'on  allait  faire  sauter.  Le  danger  était  grand 
pour  nous.  Presque  tous  mes  camarades,  adjudant  en 
tête,  acceptèrent  volontiers  de  se  confesser;  deux  seu- 
lement voulurent  attendre,  mais  me  demandèrent  avec 
simplicité,  de  courir  vers  eux  s'ils  étaient  blessés.  Un 
instituteur  commençait  sa  confession,  quand  vint  l'ordre 
de  se  replier;  je  ne  l'ai  plus  revu  et  il  a  été  tué.  Le 
Bon  Dieu  aura  tenu  compte  de  sa  bonne  volonté.  » 

Epuisé  de  fatigue,  l'abbé  B...  est  envoyé,  pour  quinze 
jours,  à  un  dépôt  d'éclopés.  Il  revient  au  corps  le 
3  octobre  et,  à  cause  des  remaniements  imposés  par  les 
pertes,  il  est  affecté  à  une  nouvelle  compagnie,  malgré 
les  réclamations  de  son  ancien  capitaine  qui  voulait  le 
garder,  «  pour  avoir  un  prêtre  avec  lui  ». 

L'abbé  B...  continue  son  ministère  avec  le  même  zèle 
et  rencontre  la  même  bienveillance  de  la  part  des  chefs, 
qui  se  succèdent  au  commandement  de  la  compagnie  : 
un  lieutenant,  un  sous-lieutenant,  un  nouveau  capitaine. 
Il  a  été  nommé  adjoint  au  fourrier,  puis  caporal,  mais 
sans  escouade,  pour  être  plus  libre.  Tout  le  monde  le 
respecte.  Un  lieutenant  protestant  réprimande  son 
ordonnance,  qui  disait  quelques  mots  grossiers,  —  sans 
malice  d'ailleurs,  —  devant  l'abbé.  On  appelle  celui-ci 
«  Monsieur  B...  »  ou  «  Monsieur  le  Curé  ».  Personne 
ne  le-  tutoie.  Il  confesse  aux  tranchées,  dans  la  neige; 
ou,  en  seconde  Hgne,  dans  un  village  ruiné.  Il  préside 
des  enterrements.  Il  a  préparé  un  camarade  à  sa  pre- 
mière communion.  Il  a  chanté  les  vêpres  de  la  Tous- 
saint sous  une  rafale  d'obus  et  passé  la  nuit  de  Noël, 


184  LA  RELIGION  DANS   L'ARMÉE  FRANÇAISE 

avec  les  aumôniers,  à  confesser  de  nombreux  soldats. 

En  somme,  il  est  l'aumônier  de  la  compagnie,  le 
confrère  très  sympathique  et  le  collaborateur  apprécie 
des  aumôniers  de  la  division. 

Je  pourrais  citer  encore  comme  prêtre-soldat  un  maré- 
chal des  logis  d'artillerie,  chargé  du  ravitaillement  de 
sa  batterie.  Il  réside  habituellement  dans  un  petit  bourg 
qui  a  été  bombardé.  Le  curé  n'est  pas  encore  revenu  et 
le  brave  «  logis  »  fait  fonctions.  Il  préside  les  enterre- 
ments en  passant  simplement  une  étole  noire  sur  sa 
capote  d'artilleur.  Il  chante  les  vêpres,  il  prêche,  il 
visite  les  malades.  Les  bonnes  gens  du  pays  sont  très 
contents  de  son  ministère. 


IV.  —  Le  prêtre-infirmier. 


Ce  ne  sont  pas  seulement  les  prêtres- combattants 
(officiers,  sous-officiers  et  soldats)  qui  apportent  à  l'au- 
mônier militaire  un  concours  précieux.  Je  ne  parle  pas 
non  plus  des  excellents  curés  des  villages  où  nous  can- 
tonnons, qui  mettent  à  notre  disposition,  avec  une  bonne 
grâce  parfaite,  leur  sacristie,  leur  presbytère,  nous 
aidant  à  confesser  nos  hommes  et  à  organiser  de  belles 
fêtes  religieuses.  Je  ne  dis  rien  —  pour  aujourd'hui  du 
moins  —  des  soldats  membres  de  la  Jeunesse  catho- 
liijue,  des  Patronages,  des  œuvres  diverses,  qui  prê- 
chent d'exemple,  catéchisent  des  camarades  pour  les 
préparer  à  la  première  communion,  tiennent  l'harmo- 
nium... Les  auxiliaires  dont  je  voudrais  signaler  la 


LA  RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE  185 

collaboration  utile  pour  les  aumôniers  militaires  sont 
les  prêtres  allacliés  au  service  de  santé  comme  infir- 
miers, ou  brancardiers. 

Prenons  d'abord,  si  vous  voulez  bien,  l'infirmier  d'une 
ambulance  fixe.  Elle  est  installée  depuis  plusieurs  mois 
dans  une  église.  Très  rudimentairement  d'abord,  son 
aménagement  s'est  peu  à  peu  complété.  La  scierie 
voisine  a  fourni  des  châssis  ingénieusement  combinés 
pour  donner  aux  paillasses  une  élasticité  relative.  Un 
bon  poêle  ronfle  au  milieu  de  la  nef.  La  sacristie  est 
transformée  en  bureau.  C'est  une  manière  d'hôpital, 
avec  plus  de  pittoresque  et  d'imprévu. 

Le  caporal-infirmier  de  cette  ambulance,  l'abbé  T..,, 
dirigeait,  «  dans  le  civil  «,  une  Semaine  religieuse  et 
une  Croix  locale.  Avec  cette  merveilleuse  facilité 
d'adaptation  qui  caractérise  le  jeune  clergé  français,  il 
a  pris,  à  l'ambulance,  l'allure  d'un  vieux  praticien.  Par 
son  dévouement,  son  tact,  son  inaltérable  bonne 
humeur,  il  est  devenu  l'homme  indispensable.  Le 
médecin-chef  et  l'officier  gestionnaire  ont  pleine  con- 
fiance en  lui  ;  les  infirmiers  le  consultent  en  tout  et  les 
blessés  le  reclament  sans  cesse.  Levé  à  quatre  heures 
du  matin  pour  pouvoir  dire  sa  messe,  il  est  prêt,  jour  et 
nuit,  à  recevoir  les  éclopés,  les  malades,  les  blessés 
qu'on  lui  amène  de  tous  les  secteurs  de  la  division.  Il 
les  accueille  avec  une  bonté  tendre  et  virile  à  la  fois 
({ui  réconforte  les  plus  abattus.  Ses  tournées  dans 
l'église  et  dans  les  granges-annexes  sont  attendues 
avec  impatience;  il  sème  du  courage  sous  ses  pas. 

L'ambulance  a  un  aumônier  zélé  qui  fait,  chaque 
jour,  sa  visite  ;  le  curé  de  la  paroisse  vient  souvent, 
lui  aussi,  voir  les  chers  soldats;  mais,  pour  les  cas 
urgents,  le  caporal  est  toujours  là.  Beaucoup  d'hommes. 


186  LA  RELIGION  DANS   L'ARMÉE  FRANÇAISE 

d'ailleurs,  lui  font  leurs  confidences  et  veulent  l'avoir 
auprès  d'eux  quand  ils  souffrent.  «  Restez  avec  moi 
pendant  l'opération,  lui  disait  un  petit  engagé  volon- 
taire de  dix-huit  ans;  tenez-moi  la  main  quand  on 
m'endormira;  j'aurai  moins  peur.  »  Hélas!  ses  chers 
pensionnaires  s'endorment  souvent  du  grand  sommeil, 
car  on  ne  le  lui  laisse  que  les  «  intransportables  ».  Il 
les  ensevelit  pieusement  et,  revêtant  par-dessus  sa 
capote  une  douillette  et  un  surplis  du  curé,  il  les  con- 
duit dans  le  petit  cimetière,  à  la  tombe  des  sol- 
dats. 

Écoutez  ce  que  me  dit  un  autre  infirmier,  l'abbé  A..., 
jeune  curé  du  Midi,  au  zèle  intelligent  et  averti  : 

«  Le  prêtre-infirmier  peut  aisément  administrer  les 
sacrements,  au  moment  le  plus  opportun  et  dans  les 
meilleures  conditions,  puisqu'il  est  constamment  auprès 
des  blessés.  Bien  qu'il  n'ait  pas  l'avantage  de  porter  la 
soutane  et  qu'il  doive  faire  connaître  sa  quahté  de 
prêtre,  les  mourants  acceptent  presque  toujours  son 
ministère,  qu'il  offre  avec  une  discrète  bonté. 

«  Des  blessés  qui  guériront  il  fera  la  conquête  par 
son  dévouement  sous  toutes  les  formes  :  soins  physiques, 
secours  moral,  conversations  divertissantes,  petits  ser- 
vices pour  la  correspondance,  les  vêtements,  la  noui*- 
riture.  » 

Le  prêtre  attaché  à  l'ambulance  est,  à  la  fois,  le 
serviteur  et  l'ami  du  blessé.  Il  gagne  son  estime  par  les 
vertus  professionnelles  d'infirmier  et  de  prêtre  qu'il 
fait  resplendir.  Si  le  blessé  aime  le  prêtre,  il  le  prend 
pour  son  ami  ;  s'il  l'estime,  il  l'accepte  pour  modèle  et, 
bientôt,  il  le  suivra  comme  guide. 

Quand  on  a  gagné  l'affection  et  l'estime  en  évitant 
avec  soin  les   discussions,  en   recherchant   les   idées 


LA  RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE  187 

communes,  les  sentiments  qui  peuvent  sympathiser,  les 
points  où  le  contact  s'établit  aisément,  l'esprit  du  blessé 
s'élève  peu  à  peu,  les  préjugés  et  les  préventions  se 
dissipent,  les  âmes  se  trouvent  en  accord  harmonieux. 
Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  prêtre  ne  parle  pas  en  prêtre 
au  blessé;  mais  s'il  s'exprime  sacerdotalement,  il  ne 
prêche  pas,  ou  plutôt  il  prêche  surtout  par  sa  vie, 
par  le  soin  qu'il  met  à  ne  pas  laisser  paraître  ses 
défauts  d'homme,  par  le  souci  constant  d'appuyer  à  la 
vertu  surnaturelle  permanente  sa  sympathie  humaine, 
qu'émousserait  le  contact  prolongé  avec  la  souf- 
france. 

L'abbé  A...  fut  quelque  temps  chargé  du  dépôt 
d'éclopés  établi  dans  un  village.  Il  y  fit  beaucoup  de 
bien  comme  infirmier  intelligemment  dévoué  et  comme 
prêtre  vraiment  apostolique.  Ses  réunions  religieuses 
dans  la  vieille  église  étaient  très  fréquentées.  «  J'ai 
remarqué,  me  disait-il,  l'importance  essentielle  des 
exercices  publics  :  cha^t,  prédication,  prière  :  les  trois 
sont  indispensables.  »  C'était  comme  une  petite  paroisse 
militaire  dont  il  avait  la  direction. 

L'ambulance  volante  ou  divisionnaire  est  comme 
un  poste  de  secours  en  grand  qui  vient  s'installer  à 
proximité  du  champ  de  bataille,  assez  près  pour  que  les 
blessés  puissent  lui  être  apportés  rapidement;  assez 
loin  pour  se  trouver  à  l'abri  des  balles  et  des  obus 
et  permettre  que  les  pansements  soient  vérifiés  et 
les  opérations  pratiquées  avec  la  sécurité  et  le  calme 
nécessaires.  Chaque  corps  d'armée  a  un  certain 
nombre  de  ces  ambulances,  qui  fonctionnent  à  tour 
de  rôle. 

Dans  chacune,  le  personnel  est  affecté  à  des  services 
divers  et  bien  déterminés. 


188  LA   RELIGION  DANS   l' ARMÉE  FRANÇAISE 

L'abbé  R...,  du  diocèse  d'Aix,  me  donne  à  cet  égard 
d'intéressantes  précisions. 

L'infirmier-prêtre  est  chargé  de  la  table  d'opération  ; 
son  rôle  sacerdotal  est  quasi-nul.  Un  blessé  est  apporté 
par  les  brancardiers.  On  ouvre  ses  vêtements  ;  on  les 
coupe  parfois  avec  les  grands  ciseaux  recourbés.  Le 
major  examine  la  blessure;  avec  ou  sans  intervention 
chirurgicale,  on  renouvelle  le  pansement  s'il  n'a  pas 
paru  suffisant  :  on  rajuste  la  capote,  et  à  un  autre  ! 
Songez  que  ces  ambulances  reçoivent  parfois,  en  une 
nuit,  plusieurs  centaines  de  blessés  à  évacuer  pour 
l'intérieur.  Sans  doute,  au  besoin,  le  prêtre-infirmier 
pourra  donner  une  absolution  discrète,  mais  c'est  tout. 
Il  ne  peut  entraver,  ni  relarder  le  service  chirurgical. 

L'infirmier  est-il  porteur?  Prend-il  les  blessés  aux 
voitures  pour  les  amener  dans  la  salle  qui  doit  les 
recevoir,  et  vice-versa?  Son  temps,  alors,  est  très  pris. 
Il  peut,  cependant,  entre  deux  transports,  s'arrêter 
quelques  instants  auprès  d'un  blessé  que  la  gravité  de 
son  état  rend  plus  intéressant,  lui  laisser  quelques 
bonnes  paroles,  lui  proposer  même,  avec  tact,  les 
secours  religieux. 

Ce  rôle  est  plus  facile  à  l'infirmier  chargé  de  la  sur- 
veillance générale  de  la  salle.  Il  est  plus  libre  de  ses 
mouvements,  comme  le  tisanier  ou  le  distributeur  de 
nourriture.  Il  peut  donner  aux  blessés,  en  temps  voulu, 
les  consultations  religieuses. 

Au  bureau  des  entrées  se  trouvent  deux  infirmiers, 
dont  un  gradé.  Si  l'un  d'eux  est  prêtre,  il  lui  est  pos- 
sible d'exercer  son  ministère,  du  moins  dans  une  cer- 
taine mesure.  C'est  à  ce  bureau  qu'on  inscrit  les  blessés 
dès  leur  arrivée.  Les  indications  utiles  sont  recueillies  : 
nom,  grade,  régiment,  compagnie,  lieu  et  date  de  nais- 


LA  RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE  189 

sance,  domicile  et  diagnostic  noté  sur  la  fiche  dont  cha- 
cun a  été  muni  au  poste  de  secours  régimentaire.  CeLte 
dernière  indication  renseigne  l'abbé-infirinier  sur  l'état 
du  blessé;  il  a  vite  pesé  la  gravité  de  la  blessure.  Lors- 
qu'il n'y  a  pas  affluonce  continue  aux  entrées,  il  peut 
consacrer  son  temps  libre  aux  plus  graves.  En  tous 
cas,  il  indique  à  l'aumônier,  ou,  à  son  défaut,  à  quelque 
brancardier-prêtre,  les  plus  gravement  atteints  pour 
qu'on  s'occupe  d'eux  immédiatement. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  longs  entretiens  sont  impos- 
sibles. Il  faut  aller  vite.  Les  blessés  sont  nombreux  et 
ne  passent  que  fort  peu  de  temps  à  l'ambulance  divi- 
sionnaire avant  d'être  évacués  sur  les  hôpitaux  de  l'ar- 
rière. Mais  ces  instants  peuvent  être  utilement  employés. 

Le  blessé  qui  arrive  du  champ  de  bataille  a  le  senti- 
ment très  douloureux  de  la  cruauté  de  la  guerre  et  Tim- 
pression  atroce  de  la  solitude  et  de  Tabandon  devant  la 
souffrance  brutale.  Il  a  froid,  il  a  soif,  ses  plaies  sai- 
gnent, tout  son  pauvre  corps  est  meurtri.  Dans  le  con- 
tact rapide  avec  l'infirmier-prêtre,  iltrouve  l'impression 
d'être  compris,  aimé,  réchauffé;  il  n'est  pas  seul.  C'est 
le  pauvre  voyageur  transi,  perdu,  inquiet,  qui  passe  de 
la  nuit  humide  et  froide  à  un  logis  chaud  et  bien  abrité, 
où  des  bras  affectueux  se  tendent  vers  lui.  Un  sourire, 
une  parole,  un  encouragement,  et  surtout  l'espérance, 
—  espérance  humaine  d'abord  —  le  tout  imprégné  de 
confiance  en  Dieu  et  d'esprit  surnaturel,  voilà  le  pre- 
mier contact  heureuseînent  établi. 

Il  ne  faut  pas  plaindre  le  blessé  ;  ce  serait  lui  rendre 
un  mauvais  service.  On  le  replierait  sur  lui-même,  on 
aggraverait  son  découragement,  on  cultiverait  son 
égoïsme.  Mieux  vaut  l'armer  contre  sa  douleur,  et  sur- 
tout l'en  distraire;  c'est  une  façon  de  l'en  libérer  et  de 


190  LA  RELIGION  DANS  L* ARMÉE  FRANÇAISE 

faire  qu'il  n'en  soit  plus  l'esclave.  Une  tasse  de  bouillon, 
de  tisane  ou  de  thé,  et,  —  si  le  major  le  permet,  —  une 
cigarette?  J'ai  souvent  remarqué  Tinfluence  heureuse 
de  cette  petite  fumée  bleuâtre  que  le  blessé  chasse  de 
ses  lèvres.  Peut-être  aperçoit-il,  à  travers  ses  volutes, 
comme  dans  un  doux  mirage,  la  maison  paternelle  et 
tous  ceux  qu'il  aime.  Peut-être  aussi  le  fait  qu'on  lui 
offre  une  cigarette  le  rassure-t-il  sur  son  état  :  il  n'est 
pas  donc  si  malade,  sa  blessure  n'est  sûrement  pas  mor- 
telle puisqu'on  lui  propose  de  fumer.  Je  connais  un 
prêtre  qui  ne  fume  jamais  et  qui  a  toujours  les  poches 
pleines  de  tabac  pour  ses  chers  blessés.  C'est  souvent  la 
cigarette  qui  amorce  la  conversation. 

Cette  conversation  ne  peut  être,  bien  entendu,  une 
prédication  ;  le  temps  est  trop  court.  Mais  le  blessé  sent 
bien  vite  le  contact  d'une  âme  sacerdotale;  il  devine  le 
prêtre  dans  l'infirmier.  Celui-ci  remplit  ses  deux  rôles 
sans  les  sacrifier  l'un  à  l'autre.  Il  laisse  dans  les  âmes 
qu'il  touche  une  bonne  semence  qui  lèvera  sans  tarder. 

Comme  la  Providence  aime  à  se  jouer  des  calculs 
humains!  Les  hommes  politiques  ne  se  doutaient  pas 
que,  par  la  loi  des  curés  sac  au  dos,  ils  allaient  donner 
au  ministère  sacerdotal  de  nouveaux  champs  d'action  et 
des  moyens  inédits  d'atteindre  les  âmes.  C'est  pourtant 
ce  qui  est  arrivé;  la  vie  religieuse  que  nous  venons  de 
constater  dans  l'armée  française  est  une  de  nos  plus 
fermes  raisons  d'espérer  que  Dieu  nous  donnera  la  vic- 
toire et  ramènera  la  France  entière  à  ses  chrétiennes 
traditions. 

G.  Ardant, 
chanoine  honoraire^  aumônier  militaire. 


LA   RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE  191 


De  la  profondeur  du  mouvement  religieux  qui  s'est 
manifesté  dans  l'armée  française  et  comment  les 
œuvres  catholiques  de  jeunesse  l'ont  préparé. 

Tout  homme  de  bonne  foi  et  bien  informé,  en  France 
et  à  l'étranger,  ne  peut  manquer  d'être  frappé  du  carac- 
tère particulier  qu'a  pris  dans  notre  pays  la  rude  guerre 
qu'il  soutient,  de  l'énergie  de  notre  jeunesse  et  de  son 
endurance,  de  l'élévation  morale  et  de  l'esprit  reli- 
gieux de  notre  armée  :  «  Votre  armée,  me  disait,  à 
Rome  même,  un  cardinal,  en  décembre  dernier  ;  votre 
armée,  elle  est  la  plus  religieuse  de  l'Europe  et  peut- 
être  de  toutes  celles  que  l'on  a  vues  au  cours  de  l'his- 
toire! »  Les  notes  d'un  aumônier  militaire  que  l'on 
vient  de  lire  en  ont  fourni  la  preuve. 

Cette  constatation  étonne  d'autant  plus  qu'avant  la 
guerre,  il  n'y  a  pas  plus  de  quelques  mois,  on  ne  s'en- 
tretenait guère  que  de  notre  décadence,  les  uns  pour  la 
déplorer,  les  autres  pour  s'en  réjouir;  on  parlait  volon- 
tiers de  notre  mollesse,  de  notre  goût  pour  la  vie  facile, 
de  la  crainte  que  nous  inspirait  la  guerre,  du  parti  pris 
de  Téviter  qui  semblait  solidement  ancré  chez  nous. 

Et  c^était  vrai,  hélas!  pour  un  très  grand  nombre;  et 
cela  s'associait  à  un  internationalisme  de  mauvais  aloi 
et  à  un  esprit  d'irréligion  qui,  par  l'école  laïque,  sem- 
blait destiné  à  conquérir  toute  la  France  ! 

Cependant,  il  y  avait,  depuis  quatre  ou  cinq  ans  au 
moins,  des  signes  incontestables  de  relèvement;  de 
nombreux  écrivains  s'étaient  plu  à  les  noter;  et,  pour 
mon  humble  part,  je  les  avais  mis  en  lumière,  avec 
joie,  dans  plusieurs  discours. 


192  LA  RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE 

La  jeunesse  revenait  en  grande  partie  à  un  idéal 
patriotique  et  à  un  idéal  religieux  qui  avaient  fait 
défaut  à  la  majorité  de  la  génération  précédente.  Et 
cette  jeunesse  se  montrait  prête  à  nous  donner  deux 
magnifiques  leçons,  la  leçon  du  soldat,  la  leçon  du  chré- 
tien. 

Car  les  deux  choses  semblaient  liées  et  elles  demeu- 
rent liées  :  soldat  et  chrétien!  N'en  soyons  })as  sur- 
pris :  c'était  tout  simplement  le  retour  à  la  tradition, 
aux  doctrines  de  bon  sens  qui  assurent  la  vie  des 
nations,  tandis  que  les  doctrines  contraires  les  tuent. 

Pourquoi  ce  changement  et  comment  l'expliquer? 
Les  fatalistes,  les  déterministes,  et  ils  sont  nombreux, 
disent  volontiers  :  il  y  a  des  courants  à  certaines 
époques  qui  saisissent,  sans  qu'on  sache  trop  pourquoi, 
toute  une  nation;  l'histoire  n'est  qu'une  succession 
d'actions  et  de  réactions. 

Rien  de  plus  vrai  en  un  sens;  mais  ces  courants  ne 
se  forment  pas  et  de  se  dirigent  pas  tout  seuls;  ces 
actions  et  ces  réactions,  dans  l'ordre  moral,  ne  sont  pas 
fatales. 

Il  y  a  des  agents;  et  ces  agents,  il  est  possible  de  les 
découvrir,  pourvu  que  l'on  s^en  donne  la  peine. 

Les  agents  principaux  du  renouveau  patriotique  et 
religieux  furent  tout  simplement  les  éducateurs  catho- 
liques; celui  qui  écrit  ces  lignes  s'est  efforcé  de  le 
montrer,  quelques  semaines  avant  la  guerre,  dans 
un  discours  qu'il  prononçait  à  Amiens,  sur  ce  sujet  : 
Qu' attendons-nous  de  la  jeunesse  que  nous  formons? 

A  ces  éducateurs  catholiques,  nous  devons  trois  caté- 
gories d'œuvres,  étabhssements  d'enseignement  à  tous 
les  degrés,  ligues  et  associations,  patronages  qui  sont 
devenus  les  cadres  d'une  part  considérable  de  la  jeu- 


LA  RELIGION  DANS  L  ARMEE  FRANÇAISE  193 

nesse  contemporaine;  là,  se  sont  formés  quantité  d'offi- 
ciers et  de  soldats  qui,  mêlés  au  reste  de  l'armée, 
devaient  y  opérer  comme  un  ferment  (1). 

Le  milieu  même  où  ils  allaient  agir  était  devenu 
moins  réfractaire.  L'admirable  désintéressement  de 
notre  clergé  qui  s'était  laissé  dépouiller  de  tout  pour 
obéir  à  un  ordre  du  Saint  Père  et  le  zèle  vraiment 
extraordinaire  dont  nos  prêtres  avaient  fait  preuve, 
une  fois  libérés  des  entraves  et  des  précautions  que  leur 
imposait  le  Concordat,  tel  que  l'appliquait  un  État  hos- 
tile,avaient  touché  les  plus  indifférents;  la  masse  était 
prête  à  accepter  l'action  des  bons  et  fidèles  catholiques, 
si  une  occasion  favorable  se  présentait.  La  guerre  fut 
cette  occasion. 

Nos  œuvres  s'étaient  proposé,  —  je  le  Hs  dans  le 
prospectus  même  de  l'une  d'entre  elles,  —  «  -le  groupe- 
ment patriotique  et  V orientation  chrétienne  des  jeunes 
Français  ». 

Les  œuvres,  écoles,  associations,  patronages,  sou- 
mises à  la  direction  de  l'Etat  laïque  tendaient  à  un  tout 
autre  but.  Beaucoup,  la  plupart  de  ceux  qu'elles  ont 
élevés,  se  sont,  j'aime  à  le  reconnaître,  conduits,  une 
fois  la  guerre  déclarée,  en  bons  Français  ;  mais  il  leur 
a  fallu,  du  jour  au  lendemain,  se  retourner  contre  l'édu- 
cation qu'ils  avaient  reçue.  L'instinct  national,  le  dan- 
ger de  la  patrie,  a  réveillé  en  eux  la  foi  patriotique;  du 
même  coup,  ils  ont  pris  en  dégoût  toutes  les  leçons  de 
leurs  premiers  maîtres;  la  foi  patriotique  les  a  inclinés 
vers  la  foi  religieuse  ;  ce  fut  le  cas  d'illustres  écrivains, 


1)  «  La  prépara  lion  psychologique  do  la  guerre  de  1!)14  aura  prouvé 
un''  fois  de  plus  qu'une  élile  agissante  vaut  mieux  qu'une  foule  amorphe 
pour  obtenir  un  résultat  déterminé.  «  Maurice  Vaussard,  Pour  ceux  qui 
survivront,  Havuc  pratiqua  d'apologétique,  l*""  avril  l'Jiû. 

13  —  Fr. 


194  LA   RELIGION   DANS   L  ARMEE  FRANÇAISE 

et  ce  l'est  encore  aujourd'hui  de  quantité  d'élèves  et 
même  de  maîtres  des  plus  laïcisées  de  nos  écoles. 

Dans  la  voie  nouvelle  où  Ils  entraient,  ils  trouvaient 
pour  guides  des  hommes  qui  unissaient  les  deux  fois 
patriotique  et  chrétienne,  non  seulement  les  prêtres  et 
les  religieux  que  la  loi  miUtaire  avaient  versés  dans 
l'armée,  non  seulement  ces  admirables  officiers  de  car- 
rière sortis  de  nos  grandes  écoles  préparatoires,  telles 
que  l'Ecole  Sainte-Geneviève  ou  le  Collège  Stanislas, 
mais  ces  jeunes  gens  du  monde  et  du  peuple  venus  des 
œuvres  catholiques.  Or,  les  chefs  de  ces  œuvres  avaient 
pris  leur  tâche  au  sérieux,  «  Ni  garderies,  ni  sociétés 
purement  sportives,  mais  œuvres  d'éducation  intégrale, 
voilà  ce  que  sont  nos  patronages  »,  écrit  le  très  distin- 
gué  directeur  du   Bon  Conseil,   Œuvres  d'éducation 
intégrale,   c'est  aussi  ce  qu'avaient  prétend.u  être  nos 
maisons  d'éducation  et  nos  associations.  En  fait,  elles 
ont  constitué  une  élite;  la  religion  est  pour  cette  élite 
tout  autre  chose  qu'un  ensemble  de  pratiques  superli- 
cielles;  elle  est  entrée  dans  l'intime  de  leur  vie;  elle  a 
fait  des  apôtres;  ceux  qui  sont  venus  à  eux,  d'abord  en 
tant  que  patriotes,  ont  senti  qu'ils  avaient  à  faire  à  de 
vrais  chrétiens. 

Et  c'est  pourquoi  le  mouvement  religieux  que  Ton 
constate  aujourd'hui  dans  nos  armées  est  beaucoup  plus 
profond  que  ne  l'imaginent  ceux  qui  n'y  voient  que 
l'effet  de  la  crainte  de  la  mort  :  plus  profond  chez  les 
catholiques  de  vieille  date  et  plus  profond  chez  les  con- 
vertis. 

Je  laisserai  parler  nos  jeunes  gens  eux-mêmes,  et  je 
demanderai  ensuite  à  tout  homme  sincère,  de  quelque 
parti  et  de  quelque  nationalité  qu'il  soit  :  «  Est-ce  là,  oui 
ou  non,  du  vrai,  du  pur,  du  profond  christianisme,  cL 


LA  RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE  195 

ce  chrislianisme,  ces  jeunes  gens  savenl-ils,  oui  ou  non, 
à  qui  et  à  quoi  ils  le  doivent?  Avons-nous  affaire  à  des 
sentimentaux,  à  des  peureux,  ou  à  des  hommes  de  con- 
viction et  de  courage  (1)  ?» 


*    * 


Dès  le  premier  jour  de  la  mobilisation,  nos  jeunes 
gens  ont  affirmé  leurs  convictions  et  leurs  espérances 
chrétiennes,  leur  volonté  de  servir  la  cause  de  l'Eglise, 
en  même  temps  que  celle  de  la  France. 

Un  jeune  homme  de  vingt  ans,  porteur  d'un  des  plus 
grands  noms  de  France,  qui  vient  d'achever  son  droit 
à  rinslitut  catholique,  écrit  à  son  recteur  : 

Je  suis  affecté  au  ...®  dragons,  à  ....  Vous  imaginez  mon 
bonheur  profond. 

Avant  de  partir,  je  veux  vous  dire  mon  regret  de  ne  pas 
vous  avoir  montré  assez  la  reconnaissance  et  l'affection 
fdiale  que  je  vous  porte.  Les  mots  expriment  bien  peu,  mais 
vous  savez  quels  sont  mes  sentiments.  Je  pars  avec  une  joie 
que  vous  pouvez  croire  :  quel  honneur  pour  notre  généra- 
tion que  de  commencer  ainsi  la  vie  !  Quelle  ère  triomphale 
pour  la  France  et  le  Christ,  si  nous  sommes  vainqueurs  ! 
Car,  grâce  à  tous  vos  efforts  patients,  infatigables  —  et  à 
ceux  de  nos  parents,  car  c'est  vous  qui  nous  avez  faits  ce 
que  nous  sommes  —  les  idées  chrétiennes  vont  triompher. 
Je  remercie  Dieu  de  m'avoir  donné  la  vie  pour  cela. 


(1)  Les  ducumonls  cilcs  sont,  presque  tous,  emprunlés  soit  au  Bulle- 
tin de  l'Association  callifliquc  de  la  Jeunesse  française,  soit  à  la  JRevuc 
Montalembert,  organe  de  la  Réunion  des  Etudiants,  numéro  de  jan- 
vier-mars 1915,  soit  à  la  Bovue  pratique  d'apologétique,  numéro  de 
septembre  1914,  soit  aux  archives  du  patronage  du  Bon-Conseil,  à 
Paris. 


196  LA  RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE 

Un  autre,  plus  âgé,  qui  appartient  à  un  des  plus 
grands  corps  de  l'État,  n'est  pas  moins  affirmalif  : 

Je  pars  ce  soir  pour...  Vous  voyez  que,  du  premier  coup, 
je  serai  en  pleine  bagarre.  Je  vous  demande  le  secours  de 
vos  prières  pour  que  je  fasse  mon  devoir  en  bon  chrétien 
et  en  bon  Français...  C'est  avec  une  foi  et  une  confiance 
entière  en  Dieu  que  je  pars. 

F.  A...,  de  la  Réunion  des  Étudiants,  comprend  ainsi 
son  devoir  d'olficier  : 

L'oflioler  a  toujours  été,  pour  moi,  la  personnification  du 
dévouement,  de  l'honneur,  le  prùtre  de  la  Patrie.  Cet  ol'fi- 
cier-là  était  mon  idéal...  Maintenant  je  vois  mieux  encore, 
je  vois  un  officier  foncièrement  religieux,  le  type  du  beau 
chrétien,  et  c'est  ce  que  je  veux  être.  Sur  les  jeunes  géné- 
rations cjui  passent  dans  nos  régiments  l'influence  morale 
du  chef  est  incalculable,  lorsqu'il  possède  le  caractère  et  la 
science. 

Et  cet  aulro,  J.  B...,  de  la  même  Réunion,  au 
moment  d'entrer  dans  la  marine  : 

Je  tâcherai  de  pouvoir,  à  ma  mort,  prononcer  ces  mots  : 
«  Je  meurs  content  parce  que  j'ai  bien  employé  mon  exis- 
tence pour  Dieu  et  pour  la  patrie.  »  Que  la  carrière  que 
j'embrasse  me  donne  l'occasion  de  faire  mon  devoir  de 
catholique  et  de  répandre  un  peu  de  bien  autour  de  moi  ! 

Au  début  de  la  guerre,  il  passe  dans  les  fusiliers 
marins,  ne  se  trouvant  à  bord  ni  assez  utile,  ni  assez 
exposé.  Mortellement  blessé,  il  offre  à  Dieu  le  sacrilice 
de  sa  vie  et  meurt  en  récitant  son  chapelet. 

Et  voici  ce  que  m'écrit  un  autre  de  mes  anciens 
élèves  qui,  lui,  échange  l'artillerie  contre  l'infanterie, 
afin  de  se  battre  davantage  et  de  plus  près  : 


LA   RELIGION   DANS   L'ARMÉE  FRANÇAISE  197 

1915  nous  apportera  la  victoire  militaire,  mais  ce  n'est 
pas  assez.  Il  faut  que  la  France  redevienne  elle-mêmey 
cest-ù-dire  la  vraie  fdle  aînée  de  VÉglise  qui  Va  faite.  Je 
sais  que  c'est  votre  vœu  le  plus  cher...  Je  vous  remercie  de 
ce  que  vous  avez  été  et  fait  pour  moi  :  ce  serait  une  de  mes 
dernières  pensées  si  je  tombais  et  si  j'avais  le  temps  de  me 
voir  partir... 

Les  lettres  suivantes,  empruntées  au  Bulletin  do 
r Association  catholique  de  la  Jeunesse  française, 
expriment  la  même  idée  et  s'élèvent  jusqu'à  la  notion 
la  plus  sublime  du  sacrifice  chrétien  de  la  vie  pour  le 
salut  et  la  régénération  de  la  Patrie. 

E...  écrit  à  l'aumônier  général,  le  15  novembre  : 

Vous  prierez  pour  moi,  mon  cher  Père,  afin  que,  le 
devoir  accompli,  je  puisse  revenir  travailler  près  de  vous 
pour  notre  chère  A.  C.  J.  F.,  rendue  plus  vaillante  encore 
par  l'épreuve  qui  trempe  les  jeunes.  L'exemple  de  nos  bons 
amis,  disparus  en  trop  grand  nombre,  et  dont  nous  grave- 
rons le  souvenir,  celui  de  nos  blessés  qui  ont  montré,  par 
leur  conduite,  que  nos  camarades  savent  mettre  leurs  actes 
en  accord  avec  les  principes  qu'ils  proclament;  celui  de 
tant  d'ignorés  dont  la  foule  ardente  entraîne  notre  Patrie 
sur  les  voies  de  la  résurrection,  communique  le  courage  et 
resi)rit  d'abnégation. 

Z...,  lieutenant  d'intendance  à  la  7"  division  de  cava- 
lerie, écrit  le  A  novembre  à  son  ami  T...  : 

Dieu  veuille  faire  sortir  de  tous  ces  holocaustes  une 
France  nouvelle  où  son  règne  soit  affirmé!  Il  faut  à  un 
monde  en  décomposition  de  ces  sacrifices  et  de  ces  catas- 
trophes pour  retremper  les  âmes.  Cette  guerre  est  déjà 
féconde  en  liéroïsme  de  tout  genre  :  je  ne  vois  autour  de 


198  LA   RELIGION  DANS  l'ARMÉE  FRANÇAISE 

moi  qu'abnégation  et  enthousiasme...  Pour  ma  part,  j'ai 
offert  ma  vie,  entre  autres  intentions,  pour  le  triomphe  de 
notre  œuvre  commune. 


De  Q...,  président  de  Grenoble,  écrit  à  L...,  le 
5  novembre  : 

Nous  avons  tous  fait  avec  joie  le  sacrifice  de  notre  vie... 
La  guerre  est  une  terrible  chose,  mais  comme  elle  rap- 
proche du  Ciel  ! 

Le  docteur  E...,  président  de  l'Yonne,  après  avoir 
rappelé  les  communions  si  nombreuses  des  officiers  et 
des  soldats  et  constaté  que  dans  son  hôpital  un  seul 
blessé  sur  cent  (et  celui-là  n'était  pas  baptisé),  a  refusé 
les  secours  de  la  religion,  ajoute  : 

Et  voilà  pourquoi  j'espère  d'une  invincible  espérance  que, 
non  seulement. la  France  sera  victorieuse,  mais  que  le  bon 
Dieu  lui  accordera  encore,  en  surplus,  de  reprendre  sa  mis- 
sion dans  le  monde. 

Quelle  netteté  d'affirmation  dans  ces  quelques  lettres 
du  docteur  P...,  président  départemental  de  l'Aveyron, 
à  l'aumônier  diocésain  : 

13  août.  —  Dimanche,  nous  avons  pu  avoir  la  messe  ; 
mardi  aussi,  mais  pas  la  communion,  car  nous  n'étions  pas 
avertis.  —  Mais  il  nous  est  si  facile,  si  nous  voulons,  de 
mener  une  vie  spirituelle  ardente.  Sur  mon  cheval,  der- 
rière le  bataillon,  les  yeux  fixés  sur  la  multitude  des  clo- 
chers de  Lorraine,  qui  tous  gardent  le  Saint-Sacrement 
même  lorsqu'il  n'y  a  pas  de  prêtre  résidant,  il  m'est  facile 
de  converser  avec  le  Maître.  Que  de  choses  à  lui  dire  :  ma 
vie,  la  garde  de  tous  ceux  que  j'aime,  les  besoins  de  notre 
chère  A.  C.  J.  F.,  le  désir  d'accroître  son  royaume  dans  le 


LA  RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE  199 

cœur  des  soldats  et  de  Vinstaurer  dans  le  cœur  de  ceux  qui 
le  persécutent. 

11  septembre.  —  Délivré  aujourd'hui  par  les  Français, 
après  trois  semaines  de  captivité...  Ma  tête,  mes  yeux,  mon 
cœur  sont  abreuvés  de  ce  que  j'ai  vu.  Je  n'ai  jamais  autant 
senti  la  m,ain  de  Dieu  sur  moi  et  autour  de  moi. 

26  septembre.  —  Comme  fait  exprès,  je  n'ai  pas  encore 
(le  prêtre  dans  mon  régiment...  et  cojnment  voulez-vous 
que  je  ne  le  remplace  pas  dans  la  mesure  oit  je  le  peux  ? 

Et  depuis  quelques  jours  voilà  plusieurs  mourants  que 
j'essaj'e  d'acheminer  vers  la  porte  du  Ciel,  comme  on 
indique  la  maison  paternelle  aux  voyageurs  égarés  ou  per- 
dus dans  la  nuit.  Avant-hier  j'ai  coopéré  à  la  fin  édifiante 
du  lieutenant  porte-drapeau.  Il  est  mort  en  baisant  avec 
amour  la  médaille  de  la  sainte  Vierge  que  je  lui  présentais, 
celle  que  M^'^"  de  Ligonnès  m'a  donnée  et  dont  je  vous  prie 
de  le  remercier  en  lui  disant  combien  je  lui  reste  respec- 
tueusement attaché. 

