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PURCHASED FOR THE
LfNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
FROM THE
CANADA COL7NCIL SPECIAL GRANT
HISTORY OF ART
L'ART I S TE
59e ANNÉE
1889
II
TYPOGRAPHIE
EDMOND MON NOYER
LE MANS (Sarthe
L'ARTISTE
T{EVUE VE TçA\IS
HISTOIRE DE L'ART CONTEMPORAIN
59e ANNEE
1889
TOME DEUXIEME
PARIS
AUX BUREAUX DE L'ARTISTE
44, QUAI DES ORFÈVRES, 44
MDCCCLXXXIX
1970 )]
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L'Artiste
-RBEY d 'Aurevilly
Inir Eudes
1889 — L'ARTISTE — T. Il
2 L'ARTISTE
le critique littéraire. Mais ce critique, où le trouver en ce moment ?
on n'étudie plus; on se contente de fournir chaque semaine, dans tel
ou tel grave journal, une chronique parisienne sur ce qu'on appelle la
vie littéraire. Rien de plus profitable que de feuilleter les Lundis de
Sainte-Beuve. Ce sont de véritables travaux, ingénieux, complets,
sur les contemporains et les anciens. Mais les petites chroniques
auxquelles je fais discrètement allusion, ne supportent pas l'épreuve
du volume. Ces petites choses légères d'idées se soulèvent un
moment sur des apparences d'ailes -, elles volent à peine un matin
ou un soir, et retombent ensuite dans le néant dont, par leur
nature, du reste, elles sont si proche parentes. Comment supporte-
raient-elles la seconde existence, la forte existence du livre?
Barbey d'Aurevilly avait en horreur les hommes politiques et les
avocats, si peu artistes d'ordinaire. Rien ne peut égaler le mépris
avec lequel il en parlait. Dans un portrait de Berryer, « il plaint cette
malheureuse maison de Bourbon, tombée si bas qu'elle n'a pu trou-
ver de défenseur qu'à la Bazoche (i) ». Cependant Barbey d'Aure-
villy ne fut-il pas avant tout un homme de parole, mais particu-
lièrement originale et exquise ? En ces dernières années, l'amitié
qu'il me témoignait me valut souvent l'honneur de dîner avec lui
dans certaines maisons de mœurs hospitalières et de conversation
distinguée. Bien cambré dans sa longue redingote, l'avant-bras
allongé sur l'appui du fauteuil — ce qui lui permettait de montrer
sa main maigre et fine, ornée de dentelles — il faisait jaillir de ses
lèvres, après le repas, des mots vifs, brûlants. Il ne gardait pas
longtemps la parole, car il avait horreur du bavardage et de ce
qui, dans un salon, pouvait sentir la conférence ou le professorat.
Rien chez lui de M. Caro ou de M. Gaston Boissier. C'était par
fusées imprévues et rapides qu'il procédait. Dans la bouche de tout
autre, tant de vivacité et tant de couleur dans l'image eût semblé
dépasser la mesure. Il n'est guère permis d'outrer ainsi l'expression
à moins que l'on ne s'adresse à une assemblée nombreuse. Il faut
des demi-mots, et, dans tous les cas, moins de voix et moins de
flamme, dans un petit salon, devant huit ou dix personnes. Mais,
li) Les vieilles actrices, p. 64.
JULES BARBEY D'AUREVILLY
chose étrange ! cet homme était si véritablement orateur que tout
cela semblait naturel de sa part, et que nous l'écoutions avec un
plaisir infini, sans trouver, dans son geste et dans la couleur de sa
phrase, aucune exagération. — Partout où il allait le soir, il régnait,
non sans avoir conscience de sa royauté et sans en jouir avec une
certaine complaisance. De ses lèvres fines, toujours tendues et
prêtes à parler, les pierres précieuses les plus étincelantes partaient
à flots. Je ne dis pas : tombaient. Rien ne tombait de sa bouche;
tout était lancé à distance, vigoureusement, frappant le front ou le
cceur de quelqu'un. Il fusillait tout le monde, même les sots, avec
des perles.
Jamais personne ne mit autant d'unité dans tout son être, parce que
nul ne fut plus sincère et n'obéit davantage à sa propre nature. L'écri-
vain, chez lui, n'était pas différent du causeur. Quand je le lis, il me
semble le voir et l'entendre. Il y a là son geste, son profond timbre
de voix, le romantisme de son costume, et, dans la phrase, les per-
pétuelles incidentes de sa conversation. Prenez les Diaboliques, son
chef-d'œuvre ; malgré la beauté et l'harmonie, malgré les créations
de mots, ce ne sont pas des récits arrangés. Rien du roman ou de la
nouvelle. C'est quelque chose qui jaillit de lèvres vivantes. Toutes
ses pages, du reste, sortent en flammes de ses lèvres. On aperçoit
bien rarement, dans le cours de son œuvre immense, le bout de sa
plume. La vieille oMaîtresse, le chevalier des Touches, l'Ensorcelée,
même avec leurs paysages normands, tout cela n'a-t-il pas la vie de
récits parlés ? Est-ce que ces ardentes imaginations ne partent pas de
la bouche même ? Chevalier du moyen âge, épris des siècles gothiques,
il dédaignait la plume, et en réalité la couvrait toujours sous les brode-
ries ardentes de sa causerie.
Voilà pourquoi, parmi les poètes du xixe siècle, il accordait la
première place, non pas à Amédée Pommier, comme on le lui a plai-
samment reproché, mais à Lamartine (i). « C'était, a-t-il dit, un poète
en dehors de toutes les littératures, et c'est sa gloire, sa gloire spé-
(iV Dans mes appréciations d'une certaine critique, il va sans dire que je ne
vise nullement un homme de grand talent, mon ami Edmond Lepelletier. Il est
de'sinte'resse', courageux. Rien de ce que je dis ne peut donc s'appliquer à lui, —
pour lequel je professe la plus grande estime, — pas plus qu'au galant homme,
de tant d'esprit, de lettres et de conscience, qui se nomme Philippe Gille.
4 L '.4 R TIS TE
cialc, de n'être pas littéraire ». Dans ces lignes où il cause, Barbe}'
d'Aurevilly se découvre tout entier, avec son principal principe d'es-
thétique : dissimuler sa plume, ne jamais exercer ostensiblement,
comme M. de Goncourt, par exemple, le dernier des métiers, celui
d'homme de lettres.
Je n'ai pas trop compris l'engouement de certains jeunes gens pour
Barbey d'Aurevilly. Sans doute, ils ont tenu à honorer en lui la plus
noble des existences littéraires, un grand écrivain étranger à toutes
les académies et à toutes les légions d'honneur, qui ne voulut
pour parure que son propre talent. Mais combien d'Aurevilly leur
était dissemblable ! Eux, ce sont avant tout des hommes de plume, ne
parlant jamais, écrivant toujours, ayant la plume partout, même à la
bouche quand ils causent.
Là où Barbey d'Aurevilly s'est montré prodigieux causeur, et a fait
preuve d'esprit perspicace, c'est dans son œuvre critique. Qu'on ne
m'objecte pas, encore une fois, une vieille amitié, Amédée Pommier,
envers lequel il fut partial! Qui de nous n'a eu ses heures de désar-
mement en face d'un ami? Un disciple de M. Renan et de M. Jules
Simon — leur fils, tant il les reproduit à tour de rôle, — un critique
auquel les fées ont accordé le don charmant de l'inexactitude, et qui
tourne constamment le dos à la vérité avec une grâce délicieuse,
M. Anatole France, a condamné en bloc toute la critique de Barbey
d'Aurevilly. Quand on va jusqu'à estimer philosophe et écrivain
certain professeur de langues romanes, on devrait peut-être se garder
d'une excessive sévérité envers l'auteur de la Vieille Maîtresse. J'ai
entendu celui-ci prononcer de nombreux jugements sur les hommes
et sur les femmes. Dégagés de l'outrance des mots, de quelques traits
de paradoxe naturels à la conversation, ces arrêts étaient presque
toujours d'une remarquable justesse. Certainement il ne se perdait
pas dans des minuties d'analyse, mais en avait-il besoin, puisqu'il
voyait ? Est-ce que les voyants, est-ce que les hommes de grande
imagination et de grand talent étudient les détails avant que de porter
un jugement droit ?
JULES BARBEY D'AUREVILLY
Je le vois encore avec son œil fixe, implacable, regardant un
homme ou une œuvre. Du premier coup il apercevait l'honnêteté
franche ou la perfidie, le talent ou la médiocrité. Rarement il
revenait sur une première impression, parce que cette impression
était bonne et toujours justifiée par les observations ultérieures.
Consciencieux, il ne rendit jamais, à l'exemple de certains critiques,
compte d'un livre sans l'avoir lu. Du reste, il lisait : il entretenait
son esprit, comme on entretient un foyer, en lui jetant sans cesse des
aliments nouveaux, bien différent de quelques-uns de nos contem-
porains, poètes ou critiques, tombés jeunes encore dans un état
d'affaiblissement intellectuel fort singulier, prenant la plume pour ne
rien dire, couvrant chaque semaine deux colonnes de journal, dans
lesquelles on ne trouve ni une idée, ni une perception neuve et nette
de rien. Doué d'un vigoureux tempéramment alimenté par l'étude,
Barbey d'Aurevilly débordait là où d'autres étendent péniblement
quelques gouttes d'encre, prises souvent dans l'encrier du voisin.
Ses dons naturels et sa réelle culture lui permirent d'être toujours
{ lui-même et d'apporter dans ses critiques, des opinions qui lui appar-
tenaient. Comme il n'avait aucune mesquine ambition, qu'il n'aurait
jamais voulu échanger son costume pour l'habit à palmes vertes,
il mettait dans ses jugements littéraires la plus grande indépendance.
Qui ne connaît des critiques en perpétuelle visite, et dont les articles
n'ont d'autre but que de préparer une candidature ? Ils accordent
volontiers du génie à qui peut les servir dans leurs visées. Peut-être
se trompent-ils, et les mouches académiques se prennent-elles plutôt
avec du vinaigre qu'avec du miel? — Dans tous les cas, aucune
préoccupation de cette nature ne gâta jamais l'œuvre de Barbey
d'Aurevilly. Farouche dans son indépendance de lettré, il ne rêva,
à aucun moment, son entrée dans la maison sise en face le pont des
Arts. II n'en fit le siège ni par des attaques, ni par des compliments.
Quand il lui prit la fantaisie de frapper sur les quarante comme sur
quarante marionnettes (i), et de les mettre en pièces, ce n'était certes
pas dans l'intention de se les rendre favorables.
Parmi les académiciens spécialement gâtés parla critique, laquelle
n'en parle qu'à genoux, il en faut nommer un : M. Taine. Barbey
(i) Les quarante médaillons.
G L'ARTISTE
d'Aurevilly l'a bien marqué en quelques mots d'une singulière jus-
tesse. Du premier regard, il avait discerné en Frédéric-Thomas
Grain-d'Orge, un simple amateur. « M. Taine, après avoir flâné long-
temps dans la philosophie, la critique littéraire et l'art, aborde main-
tenant l'histoire politique (i) ». Eh bien, personne jusqu'ici n'a aussi
justement et aussi joliment noté l'auteur des Notes sur Paris. A la
page suivante des Historiens, on lit : « Les mandarins sont graves,
et M. Taine est de la race des mandarins. » Continuons les cita-
tions : « C'est un esprit intéressant, plus volontaire qu'inspiré, qui se
développe dans des e[)'urts très laborieux. » Et plus loin : « On sent,
en lisant ces pages travaillées, fouillées, cannelées, guillochées, que
M. Taine n'a pas la naïveté de son talent. Le piocheur acharné appa-
raît trop... » Impossible de mieux montrer du doigt ce que la na-
ture même et la manière de M. Taine présentent de caractéristique
et de défectueux. Que pensez-vous de ce jugement, messieurs les
critiques, vous qui allez au hasard ? Etes-vous en état de voir avec
cette sûreté, et de rendre vos arrêts sous une forme aussi précise ?
Qu'on ne s'imagine pas cependant que Barbey d'Aurevilly ait eu un
parti pris contre M. Taine, envers lequel il témoigne plutôt d'une
certaine bienveillance. Dans ses Origines de la Finance contemporaine,
l'illustre amateur, effrayé par la Commune et réfugié, dans la Savoie,
sous les pins et les châtaigniers, n'avait-il pas attaqué la Révolution
française ? M. d'Aurevilly lui sait bon gré de ces sentiments de haine
contre la Révolution, quoique lui-même en ait plutôt manifesté de
semblables en toute rencontre par fidélité à son enfance que par
tempérament. Car il fut, dans le fond de son être, un révolution-
naire. Son esprit violent et absolu devait même, de temps à autre,
lui faire éprouver pour Robespierre, cette sympathie qu'au milieu
des émigrés, au fort de la tourmente, exprimait, dans ses Considé>\i-
tions sur la France, un écrivain de génie que nous ne saurions parfois
trop admirer : Joseph de Maistre. Barbey d'Aurevilly aimait les forts,
(ij Les Historiens.
JULES BARBEY D'AUREVILLY
ceux qui dominent en tenant leur pouvoir d'eux-mêmes, non de la
société.
Rien ne lui fut plus antipathique que l'ordre officiel et tout ce qui
sentait la hiérarchie. Il ne se trouva jamais en face de l'autorité éta-
blie, sans avoir le désir de la briser. Ce n'est pas lui qui aurait
prononcé sur l'Eglise catholique la parole de M. Guizot : « Elle est
une grande école de respect. » Ne mourons-nous pas d'asservisse-
ment dans ce pays si strictement hiérarchisé, où chacun semble
avoir, comme un dossier, sa case assignée ? Pourquoi nous prêcher
encore la soumission et l'absence de vie? Ainsi qu'un autre catho-
lique ardent, M. Louis Veuillot, Barbey d'Aurevilly ne montra pas
trop souvent, en sa personne, que l'Église fût l'école entrevue par
M. Guizot. Tous deux poussèrent assez loin l'art d'être irrespectueux.
Combien de têtes vénérées ils ont criblé de leur traits ! C'était à
celles-là qu'ils s'attaquaient de préférence, comme étant les plus
odieuses. Gardons-nous de les en blâmer. N'est-il pas nécessaire,
pour la satisfaction et pour la vengeance communes, que quelques-
uns se chargent de frapper sur ces faces grotesques, devant lesquelles
tant d'hommes sont obligés de s'incliner ?
A l'égal de l'autorité et peut-être pour la même raison, il avait la
haine d'une certaine catégorie, heureusement peu nombreuse, de
citoyens français placés sous l'étiquette : centre gauche. Ceux-là, ins-
tallés partout, dans les académies, dans les antichambres, intriguant
sur tout, trafiquant de tout, il les détestait avec une véritable fureur.
Ne sont-ils pas nos maîtres ? Ne distribuent-ils pas les faveurs ?
N'ont-ils pas empêché d'Aurevilly d'obtenir les droits dus à sa glo-
rieuse carrière? Si les journaux révolutionnaires se sont montrés
favorables à notre grand ami, c'est qu'ils ont senti en lui, l'envie
de voir flamber dans un bûcher les lourdes enveloppes des centre-
gauchers de France. La haine de ces gens-là, c'est en réalité le com-
mencement de l'art et de la vertu.
Puisque j'en suis à indiquer ses aversions violentes, pourquoi ne
pas signaler celle qu'il éprouvait pour le protestantisme? Cepen-
dant, à l'origine, il eût peut-être suivi Calvin par goût pour la féoda-
lité. Car, je l'ai déjà dit dans L'Artiste, ce qui caractérisa la
Réforme française, ce fut d'être, sous prétexte de religion, un sou-
lèvement de l'aristocratie contre la royauté et le peuple. La démocra-
L'ARTISTE
tic était dans la ligue. Aussi ne comprend-on pas beaucoup la glori-
fication de Coligny, à laquelle nous assistons. Toutefois, de féodal,
le protestantisme à l'heure actuelle est devenu fort bourgeois et
fort centre-gauche. Voilà pourquoi, en dehors même de son catho-
licisme, Barbey d'Aurevilly lui portait des sentiments peu sympa-
thiques.— Dans une étude précédant un livre de M. Audin, lui-même
avait donné sa pensée sur les principaux réformateurs, sur Luther
et sur Calvin. Avant d'écrire ces pages il avait certainement lu le
chef-d'œuvre de la prose française — VHistoire des variations —
dont j'ai beaucoup de peine pour ma part à me séparer pendant
vingt-quatre heures. En deux mots comme il en savait trouver, il
résume admirablement les deux merveilleux portraits de Bossuet :
Luther était V homme rouge, et Calvin, V homme pâle. Cela nous
montre que ce romancier avait, comme tous les grands lettrés, des
connaissances et des visions historiques, que je souhaiterais volon-
tiers à ceux qui, un samedi soir, ont rejeté en souriant, toute son
œuvre critique.
Cet homme terrible, qui ménagea si peu les puissants, et mit tant
d'àpreté à démolir les réputations usurpées, était au fond le meilleur
des hommes. Dans le portrait qu'il en a tracé, M. Anatole France
nous le peint d'après quelques bons mots d'un goût douteux. Ce que
rapporte le critique est, comme toujours, plus ou moins apocryphe.
Si l'on veut citer des mots à la d'Aurevilly, il n'est pas besoin de
les chercher parmi les fabrications de quelques mauvais plaisants.
Prenons ses livres : là foisonnent les images originales, étranges,
qui émaillaient la conversation du vieux maître. Dans une étude
sur la Révolution de Thermidor de M. Charles d'Héricault, il dit
par exemple : « Pour ma part j'aime ces Centaures intellectuels,
moitié savants, moitié artistes (i). »
Mais ce n'est pas d'après ces échappées qu'il faudrait juger de la
nature de l'homme. Personne ne fut plus affectueux et plus ferme
(i) Les Historiens, p. 291.
JULES BARBEY D'AUREVILLY
dans ses affections. Il y avait autre chose que des saillies sur ses
lèvres, on y rencontrait de l'amitié et de la mélancolie. En 1SS7, un
soir de Noél, j'allai frapper à sa porte vers six heures, pour lui
demander s'il ne venait pas dîner chez madame la comtesse K.
dont il aimait tant la maison et la personne. Je le vis triste, seul,
enveloppé de son long pagne blanc, devant un bol de bouillon. —
« Mon cher monsieur Ledrain, me dit-il, je ne puis me résigner ù
sortir les soirs de fête. Je reste là, repassant mes souvenirs d'en-
fance, songeant à la famille disparue, à la table où autrefois nous
nous réunissions tous si joyeux. »
Sous le masque du duelliste littéraire et de l'homme d'esprit, il y
avait l'être le plus sensible, et disons-le, le plus mélancolique qu'on
puisse imaginer. Sans doute il ne découvrait pas sa véritable per-
sonne à tout venant. De là, tant de portraits inexacts de Barbey d'Au-
revilly. Après sa mort, la chronique s'est jetée sur lui, ramassant
les anecdotes et les anas, n'entrevoyant que les étrangetés du cos-
tume, les coquetteries des dentelles, les fusées de l'esprit. Le d'Aure-
villy intime, celui qui s'est éteint, il y a trois mois, dans un flot de
larmes, n'était connu que de quelques-uns.
Grand écrivain, d'esprit cruel, de cœur tendre, il s'est assoupi en
pleurant. Il dort maintenant sous les grands arbres du cimetière
Montparnasse, à côté de Henri-Charles Read. L'homme illustre
tombé de fatigue après une longue course dans la vie, repose là près
du poète exquis qui s'est senti las et s'est couché dès les premier pas.
La même femme aimante, dans ses éternels vêtements noirs, veille
sur tous les deux.
E. LEDRAIN.
P. S. — Au moment où j'achève la correction de ces épreuves, on
me remet une étude sur Barbey d'Aurevilly, parue dans le Livre.
Ces pages, signées Octave Uzanne, nous donnent certainement ce
qui a été écrit de plus complet sur le maître-écrivain. On y voit
par un document très précis que celui-ci avait parfaitement le droit
de s'appeler d'Aurevilly. M. Uzanne cite de son vieil ami une pièce
de vers extrêmement belle : Le Cid Campeador, publiée, l'année
io L'ARTISTE
dernière, dans une revue. Tout y flambe. Nous n'avons jamais assisté
à un pareil incendie.
Un soir dans la Sierra passait Campeador,
Sur sa cuirasse d'or le soleil mirait l'or
Des derniers flamboiements d'une soirée ardente,
Et doublait du héros la splendeur flamboyante.
Le Cid rencontre un lépreux lequel pousse l'audace jusqu'à toucher
son gantelet, en recevant son aumône :
Et le Cid le laissa très tranquillement faire,
Sans dédain, sans dégoût, sans haine, sans colère.
Immobile il restait, le grand Campeador !
Que pouvait-il penser sous le grillage d'or
De son casque en rubis, quand il vit cette audace ?
Quel sentiment passa sous l'or de sa cuirasse ?
Mais il fixa longtemps le lépreux, — puis soudain,
Il arracha son gant et lui donna la main.
Eh bien, ce prodigieux cliquetis de couleur, on l'avait jusque dans la
conversation de Barbey d'Aurevilly. Il causait ainsi, sans étonner
personne, avec le naturel le plus parfait. Fier et raide, n'était-il pas
tout étincelant, flamboyant de mille feux, avec sa poitrine bombée
ainsi qu'une cuirasse, ne nous apparaissait-il pas lui-même comme
le Cid Campeador des lettres et des salons ?
E. L.
ESSAIS SUR L'HISTOIRE
PEINTURE FRANÇAISE
XOTES ET FRAGMEXT-i.
III
e 27 juillet 1875 (je cite la date
parce qu'en ce temps-ci, les œuvres
vues aujourd'hui en tel monu-
ment peuvent en être déplacées
demain), je visitais, en compagnie
du paysagiste Hanoteau et du
peintre Dauvergne, l'église de Ter-
nant dans la Nièvre. Cette église
faisait jadis partie du château des
ducs de Bourgogne, dont le
village de Ternant conserve encore
des ruines considérables et habi-
tées; et depuis le xve siècle elle
avait gardé, pour sa décoration,
et sans en faire trop de bruit,
deux œuvres des plus impor-
tantes et des plus compliquées de
l'art bourguignon, en sa plus
somptueuse et plus florissante
époque.
L'une était un autel portatif, fermé par de doubles ventaux. La
(1) Voir L'Artiste d'avril et juin derniers (1S89, I, 247 et 3g5).
12 L'ARTISTE
partie centrale, en bas-relief, représente la vie de la Vierge : au
milieu, la mort de la Vierge entoure'e des disciples se désolant; — et
son assomption : la Vierge, entourée d'anges, monte vers la Trinité,
le Fils à droite, le Père à gauche; la place du Saint-Esprit est restée
vide. A droite, elle est portée en terre par les disciples; à gauche,
la Vierge assise à l'entrée d'un temple, probablement dans le Cénacle,
est adorée par divers personnages, sans doute les Disciples. Toute
cette partie en bois sculpté, surmontée de galeries ogivales, d'arceaux
à fines découpures, est dorée et d'une exécution assez fine. Les deux
ventaux de gauche représentent : i° la salutation angélique; 2° un
prétendu duc de Bourgogne, en costume à carreaux rouge et or et
portant le collier de la Toison d'or. Il est agenouillé devant un autel,
et près de lui son patron (un saint Jean :) tenant un agneau, mais
couvert d'un long vêtement drapé, comme un apôtre. Les ventaux
à droite, peints à la détrempe sur bois, de même que les précédents,
représentent : i° la mort de la Vierge, entourée des disciples et
étendue presque de face sur son lit; — 2' la prétendue duchesse,
agenouillée devant un autre autel et présentée par sainte Catherine
qui tient une roue brisée. Les deux petits ventaux de la partie supé-
rieure représentent : celui de gauche, la Vierge agenouillée; celui de
droite, le Christ assis et tenant le globe du monde. C'est bien là de
la peinture, un peu de pratique, de l'école de Bourgogne, et intéres-
sante par les costumes des deux portraits. Ce petit autel portatif est
suspendu entre la porte latérale à droite et la sacristie.
Mais une œuvre fort supérieure à celle que nous venons de décrire,
fort supérieure comme art, bien que toujours de l'école de Bourgogne,
sensiblement plus rapprochée toutefois de l'école flamande, c'est
l'autre grand autel portatif de la même époque, que l'on voit suspendu
derrière le maître autel, au fond de l'église de Ternant. La partie
centrale, sculptée, est divisée en trois compartiments : celui du
milieu, plus haut que les deux autres, représente le crucifiement, le
Christ sur la croix entre les deux larrons. On retrouve là tous les
personnages traditionnels de la crucifixion, et au pied de la croix la
Vierge debout, s'évanouissant , soutenue par saint Jean et la
Madeleine; à gauche, le personnage dans lequel on croît reconnaître
le duc de Bourgogne, agenouillé et costumé d'une grande robe, avec
chaperon tombant en arrière sur le dos; — à droite, la Duchesse,
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE i3
également agenouillée. Le compartiment sculpté, à gauche, repré-
sente le Christ étendu mort sur les genoux de la Vierge, et entouré de
saint Jean et des saintes femmes. Le troisième compartiment sculpté
a pour sujet la mise au tombeau, avec la Vierge, la Madeleine, saint
Joseph d'Arimathie et les saintes femmes. Ces trois compartiments
sont d'une remarquable exécution, et d'un très beau sentiment plein
de réalisme à la fois et de dévotion naïve; tous trois sont dorés et
coloriés. Les quatre ventaux peints qui fermaient cette triple compo-
sition sculptée, représentent les scènes de la Passion : i° le Christ
priant au Jardin des Oliviers -, — 2° le portement de la Croix ; — 3° la
sortie du tombeau ; — 40 le Christ descendant aux Enfers et délivrant
les âmes du Purgatoire. Les paysages de ces compositions sont d'une
finesse et d'un art admirables et dans le goût de la meilleure école
de Bruges. Quant aux deux ventaux supérieurs, ils sont usés, et Ton
ne peut guère reconnaître les personnages. Notez sur les ventaux
inférieurs trois écussons : celui du milieu est composé des mêmes
couleurs (d'or et de gueules), disposées en damier, et que l'on retrouve
sur le costume du donateur; détail important qui pourrait aider à
constater que ce personnage n'est point le duc de Bourgogne, mais
l'un des seigneurs feudataires de la cour bourguignonne. La moitié
de l'écusson à gauche est mi-partie de ce même écusson en damier
or et gueules. C'est là, en somme, un très bel ouvrage et très capital
de l'école bourguignonne ou plutôt flamande, du milieu du xve siè-
cle, et Ton ne s'étonnera pas de la très vive tentation qu'éprouva,
dit-on, M. de Morny de l'adjoindre à sa collection fameuse, fût-ce en
grossissant le prix d'une offre de sa bienfaisante influence.
Ajoutons, pour être complet, que les figures du plus ancien
triptyque, celui de la vie de la Vierge, ont environ 3o centimètres de
haut; — les figures du grand autel portatif mesurent environ 5o cen-
timètres de hauteur, les figures peintes sur les volets étant de même
proportion, peut-être un peu plus petites.
La Renaissance a éclaté de toutes parts à la fois en Europe, et ce
bouquet splendide, allumé au flambeau divin qui depuis deux siècles
déjà luit là-bas à Florence et de proche en proche éclaire plus bril-
lamment l'Italie, le voilà qui fait resplendir les Flandres et puis qu'il
gagne la France par les guerres de Naples et du Milanais, et nos
,4 L'ARTISTE
rois d'instinct et comme malgré eux, l'attirent sur notre sol par la
faveur donnée aux Fouquet, aux Perréal et aux Bourdichon. De ces
trois-là, malgré la dispersion plus grande des œuvres et des travaux
et du nom de Perréal, J. Fouquet reste pour nous l'artiste supérieur
comme peintre de tableaux et de portraits ; son talent est plus
intense et son observation serrée et forte de la nature, le monte
à la hauteur des vrais maîtres de l'Italie. Comme enlumineur,
ses miniatures nous donnent l'idée d'un compositeur bien plus
libre, d'un dessinateur bien plus sûr et moins lourd que Bourdichon.
Tours, la douce Touraine, « le verger de France », comme on disait
dès lors, le pays prédestiné des blancs châteaux et des somptueux et
puissants monastères, Tours, qui déjà « sous Charlemagne, avait
donné le signal d'une autre renaissance », Tours, vers 141 5 et 1420,
voyait naître ce Jehan Fouquet, le grand peintre français du xvc siècle,
celui qui allait étonner l'Italie, et par ses portraits, plus encore par
ses enluminures, faire l'orgueil de son pays. On sait, par Vasari et
tous ses contemporains, le souvenir que laissa à Rome son portrait
du pape Eugène IV, exécuté sur toile et à l'huile et où le pape était
représenté avec deux autres personnages de sa maison. Le portrait
était destiné à la sacristie de l'église de la Minerve. Inutile de dire
qu'il a disparu depuis plusieurs siècles; mais la nouveauté du procédé,
la force de la peinture, la vie émanant des trois figures de ce tableau
avaient, dès qu'il se produisit, éveillé parmi les artistes romains et
florentins un ébahissement qui les émouvait encore cent ans plus
tard, et qui avait fait rappeler autour de lui les noms des Masaccio,
duMasolino et du Fra Giovanni. On pense que ce portrait avait dû
être peint à Rome vers 1443 ; ce coup de maître était une œuvre de
jeunesse. M'est avis que pour arriver si bien armé, le Tourangeau
avait dû passer, non seulement par Paris, d'où il rapporta peut-être
à Rome un portrait du roi Charles VII, qui servit, on le suppose,
à celui peint au Vatican par le Bramantino, sur les ordres de
Nicolas V, successeur d'Eugène IV; mais aussi par les Flandres,
pour y étudier les œuvres de Jean de Bruges et de Roger van der
Weyden ; de là ses procédés nouveaux, de là sa vigueur et sa réalité
de pinceau dans les portraitures. Certainement il rapporte lui-même
d'Italie un goût plus relevé de composition, des proportions plus
élégantes, des attitudes plus nobles et surtout ce butin de formes
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE
architecturales et de menus détails de bas-reliefs, de caissons, de
chapiteaux et de fins ornements de l'antique, dont les légers et délicats
enroulements caractériseront la Renaissance aussi bien en France
qu'en Italie ; mais de ses premiers enseignements français et flamands,
impressions de prime jeunesse, il lui restera à tout jamais jusqu'à sa
mort, vers 14S0, un charme particulier de bonhomie et de grâce,
une expression douce, fine et riante, une naïveté d'invention et de
sentiment, et aussi dans sa coloration une harmonie ferme et brillante,
éprise de la nature, qu'il a gardés fidèlement des écoles du Nord, et
qui eussent fait de l'école de Tours l'idéal de l'art français, s'ils
n'avaient dû aboutir fatalement aux lourdeurs de Bourdichon, après
quoi les élégances sveltes, voire un peu maniérées de Fontainebleau,
n'avaient que trop leur raison d'être.
Jehan Fouquet est surtout célèbre par ses miniatures et à ce titre
il ne m'appartient pas. Je ne puis donc que rappeler les admirables
enluminures qu'il peignait pour les Grandes Heures et le Boccace
d'Etienne Chevalier, trésorier du roi Charles VII, et l'intime pro-
tecteur de notre peintre; celles des Antiquités des Juifs de Josèphe,
celles du Tite-Live; les Heures merveilleuses de Marie de Clèves,
duchesse d'Orléans et de Milan, auxquelles il va travailler à Blois en
1472 ; mais comme peintre de tableaux, on le peut, Dieu merci, juger
encore par le portrait peint à l'huile d'Etienne Chevalier, représenté
à genoux accompagné de son patron, qui se voit aujourd'hui à
Francfort, dans la famille Brentano,avec les meilleures miniatures des
Grandes Heures, et par la Vierge du musée d'Anvers, dans laquelle
on a cru reconnaître Agnès Sorel et qui faisait jadis pendant à ce
portrait dans l'église de Mclun. Il est possible que cette Vierge de
Melun eût quelque ressemblance avec la belle Agnès, la protectrice
d'Etienne Chevalier ; de là la légende presque contemporaine; mais
la distance qui sépare, comme art et comme vision de la réalité, la
Vierge d'Anvers du portrait de Francfort, et a étonné quelques-uns,
eût dû tout bonnement leur rappeler que dans tous les triptyques ou
diptyques de cette singulière époque, là où des figures de donateurs
se trouvent rapprochées de celles idéales de leurs patrons ou pa-
tronnes, — je ne citerai que le Buisson ardent d'Aix, ou bien au
Louvre le Jean de Mabuse, et même le prétendu Perréal, — l'idéal
mince, ou pâle, ou banal ou maniéré, est toujours resté fort au-
16 L'ARTISTE
dessous de ce que la nature regardée franchement et simplement
dictait à ces peintres droits et probes.
Le Louvre montre deux précieux portraits de la même main,
celui de Charles VII et celui de Guillaume Juvénal des Ursins. On
sait encore qu'il avait exécuté des peintures murales dans l'église
Notre-Dame-la-Riche à Tours. J'ai eu cette bonne fortune d'être le
premier à reconnaître le portrait de notre grand artiste dans le
charmant émail que m'avait montré M. le vicomte de Janzé et qu'il
a depuis offert au Louvre. C'est le plus ancien portrait d'artiste
français qui nous soit parvenu. L'homme le méritait bien : il tient la
tête de notre école. Tous ceux de son temps l'ont vanté et chanté :
J. Lemaire, J. Pèlerin, Florio, le Filarete, Vasari, J. Brèche, Robertet.
Il est le peintre en titre, sinon de Charles VII dont il a peint le
portrait et dont il surveillera et contrôlera le mannequin funéraire,
du moins du trésorier du roi, et de Jacques d'Armagnac le duc de
Nemours, puis de Louis XI dont il sera le « bon peintre et enlumi-
neur », et qui, après lui avoir fait exécuter des tableaux pour la céré-
monie d'installation des Chevaliers de Saint-Michel, lui demandera
concurremment avec Michel Colombe, des projets pour son propre
tombeau. A tous ces travaux, le laborieux qu'il est a gagné gloire et
richesses. Tiraillé entre Paris et sa chère ville de Tours, il a plusieurs
pignons sur rues, et ses deux fils, qu'il a fait ses élèves, continuent
sa renommée et ses traditions en ces belles pratiques de l'enluminure
qui tenait alors une si grande place dans l'art européen, et dont leur
père avait été le roi.
(A suivre.) PH. DE CHENNEVIÈRES.
IATELLO
iS L'ARTISTE
au commencement du moyen âge. Nous nous trouvons en présence
de pensées d'ordre très élevé et de moyens artistiques très rudimen-
taires. Les liens qui tout d'abord rattachent le monde chrétien à la
savante civilisation antique, ont été brisés au vc siècle par les peu-
ples germaniques, et la rupture s'est faite de plus en plus complète à
mesure que la civilisation latine a été de plus en plus refoulée vers
l'Orient. L'art nouveau va se créer et se développer sous l'influence
exclusive de l'idée chrétienne. La première manifestation sera la
construction de l'église. C'est par l'église et dans l'église que la reli-
gion nouvelle cherchera à agir sur les esprits.
La pensée qui préside à la construction de l'église catholique ne
ressemble en rien à celle qui avait inspiré le temple grec, et tout
naturellement à des besoins nouveaux vont correspondre des formes
nouvelles. La première condition de l'art étant toujours la logique,
l'accord rigoureux de la forme avec la pensée, à l'opposé du temple
grec qui était petit parce qu'il n'était que le sanctuaire de la divinité,
l'église catholique sera grande parce qu'elle contiendra le peuple.
Elle sera un sanctuaire et un lieu de réunion, et l'architecte aura à
résoudre le problème de construire un édifice qui sera en même
temps le Parthénon et le Colysée. Comme le temple grec, l'église
sera décorée, mais l'ornementation n'aura plus seulement pour but
d'honorer la divinité, elle sera un moyen d'instruction. Aux peuples
barbares qui ne savent pas lire, on parlera par des images, et
l'église ne tardera pas à devenir un livre gigantesque.
Les anciens sculptaient et peignaient des divinités, c'est-à-dire des
êtres nécessairement revêtus des formes les plus parfaites. L'artiste
chrétien se préoccupera surtout de raconter l'histoire sainte et de
convaincre. Et c'est pourquoi l'art nouveau aura pour caractère fon-
damental d'être narratif et expressif. Dans l'église la décoration
empruntera tour à tour la forme peinte ou la forme sculptée selon le
style de l'édifice conçu par l'architecte.
Pour comprendre pourquoi à telle époque et dans tel pays on a
préféré telle forme à telle autre, tantôt la peinture, et tantôt la sculp-
ture, il faut connaître la nature du temple. Si la France n'a pas eu,
comme l'Italie, au xive et au xv° siècle, une grande école de peintres
fresquistes, et si au contraire elle a eu une grande école de sculp-
teurs et de verriers, cela tient au système architectural qu'elle a
DONATELLO ET LA SCULPTURE ITALIENNE
adopte. Les trois architectures qui se sont développées tour à tour
chez les nations occidentales, le basilical, le roman et le gothique,
ont été la cause première et pour ainsi dire unique du développe-
ment particulier des différentes branches de l'art dans chacune de
ces nations. Pour le démontrer, il nous faut caractériser en quelques
mots rapides l'essence de ces trois formes architecturales, en indi-
quant le signe essentiel auquel on les reconnaît.
Le problème que l'architecte chrétien cherche à résoudre est
simple. Il veut faire un vaste édifice couvert. De cette idée dépen-
dent toutes ses recherches. Pour faire un édifice vaste, il faut le faire
large et la largeur est de toutes les dimensions la plus difficile à
obtenir; on peut aisément faire haut et long, le difficile c'est de cou-
vrir l'espace entre deux supports. Eh ! bien, cet espace entre deux
supports, le basilical le couvre avec du bois, le roman avec des
voûtes de pierre en berceau, le gothique avec les voûtes d'ogive, et de
ce fait, de ce fait seul vont découler les caractères si différents des trois
architectures. Au plafond de bois correspondent les murs de soutien
légers ; aux voûtes pleines, les murs épais ; aux voûtes d'ogives, les
piliers et les contreforts remplaçant les murs devenus désormais inu-
tiles. La basilique donnait aux peintres de vastes surfaces à couvrir ;
mais ses murs légers, aux ouvertures, portes ou fenêtres, sans pro-
fondeur, ne donnaient aucune place au sculpteur. Ses façades très
légères ne pouvaient recevoir une lourde décoration sculptée et appe-
laient de préférence le mosaïste. Le roman offrait une place égale
aux peintres et aux sculpteurs : aux peintres les murs intérieurs; aux
sculpteurs la décoration des porches, des fenêtres, de toutes les
ouvertures pratiquées dans les murs épais. Enfin l'art gothique
devait user de toutes les ressources de la sculpture pour décorer les
énormes masses des piliers sur lesquels il concentrait toute la
retombée des voûtes. Mais cet art, si favorable aux sculpteurs, devait,
en supprimant les murs, supprimer les peintres. D'autre part, en
substituant aux murs les immenses fenêtres, il a créé en France, une
école unique de peintres verriers.
En Toscane, où le système basilical et le roman ont toujours été
prédominants, nous voyons se former une puissante école de peintres
fresquistes, la plus nombreuse et la plus admirable que le monde
moderne ait vue. Par contre, le sculpteur ne trouve pas dans l'église
L'ARTISTE
de grands travaux décoratifs, il ne connaît pas, comme le sculpteur
français, les vastes porches sur lesquels il peut dérouler les longues
processions de saints, ni les hauts tympans faits pour les immenses
bas-reliefs. La sculpture italienne, réduite à abandonner les hautes
visées et à se contenter de travaux modestes, cherche dans l'église
toutes les parties de détail qu'elle peut décorer. Les murailles lui
étant interdites, elle se rejette sur les autels, les chaires, les béni-
tiers, les fonts baptismaux, les portes de bois ou de bronze, les
châsses des saints, les tombeaux; et l'art de la sculpture revêt immé-
diatement le caractère qui convient à de tels travaux, la précision du
dessin, la finesse de l'exécution et la richesse du détail. Aux grandes
statues monumentales elle substitue le bas-relief et elle tend à le
traiter de plus en plus comme on traite une chose qui se regarde de
près, avec des reliefs très doux et des nuances infinies.
C'est ainsi que l'étude de l'édifice nous explique pourquoi au
moyen âge la France eut des sculpteurs et non des peintres et
pourquoi l'art de la sculpture en Italie fut si différent de l'art de la
sculpture en France.
Le xnc siècle fut loin d'avoir en Italie la même splendeur archi-
tecturale qu'en France; l'Italie n'a rien à mettre en parallèle avec les
porches de Vezelay, de Bourges, de Moissac, d'Autun, de Poitiers,
d'Angoulème et deSaint-Trophyme d'Arles. Elle arrive dans l'art de
la sculpture avec plus d'un siècle de retard sur la France. Néanmoins,
l'art du xiie siècle en Italie est plus intéressant qu'on ne le dit
d'ordinaire, et Nicolas de Pise a dans son pays, en Toscane même,
de remarquables prédécesseurs; Guido notamment, l'auteur de la
chaire de Pistoie et de la façade de San Martino à Lucques, est un
grand artiste. Aux œuvres de Guido on peut réunir les sculptures de
Diotisalvi sur les portes du Baptistère de Pise, toutes les portes de
Lucques, d'intéressantes sculptures à Pistoie, à Parme, à Arezzo, etc.
Ces œuvres ont toutes les mêmes qualités de composition logique,
de mise à l'effet, d'aspect décoratif, qualités que la Renaissance fera
disparaître.
Au xmc siècle apparaît Nicolas de Pise, et avec lui l'école de sculp-
ture va, sinon commencer en Italie, du moins prendre un essor -
inconnu jusque-là. Les travaux de Nicolas de Pise, ne l'oublions
pas, datent du milieu du xnic siècle, du moment où, en France,
DONATELLO ET LA SCULPTURE ITALIENNE
à la sculpture du xu° siècle encore romano-byzantine, faisait
place l'art plus original du xinc siècle; du moment où se sculptaient
les porches de Chartres, de Paris, d'Amiens, de Strasbourg, du
moment où la France créait, la première en Europe, le stvlc moderne,
dégagé de toute imitation ancienne, inspiré tout entier des idées et
des formes du monde vivant. Si nous considérons cette indépendance
de la tradition et cette fidélité à la nature comme un élément essentiel
de l'art, un élément vital, il nous sera impossible de ne pas tenir
Nicolas de Pise pour un retardataire. Nicolas de Pise continue, au
milieu du xnr5 siècle, à agir comme on le faisait depuis dix siècles en
Italie. Au lieu de regarder la nature, il regarde les œuvres d'art du
passé ; il est vrai qu'au lieu d'imiter, comme on l'avait fait jus-
qu'alors, les œuvres byzantines, il s'appuie sur des modèles romains
de la bonne époque. Mais quoi que l'on imite, imiter est toujours en
art la plus grave erreur : oublier la vie pour copier le passé, c'est la
faute irréparable.
L'Italie moderne a dû lutter sans cesse pendant tout son déve-
loppement intellectuel contre le même danger. Elle est couverte des
débris d'un monde détruit qui veut revivre. Cette tentative de renais-
sance d'un art mort, que nous voyons dans les œuvres de Nicolas
de Pise, apparaîtra de nouveau dans les premières années du
xve siècle, mais jusqu'au xvie siècle la vie sera assez puissante en
Italie pour résister à ces germes de corruption. Le jour où elle
succombe avec Raphaël et Michel-Ange, ce jour-là tout est perdu
chez elle et l'histoire de l'art se clôt. Le style romain que Nicolas de
Pise faisait renaître n'eut aucun succès en Italie. Il faut dire même
que ce style ancien ne fut pas assez puissant chez cet artiste pour
étouffer en lui toute originalité. Malgré son imitation de l'art romain,
Nicolas de Pise est un très grand sculpteur, qui a conservé et déve-
loppé toutes les qualités de son époque, le goût des grands effets dé-
coratifs, des œuvres richement travaillées et le sentiment de la
grandeur. Tous ses défauts lui viennent de l'art romain, la froideur
de la composition, la lourdeur des draperies, l'entassement des
personnages et l'insignifiance des expressions.
Malgré les efforts des Pisans, la gloire d'avoir créé en Italie l'art
moderne revient à Giotto. Son action renouvelle la sculpture comme
la peinture. Les bas-reliefs du Campanile de Florence, sculptés sur les
22 L'ARTISTE
dessins de Giotto, soit par Andréa de Pise, soit peut-être par Giotto
lui-même, sont une œuvre parfaite, qui, par la simplicité de la com-
position, la justesse de l'expression, le naturel des figures, est l'œuvre
moderne qui se rapproche le plus des bas-reliefs du Parthe'non. L'an-
cienne e'cole pisane avait re'gné pendant le xme siècle, l'école de Giotto
aura le xive. Ses grands sculpteurs seront André de Pise et Orcagna,
et sa plus grande œuvre sera la décoration de la façade d'Orvieto.
Un des points les plus obscurs de l'histoire de la sculpture ita-
lienne est la transition entre l'école giottesque du xivc et les œuvres
des grands maîtres du xve siècle. Du grand travail d'Orcagna,
le tabernacle d'or san Michèle, achevé en i35ç), jusqu'aux pre-
mières œuvres de Donatello, il y a plus d'un demi siècle ; et pour
comprendre Donatello il est indispensable de rechercher ce qui s'est
passé pendant cette période. Les sculpteurs de la fin du xivc siècle
n'ont pas conservé une grande célébrité, mais leurs œuvres sont
importantes et cette période d'un demi-siècle, qui paraît vide, est
une période de grande production. Les travaux de cette époque peu-
vent se diviser en deux groupes : les travaux de petite sculpture, et la
statuaire monumentale qui pour la première fois apparaît à Florence.
Parmi les travaux de petite sculpture, il faut compter les autels
d'argent de Pistoie et de Florence, dont les remarquables bas-reliefs
sont la transition entre les bas-reliefs d'André de Pise et ceux de
Donatello. Le nom de Léonardo da Pistoia doit être retenu entre les
autres et avoir sa place dans l'art italien. De même il faut tenir
grand compte des deux portes du Dôme de Florence, la porte des
Chanoines et la porte de la Mandorla, dont les pilastres finement
découpés, tout chargés de feuillages, de petits animaux, d'insectes,
d'enfants, peuvent rivaliser avec ceux de Ghiberti. Ces œuvres admi-
rables illustrent le nom de Piero di Giovanni Tedesco et de Lorenzo
di Giovanni d'Ambrogio. Il nous paraît important de faire remar-
quer que la porte des Chanoines (i3g8), l'œuvre décorative la plus
délicate, la plus charmante que l'art italien eût encore vue, et qui
est l'origine des pilastres de Ghiberti, appartient à un maître du
Nord. Par elle l'art italien du xV siècle se rattache à l'école gothique,
si passionnée pour la décoration.
A côté de ces productions qui sont des œuvres de miniaturiste,
apparaissent les travaux de grande sculpture, occasionnés par la
DONATELLO ET LA SCULPTURE ITALIENNE
construction de la façade du Dôme de Florence. Nous avons dit
que le mode léger de construire, adopté par les Florentins dans
leurs édifices, n'avait pu faire naître avant le xve siècle une école de
grande sculpture. Un changement du système architectural devait
modifier les conditions faites aux sculpteurs, et c'est ce qui arriva.
Les Florentins, en adoptant le style romano-ogival pour leur cathé-
drale et en construisant la façade, durent la décorer de statues.
Pareille bonne fortune était échue aux sculpteurs de Sienne et
d'Orvieto un siècle auparavant, et le même fait se produira plus tard
à Milan, la construction des églises gothiques en Italie ayant eu pour
conséquence naturelle la création de puissantes écoles de sculpture.
La façade de Florence se construit dans les dernières années du
xive siècle. Dans l'histoire de l'art religieux, architectural et sculptu-
ral, elle arrive un peu tard. L'école de sculpture française a déjà
accompli son évolution. Après avoir atteint au xiii° siècle son point
culminant, elle est en décadence vers la fin du xive. Florence arrive
non seulement après la France, mais après les sculpteurs de Sienne,
qui, dans leur cathédrale, ont déjà épuisé les diverses formes de
l'art religieux. Remarquons au surplus que si les sculpteurs floren-
tins, en raison de la nature de leurs édifices, n'avaient pas eu l'occa-
sion de sculpter de grandes statues, il était arrivé ce fait singulier
d'une statuaire créée par les peintres. Presque tous les piliers des
églises italiennes ont été décorés par les peintres giottesques, de
statues peintes, de saints, d'apôtres, de prophètes, debout ou assis,
et les sculpteurs florentins vont subir l'influence de ce peuple de
statues. Ils imiteront surtout les œuvres des derniers giottesques, de
Spinelli et d'Agnolo Gaddi : les personnages vêtus d'une longue
robe et d'un manteau retombant à larges plis, les attitudes solen-
nelles, les figures sévères, aux traits violemment caractérisés (i).
A la fin du xive siècle, dans la sculpture comme dans la peinture,
nous sommes à une époque critique. Les grandes formes religieuses
(i) Je rappellerai à l'appui de ces conside'rations que nombre de grandes
statues ont été faites à la fin du xiye siècle, d'après des dessins commandés aux
peintres; ainsi Piero di Giovanni Tedesco sculpte douze statues d'après les
dessins de Lorenzo di Bicci, d'Agnolo Gaddi et de Spinello Spinelli. De même
Agnolo Gaddi fournit les dessins pour les Vertus théologales qui décorent la
façade de la Loggia dei Lanzi.
24 L'ARTISTE
inventées par Giotto se sont déjà fixées par la tradition, et l'art tend
à s'immobiliser. Il est à remarquer que l'idée religieuse, qui sous
tant de rapports est si favorable à l'art, qui a inspiré à elle seule
presque toutes les grandes écoles de l'antiquité et de l'âge moderne,
a un grave inconvénient au point de vue artistique. Par son essence
elle est traditionnelle et hiératique. Dans les sujets qu'elle offre à
l'artiste et qui représentent presque toujours des scènes lointaines,
souvent reproduites sous d'anciennes formes familières aux âmes
religieuses, elle est rebelle aux changements et surtout aux repré-
sentations trop particularisées de la nature vivante, considérant à
juste titre qu'il y a une certaine inconvenance à donner à la Vierge,
aux saints et à Dieu une figure que nous pourrions rencontrer dans
la rue. Elle est hostile aux figures trop vraies. Elle réserve toutes
ses sympathies aux types les plus généraux ou aux figures les plus
différentes de celles au milieu desquelles nous vivons. Cette tendance
de l'idée religieuse à demander que les sujets anciens soient repré-
sentés comme ils ont dû l'être, n'est qu'une forme de la grande thèse
de la « couleur locale », qui a fait tant de mal dans notre siècle. La
« couleur locale » est faite pour l'historien, non pour l'artiste. Le
jour où l'on n'admettra plus que les sujets anciens ne sont que des
prétextes, des cadres, des thèmes pour mettre en scène le monde
moderne, ces sujets seront par ce fait même interdits à l'art: sinon
ce sera la décadence, cette décadence qui menaçait le monde à la fin
du xive siècle, qui s'en est emparée au xvie, et qui, de nos jours, a fait
un retour offensif en France entre les mains de l'école romantique.
La grandeur du xvc siècle est tout entière dans cet affranchissement
de l'idée traditionnelle et de l'idée de la couleur locale. Voués à la
représentation des scènes du passé, les maîtres italiens comprirent
que le seul moyen de conserver à leurs œuvres un caractère artis-
tique était de représenter les sujets religieux comme des scènes du
temps présent; et la nature leur donna, pour rendre le caractère
essentiel du sujet, une puissance expressive que les siècles suivants
ne connurent plus.
Au premier rang des maîtres qui renouvelèrent l'art italien et qui
créèrent le style nouveau, il faut placer Donatello.
[A suivre.) MARCEL REYMOND.
LA COLLECTION SECRÉTAN
n savait assez bien, de par le monde,
qu'il existait une collection Secrétan,
que cette collection contenait bon
nombre d'excellents tableaux de
l'école moderne et aussi des écoles
anciennes, ce qui est plus rare. Du
jour où il s'est agi de mettre en
vente ces peintures réunies à la hâte
et sans grande connaissance de l'art,
elles ont crû tout à coup de cent
coudées, elles sont devenues de purs
chefs-d'œuvre, des merveilles incomparables. La réclame les a mises
au-dessus de toutes les collections du monde, et l'on a agité la ques-
tion de savoir s'il existait des peintres en dehors de ceux dont le nom
figure au catalogue.
Ces exagérations se comprennent à la veille d'une adjudication
dont les entrepreneurs ont profit à tirer des enchères; elles seraient
déplacées* ici. Voilà pourquoi nous nous sommes abstenu d'en rien
dire avant l'heure de la vente; notre franc parler aurait pu nuire à la
spéculation ou subir l'atteinte de notre discrétion. Aujourd'hui que
26 L'ARTISTE
tous ces tableaux sont dispersés, nous n'avons plus de scrupules qui
nous retiennent, et il nous est permis de rabattre un peu les enthou-
siasmes factices que l'intérêt avait fait naître. Il nous est d'ailleurs
assez indifférent que certains de ces tableaux aient été payés un prix
qui dépasse toute mesure. La somme d'argent que l'on débourse pour
un objet d'art ne représente jamais qu'une valeur de convention; elle
ne fera pas qu'un tableau médiocre en devienne excellent.
Le grand art n'a pas besoin d'être mis en balance avec son poids
d'or ou de billets de banque; la peinture de collection, — de cabinet,
comme on disait autrefois, — est seule sujette à ces engouements qui
font sortir les gros écus des caisses vaniteuses. Il se manifeste, dans
ces ventes publiques, des rivalités auxquelles l'art est complètement
étranger et qui n'ont d'autre effet que de mettre bien en relief la sot-
tise des gens. Que les marchands de tableaux spéculent sur cette infir-
mité, c'est leur métier; les hommes éclairés ne se laissent pas prendre
à ces piperies et ils savent très bien que débourser au grand jour des
enchères publiques une somme de cinq cent cinquante mille francs
pour tel tableau que nous pourrions citer, est un acte auquel le goût
et l'intelligence n'ont aucune part. Tout justement à propos de cette
vente Secrétan, un de mes amis me racontait cette histoire. Un Amé-
ricain de sa connaissance s'enquérait auprès de lui lequel des tableaux
atteindrait le prix le plus élevé. « Je ne me connais pas en peinture,
disait-il, et ma femme pas plus que moi, mais elle m'a chargé de lui
acheter le tableau qui sera vendu le plus cher. Cela la posera bien
dans son monde. » Il est certain que voilà une raison déterminante
qui n'est pas faite pour inspirer beaucoup d'orgueil à nos artistes,
mais qui explique bien l'ardeur des enchères.
Un peu témérairement on a dit que la collection Secrétan n'était
composée que de chefs-d'œuvre et qu'elle réunissait tous les maîtres
modernes sans exception. Fort heureusement ce sont les marchands
de tableaux qui ont fait dire cela. On sait ce qu'en vaut l'aune. Oui,
parmi les tableaux anciens la Vue de Venise, de Canaletti, est un
morceau de premier ordre et de conservation parfaite; le Portrait de
César-Alexandre Scaglia, par Van Dyck, est très beau, mais il n'est
qu'une « réplique », et son 'Portrait d'Anne Cavendish, qu'on nous
donne comme une œuvre hors ligne, appartient à la période anglaise,
c'est-à-dire à celle où le peintre flamand passait des compromis avec la
LA COLLECTION SECRETAN
beauté fardée. Il a beau venir de la collection de San Donato, il n'en
est pas de premier ordre pour cela. Les trois Franz Hais sont remar-
quables, surtout le portrait deScrivcrius et celui de sa femme; les trois
Keyser sont charmants et de belle conservation, mais les Greu/.e sont
médiocres, même pour des Greuze; les portraits de Drouais ne sont
intéressants que pour l'histoire; les Carie Van Loo ne valent pas les
cadres qui les entourent; la Veuve, de Reynolds, est une faible
décoction de Van Dyck.
De Rembrandt, le Portrait de sa sœur et l'Homme à l'armure
sont dignes du maître, surtout le premier, qui est pourtant moins
connu; mais le Portrait d'homme, n° 1 53, a des « repeints », et la
Tentation, qui est attribuée au maître, n'est pas du tout authentique.
Il faut admettre pour tel le Portrait de Philippe IV, par Vélasquez,
mais se garder de croire qu'il est le seul. Le 'Berger et animaux, de
Van den Velde,est une jolie toile d'importance secondaire ; la Dépêche,
de Terburg, peut être classée au même rang ; le Lever, de Jean Steen,
un peu plus haut, ainsi que les Chevaux du Stathouder, de Paul
Potter, et le Jeu interrompu, de Van Ostade ; mais il convient de faire
des réserves sur le petit panneau attribué à Memling. Ce n'est guère
là le style et la couleur de la Chasse de Bruges. Sans conteste, le
Déjeuner, de Metzu, est un bijou, peut-être le plus précieux de la
collection, s'il ne s'y rencontrait les Cinq sens, de David Téniers, que
l'on peut mettre bien au-dessus du Puits et de la Tentation. La
réunion de ces cinq tableaux en une seule main leur communiquait
un intérêt particulier. L'Intérieur hollandais, à quatre personnages,
de Pierre de Hoogh, passe à bon droit pour un chef-d'œuvre. Jamais
ce peintre fin et charmeur n'a mieux, que dans ce doux intérieur, fait
pénétrer et répandre la lumière du dehors.
Il n'y avait là qu'un J. Ruysdaè'l, Y Écluse, petit, mais excellent, et
bien conservé ; mais, quant au Claude Lorrain, Soleil couchant, si
vous le cherchez dans le Livre de Vérité, vous ne l'y trouverez pas.
Ajoutons à cette nomenclature un très joli Cuyp, trois portraits de
bonne facture, par Antonio Moro, un Boucher, qui a vécu ce que
vivent les roses, et un grand Rubens dont on faisait état. Il a de
l'ampleur, du brillant et déploie une belle composition sous le titre de
David et Abigail, mais que de « repeints » dans les parties inférieures,
les seules dont il m'ait été permis de m'approcher !
28 L'ARTISTE
Les ouvrages de la collection appartenant aux écoles modernes sont
plus nombreux et moins bien choisis. Quelques-uns sont couverts
d'une couche épaisse de vernis dont il faudra les débarrasser bien vite.
La réclame nous les donne tous pour des chefs-d'œuvre, cependant
des quatre Corot que nous avons vus, pas un n'est des meilleurs.
Dans le plus grand, le Matin, la note poétique fait défaut, et quand
chez Corot la poésie manque, que lui reste-t-il? Dans Bj-blis, le feuil-
lage est confus, et les deux autres tableaux, le Soir et Y Etang, n'ont
pas une grande importance. Cependant Byblis a été vendue 84,000 fr.,
vivante, elle coûterait moins cher. C'est au Champ-de-Mars qu'il faut
voir en ce moment Corot, il y règne en maître. Le Ruisseau dans la
forêt, de Daubigny, est faux de couleur, mais la Rentrée des moutons
est empreinte d'une mélancolie touchante qui rachète bien des défail-
lances dans l'exécution. On donne la Remise de chevreuils pour le
meilleur ouvrage de Courbet; le Chevreuil forcé, malgré les défauts
de dessin, est bien supérieur. Le Trouvère, de Couture, est peint
avec du plâtre. Qui donc s'avise de dire que Couture est un maître?
Toute la vérité ne me paraît pas avoir été dite sur Decamps. Il est
tombé dans un singulier discrédit auprès des jeunes peintres de
F « école du plein air». Il est très vrai que sa peinture force les
ombres et les lumières; il peint en bistre, il est violent jusqu'à la
brutalité, mais il possède une vigueur, un relief et même une har-
monie suigeneris, qui lui assureront toujours une place dans les riches
collections. Nous avons revu avec intérêt le Frondeur, les Bourreaux
turcs, Joseph vendu par ses frères, et surtout les Singes experts, pein-
ture spirituelle et pleine d'humour, qui s'est longtemps promenée
dans les expositions de province avant de rencontrer un acquéreur.
Eugène Delacroix n'avait là que trois toiles, mais de la plus solide
qualité : le Retour de Christophe Colomb, grande et noble composition ;
Olello et Desdemone, peinture d'une chaleur et d'un mouvement incom-
parables; Tigre surpris par un serpent, drame saisissant qui donne
le frisson.
Auprès de ces fortes symphonies de la couleur, les petits coloristes
comme Diaz disparaissent. Quelle réputation n'a-t-on pas faite autre-
fois à cette Diane chasseresse si mal dessinée, à cette Descente des
Bohémiens, composition imaginaire si confuse, à cette Vénus et
l'Amour, ligures négligées dans leurs formes? Ces défauts étaient
LA COLLECTION SECRÉTAN 29
pallies par ce que l'on appelait « la pâte du Corrège ». Les tableaux
de Diaz ont pourtant du charme, mais allez à Parme, vous com-
prendrez la distance e'norme qui le sépare d'Allegri. La Marc sous bois
est un paysage et vaut mieux que les mythologies du peintre
français.
Jules Dupré ne figurait dans la collection que pour un tableau, Bord
de rivière, mais il est un des meilleurs du célèbre paysagiste. Le côté
droit est massif, opaque, c'est le défaut coutumier. Jamais Jules Dupré
n'a introduit assez d'air dans ses futaies, ni donné à ses feuillages la
légèreté qui est une des grâces de Corot. Ne parlons pas de Fortuny;
sa renommée est une des bonnes mystifications du temps présent.
Fromentin qui fut un excellent petit peintre, comme il fut un modeste
littérateur, ne peut passer pour un maître qu'à la condition de faire
entrer dans la même catégorie un millier de nos peintres vivants.
Pourtant la collection Secrétan avait su attirer à elle les deux meilleurs
tableaux, les Gorges de la Chiffa et la Chasse au faucon.
La Course des chevaux barbes à Rome est un ouvrage de Géricault
qui mérite une mention, et YAndromaque de Prud'hon n'était pas
déplacée auprès de Y Œdipe d'Ingres. Le style est très différent, mais
des deux côtés, le sens élevé de l'antiquité se manifeste, non pas de
cette antiquité sauvage et prétentieuse, qu'une érudition nouvelle
voudrait nous imposer, mais de l'antiquité de la grande époque, la
belle et sereine antiquité qui sera toujours le modèle par excellence
pour les esprits supérieurs et bien doués.
Ziem a peint quelques vues de Hollande à côté de ses vues de
Venise et de Constantinople; c'est une de ces vues qui marquait sa
place dans la collection. Un Canal en Hollande est une peinture sage,
sobre et pourtant d'un excellent coloris. Les deux grands paysagistes,
Th. Rousseau et Troyon, tenaient une grande place dans la galerie
Secrétan. Th. Rousseau qui, après avoir commencé comme un fou-
gueux, a fini comme le plus raffiné des classiques, avait là six tableaux
de choix dont un seul, la Huile des charbonniers, est du temps où
l'artiste peignait librement. La Ferme sous bois est aussi un joli mor-
ceau, où perce déjà le fin du fin; mais c'est dans les quatre autres que
cette recherche se montre dans tout son éclat. Le Printemps, un
Hameau en Normandie, semblent des peintures en émail. Troyon
avait chez M. Secrétan deux de ses meilleures toiles, la Basse-cour et
3o L'ARTISTE
la Descente des vaches; les autres ne leur étaient guère inférieures.
Troyon ne perd pas à être revu après vingt-cinq ans.
Le favori du collectionneur était Meissonier. On voyait à l'hôtel
de la rue Moncey vingt-quatre tableaux du maître et sept aquarelles.
Parmi ces oeuvres il en est qui ont acquis la plus grande renommée,
tels que les Joueurs de boules dans les fossés d'Aniibes, Y Ecrivain
méditant, la Lecture du manuscrit, le Vin du curé et ces fameux
Cuirassiers de iSo5 auxquels on a donné l'importance d'un grand
tableau d'histoire. Il est, dans tous les cas, un des plus grands et des
plus beaux du peintre, malgré l'anathème qu'une jeune école a essayé
de jeter sur lui. Nous avons entendu discuter vivement cette pein-
ture par des hommes qui ont fait, de l'étude anatomique du cheval,
leur spécialité. Leur critique suivant moi n'a pas grande importance.
Les chevaux d'un régiment ne peuvent pas être tous des modèles
parfaits. Tel a les jambes trop longues, tel autre le poitrail trop
étroit, tel la tête mal faite ou la croupe trop avalée. Ces différences,
et je dirai même ces défauts, sont nécessaires pour la vraisemblance
et la vérité dans une peinture qui n'a pas la prétention de lutter avec
l'idéal décoratif des frises du Parthénon. Meissonier est un peintre
très précieux des réalités d'ordre élevé. Il serait inconvenant de lui
demander de viser à autre chose et de cesser d'être lui-même
Il faut en agir de même envers Millet, n'exiger de lui que ce qu'il
peut apporter au domaine de l'art. On a dit que son Angélus était
son chef-d'œuvre; son chef-d'œuvre, soit, mais non le chef-d'œuvre
de peinture moderne. Ces exagérations ne servent qu'à piquer la
critique et à l'obliger à chercher par quelles raisons on a pu se
trompera ce point. Il est incontestable que le tableau est charmant,
les figures admirablement posées, l'ensemble d'une harmonie douce,
un peu mélancolique comme la cloche du soir. Une teinte de poésie
profonde, intime, émue, règne sur cette toile et captive le cœur aussi
bien que l'esprit; mais quel est le connaisseur sérieux qui osera dire
que cette peinture est le plus haut degré de perfection que puisse
atteindre la palette et que le pinceau puisse exprimer, le plus beau
modèle que l'art moderne ait offert à nos regards ? Placer Y Angélus
au-dessus de tant d'ouvrages d'un ordre plus élevé, d'une exécution
plus haute et plus savante, c'est nous engager à dire que Millet fut
sans doute un peintre exquis de la vie et de la poésie rustiques, mais
LA COLLECTION SECRETAN 3i
qu'il lui a manque certaines qualités de correction, de coloris, de
transparence dans les chairs, sans lesquelles on peut être un poète
élégiaque et demeurer pourtant, en tant que peintre, un artiste de
deuxième ordre. On aurait pu regretter, si vous voulez, que le chef-
d'œuvre de Millet échappât à nos collections, mais ne nous rendons
pas dupes de la spéculation et de la réclame. Nous possédions assez
d'ouvrages supérieurs pour n'en être pas à regretter d'avoir un peu
résisté à un entraînement irréfléchi. Il a plu à des amateurs de se
porter garants de notre Musée du Louvre trop pauvrement doté pour
payer 553. ooo francs VAngelifs de Millet; ils ont obéi à un bon senti-
ment. Comme je l'ai déjà dit, le prix qu'on donne d'une peinture
n'est pas une preuve de sa valeur. Les particuliers sont libres de
faire, par vanité, toutes les folies du monde; l'État n'a pas cette
licence. Les gens éclairés et très connaisseurs en matière d'art se
demanderont quel exemple et quel enseignement ce tableau ajoutera
aux galeries du Louvre, qui contiennent déjà tant de peintures de
second ordre. Il leur sera permis également de rapprocher les chiffres
des enchères et de s'étonner qu'un méchant tableau de Couture ait
pu être payé le double d'un chef-d'œuvre d'Ingres. L'Œdipe pour-
tant vaut bien trois millions puisque VAngelus vaut plus de
cinq cent mille francs.
ALPHONSE DE CALONNE.
LA PEINTURE ORIENTALISTE
a qualification de peintre orienta-
liste ne peut s'appliquer indiffé-
remment à tous les peintres qui
empruntent les sujets de leurs
tableaux à l'Orient. La foule des
exposants qui depuis de si lon-
gues années exploitent à peu de
frais le souvenir des fantasma-
gories orientales, a droit à la
reconnaissancedes industries pour
lesquelles elle est une source de
prospérité, mais elle ne peut se réclamer d'un titre dont ne se sont
guère honorés jusqu'à ce jour que de véritables maîtres.
Ce n'est point, en effet, ces répétitions infinies de vieux motifs de
romances banales ou ces reproductions des éternels bibelots qui
encombrent tous les ateliers d'aujourd'hui, que l'on éprouverait la
nécessité de réunir dans une classification spéciale.
Laissons donc les uns à leurs orçmes de Barbarie, les autres à leurs
(ij Voir L'Artiste de mai et juin derniers (1S89, I, 363 ei p6).
LE SA! ON DE 1S89
articles de bazar, pour ne nous occuper que de ceux qui. à l'exemple
des maîtres, sont allés demander à l'Orient des cléments nouveaux,
des effets plus puissants, pour étendre chaque jour plus loin les
audacieuses conquêtes de Fart contemporain dans l'expression de
l'atmosphère et de la lumière. Ceux-ci ont seuls droit au titre
d'orientalistes.
Le dernier des maîtres qui continuait la glorieuse tradition de
Decamps et de Marilhat, de Delacroix, de Fromentin et de Bellv,
Guillaumet, n'a pas précisément laissé d'élèves. Ses successeurs, du
moins, ont marché, bien qu'avec des tempéraments particuliers,
mais en profitant, peut-être à leur insu, de ses découvertes, dans
la même voie des recherches lumineuses ; et nous devons avouer
qu'ils ont fait preuve, depuis quelques années, d'une singulière
hardiesse dans leurs investigations.
Le groupe des orientalistes de l'heure présente est presque entiè-
rement composé d'hommes jeunes. La jeunesse, peut-être, est-elle
devenue une condition essentielle de cette existence nomade dans
laquelle le travail de l'atelier n'existe plus, où le peintre est quelque-
fois doublé d'un explorateur et dans tous les cas d'un voyageur hardi
et courageux, où il faut une force physique qui n'ait pas encore été
éprouvée pour résister aux rudes fatigues des longues expéditions
par les sables et les rochers, sous les deux brûlants ou les nuits
glaciales du désert, dans un climat qui vous anémie si rapidement.
Plusieurs d'entre eux n'ont-ils point payé sur le lit de l'hôpital leur
tribut aux enchantements sahariens ?
Si l'on voulait étudier avec fruit ces artistes audacieux et intelli-
gents, ce serait, semble-t-il, à l'Esplanade des Invalides qu'il con-
viendrait de se rendre de préférence. Là nos orientalistes, sentant que
désormais ils forment un groupe à part, ont compris tout l'intérêt
que présenterait la réunion d'un certain nombre de leurs études, qui
donnerait une vue d'ensemble sur leurs tendances et leurs efforts.
Là nous trouverions des noms d'artistes qui viennent de s'illustrer
tout récemment sur d'autres sujets : MM. Dagnan-Bouveret et Friant,
qui se sont laissé tenter, eux aussi, par les pures clartés de notre
beau cîel algérien, puis M. Brouillet qui n'a pas renoncé définitive-
ment, espérons-le, aux harmonies délicates et originales qu'il puisait
dans la vie des Arabes ou des Juifs de Constantine, et M. Point, un
1889 — l'artiste — t. 11 3
34 L'ARTISTE
des orientalistes les plus exacts, qui a été récompensé cette année
aux Champs-Elysées pour un sujet pris hors des scènes orientales.
Mais il n'y a guère aux Invalides que des études; de plus cette
exposition est forcément limitée à quelques noms, tandis que le
Salon présente cet intérêt particulier que, tout en nous offrant la vue
d'ouvrages plus complets des orientalistes convaincus, il nous permet
de juger de l'importance que prend chaque année le mouvement
orientaliste dans la peinture.
Par suite de quels mouvements l'Algérie est-elle devenue l'objectif
de tant de jeunes artistes, il serait trop long de vouloir en donner
les raisons aujourd'hui. Ce qu'il est pourtant facile de constater
dès à présent, c'est le rôle prépondérant que joue l'Orient dans
l'inspiration artistique contemporaine. L'Orient, de Tanger à Cons-
tantinople, a supplanté la vieille Italie dans ce rôle d'inspiratrice
qu'elle avait gardé depuis des siècles. Ce n'est plus sur les bords du
Tibre et de l'Arno que se rendent les jeunes lauréats des Salons
annuels, mais vers les rives du Nil, dans les sables de Biskra ou
sur les rochers de Laghouat.
Parmi les jeunes orientalistes qui ont repris l'œuvre de Guillaumet,
il en est deux qu'il convient de placer en tête, comme étant les plus
convaincus, les plus hardis et les plus originaux, nous voulons
nommer MM. Paul Leroy et E. Dinet.
M. Dinet est le plus audacieux. Créé spécialement pour cette vie
des Arabes du désert dont il a fini par prendre le type et le tempé-
rament, il a voulu lutter directement avec la lumière solaire dans ses
manifestations les plus excessives. Il a, d'ailleurs, payé cher ses péré-
grinations vaillantes en plein débordement de juillet dans les sables
torrides du Sahara algérien. Mais, en même temps qu'il est un peintre
de talent, M. Dinet est un homme de théories originales qu'il se
plaît à expliquer avec une logique serrée et brillante tout en les
appliquant avec son pinceau.
Il y a deux façons de percevoir la lumière, soit en se mettant dans
l'ombre pour voir le soleil, soit en restant dans la lumière elle-même.
Ces points de vue forts différents peuvent-ils être primés l'un par
l'autre ? l'un est-il pittoresquement plus vrai que l'autre? cela peut-il'
se soutenir, puisque le droit de la peinture est de traduire tout ce qui
tombe, de quelque façon que ce soit, sous l'œil humain ? La théorie
LE SALON DE 1S89 35
personnelle de M. Dinet est qu'on ne peut exprimer toute la lumière
qu'en se plaçant soi-même dans la lumière, en s'en imprégnant, en
pénétrant enfin entièrement dans le milieu que l'on reproduit. Cette
théorie témoigne d'un véritable esprit artistique et aussi d'un grand
courage, car elle n'est point, dans la pratique, sans présenter de
sérieuses difficultés. Cette année, M. Dinet l'a appliquée dans toute
sa logique avec le soleil et la lumière artificielle.
Pour exprimer l'extrême splendeur du soleil ,M. Dinet a réuni tous
les superlatifs de la lumière et de la chaleur : Midi, eu juillet, à
Bou-Saada.
Sous le ciel immobile, une maison de boue calcinée hérisse ses
créneaux dentelés et ses pignons en ruche. Il n'y a plus d'ombre; le
peu qu'il en reste est dévoré par l'ardeur implacable des reflets. Tous
les tons du cuivre flamboient sur la muraille où la porte est rouge
comme un chaudron; seuls deux trous noirs et profonds s'ouvrent
comme des yeux fixes et louches. Un seul être vivant dans cette
affreuse solitude, un pauvre chameau accroupi, son bât attaché sur
le dos, hypnotisé par cette lumière et cette chaleur, semble un pauvre
gallinacé tout ficelé et bardé de lard en train de rôtir mélancoli-
quement.
Tout le haut du tableau est d'une implacable lumière et d'une
horrible chaleur, et l'on frémit en songeant que, fidèle à ses principes,
M. Dinet a courageusement tenu compagnie au malheureux chameau,
sans abri, exposé à la plus foudroyante des insolations, dans l'im-
mobilité attentive de son travail consciencieux. En ce qui concerne la
partie inférieure du tableau, M. Dinet y a déployé non moins de
science consommée, non moins de scrupule dans la perception si
fine et si exacte des reflets, et pourtant à quoi attribuer une certaine
froideur dans les sables du premier plan ? A ce fait bien simple, sans
doute, observé depuis longtemps par ceux qui ont vécu dans les pays
du soleil, noté plusieurs fois par Guillaumet lui-même, c'est que
l'excès de lumière ne se perçoit plus, et que les grandes plaines du
désert, lorsqu'il n'y a aucun accident qui présente une ombre pour
faire contraste, paraissent uniformément grises. M. Dinet n'est pas
sans l'avoir constaté lui-même. S'il n'a tenu qu'à faire preuve de la
plus rigoureuse exactitude, certes, il est arrivé à être vrai au plus
haut point, mais s'il a voulu donner l'impression du maximum de
36 L'ARTISTE
lumière et de chaleur possible, n'y serait-il point parvenu plus com-
plètement et plus aisément, en se réservant l'appui, un peu banal,
sans doute, d'un contraste d'ombre?
Le second tableau de M. Dinet, — des portraits à la lampe, — ne
rentre pas dans notre sujet; qu'on nous permette, cependant, d'en dire
un mot puisqu'il a été conçu en pendant à celui que nous venons d'exa-
miner. Ici, M. Dinet s'est imposé le devoir de résoudre le problème
de la lumière artificielle. Jusqu'à ce jour les peintres n'avaient guère
traité que superficiellement et conventionnellemcnt le jour de la
lampe. Les tentatives fantaisistes de M. Besnard, intéressantes à
d'autres titres, n'ont appris rien de neuf sur ce sujet, mais elles ont
établi un courant de mode. Après lui quelques autres ont essayé des
effets nocturnes. Dieu sait les procédés qu'on a employés pour saisir
exactement l'effet de la lumière dans la nuit ! Les uns préparaient
leurs tons à l'avance, les autres peignant dans le jour naturel,
regardaient leur sujet éclairé à la lampe dans une autre pièce, par le
trou de la serrure. Que sais-je enfin ! on ne peut dire à quel point
certains artistes ont été préoccupés par ce problème. M. Dinet, l'an
dernier, avait déjà voulu le résoudre. La servante et les deux maîtresses
était non seulement un charmant tableau, comme esprit, comme
observation et comme composition, mais aussi une excellente nota-
tion de la lumière artificielle. Cette année, pour compléter son exposé
de principes, M. Dinet a peint ses personnages en se plaçant lui-
même dans le milieu et dans le jour qu'il voulait peindre. Qu 'est-il
arrivé ? Ici encore, M. Dinet est resté dans la vérité absolue et pour-
tant, au premier abord, et pour les gens qui voient la peinture
sans y entrer en idée, son tableau ne paraît pas donner une
impression parfaite du jour artificiel. Au point de vue de la vérité
pure, M. Dinet a raison et nous avons tort. Mais c'est que nous ne
voyons jamais qu'à la lumière du soleil les œuvres peintes à la lampe
et que nous ne pouvons pas, en les regardant, faire abstraction de la
lumière solaire dans laquelle nous vivons. Le tableau de M. Dinet
donne donc une notation absolue, mais une illusion imparfaite.
Pour se rendre un compte exact de l'intérêt puissant des recherches
de cet artiste, et de l'importance et de la variété denses trouvailles, une '
exposition complète de ses études serait nécessaire. Le peu qu'il en a
déjà fait connaître au public dans diverses circonstances a vivement
LE SALON DE 1889 3;
frappé ceux qui attachent un grand prix à la résolution des problèmes
lumineux. Espérons qu'un jour une exposition plus générale des
peintres orientalistes nous dévoilera tous ces trésors.
Le même regret et le même espoir se fait sentir à l'égard de
M. Paul Leroy, plus connu généralement par ses beaux tableaux
d'histoire ou ses remarquables portraits. La délicieuse petite toile
qu'il expose cette année au Salon et ses deux charmantes études de
l'Exposition algérienne donnent une idée heureuse, mais incomplète
du talent exquis de ce jeune maître orientaliste. L'Exposition uni-
verselle elle-même, où il est représenté par des envois considérables,
tout en nous rappelant ses fières qualités d'exécutant, de portraitiste
et de poète, ne nous renseigne pas suffisamment sur la valeur de
son œuvre d'orientaliste.
Moins téméraire et moins résolu que M. Dinet, moins théori-
cien aussi, M. Leroy est plus instinctif et plus simple. Il apporte
dans la compréhension de ces pays merveilleux où le soleil transfi-
gure toutes choses, où le ciel, les sables, les eaux et les rochers
prennent à certaines heures des couleurs de rêve et de féerie, une
vision d'une précision et d'une délicatesse extrêmes et une exécution
d'une délicieuse fraîcheur.
Moins aventureux que son ami et confrère, il ne se hasarde jamais
aussi loin, de même qu'il se mesure moins volontiers avec les manifes-
tations excessives du soleil. Il se cantonne assez généralement dans les
environs de Biskra, région charmante et colorée, si pleine de motifs
pittoresques, que nous comprenons qu'on ait quelque paresse à aller
chercher plus loin. C'est de là qu'il a rapporté ces véritables bijoux,
tout imprégnés de lumière vivante, ces études prises sur les bords de
FOued-Biskra, aux eaux d'un bleu introuvable, où tout le décor est si
frais, si tendre, si délectable pour l'œil, qu'on croit contempler un
pays imaginaire d'orfèvreries gigantesques, ou plutôt de monstrueuses
confiseries.
Comme Guillaumet dans la dernière période de sa vie, M. Leroy a
été séduit par le charme étrange de cet être singulier et primitif que
présente lafemme arabe. Il s'est attaché à rendre fidèlement la poésie
mélancolique de ses labeurs monotones de chaque jour, en apportant
dans l'étude des milieux où elle vit, ces chambres obscures éclairées
bizarrement par des jours indirects, un peu moins du souvenir des
L'ARTISTE
maîtres, mais toute cette vision scrupuleuse et délicate de paysagiste
et toute la tendresse du peintre ému de Jésus, oMarthe et SMarie.
La Tisseuse arabe du Salon est un de ces petits chefs-d'œuvre. Qui
ne s'est arrêté, au milieu du tintamarre assourdissant des couleurs,
devant cette petite toile, calme et reposée, où, dans une pièce sombre,
illuminée comme soudainement par un rayon pénétrant à travers la
porte ouverte, une femme arabe pousse méthodiquement sa navette,
accroupie derrière la trame légère comme une araignée au fond de sa
toile dans un coin obscur?
Un nom que nous avons plaisir à joindre aux deux premiers est
celui d'un autre artiste, enthousiaste de lumière, assoiffé d'inconnu,
qui a fait sa première apparition au Salon de cette année, M. Marius
Perret.
Celui-ci est, en même temps qu'un peintre, un véritable explora-
teur, qui a payé de sa personne, comme M. Dinet, et comme aussi
Guillaumet, son goût de courses et d'aventures. Il a poussé jusqu'au
M'zab, à la limite du territoire des Chambas, non loin de la tribu de
ces redoutables Touaregs, qui arrêtent la marche de notre influence
dans le Sud, et dont pourtant, chose incroyable, deux membres au
visage voilé viennent de visiter notre Exposition. M. Marius Perret est
resté plusieurs mois au milieu de ce peuple industrieux et intelligent
qu'on a appelé « les Juifs du Désert », et qui ont créé, en plein cœur de
l'Afrique, sous la lourdeur d'un soleil de plomb en fusion, entouré
de hordes nomades et féroces, une véritable civilisation.
Qu'eût dit Fromentin, dont nous connaissons les éloquents et déli-
cats scrupules sur l'interprétation de cet Orient si complexe et si
entier, lui qui bannissait sévèrement du domaine de la peinture tout
ce qui pouvait paraître exceptionnel, inusité ou inédit, tout ce qui
semblait flatter de préférence le sentiment si dangereux de la curio-
sité, qu'eût dit l'admirable et profond écrivain du Sahel devant ces
images nouvelles d'un monde inconnu, devant les visions de cette
ville fantastique deGhardaïa, avec ses grandes places vides et mortes,
ses portiques bas et sombres, qui donnent l'impression farouche
d'une cité lunaire, des derniers vestiges des constructions humaines
sur une planète abandonnée par la vie?
Fromentin, aujourd'hui encore, eût-il critiqué ce qu'il appelait
alors des notes de voyage, des documents? Tout en continuant d'éta-
LE SALON DE 1S89 3g
blir justement la différence entre le voyageur qui peint et le peintre
qui voyage, n'eût-il pas compris, avec son tact si fin de critique large
et intelligent, que le point de vue en art est contraint de se déplacer
éternellement, au fur et à mesure que se déplacent et s'éloignent les
bornes des connaissances humaines?
Si, en 1859, ou même en 1874, lors de la troisième édition de ses
deux beaux livres, il paraissait difficile à Fromentin de mettre le
public européen assez au courant des mœurs arabes et des paysages
orientaux, pour lui permettre de juger des reproductions picturales
de ces hommes et de ces pays, en se plaçant au simple point de vue
de l'art, indépendamment de la question de curiosité locale; s'il lui
paraissait difficile « de faire admettre de périlleuses nouveautés par
des moyens d'expression usuels, d'obtenir enfin le résultat qu'un pays
si particulier devînt un tableau sensible, intelligible et vraisemblable,
en s'accommodant aux lois du goût, et que l'exception rentrât dans la
règle sans l'excéder ni s'y amoindrir... », tiendrait-il aujourd'hui
encore le même langage?
Par suite de mouvements bien divers, entre autres de préoccupa-
tions économiques comme le grand entraînement de l'Europe vers
l'expansion coloniale, le peuplement et le défrichement de l'Algérie,
après les désastres de la guerre et du phylloxéra, sans oublier de
mentionner aussi la place que n'a cessé de tenir l'Orient dans la litté-
rature et la popularité, chaque jour croissante, des ouvrages de nos
peintres orientalistes — Fromentin lui-même et Guillaumet, — notre
identification avec la vie arabe est devenue telle que notre besoin de
curiosité, cet appétit d'inconnu et de lointain, qui nous agite dans le
cercle douloureux de nos étroites frontières, émoussé depuis long-
temps sur les sables et les rochers du nord de l'Afrique, est allé se
raviver du côté de l'extrême Orient, — qui ne nous étonne plus
même aujourd'hui.
Fromentin n'aurait sans doutepas longtemps hésité devant la collec-
tion des remarquables études rapportées par M. Perret, et il aurait
bientôt reconnu tout l'intérêt que présentent ces notes si scrupuleuses
et si exactes sur un pays qui se recommande, artistiquement, au moins
par ce titre qu'il permet, d'une manière toute spéciale, l'élucidation
d'une question pittoresque au plus haut degré, la résolution des
grands problèmes lumineux.
4o L'ARTISTE
Les deux toiles exposées au Salon, par M. Perret sont deux échan-
tillons très complets de son bagage de voyageur. L'Exposition des
Invalides, moins bien fournie comme morceaux résistants, nous
renseigne peut-être d'une façon plus générale sur les études variées
de cet artiste, mais la Smala de Taadmit avec ses tentes rayées dans
les plaines arides d'alfa où se perdent les silhouettes blanches des
Arabes accroupis, avec ses palanquins dépouillés dont les squelettes
se dessinent finement sur des fonds de collines, roses, dorés, de
toutes les plus suaves nuances du lilas et du violet, et V Oasis de
Laghouat avec son vaste panorama de maisons géométriques en boue
desséchée, où le soleil a bu toute ombre, et son grand peuple de pal-
miers triomphants qui déploient leurs verdures insolites sous une
pluie torrentielle de lumière, ne suffisent-elles pas à faire valoir tout
ce qu'il y a de finesse, de précision et de sûreté dans le talent de
leur auteur?
M. Pépin, lui, est-il un voyageur qui peint ou un peintre qui
voyage? Dans quelle catégorie ranger le hardi compagnon de Bon-
valot ? Son tableau donne de Samarcande, cette ville de rêve, une im-
pression lourde et grise, mais ce tableau était mal placé, et l'impres-
sion, peut-être, est-elle juste. Nous n'y avons pas été voir.
M. Weeks,un Américain, nous parle de l'Inde. Le premier tableau,
l'Heure de la prière, paraît un peu blanchâtre et conventionnel,
mais l'autre peinture, Autour d'un restaurant, Agra, justement
récompensée, a beaucoup d'intérêt et de caractère et présente des mor-
ceaux lumineux fort bien rendus, avec un vif sentiment de l'atmo-
sphère et des accents sincères de vie et de réalité.
On est dérouté tous les ans par le nombre de « Femmes d'Alger
sur les terrasses ». Soit que la poésie banale de ce motif rebattu ait
paru plus facile aux uns, soit que la beauté réelle de ce spectacle ait
encore vivement frappe les autres, c'est un sujet qui jouit delà faveur
générale. Cette année, MM. J. Edouard et Georges Landelle et
M. Muenier l'ont traité avec des sentiments très différents.
M. Muenier, une des dernières recrues de la peinture orientaliste, a
tenté du moins de renouveler ce thème usé et d'en tirer un parti à la
fois pittoresque et poétique. Si ses Femmes d'Alger ne témoignent
pas d'une ingénuité aussi fraîche et aussi charmante que celle qui fit
le succès, il y a deux ans, de son heureux curé de village, elles por-
LE SALON DE 188g 41
tent certainement la trace de préoccupations artistiques plus pro-
fondes. La physionomie des femmes peut paraître un peu trop
fortement acccntue'e ; on est toujours ainsi porté à exagérer le carac-
tère quand on débute dans la vie orientale; peu à peu on s'aperçoit
que les types orientaux sont généralement moins exceptionnels que
nous ne sommes entraînés à nous le figurer de loin ou à première
vue, et que leurs particularités résident surtout dans des nuances.
L'intérêt de la peinture de M. Muenier est moins, d'ailleurs, dans
l'étude des figures que dans la recherche de rapports entre les blancs
divers qui se rencontrent sur le tableau : blancheur des murs, blan-
cheur des vêtements, blancheur des chrysanthèmes qui s'épanouis-
sent sur la terrasse. Il y a dans cette harmonie, formée des différents
degrés d'une même note, une grande délicatesse pleine d'agrément.
On se demande, pourtant, si à force de rechercher tant de finesse,
il n'est pas à craindre qu'on ne tombe dans le défaut de la minceur
dans l'exécution, et si, pour vouloir exprimer la grande lumière
par une excessive blancheur, on n'arrivera point à des effets par
trop refroidis, et nous dirions même, pour d'autres que pour
M. Muenier, à des aspects plâtreux. On sent dans le joli tableau de
M. Muenier tout ce qu'il a voulu rendre, mais cela apparaît-il
bien spontanément et bien distinctement ?
La petite étude du même artiste, Crépuscule sur Alger, est
vraiment très séduisante, mais il y a peut-être encore quelque abus
dans les notes blanches et je ne sais quoi d'indécis et de vague qui
paraît peu conciliable avec la précision lumineuse de l'Orient.
La traduction des blancs de l'Orient est, sans contredit, une des
grandes difficultés de la peinture orientaliste. M. Chabas s'est heurté
à ce problème ardu dans son Matin à Tunis, et il est arrivé par
l'excès du blanc à donner un aspect farineux, exagéré encore au
moyen d'un procédé par touches brutales qui appauvrit l'exécution.
M. Bourde a voulu aussi, dans Sortie du pacha de Tanger, lutter
contre ces blancheurs dans la lumière. Il a convoqué blancs sur blancs
avec une vaillance véritable. Peut-être eût-il obtenu un succès plus
complet s'il eût choisit, pour se mesurer avec ces difficultés, une toile
de. dimensions plus modestes. L'Orient, à moins d'être franchement
interprété, ne semble pas se disposer de bon gré aux grands formats.
Les cimetières arabes n'ont pas moins de succès que les terrasses.
42 L'ARTISTE
M. Rridgman a réuni un groupe charmant d'Algériennes sur un
cimetière élevé d'où l'on domine une anse de mer bleue et une
silhouette blanche de ville ensoleillée. Cette peinture serait plus
agréable si l'on n'y trouvait tant de concessions aux goûts de la
clientèle américaine. La Soirée che^ le Gouverneur de l'Algérie est
une composition spirituellement arrangée, qui mêle harmonieusement
les toilettes pimpantes des élégantes de la colonie aux burnous multi-
ticolores des graves indigènes. Mais le sujet reste toujours traité
comme une scène de genre.
M. Girardot conduit aussi dans la retraite silencieuse des morts des
groupes de belles Marocaines toutes rêveuses. Nous ne pourrions
assurer qu'elles songent à leur nuit nuptiale, mais nous affirmerions
bien volontiers qu'elles se souviennent de la Nuit nuptiale de
M. Girardot. Ce joli motif serait poétique si la monochromie du
tableau et la gamme préconçue dans laquelle il est traduit, celle qui
valut, plus justement, le succès de Ruth et Boo^, ne donnaient une
impression de composition d'atelier, exécutée en dehors de la nature.
Le petit cimetière de la Mosquée de Sidi-Abderrhaman qu'a
exposé M. Bouchor n'est pas troublé par les gazouillements bavards
des femmes. Nous le visitons sans autre préoccupation que celle de
contempler le paysage et de nous imprégner de la lumière rosée du
soleil qui descend dans son apothéose quotidienne. C'est un petit
coin très lumineux avec un ciel transparent sur lequel se dressent
des cyprès sombres et des tombes qui font miroiter l'émail de leurs
faiences vives et gaies dans la pénombre fraîche de cette heure si
douce du coucher du soleil.
M. Lazerges continue, en se gardant de la renouveler, la tradition
de son père. M. Ch. Landelle, le doyen de la peinture algérienne,
continue la série de ses sujets préférés.
Le tableau de M. Benjamin Constant : Scène de funérailles au
Maroc, ne rentre pas dans le cadre que nous nous sommes
imposé. Les qualités pittoresques de ce maître de la nature morte
seront appréciées ailleurs, mais le caractère purement orientaliste
d'une bonne partie de son œuvre peut être, à bon droit, sus-
pecté.
Bien d'autres noms, moins célèbres, se trouvent signés au bas de
motifs pris à la vie orientale. Mais ils ne pourraient que faire nombre,
LE SALON DE 1889 43
sans apporter aucune physionomie nouvelle dans cette revue. Ces
ouvrages ne sont guère que des rc'pétitions plus ou moins banales,
plus ou moins frustes, de peintures dont le succès est parfois de vieille
date. Ce ne sont, la plupart du temps, que des modèles de chro-
molithographies pour les grands magasins de nouveautés, l'imagerie
d'Epinal de l'Orient.
Telles qu'elles sont, pourtant, ces images ont aussi leur rôle. Peu
à peu les imitateurs — par un sentiment de concurrence commer-
ciale — essaient de se rapprocher de l'exactitude des modèles nou-
veaux, et ce sont eux qui, par leur vulgarité même, font entrer de
plus en plus dans la foule les formes et les mœurs de l'Orient, et lui
ôtent chaque jour, à l'œil du public, ce caractère exceptionnel et
inusité, dont l'expression pittoresque troublait si légitimement l'es-
prit judicieux de Fromentin.
LEONCE BENEDITE.
LA PEINTURE HISTORIQUE ET LA PEINTURE ANECDOTIQUE
ue n"a-t-on pas dit contre la peinture d'histoire ?
Quelles invectives lui a-t-on épargnées, sous couleur
de réalisme, de naturalisme et de modernisme ?
L'a-t-on assez raillée, ridiculisée, assez « blaguée »
depuis que ces glorieux systèmes de rénovation artistique ont fait
successivement leur avènement! L'enseignement officiel lui-même a
été impuissant à lutter contre cette défaveur : le courant entraîne, à
peine au sortir de l'École des Beaux-Arts, les jeunes artistes impa-
tients d'émancipation, ayant hâte de déserter les traditions. Aussi
peut-on constater que les tableaux d'histoire se font, tous les ans,
plus rares au Salon. Et pourtant quel plus magnifique emploi d'une
éducation technique, fortifiée de l'étude attentive de la nature et
d'une incontestable habileté à traduire les réalités familières, nos
peintres pourraient-ils ambitionner, que d'appliquer ces qualités à
des conceptions idéales, d'où tout effort de pensée ne soit pas banni,
que l'imagination et la poésie élèvent et vivifient? Tel peintre qui a
vaincu toutes les difficultés du métier, qui a victorieusement conquis
les secrets de la lumière et de l'atmosphère ambiante, restera un
praticien et ne sera jamais un artiste s'il persiste au terre à terre de
l'observation extérieure, si la recherche de l'idée et l'intensité de
l'expression ne concourent à transfigurer son oeuvre. Ce devrait donc
être l'ambition de l'école contemporaine de renouveler la peinture
historique, de la faire attrayante et vivante en y introduisant cette
observation, qu'elle possède si exactement, de la vie extérieure et
réelle, mais à laquelle elle se complaît trop exclusivement. N'est-ce
pas la ramener, par là, à l'éternelle formule de l'art : Iwmo addilus
natures?
A ce Salon, de même qu'aux précédents, un maître est au premier
rang, parmi les peintres d'histoire, avec une œuvre superbe de
tenue, d'exécution et de style, Les hommes du Sainl-Offiee (i). Dans.
(i) Voir, dans la livraison précédente de L'Artiste (1SS9, 1,462), la repro-
duction du tableau de M. Jean-Paul Laurens.
LE SALON DE 1889 45
cet épisode de l'histoire religieuse au moyen âge, M. Jean-Paul
Laurcns continue la célèbre série des tableaux où il a fait revivre.
avec la puissance d'évocation et d'interprétation que Ton sait, les
terribles acteurs de l'Inquisition. Ici, toutefois, ce n'est pas à une
des scènes violentes de la sombre tragédie qu'il nous fait assister :
dans une salle romane, d'architecture sévère, un inquisiteur dirige
le travail de deux scribes attablés aux deux bouts d'un bureau, de
structure toute primitive, encombré de grimoires ; on sent que de
redoutables décisions se préparent dans ce conciliabule. La nudité
des murs et des dalles, les robes blanches de ces trois moines si
graves d'attitude, si austères d'expression, les meubles dont les for-
mes ont une rigidité claustrale, accentuent le caractère imposant de
cette scène, sans qu'aucun accessoire sinistre y ajoute une signi-
fication banale, sans qu'aucun détail de mélodrame y vienne usur-
per un rôle facile. Il a suffi au peintre d'interpréter, en son style
sobre et magistral, l'énergie des figures, l'expression des attitudes et
des gestes, pour dire l'ardent fanatisme de ces hommes et leur
inexorable fonction. Dédaignant résolument tous les procédés
rebattus, M. Laurens, au lieu d'assombrir la composition d'un
demi-jour âHin pace, y a répandu une large et franche lumière qui
réduit les tons noirs à la portion congrue, les reléguant en un coin
infime de la toile. Cet éclairage, grâce à une étude des reflets fort
habile, assouplit singulièrement la facture sans lui rien ôter de la
fermeté habituelle à l'artiste; de là résulte une quasi monochromie
du tableau, de l'effet le plus harmonieux. L'Etat s'est, paraît-il,
rendu acquéreur de l'œuvre; précieuse aubaine pour le musée du
Luxembourg.
On sait que M. Lecomte du Nouy a, pour les sujets archaïques,
une préférence très décidée; en archéologie, ses recherches d'exécu-
tion ne s'aventurent guère en dehors des traditions d'école. Les
gardes-côtes, ancienne Gaule, en dépit d'une certaine sécheresse dans
le coloris, ne sont pas sans intérêt; ce sont bien là, tels que les
récits de César nous les représentent, avec leurs armes et leur
accoutrement étranges, les types de nos rudes ancêtres. La perspec-
tive embrumée de l'Océan et des falaises abruptes encadre bien
leur aspect barbare; sur la grève, un chien aboie à la lune qui se
lève à l'horizon et dont le disque rougeàtre transparaît à peine à tra-
46 L'ARTISTE
vers un brouillard opaque, détail qui ajoute encore à l'accent sau-
vage de ce sujet.
La destination du tableau de M. Maillart, Jeanne Hachette repous-
sant l'assaut des Bourguignons, pour l'hôtel de ville de Beauvais,
aussi bien que ses vastes dimensions, semblerait indiquer que le
peintre l'ait conçu avec une intention décorative; mais cette intention
a été si peu réalisée que l'on peut, sans hérésie, le classer parmi les
tableaux d'histoire; travail consciencieux et qui pourrait être daté,
sans nulle invraisemblance, d'un demi-siècle en arrière. M. Gardette
a raconté, dans un langage d'une éloquence fougueuse et d'un
réalisme saisissant, le glorieux épisode dont le général Marguerittc
fut le héros à la Bataille de Sedan. La composition, de dimensions
colossales, qui englobe tout un côté du champ de bataille, et où les
figures sont de grandeur naturelle, n'est nullement amoindrie par
cette tendance à l'anecdote, si fréquente dans les tableaux militaires
qu'on nous montre, depuis plusieurs années déjà, à chaque Salon;
à celui-ci elle compte certainement comme une des meilleures dans
ce genre si exploité. Dans cette sanglante chevauchée allégorique,
Bella matribus detestata, pourquoi un dilettante des belles formes
féminines, comme l'est M. Gabriel Ferrier, ne s'est-il pas souvenu
qu'il a jadis complaisamment sacrifié au côté plastique de son art ?
Le groupe de femmes placé au premier plan, étant moins natura-
liste, eût-il été moins expressif? Voilà de beaux jours que l'orienta-
lisme de M. Bouchard a fait son temps ; peut-être nous intéresserait-il
davantage à Soliman II et Roxelane s'il demandait, au préalable,
quelques conseils à la nature et s'en inspirait avec quelque sincérité.
M. Chartran, on le voit, a rempli ce devoir salutaire; il en a, du
reste, déjà fourni mainte preuve antérieure à celle qu'il en donne par
son tableau, Ambroise Paré pratiquant la ligature des artères, des-
tiné à la décoration de l'escalier d'honneur de la nouvelle Sorbonne.
La toile de M. Eug. Chigot, Fuyant l'invasion, est une œuvre d'un
sérieux mérite : c'est, aux jours les plus sombres du moyen âge, un
groupe de religieux qui vont, à travers les champs dévastés, condui-
sant une lourde charrette attelée de bœufs, où ils ont entassé leurs
reliques, les châsses, les vases sacrés, pénates de leur couvent qu'ils
ont dû abandonner à l'approche des hordes de pillards ; le sombre
exode de ces moines revêtus de leurs ornements sacerdotaux, errant
LE SALON DE 1889 47
par les chemins à la recherche d'un asile incertain, a réellement un
grand caractère, la facture en est large, la tonalité générale et l'ab-
sence manifeste de toute préoccupation dans l'interprétation des
détails concourent expressément et sans nulle emphase à un effet
puissant. Chez M. Henri Martin l'intention décorative prédomine
dans la Fête de la Fédération, sous le resplendissant soleil de
juillet qui inonde le Champ-dc-Mars, exaspérant l'éclat des uniformes,
des bannières, des emblèmes, de tout le brillant décor favori des
solennités de la Révolution. N'insistons pas sur la piteuse ligure que
fait, dans le voisinage de cette fête de lumière, un Héliodore de
M. Lafon, et surtout n'ayons garde d'évoquer le souvenir de la
fresque de Delacroix. M. Berteaux a traité avec un nouveau succès
un des effets de nuit dont il est coutumier et qui encadre un épisode
dramatique de la chouannerie; le drame est mouvementé, bien com-
posé, et l'éclairage atteste une habileté peu commune à rendre ces
jeux tout particuliers de lumière. Le sujet traité par M. Castaigne
fait songer au Pollicc verso de son maître, M. Gérôme, avec un pro-
cédé qui n'est ni plus neuf ni moins poncif, et à certains tableaux
de Gustave Doré, moins l'art de la mise en scène et de la composi-
tion pittoresque. M. Wagrez trouve vraisemblablement, auprès
d'une certaine clientèle d'amateurs (?), un succès qui l'encourage à
présenter, chaque année, collés sur un fond de papier peint, qui a
l'ambition de nous représenter la Venise du xvc siècle, de petits per-
sonnages en carton, sèchement découpés et coloriés. Le Saint
Sisoè's de M. Vollet sent bien l'école, ce dont nous n'avons pas le
courage de le blâmer quand nous assistons au spectacle de tant de
tableaux qui la renient avec un parti pris si délibéré et surtout si
prématuré; bonne peinture, d'ailleurs, mais qui rend trop servile-
ment la vulgarité des modèles. La Charlotte Corday de M. Story
vaut d'être citée pour l'intéressante étude de l'éclairage et l'attrait
que peut donner à un sujet tant de fois interprété, une recherche
intelligente dans le rendu des reflets.
La Niobé de M. Solomon est une peinture académique, froide
d'expression et un peu anémique, mais bien dessinée et avec une
visible préoccupation de l'antique dans le style des figures; l'abus
des raccourcis, du reste bien traités, tend à faire plafonner la com-
position. Dans Le lendemain de Rocroy, M. de Richemont repré-
48 L'ARTISTE
sente Condé venant saluer le corps du général ennemi, Fuentès, tué
sur le champ de bataille où, quoique gravement malade, il s'était fait
transporter dans un fauteuil ; la scène a une certaine solennité d'al-
lure qui est bien en situation, elle est interprétée d'une main ferme
et habile. M. Rochegrosse a fait preuve encore une fois, dans le Bal
des ardents, de son talent habituel de composition; ce tableau est inté-
ressant, mais rien de plus : il est plutôt curieux à cause de l'ingénieuse
recherche des costumes et des accessoires, qu'émouvant par l'atroce
spectacle de ces malheureux, au milieu d'une fête, transformés en
torches vivantes. L'Episode du combat de Quiberon, de M. Outin, est
traité avec beaucoup de virtuosité et dans une note pittoresque, mais,
malgré les dimensions de la toile, il ne dépasse pas la portée d'une
simple anecdote contée avec quelque brio. Le vaste tableau de
M. René Ravaut, Raymond VI, comte de Toulouse, rappelle le
genre des sujets chers à M. Jean-Paul Laurens, nullement sa manière ;
l'effort consciencieux pour atteindre à. l'expression dramatique y est
manifeste, malheureusement il échoue en grande partie dans une
coloration froide, où manquent l'accent et la fougue qu'il faudrait
pour marquer la triste déchéance et l'isolement misérable du comte,
mis en interdit par l'Église, h' Hommage à Delacroix est une allé-
gorie de M. Fantin-Latour, conçue dans ce sentiment gracieux et
quelque peu mystérieux, qui donne tant de charme à ses œuvres.
Avec la Grève de M. La Touche, nous entrons dans le domaine des
artistes qui demandent aux scènes de la vie contemporaine, sincère-
ment observées, leurs sujets de prédilection; celle-ci est terriblement
sinistre, dans le décor d'une usine aux murs noircis par le charbon,
sous un ciel pluvieux et bas, avec le cortège des grévistes hâves, de
mine farouche et haineuse, guidés par une loque noire que l'un d'eux
agite au bout d'un bâton : c'est bien là, dans sa réalité poignante,
l'expression de la misère révoltée, fortement rendue par l'allure
farouche des personnages et la dureté des physionomies, par la
tonalité générale qui ne s'écarte guère de la gamme des gris et des
noirs, enveloppant la scène d'une teinte lugubre. M. Laurent-Des-
rousseaux a trouvé dans La veille de la première communion, une de
ses inspirations les plus élevées : agenouillées dans une église où.
d'étroites fenêtres répandent une lumière calme et discrète, qui se
mêle aux reflets plus colorés des cierges, quelques jeunes filles, de
Le Bénédicité
( Salon, de 1889 )
LE SALON DE i 49
profils très doux et de mise modeste, prient en une attitude recueil-
lie; le sentiment religieux est admirable dans ce tableau, et l'étude
de la lumière y est traitée avec une extrême délicatesse. Il y a de pré-
cieuses qualités de la même sorte dans l'œuvre de M. Meslé, dans
l'atmosphère lumineuse de ce paisible intérieur, où deux femmes
tricotent auprès d'une fenêtre qui s'ouvre sur la campagne, dans
l'accent intime et vrai des figures. C'est encore l'expression de ce
sentiment qui attire dans le tableau de M. Crochepierre, le "Béné-
dicité : ici tout l'intérêt se concentre, à peu près sans partage, sur le
visage de la vieille paysanne, vraiment touchante par la sincérité, la
simplicité naïve, par la ferveur résignée de sa prière; certes, l'habileté
du peintre est consommée, mais elle ne fait nul tapage et ne saute pas
aux yeux, c'est, dès l'abord, la vérité de l'expression qui captive.
Cependant, si l'on veut étudier avec quelque attention la technique
de l'exécutant, il y a là de quoi ravir ceux qui se plaisent à une étude
minutieuse et serrée de la nature, à une recherche très exacte des
valeurs.
M. Gueldry n'a fait qu'un tableau de genre, de son Éclusêe : notre
admiration ne va guère à ces canotiers et canotières qui ne sem-
blent qu'un prétextée grouper des tons vifs et heurtés. La repasseuse,
de M. Michel-Lévy, présente un éclairage intelligent et adroite-
ment rendu, non sans une pointe d'observation fine et spirituelle.
M. Geoffroy, qui s'est fait une réputation méritée par ses tableaux de
mœurs populaires, nous introduit, cette fois, à l'hôpital, le jour de la
visite. Les types, comme toujours, sont observés avec beaucoup de
justesse et cette nuance de malice qui lui est habituelle ; nous n'en
apprécions pas moins les intéressantes qualités de cette peinture, en
particulier la souplesse des tons clairs des rideaux et des lits qui
s'alignent en une longue file sous le jour froid et égal de la vaste
salle. Dans le tableau de M. Pinfold, La mauvaise nouvelle, l'émo-
tion est très intense parce qu'elle se dégage, sans manifestation super-
flue, de l'éloquence des attitudes et de la gravité attristée des physio-
nomies; le vieux marin qui se raidit contre la douleur et refoule ses
larmes prêtes à tomber, est d'une grande expression. Notons une
amusante et bien spirituelle singerie de M Alfred Méry ; — un remar-
quable tableau de M. Gelhay, le Baptême, où l'artiste, en exécutant
tout à fait sur de soi, a franchement abordé un effet de pleine
18S9 — l'artiste — T. 11 4
5o L'ARTISTE
lumière sans transiger avec aucune des difficultés qu'il a rencontrées
dans l'interprétation des colorations vives, ne sacrifiant aucun détail
en vue de l'effet et l'obtenant cependant avec une singulière puissance;
— de M. Emile Jacque, L'omnibus de VOdéon, tableau parisien très
pittoresque ; — l'intérieur paisible et d'un si joli sentiment, de
M. Biessy,où l'aïeule s'est endormie après le repas, et qui s'égaie d'un
rayon de soleil posant sa fine raie sur la nappe blanche; — un délicat
profil de jeune fille, exquis de distinction, d'un coloris discret et sobre,
par M"e Alix d'Anethan; — une agréable composition décorative,
Diane, de Mme Marie Cazin, aux tons éteints de vieille tenture; —
les Confitures de M. Girardot, qui révèlent une entente très subtile
des valeurs; — un second tableau de M. La Touche, la Première com-
munion, qui présente un effet de lumière peint avec une aisance et
une ampleur peu communes ; — un Graveur, par M. Gilbert, large-
ment traité aussi, d'un relief étonnant.
C'est par des oeuvres de cette sorte, où les problèmes de la lumière
et de l'enveloppe aérienne sont franchement et résolument abordés,
où se montrent une étude très sincère de la nature, une recherche
scrupuleuse dans le rendu, servie par des qualités de facture de pre-
mier ordre, que vaut surtout le Salon (i) : en somme, ici
C'est le fonds qui manque le moins.
Mais ce fonds laborieusement conquis est fatalement condamné à
demeurer stérile si l'idée vivifiante ne vient le féconder. Pour des
artistes, cette suprême habileté de métier ne doit être qu'un moyen;
ce ne saurait être un but. Qu'ils se persuadent que l'œuvre d'art
n'existe que par la part d'imagination qu'y met l'artiste : ils savent
peindre, qu'ils apprennent à penser.
JEAN ALBOIZE.
(i) Que dire de ces productions qu'on désigne du terme, déjà bien suranné,
de tableaux de genre? Quelques peintres y persévèrent encore, qui y ont acquis
une bruyante renommée, en un temps et dans un milieu où rien n'était tant
admiré que le sujet vulgaire ou insignifiant, l'anecdote sentimentale ou amusante.
Pour le présent, le plus clair de leur succès est de fournir des sujets de repro-
ductions pour les marchands d'estampes et les éditeurs de photographies, aux
vitrines desquels ils triomphent, il est vrai, sans partage. Au Salon, ils ont bien
leur public aussi; mais, s'ils offusquent l'œil des artistes et des délicats, ils témoi-
gnent, par leur exemple, de l'inanité du tableau de genre au point de vue de l'art.
LA NATURE MORTE
i. y a à peine vingt-cinq ans, un critique chargé de
traiter de la nature morte au Salon, n'eût pas manque'
de partir en guerre contre la division de l'art en
genre infe'rieur et en genre noble; mais aujourd'hui
on a ennobli tant de choses qu'il m'est interdit d'entonner le moindre
petit air de bravoure en faveur de la peinture de carottes ou d'arti-
chauts, laquelle — lorsqu'elle est vigoureusement traitée — se
couvre d'or comme toute autre espèce de peinture. On aurait, du
reste, beau jeu pour établir la noblesse de celle-là, car les historiens
de l'antiquité classique nous racontent de petites historiettes qui
établissent — si on les veut croire, et pourquoi ne les croirait-on
pas ? — que les artistes de leur époque ne dédaignaient pas la nature
morte et même le trompe-l'œil, qui n'est qu'une nature morte parti-
culière, à l'usage de M. Joseph Prudhomme. Des peintures de ce
genre couvrent tous les murs de Pompéi, et une grande partie des
mosaïques que nous retrouvons partout où les Romains ont mis le
pied, représentent des natures mortes rendues avec autant de réalité
que ce procédé le permettait. Pour retrouver l'origine de ce genre, il
faudrait sans doute remonter beaucoup plus haut, par delà le déluge
peut-être ! La science a bien démontré que les troglodytes de la
période magdalénienne étaient d'habiles animaliers ; peut-être décou-
vrira-t-on un jour qu'ils aimaient à dessiner ou même à peindre le
poireau à la blonde chevelure ou l'oignon au teint cuivré. Il ne faut
désespérer de rien lorsque, comme nous, on a l'honneur d'appartenir
à une époque de découvertes historiques et même préhistoriques.
Il est certain que depuis que l'art existe, — c'est dire depuis tou-
jours, comme disait le gamin de Charlet, — il y a eu constamment
deux catégories d'artistes : les rêveurs, les poètes, ceux qui s'essayent
à faire exprimer à l'art ce quelque chose qu'il est inutile de chercher
à définir; puis ces artistes pour lesquels l'art est le seul but, et qui,
dans les civilisations avancées, peignent pour l'unique et suprême
52 L'ARTISTE
plaisir de peindre. Ceux-ci créent tout naturellement la nature
morte, genre où la poésie a pourtant quelque chose à voir, puisque,
suivant une admirable expression, l'homme, s'ajoutant à la nature
dans toute manifestation artistique, met forcément un peu de senti-
ment même dans la représentation des choses les plus vulgaires. Une
soupière en porcelaine de Saxe, un flacon, une brioche, un couteau :
Chardin fait, avec ces humbles objets, un poétique tableau; mais la
poésie qui se dégage de ces œuvres n'est peut-être pas exclusivement
le fait de la peinture. Chardin nous montre, en effet, avec une singu-
lière intensité de vérité, un petit coin de la vie d'autrefois; à cette
évocation intime, notre émotion est, au moins pour une part, de la
nature de celle que nous ressentons, par exemple, en face d'une
authentique table à balustres, sur laquelle nos pères d'il y a deux
cents ans ont trainé les manches de leurs justaucorps. Ceci, d'ailleurs,
n'enlève rien au mérite d'un de nos plus grands peintres.
Une bonne nature morte ne peut qu'être un bon morceau de pein-
ture. Ici les qualités purement pittoresques doivent être la première
préoccupation de l'artiste. Ce genre exige une puissance d'exécution
et une virtuosité particulières. Aux époques où les qualités maté-
rielles sont peu prisées, il paraît donc naturel que la nature morte
n'existe guère, ou tout au moins soit reléguée au dernier rang : c'est
ce qui est arrivé chez nous pendant la période dite académique, et
cependant il ne- serait pas impossible de trouver quelques bons
tableaux de nature morte, mais bien rares, sortis du pinceau de
quelque élève de David ou de Guérin. Au lendemain du xvin° siècle,
d'une époque où l'art de peindre fut poussé si loin par quelques-uns,
le manque d'habileté, chez la plupart des académistes, serait vraiment
pour nous surprendre si nous ne savions qu'il était voulu. C'étaient,
pourrait-on dire, des fanfarons de mauvaise peinture, qui semblaient
mettre leur honneur à ne cultiver que le genre proscrit par Boileau :
pour eux, montrer quelque virtuosité, c'eût été déchoir.
Quand vinrent les romantiques, il leur fallut réapprendre une
technique à peu près oubliée. Ce fut, d'ailleurs, assez tôt fait :
Delacroix, Decamps, Th. Rousseau, etc., furent de merveilleux
ouvriers de la peinture. De natures mortes, on n'en fit pas beaucoup
pendant la période romantique; exprimer la passion, le sentiment,
par les moyens pittoresques, tel était alors le but poursuivi. Or, il
LE SALON DE [889
est à peine besoin de dire que la nature morte ne se trouve pas
comprise dans cette formule. Ce ne fut donc que plus tard qu'elle
reparut avec Philippe Rousseau, Monginot, Yollon; dans ces trois
noms se résume toute l'histoire de la nature morte moderne. J'entends
de la nature morte des peintres, car il y a aussi la nature morte des
antiquaires, sur laquelle M. Biaise Desgoffe règne sans conteste, après
l'avoir peut-être inventée. Des localités très justes, une facture très
spirituelle, une aptitude toute particulière aux arrangements ingé-
nieux — trop ingénieux peut-être — telles sont, il me semble, les
caractéristiques principales de la personnalité artistique de Philippe
Rousseau qui fut un charmant peintre, de grand talent, mais dont les
tableaux ne sauraient cependant être comparables aux chefs-d'œuvre
des maîtres. Que lui manquait-il donc? presque rien, mais ce rien est
tout : un peu plus de simplicité, un peu plus de puissance ; — si vous
me trouvez trop sévère, souvenez-vous du bon Chardin. Chez Mon-
ginot les localités sont aussi fort justes, je dirais volontiers trop
justes-, quelques sacrifices de plus, quelques bonheurs de palette
de moins, et la peinture de Monginot gagnerait un peu de cette
maîtrise qui lui fait absolument défaut, il faut bien en convenir.
Yohon est celui de nos artistes qui possède le mieux les qualités qui
font un peintre de nature morte de premier ordre ; l'exécution de ses
tableaux est si admirable qu'en les étudiant nos peintres les plus en
renom peuvent prendre d'excellentes leçons de technique. L'habileté
de Vollon concourt au rendu d'une pensée artistique, sa brosse n'est
pas seulement adroite et spirituelle, elle est surtout expressive, et si,
par exemple, il reproduit avec un singulier Donneur telle circons-
tance » caractéristique de son modèle — poisson, oiseau, etc. — la
touche y est pour beaucoup, pour tout quelquefois, pourrai-je dire.
Mais voilà assez de préliminaires. Il est temps d'entrer dans mon
sujet.
L'envoi de M. Yollon est certainement un des beaux morceaux de
peinture du Salon ; ce tableau, malgré la figure qui s'y trouve, ne sort
pas du genre de la nature morte, et je pense qu'il y a lieu d'en féli-
citer son auteur. Très brillant, très amusant de touche le tableau de
M. Monginot, Convoitise, mais d'une peinture pas assez solide; bien
vivants, bien remuants les faucons du premier plan, mais la draperie
du fond est peinte maigrement et me gâte tout le tableau. M. Biaise
54 L'ARTISTE
Desgoffe continue à nous montrer des émaux de Limoges, des
onyx, mêles à des cristaux; il y a bien longtemps que cela dure, et
on s'e'merveille de constater que cet artiste du genre ultra-conscien-
cieux persiste, en dépit des années, à avoir l'œil aussi bon et la main
aussi sûre que devant. On m'assure qu'il se trouve des personnes
pour aimer sa peinture ; quant à moi, j'admire en lui l'artiste con-
vaincu et je jalouse la délicatesse de ses organes. Mais voici de la
peinture robuste et crâne : très bien comprise la grande toile de
M. Rozier, Che\ Gargantua ; c'est là une composition dans le genre
de Snyders, on y voit dans un beau désordre des gibiers et des
oiseaux de toute sorte, chevreuils, paons, lièvres, cygnes, oies, fai-
sans, bécasses, canards, dindons, etc., et puis dans le fond, des cui-
siniers, des rôtisseurs. Les raisins de M. Bergeret sont très fins de
ton et peints d'une touche délicate et agréable. Voici des poissons de
mer, rouget, congre, etc., qui rappellent ceux de Vollon, ils sont
signés Joseph Bail ; c'est bien, il y a de la vigueur, mais où est la
finesse du maître? Les Pommes de terre en robe de chambre de
M. Cesbron, le peintre de fleurs, n'ont pas assez de consistance;
creux, cassants, un peu en verre ses tubercules ne paraissent pas
renfermer la bienfaisante farine qui fait la gloire de leurs congénères.
Des fruits, des huîtres et un homard, c'est ainsi que M. Fouace
déjeune en carême, si nous en croyons le livret; très agréable pein-
ture, ton fin, touche spirituelle. M. Chrétien peint un peu dans le
genre de M. Fouace, mais il est plus minutieux, sa peinture frotissée
a quelque chose de mesquin ; cependant les natures mortes qu'il
expose ne sont pas sans qualités. Le Gigot de M. Eugène Claude est
d'une coloration très brillante, c'est là un excellent morceau de pein-
ture. Quelques fleurs en terminant : les Giroflées de M. A. Rouby
qui sont vigoureusement traitées et d'une coloration puissante ; les
deux tableaux de M. Bourgogne, Chc\ le fleuriste et Chrysanthèmes,
peints avec beaucoup d'habileté; quant au Bouquet de Cluysan-
thanes de M. Maisiat, il ressemble un peu trop à de la vieille peinture.
CAMILLE LEYMARIE.
LA GRAVURE
e Salon de gravure ne laisse point d'impressions tumul-
tueuses (c'est toujours cela par ce temps de bous-
culade universelle) ; et le visiteur y peut, en toute
tranquillité, faire des observations générales, parti-
culières, comparatives, voire rétrospectives, sur l'état d'un art auquel
on associe généralement des idées de patience et d'austérité. A dire
vrai pourtant, le mot austérité prononcé à propos du Salon de gra-
vure actuel fait un peu songer à quelque congrégation sévère dont
les membres seraient devenus sceptiques. C'est malheureusement là
l'impression qui se dégage de l'ensemble des gravures exposées.
Beaucoup trop d'entre elles paraissent procéder de ce scepticisme
froid, terne, éclectique, qui nivelle impitoyablement toute personna-
lité et finit généralement par interdire a l'artiste le libre usage de ses
qualités et de ses défauts, — quand il ne lui apporte pas par surcroît
les amertumes et les dégoûts de l'indécision. Le manque de parti
pris, le manque de foi, si l'on veut, gêne évidemment beaucoup de
graveurs.