Hier  encore  un  pauvre  petit  soldat  a  offert  sa  vie  pour 
ses  parents,  pour  la  France  et  pour  la  J.  C.  de  l'Aveyron. 
Car,  mon  cher  aumônier,  ma  vaillante  armée  que  je  vais, 
hélas  !  trouver  décimée  est  toujours  présente  à  mon  cœur. 
Et  je  suis  fier,  lorsque  je  trouve  les  blessés  de  la  Jeunesse 
Catholique  qui  supportent  avec  plus  de  courage  et  de  vail- 
lance leurs  souffrances,  qui  meurent  avec  plus  de  joie  et  de 
sérénité  que  les  autres,  ceux  qui  ne  sont  catholiques  que 
pressés  par  la  peur.  Ah!  mon  cher  aumônier,  je  l'aime  plus 
que  jamais,  notre  chère  A.  C.  J.  F.  !  Et  je  me  rends  compte 
que  si  elle  avait  eu,  il  y  a  déjà  longtemps,  Vinfluence  de 
formation  qu'elle  a  aujourd'hui,  nous  n'aurions  pas  eu  à 
enregistrer  quelques  heures  pénibles.  Ah  !  je  vous  en  prie, 
si  le  «  Jeune  Kouergue  ^)  existe  encore,  dites  à  tous  nos 
soldats,  par  son  intermédiaire,  aux  jeunes  de  19  et  18  ans, 
qui  partiront  peut-être  bientôt,  qu'on  ne  peut  pas  servir 


200  LA   RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE 

la  France  jusqu'à  l'effusion  de  son  sang  si  on  n'aime  pas  le 
bon  Dieu  ;  q  'il  est  matériellement  impossible  d'être  un 
bon  soldat  si  la  volonté  ne  se  courbe  pas  joyeusement  sous 
la  discipline,  et  qu'on  ne  peut  pas  vaincre  si  l'esprit  de 
sacrifice  n'est  pas  dans  le  cœur  le  maître  de  notre  égoïsme 
naturel.  Je  ne  sais  si  les  atrocités  de  cette  guerre  ouvriront 
les  yeux  à  tous  ;  j'en  connais  déjà  un  grand  nombre  qui 
voient  clair  !  mais  je  ramasse  une  série  de  renseignements 
que  j'espère  développer  un  jour  à  nos  chers  camarades. 

Nos  ennemis  eux-mêmes,  en  détruisant  notre  admirable 
cathédrale  de  Reims,  n'ont-ils  pas  voulu  frapper  au  cœur 
la  France  catholique —  la  meilleure?  Mais  leurs  boulets, 
je  l'espère,  indiqueront  à  tous  les  Français  la  voie  de  la 
victoire  par  la  régénération  au  baptistère  du  premier  sanc- 
tuaire de  notre  patrie. 

W  octobre...  —  Demandez  pour  moi  au  bon  Dieu  que  je 
ne  laisse  jamais  passer  une  occasion  d'exécuter  sa  volonté 
et.de  rechercher  sa  gloire.  Vous  préparez  l'avenir,  n'est-il 
pas  vrai?... 

Mais,  m'objectera-L-on  peut-être  :  vous  choisissez  des 
témoignages  émanés  de  jeunes  gens  qui  apparliennenL 
à  rélite  de  la  sociélé  et  de  la  culture  intellectuelle. 
Sans  doute,  mais  j'en  puis  apporter  quantité  d'autres 
qui,  provenant  de  jeunes  gens  de  la  petite  bourgeoisie, 
ou  de  la  classe  populaire,  rendent  exactement  le  même 
son  et  dénotent  un  esprit  religieux,  non  moins  haut, 
non  moins  profond. 

Toutes  les  lettres  qui  suivent  ont  pour  auteurs  des 
soldats  sortis  de  nos  patronages,  principalement  du 
patronage  du  Bon-Conseil,  à  Paris  :  j'en  certifie  l'au- 
thencilé. 

Elles  débordent  de  courage,  mais  aussi  de  cet  esprit 
de  charité  et  de  prière,  dont,  en  nulle  occasion,  ne  se 
départ  le  vrai  chrétien. 


LA   RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE  201 

Le  23  septembre  1914. 

Quand  à  Mézières  on  appelait,  en  riant,  lé  81^  un  régi- 
ment de  fer,  je  crois  que  Ton  ne  pouvait  pas  dire  plus  vrai, 
car  depuis  le  1"  août,  c'est-à-dire  depuis  54  jours  nous 
avons  été  constamment  en  première  ligne,  au  contact 
immédiat,  fournissant  ainsi  54  jours  de  combat,  dont 
quelques-uns  pourront  compter  parmi  les  plus  acharnés  et 
les  plus  meurtriers  de  la  campagne. 

Le  18^  chasseurs  ne  nous  quitte  pas  d'une  semelle  et  les 
deux  régiments  se  font  constamment  tuer  ensemble. 

J'ai,  d'ailleurs,  le  plaisir  de  rencontrer  souvent  I... 
du  18*^  chasseurs.  Chaque  fois  que  nous  nous  rencontrons, 
notre  première  parole,  en  nous  serrant  la  main,  est  celle-ci  : 
«  Eh  bien,  mon  vieux,  encore  debout?  »  Cela  à  cause  des 
pertes  terribles  qu'éprouvent  nos  deux  régiments,  que  l'on 
pourrait  bien  appeler,  je  crois,  les  deux  régiments  baïon- 
nette, car,  chaque  fois  que  nous  donnons,  il  faut  définitive- 
ment en  découdre  à  la  fourchette. 

Hier,  envoyé  avec  cinq  hommes  en  poste  d'écoute  à  la 
corne  d'un  bois,  j'ai  surpris  une  patrouille  de  uhlans  com- 
posée d'un  officier  et  de  deux  hommes.  Ils  avaient  mis  pied 
à  terre  et  à  la  lueur  d'une  lampe  électrique  examinaient 
une  carte.  Avant  même  que  j'aie  eu  donné  l'ordre,  la  charge 
était  poussée,  et,  criblés  de  coups  de  baïonnettes  par  mes 
hommes  et  moi-même,  les  Allemands  gisaient  inanimés  sur 
le  sol.  La  lampe  électrique  était  tombée  dans  l'herbe  et, 
maintenue  au  courant,  continuait  à  éclairer. 

Les  deux  soldats  étaient  morts,  mais  le  troisième,  un 
lieutenant  de  chasseurs,  vivait  encore  et,  m'étant  approché 
de  lui,  voici  ce  que  je  vis  et  que  je  me  rappellerai  toujours. 

D'une  magnifique  beauté  masculine,  le  visage  blanc 
comme  du  marbre,  il  était  étendu  sur  le  dos  :  de  sa  poitrine 
percée  en  trois  endroits  et  teintant  de  rouge  son  uniforme 
gris  clair,  le  sang  formait  une  large  mare  autour  de  lui.  Il 
iKxlbutiait  quelques  paroles  dont  je  ne  pus  saisir  le  sens. 


202  LA  RELIGION  DANS   LARMÉE  FRANÇAISE 

mais  que  peu  à  peu  je  parvins  à  comprendre.  Le  malheu- 
reux, des  dernières  forces  qui  lui  restaient,  s'efforçait  de 
dire  :  «  Polack  cattolic,  polack  cattolic  ».  Il  voulait  expri- 
mer ainsi  qu'il  était  polonais  catholique. 

En  même*  temps  il  essayait  de  retirer  de  sa  poche  un 
chapelet,  un  petit  calepin  qui,  je  m'en  assurai  plus  tard, 
contenait  une  image  de  la  Sainte  Vierge  et  de  l'Enfant 
Jésus. 

Devant  le  regard  de  ce  mourant,  devant  ses  paroles  et 
les  objets  qu'il  tenait  en  mains,  toute  fureur  de  haine 
disparut  en  moi. 

Ayant  placé  mes  hommes  à  leur  poste,  je  revins  pivs  de 
lui  et,  lui  prenant  les  mains,  je  lui  fis  comprendre  que 
j'étais  moi-même  catholique,  et  que  mon  plus  grand  désir 
était  de  lui  adoucir  ses  derniers  moments. 

Il  parut  me  comprendre  et  d'une  de  ses  mains  éleva  son 
chapelet.  Je  compris  son  désir  et  je  récitai  avec  lui  une 
dizaine  à  laquelle  il  répondait  faiblement  en  allemand. 

Après  quoi,  il  porta  le  chapelet  à  ses  lèvres  et  l'embrassa 
plusieurs  fois,  puis  me  le  tendit.  Je  l'embrassai  à  mon  tour 
et  cela  parut  le  rendre  heureux.  Il  fallut  que  je  rejoigne  mes 
hommes,  je  lui  mis  dans  les  mains  son  chapelet  et  son 
image  et  je  le  quittai,  non  sans  être  profondément  ému  par 
le  regard  de  reconnaissance  qu'exprimaient  ses  j^eux 
mourants. 

Quand  au  matin  je  repassai  à  cet  endroit,  en  rejoignant 
les  tranchées,  il  était  mort  et  il  avait  gardé  la  même 
position. 

...  Il  y  avait  quelques  minutes  que  je  venais  de  lire  le 
Bulletin  du  patronage  lorsque  cela  est  arrivé  et  le  souvenir 
du  Bon-Conseil  est  sûrement  pour  beaucoup  dans  la  pitié 
que  j'ai  eue  de  cet  Allemand. 

Dans  la  nuit  du  27  au  28  octobre,  on  fit  appel  à  des 
sapeurs  de  bonne  volonté  et  à  un  sous-officier  pour 
remplir  une  mission  des  plus  périlleuses.  Le  jeune  G.  P. 


LA  RELIGION  DANS  L'aRMÉE  FRANÇAISE  203 

se  présenta;  mais,  avant  de  partir,  il  écrit  au  directeur 
de  son  patronage,  puis  à  sa  jeune  femme,  qu'il  pense  ne 
jamais  revoir. 

Mon  bon  Père, 

Je  ne  puis  vous  écrire  longuement;  Gustave  vous  dira  le 
rôle  que  j'ai  à  remplir  et  qui  ne  me  laisse  que  peu  de  chances 
de  rentrer  sain  et  sauf.  Je  veux  vous  redire  combien  je 
vous  aime,  combien  je  vous  suis  reconnaissant  de  ce  que 
vous  avez  fait  pour  moi,  de  ce  que  vous  avez  fait  de  moi. 
J'accepte  de  bon  cœur  la  mission  très  belle  que  la  Provi- 
dence m'a  destinée;  je  me  remets  complètement  entre  les 
mains  de  Dieu,  à  qui  je  demande  de  prendre  soin  de  ma 
compagne  tant  aimée,  de  mes  enfants  chéris.  Aidez-les, 
mon  bon  Père,  des  conseils  que  vous  m'avez  prodigués.  On 
est  un  privilégié  lorsque  dans  de  pareils  instants  on  a 
laissé  près  des  siens  un  ami  tel  que  vous. 

Dites  à  tout  le  Bon  Conseil,  si  je  ne  reviens  pas,  que  ma 
pensée  a  été  vers  lui,  vers  notre  oeuvre  si  belle,  vers  tout 
mes  chers  amis,  vers  mon  cher  Félix,  vers  tant  d'anciens 
que  je  ne  puis  citer,  vers  certains  jeunes  que  je  considère 
comme  des  jeunes  frères,  parce  qu'ils  possèdent  vraiment 
l'esprit  de  l'œuvre  que  j'aime. 

Je  vous  embrasse  de  toute  mon  àme,  et  suis  votre  enfant. 


Lettre  à  sa  femme. 

B...-au-Bois,  le  27  octobre  1914. 

Je  ne  veux  pas  te  dire  de  ne  point  laisser  couler  tes 
larmes.  Pleure,  mais  sois  forte.  Pense  que  j'ai  eu  le  temps 
de  songer  au  sort  qui  devait  être  le  mien,  de  penser  à  toi, 
que  j'ai  aimée  du  plus  profond  de  mon  âme  et  que  je  rever- 
rai. Car  je  te  reverrai,  et  je  veux  que  tu  y  penses  et  que  tu 
te  dises  que  mon  sacrifice  a  été  fait  alors  que  j'y  songeais. 

Nous  serons  réunis  là -haut  et  tu  ne  dois  pas  te  livrer  au 


204  LA   RELIGION   DANS   L'ARMÉE   FRANÇAISE 

découragement  et  à  l'inconsolable  douleur,  car  ta  tâche  est 
lourde  et  plus  dure  que  n'a  été  la  mienne. 

Je  sais  que  Dieu  t'aidera,  va  à  lui  qui  seul  peut  te  gui- 
der; il  ne  peut  t'abandonner  dans  la  mission  de  ta  vie. 
Elève  nos  enfants  dans  son  amour;  remets-toi  aux  mains 
de  la  Providence  dont  la  volonté  est  faite.  Je  me  suis  livré 
totalement  à  Elle. 

Dis  plus  tard  à  nos  petits,  quand  ils  pourront  com- 
prendre, les  espérances  que  j'ai  fondées  sur  eux  et  ce  qu'ils 
doivent  être  dans  la  vie  :  des  forts  et  des  vaillants. 

Notre  amour  a  été  le  bien  le  plus  précieux  de  ma  vie. 
J'ai  été  fier  de  la  femme  que  tu  es,  j'ai  été  à  toi  totalement 
et  uniquement.  Tu  seras  forte  pour  répondre  à  ma  volonté 
et  parce  que  je  te  connais  et  que  tu  ne  peux  être  autrement 
même  dans  l'épreuve  terrible  qui  te  frappe,  mais  que  tu 
sauras  surmonter  parce  qu'elle  vient  de  Dieu  même. 

Dis  à  ta  mère  la  pensée  que  j'ai  eue  pour  elle  en  cette 
nuit,  ainsi  qu'à  Georges,  à  ceux  qui  t'entourent  et  que  tu 
me  sais  chers. 

Relève  la  tête  et  marche  avec  confiance  pour  répondre 
aux  dernières  volontés  de  celui  qui  t'a  très  tendrement  et 
complètement  aimée. 

Toutes  ces  lettres  sont  remplies  de  traits  héroïques 
contés  avec  une  gaieté  toute  parisienne,  mais  dans  cha- 
cune reparait  une  pensée  surnaturelle;  en  voici  une, 
du  19  octobre,  qui  donne  une  juste  idée  de  la  vie  que 
mènent  ces  hommes. 

Nous  sommes  toujours  au  même  endroit  et  attendons 
avec  impatience  l'heure  où  il  nous  sera  commandé  d'aller 
plus  avant.  Nos  Bretons  ne  peuvent  i^e  faire  à  cette  inac- 
tion prolongée;  à  leurs  yeux  perdus  dans  le  vague,  je  les 
sens  pris  de  nostalgie,  de  cette  nostalgie  que  l'action  seule 
guérit.  Notre  poste  médical  est  toujours  installé  dans  cette 
grotte  sombre  et  humide  dont  je  vous  parlais  il  y  a  quelques 


LA  RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE  205 

jours.  De   blessés,  nous    n'en    avons  pas  eu  depuis   déjà 
longtemps.  Ils  ont  beau   nous   arroser   de   shrapnells  ou 
nous  expédier  leurs  grosses  «  marmites  »,   «  ça  ne  rend 
pas  »,  comme  dirait  Gavroche.  Il  n'en  va  pas  de  même  de 
notre  75  quijcontinue  à  leur  faire  beaucoup  de  mal.  Avant- 
hier  au  soir,  les  nôtres  ont  pris  une  patrouille  prussienne, 
ils   nous   ont   dit    souffrir    beaucoup    de   notre    artillerie. 
C'étaient  de  tout  jeunes  gens  de  la  classe  1914  arrivés  ici 
depuis  huit  jours  à  peine,  ils  craignaient  d'être  fusillés, 
mais  dès  que  notre  commandant  les  eut  rassurés  sur  leur 
sort,  ils  n'avaient  plus  envie  de  s'en  aller,  et  c'est  plutôt 
joyeux  qu'ils  partirent  en  arrière  de  nos  lignes.  Hier  matin, 
j'ai  pu  assister  à  la  messe  et  communier,  ce  qui  ne  m'était 
pas  arrivé  depuis  longtemps.  La  messe  était  dite  à  l'ambu- 
lance de  la  division  marocaine  qui  se  trouve  à  notre  gauche, 
et  au  bord  des  tombes  où  au  jour  le  jour  on  enterre  les 
zouaves,  tirailleurs  et  bicots  tombés  à  l'ennemi.  Il  ne  m'était 
encore  jamais  arrivé  de  servir  la  messe  en  pareilles  condi- 
tions. Pendant  que  les  hommes  chantaient  à  pleine  voix  le 
Credo  et  VAdoremus,  ils  étaient  accompagnés  non  plus  par 
un  classique  harmonium,  mais  par  la  puissante  voix  des 
canons  et  par  le  bruit  plus  spécial  que  font  les  mitrailleuses 
tirant  sur  tout   un  front.  L'homme  se   sent  bien  petit  à 
pareilles  heures  et  en  pareils  lieux,  aussi  tous  les  visages 
étaient  empreints  d'une  gravité  religieuse  spéciale;  lorsque 
la  messe  dite,  l'aumônier  donne  l'absoute  pendant  que  ceux 
qui  le  savaient  chantaient  «  le  Libéra  »,  j'ai  vu  bien  des 
larmes  couler  des  yeux  des  officiers  et  des  soldats.  Larmes 
bénies,  puissiez-vous  bientôt  faire  place  au  sourire  et  à  la 
joie  causés  par  la  victoire! 

Quant  à  moi,  je  continue  à  très  bien  me  porter  et  reste 
toujours  très  gai.  Cette  vie,  si  elle  n'était  accompagnée  de 
tant  de  misères  et  de  tant  de  deuils,  est  assez  passionnante  ; 
on  ne  se  sent  i)lus  entouré  de  cette  mesquine  ambiance 
dans  laquelle  nous  vivons  en  temps  ordinaire  ;  pour  un  sémi- 
nariste  elle    est    très    intéressante;    volontiers    les   gens 


206  LA   RELIGION  DANS  L'aRMÉE  FRANÇAISE 

abordent  la  question  religieuse,  que  le  voisinage  de  la 
mort  ne  leur  fait  plus  paraître  comme  une  question  secon- 
daire, les  esprits  soi-disant  «  forts  »  n'ont  ici  aucun  succès. 
Continuez  à  prier  et  à  faire  prier  le  Bon  Conseil  pour 
nous,  car  nous  en  avons  grand  besoin.  Quoi  qu'on  fasse,  la 
vie  du  soldat  est  déprimante,  nous  avons  grandement 
besoin  des  prières  amies  pour  nous  aider  à  nous  plonger 
un  peu  dans  le  surnaturel.  Tous  nous  savons  que  là-bas, 
dans  la  chapelle  et  l'oratoire  aimés,  de  nos  jeunes  cama- 
rades, de  vieux  amis  sont  agenouillés  et  prient  pour  tous 
ceux  qui  combattent  au  loin,  c'est  pour  nous  un  grand 
réconfort  que  pareille  pensée,  dites-le  bien  à  tous. 

Dans  celte  vie,  non  seulement  ils  travaillent  à  se  sou- 
tenir eux-mêmes  par  la  prière  et  par  les  sacrements, 
mais  ils  essaient  de  faire  du  bien  aux  autres  : 

12  octobre  1914. 

Depuis  notre  départ  j'ai  pu  une  seule  fois  assister  à  la 
messe  et  recevoir  la  sainte  comn(\union.  Et  les  autres 
n'ont  rien  pu  avoir.  Cela  ne  nous  empêche  pas  de  sancti- 
fier notre  dimanche  comme  nous  le  pouvons  par  une  prière 
spéciale  et  de  nous  unir  à  la  messe  du  Bon  Conseil  par  la 
pensée.  Nous  prions  avec  vous  pour  la  France,  pour  nous 
tous  qui  sommes  chaque  jour  exposés  et  devons,  sans  le 
secours  des  sacrements,  rester  prêts  à  paraître  chaque  jour 
devant  Dieu.  Nous  restons  cependant  confiants  dans  la  Misé- 
ricorde de  Dieu,  et  dans  l'efficacité  des  prières  de  vous  tous. 
Ici  notre  vie  est  toujours  pleine  d'imprévu  et  ne  savons 
jamais  une  minute  à  l'avance  ce  que  nous  ferons.  Hier 
nous  étions  au  repos  et,  à  6  heures  du  soir,  nous  sommes 
partis  creuser  des  tranchées,  profitant  de  la  nuit.  Nous 
avons  maintenant  des  mains  de  terrassiers  et  manions  la 
pelle  toute  une  nuit,  comme  si  nous  avions  fait  cela  toute 
notre  vie.    Ce  matin  nous  sommes   dans  l'attente  d'une 


LA   RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE  207 

attaque,  prêts  à  partir  au  premier  signal.  Nous  sommes 
juste  en  arrière  des  tranchées  en  première  ligne.  Nous 
voyons  et  entendons  éclater  les  obus  autour  de  nous,  et 
avons  ramassé  des  éclats  dont  quelques-uns  atteignent 
4  centimètres  d'épaisseur.  Cette  vie  est  un  peu  énervante, 
et  l'abus  du  café  aidant,  il  y  a  souvent  des  prises  de  bec  et 
de  disputes  que  nous  nous  efforçons  de  calmer.  Nous 
sommes  déjà  arrivés  à  un  résultat  appréciable  et  notre 
escouade  qui  était  au  début  considérée  comme  une  des 
plus  mauvaises  est  certainement  à  l'heure  actuelle  une  de 
celles  qui  s'entendent  le  mieux.  Cela  n'a  pas  été  sans  peine^ 
car  elle  est  composée  d'éléments  bien  différents...  Tout  ce 
monde  maintenant  s'entend  à  merveille,  discute  religion, 
syndicat,  et  tous  sont  pour  nous  très  gentils,  et  presque 
pleins  d'attentions.  Plusieurs  lisent  le  Bulletin  et  y  trouvent 
grand  intérêt.  Quelques-uns  nous  demandent  s'ils  pour- 
raient venir  visiter  le  patronage  après  la  guerre,  ou  s'ils 
pourraient  y  envoyer  leurs  jeunes  frères. 

Que  l'on  m'excuse  de  laisser  parler  ainsi  le  docu- 
ment :  est-il  rien  d'aussi  éloquent?  Entre  tant  de  lettres 
que  j'ai  entre  les  mains,  voici  l'une  des  plus  belles  par 
le  courage,  l'entrain,  la  délicatesse  des  sentiments, 
même  le  charme  littéraire  : 

Le  13  novembre  1914. 

Le  8  novembre  au  matin,  je  suis  allé  au  village  voisin 
trouver  le  colonel  qui  m'avait  mandé  avec  un  camarade.  Je 
l'ai  attendu  deux  heures  —  et  entre  temps  —  j'ai  eu  l'oc- 
casion d'aller  voir  S.  à  la  2®  C'°  et  A.  F.  dans  les  gourbis. 
Ce  fut  une  bonne  joie  pour  moi,  mais  trop  courte  :  j'ai  dû 
les  quitter  de  suite.  Le  colonel  m'a  félicité  parce  que  je 
m'étais  offert  pour  remplir  une  mission  qui  avait  échoué 
deux  fois  déjà.  Mon  camarade  et  moi,  nous  avons  réussi 
à  mettre  le  feu  à  une  meule  de  paille  du  haut  de  laquelle 


208  LA  RELIGION  DANS  L' ARMÉE  FRANÇAISE 

des  Allemands  dissimulés  tiraient  sur  nos  officiers.  Te 
raconter  en  détail  toutes  les  péripéties,  fais-m'en  grâce  :  ce 
sera  pour  plus  tard,  lorsque  je  serai  devenu  vieux  grand- 
père;  mes  petits-enfants  sur  mes  genoux  me  réclameront 
des  histoires,  je  leur  conterai  volontiers  alors  nos  bonds  de 
trous  en  trous,  une  paire  de  souliers  prise  pour  un  casque 
à  pointe,  notre  marche  lente  et  rampante  pour  ne  pas 
éveiller  l'attention  de  l'ennemi,  l'émotion  dès  l'arrivée  à  la 
meule,  les  allumettes  bougies  qui  ne  veulent  pas  prendre, 
enfin  une  flamme  grandiose,  notre  fuite  à  toutes  jambes, 
le  cœur  content  parce  que  notre  mission  était  enfin  rem- 
plie. Le  colonel  nous  a  félicités,  le  général  de  brigade  éga- 
lement ;  on  nous  avait  parlé  d'une  citation  à  l'ordre  du 
jour.  Je  ne  sais  si  nous  l'avons  eue,  car  depuis  trois  jours 
je  suis  un  peu  en  dehors  du  129®.  Tu  en  sauras  le  pourquoi 
tout  à  l'heure. 

A  mon  retour  du  bureau  du  colonel,  je  me  suis  rendu  à 
la  chapelle  du  château  pour  entendre  la  messe  dite  par 
C.  Étant  en  retard  je  ne  pensais  plus  du  tout  la  servir.  On 
m'attendait,  j'ai  donc  eu  la  joie  de  servir  la  messe. 
Le  soir,  nous  sommes  repartis  aux  tranchées... 
Ici  un  temps  d'arrêt.  Tu  m'as  demandé  de  tout  te 
raconter,  je  vais  donc  te  dire  tout  bien  simplement  :  je 
suis  complètement  guéri.  Je  commence  par  la  fm  pour  te 
rassurer.  J'ai  été  blessé  très  légèrement,  si  légèrement  que 
je  reste  à  trois  kilomètres  en  arrière  pour  me  reposer? 
Après-demain,  je  serai  de  retour  à  ma  compagnie.  Tu  es 
bien  d'aplomb,  maintenant,  j'espère,  je  continue.  Je  ne  te 

donnerai  pas  de  détails 

Tout  à  coup  une  balle  tape  sur  ma  baïonnette  et,  en 
ricochant,  vient  me  caresser  la  tète  au-dessus  de  l'oreille 
gauche.  En  passant,  je  remercie  la  sainte  Vierge  de 
m'avoir  ainsi  protégé,  car,  sans  ma  baïonnette,  cette  balle 
me  frappait  en  plein  front.  Un  de  mes  camarade  m'ap- 
plique mon  paquet  de  pansements,  et  en  route,  n'y  pen- 
sons plus.  J'exhorte  mes  camarades  à  ne  pas  s'affoler,  à 


LA   RELIGION   DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE  209 

garder  tout  Ictir  sang-froid,  et  puisque,  gradé,  je  leur 
dois  l'exemple,  je  continue  à  faire  le  coup  de  feu  comme 
si  rien  n'était  ;  le  sourire  aux  lèvres,  le  bon  mot  à  la 
bouche,  eux,  la  cigarette  au  bec  !  ! 

Quand  l'action  fut  finie,  on  déplora  la  mort  d'un  caporal 
tué  aux  écoutes  et  un  seul  blessé,  ton  mari...  J'ai  eu  honte 
d'appeler  cette  égratignure  une  blessure,  et,  sans  l'ordre 
formel  du  capitaine,  du  colonel  même,  je  ne  serais  jamais 
allé  au  poste  de  secours...  Il  fallut  obéir;  mais  on  me 
fit  la  grâce  une  fois  pansé  de  revenir  à  mon  poste.  Ce  me 
fut  une  vive  joie  et  mon  escouade  fut  contente.  Je  suis 
resté  toute  la  journée  et  toute  la  nuit  suivante  dans  la 
tranchée.  Le  lendemain,  au  matin,  j'avais  un  peu  de 
fièvre  :  je  suis  revenu  me  faire  panser,  mais  là  !  complica- 
tion, syncope,  etc.  Je  passe  outre.  Toujours  est-il  que  le 
colonel  est  venu  m'exprimcr  toute  sa  sympathie,  m'a 
nommé  sergent,  et  m'a  annoncé  —  ne  tombe  pas  en  syn- 
cope, ni  en  extase  —  qu'il  me  proposait  pour  la  médaille 
militaire.  J'en  suis  le  premier  stupéfait  !  Qu'ai-je  donc  fait 
d'héroïque?  Tout  simplement  mon  devoir,  fai  fait  ce  que 
tu  m'aurais  dit  de  faire  si  tu  avais  été  à  côté  de  moi.  Enfin, 
si  cette  médaille  est  donnée  en  récompense  du  seul  devoir 
accompli,  je  l'accepterai  pour  toi,  car  depuis  notre  mariage 
n'es-tu  pas  la  douce  voix  qui  me  dit  toujours  :  «  Fais  ton 
devoir  là  oit  il  est.  »  Je  l'accepterai  aussi  pour  l'honneur  du 
Patronage  qui  nous  a  formés  tous  valeureux 

Mais  je  ne  voudrais  pas  te  faire  ime  déception  ;  si  je  ne 
l'obtiens  pas,  une  seule  chose  me  restera  à  faire  :  mainte- 
nant que  je  suis  en  route,  continuer  à  la  gagner. 

En  ce  moment  me  voici  au  repos  jusqu'à  demain  ou 
après-demain  dans  une  ambulance  dans  un  château.  Ma 
salle  est  la  vaste  salle  à  manger  ornée  de  boiseries.  Un 
bon  matelas  couché  sur  une  civière  me  fait  un  bon  lit  dans 
lequel  je  repose  à  moitié  la  nuit  :  ça  ne  vaut  pas  la  paille. 
Le  jour,  impossible  de  m'y  faire  rester.  Je  trotte  de  lit  en 
lit  parlant  un  petit  peu  à  l'un  et  à  l'autre,  faisant  le  sccrc- 

11  -  Vv. 


210  LA   RELIGION  DANS  l'ARMÊE  FRANÇAISE 

taire,  distribuant  la  soupe,  tournant  l'un  sur  le  côté,  bor- 
dant l'autre...  Je  mange  double  ration  :  pas  de  fièvre.  Le 
major  a  dit  qu'il  allait  me  mettre  à  la  porte,  que  je  lui 
coûtais  trop  cher,  et  pourtant  je  lui  fais  du  travail  de  mon 
propre  gré.  Je  blague,  je  donne  des  bonbons,  j'encourage 
de  mon  mieux  les  blessés.  L'aumônier  à  qui  j'ai  servi  la 
messe  le  jour  de  la  Toussaint,  vient  nous  voir  matin  et 
soir.  Je  suis  son  privilégié  :  il  a  toujours  les  poches  bour- 
rées de  friandises... 

Ce  blessé  soigne  ses  camarades  avec  un  admirable 
dévouement,  se  sacrifiant  sans  cesse  à  ceux  qu'il  juge 
plus  atteints  que  lui.  Il  favorise  V action  de  r aumônier, 
lui  sert  la  messe,  entraîne  les  hommes  à  l'église  et  les 
fait  chanter  très  pieusement. 

Je  terminerai  par  ces  trois  lettres,  les  deux  premières 
d'un  mari  à  sa  femme,  et  la  troisième  adressée  au 
directeur  du  patronage  :  l'éJévation  religieuse,  les  senti- 
ments de  famille,  le  désir  ardent  de  servir  la  cause 
chrétienne  s'y  mêlent  de  la  façon  la  plus  émouvante. 

Le  25  octobre. 

Je  vais  t'écrire  une  longue  lettre  et  j'espère  que  tu  la 
recevras  ;  je  vais  te  décrire  aujourd'hui  l'emploi  d'une 
journée  de  repos,  plus  tard,  je  te  dirai  une  journée  passée 
dans  les  tranchées. 

Donc  nous  sommes  au  repos  depuis  trois  jours,  car  voici 
comment  cela  se  passe  :  on  reste  un  certain  temps  dans  les 
tranchées,  puis  un  autre  régiment  vous  remplace  et  l'on  va 
dans  un  pays  pour  se  reposer  et  se  nettoyer  (pendant  3  ou 
4  jours  en^^iron). 

Hier  samedi,  à  quatre  heures,  je  suis  allé  me  confesser 
au  curé  du  pays,  et  ce  matin  dimanche,  à  7  h.  1/2  en  union 
avec  toi,  je  suis  allé  à  la  messe  et  fai  commuyiié  ;  tu  ne 
peux  pas  te  figurer  ma  joie  et  mon  bonheur,  me  voilà  à 
nouveau  avec  une  provision  de  courage  et  plein  de  con- 


LA  RELIGION  DANS  L  ARMEE  FRANÇAISE  211 

fiance  dans  Favenir,  ainsi  que  l'âme  et  le  cœur  tranquilles. 

En  retournant  au  cantonnement,  j'apprends  que  quel- 
ques-uns se  préparent  pour  la  messe  paroissiale  de 
9  heures,  j'y  retourne  avec  eux.  Ce  fut  un  spectacle  vrai- 
ment impressionnant  :  l'église  assez  grande  était  pleine  de 
soldats  au  point  que  plusieurs  ne  purent  entrer.  A  l'évan- 
gile, l'aumônier  militaire  prend  la  parole  et  empoigne  l'as- 
sistance, puis  nous  chantons  le  Credo  et  après  la  commu- 
nion on  chante  le  Souvenez-vous.  Au  souvenir  de  ce 
chant,  j'avais  les  yeux  pleins  de  larmes,  mais  joyeux  tout 
de  même,  car  j'avais  du  bonheur  plein  le  cœur.  Jamais  je 
n'oubherai  le  spectacle  de  cette  église  pleine  de  soldats, 
d'officiers,  dont  un  général,  chantant  le  Credo.  Passons 
maintenant  aux  choses  matérielles.  A  10  h.  1/2,  nous 
mangeons  un  ragoût  de  mouton  aux  pommes  de  terre, 
avec  un  quart  de  vin  donné  par  la  compagnie.  Puis  le  café 
avec  rhum  (payé  par  un  camarade). 

Tu  le  vois,  nous  ne  sommes  pas  trop  malheureux  (mal- 
heureusement ce  n'est  pas  tous  les  jours  la  même  chose). 
Aujourd'hui,  il  fait  un  temps  superbe,  il  fait  chaud  et  le 
soleil  brille,  c'est  une  véritable  journée  de  printemps,  fax 
du  bo7iheur  plein  le  cœur^  c'est,  je  crois,  la  meilleure  jour- 
née depuis  mon  départ. 

3  heures  de  l'après-midi.  Je  rentre  des  vêpres  et  du  salut, 
l'église  est  encore  pleine  de  soldats,  nous  chantons  ; 

Je  mets  ma  confiance. 
Vierge,  en  votre  secours  ; 
Servez-moi  de  défense. 
Prenez  soin  de  mes  jours. 

Et  un  autre  cantique  à  la  Vierge  pour  protéger  la  France 
et  lui  donner  la  victoire.  Quelle  chose  sublime  que  la  prière, 
Toute  la  journée  je  fus  avec  toi,  uni  par  la  pensée,  le  cœur 
et  la  prière.  Maintenant,  l'âme  en  paix,  j'attends  l'avenir 
avec  confiance,  certain  que  la  Vierge  ne  m'abandonnera 
pas.  Ainsi  malgré  la  distance,  durant  ce  dimanche,  nous 
ne  faisions  qu'un.  Courage,  aujourd'hui  j'ai  fait  provision 


212  LA   RELIGION  DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE 

de  courage  et  j'attends  l'avenir  avec  calme,  je  m'aban- 
donne aux  mains  de  Dieu. 

Dieu  ne  nous  abandonnera  pas,  je  l'espère,  et  je  te 
reviendrai  la  guerre  finie,  nous  serons  réunis  dans  la  vie  ; 
et  en  croyant  à  la  vie  éternelle,  le  premier  parti  de  cette 
terre  attendra  l'autre  dans  l'autre  monde  pour  être  «  unis 
pour  toujours  »  ;  cette  pensée  quoique  triste  est  consolante. 
Pour  aujourd'hui,  je  te  quitte  et  t'embrasse  de  tout  mon 
cœur  ainsi  que  notre  cher  petit. 

Le  8  novembre  1914. 

Comme  il  n'y  a  pas  de  fait  saillant  à  te  raconter,  je 

vais,  pendant  quelques  instants,  être  plus  encore  que  d'ha- 
bitude avec  toi  en  t'écrivant  ces  quelques  mots.  Et  ce  sera 
mon  dimanche  à  moi. 

Par  la  pensée,  je  me  transporte  auprès  de  toi,  et  là  dans 
notre  petit  nid,  je  te  cause  cœur  à  cœur. 

Prends  confiance  et  fais  provision  de  courage,  car  je  crois 
que  notre  séparation  va  encore  durer  quelque  temps.  Com- 
bien? Je  l'ignore,  mais  sans  doute  assez  longtemps  (c'est 
du  moins  mon  avis),  mais  j'accepte  ce  sacrifice  d'être  séparé 
de  toi  et  de  mon  cher  petit,  pour  notre  patrie  ;  et  pour  le 
reste,  je  m'abandonne  aux  mains  de  Dieu,  en  demandant  la 
protection  de  la  Sainte  Vierge.  De  ton  côté,  fais  la  même 
chose,  et  crois-moi,  je  suis  fier  d'avoir  une  femme  coura- 
geuse comme  toi,  qui  à  chacune  de  ses  lettres  fait  taire  ses 
craintes  et  ses  inquiétudes  et  m'envoie  du  courage  en  même 
temps  que  des  marques  d'amour. 

Durant  cette  journée  que  je  passe  dans  ma  tranchée,  ma 
pensée  te  suivra  à  chaque  instant  et  rien  que  de  te  repré- 
senter en  train  d'habiller  notre  petit,  le  sortir,  puis  le  voir 
être  la  joie  et  le  rayon  de  soleil  de  ses  grand-père  et  grand'- 
mère,  ce.la  me  procure  une  douce  joie  en  même  temps 
qu'une  provision  de  courage  et  un  rayon  d'espérance  de  voir 
bientôt  tout  le  monde  content. 


i 


LA   RELIGION   DANS   L'ARMÉE   FRANÇAISE  213 

Prends  courage,  du  reste  tu  connais  la  source  de  toutes 
forces  et  tu  y  puises  presque  chaque  jour.  Ne  te  tourmente 
lias  trop  à  mon  sujet.  Dis-toi  que,  malgré  la  distance,  nos 
cœurs  s'unissent  pour  n'en  former  qu'un  seul  et  battre  du 
même  amour  en  même  temps  que  de  la  même  confiance  en 
Dieu. 

22  novembre  1914. 

Quelle  joie  de  retourner  au  feu,  peut-être  cette  fois-ci  ne 
reviendrai-je  pas;  mais  je  retournerai  là-bas  plus  fier  que 
jamais,  content  de  faire  mon  devoir,  et  n'ayant  nullement 
peur  de  la  mort. 

Je  n*ai  jamais  été  dans  d'aussi  bonnes  dispositions 
morales  et  7i' ai  jamais  aussi  bien  senti  la  force  de  la  prière 
ardente  montant  vers  Dieu  et  Lui  demandant  ce  dont  nous, 
pauvre  pécheurs^  avons  besoin.  Maintenant,  plus  de  res- 
pect humain,  et  bien  rares  sont  ceux  qui  pensent  à  blâmer 
ceux  qui  très  sincèrement  et  sans  éclat  s'approchent 
presque  journellement  des  Sacrements. 

Comme  on  se  sent  fort,  et  comme  on  désirerait  faire  pro- 
fiter les  malheureux  qui  ne  connaissent  pas  notre  belle  reli- 
gion. 

Je  me  demande  vraiment  comment  ils  peuvent  aller  au 
feu  sans  cette  force  surnaturelle  qui  nous  réconforte  et  nous 
emporte,  eux  qui  comme  nous  s'en  vont  au  feu  et  peut-être 
pour  n'en  plus  revenir,  et  qui  ne  possèdent  pas  d'idéal  reli- 
gieux. Dites  bien,  mon  bon  Père,  à  ces  chers  amis  du 
Cercle  que  leurs  aînés  prient  tous  les  jours  pour  eux,  pour 
que  Dieu  mette  en  leur  âme  ce  que  vous  avez  si  bien  semé 
dans  la  nôtre,  à  nous  qui  sommes  vos  enfants. 

Oh!  comme  je  voudrais  être  du  nombre  de  ceux  qui 
reviendront.  Comme  ils  seront  forts  1  Rien  ne  leur  a  été 
épargné  sur  le  champ  de  bataille,  et  vous  aurez  à  la  fin  de 
cette  terrible  campagne  un  groupe  d'hommes  capables  de 
mieux  encore  vous  comprendre,  vous  aimer  et  vous  servir 
en  Dieu  et  pour  sa  cause  ' 


214  LA   RELIGION   DANS  L'ARMÉE  FRANÇAISE 

Cette  belle  et  généreuse  pensée  d'un  enfant  du  peuple, 
je  la  retrouve  sous  la  plume  d'un  de  nos  jeunes  écri- 
vains catholiques,  dans  un  article  éloquent  et  profond, 
Pour  ceux  qui  survivront  : 

Comment,  dit-il,  ne  pas  être  saisi  d'un  sentiment  com- 
plexe, celui  que  peut  éprouver  l'enfant  d'hier  à  qui  l'on 
vient  dire  qu'il  est  roi  et  que  le  sort  de  millions  d'êtres  lui 
est  confié,  devant  cette  tâche  inconnue  qui  incombera,  qui 
incombe  déjà  à  chacun  de  nous  pour  faire  de  la  victoire 
française  une  victoire  durable  en  faisant  qu'elle  soit  aussi 
une  victoire  chrétienne?  Sentiment  de  respect  pour  la 
Volonté  qui  donne  à  nos  vies  chétives  cette  magnifique 
mission;  fierté,  mêlée  à  la  plus  noble  angoisse,  de  ce  que, 
si  nous  n'avons  pas  été  choisis  pour  être  des  victimes, 
nous  sommes  appelés  sans  Jiésitation  possible  à  être  des 
apôtres  (1). 