Les résultats troublants des procédés de photogravure sont aussi
pour quelques-uns d'entre eux la cause d'un malaise plus ou moins
nettement perçu, mais indiscutable. Entraînés par un désir de lutte,
louable et naturel, ils ne peuvent s'empêcher de chercher à faire aussi
bien que la photogravure, au lieu de se mettre délibérément à faire
autre chose. C'est ainsi qu'ils usent inutilement leurs forces et se
laissent dominer par quelques mauvais côtés de l'influence photogra-
phique. Ceci nous vaut des estampes fort bien faites et très poussées,
mais ternes et sans nerf, parce que leurs auteurs les ont trop vues à
travers les gris mécaniques du cliché et que, comme un écolier qui a
oublié le maniement de son lexique, ils paraissent avoir perdu l'habi-
tude de faire jouer d'une façon personnelle des noirs et surtout des
blancs.
Il est peut-être un peu dur de signaler aussi crûment ces côtés
56 L'ARTISTE
défectueux, mais on peut s'assurer, en parcourant, même rapidement,
les estampes, excellentes, bonnes ou médiocres, exposées au palais de
l'Industrie, que ces réflexions ne sont point dictées par un pessimisme
gratuit.
Les graveurs ont décerné une médaille d'honneur à M. Achille
Jacquet, l'homme de France qui grave avec la plus impitoyable régu"
larité. Sa planche est la gravure un peu froide de cet admirable por-
trait de religieuse qui fut, Tannée dernière, pour Alexandre Cabanel,
l'occasion d'un succès éclatant près des peintres et des critiques de
toute école et de toute opinion. Le Portrait de la fondatrice des
petites sœurs des pauvres devait primitivement être exécuté avec la
collaboration du plus célèbre des graveurs au burin contemporains,
M. Hcnriquel-Dupont, maître de M. Jacquet. M. Henriquel a recueilli
dans sa longue carrière tous les lauriers qu'un artiste puisse ambi-
tionner, et si ses travaux ont été supprimés sur la planche en question,
espérons, pour M. Jacquet, que c'est par une intention affectueuse du
vieux maître qui a voulu laisser à l'un de ses meilleurs élèves toute
l'intégrité d'un succès indiscuté.
Il faut signaler parmi les bons envois des graveurs au burin le
Portrait du cardinal de Richelieu, d'après Ph. de Champaigne, gravé
par M. Deveaux (ire médaille); la planche un peu terne de M. Dan-
guin d'après L. Cogniet, Saint Etienne visitant les malades; les
Femmes de Tanger par Morse d'après B. Constant; la planche sobre
et fort bien traitée, de M. Lamotte, d'après le bas-relief de Dalou,
les États généraux, et une petite pièce charmante de ton et d'exécu-
tion de M. T. de Mare d'après Fragonard, la Foire de Saint-Cloud.
Le Portrait de Pierre Corneille, gravé par M. Burney, bien que fait
avec une extrême conscience, n'a point un aspect agréable; il manque
de calme, d'assiette, si l'on peut employer ce terme à propos d'une
estampe. Relevons en passant les noms de MM. Haussoullier, Bar-
botin, Rapine, et le dernier envoi de feu Léopold Massard, le Por-
trait du cardinal Lavigerie d'après Bonnat. M. Abot, qui expose un
Boilcau d'après Mme Lemaire, des vignettes d'après MM. I.ynch et
Toudouze et quelques portraits, a, dans l'aspect très frais de ses
planches et l'habileté de son travail, deux éléments assurés de succès.
La gravure à l'eau-forte originale est assez peu représentée au
LE SALON DE 1889
Salon : à part les planches de M. Ch. Jacque, La grande pastorale et
neuf petites pièces rustiques, les eaux-fortes bien franches d'allures de
MM. Cazin et Paul Blanc, le charmant portrait du regretté Edm.
Hédouin par Boilvin, et les vignettes de Lalauze pour Werther et Le
vicaire de fVakefield, on ne voit guère, sous la rubrique eau-forte ori-
ginale, que des nomse'trangers. M. Bail expose une Vue de Venise, très
vivement exécutée, qui lui a valu une mention honorable, M. Bakewell,
deux Vues de Florence, M. Haig, des Vues d'Espagne, M. Heseltine,
des Vues d'Angleterre et de Bordigliera, M. Storm van S'Gravesande,
un Clair de lune. Peu de compositions ou d'études de figures.
Les gravures de reproduction, dites eaux-fortes, forment la grande
masse des envois ; il y en a beaucoup de médiocres, qui ne rappel-
lent guère l'eau-forte que de loin ; mais il y en a d'excellentes, et
en première ligne celles de MM. Millier, Kœpping, Lecouteux, et
Fornet.
M. Millier, un jeune, a du nerf, de la souplesse, une adresse
extrême, une pointe bien incisive, bref un réel tempérament de gra-
veur. Encore un peu de maigreur parfois. Les deux planches d'après
Fréd. Morgan et Farquharson sont très remarquables et très remar-
quées. L'Age de pierre, gravé par M. Lecouteux d'après M. Cormon,
est une page solide, une œuvre digne en tous points de l'excellent
portrait du général Prim ; quant à la Tête de vieillard gravée par
M. Kœpping d'après Rembrandt, c'est un tour de force déconcertant.
Il est impossible de pousser plus loin l'imitation du tableau, et, à
parler franchement, c'est peut-être poussé trop loin, mais c'est réelle-
ment très fort et très étonnant. L'interprétation, donnée par M. For-
net, de types dessinés par M. Raffaelli avec son impitoyable réalisme,
est admirable de précision et de vérité; beaucoup d'aisance dans le
rendu, malgré l'exactitude rigoureuse avec laquelle sont reproduits
les originaux. A signaler parmi d'autres remarquables envois les
grands paysages gravés par MM. Chauvel et Brunet-Debaines, le
Printemps par M. Bracquemond, d'après Millet; la Fenaison par
M. Focillon, d'après Lhermitte; les vignettes très poussées, gravées
par M. Géry-Bichard (deuxième médaille) d'après M. L.-O. Merson
pour Notre-Dame de Paris; un Frontispice de Léopold Flameng
pour l'œuvre de Boileau, d'après M. Lechevallier-Chevignard; deux
Vues de Paris par M. Toussaint, d'après Zuber ; une excellente
38 L'ARTISTE
pièce de M. Massé, d'après Orchardson, la Reine des épées; le
Laivn-Tennis par Mordant, d'après Lavery, et le Drapeau de Moreau
de Tours, du pre'cédent Salon, habilement reproduit par M. Qua-
rante.
Les planches de M. Mathey, d'après Delon, sont aussi bien gravées
que possible, mais on peut leur faire le reproche d'être également
bien gravées en tout point, de sorte qu'elles n'ont guère d'ac-
cent ; celle de M. Courtry, la Lettre de recommandation, d'après
M. Aranda, fait songer avec regret au Milton dictant le Paradis
perdu et à quelques eaux-fortes plus « eau-forte » du même auteur.
Relevons en passant les noms de MM. Delaunay qui expose la
Cathédrale de Chartres; Gautier, X Abbaye de Westminster ; Huault-
Dupuy, avec deux vues de l'Anjou ; Greux, les Bords de l'Oise, d'a-
près Daubigny; Boulard, des Vignettes pour les confessions de
Rousseau, d'après Leloir; Bouvenne, Un tigre, d'après Delacroix;
Menpès, Le repas des archers, d'après Fr. Hais, grande pointe sèche
très originale, traitée avec toute la liberté d'un peintre, et Hanriot,
dont le portrait de femme, d'après Rembrandt, est franchement exé-
cuté et non sans finesse.
Dans la lithographie on remarque : Éventail et poignard par
M. Colas, d'après Falguière (troisième médaille) ; les envois de
MM. Corpet et Derache, également médaillés, les lithographies origi-
nales de M. Fantin-Latour, de M. Sirouy, et une pièce très crâne-
ment enlevée de M. Maurou, Paysage, d'après Vallet, qui rappelle
les meilleures lithographies originales par l'aisance de la facture. A
signaler aussi le grand Portrait de femme de M. Lunois, étude origi-
nale, et le Ludus pro Patria gravé d'après M. Puvis de Chavannes
par M. Thornley.
Les graveurs sur bois ont quelques envois absolument remarqua-
bles. Le Portrait de M. Français gravé par M. Baude, d'après
Carolus Duran, est un véritable tour de force, si l'on se rappelle
l'exquise fraîcheur et le brio de l'original. Les gravures sur bois ori-
ginales de MM. Lepère et Beltrand, outre qu'elles sont fort intéres-
santes et très spirituelles, méritent les plus grands encouragements,
car elles représentent un effort, une innovation dignes de tout succès.
Avant de quitter la gravure signalons l'excellent Sabotier gravé par
M. Clément Bellanger, d'après M. Lhermitte; les bois extraordinaire-
LE SALON DE 1SS9 5g
ment habiles et souples, gravés par M. Florian sur les dessins de
M. Besnard, pour la Force psychique, et constatons que le Salon de
gravure, malgré les critiques dont il est passible, renferme encore
beaucoup d'excellentes estampes, si l'on tient compte surtout du voi-
sinage accaparant de l'Exposition universelle.
F. COURBOIN.
L'ARCHITECTURE
u Salon d'architecture de 1889, l'art exotique tient une
place importante. Il a pour introducteur M. Fourne-
reau, qui a relevé et dessiné un des plus grands
monuments du Cambodge siamois, la pagode royale
d'Angkor-Yat. Cet artiste nous montre là le principal résultat d'une
mission bien remplie, d'où il a rapporté encore d'autres travaux et
de nombreux moulages. M. Lheureux a projeté d'élever sur l'empla-
cement des Tuileries un monument à la gloire de la Révolution fran-
çaise. C'est une pyramide qui, — singulière coïncidence — ressem-
ble quelque peu à celles d'Angkor-Vat, mais avec moins de verve,
moins d'aisance, avec plus de motifs divers et un désordre qui n'est
pas dans l'édifice kmer; l'œuvre de M. Lheureux est cependant
intéressante. Sur le même terrain, M. Bruneau propose d'élever un
musée composé de deux salles reliées entre elles par un monument
votif; cette dernière partie du projet est d'un caractère insuffisam-
ment accentué. Le talent dont M. Bruneau a fait preuve ici, a servi
surtout à démontrer qu'un emplacement aussi magnifique que celui
des Tuileries ne saurait être judicieusement réservé à un musée,
ainsi qu'il en a été longtemps question. M. Clément est l'auteur
d'un projet de restauration du Ditomo de Milan; les tours sont grêles
et n'ont pas assez d'importance. Dans le projet d'Opéra-Comique
présenté par M. Allorge, la disposition du plan ne manque pas de
simplicité, mais, pour aller du grand vestibule à la salle de spectacle,
il n'y a guère d'autre passage qu'un palier d'escalier; la façade prin-
cipale, qui est sur le boulevard, n'est pas intéressante et manque de
particularité, lesfaçades latérales et les coupes sont très bien traitées;
dans l'ensemble il y a de la verve, de l'ampleur et beaucoup d'habi-
leté. Le vestibule pour une habitation, de M. Yinson, ne paraît pas
habitable; c'est une sorte de décor de théâtre, où l'on a ménagé
autant de coulisses du côté cour que du côté jardin, et qui pourrait
servir à encadrer Théodora, si le fond n'était pas d'un style à
LE SALON DE iSSg 61
encadrer la Muet te. M. Trilhe a eu l'idée ingénieuse, mais compli-
quée, de construire un marché aux Heurs au-dessus des réservoirs
de la Ville, rue de Constantinople. M. Genuys a édifié une fontaine
publique aux frais d'un maire de Bayeux; scellé à la meilleure
place, le portrait en bronze de ce magistrat municipal ne laisse pas
oublier un instant sa fastueuse générosité.
Parmi les ouvrages d'art et d'archéologie en architecture, exécutés
à Rome par les pensionnaires de l'Académie de France, la restaura-
tion de la partie nord-est de la villa de l'empereur Adrien, par
M. Esquié est un des mieux réussis. Le sujet ne comportait guère
une étude approfondie de la forme générale, aussi M. Esquié s'est-il
attaché à en interpréter le côté gracieux : le morceau le plus curieux
de cette restauration est, en effet, une nymphée très étudiée et
rendue à la perfection. Le marché pour la ville de Chàteaudun
exposé par M. Gagey est une excellente composition ; son esquisse
du concours pour le palais de l'Exposition universelle, a aussi de
grandes qualités, mais il est fâcheux que la base du dôme principal
soit cachée par des constructions qui paraissent élevées sur des
arches de pont. M. Redon a fait, sans enthousiasme, de bons exer-
cices scolaires ; dans son travail de restauration du temple de la
Concorde, à Rome, il a imaginé des fenêtres qui conviendraient à
une habitation plutôt qu'à un temple. Voici le dessin de la porte que
M. Gautier a construite pour l'Exposition universelle, à l'entrée de
l'esplanade des Invalides, composition gaie et brillante, avec, au
centre, un dôme lumineux qui malheureusement n'a pas été exécuté.
M. Meissonier a décoré agréablement une salle de restaurant.
M. Mayeux, pour un tombeau en Bretagne, s'est inspiré des calvaires
du Finistère ; l'œuvre a beaucoup de charme, bien que l'aquarelle
qui la représente paraisse un peu fatiguée. M. Hourlier et M. Lafon
exposent chacun une belle aquarelle. M. Boitte a fait une excellente
restauration d'une cheminée monumentale du palais de Fontaine-
bleau.
En passant des salles d'architecture dans les galeries, on voit
d'abord plusieurs projets d'hôtel de ville pour Calais : c'est correct,
administratif, c'est triste. Après avoir examiné cela, il faut aller se
réchauffer l'œil en admirant les hôtels de ville de Compiègne et de
Loos dont les copies se trouvent dans la seconde salle. Cependant le
62 L'ARTISTE
projet de M. Wallon a de remarquables qualite's : la conception du
plan s'adapte parfaitement au terrain; la circulation des voitures
n'encombre pas le rez-de-chaussée comme dans le projet de M. Dutocq.
M. Gayet expose d'intéressants documents provenant de Louqsor ;
les rendus sont insuffisants et c'est dommage, car le sujet traité est
du plus haut intérêt. M. Durand a construit à Béziers une maison
très bien étudiée dans toutes ses parties. M. Astruc présente une
« gare de passage » ; M. Cazaux, deux belles restaurations de
châteaux féodaux; M. Josso, un Panthéon qui paraît être le résultat
de toutes sortes de réminiscences, projet d'une bonne tenue.
La plupart des architectes qui sont dans la force de leur talent ne
figurent pas, cette année, au Salon d'architecture. On peut espérer
pourtant que ces Salons, grâce au nouveau règlement qui ne rejette
plus, sans examen, les œuvres d'actualité, les concours publics,
reprendront beaucoup de l'importance qu'ils avaient perdue. Si les
esthéticiens accrédités le voulaient bien, ils pourraient, par leurs
envois, rendre l'exposition plus intéressante, provoquer ainsi la
curiosité du public, enfin attirer ici tous les dispensateurs de travaux,
qui n'y viennent jamais. Alors l'architecture pourrait quelquefois
échapper aux spéculateurs pour retourner aux artistes.
E. LOVIOT.
On ne saurait admettre que la collaboration de M. E. Loviot à L'Artiste par
le compte rendu qu'il vient d'y donner du Salon d'architecture, oblige L'Ar-
tiste à ignorer les envois de M. E. Loviot. Nous qui n'avons pas, de les passer
sous silence, les mêmes raisons personnelles que notre collaborateur, nous
croyons devoir, à défaut d'une appre'ciation qui en pourrait peut-être sembler
suspecte ici, en faire au moins une mention, d'autant que, d'après le témoi-
gnage de ses confrères eux-mêmes aussi bien que des rares curieux d'art qu'in-
téresse le Salon d'architecture, ils ont quelque importance et même quelque
mérite. C'est d'abord, placé au centre de l'une des salles, la maquette en plâtre
d'un monument à la mémoire des Girondins pour le concours de la ville de
Bordeaux : la base est formée d'une sorte de cénotaphe sur plan circulaire ; de
cette base émerge un piédestal qui porte une statue de la République. Les figu-
res ont été modelées par M. Cordonnier. L'autre ouvrage exposé par M. E. Lo-
viot est encore une esquisse qui a été présentée au concours organisé par le
ministère de l'Industrie et du Commerce pour la construction des bâtiments
de l'Exposition universelle : l'auteur n'a insisté que sur la composition d'un
LE SALON DE \i
CÔ
monument commémoratif du centenaire de 1789 ; ce monument a trois cents
mètres de hauteur, conformément au programme du concours qui pre'voyait
une tour de pareille élévation. Cette tour, qui, dans le plan adopté et exécuté, est
devenue l'échafaudage en fer du Champ-de-Mars, vulgairement appelé Tour
Eiffel, est, dans le projet de M. E. Loviot, un édifice réellement et architectu-
ralement monumental. Qu'il nous soit permis d'ajouter, pour ceux aux yeux de
qui les médailles décernées au Salon de même qu'aux autres expositions, et, en
particulier, la médaille d'honneur, ont gardé quelque prestige, que dans le vote
de cette suprême récompense par la section d'architecture, lequel ne peut, aux
termes du règlement, donner lieu qu'à deux tours de scrutin, le nom de
M. E. Loviot a réuni, à chacun des tours, le plus grand nombre de voix ; si, en
fait, la médaille d'honneur ne lui a pas été attribuée, c'est parce que le susdit
règlement, par une de ces dispositions dont la Société des artistes français
semble se plaire à le compliquer, établit qu'elle ne doit être décernée qu'à la
majorité absolue des suffrages : virtuellement, il peut en être considéré comme
le titulaire. Ceci dit surtout afin de montrer que l'exposition de M. E. Loviot
peut, sans exagération, ne pas être considérée comme une simple quantité
négligeable, et pour expliquer pourquoi nous avons cru devoir la signaler. Le
fait, au surplus, de la part d'architectes, partant de rivaux, d'avoir désigné
pour la plus haute récompense du Salon d'architecture, précisément deux
ouvrages écartés dans des concours, n'est-il pas significatif, et ne serait-il pas
de nature à nous rendre passablement sceptiques au sujet de ce déplorable
système des concours, si chaque circonstance où il est appliqué ne venait four-
nir contre lui une preuve nouvelle et manifeste à ceux mêmes qui avaient en lui
la conviction la plus robuste et les illusions les plus tenaces ? (N. D. L. R.)
EN NORMANDIE
PROMENADE MATINALE
rger fécond, jardin charmant,
Clos où luit la pomme vermeille,
Je t'aime, 6 bon pays normand,
Lorsqu'un matin clair t'ensoleille !
Je t'aime, salubre et beau parc,
Terre d'amour et de merveille,
Où des cendres de Jeanne d'Arc
Naquit jadis le grand Corneille !
Il
RUINES
un sentier J'entre de mousse et d'herbe fine,
Le bois nous mène au vieux château
Qui, sous les pins, se dresse au bord de la ravine,
Dans les bruyères du coteau.
EN NORMANDIE G5
Ce/ut, au temps des rois, un rendez-vous de chasse,
Ce fut un rendez-vous d'amour :
La Force et la Beauté s'y plaisaient. — A leur place,
Les hiboux y font leur séjour.
Mais, près des murs croulants, parfois, vers Veau qui rêve,
Se penche une biche aux doux y eux ;
Et dans un chêne immense, en mai, chantent sans trêve,
Tout le jour, mille oiseaux joyeux.
III
SOUS BOIS
Hu/mi.f de la forêt pensive,
Hââll Entre deux hêtres, sur un lit
De feuilles mortes, chante et luit
L'eau pure d'une source vive.
Dès la première heure, au réveil,
Le rossignol et la mésange
Viennent là, sans qu'on les dérange,
Lustrer leurs plumes au soleil.
Là, loin des cages et des grilles,
Les fauvettes prennent leurs bains,
Au bruit métallique des pins
Dont le vent froisse les aiguilles.
Près du troène au blanc bouquet,
Le ne-ni 'oublier-pas y tremble ;
On y voit fleurir, presque ensemble,
La véronique et le muguet.
Sur le réseau léger que tisse
L'araignée aux yeux vigilants,
L'aube égrène là ses brillants,
Pâle et fugitive Eurydice.
1SS9 — L'ARTISTE — T. II
G6 L'ARTISTE
Là, mûrit dans le serpolet
La fraise sauvage, pareille
A la pointe droite et vermeille
D'un sein ferme et gonflé de lait.
O les longs et tendres murmures,
Par lesquels la bête-à-bon-dieu
Vole, rose et noire, au milieu
Des mûriers constellés de mûres !
O le sanctuaire profond,
Où monte la musique douce
Qu'avec la source, sur la mousse,
Les ailes et les feuilles font !
Là, le réel se mêle au rêve,
Comme au ciel la verte forêt :
Ces bois sont sacrés ! on dirait
Le paradis que perdit Eve;
Et c'est là que, par un beau jour,
Il faut mener la bien-aimée
Pour ouvrir, dans l'ombre embaumée.
Son cœur virginal à V amour.
IV
BLANC BONNET
n ne porte plus la coiffe cauchoise
Q'au bal costumé, pour le Mardi gras :
A vos pommiers verts, vieux clochers d'ardoise,
Sonnez-en le glas !
On porte chapeau !... Qu'elles étaient belles,
Cependant, aux jours trop vite oubliés,
ï'os Normandes, sous leurs flots de dentelles
Et leurs tabliers !
EN NORMANDIE 67
Les grands papillons des coiffes légères
Faisaient un charmant effet de blancheur
Sur les chers yeux bleus de vos ménagères
Et sur leur fraîcheur .
LA CHANSON DE L'ALOUETTE
IfêH'ïHs les ble's chante l'alouette,
Uls Elle va prendre son essor.
Chante, alouette, chante encor
La belle que mon cœur souhaite ;
Chante encore, chante alouette,
Ses cheveux blonds dans les ble's d'or !
Apaise mon âme inquiète,
Alouette aux cris amicaux ;
Chante, chante à tous les échos,
Le rire en fleur de la coquette ;
Chante ses lèvres, alouette.
Dans les rouges coquelicots !
Voix divine, ô fée, ô poète,
Ame blonde de l'épi mûr,
Chante de ton chant le plus pur
Ses yeux d'enfant qu'ici je guette ;
T'a, monte au ciel, chante, alouette,
Chante ses yeux bleus dans l'azur !
VI
MARINE
fîSf À'" fof va mourir le jour.
Egg L'horizon de flamme et d'ombre,
Où baille un nuage sombre,
Est rouge et noir comme un four ;
G8 L'ARTISTE
Et là-bas, sur la mer plate,
Le veut pousse les bateaux.
Comme Je petits gâteaux,
Dans eette gueule écarlale.
VII
FÉERIE
SSII ans le champ fauché, la bergère,
Usa Enfant Inile'e aux clairs yeux bleu*
Mené, pieds nus, jupe légère,
Son troupeau de moutons houleux.
Le vent qui souffle, l'a coiffée
De la paille d'or du sillon;
Elle a l'air d'un conte de fée :
Est-ce Peau-d'âne ou Cendrillon ?
O charmante et pauvre fillette,
Qui, la branche verte à la main,
Telle qu'un rêve de poète.
Vas par les champs, loin du chemin.
Reste pure, simple et sauvage,
Comme un jeune air du temps jadis !
Paris ferait trop de ravage
En ton âme de paradis.
VIII
ELIXIR
1PS1" fait du cidre avec la pomme;
KsiJ Avec la grappe on fait du vin .
On fait avec le cœur de l'homme
Quelque chose de plus divin.
EN NORMANDIE G9
Dans le cœur palpite une flamme
Qui rend clair le plus noir séjour
Avec le cœur, o ma chère âme,
On fait cet e'lixir : l'amour !
IX
APRES-MIDI DE NOVEMBRE
WSj&ans la tiédeur d'un calme jour d'automne,
lÈMm Sous lesnleil mélancolique et tendre,
Comme il est doux d'être aux champs, et d'entendre
Mourir là-bas ce vieil air monotone !
On boit un philtre exquis, mais sans ivresse;
Autour de vous, tout est rave et silence :
D'un rythme lent, le peuplier balance
Ses rameaux d'or que le ciel bleu caresse.
On se réchauffe aux longs rayons obliques
Dans les sentiers jonchés de feuilles jaunes;
Entre Veau pâle et le frisson des aulnes,
Semblent flotter des formes angéliques.
Tandis que fuit la tremblante fumée
Qui, vers l'azur, s'élève des chaumières,
Le cœur se rouvre à ses amours premières;
On croit bercer encor la bien-aimée !
Si l'Espérance est le bonheur suprême
Quand le printemps rit sur les verts calices,
Le Souvenir, l'automne, a ses délices :
Il est plus doux que la Volupté même.
70
L'ARTISTE
DERNIER AMI
ffifâîussc^ cœur triste qui succombe,
WSsj Demande, se sentant plier,
Un saule éploré sur sa tombe.
— J'aimerais mieux un peuplier,
Préférant, sur mon solitaire
Et long repos silencieux,
A l'arbre courbé vers la terre
L'arbre qui jaillit vers les deux.
EMILE BLE MON T.
CHRONIQUE
ne nouvelle exposition de peinture,
organisée par le Cercle de la rue
Volney, témoigne de l'infatigable
production du groupe d'artistes
qu'il compte parmi ses membres. Il
est juste de déclarer, d'ailleurs, que
comme intérêt, cette série supplé-
mentaire ne le cède en rien à celle
qui l'a précédée, l'hiver dernier, et
dont un de nos collaborateurs a
rendu compte ici. Les plus réputés
parmi les habitués de la maison
n'ont pas dédaigné de participer à
cette exposition d'été, quelques-uns même en envoyant du meilleur de
leur cru. Nous avons retrouvé là. avec deux beaux portraits, M. Élie
Delaunay dont la maîtrise ne se dément pas un instant, et qui restera,
comme portraitiste, au nombre des artistes contemporains, un de ceux,
assez rares, de qui l'œuvre gardera sans conteste le précieux privilège
d'une impeccable tenue, grâce à une pénétrante observation unie à une
L'ARTISTE
franchise d'exécution surprenantes ; le Portrait de Mmc la comtesse L. est
un morceau superbe par la souplesse du modelé obtenu en pleine lumière.
La précision habituelle à M. Buland et le soin scrupuleux qu'il met à
noter tous les détails, ne font pas défaut à son portrait de fillette; ce qui
y manquerait plutôt, c'est l'équilibre de la perspective, la position des
divers plans, c'est enfin que l'air ambiant est absent entre la figure et le
fond du tableau, où les accessoires ne se résignent pas assez volontiers
au rôle secondaire qui leur appartient. M. Dinet a eu de cette région de
Bou-Saada que Guillaumet nous révéla de façon si magistrale, une vision
très exacte et personnelle à la fois : il y a de l'éclat et une ingénieuse
recherche dans le rendu des reflets, en son Matin; le Soir s'adoucit d'une
enveloppe transparente et chaude, d'un charme réel. On ne saurait faire
un crime à M. Toulmouche d'être resté de son temps, aussi ne médirons-
nous pas de ses tableautins, sujets de genre conventionnels et faux ; il est
encore de par le monde, parait-il, des gens qui se plaisent à ces produc-
tions ; la croissante prospérité de ce commerce en est une preuve indé-
niable. Chez M. Desvallières la recherche archaïque et quintessenciée est
curieuse quand elle a sa raison d'être dans un sujet tel que sa Sainte
Marie, Rose mystique, elle n'exclut pourtant pas le modelé et l'exactitude
dans le ton des chairs; si l'ensemble reste séduisant, les détails sont durs
et la facture trop sommaire parfois. L'étude de femme de M. Rivey n'est
pas sans mérite, mais les heurts que ses empâtements excessifs mettent
dans son modelé sont ici tout à fait hors de propos. M. Carolus Duran
est, dans son portrait d'enfant, redevenu le brillant exécutant que l'on sait.
M. Bergeret donne, par sa nature morte, une preuve — qui n'était plus à
faire — de son habileté à composer et à rendre une desserte. La liseuse
mi-dénudée de M. Rixens montre une carnation fort attrayante avec des
reflets dans la demi-teinte, à ravir les gens du métier. Ce n'est pas par la
précision du dessin que M. Henner attire et conquiert ses admirateurs,
aussi ne commettrons-nous pas l'indiscrétion de chercher ce qu'il peut y
avoir de correction dans son Esquisse de Christ en croix, pour la Cour de
cassation ; mais, cette fois, la « tache » de cette carnation, blafarde à
l'excès, est déplaisante sur le fond de bitume habituel. Notons un paysage
de printemps très délicat de M. Iwil. L'exécution des paysages de
M. Berton s'arrête à mi-chemin, c'est peut-être même là ce qui en fait
l'attrait; ils ont, d'ailleurs, de fort jolis tons. M. Monginot est exquis et
plein d'esprit avec sa famille de chats, il est surtout hardi dans Y Enfant
de chœur qui va jusqu'aux extrêmes limites du rouge. Nous reconnaissons
au passage, sous la signature de M. Paul Merwart, le poète Léon Duvau-
chel dans un petit portrait finement peint. Dans sa figure de Parisienne
M. Courtois, par la facture autant que par la dimension, confine au minia-
turiste. Deux portraits de M. J.-J. Weerts sont d'une touche spirituelle
et fine. M. Lafon impose à ceux qu'attire l'intéressant éclairage de son
CHRONIQUE
portrait de femme, un éloignement anormal afin que se puissent atténuer
pour l'œil les hachures brutales de son modèle'. Le de'licat problème d'un
intérieur avec un éclairage artificiel, sans ombres opaques et lourdes, a été
habilement résolu par M. Ménard, Avant le bal; la nuque et les épaules
de la femme à sa toilette se modèlent très agréablement par la lumière de
la lampe et dès bougies ; à peine souhaiterait-on que les reflets s'acquittent
plus scrupuleusement de leur emploi en prolongeant jusqu'aux bras de
la jolie mondaine le charme de leur caresse.
Après le concours de cette année pour le prix de Rome — composition
musicale, — l'Académie des Beaux-Arts, jugeant insuffisants les morceaux
présentés, n'a décerné ni premier grand prix, ni premier second grand
prix. Un deuxième second grand prix a été attribué à M. Fournier, élève
de M. Léo Delibes. MM. Dukas et Bachelet, qui avaient obtenu dans
des concours précédents le deuxième second grand prix, ne pouvaient,
cette fois, obtenir la même distinction.
Cette année, c'était au tour de la section de gravure de décerner le prix
Bordin, et elle avait indiqué pour programme une Etude sur la fabrica-
tion des monnaies et médailles et ses rapports avec les progrès de l'art de
la gravure en médailles depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. Un seul
mémoire a été envoyé à l'Académie. La Compagnie ne le jugeant pas digne
d'obtenir le prix, a, conformément aux termes de la fondation, cherché si
des publications relatives à l'art ne donnaient pas lieu à l'attribution du
prix. C'est à l'ouvrage de M. Havard, dictionnaire de l'ameublement et
de la décoration, qu'elle l'a attribué. La valeur en est de 3,ooo francs.
Pour l'année prochaine, la section de musique a mis au concours du
prix Bordin, le sujet suivant : De la musique en France et particulière-
ment de la musique dramatique, depuis le milieu du dix-huitième siècle
jusqu'à nos jours, en y comprenant les œuvres des compositeurs étrangers
exécutées ou représentées en France. La limite extrême du dépôt des
ouvrages est le 3i décembre 1 88g.
Depuis quelques jours, au musée du Louvre, le public peut voir dans
la galerie d'Apollon l'exposition des diamants de la couronne, dont nous
avons déjà donné la description. Un gardien spécial est affecté, comme
on sait, à la surveillance de la vitrine qui les renferme.
On vient d'attribuer au musée du Luxembourg le marbre de M. Antonin
74 L'ARTISTE
Caries, Abel, statue couchée, du Salon de 1888. Il en sera de même,
probablement, pour la statue en marbre de Mmc Léon Berteaux, Psyché,
acquise par l'État au Salon de 1889.
Le Portrait de miss W. par Ch. Chaplin va entrer au musée, en
échange des Bulles de savon, du même artiste; pareillement le Belvédère
du Petit Trianon, de Lansyer, remplacera la Lande du même. Ces deux
nouvelles toiles proviennent des acquisitions faites au dernier Salon.
Parmi les œuvres du dernier Salon, celles qui ont été désignées pour
être acquises par l'État, sont les suivantes :
En peinture : de MM. Friant : La Toussaint. — Roll : En été. — Jean-
Paul Laurens : Les hommes du Saint-Office . — Busson : Commencement
de crue sur le Loir. — Ch. Chaplin : Portrait de miss W. — Lansyer :
Le Belvédère du Petit Trianon. — Yon : Le pont Valentré, à Cahors. —
Quignon ; Le blé noir, paysage. — Baillet : le Moulin Gcnin à Segré. —
Barillot : les Mauvaises Herbes. — Berthelon : la Barque de pêche aban-
donnée. — Berton : Eau dormante. — Bourgogne : Che\ le fleuriste. —
Boyé : Scieurs de long. — Chigot : Fuyant l'invasion. — Damoye : les
Bruyères de Sainte-Marguerite. — Dawant : le Sauvetage. — Delacroix:
Salut au Soleil ! — Fleury (Mme) : Dans le pré [Bretagne). — Fouace :
Déjeuner de carême. — Gaudefroy : le Praticien (exécution en marbre de
la République de Dalou). — Geoffroy : le Jour de la visite à V hôpital. —
Grivolas :A Trianon. — Guéry : la Montagne de Brimont. — De Hem (M"cj :
Y Encensoir. — Kuehl : Une question difficile. — La Touche : Première
Communion. — Laurent-Desrousseaux : la Veille de la première commu-
nion. — Lix : Nymphes surprises par des faunes. — Martin (Henri) : Fête
de la Fédération. — Moisson : Méditerranée. — D'Otémar : Che^ le réta-
meur. — De Richemont : le Lendemain de Rocroi. — J. Verdier : Abel.
— Bouchor : Paysans normands sarclant leur champ. — Boudot : Au
ruisseau d'Hyèvrc. — Berteaux : Assassinat de l'évêque Audreing. —
Casile : Y Abbaye de Montmajour. — Cornélius (Mmc) : Lapin de garenne.
— Gervais : « Cœnus Flumen ». — Guay : Poème des bois. — Guillou :
Pêcheuse de goémons. — Joubert : Vallée de Saint-Jean, Finistère. —
Lesur : Communiantes. — Pinfold : Triste Nouvelle. — Renard (Emile) :
le Baptême. — Sain : Environs d'Avignon. — Bouché : Bords de la Marne.
— Boutigny : Un brave. — Gabriel Ferrier : les Mères maudissant la
guerre. — René Gilbert : Un aquafortiste. — Pharaon de Winter : Pen-
dant la ncuvaine. — Camille Paris : Jeune fauve égaré. — Astruc : Ané-
mones (aquarelle).
En sculpture : de MM. Charpentier : La Chanson, statue, plâtre. —
Laporte : Tircis, statue, marbre. — Allouard : la Comédie. — Hanneaux :
CHRONIQUE
le Drapeau. — Cros : le F/7 d'Ariane, — Michel-Malherbe : Douleur. —
Delsinne -.Jules César. — Ferville-Suan : Vénus. — Gaudez : Louison la
Bouquetière. — Houssay : Néréide. — Lanson : la Géographie. —
Léonard (Agathon) : Hébé. — Moreau (Louis) : la Source tarie. —
Pezieux : Suppliciée. — Richier : Faucheur. — Soulès : Enlèvement
cPIphigénie par Diane. — Marcelle Lancelot (M1Ic) : Le Champagne, pro-
jet de plateau, plâtre. — Berteaux (Mme) : Psyché, statue, marbre.
En architecture, de M. Conin : Partes du transept sud de la cathédrale
de Beauvais.
Comme c'était à prévoir, le Salon de cette année à eu à souffrir de la
concurrence redoutable que lui a faite l'Exposition universelle. Il faut
tenir compte, il est vrai, de ce que sa clôture a eu lieu huit jours plus
tôt que les années précédentes; ce qui, avec la déduction des trois jours
de fermeture pour travaux des jurys et remaniements intérieurs, lui a fait
une durée de cinquante et un jours à peine. Du 3o avril (jour du vernis-
sage) au 22 juin, on a compté au Salon près de 35o,ooo entrées, dont
environ 280,000 entrées gratuites ou de faveur. La recette totale n'en a
pas moins atteint le chiffre d'environ 220,000 francs, y compris les rede-
vances payées par le buffet, le vestiaire, etc. Les droits d'entrées ont pro-
duit une somme totale de 209,213 francs, se décomposant comme suit :
i,8o5 entrées à 10 francs (journée du vernissage). 6,314 entrées à 5 francs,
16,959 entrées à 2 francs et 124,775 entrées à 1 franc. L'année dernière,
la recette avait été de 329,587 francs, soit une différence de 1 19,000 francs
en moins pour le Salon de la présente année.
A ce sujet, M. Fallières, ministre de l'Instruction publique et des
Beaux-Arts, présidant la cérémonie de la distribution des récompenses,
a pu dire : « En décidant que, malgré la coïncidence de l'Exposition
universelle, il y aurait un Salon de 1889, le conseil de votre société
n'avait pas seulement pour but de rester fidèle à la tradition ; il avait
songé surtout à ceux de vos jeunes confrères qui ont besoin de se pro-
duire et qui n'ont pas d'autre occasion que celle que vous leur offrez. Il
était bon, en effet, de leur fournir le moyen de se mettre en contact avec
le public et de ne pas prolonger un an de plus ce stage obscur de l'atelier,
où l'on risque de s'épuiser si l'on n'a d'autre juge que soi-même. Cette
bonne action n'a pas été sans quelques sacrifices de votre part, et l'an-
née 1889 ne saurait compter parmi les plus prospères pour vos finances.
Votre vigilance, qui n'est pas sans nous plaire, ne doit pas cependant vous
faire pousser de cri d'alarme. Il y a des pertes qui se réparent et qui ne
sont pas toujours sans compensation. Je suis sûr que vous ne regretterez
rien de ce que vous avez fait et que, dès l'an prochain, vous verrez les
plus-values vous revenir et, avec elles, cette prospérité matérielle qui,
depuis l'origine, n'avait cessé de grandir. »
76 L'ARTISTE
Ces rassurantes pre'visions, nous en avons la conviction, ne manque-
ront pas de se réaliser : la prévoyante et parcimonieuse administration
dont la Société des artistes français a la sagesse de ne pas se départir, y
pourvoira sûrement.
Le mois dernier, dans une note relative au congrès de la Société cen-
trale des architectes français, nous avons mentionné, d'après Le Temps.
une motion faite par un groupe d'architectes ayant à leur tête M. de Bau-
dot, et réclamant pour l'art gothique une part dans l'enseignement offi-
ciel. Désireux de bien définir l'objet de sa revendication, M. de Baudot a
adressé au même journal la lettre suivante, que nous croyons devoir
reproduire au même titre que les quelques lignes citées ici, dans notre
livraison précédente, et se rapportant à la même question.
« Monsieur le Directeur,
« Je lis dans Le Temps d'hier une note relative au congrès international
des architectes et dans laquelle il est dit, ce qui est fort exact, que les
gothiques ont réclamé l'introduction de l'étude de l'art du moyen âge à
l'Ecole des Beaux-Arts. Mais ce qu'il importe de faire savoir, c'est qu'il
ne s'agit pas pour les gothiques de remplacer un style du passé par un
autre. Il n'y a eu aucune équivoque sur ce point dans nos revendications.
Ce qui a été réclamé surtout, c'est une réforme qui chaque jour s'impose
davantage, en présence des réclamations du public et des empiétements
de l'ingénieur dans le domaine de l'architecte, dont la profession et l'art
finiront par disparaître.
« Ce qu'il faut introduire à l'École, c'est une méthode de composition
basée sur la connaissance des besoins actuels, sur l'étude simultanée de la
science moderne et de ses applications, et enfin sur l'examen analytique et
approfondi du passé architectonique tout entier, y compris l'art français
du moyen âge et de la première Renaissance, dont il est inadmissible
aujourd'hui qu'en France les artistes soient éloignés systématiquement
par l'enseignement vague et exclusif actuel.
« Permettez-moi d'ajouter que le bureau du congrès international avait
pris l'engagement de faire voter sur les propositions mises à l'ordre du
jour, conformément d'ailleurs aux conditions du programme officiel de
ce congrès, mais qu'après la discussion, craignant une manifestation en
faveur des propositions faites dans le sens indiqué ci-dessus, le bureau,
sous prétexte qu'il s'agissait d'un congrès international, a pris sur lui de
ne pas soumettre de vote à l'assemblée.
« Cette façon de procéder constitue un fait qui doit être porté à la
CHRONIQUE 77
connaissance de M. le ministre appelé a recevoir communication des
vœux du congrès institué par lui à l'occasion du centenaire, et, d'autre
part, ce t'ait doit être connu de tous nos confrères, parmi lesquels il en est
beaucoup qui sont absolument partisans des réformes à apporter dans
l'éducation de l'architecte.
« Je vous serai donc fort reconnaissant, monsieur le directeur, si vous
voulez bien publier cette lettre, et vous prie d'agréer l'assurance de ma
haute considération.
« A. de Baudot.
« Paris, le 23 juin [889. •
Le congrès international pour la protection des œuvres d'art et des
monuments, dont nous avons annoncé la convocation, a adopté le vœu
qu'un comité international soit institué, ayant pour mission de fonder une
sorte de « croix rouge pour protéger les monuments en temps de guerre » ;
cette résolution a été formulée ainsi : « Le congrès, voulant affirmer le
principe de la sauvegarde des monuments d'art, qui appartiennent en
quelque sorte à l'humanité tout entière, demande que les différents gou-
vernements consentent à désigner des représentants chargés de rechercher
et d'indiquer les monuments de chaque pays dont la sauvegarde serait
assurée en temps de guerre par une convention internationale. » M. Eugène
Mùntz a présenté d'intéressantes observations sur l'utilité qu'il y aurait à
ce que, lorsqu'on entreprend la restauration d'oeuvres d'art et de monu-
ments, des procès-verbaux minutieux soient dressés pour constater l'état
des œuvres avant qu'elles soient livrées aux restaurateurs. Un autre
membre de la reunion a exprimé le désir que l'Etat favorisât la conser-
vation des anciennes fenêtres à meneaux en les dégrevant de l'impôt.
M. Ravaisson a demandé que l'enseignement du dessin soit dirigé, non
point surtout par des études d'ordre mathématique, mais plutôt vers l'imi-
tation de reproductions fidèles des chefs-d'œuvre ; ce vœu a été ratifié
par l'assemblée, ainsi que celui de M. Muntz, tendant à obtenir la revision
des législations sur l'exportation des œuvres d'art.
Voici le programme des questions qui seront traitées dans le congrès de
la propriété artistique qui se tiendra, ainsi que nous l'avons annoncé, dans
l'hémicycle de l'École des Beaux-Arts, du 26 au 3i juillet :
I. Quelle est la nature du droit de l'artiste sur ses œuvres, soit qu'il
s'agisse du peintre, du sculpteur, de l'architecte, du graveur, du musicien
ou du compositeur dramatique?
II. La durée de ce droit doit-elle être limitée, et quel en doit être le
point de départ ?
III. L'acquisition d'une œuvre d'art, sans conditions, donne-t-elle à
l'acquéreur le droit de la reproduire par un procédé quelconque?
7»
L'ARTISTE
Que faut-il décider lorsqu'il s'agit d'un portrait commandé ou d'une
acquisition faite par l'Etat?
IV. De quelle manière le droit de reproduction peut-il être exercé, soit
par l'artiste, soit par celui à qui il aurait été cédé ?
V. L'auteur d'une œuvre d'art doit-il être astreint à quelque formalité
pour assurer la protection de son droit ?
VI. L'atteinte portée au droit de l'auteur doit-elle être considérée
comme un délit? Ce délit doit-il être poursuivi d'office par le ministère
public ou seulement à la requête de la partie lésée?
VIL Doit-on considérer comme contrefaçon la reproduction d'une
œuvre d'art soit par un art différent, soit par l'industrie?
VIII. Quelles mesures convient-il d'adopter pour réprimer l'usurpation
du nom d'un artiste et son apposition sur une œuvre d'art, ainsi que l'imi-
tation frauduleuse de sa signature, ou de tout autre signe distinctif adopté
par lui ?
IX. Y a-t-il lieu de régler la propriété des œuvres posthumes ?
X. Quelles sont les modifications à apporter aux traités internationaux,
et notamment à la convention internationale de Berne de 1886, notam-
ment en ce qui concerne la propriété artistique?
XL Y a-t-il lieu d'établir, dans les différents Etats, une législation uni-
forme relativement au droit des auteurs?
XII. Est-il utile de fonder une association artistique internationale,
ouverte aux sociétés artistiques et aux artistes de tous les pays? Quelles
en pourraient être les bases ?
Le Directeur-Gérant : Jean Ai.boize.
LA MORT DE MARAT
de Louis David
« LA MORT DE MARAT », DE DAVID
n récent procès vient de rendre une certaine actualité
à l'examen du tableau célèbre où Louis David a peut-
être donné le plus complètement la mesure de son
génie. On sait dans quelles circonstances l'œuvre fut
conçue. David était alors député à la Convention. Pendant la séance
où la nouvelle du meurtre arriva, un de ses collègues l'adjura publi-
quement de conserver à la postérité les traits de Marat, comme il
l'avait déjà fait pour Le Pelletier de Saint-Fargeau, assassiné peu de
temps auparavant. David répondit : — Je le ferai !
Il put voir et même dessiner Marat mort dans la baignoire, mais
son tableau fut certainement une composition agencée après coup,
moins pour reproduire la réalité telle quelle, que pour arriver à l'im-
pression voulue selon sa théorie personnelle de l'art.
« Les arts, disait-il, sont l'imitation de la nature dans ce qu'elle a
de plus beau, dans ce qu'elle a de plus parfait. . . Ce n'est pas en
charmant les yeux que les monuments des arts ont atteint leur but,
c'est en pénétrant l'âme, c'est en faisant sur l'esprit une impression
profonde, semblable à la réalité : c'est alors que les traits d'héroïsme,
de vertus civiques, offertes aux regards du peuple, électriseront son
àme et feront germer en lui toutes les passions de la gloire, du
dévouement pour sa patrie. »
Aucun tableau de David n'est plus conforme à ses théories, vraies
ou fausses, que le Marat. Cette œuvre est humaine avant tout; elle
18S9 — l'artiste — t. n 6
So L'ARTISTE
frappe précisément, non parce qu'elle serait la reproduction pure et
simple de la réalité, mais parce qu'elle a Vair d'être la réalité
même.
Elle est, pour mieux dire, la réalité élaguée d'une foule de détails
insignifiants ou, pis que cela, vulgaires. Concevez-vous combien
l'effet du tableau serait diminué si l'on y voyait des meubles, des
chaises couvertes de vêtements, une paire de souliers et tels autres
accessoires qui se rencontrent souvent dans une salle de bains ?
Le véritable artiste n'a rien de commun avec le témoin appelé
devant la justice pour dire toute la vérité. Ce qu'on lui demande,
c'est, autant que possible, de ne dire rien que la vérité; mais on le
laisse libre de choisir les limites de ce qu'il a à dire, ou mieux encore,
on lui refuse, au nom de l'art, le droit d'en dire trop. Toute la
querelle de l'idéalisme et du réalisme est dans la question de ces
limites. Les réalistes ont la prétention de tout dire, ce qui ne leur
arrive d'ailleurs jamais, et ils méprisent assez volontiers les idéalistes
qui croient à des limites nécessaires, un peu plus restreintes seule-
ment d'un certain côté. Et, chose bizarre, inattendue, contradictoire
presque, si vous pesiez, dans les chefs-d'œuvre des deux écoles, la
quantité non de choses vraies, mais de vérités qu'elles renferment,
vous trouveriez que la balance penche du côté des idéalistes.
Revenons au Marat. David cherche l'impression profonde : il
l'obtient par la simplicité et la sobriété. Avant de savoir qu'il s'agit
d'un personnage historique, le spectateur est pénétré d'un sentiment
de solennité tout au moins, en présence de ce mort qui a l'air d'être
endormi, ou de cet homme endormi qui a l'air d'être mort. On a de
ces impressions, sans savoir pourquoi, quand on entre dans la crypte
ou les basses nefs d'une église romane, aux murailles nues, aux piliers
sans ornements, aux voûtes sévères. Les esthéticiens vous diront que
la cause d'une telle émotion, c'est l'unité, et ils diront une chose
vraie, bien que le mot unité soit fort difficile à saisir : plus on veut le
serrer de près, plus sa définition précise vous échappe, ce qui ne
l'empêche pas du tout d'exister. A cette impression première, pure-
ment picturale, vient aussitôt se joindre une autre impression,
dramatique celle-là : une blessure en pleine poitrine, un couteau
ensanglanté par terre, çà et là, quelques traces de sang — pas trop
nombreuses — voilà tout ce qu'il faut pour ajouter à la solennité de
. LA MORT DE MARAT », DE DAVID Si
tantôt ces cléments de terreur et de pitié qu'Aristote attribue à la
tragédie.
David aurait dû s'arrêter là; mais n'oubliant pas assez qu'il travail-
lait pour « l'éducation morale du peuple », il ajouta à son œuvre les
détails qui pouvaient graver dans l'esprit de tout le monde la « bonté »
de son ami. Ainsi, sur la caisse posée de champ à côté de la baignoire,
il mit un assignat et un papier où Marat avait écrit : « Vous donnerez
cet assignat à cette mère de cinq enfants et dont le mari est mort
pour la défense de la patrie » . Le tendre cœur de l'Ami du peuple se
montre là tout entier, n'est-il pas vrai ? Pour produire une impression
encore plus profonde dans le même sens, il mit une sinistre tache de
sang sur la supplique où Charlotte Corday donnait à Marat en ces
termes : « Il suffit que je sois bien malheureuse pour avoir droit à
votre bienveillance », un certificat de chevaleresque générosité !
Enfin, voulant associer son nom à cette espèce d'apothéose, il écrivit
sur la caisse : a Marat, David. L'an deux.
Heureusement, tout cet étalage sans aucun doute sincère, fait pour
apitoyer les masses, n'empêcha pas le grand artiste de faire un chef-
d'œuvre de peintre. Quatre mois après la mort de Marat, l'œuvre était
terminée. Pour l'exécuter, David avait beaucoup consulté la nature :
la tête de son ami avait été moulée en plâtre; les accessoires de la
salle de bain étaient restés à sa disposition -, quant au corps, il avait
copié avec conscience. . . un modèle choisi au point de vue de l'art
seul, car il n'aurait pu songer à faire un portrait fidèle de Marat, avec
son corps de lépreux, trop grêle pour la tête. Mais un modèle bien
choisi et copié sincèrement, c'est encore la nature, et cela suffit pour
faire un chef-d'œuvre de vrai naturalisme, quand on a du génie.
Le tableau terminé fut offert par David à la Convention, le
14 novembre iyip, et placé dans la salle des séances. Il excita un
enthousiasme universel, si bien que, le 2 1 floréal an II (n mai 1 794)
le rapporteur du comité de l'Instruction publique vint lire à la
Convention un rapport qui contenait le passage suivant : « Les
artistes ouvriers de la manufacture nationale des Gobelins...
demandent que la Convention leur fasse remettre des copies des
tableaux de Marat et de Lepelletier, pour être exécutées en tapis-
serie »...
Le même jour, la Convention adopta un projet de décret dont
82 L'ARTISTE
l'art. II est ainsi conçu : « Il sera fait incessamment, sous la direction
de Louis David, des copies soignées des deux tableaux de Maral et
de Lepelletier, pour être remises à cette manufacture et y être
exécutées. »
Ce tableau célèbre ne resta pas longtemps dans la salle des
séances. Il fut rendu en 1796 a l'artiste, qui le garda jusqu'à sa mort.
Il fit partie de la vente du 17 avril 1826. Le 11 mars iS35, il fut
acquis au prix de 4,000 francs par Mmc la baronne Meunier et
Mrae veuve Eugène David. En 1860, il devint la propriété de
M. Jules David. Aujourd'hui il est entre les mains de sa veuve,
Mmc David-Chassagnolle. Il a été dessiné par Wicar ; gravé par
Morel, Tournachon et J. David. On l'a vu à un certain nombre
d'expositions : en i8q5, au bazar Bonne-Nouvelle, pour l'Association
des artistes peintres, sculpteurs, etc.; en i863, au boulevard des
Italiens, et, récemment, à l'exposition des Portraits du siècle.
En somme, l'authenticité de cet admirable ouvrage est irrécusable
et personne n'a jamais songé un moment à la contester.
Mais alors, pourquoi un procès?
Voici : les deux « copies soignées » faites en exécution du décret
du 21 floréal an II, ont été conservées. Il a même été fait mention
d'elles dans un acte sous seing privé : en i853, Mme la baronne
Jeannin et M. David aîné, sollicités sans doute par les acquéreurs
du tableau original, déclarèrent que les tableaux semblables au
Marat qu'ils possédaient, n'étaient pas des originaux de la main de
David, mais de simples copies qui leur avaient été données gratuite-
ment par les propriétaires du tableau original. Ces détails se trouvent
consignés dans une brochure sur le Marat de Louis David, par
L.-J. David, son petit-fils (Jouaust, 1867). Dans l'inventaire après
décès de M. David aîné, daté du 18 février i85q, on trouve encore
mention des deux copies : « Un tableau, morl de Marat, copie de
celui de David, par Langlois, prix 3oo francs; une seconde copie
peinte, dit-on, par Sérangeli ». Ces derniers détails se trouvent dans
une note tout récemment publiée par M. F. Chevremont, « le biblio-
graphe de Marat ».
Eh bien, une de ces copies, celle que l'inventaire de iS5q, attribue
à Langlois, a pris peu à peu, dans l'opinion de quelques-uns, non pas
la place du tableau original, qui est inexpugnable, mais une place à
« LA MORT DE MARAT », DE DAVID 83
côte. Elle a appartenu au prince Napoléon, puis à M. Durand-Ruel,
qui la vendit à M. Terme comme répétition de l'original par
David.
M"" veuve David-Chassagnolle, possesseur du tableau primitif, avait
plus d'une fois protesté contre cette attribution. Lors de la dernière
exposition des Portraits du siècle à l'Ecole des Beaux-Arts, les deux
tableaux rivaux furent placés en face l'un de l'autre, afin que l'opinion
publique jugeât la question en dernier ressort. Mais ce résultat fut
loin d'être atteint : la querelle s'envenima. L'année dernière, un pro-
cès en usurpation d'attribution fut intenté par M"'e veuve David à
M. Terme, propriétaire du second tableau, — qui appela en garantie
M. Durand-Ruel.
Il v a des questions que l'étude du droit romain ou du Code civil
ne rend pas apte à résoudre. Les magistrats ordonnèrent une exper-
tise : on la confia à un expert, M. Haro, à un critique d'art, M. Lafe-
nestre, et à un peintre, M. Cabanel,tous gens dont c'est le métier de
discuter les questions d'authenticité.
Voici, tout au long, le rapport des experts-jurés, que nous discute-
terons tout à l'heure :
« Nous, soussignés, etc.
« Avons constaté que le tableau de M. Terme pre'sente de notables diffé-
rences avec celui de Mmo David-Chassagnolle, ce dernier portant dans tous
les détails de l'exécution la marque d'une authenticité et d'une originalité
incontestables.
« Les différences consistent: i° pour la composition, dans l'agrandissement
en longueur de la toile et sa diminution en hauteur, et comme conséquence, dans
la modification des linges étendus derrière la tête de Marat, en vue de donner
plus de pondération, plus d'espace au sujet; 2» pour l'exécution, dans une fac-
ture peut-être plus ferme, mais moins libre et moins spontanée, dont la diffé-
rence avec la peinture du tableau de Mme David-Chassagnolle, peut être facile-
ment notée dans un grand nombre de détails, notamment dans le modelé de la
poitrine, des bras et des mains, dans le traitement des accessoires : caisse,
encrier, plumes, couteau, etc., qui ne semblent plus, comme dans la peinture
précédente, avoir été peints d'après nature, et dans celui du fond, qui ne pré-
sente pas la manière de peindre et les frottis caractéristiques de David.
« Considérant d'une part que ces modifications heureuses au point de vue de
l'aspect de la peinture n'ont pu y être apportées qu'avec l'approbation de David,
l'œuvre ayant été conservée dans son atelier jusqu'à sa mort, et que, d'autre
part, toutes les différences d'exécution, si elles n'excluent pas absolument la
possibilité de quelque retouche par le maître durant le travail, ne permettent
pas certainement d'y voir un ouvrage de sa main ;
84 L'ARTISTE
« Nous déclarons que, dans notre opinion, le tableau le Marat, appartenant à
M. Terme, tableau remarquable et dû à un peintre de premier ordre qui, sui-
vant la tradition, pourrait être GéYard, n'est point l'œuvre originale de David :
l'œuvre originale étant celle dont Mme David-Chassagnolle est en possession, et
qui porte l'inscription: A Marat — David — l'an II;
« Que ce tableau n'est point non plus une rc:plique de la main de David, mais
seulement une copie supérieure, faite sous ses yeux et sous sa direction, et
dans laquelle il n'est pas impossible d'admettre quelques retouches de sa main,
sans que ces retouches soient toutefois assez importantes pour donner à l'œuvre
un caractère de répétition.
« Nous ajouterons que, pour nous éclairer complètement, nous avons prié
M. le baron Janin, possesseur d'un autre exemplaire du Marat mourant, etc., et
provenant comme les deux autres tableaux de l'atelier de David, son grand-père,
de vouloir bien nous permettre de confronter cette peinture avec les deux autres
et nous avons pu constater que nous nous trouvions seulement en présence
d'une autre copie du temps, moins personnelle que celle que possède M. Terme
et qui fait l'objet du litige.
(( Paris, 25 juillet iSS8.
« Cabanel, Haro, Lafenestre. »
Pour être complet, il faut ajouter que, cinq ou six mois après, le
q janvier i88q, Cabanel écrivit à M. Durand-Ruel, la lettre suivante:
« Cher Monsieur Durand-Ruel,
« Je suis très embarrassé, comme vous pouvez le penser, de revenir sur un
rapport que j'ai approuvé, il est vrai, mais après une lecture faite à la hâte et à
la suite d'une séance des plus fatigantes.
n En !e relisant, je trouve parfaitement justes les bonnes appréciations de la
première partie. Elles sont d'une impartialité absolue et donnent à chacun des
tableaux sa place. Le mot de copie qui arrive à la fin est sans corrélation avec
ce qui avait été dit précédemment.
« Il y a donc là une dissonance que je ne trouve pas justifiée et je me fais un
devoir de vous le dire. Le mot « répétition » était évidemment le seul possible.
« A vous cordialement.
« Cabanel ».
L'avocat de M. Durand-Ruel produisit en outre des attestations
signées d'un grand nombre d'artistes, parmi lesquels Henner, Bon-
nat, Gérôme, etc. Celle de Bonnat était ainsi conçue :
« Mon cher Monsieur Durand-Ruel,
(i Vous me demandez mon opinion sur votre David, représentant Marat. C'est
absolument un David. Il est impossible de dire le contraire. Que David se soit
fait aider par un élève, c'est possible. Tous les peintres ont des élèves. Mais
« LA MORT DE MARAT . DE DAVID 85
â-t-on jamais reproché à Raphaël, à Ruhens, de s'être donné quelques élèves
pour collaborateurs ?
Dans votre cas, tout ce que je sais, c*est que votre tableau est de David.
« Croyez, etc.
I ÉON BONNAT.
« Paris, le 10 janvier rS8o. »
Enfin, l'avocat lut encore devant le tribunal l'attestation suivante :
« Nous, soussignés, après avoir examiné attentivement chez M. Durand-Rucl,
où il est exposé en ce moment, le tableau représentant Marat mourant, etc.,
provenant de la galerie du prince Napoléon au Palais-Royal ;
« Déclarons que ce tableau, bien connu de tous les artistes et de tous les
amateurs, a toujours été considéré non seulement comme une œuvre de David
d'une originalité incontestable, mais comme un de ses plus beaux morceaux de
peinture. Son exécution incomparable, son dessin savant et sa coloration puis-
sante n'appartiennent qu'au maître. L'existence d'un autre tableau en cause ne
peut modifier en rien notre jugement.
n Beaucoup d'artistes, et David en particulier, ont fait des a répliques » de
leurs œuvres; ce sont habituellement des copies faites par un bon élève, sous la
direction du maître, et retouchées par lui ; car les grands artistes n'ont pas
souvent le temps ou la patience de se recopier eux-mêmes.
« Dans le cas présent, ce n'est pas seulement une répétition, mais une œuvre
hors ligne à laquelle David a mis tout son art et toute sa science.
« Des différences notables existent en outre entre ce tableau et celui du même
sujet qu'on lui oppose, et les modifications qui ont été apportées dans le tableau
du prince Napoléon, sont l'œuvre incontestable de David lui-même.
« En admettant qu'un artiste de premier ordre, comme le baron Gérard, ait
aidé David pour mettre en place le tableau, sous sa direction, et pour y exécuter
certains accessoires, notre jugement resterait le même, car c'est dans des con-
ditions analogues que les plus grands chefs-d'œuvre de Raphaël, de Rubens et
de tous les grands maîtres ont été exécutés.
« Paris, 4 décembre 188S.
<( Féral, expert en tableaux anciens, Puvis de Chavannf.s, Français,
Elie Delaunay, Hector Leroux, John Lewis-Brown, Tony Robert-
Fleury, Roll, Besnard, Duez, Jules Lefebvre, Gustave Moreau,
Ferrier, Alfred Stevens, Gervex, Vollon, Guillemet, etc. »
Nous n'avons pas à nous demander si le tribunal a jugé dans un
sens ou dans l'autre. Nous nous occupons uniquement ici de la ques-
tion d'art.
En fait, l'opinion n'est pas unanime. L'expertise officielle ou légale
se trouve en contradiction avec l'expertise purement officieuse d'un
grand nombre d'artistes. Comment expliquer cette différence dans
86 L'ARTISTE
les appréciations: Par des considérations générales sur la contingence
et l'instabilité des jugements humains ? Le procédé serait commode ;
mais il nous semble possible de serrer de plus près la solution du
problème.
A notre avis, la différence des jugements provient de ce que les uns
ont examiné le tableau « en experts », les autres l'ayant regardé « en
peintres ». Ceci demande explication.
Quand un peintre regarde un tableau, il se met à la distance con-
venable afin de recevoir l'impression que l'artiste avait le désir de
faire passer dans l'âme du spectateur. Il cherche avant tout à bien
voiries qualités picturales de l'œuvre: dessin plus ou moins vrai,
plus ou moins large, plus ou moins noble ; couleur puissante ou
délicate, distinguée ou vulgaire, harmonieuse ou dissonante; valeurs
justes ou fausses, et ainsi de suite. Quand il a terminé son examen,
souvent très rapide et à demi intuitif, s'il est vraiment connaisseur
(car tous les peintres ne se connaissent pas en peinture), il n'a plus
besoin d'autre chose ; il affirme: « C'est un David !... » Si on lui fait
des objections, si on veut l'attirer vers un coin de la toile pour lui
faire remarquer tel détail d'exécution qui sent la copie, il haussera les
épaules: «Que m'importent vos détails? dira-t-il. Vos détails ne
peuvent rien changer à ce qui est. Ce tableau est un chef-d'œuvre:
les copistes ne font pas de chefs-d'œuvre. Quand vous aurez regardé
la peinture à la loupe, elle restera chef-d'œuvre comme avant. Je
ne sais qu'une chose, c'est que le tableau est un David. » Il y a sans
aucun doute des artistes qui étudient les détails d'un tableau après en
avoir regardé l'ensemble. Il y en a même qui regardent d'abord ou
uniquement les détails. Mais cela n'empêche pas qu'en général les
peintres regardent d'abord ou uniquement l'ensemble, « en peintres ».
Un expert chargé d'examiner un tableau commence généralement,
au contraire, par le détail vu de près. Souvent même, son premier
mouvement machinal est de le retourner pour voir la toile ou le
panneau, les vieux cachets posés sur les châssis, les vieilles inscrip-
tions qui s'y trouvent. Puis, revenant à la peinture, il la tâtera de
l'ongle près du bord, sous le cadre, pour voir si elle a cette consis-
tance d'émail qui ne se trouve guère dans une peinture vieille de
moins d'un siècle ; et malgré le nom du peintre ancien auquel le
tableau est attribué, ce seul coup d'ongle pourra dans certains cas lui
« LA MORT DE MARAT », DE DAVID S;
prouver irrévocablement qu'il a affaire à une copie ou une imitation
moderne. Entrant davantage dans le cœur de son sujet, l'expert
examinera de près, souvent même à la loupe, les détails de l'exécu-
tion ; il saura bien vite si l'œuvre qu'il a sous les yeux, possède l'exé-
cution libre, franche, spontanée, parfois capricieuse, d'une œuvre
originale, ou l'exécution sage, timide, parfois maladroite, d'une
simple copie. Connaissant la manière spéciale dont chaque artiste
ancien faisait, par exemple, le feuille des arbres, il n'aura besoin que
de regarder à la loupe un bout de rameau pour pouvoir affirmer que
l'œuvre soumise à son examen n'est pas de tel ou tel peintre. Et de
même qu'il y a des peintres qui regardent les détails d'un tableau
après en avoir regardé l'ensemble, de même, il y a des experts qui
regardent l'ensemble d'un tableau après en avoir regardé les détails.
Ceux-là sont les plus sûrs de ne pas se tromper, à condition pourtant
qu'ils soient capables d'apprécier les qualités dont l'ensemble constitue
les chefs-d'œuvre de l'art. Mais cela n'empêche pas qu'en général les
experts regardent un tableau d'abord ou uniquement dans le détail,
c'est-à-dire « en experts ».
Des deux procédés, le premier nous paraît supérieur, à condition
d'être employé par un artiste supérieur. Le second n'est pas en soi
une chose mauvaise : bien au contraire, il permet souvent de faire des
remarques auxquelles un artiste aurait pu ne pas penser. Ainsi, —
qu'on veuille bien nous excuser de prendre cet exemple, — c'est à la
suite de constatations d'expert, uniquement d'expert, que nous avons
affirmé l'existence d'un effet de soleil clair, sans ombres noires, sous
le vernis de certains tableaux de Rembrandt, tels que la Ronde de
Nuit et Le bon Samaritain. Nous ne pousserons pas l'humilité jus-
qu'à déclarer que nos recherches se soient appuyées sur une méthode
illusoire; mais il faut convenir que l'observation la plus attentive
des détails peut induire quelquefois en erreur, témoin l'exemple
suivant :
Il y a dix ou douze ans, nous avons eu une conversation assez
curieuse avec un sculpteur à propos de la merveilleuse tête de cire du
musée de Lille, qu'une tradition sans consistance attribue à Raphaël.
N'étant pas encore allé à Lille, nous ne pouvions admirer ce chef-
d'œuvre que d'après une grande photographie, amplement suffisante
d'ailleurs pour donner une idée de son charme exquis, de sa noblesse
88 L'ARTISTE
de style, de la largeur de son modelé. L'auteur inconnu de ce chef-
d' œuvre avait certainement dû vivre dans l'atmosphère respire'e par
Raphaël ou Léonard. Tel était, au moins, notre humble avis.
Là-dessus, notre interlocuteur fit une déclaration tout à fait inat-
tendue :
— Ce buste est du xvme siècle.
Vous imaginez notre ctonnement.
— Oui, continua-t-il, examinez cette draperie : on voit sans peine
qu'elle a été travaillée avec un... (il nomma un instrument dont le
nom nous échappe aujourd'hui). Eh bien, cet outil était tout à fait
inconnu au temps de Raphaël ; il n'était pas encore inventé ; il n'a été
employé qu'à partir du xvm8 siècle. Allez au Louvre, vous pourrez
facilement vous en convaincre. Donc la tête de cire estduxvme siècle,
je ne sors pas de là!
On ne peut guère discuter un fait brutal, qui crève les yeux par son
évidence. Pourtant il nous semblait impossible que l'on acceptât cette
date sans se mettre en contradiction avec les lois mêmes de l'histoire
de l'art. Quoi? un homme de génie serait tombé du ciel comme cela,
ne ressemblant en rien à aucun de ses contemporains, retrouvant,
par un merveilleux phénomène d'atavisme, les façons de penser, de
voir, de sentir, qui avaient disparu depuis deux siècles? Cela ne s'est
jamais vu ! Les artistes les plus semblables à leurs grands prédéces-
seurs — Ingres, qui a tant admiré Raphaël ; Prudhon, qui descend en
droite ligne du Corrège ; Corot, dont l'œuvre entière a eu son germe
dans quelques sépias de Claude Lorrain; Henner, qui semble un
arrière-petit-fils des Corrège, des Léonard et des Giorgione — ont
tous une physionomie qui les fait reconnaître au premier coup d'œil
pour des hommes de notre siècle : l'auteur de la tête de cire ne pouvait
pas échapper à cette règle absolue.
Et pourtant l'observation de notre sculpteur, au sujet de l'exécution
de la draperie, était absolument juste. Les traces de l'outil étaient
irrécusables. Comment concilier les deux termes de cette antinomie ?
Fallait-il croire que cet outil, inventé à l'époque de la Renaissance,
employé une seule fois en ce temps-là pour un seul ouvrage, avait
été ensuite oublié pendant deux siècles? Cette hypothèse semblait être
la seule qui nous permît de conserver notre sentiment. Aux objec-
tions qu'elle soulevait par son allure compliquée, par son air d'invrai-
i \ MORT DE MARAT ». DE DAVID 89
semblance manifeste, nous ne pouvions que répondre : E pur si
miiove! La tête de cire n'est pas du siècle dernier !
L'explication vraie était beaucoup plus simple.
On sait que. par un scrupule fort respectable, l'administration du
Musée de Lille refuse de laisser mouler ce précieux ouvrage. Mais la
tète n'a pas toujours appartenu au musée, et certaines traces de
plâtre, restées dans les creux de la chevelure, prouvaient sans conteste
qu'elle avait été moulée jadis. En effet, il en existait un moulage dans
une ville d'Italie. Il y a cinq ou six ans, on tira de ce plâtre plusieurs
surmoulages, dont un fut acquis par M. Eugène Miïntz pour la collec-
tion de l'Ecole des Beaux-Arts. Or, — voici le joint — ce surmoulage
s'arrêtait un peu plus bas que le cou, et il ne montrait aucune trace
de fichu. Tout le morceau de la draperie avait donc été ajouté et ajusté
après coup ; et c'est pour la draperie seule qu'on avait employé l'outil
signalé par notre sculpteur. D'autre part, une gravure italienne, de
la fin du xve siècle, reproduisait la tête sans la draperie, ce qui était
un supplément de preuve et presque un acte de naissance, à quelques
années près.
Ainsi donc, les centaines de milliers, les millions peut-être, de visi-
teurs du musée de Lille qui étaient passés devant cette précieuse
œuvre d'art, l'avaient regardée uniquement en artistes (compétents
ou non, d'ailleurs) concentrant leur attention sur la partie principale,
la tête, et apercevant à peine la draperie. Aucun d'eux, pas même les
plus grands sculpteurs, n'avait songé à remarquer que ce léger fichu,
aux plis un peu trop chiffonnés, était relativement moderne. En
revanche, un sculpteur qui s'était avisé de regarder, non en artiste et
en philosophe d'art, mais en expert, avait fait une remarque très juste
et très ingénieuse. Il est vrai que, cette remarque ne s'appliquant qu'à
un détail, l'artiste avait eu le tort de l'étendre à l'ensemble, ce qui le
fit tomber dans une grosse erreur sur le point principal.
A notre avis, dans la question du Marat, les experts jurés ont
commis une erreur analogue. Ils ont étudié le tableau trop exclusive-
ment de près dans le détail, et s'ils ont ensuite jeté un coup d'œilsur
l'ensemble, c'a été trop tard, au moment où leur siège était déjà
fait, inconsciemment.
Nous avons pris quelques notes sur les deux peintures rivales lors-
qu'elles furent exposées face à face parmi les Portraits du siècle, à
9o L'ARTISTE
l'École des Beaux-Arts. Au premier coupd'œil, il était facile de voir
que le Maral de M. Durand-Ruel était postérieur à l'autre, et que
certaines de ses parties avaient été, non pas faites d'après nature,
mais copiées sur le tableau primitif : l'encrier, par exemple, était
d'une exécution lourde, sec sur les bords, avec des ombres noires;
dans la plume posée à côté de l'encrier, le bout trempé d'encre était
d'un noir de cirage; le couteau était assez mollement peint; les
ombres portées des plis du tapis n'étaient pas sans quelque lourdeur.
Rien n'était plus tentant que de raisonner comme pour la tête de cire,
et de conclure de la partie au tout. C'est ce que les experts jurés ont
fait, et la pente de l'erreur, ici, était d'autant plus douce, qu'en effet
le tableau ayant été commencé en copie, les travaux que David allait
faire sur ce dessous étranger ne pouvaient pas ressembler absolument
par l'exécution à ceux qu'il aurait faits sur une toile vierge. Consta-
tant une différence réelle entre les deux tableaux, dans l'exécution de
la poitrine, des bras et des mains, les experts ont conclu que cette
différence était l'expression de la supériorité de l'ancien tableau sur le
nouveau, de la touche du maître sur celle de l'élève. C'est là qu'ils se
sont égarés.
Si, avant de scruter les détails secondaires, ils avaient fait porter
leur examen sur la valeur picturale de l'ensemble, ils auraient vu
clairement ce qu'ils ont laissé passer sans presque le remarquer, c'est-
à-dire la fermeté plus grande du modelé du second tableau, dans la
figure et les linges.
Jetons un coup d'œil d'artiste sur le second Marat, dont la photo-
gravure ci-jointe reproduit en grande partie les qualités. Plaçons-nous
à bonne distance, de telle sorte que les minuties de l'exécution dispa-
raissent.
Vu dans ces conditions, le tableau est une œuvre achevée, où se
réunissent des mérites nombreux et divers. Le clair-obscur en est
d'une excellente harmonie, profonde et simple, mais riche en con-
trastes, où l'encrier, avec sa petite note sombre, les plumes et les
feuilles de papier avec leurs notes claires, répercutent habilement les
grandes valeurs claires ou foncées de toute la composition. La lumière,
coulant en nappe du haut d'une fenêtre qu'on devine à gauche,
laisse dans la pénombre la plus grande partie du corps, communi-
quant ainsi à ce qu'elle éclaire une importance plus grande; après
« LA .MORT DE MARAT », DE DAVID ,.i
avoir vivement frappé, par exemple, le deltoïde droit, elle glisse
en diminuant d'intensité, ne modelant plus l'avant-bras que par
des nuances délicates, senties plutôt qu'exprimées; puis jetant une
lueur un peu moins vague, mais très discrète encore, sur le dos de la
main et les premières phalanges, de manière à laisser la plume
blanche briller doucement sur le drap vert et les linges non éclairés.
Le bras gauche, au contraire, est dans l'ombre depuis l'épaule jusqu'à
la saignée, pendant que son avant-bras, franchement éclairé, détache
une ligne souple et nerveuse sur le fond sombre ; les tendons du poi-
gnet sont d'une vérité criante sans aucune vulgarité de réalisme ;
quant à la main gauche avec le papier qu'elle tient, c'est un véritable
portrait, non pas sans doute de la main de Marat, mais peu importe.
Le cou et la poitrine, éclairés seulement par des reflets, sont d'une
admirable largeur de modelé. Mais rien de tout cela ne vaut la tête,
si tant est qu'on puisse séparer impunément par l'analyse les frag-
ments d'une œuvre où tout se tient. On le peut, après tout, car si le
tableau avait le malheur d'être brûlé et s'il n'en restait qu'un bras, ce
serait assez pour affirmer la puissance de celui qui l'a exécuté. La
tête, qui retombe de tout son poids de chose morte sur ce torse lour-
dement infléchi, la tète est vivante, oserons-nous dire, dans le sens
artistique du mot, c'est-à-dire qu'on y sent la construction et la sou-
plesse de ce qui a vécu. Elle est peinte si sobrement qu'on n'y trou-
verait pas un seul coup de pinceau inutile, et pourtant elle a tout
l'essentiel, car une touche de plus serait de trop. C'est la vie même
dans la mort, nous ne trouvons pas d'autre expression. Et quelle
vérité de lumière ! et quel sentiment de la nature dans la valeur du
timide reflet de la joue droite, reflet juste assez visible pour alléger la
masse d'ombre qui enveloppe la moitié du visage, mais pas assez fort
pour détruire l'unité de cette masse et sa relation avec la grande
valeur claire de tout le reste de la tête ! Et quelle couleur livide ! Et
le linge qui sert de coiffure à Marat ! Ses plis nombreux sont dessinés
avec tant de justesse qu'on se demande si Ingres lui-même aurait fait
mieux. La griffe d'un grand maître se voit d'ailleurs dans une foule
de détails, dans la décision du pinceau qui a marqué le trait rouge
de la blessure, qui a posé çà et là une goutte coulante de sang sur la
poitrine, une tache rouge sur le linge, une nuance rougeâtre dans
l'eau de la baignoire. Allons, l'œuvre que nous venons d'analyser et
92 L'ARTISTE
d'admirer en toute conscience est bien de'cidément un chef-d'œuvre
digne du Louvre.
Nous le répétons, si les experts-jurés avaient regardé le tableau en
artistes, ce qui leur eût été bien facile, avant de le regarder par le
menu, leur conclusion aurait été singulièrement modifiée. .Mais.
influencés par le fichu de la tète de cire, en d'autres termes par le fait
que certaines parties accessoires de la composition étaient des copies
du premier tableau, ils en ont conclu que le tableau tout entier était
évidemment une copie, et la différence de facture qu'ils ont remarquée
entre les parties principales des deux ouvrages ne pouvait, dans leur
esprit prévenu, être en faveur de la copie, dont la facture s'est ainsi
trouvées peut-être plus ferme, mais moins libre et moins spontanée ».
L'examen d'artiste, au contraire, les aurait amenés à dire : « peut-
être moins libre et moins spontanée, mais certainement plus ferme » ;
et ils auraient été forcés de conclure que cette plus grande fermeté
d'exécution, que ce modelé admirablement juste et puissant ne pou-
vait être le fait d'un élève, d'un copiste, cet élève s'appelût-il
Gérard (i).
Voilà la conviction que nous n'avons cessé d'avoir depuis le jour où
le rapprochement des deux tableaux dans une salle de l'École des
Beaux-Arts nous permit d'en faire l'examen comparatif; et aujour-
d'hui, après les affirmations isolées et collectives d'un bon nombre
d'artistes, dont quelques-uns (c'est là le grand point) sont tout à fait
éminents, nous pouvons dire sans crainte : voilà la vérité.
Oui, dans les parties importantes de la composition, la prétendue
copie égale et dépasse même l'original. C'est justement dans la tête, le
corps, le bras et les mains, que la facture du tableau primitif faiblit
légèrement, et que le modelé devient un peu creux; on dirait que,
dans ces parties, la couleur, étendue en couche trop légère, a été
absorbée par la préparation de la toile, tandis que la prétendue copie
(i) L'inventaire du iS fe'vrier 1854, fait après le de'cès de M. David aîné', fils
du grand peintre, portait la mention suivante : « Un tableau, Mort de Marat,
copie de celui de David par Langlois, 3oo fr. » C'est celui de M. Durand-Ruel.
Louis David a eu deux élèves du nom de Langlois, l'un dessinateur-graveur, né
à Pont-de-1'Arche (Eure) en 1777; l'autre, peintre, né à Paris, en 1779. Le pre-
mier aurait eu à peine dix-sept ans, et le second quinze, au moment où la copie
a été faite. 11 faut donc éliminer les Langlois et préférer la tradition qui nomme
Gérard; celui-ci, né en 1770, aurait eu vingt-trois ans à l'époque précitée.
» LA .MORT DE MARAT », DE DAVID q3
donne l'impression d'une lumière plus franche, modelant plus solide-
ment un corps mieux construit et plus ferme. Il faut avoir le courage
de le dire parce que cela est.
Cette constatation faite sans restriction aucune, nous sommes prêt
à accorder au tableau original, d'une authenticité incontestable et
incontestée, toutes les supériorités qu'on voudra, toutes celles qu'il
possède, celle de plusieurs accessoires plus vivement exécutés et
rendus, du fond plus vibrant, d'une exécution plus primesautière, où
palpite encore la fièvre des premières heures d'inspiration. Mais il
faudra toujours en revenir à dire que le second tableau, loin d'être
une copie, est une œuvre très personnelle, où David a mis tout son
génie d'artiste, où il a profité des études, des recherches, des défail-
lances même de son premier travail, pour faire mieux sur certains
points.
En somme, les deux œuvres s'équivalent à peu près sans être
pareilles, l'une toute de fougue et d'inspiration, l'autre remarquable
surtout par la pondération et la puissance. Chacun, selon son tempé-
rament, peut préférer l'une ou l'autre, certain de ne passe tromper de
beaucoup. Mais puisque c'est la seconde qui est contestée, répétons
encore une fois, au risque d'être fastidieux, que les artistes les plus
éminents de ce temps la tiennent pour un chef-d'œuvre de David, et
que la postérité ratifiera sans aucun doute leur jugement.
E. DURAND-GRÉVILLE.
3 ^(P^W?
t
ESSAIS SUR L'HISTOIRE
PEINTURE FRANÇAISE
XOTES ET FRAGM E A" T S)
IV
es guerres qui, dans l'état pré-
sent de richesses et de lumières
égalisées, ne sauraient plus être
aujourd'hui pour les peuples
que des causes de destruction
et d'amoindrissement, ont été,
à certaines époques anciennes,
des instruments souvent féconds
de civilisation et de transfusion
de sciences et d'arts. Ainsi en
avait-il été des croisades, ainsi
en fut-il plus tard de nos guerres dans le Milanais.
De même qu'autour de chacun des tyranneaux magnifiques des
petites principautés d'Italie, avait surgi un groupe d'artistes pour
(i) Voir L'Artiste d'avril, juin et juillet derniers (1SS9, I, 247> 39$; n> ")•
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE <p
l'ornement et la splendeur de sa cour et de ses palais, de même en
France, dès qu'il se forma une cour, à Angers, à Aix et à Tarascon
autour du roi René, une autre cour à Dijon, autour des ducs de
Bourgogne, une autre autour du roi de France, on vit quasi subite-
ment sortir de terre, auprès d'eux, une troupe de peintres et de
sculpteurs, et d'orfèvres, et de brodeurs, et de tapissiers. Là où est
une cour et partant la richesse, là aussitôt paraît l'artiste avec ses
ingéniosités de luxe et de parade. Et celle du roi de France n'ayant
pas tardé à effacer et anéantir toutes les autres, il n'y eut plus qu'une
école, ou plutôt une école supérieure, qui, après sa première et
brillante station à Tours, puis son long passage par Fontainebleau,
fut celle de Paris, la grande école nationale, qui va du Rosso à
Freminet, et de Vouet à David et à Ingres. Si l'on rencontre encore
des artistes à Lyon, à Aix, à Toulouse, à Dijon, c'est qu'il y a là des
gouvernements de province et des parlements, un centre de puissance
et de richesse, des portraits à peindre, des églises à décorer, matière
et place, en un mot, à éclat et à magnificence.
Comme avait fait Nie. Froment, pour le roi René, des tableaux
de gnmd prix, des peintures de bannières, d'arcs de triomphe, etc.,
ainsi fit Jean Perréal pour les Valois, Charles VIII, Louis XII,
François Ier. M. Charvet a rassemblé en un copieux volume, tous les
documents épars que les éruditsde notre siècle avaient fait sortir des
archives, sur ce peintre, enlumineur, sculpteur, architecte.
Il est dans les habitudes, j'allais dire dans les instincts de la cour
de France, d'user de l'artiste familier comme d'un instrument bon à
tout peindre. Cela se verra par Maître Roux et le Primatice, par
Freminet et par S. Vouet, et par ce qu'on attend du Poussin, et par
Lebrun, et par Boucher, et jusqu'à David. Et d'ailleurs par leur
éducation générale, les artistes de la Renaissance étaient préparés à
tout concevoir et à tout exécuter. C'est ainsi que nous voyons Jehan
Perréal, qui se plaisait à se faire nommer Jehan de Paris, accommoder
à Lyon, en 1483, un charriot pour transporter saint François de Paule
au Plessis-lez-Tours, où l'attend le vieux roi Louis XI; — organiser
pour la même ville, les entrées du cardinal de Bourbon (1485), du
duc de Savoie (1489), celles de Charles VIII (1490), en collaboration
avec le peintre Jean Prévost, — de la reine Anne de Bretagne (1494),
de Louis XII et de la même reine Anne (1499)), — de l'archevêque
1889 — L'ARTISTE — T. II 7
96 L'ARTISTE
François de Rohan (i5o6), — nouvelle entrée du roi (i5oy), — du
connétable de Bourbon et de François Ier (i5i5). Entre temps, il
accompagne Charles VIII dans sa campagne d'Italie jusqu'à
Naples (1495); en 1499, on le trouve à Milan, portraiturant le
cardinal de Rouen et une jeune fille ; — et comme il est partout à
la fois, la même année, on le retrouve, je l'ai dit, travaillant pour
le roi à Lyon. En i5o2, Louis XII le remmène en Italie, où il
dessine le portrait d'un enfant monstrueux dans cette même ville
de Milan, où Léonard se plaisait à dessiner des têtes grotesques.
A Lyon, qui est sa ville préférée, il se mêle de tout et à tout :
d'architecture de fortifications, de voirie, de fêtes de toute sorte.
Il est à Tours, il est à Blois, il est à Saint-Germain-en-Laye, il
dessine les profils du roi et de la reine pour les orfèvres qui vont
les traduire en médailles-, il donne les « patrons » des tombeaux de
François de Bretagne pour Nantes, et de Philibert de Savoie pour
Brou, que va exécuter tous deux le grand sculpteur Michel Colombe.
Il a dessiné les costumes de la nouvelle reine Marie d'Angleterre. Il
modèle, d'après nature, la figure de Louis XII qui vient de mourir et
l'articule en mannequin pour la cérémonie des funérailles. Perréal,
tout le monde parle de ce ■< valet de chambre et excellent peintre » de
nos trois rois dans les livres et dans les lettres du temps : Charles VIII,
J. Lemaire, J. d'Auton, Cornélius Agrippa, la reine de Navarre,
Geoffroy Tory; lui-même n'a pas la plume paresseuse quand il s'agit
d'expliquer ses travaux et ses projets. Mais dès que nous cherchons
une de ses peintures authentiques, la certitude nous manque. Un
tableau, nouvellement offert par M. Bancel, porte son nom au
Louvre. Cette agréable peinture de la Vierge aux Donateurs, et que
pour moi je crois bien française, par le ton pâle et doux des deux
têtes du jeune homme et de la jeune femme, ne serait estimée en
Flandre qu'un ouvrage de second ordre de l'école de Rogier van der
Weyden. Pour un Français d'une époque d'influence étrangère,
l'œuvre était fort habile et devait suffire dans son pays à une grande
renommée; à en croire celle qui s'attacha à Perréal, il dut, outre les
portraits à nous désignés, exécuter, quoique nous les ignorions, plus
d'un tableau de la sorte. Artiste de cour, et courtisan tiraillé par
toutes les besognes, son titre de peintre le flattait entre tous, et nous
ne pouvons penser qu'il ne l'ait mérité par le plus de peintures qu'il
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 97
ait pu, et qui lui assurèrent au loin un crédit supérieur à celui de ses
confrères. En un mot, quoi qu'en disent aujourd'hui les sceptiques
qui cherchent en vain de leurs yeux des tableaux de Jehan Perréal,
il est certain, comme eût dit son contemporain M. de la Palisse, il
est certain qu'il peignait, puisqu'il fut peintre du roi, peintre du roi
et aussi peintre de Marguerite d'Autriche, la duchesse de Savoie.
Perréal et Bourdichon sont à peu d'années près du même âge.
Ils se côtoient à la cour; le roi, quand il les entraîna à sa suite, entre-
tient à Perréal un cheval, à Bourdichon une mule; la reine Anne les
tient en même estime et les occupe tous les deux. Ce dernier,
semble-t-il, devait être plus modeste, plus enfermé dans son atelier,
car les poètes le chantent moins ; et nous avons été longtemps sans
pouvoir affirmer connaître plus certainement, de nos yeux, une
œuvre de l'un que de l'autre. Deux griffonnis de Perréal au bas d'un
compte et d'un mémoire, voilà aujourd'hui encore son lot le plus sûr.
Quant à Jehan Bourdichon, de Tours, le plus fameux continuateur
avec son compatriote Jehan Poyet, de la tradition du Tourangeau
J. Fouquet, on savait bien que la reine et le roi l'avaient appliqué à
toutes sortes de besognes bizarres, telles que ces « vingt-quatre
peintures où il y a pourtraict en chascune un bastiau, plusieurs
demoiselles et mariniers, contenant chascun demye peau de par-
chemin », ou « pourtraire le roy au vif, entier vestu de veloux
tanné », ou « l'ymaige de la mort lanatomine (l'anatomie) tout son
corps semé de vers. . ., etc. », ou composer, comme dit Eug. Muntz
d'après Jal, des modèles d'uniformes, de meubles, d'ustensiles. On
savait qu'en 1494, Bourdichon décorait des bannières, où l'aidait le
même Jehan Prévost qui avait jadis travaillé à l'entrée de Louis XI
à Lyon. On savait que, par ordre de Louis XII, Bourdichon avait
peint le portrait de saint François de Paule, le jour de son décès
en 1 507, et que ce portrait, du temps de Mariette, se voyait encore
à Rome dans le Vatican, François Ier l'ayant envoyé à Léon X, lors
de la canonisation du saint. Mais enfin, grâce au document publié
dans les Nouvelles Archives de l'art français (1880-81, p. 1-11),
par M. A. Steyert, nous tenons Bourdichon et le pouvons juger.
En 1 5oj, la reine Anne lui fait payer io5o livres tournois pour avoir
« richement et sumptueusement historié et enlumyné unes grans
Heures pour nostre usaige et service, où il a mys et employé grant
98 L'ARTISTE
temps, que aussi en faveur d'autres services qu'il nous a cy devant
faiz ». Jehan Bourdichon est donc, à n'en pouvoir plus douter, l'en-
lumineur du plus fameux missel connu en France, les Heures
d'Anne de Bretagne. Cette œuvre très considérable fait, à coup sur,
le plus grand honneur au peintre. Le feuillet où est représentée la
reine à genoux, ayant près d'elle sainte Marguerite, sainte Anne et
sainte Ursule, les autres feuilles où se voient les figures des Evangé-
listes et le saint Sébastien, sont de belles ou de fortes inspirations
d'un véritable artiste. Mais pour les autres très nombreuses compo-
sitions de ce célèbre livre, quels que soient une certaine gravité noble
et élevée dans l'arrangement des scènes pieuses, et le sentiment vrai-
ment religieux et sincère de presque toutes ces figures, parfois une
remarquable vigueur personnelle, j'ai peine à m'exalter sur le talent
du peintre. Son dessin est lourd et épais, ses tètes banales et mono-
tones, rondes et sans beauté, et entièrement de pratique. Celui qui a
fait cela a certainement vu l'Italie; mais il reste, malgré lui, fidèle
aux procédés et aux routines de l'école natale, sans guère chercher
au delà, et sans se douter que ce qu'il fallait rapporter de l'Italie
d'alors, c'était son singulier et âpre amour de la nature. La nature,
dans ce livre, elle est dans toutes les autres menues pages, celles en
marge desquelles le peintre a représenté, avec une variété et une
naïveté adorables, la flore et les insectes de son pays; si en dehors de
ces portraits de nos plantes françaises, quelque chose me touche
plus particulièrement dans ce volume, c'est, par ci par là, les scènes
familières au grand air, qui nous conservent avec bonhomie l'image
de la vie rustique sous ce règne heureux de la bonne Anne de
Bretagne. Mais Fouquet, entre nous, était un tout autre homme,
singulièrement plus vif et plus artiste, et qui avait autrement profité
du voyage delà les monts. — On avait attribué à tort les bordures
de pages des grandes Heures d'Anne de Bretagne à Jehan Poyet,
autre Tourangeau, qui avait peint, pour la même princesse, des
« petites Heures à l'usage de Rome ».
La vraie reine des artistes en ce temps bénit, c'est la bonne Anne de
Bretagne. Elle les cherche partout, elle les affaire tous : J. Perréal, et
Jehan de Cormont auquel elle fait à Paris peindre pour sa chapelle,
en 1493, une « image de Notre-Dame »; et à Nantes le Michel
Colombe, l'honneur de sa province ; et tout ce groupe si curieux et si
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 99
attrayant de l'école de Tours : J. Fouquet, J. Bourdichon, et J. Poyet,
qui lui enluminent ses grandes et petites heures.
Dans la pre'cieuse dédicace de sa Perspective que je crois avoir été
l'un des premiers à citer, Jean Pèlerin mêle les noms de nos peintres
français aux plus fameux des pays étrangers, de façon à les présenter
tous au même niveau, et peut-être aux yeux de ses contemporains de
Lorraine et de France, pesaient-ils d'un même poids dans la renom-
mée courante :
O bons amis, trespassez et vivens,
Grans esperiz Zeusins et Appelliens
Decorans France, Almaigne et Italie,
Geffelin, Paoul, et Martin de Pavye,
Berthelemy, Fouquet, Poyet, Copin,
André Montaigne et d'Amyens Colin,
Le Pclusin, Hans, Fris, et Léonard,
Hugues, Lucas, Luc, Albert, et Benard,
Jehan Jolis, Hans Grun et Gabriel,
Yuastele, Urbain, et l'ange Micael,
Symon du Mans : Dyamans, margarites, etc
M. Eug. Muntz, dans son livre de la Renaissance en Italie et en
France à l'époque de Charles VIII, a tracé une curieuse comparaison
de ce que la France et l'Italie se devaient l'une à l'autre dans cet art
du xve siècle qui fut pour les deux pays d'une importance décisive.
Et si l'Italie finit par l'emporter dans la balance, rien d'étonnant qu'un
Français, en i5o5, un Français mi-Poitevin mi-Lorrain, comme ce
Pèlerin, qui entend de tous côtés à la fois au nord, au midi, au
levant, au couchant, sonner d'un même éclat la renommée de cent
artistes de même ardeur, ne les ait confondus dans une égale admira-
tion.
Ce Poyet-là, vous vous rappelez en quels termes en parlait, en 1 556,
le jurisconsulte tourangeau Jean Brèche, dans son commentaire
De verborum signifîcatione, cité par M. de Montaiglon (Archives de
! art français, 2e série, t. I, p. 296) :« Inter pictores Joannes Fouquet-
tus, atqite ejusdem filii Lodovicus et Francisais. Quorum temporibus
fuit et Joannes Poyet tus, Foucquettiis ipsis longe sublimior optices
et picturce scientia. Hos demum sequuti sunt Joannes Ambasîus, Ber-
nardus et Joannes Deposceus. » Voilà J. Poyet placé bien haut; peut-
être le méritait-il; mais pour lui comme pour les autres, il nous faut
ioo L'ARTISTE
attendre ses preuves, c'est-à-dire ses œuvres. J. Pèlerin qui, il est
vrai, est de Vendée et par conséquent voisin de Tours, fait entrer
J. Poyet dans sa glorieuse nomenclature; c'est bon signe pour le Tou-
rangeau. Il nommera de même Colin d'Amiens, celui qui est appelé
par Louis XI, avec J. Fouquet, Jacob Lichtemont de Bourges, et
Pierre de Hennés ou de Heuves à modeler et peindre l'effigie de
Charles VII pour les funérailles royales, comme fera plus tard
Perréal pour Louis XII. Peintre de confiance du très défiant
Louis XI, Colin est chargé par lui de peindre son portrait sur un
programme d'une très étrange et très puérile minutie qu'a relaté
M. de Laborde dans sa Renaissance des arts à la cour de France.
Pèlerin nommera aussi Simon du Mans, Simon Hayeneuve de son
nom de famille, né à Château-Gontier en 1450, mort au Mans
en 1546, et celui-là peintre et surtout architecte et dessinateur d'ar-
chitecture, jouissant, bien par delà de sa province, d'une réputation
immense durant tout le cours de sa très longue vie. V. Geoffroy
Tori (Champ-Fleury, f,s XIIII r° et XLI v°, édition de i526) et
Lacroix du Maine (Bibliothèque historique, Paris, L'Angelier,
1584, p. 457).
Dans un autre dénombrement poétique du même moment, Jean
Lemaire en sa Couronne Margaritique fait défiler, mêlés à ces glo-
rieux Italiens et Flamands ci-dessus vantés par J. Pèlerin, une suite
de ces habiles Français de son temps dont les œuvres décrites par les
comptables de nos princes, sortent aujourd'hui de la fouille denos archi-
ves : Marmion de Valenciennes, dont il pourrait rapprocher le Jean
Bellegambe à nous connu désormais par son célèbre polyptyque de
Douai ; et Antoine Petit, de Bordeaux, auquel on attribue le portrait
du roi Louis XI, peint pour les chanoines de la cathédrale Saint-André
de Bordeaux, en 1476.
A l'autre bout du siècle, de 1 382 à 141 1 , on rencontre en fréquente
occasion le nom de Colart de Laon; mais à en juger par les trou-
vailles de M. Ulysse Robert {Nouvelles archives de l'Art français,
18S0-81), ce Colart, valet de chambre du roi et du duc d'Orléans,
n'est guère qu'un peintre de devises, un décorateur de pavois et de
harnais de joutes et d'étendards et bannières.
Parmi les meilleures lettres de noblesse de la peinture française,
après les quelques tableaux que l'on rencontre de l'école bourgui-
ESSAIS SUR [/HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 101
gnonnc, soit au Louvre, soit autour d'Avignon et en Provence, il faut
compter les précieux cadres du Puy de Notre-Dame d'Amiens. ■ — A
qui attribuer cette tant curieuse série et délicieuse en ses meilleurs
morceaux, ceux qui avoisinent i520, conservés aujourd'hui au musée
de la ville, et dont l'un s'est échappé jusqu'au musée de Cluny?
Que les noms des très habiles artistes qui ont peint les tableaux de
Notre-Dame du Puy d'Amiens nous soient demeurés inconnus, rien
là qui doive étonner. On ne saurait espérer les trouver dans les archives
de la cathédrale. Les donateurs seuls de ces tableaux étaient connus
de la confrérie, qui ne se souciait que de l'œuvre et de la gentillesse
de son allusion au nom du donateur, mais point du toutou secondai-
rement de la valeur du peintre. C'est donc dans les chartriers ou
papiers de familles que l'on peut seulement rencontrer par hasard
un marché passé avec tel ou tel peintre de France ou de Flandre, car
je ne sais pourquoi il me semble qu'il y a des deux pays ; le plus
ancien tableau conservé me paraît d'un pinceau flamand; les autres,
ceux de la meilleure série, je les crois français à je ne sais quelle
délicate finesse et élégance dans les figures.
Il conviendrait défaire même recherche pour les tableaux de Notre-
Dame du Puy d'Abbeville, fort intéressants eux aussi par une mode
pareille de devises allusives aux noms des familles donatrices, et
portant eux aussi la marque d'un art français bien proche parent du
flamand.
Songez donc, toute l'Europe en même temps réveillée, depuis
Bruges jusqu'à Naples, Avignon, Aix, Paris, Lyon, Dijon, Tours,
Amboise, Rouen, Gaillon, Amiens, Bourges, d'un bout à l'autre de
l'Italie les plus grandes et les plus petites villes, et toute l'Allemagne
côtoyant les Flandres et la Bourgogne, et cela, pour la France, depuis
Charles V jusqu'aux derniers Valois; c'est une fête universelle des
yeux : entrées de princes, carrousels aux draps d'or et aux costumes
éclatants, cérémonies de paix ou d'alliances, mariages ou funérailles,
pompes religieuses, décorations des monuments partout renouvelées,
tout est aliment et prétexte à ce besoin de créer, de briller et d'émer-
veiller. C'est la jeunesse de l'art dans toute sa sève amoureuse et
féconde, heureuse de vivre et comme étonnée elle-même de sa vie
débordante.
Vous aurez remarqué que tout ce mouvement mémorable de la
,02 L'ARTISTE
première Renaissance française se passe en quelques années, des
dernières du roi Louis XI aux premières de François Ier : Fouquet,
Bourdichon, .T. Perréal, J. Poyet, sans parler de Michel Colombe et
des Juste; c'est ainsi que procèdent et ont toujours procédé en France
toutes les grandes explosions de notre art national. Une trentaine
d'années ont suffi à ceux-là ; elles suffiront, et moins encore, au grand
mouvement du temps d'Anne d'Autriche, à celui du temps de David,
à celui de M. Ingres, à la brillante fusée romantique.
Il est juste de dire que pour ce merveilleux mouvement de la
Renaissance en France, les ministres, esprits élevés et ambitieux du
beau pour eux-mêmes et pour leur pays, firent autant que les princes
qu'ils servaient : Etienne Chevalier, pour Charles VII et Louis XI,
le chancelier Rollin pour la Bourgogne, le cardinal Georges d'Amboise
pour Louis XII. Plus tard, à l'époque classique, Richelieu, Mazarin,
Fouquet, Colbert ne feront pas moins pour le branle magnifique
du xviie siècle que Louis XIII et que Louis XIV. Certes, depuis
Charles V, qui faisait peindre son portrait par Jean de Bruges, son
peintre attitré, et qui rassemblait dans sa librairie du Louvre tant de
riches manuscrits, les ducs de Berryetde Bourgogne et René d'Anjou
ont une initiative de goût et un amour instinctif des belles choses qui
se retrouveront dans la curiosité personnelle des derniers Valois; mais
à défaut du roi ou des princes du sang royal, il y a encore un grand
prestige, bien favorable à l'autorité souveraine, à voir des premiers
ministres, comme Georges d'Amboise à Gaillon et le grand cardinal
en son château de Richelieu, ou Fouquet à Vaux, faire sortir de terre
à l'heure propice, ces splendides palais où tous les arts sont conviés,
et sans compter, à leur plein épanouissement. Gaillon, « maison la plus
superbe qu'il y ait en France après les maisons royales », avait coûté,
en huit ans, au premier des d'Amboise, près de trois millions d'au-
jourd'hui, et il faut dire que les maçons et les sculpteurs avaient à
peu près tout absorbé; les peintres n'y sont quasi pour rien, leur
heure n'étant pas encore venue. Et nous savons désormais, par le
précieux volume publié par M. A. Deville, les Comptes de dépenses de
la construction du château de Gaillon, que pour l'architecture et ses
merveilleux ornements, l'Italie, quoi que l'on eût dit jusqu'à ce jour,
n'y prit quasi nulle part ; tout fut œuvre de Normands et de Français,
sauf trois ou quatre d'au delà des monts, sur plus décent ouvriers de
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE io3
nos provinces. André de Solario, de Milan, l'élève de Léonard, est
envoyé à Gaillon, en août i5oy, par le grand-maître Charles d'Am-
boise, neveu du cardinal et gouverneur du duché de Milan, pour
peindre la chapelle du château; il y reste deux ans, jusqu'en
octobre i5oc), et y laisse au cardinal « un beau tableau de la Nativité
de Notre-Seigneur ». A coup sûr, il dut y laisser aussi des enseigne-
ments profitables à ce groupe de peintres que nomme M. Dcville,
venus de Rouen et des environs, déjà pour la plupart renommés dans
leur province et associés à la confrérie des peintres et imagiers de
Rouen : Jehan Testefort, Richard Duhay, Pierre Leplastricr, Lyenard
de Feschal, Pierre Archambault, Jehan Barbe, Jérôme de Tour-
nielles, etc. La nature des travaux de tous ceux-ci n'est pas clairement
indiquée dans les comptes des dépenses du cardinal, et l'on doit suppo-
ser que leurs ouvrages de peinture et dorure s'appliquaient surtout, au
point où en était le château, à des besognes de décor et à des détails
d'ornement plutôt qu'à des compositions d'histoire, bien que plu-
sieurs fussent notoirement dans leur ville des maîtres verriers ou des
marchands de peintures et images ; mais il est impossible de croire
que, choisis parmi les plus habiles et les plus intelligents de la pro-
vince, l'étude des travaux et des procédés du peintre mandé à grands
frais d'Italie n'ait pas eu sur eux et leurs entours la plus vive
influence.
(A suivre.
PH. DE CHENNEVIÈRES.
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX
Es le début de sa carrière,
Delacroix se montra
préoccupé des procédés
de reproduction : le n° i
du catalogue de son
œuvre complet, rangé
chronologiquement (i),
iy ?/■ ' ^8 - ^3_? -,-J — "^~^¥^fe^\ est un essai d'eau-forte
exécuté en 1814; le n° 2,
un essai de burin; le
n° 3, une aquatinte; le
n° 6, une lithographie.
Celle-ci est de 1816. Elle parut dans le SMiroir, journal satirique
et libéral d'alors. Delacroix avait dix-huit ans. Je n'ai pas besoin
de dire qu'il faut voir, dans cette première caricature, comme dans
les cinq ou six autres qui suivirent, de simples tâtonnements, ou
(1) L'œuvre complet d'Eugène Delacroix, peintures, dessins, gravures,
lithographies , catalogue et reproduit par Alfred Robaut , commenté par
Ernest Chesneau ; Paris, Charavay frères, i885. Les vignettes qui figurent dans
le texte de cet article sont empruntées à ce grand inventaire, devenu le manuel
de tous ceux qui veulent parler d'Eugène Delacroix. Leur exactitude en un
format si restreint peut passer pour parfaite. Quant au goût avec lequel elles
ont été dessinées, le lecteur en peut juger par ses yeux.
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX
[05
La Consultation.
plutôt des pièces de circonstance. Aussi les caricatures de Delacroix,
qui, je ne sais pourquoi, sont signalées par tous les critiques,
sont-elles en même temps jugées avec sévérité. Cependant, s'il
est vrai que les Ecrevisses à Longchamps ou le Déménagement de
Dame Censure sont choses peu dignes du maître, une exception doit
être faite en faveur de la Consultation. Exécutée avec un soin visible,
elle témoigne hautement de ce que le maître aurait pu faire en ce
genre. On y a signalé l'influence anglaise et le souvenir d'Hogarth,
ce qui est juste ; mais en quoi cette
observation peut-elle diminuer le mérite
d'une tentative heureuse et dont per-
sonne depuis ne nous a donné l'équi-
valent ?
Les croquis de Médailles grecques
sont le véritable frontispice de l'œuvre
lithographique de Delacroix. Il en existe
six feuilles; toutes, sauf une, sont soi-
gneusement signées et datées de 1825 (1). Elles contiennent ensemble
quarante-huit médailles. On doit présumer qu'elles ont été faites, non
d'après les originaux, mais simplement sur des soufres, car on sait
que Delacroix avait dans son atelier une collection de soufres qu'il
tenait de son ami le baron Schwiter. Mais le point importe peu, ce
qui est intéressant, c'est la beauté particulière et supérieure de ces
études et leur place dans la carrière du maître. Elles montrent qu'au
lendemain de ses premiers grands succès, entre le Dante et Virgile
et Marina Jaliero, il retournait à l'antique. Elles prouvent qu'avec
l'instinct du génie, au lieu de s'adresser aux statues des musées, toutes
alors retouchées et défigurées par la Renaissance, il savait aller droit
aux seuls monuments, restés intacts, d'un art tant vanté et si peu
connu. Enfin elles offrent à la réflexion des artistes, aussi bien qu'à
celle des critiques, un aliment inattendu par la nature des effets cher-
chés et l'exécution large et souple au moyen de laquelle ils sont
obtenus. Ce que Delacroix voulait de ces têtes et de ces symboles, ce
! il II faut y joindre : Thésée vainqueur du centaure Euryte, fort jolie pièce
d'après un des me'topes du Parthénon. Delacroix n'a certainement fait cette
petite pièce qu'après avoir vu les marbres d'Elgin. En serait-il de même des
Médailles?
io6
L'ARTISTE
n'était ni des lignes, ni des canons, mais le relief, la couleur, la vie.
Même il accentue la rudesse de certaines formes et choisit exprès les
exemples archaïques, comme si son goût, à cinquante ans de distance,
pressentait le nôtre.
Macbeth chc- les sorcières, non daté, mais de 1825 comme les
Médailles, est la première grande pièce où se manifestent pleinement
les formules ordinaires du style d'Eugène Delacroix. Elle est exécutée
presque entièrement au grattoir, ce qui n'est pas très heureux en bien
des endroits. Mais, cette singularité mise à part, c'est une œuvre
importante. La figure de Macbeth est entièrement belle, sa pose, très
simple, traduit le combat intérieur qui se livre au fond de son âme
violente et primitive. Le diamant qu'il
porte à sa toque, et que le feu du chaudron
fait étinceler, semble marquer son front
du signe de gloire et de fatalité. Une
fumeuse lumière l'enveloppe en même
temps que les trois sorcières, et toute la
scène est pleine de grandeur.
Cette année 1825 est celle où Delacroix
passa la Manche et fit à Londres un séjour
d'environ six mois. Je n'ai pu savoir si le
Macbeth a été exécuté avant ce voyage ou
après. Ce qui est certain c'est que le jeune voyageur employa le
temps du mieux qu'il put, et s'intéressa à toutes les distractions
du pays. Il alla souvent au théâtre et vit plusieurs pièces de
Shakespeare avec Kean pour lequel il eut tout de suite une admi-
ration enthousiaste. Il vit encore d'autres pièces et voici comment
lui-même nous a rendu compte d'une de ces représentations. « J'ai
vu une pièce de Faust qui est la plus diabolique qu'on puisse ima-
giner. Le Méphistophélès est un chef-d'œuvre de caricature et d'in-
telligence; c'est le Faust de Gœthe, mais arrangé. Ils en ont fait un
opéra mêlé de comique et de tout ce qu'il y a déplus noir. On voit la
scène de l'église avec le chant du prêtre et l'orgue dans le lointain.
L'effet ne peut aller plus loin au théâtre.» (Lettre à J.-B. Pierret,
18 juin 1825.) Qui pourra fixer la part revenant aux acteurs anglais
dans la conception du Faust d'Eugène Delacroix, et dans le détail de
chacune de ses compositions? Comme eux en tous cas, et il faut le
Macbeth chc^ les sorcières.
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX 107
reconnaître, comme tout son temps, ce qu'il a vu dans l'œuvre à inter-
préter c'est le drame et la légende. Le texte lui échappait et par con-
séquent cette magie du style de Gœthe, qui met son poème dans le
ciel, au-dessus et au delà de l'humanité.
On ne doit donc pas s'étonner que les pièces du Jaust soient de
mérite assez inégal. D'abord ce qu'il y a de frais et de naïf dans le
personnage de Marguerite est à peine rendu; de là, dans les scènes
où cette fraîcheur et cette naïveté font le charme inexprimable des
vers de Goethe, je ne sais quoi d'incomplet et d'à côté. Telle la Pre-
mière rencontre de Jaust et de Marguerite, qu'on croirait inspirée
plutôt par quelque passage de Rabelais, bien truculent, que par la
réponse modeste :
Bin weder FrSulein, weder schtin
telle encore la scène du t7(o«t'/, gracieuse assurément, mais qui reste
si loin de l'idéale chanson :
Meine Ruh ist hin
Mein Hcr- ist Schwer!
Ailleurs, dans les scènes de violence ou de sorcellerie fantatisque, on
aperçoit souvent (le mot n'est pas de moi) comme un parti pris de
grimace. Il y a des têtes qui tournent sur leurs corps comme si elles
y étaient fichées au bout d'un pivot, des bras et des jambes qui se
plient à angles raides comme des membres de bois. Involontairement
on se souvient du Théâtre des marionnettes. Ici encore la <rPKencontre
de Jaust et de Marguerite me servira d'exemple. S'il en fallait d'au-
tres, je citerais la Juile de Jaust après la mort de Valeutiu, et même
cette belle pièce qui avait attiré l'admiration de Gœthe: la Taverne
des Etudiants. Le personnage de gauche, que l'on oublie heureu-
sement, tout occupé qu'on est des autres, est un parfait manne-
quin dont le chapeau ne tient pas plus à la tète que la tète aux
épaules.
D'autres pièces, par bonheur, sans être complètement exemptes
d'exagérations romantiques, sont d'une force et d'une ampleur d'in-
vention vraiment superbes. Ainsi cette scène du Tiroken où le spectre
de Marguerite, avec sa petite raie au cou, rappelle et dépasse le cau-
chemar d'Edgar Poë. Ainsi encore l'admirable scène finale : Mar-
ioS
L'ARTISTE
Marguerite en prison.
guérite en prison, suppliée de fuir par Faust, folle et s'effarant au son
d'une voix que son oreille reconnaît, et que son intelligence ne com-
prend plus : une merveille de pathétique,
où l'on finit par ne plus voir que la figure
de Marguerite, cette tête, ce sein, ce corps
maigri et défait, ce magnifique et si simple
mouvement d'étonnement et de folie, une
des plus pures et des plus touchantes inspi-
rations du maître.
Enfin sur ces dix-sept pièces du Jaust,
comment ne s'en trouverait-il pas où la plus
sévère analyse ne découvrirait que des beautés? Je les ai sous les
yeux, ces chères merveilles, où le génie du grand peintre me parle
en même temps que celui du grand poète, et ma seule crainte est de
ne savoir où m'arrèter.
Voici d'abord Y Apparition de SMéphistophélès dans le cabinet de
Jaust, par les qualités purement plastiques, l'énergie du style, l'éclat
de la coloration, le sérieux du travail, la plus belle pièce de la suite,
sans contredit.
Et tout à côté je place, avec des qualités semblables, Jaust et
Wagner cheminant dans la plaine, suivis du barbet. L'exécution
n'en a peut-être pas tout à fait autant de
moelleux, mais la disposition du groupe des
deux hommes est si pittoresque, l'effet du
soleil couchant au fond de l'horizon si écla-
tant et si original !
Voici maintenant le Duel de Jaust et de
Valcntin avec son décor fantastique de
pignons et de clochetons. Qui a vu les
vieilles villes de l'Allemagne centrale,
Brunswick ou Hildesheim? Delacroix n'y
avait jamais été, et pourtant son génie les a
su reproduire. Mais le décor n'est rien quand on s'attache aux per-
sonnages. L'épée de Faust plonge dans la poitrine de Valcntin qui
chancelle, et dans les mouvements de l'un et de l'autre, toute leur
histoire est écrite. L'un meurt « comme un soldat et un brave »,
l'autre assassine, mais en assassinant il n'est pas libre : il obéit à une
Faust et Wagner
suivis du barbet.
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX
109
force supérieure et méchante à laquelle il s'est donné autrefois et ne
peut plus se reprendre.
Le Galop de Jaust et de Mêphistophélès
me paraît plus beau encore; on se rappelle i&g
comment Goethe le montrait et le com-
mentait à Eckermann : et de fait, c'est ^ ^": % ■^'^SW--,,
l'invisible rendu visible. Je laisse de côté *$-^;W£$ ifff^
la coloration de la pièce, son éclat, sa
perfection technique : le calme ironique ^g
de Mêphistophélès sur son coursier fan- '^
tastique, l'air tendu, subjugue, hors de soi, Dud deFaust et de VaUntin.
de Faust sur le cheval magnifiquement
lancé mais réel et terrestre qu'il monte, tout ici nous prend et nous
emporte hors de ce monde. Goya seul a trouvé des effets de cette na-
ture; encore dans Goya se mèle-t-il toujours une nuance de carica-
ture dont notre goût français a quelque peine à ne pas être sur-
pris.
J'ai laissé pour la fin la scène de l'Eglise, la plus grandiose de
toutes. Comme à la représensation de Londres, le prêtre est à l'autel,
dans toute la pompe du culte catholique, et il semble qu'on entende
la voix des fidèles, soutenue par les profondes mélodies de l'orgue.
Toute la pièce est romantique au plus haut
point et jusque dans les lignes magnifiques : . tojj § v'j'vi
de Marguerite posée de profil, à genoux,
brisée par la voix qu'elle entend, jusque
dans les costumes et dans les visages, ce
sont les formes, les idées et, si l'on veut,
les superstitions du Romantisme qui triom-
phent; seulement Delacroix fond tout cela
au feu de son inspiration, et tout à coup Marguerite à l'église.
le rêve impuissant de ses contemporains
est réalisé : nous avons un chef-d'œuvre qui, suivant le mot de
Goethe, « va du ciel à la terre ».
Le Jaust parut en 1828. Sur l'accueil qu'il reçut, voici ce que
Delacroix lui-même nous a rapporté (lettre à M. Ph. Burty,
Ier mars 1862) : «Vous savez que Motte fut l'éditeur. Il eut la malen-
contreuse idée d'éditer ces lithographies avec un texte qui nuisit
L'ARTISTE
beaucoup au débit (i), sans parler de l'étrangeté des planches, qui
furent l'objet de quelques caricatures, et me posèrent de plus en
plus comme le coryphée de l'Ecole du Laid. Gérard toutefois, tout
académicien qu'il était, me fit compliment de quelques dessins, surtout
de celui du cabaret. Je ne me rappelle pas ce que j'en retirai : quel-
que chose comme cent francs, et de plus une gravure de Lawrence, le
portrait de Pie VII. »
Peu de mots suffiront à compléter ces souvenirs : un article ano-
nyme, assez bienveillant, parut dans une petite revue intitulée le
Journal des Artistes (Livraison du 16 mars 1828). Cet article est
curieux en ce que l'auteur commence par y faire profession d'ortho-
doxie, comme pour s'excuser de reconnaître un peu plus loin le
mérite des principales pièces, notamment de la scène de l'église. La
vérité c'est que le Jaust passa presque inaperçu et que les artistes
restèrent aussi indifférents que le public. Il y avait pourtant là de
quoi faire réfléchir les uns comme les autres : pour ceux qui aiment
à la fois l'art et les lettres, c'étaient les premières illustrations d'une
telle portée morale; pour les praticiens, c'était tout un ordre nouveau
déformes et d'effets qui s'ouvrait à leur étude et à leur imitation. Je
reviendrai là-dessus plus tard.
Une dernière observation pourtant, afin de vous épargner une mé-
prise où j'étais moi-même autrefois tombé. Ceux qui ne connaissent
le Jaust qu'en épreuves modernes, ou relativement telles, peuvent
se dire qu'ils ne le connaissent pas. Il faut l'avoir vu en tout premier
tirage, sur chine : alors seulement on sait ce que Delacroix a voulu,
et ce qu'il a exécuté en effet, mais pour trop peu de privilégiés, car
les pierres se sont gâtées vite, et ce qu'elles ont donné ensuite n'était
bon qu'à le calomnier. Presque toutes les pièces de la série ont même
été tirées, à quelques épreuves, avec des croquis dans les marges. Ce
sont des raretés deux fois précieuses ; en effet, ces croquis ne sont pas,
comme on pourrait le croire, de simples essais de crayon, mais sou-
vent de vrais dessins : j'allais dire des essais de pensée, de nerveu-
ses confidences, des soubresauts ou des distractions de l'inspiration.
On y trouve de tout : des accessoires, casques, gardes d'épées, harnais
(1) La traduction de Stapfcr. Goethe s'est montré moins sévère pour son
traducteur. Il est vrai que c'était dans son rôle.
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX
de cheval; des académies; des animaux surtout, anatomies de cheval,
silhouettes de lions ou de tigres, études de serpent; jusqu'à des pay-
sages; ou de véritables esquisses de compositions, comme un choc
de cavaliers. Aucun document ne représente mieux cette espèce de
bouillonnement qui se faisait dans le cerveau de Delacroix au travail.
(A suivre.)
GERMAIN HEDIARD.
1SS9 L'ARTISTE — T. Il
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m^m&m
LA JEUNESSE D'HENRI REGNAULT
ppelé à présider, ces jours derniers, la distribution des prix
aux élèves du collège Henri IV, M. Larroumet a prononcé
une allocution remarquable par l'élévation des pensées et
l'élégance de langage qui lui est familière. Après avoir rappelé
les liens qui l'unissent à la maison, où il a jadis professé la
rhétorique, le directeur des Beaux-Arts a raconté aux élèves
la carrière scolaire et la fin héroïque d'Henri Regnault qui compte parmi les
plus glorieux de leurs devanciers « qui ont grandi à l'ombre de la tour de
Clovis ». Il a annoncé qu'à la rentrée prochaine le buste du grand artiste mort
sur le champ de bataille de Buzenval, se dresserait dans l'une des cours du
collège, comme le symbole du premier des devoirs, le dévouement à la patrie.
Nous donnons ici la partie de ce beau discours qui contient le récit de la
jeunesse d'Henri Regnault, qu'aucun biographe n'avait encore racontée dans
une forme aussi heureuse et avec d'aussi intéressants détails.
Sur les bancs où vous êtes, Henri Regnault était le plus aimable
et le plus gai des enfants de Paris, l'intelligence la plus prompte et la
plus vive, le cœur le plus généreux, le caractère le plus loyal et le
plus droit; être d'élite offrant en germe toutes les qualités essentielles
qui promettent chez l'enfant un homme de premier ordre.
Dès qu'il fut en âge de voir et de comprendre, le futur peintre
éclatait en lui et toutes ses facultés étaient tournées vers un même
but : observer la nature et la vie, les saisir dans leur vérité complète,
évoquer le passé, fixer le présent et surtout pénétrer l'âme des êtres
et des choses, saisir derrière les formes la cause intérieure qui les
façonne. Dans les auteurs que ses maîtres lui expliquaient, ses goûts
LA JEUNESSE D'HENRI REGNAULT u3
allaient aux plus simples et aux plus forts. Peu sensible aux
gentillesses de forme ou de pensée, épris, au contraire, de vérité et
de grandeur, son admiration le portait vers les esprits mâles et
fermes : il se passionnait pour Homère et la Bible, qui devaient
rester ses lectures favorites et ses bréviaires de voyage; la noble
mélancolie et l'épicurisme stoïque de Lucrèce le transportaient; il
s'inquiétait de la source de cette pensée profonde et demandait avec
insistance comment un tel poète s'était formé.
Entre tous les exercices scolaires, celui qu'il préférait, c'était
l'explication, la lecture directe des auteurs. Quand il prenait la
plume, c'était pour montrer le dédain de tout ce qui est terne et
banal : si le sujet proposé ne lui disait rien, si son cœur ou son
imagination n'étaient pas touchés, il était stérile et sec; avait-il
saisi et compris, l'idée jaillissait, la forme se colorait et plusieurs
de ces exercices d'enfant ou de jeune homme offraient une ampleur
de développement que l'un de ses maîtres n'hésite pas à qualifier de
« superbe ».