Catholiques,  nos  frères,  vous  avez  entendu  la  voix 
même  de  nos  soldais  chrétiens.  Croyez-vous  encore  que 
la  France  soit  la  nation  athée?  Croyez-vous  que  ces 
jeunes  gens  ne  sont  pas,  selon  la  parole  de  Notre  Sei- 
gneur, le  sel  de  la  terre,  le  ferment  qui  fera  lever  la 
7wasse?  Croyez-vous  que  le  mouvement  auquel  ils  par- 
ticipent et  que,  dans  une  certaine  mesure,  ils  dirigent, 
ne  soit  pas  sérieux  et  durable?  Croyez-vous  que  les 
œuvres  qui  les  ont  formés  n'ont  pas  donné  à  l'Église 
catholique,  notre  mère  à  tous,  des  enfants  dignes  d'elle 
et  dignes  des  meilleurs  d'entre  vous?  J'en  appelle  à 
votre  bonne  foi  et  je  ne  doute  pas  de  votre  réponse. 

Alfred  Baudrillart, 
vicaire  général,  recteur. 


(1)  Revue  pratique  d'apologétique,  l**"  avril  1915. 


DISCOURS  DE  S.  S.  BENOIT  XV 

AU  CONSISTOIRE  DU  22  JANVIER  1915 


Vénérables  Frères, 

Afin  de  pourvoir,  avec  la  solennité  requise,  les  diocèses 
vacants,  il  Nous  a  plu  de  vous  convoquer  aujourd'hui  en 
Notre  présence. 

Elles  ne  sont  pas  peu  nombreuses,  les  églises  qui,  dans 
ces  derniers  temps,  sont  restées  privées  de  leurs  pasteurs 
et,  parmi  elles,  il  en  est  d'assez  importantes,  par  la  dignité 
de  leurs  desservants,  pour  que  Nous  nous  en  occupions 
dans  cette  assemblée.  Mais,  tout  d'abord,  en  vous  voyant 
réunis  ici,  Vénérables  Frères,  qui,  par  le  lien  très  spécial 
qui  nous  unit  à  vous,  prenez  une  part  si  étroite  à  Nos  pen- 
sées et  à  Nos  sollicitudes,  Nous  ne  pouvons  Nous  empêcher 
de  verser  de  nouveau  dans  vos  cœurs  un  peu  de  l'angoisse 
dont,  vous  le  savez,  Notre  âme  est  oppressée. 

Les  mois,  hélas!  succèdent  aux  mois  sans  laisser  luire 
l'espérance,  même  lointaine,  de  voir  cesser  bientôt  cette 
guerre  si  funeste  ou,  pour  mieux  dire,  ces  massacres. 

S'il  ne  Nous  est  pas  donné  de  hâter  la  fin  d'un  fléau 
si  grave,  puissions-Nous  au  moins  en  atténuer  les  doulou- 
reuses conséquences.  Nous  nous  y  sommes  employé  jus- 
qu'ici autant  qu'il  était  en  Notre  pouvoir,  vous  le  savez, 
et  Nous  ne  manquerons  pas  de  continuer  à  Nous  y  employer 
dans  l'avenir  aussi  longtemps  que  la  nécessité  l'exigera. 

Faire  davantage,  aujourd'hui,  Notre  charge  apostolique 
ne  Nous  le  permet  point.  Quant  à  proclamer  qu'il  n^est 
permis  à  personne,  pour  quelque  motif  que  ce  soit,  de  léser 
la  justice,  c'est,  sans  doute,  au  plus  haut  point,  un  office 


216  DISCOURS  DE  S.  S.  BENOIT  XV 

qui  revient  au  Souverain  Pontife  comme  à  celui  qui  est 
constitué  par  Dieu  Vinterprète  suprême  et  le  vengeur  de  la 
loi  éternelle.  Et  nous  le  proclajnons  sans  ambages,  réprou- 
vant hautennent  toute  injustice,  de  quelque  côté  qu'elle  ait 
été  commise.  Mais  il  ne  serait  ni  convenable  ni  utile  d'en- 
gager l'autorité  pontificale  dans  les  litiges  même  des  belli- 
gérants. 

A  coup  sûr,  pour  tout  esprit  pondéré,  il  est  manifeste 
que,  dans  cet  effroyable  conflit,  le  Saint-Siège,  sans  cesser 
de  s'en  préoccuper  avec  une  extrême  attention,  est  tenu 
de  garder  une  complète  impartialité. 

Le  Pontife  romain^  en  tant,  d'une  part,  qu'il  est  le 
Vicaire  de  Jésus-Christ  mort  pour  tous  les  hommes  et 
pour  chacun,  en  tant,  d'autre  part,  qu'il  est  le  Père  com- 
mun des  catholiques,  doit  embrasser  dans  un  même  sen- 
timent de  charité  tous  les  combattants.  Il  a,  de  chaque 
côté  des  belligérants,  un  grand  nombre  de  fils  dont  le 
salut  doit  lui  causer  une  égale  sollicitude.  Il  est,  par  suite, 
nécessaire  qu'il  considère  en  eux  non  les  intérêts  spéciaux 
qui  les  divisent,  mais  le  lien  commun  de  foi  qui  les  rend 
frères. 

S'il  se  comportait  autrement,  non  seulement  il  ne  con- 
tribuerait pas  à  la  cause  de  la  paix,  mais  ce  qui  est  pire,  il 
attirerait  à  la  religion  des  aversions  et  des  haines  et  expo- 
serait à  des  troubles  fort  graves  la  tranquillité  et  la  concorde 
intérieure  de  l'Eglise. 

Toutefois,  tout  en  n'adhérant  à  aucun  des  deux  partis. 
Nous  Nous  préoccupons  pareillement  de  l'un  et  de  l'autre 
comme  Nous  l'avons  dit,  et  en  même  temps  Nous  suivons 
avec  anxiété,  avec  angoisse,  les  terribles  phases  de  cette 
guerre,  d'autant  plus  à  craindre  que  la  violence  dans 
l'attaque  y  dépasse  parfois  toute  mesure.  Notre  pensée, 
cependant,  comme  il  est  naturel,  se  tourne  plus  souvent  du 
côté  où  Nous  trouvons  plus  vif  l'attachement  respectueux  à 
l'égard  du  Père  commun  des  fidèles,  et  cela  regarde,  par 
exem.ple,  le   hien-aimé  peuple  belge,  témoin  la  lettre   que 


AU  CONSISTOIRE  DU  22  JANVIER  1915  217 

Nous  adressâmes  naguère  au  cardinal-archevêque  de 
Malines. 

Et  Nous  faisons  ici  appel  au  sentiment  d'iiumanité  de 
ceux  qui  ont  franchi  les  frontières  des  nations  adverses 
pour  les  conjurer  que  les  régions  envahies  ne  soient  pas 
dévastées  plus  qu'il  n'est  strictement  exigé  par  les  nécessités 
de  Voccupatioyi  m,ilitaire^  et,  ce  qui  importe  davantage 
encore,  qu'on  ne  blesse  pas  gratuitement  les  habitants  en  ce 
quils  ont  de  plus  citer,  comme  les  temples  sacrés,  les  minis- 
tres de  Dieu,  les  droits  de  la  religion  et  de  la  foi  :  car  pour 
ceux  qui  voient  leur  patrie  occupée  par  l'ennemi,  nous 
comprenons  fort  bien  combien  il  doit  être  dur  de  se  trouver 
soumis  au  joug  de  l'étranger,  mais  Nous  ne  voudrions  pas 
que  le  désir  ardent  de  recouvrer  leur  indépendance  les 
amenât  spécialement  à  entraver  le  maintien  de  l'ordre  public 
et  à  aggraver  par  suite  de  beaucoup  leur  position. 

Du  reste,  Vénérables  Frères,  parmi  les  si  grandes  et  si 
pesantes  angoisses  qui  nous  agitent,  nous  ne  devons  jDas 
toutefois  perdre  courage  ;  plus  l'avenir  nous  apparaît 
obscur,  plus  grande  doit  être  la  confiance  avec  laquelle 
nous  nous  approchons  du  trône  de  grâce  pour  obtenir  misé- 
ricorde et  y  trouver  la  grâce  avec  le  secours  opportun. 
(Hébr.,  IV,  16.) 

Il  est,  par  conséquent,  nécessaire,  comme  Nous  l'avons 
déjà  prescrit,  d'adresser  d'instantes  et  humbles  prières  au 
Seigneur,  qui  est  le  maître  et  l'arbitre  souverain  des  évé- 
nements humains  et  qui  peut  seul,  par  les  voies  qui  lui 
plairont  davantage,  diriger  les  volontés  humaines.  Nous  ne 
croyons  pas  que  la  paix  ait  quitté  le  monde  sans  l'assenti- 
ment divin.  Dieu  permet  que  les  nations  qui  avaient  placé 
toutes  leurs  pensées  dans  les  choses  de  cette  terre  se 
[•unissent  les  unes  les  autres,  par  des  carnages  mutuels,  du 
mépris  et  de  la  négligence  avec  lesquels  elles  l'ont  traité; 
d'autres  événements  viennent  encore  s'y  ajouter  pour  con- 
traindre les  hommes  à  s'humilier  sous  la  puissante  main  de 
Dieu.  (I,  Petr.,  v.  6.) 


218  DISCOURS  DE  S.  S.  BENOIT  XV 

Telle  est  la  catastrophe  de  ces  derniers  jours,  dont  nous 
savons  tous  combien  elle  fut  horrible  et  meurtrière. 

C'est  pourquoi,  puisque  la  prière  en  commun  est  la  plus 
agréable  à  Dieu  et  la  plus  fructueuse,  Nous  exhortons  tous 
les  gens  de  bien  à  rendre  propice  la  divine  clémence  par 
leurs  prières  personnelles,  mais  surtout  en  prenant  part, 
dans  les  temples  sacrés,  aux  prières  publiques. 

Et  pour  qu'un  immense  chœur  de  voix  suppliantes 
monte  vers  le  ciel.  Nous  avons  prescrit,  vous  ne  l'ignorez 
pas,  deux  solennelles  cérémonies  expiatoires,  l'une  aui  aura 
lieu,  pour  les  catholiques  de  toute  l'Europe,  le  7  février 
prochain,  et  l'autre,  dans  le  reste  du  monde  catholique,  le 
21  mars. 

Nous  avons  décidé  d'assister  Nous-même  à  la  première 
dans  la  basilique  de  Saint-Pierre,  et  Nous  sommes  certain 
que  vous  ne  manquerez  pas,  mes  Vénérables  Frères,  à  y 
prendre  part  avec  Nous. 

Que  la  Vierge,  très  saint  secours  des  chrétiens,  écoute  et 
qu'elle  seconde  les  vœux  de  l'Église!  Puisse  son  interces- 
sion obtenir  de  son  divin  Fils  que  les  esprits  reviennent  au 
culte  de  la  vérité,  les  âmes  à  celui  de  la  justice,  et  que  la 
paix  du  Christ  reparaisse  dans  le  monde  et  fixe  désormais 
son  séjour  parmi  les  hommes  I 


AU  CONSISTOIRE  DU  22  JANVIER  1915  219 


Extrait  de  la  lettre  de  S.  E.  le  cardinal  Mercier. 
Patriotisme  et  endurance. 

(Noël  1914.) 

.  Lorsque,  dès  mon  retour  de  Rome,  au  Havre,  déjà, 
j'allai  saluer  nos  blessés  belges,  français  ou  anglais; 
lorsque,  plus  tard,  à  Malines,  à  Louvain,  à  Anvers,  il  me 
fut  donné  de  serrer  la  main  à  ces  braves,  qui  portaient 
dans  leurs  tissus  une  balle  ou,  au  front,  une  blessure,  pour 
avoir  marché  à  l'assaut  de  l'ennemi  ou  soutenu  le  choc  de 
ses  attaques,  il  me  venait  spontanément  aux  lèvres  pour 
eux  une  parole  de  reconnaissance  émue  :  «  Mes  vaillants 
amis,  leur  disais-je,  c'est  pour  nous,  pour  chacun  de  nous, 
pour  moi,  que  vous  avez  exposé  votre  vie  et  que  vous 
souffrez.  J'ai  besoin  de  vous  dire  mon  respect,  ma  gratitude, 
et  de  vous  assurer  que  le  pays  entier  sait  ce  qu'il  vous 
doit.  » 

C'est  que,  en  effet,  nos  soldats  sont  nos  sauveurs. 

Une  première  fois,  à  Liège,  ils  ont  sauvé  la  France  ;  une 
seconde  fois,  en  Flandre,  ils  ont  arrêté  la  marche  de  l'en- 
nemi vers  Calais  :  la  France  et  l'Angleterre  ne  l'ignorent 
point,  et  la  Belgique  apparaît  aujourd'hui  devant  elles,  et 
devant  le  monde  entier,  d'ailleurs,  comme  une  terre  de 
héros.  Jamais,  de  ma  vie,  je  ne  me  suis  senti  aussi  fier 
d'être  Belge  que,  lorsque,  traversant  les  gares  françaises, 
faisant  halte  à  Paris^  visitant  Londres,  je  fus  partout  le 
témoin  de  l'admiration  enthousiaste  de  nos  alliés  pour 
l'héroïsme  de  notre  armée.  Notre  Roi  est,  dans  l'estime  de 
tous,  au  sommet  de  l'échelle  morale;  il  est  seul,  sans 
doute,  à  l'ignorer,  tandis  que,  pareil  au  plus  simple  de  ses 
soldats,  il  parcourt  les  tranchées,  et  encourage  de  la  séré- 


220  EXTRAIT  DE  LA  LETTRE  DU  CARDINAL  MERCIER 

nité  de  son  sourire,  ceux  à  qui  il  demande  de  ne  point 
douter  de  la  patrie. 

Le  premier  devoir  de  tout  citoyen  belge,  à  l'heure  pré- 
sente, est  la  reconnaissance  envers  notre  armée. 

Si  un  homme  vous  ava.t  sauvé  d'un  naufrage  ou  d'un 
incendie,  vous  vous  jugeriez  lié  envers  lui  par  une  dette 
d'éternelle  gratitude. 

Ce  n'est  pas  un  homme,  ce  sont  deux  cent  cinquante 
mille  hommes  qui  se  battent,  souffrent,  tombent  pour  vous, 
afin  que  vous  demeuriez  libres,  afin  que  la  Belgique  garde 
son  indépendance,  sa  dynastie,  son  union  patriotique  et 
que,  après  les  péripéties  qui  se  déroulent  sur  les  champs 
de  bataille,  elle  se  relève  plus  noble,  plus  fière,  plus  pure, 
plus  glorieuse  que  jamais. 

Priez,  tous  les  jours,  mes  Frères,  pour  ces  deux  cent  cin- 
quante mille  hommes  et  pour  les  chefs  qui  les  conduisent  à 
la  victoire  ;  priez  pour  nos  frères  d'armes  ;  priez  pour  ceux 
qui  sont  tombés;  priez  pour  ceux  qui  luttent  toujours; 
priez  pour  les  recrues  qui  se  préparent  aux  luttes  de 
demain. 

En  votre  nom,  je  leur  envoie  d'ici  le  salut  de  notre  con- 
fraternelle sympathie  et  l'assurance  que,  non  seulement 
nous  prions  pour  le  succès  de  leurs  armes  et  pour  le  salut 
éternel  de  leurs  âmes,  mais  que  nous  acceptons,  à  leur 
intention,  tout  ce  qu'il  y  a  de  pénible,  physiquement  et 
moralement,  pour  nous,  dans  notre  oppression  momen- 
tanée, tout  ce  que  l'avenir  peut  ncfus  réserver  encore  d'iui- 
miliations  temporaires,  d'angoisses  ou  de  douleurs. 

Au  jour  de  la  victoire  finale,  nous  serons  tous  à  l'hon- 
neur: il  est  juste  qu'aujourd'hui  nous  soyons  tous  à  la  peine. 

D'après  des  échos  que  j'ai  pu  recueillir,  il  semble  que, 
de  certains  milieux  où  la  population  a  le  moins  souffert,  il 
s'élève  parfois,  contre  Dieu,  des  paroles  amères  qui,  si 
elles  étaient  froidement  calculées,  seraient  presque  blas- 
phématoires. 

Oh  I  je  ne  comprends  que  trop  les  révoltes  de  l'instinct 


EXTRAIT  DE  LA  LETTRE  DU  CARDINAL  MERCIER  221 

naturel  contre  les  maux  qui  se  sont  abattus  sur  la  catho- 
lique Belgique  :  le  cri  spontané  de  la  conscience  est  tou- 
jours que  le  succès  couronne  sur  l'heure  la  vertu,  et  que 
l'injustice  soit  aussitôt  réprimée. 

Mais  les  voies  de  Dieu  ne  sont  point  les  nôtres,  dit 
l'Écriture;  la  Providence  donne  libre  cours,  durant  l'inter- 
valle que  sa  sagesse  a  mesuré,  au  jeu  des  passions  humaines 
et  à  l'entrechoquement  des  intérêts.  Dieu  est  patient,  parce 
qu'il  est  éternel.  Le  dernier  mot,  celui  de  la  miséricorde, 
est  pour  ceux  qui  ont  foi  à  l'amour.  «  Pourquoi  es-tu  triste, 
«  ô  mon  âme,  et  pourquoi  te  troubles-tu?  Quare  tristis  es 
«  anima  mea  et  quare  conturbas  me?  Espère  en  Dieu; 
«  bénis-Le  quand  même  :  n'est-il  pas  ton  Sauveur  et  ton 
«  Dieu?  Spera  in  Deo  quoniam  adhuc  confitehor  illi,  salu- 
(.(.  tare  vultus  m,ei  et  Deus  meus  (1).  » 

Lorsque  le  saint  homme  Job,  que  Dieu  voulait  offrir  en 
modèle  de  constance  aux  générations  futures,  avait  été, 
coup  sur  coup,  privé  par  Satan,  de  ses  biens,  de  ses 
enfants,  de  sa  santé,  ses  amis  défilaient  devant  lui  en  le 
narguant,  et  l'incitaient  à  la  révolte  ;  sa  femme  lui  sug- 
gérait des  pensées  de  blasphème  et  d'imprécation  :  «  Que 
«  gagnes -tu  à  demeurer  intègre?  lui  disait-elle  ;  maudis  donc 
«  Dieu  et  meurs  (2).  »  Seul  l'homme  de  Dieu  était  inébran- 
lable dans  sa  foi.  «  Tu  tiens  le  langage  d'une  insensée, 
«  répliquait-il;  lorsque  Dieu  nous  comblait  de  ses  dons, 
«  nous  les  recevions  de  sa  main;  pourquoi  refuserions- 
«  nous  aujourd'hui  les  maux  dont  il  nous  afflige?  Il  est  le 
«  maître.  Il  donne,  il  reprend  :  Que  son  saint  Nom  soit 
V  toujours  béni!  Dominus  dédit,  Dominus  abstulit;  sicut 
«  Domino  placuit  ita  factum,  est.  SU  nomen  Domini  hene- 
«  dictum!  (3)  » 

Or  l'expérience  a  démontré  que  le  saint  homme  avait 


(1)  Ps.  XLII,  5. 

(2)  Dixit   autem  illi  uxor  sua  :  «  Adhuc  lu  permanes  in  simplicitatc 
lua  !  Benedic  Deo  et  morerc.  »  (Job  II,  9.) 

(3)  Job  II,  10;  I,  21. 


222  EXTRAIT  DE  LA  LETTRE  DU  CARDINAL  MERCIER 

raison  :  il  plut  au  Seigneur  de  récompenser,  dès  ici-bas, 
son  serviteur  fidèle;  il  lui  rendit,  au  double,  tout  ce  qui  lui 
avait  été  repris  et,  par  égard,  pour  lui,  fit  grâce  à  ses 
amis  (1). 

Moins  que  personne,  peut-être,  j'ignore  ce  qu'a  souffert 
notre  pauvre  pays.  Et  aucun  Belge  ne  doutera,  j'espère,  du 
retentissement,  en  mon  âme  de  citoyen  et  d'évêque,  de 
toutes  ces  doyleurs.  Ces  quatre  derniers  mois  me  semblent 
avoir  duré  un  siècle. 

Par  milliers,  nos  braves  ont  été  fauchés;  les  épouses,  les 
mères  pleurent  des  absents  qu'elles  ne  reverront  plus  ;  les 
foyers  se  vident;  la  misère  s'étend,  l'angoisse  est  poi- 
gnante. A  Malines,  à  Anvers,  j'ai  connu  la  population  de 
deux  grandes  cités  livrées,  l'une  durant  six  heures,  l'autre 
durant  trente-quatre  heures  d'un  bombardement  continu, 
aux  affres  de  la  mort.  J'ai  parcouru  la  plupart  des  régions 
les  plus  dévastées  du  diocèse  :  Duffel,  Lierre,  Berlaer, 
Saint  Rombaut,  Konings-Hoyckt;  Mortsel,  Waelhem, 
Muysen,  Wavre-Sainte-Catherine,  Wavre- Notre-Dame  ; 
Sempst,  Weerde,  Eppeghem  ;  Hofstade,  Elewyt;  Rymenam, 
Boort  Meerbeek,  Wespelaer,  Haecht,  Wechter-Wackerzeel, 
Rotselaer,  Tremeloo;  Louvain  et  les  agglomérations  subur- 
baines, Blauwput,  Kessel-Loo,  Boven-Loo,  Linden,  Herent, 
Thildonck,  Bueken,  Relst;  Aerschot,  Wesemael,  Hersselt; 
Diest,  Schafïen,  Molenstede,  Rillaer,  Gelrode,  et  ce  que  j'y 
ai  vu  de  ruines  et  de  cendres  dépasse  tout  ce  que,  malgré 
mes  appréhensions  pourtant  très  vives,  j'avais  pu  imaginer. 
Certaines  parties  de  mon  diocèse,  que  je  n'ai  pas  encore 
trouvé  le  temps  de  revoir,  Haekendover,  Roosbeek,  Bau- 
tersem,  Budingen,  Neerlinder;  Ottignies,  Mousty,  Wawre; 
Beyghem,  Capelle-au-Bois,  Humbeek,  Nieuwenrode, 
Liezele,  Londerzeel;  Hejndonck,  Mariekerke,  Weert, 
Blaesvelt,  ont  subi  les  mêmes  ravages.  Églises,  écoles, 
asiles,  hôpitaux,  couvents,  en  nombre  considérable,  sont 


(1)  XLI,  8-10. 


EXTRAIT  DE  LA  LETTRE  DU  CARDINAL  MERCIER  223 

hors  d'usage  ou  en  ruines.  Des  villages  entiers  ont  quasi 
disparu.  A  Werchter  -  Wackerzeel ,  par  exemple,  sur 
380  foyers,  il  en  reste  130  ;  à  Tremeloo,  les  deux  tiers  de 
la  commune  sont  rasés;  à  Bueken,  sur  100  maisons,  il  en 
reste  20;  à  Schaffeo,*  d'une  agglomération  de  200  habita- 
tions, 189  ont  disparu,  il  en  reste  11.  A  Louvain,  le  tiers 
de  rétendue  bâtie  de  la  cité  est  détruit;  1.074  immeubles 
ont  disparu  ;  sur  le  territoire  de  la  ville  et  des  communes 
suburbaines,  Kessel-Loo,  Herent  et  Héverlé,  réunies,  il  y 
a  un  total  de  1.823  immeubles  incendiés. 

Dans  cette  chère  cité  Louvaniste,  dont  je  ne  parviens  pas 
à  détacher  mes  souvenirs,  la  superbe  collégiale  de  Saint- 
Pierre  ne  recouvrera  plus  son  ancienne  splendeur;  l'antique 
collège  Saint- Ives;  l'école  des  beaux-arts  de  la  ville; 
l'école  commerciale  et  consulaire  de  l'Université,  les  halles 
séculaires,  notre  riche  bibliothèque,  avec  ses  collections, 
ses  incunables,  ses  manuscrits  inédits,  ses  archives;  la 
galerie  de  ses  gloires  depuis  les  premiers  jours  de  sa  fon- 
dation, portraits  des  recteurs,  des  chanceliers,  des  profes- 
seurs illustres,  au  spectacle  desquels,  maîtres  et  élèves 
d'aujourd'hui  s'imprégnaient  de  noblesse  traditionnelle  et 
s'animaient  au  travail  :  toute  cette  accumulation  de 
richesses  intellectuelles,  historiques,  artistiques,  fruit  de 
cinq  siècles  de  labeur,  tout  est  anéanti. 

De  nombreuses  paroisses  furent  privées  de  leur  pasteur. 
J'entends  encore  l'accent  douloureux  d'un  vieillard  à  qui 
je  demandais  s'il  avait  eu  la  Messe,  le  Dimanche,  dans  son 
église  ébréchée  :  «  Voilà  deux  mois,  me  répondit-il,  que  nous 
n'avons  plus  vu  de  prêtre.  »  Le  curé  et  le  vicaire  étaient 
dans  un  camp  de  concentration  à  Munsterlagen,  non  loin 
de  Hanovre. 

Des  milliers  de  citoyens  belges  ont  été  ainsi  déportés 
dans  les  prisons  d'Allemagne,  à  Munsterlagen,  à  Celle, 
à  Magdebourg.  Munsterlagen  seul  a  compté  3.100  prison- 
niers civils.  L'histoire  dira  les  tortures  physiques  et  morales 
de  leur  long  calvaire. 


224  EXTRAIT  DE  LA  LETTRE  DU  CARDINAL  MERCIER 

Des  centaines  dHnnocents  furent  fusillés;  je  ne  possède 
pas  au  complet  ce  sinistre  nécrologe,  mais  je  sais  qu'il  y 
en  eut,  notamment,  91  à  Aersçhot  et  que  là,  sous  la  menace 
de  la  mort,  leurs  concitoyens  furent  contraints  de  creuser 
les  fosses  de  sépulture.  Dans  l'agglomération  de  Louvain 
et  des  communes  limitrophes,  176  personnes,  hommes  et 
femmes,  vieillards  et  nourrissons  encore  à  la  mamelle, 
riches  et  pauvres,  valides  et  malades,  furent  fusillées 
ou  brûlées. 

Dans  mon  diocèse  seul,  je  sais  que  treize  prêtres  ou 
religieux  furent  mis  à  mort  (1).  L'un  d'eux,  le  curé  de 
Gelrodc  est,  selon  toute  vraisemblance,  tombé  en  martyr. 
J'ai  fait  un  pèlerinage  à  sa  tombe,  et,  entouré  des  ouailles 
qu'il  paissait,  hier  encore,  avec  le  zèle  d'un  apôtre,  je  lui 
ai  demandé  de  garder  du  haut  du  ciel,  sa  paroisse,  le 
diocèse,  la  patrie. 

Nous  ne  pouvons  ni  compter  nos  morts,  ni  mesurer 
l'étendue  de  nos  ruines.  Que  serait-ce,  si  nous  portions  nos 
pas  vers  les  régions  de  Liège,  de  Namur,  d'Andenne,  de 
Dinant;  de  Tamines,  de  Charleroi;  vers  Virton,  la  Semois, 
tout  le  Luxembourg;  vers  Termonde,  Dixmude,  nos  deux 
Flandres (2)? 


(1)  Leurs  confrères  en  religion  ou  dans  le  sacerdoce  seront  soucieux 
de  connaître  leurs  noms;  les  voici  :  I^upierreux,  de  la  Compagnie  de 
Jésus;  les  Frères  Sébastien  et  Allard,  de  la  Cong-rég-ation  des  Josc- 
phites,  le  Frère  Candide  de  la  Cong-régation  des  Frères  de  la  Miséri- 
corde; le  Père  Maximin,  Capucin,  et  le  Père  Vincent,  Conventuel; 
Lombaerls,  curé  à  Boven-Loo,  Goris,  curé  à  Aulgaerden;  l'abbé  Carettc, 
professeur  au  Collège  Episcopal  de  Louvain;  De  Clerck,  curé  à  Bueken; 
Dergent,  curé  à  Gelrodc,  Wouters  Jean,  curé  au  Pont-Brùlé.  Diverses 
circonstances  nous  induisent  à  penser  que  le  curé  de  lièrent,  Van 
Bladel,  vénérable  vieillard  de  soixante  et  onze  ans,  a  aussi  été  tué  ;  cepen- 
dant, jusqu'à  cette  heure,  son  cadavre  n'a  pas  été  retrouvé. 

(2)  Je  disais  qu'il  y  a  eu  treize  ecclésiastiques  fusilles  dans  le  diocèse 
de  Malines.  Il  y  en  a,  à  ma  connaissance  actuelle,  plus  de  trente  dans 
les  diocèses  de  Namur,  de  Tournai,  et  de  Liège  :  Schlôgel,  curé  d'Has- 
tière;  Gille,  curé  de  Couvin;  Pieret,  vicaire  à  Étalle;  Alexandre,  curé  à 
Mussy-la-Villc;  Maréchal,  sémina)'iste  de  Maissin;  le  H.  P.  Gillel,  béné- 
dictin de  Maredsous;  le  R.  P.  Nicolas,  Prémontré  de  l'abbaye  de  LefFe, 
deux  Frères  de  la  môme  abbaye;  un  Frère  de  la  Congrégation  des  Oblats; 
Poskin,  curé  de  Surice;  Hotlet,  curé  des  Alloux;  Georges,  curé  de  Tin- 


PATRIOTISME  ET  ENDURANCE  225 

Là  même,  où  les  vies  sont  sauves  et  les  édifices  maté- 
riels intacts,  que  de  souffrances  cachée?  !  Les  familles,  hier 
encore  dans  l'aisance,  sont  dans  la  gêne  ;  le  commerce  est 
arrêté;  l'activité  des  métiers  est  suspendue;  l'industrie 
chôme;  des  milliers  et  des  milliers  d'ouvriers  sont  sans 
travail  ;  les  ouvrières,  les  filles  de  magasin,  d'humbles 
servantes  sont  privées  de  leur  gagne-pain  ;  et  ces  pauvres 
âmes  se  retournent,  fiévreuses,  sur  leur  lit  de  douleur,  et 
vous  demandent  :  à  quand  la  fm  ? 

Nous  ne  pouvons  que  répondre  :  C'est  le  secret  de  Dieu. 

Oui,  mes  bien  chers  Frères,  c'est  le  secret  de  Dieu.  Il 
est  le  maître  des  événements  et  le  souverain  régulateur  des 
sociétés.  «  Domini  est  terra  et  plenitudo  ejus;  orhis  terra- 
(c  rum  et  universi  qui  habitant  in  eo.  »  «  La  terre  est  à 
«  Vous,  Seigneur,  avec  tout  ce  qu'elle  contient;  à  Vous 
«  notre  globe  et  tous  ceux  qui  l'habitent  (1).  »  La  première 
relation  qui  surgit  entre  la  cyéature  et  son  Créateur  est 
celle  d'une  dépendance  absolue  de  la  première  au  second. 
L'être  est  dépendant;  la  nature,  les  facultés,  les  actes,  les 
œuvres  le  sont.  A  chaque  instant  qui  s'écoule,  la  dépen- 
dance se  renouvelle,  parce  que,  sans  le  soutien  du  Tout- 
Puissant,  l'existence  de  la  première  seconde  s'évanouirait  à 
la  suivante.  L'adoration,  c'est-à-dire  la  reconnaissance  de 
la  souveraineté  divine,  n'est  pas  l'objet  d'un  acte  fugitif, 
elle  doit  être  l'état  permanent  de  la  créature  consciente  de 
ses  origines.  A  chaque  page  de  nos  Ecritures,  Jehovah 
affirme  son  souverain  domaine.  Toute  l'économie  de  la  Loi 
ancienne,  toute  l'histoire  du  peuple  élu  tendent  au  même 
objectif  :  Maintenir  Jehovah  sur  son  trône,  abattre  les 
idoles.  «  Je  suis  le  premier  et  le  dernier,  dit-il  dans  Isaïe, 


tigny;  Glouden,  curé  de  Latour;  Zenden,  curé  retraité  à  Latour;  l'abbé 
Jacques;  Druet,  curé  d'Acoz;  Pollart,  curé  de  Roselies;  Labeye,  curé  de 
Blogny-Trombleur ;  Thielen,  curé  de  Haccourt;  Jansseu,  curé  d'Heurc-lc- 
Romain;  Chabot,  curé  de  Forêt;  Dossognc,  curé  de  Hockay;  Reusonnet, 
vicaire  d'Olme;  Bilande,  aumônier  des  sourds-muels,  ù  Bouge;  l'abbé 
Docq,  etc. 

(1)  Ps.  XXIII,  i. 

15  —  Fr. 


226  EXTRAIT  DE  LA  LETTRE  DU  CARDINAL  MERCIER 

«  et,  hors  moi,  il  n'est  point  de  Dieu.  Qui  est  comme  moi? 
«  Qu'il  s'avance  et  qu'il  parle!...  Existe-t-il  un  refuge  autre 
«  que  moi?...  Je  forme  la  lumière  et  je  crée  les  ténèbres; 
«  je  fais  la  paix  et  je  crée  le  malheur  :  c'est  moi  Jehovah 
«  qui  fais  tout  cela...  Malheur  à  qui  dispute  avec  Celui  qui 
«  le  forme,  lui,  tesson  parmi  les  tessons  de  terre!  L'argile 
«  dit-elle  au  potier  :  Que  fais- tu?  et  l'œuvre  à  Touvrier  : 
«  Tu  es  maladroit!...  Parlez,  exposez,  qui  délibérez.  Mais, 
«  sachez-le,  de  Dieu  juste  et  sauveur  il  n'en  est  point  que 
«  moi  (1).  » 

Ah!  raison  superbe,  tu  croyais  pouvoir  te  passer  de 
Dieu!  Tu  ricanais  quand,  par  son  Christ  et  par  son  Église, 
il  prononçait  les  paroles  graves  de  l'expiation  et  de  la  péni- 
tence. Enivré  de  tes  succès  éphémèreS;  homme  frivole, 
repu  d'or  et  de  plaisir,  tu  te  suffisais  insolemment  à  toi- 
même!  Et  le  vrai  Dieu  était  relégué  dans  l'oubli,  méconnu, 
blasphémé,  avec  éclat,  parfois,  par  ceux  que  leur  situation 
chargeait  de  donner  à  autrui  l'exemple  du  respect  de  l'ordre 
et  de  ses  assises.  L'anarchie  pénétrait  les  couches  infé- 
rieures ;  les  consciences  droites  se  sentaient  tentées  de 
scandale  :  Jusques  à  quand,  pensaient-elles,  jusques  à 
quand.  Seigneur,  tolérerez-vous  l'orgueil  de  l'iniquité?  Où 
êtes-vous.  Maître,  et  donnerez-vous  donc  finalement  raison 
à  l'impie  qui  proclame  que  vous  vous  désintéressez  de  votre 
œuvre? 

Un  coup  de  foudre,  et  voici  tous  les  calculs   humains 
bouleversés.  L'Europe  entière  tremble  sur  un  volcan. 
La  crainte  du  Seigneur  est  le  principe  de  la  sagesse. 
Les  émotions  se  pressent  dans  les  âmes,  mais  il  en  est 
une  qui  domine,  c'est  le  sentiment  que  Dieu  se  révèle  le 
Maître. 

Les  nations  qui,  les  premières,  ont  donné  l'assaut,  et 
celles  qui  se  défendent,  se  sentent  également  dans  la  main 
de  Celui,  sans  qui  rien  ne  se  fait,  rien  n'aboutit. 


I 


(1)  Isaïe,  XLV,  4  et  suiv. 


PATRIOTISME  ET  ENDURANCE  227 

Ijes  hommes  déshabitués  depuis  longtemps  de  la  prière, 
se  retournent  vers  Dieu.  Dans  l'armée,  dans  le  monde  civil, 
en  public,  dans  le  secret  des  consciences,  on  prie.  Et  la 
prière  n'est  pas,  cette  fois,  une  parole,  apprise  par  cœur, 
qui  effleure  les  lèvres,  elle  monte  du  fond  de  l'âme  et  se 
présenté  devant  la  Majesté  souveraine  sous  la  forme 
sublime  de  l'offrande  de  la  vie.  C'est  tout  l'être  qui  s'im- 
mole à  Dieu.  C'est  l'adoration,  l'accomplissement  du  pre- 
mier et  fondamental  précepte  de  Tordre  moral  et  religieux  : 
«  Dominiun  Deuni  tuum  adorabis  et  illi  soli  servies  »  (1), 
«  Tu  adoreras  le  Seigneur  ton  Dieu  et  tu  ne  te  mettras  qu'à 
son  service.  » 

Même  ceux  qui  murmurent  et  ne  se  sentent  pas  le  cou- 
rage de  courber  le  front  sous  la  main  qui  nous  frappe  et 
nous  sauve,  reconnaissent  implicitement  que  Dieu  est  le 
Maître  suprême,  car  ils  ne  le  blasphèment  que  parce  qu'il 
se  hâte  trop  peu,  à  leur  gré,  de  s'accommoder  à  leurs 
désirs. 

Quant  à  nous,  mes  Frères,  nous  voulons  sincèrement 
L'adorer.  Nous  ne  voyons  pas  encore,  dans  tout  son  éclat, 
la  révélation  de  sa  sagesse,  mais  notre  foi  Lui  fait  crédit. 
Nous  nous  humilions  devant  sa  justice  et  nous  espérons  en 
sa  miséricorde.  Avec  le  saint  homme  Tobie,  nous  recon- 
naissons qu'il  nous  châtie,  parce  que  nous  avons  péché, 
mais  nous  savons  qu'il  nous  sauvera,  parce  qu'il  est  misé- 
ricordieux. ((  Ipse  castigavit  nos  propter  iniquitates  nostras  : 
et  ipse  salvahit  nos  propter  misericordiam  suam  »  (2). 

Il  serait  cruel  d'appuyer  sur  nos  torts,  au  moment  môme 
où  nous  les  payons  si  durement  et  avec  tant  de  grandeur 
d'âme.  Mais  n'avouerons-nous  pas  que  nous  avions  quelque 
chose  à  expier?  A  qui  II  a  beaucoup  donné,  Dieu  a  le  droit 
de  beaucoup  redemander  ;  «  Omni  autem  cui  multum  datum 
estf  multum  quœretur  ab  eo  »  (3).  Or,  le  niveau  moral  et 


(1)  Deut.  Malth.  IV,  10. 

(2)  Tobie  XIII,  6. 
iS)  Luc,  XII,  48. 


228  EXTRAIT  DE  LA  LETTRE  DU  CARDINAL  MERCIER 

religieux  du  pays  montait-il  de  pair  avec  sa  prospérité  éco- 
nomique? Le  repos  dominical,  l'assistance  à  la  messe  du 
dimanche,  le  respect  du  mariage,  les  lois  de  la  modestie, 
qu'en  faisiez-vous?  Que  devenaient,  même  dans  les  familles 
chrétiennes,  la  simplicité  de  nos  pères,  l'esprit  de  péni- 
tence, la  confiance  dans  l'autorité?  Et  nous,  religieux, 
prêtres,  évêque,  nous  surtout,  dont  la  sublime  mission  est 
de  traduire  dans  notre  vie,  plus  encore  que  dans  nos  dis- 
cours, l'évangile  du  Christ,  nous  donnions-nous  assez  le 
droit  de  redire  à  notre  peuple  la  parole  de  l'apôtre  des 
nations  :  «  Copiez  votre  vie  sur  la  mienne,  comme  la  mienne 
«  est  copiée  sur  celle  du  Christ,  Imitatores  mei  estote, 
«  sicut  et  ego  Christi  »  (1).  Nous  travaillions,  oui;  nous 
priions,  oui  encore;  mais  c'est  trop  peu.  Nous  sommes,  par 
devoir  d'état,  les  expiateurs  publics  des  péchés  du  monde. 
Or,  qu'est-ce  qui  dominait  dans  notre  vie,  îe  bien-être  bour- 
geois, ou  l'expiation? 

Oh!  oui,  tous  nous  tombions,  à  nos  heures,  sous  le 
reproche  que  faisait  l'Éternel  à  son  peuple  élu,  après  la 
sortie  d'Egypte  :  «  J'avais  engraissé  mon  peuple  et  il  a 
{(  regimbé;  mes  fils  ont  été  infidèles,  ils  m'ont  traité  comme 
«  si  je  n'étais  pas  leur  Dieu;  je  les  traiterai  comme  s'ils 
«  n'étaient  plus  mon  peuple.  »  «  Incrassaius  est  dilectus  et 
«  recalcitravit...  Infidèles  filii;  ipsi  me  provocaverunt  in  eo, 
«  qui  non  erat  Deus,  et  ego  provocabo  eos  in  eo,  qui  non  est 
«  populus.  » 

«  Je  les  sauverai,  cependant,  car  je  ne  veux  pas  que  leurs 
a<lversaires  se  méprennent  et  disent  :  «  Notre  main  a  été 
c^  puissante  ;  c'est  nous,  et  ce  n'est  pas  l'Eternel  qui  a  fait 
«  toutes  ces  choses.  »  «  Sed  pr opter  iram  inimicorum  dis- 
«  tuli,  ne  forte  superhirent  hostes  eorum  et  dicei^ent  : 
«  Manus  nostra  excelsa,  etnonDominus,  fecithœcomnia.  » 
c(  Sachez  donc  que  c'est  moi  qui  suis  Dieu,  et  qu'il  n'y  a 
«  point  de  Dieu  autre  que  moi  ;  je  fais  vivre  et  je  fais  mourir, 


(1)  I  Cor.  XI,  1. 