L'artiste pur se montrait déjà dans les préférences que lui inspirait
tel ou tel exercice scolaire, et les succès qu'il leur devait. Vous n'aimez
plus guère les vers latins, me dit-on, et je crois que vous avez tort;
Regnault les aimait beaucoup. La recherche patiente du mot juste,
la nécessité de faire entrer le plus de sens possible dans une forme
limitée, la conduite ingénieuse du développement et de la phrase,
les efforts auxquels oblige le vers latin honnêtement pratiqué, les
qualités qu'il exige ou qu'il développe expliquent le goût de Regnault
et condamnent vos dédains. En rhétorique, il obtenait un prix avec
un petit chef-d'œuvre de couleur et de souplesse, le Charmeur de
serpents, où l'élégance effrayante de ses modèles, l'enroulement des
anneaux, le chatoiement des écailles étaient rendus avec la vigueur
d'un peintre et la précision d'un poète.
Il montrait enfin et développait dans ses exercices classiques une
faculté maîtresse, qui n'est pas plus commune chez les artistes que
chez les littérateurs, la science des ensembles, la subordination de
la partie au tout, le dédain du détail caressé pour lui-même; il savait
composer.
Ainsi, sentiment personnel, observation directe, science de la
composition, voilà ce que Regnault développait en lui par l'éducation
,,4 L'ARTISTE
classique, avec la plume et le crayon, car il dessinait déjà beaucoup.
Tout enfant, à cinq ans, il reproduisait sur le papier tout ce qui
l'avait frappe dans ses promenades, de préférence les animaux, qu'il
observait avec une attention pénétrante, comme Géricault à son âge.
Externe et libre de ses loisirs, il passait de longues heures au Jardin
des Plantes, devant les cages des fauves, ne se contentant pas de les
copier et combinant déjà leurs attitudes, avec un mélange surprenant
de vérité et d'invention, jetant un tigre sur un cheval, des chiens sur
un cerf, attelant des bœufs dans l'effort du travail. Pendant les
vacances, il étudiait le chenil de Meudon et les écuries de Saint-
Cloud, et, dans son désir de serrer les formes de plus près, modelait
en terre glaise un cheval dont la belle construction l'avait frappé.
Au lycée, il chargeait de croquis les marges de ses livres ou dessinait,
avant de l'écrire, le sujet qu'il devait traiter. La plupart de ces
essais sont malheureusement perdus; il nous reste, cependant, de
grandes esquisses au fusain des batailles d'Issus, d'Arbelles et de
Rocroy, mêlées furieuses de cavalerie, qui promettaient un grand
peintre d'histoire, avec l'énergie d'un Delacroix et un scrupule de
dessin, que le grand romantique n'a malheureusement pas connu.
Après une lecture de Tacite, il remettait à M. Duruy une mort de
Vitellius qui n'était pas indigne du modèle et que le professeur
s'empressait d'envoyer au père « en prophétisant (je répète ses
expressions) qu'un grand artiste nous était né ».
Messieurs, on accuse parfois notre éducation universitaire de
manquer de souplesse, d'imposer le même moule à tous les esprits
et la même règle à toutes les natures. Voici pourtant un élève assez
fantaisiste, qui n'a guère été gêné dans son développement. Il arrivait
quelquefois à Regnault de remplacer un devoir par un dessin; cela
ne l'empêchait pas, en fin d'année, de remporter sa large part de
récompenses, et ses professeurs ne lui en voulaient pas trop de
quelques irrégularités dans le travail. L'un se contentait de sourire
et mettait le dessin en lieu sûr, en quoi il était fort avisé; un autre,
comme M. Victor Duruy, l'envoyait à sa famille, avec une marque
d'espérance et de sympathie; un troisième corrigeait un anachronisme
ou relevait un détail risqué; aucun d'eux ne songeait à contrarier
cette vocation naissante. Ayez seulement du génie, mes chers amis,
et vous verrez comme vos maîtres seront accommodants.
LA JEUNKSSK D'HLNKI IŒGNAULT u5
Celui dont l'antiquité inspirait ainsi les premiers essais devait
cependant être surtout un artiste épris de vie moderne, d'impression
personnelle, de choses vues directement. L'éducation classique ne
tue donc pas toujours, comme on le dit volontiers, l'originalité et le
sens du réel au profit de l'esprit d'imitation. Nombre d'artistes se
piquent aujourd'hui de s'interdire toute évocation du passé, tout
effort d'imagination; le vrai peintre, d'après eux, ne saurait que
copier. D'autres estiment, au contraire, que même dans les sujets
contemporains, l'observation ne doit être qu'un moyen, l'intention
restant le but suprême. L'humanité, selon une belle parole, se
compose de plus de morts que de vivants; jouir du présent ne suffit
pas, il faut remonter dans le passé, pour embrasser toute la vie
humaine. Il y a dans chacun de nous assez d'influences héréditaires
pour nous permettre de supposer, sans mensonge, ce qu'ont fait les
hommes d'autrefois; ce pouvoir de résurrection est le plus noble
privilège de notre nature, et, sans le souvenir, sans le sentiment de
la solidarité humaine à travers les âges, nous tomberions de plus
d'un degré.
Regnault emportait donc du lycée, Messieurs, cette forte éducation
classique et ce goût de l'antiquité sans lesquels il peut y avoir, je le
reconnais, de grands hommes et de grands artistes, mais qui, jusqu'à
présent, est encore un des plus sûrs moyens d'aider, sinon de
susciter le talent ou le génie. Il écrivait quelques années après :
« Plus je lis l'antiquité, plus je vois que deux hommes seulement,
parmi nos contemporains, l'ont comprise : Ingres et Delacroix.
Presque tous les sujets ont été traités cent fois chacun ; suivant moi,
ils sont neufs et toujours neufs, et peuvent être présentés maintenant
d'une façon intéressante pour tout le monde. C'est si beau l'antiquité! »
L'éducation qu'il avait reçue ici lui permettait cette profession de foi;
il n'avait pas besoin d'ériger l'ignorance en esthétique.
Les facultés dont nous venons de constater l'éveil, l'École des
Beaux-Arts et l'atelier les développèrent avec une rapidité dont je ne
connais pas d'exemple aussi surprenant dans l'histoire des maîtres
les plus précoces. Ses portraits, ses natures mortes ou vivantes, ses
paysages, ses études historiques de ce temps-là sont plus que des
essais; plusieurs sont des couvres définitives. La passion de la
lumière et de la couleur s'était réveillée en lui : « Si le poète,
ii6 L'ARTISTE
écrit-il, aime l'hiver, les veillées au coin du feu, nous autres peintres
nous abhorrons tout ce qui n'est pas la lumière, la belle lumière,
le beau soleil, la belle chaleur qui nous permet de travailler en
chemise et en pantoufles. Nous ne pouvons pas peindre, les pieds
dans une chancelière; il nous faut la liberté de nos mouvements,
il nous faut le ciel bleu. Peut-être plus tard, dans mes voyages,
trouverai-je un climat plus égal que le nôtre, où le bleu sera
toujours au-dessus de moi. Haine au gris! C'est là mon cri de
guerre. »
J'admire comme vous, Messieurs, cette profession de foi pleine
d'élan. Pourtant, je serais tenté de discuter un peu le « cri de guerre »
final. A le mal comprendre, on risquerait de s'égarer. Regnault
voulait dire que les tableaux doivent être colorés, et il avait raison ;
mais il ne faut pas proscrire absolument le gris. Ce peut être une
jolie couleur et capable de grands services. Sans elle, en effet, il
n'y a ni demi-teintes, ni clair obscur, ce double charme de la
peinture-, il n'y a pas davantage de modelé énergique, car le relief
s'obtient par la gradation des valeurs, l'opposition des ombres et
de la lumière, la distinction des plans, et tout cela c'est du gris.
La palette d'où le gris est absent ne connaît guère la délicatesse et
risque de fournir de la brutalité lorsqu'on lui demande de la vigueur.
Or, si j'avais à apprécier complètement le talent de Regnault, je
serais bien obligé de vous dire que le relief et la perspective lui
ont manqué parfois. Aimons la couleur et la lumière, qui sont la
vie de l'art, mais ne détestons pas le gris qui peut en être le charme;
soyons forts, si nous pouvons, mais tâchons d'être fins; sans cela,
nous ne serions qu'à moitié français.
Mais je ne veux pas discuter, Messieurs; je ne songe pas même
à vous dire ce que fut la glorieuse carrière de votre camarade, avec
quelle fécondité et quelle force, en quatre ans, de l'École des Beaux-
Arts au champ de bataille de Buzenval, il obéit aux trois inspirations
qui se partagèrent la direction de son talent : l'antiquité, avec
I "éturie et Coriolan, Orphée aux enfers, Thétis et Achille, Automédon,
■Judith et Hulophernc ; la vie contemporaine, avec le Portrait de
Mme Duparc, la Madrilène, le Toréador, Juan Prim; l'Orient,
avec Salomé, le Départ pour la fantasia, l'Exécution à Grenade,
la Sortie du pacha. Après Ingres et Delacroix, on pouvait espérer
LA JEUNESSE D'HENRI REGNAULT 117
que cette succession d'œuvres, dont plusieurs sont des chefs-d'œuvre,
allait inaugurer une nouvelle école de l'art français; ce qui était
certain, c'est qu'il y avait là un génie déjà maître de lui-même,
possédant au suprême degré le sens de la couleur et de la lumière,
la science de la composition, l'amour de la vie et de la vérité,
qualités communes en tout temps chez nos peintres, mais auxquelles
il joignait l'originalité profonde qui fait les novateurs. Si vous
voulez bien connaître Regnault, adressez-vous aux maîtres qui ont
jugé chacune de ses œuvres dès leur apparition et aux écrivains
attirés par cette noble figure; et puissé-je simplement vous inspirer
le désir de l'étudier avec eux.
GUSTAVE LARROUMET.
v-f
H> l. v, > L^
DONATELLO
(0
ii
ONATEi.r.o apparaît au moment où
toute l'activité des sculpteurs est
consacrée à de grandes statues pour
les édifices florentins, pour le Dôme,
le Campanile et Or san Michèle.
Donatello, comme cela arrive tou-
jours, imite ses prédécesseurs et il
est difficile de distinguer ses pre-
mières oeuvres de celles de Nicolo
d'Arezzo, de Nani di Bartolo, de
Nani di Banco et de CiulTagni. Les
vingt premières années de sa vie artistique sont employées presque
exclusivement à des travaux de grande statuaire dont il est difficile de
déterminer exactement la date. Les documents relatifs à cette période
sont cependant assez nombreux, mais il n'est point toujours aisé de
savoir à quelle œuvre ils se rapportent (2). En outre, il ne faut pas
(1) Voir L'Artiste de juillet (1889, II, 17).
(2) On trouve par exemple la commande d'un David en 1407. Mais quel est ce
David ? Est-ce le Zucchone comme le disent quelques écrivains ? c'est inadmis-
sible. Est-ce le marbre du Bargello, ainsi que l'assure la critique allemande ? ou
DONATELLO
"9
oublier qu'il y a toujours un laps de temps plus ou moins long entre
la commande et l'exécution. Il est néanmoins possible d'établir une
classification vraisemblable. Pour cela quelques dates suffisent.
Sachant que le Saint Marc d'Or san Michèle est de 1410, et que le
Jérémie est postérieur à 142b, on peut rétablir toute la suite des
faits. Et, du reste, les documents ne seraient pas là pour nous dire ces
dates, qu'on les devinerait aisément. N'est-ce pas toujours la marche
inévitable de l'artiste, imiter d'abord les œuvres des anciens maîtres
avant de créer désœuvrés personnelles; être monotone, inexpressif,
froidement solennel, avant d'être varié, vif et ardent comme la vie i
Le point de départ et le point d'arrivée connus, on peut classer les
principales œuvres de cette époque selon Tordre suivant :
Les deux Prophètes de la porte de la Mandorla.
Le Saint Pierre et le Saint sMarc d'Or san Michèle.
Le Saint Jean du Dôme.
L Abraham, le Saint Jean et YHabacuc du Campanile.
Le Pogge du Dôme (1).
Le Jérémie (2) et le Zucchone (3) du Campanile.
Dans cette série on peut considérer comme se rattachant à la
période d'imitation les deux Prophètes de la Mandorla, le Saint
Pierre et le Saint Marc d'Or san Michèle et le Saint Jean du Dôme.
L'Abraham et le Saint Jean du Campanile marqueraient la transi-
tion et l'acheminement vers la manière qui comprend le Pogge, le
Jérémie et le Zucchone.
Lorsque Donatello sculpte les statues de la Mandorla et d'Or san
Michèle, il a vingt-quatre ans, et, de la part d'un homme de cet âge,
il ne faut pas s'attendre à de grandes réformes artistiques; aussi ces
statues ne sont-elles que des œuvres très pauvres d'observation et de
sentiment, statues lourdes, prétentieuses et déjà maniérées, qui sont
loin d'égaler les statues florentines de l'âge précédent, celles de Nicolo
ne serait-ce, ainsi que je le pense, ni l'une ni l'autre de ces statues ? Même
incertitude pour retrouver le Josué commandé en 141 2, etc.
(1) Il est établi que cette statue ne représenté pas le Pogge, mais, pour la
clarté de l'exposition, nous lui conserverons ce nom sous lequel elle est univer-
sellement connue.
(2) Statue désignée également sous le nom d'Eféckiel, reproduisant les traits
de Francesco Soderini.
(3) Portrait de Barduccio Cherichini, statue dite aussi le David.
i2o L'ARTISTE
d'Arezzo et de Nani di Banco (1). On a cherché à expliquer les œu-
vres de cette époque par l'influence de l'art antique. Cette opinion vient
d'être vivement combattue par M. von Tschudi : « Si Donatello, dit-
il, est réellement allé à Rome avec Brunclleschi en 1403, pour
étudier les œuvres antiques, il est bien extraordinaire que l'on ne ren-
contre dans aucune de ses œuvres l'influence de ces études, soit dans
la forme, soit dans la technique. "Toutefois, si l'on tientà trouver dans
l'œuvre de Donatello une trace de l'influence de l'art antique, il faut
absolument interroger les œuvres de sa jeunesse, car cette influence
de\ient insaisissable dans les œuvres de la maturité de son génie.
Que Donatello se soit inspiré ou non de l'art antique dans sa jeunesse,
il est certain qu'à ce moment il ressemble à ses contemporains, et il
leur ressemble tellement qu'il est parfois difficile de le reconnaître.
C'est ainsi qu'on est en désaccord pour savoir laquelle des deux
statues placées dans l'abside du Dôme serait le Saint Jean de Dona-
tello. Les uns tiennent pour le saint Jean à barbe longue, d'autres
pour le saint Jean à barbe courte, reproduit dans l'ouvrage de
M. Cavalucci. Il est vrai que ce dernier, pour avoir adopté cette opi-
nion, s'est fait tancer sévèrement par M. von Tschudi, qui lui reproche
d'avoir pris un Nani di Banco pour un Donatello. Si erreur il y a,
elle n'est pas grave. On ne saurait offenser la jeunesse de Donatello
en lui attribuant un chef-d'œuvre de Nani di Banco. Si, pour tran-
cher la question, il suffisait de choisir la plus belle des deux statues,
l'hésitation ne serait pas possible, le saint Jean à barbe longue étant
de beaucoup supérieur au saint Jean à barbe courte. Mais la question
n'est pas aussi simple. Et si l'on examine le style du premier, on
trouve qu'il est très différent du style de Donatello et qu'il rappelle
un maître très attaché a l'art ancien, un pur giottesque.
Reconnaissons, du reste, combien il est difficile de parler avec
(i) Nnni di Banco, sur lequel Vasari a écrit tant de fables ridicules, est le plus
grand des prédécesseurs immédiats de Donatello. Il est l'auteur du délicieux
bas-relief de la Mandorla, des jolies historiettes d'Or san Michèle et de la
grandiose figure de Saint Eloi qui ne le cède qu'aux belles œuvres de la matu-
rité de Donatello. Il n'est plus nécessaire de réfuter l'erreur de Vasari qui fait
de Nani di Banco un élève de Donatello, quand au contraire il aurait pu être
son maître. Nani di Banco est mort en 142 1, et si on lui assigne une vie
moyenne de cinquante à soixante ans, durée que le nombre et la beauté de ses
œuvres justifient, il était plus âgé que Donatello d'un quart de siècle.
DONATELLO
quelque précision de cette période de l'art italien. Ce n'est pas que
les œuvres manquent, mais on ne sait à qui les attribuer. Ainsi il y a
au Dôme et au Campanile de Florence plus de vingt grandes statues
appartenant aux maîtres immédiatement antérieurs à Donatello.
Voici comment nous proposerions de les classer : quatre statues
placées sur la face du Campanile qui regarde le Dôme, laites sans
doute vers i35o, seraient les œuvres les plus anciennes de cette série,
œuvres admirables, aussi belles, sinon plus belles, que toutes celles
qui ont suivi; on louera sans réserve la grâce féminine des Sybilles, la
majesté du David et du Salomon, la grande simplicité et le naturel des
draperies. Ici il n'y a pas encore trace d'art maniéré ; c'est le grand
style de Giotto et des Français du xin0 siècle. Les quatre statues
placées sur la face opposée du Campanile sont d'un art postérieur,
déjà moins simple; les têtes conservent un grand caractère expressif,
mais les draperies sont déjà tourmentées. Les sculpteurs florentins,
suivant les errements des derniers peintres de l'école giottesque,
s'éloignent de plus en plus de la simplicité pour s'attacher aux effets
violents, cherchant le caractère, non dans le naturel, mais dans le
compliqué. Ils exagèrent les attitudes, cambrent inutilement les corps,
surchargent les draperies. Cet épaississement des draperies est le
caractère des grandes statues des chapelles du Dôme, œuvres de
Nicolo d'Arezzo et de Nani di Banco, parmi lesquelles se trouve le
Saint Jean de Donatello, si difficile à distinguer. Mais si ces dernières
statues renferment déjà des germes de décadence, elles sont néan-
moins extrêmement belles. Leurs visages, aux traits si profondément
caractérisés, font prévoir les chefs-d'œuvre de l'âge mûr de Donatello.
Enfin, il faut citer les œuvres de Ciuffagni et de Nani di Bartolo,
maîtres du même âge que Donatello, beaucoup plus voisins de lui que
Nicolo d'Arezzo et que Nani di Banco. C'est surtout avec les œuvres
de Ciuffagni et de Nani di Bartolo que l'on peut confondre les œuvres
de la jeunesse de Donatello.
Dans ses premiers travaux, Donatello, en raison de sa jeunesse, ne
pouvait atteindre à la puissance de ses prédécesseurs. Ses premières
œuvres sont insignifiantes, froidement solennelles, et Michel-Ange les
a très finement raillées en disant du Saint SVlarc d'Or san Michèle :
« Comment ne pas croire à l'Evangile prêché par un si honnête
homme ? » Le trait de génie de Donatello fut de renoncer aux « non-
L'ARTISTE
nêtes gens » et de créer des personnages dont on pût dire autre chose
que ce banal éloge réservé aux gens dépourvus de caractère. Aux
honnêtes gens il va substituer des êtres actifs et pensants, des figures
martelées par la vie, les figures vivantes des Florentins du xv1' siècle.
Donatello comprit vite dans quelle impasse se trouvait le sculpteur
voué à reproduire un art ancien, qu'il fût de Rome ou du moyen âge;
il comprit que le seul moyen de renouveler l'art était de demander à
la nature même des modèles de vérité et de beauté, et il créa ces inou-
bliables statues du Pogge, du Zucchone et du Jérémie. Renonçant au
type monotone des apôtres aux gros yeux et aux cheveux frisés, se
rattachant à la vraie tradition de toutes les grandes époques et repre-
nant la doctrine même du grand Giotto, il s'inspira des figures floren-
tines, et il eut le bonheur d'avoir pour modèles les plus grands
hommes de son époque, des figures transfigurées par la pensée. Le
Pogge, le Zucchone et le Jérémie sont le manifeste et le programme
que suivra l'école florentine pendant tout un siècle.
Donatello, qui avait pu s'inspirer du monde vivant pour les figures,
n'osa pas modifier le costume traditionnel adopté pour les apôtres,
et par le style tourmenté de ses draperies il aggrava les défauts de ses
prédécesseurs, de telle sorte que son œuvre si absolument belle lors-
qu'on regarde les visages, demeure défectueuse en son ensemble.
Parfait lorsqu'il s'appuie sur la nature, répréhensible lorsqu'il s'en
éloigne, Donatello subit la loi qui dirige toute l'histoire de l'art. Ce
qui prouve la supériorité de l'œuvre vivante sur toutes les imagina-
tions de l'esprit, c'est la splendeur du Saint Georges de Donatello.
Ici l'artiste n'a plus à songer à des costumes traditionnels; il doit
faire un guerrier, et dans ce monde troublé du xve siècle, les modèles
sont en foule autour de lui. Pour créer un parfait chef-d'œuvre, il n'a
qu'à regarder et à comprendre.
Cette première période de la vie de Donatello soulève deux ques-
tions intéressantes. La première est de reconnaître laquelle des deux
statues du Dôme de Florence, est le Saint Jean de Donatello ; la
seconde, de préciser la date du Pogge. M. von Tschudi identifie
cette statue avec le Josué commandé en 1412, ce qui la classe au
même moment que les statues d'Or san Michèle. Nous pensons que
Le style du Pogge, de la tête en particulier, le lie étroitement au
groupe qui comprend le Zucchone et le Jérémie, et doit le faire con-
DONATELLO ia3
sidérer comme exécuté vers 1420. Au surplus les trois statues : le
Pogge et surtout le Zucchone et le Jêrêmie me paraissent de style si
avancé, que je n'accepte qu'avec de grandes réserves la date de 1425,
communément indiquée; une date postérieure me paraissant beaucoup
plus probable. Je rappellerai qu'en i4'35, Donatello travaillait à une
statue qui pourrait bien être le Zucchone ou le Jêrêmie.
A ces premières productions qui rentrent dans la catégorie des
oeuvres monumentales, statues destinées à décorer des édifices, taillées
à grands traits, dans la recherche des effets solennels, va succéder
toute une série de petites statues faites, non pour être plaquées contre
un mur, mais pour être vues de tous les côtés, finies et polies comme
des œuvres d'orfèvrerie, où l'imitation de la nature sera poussée à
ses dernières limites. Donatello, après avoir subi la tyrannie des
commandes, devient libre de son choix et il cherche les motifs qui
lui permettent les études sincères d'après nature et surtout l'étude
du nu. Les œuvres caractéristiques de cette nouvelle phase de sa vie,
qui s'étend de 1420 environ à 1444, sont le David en bronze du Bar-
gello, le Saint Jean-Baptiste des Martelli, le Cupidon et la Judith.
Dans les statues monumentales des années précédentes, Donatello
avait déjà manifesté son désir de sculpter le nu, et ce développement
progressif du nu pourrait à lui seul fixer la date de certaines statues,
ainsi le sculpteur découvre une jambe dans le Saint Jean, un bras
dans le Zucchone, et le Jêrêmie est une statue presque demi-nue, dont
on voit la jambe, le bras et la poitrine. Le caractère essentiel du
David, de la Judith, du Cupidon et du Saint Jean des Martelli, est
l'absence de l'expression et de la pensée. Tout l'effort de Donatello
est concentré dans la recherche d'une jolie pose et d'un heureux
groupement de lignes. Sous ce rapport le David et la Judith sont
particulièrement remarquables. Tout concourt à faire du David une
de ces œuvres riantes que l'on aimerait à avoir toujours près de soi,
non pour élever l'esprit, mais pour charmer les yeux. Quelle grâce
dans ce jeune adolescent! quelle finesse de formes! quel joli mouve-
ment de jambes et de bras ! comme la tête est bien encadrée par les
boucles soyeuses de la chevelure, comme elle est coquettement coiffée
par le large chapeau autour duquel s'enroule une couronne de feuil-
lage ! Et quel joli détail forment les jambières qui enserrent le
mollet, comme leurs ciselures font ressortir les souplesses de la peau
124
L'ARTISTE
et quelle charmante base pour la statue que la tête de Goliath avec
son casque aux longues ailes de bronze ! C'est là une œuvre d'un art
infini.
De même science est la Judith de la Loggia dei Lanzi. Ici la fan-
taisie de Donatello atteint à sa dernière limite et crée une œuvre de
la plus rare originalité, un des plus délicieux bijoux de l'art florentin.
Donatello qui, dans la dernière période de sa vie, va devenir un maître
si expressif, si violent, uniquement préoccupé d'exprimer des idées
et les idées les plus tragiques, n'attache pas ici la moindre attention
au côté dramatique. Dans le motif si émouvant de la Judith* il n'a vu
qu'une chose, l'effet délicieux et imprévu qui pouvait résulter du
groupement d'une femme vêtue et d'un homme nu. Judith est debout;
placée entre les jambes d'Holopherne, elle l'a saisi par les cheveux,
a relevé le buste qu'elle serre contre elle et, le bras levé, avec un joli
geste, comme si elle allait placer une fleur dans ses cheveux, elle
s'apprête à lui couper la tête. Ici les oppositions, déjà cherchées dans
le David, se multiplient. La Judith avec toute sa complication de sa
toilette, sa robe tortillée, sa ceinture flottante, les broderies du cor-
sage, le voile de la tête, fait le contraste le plus piquant avec ce
long corps qui s'enroule dans ses jupons. Rien n'est plus fin dans
l'œuvre de Donatello que le corps d'Holopherne, les jambes pendant
au-dessous du piédestal dans un mouvement si singulier, le bras, le
torse et la tête surtout, si noble dans l'encadrement de ses longs che-
veux. Le charme de ce groupe est encore doublé par son élégant
piédestal triangulaire sur lequel se déroulent trois rondes bachiques
d'enfants (i). La Judith ne jouit pas de la réputation qu'elle mérite.
Cela ne tient qu'à une chose, à la déplorable façon dont elle est expo-
sée. Faite pour décorer un boudoir, elle est placée sous les immenses
voûtes de la Loggia dei Lanzi où seules des statues colossales peuvent
faire figure; et, comble de malheur, pour les besoins de la symétrie,
la mignonne statuette est hissée sur un énorme et ridicule piédestal,
qui a le double inconvénient de la rendre invisible et de détruire
l'harmonie de ses lignes.
A la même idée de décoration raffinée appartient le petit Cupidon
(i) Voir, dans la livraison précédente, la reproduction de la Judith. [L'Artiste,
889,II,i7.)
DAVID DE DONATï
\TELLO i25
de bronze, d'un accoutrement si piquant, qui agite les bras et sourit.
Ici la fantaisie de Donatello a été de revêtir le petit Amour d'une
culotte maintenue sur les côtés et ouverte par devant et par derrière,
laissant voir ce que l'on s'efforce le plus ordinairement de cacher. Cette
statue a les caractères généraux des œuvres de Donatello de la même
époque; je dois dire toutefois que cette attribution a été contestée et
que des critiques dont l'opinon a une grande valeur seraient disposés
à considérer ce Cupidon comme une œuvre antique, en se basant sur
ce que le bronze ne serait pas florentin. Mais cette assertion n'aurait
toute sa valeur qu'à la suite d'une analyse chimique de la matière, si tant
est que le métal employé soit assez différent pour permettre une
distinction. A ne considérer que des raisons de pure esthétique, il me
semble que le Cupidon n'est pas un antique, mais bien le produit de
l'imagination capricieuse d'un Italien du xve siècle. Je n'en voudrais
pour preuve que la singularité du vêtement. Cette forme du pantalon
fixé à la ceinture ou au justaucorps par des aiguillettes qui permet-
tent de l'ouvrir par devant et par derrière, en le maintenant fixé sur
les côtés, est habituelle au xve siècle. A cette époque, tout le monde
porte des pantalons collants, vêtement très incommode pour les tra-
vailleurs parce qu'il ne permet pas de se baisser facilement. Or,
j'ai souvent remarqué, dans les fresques, des ouvriers dont le panta-
lon s'ouvre par derrière et retombe en restant fixé seulement sur la
hanche, ainsi que cela a lieu dans le Cupidon.
Le David, la Judith et le Cupidon sont en bronze. Le Saint Jean
des Martelli est un marbre traité dans le même sentiment d'élégance
et de distinction. Je signalerai la singulière analogie qui existe entre
le Saint Jean des Martelli et le Saint Jean du Bargello, attribué à
Benedetto deMajano. L'analogie est si grande qu'on peut se deman-
der si le premier ne serait pas dû au même ciseau qui a sculpté le
second : c'est la même pose, la même disposition des jambes, des
bras et des mains, le même vêtement en peau de chèvre, et le même
petit manteau couvrant l'épaule et descendant jusqu'à terre en se
liant à la jambe pour donner à la statue une base solide. Toutefois
l'aspect général de la statue des Martelli est plus simple, moins
maniéré, la tête a plus de caractère, et l'œuvre tout entière est
exécutée avec une précision, un serré anatomique qui ne se retrouve
plus dans la manière un peu molle de Benedetto.
:2G L'ARTISTE
Le grand haut-relief de Y Annonciation de Santa Croce avait tou-
jours été classé parmi les premières oeuvres de Donatello. M. Sch-
marsow propose de le reporter vers 1433. L'Annonciation, en effet,
ne rappelle en rien la première manière de Donatello; c'est l'œuvre
habile, très habile, quoique largement et rapidement exécutée, d'un
maître dans la maturité du talent, comme l'attestent la beauté de la
composition, l'attitude si charmante de la Vierge qui se retourne avec
un mouvement que seul peut trouver et rendre un maître expérimenté
et raffiné, et enfin la grande souplesse des draperies, très amplement
traitées et qui n'ont plus rien de la raideur et du convenu des maîtres
du xive siècle. Le développement de l'architecture et de la décoration,
développement anormal dans l'œuvre de Donatello, pourrait faire
supposer que Y Annonciation appartient à la série des travaux faits
en collaboration avec Michellozzo à partir de 1425. A l'appui de
cette opinion, je ferai remarquer l'analogie existant entre la Vierge de
Y Annonciation et une des trois statues qui décorent la base du monu-
ment de Jean XXIII au Baptistère de Florence : Y Espérance est
représentée sous la forme d'un ange dont le mouvement est le même
que celui de la Vierge de l'Annonciation. Cette analogie qui permet
de rapprocher les deux œuvres, pourrait à la rigueur fournir une
indication sur leur date respective. En effet, si le mouvement de tor-
sion de la Vierge résulte tout naturellement de la pensée à exprimer
dans le sujet de Y Annonciation et donne bien l'idée d'une personne
qui, entendant du bruit, se retourne, dans la figure représentant
l'Espérance, ce mouvement ne correspond plus à aucune nécessité,
et l'on pourrait voir là comme le souvenir d'une forme que Donatello
se serait rappelée avec complaisance : ce qui ferait reporter YAnnon-
ciation à une date antérieure à 1424. J'ajouterai que le monument
est couronné par deux groupes d'enfants qui peuvent être classés
parmi les œuvres les plus souples et les plus savantes de Donatello.
Sur ce point, on remarquera cette singularité que le bas-relief est en
pierre et que les enfants sont en terre cuite; que le monument n'avait
pas été conçu pour être couronné par des groupes, et que ceux-ci ont
été posés après coup, sur une place trop étroite pour les recevoir. D'où
la question de savoir s'ils ne sont pas d'une époque postérieure, et
partant l'impossibilité de s'appuyer sur eux pour fixer la date du
monument.
DONATELLO
De 1425 à 1433, Donatello travaille en collaboration avec Miche-
lozzo. Depuis quelques années on est disposé à attribuer à Miche-
lozzo seul le monument Aragazzidc Montepulciano, et l'œuvre com-
mune ne comprendrait plus que le monument un peu lourd de
Jean XXIII du Baptistère de Florence et le tombeau de Brancacci de
Naples, œuvre somptueuse, delà plus rare élégance et de la plus fine
exécution. Trois statues de femmes soutiennent l'urne sépulcrale, sur
laquelle est étendu le corps du défunt, dominé par deux figures d'anges
du plus admirable caractère.
A cette série d'œuvres où l'architecture tient une large place (relief
de V Annonciation, monuments de Jean XXIII et de Brancacci) vient
s'ajouter le bel autel que M. Schmarsow a retrouvé dans la chapelle
des Beneficiati à Saint-Pierre de Rome, autel fait pour recevoir une
image miraculeuse, comprenant comme motif principal un grand
encadrement d'architecture, et comme décoration des enfants age-
nouillés et une Mise au tombeau, sujet qui apparaît ici pour la pre-
mière fois dans l'œuvre de Donatello et qui sera le motif favori de ses
dernières années. Enfin, comme œuvre essentielle de cette époque,
nous citerons les ravissantes rondes d'enfants qui décorent !a chaire
du Frato (142S-1438) et la Cantoria de Florence (1433-1440). Nous
nous réservons d'en parler ultérieurement.
On peut considérer comme appartenant à la manière qui nous
occupe et comme en étant la première manifestation, le David en
marbre du Bargello, statue encore un peu raide et maladroite, mais
qui la première indique chez Donatello la recherche de l'élégance et du
charme de la forme. M. von Tschudi assigne à cette statue la date
de 1410 et il l'identifie avec le David commandé à cette époque pour
le Dôme. Il nous semble qu'il y a là une confusion et que le David
du Bargello n'a pas les caractères d'une statue destinée à décorer la
façade d'une église. Lorsque Donatello conçoit un David pour le
Dôme, ce doit être, non le petit pâtre vainqueur de Goliath, mais le
roi, le poète inspiré. Il n'y a pas, selon nous, de preuves pour classer
le David en 1410, et nous le reporterions plus volontiers vers 141 5.
[A suivre.) MARCEL REYMOND.
1889 — l'artiste — T. 11 9
M. ANTONIN PROUST
Lettre ornée, d'après Th. de Bry.
parfait
l'abord
vant de consacrer
aux diverses expo-
sitions artistiques,
qui sont la parure
et l'honneur de
l'Exposition uni-
verselle de 1889,
les études qu'elles
méritent, il n'est
pas inutile de leur
donner comme
frontispice le por-
trait, rapidement
esquissé, de celui
qui a, dès le pre-
mier jour, présidé
à leur organisa-
tion.
M. Antonin
Proust est, au vrai
sens du mot, un
gentleman. La figure est douce et calme, l'allure distinguée;
est aimable, la conversation est aisée et spirituelle. M. Proust
XNIN PROUST
M. ANTONIN PROUST 129
a été ministre : on ne le dirait point. Il le sera encore, ce qui arrive
rarement, de nos jours, à ceux qui l'ont été déjà. La politique, en
effet, a des droits sur lui : il est député des Deux-Sèvres; ses électeurs
s'apprêtent à le réélire : ils aiment ses opinions sages et modelées,
qui se gardent de tous les excès. Aussi bien, nous ne voulons pas nous
occuper ici du rôle qu'a pu jouer, dans les assemblées parlementaires,
M. Antonin Proust. Ce que nous savons, c'est que Gambetta — qui
avait le don précieux de connaître rapidement les hommes, et qui
avait, avant tout, le culte de la patrie — Gambetta avait appelé
M. Proust auprès de lui pour l'aider à réaliser ce rêve qu'il caressait,
la fondation d'une République ouverte et libérale, protégeant les arts
et les lettres, delà « République Athénienne » comme on l'a dit.
Je retiens donc ici « l'artiste ». C'est de lui seulement que nous
voulons nous occuper : lui seul nous intéresse, et nous allons suc-
cinctement rappeler les différentes manifestations qui l'ont signalé aux
amateurs, aux connaisseurs, à tous ceux qui ont souci de la gloire
artistique de la France.
M. Antonin Proust fut nommé membre du Conseil supérieur des
Beaux- Arts en 1876. M. Waddington, aujourd'hui ambassadeur de
France à Londres, était ministre. Dès la première séance à laquelle il
assista, le nouveau conseiller proposa de créer un musée des monu-
ments français, du xueau xixc siècle, par le moulage. La proposition
n'eut aucun succès devant le Conseil supérieur des Beaux-Arts.
M. Proust ne se rebuta point. Il n'abandonne pas ses idées facile-
ment : c'est une qualité. La proposition qu'avait repoussée le Conseil
supérieur des Beaux-Arts, il la présenta de nouveau en 187g, à la
commission des Monuments historiques, qui l'adopta, et c'est elle
qui a donné naissance au musée de ce genre qui occupe les deux ailes
du Trocadéro et qui est de toute beauté. Les richesses artistiques de
la France entière, qui en compte tant, sont reproduites là avec une
fidélité parfaite : c'est un enchantement.
La même année, en 1876, sur la proposition de M. Proust, la
Chambre votait le premier crédit pour les écoles de dessin départe-
mentales. Jusque-là dans les départements trois institutions de ce
genre étaient seules subventionnées : c'étaient, si nos souvenirs sont
bien exacts, celles de Dijon, de Lyon, de Toulouse. Est-il besoin de
faire ressortir l'utilité de ces écoles qui portent le goût et le sentiment
i3o L'ARTISTE
artistiques dans l'esprit et l'àme des enfants des classes populaires?
Le projet n'était qu'une préface à celui qui fut déposé en 1878, par
le même auteur, et qui avait pour but l'organisation des écoles d'art
décoratif. Il traîna quelque temps dans les cartons, allant d'une com-
mission à l'autre, comme toujours, malgré l'importance qu'il présentait
pour le développement artistique de notre démocratie, jusqu'au jour
où, repris par le gouvernement (en 1879, croyons-nous), il amena le
vote de la subvention annuelle de trois cent cinquante mille francs
qui figure au budget. Subvention encore bien minime, mais qui sera
augmentée, peut-être, lorsqu'on aura terminé les petits chemins de
fer absolument inutiles qui sont en construction ou en préparation...
Quelques mois après, de concert avec M. de Ronchaud, M. Proust
organisait la mission Dieulafoy, qui a donné de si beaux résultats, en
assurant les ressources des voyageurs sur les crédits du budget.
Nous arrivons à l'année 1881. Gambetta confie à M. Proust le
ministère des Beaux-Arts, ministère nouveau, ministère créé :
Gambetta comprend l'importance et reconnaît la grandeur de l'art
français. Il est lui-même un artiste. Il ne trouve pas qu'un ministère
spécial soit de trop pour les arts de la France, et il appelle à sa tête
celui que son goût éclairé, ses travaux préparatoires, les mesures que
nous venons d'énumérer, désignent pour ce poste. Gambetta ne
demeura pas longtemps au pouvoir; je n'ai pas à expliquer pourquoi
ni à montrer les conséquences de cette chute. M. Proust le suivit : le
ministère des Arts disparut avec lui. Et cependant, dans les quelques
mois qu'il avait duré, les jours avaient été bien remplis. Que fait, en
effet, M. Proust, ministre des Arts? Il réunit dans ce ministère les
bâtiments civils, les édifices diocésains et tous les services techniques
du ministère des Travaux publics ; il classe toutes les écoles d'ensei-
gnement des arts en trois catégories, décide la suppression des ateliers
de l'École des Beaux-Arts, ouvre l'enquête sur les ouvriers des
industries d'art, crée l'École du Louvre et fait promulguer un décret
sur l'organisation des musées. Il achète les Courbet, qui sont actuel-
lement au Louvre, et la collection Timbal, commande à M. Falguière
le couronnement de l'Arc de Triomphe et fait procéder à l'inventaire
du mobilier national dans le but de créer le Musée du mobilier
national, décore Manet, Bracquemond, Gustave Moreau, etc. Ce n'est
pas, on le voit, une petite besogne ; l'espace me manque pour ajouter
M. ANTONIN PROUST
à cette e'numération les observations de détail qu'elle comporte... La
plupart de ces mesures, discutées tout d'abord, ont été, dans la suite,
appliquées, et elles ont aujourd'hui d'excellents effets. Elles portent
toutes la marque d'un esprit avide et curieux de progrès, d'un homme
désireux de donner libre carrière à tous lesartistes sans distinction, de
favoriser tous les genres et de ne pas s'en tenir à un art classique et
officiel, qui aboutit bientôt au vide, au néant.
Ayant repris son mandat de député, M. Proust est nommé en 1882
président de l'Union centrale des Arts décoratifs et demande l'autori-
sation de faire une loterie pour la construction d'un South Kensing-
ton. Le musée, hélas! n'est pas encore construit...
Il y a cinq ans enfin, c'était le i3 avril 1884, une réunion était
tenue salle Wagram sous la présidence de M. Hérisson, ministre du
Commerce. M. Proust propose de célébrer le Centenaire de la Révo-
lution par une Exposition universelle : l'idée est acceptée et il est
nommé président de la commission de préparation de l'Exposition
universelle. Le S novembre, d'accord avec cette commission, il choisit
l'emplacement, dresse le plan général des constructions et établit le
budget. Le i3 mars 1 885, il présente son rapport : il insiste pour que
l'Exposition de 188g ait le caractère centennal. Des événements
politiques graves surviennent; les élections générales ont lieu : on
oublie un peu l'Exposition. On pense de nouveau à elle en 188G :
AI. Proust est chargé par M. Lockroy, alors ministre du Commerce,
d'une mission tendant à assurer la participation de sociétés étran-
gères. En 1888, il est nommé commissaire général des Beaux-Arts. Il
organise le palais des Beaux-Arts, l'exposition décennale et l'exposi-
tion centennale, cette splendeur, et enfin l'exposition des objets d'art
français au Trocadéro.. . . Entre temps, il prépare l'exposition, des
artistes français à Copenhague, qui obtient un grand succès, et, plus
récemment, réussit à grouper un certain nombre de collectionneurs
pour faire à la vente Secrétan l'acquisition de la Remise des clievreuils,
de Courbet, qui est un fait accompli, et celle de V Angélus, de Millet,
pour laquelle, hélas ! la France n'a pas été assez riche. . .
Tels sont, trop précipitamment rappelés, les services rendus par
AI. Proust aux arts français, services qui lui ont valu, dans le monde
des artistes, les plus chaudes sympathies et les plus vraies amitiés.
Jeune encore, M. Proust a derrière lui un passé qui suffirait à rem-
i32 L'ARTISTE
plir les vœux de tout autre et à assurer une réputation glorieuse. Et
il n'a point fini. Il est de ceux qui ne veulent point que l'art français
s'endorme dans la douce quiétude que donnent les longs succès du
passé : il désire qu'il aille toujours en avant et de l'avant. Il n'est ni
téméraire ni brouillon : il est décidé, audacieux quelquefois, et il a
l'esprit net. Ce sont là des qualités bien françaises et c'est par ces qua-
lités que M. Proust a réussi : car, être Français au sens large du mot,
c'est encore ce qui vaut le mieux en France sûrement, et, au dehors,
peut-être encore.
ADOLPHE ADERER.
>V1
W V
POÉSIES
LA LIBELLULE
rès de V étang, sur la prèle
Vole, agaçant le désir,
La Libellule au corps frêle,
Qu'on voudrait en vain saisir.
Est-ce une chimère, un rêve
Qui traverse un rayon d'or?..
Tout à coup elle fait trêve
A son lumineux essor.
Elle part, elle se pose,
Apparaît dans un éclair
Et fuit, dédaignant la rose
Pour le lotus froid et clair.
A la fois puissante et libre,
Sœur du vent, fille du ciel,
Son aile frissonne et vibre
Comme le luth d'Ariel.
Fugitive, transparente,
Faite d'azur et de nuit.
Elle semble une âme errante
Sur Veau qui dans l'ombre luit.
i34 L'ARTISTE
Radieuse, elle se joue
Sur les lotus entrouverts
Comme un baiser sur la joue
De la Naïade aux yeux verts.
Que chcrche-t-elle ? une proie;
Sa devise est : cruauté' ;
Le carnage met en joie,
Son implacable beauté.
CAMILLE SAINT-SAENS.
SOURCE TARIE
Bfiiutrefois j'ai connu, dans les îles normandes,
fUâll Avoisinant la mer, un rapide cours d'eau,
Qui roulait dans un val, sous un flottant rideau
De fleurs à ses deux bords, fleurs petites et grandes.
Et l'épilobe rose et la reine des prés
Y tenaient compagnie aux menthes parfumées.
Le clair miroir des eaux rendait aux fleurs charmées
Bouquets bleus, thyrses d'or et longs épis pourprés.
Le monde aérien des vertes demoiselles,
Les papillons d'azur et les papillons blancs,
A la pointe des joncs et des roseaux tremblants,
Se berçaient à loisir en reposant leurs ailes.
Et dans cette oasis de paix et de fraîcheur,
Farouche oiseau craintif qui venait en maraude,
En jetant sur les eaux son reflet d'émeraude.
Passait vite en droit fil plus d'un martin-pécheur .
POESIES i35
Mais quelques ans plus tard, quand je suis revenu,
Pèlerin fatigue', dans ce coin de prairie,
Mes yeux, surpris d'abord, ne l'ont pas reconnu ;
L'herbe était desséchée et la source tarie.
S'était-elle perdue enfilons souterrains?
Avait-elle autre part aventuré sa course?
Les rayons trop ardents des grands soleils marins
Avaient-ils dans son lit épuisé l'humble source?
Et flétri pour jamais les merveilleuses fleurs
Que j'espérais revoir? — Où sont-elles, pensais-jc?
Si riches de parfums, si fraîches de couleurs.
Où sont mes fleurs de pourpre, où sont mes fleurs de neige?
J'allais comme au hasard, enchevêtrant mes pas,
Scrutant d'un pied rêveur les pentes ravinées,
Quand j'aperçus les fleurs..., fleurs qui ne mouraient pas
Aux rives que la source avait abandonnées.
En gerbe haute et drue aux bords de l'ancien cours,
Les menthes, l'épilobe et les blanches spirées
S'obstinaient à revivre et fleurissaient toujours :
Les belles que f avais autrefois respirées.
III
En songeant aux cœurs purs où l'amour a passé,
Tai gardé souvenir de ma route fleurie,
Et, depuis ce jour-là, bien souvent j'ai pensé
Aux chères floraisons de la source tarie.
ANDRÉ LEMOYNE.
î\fe'
CHRONIQUE
u début de l'article de M. Durand-
Gréville, qu'on a lu plus haut, sur
le Marat de David, notre collabo-
rateur rappelle une autre œuvre
que le peintre avait déjà exécutée
dans des circonstances analogues :
la Mort de Le Pelletier de Saint-
Fargeau, assassiné au Palais-Royal
par le garde du corps Paris. Ce
tableau, après de singulières vicis-
situdes, comme il arrive souvent
pour les œuvres d'art lorsqu'elles
touchent de trop près aux questions de parti, serait aujourd'hui perdu, s'il
faut en croire les renseignements que donnait à son sujet, il y a quelques
mois, le journal Le Temps, au moment où s'organisait aux Tuileries, dans
la salle des Etats, l'exposition historique de la Révolution française qui a
groupé de si curieux documents. « De ces pièces éparses, rapportait Le
Temps, une de celles que la commission du musée aurait le plus souhaité
ramener au jour, est à coup sûr ce célèbre tableau de David, que personne
ne se vante d'avoir vu depuis plus de soixante ans, et dont la conservation
même est devenue un problème : Le Pelletier sur son lit de mort. Mais il
parait bien qu'il faut en faire son deuil cette fois encore.
« De nombreux lecteurs du Temps se souviennent sans doute qu'en 1880
M. Jules Claretie avait ici même demandé des nouvelles de cette œuvre
précieuse et obtenu, grâce au concours de Y Intermédiaire des chercheurs,
des communications intéressantes. Un curieux persévérant, M. Maurice
CHRONIQUE ,3;
Tourneux, a fait récemment à une publication spéciale et répandue seule-
ment parmi les amateurs, la Revue de l'Art français, une communication
par laquelle, en s'aidant du journal intime et inédit d'Etienne Dele'cluze,
il arrive à préciser plus qu'on ne l'avait fait jusqu'à présent certains détails
de l'étrange disparition.
« Delécluze était élève de David ; il a exercé fort longtemps la critique
d'art au Journal des Débats; et bien des artistes qui sont encore jeunes ont
passé sous sa férule (i). Lié avec le fils de David, après la mort du maître, il
visita avec l'empressement qu'on peut concevoir les œuvres appartenant à
la succession, et fut surtout frappé du Marat et du Le Pelletier, qui étaient
restés longtemps cachés sous une couche de blanc et qu'il n'avait jamais
vus. Voici comment il décrit le tableau disparu : « Le Pelletier, mort, est
« étendu sur un lit, le corps découvert jusqu'à la ceinture et laissant voir
« la blessure que fit le sabre dirigé par Paris, au-dessus de l'os des iles.
« Au-dessus de la poitrine du personnage est suspendu, comme l'épée de
« Damoclès, un sabre des gardes du roi, corps dans lequel servait Paris ;
« dans la lame est enfilé un morceau de papier sur lequel est écrit : Je vote
« la mort du tyran. Dans l'angle droit du tableau, on lit : A Pelletier,
« David. » Après une seconde visite, il reprend : « Le Jeu de Paume, le
« Marat et le Peletier sont certainement les ouvrages de David faits avec
« le plus de verve. Il faut ajouter le portrait de Pie VIL Dans ces quatre
o productions, il a été lui, tout à fait lui-même. » Delécluze est au cou-
rant des négociations entre les héritiers de David et ceux du convention-
nel assassiné. Le frère de Le Pelletier était sur les rangs ; mais sa fille, qui
avait épousé un de ses cousins, Le Pelletier de Mortefontaine, tenait à
avoir le tableau, coûte que coûte. Mme de Mortefontaine était royaliste, et
même une ultra. Les héritiers avaient de la méfiance et lui tenaient la dra-
gée haute. Elle finit par leur arracher le : Vous m'en direz tant. Delécluze
ne précise pas le gros chiffre ; il paraît qu'il était de cent mille francs. Les
vendeurs n'en prirent pas moins des précautions contre une destruction
qu'ils avaient des motifs de redouter. L'acte de vente fut passé devant
notaire. Il y était stipulé que le nouveau propriétaire était autorisé à faire
effacer le sabre suspendu et les inscriptions, mais que, ceci fait, l'ouvrage
devait être représenté tous les six mois à l'un des héritiers David. C'était
peut-être bien souvent, et cette clause paraît n'avoir pas reçu longtemps
d'exécution. Quand, bien plus tard, M. Jules David, parent et biographe
du maître, a fait des démarches, il n'a pu obtenir des héritiers de Mmo de
Mortefontaine, ni la vue du tableau, ni même un renseignement. David
avait fait aussi un dessin ; mais Mme de Mortefontaine l'avait acquis
dès 1S10. Après avoir eu le tableau même, elle avait envoyé ce dessin à
son oncle pour le consoler d'avoir eu le dessous. Félix Le Pelletier avait
(i) Delécluze a été un des collaborateurs de L'Artiste.
i3S L'ARTISTE
considéré cela comme un don et disposa du dessin par testament ; mais il
fut revendiqué par les filles de Mmc de Mortefontaineet le jugement ordonna
qu'il leur fût restitué immédiatement. Dessin et tableau sont depuis lors
dans les mêmes oubliettes, à supposer qu'en dépit de la clause de l'a vente
ils n'aient pas péri. Il reste seulement au cabinet des Estampesune épreuve
d'une gravure faite par Tardieu ; encore le haut en a-t-il été déchiré, tou-
jours pour faire disparaître le sabre et la mention du vote régicide.
« Peut-être n'est-il pas hors de propos de terminer sur cette anecdote
que conte Delécluze dans son journal : « Pendant qu'on s'apitoyait sur le
« sort de cette personne qui va être rançonnée par la famille David pour
« obtenir le tableau du martyr Le Peletier, Mrae la marquise de Catelan,
« qui ne laisse jamais échapper l'occasion de draper ses voisins, dit :
« Mme de Mortefontaine est bien royaliste ; cependant elle n'a pas jugé à
« propos de refuser ou de rendre les fermes dont elle a été dotée par la
« Convention, après avoir été déclarée Fille de la Nation. » Et Delécluze
confesse que ce souvenir a, en effet, singulièrement calmé sa propre com-
passion. »
La compétence de Delécluze en matière d'art donne une sérieuse autorité
à son appréciation sur le tableau de Le Pelletier de Saint-Fargeau, et la
place qu'il lui assigne, dans l'œuvre de David, à côté du Serment du Jeu
de paume, du Marat et du Pie VII, est bien pour faire regretter la dispa-
rition de cette toile. Rien ne démontre, toutefois, qu'elle ait été détruite ;
on peut donc espérer qu'avec le temps quelque circonstance la fera sortir
des « oubliettes » où notre confrère semble présumer, non sans vraisem-
blance, que l'esprit de parti l'a condamnée à demeurer reléguée.
L'Académie des Beaux-Arts a rendu son jugement dans les concours
pour le prix de Rome; en voici les résultats :
Pour la peinture, deux grands prix — celui de l'an dernier n'ayant pas
été décerné — ont été attribués : à MM. Laurent et Thys; second grand
prix : M. Danguy; deuxième second grand prix : M. Lenoir. Le sujet du
concours était : Jésus guérissant un paralytique.
Celui du concours de sculpture était : Le retour de l'Enfant prodigue,
à traiter en bas-relief : grand prix, M. Desvergues; second grand prix,
M. Recipon ; deuxième second grand prix, M. Baralis.
En architecture, il n'a pas été décerné de grand prix ; premier second
grand prix, M. Despradelles, élève de M. Pascal ; deuxième second grand
prix, M. Morice, élève de M. Blondel ; une mention a été accordée à
M. Demerle, élève de M. Ginain. Pour sujet de concours on avait donné:
Un établissement de bains de mer.
CHRONIQUE j39
L'Académie des Beaux-Arts doit décerner prochainement le prix
Deschaumes, d'une valeur de i,5oo francs, prix qui, selon la volonté du
testateur, doit être attribué à un jeune architecte « le moins fortuné et
vivant avec une ou plusieurs sœurs auxquelles il a donné des preuves de
dévouement et de vertu fraternels ». Malgré ses recherches, la section
n'ayant pu encore découvrir de candidat, lAcadémie des Beaux-Arts a
décidé de faire un appel à tous les architectes qui croient réunir les condi-
tions stipulées.
Au Louvre deux nouvelles salles annexées au département de la sculp-
ture du moyen âge et de la Renaissance, viennent d'être ouvertes au
public. L'œuvre la plus importante qui y est exposée, est le tombeau de
Philippe Pot, dont nous avons déjà parlé ici au moment où l'Etat en a
fait l'acquisition; c'est, on le sait, le chef-d'œuvre de l'école bourgui-
gnonne.
Voici, parmi les œuvres acquises par l'Etat au dernier Salon, celles que
le comité consultatif des Musées nationaux a désignées pour figurer au
musée du Luxembourg :
Peintures : Commencement de crue sur le Loir, par Busson;
La Toussaint, par Friant;
Une question difficile, par Kuehl ;
Le Belvédère de Trianon, par Lansyer (en échange de la Lande, par le
même, qui sera retirée du musée) ;
Le baptême, par Renard;
Étude de jeune fille, par Ch. Chaplin (en échange des Bulles de savon,
par le même, qui seront retirées) ;
Le pont Valentré à Cahors, par Yon (en échange de la Rivière d'Eure,
qui sera pareillement retirée) ;
Aquarelle : Au bord du Loing, par Larsson;
Sculptures : Psyché sous l'empire du mystère, marbre par Mmo Léon
Berteaux (en échange de la Jeune fille au bain, marbre par la même, qui
sera retiré du Luxembourg pour être placé au palais de l'Elysée) ;
La Muse d'André Chénier, marbre par Puech.
Le remaniement annuel du musée du Luxembourg n'aura pas lieu avant
le mois de novembre, époque où les ouvrages prêtés à l'Exposition uni-
verselle rentreront au musée.
Il est regrettable qu'aucun crédit n'ait été voté pour permettre à l'Etat
de faire, à l'Exposition universelle, quelques acquisitions parmi les sections
étrangères, en vue du Luxembourg. La peinture anglaise notamment n'est
I4o L'ARTISTE
pas représentée dans le musée, si ce n'est par un paysage panoramique de
W'vld ; or, au Champ-de-Mars, cette section contient plusieurs marines
fort remarquables, parmi lesquelles il aurait été à souhaiter que l'Etat eût
pu faire choix de quelques toiles pour enrichir nos collections.
La foule innombrable d'étrangers qu'attire à Paris l'Exposition univer-
selle amené dans les musées nationaux un surcroît de visiteurs. Au
Louvre, l'aménagement des salles et des galeries est bien fait pour éviter
l'encombrement. Mais, au Luxembourg, il n'en est pas de même : l'issue
unique que possède le musée et qui suffit à peine, en temps ordinaire, à
assurer la circulation, est, à certaines heures, le théâtre d'une véritable
cohue. Le double courant, en sens opposés, de la foule qui s'écoule et du
flot des nouveaux arrivants obstrue la circulation dans la salle de sculpture
et aux portes qui mettent en communication les diverses salles. Il y a là
un réel danger pour les marbres, qui sont, d'ailleurs, beaucoup trop à
l'étroit dans la galerie d'entrée, et pour les toiles placées dans le voisinage
des portes. Ces jours-ci, le hasard nous amena, l'après-midi, dans les
parages du Luxembourg, au moment où arrivaient cinq de ces énormes
véhicules adoptés par les agences de voyage pour promener, à travers les
curiosités de Paris, les caravanes d'Anglais. Le contingent d'insulaires
qu'ils ont déversé sur le seuil du musée, à une heure où la foule du public
était déjà très compacte, dépassait certainement la centaine. C'a été miracle,
en vérité, qu'il ne soit arrivé malheur à aucune des statues ou des toiles.
Pour obvier à ce grave inconvénient, un moyen s'impose, qui est aussi
simple qu'urgent : c'est de pratiquer, dans la dernière salle du musée, une
porte s'ouvrant sur le jardin du Luxembourg et qui serait exclusivement
réservée à la sortie du public. Grâce à cette seconde issue, la circulation se
pourrait faire sans encombre, et les oeuvres d'art seraient ainsi, à peu de
frais, préservées d'accidents qu'on aura certainement à déplorer avant peu
si l'administration ne s'occupe de remédier au fâcheux état de choses que
nous signalons.
M"° Grandjean vient de faire don au musée de Cluny d'une magnifique
collection d'oeuvres d'art, qui comprend des sculptures et des bronzes de
la Renaissance, des émaux de Limoges, des objets de premier ordre du
xviiic siècle, des tableaux de la même époque, et surtout des pièces uniques
en pâte tendre de porcelaine de Sèvres; parmi ces dernières, un vase à fond
rose, mesurant à peine quarante centimètres, est estimé plus de
2 5o,ooo francs. Un certain nombre des objets qui composent la collection
de M"° Grandjean figurent actuellement à l'exposition rétrospective du
Trocadéro. C'est pendant la visite de M. Carnot à cette exposition, que la
généreuse donatrice, présentée par M. Antonin Proust au président de la
CHRONIQUE [4i
République, pria ce dernier de vouloir bien accepter officiellement, pour
le musée de Cluny, toute sa collection. Elle est évaluée a près de quatre
millions.
Le jury chargé de juger le concours pour les médailles de l'Exposition
universelle de 1889, réuni sous la présidence de M. Tirard, a choisi la
maquette de M. Loris Bottée, pour la médaille destinée au* exposants
récompensés, et la maquette de M. Daniel Dupuis, pour la médaille corn-
mémorative. lia décidé, en outre, qu'il n'y avait pas lieu d'accorder de
mention.
Les journaux annoncent qu'une restitution en relief du Parthénon, au
vingtième, va être exposée au Champ-de-Mars, dans le palais des Arts
libéraux. On dit que cette restitution a été commandée par le Muséum
métropolitain d'art de New-York, auquel un riche citoyen de cette ville a
légué sa fortune pour la création d'une collection historique de modèles
d'architecture. Le musée fait donc exécuter par le monde entier des repro-
ductions en relief des monuments les plus célèbres; il en formera une
galerie qui sera la première de ce genre.
Au congrès de la propriété artistique qui a été tenu à l'école des Beaux-
Arts, sous la présidence de M. Meissonier, quelques résolutions ont été
votées par l'assemblée, parmi lesquelles nous mentionnerons les suivantes :
La nature du droit de l'artiste sur ses œuvres est un véritable droit de
propriété ; la loi civile ne le crée pas, elle ne peut que le protéger et en
régler l'exercice.
La durée du droit de propriété, lequel appartient à l'artiste sa vie durant,
est de cinquante ans après son décès.
L'acquisition d'une œuvre d'art n'entraîne pas, à moins de stipulation
contraire, le droit pour l'acquéreur de la reproduire par un procédé quel-
conque; exception est faite lorsqu'il s'agit d'un portrait commandé. Quant
à l'acquisition faite par l'Etat, elle rentre dans le droit commun.
Les artistes qui ont pris part au congrès espèrent qu'une loi interviendra
pour ratifier leurs délibérations, ainsi que cela s'est produit à la suite du
congrès de 1878 : neuf lois nouvelles sur la propriété artistique ont été
promulguées en Espagne, dans les Pays-Bas, en Italie, en Suisse, en
Hongrie, en Belgique, en Portugal, en Tunisie et dans la principauté de
142
LARTISTE
Monaco. En France, une loi est en préparation depuis 1879; le projet
attend toujours la discussion devant les Chambres.
Au nombre des dernières nominations et promotions dans la Légion
d'honneur, nous rencontrons les noms de : MM. Félicien Rops, artiste
peintre; Armand Gouzien, inspecteur des Beaux-Arts; Blavette, Gauthier,
Hénard, Lambert, Montel, Saladin, Echernier, architectes ; Victor Wilder,
critique musical : au grade de chevalier; — M. Coutan, statuaire : au grade
d'officier; — MM. Puvis de Chavannes, artiste peintre; André architecte :
au crade de commandeur.
Le monument élevé par souscription à la mémoire de l'amiral de Coli-
gny, vient d'être inauguré. Il est placé dans le petit jardin situé dans la rue
de Rivoli, entre les arcades et l'Oratoire. Adossé au chevet du temple, il
offre la forme d'un cénotaphe : sur le soubassement s'appuient deux statues
assises, en marbre, la Patrie et la Religion; contre le piédestal qui supporte
la statue de Coligny, une Bible ouverte, où sont gravées des citations.
L'amiral est représenté debout, la main droite crispée sur la poitrine, la
main gauche reposant sur la garde de l'épée ; le geste est énergique, l'at-
titude a de la gravité, mais l'expression de la physionomie est plutôt
attristée. Il semble, d'ailleurs, que pour représenter un personnage vêtu à
la mode du seizième siècle, pour rendre le costume dont les détails prêtent
peu aux lignes sculpturales avec la toque, le pourpoint, les chausses, les
longues bottes, etc., le bronze se fût autrement mieux prêté que le marbre
à l'interprétation pittoresque; la statue aurait eu un tout autre accent.
Deux colonnes doriques, d'un galbe gracieux, soutiennent un entable-
ment et un couronnement avec deux urnes Renaissance entre lesquelles
se détachent les armes de Coligny entourées de branches de laurier.
Toute la partie décorative est très heureusement conçue dans le style du
seizième siècle. On souhaiterait que les deux statues allégoriques de la
Patrie et de la Religion fussent d'une expression mieux caractérisée, la
première, dont la jambe gauche émerge de la draperie par un mouvement
assez inattendu, manque de style. L'ensemble architectural est, du reste,
d'un grand caractère, et l'on regrette que la distance qui sépare les arcades
de la rue de Rivoli, du monument dont la hauteur dépasse dix mètres, ne
permette pas un recul suffisant pour en apprécier pleinement, dans tout
son développement, la belle ordonnance. Cette œuvre est due à la colla-
boration de MM. Scellier, architecte, et Crauk, statuaire.
CHRONIQUE
Le jury du concours pour la décoration picturale de la mairie du
XIVe arrondissement a rendu son jugement au second degré. Le prix
d'exécution a été attribué au projet de M. Chabas. M. Tanoux a obtenu
la première prime et M. G. Roussel la seconde.
Sur le rapport de M. Emile Richard, le Conseil municipal de Paris a
décide que la décoration de la salle des Cariatides, à l'Hôtel de Ville, qui
avait été confiée au peintre Alexandre Cabanel, sera, à cause du décès de
ce dernier, exécutée par M. Emile Lévy. Cette salle est celle qui se trouve
au premier étage, entre les deux grands escaliers d'honneur; la décoration
picturale de la salle des Cariatides comprend les tympans et les voussures.
En outre, le Conseil municipal a désigné comme membres du jury
chargé de juger les projets, pour la partie de la décoration qui est mise au
concours, MM. Bonnat, Lhermitte. Delaunay, Merson, Puvis de Cha-
vannes, Roll, Besnard, Fantin-Latour. Enfin le sculpteur Rodin est
nommé membre de la commission de décoration.
Les acquisitions votées par le Conseil municipal parmi les œuvres
exposées au dernier Salon, sont les suivantes :
Peinture. — Roll, Y Eté 10,000 fr.; Boutigny, Un brave 6.000; Gueldry,
YEclusée 4.5oo; Richet, Forêt de Fontainebleau 3. 000; Sauvage, Un
défournement i.5oo.
Sculpture. — Icard, Protection et Avenir (plâtre) 6.000; Gardet, Chien
danois (marbre) 8.000; Chatrousse, l'Histoire inscrivant le centenaire
(statue pierre) 6.000; Houssin, Glaneuse (plâtre) 4.000.
On remarquera que la toile de M. Roll, Y Eté, était comprise aussi sur
la liste, précédemment publiée ici, des acquisitions projetées par l'État.
Avant que ce dernier ait pris une décision définitive au sujet de ses achats,
est intervenu le vote du Conseil municipal. Il nous paraît regrettable, en
un certain sens, que l'administration des Beaux-Arts ait laissé cette œuvre
lui échapper, car elle aurait pu remplacer, non sans avantage, dans le
musée du Luxembourg, une autre toile de M. Roll, la Guerre, qui fut
acquise au Salon de 1887, et qui, en dépit de sa grande dimension, est loin
d'avoir l'importance et la valeur artistique de Y Eté.
Un concours est ouvert entre tous les sculpteurs français par la ville de
Paris, suivant une décision du Conseil municipal, pour l'érection d'une
statue à Condorcet, sur le refuge du quai Conti, symétriquement à la
statue de Voltaire placée sur le quai Malaquais, à l'autre extrémité du
palais Mazarin.
Voici les principales conditions de ce concours : la statue aura trois
mètres de hauteur. Les concurrents produiront des esquisses au sixième
de l'exécution. Chaque esquisse sera signée de son auteur. Toutes les
1S89 — l'artiste — t. 11 10
i44 L'ARTISTE
esquisses qui dépasseront cette dimension, soit om,5o, seront exclues de
droit. Le concours ne comprenant pas les piédestaux, aucun piédestal ne
sera admis.
Les esquisses devront être déposées à la salle Saint-Jean Hôtel de
Ville) ou en tout autre lieu qui sera ultérieurement désigné, le lundi
21 octobre, avant cinq heures du soir.
Le jugement sera rendu, au plus tard, le dixième jour de l'exposition
publique, qui durera quinze jours et commencera le samedi 26 octobre. Le
jury chargé du classement des projets, sera composé du Préfet de la Seine
ou son délégué, président; de trois membres designés par les concurrents,
de six membres désignés par le Conseil municipal, de deux membres
désignés par l'Administration et de l'Inspecteur en chef des Beaux-Arts et
des Travaux historiques, secrétaire.
Les concurrents procéderont à l'élection de leurs trois jurés le mardi
22 octobre, à deux heures précises, dans la salle Saint-Jean, à l'Hôtel de
Ville, sous la présidence du Préfet de la Seine ou de son délégué et de
deux membres de la Commission des Beaux-Arts, du Conseil municipal.
L'élection se fera, au premier tour de scrutin, à la majorité absolue; au
second tour de scrutin, elle aura lieu à la majorité relative. Le Conseil
municipal désignera six autres jurés soit dans son sein, soit en dehors.
Tout membre du jury qui sera parent ou allié d'un candidat à un degré
quelconque, sera récusé d'office par l'Administration. Les artistes concur-
rents ne recevront pas d'autre convocation que celle qui est indiquée dans
le programme. Ils apporteront les pièces nécessaires pour que le bureau
puisse, le jour de l'élection, constater au besoin leur identité et leur qualité
de Français.
Trois esquisses pourront être choisies parmi les œuvres des concur-
rents. Les auteurs de ces esquisses seront chargés d'exécuter chacun le
modèle de la figure de Condorcet conformément à leur esquisse au tiers
de l'exécution définitive. L'artiste qui, sur son modèle, aura réuni les
suffrages du jury, sera chargé de l'exécution définitive; les deux autres
classés suivant le mérite de leurs œuvres, recevront : le premier, une
prime de i,5oo francs, le second, une prime de 1,000 francs. Dans le cas
où aucun des trois modèles ne serait jugé digne par le jury d'être exécuté,
les trois concurrents n'en recevront pas moins une prime fixe de 800 francs
chacun.
Il sera donné à chacun des concurrents un délai de six mois pour faire
le modèle; le jugement de ce second degré du concours aura lieu dans
la première quinzaine de mai 1890. Les modèles et les esquisses des
concurrents primés appartiendront à l'Administration.
Si le jury use de son pouvoir de ne pas décerner le prix d'exécution,
ou s'il le décerne, il devra, dans l'un ou l'autre cas, motiver son jugement
par un rapport écrit rendu public.
CHRONIQUE i45
Une somme de 8,000 francs sera mise à la disposition de l'artiste
désigné par le jury pour l'exécution définitive du modèle, grandeur
d'exécution, lequel sera coule en bronze aux frais de la Ville. Il pourra
être payé des acomptes en raison de l'avancement de l'œuvre, sans que.
toutefois, ces acomptes dépassent les deux tiers de la valeur du travail
effectué. L'auteur du modèle primé devra surveiller la fonte et s'eut,
avec le fondeur pour tous les détails relatifs à l'exécution de l'œuvre.
Tout artiste qui en fera la demande recevra l'exemplaire du programme
avec la désignation de l'emplacement du monument. Il devra, a cet effet,
s'adresser à l'Hôtel de Ville, direction des Travaux (bureau des Beaux-
Arts .
Les esquisses qui n'auront pas été réservées par le jury, devront être
enlevées dans un délai de cinq jours après la clôture de l'exposition
publique, par les soins des concurrents, l'Administration devant se
trouver dans l'obligation de ne pas conserver les objets en question passé
ce délai.
Un nouveau concours est ouvert, par la Ville de Paris, pour la production
d'un poème destiné à servir de livret pour une composition musicale en
plusieurs parties, avec soli et chœurs. Le sujet, auquel on aura la faculté
de donner la forme historique, légendaire ou symbolique, devra offrir un
caractère national et exprimer les sentiments de l'ordre le plus élevé.
Les auteurs peuvent se procurer à l'Hôtel de Ville, bureau des Beaux-
Arts, le programme de ce concours dont le prix est de mille francs. Le
dernier délai pour la remise des manuscrits, est fixé au i5 novembre pro-
chain.
La ville de Paris possède, au n° 5~ de la ruedeReuilly, une école profes-
sionnelle gratuite pour les industries du meuble, des bronzes d'art et de la
gravure, dite école Boulle. Les bâtiments de cette école étant en mauvais
état et insuffisants pour recevoir tous les élèves qui s'y font inscrire, le
Conseil municipal en a décidé la reconstruction. Les plans et devis de cette
reconstruction vont être mis au concours. Il s'agit d'édifier des classes,
ateliers et magasins pouvant recevoir environ 400 élèves, répartis entre les
diverses professions qui touchent aux industries enseignées à l'école :
ebénisterie, tapisserie, tournage, modelage, fonte, soudure, ciselure. Le
programme exact des travaux à exécuter, avec la surface des salles à cons-
truire, va être prochainement déterminé par le Conseil, et il sera mis
ensuite à la disposition des architectes qui voudraient prendre part au con-
cours.
M. Osiris a fait exécuter à ses frais par MM. Falguière et Mereié un
groupe à la mémoire d'Alfred de Musset. Il en fait don au Conseil muni-
i46 L'ARTISTE
cipal, qui accepte et qui lui assigne pour emplacement le terre-plein
place Saint-Augustin, où est actuellement un bassin.
L'Union artistique des Ardennes organise sa deuxième exposition d'ou-
vrages de peinture, sculpture, dessins, etc., laquelle aura lieu à Charleville
du 22 septembre au 20 octobre prochain. Les artistes qui voudront y pren-
dre part devront adresser dès à présent une demande à M. le Président de
la société, à Charleville, qui leur enverra tous renseignements.
Le gouvernement suisse ouvre un concours pour la construction, à
Berne, d'un monument qui devra servir de musée et de palais d'exposition
des Beaux-Arts.
Une exposition des Beaux-Arts aura lieu à Madrid, au mois d'avril pro-
chain. La reine régente vient de signer le décret qui autorise l'organisa-
tion de cette exposition.
Un de nos collaborateurs a précédemment étudié ici la collection
Secrétan. La vente de cette collection restera mémorable et nous croyons
devoir en enregistrer les résultats.
Dirigée par MM. Chevallier, commissaire-priseur, et Ferai, expert, elle
a débuté par l'adjudication des dessins et aquarelles qui faisaient partie de
la collection : le Portrait du Poussin, dessin à la mine de plomb par
Ingres, sur une demande de i,5oo fr., est vendu 950 fr. — Portrait de La
Fontaine, dessin par le même, demande i,5oo fr., vendu 1,600 fr. —
Portrait de l'acteur Régnier, aquarelle par Delacroix, demande 2,000 fr.,
adjugé 1,000 fr. — Rabelais, aquarelle par Delacroix, demande 2,000 fr.,
payé i,35o fr. — Eug. Lami, Présentation du Dauphin par Louis XIV
aux ambassadeurs d'Espagne, aquarelle, sur une demande de 4,000 fr.,
vendu 5,ioo fr. — Eug. Lami, le Rendez-vous de chasse, aquarelle,
demande 4.000 fr., adjugé 4,3oo fr. — Eug. Lami, Un Jour de réception
a Versailles, aquarelle, demande 3, 000 fr., payé 3,200 fr. — Meissonier,
Portrait d'homme, dessin au fusain, demande 2,000 fr., vendu 900 fr. —
■nier, Portrait de Corneille, dessin aux deux crayons, demande
CHRONIQUE 147
i,5oo fr., payé 1,000 fr. — Meissonier, Gentilhomme frisant sa moustache,
sépia rehaussée d'aquarelle et de gouache, demande S, 000 fr., vendue
10,100 fr. — Meissonier, Gentilhomme Louis XIII, dessin à l'encre de
Chine, demande 6,000 fr., payé 6,200 fr. — Meissonier, Trompette à
cheval, dessin à la plume avec taches d'encre de Chine et de gouache au
pinceau, demande 10,000 fr., vendu 6,5oo fr. — Meissonier, Un Spadassin,
sépia rehaussée de gouache, demande 8,000 fr., pavé 7,250 fr. — Meisso-
nier, les Joueurs d'échecs, dessin à la sépia, demande 20,000 fr., payé
22,5oofr. — Louis Leloir, la Sérénade, aquarelle, demande i5,ooo fr.,
vendu 16,200 fr. — J.-F. Millet, Paysan faisant boire deux vaches, sur
une demande de 20,000 fr., adjugé 26,000 fr. — J.-F. Millet, la Bergère,
pastel, demande 20,000 fr., adjugé 25,200 fr. — Decamps, Jésus parmi les
docteurs, aquarelle, demande i5,ooofr., vendu 28,5oo fr.
On a procédé ensuite à la vente des tableaux : Enfants arabes, d'Eugène
Fromentin, adjugé 13,900 fr., sur une demande de 20,000 fr. — Eug.
Fromentin, Cavalie?~s arabes, demande i5,ooo fr., vendu 13,700 fr. —
Géricault, Un Lancier (ce tableau a appartenu à Eugène Delacroix, et a
fait partie de la galerie du prince Napoléon), vendu 14,100 fr., sur une
demande de 10,000 fr. — Delacroix, Tigre surpris par un serpent, adjugé
35,5oo fr., sur une demande de 25, 000. — J.-F. Millet, L'Angelus, sur
une demande de 3oo,ooofr., adjugé 553, 000 fr. — J.-F. Millet, le Retour
à la Fontaine, étude, 20,600 fr. — Prud'hon, Andromaque, demande
25,ooo fr., payé 10,100 fr. — Th. Rousseau, la Hutte des charbonniers,
demande 120,000 fr., payé 75,5oo fr. — Th. Rousseau, la Ferme sous bois,
(vendu 1 ,525 fr. à la vente de dix-sept de ses œuvres, faite parle peintre
le 16 mai 1 863), adjugé 58,5oo fr. — Th. Rousseau, Jean de Paris,
42,000 fr. — Th. Rousseau, le Printemps, adjugé 33, 000 fr. — Troyon,
le Passage du gué obtient le prix delà demande, 120.000 fr. — -Troyon,
Vaches au pâturage, 45,000 fr. — Troyon, le Chien d'arrêt, acheté
4,5oo fr. au Salon de i855, adjugé 70,000 fr. — Troyon, Pâturage
normand, 3i,5oofr. — Troyon, la Descente des vaches, 37,100 fr. —
Troyon, Berger ramenant son troupeau, demande 40,000 fr., vendu
43,000 fr. — Troyon, la Basse-cour, demande 25, 000 fr., vendu
36,200 fr. — Ziem, Canal en Hollande, 20,5oo fr. — Bonington, Sur la
plage, demande 20,000 fr., vendu 29,100 fr. — Corot, le Matin, demande
5o,ooo fr., adjugé 56, 000 fr. — Corot, Biblis, la dernière œuvre du maître,
demande 60,000 fr., adjugée 84,000 fr. — Corot, le Soir, demande
1 5,ooo fr., vendu 16,000 fr. — Corot, Y Etang, demande 4,000 fr., vendu
6,100 fr. — Courbet, la Remise des chevreuils, sur une demande de
20,000 fr., adjugé 76,000 fr. — Couture, le Trouvère, sur une demande
de 25,000 fr., vendu 14,000 fr. — Daubigny, la Rentrée des moutons,
demande 40,000 fr., vendu 42,500 fr. — Daubigny, Ruisseau dans la forât,
demande i5,ooo fr., vendu i5,ioo fr. — Decamps, Joseph vendu par ses
i48 L'ARTISTE
frcrcs, demande 80,000 fr., adjuge 40,500 fr. — Decamps, les Singes
experts, demande 75.0011 fr., vendu 70,600 fr. — Decamps, le Frondeur,
demande 60,000 fr., adjugé 92,000 fr. — Decamps. Bourreaux turcs,
demande 3o,ooofr., vendu 33,5oo fr. — Decamps, Bouledogue et terrier
écossais, demande 25, 000 fr., vendu 46,000 fr. — Eugène Delacroix,
le Retour de Christophe Colomb, 36, 000 fr. — Eug. Delacroix. Desdémone
maudite par son père, sur une demande de 20,000 fr.. pavé i5,ooo fr. —
Diaz, Diane chasseresse, demande 5o,ooo fr., adjugé 71,000 fr. — Diaz, la
Descente des Bohémiens, vendu 33, 000 fr. — Diaz. Vénus et Adonis,
demande 3o,ooo fr., vendu 36, 000 fr. — Diaz, Vénus et l'Amour, sur une
demande de 25, 000 fr., payé 17,800 fr. — Diaz, Mare sous bois, g, 000 fr.,
Étude de femme nue, 6,700 fr. — Jules Dupré, Bords de rivière,
40,000 fr. — Fortuny, Fantasia arabe, demande 3o.ooo fr., vendu
24,300 fr. — Eug. Fromentin, les Gorges delà Chiffa, demande 5o,ooofr.,
vendu 43,000 fr. — Eug. Fromentin, la Chasse au faucon, 41,000 fr. —
Eug. Fromentin, Y Alerte, 25,700 fr. — Géricault, les Courses libres à
Rome, 2,200 fr. — Ingres, Œdipe et le Sphinx, sur une demande de
3o,ooo, payé 17,000 fr. — Isabey, Un mariage dans l'église de Delft, sur
une demande de 5o.ooo fr., arrivé à 75,100.
Les peintures de Meissonier, indépendamment des dessins mentionnés
ci-dessus, formaient une part importante de la collection Secrétan. Voici
les prix d'adjudication auxquels elles ont atteint : Les Trois Fumeurs,
demande 40,000 fr., vendu 42,000 fr. — Joueurs de boules à Antibes,
adjugé 60,000 fr. sur une demande de 40,000 fr. — Ecrivain méditant,
demande 5o,ooo fr., vendu 45,000 fr. — Lecture du manuscrit, demande
40,000 fr., vendu 39,000 fr. — Liseur en costume rose, demande 5o,ooo fr.,
vendu 66.000 fr. — Troupe de mousquetaires, demande 5o,ooo fr.,
vendu 36, 600 fr. — Fumeur en costume rouge, demande 5o,ooo fr., vendu
35,5oo fr. — Liseur blanc, demande 40,000 fr., vendu 36, 000 fr. — Le
Baiser, demande 25, 000 fr., vendu 17,000 fr. — Le Peintre, demande
20,000 fr., adjugé 29,000 fr. — Causerie, demande 3o,ooo fr., vendu
26,000 fr. — Récit du siège de Berg-op-Zoom (médaillon ayant exacte-
ment la dimension d'une pièce de 5 fr., soit 4 cent 1/2 de diamètre),
demande 12,000 fr., vendu 20,104 fr. — Amateur de peinture, i5,ioo fr.
— Hussard appuyé sur son cheval, 16,000 fr. — Liseur en costume rose,
demande 5o,ooo fr., adjugé 66,000 fr. — Joueurs de boules à Versailles,
demande 100,000 fr., adjugé 71,000 fr. — Ecrivain méditant, demande
5o,ooo fr., adjugé 45,000 fr. — Le Vin du curé, demande 80,000 fr.,
adjugé 90,100 fr. — Cuirassiers (i8o5), demande 25o,ooo fr., acquis
190,000 fr. — Dans les fossés d' Antibes, demande 100,000 fr., vendu
44,5oo fr. — Le peintre et l'amateur, sur une demande de 70,000 fr.,
payé 63,ioo fr. — Jeune homme écrivant une lettre, sur une demande de
5o,ooo fr., payé 65,5oo francs.
CHRONIQUE 149
Voici les résultats de l'adjudication des tableaux anciens :
Pieter de Hoogh, Intérieur hollandais, vendu 276, fr., sur une
demande de i5o,ooo fr. — Frans Hais, Portait de Pieter Van Jeu Broeke
d'Anvers, fondateur de Batavia, demande 60,000 fr., vendu 1 io,5oo fr. —
Antonio de Moor, Portrait d'Edouard VI, roi d'Angleterre, sur une
demande de 20,000 fr., adjuge 9.200 fr. — Boucher, le Sommeil de Venus,
demande 10,000 fr., vendu S,5oo fr. — Canale. Vue de Venise, demande
60,000 fr., vendu 5 3. 000 fr. — Albert Cuvp, V Artiste dessinant d'après
nature, vendu 41,000 fr., sur une demande de 40,000 fr. — Gérard Dow,
Femme âgée regardant des objets précieux, demande 12,000 fr., vendu
10,200 fr. — Drouais, Portrait de Mmo Du Barry, demande 40,000 fr.,
adjuge' 36,5oo fr. — Antoine van Dyck, Portrait en pied de César- Alexan-
dre Scaglia, adjugé 14,500 fr., sur une demande de 25, 000 fr. — Van
Dyck, Portrait d'Anne Cavendicsh, lady Riche, demande 100.000 fr.,
atteint 74,000 fr. — Fragonard, VHeureuse Famille, demande 25, 000 fr.,
adjugé 45,000 fr. — Claude Lorrain, Site d'Italie au soleil couchant,
demande i5,ooo fr., vendu 6,5oo fr. — Greuze, Portrait de M"e Leroux
demande 20,000 fr., vendu 10,900 fr. — Frans Hais, Portraits de Scrive-
rius et de sa femme, sur une demande de 60,000 fr., poussés à 91,000 fr.
— Frans Hais, Famille hollandaise, demande 5o,ooo, vendu 3o.5oo fr. —
Th. de Keyser, Portrait d'un homme de loi, demande 25, 000 fr., vendu
22,000 fr. — Portrait de jeune dame, et Famille hollandaise dans un inté-
rieur, par Th. de de Keyser, le premier, 21,000 fr., sur une demande de
20,000 fr., le second 23, 000 fr., sur une demande de 20,000. — Lancret,
Les plaisirs de l'hiver, demande 3 5. 000 fr.. vendu 34,200 fr. — Quentin
Matzys, Portrait d'Etienne Gardener, évêque de Winchester et grand
chancelier d'Angleterre, 3o,ooo fr. — Van der Meer de Delft, la Dame et
la Servante, demande 80,000 fr., vendu 75,000 fr. — Van der Meer de
Delft, le Billet doux, demande 60,000 fr., vendu 62.5oo fr. — Gabriel
Metsu, Intérieur hollandais, demande 35, 000 fr., vendu 64,500 fr. —
Metsu, le Déjeuner, demande 40,000 fr., vendu 80,000 fr. — Van Ostade,
le Jeu interrompu, adjugé 26,5oo fr., sur une demande de 3o,ooo fr. —
Pater, VEnscignc de Gersain, 20,000 fr., le prix de la demande. — Paul
Potter, les Chevaux du Stathouder, demande 20,000 fr., vendu 20,5oo fr.
— Rembrandt, YHomme à l'armure, demande 40,000 fr., adjugé 23, 000 fr.
— Rembrandt, Portrait de la sœur de l'artiste, demande 25, 000 fr.,
vendu 29.500 fr. — Reynolds, la Veuve et son enfant, adjugé 27,000 fr.,
sur une demande de 25, 000 fr. — Rubens, David et Abigail, demande
80,000 fr., adjugé 1 12,000 fr. — Ruisdaél, YEcluse, demande i5,ooo fr.,
vendu 37,000 fr. — Slingelandt, la Dentelièrc, demande 20,000 fr.,
vendu 26,5oo fr. — Jean Steen, le Lever, demande 10,000 fr.. vendu
16,000 fr. — David Teniers le jeune, les Cinq sens, représentés par cinq
sujets, adjugés 6o,2 5ofr. — Teniers, la Ferme 19,000 h.; le Puits, 21, 5 00 fr.,
i5o L'ARTISTE
sur une demande de i5,ooo fr. — Terburg, la. Dépêche, demande 20,000 fr.,
adjugé, 1 i,5oo fr. — Tiepolo, le Christ descendu de la croix, 12,100 fr. —
Velazquez, Portrait de Philippe IV, adjugé 12,000 fr.
Les principales enchères obtenues à l'adjudication des objets d'art com-
pris dans la collection sont les suivantes :
Une suite de cinq magnifiques tapisseries du temps de la Régence repré-
sentant des scènes d'acrobates, des danseurs, des acteurs de la comédie
italienne et des animaux sous des portiques fleuris et des dais formés de
draperies d'après les dessins de Berain, et le tout en couleurs sur fond
havane clair, adjugées 25, 000 fr. — Deux groupes en marbre blanc, com-
posés chacun d'un enfant nu debout sur un dauphin et sonnant de la
conque, attribués à Vicenso Danti, vendus 1 1,100 fr. — Amphitrite, marbre
de l'école de Fontainebleau 6,400 fr. — Deux groupes en marbre de
l'école française, Vénus et l'Amour, 8,000 fr. — Cheminée monumentale
en marbre, de l'école italienne moderne, 4,3oo fr. — Un beau groupe en
marbre par Falconet, monument élevé à la gloire de la grande Catherine,
et composé d'un médaillon ovale, qui présente en bas-relief le buste
casqué, de profil, de l'impératrice. Ce médaillon repose sur un fût de
colonne et est soutenu par une Renommée figurée par une femme de-
bout, drapée en partie et qui l'enlace de fleurs. — ■ Statue en marbre, Eve
debout tentée par le serpent, par Falguière, vendue 12,000 fr. — Deux
statuettes en marbre par Gauthier, représentant : l'une un enfant bac-
chant couronné de pampres et qui porte du raisin dans sa chemise rele-
vée ; l'autre une jeune fille debout qui porte des œufs et des épis de blé
qu'un coq placé près d'elle semble vouloir lui disputer, 20,600 fr. — Statue
en marbre attribuée à Girardon, Apollon, 3, 800 fr. — Groupe en marbre
de deux figures nues, par Emile Leysalle, Les danseurs, 5, 800 fr. — Groupe
en marbre représentant Enée portant Anchise et suivi par Ascagne, attri-
bué à Puget, 7,5oo fr. — Buste en marbre de Pajou, signé Roland,
l'an VIII, 9,000 fr. — Un bas-relief rectangulaire par Clodion : Bac-
chante nue et satyre assis tenant chacun un enfant sur leurs genoux,
8,100 fr. — Un bas-relief rectangulaire, attribué à Clodion, représentant le
Triomphe de Bacchus, 6,000 fr. — Un groupe par Clodion, Offrande à
V Amour, 1 1,000 fr. — Bas relief rectangulaire en hauteur signé Clodion et
daté de 1765, il représente trois nymphes debout et se donnant la main,
2,5oo fr. — Statuette signée des prénoms de Clodion, Pierre-Michel :
Femme satyre portant un chien griffon, 4,700 fr. — Statuette attribuée à
Clodion : Bacchante nue courant, 3, 800 fr. — Deux terres cuites de Marin:
Bacchante debout, 3, 000 fr. ; Bacchante nue, 3, 800 fr. — Buste de femme,
bronze italien du seizième siècle sur piédouche en porphyre rouge orien-
tal, 3,68o fr. — Buste du cardinal de Richelieu, bronze du temps, 6,000 fr.
— Grand groupe en bronze du temps de Louis XIV, représentant une
scciic tirée de l'histoire de Didon, 8,100 fr. — Deux groupes se faisant
CHRONIQUE i5i
pendant et composes chacun de trois figures, l' Enlèvement d'Orithye par
Borée, et l'Enlèvement de Proserpine par Pluton, bronzes français du
temps de Louis XIV, io,5oo t"r. — Hercule enfant, bronze de la même
époque, 5,900 fr. — ■ Un beau vase en ancienne porcelaine de Sèvres, pâte
tendre fond bleu, turquoise à feuilles en relief, mesurant 42 centimètres
de hauteur, vendu 20,100 fr., sur une demande de 3o,ooo fr. — Un autre
vase également en ancienne porcelaine pâte tendre, à panse ovoïde, fond
vert pomme, hauteur q3 centimètres, 19,000 fr.. sur une demande de
3o,ooo fr. — Deux vases en ancienne porcelaine pâte tendre, de forme
ovoïde à gorge, à couvercle et à anses à enroulements, surmontés de
bustes d'enfants en ronde bosse, 4,400 fr. — Deux vases à panse cylindri-
que, en ancienne porcelaine pâte tendre, à fond bleu semé d'œils-de-
perdrix d'or et bouquets de fleurs polychromes sur la panse, 6,100 fr. —
Un grand vase ovale de plan et à quatre ressauts, en ancienne porcelaine
pâte tendre, à décor bleu et or, et à festons de feuillages verts, 5, 600 fr. —
Un service de table et à dessert, en ancienne porcelaine de Sevrés pâte
tendre, décoré de bouquets et de jetés de fleurs polychromes, 8,000 fr. (se
composaitdecenttrente-septpièces). — Un tête-à-tête, égalementen ancienne
porcelaine pâte tendre, décoré d'ornements et de rosaces exécutés en or
sur fond bleu de roi et enrichi de festons de fleurs polychromes, 3,900 fr.
— Parmi les autres porcelaines, un groupe important d'ancienne porce-
laine de Saxe, représentant le Triomphe d'Apollon et composé de dix
figures allégoriques, a été adjugé 7,5oo fr. — Parmi les bronzes d'ameu-
blement : une grande pendule du temps de Louis XVI, en bronze ciselé
et doré, 4,700 fr., et deux grands candélabres de la fin du xvme siècle,
Bacchante et Faune, d'après Clodion, en bronze vert, portant chacun une
corne d'abondance d'où s'échappent huit branches porte-lumières, vendus
27,100 fr. — Parmi les meubles : un meuble de salon du temps de
Louis XVI, en bois sculpté et doré, se composant d'un grand canapé et
de quatre fauteuils, 7,5oo fr.
Dix-sept tableaux qui formaientle complément de la collection Secrétan
et se trouvaient à Londres, ont été vendus dans cette ville : Pater, Scènes
dans un camp, deux pendants adjugés 1 8,8 10 fr. — Pater, Scènes cham-
pêtres, deux pendants, 21,460 fr. — Hobbema, Paysage, 87,500 fr. —
Hobbema, Paysage avec personnages et animaux, 137,900 fr. — Isaac
Ostade, le Cabaret, 29,800 fr. — Adrian Van de Velde, l'Heure de la
traite, 74,000 fr. — Philippe Wouwermans, Prise d'une ville, 10,400 fr.
— Ph. Wouwermans, Déchargement d'un navire, i2,3oo fr. — Perugino,
Madone, 84,000 fr. — Decamps, Intérieur de cour, adjuge 54,100 fr. —
Eugène Delacroix, Christophe Colomb au monastère, 3o,5oo fr. — Eugène
Delacroix, le Giaour, 33, 000 fr. — J.-F. Millet, le Vanneur, 8o,5oo fr.—
Troyon, le Garde-chasse, 54,5oo fr. — Troyon, les Hauteurs de Suresnes,
79,5oo fr.
i52 L'ARTISTE
Le total de la vente a dépassé six millions et demi : c'est la première fois
que l'adjudication d'une collection d'œuvres d'art donne un tel résultat.
L'enchère la plus importante a été obtenue par V Angélus de Millet,
adjugé 553,ooo francs à M. Antonin Proust, représentant un syndicat
d'amateurs qui s'étaient concertés pour en faire l'acquisition et se propo-
saient de le mettre à la disposition de l'Etat pour le musée du Louvre. Sur
la demande de M. Fallières, ministre de l'Instruction publique et des
Beaux-Arts, la commission du budget avait voté l'acquisition du tableau
de Millet : malheureusement, la procédure parlementaire n'a pas permis
de mettre à l'ordre du jour en temps utile pour que le Sénat pût le voter,
après la Chambre, le projet de loi déposé par le gouvernement. En
conséquence, ce projet a été retiré, et le tableau a été remis à une associa-
tion artistique composée d'Américains qui, après avoir été le concurrent
de M. Antonin Proust dans la lutte des enchères, avait offert à ce dernier
de se charger du tableau au prix de l'adjudication.
« J'accepte le fait sans amertume, dit, à ce sujet, M. Antonin Proust
dans une lettre adressée au Temps, mais non sans regret et en gardant la
plus vive sympathie à ceux qui ont tenté avec moi de retenir en France le
chef-d'œuvre de Millet.
« Nous étions vingt-huit (Français, Russes et Danois) — une triple
alliance — qui nous étions coalisés pour que Y Angélus restât au Louvre.
« Nous avons échoué !
« Ce sont ces mêmes Américains qui ont récemment pris l'initiative
d'honorer Barye par un monument, qui vont honorer Millet dans sa plus
belle œuvre, dans cette œuvre qui n'est pas seulement une peinture admi-
rable, qui est encore une des conceptions les plus élevées de la pensée
française. Ce sont eux qui vont posséder ce symbole de notre vieille
Europe où le travail est glorifié sous sa forme la plus rude, avec la foi
religieuse et traduite dans sa ferveur la plus naïve.
« Quand Y Angélus nous a été adjugé au milieu d'une véritable
explosion de patriotisme — sur ce point on n'a rien exagéré — les Amé-
ricains sont venus, séance tenante, nous déclarer qu'ils s'étaient arrêtés par
égard pour la France ; mais qu'ils demandaient, dans le cas où l'État
français ne deviendrait pas propriétaire de Y Angélus, que la toile leur fût
cédée au prix d'adjudication.
« Je leur adresse à nouveau aujourd'hui, au nom de mes amis et au
mien, l'expression de mes plus vifs remerciements pour cet acte de cour-
toisie, et je les avise que Y Angélus est la propriété de Y American Art
Association. »
V Angélus avait été acquis par M.Secrétan à la vente JohnW. Wilson,en
1881, au prix de 160,000 fr. Il y a lieu de regretter qu'à ce moment il ne se
soit pas rencontré, dans l'administration, une personnalité assez soucieuse
des choses de l'art et à la fois assez autorisée pour en faire l'acquisition.
CHRONIQUE i53
On raconte que V Angélus avait été paye i, 800 francs à Millet. Afin de
faire profiter la famille du grand artiste de la vogue qui s'attache aujour-
d'hui à ses œuvres, on s'est préoccupé de chercher une combinaison
a re'solu de faire une exposition publique du tableau dans une galerie pari-
sienne. Le produit des entrées de cette exposition, qui a duré deux jours, a
été partagé entre la veuve du peintre et une œuvre de bienfaisance.
Le syndicat constitué par M. Antonin Proust a acquis à la même vente
la. Remise des chevreuils, de Courbet, au prix de 76,000 francs. Les ama-
teurs syndicataires ont généreusement offert le tableau à l'Etat pour le
Louvre. C'est là un magnirique cadeau dont tous ceux qui s'intéressent a
notre grand musée national ont le devoir d'être reconnaissants envers
M. Antonin Proust et les amateurs que ce dernier a su grouper autour de
lui dans un but aussi essentiellement patriotique.
L'importance de cette vente avait relégué au second plan les autres
collections adjugées, en ces temps derniers, à l'hôtel Drouot. Signalons
pourtant la vente des tableaux anciens ayant appartenu au comte d'Oultre-
mont, de Bruxelles : un portrait de femme par Rembrandt a été poussé
à 75,000 fr.; un portrait d'homme, à 45,000. Un triptyque, représentant
différentes scènes de la Passion, attribue à un maître de l'école allemande,
a été vendu 26,000 fr.; un tableau de Jean Steen. Intérieur au dix-
septième siècle, a été payé i3,5oo fr. ; les Joueurs, par Van Mieris,
19,000 fr.; Portrait présume du maître, par Quentin Matzys, 5, 100 fr.;
Portrait de Marie Larp, par Franz Hais, 9,600 fr.; Portrait de messire
Pierre Tiarck, belle œuvre du même, 20,100 fr.; la Vierge, l'Enfant
Jésus et sainte Anne, par Van Dyck, 3, 000 fr.; et enfin Portrait d'enfant,
par Gérard Dow, 8,100 fr. Cette collection, qui ne comprenait que douze
tableaux, a produit 220,800 fr.
On lit dans Le Temps :
« De temps en temps on annonce qu'on vient de découvrir un tableau
important, qu'un collectionneur vient d'acheter pour quelques francs un
Rembrandt, un Raphaël ou un Titien, et le public, avec raison, n'ajoute
qu'une foi relative à ces découvertes extraordinaires. Mais, en plein Paris,
dans un local fréquenté par les amateurs et les marchands, acheter en
vente publique un tableau authentique d'un peintre vivant, pour quelques
francs, voilà qui est nouveau, et cependant c'est ce qui vient d'arriver.
« Il v a quelques jours, avait lieu au premier étage de l'hôtel Drouot,
une vente après décès. Cette vente, peu importante, comprenait quelques
tableaux, et parmi ceux-ci un tout petit panneau mesurant treize centi-
mètres en largeur sur dix en hauteur, et représentant un soldat ivre à la
porte d'une auberge; à droite et au bas de ce petit tableau un M et, à
cheval sur le premier jambage de cette lettre, un E renversé.
i54 L'ARTISTE
« Ce tableau fut acheté une centaine de francs, le commissaire-priseur
l'avant simplement annoncé comme tableau sans attribution. Il avait été
acheté en commun par plusieurs personnes qui le revisèrent, la vente ter-
mince. On sait ce qu'on appelle revision à l'hôte] Drouot. Pour ne pas
pousser les enchères et pour pouvoir profiter de la plus-value d'un objet
présenté en vente, des marchands se l'ont un signe convenu, et un seul
pousse les enchères, et la vente terminée, ils remettent l'objet en vente
parmi eux, et les associés se partagent la différence.
« Ce petit tableau devint la propriété d'un M. S..., qui le céda immédia-
tement à M. F..., voulant se défaire de son acquisition, vint l'offrir à un
expert de la rue Laffite, M. Bernheim jeune. « Mais c'est un Meissonier
« que vous me montrez là ! » lui dit l'expert.
« On juge de la stupéfaction de M. F..., qui se trouvait avoir une œuvre
authentique du peintre de « 1814», adjugée à peine 100 francs par un
commissaire-priseur de Paris. Nous avons demandé à M. Bernheim de
nous confier pour quelques instants ce petit tableau, et nous avons été le
montrer au maître. Aucun doute, M. Meissonier nous a déclaré que c'était
une œuvre de lui.
« La loi oblige à avoir recours aux commissaires-priseurs pour liquider
une succession, surtout lorsqu'il y a des mineurs. Ces officiers ministériels
touchent chaque année des sommes élevées ; ne pourraient-ils se donner
la peine de faire examiner les objets qu'on leur confie pour Être vendus en
vertu de la loi ? On est arrivé à faire les ventes après décès avec une préci-
pitation telle qu'on ne peut plus voir les objets qu'on va vendre. L'hôtel
Drouot est devenu un local réservé à quelques marchands qui font impu-
nément la revision que la loi condamne. »
A défaut des qualités spéciales de facture qui distinguent les œuvres
de Meissonier, le monogramme adopté de tout temps par le célèbre artiste
(un E adossé à un M) et dont sont signées un grand nombre de ses œuvres,
peintures et dessins, aurait pu, semble-t-il, donner l'éveil au commissaire-
priseur qui dirigeait la vente, sinon aux deux acquéreurs successifs de ce
petit tableau. L'aventure, au surplus, n'a rien de bien étonnant si l'on
songe qu'en ces jours d'été les salles de l'hôtel des ventes n'offrent qu'un
confort extrêmement relatif, peu fait pour attirer et retenir les curieux, et
surtout si l'on veut bien considérer que l'usage s'est implanté, parmi les
amateurs, de ne s'intéresser qu'aux ventes d'oeuvres d'art qui s'annoncent
à grand renfort de réclame; à telles enseignes que les frais de publicité
(pour n'en citer qu'un exemple tout récent) faits à l'occasion de la vente de la
collection Secrétan, ont dépassé, dit-on, le demi-million.
Le Directeur-Gérant : Jean Alboue.
LE MANS — UIl'RIMLRIE EDMOND BONNOYER
LE SALON DE GAND
e Salon de Gand est très médiocre.
Toutes les espérances et toutes les
toiles des peintres sont à la Ville
magique, surgie aux bords de la
Seine, avec ses dûmes bleus, ses
minarets, ses halls immenses,
pareils à des cathédrales. La cité
de Gand, perdue au milieu de la
Flandre, sous le beffroi fameux
qui veille sur elle, a été aban-
donnée à la grêle de fer de ses
carillons et à la mélancolie de ses vieux canaux. Peu ont daigné lui
rendre visite, et les peintres français qui arrivaient nombreux, à
chacun de ses Salons triennaux, l'ont délaissée pour sa rivale. Quel-
ques-uns ont envoyé un simple souvenir. Ainsi M. Pantin- Latour
nous montre son Immortalité, allégorie peu digne du pinceau du très
grand portraitiste qu'il est, et qui certes ne fera pas rayonner sa gloire
d'un éclat nouveau.
M. Besnard est plus intéressant avec sa Sirène, d'un effet décoratif
très imprévu. Cette sirène en jupon brun, coiffée «à la chienne»,
comme une grisette, avec son sourire très engageant en sa face
1889 — l'artiste — T. II 11
1 5G L'A K TIS TE
polissonne et son regard brillant, a un air de canotière d'Asnières,
costumée en Mignon. Elle se dresse sous des feuilles de marronnier,
au bord d'une mer étrangement rouge, sur qui elle profile sa
silhouette tentante et bizarre. Voilà de l'art décoratif bien compris et
pimenté d'un modernisme au charme captivant. Toutefois ce n'est
pas la meilleure chose de M. Besnard. Sa sirène manque, surtout
dans la partie inférieure du corps, de solidité-, et cette verte jeunesse,
tant rieuse, ne montre pas assez la rondeur de ses jambes sous la jupe.
La Madone de M. Dagnan-Bouveret est chaste à côté de cette fille
à l'œil allumé, à la hanche insolente. La Madone, portant un bambin
adorable, emmaillotté de blanc, vêtue elle-même de lin candide,
se dresse en une sorte de gloriette formant corridor; elle paraît
d'une beauté un peu froide et pâle, mais pleine de grâce et pure.
M. Dagnan-Bouveret tente le « plein air »; il obtient des effets
lumineux et clairs dans les fonds de son tableau, mais un glacis
verdâtre, tel un hivernal manteau, en éteint la chaleur. M. Dagnan a
crainte d'oser et possède un fonds de classicisme. Mais sa madone —
et que de fois a-t-on peint des madones ! — tranche sur les autres
par un sentiment plus ému et une expression de vie plus réelle.
A M. Rochegrosse n'adressons nul éloge, malgré la joaillerie dont
il émaille sa toile et les boulettes en papier de cuivre ou d'étain qu'il
y a enchâssées. C'est peu honnête de remplacer le coup de pinceau
qui fera resplendir le cœur d'une marguerite ou d'une rose, par un
morceau de verre ou quelque cabochon équivoque. Le tableau de
M. Rochegrosse, représentant le Tannhaùser au Venusberg, avec sa
Vénus aux chairs sucrées, son fade chevalier, ses lloraisons d'écran,
est vraiment une quincaillerie de goût douteux, et, au point de vue
artiste, une mauvaise plaisanterie. Pourquoi peindre des visages,
quand on ne daigne pas peindre les fleurs? Il y a chez les marchands
de jouets des figures de poupées ravissantes que M. Rochegrosse
pourrait parfaitement adapter aux corps porcelaineux de ses Vénus.
M. Comerre ne nous séduit guère avec son portrait d'enfant en
costume Louis XV, très maniéré; non plus que M. Agache, exposant
une Jeune fille d'un faire trop habile et artificiel. M. Tattegrain n'est
pas heureux en sa peinture historique: Louis XIV aux Dunes,
creuse et couleur de craie. Un banal Louis XIV, huit jours après
la victoire de Zuidcoote, parcourt le champ de bataille et regarde
LE SALON DE GAND 137
des cadavres en caoutchouc et des chevaux morts, enflés comme
des vessies. Nous n'aimons pas davantage le tableau de M. Ferrier :
Bella matribus detestata, qui sent le concours d'académie, le poncif
mille fois repris. C'est le vieux jeu auquel ne convient plus que
les prud'hommes de l'art; une sorte de discours latin de la pein-
ture, composé d'après les ce auteurs ». Parmi les paysagistes français,
signalons notamment M. Emile Breton et sa Veillée, épaisse et
noire pourtant; M. Demont, dont le Gros temps est très obscur et
imbibé de tons couleur de brique; M. Guillemet : sa Tour de la
Hougue forme une jolie note de tons.
D'autres Français exposent encore; ainsi M. Dantan, qui redonne
un coin d'atelier et un Coup de collier; M. André Zorn, dont le
tableau : A l'air a des qualités de grâce lumineuse; deux de ses
baigneuses ont des silhouettes bien baignées d'atmosphère, assises
sur des dunes un peu roses et factices.
Parmi les autres peintres étrangers à la Belgique, notons surtout
un Norvégien, M. Gronvold, qui expose deux tableaux : Coucher de
soleil et une Dévoie. Peinture sincère et honnête, sans ficelle de
métier, et pleine d'émotion. Quoi de plus vrai, de plus vivant que
ces deux vieux regardant le soleil se coucher par-dessus les flots ?
Quelle mélancolie s'exhale, telle qu'un doux air, très simple, de ce
tableau qui est, je dirai, d'une exquise modestie d'art ! Les Hollan-
dais ne valent guère. M. Mesdag, un des peintres les plus inégaux,
montre des toiles pauvres et minces, qui vont à la chromolithographie.
Les Allemands exhibent quelques lourds et détestables produits de
l'école de Dusseldorf ou de Munich.
Les Belges : avant toutes, deux toiles d'Edouard d'Agnessens, le
peintre célèbre, mort il y a trois ans. Ces toiles sont je ne sais com-
ment au Salon de Gand, où l'on n'accepte que des œuvres de l'année.
Elles forment le joyau de l'exposition belge, et on ne les trouve cer-
tes pas indiscrètes d'avoir enfreint le règlement. La Diana Vernon
surtout est splendide, largement brossée, à belle pâte ; la couleur est
riche comme celles des vieux portraits flamands, pleine de sang, de
coulée généreuse; et le faire est d'un rude manieur de brosse, super-
bement doué et né pour la belle peinture. Combien sec, à côté de cette
belle générosité, le tableau de M. Vanaise : Légende de saint Martin!
Ce tableau a le tort d'évoquer le souvenir d'un tableau célèbre de
i58 L'ARTISTE
Van Dyck, représentant le même sujet. Il est exécuté en une tonalité
sourde, dans une note rappelant les vieux maîtres espagnols; et l'on
dirait que la patine du temps a déjà embruni sa surface. L'atmosphère
où s'agitent les personnages est étouffante; il y a des coins pareils à
des morceaux de Gobclins. Tout est emprunté, l'idée, la couleur, la
facture, et l'on pourrait attendre plus d'originalité d'un artiste
tel que M. Yanaise.
Nous aimons mieux le tableau de M. Verheyden : Scieurs de long,
malgré ses proportions beaucoup trop grandes. Deux scieurs de long
sont en la foret de Soignes. L'un d'eux est affalé, harassé, sur un
tronc d'arbre ; l'autre aiguise les dents d'une scie. Cela se passe près
d'une hutte qui fume dans le soir, sous la haute futaie. C'est bien la
solennité religieuse des forêts qui imprègne ce tableau, la mélancolie
des feuillées au soleil couchant ; et les deux scieurs « tiennent » avec
ce paysage sylvestre : des hommes des bois, résignés, osseux, cour-
bés par la lutte contre les chênes. Tout cela exécuté d'une couleur
robuste, à pâte solide. Les verts et les bruns organisent une harmonie
riche et sobre, et le tableau, dirais-je, sent le bois.
M. Léon Abry est un spirituel observateur qui silhouette avec
beaucoup de verve les soldats belges. Quant à M"0 Alix d'Anethan, une
élève de M. Alfred Stevens, sa peinture est celle d'une jeune lille très
aristocratique et très artiste. Son Atelier de couture est d'une exquise
saveur de ton, et son Portrait de MUù Marie G. a une grâce char-
mante. Mlle dAncthan emprunte beaucoup à M. Stevens, mais dans
le manteau de son maître elle s'est taillé une jolie toilette, en soie
ingénue, allant bien à ses épaules féminines. Mlle d'Anethan est colo-
riste d'instinct, et certaines de ses nuances ont des tendresses d'aile
de papillon. Mais il y a longtemps que nous eussions dû signaler
deux toiles rutilantes de M. Alfred Verwée, le maître animalier. Des
poulains, des juments et des bœufs, caparaçonnés de chaudes cou-
leurs, se frottent leurs peaux rudes et réconfortent leurs poitrails en
d'humides prés au fond desquels les maisonnettes jettent le cri rouge
de leurs toitures. La peinture de M. Verwée est mâle et solide, et sa
palette prend au terreau llamand son opulence grasse et sa vigueur.
L'école d'Anvers, — composée de peintres de genre, vague reflet
du prestigieux intimiste Henri de Brackeleer, — nous montre de la
peinture — honnête ! — de MM. Jules Lambeaux, Van Snick et Mer-
I E S \l ON DE GAND i5g
tens. M. Van Snick s'érige un peu au-dessus des autres par une cou-
leur moins bitumeuse et par une observation plus pénétrante du type
de ses personnages. A ce point de vue. signalons son Hospice.
Parmi les paysagistes belges, en premier lieu : M. Frantz Courtens,
dont les plus belles œuvres sont à l'exposition de Paris et qui n'a
envoyé ici que La cul turc des tulipes, très noire, et l'Aube, peinture
peu solide, où l'on ne retrouve guère la patte du maître. M. Courtens
est le chef de l'école de Termonde. — école de paysagistes peignant à
gras pinceaux, avec de larges coulées de couleurs, — peinture maté-
rielle, lourde, souvent, et brutale. Parmi les oeuvres de cette école,
signalons les envois de MM. Baertsoen, Meyers, Rosseels et Bogaert.
Une note à M. Orner Coppens, un tout jeune artiste, qui cherche à
éclaircir la palette et à assouplir la pâte trop épaisse de l'école de Ter-
monde. Citons encore Mme Wytsman, qui expose des bouquets de
fleurs aux joveuses clartés ; M. Wytsman et ses effets de neige très
frileux; M. Coosemans, un des vétérants du paysage belge : son sous
bois nous paraît ouateux; M. Emile Claus, dont le faire s'ensoleille
chaque jour davantage ; M. Heymans, un de nos meilleurs peintres,
dont la touche est à la fois grasse et fine, et qui dit à merveille les jours
âpres des bruyères campinoises et les lumières baignant leurs sables
arides; M. Marcette, qui a des morceaux amusants, pleins de brio;
M. Verstraete, qui cherche un peu la poésie en chacune de ses toiles.
Ne disons rien de plus de la peinture à ce Salon. La médiocrité
règne absolument et ne permet qu'une conclusion : en Belgique —
comme en France, je crois — les jeunes peintres et les artistes de
valeur désertent les Salons et organisent des expositions restreintes
et choisies, sans se mettre sous l'aile officielle du gouvernement.
Ainsi on ne risque pas de voisiner avec les innombrables toiles
d'amateurs et de peintres ratés qui tapissent les murs des Salons.
Quant à la sculpture, sauf des bustes de caractère deM. Yinçotte.un
marbre de M. Devigne, un Chien blessé de M. Frémiet, les statuettes
d'un très jeune, M. Minne, élève de M. Rodin, nous pensons que seul
intéresse le grand carton au fusain du sculpteur Jef Lambeaux :
Humanité. C'est une immense allégorie représentant toutes les pas-
sions humaines qui évoluent autour d'un squelette : la Mort. D'un
côté, les mauvaises passions : la guerre, la brutalité, le meurtre, le
viol, l'envie, avec, émergeant d'elles, le Christ en croix. De l'autre
iCo L'ARTISTE
cote, les bonnes passions : l'amour, la maternité, l'ivresse, la joie.
Un effet de clarté s'épand de derrière la Mort et ruisselle sur les
bonnes passions avec des nuances pareilles à celles que Donatello
affinait en ses bas-reliefs, tandis que les passions mauvaises restent
dans l'ombre. Il y a là un effet de lumière obtenu par les procédés du
fusain et que le marbre — si la frise s'exécute — sera sans doute
impuissant à rendre. En somme ce carton ne réalise pas son titre
prétentieux : Humanité, et toute cette allégorie de passions (le pre-
mier titre que M. Jef Lambeaux avait donné à son œuvre était : Les
passions humaines) n'est guère qu'un prétexte à des cambrements de
torses nus et à des glorifiements de chairs opulentes. En eux on
retrouve la patte et le nerf de M. Lambeaux. La sarabande des
femmes nues symbolisant la luxure, l'ivresse, l'amour, est un poème
de joie sensuelle, et quelques corps luttant qui représentent la guerre,
ont des robustesses singulières de muscles. M. Lambeaux est surtout
un sculpteur de nymphes et de satyres, descendus, semble-t-il, d'un
tableau de Jordaens. On reproche à son carton un manque total de
modernisme. Ce sont des femmes pareilles à celles de Rubens —
moins héroïques, pourtant — qui y figurent, et beaucoup de groupes
sont trop visiblement inspirés par Michel-Ange. Ce n'est pas la
femme de nos temps — la femme de Carpeaux, de Rops, de Rodin
— qui dresse ses flancs en cette œuvre nouvelle ; ce ne sont pas des
mâles peinant en les carcasses laborieuses que Constantin Meunier a
si bien modelées dans ses bronzes tragiques; M. Jef Lambeaux a eu
un tort très grand, de vouloir faire des œuvres héroïques, très natu-
relles en des temps de renaissance et d'orgueil, mais peu logiques en
nos époques tourmentées, incertaines et douloureuses. Son immense
fusain manque totalement de signification. On ne recommence pas
des périodes d'art. Chaque siècle a sa production comme chaque
zone a sa flore. Quand une école est entrée dans les tombeaux du
temps et qu'on descelle la pierre qui la couvre, il ne peut surgir
qu'un revenant.
EUGÈNE DEMOLDER.
55
CE DE,
DONATELLO
(0
m
f.tte deuxième manière de Donatello
commencée par le David < n marbre
et continuée par le David en bronze,
la Judith et le Cupidou, va aboutir
à l'admirable Saint Jean-Baptiste du
Bargello,un des marbres du maître,
où le nu est le plus finement tra-
vaillé. Cette statue peut être consi-
dérée comme inaugurant la troi-
sième manière de Donatello, la
manière dramatique. Quelque charme qu'il y ait pour un artiste
à ciseler amoureusement de jolies formes, il est, surtout dans notre
monde moderne, une préoccupation à laquelle les grands esprits ne
sauraient se soustraire, c'est de voir dans la nature, non plus seule-
ment l'aspect matériel des êtres, mais le ressort caché qui les fait
mouvoir; c'est, après s'être réjoui du charme de leur forme, de
prendre part à toutes les émotions de leur cœur et à toutes aspira-
tions de leur âme. Au Donatello solennel et au Donatello raffiné va
(i) Voir L Artiste de juillet et août (1SS9, II, 17 et 118J.
1Ô2. L'ARTISTE
succéder le Donatello expressif. Cette recherche de l'expression, qui
se manifeste déjà nettement dans le Saint Jean-Baptiste du Bargello,
va devenir la préoccupation presque exclusive de Donatello et consti-
tuera sa vraie grandeur. Quelle que soit la valeur de ses statues
monumentales et de ses gracieuses statuettes, il n'y a rien là qui
dépasse sensiblement l'œuvre des grands maîtres du xr siècle. Pour
être le premier dans une école qui comprend Ghiberti, Luca délia
Robbia, Desiderio da Settignano, Antonio Rossellino, Pollajuolo et
Verrochio, il faut quelque chose de plus, il faut pouvoir ajouter aux
figures du Pogge et du Zucchone l'œuvre de Padoue, les chaires de
Saint-Laurent et la Madeleine.
La Madeleine marque le point culminant des recherches de Dona-
tello dans la voie de l'expression dramatique. Ce n'est plus ici un jeu
pour divertir des dilettanti, quelque sensuelle image pour décorer
le salon de fête d'un Médicis; c'est une œuvre qui va droit à l'âme et
la secoue comme un cri du Dante. Cette Madeleine fait revivre tout
entier le monde du moyen âge avec ses inquiétudes et ses terreurs,
ce monde si violemment dominé par la foi, qui, pour réprimer
l'ardeur de ses passions, eut recours à des prodiges de pénitence. La
belle pécheresse que les siècles suivants nous représenteront comme
une des images les plus séduisantes, comme une Vénus de l'art
chrétien, ce bouquet de chair rose, voyez ce que Donatello en a fait :
la plus terrible évocation de la pénitence et du renoncement; un
squelette conservant juste ce qu'il faut de vie pour pouvoir souffrir
encore. Depuis le xvi0 siècle, la Madeleine a cessé d'être très
appréciée en Italie. On ne sera pas surpris d'apprendre que Bandi-
nelli la tenait pour une œuvre des plus grossières. Mais nous rappel-
lerons avec grand plaisir que Charles VIII, roi de France, lors de
son passage à Florence, s'en était épris et en offrait un prix très
élevé : « Mais, dit le chroniqueur, on la lui aurait donnée plutôt que
de la vendre-, aucun prix ne pouvant la payer. »
A la même manière appartient l'admirable Sain/ Jean-Baptiste de
Sienne, dont on connaît la date : 1457, neuf ans avant la mort de
Donatello. L'analogie du style me fait placer la Madeleine vers la
même époque, après le retour de Padoue. Cette classification est
fondée sur ce fait qu'avant la période padouane, il n'y a aucune
œuvre certaine de Donatello, ayant un violent caractère dramatique.
DONATELLO
Ce caractère apparaît pour la première fois à Padoue, et il va
toujours aller en s'accentuant ; sur ce point particulier le Saint Jean-
Baptiste de Sienne et la Madeleine sont le manifeste le plus éclatant
des dernières recherches du maître (i).
Aujourd'hui, avec les idées que nous recevons de notre éducati >n
classique, nous ne pouvons accepter dès le premier abord et sans
restriction de telles conceptions artistiques. Ici Donatcllo, à ren-
contre des artistes anciens, pense que la recherche essentielle et
unique de l'artiste ne saurait être la beauté des formes, l'être dans
la plénitude de sa santé, de son développement, de sa normalité.
Donatello ne recule pas devant la forme usée par la vie, déformée
par la douleur. S'il le fait, ce n'est pas en vertu de cette idée que les
formes n'ont pas de beauté en elles-mêmes, ce n'est pas en vertu
d'un réalisme indifférent, qui serait la négation même de l'art, mais
en vertu d'une recherche supérieure. Donatello est réaliste parce
qu'il est spiritualiste. C'est l'importance souveraine accordée à la
pensée, qui Ta conduit à cette conception de l'œuvre d'art. Pour lui.
l'essentiel n'est plus la forme, mais l'idée qu'elle représente; le but
souverain pour l'artiste est d'exprimer une idée; et, de même qu'il
sera jeune et souriant pour représenter la femme et l'enfant, de
même il sera terrible pour exprimer les conceptions dramatiques de
la vie religieuse. A l'idéal grec se substitue l'idéal moderne, tel que
l'âme chrétienne l'a fait.
Les idées soutenues par Donatello ne prévalurent pas en Italie.
Elles furent entravées par l'influence romaine, qui, propagée par
Ghiberti dès le commencement du xve siècle, devint définitivement
triomphante entre les mains de Michel-Ange et de Raphaël.
Autour du Saint Jean de Sienne et de la Madeleine, se groupent
le Saint Jean-Baptiste de Venise, le Saint Jérôme de Faenza (œuvre
de l'école de Donatello, sinon de Donatello lui-même), le Christ.
la Vierge et les six Saints, de Padoue, statues admirables de simpli-
cité, de noblesse et de sentiment. La tête du Saint François est, avec
la tête de la Madeleine, l'œuvre maîtresse de Donatello et comme son
testament artistique.
(i) Dans l'étude de l'œuvre de Donatello, la fixation de la date de la Madeleine
est un des points les plus importants. La reporter à une date antérieure à 1440,
c'est fausser et rendre incompréhensible toute la vie de Donatello.
i64 L'ARTISTE
A propos du Christ de Padoue, si digne et si émouvant, est-il
nécessaire de faire justice des ridicules fables invcnte'es par Vasari ?