PATRIOTISME  ET  ENDURANCE  229 

«  je  blesse  et  je  guéris.  Videte  quod  ego  sim  solus,  et  non 
((  sit  alius  Deus  prœter  me.  Ego  occidam,  et  ego  vivere 
«  faciam  :  percutiam  et  ego  sanaho  (1).  » 

Dieu  sauvera  la  Belgique,  mes  Frères,  vous  n'en  pouvez 
point  douter. 

Disons  mieux  :  Il  la  sauve. 

En  vérité,  à  travers  les  lueurs  des  incendies  et  les 
vapeurs  du  sang-,  n'entrevoyez-vous  pas,  déjà,  les  témoi- 
gnages de  son  amour? 

Est-il  un  patriote  qui  ne  sente  que  la  Belgique  a  grandi? 

Qui  de  nous  aurait  le  courage  de  déchirer  la  dernière 
page  de  notre  histoire? 

Qui  ne  contemple  avec  fierté  le  rayonnement  de  la  gloire 
de  la  patrie  meurtrie? 

Tandis  que,  dans  la  douleur,  elle  enfante  l'héroïsme, 
notre  mère  verse  de  l'énergie  dans  le  sang  de  ses  fils. 

Xous  avions  besoin,  avouons-le,  d'une  leçon  de  patrio- 
tisme. 

Des  Belges,  en  grand  nombre,  usaient  leurs  forces  et  gas- 
pillaient leur  temps  en  querelles  stériles,  de  classes,  de 
races,  de  passions  personnelles. 

Mais  lorsque,  le  2  août,  une  puissance  étrangère,  con- 
fiante dans  sa  force  et  oublieuse  de  la  foi  des  traités,  osa 
menacer  notre  indépendance,  tous  les  Belges,  sans  dis- 
tinction ni  de  parti,  ni  de  condition,  ni  d'origine,  se  levèrent 
comme  un  seul  homme,  serrés  contre  leur  roi  et  leur  gou- 
vernement, pour  dire  à  l'envahisseur  :  a  Tu  ne  passeras  pas.» 

Du  coup,  nous  voici  résolument  conscients  de  notre 
patriotisme  :  c'est  qu'il  y  a,  en  chacun  de  nous,  un  senti- 
ment plus  profond  que  l'intérêt  personnel,  que  les  liens  du 
sang  et  la  poussée  des  partis,  c'est  le  besoin  et,  par  suite, 
la  volonté  de  se  dévouer  à  l'intérêt  général,  à  ce  que  Rome 
appelait  «  la  chose  publique  »  Res  puhlica;  ce  sentiment, 
c'est  le  Patriotisme. 


I\)  Deiiler.  Canlicum  Moysis  XXXII,  15  et  seq. 


230  EXTRAIT  DE  LA  LETTRE  DU  CARDINAL  MERCIER 

La  Patrie  n'est  pas  qu'une  agglomération  d'individus  ou 
de  familles  habitant  le  même  sol,  échangeant  entre  elles 
des  relations  plus  ou  moins  étroites  de  voisinage  ou 
d'affaires,  remémorant  les  mêmes  souvenirs,  heureux  ou 
pénibles  :  non,  elle  est  une  association  d'âmes,  au  service 
d'une  organisation  sociale  qu'il  faut,  à  tout  prix,  fût-ce  au 
prix  de  son  sang,  sauvegarder  et  défendre,  sous  la  direc- 
tion de  celui  ou  de  ceux  qui  président  à  ses  destinées. 

Et  c'est  parce  qu'ils  ont  une  même  âme,  que  les  compa- 
triotes vivent,  par  leurs  traditions,  d'une  même  vie  dans  le 
passé;  par  leurs  communes  aspirations  et  leurs  communes 
espérances,  d'un  même  prolongement  de  vie  dans  l'avenir. 

Le  patriotisme,  principe  interne  d'unité  et  d'ordre,  liaison 
organique  des  membres  d'une  même  patrie,  était  regardé 
par  l'élite  des  penseurs  de  la  Grèce  et  de  la  Rome  antiques, 
comme  la  plus  haute  des  vertus  naturelles.  Aristote,  le 
prince  des  philosophes  païens,  estimait  que  le  désintéres-^ 
sèment  au  service  de  la  cité,  c'est-à-dire  de  l'État,  est 
l'idéal  terrestre  par  excellence. 

La  religion  du  Christ  fait  du  patriotisme  une  loi  :  il  n'y  a 
point  de  parfait  chrétien,  qui  ne  soit  un  parfait  patriote. 

Elle  surélève  l'idéal  de  la  raison  païenne,  et  le  précise, 
en  faisant  voir  qu'il  ne  se  réalise  que  dans  l'Absolu. 

D'où  vient,  en  effet,  cet  élan  universel,  irrésistible,  qui 
emporte,  d'un  coup,  toutes  les  volontés  de  la  nation  dans 
un  même  effort  de  cohésion  et  de  résistance  aux  forces 
ennemies  qui  menacent  son  unité  et  son  indépendance? 

Comment  expliquer  que,  sur  l'heure,  tous  les  intérêts 
cèdent  devant  l'intérêt  général  ;  que  toutes  les  vies  s'offrent 
à  l'immolation  ? 

Il  n'est  pas  vrai  que  l'État  vaille,  essentiellement,  mieux 
que  l'individu  et  la  famille,  attendu' que  le  bien  des  familles 
et  des  individus  est  la  raison  d'être  de  son  organisation. 

Il  n'est  pas  vrai  que  la  Patrie  soit  un  dieu  Moloch,  sur 
l'autel  de  qui  toutes  les  vies  puissent  être  légitimement 
sacrifiées. 


PATRIOTISME  ET  ENDURANCE  23i 

La  brutalité  des  mœurs  païennes  et  le  despotisme  des 
Césars  avaient  conduit  à  cette  aberration  —  et  le  milita- 
risme moderne  tendait  à  la  faire  revivre,  —  que  l'Etat  est 
omnipotent  et  que  son  pouvoir  discrétionnaire  crée  le 
Droit. 

Non,  réplique  la  théologie  chrétienne,  le  Droit  c'est  la 
Paix,  c'est-à-dire  l'ordre  intérieur  de  la  nation,  bâti  sur  la 
Justice.  Or,  la  Justice  elle-même  n'est  absolue,  que  parce 
qu'elle  est  l'expression  des  rapports  essentiels  des  liommes 
avec  Dieu  et  entre  eux. 

Aussi,  la  guerre  jDour  la  guerre  est-elle  un  crime.  La 
guerre  ne  se  justifie  qu'à  titre  de  moyen  nécessaire  pour 
assurer  la  paix. 

((  Il  ne  faut  pas  que  la  paix  serve  de  préparation  à  la 
guerre,  dit  saint  Augustin  ;  il  ne  faut  faire  la  guerre  que 
pour  obtenir  la  paix.  »  Non  enim  pax  quœritur  ut  bellum 
excitetuf  :  sed  hélium  geritur  ut  pax  adquiratur  (1). 

A  la  lumière  de  cet  enseignement,  que  reprend  à  son 
compte  saint  Thomas  d'Aquin  (2),  le  patriotisme  revêt  un 
caractère  religieux. 

Les  intérêts  de  famille,  de  classe,  de  parti,  la  vie  corpo- 
relle de  l'individu  sont,  dans  l'échelle  des  valeurs,  au-des- 
sous de  l'idéal  patriotique,  parce  que  cet  idéal  c'est  le 
Droit,  qui  est  absolu.  Ou  encore,  cet  idéal,  c'est  la  recon- 
naissance publique  du  Droit  appliqué  à  la  nation,  l'Honneur 
national. 

Or,  il  n'y  a  d'Absolu,  dans  la  réalité,  que  Dieu. 

Dieu  seul  domine,  par  sa  sainteté  et  par  la  souveraineté 
de  son  empire,  tous  les  intérêts  et  toutes  les  volontés. 

Affirmer  la  nécessité  absolue  de  tout  subordonner  au 
Droit,  à  la  Justice,  à  l'Ordre,  à  la  Vérité,  c'est  donc  impli- 
citement affirmer  Dieu. 

Et  quand  nos  humbles  soldats,  à  qui  nous  faisions  com- 


(1)  S.  Aug.  Ep.  ad  Bonifacium,  189,  0. 

(2)  Sum.  Theol.  2.  2.  q.  40,  art.  1. 


232  EXTRAIT  DE  LA  LETTRE  DU  CARDINAL  MERCIER 

pliment  de  leur  héroïsme,  nous  répondaient  avec  simpli- 
cité :  «  Nous  n'avons  fait  que  notre  devoir  »,  «  Thonneur 
l'exige  »,  ils  exprimaient,  à  leur  façon,  le  caractère  reli- 
gieux de  leur  patriotisme. 

Qui  ne  sent  que  le  patriotisme  est  «  sacré  »  et  qu'une 
atteinte  à  la  dignité  nationale  est  une  sorte  de  profanation 
sacrilège  ? 

Un  officier  d'état-major  me  demandait  naguère  si  le  soldat 
qui  tombe  au  service  d'une  cause  juste,  —  et  la  nôtre  l'est 
à  l'évidence  —  est  un  martyr. 

Dans  l'acception  rigoureuse  et  théologique  du  mot,  non, 
le  soldat  n'est  pas  un  martyr,  car  il  meurt  les  armes  à  la 
main,  tandis  que  le  martyr  se  livre,  sans  défense,  à  la  vio- 
lence de  ses  bourreaux. 

Mais  si  vous  me  demandez  ce  que  je  pense  du  salut 
éternel  d'un  brave,  qui  donne  consciemment  sa  vie  pour 
défendre  l'honneur  de  sa  patrie  et  venger  la  justice  violée, 
je  n'hésite  pas  à  répondre  que  sans  doute  le  Christ  couronne 
la  vaillance  militaire,  et  que  la  mort,  chrétiennement 
acceptée,  assure  au  soldat  le  salut  de  son  âme. 

«  Nous  n'avons  pas,  dit  Notre-Seigneur,  de  meilleur 
moyen  de  pratiquer  la  charité,  que  de  donner  notre  vie 
pour  ceux  que  nous  aimons.  Majorent  hac  dilectionem 
nemo  hahet,  ut  animam  siiam  portai  quis  pro  amicis 
suis  (1).  » 

Le  soldat  qui  meurt  pour  sauver  ses  frères,  pour  protéger 
les  foyers  et  les  autels  de  la  Patrie,  accomplit  cette  forme 
supérieure  de  la  charité . 

Il  n'aura  pas  toujours,  je  le  veux,  soumis  à  une  analyse 
minutieuse  la  valeur  morale  de  son  sacrifice,  mais  est-il 
nécessaire  de  croire  que  Dieu  demande  au  brave,  entraîné 
au  feu  du  combat,  les  précisions  méthodiques  du  moraliste 
ou  du  théologien  ? 


(1)  Joan.  XV,  13. 


PATRIOTISME  ET  ENDURANCE  233 

Nous  admirons  l'héroïsme  du  soldat  :  se  pourrait-il  que 
Dieu  ne  l'accueillît  pas  avec  amour? 

Mères  chrétiennes,  soyez  lîères  de  vos  fils.  De  toutes  nos 
douleurs,  la  vôtre  est,  peut-être,  la  plus  digne  de  nos  res- 
pects. Il  me  semble  vous  voir  en  deuil,  mais  debout,  à  côté 
de  la  Vierge  des  douleurs,  au  pied  de  la  Croix.  Laissez-nous 
vous  offrir  nos  félicitations  en  même  temps  que  nos  condo- 
léances. Tous  nos  héros  ne  figurent  pas  à  l'ordre  du  jour 
des  armées,  mais  nous  sommes  fondés  à  espérer  pour  eux 
la  couronne  immortelle  qui  ceint  le  front  des  élus. 

Car  telle  est  la  vertu  d'un  acte  de  charité  parfaite,  qu'à 
lui  seul  il  efface  une  vie  entière  de  péché.  D'un  coupable, 
sur  l'heure,  il  fait  un  saint. 

Ce  doit  nous  être  à  tous  une  consolation  chrétienne  de  le 
penser,  ceux  qui,  non  seulement  parmi  les  nôtres,  mais 
dans  n'importe  quelle  armée  belligérante,  obéissent,  de 
bonne  foi,  à  la  discipline  de  leurs  chefs,  pour  servir  une 
cause  qu'ils  croient  juste,  peuvent  bénéficier  de  la  vertu 
morale  de  leur  sacrifice.  Et  combien  n'y  en  a-t-il  pas, 
parmi  ces  jeunes  gens  de  vingt  ans,  qui  n'auraient  pas  eu, 
peut-être,  le  courage  de  bien  vivre,  et  dans  l'entraînement 
patriotique,  se  sentent  le  courage  de  bien  mourir? 

N'est-il  pas  vrai,  mes  Frères,  que  Dieu  a  l'art  suprême 
de  mêler  la  miséricorde  et  la  sagesse  à  la  justice,  et  ne 
devrez-vous  pas  reconnaître  que,  si  la  guerre  est  pour  notre 
vie  terrestre  un  fléau,  dont  nous  mesurerions  difficilement 
la  force  de  destruction  et  l'étendue,  elle  est  aussi  pour  les 
âmes  un  agent  de  purification,  un  facteur  d'expiation,  un 
levier  qui  les  aide  à  gravir  les  hauteurs  du  patriotisme  et 
du  désintéressement  chrétien? 

Nous  pouvons  le  dire  sans  orgueil,  mes  Frères,  notre 
petite  Belgique  a  conquis  le  premier  rang  dans  l'estime 
des  nations. 

Il  s'est  bien  rencontré,  je  le  sais,  en  Italie  et  en  Hollande, 
notamment,  des  personnages  habiles  qui  ont  dit  :  «  Pour- 
quoi exposer  la  Belgique  à  cette  perte  immense  de  richesse 


234  EXTRAIT  DE  LA  LETTRE  DU  CARDINAL  MERCIER 

et  d'hommes?  N'eût-il  pas  suffi  de  protester  verbalement 
contre  Fagression  ennemie,  ou  de  tirer,  au  besoin,  un  coup 
de  canon  à  la  frontière?  » 

Mais  tous  les  hommes  de  cœur  seront  avec  nous  contre 
les  inventeurs  de  ces  calculs  mesquins. 

L'utilitarisme  n'est,  ni  pour  les  individus  ni  pour  les  col- 
lectivités, la  norme  du  civisme  chrétien. 

L'article  7  du  traité  signé  à  Londres,  le  19  avril  1839,  par 
le  roi  Léopold,  au  nom  de  la  Belgique,  d'une  ])art  ;  par 
Tempereur  d'Autriche,  le  roi  de  France,  la  reine  d'Angle- 
terre, le  roi  de  Prusse,  l'empereur  de  liussie,  d'autre  part; 
énonce  que  «  la  Belgique  formera  un  Etat  indépendant  et 
«  perpétuellement  neutre,  et  qu'elle  sera  tenue  d'observer 
«  cette  même  neutralité  envers  tous  les  États.  » 

De  leur  côté,  les  cosignataires  du  traité  «  promettent, 
<c  pour  eux  et  pour  leurs  successeurs,  sous  la  foi  du  ser- 
«  ment,  d'accomplir  et  d'observer  ledit  traité  en  tous  ses 
((  points  et  articles,  sans  y  contrevenir,  ni  permettre  qu'il 
«  y  soit  contrevenu.  » 

La  Belgique  était  engagée  d'honneur  à  défendre  son 
indépendance  :  elle  a  tenu  parole. 

Les  autres  puissances  s'étaient  engagées  à  respecter  et  à 
protéger  la  neutralité  belge  :  l'Allemagne  a  violé  son  ser- 
ment, l'Angleterre  y  est  fidèle. 

Voilà  les  faits. 

Les  droits  de  la  conscience  sont  souverains  :  il  eût  été 
indigne  de  nous  de  nous  retrancher  derrière  un  simulacre 
de  résistance. 

Nous  ne  regrettons  pas  notre  premier  élan,  nous  en 
sommes  fiers.  Écrivant,  à  une  heure  tragique,  une  page 
solennelle  de  notre  histoire,  nous  l'avons  voulue  sincère  et 
glorieuse. 

Et  nous  saurons,  tant  qu'il  le  faudra,  faire  preuve  d'en- 
durance. 


1 


t 


LES  CARDINAUX  FRANÇAIS  AU  CARDINAL  MERCIER         235 


Les  cardinaux  français  au  cardinal  Mercier. 

Eminentissime  Seigneur, 

Les  cardinaux  français  se  font  un  devoir  d'offrir  à  Votre 
Eminence  l'hommage  de  leur  respectueuse.admiration  pour 
la  noble  attitude  et  le  langage  vraiment  apostolique  que  lui 
ont  inspirés  le  zèle  de  la  vérité  et  de  la  justice  et  l'amour 
de  son  héroïque  patrie. 

Ils  s'associent  à  la  douleur  que  causent  à  votre  cœur 
d'évêque  et  de  père  l'injuste  invasion  de  votre  pacifique 
pays,  les  malheurs  et  les  souffrances  de  votre  peuple,  la 
dévastation  et  le  pillage  de  vos  villes  et  de  vos  campagnes, 
l'incendie  des  églises,  des  écoles,  de  votre  Université  de 
Louvain,  de  sa  bibliothèque  et  de  ses  collections,  la  des- 
truction des  monuments  qui  faisaient  l'ornement  de  vos 
antiques  cités,  la  dispersion  de  vos  compatriotes  réduits  à 
s'exiler  pour  échapper  au  joug  et  aux  vexations  de  l'étran- 
ger, les  sévices  et  les  meurtres  dont  la  population  civile  et . 
le  clergé  ont  été  victimes. 

Ils  applaudissent  au  témoignage  si  juste  et  si  éloquent 
que  vous  rendez  à  la  magnanimité  de  votre  roi,  à  l'héroïsme 
de  votre  armée,  à  la  vaillance  du  peuple  belge  qui  person- 
nifie à  l'heure  actuelle  la  défense  du  droit,  de  la  liberté  et 
du  respect  des  traités. 

Ils  tiennent  à  protester  contre  l'outrage  fait  à  la  dignité 
de  votre  personne  et  à  la  liberté  de  votre  ministère. 

Ils  unissent  leurs  prières  aux  vôtres  pour  demander  au 
Maître  souverain  des  nations  de  ne  pas  permettre  le 
triomphe  de  la  force  sur  le  droit,  de  conserver  à  la  catho- 
lique  Belgique  son   indépendance,  de  l'aider  à   réparer 


236    ADRESSE  DES  ÉVÊQUES  DE  LA  PROVINCE  DE  LYON 

promptement  ses  ruines  et  à  reconquérir  dans  la  paix  et  le 
travail  une  prospérité  que  tous  les  peuples  lui  enviaient. 

Veuillez  agréer,  Eminentissime  Seigneur,  avec  l'assu- 
rance de  notre  fraternelle  sympathie,  l'hommage  de  nos 
sentiments  de  profonde  vénération. 

f  Louis-JosEPii,  cardinal   Luçox,  archevêque   de 
Reims. 

f  Paulin,  cardinal  Andrieu,  archevêque  de  Bor- 
deaux. 

f  Léon-Adolphe,  cardinal  Auette, archevêque  de 
Paris. 

•f-  Fkançois-Marie-Anatole,  cardinal  de  Cabrii;- 
RES,  évêque  de  Montpellier. 

f  TTector-Irénée,  cardinal  Seyi^,  archevêque  de 
Lyon. 


Adresse   des  évêques  de   la  province  de  Lyon 
au   cardinal  Mercier. 


Eminentissime  Seigneur, 

Nous  qui  aimons  l'Eglise  comme  une  mère  et  la  Belgique 
comme  une  sœur  du  même  sang  et  de  la  même  foi  que 
la  France,  nous  ne  pouvons  taire  l'admiration  dont  nous 
remplit  la  lettre  pastorale  que  vous  venez  d'écrire  à  votre 
peuple,  passé  sous  le  joug  allemand.  Elle  a  remué  des 
millions  d'âmes,  heureuses  et  fières  d'entendre  cette  pro- 
testation du  droit  contre  la  force,  en  un  langage  si  calme, 


AU  CARDINAL  MERCIER  237 

si  mesuré,  si  intrépide,  si  étincelant  d'énergie,  et  elle  a 
inscrit  votre  nom  à  côté  de  celui  des  Basile  et  des  Am- 
broise,  des  Chrysostome  et  des  Hilaire,  des  Anselme  et  des 
Thomas  de  Cantorbéry,  des  Droste  et  des  Ledochowski. 

La  Belgique  jouissait  d'une  prospérité  prodigieuse,  sous 
la  protection  de  Dieu,  qu'elle  honorait  plus  qu'aucune  autre 
nation  de  notre  temps,  par  le  caractère  chrétien  de  toute 
sa  vie  publique,  lorsqu'au  mépris  des  traités,  de  la  foi 
jurée,  de  la  parole  donnée,  elle  se  vit  subitement  envahie. 
En  laissant  son  épée  au  fourreau  et  en  ouvrant  aux  batail- 
lons allemands  les  chemins  qui  les  auraient  conduits  en 
trois  jours  au  cœur  de  la  France,  elle  eût  conservé  la  paix, 
mais  la  paix  sans  honneur  et  sans  la  liberté,  une  paix  plus 
ruineuse  que  les  plus  sanglantes  défaites.  Le  sang  de 
Charlemagne  et  de  Godefroy  de  Bouillon  le  lui  interdisait. 
Sans  hésiter,  elle  courut  aux  armes  à  l'appel  de  son  jeune 
roi,  suppléant  au  nombre  par  le  courage  et  couvrant  tous 
les  points  menacés.  La  valeur  guerrière  de  ses  troupes  leur 
valut,  sous  le  feu  de  l'ennemi,  les  acclamations  des  plus 
braves  soldats  du  monde.  Mais  si  les  cœurs  étaient  invin- 
cibles, les  bras  ne  pouvaient  l'être. 

En  quelques  semaines,  nous  vîmes  Bruxelles  occupé, 
Liège,  Namur,  Anvers  emportés  d'assaut,  les  neuf  provin- 
ces couvertes  d'incendies,  de  ruines,  de  sang,  d'infâmes 
souillures,  le  roi  obligé  de  se  réfugier  sur  les  frontières  de 
France.  Vous  restiez  seul,  vous  deveniez  l'unique  force 
morale  qui  pût  servir  de  soutien  au  peuple  meurtri  qui 
habitait  encore  ce  champ  de  carnage  ;  sa  faiblesse  et  ses 
droits  opprimés  appelaient  un  défenseur  :  ses  yeux  se 
fixaient  sur  vous. 


* 
A    * 


Vous  vous  êtes  levé  et  en  face  d'un  ennemi  triomphant, 
au  milieu  d'un  monde  qui  encense  la  force  et  se  prosterne 
devant  le  fait  accompli,  vous  avez  proclamé  la  sainteté  des 
traités  que  l'Allemagne  venait  de  mettre  en  pièces. 


238        ADRESSE  DES  ÉVÊQUES  DE  LA  PROVINCE  DE  LYON 

Une  philosophie,  qui  prétend  réaliser  un  progrès  sur  le 
christianisme,  enseigne  outre-Rhin  que  le  plus  fort  est  le 
meilleur  et  qu'à  ce  titre;  il  doit  dominer.  Nous  sommes 
ainsi  ramenés  au  temps  de  ces  impies  dont  parle  la  sagesse 
et  qui  avaient  i:)()ur  principe  :  Que  notre  force  soit  la  loi  de 
la  justice  :  Sit  fortitudo  nostra  lex  justitiœ,  et  qui  en  ti- 
raient cette  conséquence  :  opprimamus...  quod  enim  infir- 
mum  est  inutile  invenitur  (Sap.  ii,  11).  <(  Opprimons:  ce 
qui  est  faible  n'est  bon  à  rien  !  »  Avec  cette  maxime,  que 
devient  le  respect  de  la  faiblesse  ?  Que  devient  la  sainteté 
des  serments,  par  lesquels  les  puissants  s'engagent  à  la 
protéger  ?  Au  plus  fort  les  dépouilles  !  A  lui  mon  héritage  ! 
à  lui  l'indépendance  de  mon  pays,  si  mon  bras  ne  peut 
l'abattre  !  Quelle  doctrine  de  guerre  éternelle  !  Non,  elle 
n'est  pas  le  progrès,  et  ce  n'est  pas  seulement  la  Belgique 
que  vous  avez  obligée,  c'est  tout  le  monde  chrétien,  en 
rappelant  au  vainqueur  que  le  droit,  même  désarmé,  est 
imprescriptible  ;  que  c'est  une  force  dont  la  violence  et 
l'outrage  ne  triomphent  pas  ;  que  c'est  une  flamme,  à 
laquelle  tôt  ou  tard  Dieu  allume  la  vengeance  qui  rétablit 
l'ordre  lin  instant  troublé. 

Vdus  avez,  Eminentissime  Seigneur,  affirmé  le  droit 
chrétien  de  la  guerre. 

Les  nations  civilisées  par  l'Eglise  ne  connaissaient  plus 
les  excès  des  siècles  païens,  où  les  peuples  précipités  les 
uns  contre  les  autres  songeaient  moins  à  vaincre  qu'à 
détruire.  Elle  avait  lentement  amené  le  soldat  victorieux  à 
tenir  pour  sacrés  :  l'honneur  de  la  femme,  la  faiblesse  de 
l'enfant,  la  vie  des  citoyens  désarmés,  la  propriété  privée, 
l'immunité  des  temples  et  des  ministres  de  Dieu,  des  écoles 
et  des  hôpitaux,  n'accordant  à  la  guerre  que  les  violences 
qui  lui  sont  essentielles. 

Le  droit  nouveau,  tant  prôné  en  Allemagne,  a  fait  recu- 
ler l'influence  de  l'Eglise.  A-t-il  rendu  la  guerre  moins 
inhumaine  ?  Nous  pouvons  juger  l'arbre  à  ses  fruits.  Dou- 
loureuse passion  de  la  Belgique  !  Vous  la  racontez,  Emi- 


AU  CARDINAL  MERCIER  239 

nence,  le  cœur  brisé  par  toutes  les  douleurs  qui  j)euvent 
affliger  un  citoyen  et  un  évêque.  Vous  ne  pouvez  taire  les 
atrocités  commises  :  les  églises  brûlées,  les  prêtres  massa- 
crés, Louvain  incendié,  tant  de  villages  rasés,  de  vierges 
outragées,  d'enfants  et  de  vieillards  fusillés  ;  il  faut  que  le 
monde  connaisse  toutes  les  horreurs  issues  de  l'abandon  de 
l'idée  chrétienne  ;  mais  pour  les  retracer,  vous  avez 
retrouvé  quelque  chose  des  accents  avec  lesquels  les 
auteurs  sacrés  racontent  la  mort  du  Fils  de  l'homme. 

Sans  un  mot  d'anathème  ou  de  violence,  vous  accomplis- 
sez l'œuvre  de  justice  que  l'histoire  reprendra  demain.  Et 
en  vouz  lisant,  ceux  qu'on  plaint,  ce  ne  sont  pas  les  vaincus, 
les  victimes  !  Comme  vous  les  vengez,  en  évêque,  de  ceux 
qui  ont  tenté  de  les  insulter  ou  de  les  tourner  en  dérision  ! 

Vous  avez  affirmé  l'indépendance  de  la  Belgique. 

Quel  singulier  service  vous  avez  rendu  à  votre  pays  ! 
Au  peuple  que  l'excès  de  la  souffrance  pousse  tantôt  à 
l'abandon  et  tantôt  à  la  révolte,  vous  rappelez  que  c'est 
Dieu  qui  a  donné  au  roi  la  puissance  souveraine,  et  que 
l'usurpation  qui  l'en  prive  en  fait  ne  l'en  dépouille  point  en 
droit.  Le  devoir  de  tout  Belge  est  de  rester  fidèle  à  la  reli- 
gion de  la  seconde  Majesté.  Vous  faites  un  trône  au  prince 
malheureux  dans  la  conscience  de  ses  sujets,  où  vous 
étouffez  les  germes  de  la  défection  et  jusqu'au  simple  mur- 
mure. Vous  ne  voulez  pas  que  les  Belges  opprimés  organi- 
sent des  complots,  vous  ne  souffrez  pas  qu'ils  oublient 
leurs  serments. 

Il  y  a  des  hommes  autour  de  vous  pour  nier  la  patrie  et 
vous  répliquez  qu'il  faut  d'autant  plus  l'aimer  qu'elle  est 
plus  malheureuse.  Vous  apparaissez  comme  le  Defensor 
civitatis,  vous  réchauffez  le  culte  de  la  patrie,  vous  en  atti- 
sez l'amour  sous  les  yeux  de  l'ennemi.  «Apprends,  semblez- 
vous  lui  dire,  ce  que  c'est  qu'un  évêque  patriote.  Nous 
ne  pensons  pas  te  faire  peur,  mais  nous  sommes  incapables 
(le  te  craindre.  »  D'où  vient  notre  hardiesse?  Du  mépris 
que  nous  faisons  de  la  vie  quand  il  s'agit  de  notre  pays. 


240    ADRESSE  DES  ÉVÊQUES  DE  LA  PROVINCE  DE  LYON 

Qui  aura  mieux  servi  que  vous  la  Belgique?  Vous  la 
reconstruisez  aujourd'hui  comme  les  premiers  évêques  la 
construisirent  jadis. 


* 


A  tous  les  opprimés  vous  jetez  un  cri  d'espérance.  La 
Belgique  est  vaincue,  elle  n'est  pas  au  cercueil.  Elle  se 
relèvera.  Une  patrie,  avez -vous  dit,  est  une  association 
d'âmes.  A  toute  association,  il  faut  un  principe  d'union  et 
d'harmonie.  Où  votre  pays  le  trouvera-t-il  ?  Dans  l'épisco- 
pat  belge,  dont  la  main  continuera  jusque  sous  l'oppression 
à  en  rapprocher  tous  les  éléments  ;  dont  la  voix  ne  cessera 
de  lui  dire  qu'il  faut  aimer  son  sol  et  sa  race  jusqu'au 
suprême  sacrifice  ;  dont  le  zèle  lui  rappellera  sans  relâche 
qu'il  convient  d'abreuver  son  patriotisme  à  la  source  de 
tous  les  grands  sentiments,  à  la  source  de  la  religion. 

La  Belgique  est  vaincue.  Mais  elle  revivra.  Dieu,  qui 
est  en  train  de  broyer  l'Europe  pour  la  remanier,  ne  frappe 
la  Belgique  que  pour  la  guérir  ;  il  est  comme  l'artiste  qui 
ne  brise  le  bronze,  dont  le  temps  a  terni  la  beauté,  et  qui 
ne  le  jette  au  creuset  que  pour  en  tirer  une  statue  plus  belle 
et  plus  resplendissante.  Quand  ?  Comment?  Tous  ou  pres- 
que tous  les  pronostics  ne  sont-ils  pas  contraires  ?  Nous 
comptons  comme  vous  sur  Dieu  et  sur  le  mot  de  Dieu.  Lors- 
que retentit  ce  mot,  si  bas  que  soient  tombées  les  affaires  du 
bon  droit,  tout  se  relève,  tout  change  de  face.  Des  signes 
inespérés,  inattendus,  impossibles,  paraissent  à  tous  les 
points  du  ciel  :  ce  qui  était  sûr  de  la  victoire  et  tranquille 
dans  sa  force  se  trouble  et  se  déconcerte.  En  vain  le  succès 
d'hier  veut-il  faire  bonne  contenance,  une  ombre  se  voit 
sur  son  front  qui  est  le  signe  des  puissances  passées,  et 
tout  le  monde  voit  à  un  je  ne  sais  quoi,  que  ce  qui  n'étai 
rien  est  devenu  tout. 

L'histoire  est  pleine  de  ces  coups  de  foudre,  et  voilà 
pourquoi  c'est  pitié  de  vouloir  faire  l'histoire  sans  tenir 


AU  CARDINAL  MERCIER  241 

compte  du  «  mot  de  Dieu  »  (1).  Dieu  est-il  avec  nous  ?  S'il 
en  était  éloigné,  nos  expiations  ne  l'ont-elies  pas  ramené  ? 
Nous  croyons  comme  vous  au  mystère  des  expiations.  Et  la 
Belgique  a  été  rachetée  par  un  sang  trop  pur,  pour  ne  pas 
se  relever  bientôt. 


Qu'aciviendra-t-il  de  vous,  Éminence,  après  le  grand 
acte  que  vous  venez  d'accomplir?  Nous  l'ignorons.  Mais 
une  cause  comme  celle  que  vous  avez  défendue  vaut  bien 
la  peine  que  l'on  aille  en  prison,  que  dis-je  ?  qu'on  affronte 
l'exil.  Jusqu'ici  votre  peuple  est  fier  de  penser  que  la  cause 
du  droit  opprimé  a  trouvé  un  refuge  dans  le  cœur  de  son 
archevêque.  Si  demain  vous  alliez  en  prison,  avec  quel 
amour,  il  baiserait  vos  chaînes  ! 

Tous  les  évêques  do  la  province  de  Lyon  et  tous  les 
cathoUques  lyonnais  s'unissent  à  moi  pour  offrir  à  Votre 
Éminence  et  à  tous  les  évoques  de  la  Belgique,  le  tribut  de 
leur  admiration.  Toutes  vos  douleurs  sont  les  nôtres;  votre 
gloire  dans  l'adversité  est  à  vous,  mais  nous  vous  sommes 
si  étroitement  unis  que  nous  nous  réjouissons  de  l'honneur 
que  votre  courage  fait  au  clergé  et  à  l'Église,  comme  si  la 
France  était  votre  patrie. 

Daignez,  agréer  l'hommage  de  la  profonde  vénération 
avec  laquelle  nous  avons  l'honneur  d'être 

De  Votre  Éminence  Révérendissime,  les  serviteurs  très 

humbles  et  très  dévoues  : 

f  II.-I.  cardinal  Sevin,  archevêque  de  Lyon,  Pri- 
mat des  Gaules  ; 

-}-  Alexandre,  évêque  de  Saint- Claude  ; 

-{-  Olivieu-Marik,  évoque  de  Langres  ; 

f  Jacq [TES- Louis,  évêque  de  Dijon  ; 

i"  Joseph-Louis,  évêque  de  Greyiohle  ; 

f  Jhan,  évêque  d'Adrumète. 

Lyon,  le  25  janvier  1915. 


(1)  Abbé  Perreyve, 

16 


242      LETTRE  PASTORALE  DE  S.  G.  M-'^  TURIN  A  Z 


Lettre  pastorale  de  S.  Gr.  Mgr  Turinaz,  Archevêque 
titulaire  d'Antioche,  Évêque  de  Nancy  et  de  Toul, 
Primat  de  Lorraine. 


Nos  Très  Chers  Frères, 

De  quoi  pourrions -nous  vous  parler  en  ce  moment,  sinon 
de  cette  horrible  guerre,  qui  menace  l'existence  de  notre 
pays,  l'avenir  de  l'Europe  et  du  monde?  Certes,  nous  ne 
songeons  pas  à  exciter  la  haine  des  peuples  les  uns  contre 
les  autres,  mais  nous  avons  le  devoir  d'exposer  les  carac- 
tères et  le  but  de  cette  guerre,  d'en  dénoncer  les  suprêmes 
périls,  d'affirmer  la  vérité,  de  servir  la  justice,  de  défendre 
notre  pays  contre  des  accusations  iniques,  de  rappeler  les 
droits  sacrés  de  tant  d'innocentes  victimes  et  des  popula- 
tions livrées  à  de  si  cruelles  épreuves. 

Elevons  nos  âmes,  fortifions  nos  cœurs,  pour  comprendre 
ces  douloureuses  démonstrations  et  pour  mettre  en  pratique 
de  erandes  et  divines  leçons. 


I.  —  Les  caractères  de  cette  guerre. 

La  guerre  qui  soulève  et  désole  tant  de  peuples,  est  une 
guerre  sans  pareille.  Et  pourtant  les  apôtres  aveugles  du 
pacifisme,  et  d'autres  encore,  que  le  désir  de  l'union  ne 
nous  permet  pas  de  signaler  en  ce  moment,  ont  nié  l'évi- 
dence des  préparatifs  formidables  de  l'Allemagne  ;  ils  nous 
ont  affirmé  que  la  guerre  était  impossible,  ou  qu'il  suffirait, 


LETTRE  PASTORALE  DE  S.  G.  M^'^  TURINAZ  243 

pour  être  victorieux,  de  nombreuses  légions  de  milice  et  de 
garde  nationale. 

Or,  cette  guerre  est  incomparable  par  le  nombre  des 
combattants.  Ce  ne  sont  plus  quelques  centaines  de  mille 
hommes,  ce  sont  des  multitudes,  des  peuples  entiers, ^des 
millions  d'hommes,  qui  se  livrent  les  plus  sanglants  com- 
bats. Les  champs  de  bataille  ne  sont  plus  resserrés  sur  une 
étendue  de  quelques  kilomètres,  c'est  sur -une  étendue 
de  100,  150,  200  kilomètres  que  se  mêlent  ei  se  détruisent 
les  combattants.  L'ensemble  des  armées  ennemies  occupe 
parfois  en  face  l'une  de  l'autre  jusqu'à  450  kilomètres. 
Napoléon  disait  de  tel  de  ses  habiles  généraux  :  «  Il  est 
capable  de  commander  100.000  hommes.  »  Que  faut-il  dire 
aujourd'hui  des  chefs  de  ces  immenses  armées? 

Cette  guerre  est  incomparable  par  la  puissance  des  ins- 
truments de  destruction,  que  la  science  et  l'industrie  per- 
fectionnent chaque  jour,  et  qui  vont  au  foin  anéantir  des 
ennemis  qui  ne  savent  d'où  leur  vient  la  mort.  Elle  est  plus 
redoutable  encore,  plus  lente,  plus  meurtrière^  parce  qu'elle 
se  transforme  en  travaux  de  siège,  se  heurtant  à  des  tran- 
chées, à  des  fortifications,  qui  déconcertent  parfois  l'ardeur, 
l'élan,  l'entraînement  de  la  bravoure  française. 

Sans  doute  les  progrès  de  la  science,  la  générosité,  la 
pitié,  multiplient  les  secours,  les  hôpitaux  et  les  ambulances, 
mais  les  blessés,  hélas  !  sont  si  nombreux.  Combien  d'in- 
fortunés, abandonnés  pendant  des  journées  et  des  nuits 
entières,  sous  la  pluie,  la  neige  et  l'orage,  dévorés  par  la 
fièvre,  torturés  par  la  douleur,  succombent  dans  d'affreuses 
angoisses.  Et  ces  luttes  qui  entraînent  l'Europe,  qui  bientôt, 
peut-être,  entraîneront  le  monde  entier,  suppriment  partout, 
même  dans  une  certaine  mesure  chez  les  peuples  restés 
neutres,  l'industrie  et  le  commerce,  arrêtent  toute  vie 
sociale,  et  jettent  d'innombrables  familles  dans  la  gêne, 
les  privations  et  la  pauvreté. 

Nous  sommes  condamnés  à  le  dire,  cette  lutte  effroyable 
est  une  guerre  d'extermination.  L'Allemagne  raflirme.  et. 


244  LETTRE  PASTORALE  DE  S.  G.  M8^  TURINAZ 

elle  en  donne,  chaque  jour,  d'irrécusables  et  horribles 
démonstrations.  Un  colonel  bavarois,  prisonnier  dans  le 
Midi  de  la  France,  répondait  à  un  prêtre,  qui  se  plaignait 
des  atrocités  commises  par  les  armées  allemandes  en  Bel- 
giqi^e  et  en  France  :  «  Ah  !  c'est  que  ce  n'est  pas  une  guerre 
ordinaire;  c'est  une  guerre  d'extermination.  Il  s'agit  de 
savoir  si  la  race  latine  et  la  race  slave  vont  prétendre  con- 
tinuer d'exister  en  face  de  la  race  germanique,  c'est-à-dire 
en  face  d'une  culture  et  d'une  civilisation  supérieures  d).  » 
C'est  la  conclusion  nécessaire,  évidente,  de  toute  la  culture 
allemande,  qui  fait,  de  ses  prétendus  surhommes,  selon 
l'expression  d'un  de  ses  plus  grands  docteurs,  «  des  bêtes 
plus  complètes  »  (2).  Aussi  un  général  allemand,  dans  un 
ordre  du  jour,  dont  l'authenticité  a  été  démontrée  par 
l'ambassade  de  France  à  Berne,  ordonnait  de  tuer  tous  les 
prisonniers  de  guerre.  Un  autre  général  écrivait  :  «  Nous 
n'avons  pas  à  noUs  justifier;  tout  ce  que  font  nos  soldats 
pour  faire  du  mal  à  l'ennemi,  tout  cela  est  bien  fait  et  jus- 
tifié d'avance.  » 

Hélas  !  la  Belgique  et  la  France  savent  ce  qu'ils  ont  fait 
et  ce  qu'ils  font.  Des  massacres  de  vieillards,  de  femmes  et 
d'enfants,  des  petits  enfants  horriblement  mutilés,  les  plus 
odieuses  et  infâmes  violences,  les  villages  et  les  villes 
détruits  systématiquement  par  l'incendie  et  le  bombarde- 
ment, le  pillage  partout  organisé,  les  églises  et  les  plus 
magnifiques  cathédrales  ravagées  et  détruites. 

Nous  sommes  condamnés  à  le  faire  remarquer  ;  partout, 
c'est  d'abord  sur  les  églises  que  leurs  obus  sont  dirigés  ;  les 
prêtres  catholiques  ont  été  les  plus  insultés,  les  plus  mal- 
traités, quand  ils  n'ont  pas  été  fusillés  après  de  terribles 
tortures.  A  Gerbéviller,  dans  ce  diocèse,  après  les  plus 
horribles  excès,  dans  l'église  à  moitié  détruite,  les  soldats 
ont  tiré,  à  bout  portant,  sur  la  porte  du  tabernacle  qui  leur 


(1)  Louis  Bertrand  :  Nietzche  et  la  guerre, 

(2)  Nietzche. 


LETTRE  PASTORALE  DE  S.  G.  MS""  TURINÂZ  245 

résistait  :  le  saint-ciboire  a  été  criblé  de  balles,  qui  ont  mis 
en  pièces  ou  en  poussière  les  Saintes  Espèces  qu'il  ren- 
fermait. 

Des  officiers  se  déclarent  bons  catholiques,  des  soldats 
montrent  leurs  chapelets  et  leurs  scapulaires,  et  aux 
reproches  qui  leur  sont  adressés,  ils  répondent  :  «  C'est  la 
guerre.  »  On  leur  enseigne  donc  que  la  guerre  autorise  tous 
les  crimes,  toutes  les  atrocités  ! 

Nous  ne  l'ignorons  pas,  les  Allemands  nient  tout,  même 
en  présence  des  rapports  officiels  de  France  et  de  Belgique, 
résultats  des  enquêtes  les  plus  sérieuses,  appuyées  sur 
d'incontestables  documents.  Il  n'y  a  qu'à  parcourir  notre 
malheureuse  région,  nos  départements  envahis,  la  Belgique 
tout  entière,  pour  entendre  d'innombrables  témoins,  pour 
voir  les  ruines  accumulées  par  le  bombardement  et  l'in- 
cendie, pour  recueillir  les  preuves  du  massacre  impitoyable 
de  prêtres,  de  vieillards,  de  femmes  et  d'enfants. 

Nous  le  savons,  selon  leur  système,  qui  a  toujours  été 
celui  des  Turcs,  leurs  amis  et  alliés,  les  Allemands  se  sont 
empressés  de  prévenir  ces  accusations  écrasantes,  en  calom- 
niant les  Français.  Ils  osent  accuser  la  population  civile, 
nos  officiers  et  nos  soldats  de  maltraiter  leurs  prisonniers 
et  leurs  blessés,  de  leur  crever  les  yeux,  et  de  ne  leur 
donner  aucun  soin.  Ils  osent  dire  que  les  femmes  françaises 
versent  de  l'eau  bouillante  sur  ces  malheureux.  Nous 
opposons  à  ces  infamies  le  démenti  le  plus  formel,  la  pro- 
testation la  plus  indignée.  Il  n'est  pas  de  diocèse  en  France 
qui  n'ait  reçu  des  malades  et  des  blessés  allemands.  Tous 
nos  vénérés  collègues  ont,  comme  nous,  visité  ces  blessés 
et  ces  malades,  ils  les  ont  interrogés.  Partout,  ils  ont  cons- 
taté les  soins  qui  leur  étaient  donnés  avec  une  admirable 
charité  et  entendu  l'expression  de  leur  gratitude.  Rien 
n'est  plus  opposé  que  de  tels  actes  aux  traditions  de  nos 
armées  et  à  la  générosité  française.  Si  ces  déplorables 
desseins  s'étaient  manifestés,  il  n'est  pas,  en  France,  un 
évoque,  un  prêtre,  aumônier,  infirmier,  simple  soldat,  qui 


246  LETTRE  PASTORALE  DE  S.  G.  M^^^  TURINAZ 

ne  se  fût  placé  devant  ces  malheureux,  et  qui  ne  les  eût 
protégés,  s'il  l'avait  fallu,  même  au  péril  de  sa  vie.  Voilà 
la  vérité.  Nous  défions  toute  l'Allemagne  et  toutes  les 
nations  assez  crédules  et  assez  aveugles  pour  admettre  la 
bonne  foi  allemande,  de  justifier  une  seule  de  ces  accu- 
sations il). 

Cette  guerre  n'est  pas  seulement  une  lutte  d'extermina- 
tion contre  les  nations  et  les  races  déclarées  inférieures 
et  condamnées  à  mourir  ;  elle  va,  par  une  pente  fatale,  par 
ses  conclusions  nécessaires,  à  la  destruction  de  VEglise 
catholique,  de  son  autorité  et  de  ses  doctrines,  à  la  des- 
truction de  toute  religion.  Ce  n'est  j^as  assez  dire,  elle  con- 
duit à  la  destruction  de  toutes  les  lois,  de  tous  les  droits, 
de  toute  morale,  de  tous  les  principes,  dont  vit  l'huma- 
nité tout  entière.  Car,  selon  la  culture  allemande,  la 
vérité,  la  justice,  la  loi,  le  droit,  la  morale,  la  loyauté,  la 
vertu,  c'est  tout  ce  qui  convient,  tout  ce  qui  plaît  à  la  race 
supérieure  des  surhommes,  tout  ce  qui  sert  son  orgueil, 
ses  passions,  son  ambition  et  ses  instincts,  tout  ce  qui 
doit  faire  de  l'humanité  un  troupeau  immense,  dont  les 
plus  forts  et  les  plus  féroces  déchireront,  écraseront  et 
dévoreront  les  plus  faibles, 

II.  —  Les   enseignements   de    cette  guerre 

La  guerre,  et  surtout  une  horrible  guerre  comme  celle 
qui  multiphe  sous  nos  yeux  les  désastres  et  les  crimes,  est 
un  grand  et  terrible  châtiment  ;  et  ce  châtiment  est  une 
épreuve  de  la  sagesse  et  .de  la  miséricorde  infinies. 

Ici  Ms'-  Turinaz  reconnaît  les  fautes  de  la  France  et  de  son  gouver- 
nement, fautes  qu'aucun  catholique  ne  songe  à  nier,  puis  il  ajoute  : 


(1)  Le  gouvernement  allemand  a  essayé  de  préciser  quelques-unes  de 
ces  accusations  :  ainsi  il  a  affirmé  qu'à  Montbéliard  un  bon  nombre  de 
prisonniers  avaient  été  cruellement  maltraités.  La  réponse  est  écrasante: 
Il  n'y  a  jamais  eu  de  prisonniers  allemands  à  Montbéliard,  il  n'y  a  eu 
qu'un  malade,  et  il  a  reçu  les  soins  les  plus  charitables. 


LETTRE  PASTORALE  DE  S.  G.  M§^^'  TURINAZ  247 

Mais  la  France  est^elle  plus  coupable  que  les  peuples 
qui  veulent  la  châtier  et  l'anéantir?  Ces  peuples  sont-ils 
moins  égarés,  moins  corrompus,  moins  coupables?  Qui 
oserait  l'affirmer?  Il  y  a  dans  l'univers  entier  une  conju- 
ration et  une  propagande  d'accusations  odieuses  et  ini- 
ques. Partout  un  grand  nombre  de  catholiques,  de  prêtres 
à  tous  les  rangs  de  la  hiérarchie,  affirment  que  l'impiété 
règne  dans  toute  la  France,  que  nos  églises  sont  vides, 
que  le  clergé  est  impopulaire,  méprisé  et  impuissant. 
Pour  une  grande  partie  de  la  France,  ces  accusations 
sont  injustes  :  dans  nos  régions  et  dans  beaucoup  d'au- 
tres, les  églises  sont  remplies,  nos  œuvres  et  nos  asso- 
ciations chrétiennes  sont  nombreuses  et  florissantes; 
jamais  le  clergé  n'a  été  aussi  actif  et  aussi  dévoué,  aussi 
populaire  et  aussi  respecté.  Les  catholiques  et  le  clergé 
des  autres  nations  ont-ils  montré  la  même  fidélité  aux 
vraies  doctrines,  la  même  soumission  à  l'autorité  suprême, 
le  même  détachement  devant  la  spoliation  et  la  pauvreté, 
la  même  fermeté  dans  les  plus  dures  épreuves  que  le 
('lergé  français?  Qui  donc  a  fondé  et  soutient,  par  son  or 
et  par  son  sang,  tant  d'associations  chrétiennes  de  charité 
et  d'apostolat,  tant  d'œuvres  et  d'institutions  admirables? 
Un  évêque  missionnaire  nous  disait  en  1870  :  «  Si  la  France 
périt,  nous  n'avons  plus  qu'à  abandonner  nos  missions.  » 
Un  autre  évêque  missionnaire  nous  répétait,  il  y  a  quel- 
ques semaines,  les  mêmes  paroles. 

Qui  oserait  dire  que  l'héroïque  Belgique,  si  fidèle,  si 
active,  si  généreuse,  est  plus  coupable  que  l'Allemagne 
qui  en  est  devenue  le  bourreau?  Et  que  ne  pourrions-nous 
dire  d'autres  peuples  qui  accusent  la  France? 

M»""  Turinaz  explique  comment  les  chrétiens  fidèles  sont  atteints 
comme  les  autres  et  montre  que  de  telles  épreuves  sont  pour  les 
âmes  un  moyen  puissant  de  progrès  et  de  sainteté  ;  puis  il  ajoute  : 

Cette  guerre  nous  donne  renseignement,  nous  révèle  le 
devoir,  nous  apporte  le  principe  d'une  grande  transforma- 
tion morale  et  religieuse. 


248  LETTRE  PASTORALE  DE  S.  G.  M?^  TURINAZ 

Cette  rénovation,  il  n'est  personne  qui  n'en  soit  le 
témoin.  Sans  doute,  dans  un  certain  nombre  de  régions, 
l'indifférence  et  l'hostilité  ne  sont  pas  vaincues.  L'erreur 
et  la  corruption  sont  toujours  puissantes;  les  ennemis  de 
l'Église  ne  veulent  pas  abandonner  leurs  projets  et  leurs 
espérances.  Cependant,  parmi  eux,  des  âmes  sincères 
reconnaissent  qu'un  changement  s'impose,  que  les  catho- 
liques ont,  eux  aussi,  des  droits  sacrés,  et  qu'ils  ont  bien 
mérité  de  la  patrie.  Mais,  dans  la  partie  la  plus  élevée  de 
ce  peuple,  dans  nos  populations  droites  et  généreuses, 
dans  notre  noble  et  vaillante  armée,  la  transformation  est 
manifeste,  éclatante. 

Les  sentiments,  qui  sommeillaient  dans  l'âme  française, 
se  feont  éveillés  au  premier  apfiel  de  la  guerre,  au  premier 
son  du  canon.  Ils-  ont  rayonné  et  suscité  des  merv»  illes. 
Personne,  il  y  a  six  mois,  n'aurait  espéré  ces  manifesta- 
tions religieuses,  qui,  sur  tous  les  chemins  conduisant  à  la 
frontière,  dans  toutes  les  villes  traversées  par  nos  légions 
allant  au  combat,  ont  étonné  les  populations.  Les  soldats, 
les  of liciers,  les  chefs  de  nos  armées,  en  grand  nombre, 
ont  manifesté  un  esprit  de  foi,  une  piété,  qu'on  ne  soupçon- 
nait pas,  remplissant  nos  églises,  priant  avec  ferveur, 
s'inclinant  sous  l'absolution  du  prêtre,  sans  braver  et  sans 
craindre  personne. 

Des  hommes,  qui  paraissaient  terre  à  terre,  sensuels, 
esclaves  de  l'indifférence  ou  du  respect  humain,  des  ou- 
vriers de  l'industrie,  des  champs,  des  pères  de  famille 
abandonnant  tristement  leurs  enfants  et  leurs  demeures, 
se  sont  révélés  tout  à  coup  des  vaillants  et  des  héros.  L'ab- 
négation, le  courage,  l'héroïsme  sont  contagieux.  Un  souffle 
d'En  Haut  a  passé  sur  ce  peuple,  il  a  fait  vibrer  les 
âmes,  il  a  élevé  et  transformé  les  cœurs.  Les  périls  de  la 
patrie,  l'orgueil  insatiable  et  les  menaces  de  l'étranger  ont 
soulevé  l'indignation,  et  la  France  s'est  dressée  frémissante 
en  face  des  envahisseurs. 

Depuis  lors,  sans  cesse  et  partout,  quelles  luttes,  quels 


LETTRE  PASTORALE  DE  S.  G.  MS^  TURINAZ  249 

sacrifices,  quelle  bravoure  unie  à  une  patience  et  à  une 
ténacité  admirables  î  Dans  les  ambulances  et  les  hôpitaux, 
quelle  énergie  au  milieu  des  plus  atroces  souffrances, 
quels  sacrifices  généreux  de  la  vie  et  de  toutes  les  espé- 
rances hmnaines!  Quelles  saintes  morts  nous  avons 
admirées!  On  Ta  dit,  l'année  terrible  est  devenue  l'année 
sublime. 

Dans  cette  rénovation  le  clergé  a  eu  sa  grande  part. 
Jamais  son  abnégation,  son  dévouement,  son  héroïsme, 
n'avaient  jeté  de  telles  clartés.  Jamais  il  n'a  confondu  et 
anéanti  de  plus  haut  les  accusations  et  les  calomnies  de  la 
haine  aveugle. 

Le  clergé,  que  l'impiété  croyait  atteindre,  dans  sa  voca- 
tion, dans  ses  vertus,  dans  la  puissance  de  son  ministère,  a 
mérité  par  sa  bonté,  sa  simplicité,  sa  soumission  à  la  disci- 
pline, par  son  dévouement  dans  les  hôpitaux  et  les  ambu- 
lances, par  sa  bravoure  et  souvent  par  son  initiative  sur  le 
champ  de  bataille,  il  a  mérité  la  haute  estime  et  la  recon- 
naissance de  tous.  Les  curés  «  sac  au  dos  »  sont  en  train 
de  conquérir  l'opinion  publique,  nous  allions  dire,  de  cou: 
quérir  l'armée  française. 

Ne  l'oublions  pas,  tous  ont  répondu  au  premier  appel  de 
la  patrie.  Ceux  que  la  haine  aveugle  avait  bannis  de  leur 
pays,  religieux  de  tous  les  ordres,  Frères  des  Écoles  chré- 
tiennes, missionnaires  servant  au  loin  Dieu  et  la  France, 
tous  sont  accourus,  même  des  extrémités  du  monde. 

Dans  nos  villes  et  nos  villages,  saccagés,  incendiés  et 
détruits,  nos  prêtres  ont  défendu  leurs  paroissiens  contre 
les  fureurs  de  l'ennemi.  Souvent  ils  les  ont  protégés  au 
péril  de  leur  vie;  ils  ont  été  injuriés,  maltraités,  entraînés 
dans  une  douloureuse  captivité;  plusieurs  ont  été  fusillés, 
et  quelques-uns  après  de  grandes  souffrances  (1).  Ceux  qui 


(1)  La  prudence  ne  nous  permet  pas  de  dire  en  ce  moment  toute  la 
vérité  sur  les  épreuves  de  nos  prêtres,  et  nos  renseignements  ne  sont 
point  encore  complets. 


250  LETTRE  PASTORALE  DE  S.  G.  M^''  TURINAZ 

ont  pu  rester  libres,  ont  soutenu  et  guidé,  vers  des  régions 
et  des  villes  hospitalières,  leurs  paroissiens,  comme  eux 
dépouillés  de  tout.  Ils  se  sont  efforcés  de  leur  trouver  un 
abri,  du  travail,  des  secours,  avec  l'espoir  de  les  ramener, 
plus  tard,  dans  leurs  villages  en  ruines. 

Au-dessus  du  clergé  séculier,  des  ordres  religieux,  des 
religieuses,  toujours  et  partout  admirables  dans  leur  cha- 
rité et  leur  dévouement,  l'épiscopat  français  s'est  montré 
supérieur  à  toutes  les  épreuves  et  à  tous  les  périls.  Nos 
vénérés  collègues,  dans  leurs  cathédrales  ravagées  et 
détruites,  dans  leurs  villes  épiscopales  désolées,  sont  res- 
tés debout  sous  les  obus  et  la  mitraille,  soutenant  tous  les 
courages,  consolant  toutes  les  angoisses,  et  offrant  chaque 
jour  leur  vie  pour  leur  troupeau.  Plusieurs,  et  parmi 
eux  notre  cher  et  vaillant  coadjuteur,  sont  allés  sur  le 
champ  de  bataille,  et  se  sont  attiré  la  vénération  et  l'admi- 
ration de  tous. 

Quand  ces  religieux,  ce  clergé,  cet  épiscopat,  descen- 
dront de  ces  hauteurs,  aux  jours  de  la  sécurité  et  de  la 
paix,  ils  apparaîtront  aux  peuples,  portant  au  front  des 
rayons  plus  éclatants  de  la  charité  et  du  sacrifice,  parce 
qu'ils  auront  vu  et  entendu  Dieu  de  plus  près. 

On  pardonnera  à  un  vieil  évêque,  au  doyen  par  le  sacre 
de  l'épiscopat  français,  en  présence  de  la  propagande  alle- 
mande menteuse  et  inique  dans  tous  les  pays  du  monde, 
en  présence  d'une  crédulité  lamentable,  parmi  les  catho- 
liques et  même  dans  le  clergé,  on  lui  pardonnera  de  faire 
entendre  ce  témoignage  et  cette  démonstration  de  la  vérité 
et  de  la  justice. 

Cette  guerre  nous  impose  le  devoir  d'une  invincible  espé- 
rance. 

Nous  espérons  dans  la  victoire  et  dans  une  paix  glo- 
rieuse, parce  que  cette  guerre,  préparée  pendant  quarante 
ans  par  nos  ennemis,  a  été  entreprise  au  mépris  des  traités, 
et  par  la  violation  du  territoire  français,  plusieurs  fois 
renouvelée,  avant  toute  déclaration.  Nous  espérons  parce 


I 


LETTRE  PASTORALE  DE  S.  G.  M^""  TURINAZ  251 

que,  en  présence  de  tant  d'épreuves,  de  tant  de  dévasta- 
tions et  de  ruines,  la  France  a  observé,  avec  une  constance 
invincible,  toutes  les  lois  divines  et  humaines.  Nous  ne 
pouvons  admettre  que  la  récompense  et  la  victoire  soient 
accordées  à  nos  impitoyables  ennemis. 

Nous  ne  pouvons  croire  que  Dieu  privera  son  Eglise  du 
concours  si  généreux  et  si  dévoué  de  la  France,  qu'aucune 
nation  ne  pourrait  remplacer  dans  cette  mission  providen- 
tielle. 

Nous  espérons  dans  les  trésors  presqiie  infinis  de  nobles 
actions,  de  souffrances  et  de  sacrifices,  qui  sollicitent  pour 
nous  la  miséricorde  de  Dieu. 

S'il  est  vrai  que  pas  une  bonne  action,  pas  un  bon  désir 
ou  une  bonne  pensée,  ne  sont  sans  mérite  devant  Dieu, 
qu'un  verre  d'eau  froide  donné  en  son  nom  ne  perdra  pas 
sa  récompense,  que  faut-il  espérer,  de  tant  de  nobles  ins- 
j:)irations,  de  tant  d'actes  admirables  de  charité,  d'apostolat 
et  de  dévouement,  de  tant  de  flots  de  sang  et  de  tant  de 
flots  de  larmes?  Que  faut-il  espérer  des  mérites  de  tant 
de  séparations  déchirantes,  d'atroces  blessures,  de  morts 
sublimes,  de  fortunes  anéanties,  de  massacres  sans  pitié  de 
prêtres,  de  religieuses,  de  vieillards,  de  femmes  et  d'en- 
fants? Quel  incomparable  et  sublime  holocauste!  Quelle 
puissance  d'expiation,  de  rédemption  et  de  salut! 

Écoutons  les  promesses  divines  de  la  miséricorde  et  de 
l'espérance  :  «  Résistez  jusqu'à  l'agonie,  combattez  jusqu'à 
la  mort  pour  la  justice,  et  Dieu  lui-même  combattra  vos 
ennemis.  Pro  justitiâ  agonizare  pro  anima  tua,  et  iisque 
ad  mortem  certa  pro  justitiâ;  et  Deus  expugnabit  pro  te 
inimicos  tuos  (1)  ». 

«  Au-dessus  de  toutes  les  œuvres  de  sa  sagesse,  de  sa 
justice  et  de  sa  toute-puissance.  Dieu  a  mis  les  œuvres  de 
sa  miséricorde  infinie  (2).  » 


(1)  EccJ.  c.  IV,  y.  3o. 

(2)  Et  miscricovdia  ejus  super  opéra  ejus  (Ps.  c.  14  IV-8). 


252  LETTRE  PASTORALE  DE  S.  G.  M^^"^  TURINAZ 

«  La  miséricorde  de  Dieu  enveloppera  de  sa  protection 
ceux  qui  espèrent  en  Lui  (1).  » 

a  Nos  pères  ont  espéré,  ils  ont  été  délivrés  de  leurs 
ennemis  (2).  » 

Cette  guerre  nous  enseigne  le  devoir  de  l'union  de  tous 
les  Fils  de  la  France.  Nous  n'insistons  pas,  nous  revien- 
drons plus  tard,  après  la  victoire,  sur  ce  devoir  d'une 
suprême  importance.  Car,  quelque  glorieuse  que  puisse 
être  la  victoire,  quelque  heureuse  et  puissante  que  puisse 
être  la  paix  avec  les  ennemis  du  dehors,  la  France  irait  à 
l'impuissance,  à  la  défaite  et  à  la  ruine,  si  l'union  ne  se  fai- 
sait pas  entre  tous  ses  Fils.  Il  faudra,  par  cette  paix 
au-dedans,  sauver  une  seconde  fois  notre  pays. 

Mais  cette  paix  ne  sera  possible  que  dans  le  respect  de 
tous  les  droits,  dans  la  vraie  justice  et  la  vraie  liberté. 

Donc,  plus  que  jamais,  serrons  les  rangs  et  tendons-nous 
la  main  ;  plus  que  jamais,  en  haut  les  cœurs,  courage, 
patience,  persévérance,  invincible  espoir.  Redisons  ces 
paroles  des  vaillants  Macchabées  :  «  Nous,  nous  combattons 
pour  nos  âmes  et  pour  nos  lois,  et  Dieu  brisera  sous  nos 
yeux  la  puissance  de  nos  ennemis  ;  mais,  vous,  ne  les  crai- 
gnez pas.  Nos  autem  pugnabimus  pro  animabus  nostris 
et  legibus  nostris,  et  ipac  conteret  eos  ante  faciem  nostram  : 
vos  autem,  ne  timueritis  eos.  » 

Donné  à  Nancy,  le  2  février  1915,  en  la  fête  de  la  Purifi- 
cation de  la  Très  Sainte  Vierge. 

t  Charles-Fran(;ois, 

Ardievêque  titulaire  d'Antioche, 

Éoêque  deNancij  et  de  Toul. 


(1)  Sporantoin  in  Domino  misericovdia  circumdahit.  (Ps.  XXVI,  10). 

(2)  Ps.  XXI,  5. 


EXTRAITS  DE  LA  LETTRE  PASTORALE  253 


Extraits  de  la  kttre  pastorale  de  S.  Gr.  Mgr.  Lobbedey, 
Évêque  d'Arras  (Carême  1915.) 

C'est  au  brait  des  canons  et  sous  la  perpétuelle  menace 
des  obus  ennemis  que  nous  traçons  ces  lignes.  Plus  d'une 
fois,  depuis  l'investissement  de  notre  cité  épiscopale,  nous 
avons  parlé  dans  les  circonstances  où  nous  écrivons;  notre 
parole,  tout  accompagnée  qu'elle  était  de  bruits  sinistres, 
était  écoutée,  parce  qu'elle  s'efforçait  d'être  une  parole  de 
consolation  et  de  réconfort.  Nous  espérons  que  la  lecture 
de  notre  lettre  trouvera  le  même  accueil  près  de  nos 
prêtres  •  et  de  nos  fidèles,  parce  que,  phrases  écrites  ou 
phrases  parlées,  toutes  partent  du  même  cœur  et  tendent 
au  même  but. 


PREMIERE  PARTIE 

l'actiox  providentielle  donne  aux  souffrances  que  cause 
LA  guerre  une  vertu  expiatrice. 

1,  La  guerre  se  définit  «  une  suite  de  violences  par  les- 
quelles chacun  des  adversaires  cherche  à  se  rendre  maître 
de  Vautre  ». 

Ces  violences  n'ont  pas  été  les  mêmes  dans  le  cours  des 
siècles  et  dans  les  différents  pays  du  monde.  Elles  ont  varié 
quant  à  la  méthode,  l'intensité  et  la  durée. 

Terribles  toujours,  elles  sont  véritablement  effroyables 
quand  la  guerre  entreprise  est  décidément  un  carnage  sans 
merci,  ne  devant  pas  s'arrêter  avant  l'épuisement  complet, 


254  EXTRAITS  DE  LA  LETTRE  PASTORALE 

l'entière  destruction  d'une,  sinon  de  toutes  les  parties  belli- 
gérantes . 

2.  Telle  est  celle  dans  laquelle  nous  nous  trouvons  pré- 
sentement engagés.  Quoi  qu'on  en  puisse  dire,  nous  ne 
l'avons  ni  cliercliée,  ni  voulue;  elle  nous  a  été  imposée; 
l'honneur  national  nous  l'a  fait  accepter  comme  on  accepte 
\m  devoir  et  maintenant,  nous  la  faisons  avec  l'énergie,  avec 
l'entrain  de  ceux  qui  ont  conscience  d'être,  en  combattant, 
les  défenseurs  de  la  justice  et  les  champions  du  droit. 

Cependant,  quelque  certaines  que  soient  la  loyauté  de 
nos  intentions  et  la  sainteté  de  notre  cause,  quelque  fondée 
que  paraisse  être,  en  ce  moment,  l'espérance  du  succès 
final,  il  faut  bien  avouer  pourtant  que  la  guerre  ne  va  p;is 
sans  son  habituel  cortège  de  victimes  et  de  désastres.  Ce 
qu'elle  a  déjà  semé  de  souffrances,  dans  les  nations  qu'elle 
a  soulevées  et  mises  aux  prises  l'une  avec  l'autre,  est  incal- 
culable. 

3.  Les  premiers  à  le  savoir  sont  nos  chers  et  courageux 
combattants. 

Comme  ils  souffrent^  en  effet,  ceux  qui,  pendant  des  jours 
et  des  nuits  interminables,  sont  condamnés  à  mener  «  la  vie 
en  creux  »  !  Quelle  existence  que  l'existence  souterraine  de 
ces, tranchées  !  Demeures  étranges  pour  ceux  qui  rêvaient 
de  se  battre  en  pleine  lumière;  abris  périlleux  autour  des- 
quels la  mort  ne  cesse  jamais  de  faire  le  guet,  et  dans 
lesquels,  pour  prendre  quelque  repos,  il  faut  oublier  que  les 
nuages  du  ciel  y  versent  la  froide  pluie  de  l'hiver,  et  que  la 
foudre  humaine  y  fait  tomber  sa  pluie  de  feu  ! 

Comme  ils  souffrent  aussi,  ceux  qui,  pour  avoir  tenté 
quelque  offensive,  essayé  une  reconnaissance,  ont  été  mor- 
tellement frappés  dans  la  nuit  ;  qui  gisent  seuls,  abandonnés, 
agonisants  sur  une  terre  nue,  comme  s'ils  n'avaient  au 
monde  ni  foyer  pour  les  recueillir,  ni  famille  pour  les 
aimer  ! 

Gomme  ils  souffrent,  enfin,  les  soldats  qu'un  ennemi  plus 
'fort  a  pris,  qu'il  a  désarmés,  qu'il  emmène  à  travers  les 


DE  S.  G.  M^^  LOBBEDEY  255 

imprécations,  les  insultes  d'une  foule  sans  pitié,  vers  une 
terre  lointaine  où  ils  trouveront,  peut-être,  moins  des  sur- 
veillants que  des  bourreaux  ! 

4.  Hélas  !  les  souffrances  causées  par  l'état  de  guerre 
dépassent  de  beaucoup  les  rangs  de  l'armée.  Où  ne  sont 
pas  leurs  victimes?  Allez  de  foyer  en  foyer,  dans  toutes  les 
directions  et  jusqu'aux  extrémités  de  notre  sol  français, 
vous  les  y  trouverez. 

Vous  les  trouverez  surtout  là  où  l'envahisseur  a  réussi  à 
prendre  pied;  parce  que  là,  il  viole  outrageusement  ces 
lois  respectables  qui,  fondées  sur  le  droit  naturel,  sur  les 
principes  les  plus  élémentaires  de  l'humanité;  sur  des  con- 
ventions internationales,  mettent  hors  de  toute  atteinte  les 
biens  des  citoyens  inoffensifs,  les  personnes  désarmées  et 
particulièrement  ces  «deux  faiblesses  sacrées  qui  sont  :  la 
femme  et  Venfant. 

L'ennemi  méconnaît  ces  lois; il  les  méconnaît  volontaire- 
ment, il  les  transgresse,  non  d'une  façon  purement  acci- 
dentelle, mais  d'après  une  méthode  nettement  arrêtée  et 
fidèlement  suivie. 

Avouons-le  :  on  comprendrait  encore  des  actes  individuels, 
des  actes  isolés  de  barbarie.  La  guerre  a  toujours  été 
l'occasion  de  crimes  plus  ou  moins  nombreux.  «  Quand  on 
racole  des  millions  d'hommes  et  qu'on  les  pousse  de  force 
sur  un  champ  de  carnage,  on  est  certain  de  trouver  parmi 
eux  un  certain  nombre  d'individus  prêts  à  des  actes  dont 
la  nation  aura  honte,  et  dont  le  commandement  ne  voudra 
jamais  prendre  sa  responsabilité.  » 

Ce  qui  s'est  passé,  ce  qui  se  passe  encore  dans  nos  pro- 
vinces envahies  montre  tout  autre  chose  que  de  simples 
accidents.  Des  rapports  officiels  parlent  d'incendies,  do 
massacres,  d'atrocités  de  toute  sorte  ;  de  plus,  ils  démontrent 
que  ces  actes  n'ont  pas  seulement  été  exécutés  d'après  un 
plan  froidement  prémédité,  mais  qu'ils  sont  approuvés  en 
haut  lieu  et  pleinement  glorifiés. 

5.  On  a  dit  :  «  La  guerre  moderne  est  un  art;  la  guerre 


256  EXTRAITS  DE  LA  LETTRE  PASTORALE 

ancienne  yi' était  qu'un  instinct;  »  nous  pouvons  ajouter  :  la 
guerre  présente  est  à  la  fois  un  art  et  un  instinct  :•  un  art 
très  raffiné,  un  instinct  très  féroce. 

Si  féroce,  que  nous  frémissons  d'avance  à  la  pensée  du 
spectacle  que  nous  aurons  sous  les  yeux  quand  il  nous 
sera  permis  de  visiter  la  portion  particulièrement  éprouvée 
de  notre  diocèse.  Là,  que  verrons-nous?  qu'entendrons- 
nous  (1)? 

Que  verrons-nous  là  où  il  y  avait  des  demeures  intactes, 
des  champs  bien  cultivés  et  partout  le  mouvement  et  la  vie? 
Abattue,  l'église;  en  ruines,  le  presbytère;  en  cendres,  la 
plupart  des  autres  maisons;  abandonnés,  les  châteaux  et 
les  fermes. 

Qu'entendrons-nous  là  où  les  habitants  traitaient  paisi- 
blement de  leurs  intérêts,  où  une  jeipesse  enthousiaste  et 
chrétienne  s'encourageait  au  bien,  où  des  fidèles  nombreux 
et  fervents  chantaient  et  priaient  devant  les  saints  autels? 
Est-ce  que  le  silence  n'est  pas  là  où  l'on  a  fait  le  désert? 

6.  Et  pourquoi  parler  de  ce  qui  est  en  dehors  de  notre 
ville  d'Arras,  quand  cette  cité  elle-même  nous  offre  le  plus 
lamentable  amas  de  ruines  qui  se  puisse  imaginer  ? 

Ces  derniers  jours,  nous  avons  voulu  relire  les  Lamenta- 
tions du  Prophète  Jérémie  pleurant  sur  les  débris  de  Jéru- 
salem, et  faisant  l'énumération  des  désastres  accomplis  (2). 
Hélas  !  de  tout  ce  qu'il  déplorait,  il  n'est  rien  que  nous 
n'ayons  à  déplorer  nous-même.  Les  portes  brisées,  les 
gonds  arrachés,  les  murailles  jetées  à  terre,  les  plus  beaux 
édifices  détruits,  les  temples  ravagés,  profanés,  fermés  à  la 
prière  et  aux  cérémonies  du  culte,  tout  cela  Nous  l'avons 
vu  et  le  voyons.  Comme  lui  aussi,  nous  avons  vu   le  feu 


(1)  Nous  n'aurons  qu'à  nous  souvenir  de  la  Pastorale  du  courageux 
Cardinal  Mercier.  Que  l'archevêque  de  Malines  daigne  agréer  Noire 
hommage  fait  d'admiration,  d'estime  et  de  respect. 

(2)  Nous  avions  d'abord  pensé  citer  de  nombreux  textes  de  nos  quatre 
grands  Prophètes,  Mais  tout  serait  à  reproduire.  Que  nos  prêtres  veuil- 
lent bien  s'y  reporter. 


DE  s.  G.  Mfi^'^  LOBBEDEY  257 

s'acharner  jusque  sur  des  ruines  ;  des  femmes  et  des  enfants 
mortellement  frappés;  des  affamés  cherchant  un  peu  de 
pain,  obligés  d'acheter  l'eau  dont  ils  avaient  besoin  ;  des 
familles  fuyant  un  foyer  ruiné  sans  savoir  où  elles  trouve- 
raient un  autre  abri  ;  nous  avons  vu  des  malades  sans 
secours,  et  des  morts  sans  sépulture  convenable. 

0  Arras,  ville  infortunée  qui  a  cessé  d'être  belle  et  n'as 
point  cessé  de  nous  être  chère!  Qui  pleurera  jamais  assez 
tes  sanctuaires  dévastés,  tes  demeures  détruites,  la  fuite 
éperdue  d'un  grand  nombre  de  tes  fils,  les  souffrances  de 
ceux  qui  n'ont  pas  pu,  ou  pas  voulu  te  quitter?  Plus  d'une 
fois,  tu  as  été  éprouvée  dans  le  passé;  l'as-tu  été  aussi 
terriblement  que  de  nos  jours  ?  Tu  as  été  saccagée  par  les 
Vandales  et  les  Huns  d'Attila  au  v®  siècle,  par  les  Nor- 
mands au  iv%  par  Louis  XI  au  xv°;  toujours  tes  évêques 
ont  pu  te  relever;  aurons-nous  le  même  bonheur? 

7.  Ce  qui  nous  console,  c'est  que  tant  de  souffrances 
auront  leur  terme  et  leur  compensation,  car  nous  n'oublie- 
rons pas  de  les  supporter  chrétiennement. 

C'est  là,  Nos  très  chers  Frères,  un  point  essentiel  digne 
de  toute  votre  attention. 

Personne  de  nous  n'étant  sans  quelque  faute,  la  peine 
subie  peut  être  appelée  un  châtiment.  Or,  le  châtiment  est 
stérile,  il  ne  sert  qu'à  torturer,  si  la  victime  succombe  avec 
la  résignation  passive  de  l'être  sans  raison  ;  le  châtiment  se 
double  d'une  faute  quand  l'homme  atteint  par  lui  se  révolte, 
et  blasphème  la  Providence  qui  le  permet;  mais  le  châti- 
ment change  de  caractère  et  de  nom  pour  devenir  cette 
grande  chose  qu'on  nomme  :  Vexpiation,  quand  la  souf- 
france est  chrétiennement  supportée. 

Et  elle  l'est  par  un  grand  nombre  d'âmes.  Celles-ci 
reconnaissent  avec  Lacordaire  que  «  la  peine  toute  seule 
n expie  rien  »,  que  «  ce  qui  expie,  cest  la  peine  avec  le 
repentir  »,  et  elles  se  repentent;  bien  mieux,  quelques-unes 
adorent  joyeusement  la  main  qui  laisse  s'échapper  tant  de 
maux,  parce  que  c'est  la  main  d'un  Père  qui  ne  cesse  pas 

17  —  Fr. 


258  EXTRAITS  DE  LA  LETTRE  PASTORALE 

d'aimer  ceux  qu'il  éprouve  ;  il  en  est  qui,  devant  leur  éta- 
blissement en  flammes,  peuvent  chanter  le  Te  Dewn,  et 
nous  en  savons  qui,  au  milieu  des  ruines  de  leur  demeure 
dévastée,  le  cœur  pourtant  déchiré  par  des  séparations 
cruelles,  quotidiennement  menacées  de  mort,  chantent 
chaque  matin  la  Bonté  de  Dieu. 

8.  Et  c'est  en  cela  que  se  montre  le  premier  effet  de  l'ac- 
tion providentielle;  action  merveilleuse  qui  fait  monter  les 
âmes  au  plus  haut  degré  de  la  vertu  ;  qui  prend  en  nous 
notre  misère  pour  en  faire  quelque  chose  de  fécond  et  d'au- 
guste ;  qui  s'empare  de  ce  que  les  hommes  redoutent  le 
plus,  pour  en  faire  ce  qu'il  y  a  de  plus  souhaitable;  qui 
nous  relève  par  ce  qui  devrait  nous  abattre;  qui  fait  servir 
au  bonheur  d'une  vie  sans  fin  ce  qui  semblait  ne  pouvoir 
être  bon  qu'à  une  chose  :  hâter  la  mort. 

Saluons  cette  action  de  la  Providence,  d'autant  qu'elle  a 
d'autres  effets  encore  plus  admirables  :  nous  allons  le  voir 
dans  une  seconde  partie. 


DEUXIEME  PARTIE 

i/action    providentielle   peut    nous    procurer    une   paix 
vraiment  glorieuse. 

D.  A  la  vérité,  ce  qui  frappe  d'abord  dans  la  guerre,  ce 
sont  les  victimes  qu'elle  fait,  et  les  maux  sans  nombre 
qu'elle  engendre.  Mais  elle  a  d'autres  effets,  des  résultats 
meilleurs  et  si  importants  qu'on  ne  doit  point  les  passer 
sous  silence . 

Elle  est,  en  effet,  une  merveilleuse  excitatrice  de  toutes 
les  énergies  latentes  de  la  race  ;  elle  donne  l'essor  aux  plus 
mâles  vertus;  et,  poussant  l'homme  à  de  continuels  efforts, 
elle  le  force  à  développer  toutes  les  qualités  dont  la  nature 
et  l'éducation  l'ont  pouvu 


DE  S.  G.  M»^  LOBBEDEY  250 

On  n'a  jamais  été  mieux  à  même  de  le  constater  que  de 
nos  jours.  Vertus  militaires,  vertus  civiques,  les  unes  et  les 
autres  portées  jusqu'au  degré  le  plus  héroïque,  nous  en 
sommes,  chaque  jour,  les  témoins  émerveillés. 

10.  Par  exemple  :  Quelle  résignation  courageuse  ne 
montre-t-on  pas  dans  les  adieux  faits  à  une  famille  aimée  ! 
Quelle  promptitude  presque  joyeuse  à  laisser  là  ses  affaires, 
ses  intérêts  personnels,  ses  habitudes,  ses  occupations  les 
plus  chères!  Et,  dans  le  feu  des  combats,  quand,  de  tout 
côté,  l'artillerie  «  chante  son  chant  de  mort  »,  quelle  intré- 
pidité stoïque  à  marcher  en  avant,  à  faire  voir  aux  cama- 
rades qui  suivent  comment  on  meurt  quand  on  est  brave  ! 
A  quelle  époque  a-t-on  pu  admirer  dans  nos  armées  une 
fermeté  plus  soutenue,  et  toutes  les  qualités  d'endurance, 
d'inlassable  ténacité  que  ne  soupçonnaient  pas  ceux  qui 
nous  prenaient  volontiers  pour  une  nation  en  décadence, 
une  race  dégénérée,  et  que  nous  n'étions  pas  loin  de  nous 
refuser  à  nous-mêmes  !  Enfin,  quelle  patience  dans  ces 
blessés  qui,  au  milieu  des  plus  cruelles  tortures  causées 
par  des  opérations  nécessaires,  déclarent  qu'on  ne  saurait 
trop  souffrir  pour  la  France! 