Brunellcschi sculptant un Christ uniquement pour prouver à
Donatello qu'il ne savait faire que des paysans! Vasari, du reste, dit,
dans sa vie de Brunelleschi, que le Christ de Donatello et celui de
Brunellcschi ont été faits avant 1401, époque à laquelle ces deux
maîtres n'avaient encore produit aucune sculpture, et cela ôte tout
crédit à son historiette (1). Le Christ de Donatello, auquel se rapporte
l'anecdote de Vasari, est un Christ en bois, placé à Santa Croce. Si
on cherche à fixer sa date, en le comparant aux autres œuvres du
maître, on voit qu'il est impossible de le rapprocher des ouvrages de
sa jeunesse, de ceux qui datent de 141 5, tel que le Saint Georges,
et encore moins des Prophètes de la porte de la Mandorla, de 1408.
Le Christ de Santa Croce se rapproche des œuvres faites par
Donatello à partir de 1430 ; le dessin des bras, du torse et des
jambes rappelle le Saint Jean- Baptiste en marbre du Bargello, la
Madeleine, le Christ de Padoue et le Christ pleuré par les anges.
Il a tous les caractères de la période réaliste de Donatello ; mais la
raideur de l'attitude, l'exécution sommaire et sans grande précision
doivent le faire considérer comme une des premières œuvres de cette
période. De la fable invraisemblable contée par Vasari il ne faut
retenir qu'un fait, l'étonnement produit sur les artistes du xvi° siècle,
par la sculpture réaliste de Donatello. A ces gens prétentieux, pour
qui la nature n'était pas assez belle, qui s'avisaient de chercher dans
leur imagination de prétendues formes idéales et qui n'y trouvaient
qu'un reflet de la Vénus de Médicis et de la Niobé, les sincérités
de Donatello devaient paraître bien étranges, et, parce qu'il s'avisait
de faire des hommes, on lui reprochait de faire des paysans.
Hanté par ses idées nouvelles, Donatello devait être conduit à
délaisser la statuaire en ronde bosse pour adopter la forme du bas-
relief, qui permet de réunir de nombreux personnages et qui met le
(1) Manetti, un contemporain de Brunelleschi, a cité le Crucifix de Brunel-
lcschi, mais sans donner aucune indication sur sa date et sans dire un mot de
l'anecdote de Vasari. En étudiant le Christ de Brunelleschi, en le comparant
avec le bas-relief du Sacrifice d'Abraham, fait par Brunelleschi, en 1410, lors
du concours pour les portes du Baptistère, on acquiert la conviction que ce
Christ ne saurait être antérieur à 1420.
DONATELLO iG5
sculpteur sur le même pied que le peintre au point de vue des
ressources expressives. Les dernières années de Donatello sont
consacrées presque exclusivement à des scènes historiques rendues
par la forme du bas-relief.
L'œuvre en bas-relief de Donatello comprend essentiellement le
Saint Georges d'Or san Michèle, le Festin d'Hérode de Sienne, les
Madones des monuments Jean XXIII et Brancacci, la Mise au
tombeau de l'autel de Rome, et surtout les bas-reliefs du Santo
de Padoue et des chaires de Saint-Laurent. Ces diverses œuvres ont
le même caractère. Dès le Festin d'Hérode de 1427, Donatello a arrêté
les principaux éléments de son style, et avec l'âge il ne fera que les
développer. De Sienne à Rome, de Rome à Padoue, de Padoue à
Saint-Laurent, le style de Donatello se développe d'unemanière régu-
lière, obéissant aux mêmes lois qui guidaient son ciseau dans la
grande statuaire. Il va vers l'expression de plus en plus violente,
agitant et tordant le bronze, le faisant pleurer et crier, avec une fougue
telle que ses bas-reliefs peuvent lutter avec les œuvres les plus émou-
vantes de Rubens et de Delacroix.
La recherche du mouvement et de l'expression, sans être aussi pré-
pondérante et aussi exclusive que dans les chaires de Saint-Laurent,
est déjà le caractère essentiel des bas-reliefs de Padoue. Ces derniers
représentent quatre scènes de la vie de saint Antoine (1). Ils sont
conçus tous les quatre sur le même modèle; extrêmement allongés, la
moitié en hauteur seulement du bas-relief est occupée par les
figures, le sommet étant rempli par des décorations architecturales.
Il s'ensuit que le motif de Donatello se développe sur une très lon-
gue ligne ; forme anormale, très éloignée de la forme de Ghiberti
qui resserre la composition dans un carré. Ici la longueur est plus de
cinq fois la hauteur. Et cette disposition paraît avoir été choisie par
Donatello pour rendre avec plus d'énergie l'idée du mouvement, pour
représenter la cohue populaire, ces foules soulevées par la parole du
saint, qui se précipitent sur ses pas, anxieuses, étonnées, reconnais-
santes, se serrant à s'étouffer pour voir de plus près le miracle. Afin
(1) Saint Antoine donnant la parole à un enfant nouveau-né pour prouver
l'innocence de sa mère: — Guérison du jeune homme qui s'est coupé le pied; —
L'âne refusant de manger l'hostie; — Saint Antoine ouvrant la poitrine de l'avare
pour prouver que son cœur est resté dans son coffre-fort.
i66 L'ARTISTE
d'éviter la confusion qui pouvait résulter de son parti pris, Donatello
a employé les ressources les plus ingénieuses. Il dispose dans le fond
du tableau un motif architectural en trois parties, tantôt l'intérieur
d'une église à trois nefs, tantôt une place bordée d'édifices, et il isole
légèrement la composition principale à l'aide d'un motif d'architecture
sur lequel il dispose un groupe de personnages très apparents, les
élevant sur le piédestal d'une colonne pour leur donner plus de gran-
deur et rompre ainsi l'uniformité des lignes. Ces admirables groupes
de ligures serrées contre un pilier, que nous verrons si souvent dans
les œuvres de Véronèse et de Rubens, nous les trouvons pour la pre-
mière fois dans les bas-reliefs de Donatello. Sauf dans le Saint
Antoine remettant le pied à un enfant, où l'on voit une perspective
de place avec des fuites de personnages, Donatello dispose toujours
ses figures sur le premier plan et place le point de vue à la hauteur
des tètes. Il rassemble sa composition et n'emploie que la perspective
nécessaire pour donner l'idée d'une foule animée. Entre le premier
personnage et le dernier, il n'y a jamais que l'espace de quelques
mètres. Plus varié que le bas-relief grec, moins excessif que celui de
Ghiberti, l'art de Donatello est le véritable point de départ de l'art
moderne.
A l'encontre de Ghiberti, qui aime les surfaces profondément creusées,
Donatello cherche les reliefs simples, les surfaces sans saillies, et par-
fois son bronze à peine soulevé a les aspects d'une gravure. Chez Ghi-
berti, les figures du premier plan ont un relief si vif qu'elles semblent
détachées et prêtes à tomber ; chez Donatello, les figures du premier
plan elle-mêmes sont sans épaisseur et se modèlent par des procédés
analogues à ceux de la peinture, sans aucun de ces heurts qui donnent
à l'œuvre de Ghiberti de la sécheresse et de la dureté, qui noircissent
le bas-relief et le tachent de lumières et d'ombres trop vives.
Au point de vue de la science du bas-relief, Ghiberti est très infé-
rieur à Donatello. La seconde porte du Baptistère, qui seule repré-
sente réellement ses conceptions personnelles, est une œuvre d'un
art fort contestable. On l'a dit mille fois : Ghiberti viole les lois de la
sculpture. Mais, si nous le blâmons, ce n'est pas pour avoir contre-
venu à des théories esthétiques presque toujours discutables, c'est pour
avoir mal fait ce qu'il a voulu faire. Les perspectives qu'il a cherchées,
il ne les a pas rendues. Ses fonds sont trop compliqués, les détails ne
D 0 N A 1
167
sont pas à leur place, les arbres et les rochers des derniers plans vien-
nent trop en avant et concourent à embrouiller une composition déjà
confuse. Aux accessoires trop encombrants Ghiberti, par une seconde
erreur, unit des scènes multiples, de telle sorte que le bas-relief, an
lieu de s'imposer par un bel ensemble, s'émiette, se brise, a l'air
d'être haché. Le mérite de Ghiberti n'est pas dans l'ordonnance du
bas-relief, mais dans la beauté des détails. Son mérite est d'avoir
créé tout un monde de délicieuses figures, d'avoir l'ait revivre la grâce
et la féminilité de Praxitèle.
Donatello et Ghiberti, qui ont vécu côte à côte dans la même ville,
sont aussi différents l'un de l'autre qu'il est possible de l'être : signe
de grande vitalité pour un peuple quand les esprits ne sont pas tous
identiques, la variété étant une preuve de la vie. A côté du fougueux
Donatello, le doux Ghiberti. Donatello a le monde des âmes et Ghi-
berti celui des corps. Ghiberti est un contemplatif, non un penseur ;
il aime les belles formes et cet amour lui suffit. Pas une inquiétude,
pas une émotion, pas un nuage dans cet azur. Ghiberti est de tous les
modernes celui qui par la pensée et par la forme se rapproche le plus
des Grecs du ivc siècle, tandis que Donatello serait celui qui s'en
écarte le plus.
A côté de Donatello et de Ghiberti, il faut placer Lucca délia Rob-
bia, si Ton veut connaître toute la fécondité des premières années
du xvc siècle. Lucca délia Robbia est en même temps un penseur et un
raffiné d'élégance. Il est gracieux comme Ghiberti et sensible comme
Donatello, mais sa sensibilité recule devant les scènes dramatiques
pour rechercher les plus douces émotions de la pensée chrétienne.
Comme Donatello, il aime les enfants que Ghiberti n'a pas su voir,
et à l'encontre de Donatello il oublie leurs cris et leurs violences pour
ne voir que leur mine rieuse et leur grâce enchanteresse. Plus encore
que Ghiberti, qui est toujours impassible, plus que Donatello, qui
est trop violent, il sera un des chefs les plus écoutés du xv° siècle ita-
lien. La grâce de ses formes, le charme de sa pensée sera le lot des
Desiderio, des Mino da Fiesole, des Rossellino et des Benedetto da
Mayano. Son sourire éclairera tout son siècle et se transmettra jusqu'à
Botticelli, Pérugin et Léonard.
{A suivre.) MARCEL REYMOND.
.'•--/--':
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX
Suite (i)
n même temps avec son Faust, ou
peut-être un peu avant, mais en tous
cas depuis son retour d'Angleterre,
Delacroix exécutait plusieurs pièces
détachées. Une d'elles, qui ne paraît
pas avoir été publiée, égale assuré-
ment les plus splendides de son
œuvre, c'est le Combat du Giaour
et du Pacha. Vous devinez que le
sujet est emprunté au poème de Byron,
His breast with wounds unnumber'd riven,
His back to earth, his face to heaven,
Fallen Hassan lies, his unclosed eye
Yet lowering on his enemy . . .
And o'er him bends thaifoe, with brow
As dark, as him lhal bled below . . .
A l'allure épique de la composition, à la façon dont elle est dispo-
(i)Voir L'Artiste d'août (1889, II, 104).
-
COM!-
d'aPTe :.r Delacroix.
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX
sée sur le paysage, au mouvement magnifique du cheval qui s'enlève,
on dirait une page de Gros, mais combien plus vivante et plus pas-
sionnée ! Le moment choisi est un véritable paroxysme, et les vers Je
Byron l'expriment avec une énergie concise qui lui est particulière,
et que la critique de nos jours n'apprécie pas toujours a sa valeur.
Sans être moins aigu, Delacroix n'est point aussi sobre : mais de
quelle poésie éclatante il accompagne cet échange suprême de deux
regards, celui du mourant et celui du meurtrier! Ce paysage qui
ondule dans la lumière, ces costumes qui volent et qui chatoient,
cette pose du Giaour, ramassé sur son cheval, comme une bête prête à
bondir, c'est tout l'Orient, ou plutôt c'est tout Delacroix résumé dans
un chef-d'œuvre.
La Fuite du contrebandier, qui n'est qu'un titre de romance, est
loin d'avoir la même importance. C'est néanmoins une fort jolie
pièce et digne d'être citée. Elle est dessinée avec un soin extrême,
et le beau cheval noir qui emporte le contrebandier, montre tout ce
que Delacroix savait faire quand il voulait pour un instant ne .s'atta-
cher qu'à la nature.
Les portraits sont encore de la même époque. On sait que Dela-
croix en a peint fort peu, au moins de son plein gré, car je ne compte
pas parmi ses œuvres volontaires les portraits de la pension Gou-
baux. Il en a lithographie quelques-uns, avec plus ou moins de suc-
cès. Celui de Goethe, qui commence la série du Jaust, est un des
plus connus, sinon des meilleurs. Delacroix n'avait jamais vu le
modèle, et d'ailleurs les traits de Gœthe, si froids et si durs à la fin
de sa carrière, n'étaient pas faits pour l'inspirer.
Le portrait de M. de Blacas, ministre de la maison du Roi, est un
peu dans le même genre ; on le recherche à cause des croquis répan-
dus dans les marges. Celui de l'abbé Martial Marcet est lin et plein
d'expression. Celui du baron Schwiter est, selon moi, le plus beau
de tous, coloré, vigoureux, plein d'éclat et de vie. Delacroix connais-
sait bien la figure, d'ailleurs belle et caractérisée, de son ami; il l'avait
dessinée et peinte plusieurs fois. Sa lithographie est excellente.
Je reviens à l'ordre chronologique et aux sujets littéraires.
La même année que le Jaust, parurent encore chez Motte deux
grandes pièces jumelles : Jane Shore et Hamlet au cimetière.
Jane Shore est la reproduction d'une aquarelle que Delacroix
L'ARl IS TE
avait faite au sortir d'une représentation donnée à Paris, en 1827,
par des artistes anglais. L'effet en est assez beau, les lignes caracté-
ristiques, mais le sujet est théâtral, ce
qui n'a rien d'étonnant, et l'exécution
un peu froide, comme celle d'un homme
qui se copie lui-même.
Ilamlcl au cimetière conserve aussi je
ne sais quoi d'exagéré et de factice qui
rappelle la scène. A mon sens, le sou-
. „, venir des représentations de Paris s'y
Jane Snore. r J
manifeste avec évidence. C'est du
Shakespeare arrangé au goût romantique. Toutefois, si le personnage
principal est vieilli, s'il n'a rien de cette fleur d'élégance dont
Shakespeare parait son Hamlet, le décor est beau, bien disposé,
plein d'intérêt. Au reste, une preuve que Delacroix n'était point
mécontent, même beaucoup plus tard, de cette inspiration première,
c'est que nous la trouvons reproduite presque sans variante dans un
tableau de 1859.
Le Cheval effrayé sortant de l'eau n'est qu'une étude, mais d'une
impétuosité sans égale. Ce cheval de Delacroix, qui peut passer pour
le type de son idéal équestre, ce n'est ni le cheval du Parthénon, ni
celui du Marc-Aurèle du Capitule, ni celui de Rubens, ni celui de
Géricault, ni celui de Gros : c'est une bête de noblesse pareille, mais
qui semble personnifier l'emportement du mouvement : la crinière
surtout est fulgurante.
Dans les derniers mois de 1829, parut, chez Caugain, une
illustration des Chroniques de France de Mme Tastu, en dix
pièces lithographiées « par MM. Boulanger, Delacroix, Déveria et
C. Roqueplan ». Delacroix, pour sa part donna deux lithographies
sur Duguesclin. Il faut s'y arrêter un instant : ce sont les seules où
il ait abordé l'histoire proprement dite et le moyen âge, puisque le
Faust et Y Hamlet, par un anachronisme certainement volontaire,
nous apparaissent dans un décor du temps de Shakespeare.
L'Entrée de Duguesclin à Pontorson me donne l'impression d'une
page deMichelet. On peut contester l'exactitude de ces restitutions
où l'imagination a tant de part : on n'en saurait méconnaître la haute
valeur artistique ou littéraire. Le personnage principal, Duguesclin
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX
Entrée de Duguesclin
à Pontorsoit.
sur son lourd cheval noir, est une superbe statue vivante, et quand le
hasard vous le remet sous les yeux, ainsi qu'il vient de m'arriver, au
sortir d'une exposition de nos plus modernes
sculpteurs, on se demande si Delacroix n'avait
pas déjà trouvé précisément ce qu'ils cherchent :
la rude physionomie d'autrefois suggérée par
les traits et les habitudes de corps de nos
paysans d'aujourd'hui.
L'autre composition, La sœur de Duguesclin,
repoussant l'assaut du château, n'offre pas le
même intérêt historique. Cependant les deux
femmes, l'une qui se précipite sur l'ennemi,
la torche et l'épée à la main ; l'autre qui se renverse en arrière,
dans un geste éperdu, sont deux admirables figures. Leurs lignes
onduleuses comme l'eau agitée sont caractéristiques du goût de
dessin de Delacroix.
Les sujets tirés de Walter Scott, étaient destinés à une édition du
fameux romancier.
La Fiancée de Lammermoor est une belle composition, d'exécution
un peu molle et qui rappelle assez la manière de C. Roqueplan.
Front de Bœuf et la Sorcière est au contraire une œuvre très rude,
mais animée, étrange, curieuse. M. E. Chesneau la décrit ainsi : « La
force du mouvement est admirable et malgré la richesse du lieu où
elle se passe, des boiseries sculptées, des hautes courtines, des armes
jetées dans l'ombre, elle prend un caractère absolument fantastique,
tenant précisément à l'habile contraste d'un décor somptueux et de
personnages à demi nus et dépenaillés. »
Front de Bœuf et le Juif n'a point la même largeur d'effet, mais
une des figures est très intéressante : celle du Juif. Son costume, sa
physionomie, sa pose, la barbe tendue en avant, tout en lui exprime
sa race avec une singulière énergie : c'est un type.
La quatrième pièce : Richard et Wamba est celle que je trouve
la plus jolie. Le paysage d'abord en est charmant, plein de légè-
reté, de couleur et, si j'ose dire, de mouvement. Il poétise à
merveille une scène où Delacroix a poussé jusqu'aux limites ce
qu'on appellerait aujourd'hui d'un mot qu'il ne connaissait pas :
le réalisme. Rien de plus amusant aussi que la figure gamine de
1889 — L'ARTISTE — T. II 12
i7-
L ARTISTE
Wamba sur son superbe cheval qui se cabre comme un coursier de
Rubens.
A la même illustration de Walter Scott était probablement destinée
la pierre de Steenie que Delacroix reprit en 1841 et ne se décida
jamais à publier. Si l'exécution matérielle en est défectueuse, la
composition et l'idée en sont pourtant bien belles. Le sujet est
emprunté à cette légende de Redgauntlet où l'imagination de Walter
Scott, nourrie des vieilles ballades écossaises, rivalise presque avec
elles; le moment choisi, celui où le pauvre fermier, toujours suivi par
son mystérieux compagnon, commence moitié à se fâcher, et pour dire
vrai, moitié à s'épouvanter. — « Que me voulez-vous, l'ami? » dit-il...
Les deux cavaliers sont arrivés à fond de train jusqu'au premier plan :
l'arrêt subit du cheval de Steenie qui
retourne la tête en même temps que
son maître, l'élan brisé de l'autre
cavalier et de sa monture, la combi-
naison des deux attitudes, l'instantanéité
de la scène ont quelque chose de sai-
sissant.
Steenie.
Toutes les illustrations qui précèdent
(sauf Steenie) sont exécutées par les procédés difficiles et hasardeux
dits au lavis et à la flanelle, et dont Delacroix nous a décrit le
maniement dans une de ses lettres : « Dans l'emploi de l'estompage,
la plus grande liberté. Quand vous avez dessiné et même char-
bonné votre pierre, frottez avec de la flanelle, puis redessinez et
charbonnez jusqu'à ce que vous ayez modelé à votre fantaisie.
Puis, avec un grattoir, vous enlevez le plus ou moins de noir, en
ayant soin de ne pas aller jusqu'au grain de la pierre. Ce frottage
étend et rend vague ce que vous avez trop prononcé dans votre
premier jet, et dans le vague que cela cause, sans effacer néan-
moins, cela vous donnera le moyen de redessiner encore et de
corriger votre idée. Quand vous avez gratté et fait des clairs,
vous pouvez encore mettre du noir, et estomper de même jusqu'à ce
que vous ayez rendu votre idée. Risquez un peu et vous trouverez
de vous-même toute cette sorcellerie. » (Lettre à M. Gaultron, sans
date, tome I, page 284, édit. Charpentier.)
Delacroix devait donner le dernier mot de cette sorcellerie dans
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX
■73
les deux pièces capitales de son œuvre : le Lion de l'Atlas et le Tigre
royal, qui appartiennent également à cette féconde année [829.
On sait quelle sympathie instinctive le maître éprouvait pour les
grands félins. Dès le commencement de sa carrière, ses amis le sur-
prenaient au Jardin des Plantes, installé devant le bâtiment des
fauves, le crayon à la main. Au Maroc, le drame de l'Arabe guettant
le lion hantait son esprit sans cesse. Un attrait particulier, une
sorte de charme le ramenait périodiquement vers ces animaux au
pelage de rude velours, aux mouvements souples, aux attitudes en-
dormies, et toujours prêts à bondir. Entre eux et lui, il y avait
comme une affinité de nature, un de ces liens secrets qui tiennent
aux plus intimes profondeurs.
Toutes ces splendeurs du vêtement des fauves, toutes ces ondula-
tions de leurs formes, toutes ces tromperies de leur nonchalance,
toute cette puissance latente de leurs muscles, toute cette mélancolie
grandiose des solitudes où ils vivent, Delacroix les a rendues dans
son double chef-
d'œuvre. Le Lion
et le Tigre sont des
tableaux complets,
des pages magistra-
les où se résume le
mystère d'une par- Tigre royal.
tie de la Création.
Enfin, si l'on veut bien se rappeler que Delacroix a fait son voyage
du Maroc seulement deux ans plus tard, en i83i, on ne pourra s'em-
pêcher d'y reconnaître un des plus rares exemples de l'intuition
du génie.
Au reste, ici, la perfection atteinte était si manifeste, la beauté si
souveraine, que le succès d'admiration, sinon le succès de vente,
fut éclatant et n'a point cessé de grandir. Depuis le jour où, dans un
premier élan d'enthousiasme, C. Dutillcux écrivait à un ami,
en i83o : « Il vient de paraître de lui deuxbelles lithographies : un
Lion et un Tigre; c'est beau comme un Delacroix (1) », ces deux
Lion de l'Atlas.
(1) Constant Dutilleux, qui devint plus tard l'ami de Delacroix et l'un de ses
exécuteurs testamentaires, fut un esprit remarquablement ouvert, un artiste de
'74
L 'A R TIS TE
chefs-d'œuvre n'ont obtenu que des louanges. Les juges les plus froi-
dement disposes les admirent. M. Delaborde leur donne rang à côté
des plus belles lithographies de Géricault et de Charlet. Cependant
il ne leur a jamais fait place dans la petite exposition de la Biblio-
thèque, où figurent tant de gloires de moindre éclat.
L'ordre des idées, sinon celui des dates, appelle ici trois autres
pièces, très importantes encore, et qui complètent glorieusement
l'œuvre de Delacroix, peintre des fauves.
Le Cheval sauvage terrassé par un Tigre ne le cède guère au
Tigre royal que par les dimensions.
L'exécution est différente, plus serrée encore peut-être, assurément
aussi belle, la coloration intense et profonde, l'effet terrible : à ce
dernier mot, le sourire vous vient aux lèvres ; mais il faut voir dans
cette composition admirable avec quelle exultation méchante, la
bête se pose et se piète sur sa proie, tous les muscles tendus, la queue
raidie et battant l'air. J'ajoute que cette pièce est une des plus rares,
et la plus recherchée de l'œuvre du maître, celle qui dans le commerce
atteint les plus hauts prix-, d'après le catalogue de M. Robaut, elle
aurait été faite en 1828.
Le Jeune tigre jouant avec sa mère parut ici même en i83r.Ce
n'est qu'une toute petite pièce, mais c'est une perle de grâce et de
délicatesse. Delacroix y a reproduit sans variante la célèbre étude
peinte, exposée par lui au Salon de la même année, et depuis léguée
au Louvre par M. Maurice Cottier. La transparence de l'exécution y
est poussée jusqu'aux dernières limites, sans nuire en rien à la solidité
de l'effet. En certains endroits, comme la patte de la tigresse, on
jurerait que la couleur est venue s'ajouter au blanc et noir de l'im-
pression lithographique. Quant au dessin, peut-être est-il plus par-
fait encore que celui du Tigre royal, plus élégant dans le choix des
lignes, plus discret dans leur balancement (1).
valeur et trop peu connu. Nos musées parisiens ne possèdent rien de lui, mais
au Champ-de-Mars, actuellement, une de ses bonnes toiles peut donner l'idée
de sa manière délicate et pleine de charme.
(1) Delacroix n'a fait expressément pour L'Artiste que cette pièce et le Jeune
Clifford; mais L'Artiste a public, depuis, plusieurs des lithographies que je
viens de décrire, sans parler de toutes les œuvres peintes d'Eugène Delacroix
qu'y ont reproduites d'autres graveurs ou lithographes. Bien des lecteurs n'ont
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX i75
Exécuté en 1844, pour la publication des Artistes contemporains,
le Lion dévorant un cheval est à peu près la dernière lithographie
du maître. Le travail en est plutôt large que précieux, mais d'une
sûreté superbe et d'une autorité sans pareille. Une fort belle pièce de
Géricault, de même sujet et de disposition presque semblable, appelle
naturellement la comparaison. On ne peut refuser à Géricault un
dessin plus simple, une façon plus logique décomposer. Mais comme
l'œuvre de Delacroix nous saisit mieux et nous prend au cœur !
Là, nous n'éprouvions qu'une noble impression esthétique; ici,
c'est le drame de la vie qui se dénoue sous nos yeux, c'est la loi
implacable de l'entre-dévorement des êtres, qui se symbolise dans
cette pitoyable victime, dans ce vainqueur aux crins hérissés, aux
griffes tendues, aux yeux luisants de toutes les convoitises de la
faim.
Dans les premiers jours de i832, Delacroix partit pour l'Afrique,
en compagnie du comte de Mornay, ambassadeur de France près de
l'Empereur du Maroc. Il n'en devait revenir qu'en juillet, après un
séjour de plusieurs mois au Maroc, une excursion dans le sud de
l'Espagne et une autre à Oran et Alger. On a beaucoup parlé de
l'influence de ce voyage sur la carrière de Delacroix : à mon sens on
l'a exagérée. Je viens d'en donner une preuve au sujet du Tigre royal
qui est antérieur et qui contient un des plus magnifiques paysages
africains que Delacroix ait jamais peints. Avant de voir le désert il
l'avait donc deviné. Toutefois il n'est pas douteux que ce voyage ait
achevé d'éclairer sa palette et de l'enrichir. Au point de vue spécial
où nous nous plaçons, il eut encore pour effet de l'éloigner de la
pierre lithographique pendant au moins une année. Tout entier aux
impressions et aux souvenirs qu'il venait d'accumuler, il était naturel
qu'il cherchât à les fixer au plus vite dans des œuvres peintes.
Presque aussitôt vint s'ajouter à cette occupation pleine de charme
la grande entreprise du Salon du Roi, au Palais-Bourbon. Enfin,
c'était le moment où Villot faisait des essais d'eau-forte et ramenait
son ami vers ce procédé. Il n'est donc pas étonnant que le voyage du
Maroc ait inspiré à Delacroix quelques pièces seulement, qui ne sont
pas oublié, sans doute, qu'ils ont reçu de ce journal le Macbeth, les Croquis de
médailles, le Cheval effrayé sortant de l'eau. Mais quand la maison est d'aussi
vieille noblesse, n'est-il pas permis d'en rappeler quelquefois les titrçs ?
i-G
L 'A R TJS TE
même pas des lithographies mais des autographies à la plume. Je
vous citerai : Les Femmes d'Alger, claire et gracieuse variante, à
deux personnages seulement, du fameux
tableau du même nom : les Muletiers de
Tetouan, groupe d'un dessin audacieux
et puissant; les Costumes de Tanger :
cette dernière composition représente un
jeune marchand debout, dépliant des
étoffes devant un vieux Maure, assis
sur une pierre. Rien de plus caractérisé
que ces deux figures et le contraste qu'elles
font, Tune si élégante en sa nonchalance, l'autre si curieusement
ramassée, presque simiesque et pourtant si belle encore de lignes
et de mouvement.
'"^■■.■■■Vtf&l]
Femmes d'A Ifrer.
(A suivre.)
GERMAIN HEDIARD.
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT »
pe
es lecteurs de L'Artiste connaissent nos idées
sur la couleur et l'effet primitifs de la plupart
des ouvrages de Rembrandt, et, en particulier,
du grand tableau d'Amsterdam. Le nettoyage
de ce tableau, effectué au commencement de
juin dernier, est venu appuyer vigoureuse-
ment les opinions si souvent énoncées dans
cette Revue. Dire qu'il
convaincra tous les hési-
tants serait beaucoup
s'avancer; mais c'est un
argument de plus ajouté
à tant d'autres, et
l'argument serait de-
venu décisif si le
nettoyage avait été
— ce qu'il n'est pas
— un dévernissage
complet.
Rappelons les faits
déjà anciens,
ndant un séjour à Londres, nous avions ren-
i7S L'ARTISTE
contré notre chemin de Damas en apercevant, haut perche'e dans une
des salles de la National Gallery, une peinture d'environ trois pieds
de long, qui était une copie très ancienne de la Ronde de nuit, et
qui reproduisait, sans aucun doute possible, ce tableau dans son état
primitif. Cette copie (M. de Vries a trouvé qu'elle était de Gérard
Lundens et de 1660) prouvait sans conteste que le tableau primitif
avait été mutilé par l'ablation de quatre bandes, dont une d'environ
60 centimètres ; elle bouleversait en outre toutes les opinions cou-
rantes sur la couleur du tableau. Voici ce que nous écrivions dans
la Revue bleue Tannée suivante (3 novembre i883), après avoir été
examiner soigneusement l'original à Amsterdam :
« Rembrandt serait bien surpris s'il pouvait voir ce que le temps
et les vernisseurs ont fait de son œuvre... Dans la Ronde de nuit, la
robe en satin blanc — un peu crème, — de la petite fille au coq est
devenue franchement d'un beau jaune. Ses cheveux, autrefois d'un
blond à peine doré, sont maintenant roux comme ceux d'une Véni-
tienne. Son visage, que Rembrandt avait fait d'une fraîcheur éblouis-
sante, est tout couturé de points et de raies d'une boue brunâtre qui
remplit les creux laissés par le pinceau.
« Une autre fillette, qu'on entrevoit à côté d'elle, avait un petit
col blanc et une robe bleue : aujourd'hui le col est d'un jaune sale,
tandis que la robe est franchement vert-jaune, et, par endroits, vert-
brun clair.
« Quant au lieutenant du premier plan, son justaucorps, jadis en
cuir blanc, est aujourd'hui d'un jaune intermédiaire entre le citron et
le safran.
« La tonalité générale du tableau était claire et grise, avec des
ombres pour ainsi dire saturées de lumière ; elle est aujourd'hui
fumeuse et rousse comme s'il s'agissait en effet d'une promenade de
nuit éclairée par des torches.
« Quelle heureuse surprise ce serait pour le monde artistique, si
le directeur du Musée d'Amsterdam, avec toute la discrétion, toute la
prudence, tous les ménagements, bref, toutes les garanties néces-
saires, faisait dévernir ce chef-d'œuvre et nous le montrait tel qu'il a
été autrefois, tel qu'il est encore, d'ailleurs, sous l'épais vitrage de
vernis qui le laisse deviner ! »
Il y avait là-dedans quelques indications qui pouvaient prêter et
LE NETTOYAGE DE LA <r RONDE DE NUIT » 179
qui ont, en effet, prêté à des malentendus : au lieu de « blanc un
peu crème », pour la robe, il aurait fallu dire simplement « crème » ;
le justaucorps du lieutenant n'était pas blanc comme du papier, mais
d'un jaune très clair et très doux. Notre impression générale n'en
était pas moins juste. Revenant à la charge dans la Galette des
Beaux-Arts (ia novembre iSS5 et icr février 1887), nous affirmions
que dans ce tableau comme dans la plupart de ses ouvrages, — sauf
pendant les dernières années de sa vie, — Rembrandt avait montré
une grande prédilection pour les ombres transparentes et une véri-
table horreur pour les ombres noires ; nous disions que la copie de
la National Gallery, lors de la vente Boendermaker en 1768, était
citée comme « étonnante par le grand éclat du soleil » ; que toutes
les collerettes du tableau d'Amsterdam, devenues rousses, avaient
jadis été parfaitement blanches; que dans le drapeau, par exemple,
les bandes sombres n'étaient pas d'un vert olive, ni même d'un vert
bleuâtre, mais parfaitement bleues; et nous prononcions encore une
fois le mot de dévernissage.
Enfin le 17 juillet de la même année, dans la Revue bleue, après
avoir résumé l'histoire de la Ronde de nuit, nous terminons par
cette prédiction :
« A notre avis, un nettoyage très discret, confié à des mains com-
pétentes, est, en tout état de cause, parfaitement inoffensif... Mais le
courant actuel n'est guère au dévernissage.
« Toutefois il n'est pas besoin d'être prophète pour savoir ce qui
se passera bientôt. Il y a quelques années, certains détails de la com-
position étaient visibles, qui ne le sont plus aujourd'hui ; le travail de
craquelage continue : quand on a transporté cette vaste toile au nou-
veau Musée (en 1 885), il s'est nécessairement produit dans les ver-
nis, sous l'influence des vibrations et des secousses, une foule de
cassures imperceptibles qui deviennent et deviendront de jour en
jour plus longues, plus larges et plus profondes; si bien qu'au bout
d'un laps de temps peu considérable, le vernis craquelé sera presque
absolument opaque.
« En ce moment-là, qui est peut-être beaucoup plus rapproché
qu'on ne croit, on se posera de nouveau l'éternelle question : Faut-
il dévernir, ou faut-il ajouter encore une couche de vernis qui rous-
sira, se fendillera et rendra bientôt le tableau encore plus sombre ?
j8o L'ARTISTE
« Notez qu'à cette époque tout le monde saura que la Ronde de
nuit est une Ronde de jour, un effet de plein soleil malheureusement
dérobé sous d'innombrables couches d'un vernis roux... Un vrai
désir de dévernissage se sera emparé de tout le monde, et les sages
conservateurs, sous la pression presque inconsciente, mais irrésistible,
de l'opinion publique, déverniront! »
Nous ne croyions pas faire une prédiction à si courte échéance :
moins de deux ans après, vers la fin de mai dernier, la Chronique des
Arts annonçait que la commission nommée par la ville avait remis
la Ronde de nuit entre les mains de M. Hopman, restaurateur des
peintures du Musée, fils du M. Hopman qui avait été chargé, en i852,
de rentoiler le même tableau.
M. Hopman fils, répondant à notre demande dans une lettre datée
du i5 juin, nous donna sur l'opération très heureusement ter-
minée les plus intéressants détails. Nous en reproduirons textuelle-
ment le passage suivant :
«... Depuis des années, le Rembrandt était couvert d'une couche
épaisse de vernis dont le temps avait rompu la cohésion moléculaire ;
le vernis était devenu terne et craquelé, rude et opaque sur presque
toute la surface. Cette rudesse et cette opacité avaient tellement aug-
menté dans les dernières années, qu'il était parfaitement impossible
d'entrevoir seulement la beauté caractéristique du tableau, de sorte
que quelques personnes qui s'y intéressaient, pensaient qu'il était
urgent de le dévernir tout à fait. Cependant cela n'était absolument
pas nécessaire. Il suffisait de rendre le vernis transparent jusqu'à ia
couche des couleurs... »
M. Hopman s'est contenté de frotter légèrement du bout des doigts
— ce qui est un commencement de dévernissage « au pouce » — les
parties les plus rudes du tableau, celles où le vernis, très craquelé,
était presque réduit en poudre; puis il a continué sur toute la surface
pour égaliser un peu le travail. Il a ensuite employé le procédé Pet-
tenkofer. Ce procédé consiste ordinairement à exposer un tableau, la
peinture en dessous, aux vapeurs qui s'élèvent d'une cuvette conte-
nant de l'alcool. Les vapeurs d'alcool pénètrent le vernis, le ramè-
nent à l'état pâteux et en font disparaître toutes les craquelures. Dans
le cas du tableau d'Amsterdam, il a fallu modifier non pas le prin-
cipe, mais l'exécution du procédé. Ce tableau a été couche à plat par
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT » 181
terre, la peinture en dessus; on l'a recouvert d'un châssis de même
dimension, profond d'une quinzaine de centimètres, garni d'une
double mousseline de laine imbibée d'alcool. Les vapeurs ont rempli
l'espace intermédiaire et produit la « régénération » du vernis. Au
bout de vingt minutes, quand le châssis a été enlevé, la peinture,
selon l'expression de M. Hopman, « s'est montrée plus belle que per-
sonne de la génération présente n'a pu la voir. »
Les avis ont été unanimes sur cette belle opération, dont le résultat,
pour être prévu par quelques-uns, n'était pas moins admirable. M. de
Graef van Polsbroek, — descendant du capitaine Cock qui est au
premier plan du tableau, et possesseur de l'album de famille de ce
capitaine, — nous a écrit son impression :
« Le tableau de Rembrandt n'est plus reconnaissable. Toutes les
figures sont très, très distinctes. La lumière jaillit sur tous les visages.
Les détails d'architecture de droite paraissent dans toute leur ma-
gnificence. Le médaillon est très distinct, tout comme le petit gamin
à gauche du tableau. En un mot, ce n'est plus une garde de nuit, mais
une sortie de la garde nationale à cinq heures environ du soir, au
mois de septembre, par un beau soleil. Tout est très bien éclairé par
ce soleil. Il y a une force de lumière que Rembrandt seul pouvait
obtenir avec son pinceau. »
M. Bredius, ancien conservateur des peintures du Rijks-Museum
d'Amsterdam, aujourd'hui directeur du Musée Royal (Mauritshuys)
de La Haye, nous disait brièvement la même chose en d'autres
termes : « Le tableau a énormément gagné. On y voit des nuances,
des teintes, des couleurs qu'on ne voyait pas auparavant, et tout y est
plus transparent. »
Le Nieuwe Rottcrdamsche Courant du i i juin s'exprime comme
suit : « La restauration est terminée, et, le dimanche de la Pente-
côte, non seulement le tableau avait été remis à son ancienne place,
— un peu plus bas, — mais la salle a été ouverte au public. Bien que
Téclairage, hier, à cause du temps couvert, ne fût pas favorable, nous
avons été frappé par l'étonnante amélioration que l'ouvrage a subie,
par l'éclatante lumière qu'il répand et par la puissance du coloris
dont il brille; de même les ombres et les parties droite et gauche de
la partie supérieure du tableau sont devenues plus claires. Avant ce
nettovage, personne n'avait vu le tableau ainsi, et c'est maintenant
i82 L'ARTISTE
pour la première fois qu'on le voit, aussi net qu'il pouvait l'être au
moment où il venait d'être fait.
« En quoi a consisté la restauration '< Les retouches n'ont pas
disparu, la surface n'a pas été touchée, le vernis n'a pas été enlevé, —
le vieux vernis a été seulement « régénéré ». Le vernis, qui formait
comme une feuille de parchemin, abîmait presque absolument ce
chef-d'œuvre. Et maintenant que le vernis est redevenu transparent,
il paraît évident que c'est à lui principalement qu'il fallait im-
puter ce que certains attribuaient à un éclairage insuffisant.
« Pendant que M. Hopman, le restaurateur si habile, était occupé
à cette restauration, le bruit se répandit dans Amsterdam qu'un
accident avait déchiré la toile en deux. Inutile de dire que ce n'était
qu'une malveillante invention. »
Le Nederlandsche Spectator de La Haye publie dans son numéro
du i5 juin une lettre dont nous traduisons aussi les passages inté-
ressants :
«... Et le grand ouvrage de Rembrandt apparaît dans toute sa
noblesse, car il est maintenant débarrassé de la sale couche à reflet
bleuâtre qui, depuis aussi longtemps qu'il nous en souvient, le recou-
vrait, et à travers laquelle la lumière pénétrait seulement pendant les
après-midi de soleil pour lesquelles la vieille salle du Trippenhuys
était renommée. C'est seulement à présent que le tableau est devenu
transparent; les tons d'or sont plus radieux qu'autrefois; les roux
chauds chantent plus que jamais. Le changement le plus surprenant
consiste toutefois en ceci que le fond, autrefois masse opaque, laisse
voir à présent toutes sortes de détails que l'on soupçonnait à peine
auparavant. Et comment tout cela a-t-il été obtenu ? Uniquement en
faisant disparaître la crasse. M. Hopman, qui a accompli cette tâche
difficile, a le droit d'être content de son travail.
«... Cette radieuse lumière de Rembrandt fait pâlir le coloris
des autres maîtres qui ont été dignement choisis pour lui tenir com-
pagnie (dans cette salle). »
Un seul journal mit une sourdine à ces éloges, c'est De Amster-
dammer Weeklbad (feuille hebdomadaire d'Amsterdam). Son rédac-
teur anonyme blâme, il est vrai, la salle et non pas le nettoyage. Il
raconte en détail — mais nous sommes forcé de résumer — que cette
salle, la plus importante du beau musée construit par M. Cuypers, ne
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT » ,sj
satisfit personne lors de l'ouverture du musée. Le tableau reflé-
tait une lumière surabondante, venue d'en haut, que l'on essaya,
quelques temps après, d'arrêter en partie par un grand baldaquin.
Le résultat étant encore mauvais, on procéda au nettoyage, ôtant
une partie du vernis, faisant disparaître les crevasses du vernis res-
tant et le ramenant à l'état frais.
« Il va de soi, ajoute le critique, que le résultat obtenu n'est que
temporaire : à la longue, la peinture redeviendra telle que nous
l'avons vue au Trippenhuys, telle que nous avons appris là à l'aimer
et à l'admirer.
« Le tableau restauré a été replacé un peu plus bas, les orne-
ments d'or gênants ont été retirés de la bordure, le baldaquin déjà
existant a été agrandi.
« Ces efforts ont-ils amené le résultat désiré ? Actuellement, alors
que la Ronde de nuit éclaircie montre encore plus chantante sa
chaude gamme de couleur, il devient évident que le mode d'éclai-
rage est complètement mauvais et que dans cette salle, jamais, quoi
que l'on fasse, on n'arrivera à mettre le tableau dans les conditions
qu'il réclame si clairement, si nettement.
« Quand on veut mettre un tableau à son avantage, il faut le pla-
cer dans un milieu sérieux et un peu sombre. Alors les couleurs res-
tent des couleurs, tandis que, par contraste avec un fond et des
murs latéraux clairs, elles sont condamnées à paraître noires. »
Disons en passant que cette dernière remarque est très juste. Mais
pourquoi ces conditions-là ne seraient-elles pas obtenues dans cette
salle même? Il suffirait que l'architecte, se conformant à des lois
inéluctables, sacrifiât au tableau la couieur de la salle et donnât aux
murailles ainsi qu'au plafond une tonalité où domineraient les tons
sombres, comme cela existe dans la plupart des musées. Il deviendrait
alors inutile de chercher dans le même édifice une autre salle « pla-
cée à l'ouest, pas trop grande, avec un plafond d'un dessin grandiose
et d'une couleur sévère, et de riches tentures de cuir doré », et le cri-
tique n'aurait plus besoin de s'écrier en terminant : « Qui nous
rendra la Ronde de nuit comme nous l'avons vue jadis, lorsque, tout
simplement, par une après-midi ensoleillée, nous entrions au Trip-
penhuys et, plein d'admiration, nous sentions notre tendresse croître
pour la grande manifestation d'une aussi noble puissance!... »
jS4 L'ARTISTE
Citons encore un mot de M. D.-C. Meyer, auteur d'une très bonne
étude sur Les tableaux de gardes civiques, qui d'ailleurs ne partage
pas nos idées sur la couleur primitive de la Sortie des gardes civi-
ques : « Heureusement le tableau n'a souffert en rien. On a su rendre
le vernis plus transparent; le tableau est rajeuni, rafraîchi, et a gagné
en clarté et en profondeur. »
En somme, il n'y a eu dans la presse hollandaise que des éloges
pour le fait même du nettoyage de la Ronde de nuit et pour la façon
dont le travail a été exécuté. C'est un résultat très important, étant
donnés les préjugés, très naturels mais parfois un peu exagérés, que
nourrissent beaucoup de peintres et d'amateurs contre tout ce qui
ressemble de près ou de loin à un dévernissage ou même à un sim-
ple nettoyage. Ils peuvent citer en effet des cas où l'opération a mal
réussi; mais on doit remarquer que ces cas-là, d'ailleurs très rares,
se rencontrent lorsqu'un directeur de musée s'avise de faire nettoyer
et dévernir à la fois des centaines de tableaux. Dans ces conditions en
effet, toute surveillance est impossible, l'exécution est confiée à des
subalternes ignorants ou peu consciencieux, et tous les malheurs
sont à craindre. C'est une autre affaire quand le nettoyage d'un
tableau est confié à un homme habile et consciencieux, sous le con-
trôle d'une commission bien choisie.
On ne saurait entourer de trop de précautions un travail de ce
genre; et pour notre part, bien que nous soyons partisan du déver-
nissage des tableaux qui ont besoin de cette opération, nous ne lais-
serons jamais passer, sans protester courtoisement, mais fermement,
un dommage quelconque porté à un tableau de maître sous prétexte
de « restauration » .
C'est ainsi que, dernièrement encore, nous avons signalé l'audace
d'un peintre qui — avec le consentement de la commission de sur-
veillance, — avait non pas repeint un tableau de Van der Helst et la
seconde Leçon d'anatomie de Rembrandt, appartenant tous deux à
la municipalité d'Amsterdam, mais ajouté de la peinture au bord de
ces deux toiles. Vérification faite, le mal n'était pas irréparable, en ce
sens que la peinture ajoutée pouvait être enlevée sans aucun danger
pour les ouvrages ainsi « restaurés ». Mais il faut absolument,
répéterons-nous à toute occasion, que ces deux perfectionnements
disparaissent. L'excuse du peintre est qu'il a voulu rétablir des
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT .. i85
parties détruites depuis très longtemps, l'une par accident, l'autre pat-
mutilation volontaire. Mais où en serions-nous, si, dans tous les
musées, on se mettait à rétablir les parties manquantes des tableaux
anciens? Ce sont les faits de ce genre cpii, malheureusement, per-
mettent aux artistes de protester en bloc contre toute espèce de
nettoyage même innocent, contre toute opération même indispensa-
ble à la conservation d'un tableau.
Nous trouvons cependant plus juste de louer hautement toute opé-
ration utile et de blâmer sans réserve toute opération nuisible. Cela
est meilleur aussi comme résultat. En effet, c'est dans l'intransigeance
même de certains protestataires, que les conservateurs puisent le
droit de n'agir qu'à leur fantaisie ; au contraire les conservateurs
seront amenés à agir avec prudence quand ils sauront qu'on va les
louer pour toute opération nécessaire, et qu'on va les blâmer sans
hésitation pour tout crime de lèse-peinture.
Mais il faut revenir à la Sortie des gardes civiques.
Jusqu'ici nous avons donné l'impression générale des critiques et
amateurs hollandais sur son nettoyage. Entrons un peu plus à fond
dans le détail des résultats obtenus. Cela nous permettra de tirer
ensuite des conclusions ; de dire jusqu'à quel point le tableau s'est
rapproché de son état primitif; d'évaluer la proportion de vernis
qui a été enlevée sur les diverses parties du tableau.
Cette dernière évaluation n'est pas inutile, car les avis sont par-
tagés sur la question pourtant bien simple de savoir si on a seulement
ravivé le vernis, ou si l'on a d'abord ôté une partie plus ou moins
importante du vernis avant de soumettre le tableau au procédé
Pettenkofer. Nous avons sous les yeux deux lettres de gens notables
qui pensent qu'il n'y a pas eu le plus léger commencement de déver-
nissage. Il est vrai que M. Hopman affirme avoir « frotté légèrement
du bout des doigts » la surface du vernis ; mais cette expression pour-
rait se traduire dans le sens de l'absence absolue, ou à peu près
absolue, de dévernissage; et la question reste en suspens. Heureu-
sement, il est possible de la résoudre sans consulter aucun procès-
verbal de l'opération.
En réunissant tous les renseignements imprimés ou épistolaires
que nous avons reçus de MM. de GraelT, Meyer, etc., etc., on peut se
faire une idée nette des changements produits :
i8f. L'ARTISTE
Le ton général est devenu plus clair sur beaucoup de points, spé-
cialement dans les ombres et les demi-teintes ; toutes les figures,
même celles du dernier plan, sont à présent nettement visibles, ainsi
que les lignes d'architecture et de menus détails tels qu'un caillou au
premier plan et deux brandebourgs, autrefois tout à fait invisibles,
sur la poitrine de l'homme situé entre le lieutenant et le capitaine.
Tuits les changements qui ont eu lieu dans ce sens ont rapproché le
tableau d'Amsterdam de sa copie de Londres; et comme cette copie
a été faite en 1G60, dix-huit années seulement après l'apparition du
tableau, il est évident que les changements signalés ont rapproché le
tableau de son état primitif, au moins au point de vue de l'effet lu-
mineux.
Voyons la couleur. Le drapeau, avant le nettoyage, était d'un vert-
brunâtre dans ses bandes sombres, et sa dernière bande foncée se
confondait tellement bien avec le fond du tableau, que des gens de
valeur à qui nous en avions signalé l'existence, nous avaient déclaré,
après un nouvel examen, que le tableau avait seulement quatre bandes
et que cette cinquième bande n'avait jamais existé que dans notre
imagination. Or, aujourd'hui, la cinquième bande, sans se détacher
très nettement sur la muraille, est devenu visible, et sa couleur n'est
plus d'un vert-brunâtre, mais d'un vert-bleuâtre, et même d'un bleu-
verdâtre dans ses parties les moins sombres, ce qui la rapproche un
peu du bleu primitif conservé pur dans la copie de Londres.
La robe de la seconde fillette, qui était d'un vert-jaune et, par
endroits, d'un vert-brun sale, est aujourd'hui bleu de ciel, absolument
comme dans la copie de Londres. Sa collerette, jadis d'un gris-jau-
nâtre, est devenue blanche, non pas d'un blanc de papier, cela va
sans dire, mais enfin blanche, comme dans la copie de Londres. Le
même changement est arrivé à la collerette du sergent noir debout
près du bord droit du tableau, au-dessus du tambour : celle-là aussi
a perdu toute la crasse et tout le jaune-roux que la poussière et le
vernis avaient ajoutés à sa couleur primitive.
On voit aussi, plus distinctement qu'autrefois, le bout de ruban
rouge qui se trouve à l'extrémité du bois de la lance inclinée, au-
dessus de la tête du sergent noir.
L'homme rouge qui charge sa carabine (situé près de l'enfant
courant et du sergent assis), avait à son chapeau, avant le nettoyage,
1-E NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT » 1S7
une plume d'un gris jaune. Dans les après-midi de beau soleil, un
œil averti pouvait y distinguer non sans peine un reste de rose ou de
rouge clair, qui provenait de ce que la plume avait été primitivement
rouge clair, comme le montrait la copie de Londres. Aujourd'hui,
après le de'vernissage, cette plume est devenue d'un « rouge clair
tirant un peu sur l'orangé ».
Ainsi il est établi que le tableau d'Amsterdam, par suite de son
dévernissage, à subi, sur beaucoup de points, d'importants change-
ments de couleur, tous annoncés par nous dans nos travaux antérieurs,
et tous ayant pour résultat de ramener la couleur du tableau à celle
des points correspondants de la copie de Londres ou, tout au moins,
de l'en rapprocher, quand le changement a été moindre. Nulle part il
n'y a eu divergence. N'est-ce pas la preuve que la copie de Lundens
était très fidèle ?
Nous prévoyons une objection : Puisqu'on a nettoyé le tableau,
pourquoi, au lieu de devenir semblable à la copie sur certains points,
même nombreux, n'a-t-il pas pris absolument l'aspect de la copie sur
tous les points ?
C'est parce que le tableau a été inégalement nettoyé. Là où le
vernis a été enlevé à peu près complètement — sauf une couche assez
mince pour être incolore, — les couleurs primitives, le blanc des colle-
rettes, le bleu de la robe, le rouge clair de la plume, ont reparu abso-
lument. Là où le vernis, plus épais ou moins craquelé, a résisté
davantage, il y a eu un simple commencement d'évolution vers la
couleur primitive : le terrain du premier plan par exemple, reste encore
sous une couche de vernis qui le rend un peu trop jaune; quant au
drapeau, qui est seulement passé du vert-brun au vert-bleu, combien
devrait-il perdre de nouvelles couches de vernis pour redevenir sim-
plement bleu ?
C'est encore mieux, ou pis, pour le groupe central. On dirait
qu'une vraie fatalité s'est appesantie sur les figures les plus claires,
pour les empêcher de bénéficier des avantages de l'opération ! Il y a,
dans le costume du lieutenant vêtu de blanc et de jaune, quelques
traces de nettoyage : certains ornements d'un bleu-verdàtre, couleur
de vieille turquoise, semblent être devenus d'un bleu à peu près pur,
et la ceinture de soie blanche « à reflets dorés », selon l'expression de
Vosmaè'r, a aujourd'hui des reflets bleuâtres; mais les bas en soie
1889 — l'artiste T. II l3
iSS L'ARTISTE
qui étaient blancs (comme en témoignent la copie de Londres et
l'aquarelle de M. de Graelï van Polsbrock), sont toujours d'un jaune
semblable à celui du justaucorps, un peu plus clair toutefois. Quant
à la fillette au coq, elle est absolument inébranlable au milieu des
changements qui transformaient presque le tableau. Elle est toujours
aussi rousse de chevelure, et sa robe est tout aussi jaune que par le
passé. On dirait d'une gageure !
Les gens attentifs savent pourtant à quoi s'en tenir sur la couleur
de cette robe. D'abord, elle est d'un jaune très doux, on pourrait dire
un blanc crème, dans la copie de Londres. Ensuite, c'est un fait
avéré qu'en i852, lors du rentoilage nécessité par l'état du tableau,
le directeur du musée eut la curiosité de voir ce qui arriverait si on
enlevait l'énorme couche de vernis roussi qui recouvrait cette robe;
M. Hopman père, le restaurateur chargé de ce travail, nettoya si bien,
que la robe devint d'un jaune doux qui faisait un violent contraste
avec le jaune intense et doré des parties environnantes. M. Hopman
fils, qui a pu être au courant des détails de cette expérience, et que
nous avons interrogé à ce sujet, a bien voulu nous donner là-dessus
son opinion. Selon lui, la partie nettoyée de la robe était devenue
« plus claire et moins jaune » ; il nous faisait observer que cette
couleur plus claire et moins jaune n'était pas la couleur primitive, car
son père « n'avait pas pénétré » jusqu'à la peinture. M. Hopman
avait bien raison de faire cette remarque, qui mettait la responsabilité
de son père à couvert; mais nous avons, tout le monde en
conviendra, le droit d'en conclure que si le dévernissage avait été
poussé à fond, la couleur de la robe serait devenue encore un peu
plus claire et un peu moins jaune, se rapprochant ainsi de son état
primitif et de la couleur de la même robe dans le Lundens.
Une chose non moins certaine, c'est que le nettoyage actuel, qui a
été poussé presque à fond sur certains points, a été extrêmement
timide dans les figures claires et spécialement dans la fameuse robe.
Il faut supposer sans doute que sur ces parties, le vernis était à peu
près intact, ce qui lui a permis de résister victorieusement aux solli-
citations du pouce de l'opérateur, tandis qu'en d'autres points du
tableau, le vernis craquelé, réduit presque en poussière, est tombé
sous l'action du plus léger frottement.
Nous avons donc, en résumé, dans la Ronde de miil actuelle, un
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT »
tableau qui s'est notablement rapproché de son état primitif, mais
qui a conservé, surtout dans ses parties claires, une patine artificielle,
violemment jaune ou rousse. La petite réserve que nous faisons ne
doit pas nous empêcher de rendre un très sincère hommage aux
membres de la commission municipale qui ont ordonné le nettoyage
de la Ronde de nuit et à l'habile restaurateur qui a exécuté cette
opération délicate.
[A suivre.)
E. DURAND-GREVILLE.
LE PROJET DE DÉCORATION SCULPTURALE
DU PANTHÉON
a magnifique entreprise de la décoration du Panthe'on, due à
l'initiative de notre e'minent collaborateur, le marquis de
Ghennevières, au temps qu'il était directeur des Beaux-Arts,
et dont la partie picturale est près d'être terminée, va se
compléter prochainement par l'exécution d'un ensemble d'oeu-
vres de sculpture, groupes, statues et bas-reliefs. Cette partie de la décoration,
dont le projet a été préparé par une sous-commission présidée par M. Gustave
Larroumet, directeur des Beaux-Arts, a fait l'objet d'un rapport rédigé par ce
dernier et adressé au ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, qui
l'a approuvé.
A ce sujet, il est à peine besoin de rappeler aux lecteurs de L'Artiste que
M. de Chennevières, après avoir été le promoteur de cette œuvre monumentale,
qui restera, avec la décoration de l'Hôtel de Ville de Paris, l'ensemble décoratif
le plus grandiose et la plus belle expression artistique de notre siècle, s'en est
fait l'historien dans notre Revue (i). Le rapport de M. Larroumet forme le
complément nécessaire de cette histoire; il offre, au surplus, le plus haut
intérêt par les considérations artistiques et patriotiques, qui y sont excellem-
ment exprimées : à ce double titre ce remarquable document a sa place
marquée ici.
Rapport an Ministre de V Instruction publique et des Beaux-Arts
Monsieur i.e Ministre,
Dans la première réunion que la Commission des travaux d'art,
constituée par décret du 12 février 1889, tenait sous votre présidence,
(1) Voir, dans L'Artiste (1S84-1885, passim), Les décorations du Panthéon, par
Ph. de Chennevières.
LE PROJET DE DECORATION SCULPTURALE DU PANTHEON 191
le 14 mars suivant, elle adoptait à l'unanimité le projet présenté à son
examen sur la décoration sculpturale du Panthéon et décidait que sa
sous-commission permanente (1} en étudierait immédiatement l'exé-
cution, en s'adjoignant, pour cet objet, outre M. Jules Comte,
directeur des bâtiments civils et des palais nationaux, M. de Chenne-
vières, directeur honoraire des Beaux-Arts, qui avait préparé le projet
de décoration picturale dont l'achèvement touche à sa fin, MM. Bailly
et Charles Garnier, architectes, MM. Chapu et Eugène Guillaume,
sculpteurs. M. Le Deschault, architecte de l'édifice, serait appelé à
siéger avec voix consultative.
Ainsi complétée, la sous-commission réunie d'abord au Panthéon,
puis au Palais-Royal, n'a pas consacré, du 19 mars au 12 juin 1889,
moins de neuf séances à l'examen du projet. J'ai l'honneur de vous
soumettre le résultat de ses délibérations, dont je vous ai déjà entre-
tenu oralement, au fur et à mesure des séances. J'aurais rempli ce
devoir bien plus tôt, si le Parlement n'avait eu à s'occuper inci-
demment du projet, et si, par suite, je n'avais dû attendre, avec cette
haute sanction, les modifications qu'il pouvait être amené à y intro-
duire. Non seulement il a bien voulu approuver le projet de l'Admi-
nistration des Beaux-Arts, mais elle peut se féliciter d'avoir, en
quelque sorte, devancé le vœu du législateur.
I
La sous-commission a d'abord étudié les diverses parties du projet,
au point de vue de l'idée à traduire et, constatant qu'il était possible
de les réaliser, elle en a voté successivement l'adoption, telles qu'elles
étaient présentées.
Il s'agissait, dès lors, de désigner les emplacements définitifs des
monuments et de tracer aux artistes qui en seraient chargés un
programme d'exécution, assez sommaire pour ne pas gêner leur
(i i Cette sous-commission est composée de MM. Gustave Larroumet, directeur
des Beaux-Arts, président; Kaempfen, directeur des musées nationaux; Lafe-
nestre, conservateur au musée du Louvre; Yriarte, Burty, Henry Havard,
inspecteurs des Beaux-Arts; Bonnat, artiste peintre, membre de l'Institut;
Chaplain, graveur en médailles, membre de l'Institut; Dalou, sculpteur; Dutert,
architecte; Paul Mantz, directeur général honoraire des Beaux-Arts; Baumgart,
chef du bureau des travaux d'art, secrétaire.
1Q2
L ARTISTE
liberté d'invention, assez détaillé pour maintenir, avec le caractère
propre de chaque monument, l'unité de la conception générale.
Pour le monument commémoratif de la Révolution française, le
projet de l'administration lui assignait l'hémicycle qui termine l'axe
longitudinal. Plusieurs membres émirent d'abord l'avis qu'il serait
mieux en vue et plus au large, soit au-dessous du dôme, soit dans le
bras supérieur de la croix. M. l'architecte Le Deschault fit alors
observer que ces deux parties de l'édifice étaient soutenues par des
voûtes trop faibles pour le poids qu'on voulait leur imposer. Il fut
constaté, en outre, que, si un groupe important était placé dans l'axe
longitudinal, il altérerait gravement l'impression produite par la vue
d'ensemble du Panthéon, que l'œil doit pouvoir embrasser dans
toute sa longueur ou toute sa largeur. Il fut donc décidé que le monu-
ment conserverait la place primitivement indiquée.