Aussi,  cette  France  est  fière  de  ses  fils;  et  des  autres 
nations,  celles  mêmes  qui  auraient  été  le  plus  tentées  de 
nous  regarder  avec  une  certaine  pitié,  presque  avec  mépris, 
ne  peuvent  s'empêcher  de  reconnaître  notre  vaillance  et 
d'applaudir  un  peuple  qui  sait  défendre  si  fièrement  ses 
libertés  et  son  honneur. 

11.  D'autre  part,  les  vertus  civiques  ont  grandi  du  même 
coup. 

Des  hommes  qui  ont  vu  l'incendie  dévorer,  avec  leurs 
maisons  et  leurs  biens,  tout  le  fruit  d'un  pénible  et  long 
travail,  acceptent,  sans  se  plaindre,  la  nécessité  de  refaire 
une  fortune  anéantie,  et,  pour  cela,  de  recommencer  l'an- 
cien labeur  à  l'âge  où  l'on  a'aspire  plus  guère  qu'au  repos. 
Des  femmes  restées  seules  après  le  départ  de  leurs  époux, 
de  leurs  enfants,  n'abandonnent  pas  le  fardeau  des  affaires 


260  EXTRAITS  DE  LA  LETTRE  PASTORALE 

et  le  portent  vaillamment,  si  lourd  qu'il  soit  devenu  pour 
leurs  faibles  épaules.  Et  que  dire  de  l'empressement  avec 
lequel  ceux  et  celles  qui  le  peuvent  s'efforcent  de  subvenir 
aux  mille  nécessités  que  la  guerre  engendre  ?  Dans  ce  pays 
de  France,  on  en  est  toujours  sûr,  l'infortune  ne  monte 
jamais  si  haut  que  la  charité  ne  puisse  l'atteindre.  Voyez 
comme  celle-ci  s'ingénie  à  trouver  tous  les  secours  deman- 
dés, à  donner  tous  les  remèdes  nécessaires!  Comme  elle 
est  généreuse,  active  dans  ses  desseins,  délicate  et  douce 
dans  ses  procédés!  Nous  l'avons  vue  à  l'œuvre  dans  nos 
ambulances  et  nos  hôpitaux  ;  et  dans  les  visages  penchés 
sur  les  plaies,  dans  les  mains  qui  soignaient  le  mal,  nous 
croyions  voir  quelque  chose  de  la  bonté  divine.  Quel  plus 
frappant  contraste  que  celui  qui  existe  entre  les  brutalités 
plus  que  sommaires  de  la  bataille,  et  les  attentions  mater- 
nelles dont  les  victimes  deviennent  aussitôt  l'objet?  Autant 
}a  blessure  est  faite  sans  pitié,  autant  elle  est  soignée  avec 
amour. 

12.  Hâtons-nous  d'indiquer  ce  qui  fait  le  prix  des  vertus 
militaires  et  civiques  dont  nous  venons  déparier.  C'est  que, 
au  moins  dans  la  plupart  des  cas,  ces  vertus  méritent  d'être 
appelées  chrétiennes,  d'être  louées  et  récompensées  comme 
telles,  attendu  qu'elles  ont  Dieu  pour  premier  inspirateur 
et  pour  soutien. 

Chrétien  est  le  patriotisme  de  nos  soldats,  prêtres,  lévites 
et  laïcs  de  tout  rang,  de  toute  arme.  Volant  à  la  défense  de 
la  patrie,  ils  reconnaissent  dans  ce  fait  un  devoir,  et  dans 
ce  devoir  l'expression  de  la  volonté  divine  qui  le  dicte,  et, 
en  le  dictant,  le  rend  obligatoire.  C'est  bien,  en  définitive, 
l)our  se  conformer  à  cette  volonté  suprême  qu'ils  sacrifient 
leur  existence  et  tout  ce  qu'elle  pouvait  contenir  de  biens 
terrestres  ;  ne  connaissant  plus  le  respect  humain  que  pour 
le  mépriser,  obéissant  à  tout  ce  que  le  baptême  et  les  reli- 
gieuses pratiques  du  passé  ont  rais  dans  leur  âme,  ils  vont 
droit  à  Dieu  dans  la  confession,  la  réception  de  la  sainte 
Eucharistie,  le  chant  des  saints   cantiques   et   la  prière. 


DE  S.  G.  Më^r  LOBBEDEY  261 

Chose  merveilleuse!  Ils  croient,  ceux  qui  pensaient  avoir- 
perdu  toute  croyance;  ils  se  prosternent,  ceux  qui  se  van- 
taient de  ne  plus  rien  respecter  ;  ils  prient,  ceux  qui  s'ima- 
ginaient avoir  oublié  toute  prière  ;  et  l'on  voit  s'accomplir, 
au  bruit  strident  des  mitrailleuses,  des  cérémonies  qui, 
d'ordinaire,  ne  se  déroulent  que  dans  le  silence  du  sanc- 
tuaire. Elle  est  donc  aussi  vraie  que  consolante,  cette  parole 
d'un  général  :  «  Cette  guerre  où  le  prêtre  mêle  son  sang  à 
celui  du  soldat  resplendit  de  surnaturel.  » 

Chrétienne  aussi  est  la  résignation  des  personnes  rete- 
nues au  foyer  de  la  famille,  parce  qu'elle  se  soumet  à  tout 
ce  que  Dieu  veut  ou  permet,  alors  même  qu'elle  n'arrive 
pas  à  comprendre  le  sens  de  l'épreuve  qu'il  impose  ;  parce 
qu'elle  fait  reposer  dans  le  secours  d' En-Haut  son  principal 
appui,  et  dans  la  rétribution  future  ses  meilleures  espé- 
rances. 

Chrétienne  enfin  est  la  charité  parce  qu'au  lieu  d'être 
inspirée  par  un  vague  sentiment  d'humanité,  par  l'attrait 
d'une  sympathie  naturelle,  ou  la  parenté  du  sang,  elle  l'est 
avant  tout  par  les  paroles  du  Christ  prescrivant  de  nous 
aimer  les  uns  les  autres,  déclarant  qu'il  regarde  comme 
fait  à  lui-même  ce  que  nous  faisons  au  moindre  de  nos 
frères,  parce  qu'elle  cherche  dans  la  sainte  communion  la 
force  de  durer,  et  qu'elle  ne  compte  que  sur  la  divine  bonté 
pour  être  payée  de  son  dévouement. 

Dieu  soit  béni  de  tout  le  bien  spirituel  déjà  opéré  à  l'oc- 
casion de  la  guerre!  Qu'il  veuille  pourtant  abréger  la 
durée  de  cette  épreuve  qui  deviendrait  désastreuse  en  étant 
trop  prolongée  !  Qu'il  daigne  enfin  la  terminer  par  une 
paix  dont  la  Patrie  et  l'Eglise  aient  toutes  les  deux  à  se 
réjouir! 

13.  Est-il  donc  possible  à  Dieu  d'intervenir  dans  les 
affaires  humaines,  d'influer  sur  tels  ou  tels  événements  en 
cours,  au  point  d'en  retarder  ou  d'en  précipiter  la  marche, 
d'en  assurer  ou  d'en  empêcher  le  succès?  Sans  aucun  doute, 
puisque  le  Créateur  ne  s'est  jamais  dessaisi  des  droits  qu'il 


262  EXTRAITS  DE  LA  LETTRE  PASTORALE 

a  sur  ses  créatures,  sur  leurs  actes  aussi  bien  que  sur  leur 
être. 

Comment  s'effectue  son  intervention  ?  De  plusieurs  ma- 
nières. Il  peut  recourir  à  des  intermédiaires,  ou  célestes 
comme  saint  Michel,  ou  terrestres  comme  la  Bienheureuse 
Jeanne  d'Arc  ;  il  peut  aussi  agir  par  lui-même,  et  par  lui- 
même  aveugler  l'esprit  de  celui-ci,  éclairer  l'intelligence 
de  celui-là.  Bien  que  ces  opérations  demeurent  secrètes, 
qu'on  ne  voie  pas  les  ressorts  mis  en  jeu,  qu'on  ne  sente 
pas  la  touche  de  la  main  toute-puissante,  cependant 
l'action  divine  se  révèle  plus  ou  moins  clairement  par  ce 
que  nous  nommons  «  Virrésistible  »,  V imprévu  ». 

Voici  des  hommes  de  guerre  à  qui  a  été  confié  le  com- 
mandement des  armées  ;  ils  n'ont  pas  manqué  de  tracer  le 
plan  des  opérations  futures  ;  pour  le  faire  aussi  heureuse- 
ment que  possible,  ils  n'ont  négligé  aucune  précaution, 
ils  ont  pris  le  conseil  de  chefs  expérimentés  ;  mais  ils 
comptaient  sur  telle  ou  telle  manœuvre  des  adversaires,  tel 
ou  tel  concours  de  circonstances,  et  ce  qui  était  supposé 
dans  les  calculs  n'arrive  pas  ;ce  qui  arrive,  c'est  ce  à  quoi 
on  ne  pensait  même  pas  :  c'est  Vimprévu. 

D'autre  part,  l'histoire  militaire  nous  apprend  que  des 
capitaines  fameux  sentaient  parfois,  aussi  bien  dans  l'exé- 
cution que  dans  l'élaboration  de  leur  plan  stratégique,  je 
ne  sais  quelle  idée- force,  qui  tout  en  différant  de  leurs 
conceptions  personnelles,  s'imposait  à  eux  et  les  menait 
impérieusement  dans  leurs  marches  et  leurs  conquêtes. 
Voilà  Virrésistible. 

L'irrésistible,  l'imprévu  peuvent  ne  pas  être  autre  chose 
que  l'action  providentielle  elle-même,  et  c'en  est  assez  pour 
autoriser  nos  prières  ;  c'en  est  assez  pour  que  nous  deman- 
dions à  Dieu  de  prendre  en  main  notre  cause  et  de  la  faire 
triompher. 

14.  Ne  dites  pas  que,  de  leur  côté,  les  ennemis  adressent 
au  Ciel  des  supplications  ;  car  il  ne  faut  pas  confondre  leur 
cause  avec  la  nôtre,  ni  leur  conduite  avec  notre  conduite. 


DE  S.  G.  M^^  LOBBEDEY  263 

Sans  vouloir  nous  prononcer  sur  leurs  intentions,  sans  vou- 
loir affirmer  que  leur  but  conscient  est  d'imposer  au  monde 
une  civilisation  matérialiste,  une  civilisation  d'égoïsme  et 
de  dureté,  il  est  certain  que  la  guerre  a  commencé  par  une 
agression  injuste,  qu'ils  en  sont  les  auteurs  et  nous  les 
victimes  ;  il  est  certain  aussi  qu'ils  accomplissent  chez  nous 
des  actes  dont  rien  n'excusera  jamais  la  barbarie.  Qui  se 
tiendra  devant  Dieu,  avec  la  confiance  d'être  agréé  de  lui, 
demande  la  sainte  Ecriture  ?  et  elle  répond  :  Celui  dont  les 
mains  sont  pures  et  les  desseins  innocents  ;  ce  n'est  donc 
pas  le  peuple  dont  le  cœur  est  plein  d'une  haine  farouche, 
d'un  insupportable  orgueil,  et  qui  porte  aux  mains  des 
taches  de  sang. 

Qu'on  ne  dise  pas  non  plus  que  notre  conscience  natio- 
nale n'est  pas  sans  faute;  nous  ne  le  savons  que  trop. 
Quelle  nation  n'a  rien  à  se  reprocher?  Mais  si  l'on  voit  le 
mal  dont  notre  responsabilité  de  Français  est  chargée, 
qu'on  voie  aussi  tous  les  sa-iirifices  faits  en  vue  de  la  répa- 
ration ;  si  l'on  écoute  ce  qui  crie  vengeance,  qu'on  écoute 
aussi  ce  qui  demande  miséricorde.  Nous  voulons  dire  les 
paroles  sublimes  de  tant  de  mourants  s'écriant,  avant  de 
rendre  le  dernier  soupir  :  «  Pour  Dieu,  pour  VEglise,  pour 
la  France!  » 

Non  !  ce  n'est  pas  présomption  de  notre  part  de  compter 
sur  les  préférences  divines  ;  et  elle  nous  paraît  absolument 
justifiée,  la  confiance  avec  laquelle,  dans  toutes  nos  églises 
et  chapelles,  les  foules  chrétiennes  répètent,  sans  se  lasser, 
la  supplication  liturgique  :  ((  Ut  cuncto  populo  christiano 
pacem  e^unitatem  largiri  digneris,  Te  rogamus ,  audi  nos .  » 
Accordez,  Seigneur,  au  peuple  chrétien  la  paix  et  Vunité. 

16.  Gardons-nous  bien  de  séparer  ces  deux  mots  :  la  paix, 
Vunitéj  chacun  d'eux  n'ayant  de  valeur  que  par  son  alliance 
avec  l'autre. 

Nous  demandons  d'abord  la  paix  ;  une  paix  sérieuse, 
ferme,  et  non  une  trêve  de  quelques  années.  On  l'a  bien 
dit  :  «  Il  n'est  pas  un  seul  Français  digne  de  ce  nom  qui  ne 


264  EXTRAITS  DE  LA  LETTRE  PASTORALE 

comprenne  le  péril  en  même  temps  que  la  honte  qu'entraî- 
nerait pour  nous  une  paix  hâtive  consentie  parla  lassitude. 
Ce  ne  serait  pas  seulement  déserter  la  cause  de  la  justice 
humaine  dont  nous  avons  la  charge,  ce  serait  encore  signer 
par  avance  notre  arrêt  de  mort  en  permettant  à  l'adversaire 
implacable  qui  nous  a  manques,  cette  fois,  de  préparer  à 
loisir  un  nouvel  et  plus  dangereux  guet-apens.  Lorsqu'un 
homme  a  été  assailli  à  l'improviste  et  qu'il  a  pu  parer  le 
coup,  il  ne  lâche  point  son  agresseur  qu'il  ne  lui  ait  arraché 
le  couteau.  » 

Encore  faut-il  que  le  succès  final  ne  tourne  pas  contre  le 
bien  des  âmes,  en  semblant  consacrer  de  sa  gloire  les 
tenants  d'une  politique  antireligieuse.  Si,  en  effet,  ceux-ci 
devaient  s'en  prévaloir,  pour  s'applaudir  de  leur  conduite 
passée,  pour  s'affermir  dans  leurs  premiers  desseins  et  con- 
tinuer plus  hardiment  que  jamais  une  méthode  où  la  R-eli- 
gion  était  persécutée,  la  liberté  des  consciences  opprimée, 
si  la  guerre  extérieure,  qui  a  son  côté  grandiose  et  sa  no- 
blesse, ne  devait  cesser  que  pour  faire  place  à  une  guerre 
intestine  où  il  n'y  a  rien  que  de  tyrannique  et  d'odieux, 
comment  la  paix  serait-elle  souhaitable,  et  comment  pour- 
rait-on la  demander  à  Dieu  ? 

Celle  qui  est  l'objet  de  nos  vœux  et  de  nos  prières  est  la 
paix  dans  la  justice  et  l'unité. 

Qui,  en  effet,  avec  le  plus  magnifique  élan,  s'est  précipité 
sur  l'ennemi;  qui,  pour  en  triompher,  a  bravé  la  mort?  un 
parti  quelconque  ?  Non,  mais  la  France  entière.  Qui  donc 
vaincra  et  devra  profiter  de  la  victoire  ?  un  parti  quelcon- 
que? Non,  mais  la  nation  entière. 

17.  Et  tout  porte  à  croire  qu'il  en  sera  ainsi:  «  Les  hom- 
mes que  la  défense  de  la  patrie  a  rapprochés,  fondus  dans 
un  même  peuple  de  héros,  une  fois  le  but  obtenu,  au  lieu 
de  retourner  à  leurs  partis  et  de  réveiller,  de  reprendre  les 
anciennes  querelles,  continueront  la  cohésion  des  efforts 
résultant  de  la  conformité  des  esprits  et  de  l'union  des 
cœurs;  ensemble,  ils  travailleront  au  bien  social,  ils  s'occu- 


DE  s.  G.  M?''  LOBBEDEY  265 

peront  de  relever  les  ruines  et  de  faire  revivre  la  prospé- 
rité dans  l'honneur  et  la  vertu.  » 

Allons  plus  loin,  et  citons  ces  paroles  d'un  écrivain  auto- 
risé :  «  Je  pense,  dit-il,  que  la  guerre  allemande  nous  suffi- 
ra, sans  qu'il  faille  avoir  encore  la  guerre  civile,  la  guerre 
religieuse,  la  guerre  sociale.  Nous  réprendrons  possessio7i 
de  notre  hieyi  vivant,  et  après  avoir  chassé  de  nos  frontières 
les  Allemands,  nous  ouvrirons  ces  mêmes  frontières  aux 
meilleurs  des  Français,  afin  qu'ils  rentrent  chez  eux  et 
apportent,  à  la  patrie  qu'ils  défendent  magnifiquement,  le 
renfort  de  leur  intelligence  et  de  leur  charité.  » 

Qu'il  en  soit  ainsi,  et  vraiment  «  Vœuvre  de  paix  sera, 
chez  nous,  d'une  beauté  dépassarit  en  éclat  toutes  les  œuvres 
passées.  » 

Il  nous  est  agréable  de  finir  celte  lettre  en  disant:  «  Dieu 
aidant,  il  en  sera  ainsi  fl).  » 


*     * 


Pendant  plusieurs  semaines,  dans  une  de  nos  plus  chères 
églises,  Notre-Dame  des  Ardents ^  on  pouvait  entendre,  ré- 
sonnant à  la  fois  sans  se  confondre,  deux  voix,  d'intention, 
de  caractère,  d'accent  tout  opposés:  la  voix  frêle  et  douce 
de  quelques  jeunes  filles  récitant  le  chapelet  et  demandant 
au  Ciel  de  sauver  la  France  envahie,  et  la  voix  inarticulée, 
sonore  et  terrible  des  canons  ennemis  ;  l'une  implorant  la 
vie,  l'autre  annonçant  la  mort. 

Et  l'on  se  surprenait  à  dire  :  «  Seigneur  !  à  laquelle  se- 
rez-vous  favorable  ?  laquelle  des  deux  écouterez- vous  de 
préférence? Celle  delà  supplication oucellede la  violence?  » 

Mais  qui  pourrait  douter  que  Dieu  se  prononce  en  notre 
faveur  ? 

Si  inexaucé  que  paraisse  avoir  été  jusqu'à  présent  le  cri 
de  la  faiblesse  désarmée,  soyons-en  persuadés,  c'est  lui  qui 


(1)  Voir  l'Encyclique  de  Sa  Sainteté  le  Pape  Benoît  XV. 


266  EXTRAITS  DES  LETTRES   SUR  LA  GUERRE 

vaincra,  lui  qui  survivra.  A  l'heure  marquée  par  la  Provi- 
dence, l'ennemi  cessera  d'investir  notre  pacifique  cité  ;  les 
canons  se  tairont,  et  la  faible  voix  des  humbles  suppliantes 
deviendra  la  grande  voix  du  peuple  délivré,  du  peuple  qui, 
dans  l'élan  d'une  joie  d'autant  plus  vive  qu'elle  aura  rU'i 
jjlus  retardée,  iera  monter  vers  le  CieH'hymme  delà  recon- 
naissance. 

Cet  hymne,  où  le  chanterons -nous? 

Si  toutes  nos  églises  sont  abattues,  nous  le  chanterons 
sur  leurs  ruines  d'abord,  et  nous  le  redirons  dans  nos  tem- 
ples relevés  et  rajeunis,  pour  les  années  sans  nombre  de 
leur  gloire  renouvelée. 


Extraits  des  lettres  sur  la  guerre   de   Sa  Grandeur 

M'^'^  Mignot,  archevêque  d'Albi. 

Espoir. 

(28  décembre  1914.) 

Puisque  les  guerres  sont  inévitables  en  raison  des  conflits 
d'intérêts  inévitables  entre  nations  comme  entre  individus 
par  suite  de  l'orgueil,  de  l'ambition,  des  passions,  des  con- 
voitises, on  conçoit  qu'il  faille  tuer,  détruire,  renverser  les 
obstacles  pour  vaincre.  C'est  ici  que  la  force  se  trouve  en 
présence  du  droit.  Nous  ne  sommes  plus  dans  le  monde 
physique  matériel,  nous  sommes  en  pleine  humanité  régie 
par  des  lois  morales.  Mais,  à  voir  ce  qui  se  passe  sous  nos 
yeux,  on  se  croirait  revenu  au  temps  des  Sargon,  des  Sen- 
nachérib,  des  Nabuchodonosor  et  autres  épouvantables 
tyrans  de  l'Assyrie  et  de  la  Chaldée,  ou,  si  vous  trouvez 
ces  temps  trop  éloignés,  à  ceux  d'Attila,  de  Tamerlanj  de 
Mahomet  IL 

Quand  Alaric  —  un  des  grands  ancêtres  —  s'empara  de 
Rome  en  410,  Marcella  et  Principia  sa  fille  trouvèrent  un 


DE  S.  G.  MS^  MIGNOT  267 

asile  assuré  contre  la  yiolence  des  Goths  dans  la  basilique 
Saint-Paul.  Ces  patriciennes  auraient  été  moins  heureuses 
si,  vivant  en  l'an  1914,  elles  s'étaient  réfugiées  dans  la 
cathédrale  de  Reims,  sous  le  règne  d'un  successeur  loin- 
tain d'Alaric. 

<Ju'est-ce  que  pratiquer  le  clroitY  C'est  être  fidèle  à  la 
parole  donnée,  jurée,  écrite  ;  c'est  ne  pas  déchirer  des 
traités  solennels  comme  des  chiffons  de  papier  sans  valeur, 
sous  prétexte  qu'on  est  dans  reml)arras,  qu'étant  acculé 
dans  une  fausse  situation,  on  s'en  tire  comme  on  peut,  et 
que  le  contrat  gêne  notre  ambition. 

Le  droit,  c'est  respecter  les  biens,  les  membres,  la  vie 
des  innocents,  c'est  être  fidèle  à  la  parole  donnée,  aux 
engagements  pris;  le  contraire  serait  la  fin  de  tous  les 
contrats  sociaux,  la  fin  de  toute  sécurité.  Il  faudrait  alors 
brûler  tous  les  exemplaires  de  nos  codes  et  rétablir  celui 
qui  était  en  honneur  chez  les  brigands  de  la  vieille  forêt  de 
Bondy!  Qu'un  homme  innocent  soit  victime  d'une  catas- 
trophe imprévue,  c'est  un  malheur  qu'on  ne  saurait  empê- 
cher ;  que  la  loi  de  solidarité  englobe  les  justes  avec  les 
coupables,  c'est  un  fait  redoutable  devant  lequel  il  faut 
s'incliner  en  gémissant;  mais  couper  le  poignet  à  des 
enfants  de  trois  ou  quatre  ans,  c'est  une  infamie,  une 
cruauté  sans  nom  analogue  aux  pratiques  d'un  Sargon  déjà 
cité  qui  crevait  les  yeux  à  ses  prisonniers,  leur  amputait 
quelque  membre,  comme  cela  se  fait  encore  dans  cer- 
taines régions  de  la  Turquie,  ou  dans  l'ancien  royaume 
de  Behanzin  ;  c'est  contraire  au  droit  des  gens.  Priver, 
sans  autre  raison  qu'une  haine  brutale,  son  semblable  de 
ses  biens,  le  chasser  de  sa  pauvre  demeure  après  l'avoir 
dépouillé,  le  séparer  de  sa  femme  et  de  ses  enfants,  obliger 
ceux-ci  à  quitter  leur  patrie  sans  savoir  où  diriger  leurs 
pas,  pour  aller  dans  une  terre  étrangère  dont  ils  ne  savent 
pas  la  langue,  chercher  un  abri  contre  l'intempérie  des 
saisons  et  un  peu  de  pain  pour  ne  pas  mourir  de  faim  : 
cela,  c'est  la  force  primant  le  droit.  Outrager  des  femmes 


268  EXTRAITS  DES  LETTRES   SUR  LA  GUERRE 

et  les  mutiler  ensuite,  cela,  c'est  la  force  contre  le  droit. 
Fusiller  des  otages  innocents,  placer  devant  le  front  de 
bataille  des  prisonniers,  s'en  faire  un  abri  et  obliger  par  là 
les  Français  à  tuer  d'autres  Français,  cela  est  une  cruauté 
doublée  de  lâcheté  :  c'est  la  force  primant  le  droit.  Bom- 
barder des  villes  sans  défense,  lancer  des  bombes  sur  des 
édifices  religieux,  incendier  ou  ruiner  des  cités  ouvertes 
sans  raisons  stratégiques,  comme  on  l'a  fait  pour  Louvain, 
lieims,  Soissons,  Arras,  etc.,  c'est  pure  sauvagerie.  Qu'on 
se  serve  d'obus  comme  d'une  grêle  foudroyante  pour  dé- 
truire des  casernes,  des  dépôts  d'armes,  des  munitions,  des 
trains  d'approvisionnement  ou  de  ravitaillement,  c'est  cruel 
assurément,  mais  légitime,  étant  donné  le  caractère  de  la 
guerre,  mais  se  servir  de  ces  moyens  pour  écraser  des 
innocents,  voilà  qui  est  monstrueux  et  mérite  les  châti- 
ments de  Dieu.  Qu'un  officier,  se  trouvant  près  d'un  blessé 
qui,  à  demi  mort,  se  soulève  un  peu  en  comptant  sur  la 
pitié  de  son  semblable,  que  cet  officier,  dis-je,  au  lieu  de 
secourir  un  frère  malheureux,  lui  tire  un  coup  de  pistolet 
et  s'enfuie  dans  les  ténèbres  parce  qu'on  l'a  aperçu,  cet 
officier  est-il  chrétien?  est-il  même  un  homme?  n'est-il  pas 
au-dessous  de  la  brute?  Voilà  ce  qu'on  appelle  la  force 
primant  le  droit. 

Peut-être,  me  dira-t-on,  exagérez-vous  ;  les  faits  ne  sont 
peut-être  pas  aussi  atroces  que  vous  l'affirmez.  Pour  n'être 
pas  taxé  de  parti  pris,  je  cite  entre  mille  un  article  publié 
dans  le  journal  Le  Temps  sur  ce  qui  s'est  passé  en  quel  - 
ques  points  de  la  Belgique.  L'article  est  signé  Roland  de 
Marias. 

On  pouvait  supposer  qu'après  la  destruction  de  Louvain  et  de 
Termonde,  tout  avait  été  dit  dans  cet  ordre  de  choses  et  que  ce  qui 
lut  commis  dans  d'autres  villes  n'était  qu'une  pâle  réplique  des 
scènes  de  pillage  et  de  massacre  vécues  dans  ces  deux  cités  à 
jamais  meurtries.  Le  récit  de  ce  qui  se  passa  à  Dinant  —  récit  fait 
par  un  témoin  neutre  à  un  journal  neutre,  le  Telegraaf,  d'Amster- 
dam, et  que  connaissent  nos  lecteurs  —  prouve  que,  contrairement  à 
r«  excuse  »>  allemande,  Louvain  ne  fut  pas  un  «  accident  »  et  Ter- 


I 


DE  S.  G.  MS^  MIGNOT  269 

monde  ne  fut  pas  une  «  erreur  ».  Encore  peut-on  expliquer  qu'à 
Dinant,  les  Allemands  se  sentaient  tout  près  de  l'attaque  des  Fran- 
çais, et  que,  dans  leur  rage  aveugle,  ils  ont  voulu  châtier  la  ville  où 
les  troupes  françaises  leur  infligèrent,  au  début  de  la  campagne,  un 
premier  échec.  Ailleurs,  dans  de  malheureuses  petites  villes  situées 
en  dehors  de  la  zone  des  combats,  dans  de  pauvres  villages  perdus 
au  fond  des  vallées,  ils  ont  fait  pis  qu'à  Dinant,  sans  la  moindre 
provocation,  sans  chercher  même  un  prétexte. 

L'enquête  faite  par  des  fonctionnaires  belges  sur  les  événements 
qui  se  déroulèrent  à  Andenne  le  20  août,  établit  que,  ce  jour-là,  à 
six  heures,  alors  que  tous  les  habitants  de  la  petite  ville  étaient 
enfermés  chez  eux,  les  soldats  allemands  se  mirent  à  tirer  dans  les 
fenêtres  et  dans  les  soupiraux  des  caves.  Au  matin,  les  cavaliers 
parcoururent  les  rues  en  criant  que  les  habitants  devaient  sortir  ; 
ceux  qui  obéirent  furent  fusillés  aux  premiers  pas  qu'ils  firent. 
Comme  la  plupart  des  habitants  s'obstinaient  à  se  terrer  dans  les 
caves,  les  soldats  enfoncèrent  les  portes  et  les  chassèrent  à  coups  de 
crosse.  Toute  la  population  fut  rassemblée  place  des  Tilleuls,  les 
femmes  à  gauche,  les  hommes  à  droite.  Dans  un  groupe  de  850  hom- 
mes, un  colonel  en  prit  trois,  au  hasard,  et  les  fit  fusiller.  On  en 
prit  plus  tard  encore  une  quarantaine  qui  tombèrent  sous  un  feu  de 
salve.  Les  autres  furent  retenus  comme  otages  —  et,  pendant  trois 
jours,  la  petite  ville  lut  pillée,  saccagée.  Deux  cent  cinquante  tués, 
trente  maisons  incendiées  à  ras  du  sol  pendant  que  les  officiers 
prussiens  se  livraient  à  des  orgies  abominables,  tel  fut  le  bilan  de 
l'occupation  allemande  à  Andenne. 

A  Tongres,  dans  le  Limbourg,  on  groupa  les  10,000  habitants  dans 
les  rues,  on  les  fit  sortir  de  la  ville.  Quand  ils  rentrèrent,  toutes  les 
maisons  étaient  pillées.  On  prit  des  civils  au  hasard  et  on  les  fusilla, 
"  pour  l'exemple  ».  On  mena  ensuite  les  notables  à  l'hôtel  de  ville, 
la  corde  au  cou,  et  les  soldats  de  Guillaume  II  s'amusaient  à  serrer 
la  corde,  obligeant  les  prisonniers  à  de  lamentables  contorsions.  On 
contraignit  le  procureur  du  roi  à  balayer  les  rues,  le  juge  de  paix  et 
le  substitut  à  nettoyer  la  place  devant  l'hôtel  de  ville. 

A  Ta  mines,  bourg  prospère  de  o,800  habitants,  dans  le  Namurois, 
les  Allemands  incendièrent  181  maisons.  Ils  ordonnèrent  à  500  civils 
de  se  ranger  sur  la  Grand'Place,  et  une  première  décharge  des  fusils 
en  abattit  un  grand  nombre.  Un  officier  déclara  alors  aux  hommes 
non  atteints  qu'ils  pouvaient  se  relever;  mais  au  premier  mouvement 
qu'ils  firent  pour  se  redresser,  les  mitrailleuses  furent  dirigées  contre 
eux.  Ce  fut  un  soldat  portant  le  brassard  de  la  Croix-Rouge  qui  acheva 
les  blessés...  Les  cadavres  demeurèrent  étendus  sur  la  place  pendant 
vingt  heures,  puis  on  obligea  un  groupe  de  200  autres  civils  à  enter- 


270  EXTRAITS  DES  LETTRÉS   SUR  LA  GUERRE 

rer  les  morts  dans  une  autre  propriété  privée.  C'est  à  Tamines  que 
deux  hommes  et  une  femme  transportant  un  vieillard  infirme  furent 
tués  en  pleine  rue  et  enterrés  sur  place. 

Partout,  en  Belgique,  ce  fut  le  même  système  :  on  groupait  toute 
la  population  sur  un  point  donné,  on  fusillait  un  certain  nombre  de 
civils,  on  incendiait  les  maisons  après  les  avoir  pillées,  le  feu  étant 
évidemment  un  moyen  de  dissimuler  le  vol. 

Les  brasiers  étaient  créés  instantanément  par  des  bombes  spéciales 
en  grés  et  en  forme  de  carafon.  Ces  engins  contiennent  du  phosphore 
dissous  dans  du  sulfure  de  carbone,  le  tout  étant  baigné  de  benzine. 
Sous  le  choc,  le  carafon  se  brise,  le  sulfure  de  carbone  s'évapore 
immédiatement,  le  phosphore  s'enflamme  et  met  le  feu  à  la  benzine 
qui  crée  le  brasier.  C'est  ce  que  la  science  allemande  a  créé  de 
mieux,  paraît-il,  pour  l'affirmation  de  la  puissance  allemande  dans 
le  monde. 

Qu'on  ne  dise  pas  que  tout  cela  est  le  fait  de  soldats  et  d'officiers 
subalternes;  des  documents  officiels  établissent  que  les  troupes  impé- 
riales ont  agi  par  ordre  dans  cette  œuvre  de  destruction.  Dans  une 
proclamation  adressée  aux  autorités  communales  de  Liège  et  datée  du 
22  août,  le  général  commandant  en  chef  von  Bulow,  faisant  allusion 
au  sac  d'Andenne  dont  nous  parlons  plus  haut,  dit  :  «  C'est  avec  mon 
consentement  que  le  général  en  chef  a  fait  brûler  toute  la  localité  et 
que  100  personnes  environ  ont  été  fusillées.  >»  A  Hasselt,  l'autorité 
militaire  allemande  obligea  le  bourgmestre  à  annoncer  par  voie 
d'affiches  que,  «  dans  le  cas  où  des  habitants  tireraient  sur  des  sol- 
dats de  l'armée  allemande,  le  tiers  de  la  population  mâle  serait  passée 
par  les  armes  ».  A  Namur,  le  commandant  de  la  place  lança  une 
proclamation,  le  2»  août,  stipulant  que  les  soldats  belges  et  français 
qui  aurait  pu  encore  se  cacher  dans  la  place  devaient  être  livrés 
immédiatement  et  ajoutant  que  «  les  citoyens  qui  n'obéiront  pas 
seront  condamnés  aux  travaux  forcés  à  perpétuité,  en  Allemagne  ». 
Dans  une  lettre  adressée  au  bourgmestre  de  Wavre,  petite  ville  du 
Brabant,  le  lieutenant  général  von  Nieber,  exigeant  une  contribution 
de  guerre  de  3  millions,  stipulait  que  «  la  ville  de  Wavre  sera  incen- 
diée et  détruite  si  le  paiement  ne  s'effectue  pas  à  terme  utile,  sans 
égards  pour  personne,  les  innocents  souffriront  pour  les  coupables  ». 

L'œuvre  de  ruine  et  de  mort  systématiquement  accomplie  par  les 
Allemands  en  Belgique  et  dans  le  nord  de  la  France,  on  ne  la  con- 
naîtra jamais  totalement.  Il  y  a  des  abominations  que  l'on  ne  peut 
raconter;  il  y  a  des  hontes  que  l'on  ne  peut  constater,  même  dans 
des  enquêtes  officielles.  Devant  cette  chose  si  grande  qu'est  le  sup- 
plice d'un  peuple,  la  haine  elle-même  demeure  impuissante,  et  l'on 
ne  peut  que  pleurer  dans  toute  la  détresse  de  l'âme.    Roland  de  Mares. 


I 


DE  S.  G.  M^^  MIGNOT  271 

Citerais-je  encore  un  autre  article  à  propos  de  Lille  man- 
quant de  pain  et  de  charbon?  A  l'humble  demande  du 
maire,  mendiant  de  la  farine  pour  ses  concitoyens,  le  géné- 
ral von  Heindrich,  qui,  ayant  tout  pris  aux  environs,  réqui- 
sitionné tous  les  approvisionnements,  laisse  la  grande  cité 
sans  pain  et  sans  ressources,  écrit  au  maire  avec  une  sau- 
vage ironie  :  «  Monsieur  le  bourgmestre  de  Lille,  adressez- 
vous  maintenant  à  la  Suisse  si  vous  voulez  manger.  Rap- 
pelez-vous son  rôle  magnanime  à  l'égard  de  la  ville  de 
Strasbourg  en  1870;  en  tout  cas,  Fautorité  allemande  ne 
saurait  assumer  de  nourrir  les  civils  aussi  longtemps  que 
l'Angleterre  empêchera  toute  importation  par  la  mer  (1).  » 

Vraiment,  les  crimes  reprochés  à  Israël  par  Amos  et  les 
autres  prophètes  dépassaient-ils  ceux  de  ces  prétendus 
défenseurs  des  droits  de  Dieu? 


* 
*     * 


Je  parle  d'Amos  et  des  prophètes  d'Israël,  parce  qu'en 
Allemagne  nous  sommes  en  pays  bibliste;  on  n'y  est  pas 
l'ennemi  d'un  certain  esprit  religieux  —  souvent  sincère  — 
et  l'on  ne  serait  pas  fâché  de  justifier  l'abus  de  la  force  en 
faisant  appel  à  certains  faits  de  l'Ancien  Testament  dont  on 
altère  le  sens  et  la  portée.  A  dire  toute  ma  pensée,  je  crois 
aussi  que  le  Dieu  qu'invoquent  nos  ennemis  est  toujours  le 
Dieu  non  dégagé  de  ses  grossiers  anthropomorphismes  tel 
que  se  le  façonnaient  les  vieux  Sémites,  plutôt  que  le  Dieu 
des  prophètes  et  surtout  le  Dieu  de  l'Evangile. 

C'est  sans  trop  de  surprise  que  j'ai  lu  un  essai  de  la  jus- 
tification de  l'invasion  de  la  Belgique  tirée  de  la  Bible. 
C'est  un  passage  relatif  au  refus  opposé  par  les  Moabites 
aux  Hébreux,  qui  trouvaient  plus  court  et  plus  facile  de 
traverser  le  territoire  voisin  pour  arriver  en  Chanaan!  Si 
cette  citation  n'est  pas  un  simple  jeu  d'esprit,  elle  trahit 
chez  son  auteur  une  mentalité  bien  extraordinaire. 


(1)  Cité  par  L.  Latapie  dans  VExprcsB. 


272  EXTRAITS  DES  LETTRES  SUR  LA  GUERRE 

Est-ce  que  par  hasard  nos  ennemis  se  regarderaient 
sans  rire  comme  la  nation  prédestinée?  Est-ce  que,  sérieu- 
sement, ils  regardent  la  France  comme  une  terre  de  Clia- 
naan  qu'il  leur  faut  à  tout  prix  pour  la  régénérer?  comme 
une  terre  à  eux  promise,  terre  riche,  excellente,  fertile, 
abondante  en  fruits,  en  moissons  et  en  vignes?  Est-ce 
qu'ils  se  croient  de  nouveaux  soldats  de  Josué,  ou  des 
janissaires  de  Jéhu  destinés  à  exterminer  la  race  impie 
d'Acliab  et  de  Jézabel,  c'est-à-dire  la  France?  Que  la 
Prusse  étudie  donc  son  passé  et  ses  origines.  Je  ne  dis  pas 
avec  de  Maistre  qu'elle  est  le  crime  de  l'Europe,  mais  elle 
se  ressent  toujours  de  l'apostasie  des  chevaliers  de  l'ordre 
teutonique;  elle  a  au  fond  de  l'âme  une  aversion  profonde 
pour  le  catholicisme,  et  son  roi,  dans  une  lettre  écrite  à 
l'une  de  ses  parentes,  lui  reproche  d'abandonner  la  reli- 
gion protestante,  et  il  ajoute  qu'il  a,  lui,  la  haine  du  catho- 
licisme. Cette  lettre  est  dans  toutes  les  mémoires. 

Certes,  nous  sommes  coupables  et  nous  regrettons  que 
la  France  officielle  ne  soit  pas  à  l'unisson  religieux  de 
la  majorité  du  pays,  mais  tout  de  même  ses  représentants 
ne  sont  pas  des  fils  d'Achab  et  de  Jézabel;  ils  ne  nous 
obligent  pas  à  adorer  Baal  et  Astarté.  En  dépit  de  nos 
fautes,  j'espère  que,  dans  la  balance  de  Dieu,  le  bien  qui 
se  fait  chez  nous  fait  incliner  le  plateau  de  la  miséricorde 
et  de  l'amour. 


* 
*    * 


Après  le  faux  mysticisme,  le  mensonge. 

Qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  ma  pensée.  En  Alle- 
magne, comme  partout  ailleurs,  il  y  a  d'excellentes  gens, 
de  bons  catholiques,  de  bons  protestants,  édifiants  pris 
individuellement,  mais  dont  l'état  d'âme,  la  mentalité 
intellectuelle  a  été  en  partie  déformée.  Le  mensonge  a 
contribué  à  fausser  les  esprits  et  les  cœurs.  Dans  certains 
milieux  sincèrement  religieux,  on  n'est  pas  loin  de  nous 


DE  S.  G.  MS'^  MIGNOT  273 

regarder  comme  des  impies,  des  blasphémateurs  dignes  de 
tous  les  châtiments  divins.  Hélas!  il  est  si  facile  et  si  com- 
mun, même  chez  les  catholiques,  de  s'ériger  en  justiciers 
de  Dieu.  Aux  yeux  de  certains  groupes  piétistes,  nous 
sommes  de  vrais  Amalécites,  des  Chananéens,  des  Hittites, 
des  Phéréséens  que  Dieu  a  en  abomination.  Certes,  nous 
sommes  loin  de  dissimuler  nos  tares;  souvent  même  nous 
nous  faisons  pires  que  nous  ne  som.mes  par  bravade,  légè- 
reté, sottise,  manque  de  sérieux,  que  sais-je  encore?  Mais 
n'y  a-t-il  d' Amalécites  que  chez  nous?  Lfs  docteurs  des 
universités  allemandes  sont-ils  donc  si  orthodoxes?  — 
Nons  ne  parlons,  bien  entendu,  que  des  chaires  de  théolo- 
gie protestante.  —  Ne  sont-ils  pas  tous  plus  ariens  que 
chrétiens?  Combien  y  en  a-t-il  qui  croient  sincèrement, 
intégr  dément  à  la  divinité  de  Notre  Seigneur  J«sns-Chri>t, 
à  sa  corisubst  «ntialité  avec  le  Père,  à  la  sainte  1  rinitc  ?  On 
se  sert  encore  dt-s  mots  chrétiens,  mais  à  ces  bons  vieux 
mots  un  peu  lourds,  comme  les.  appelait  un  de  nos 
sophistes,  on  donne  un  sens  rationaliste.  C'est  un  achemi- 
nement vers  le  règne  intellectuel  de  l'Antéchrist,  vers  le 
naturalisme  pur,  vers  cette  époque  dont  Notre  Seigneur 
disait  à  ses  disciples  :  «  Quand  le  Fils  de  l'homme  revien- 
dra trouvera-t-il  encore  de  la  foi  dans  Israël?  » 

De  plus,  on  fait  croire  aux  populations  que  nous  sommes 
les  auteurs  de  la  guerre,  que  nous  voulons  !a  ruine  de 
l'Ail  magne;  on  cai-iie  soignons» ment,  les  pièces  anth^i;- 
tiques  qui  prouvent  le  contraire,  ou  on  en  altère  le  sens, 
on  leur  oppose  des  documents  frelatés.  On  essaie,  et  non 
sans  quehiue  succès,  de  tromper  le  monde  entier;  on  a 
voulu  trom];er  le  Pape  lui-même,  à  propos  du  bombarde- 
ment sacrilège  de  la  cathédrale  de  R' inis  En  dépit 
de^  protestations  indignées  du  cardinal  Luçon,  de  ses 
vicaires  généraux  présents,  des  attestations  dinnombi-ables 
témoins,  nos  ennemis  soutiennent  encore  (ju'ils  ont  lancé 
leurs  obus  parce  que  les  Fi  ançais  s'étaient  installés  dans 
ses  tours  pour  les  bombarder  de  là!  En  dehors  des  témoi- 

18  —  Fr. 


274  EXTRAITS  DES   LETTRES   SUR  LA  GUERRE 

gnages  irrécusables,  on  ne  voit  pas  trop  comment  les 
Français  auraient  pu  installer  des  batteries  sur  ces  hau- 
teurs. 

Par  malheur,  ces  mensonges  répandus  à  profusion  ont 
produit  une  impression  fâcheuse  dans  les  États  neutres, 
et  ce  n'est  guère  qu'en  ce  moment  que  la  vérité  commence 
à  se  faire  jour.  Nous  ne  voulons  pas  cacher  que  des  pays 
catholiques,  dont  nous  attendions  mieux,  réservent  leurs 
sympathies  pour  nos  adversaires,  sous  prétexte  que  la 
France,  ayant  rompu  ses  relations  officielles  avec  le  Saint- 
Siège,  n'a  plus  sa  place  dans  le  concert  religieux  des 
nations  fidèles  à  l'Église.  Quoi  donc!  Parce  que,  à  la  suite 
d'une  déplorable  erreur  politique,  le  gouvernement  fran- 
çais n'a  plus,  momentanément,  de  relations  officielles  avec 
la  Papauté,  on  voudrait  donner  l'hégémonie  religieuse, 
confier  la  défense  de  l'Eglise  à  un  souverain  qui  hait  le 
catholicisme,  à  un  peuple  qui  crie  :  Loin  de  Rome!  L'em- 
pire d'Occident  reconstitué  deviendrait  le  saint  empire 
ROMAIN  PROTESTANT?  A  quoi  sougeut  donc  ces  grands  poli- 
tiques? 

Mais  l'Autriche,  dit-on,  la  catholique  Autriche? 

En  vérité,  est-ce  par  amour  de  la  religion  catholique 
qu'elle  a  partie  liée  avec  la  Prusse?  Nous  sommes  loin, 
très  loin  de  demander  son  démembrement,  voire  son  abais- 
sement, mais  pourquoi  ne  se  dégage-t-elle  pas  des  serres 
redoutables  de  son  terrible  voisin?  Entraînée  dans  cette 
orbite  pour  y  chercher  la  vie,  ne  s'expose-t-elle  pas  plutôt 
à  V  trouver  la  mort? 


* 

*     * 


N.  T.  C.  F.,  il  nous  en  coûte  de  maudire;  nous  n'oublions 
pas  la  parole  de  Dieu  :  «  La  vengeance  m'appartient  :  à 
moi  de  m'en  servir.  »  Nous  ne  sommes  pas  de  ces  Juifs  in- 
fortunés qui,  arrachés  à  leur  patrie  et  captifs  sur  les  bords 
deTEuphrate,  demandaient  avec  la  poésie  de  l'indignation 
que  la  tête  des  enfants  de   Babylone  fût  écrasée  contre  la 


DE  S.  G.  M»'*  MIGNOT  275 

muraille;  cependant,  tout  en  faisant  des  exceptions  qui 
s'imposent  à  des  chrétiens  et  n'oubliant  pas  que  Notre  Sei- 
gneur a  aboli  la  loi  du  talion,  n'est-on  pas  en  droit  de  de- 
mander à  Dieu  vengeance?  On  répand,  vous  le  savez,  à 
des  millions  d'exemplaires,  adressés  à  tous  les  soldats  alle- 
mands par  un  comité  de  femmes  de  Barnem  en  Westpha- 
lie,  une  courte  brochure  où  sont  condensés  les  cris  de  haine 
de  nos  ennemis  :  c'est  du  délire,  de  la  folie  furieuse  qui  va 
jusqu'au  blasphème  sous  le  vernis  religieux.  J'en  cite  un 
court  extrait  d'après  un  de  nos  journaux  ;  il  est  intitulé  : 
Haine  ou  amour. 

«  J'ai  vu  sur  sa  croix  Jésus-Christ  —  Qui  est  le  père  de 
tout  amour,  —  Et  qui  sur  la  croix  —  Offrait  encore  son 
amour  à  ses  ennemis.  —  Son  doux  visage  me  disait  :  —  Al- 
lons, chante  l'amour,  ne  hais  pas.  —  Mais  je  me  suis  dé- 
tourné. —  J'ai  pris  ma  plume  dans  ma  main.  —  Et  j'écris 
ceci  :  Je  hais,  Seigneur.  —  Du  plus  profond  de  mon  cœur, 
je  hais,  Seigneur.  —  Et,  te  regardant  en  plein  visage,  je 
dis  :  —  Ma  haine  ne  cédera  pas  à  ton  amour.  —  ...  Je  hais 
mes  ennemis  jusqu'à  la  mort  (1)...  » 

Aces  cris  sauvages,  dont  nous  ne  citons  que  quelques 
mots,  n'avons -nous  pas  vraiment  le  droit  de  répondre  par 
les  imprécations  inspirées  du  psaume  108*'  que  nous  réci- 
tons à  none  du  samedi  : 

«  Dieu  de  ma  louange,  ne  garde  pas  le  silence.  —  La 
bouche  du  méchant  et  du  traître  s'ouvre  contre  moi.  —  Il 
parle  de  moi  avec  une  langue  mensongère  et  il  m'assiège 
de  paroles  de  haine...  —  Que  ses  jours  soient  abrégés, 
qu'un  autre  prenne  sa  charge.  —  Que  ses  enfants  devien- 
nent orphelins  et  sa  femme  veuve,  —  Que  ses  fils  aillent 
errer  cà  et  là  en  mendiant,  et  quêter  loin  de  leurs  demeures 
en  ruines,  —  Que  le  créancier  s'empare  de  ce  qu'il  a,  que 
des  étrangers  pillent  ses  épargnes,  —  Que  personne  ne  lui 
vienne  en  aide,  que  nul  n'ait  pitié  de  ses  orphelins,  —  Que 


(1)  Citf';  parle  Télégramme. 


276  EXTRAIT  DE  LA  LETTRE  PASTORALE 

sa  postérité  soit  exterminée,  que  leur  nom  soit  effacé  à  la 
prochaine  génération,  —  Qu'on  rappelle  devant  le  Seigneur 
les  crimes  de  ses  pères,  —  Que  le  péché  de  sa  mère  ne  soit 
pas  oublié.  —  Qu'ils  soient  sans  cesse  devant  le  Seigneur, 
qu'il  fasse  disparaître  leur  souvenir  de  la  terre.  —  ...  Qu'il 
soit  revêtu  de  malédiction  comme  d'un  vêtement.  —  Qu'elle 
pénètre  comme  l'eau  au  dedans  de  lui,  comme  l'huile  <à 
travers  ses  os,  —  Qu'elle  soit  le  manteau  dont  il  l'enveloppe 
et  la  ceinture  qui  ne  cesse  de  l'entourer...  » 

Non,  Seigneur,  nous  ne  demandons  pas  que  toutes  ces 
imprécations  se  réalisent  sur  nos  frères  ennemis,  malgré 
leurs  cruautés;  cependant,  puisqu'ils  se  vantent  de  ne  vivre 
que  de  la  Bible,  qu'ils  n'ont  pas  honte  d'appUquer  à  la 
pieuse  Belgique  qu'ils  ont  écrasée  le  passage  relatif  au 
refus  opposé  aux  Hébreux  par  les  Moabites,  pourquoi 
n'appliquerions-nous  pas  à  ces  hommes  de  proie  les  ana- 
thèmes  qu'ils  méritent  si  bien? 


Extrait  de  la  lettre  pastorale  de  M»""  l'Évèque 
de  Versailles.  Carême  1915. 

Si  la  France  tombait,  si  seulement  son  étoile  venait  à 
pâlir,  l'équilibre  européen  serait  rompu,  la  civilisation  per- 
drait sa  délicatesse  et  sa  grâce,  il  y  aurait  sur  le  globe  une 
effrayante  diminution  de  lumière  et  de  chaleur,  l'humanité 
seiait  atteinte  dans  les  meilleures  portions  d'elle-même...  et 
surtout,  suprême  catastrophe,  l'Évangile  subirait  un  recul. . . 
et  quel  recul  !  la  sainte  Église  verrait  lui  manquer  une  de 
ses  forteresses...  et  quelle  forteresse  ! 

N'oublions  pas  que  depuis  quinze  siècles  la  France  est  au 
poste  d'honneur  du  catholicisme.  11  fallait  à  Dieu  ici-bas  un 
peuple  missionnaire,  c'est-à-dire  un  peuple  à  l'esprit  assez 
ouvert  pour  chercher  l'idéal,  au  cœur  assez  chaud  pour  s'en 


DE  MS^  L'ÉVÊQUE  de  VERSAILLES  277 

éprendre,  à  l'âme  asSez  ardente  pour  tout  lui  sacrifier,  —  un 
peuf.le  assez  artiste  pour  plaire,  a>*sez  puissant  pour  s'im- 
poser, assez  grand  pour  se  faire  admirer,  assez  généreux 
pour  se  faire  aimer,  assez  entraînant  pour  se  faire  suivre. 
Il  fallait  à  Dieu...  la  France!  Et,  de  fait,  dans  le  passé, 
n'est-ce  pas  la  France  qui  a  été  la  meilleure  servante  de 
Dieu,  de  Jésus  Christ  et  de  l'Église?  Dans  le  présent,  depuis 
cent  ans,  n'est-ce  pas  encore  la  France  qui  envoie  partout 
ses  missionnaires  et  ses  religieuses,  qui  fait  resplendir  la 
foi  catholique  en  Orient,  qui  a  planté  la  Croix  à  Pékin  et 
en  Cochinchine,  à  Alger  et  à  Tunis,  sur  les  rives  du  Niger 
et  du  Congo?  Fénelon  écrivait  en  1709,  entre  les  heures 
sombres  de  Malplaquefet  les  heures  glorieuses  deDenain: 
«  J'espère  que  Dieu  sauvera  la  France,  parce  que,  dans  la 
conjoncture  présente,  la  France  est  un  gran  I  appui  pour 
la  catholicité.  »  Cette  parole  n'a  pas  cessé  d'être  vraie.  La 
France  de  1915  est  comme  la  France  de  1709  «  un  grand 
appui  pour  la  catholicité»,  le  principal  contrefort  de  l'édifice 
divin,  la  meilleure  propagatrice  du  règne  de  Dieu  dans  le 
monde. 

En  tout  cas,  si  elle  venait  à  perdre  son  poste  d'honneur 
à  l'avant-garde  du  catholicisme,  ce  n'est  pas  l'Allemagne 
qui  la  remplacerait  dans  cette  sublime  fonction.  «  La  Prusse, 
a  dit  r>]:  Maistre,  est  le  péché  de  l'Europe  »,  et  le  péché 
de  l'Allemagne  est  d'avoir  subi  et  accepté  l'intoxication  de 
la  Prusse.  Les  Allemands  prussifiés  se  sont  mis  à  la  re- 
morque de  Luther  et  de  ses  héritiers  légitimes  :  Kant, 
Strauss,  Haeckel,  Nietzsche,  Harnack,  tous  foncièrement 
anticatholiques.  Nous  les  voyons  à  l'œuvre  en  Belgique  et 
dans  nos  provinces  du  Nord.  On  dirait  qu'ils  ignorent  les 
lois  de  la  morale  chrétienne,  et  même  de  la  morale  natu- 
relle. Ils  ne  respectent  rien  ni  personne,  ni  le  caractère 
sacré  des  obligations  internationales,  ni  la  faiblesse  des 
enfants  et  des  citoyens  inoffensifs,  ni  l'honneur  des  femmes, 
ni  la  dignité  des  prêtres,  ni  l'immunité  des  villes  ouvertes 
et  des  propriétés  particulières,  ni  la  majesté   des   monu- 


278  EXTRAIT  DE  LA  LETTRE  PASTORALE 

ments  qui  sont  le  patrimoine  commun  de  l'humanité.  Quoi 
qu'ils  disent,  ils  ne  sont  pas,  au  vrai  sens  du  mot,  des  civi- 
lisés. Comment  st  raient-ils  des  évangélisateurs,  des  mis- 
sionnaires et  des  apôtres?  Comment  voulez-vous  que 
l'Eglise  fasse  son  œuvre  avec  un  tel  peuple,  qui  ne  croit 
qu'à  la  force  brutale  et  qui  obéit  machinalement  à  l'impulsion 
de  ses  faux  intellectuels?  Non,  l'Allemagne  luthérienne  et 
prussifiée  n'est  pas,  ne  peut  pas  être  dans  le  monde  la  ser- 
vante et  la  messagère  de  la  civilisation  chrétienne. 

C'est  la  France,  la  France  cathQlique  qui  est  le  peuple 
élu  de  Dieu,  ami  du  Christ,  fils  aîné  et  fidèle  serviteur  de 
la  sainte  Église  !  Il  est  vrai  que,  dans  ces  derniers  temps, 
la  France  a  semblé  renier  son  baptême  et  rougir  de  son 
passé.  On  a  cru  qu'elle  allait  renoncer  définitivement  à  sa 
vocation  religieuse.  Mais  ce  n'était  qu'une  défaillance 
momentanée  et  superficielle,  une  aberration  qui  ne  venait 
pas  de  son  âme  profonde  et  qui  ne  pouvait  pas  durer.  Sous 
la  pression  de  la  souffrance  et  du  patriotisme,  un  grand 
souffle  de  vie  supérieure  s'est  levé  sur  notre  pays,  et  la 
France  s'est  rattachée  tout  de  suite  à  la  plus  vieille  et  à  la 
plus  nécessaires  de  ses  traditions,  à  sa  tradition  catho- 
lique. 

Sur  les  champs  de  bataille,  nos  soldats  chrétiens  se  sont 
révélés  beaucoup  plus  nombreux  qu'on  ne  pensait.  Les  neuf 
dixièmes  prient.  Mêlés  à  nos  régiments,  25.000  prêtres 
dressent  partout  la  croix  et  l'autel  à  côté  du  drapeau. 

Nous  réclamions  des  saints  pour  sauver  la  France,  quel- 
ques gouttes  de  sang  très  pur  pour  laver  nos  souillures 
nationales.  A-t-on  jamais  vu  tant  de  morts  héroïquement 
chrétiennes,  tant  de  victimes  innocentes  volontairement 
immolées  pour  Dieu  et  pour  la  Patrie? 

Nous  étions  déshabitués  de  la  prière  publique.  Et  voici 
que  Paris  s'est  mis  à  genoux  devant  Dieu  à  Montmartre,  à 
Saint-Étienne-du-Mont,  à  Notre-Dame,  dans  tous  ses  sanc- 
tuaires. 

Ce  qui  s'est  fait  à  Paris  s'est  fait  en  province,  jusque  dans 


DE  Më^  L'ÉVÊQUE  de  VERSAILLES  279 

nos  villages  les  plus  humbles  et  les  plus  réfractaires  en 
apparence  au  sentiment  religieux.  Les  Évêques  ont  donné 
le  signal  et  les  populations  ont  suivi. 

On  prie  dans  les  églises  et  l'on  prie  dans  les  familles  pour 
le  pays  menacé,  pour  les  soldats  qui  sont  au  combat,  pour 
les  blessés,  pour  les  prisonniers,  pour  les  morts.  Sauf  les 
exceptions  prévues  et  inévitables,  la  France  entière  est  en 
prière. 

La  France  n'est  pas  un  peuple  ordinaire.  Elle  a  des 
retours  et  des  rebondissements  inattendus.  Elle  est  catho- 
lique de  naissance,  de  vocation,  de  tempérament,  d'atavisme 
et  d'hérédité.  Elle  a  traversé  plus  d'une  fois  dans  sa  longue 
histoire  des  crises  d'apostasie;  ces  crises  ont  été  souvent 
très  aiguës,  elles  n'ont  jamais  été  mortelles.  A  la  première 
occasion,  au  premier  danger,  la  France  se  retrouve  telle 
qu'elle  est  née  et  telle  qu'elle  a  grandi.  Il  semble  que  sans 
le  catholicisme  la  France  ne  saurait  se  continuer  elle- 
même. 

Ne  vient-elle  pas  de  donner  une  preuve  éclatante  de  sa 
vitalité  religieuse?  En  l'espace  de  (juelques  mois,  un  dépla- 
cement de  forces  morales  s'est  pi-oduit  à  l'actif  de  la  reli- 
gion. La  conscience  nationale  a  repris  soudainement  son 
orientation  normale,  qui  est  l'orientation  catholi(|ue.  D'un 
jour  à  l'autre  il  y  a  eu  quelque  chose  de  changé  dans  notre 
cher  pays  qui  s'est  retourné  vers  Dieu,  après  l'avoir  trop 
longtemps  méconnu. 

Cependant,  ne  nous  faisons  pas  illusion  :  il  faudra  du 
temps  avant  que  l'esprit  chrétien  pénètre  et  renouvelle  tous 
les  degrés  de  la  hiérarchie  sociale,  avant  que  soit  éliminé 
de  notre  sang  tout  le  virus  anticlérical  qui  nous  empoisonne 
depuis  un  tiers  de  siècle,  avant  que  soient  baignées  et 
assainies  par  la  sève  religieuse  toutes  les  parcelles  de  la 
nation.  Prêtres  et  fidèles,  acceptons  avec  toutes  ses  dilli- 
cultés  et  dans  toute  son  envergure  notre  devoir  patriotique. 
Nous  avons,  dès  maintenant,  une  France  parfaitement  unie. 
Préparons  une   France  parfaitement  catholique.  Nous  y 


280       RÉPONSE  DE  l'université  CATHOLIQUE  DE  PARIS 

arriverons  peu  à  peu  à  force  d'abnégation  et  de  sainteté, 
avec  la  grâce  de  Dieu  et  la  collaboration  de  tous  les  homme? 
de  bonne  volonté. 


Réponse  de  lUniversité  catholique  de  Paris  au  mani- 
feste des  représentants  de  la  science  et  de  lart 
allemands. 


Quatre-vinfirt-treize  «  repré.«!entants  de  la  science  et  <1( 

'■'  •;!    'i!lt;iu:ii:'!s     ■,     'iii-i   iju'lN    -0    ?  j  !  IMÎi  '  ici:  ■    CU      ii.C.:  Uo.    Ui.l 

adressé  «  un  appel  au  monde  civilisé  »  pour  justifier  h  - 
Allemands,  et  de  la  guerre  qu'ils  ont  déclarée,  et  de  l;i 
manière  dont  ils  la  font,  ce  II  n'est  pas  vrai,  disent-ils,  que 
l'Allemagne  ait  provoqué  cette  guerre.  11  n'est  pas  vrai 
qu'elle  ait  violé  criminellement  la  neutralité  de  la  Bel- 
gique. Il  n'est  pas  vrai  que  ses  soldats  aient  porté  atteint< 
à  la  vie  ou  aux  biens  d'un  seul  citoyen  belge,  sans  y  avoir 
été  forcés  par  la  rude  nécessité  d'une  défense  légitime.  Il 
n'est  pas  vrai  que  ses  troupes  aient  brutalement  détruit 
Louvain.  Il  n'est  pas  vrai  qu'elle  fasse  la  guerre  au  mépris 
du  droit  des  gens.  Ses  soldats  ne  commettent  ni  actes 
d'indiscipline,  ni  cruautés.  Il  n'est  pas  vrai  que  la  lutt< 
contre  ce  qu'on  appelle  le  militarisme  allemand  ne  soit  pas 
dirigée  contre  la  culture  allemande,  comme  le  prétendent 
nos  hypocrites  ennemis.  »  Ils  dema.  «tu'on  les  croie, 

car  leur  voix  est  «  la  voix  de  la  vérité  » . 

Parmi  les  signataires  du  manifeste,  nous  avons  relev 
avec  une  douloureuse  surprise  les  noms  de  quelques  théo- 
logiens et  professeurs  attachés  par  leurs  croyances  à  la 
religion    catholique.    Aussi,    nous    croyons    accomplir   un 


AU  MANIFESTE  ALLEMAND  281 

devoir  de  notre  fonction  en  formulant  ici  notre  très 
expresse  protestation  contre  les  assertions  de  principes  et 
(le  faits  que  les  professeurs  allemands  ont  cru  pouvoir  cau- 
tionner de  leur  signature  et,  en  notre  qualité  de  profes- 
seurs à  l'Université  catholique  de  Paris,  au  nom  des 
Facultés  de  Théologie,  de  Philosophie,  de  Droit  canonique 
et  civil,  de  Lettres,  de  Sciences,  groupées  en  cet  établisse- 
ment d'enseignement  supérieur,  nous  affirmons  que  ces 
assertions  sont  contraires  à  la  vérité  et  doivent  être 
rejetces. 

Nous  ne  rechercherons  pas  si  cette  protestation  des  repré- 
sentants de  la  science  et  de  l'art  allemands  est  une  œuvre 
d'art.  Il  est  sûr  qu'elle  n'est  pas  une  œuvre  de  science.  La 
passion  et  le  préjugé  s'y  montrent  à  découvert,  excluant 
tout  p^^pi'it  r-r'tiinip  ^e  rpio  d'sont  «  les  enn-mis  »  ne 
>auia.L  t'Li-e  qi  e  «  clunimes,  meiisoi;ges,  hypocr.sie  ». 
Seuls  les  documents  d'origine  allemande  méritent  créance. 
Il  faut  poser  en  principe,  malgré  le  démenti  des  faits  les 
l)lus  palpables,  que  les  soldats  allemands  ne  commettent 
«  ni  actes  d'indiscipline,  ni  cruautés  ».  Il  est  impossible 
qu'ils  aient  fusillé  des  vieillards  et  des  prêtres  désarmés, 
souillé  ou  mutilé  de  pauvres  innocents  ;  quand  on  ne  peut 
nier  les  faits,  comme  la  violation  de  la  neutralité  belge, 
rincendie  de  Louvain  ou  de  Sentis,  le  bombardement  de  la 
cathédrale  de  Reims,  on  rejette  la  faute  sur  les  victimes. 
Pour  preuve,  l'affirmation  des  signataires  doit  suffire  :  leur 
voix  n'est-elle  pas  «  la  voix  de  la  vérité  »  ? 

Eh  bien,  non  !  Votre  voix  est  celle  de  l'erreur,  d'une 
erreur  que  nous  nous  refusons  à  croire  volontaire. 

Et,  pour  prouyei;  ce  que  nous  affirmons,  nous  nous 
appuyons,  noi  ?  îles  documents  diplomatiques  publiés 

par  les  divei  ^z,  puissances,  sur  des  enquêtes  conduites 
avec  le  plus  grand  souci  de  l'exactitude,  sur  ce  que  nous 
avons  vu  de  nos  yeux,  documents  qui  établissent  d'une 
façon  péremptoire  que  l'Allemagne  a  prémédité  la  guerre 
et   a  fait  échouer  toutes   les  tentatives  de  conciliation; 


282       RÉPONSE  DE  l'université  CATHOLIQUE  DE  PARIS 

enquêtes  et  oonstatations  qui  nous  donnent  le  droit  de 
protester  de  tout^•s  nos  forces,  à  la  face  tiu  monde,  contre 
les  actes  abominables  par  lesquels  l'armée  allemande  a 
fait  reculer  la  civilisation  jusqu'aux  invasions  des  bar- 
bares. 

Bombarder  des  villes  ouvertes;  détruire  systématique- 
ment les  usines  et  les  habitations,  soit  en  les  bombardant 
sans  nécessité  militaire,  soit  en  les  incendiant  méthodique- 
ment avec  des  pulvérisateurs  ou  des  pastilles  fulminantes 
préparées  à  l'avance  ;  lancer  du  haut  des  ballons  sur  les 
quartiers  pacifiques  des  villes  ouvertes  des  bombes  qui 
blessent  ou  tuent  des  femmes  et  des  enfants  ;  contraindre 
des  non-combattants  et  des  femmes  à  marcher  en  tête  des 
colonnes  assaillantes  afin  de  paralyser  la  résistance  de 
l'adversaire  ;  prendre  des  otages  par  centaines  et  les 
rendre  responsables  de  violations  du  droit  des  gens  dont 
ils  sont  entièrement  innocents  et  qui,  le  plus  souvent,  ne 
peuvent  être  reprochées  à  aucun  citoyen  ennemi,  puisque, 
ou  bien  elles  sont  totalement  imaginaires,  ou  bien  elles  ne 
sont  que  le  mo  en  suprême  de  légitime  défense  d'une 
population  victime  des  pires  attentats;  fusiJler  ou  empri- 
sonner des  prêtres  qui  n'ont  d'autre  tort  que  d'être  les 
chefs  moraux  du  peuple  catholique,  et  des  maires  qui, 
scrupuleusement  respectueux  des  lois  de  la  guerre,  se 
bornent  à  défendre  leurs  concitoyens  contre  les  violences 
injustes  et  les  pillages;  usurper  le  drapeau  de  la  Croix- 
Kouge  pour  transporter  des  soldats  et  des  munitions,  et 
bombarder  au  contraire  les  hôpitaux  et  les  ambulances  de 
l'ennemi  couverts  de  ce  drapeau  protecteur  ;  p(»rter  clan- 
destinement les  armes  et  déguiser  en  femmes  des  soldats 
qui  ont  caché  leur  fusil  sous  les  plis  de  leurs  jupons;  lever 
les  bras  pour  faire  signe  qu'on  se  rend  et  fusiller  à  bonne 
portée  les  soldats  qui  approchent  sans  méfiance  ;  employer 
des  balles  dum-dum  et  des  balles  explosibles  d'un  poids 
inférieur  à  400  grammes;  achever  les  blessés;  couvrir  la 
haute  mer   de   mines  automatiques  de  contact  qui  «  ne 


AU  MANIFESTE  ALLEMAND  283 

deviennent  pas  inofiensives  dès  qu'elles  ont  rompu  leurs 
amarres  »,  et  qui,  par  suite,  exposent  aux  [)ii'es  dangers  la 
naviij:ation  pacilique  :  tous  ces  niéfait^i,  doyd  l'autorité  mili- 
taire doit  nécesaairement  accepter  la  responsabilité,  sont 
des  violations  manifestes  de  la  loi  des  nations.  On  n'a  pu 
justifier  pour  les  excuser  d'aucune  provocation  et  le  belli- 
gérant qui  les  a  commises  s'est  déshonoré  lui-même. 

Le  droit  moderne  de  la  guerre,  chrétien  dans  ses  ori- 
gines, repose  tout  entier  sur  deux  principes  essentiels  :  le 
principe  de  la  distinction  entre  les  combattants  et  les  non- 
combattants  ;  l'affirmation  que  la  guerre  n' autorise  pas  le 
belligérant  à  faire  à  l'ennemi  le  plus  de  mal  possible  par 
tous  les  moyens  possibles.  Notre  implacable  ennemi  se 
met  en  révolte  ouverte  contre  ces  deux  règles  primordiales, 
et  il  est  douloureux  de  constater  que  cette  révolte  n'est  que 
le  développement  logique  de  son  attitude  au  début  des 
hostilités.  N'a-t-il  pas  commencé  la  guerre  en  violant  la 
neutralité  de  deux  pays,  le  Luxembourg  et  la  Belgique, 
dont  il  devait,  par  convention  expresse,  garantir  l'indé- 
pendance et  l'intégrité?  Prétendre  qu'il  n'a  fait  que  nous 
devancer,  n'est-ce  pas  chose  monstrueuse,  alors  que  l'évé- 
nement n'a  que  trop  prouvé  que  notre  frontière  du  Nord 
n'avait  pas  même  été  mise  en  état  de  supporter  le  premier 
choc  de  l'ennemi  et  que  toutes  nos  armées  étaient  à  l'Est? 

De  tels  actes  violent  non  seulement  la  loi  humaine,  mais 
la  loi  religieuse,  car  l'Eglise,  à  travers  les  âges,  a,  dans  sa 
morale,  déterminé  les  conditions  de  la  légitimité  de  la 
guerre  et  les  maximes  qui  s'imposent  à  la  conscience  des 
belligérants.  Il  appartient  à  des  professeurs  catholiques  de 
rappeler  que,  dès  le  dixième  siècle,  l'Église,  par  la  belle 
institution  de  la  Paix  de  Dieu,  poussa  la  première,  —  et 
;ivec  quelle  vigueur,  —  l'humanité  vers  l'acceptation  de 
cette  «  discipline  de  la  violence  »  qui  fut  pour  elle  un  des 
progrès  les  plus  méritoires  et  les  plus  bienfaisants.  Déjà,  à 
cette  époque,  les  conciles  de  Charroux  et  de  Narbonne 
proclamaient  que  les  clercs,  les  vieillards,  les  femmes,  les 


284       RÉPONSE  DE  l'université  CATHOLIQUE  DE  PARIS 

laboureurs,  devaient  être  soustraits  aux  entreprises  du  bel- 
ligérant, et  cette  protection  s'étendait  aussi  aux  animaux 
(le  labour  et  aux  moulins.  Ainsi  le  travail  était  protégé  en 
même  temps  que  la  faiblesse,  et  la  force  commençait  de 
reconnaître  la  maîtrise  du  droit. 

Renoncer  à  ces  règles,  détruire  de  parti  pris  les  temples 
de  la  science,  de  l'art  et  de  la  religion,  aller,  comme  il  est 
arrivé  dans  plusieurs  églises,  jusqu'à  des  attentats  à 
proprement  parler  sacrilèges,  c'est  retourner  à  la  barbarie, 
c'est  même  sortir  du  christianisme,  invoquât  on  mille  fois 
le  nom  de  Dieu  pour  couvrir  ses  actes. 

Enfin,  sans  condamner  en  bloc  toute  la  culture  alle- 
mande, ainsi  que  tendent  à  le  faire  croire  les  auteurs  du 
manifeste,  sans  méconnaître  en  particulier  les  services 
rendus  par  la  science  et  l'érudition  gernutniques,  nous 
tenons  cependant  à  montrer  que  les  actes  de  violence 
contre  lesquels  nous  protestons  sont  étroitement  rattachés 
aux  dangereuses  doctrines  dont  l'Allemagne  a  été  depuis 
un  siècle  le  principal  foyer.  Que  d'.;  fois  l'Église  mère  et 
maîtresse  nous  a  mis  en  garde  par  la  bouche  de  ses  pon- 
tifes Pie  IX,  Léon  XIII  et  Pie  X,  contre  les  erreurs  «  d'ori- 
gine étrangère  »,  c'est-à-dire  en  fait  germanique,  qui  ten- 
daient à  altérer,  même  dans  des  pays  comme  le  nôtre,  de 
religion  catholique  et  de  culture  latine,  la  véritable  et  saine 
doctrine  catholi([ue  !  On  ne  voit  que  trop  aujourd'hui  la 
conséquence  de  ces  erreurs.  La  philosophie  allemande, 
avec  son  subjectivisme  de  fond,  avec  son  idéalisme  trans- 
cendantal,  avec  son  dédain  des  données  de  sens  commun, 
avec  ses  cloisons  étanclies  entre  le  monde  du  phénomène 
et  celui  de  la  pensée,  entre  le  monde  de  la  raison  et  celui 
de  la  morale  ou  de  la  religion,  n'a-t-elle  pas  préparé  le 
terrain  aux  prétentions  les  plus  extravagantes  d'hommes 
qui,  pleins  de  confiance  en  leur  propre  esprit  et  se  tenant 
eux-mêmes  pour  des  êtres  supérieurs,  se  sont  cru  le  droit 
de  s'élever  au-dessus  des  règles  communes,  ou  de  les  faire 
plier  à  leur  fantaisie? 


AU  MANIFESTE  ALLEMAND  285 

Kant  n'a-t-il  pas  posé  en  principe  que  chacun  doit  agir 
de  telle  sorte  que  ses  actes  puissent  être  érigés  en  règle 
universelle,  laissant  à  la  conscience  individuelle  le  soin  de 
juger  si  la  condition  est  remplie? 

Hegel  n'a-t-il  pas  affirmé  l'équivalence,  ou  l'identité  du 
fait  et  du  droit? 

Nietzsche,  quelques  réserves  qu'il  ait  faites  sur  la  culture 
allemande,  n'a-t-il  pas,  par  sa  théorie  du  surhomme,  pré- 
conisé, avec  un  cynisme  brutal,  le  droit  de  la  force?  Le 
matérialisme  sans  vergogne  du  monisme  évolutionniste,  le 
panthéisme  latent  ou  explicite  des  philosophes  idéalistes  et 
des  théoriciens  subjcctivistes  de  la  religion,  au  service  l'un 
et  l'autre  de  l'orgueil  germanique,  n'ont-ils  pas  concouru  à 
présenter  dans  l'Allemand  le  type  le  mieux  réussi  de 
l'espèce  humaine,  devant  qui  tous  les  autres  n'ont  qu'à 
s'incliner,  le  type  en  qui  le  divin  a  trouvé  sa  plus  haute 
réalisation? 

Produits  eux-mêmes  du  tempérament  intellectuel  et 
moral  des  Allemands,  tels  que  l'ont  fait  les  quatre  siècles 
écoulés  depuis  la  Reforme  protestante,  ces  principes  ont  à 
leur  tour  fortifié  les  tendances  de  ce  tempérament,  et  leur 
influence  s'est,  plus  ou  moins,  étendue  à  tous. 

Pour  les  hommes  d'action,  un  traité  ne  sera  qu'un 
«  chiffon  de  papier»  que  l'on  déchire  au  gré  de  ses  intérêts; 
chiffon  aussi,  le  droit  des  peuples  faibles  qui  ont  le  malheur 
de  L^êner  le  progrès  d'un  grand  Etat;  chiffon,  toutes  les 
restrictions  apportées,  dans  la  guerre,  au  droit  illimité  de 
la  force;  et,  loin  de  s'excuser  d'agir  d'après  de  tels  prin- 
cipes, ils  s'en  feront  gloire,  à  l'image  du  plus  grand  d'entre 
eux,  Bismarck. 

Des  hommes  d'étude  en  viendront  à  laisser  entendre  que 
tout  ce  que  disent  les  Allemands  est  vrai,  que  tout  ce 
qu'ils  font  est  juste;  c'est  la  thèse  des  signataires  du  mani- 
feste. Sachons- leur  gré  de  ne  l'avoir  pas  expressément 
formulée.  Devant  le  monde  civilisé,  ils  font  profession  de 
reconnaître  le  droit  des  gens  et  le  droit  de  la  vérité.  C'est 


286       RÉPONSE  DE  l'université  CATHOLIQUE  DE  PARIS 

un  hommage  implicite  à  la  valeur,  à  la  puissance  de 
l'absolu,  peut-être  une  concession  aux  catholiques  dont  on 
a  obtenu  la  signature.  Mais  que  l'on  y  prenne  garde! 
Quand  on  prétend  avoir  raison  à  tout  prix,  quand  on  est  si 
sûr  de  soi  qu'il  devient  impossible  de  reconnaître  ses 
erreurs  et  ses  torts,  quand  on  identifie  ses  propres  idées 
avec  le  vrai,  sa  propre  conduite  ou  celle  des  siens  avec  le 
juste,  on  n'est  pas  loin  de  méconnaître  en  pratique  cet 
absolu  que  l'on  admet  en  principe  ;  on  le  plie  à  soi  au  lieu 
de  se  régler  sur  lui  et  on  se  fait  la  mesure  des  choses. 

Les  signataires  du  manifeste  ont  bien  voulu  parler  au 
monde  comme  des  hommes  à  des  hommes.  Mais  ils  ont 
trop  montré  qu'ils  ne  savent  ni  voir  les  faits  qui  les  contra- 
rient, ni  reconnaître  le  droit  qui  les  condamne. 

Au  nom  du  véritable  esprit  scientifique,  nous  démentons 
leurs  assertions  ;  au  nom  du  véritable  esprit  chrétien,  nous 
les  réprouvons  et  nous  les  dénonçons. 

Avec  l'approbation  de  S.  E.  le  cardinal-archevêque  de 
Paris,  chancelier  de  l'Université  catholique,  et  au  nom  de 
tous  les  professeurs  : 

Le  recteur  :  Alfred  Baudrillart. 

Le  doyen  de  la  Faculté  de  théologie  :  J.  Bainvel. 
Le  doyen  de  la  Faculté  de  droit  canonique  :  A.  Bou- 

DINHON. 

Le  doyen  de  la  Faculté  de  philosophie  :  E.  Peii.- 

LAUBE. 

Le  doyen  de  la  Faculté  de  droit  ;  J.  Jamet. 

Le  doyen  de  la  Faculté  des  lettres  :  H.  Froidevaux. 

Le  doyen  de  l'Ecole  des  sciences  :  E.  Branly. 


APPENDICES 


Paroles  de  S.  S.  le  Pape  Pie  X  prononcées  le  29  novembre 
1911  au  Consistoire  où  il  imposa  la  barrette  à  treize 
nouveaux  Cardinaux. 


Le  peuple  qui  a  fait  alliance  avec  Dieu  aux  fonts  baptismaux  de 
Reims  se  convertira  et  retournera  à  sa  première  vocation.  Les  mérites 
do  tant  de  ses  fils  qui  prêchent  la  vérité  de  l'Évangile  dans  le  monde 
presque  entier  et  dont  beaucoup  l'ont  scellée  de  leur  sang,  les  prières 
(le  tant  de  saints  qui  sont  pressés  d'avoir  pour  compagnons  dans  la 
gloire  céleste  les  frères  bien-aimés  de  leur  patrie,  la  piété  généreuse 
de  tant  de  ses  fils  qui,  sans  s'arrêter  à  aucun  sacrifice,  pourvoient  à 
la  dignité  du  clergé  et  à  la  splendeur  du  culte  catholique,  par-dèssus 
tout  les  gémissements  de  tant  de  petits  enfants  qui,  devant  les  taber- 
nacles, répandent  leur  àme  dans  les  expressions  que  Dieu  même  met 
sur  leurs  lèvres,  appelleront  certainement  sur  cette  nation  les  misé- 
ricordes divines.  Les  fautes  ne  resteront  pas  impunies,  mais  la  fille 
de  tant  de  mérites,  de  tant  de  soupirs  et  de  tant  de  larmes  ne  périra 
jamais. 

Un  jour  viendra,  et  Nous  espérons  qu'il  ne  tardera  guère,  où  la 
France,  comme  Saiil  sur  le  chemin  de  Damas,  sera  enveloppée  d'une 
lumière  céleste,  où  elle  entendra  une  voix  qui  lui  répétera  :  «  Ma 
fille,  pourquoi  ine  persécutes-tu?  »  Et  sur  sa  réponse  :  «  Qui  es-lu. 
Seigneur?  »  la  voix  répliquera  :  <>  Je  suis  Jésus  que  tu  persécutes. 
Il  t'est  dur  de  regimber* contre  l'aiguillon,  parce  que,  dans  ton  obsli- 
nution,  tu  te  ruines  toi-m.ême.  •>  Et  elle,  frémissante  et  étonnée,  dira  : 
H  Seigneur,  que  voulez-vous  que  je  fasse?  )>  El  lui  :  «  Lève-toi  et  lave- 
loi  des  souillures  qui  t'ont  défigurée,  réveille  dans  ton  sein  les  senti- 
ments a.ssoupis  et  le  pacte  de  notre  alliance  et  va,  jiUe  première-née 
de  L'Eglise,  nation  prédestinée,  vase  d'élection,  va  porter,  comme 
par  le  passé,  mon  nom  devant  tous  les  peuples  et  devant  les  rois  de 
ta  terre.  » 


288  APPENDICES 

Lettre  du  Cardinal  Secrétaire  d'État  de  Sa  Sainteté 
au  Cardinal  Archevêque  de  Paris. 

Dal  VaUcano,  le  23  avril  191.'). 


K  M I N i: N  rissiMK  Sktgm: i\\ , 

Vous  n'ignorez  })as  quel  douloureux  retentisseiiienl  ont  eu  dans  le 
cœur  du  Saint-Père  les  désastres  ciiisés  par  la  terrible  guerre  qui 
étend  ses  ravages  sur  l'Europe  entière;  Vous  n'ignorez  pas  non  plus 
combien  Sa  Sainteté  s'est  appliquée  à  faire  tout  ce  qui  était  en  Son 
pouvoir  pour  en  adoucir  les  funestes  conséquences,  sans  aucune  dis- 
tinction de  parti,  de  nationalité,  ni  de  religion. 

Toutefois,  il  est  bien  naturel  que  la  sollicitude  du  Père  commun 
des  fidèles  se  tourne  de  pr^-férence  vers  ceux  de  Ses  tils  qui  témoi- 
gnent plus  vivement  leur  respect  et  leur  aftéction  à  Son  égard. 

Parmi  eux  méritent  une  mention  particulière  Ses  Fils  de  Fiance, 
les  enfants  de  cette  Nation  qui,  à  juste  titre,  a  été  appelée  la  tille 
aînée  de  l'Église,  qui  donna  toujours  des  preuves  splendides  de  sa 
générosité  pour  les  œuvres  catholiques,  spécialement  pour  les  Mis- 
sions, et  qui  présente  en  ce  moment,  et  depuis  plusieurs  mois,  d'un 
bout  à  l'autre  de  son  territoire,  à  l'aimée,  comme  dans  les  ambu- 
lances et  les  hôpitaux  et  jusque  dans  la  moindre  bourgade,  des  mani- 
festations éclatantes  de  foi  et  de  piété,  dont  le  Saint-Père  est  gran- 
dement consolé. 

Aussi  est-ce  à  bon  droit  qu'au  milieu  de  tant  de  maux,  Si  Sainteté 
s'est  Sentie  attirée  avec  une  commisération  paiticu  ière  vers  certaines 
populations  de  la  France,  plus  durement  éprouvées  jiar  le  tléau  de  la 
guerre,  au  point  que,  malgré  les  eiîorls  de  la  charité  nationale  et 
universelle,  elles  ont  encore  grand  besoin  \e  secours  matériels  et 
moraux. 

Ému  de  leurs  souffrances  au  plus  intime  de  Son  âme,  le  Souve- 
rain Pontife,  tout  en  continuant  d'adresser  au  Très-Haut  dt^s  prières 
et  des  sup.ilications  pour  obtenir  la  fin  de  cette  ère  de  .sang,  sollicite 
instamment  de  la  Bonté  céleste,  qu'EUe  accorde  aide  et  réconfort  aux 
douleurs  de  celte  partie  si  affligée  du  peuple  de  France. 
A  ces  vœux  et  à  ces  prières,  le  Saint-Père  désire  joindre  une  atlrs- 


APPENDICES  289 

alion  sensible  de  l'affectueux  intérêt  qu'il  porte  à  ces  populations 
malheureuses . 

C'est  pourquoi  Sa  Sainteté  m'a  chargé  d'envoyer  avec  cette  lettre, 
à  Votre  Éminence,  pour  être  employée  à  leur  soulagement,  la  somme 
de  quarante  mille  francs,  offrande  assurément  inférieure  à  l'étendue 
des  désastres,  mais  qui  du  moins  manifestera  avec  évidence  le  pater- 
nel empressement  que,  dans  Son  Auguste  pauvreté,  rendue  plus 
étroite  encore  par  la  difficulté  des  temps  actuels,  le  Vicaire  de  Jésus- 
Christ  veut  témoigner  à  la  France,  Sa  fille  bien-aimée.  Et  comme 
nous  avons  appris  qu'il  doit  y  avoir  le  Dimanche  et  le  Lundi  de  la 
Pentecôte  prochaine,  au  bénéfice  des  régions  occupées,  une  grande 
souscription,  par  les  soins  d'un  Comité  constitué  avec  le  concours  de 
Votre  Éminence,  le  Saint-Père  se  plait  à  espérer  que  cet  acte  de  Sa 
libéralité  pourra  servir  de  prélude  à  la  générosité  de  tous  les  Fran- 
çais en  faveur  d'une  initiative  si  chrétienne  et  si  patriotique. 

Heureux  de  penser  qu'il  aura  ainsi  pour  coopérateurs,  dans  la 
charité  de  la  prière  et  de  l'offrande,  tous  ses  chers  fils  de  France, 
rangés  sous  la  conduite  de  leurs  Évêques  vénérés,  l'Auguste  Pontife 
invoque  sur  eux,  avec  toute  l'effusion  de  Son  cœur,  l'abondance  des 
récompenses  célestes,  et,  comme  gage  des  faveurs  divines.  Il  accorde 
à  Votre  Éminence,  à  l'Ëpiscopat,  au  Clergé  et  à  tout  le  peuple  de 
France  la  Bénédiction  Apostolique. 

Il  m'est  très  agréable,  Eminentissime  Seigneur,  de  saisir  une  occa- 
sion aussi  propice  pour  Vous  renouveler  l'expression  des  sentiments 
profondément  respectueux  avec  lesquels  je  Vous  baise  humblement 
les  mains  et  demeure, 

de  Votre  Éminence, 

le  très  dévoué  et  affectionné  serviteur, 

P.  Card.  Gasparri. 


19  —  Fr, 


LISTE  DES  ECCLÉSIASTIQUES  TUÉS  A  L'eNNEMI  291 


LISTE   DES   ECCLÉSIASTIQUES   ET   DES   RELIGIEUX 
*  TUÉS   A    OU   PAR   L'ENNEMI 


R.  P.  Argenton,  François  d*  (S.J.). 
Abbé  Audoin  (Angers). 

—  Arzel  (Quimper). 

—  Aufèvre. 

—  Aubois,   curé  d'Hattoachâ- 

tel  (Verdun). 

—  Accassat  (Viviers). 

—  Augez,  Adrien  (Rédempt.). 

—  Accossot,  Noël-Albert. 
Frère  François-Marie    (M.  Léon- 

Adeline). 
Abbé  Amiot,    curé   de  la   Jarne 
(La  Rochelle). 

—  Abel  (Saini-Dié). 

—  Armand,  curé  de  St-Benoît 

(Valence). 

—  Anger(Evreux). 

—  Allouard,  Lucien  (Valence). 

—  Alexandre,  curé  de  Musy-la- 

Ville  (Evreux). 
~    Alquier,  P.E.  (Albi). 

—  Arnoult,  Joseph  (Nantes). 
Frère  Arsène  (Rédempt.)  (Paris). 
R.  P.Aucler,  Paul  (S.  J.). 

Abbé  Arrivets,    curé  d'Orbesson 
(Auch).     . 

—  Andrieux,  curé    de    Flau- 

court  (Amiens). 

—  Brun,   curé    de    Mulhouse 

(Alsace). 

—  Buscoz  (Grenoble). 

—  Barbaste,    Maurice    (Tou- 

louse). 

—  Baniol,  Marcel  (Avignon). 


Abbé  Brusc. 

—  Ballot,  J.  B.  (Clermont). 

—  Bellamy. 

—  Brégent,  Pierre  (Vannes). 

—  Béziat  (Rodez). 

—  Borgoltz,    curé    doyen  de 

Berry-au-Bac  (Soissons) . 

—  Blanchard,  Louis  (Orléans). 

—  Bony,  Augustin  (Rodez). 
R.  P.  Bacon,  Jean  (Cistercien  de 

N.  D.  des  Neiges). 
Abbé  Boite,  Michel  (Perpignan). 

—  Burgard  ,     Louis  -  Edouard 

(Troyes). 

—  Barriquand,  L.-A.  (Lyon). 

—  Barbot,  curé   de   Rehain- 

viller  (Nancy). 
Frère  Joseph  Bahuon  (Gongrég. 

du  St-Esprit). 
Abbé  Bouiller,  J. -Marie  (Lyon). 

—  Binet,  Raymond. 

R.  P.  Briner,  Jean  (Rédempt.) 
(Rennes). 

Abbé  Bachelard  (Clermont). 

R.  P.  Batleux,  François,  mission- 
naire du  St-Esprit. 

Abbé  Buécher,  .Pierre  (Alsace). 

—  Boudesseul  (Lavai). 

—  Borgoltz,    curé    doyen   de 

Berry-au-Bac   (Soissons). 

—  Bruy,  Antonin  (Digne). 

—  Beau,  E.  (Paris). 

—  Beckeinheimer. 


292  LISTE  DES  ECCLÉSIASTIQUES  TUÉS  A  l'ENNEMI 

Albert-Joseph  (M.  Beauquin, 
Emile)  (Scutari d'Asie). 

Bertrand,   Marcel  (Angers). 

Bonduelle,  Alfred  (Lille). 

Henri  (M.  Baradat,  Henri 
(des  Ecoles  chrétiennes). 
Berthou  (des  Missions 
étrangères). 

Brohan  (des  Missions 
étrangères.) 

Braux,  curé  doyen  de  Lon- 
guyon  (Nancy). 

Boudassent  (Laval). 

de  Billeheust,  François 
(S.-J.). 

Bouchez,   Marins  (d'Arras). 

Brachet,  Olhon  (Lyon) 

Bonnefoy,  J.-B.  (Lyon). 

Bellanger,  Georges  (d'An- 
gers). 

Bonnet  (S.  J.). 

Ghénot,  curé  de  Charey 
(Nancy). 

Charo. 

Chapey  (Paris). 

Catleau,  Emile, 

Clochard,  Raymond  (Tou- 
louse). 

Camus,  René  (Versailles). 

Crépienne,  Louis  (S.  J.). 

Charbonnel,  Emile  (Lyon). 

Comte,  Hyacinthe  (Viviers;. 

Grépieux  (S.-J.). 

Carmoi,  Père-Blanc. 

Cléret  (d'Arras). 

Comte  (Grenoble). 

Charvériat,  Marc  (Lyon). 

Cohendet,  Cohendet  (An- 
necy) . 

Crispin,    capucin  de  Paris. 

Commet,  Henri  (Paris) . 

Cozic,  Yves,  congrég.  du 
St-Esprit. 


Frère  Beck,  Jean  (Père  Blanc). 

Frère 

Abbé  Borrel,  Edmond  (Paris). 

—    Brun,  Antoine  (Digne). 

Abbé 

R.  P.  Burfm  (Dominicain)  (Gre- 

— 

noble). 

Frère 

Abbé  Bories,  Georges  (Cahors) . 

—    Bonnaud,  Louis  (Poitiers). 

R.  P. 

—     Badin,  Robert. 

Frère  Jean    Berkmans  (M.   Jean 

R.  P. 

Blauc),  de  la  Ste-Famille 

de  Belley. 

Abbé 

Abbé  Beckensteiner,  J.  (Lyon). 

—    Bourdiol,  Siméon  (Montpel- 

— 

lier) 

R.  P. 

—    Becquerel,  Hippoly te  (Beau- 

vais). 

Abbé 

—    Bertrand,  Aug.  (Laval). 

— 

R.  P.  Buget,  Maurice  (S.-J.). 

— 

Abbé  Belladen,  G.  (Aix). 

— 

—    Berthet,  Jacques  (Annecy) . 

—    Benoît,  Albert-Jules  (Paris). 

— 

—    Bourdry,  Louis  (St-Claude). 

— 

—    Bescond,J.-P.  (Quimper). 

Frère  Léonce    (M.    Alex.    Bous- 

— 

suge). 

— 

—    Bauguin,  Emile  (Frère  Ma- 

— 

riste). 

— 

R.  P.  Biaise    (M.    Luc   Babaqui, 

Capucin)  (Toulouse). 

— 

Abbé  Blanchard, Marie-AI.  (Gap). 

R.  P. 

—    Bertrand,    Marcel    (La-Ro- 

Abbé 

chelle). 

— 

—    Béziat,  Albert  (Rodez). 

R.  P. 

—    Burgard,  E.  (Troyes). 

Frère 

—    Besnoux  (St-Brieuc). 

Abbé 

Frère  Briquet,   JuUien    (Salésien 

— 

de  Don  Bosco). 

— 

Abbé  Birabent,  J.-B.,  curédeGand 

— 

(Toulouse). 

R.  P.  Bindler   (Congrég.    du  St- 

Frère 

Esprit). 

Abbé 

R.  P.  deBlic  (S.  J.). 

— 

AbbéBilande  (Bouges). 

J 


LISTE  DES  ECCLÉSIASTIQUES  TUÉS  A  L'ENNEMI  21)3 


Abbé  Gord'homme,  Bernard. 

—  Cochard,  Paul  (Orléans). 

—  Corven,  Auguste  (Vannes). 

—  Cavalié  (Rodez). 

—  Ghamoux,  L.-J.-J.  (Annecy). 

—  Ghaptal,  Marcel  (Mende). 

—  Gapron,  Gabriel  (Arras). 

—  Courtiol  (Montpellier). 

—  Clément,  Claude  (Lyon). 

—  Gurvelier,  Emile,  congrég. 

du  St-Sacrement. 
Frère  Robert,  M.  Chaudron,  Ber- 
nard, trappiste. 
Abbé  Caries  J.-B.  (Angoulême). 

—  Gaillaud,  Alph.  (Angers). 

—  de  Glerck,  curé  de  Buecken. 

—  Gharo. 

—  Ghalvidan,  Léon  (Mende). 

—  Cavaillés  (Albi). 

—  Ghaumet,    Alexis    (Autun). 

—  Chabot,  curé  de  Forêt, (Lille) 

—  Choquet,  Léon  (Beauvais). 

—  Ghaumeil,  René  (Glermont). 

—  Caillau,    Mathieu,  curé   de 

Goutz  (Auch). 

—  Chiron,  Henri  (Luçon). 

R.  P.  Gussin,  missions  étrangères. 
Abbé  Cazin,    curé     de     Grand- 
Failly  (Nancy). 

—  Galba  (Nancy). 

—  Cornet,  Joseph  (Arras). 

—  Chuette,  Robert  (Versailles). 

—  Démolis,  (F. -M.)  (Annecy). 

—  Dudrupt,  Léon  (Saint-Dié). 
R.  P.  Dirberger   dominicain  de 

Saulchoir. 
Abbé  Depardon,  Edouard  (Paris). 

—  Delbecque,  curé  de  Maing 

(Cambrai). 

—  Dechaume,Georges(Meaux). 

—  Danset,  Joseph  (Lille). 

—  Duret,   François  (Annecy). 

—  Degouey,  Joseph  (Bayeux). 


Abbé  Denis,  Claudius  (Lyon). 

R.  P.  Doucel  (S.-J.). 

Frère  Valentin,  M.  Delattre,  Al- 
phonse, rédemptoriste. 
(Lille). 

—  Dandonneau,  Moïse  (La  Ro- 

chelle). 

—  Doumenc  (Carcassonne). 

—  Daugé  (Aire). 

R.  P.  Demoustier,  Emman.  (S.  J.). 
Abbé  DécourtjGeorges (Poitiers). 

—  Desgaches,  J.-Marie  (Lyon). 

—  Daugé,  Auguste  (Aire) 

—  Durand,  Victor  (Lyon). 

—  Delmont,  E.  (Paris). 

—  Degand,  Alfred,  (Arras). 

—  Delmont,  E.   (Saint-Flour). 

—  Dissard  (Paris). 

—  Décréaux  (Autun). 

R.  P.  Du  Pierreux  (S.J.)  Brabant. 
Abbé  Delagrange,    Maurice 
(Ghambéry). 

—  Deschanet,  Marcel,  mission- 

naire du  Sacré-Cœur. 

Frère  Delavalle,  novice  domini- 
cain. 

Abbé  Druet,  curé  d'Acor. 

—  Dossogne,    curé    de    Ho- 

ckay. 

—  Docq. 

—  Delorme,    Victor   (Luçon). 

—  Delmas,  G.  P.  (Bordeaux). 

—  Delbos,  Louis  (Avignon). 

—  Delpous,  Edouard,  mission. 

congrég.  du  St-Esprit. 

R.  P.  Deslandes,  Jean  (S.  J.). 

Abbé  Desmoulins,  Etienne  (Beau- 
vais). 

—  Degand,  Alfred  (Arras). 

—  Dupont,  Gyr  (Arras). 
Frère  Delmas,  Marius~J.-B.  (des 

Écoles  chrétiennes). 

—  Dcchavanne, Honoré  (Lyon). 


294  LISTE  DES  ECCLÉSIASTIQUES  TUÉS  A  L'ENNEMI 


Frère  Domergue,  Paul  (Lyon). 
R.  P.  Escalère,   Fernand  (P.  du 

Sl-Esprit). 

—  Estrangin,  Alexandre  (S.  J.)- 
Frère,  Évangéliste  (capucins  de 

Paris). 
Abbé  Enault  (S.  J.). 

—  Ehienspiller  (S.  J.). 

—  Fumey. 

—  Finot. 

—  Fougère,  Charles. 

—  Fauré-Gignoux. 

—  Filley. 

—  Forir. 

Frère  Fridolin    (Institut    St- Ga- 
briel). 
Abbé  Fustier,  Joseph  (Lyon). 

—  Falconnet,   Charles  (Anne- 

cy)- 

—  Fouque,    Donat    (congrég. 

du  St-Espril). 

—  Fiégel,  Alphonse. 

—  Faive  (Nancy). 

—  Foulon,  Alf'-ed  (Laval). 

—  Faraud,    André,    curé    de 

Bords  (La  Rochelle). 

—  Foucault,  Henri  (Meaux). 

—  Faverjon,  Claude  (Lyon). 

—  Gavard  (Annecy). 
R.  P.  Guigue  (S.  J.). 
Abbé  Gayon,  Emile. 

—  Granier,  Louis  (Valence). 

—  Grandet. 

—  Gaulon,  Henri  (Nevers). 
R.  P.  Gléonec  (P.  du  St-Esprit). 
Abbé  Gavard  (Montpellier). 

—  Gléhello  L-M.  (Vannes). 

—  Grandgérard,  Gaston  (Ver- 

dun). 

—  Guitton. 

—  Gosset,  Henri  (Soissons). 

—  Génu  (S.  J.). 

—  de  Gailbard-Bancel  (S.  J.). 


Abbé  Gros,  Francis  (Le  Mans). 

—  Gathier,  Joseph  (Lyon). 

—  Gauroy  L-F.  (Ghàlons). 

—  Gastesoleil,  l.  (Périgueux). 

—  Gerey  /'chartreux). 

—  Guignard,      Raymond 

(Meaux). 
R.  P.  Grenier,  Epiphane  (S.  J.). 
Abbé  Gibault,  Ernest  (Paris). 

—  Gervais,  Joseph  (Paris). 

—  Goutard  J.-G.  (Lyon). 

—  Galland,  Marcel  (Grenoble). 

—  Gérard,  Paul  (Amiens). 

— *  Granger,  Jean  (congrég.  des 
P.  du  S.-G.  de  J.). 

—  Grangette,  Antoine  (Le  Puy). 
Frère  Bénédict,  M.  Gau,  Pierre. 
R.  P.  de  Gironde  (S.  J.). 

—  Galaup,  Marins  (Toulouse). 

—  Gutzwiller,    Georges    (Be- 

sançon). 

—  Gilbert,  Joseph  (Moulins). 
Abbé  Gautier,  Joseph  (Blois). 

—  Gille,  curé  de  Couyin? 
R.  P.  Gillet,  bénédictin. 

Abbé  Georges,  curé  de  Tintigny  ? 

—  Glouden,    curé   de    Latour 

(Verdun). 

—  Giraud,  Emmanuel. 

—  Gallay,    Maurice    (La    Ro- 

chelle). 

Frère  Félix-Joseph  M.  Gigaud 
(Institut  Si-Gabriel). 

Abbé  Girod,  Charles  (St-Claude). 

Frère  Goïty,  Sixte-Marie  (Frères 
de  l'Instruction  chré- 
tienne). 

Abbé  Gauroy,  Jean  (Châlons). 

—  Gandy  (xMeaux). 

—  Grandgérard,  Gaston  (Ver- 

duH;. 

—  Gasq  (Rodez). 

—  Gren.^er  (S.  J.). 


LISTE  DES  ECCLÉSIASTIQUES  TUÉS  A  L  ENNEMI 


295 


Abbé  Guffroy  (Soissonsj. 

—  Gallois,  Albert  (Verdun). 

—  Guibert  (S.  J.) 

—  Hennequin,  curé  de  Marthil 

(diocèse  de  Metz). 

—  Hilleriteau,  Félix. 

—  Huftier,  Marcel  (Cahors). 

—  Houdoyer,  J.-B. 

—  Heydon,  J.-M.  (Quiraper). 
R.  P.  Hinard,  Edouard  (Missionn. 

du  S.-G.). 
Abbé  Hotlet,  curé  des  Alloux  ? 
Frère  de  Henaff ,  Pierre  (Salésien 

de  Don  Bosco). 
Abbé  Hoybel,  Jean  (Paris). 

—  Héricourt,  Edmond  (Arras). 

—  Herrengt  (Arras). 

—  Hastey  (S.  J.). 

—  Humbert  (S.  J.). 

—  Imparato,  A.-M.  (Montpel- 

lier). 

—  Jean  Jacques,  curé  d'Archiac 

(La  Rochelle). 

—  de  Johannis,  Yves. 

—  Jeanpierre,  curé  de  Saulcy- 

s.-Meurthe  (St-Dié). 
Frère  Joseph,  Rédemptoriste. 
Abbé  Jourlin,  Raoul  (Lyon). 

—  Jordan,  Pierre  (Paris). 

—  Jaslier,    Victor,    curé    de 

Domfront  (Le  Mans). 
Frère  Jeanmaire  (Rédemptoriste) 

(St-Dié). 
Abbé  Jacoby,  Charles  (Lyon). 

—  Jacques. 

—  Janssen,    curé  d'Heure-le- 

Romain  ? 
R.  P.  Jules  (Carmes  déchaussés). 
Frère  Juge,  Félix  (Oblats  de  St- 

François  de  Sales). 

—  Jacquier,  André  (Bénédictin) 

(Nantes). 

—  Joliot,  Léon  (Troyes). 

—  Jourdan,  Emile  (Mende). 


Abbé  Jacob,CLiré de Lexy (Nancy). 

—  Jouve,  Barthélémy  (Lyon). 

—  Kupperschmitt,  Pierre  (Pa- 

ris). 

—  Kerjean,  Ernest  (Quimper). 

—  Krotz  (Soissons). 

—  Lavergne,  Claudius  (Paris). 

—  Lidy,  PauL 

—  Le  Tohic,  Pierre  (Vannes). 

—  Lahache,  curé  de  la  Voivre 

(St-Dié.) 

—  Luchat,  Jean  (Limoges), 

—  Lenain,    curé  de  Louvroil 

(Lille). 

—  Le  Roy,  François  (Vannes;. 

—  Laurens. 

—  Laperrousaz,  Jules  (Lyon) . 

—  Le  Tobic  (La  Rochelle). 

—  Lelièvre. 

—  Le    Chevalier,    Francisque 

(Paris). 
Frère  Lesage,  Donat  (Assomptio- 

niste.) 
Abbé  Leson,  Jules. 

—  Lespinasse,  Emile  (Tulle). 

—  Léger,  François  (Glermont). 

—  Lehodey  (Coutances). 

—  Laurent  (Langres). 

R.  P.  Laurent,  Henri    (Missionn. 

de  N.-D.  de  Sion). 
Abbé  Lefèvre,Joseph  (Versailles). 

—  Laforgue,  V.-B.  (Toulouse). 

—  Laisné,  Louis  (Coutances). 

—  Lauraire  (Mende). 

—  Légué,  Julien  (Chartres). 
Frère  Hermann,  M.  Laussel,  J.-M. 

(Prémonlrés). 
AbbéLoriod,  Emile  (Besançon). 

—  Leguéré,  Charles  (Blois). 

—  Le  Chanu  (St-Brieuc). 

—  Laurans,  Albert  (Rodez). 

—  Lhériau,  Alfred  (P.  du  St- 

Sacrement,  Nantes). 


296  LISTE  DES  ECCLÉSIASTIQUES  TUÉS  A  L'ENNEMI 


Abbé  Lemaître  (S.  J.). 

—  Legrand  (S.  J.). 

—  Labéye,    curé   de   Blegny- 

Trembleur? 

—  Lemoine, Victor  (Bourges). 

—  Lemaître,  Jules   (Evreux). 

—  Lesage,  Paul  (Paris). 

—  Lagrue,  René  (Chartres). 

—  Lataste,  Pierre  (Bordeaux). 

—  Lantiaux  (St-Dié). 

—  Leguéré,  Charles  (Blois). 
Frère  Bernard,  M.  Lefebvre,  Louis 

(Capucins,  Paris). 
Abbé  Lagarrigue  (Missions  étran- 
gères). 

—  Lange,  Louis  (Orléans). 

—  Lenfant,  Paul  (Arras). 

—  Lamy,  Henri  (St-Claude). 
Frère  Jean-Marie,  M.  Lincy  (Mis- 

sonn.  du  St-Esprit). 
Abbé  Meunier,  Alfred  (Troyes). 

—  Monbru. 

—  Marquis,  Emile  (Mende). 

—  Mélandre. 

—  Marchand,  Paul  (Versailles) . 
Frère  Michée-Marie    (Institut    St- 

Gabriel). 
Abbé  de  Mesnildot. 

—  Morel,  Alix  (Verdun). 

—  Morice  (Châlons). 

—  Mathieu,    Alphonse-Marie, 

curé  d'Allarmonl  ? 
R.  P.  de  Moustier,  Emmanuel 

(S.  J.). 
Abbé  Manent  (Sens). 

—  Merm  et,  Joseph  (G  renoble) . 

—  Marie,  P.-L.-M. 

—  Maury  (Carcassonne). 

—  Moreau,  Paul-Emile  (Char- 

tres) . 
■ —    Marquis  (Lille). 

—  Maillet,  Georges  (Mans). 

—  Marraud  (Paris). 


Abbé  Mandin  (Bordeaux). 

—  Moreau  (Chartres). 

—  Mennesson,Paul  (Cambrai). 

—  Magnien,  Louis  (Besançon). 

—  Moenner,  Yves  (Quimper). 

—  Mandin,  Paul   (Bordeaux). 
Frère  Martin  (Trappiste). 

Abbé  Mauger,  Gaston  (Blois). 

—  Martin,  André  (Blois). 

—  Mahé,  Charles  (Orléans). 

—  Maignien  (Belfort). 

—  Michelon,  Marius  (Moulins) . 

—  Murigneux,  L.  (Lyon). 

—  Martin,  Arsène  (Viviers). 

—  Martin,  L.-B.  (Autun). 

—  Morlon,  Charles  (Tours). 

—  Mathevet,  René  (Viviers). 
Frère Zacharie  (M.  Morel,  Jean, 

de  la  Ste-Famille  de  Bel- 

lay). 

Abbé  Ménard,  A.-E.-V.  (Missions 
étrangères)  (St-Brieue). 

Frère  Arthérac  Martin  (M.  Martin 
des  Auguslins  de  l'As- 
somption). 

R.  P.  Masson,  Georges  (Domini- 
cain). 

—  Mennesson,  Gonzague 

(S.-L). 
Frère  Lucien   (M.  Mallet,   Léon, 

des  Frères  du  S.-C). 
Abbé  Maréchal. 

—  Manery,  curé  de  Glavenas. 
R.  P.  Masson,  Georges  (Domini- 
cain). 

Abbé  Morand,  Jean  (Annecy). 

—  Meunier,  Maurice  (Séez). 

—  Ménéteau,    Georges    (Ver- 

sailles). 

—  Michot,  François  (Nevers). 
Mgr    Mangin,  curé  doyen  de  Ste- 

nay  (Verdun). 
Abbé  Meunier,  Pierre. 


i 


LISTE  DES  ECCLÉSIASTIQUES  TUÉS  A  L'ENNEMI  297 


R.  P.  Moussié,    Joseph    (Pères 

Blancs). 
Abbé  Mamias,  curé  de  Vandières 

(Nancy). 

—  Michelet,  L.-A.  (Limoges). 

—  Mabilat, Maurice  (Bourges). 

—  Morellon,  Joseph  (Lyon). 

—  Moncé,  Louis  (Ghàlons). 

—  Magne  (Rodez). 

Frère  Gilles  (abbé  Meulis)  (Per- 
pignan). 

—  Mazaud,  Victor  (Tulle). 

—  Mallet,  Joannès  (Lyon). 

—  Nicolas,  Pierre  (Valena). 

—  de  Neuillac. 

R.  P.  Neyrand,  Guy  (S.  J.). 
Abbé  Nigon,  Alfred  (Rodez). 

—  Naude  (Rayonne). 
R.  P.  Nicolas  (Prémontré). 

—  Norroy,  curé  de  Brainville 

(Nancy). 

Abbé  Olivier,  Jules  (Montpellier). 

R.  P.  Omez  (Dominicain). 

Don  Orcinolo,  Vincenzo,  Prêtre 
de  la  Mission. 

R.  P.  Orjubin,  Claude  (Cister- 
cien). 

Abbé  Obaton  (Arras). 

—  Pasquelin,  Léon  (Nevers). 

—  Priez. 

—  Paulus,  J.-E.  (Nancy). 

—  Piédalos,  Ferdinand  (Lyon). 
Frère  Pérou,  Pierre  (Gongrég.  du 

Saint-Esprit). 
Abbé  Pauty,  Paul  (Tulle). 

—  Potin,  Henri  (Quimper). 

—  Pennier,  Albert. 

—  Peillex,  X.  (Annecy). 

—  Poisson,  Alexis  (Paris). 
Frère  Piolet,  J.-M.  (Oblat  de  Ma- 
rie-Immaculée). 

Abbé  Poncet,  Emile  (Naney). 

—  Perret  (Paris). 


Abbé 


Dom 

Abbé 


R.P. 

Abbé 
R.P. 

Abbé 

R.P. 


Abbé 


R.P. 


Abbé 


Piveteau  (Nancy). 

Piet  (Nancy). 

Pinard  (Nantes). 

Puyade,  Julien  (Bénédictin). 

Porsmoguer,  Jean  (Quim- 
per). 

Perrier,  Ernest  (Nevers). 

Péterlé,  Edmond  (Dijon). 

Pégeot,  Jooeph  (Besançon). 

Perrin,  Camille  (Eudiste). 

Pouységur  (Aire). 

Paradis  (S.  J.). 

Prudhon,'Roger  (Besançon) . 

Payen  (Sens). 

Pays,  Auguste  (Missionnaire 
du  S.-C). 

Piron,  Maurice. 

Pouvreau,  Samuel  (Luçon). 

Portefaix,  Antoine  (Saint- 
Flour). 

Paravey,  Edouard  (Cham- 
béry). 

Pelle,  René,  curé  des  Mai- 
sons (Troyes). 

Pain,  Louis  (Mans). 

Perret,  Jean  (St-Jean-de- 
Maurienne). 

Piéret  (Reims). 

Poskin,  curé  de  Surice. 

Pollart,  curé  de  Roselies. 

Pommois,  curé  doyen  d'Es- 
ternay  (Ghàlons). 

Peillon,  Lazare  (Bénédictin). 

Pasteau  (S.  J.). 

Papin  (Missions  étrangères) . 

Persyn  (Nancy). 

Proust,  Albert  (Chartres). 

Perrin,  Paul  (Salésien  de 
Dom  Bosco). 

Poulain,  Hildeyert  (Arras). 

Pruvost,  Procope  (Arras). 

Pagnier,  Maurice  (Arras). 

Pasquelin,  Léon  (Nevers). 


298  LISTE  DES  ECCLÉSIASTIQUES  TUÉS  A  L'ENNEMI 


Abbé  Pelle,  René,  curé  des  Mai- 
sons (Troyes). 

—  Philippot,  curé  de  Bettan- 

court  (Chàlons). 

—  Prévost,  Robert  (Bourges). 

—  Poux  (Rodez). 

—  Perrin,  Jean  (Lyon). 

—  Pialat  (S.  J.). 

—  Queneau,  Julien  (Tours). 

—  Quesson,  Joseph  (Angers). 

—  Quillicini  (Marseille). 

—  Robert,  Léonce. 

R.  P.  Raedlé (Pères Franciscains). 
Abbé  Roze,  Ed.  (Lyon). 

—  Rochon  du  Verdier,  Serge 

(Annecy). 
R.  P.  Ricklin,Maurice(Trappiste) 

—  Rey,  François  (Annecy). 

—  Roy,  Ernest  (Paris). 

—  Rouzeire,Augustin(Mende). 
Frère  Régis,    Dominique,    Béné- 
dictin. 

Abbé  Rood. 

R.  P.  de  la  Rouviére  (S.  J.). 

Abbé  Reusonnet  (Périgueux). 

—  Rousseau,  Lucien  (Nevers). 
Frère  Louis-Clément,    M.    Rous- 
seau, J.-B. 

Abbé  Robert ,    curé    de     Gutry 

(Nancy). 
*-    Royer,  André  (Versailles). 

—  Rollin  (Meaux). 

—  Roux,  Marius  (Mende). 

—  Renaudin,  curé  de  Viviers 

(Nancy). 

—  Ricque,  Richard  (Arras). 

—  Rodes,    Alexandre   (Saint- 

Flour). 

—  Rault,    Alfred,    curé     de 

Noyelles-Godault  (Arras). 

—  Roux  (S.  J.). 

—  Roger  (S.  J.). 

—  Rouelle  (S.  J.). 


Ahbé  Salât,  Etienne  (St-Hour). 

—  Saint-d'Arpaion,  Etienne. 

—  St-Aubert,  curé  d'Haucourl 

(Cambrai). 
R.  P.  Sébastien  (Trappiste). 

—  Savey,  missionnaire. 
Abbé  Ste-Marie  (Rayonne). 

—  Sesboûé. 

—  Sergent,  Pierre  (Vannes). 
R.  P.  Soudé  (Dominicain). 
Abbé  Seguin,  curé  de  St-Rome- 

de-Dolan  (Mende). 

—  St  A.-I.,  curé  de  Campigny 

(Bayeux). 

—  Sicot  (Amiens). 

—  Scgonds,  Albert  (Paris). 

—  Sevrette,  J.-B.  (Arras). 

—  Schlôgel,  curé  d'Hastières 

(Namur). 

—  Sommelet  (Missions  étran- 

gères). 

—  Septfonds  (Montauban). 

—  Spoden  (Paris). 

—  Steux,  Henri  (Arras). 

—  Saquet,  Hyacinthe  (Nevers  i . 

—  Sauvage,   J.-B.,    curé    de 

Billy-Montigny  (Arras). 

—  Salai,  Gabriel  (Saint-Flouri. 

—  Thiéry,  curé    de   Gondre- 

court  (Nancy). 

—  Treussier,  Joseph  (Quim- 

per). 

—  Thiriet,  curé  de  Deuxville 

(Nancy). 

—  Tropel,  Noël  (Grenoble). 
R.  P.  Thélier,  Marcel  (S.  J.). 
Frère Toulemonde,    A -L    (Pères 

Blancs). 
Abbé  Touche  (Chartres). 

—  Tonneau  (Belley). 
T.C.F.  Camille,  M.  Thiolier,  Emile 

(Frèresdes  Écoles  Chrét.) 
Abhé  Thiébaud,  Henri  (Paris). 


LISTE  DES  ECCLÉSIASTIQUES  TUÉS  A  L'ENNEMI 


299 


Abbé  Tesserand,  Georges  (Blois). 
Frère Dizier,  M.  Tarrare»  Joseph 
(Ste-Famille  de  ,Belley). 
Abbé  Talabardon  (Quimper). 

—  Thomas,  Joseph  (Vannes). 

—  Thiélen,  curé  de  Haccourl. 

—  Tromeur,  Gustave  (Quim- 

per). 

—  Tinturier,  Jean  (Blois). 

—  Thury  (Pamiers). 

—  Tabarly  (Albi). 

—  de  Tarnay  (Nantes). 

—  Urguet  de  Saint-Ouen, Louis 

(Paris). 

—  Warenghem,  Abel  (Arras). 

—  du  Verdier  (Paris). 
Frère  Viel^  Benoît  (Prémontré). 
Abbé  Verquerre,    curé   de  Dro- 

couit  (Arras). 
R.  P.  Véron(S.-J). 
Abbé  Vaysse  (Lyon). 

—  Viard,  P.  (Grenoble). 

—  Verrion  (Nice). 

—  Valade  (Meaux). 

—  Vignal  (Lyon). 

—  Venisse,  Gabriel  (Rennes). 


Abbé  Vallièrc  (Arras). 
R.  P.  de  Vrégille,  Bernard  (S.  J.). 
Abbé  Valliére,  Paul  (Arras). 
Frère  Vaillant,  Joseph  (Capucins). 
Abbé  Vatan  (Dijon). 

—  Vignais,  Louis  (Angers). 
Frère  Vialeltes  (Frères  des  Écoles 

Chrét.). 

—  Varron  (Nantes). 

Frère  Van  ara,   Charles  (clerc  de 

St-Vialeur). 
R.  P.  Dom  Vignau  (Bénédictin) . 

—  Wagnon,  Anatole  (Salésien 

de  Dom  Bosco). 
Abbé  Viala  (Missions  étrangères). 

—  Veillet  (  do  ). 

—  Vouaux  (Nancy). 

—  Villeneuve,    Maxime   (Poi- 

tiers). 

—  Vallens,  Léon  (Arras). 

—  Vérnet,  Joseph  (Lyon). 

—  Villamana,  Maurice  (Agen). 
Mgr   Walvarens  (Tournai). 
Abbé  Zenden. 

—  Zahn. 


TABLE    DES    MATIERES 


Pages. 

Préface  :  Déclaration  de  S.  E.  le  Cardinal  Amette,  Arche- 
vêque de  Paris v 

Avertissement,  par  Ms^  Baudrillart ix 

Les  Lois  chrétiennes  de  la  Guerre,  par  le  chanoine  B.  Gau- 

DE\U .  1 

La  «  Culture  »  germanique  et  le  Catholicisme,  par  Georges 
GOYAU 31 

Le  Rôle  catholique  de  la  France  dans  le  monde,  par  un  mis- 
sionnaire         47 

La  Guerre  aux  églises  et  aux  prêtres,  par  François  Veuillot.      81 

La  Religion  dans  l'Armée  française 141 

L'Aumônerie  militaire  et  la  situation  canonique  des  prêtres 
dans  l'armée  française.  La  piété  des  prêtres-soldats,  par  le 
chanoine  Couget 141 

La  Religion  de  nos  soldats  :  notes  d'un  aumônier  militaire,  par 
le  chanoine  G.  Ardant 150 

De  la  Profondeur  du  mouvement  religieux  qui  s'est  manifesté 
dans  l'armée  française  et  comment  les  œuvres  catholiques  de 
jeunesse  l'ont  préparé,  par  M»*"  A.  Baudrillart 191 

Discours  de  S.  Sj  Benoit  XV  au  Consistoire  du  22  jan- 
vier 1915 215 


302  TABLE    DES    MATIERES 

Pages. 

Extrait  de  la  lettre  de  S.  E.  le  Cardinal  Mercier  :  Patriotisme 
et  endurance 219 

Les  Cardinaux  français  au  Cardinal  Mercier 235 

Adresse   des   évoques  de  la  province  de   Lyon   au   Cardinal 
Mercier 236 

Lettre  pastorale  de  S.  G.  M«^  Turinaz 242 

Extrait  de  la  Lettre  pastorale  de  S.  G.  M«'  Lobbbdey 253 

Extraits  dés  Lettres  sur  la  guerre  de  S.  G.  M»'"  Mignot 266 

Extrait  de  la  Lettre  pastorale  de   Mê^""  l'Evêque  de  Versailles 
(Carême  1915) 276 

Réponse  de  l'Université  catholique  de  Paris  au  Manifeste  des 
représentants  allemands 280 

Appendices. 287 

Listes   des  Ecclésiastiques   et    des    Religieux  tués  à  ou  par 
l'ennemi 291 


Paris.  —  Imp.  Paul  Dupont  (Cl.).   413.6.15 


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