Quant à la forme de ce monument, elle devait nécessairement
comprendre comme motif principal une image de la France, entourée
de la Liberté, de l'Égalité et de la Fraternité. Sur le soubassement,
une suite de bas-reliefs pourraient représenter les trois phases prin-
cipales de la Révolution, c'est-à-dire la proclamation d'un nouveau
droit social, la défense du territoire et l'expansion des idées nouvelles.
On s'est même demandé si cette dernière représentation ne serait pas
mieux placée contre le mur de l'hémicycle, sous forme de haut-relief
circulaire, divisé en trois compartiments par les colonnes engagées
dans ce mur. En ce cas, le monument isolé aurait moins d'importance
en hauteur et en largeur et formerait, en avant du haut-relief, comme
un autel de la patrie. Cette disposition ingénieuse offrirait peut-être
l'inconvénient de diminuer, comme ampleur, le monument de la
Révolution et de lui enlever le caractère de motif principal qu'il a
dans l'idée générale de la décoration. Le mieux serait donc de laisser
à l'artiste chargé de l'exécution le soin de concilier, s'il le peut,
l'importance du motif isolé avec celle des bas-reliefs, en décidant
lui-même si ceux-ci doivent être séparés de ce motif ou faire corps
avec lui. La sous-commission examinerait ensuite sa maquette, et un
nouvel échange d'idées, appuyé sur une représentation visible,
achèverait certainement de préciser un programme très net dans son
principe, mais dont une partie reste encore incertaine.
LE PROJET DE DECORATION SCULPTURALE DU PANTHEON iq3
II
Les monuments destinés à "s'élever en hauteur contre les quatre
pans coupés offerts par les piliers du dôme, ne pouvaient provoquer
les mêmes divergences de vues au sujet de leur emplacement ou de
leur conception. Il y avait seulement à se demander sous quel aspect
seraient envisagées les quatre époques de l'histoire de France (moyen
âge, renaissance, dix-septième siècle, dix-huitième siècle), qu'il s'agis-
sait de représenter et si l'on demanderait au sculpteur des hauts-
reliefs ou des figures séparées. Ce dernier programme a semblé pré-
férable. Des groupes composés de figures en ronde bosse, qui iraient
en pyramidant, auraient, en effet, l'avantage d'accuser les lignes de
l'édifice, tout en les respectant. Ces groupes, composés de trois ou
quatre figures, seraient supportés par des motifs d'architecture rap-
pelant, autant que possible, l'époque figurée par le monument lui-
même; le monument du moyen âge aurait donc un caractère gothi-
que, et ainsi du reste. Cette conception présenterait l'avantage de
mettre, dans cette partie de la décoration, une variété expressive et
claire.
Quant au sens de la représentation, la sous-commission précise
ainsi les idées que doivent traduire chacun des quatre groupes :
i° Le groupe du moyen âge représentera la foi religieuse et son
action dans les diverses manifestations de la pensée et de l'activité
humaine (art, poésie, héroïsme militaire);
2° Le groupe de la renaissance représentera l'art et la littérature au
xvie siècle, mais en indiquant que l'art (dans ses trois parties ;
architecture, sculpture, peinture, surtout les deux premières), est la
plus éclatante manifestation de ce temps;
3° Le groupe du xvne siècle représentera la littérature (philosophie
morale, poésie dramatique, éloquence), qui est alors la gloire de notre
pays et l'école de l'Europe;
4° Le groupe du xvme siècle représentera la philosophie, c'est-à-dire
la pensée française préparant., par la recherche abstraite et la science,
un état social fondé sur la liberté et la justice.
Ces quatre grandes divisions de notre histoire offraient une abon-
dante variété d'aspects dont chacun avait son intérêt propre; mais
i94
L'ARTISTE
cette richesse même imposait l'obligation de tout ramener à quatre
idées maîtresses, aussi simples que compréhensives, et capables de
résumer dans une vaste synthèse les idées secondaires que dégage
l'analyse. La sous-commission a pensé que ces idées maîtresses
étaient la foi, l'art, la littérature et la philosophie. Elle n'avait pas
à s'occuper d'un siècle, le nôtre, qui n'est pas encore terminé et qui
trouvera sa glorification dans les monuments de l'avenir; mais si,
comme on peut le dire dès maintenant, c'est la science qui doit être
l'honneur du siècle de Cuvier, d'Ampère d'Arago, de Leverrier, de
Claude Bernard et de Pasteur, le Panthéon offrira une histoire singu-
lièrement glorieuse et complète de la France jusqu'à la Révolution en
attendant l'ouverture du xxc siècle.
III
Descartes devait primitivement recevoir la sépulture dans l'ancienne
église Sainte-Geneviève ; Voltaire, Rousseau et Mirabeau eurent la
leur au Panthéon; Victor Hugo a inauguré la nouvelle consécration
de l'édifice aux restes des grands hommes; Lazare Carnot, Marceau,
La Tour-d'Auvergne et Baudin y reposent depuis le 4 août de la pré-
sente année en vertu de la loi du 10 juillet 1889.
Dans le projet de l'Administration des Beaux-Arts, préparé anté-
rieurement à cette loi, Descartes, Voltaire, J.-J. Rousseau, Mirabeau
et Victor Hugo devaient avoir chacun son monument distinct; un autre
monument devait grouper les plus illustres généraux de la Révolution
autour de Lazare Carnot. Cette dernière partie du programme se
trouve, non pas modifiée, mais complétée et précisée par la loi du 10
juillet portant que : « Un monument commémoratif en l'honneur de
Hoche et de Kléber sera élevé dans l'intérieur du temple ». Dans la
pensée du législateur, cette disposition avait surtout pour but de sup-
pléer à la présence effective des restes des deux généraux dans les
caveaux du Panthéon.
La sous-commission des travaux d'art avait commencé par ratifier
l'idée émise par le projet de décoration, en décidant que les monu-
ments de Descartes, de Voltaire et de Rousseau seraient placés en
avant et sur les côtés du monument de la Révolution, ceux de Mira-
beau et de Carnot dans le bras droit de la croix, le premier au centre,
LE PROJET DE DÉCORATION SCULPTURALE DU PANTHEON ig5
Plan du Panthéon, avec l'indication de l'emplacement des divers monuments
qui doivent former la décoration sculpturale.
(Echelle : om,ooi par mètre.)
A Révolution française.
2? Voltaire.
C J.-J. Rousseau.
D Descartes.
E Moyen âge.
F Renaissance.
G svii6 siècle.
H \viiie siècle
I Généraux de la Révolution.
./ Orateurs de la Restauration.
K Mirabeau.
L Victor Hugo.
i96 L'ARTISTE
le second contre le mur du fond. D'autre part, la commission spéciale
instituée par M. le Ministre de l'intérieur sous la présidence de
M. Alphand, commissaire général des fêtes du Centenaire, pour pré-
parer la cérémonie du 4 août, voulut bien, après avoir pris connais-
sance du même projet, le ratifier à son tour pour ce qui regardait
le monument des généraux de la Révolution, en vertu des pouvoirs
que la loi nouvelle donnait au Ministère de l'intérieur. Elle émit donc
l'avis que le monument de Hoche et de Kléber, prévu par cette loi,
serait élevé à l'emplacement déjà terminé pour Lazare Carnot, et
c'est là que la première pierre en a été posée par M. le Président de
la République.
Quant au monument de Victor Hugo, le projet le mettait au milieu
du bras gauche de la croix ; en arrière, contre le mur du fond, devait
s'élever celui des orateurs et des publicistes de la Restauration per-
sonnifiés par le général Foy, Manuel et Armand Carrel. La sous-
commission des travaux d'art a ratifié aussi le choix de ces deux em-
placements.
IV
Quel devait être le caractère de ces divers monuments? Ici des
divergences de vues se sont d'abord produites.
Plusieurs membres de la sous-commission, considérant qu'il s'agis-
sait de représenter des morts, dans l'édifice même où plusieurs d'entre
eux avaient leur sépulture, émettaient l'avis qu'il fallait donner un
caractère funéraire aux monuments qui leur étaient consacrés, et ils
rappelaient des exemples célèbres : le Richelieu, de Girardon, sur son
lit de mort, soutenu par la Religion et ayant à ses pieds l'Histoire en
pleurs-, le Ma^arin, de Coysevox, en prière sur un sarcophage et
attendant à genoux l'heure suprême, tandis que la France, le Com-
merce et la Guerre expriment leur douleur au pied du monument ;
lu Maréchal de Saxe, de Pigalle, descendant l'escalier du monument
autour duquel sont réunis les trophées de ses victoires, vers le tom-
beau que lui ouvre la Mort et d'où la France s'efforce de l'écarter.
D'autres objectaient que l'on ne saurait comparer ces représentations,
inspirées par des deuils alors récents et qui surmontaient de vrais
LE PROJET DE DÉCORATION SCULPTURALE DU PANTHEON 197
tombeaux, avec la célébration, faite par une postérité déjà reculée,
de personnages entrés dans l'histoire définitive et pour qui la mort
n'est plus que la consécration de leur gloire; ils pensaient donc que
ces monuments devaient revêtir un caractère d'apothéose sereine,
que les images funèbres devaient, sinon en être absentes, du moins
n'y pas dominer, qu'il y fallait surtout traduire les idées toujours
vivantes qui avaient inspiré ces grands morts. La majorité s'est ran-
gée à ce dernier avis.
En outre, d'après les emplacements choisis, le voisinage des pein-
tures murales, la disposition des autres monuments, la nécessité de
respecter l'aspect architectural de l'édifice, la sous-commission trace
aux artistes le programme suivant :
Chacun des monuments devra comprendre, comme figure princi-
pale, le personnage ou les personnages auquel il est consacré. Un
certain nombre de figures secondaires devront y trouver place et for-
mer groupe avec celle-là.
Le monument de Descartes, placé au pied de l'escalier conduisant
à l'hémicycle du fond, devra être assez bas pour ne pas masquer le
monument de la Révolution française. Le philosophe sera donc re-
présenté assis; autour de lui figureront la Raison et la Méditation.
Les monuments de Mirabeau et de Victor Hugo, plus isolés, pour-
ront présenter leur personnage debout, avec deux ou trois figures
allégoriques. Pour ceux-ci, Monsieur le Ministre, selon votre dési-
gnation et comme il va être dit plus loin, deux artistes ont déjà pré-
paré l'exécution du projet, conformément au programme de la sous-
commission, dont je les ai entretenus par votre ordre, et leur maquette
va lui être incessamment soumise.
Enfin, le monument des généraux de la Révolution et celui des
orateurs et publicistes de la Restauration, disposés à l'aplomb de
murs très élevés, devront offrir des figures disposées en pyramide, en
nombre proportionné à l'objet du monument.
Restait le choix des statues isolées, au nombre de quatre-vingts
environ, qui doivent être placées contre les colonnes qui soutiennent
l'édifice et qui, groupées autour des monuments des quatre époques
de l'histoire de France, de la Révolution et des monuments individuels,
doivent traduire par des représentations personnelles les idées géné-
rales exprimées dans ces monuments. Il y avait là un choix de noms
,98 L'ARTISTE
assez long à établir, en raison de leur grand nombre. La sous-com-
mission a pris connaissance des belles pages que je signalais dans mon
rapport du 12 février et dans lesquelles Edgard Quinet examine quels
sont, entre nos grands hommes, ceux qui, par l'étendue de leur génie,
l'éclat de leurs œuvres et de leurs services, leur dévouement aux idées
de justice et de liberté, méritent d'être admis dans le temple de la
reconnaissance nationale. Elle a émis l'avis qu'avant de passer à cet
examen de détail, il importait de remplir d'abord les grandes lignes
du projet, c'est-à-dire d'exécuter les groupes des quatre époques et
les monuments isolés des grands hommes. Ceux-ci une fois élevés,
on pourra prendre une époque déterminée, la période révolutionnaire
ou la période romantique, par exemple, choisir entre les personnages
que ces périodes ont produit ceux qui les résument le mieux et distri-
buer d'un seul coup aux artistes les figures à représenter. De cette
manière les ressources dont dispose l'Administration des Beaux-Arts,
au lieu d'être éparpillées sur toute la surface de l'édifice, pourront
être concentrées successivement sur chaque point, et, peu à peu, la
décoration totale se complétera par l'achèvement de chaque partie
séparée.
Comme je le rappelais plus haut, les Chambres ont nettement
indiqué le vœu que la décoration du Panthéon commençât au plus
tôt. En effet, au cours de la dernière discussion du budget, dans la
séance du 1 y juin 1889, l'honorable M. Maurice Faure montait à la
tribune de la Chambre des députés pour demander au Gouvernement
où en était ce projet, dont il voulait bien faire un éloge ratifié par
l'approbation de la Chambre. Je répondis, d'après vos instructions,
que les études préparatoires touchaient à leur fin et que l'exécution
allait commencer incessamment. Au Sénat, dans la séance du ier juil-
let 1889 où fut discutée la loi sur la translation au Panthéon des restes
de Lazare Carnot, Marceau, La Tour-d'Auvergne et Baudin, l'hono-
rable M. Hippolyte Maze, rapporteur du projet, exprimait la même
pensée.
Vous avez voulu, Monsieur le Ministre, répondre à ce double vœu et
tenir, sans plus tarder, l'engagement pris, en décidant l'exécution im-
LE PROJET DE DÉCOR \ [TON SCI LPT1 RAI E DU PAIS I HÉl > ■
médiate des monuments de .Mirabeau et de Victor Hugo. Ce qui vous a
déterminé à commencer par eux, c'est qu'ils sont de dimension moyenne
et que la dépense provoquée par eux, c'est-à-dire 75,000 francs environ
pour chacun, n'excédera pas les ressources de l'exercice en cours; en
outre, par leur emplacement dans l'édifice, ils permettront déjuger l'effet
produit par la disposition de grandes masses sculpturales dans le Pan-
théon. Dès l'ouverture du prochain exercice, les deux monuments,
plus coûteux, des généraux de la Révolution et des orateurs de la
Restauration pourront être commencés et leur dépense répartie sur
deux annuités. A ce moment, la Commission des travaux d'art aura
pu être convoquée en séance plénière et examiner, dans leur ensemble,
les décisions proposées par la sous-commission. Dans la discussion
qui s'engagera alors, quelques questions de détail soulevées au cours
de la première séance, notamment au sujet du monument des orateurs
de la Restauration, et que la sous-commission n'a pas examinées,
pourront être résolues.
Au cours de la discussion du projet, la sous-commission avait établi,
sur votre demande, une liste des artistes auxquels l'exécution des
grandes parties de ce projet pourrait être confiée. Sur cette liste, vous
avez choisi les noms de M. Injalbert, pour le monument de Mirabeau,
et de M. Rodin, pour celui de Victor Hugo. Je n'ai pas à faire l'éloge
de ces deux artistes ni aies comparer; mais je puis indiquer les motifs
qui ont déterminé votre choix. Ils sont entièrement opposés d'origine
et de tendances; par cela même il vous a semblé intéressant dé leur
donner, avec deux sujets également dignes de les inspirer, le moyen
de réaliser l'idée que chacun d'eux se fait de son art, l'un ne relevant
que de lui-même, l'autre conciliant l'originalité avec la tradition de
ses maîtres. En matière d'art, en effet, l'État ne saurait plus avoir de
préférences théoriques, sans manquer à son devoir de haute impar-
tialité et se condamner à des injustices criantes : il doit se placer au-
dessus des écoles rivales, qui ont toutes leurs petitesses et leurs insuf-
fisances, et dominer leur parti pris; il leur laisse donc le champ libre,
n'épouse aucune de leurs querelles et n'est sensible qu'au talent attesté
par les œuvres.
M. Injalbert se propose de représenter Mirabeau à la tribune, au
moment où le grand orateur achève le discours qui fut sa suprême
victoire, épuisa ses dernières forces et précéda sa mort de quelques
L A R TIS TE
jours. Au pied de cette tribune, la France nouvelle écoute et s'éveille
à la liberté, les trois ordres de la nation se réunissent dans une étreinte
fraternelle, et, derrière l'orateur, l'Éloquence l'inspire et le soutient.
M. Rodin a choisi, pour son monument, le Victor Hugo de l'exil,
celui qui eut la constance de protester pendant dix-huit ans contre le
despotisme qui l'avait chassé de la patrie. Il a considéré que le grand
poète n'avait jamais possédé la plénitude plus complète de son génie
que durant cette période, où il retrouvait les plus gracieuses comme
les plus fortes inspirations de sa jeunesse, en y joignant le génie de
l'invective politique et l'expression de la plus profonde pitié humaine.
Il Ta donc représenté assis sur le rocher de Guernesey; derrière lui,
dans la volute d'une vague, les trois muses de la Jeunesse, de l'Age
mûr et de la Vieillesse, lui soufflent l'inspiration.
VI
Il importe de donner à tous ces monuments un caractère qui main-
tienne l'unité de l'ensemble dans la variété des détails. Aussi les
maquettes seront-elles soumises à la sous-commission au fur et à
mesure de leur achèvement, et ceux des inspecteurs des beaux-arts
qui, en qualité de membres de cette sous-commission, ont pris part à
toute l'étude du projet, rempliront leurs fonctions ordinaires et assu-
reront l'observation des idées émises, en suivant la marche des travaux.
Mon collègue, M. Jules Comte, directeur des bâtiments civils et des
palais nationaux, a bien voulu m'autoriser, dès le début, à m'entendre
avec M. Le Deschault, architecte du Panthéon, et prêter à mon admi-
nistration le concours de cet artiste aussi habile que dévoué. M. Le
Deschault avait été chargé, pour la décoration picturale, de tous les
travaux d'échafaudages et de mise en place. C'est, naturellement, sous
sa direction qu'auraient lieu tous les travaux du même genre néces-
sités par la décoration sculpturale. Il aurait, en outre, une part de
collaboration plus directe. Chacun des monuments projetés comprend
une partie d'architecture plus ou moins considérable. Les artistes res-
tant libres de l'établir eux-mêmes ou en collaboration avec tel archi-
tecte qui leur conviendrait de choisir, ils devront s'entendre avec
M. Le Deschault pourque leurs conceptions ne risquent pas ou d'altérer
l'architecture du Panthéon ou d'être en désaccord avec elle.
LE PROJET DE DECORATION SCULPTURALE DU PANTHEON 201
Je n'ai pas besoin de dire, Monsieur le Ministre, que tous les
membres de la sous-commission des travaux d'art ont apporté le
même soin et les mêmes lumières à l'examen du projet dont j'ai
l'honneur de vous soumettre aujourd'hui les résultats, et que l'Admi-
nistration leur doit à tous la même reconnaissance. Mais je trahirais,
j'en suis sûr, le désir de la sous-commission elle-même, si je ne
faisais une mention spéciale du concours particulièrement utile que
lui a prêté M. Charles Garnier, en représentant sous une forme
visible, au fur et à mesure de la discussion, les projets proposés et
leurs divers changements, par une série de croquis où la richesse
d'invention et le sens décoratif de l'éminent architecte ont fait de lui
comme un secrétaire artistique, apportant à chaque séance le procès-
verbal dessiné de la séance précédente.
Je vous demande, Monsieur le Ministre, de vouloir bien honorer
de votre approbation le présent rapport et revêtir de votre signature
les projets d'arrêtés qui l'accompagnent.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de mes senti-
ments respectueux et dévoués.
Palais-Royal, le 10 septembre 18S9.
Le Directeur des Beaux-Arts,
GUSTAVE LARROUMET.
Approuvé :
Paris, le 16 septembre 1S89.
Le Ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts
A. FALLIÈRES.
^
'ERSONNAGES :
ORGON, bourgeois de Paris.
ANGÉLIQUE, sa tille.
NÉRINE, suivante d'Angélique.
CLITANDRE, amant d'Angélique.
DAMIS, rival de Clitandre.
PASQUIN, valet de Clitandre.
BASQUE, valet de Damis.
UN NOTAIRE.
Un carrerour de Paris, au temps de Louis XIV. A droite, la maison d'Orgon; à gauche, celle d'un notaire.
Au lever du rideau, la scène est vide; mais, après quelques bruits de voix à la cantonade, la porte de la
maison d Orgon s'ouvre brusquement, livrant passage à celui-ci et à sa lillc.
LE MARIAGE D'ANGELIQUE
SCENE PREMIERE
ORGON, ANGÉLIQUE, NÉRINE.
ORGON
Ion, c'est mon dernier mot.
ANGÉLIQUE, le poursuivant
Mais...
ORGON
Le dernier!
ANGELIQUE
J'espère.
ORGON, l'interrompant
Que tu vas te soumettre aux désirs de ton père.
ANGÉLIQUE
Mais quand je le voudrais, je ne le pourrais plus,
Clitandre. ..
Ta, ta, ta, tes cris sont superflus.
Mon cerveau, comme à toi, n'est pas d'une alouette.
A ton âge, le coeur est une girouette
Que le premier galant tourne de son côté;
Mais Damis te plaira, dès qu'il l'aura tenté.
Votre Damis, pourtant, ne peut comme Clitandre
Être beau, noble, fier, brave, superbe, tendre...
1889 — L'ARTISTE — T. II 14
L'ARTISTE
Soit... mais, grave défaut dont je dois faire cas,
Clitandre est sans famille et n'a pas deux ducats;
Damis, tout au contraire, ayant — ne t'en déplaise —
Beaucoup plus qu'il n'en faut pour vivre fort à l'aise
Et te combler encor de cent colifichets,
Est bien l'époux rêvé que pour toi je cherchais ;
Donc, je m'en vais l'attendre au coche de Versailles
Et, pour demain matin, régler vos fiançailles.
ANGÉLIQUE
Monsieur, écoutez-moi.
ORGON
Je n'écoute plus rien.
(La ramenant vers la maison,)
Allons....
ANGÉLIQUE
De grâce...
ORGON
Non ! rentre.
(A Nérine qui est demeurée sur le seuil :)
Si ce vaurien
De Clitandre, Nérine, osait, en mon absence,
Venir encourager sa désobéissance,
Ferme-lui notre porte au nez, mets les verroux ;
Et, pour peu qu'il s'obstine à braver mon courroux,
Eteins-lui son ardeur avec un pot d'eau fraîche...
ANGÉLIQUE
Mon père !...
ORGON, lui tournant le dos
A tout à l'heure.
(Il sort.)
LE MARIAGE D'ANGELIQUE 2o5
SCÈNE II
ANGÉLIQUE, NÉRINE
Heureusement, il prêche
Au désert, comme on dit ; car s'il compte sur moi...
(A. Angélique qui se désespère:)
Séchez vos pleurs, madame, et calmez votre émoi.
ANGÉLIQUE
S'il allait être affreux, ce Damis!
NÉRINE
Bah ! qu'importe.
ANGÉLIQUE
Qu'importe ?
NÉRINE
Eh! oui, ma foi! D'ici qu'à votre porte
Il vienne, du notaire et des clercs escorté,
Pour conclure avec vous cet hymen détesté,
On peut avoir raison de monsieur votre père.
ANGÉLIQUE
Quoi ! tu l'espérerais encor?
Si je l'espère ?
Contre deux amoureux restés persévérants
Toujours s'use à la fin la rigueur des parents;
Si petit dieu qu'il soit, l'Amour est un grand maître
Qui sait mille moyens habiles à soumettre
Les plus rétifs. Allez, il vous tendra sa main.
ANGÉLIQUE
Fera-t-il un miracle, hélas ! avant demain ?
2o6 L'ARTISTE
Bien sûr, qu'il le fera!... Deux lèvres éclatantes
Lt fraîches, comme on voit les vôtres, si tentantes :
Ces jolis yeux, trop prompts à se noyer de pleurs ;
Ce front pur qui, sans moi, se voilait de pâleurs ;
Une taille élégante et dans le goût de celle
Que voici ; la main blanche où, superbe, étincelle
Cet anneau ; sans compter l'air pimpant et mutin
De ces beaux petits pieds chaussés de clair satin ;
Autant de talismans de puissance infaillible,
Qui vont pousser Clitandre à tenter l'impossible
Afin...
ANGÉLIQUE, d'un air de confusion
Grâce, Nérine !
Oh ! je veux achever.
Madame, excusez-moi; car c'est pour vous prouver
Que votre malheur n'a rien d'irrémédiable.
Tenez, moi... mes seuls biens sont la beauté du diable,
Ma jeunesse et l'éclat de mes dents quand je ris;
Ce n'est guère ! Pasquin s'en est pourtant épris.
Je le traite, — le sort d'un chrétien n'est pas pire
Chez les Turcs — ; malgré tout, j'ai sur lui tel empire,
Qu'à l'appât du baiser le moins substantiel,
S'il m'en prenait envie, il m'irait jusqu'au ciel
Quérir la lune...
ANGÉLIQUE, d'un air de doute
Oh!
NÉRINE, continuant
Ni plus ni moins ! Et j'estime
Que, soudain menacé dans son bonheur intime,
Clitandre vaudra bien le valet qui le sert.
Tous deux, d'ailleurs, pour vous s'emploiront de concert;
Car Pasquin va penser, dans l'espoir que je l'aime,
Qu'agissant pour son maître, il agit pour lui-même...
LE MARIAGE D'ANGELIQUE 207
Eh ! mais, oui ! Le voici justement, ce faquin ;
Clitandre ne doit pas être loin...
Hé ! Pasquin.
SCENE III
PASQUIN, NÉRINE, ANGÉLIQUE
PASQUIN, entrant au fond
Çà ! quelqu'illusion me tient cloue sur place.
Quoi ! ma beauté farouche enfin n'est plus de glace,
Et c'est elle, à présent, qui, devançant mes vœux,
Me recherche !
NÉRINE
Pasquin !
PASQUIN
Qu'est-ce donc que tu veux,
Cher aimant de mon cœur, lumière de ma vie ?
NÉRINE
Bélître ! viendras-tu ?
PASQUIN
Le titre que j'envie
A tes yeux, ce n'est point tout à fait celui-là;
Mais enfin j'obéis, Nérine; me voilà,
Mon cher cœur,..
NÉRINE
Clos ton bec !
PASQUIN
Quoi?
2oS L'ARTISTE
Point d'oiseux ramages
Ton maître, à son insu, risque de grands dommages;
Pars vite l'avertir qu'il nous faut lui parler...
Il vient là sur mes pas, mais je vais l'appeler...
(à Clitandre qu'il aperçoit en se retournant :)
Eh ! monsieur. . . Dépêchez, votre amour vous réclame
SCENE IV
CLITANDRE, ANGÉLIQUE, PASQUIN, NÉRINE
CLITANDRE, s'avançant en hâte vers Angélique
J'ai, rien que de vous voir, le paradis dans l'àme...
ANGÉLIQUE
Clitandre!... Le hasard vous amène à propos
Pour me calmer l'esprit et le mettre en repos...
CLITANDRE
Quel déplaisir vous tient à ce point oppressée !
Douteriez-vous de moi ? Vous aurais-je offensée ?
Où prenez-vous cela? non, vous avez mon cœur,
Clitandre, et votre amour serait bientôt vainqueur,
S'il pouvait ne tenir qu'à moi.
CLITANDRE
Belle Angélique,
Le ciel exaucera notre ardente supplique.
Un lien nous unit que nul ne peut briser,
Et votre père, en vain, tarde à favoriser
LE MARIAGE D'ANGELIQUE
De nos feux mutuels l'union légitime.
Malgré le sentiment qui contre moi l'anime,
Il faudra qu'à la fin ses refus obstine's
Cèdent devant les droits que vous m'avez donnés.
Plaise à Dieu ! Mais l'espoir où votre amour s'assure
Calme à peine mon cœur alarmé sans mesure.
Le ciel n'a que le temps s'il se doit déclarer,
Et je sens bien, hélas! qu'il vous faut ignorer,
Pour vous montrer ainsi confiant et tranquille,
Un péril qui nous rend la constance inutile.
Un péril ?
Imminent I
CLITANDRE
ANGELIQUE
CLITANDRE
Quoi
Par un triste hymen,
Las ! à certain Damis on me livre demain.
CLITANDRE
Est-ce possible ?
ANGÉLIQUE
Hélas ! mais sauvez-moi, Clitandre !
Vous seul...
CLITANDRE
Rassurez-vous, je saurai vous défendre.
Ce rival qui pour moi tombe si mal à point,
Quel est-il ? D'où vient-il ?
ANGÉLIQUE
Je ne le connais point,
L'ARTISTE
je sais qu'à l'hôtel du coche de Versailles
Mon père et lui, déjà, règlent mes fiançailles.
CLITANDUF.
Il suffit, je m'en vais le trouver de ce pas ;
Vous sachant le cœur pris, il n'y prétendra pas.
Mais si votre espérance était par lui trompée,
Clitandre ?
CL1TANDRE
Alors, corbleu ! d'un coup de cette épée...
Vous battre ? Quittez-moi ce projet hasardeux
Qui doublerait ma peine et nous perdrait tous deux...
CLITANDRE
Je veux bien. Mais, ma foi ! s'il préfère en découdre,
Et qu'à le provoquer il faille me résoudre,
Ce sera de grand cœur, je vous jure...
ANGÉLIQUE
Oh ! mon Dieu !
(Depuis l'arrivée de Clitandre, Pasquin et Nérine se sont tenus à l'écart, causant et faisant le guet
au fond du théâtre.)
Alerte ! Il vient quelqu'un là-bas, et j'ai tout lieu
De supposer que c'est maître Orgon en personne.
PASQUIN, même jeu
Oui, je le reconnais; la place n'est plus bonne...
LE MARIAGE D'ANGELIQUE
NERINE, à Clitandrc, en lui indiquant la rue opposée à celle par où va venir Orgon
Fuyez par là, monsieur...
A An
Vous, madame, rentrez...
CXITANDRE, remontant
Non, puisqu'Orgon revient, je veux...
PASQUIN, l'arrêtant
Non pas, courez
Plutôt où vous disiez, monsieur... Partez, de grâce !
Nérine m'a tantôt posté sur une trace
Excellente... Je vais vous sauver, laissez-moi
Seul avec Orgon...
CLITANDRE
Soit! je me confie à toi...
ANGÉLIQUE, à Clitandre qui s'en va
Mais pas de duel, au moins...
NÉRINE, à Angélique, en la reconduisant
Au duel je ne crois guère.
Pasquin, qui n'eut jamais rien d'un foudre de guerre,
Devant qu'on en soit là tentera cent détours.
Merci-Dieu ! sa caboche est fertile en boni tours,
Et s'il veut, le pendard, agir d'après mon ordre,
Damis et votre père auront fil à retordre...
(A Pasquin, une fois Angélique rentrée :)
Entendu, n'est-ce pas ? mon vilain damoiseau.
S'il te plaît de ma joue approcher ton museau,
Tâche à nous bien servir.
PASQUIN, tendant la main a Nérine, solennellement
Tope là, je m'engage !
Mais, — achevé mon conte, — apparais et fais rage
Contre moi...
(Nérine fait de la tête un signe d'acquiescement et rentre en fermant la porte)
L'A R TJS TE
SCENE V
PASQUIN, ORGON
PASQUIN, à part
Çà! feignons un air de sans-souci
Peu pressé de tirer ses grègues hors d'ici...
ORGON, qui entre et l'aperçoit
Eh ! maroufle, eh ! canaille, eh ! gibier de potence !
PASQUIN, à part
Peste! me prendrait-il pour quelqu'un d'importance?
ORGON
Eh ! Pasquin...
PASQUIN, allant à lui
Serviteur, monsieur, vous me vantez ;
Je n'ai point, que je sache, autant de qualite's.
ORGON, le menaçant de sa canne
Veille à ne railler point, ou... Devant ma demeure,
Réponds, que fais-tu là?
PASQUIN
Mais rien, monsieur, je meure !
ORGON, le battant
Tiens, voici pour t'apprendre à me vouloir duper.
PASQUIN
Écoutez donc les gens avant de les frapper.
LE MARIAGE D'ANGÉLIQUE 2i3
ORGON, le menaçant encore
Eh! que puis-je gagner, maître tourbe, a t'entendre?
Prétends-tu me cacher que tu viens pour Clitandre
A ma fille. ..
Monsieur, abaissez ce bâton;
Holà, je vous en prie, et songez au dicton :
Mouche oneques ne fut prise avec...
oRGON, le battant Je nouveau
Ah! tu veux rire..
PASQUIN, se jetant à genoux
Hai! de grâce, cessez; je suis prêt à tout dire!
ORGON, abaissant sa canne
Ah! ah! proverbe ment, tu le vois.
PASQUIN, se relevant
Je pourrais
Peut-être vous conter que, pour humer le frais,
Je vague, dissipant mon ennui monotone
Au spectacle charmeur de ce beau ciel d'automne,
Et que c'est pur hasard si je me trouve ici;
Mais je n'en ferai rien, non...
ORGON
Tu feras aussi
Bien, car je n'en croirais pas un mot.
PASQUIN
La finesse
Apparaît trop en vous, si peu qu'on vous connaisse.
Dût certain lourd bâton n'y point mettre holà,
Triple sot qui voudrait vous chanter ces airs-là;
Vous n'êtes point, monsieur, de ces pères qu'on berne,
Et vessie, à vos yeux, ne fut jamais lanterne.
2i4 L'ARTISTE
ORGON
C'est bon, viens au f.iit.
PASQUIN
Mais au moins, vous m'assurez,
Si je ne cèle rien, que vous m'écouterez
Sans frapper ?
ORGON
Tu m'as l'air de chercher quelqu'histoire,
Prends-y garde.
PASQUIN
Oh! monsieur, ma franchise est notoire!
ORGON
Sois donc franc, si tu veux éviter ma canne.
PASQUIN
Oui!
(après un temps,)
Lassé de vos rigueurs, voyant évanoui
Tout l'espoir qu'il avait d'être un jour votre gendre
Et voulant se soustraire au chagrin noir qu'engendre
Une bourse de qui l'accès — ô sort fatal ! —
Fut toujours méconnu des disques de métal
Monnoyé...
ORGON
Qu'est ceci ?
PASQUIN, continuant
Clitandre, tout à l'heure
Est parti.
Bah!
Comptant sur fortune meilleure.
Chez un oncle établi, voilà seize ans passés,
Dans les Indes, — où l'or emplit tous les fossés
I E MARIAGE D'ANGELIQUE
Et s'offre, comme on sait, à quiconque en veut prendre, —
Clitandre a, sans délai, résolu de se rendre.
Mais avant départir, hein ? je flaire un méfait...
PASQUIN, d'un air dégagé
Quand on aime, monsieur, ce n'est point sans effet !
ORGON
Tu dis?
PASQUIN
Je dis que quand...
ORGON
Oui, c'est bon, continue.
PASQUIN
Donc, quand l'Amour nous tient, c'est chose reconnue
Qu'on a beau s'insurger ; nul effort n'y peut rien.
Quant à trancher ainsi que le nœud gordien
Les lacs de Cupidon, monsieur, je vous fais juge...
ORGON, à part
Le maudit scélérat ! il commence au déluge ;
Mais si je l'interromps, il n'en finira point;
Résignons-nous.
PASQUIN
Monsieur, vous m'accordez ce point,
N'est-ce pas ? Le silence, ou bien, fort je me trompe,
Vaut acquiescement.
ORGON, à part
S'il veut que je lui rompe
Les côtes, il agit à merveille.
PASQUIN
Ceux-là
Dont sans pitié l'Archer qu'on prie en vain troubla
2,6 L'ARTISTE
L'esprit pour les mieux prendre au piège de sa ruse,
Si l'amour à vos yeux leur peut c're une excuse...
ORGON, à pari
Je suffoque.
PASQUIN, continuan
A coup sûr, vous allez pardonner
Clitandre et moi...
ORGON, à part
Clitandre et lui ? que soupçonner?
PASQUIN, continuant
D'avoir...
ORGON
D'avoir quoi?
PASQUIN, troublé
Non, de n'avoir pas...
ORGON, en colère
Maroufle!
Lequel est-ce, voyons? décide-toi...
PASQUIN
D'un souffle
J'étais près d'achever quand monsieur m'a troublé...
En un mot, sur l'instant du départ, affolé,
Ivre d'amour, Clitandre à sa suite m'entraîne
Ici. « Tu vois, dit-il, le logis de ma reine,
De celle qu'en dépit d'un père... d'un père... » il
A dit odieux; mais moi, songeant au péril
Qui viendrait menacer l'épargne des familles
Si, comme prétendants à la main de leurs filles,
Les parents acceptaient d'aussi piètres galants
Que lui, des enjôleurs sans deux écus vaillants,
Je l'en ai blâmé fort, par le ciel qui m'éclaire!
Très fort!... quoique tout bas, de peur de sa colère.
ORGON, impatient
Il n'importe, poursuis.
LE MARIAGE D'ANGELIQUE 217
PASQ' : .
«... De celle qu'en dépit
D'un... d'un père odieux, je m'en vais sans répit
Enlever... »
ORGON, soudain furieux
Enlever ma fille ! Cet infâme
Est venu l'enlever! Elle serait sa femme
Malgré moi ! Terre et ciel ! mais, je l'empêcherai!
Il en est temps encor, je les rattraperai !
Quel chemin ont-ils pris? Réponds, ou je t'étrangle...
PASQUIN
N'envisagez donc pas la chose sous un angle
Si fâcheux.
ORGON, se ruant sur Pasqoin
Misérable !
PASQUIN
Oh! lâchez-moi, tout doux!
L'entreprise a manqué, vous dis-je, calmez-vous;
Votre fille...
ORGON
Ma fille ?
PASQUIN, montrant la maison d'Orgon
Elle est à vous attendre
Là, monsieur.
ORGON
Vrai ?
PASQUIN
De vrai !
ORGON
Je renais ! mais Clitandre,
Dis-moi i
PASQUi.N
Ne craignez plus, il est parti tantôt.
De votre porte à peine heurtions-nous le marteau,
L'ARTISTE
Qu'un monstre, un vrai dragon, monsieur, une furie,
Nérine. . . à la fenêtre apparaît et nous crie :
o Passez au large ! »
ORGON
Bien !
PASQUIN, continuant
n Allez, c'est temps perdu 1
« Non ! vous n'entrerez point; monsieur l'a défendu ! »
Et tout à coup, sans même attendre qu'il réponde,
La coquine, en riant, se penche et vous inonde
Du contenu d'un pot Clitandre qui s'enfuit.
Bien 1 fort bien !
SCENE VI
NERINE, ORGON, PASQUIN, ANGELIQUE
Nérine et Angélique, depuis un instant, écoutaient Orgon et Pasquin par l'entre-bàillemenl
de la porte)
NÉRINE, à part
C'est l'instant de commencer le bruit...
(Haut à Orgon :)
Ehl que vois-je, monsieur, vous parlez à ce traître?
ORGON, courant vers Angélique
Ma fille !
NÉRINE, à Pasquin, très haut
Ah ! tu reviens céans, canaille! reître!
Brigand! lâche! coquin! filou! coupe-jarret!
Larron d'honneur !... Mais, quoi? tu restes en arrêt?
(Bas :)
Est-ce-bien ?
LE MARIAGE D'ANGELIQUE 219
PASQUIN, I as à -Vrine
Oui, bravo! pousse ferme, Nérine.
NÉRINE, reprenant
Hors d'ici !
ORGON, intervenant
Quelle ardeur !
PASQUIN
La langue vipérine !
Venez à mon secours, Monsieur; je n'y tiens plus.
ORGON, il Nérine
Calme-toi.
NÉRINE, marchant vers Pasquin
Me calmer? Je veux qu'il soit perclus
Des coups que mes deux poings cette fois...
PASQUIN, reculant
Hé ! là.
ORGON
Cesse,
Nérine.
NÉRINE
Mais monsieur, apprenez sa bassesse
Et l'infâme projet que, tantôt, le vaurien...
Oui, je sais, il m'a tout avoué.
NÉRINE
Tout ?
ORGON
Sans rien
Omettre^; il achevait lorsque tu t'es montrée.
NÉRINE, avec explosion
Quoi ? monsieur, et ta rage en vous n'est pas entrée
1S89 — l'artiste — T. 11
L'ARTISTE
Vous avez une fille, on vous la veut ravir ;
C'en serait fait, sans moi qui veille à vous servir,
Et c'est tout le transport qu'en vous la chose opère ?
Allez 1 vous n'avez pas des entrailles de père...
Baste ! ma fille est sauve et Clitandre est parti.
Soyons cléments.
NÉRINE
Monsieur, sachez qu'à ce parti
Je ne me range point, s'il vous plaît, ni madame,
Qui depuis ce tantôt n'e'prouve plus dans l'àme
Aucun des sentiments qu'elle avait jusqu'ici
Témoignés en faveur de Clitandre.
ORGON, à part
Un souci
Me restait seulement et voilà qu'on l'enlève !
Ma fille...
(Haut:)
Dis-tu vrai, Nérine, ou si je rêve ?
NÉRINE, lui désignant Angélique
Demandez-lui plutôt.
PASQU1N, basi Angélique
Hardi 1 soutenez-la,
Madame.
ORGON, à Angélique
En vérité? tu n'éprouves plus là
Cet amour malséant qui te faisait contraire
A mes sages desseins et te voulait distraire
Du respect qu'une fille instruite honnêtement
Doit toujours...
ANGÉLIQUE
Pardonnez à mon aveuglement,
Mon père 1 Malgré vous je m'étais engagée,
Mais Clitandre aujourd'hui m'a trop fort outragée.
LE MARIAGE D'ANGÉLIQUE
Quoi ! se flatter que j'eusse assez peu de pudeur
Pour descendre avec lui jusques au déshonneur,
Et d'un enlèvement accepter la folie !
Cette injure mortelle à jamais me délie,
Mon cœur que je reprends vous redevient soumis,
Et je n'aspire plus qu'à l'hymen de Damis.
ORGON, radieux
Ah ! béni soit le ciel ! Tu me combles de joie!
Viens, je veux ajouter une robe de soie
A ton trousseau... mais viens, ma fille, dans mes bras !
PASQUIN, continuant tout bas la conversation chuchotée avec Nérin
C'est bien chez ce notaire ?
NÉRINE, de même
Oui.
PASQUIN, de même
Tu m'y rejoindras.
Pars, rôde aux alentours; empêche que Clitandre
Soudain n'arrive ici, car il nous ferait prendre...
NÉRINE, à Orgon
Rentrez souper, monsieur, je reviens...
ORGON
Où vas-tu ?
NERINE,
nEdentiellement à Orgon, en lui désignant Angélique comme à la dérobé
Chut ! c'est une surprise..
(A Pasquia, en s'en allant :)
Oh ! tu n'as rien perdu
Pour attendre...
PASQUIN, à part, avec admiration
Trésor 1
(Haut, à Mérine qui disparait :)
Allez-vous-en, ortie !
L'ARTISTE
SCENE VII
ORGON, PASQUIN, ANGÉLIQUE
PASQUIN, s'approchant d'Orgon
Ah ! nous sommes en paix, la mégère est sortie,
Et je peux à présent...
ORGON
Encor toi? que veux-tu ?
PASQUIN
Moi ? monsieur. Je voudrais renaître à la vertu !
ORGON
A la vertu, toi? Non, l'envie est trop plaisante.
ANGÉLIQUE, riant
En effet !
ORGON, pouffant
Ah! ah! ah!
PASQUIN, très grave
Ma misère présente
Est cause que je songe enfin au repentir.
Oui, ma pensée unique est de me convertir;
Mais rebrousser chemin sur la pente du vice,
Monsieur, voilà le hic! quand on fut au service
D'un Clitandre.
ORGON
Et pourquoi?
PASQUIN
C'est un antécédent
Déplorable! J'ai peur qu'on m'en garde une dent
LE MARIAGE D'ANGÉLIQUE
Chez force gens de bien, et que cela m'empêche
De me placer jamais chez eux.
ORGON
Oui, battre en brèche
L'estime où l'on te tient sera dur.
PASQUIN
Vous voyez.
ORGON
Mais qu'y puis-je ?
PASQUIN
Vous ? Ah ! monsieur, si vous vouliez!
Tenez, cette maison... il y loge notaire
Fort digne homme, tranquille, et vieux célibataire..
Or, il cherche un valet, m'a-t-on dit.
ORGON
Eh! bien ?
PASQUIN
Sur
Un mot de vous qu'il doit connaître, je suis sûr
D'être agréé par lui.
ORGON
Mais qu'on lui vienne apprendre
Que de certain fripon qui se nommait Clitandre
Tu fus lame damnée, il aura beau sujet
De me remercier du cadeau.
PASQUIN, lamentablement
Mon projet
D'embrasser la vertu sera donc chimérique
Par votre faute, hélas ! et sous les coups de trique,
O navrant désespoir ! il me faudra toujours
Plier le dos...
(Se tournant vers Angélique :)
Venez, madame, à mon secours!
De chez vous la pitié n'est pas toute bannie !
Dans son coeur, à celui des tigres d'Hyrcanie
Pareil, vous ferez naître un plus doux sentiment...
ANGÉLIQUE
Mon père, jusqu'au bout serez-vous pas clément?
224 L'ARTISTE
Mais je me vais brouiller avec ce bon notaire,
Car il ne se peut pas qu'on lui fasse mystère
Du passé de Clitandre
(Montrant Pasquin :)
et du sien.
PASQUIN
Consentez,
Monsieur, vous n'aurez point regret de vos bonte's!
ANGÉLIQUE
Mon père, consentez...
ORGON, embarrassé
Hé!
PASQUIN, chaleureusement
J'ose vous promettre
Qu'à l'avenir, servant chez un vertueux maître,
Je deviendrai parfait
ORGON, cédant
Allons, soit! j'y consens.
PASQUIN, avec les plus vives démontrations de joie
Ah ! monsieur, souffrez...
ORGON, l'arrêtant
Non, réprime ces accents.
PASQUIN, sins rien entendre
Souffrez qu'à vos genoux ma gratitude entière...
ORGON, l'interrompant de nouveau et lui montrant des papiers
Non, non; tiens, prends ceci.
PASQUIN, achevant sa phrase et prenant les papiers qu'il sort de sa poche
... Se donne ample carrière!
Ces papiers prouveront à notre homme de loi
Qu'en te les confiant je fais état de toi.
LE MARIAGE D'ANGELIQUE 225
Va, c'est pour qu'il ajoute au contrat de ma fille
Les apports détaillés et titres de famille
Du futur.
PASQUIN
Ah! monsieur... Êtes-vous pas content
De mettre en bonne voie un pécheur repentant?
ORGON
Oui, mais j'en vais, morbleu ! trouver ma soupe froide.
Vite, à table; rentrons...
SCENE VIII
PASQUIN
PASQUIN, seul
Ouf! l'affaire fut roide.
Mais, en somme, je tiens le vieux loup dans mes rets.
C'est même beaucoup mieux que je ne l'espérais ;
Voici qui va marcher ! Par Bacchus, dieu des treilles
Et du vin ! puisqu'Orgon dort sur ses deux oreilles,
(montrant : d'abord les papiers que lui a remis Orgon ; puis, la maison du notaire A
Ayant là de quoi faire à l'autre gober tout,
Si je sais bien jouer mon rôle jusqu'au bout,
Clitandre, à la nuit close, aura son Angélique.
(faisant le geste de lancer un coup d'épée)
Eût-il même envoyé l'argument sans réplique
A ce Damis qui vient se poser en rival,
La machination qu"en mon front... génial
J'échafaude, sera mille fois préférable
A trois pouces de fer enfoncés en plein râble.
Car, supposons Damis grièvement blessé,
Ou mort... Clitandre est-il par là plus avancé?
Non certes ! Donc, moi seul, à coup sûr, puis en faire
Un mari; cependant, si c'était au contraire
Clitandre qui fût mort ? Il devrait être ici,
Que diantre ! tarde-t-il ? Nérine .. ah ! les voici.
(A suivre.) JOSEPH GAYDA.
CHRONIQUE
F. peintre qui fut chargé de remplacer Paul Baudry
à sa mort, dans la part qui avait été réservée à
ce dernier dans la décoration picturale du Pan-
théon, fut, on le sait, M. Lenepveu. Celui-ci a
exécuté les épisodes de la vie de Jeanne d'Arc,
que Baudry n'eut pas le temps de retracer aux
murs du monument, bien que ce fût l'un de ses
projets les plus caressés et qu'il s'y fût prépare
de longue date par ses lectures et par des recher-
ches archéologiques fort sérieuses.
Les compositions de M. Lenepveu ornent le côté du transept qui fait
face aux peintures de Cabanel, représentant la vie de saint Louis. Elles
comprennent quatre épisodes : la vocation à Domrémy, la lutte à Orléans,
le triomphe à Reims et le martyre à Rouen. Les cntre-colonnemenis
forment la division naturelle des sujets.
Le premier représente la plaine de Vaucouleurs. Jeanne est encore la
fille des champs, « simple, bonne et douce », comme l'appelle son amie
Mengette. Elle porte encore le sarrau de bure et le havresac des bergères.
A ses pieds paissent quelques moutons; derrière elle, à la porte d'une
chaumière, une femme tond la laine d'une brebis. Jeanne tient à la main
.sa quenouille et file à l'ombre de l'arbre des fées. Tout à coup, ses doigts
CHRONIQUE
laissent échapper le fuseau. Une voix résonne à son oreille. Voici, visibles
pour elle seule, les apparitions qui chaque jour viennent la troubler. Dans
les branches de l'arbre Nacre se tiennent sainte Catherine et sainte Mar-
guerite, tandis que L'archange saint Michel, le front ceint de rayons d'or,
présente à Jeanne la poignée de l'épée nue.
La seconde composition nous mené devant Orléans. Malgré toutes les
difficultés d'une telle entreprise, l'incrédulité de ses parents, les sarcasmes
de Baudricourt, les hésitations du roi même, Jeanne est parvenue à se
faire donner le commandement des troupes françaises. Elle les a amenées
devant Orléans, qu'occupe Bedford, et les conduit à l'attaque des Porte-
reaux, qui commandent l'entrée de la ville. La Pucelle, vêtue d'une
armure, tenant d'une main sa bannière, tend de l'autre son épée vers la
ville. Ses guerriers, portant la croix blanche sur la poitrine, se précipitent
à l'attaque des portes. Ils appliquent des échelles le long des murs et
baissent les pont-levis, malgré les Anglais qui, du haut des créneaux, les
couvrent de traits et de pierres.
La cathédrale de Reims est représentée dans la troisième composition.
Les marches de l'autel sont recouvertes d'un drapeau blanc semé de fleurs
de lis d'or. Sur un coussin, vêtu du manteau bleu fleurdelisé et doublé
d'hermine blanche, à genoux et les mains jointes, le roi de Bourges va
être sacré roi de France. L'archevêque de Reims, Rcgnault de Chartres,
entouré des évêques de Laon et de Châlons, lui pose la couronne sur la
tête. A sa droite est Jeanne d'Arc, une longue draperie recouvrant son
armure, l'épée et la bannière à la main. Sous les rayons polychromes qui
descendent des vitraux, la basilique apparaît pleine de l'armée des
Français, vêtus de cuirasses et portant leurs lances. C'est pour Jeanne la
glorification.
La quatrième composition représente le martyre. Vêtue d'une longue
robe blanche, attachée par des cordes à un poteau auquel est clouée la
sentence, Jeanne est montée sur le bûcher élevé au milieu de la place du
Vieux-Marché, à Rouen. Des Anglais apportent des fagots; le bourreau,
vêtu de rouge, se penche pour ramasser la torche enflammée; une
dernière fois, Jeanne embrasse la croix que lui tend frère Isambard.
L'armée anglaise entoure le bûcher à quelques pas duquel l'huissier,
Jean Nassieu, lit la sentence. Au fond de la scène, sur une estrade, se
tiennent le comte de Warwick, le cardinal de Winchester et Cauchon,
l'évêque de Beauvais. Au-dessus de la tête de Jeanne, près du clocher de
la cathédrale, plane, entourée de rayons, la colombe symbolique.
Cette œuvre considérable a été traitée par M. Lenepveu avec toute la
science de composition et tout le talent dont il a donné déjà maintes
preuves dans ses grandes pages décoratives, telles que le plafond de
l'Opéra; le style en est magistral, l'accent vraiment héroïque.
On annonce que, dans peu de jours, M. Joseph Blanc aura terminé
228 L'ARTISTE
et découvrira au public ses peintures qui ont pour sujet l'histoire de
Clovis.
L'Académie des Beaux-Arts a rendu son jugement dans le concours du
prix Troyon. Le sujet à traiter était le Printemps. Trente-neuf concurrents
y avaient pris part. Le premier prix a été décerné à M. Albert Rigolot,
élève de M. Pelouse; une première mention honorable à M. Jean Pape;
une deuxième mention à M. Achille Varin. On nous raconte qu'un
concurrent, mal informé, au lieu d'un tableau, avait envoyé un mémoire.
Un décret autorise l'acceptation d'un certain nombre de legs faits par
M. Haumont. Parmi ces libéralités, il en est une dont le montant est de
20,000 francs, et qui est instituée en faveur de l'Académie des Beaux-Arts,
pour fondation de prix.
Il semble qu'un véritable courant d'émulation se soit produit depuis
quelque temps parmi les riches collectionneurs, qui les pousse aux plus
magnifiques libéralités en faveur du musée du Louvre. C'est ainsi qu'on
annonce que Mme veuve Pommery, de Reims, a acquis de M. Ferdinand
Bischoffsheim le tableau de Millet, les Glaneuses, dans le dessein de l'offrir
à l'Etat par testament. Voici, du reste, la lettre par laquelle Mme Pommery
informe le directeur des Beaux-Arts de son intention :
« Monsieur,
« J'ai l'honneur de vous informer que, n'ayant pu acquérir Y Angélus de
Millet, pour l'offrir au Louvre, je viens, dans les mêmes intentions,
d'acheter les Glaneuses.
« J'ai déjà adressé une promesse formelle dans ce sens à M. Bischoffsheim,
et je vais régulariser ce don dans mon testament.
« Agréez, etc.
« Veuve Pommery. »
A la vente Secrétan la généreuse donatrice avait poussé Y Angélus jusqu'à
3oo,ooo francs. C'est pour une somme égale qu'elle a obtenu la cession
des Glaneuses, de M. Bischoffsheim. Ce dernier ne s'est dessaisi de son
tableau que devant le désir formel de Mmo Pommery de le léguer au
Louvre. Il avait, du reste, repoussé des offres bien supérieures qui lui
avaient été faites, paraît-il, par une agence américaine. Les Glaneuses
furent envoyées par Millet au Salon de 1857; pendant cette même année,
elles ont été gravées dans L'Artiste, par Masson.
CHRONIQUE 229
D'autre part, on raconte que Mmc veuve Maurice Cottier, suivant en
cela l'exemple de son mari, a légué au Louvre son admirable collection
de tableaux modernes qui comprend, entre autres chefs-d'œuvre, la
Bataille des Cimbres, l'œuvre la plus importante de Decamps; les Murs
de Rome et YAnier, du même maître; une œuvre remarquable de Troyon,
Pâturage de la Touraine près Château - Lavallière ; Polichinelle, par
Meissonier; trois œuvres de tout premier ordre par Eugène Delacroix :
Jeune tigre jouant avec sa mère, Hanûet et les deux fossoyeurs, du Salon
de iS?9, et la Mort de Valentin, du Salon de 1848; le Soir, par Corot;
le Roi de Thulc', par Ary Scheffer, etc.
Enfin on parle d'une autre œuvre de Millet, les Meules, qui figure
actuellement à l'exposition centennale du Champ-de-Mars, et serait
prochainement offerte au Louvre par Mme Sanson-Davillier à qui elle
appartient. C'est Mme Sanson-Davillier qui a déjà fait don au Louvre d'un
autre tableau de Millet, fort remarquable, le Printemps. Les Meules et le
Printemps avaient appartenu à M. Hartmann et ils avaient figuré à la
vente faite à l'hôtel Drouot le 7 mai 1881. Le Louvre avait acheté à cette
vente, au prix de 129,000 francs, le Marais dans les landes, par Théodore
Rousseau, et Mmc Sanson-Davillier, qui est la fille de M. Hartmann,
avait acquis les deux tableaux de Millet avec l'intention de les offrir à
l'État.
Dans une exposition particulière que faisait récemment de quelques-
unes de ses œuvres le sculpteur Aug. Rodin, on remarquait, comme l'une
des pièces les plus importantes, une statue en plâtre du peintre Bastien-
Lepage. Le peintre, mort si prématurément, était représenté en pleins
champs, la palette à la main, dans l'attitude de l'étude, cherchant à saisir
un ton du paysage, à noter une valeur ou un effet de lumière fugitif :
l'expression était fortement rendue par le mouvement de tout le corps et
par cet accent excessif, comme exaspéré, de la vie qui caractérise la manière
de M. Rodin. C'est cette statue, coulée en bronze, qui vient d'être inau-
gurée à Damvillers, lieu de naissance de Bastien-Lepage.
M. Larroumet, délégué par le ministre de l'Instruction publique et des
Beaux-Arts pour représenter le gouvernement à cette cérémonie, a marqué,
en termes d'une exactitude synthétique, dans une excellente allocution, ce
qu'avait été le talent de Bastien-Lepage, sous quelle généreuse influence,
due à l'étude attentive de la nature, il s'était développé. « Peu à peu, dit
l'orateur, s'éveillait en lui le don suprême qui fait les artistes, c'est-à-dire
la puissance de créer par l'imitation. »
Après avoir rappelé que chaque œuvre nouvelle du jeune maître fut
comme une révélation et de quelle impression profonde chacune d'elles a
23o L'ARTISTE
laissé la trace parmi ceux de sa génération, M. Larroumet a ajouté : « Au
moment où, d'ordinaire, les meilleurs n'ont encore qu'indiqué leur origi-
nalité et où l'âge mûr commence seulement à tenir les promesses de la
jeunesse, Jules Bastien-Lepage mourait, laissait des chefs-d'œuvre, déga-
geant une formule des indécisions ou des exagérations qui la compromet-
taient, indiquant à la peinture une voie nouvelle, où ses jeunes héritiers
marchent d'un pas sûr. Consolons-nous donc, Messieurs, parce que sa vie
nous a laissé, de ce que sa mort nous a pris, et marquons sa place entre
les jeunes maîtres fauchés en pleine fleur, près de Géricault et de Henri
Regnault. Si l'agonie douloureuse et lente que la mort lui imposa dut
exciter en lui des révoltes légitimes, du moins sa courte existence ne
laisse-t-elle place à aucun regret : il a aimé la nature et la vérité, elles l'ont
récompensé de cet amour par des chefs-d'œuvre : il a aimé les siens et
personne ne reçut plus d'affection en échange de la sienne; il a inspiré des
amitiés éclairées et fidèles; il a pratiqué son art sans aucun sacrifice à la
mode qui passe ou au gain qui abaisse; il n'y a eu place dans son esprit et
dans son cœur que pour de généreuses pensées. »
En terminant, M. Larroumet a eu quelques paroles élogieuses pour le
sculpteur Rodin, « un grand artiste, a-t-il dit, qui s'est acquitté de cette
tâche avec un dédain de la convention, un souci de la vérité, un sens de la
vie que Bastien-Lepage eût aimés; le confrère vivant a traité le confrère
mort avec la sympathie profonde qui unit les natures semblables. »
Nous avons rapporté, le mois dernier, comment un tableau parfaitement
authentique de Meissonier avait été vendu une centaine de francs à peine
à l'hôtel Drouot, par un commissaire-priseur qui en ignorait la valeur. Le
Temps, à qui nous avions empruntéle récit del'aventure, nous apprend que
ce petit tableau a été revendu 18,000 francs. Il ajoute que deux autres ta-
bleaux figuraient dans la même adjudication et qu'ils ont été vendus a
peu prèsdans les mêmes conditions. « Lepremier, dit ce journal, était un fort
beau tableau, mesurant 70 centimètres en hauteur et représentant une
jeune femme. Ce tableau était signé en haut d'un monogramme également
fort connu, un A et un S entrelacés. Sans garantie d'attribution il a été
vendu 200 fr. M. Alfred Stevens, à qui on l'a montré, nous a déclaré que
ce tableau était bien de lui. Le second était une œuvre plus importante
encore, c'était une toile ayant figuré au Salon et mesurant 1 m. 5o en lar-
geur; il était signé en toutes lettres L.-Eug. Lambert, le peintre de chats
dont les œuvres sont fort appréciées. Ce tableau a été vendu 3oo fr. envi-
ron. »
LES LIVRES
La conversion de Mme de Warens, par Albert Metzger; Chambéry,
Perrin; — Les pensées de Mme de Warens, par le même, avec un portrait
inédit d'après Largillière; Lyon, HenrrGeorg.
ous les écrivains qui se sont occu-
pés de Mme de Warens, ne l'ont
vue qu'à travers les pages des
Confessions, dans cette apothéose
de grâce et de charme, où les
élans de la sensibilité et de la
passion de Jean-Jacques ne ces-
sent, en dépit de tout, de l'exalter.
Ils l'ont tous jugée avec la même
indulgence attendrie . Ce n'est
guère qu'en Savoie que divers
érudits , poussés par le désir
d'éclairer au jour des documents originaux quelques points de cette
existence tourmentée, ont publié certaines pièces inédites, qui sont du
plus curieux intérêt pour la biographie de Mme de Warens. Après eux,
un de leurs compatriotes, M. Albert Metzger, s'est évertué à compléter
par des documents nouveaux, tirés des archives de la Savoie, et par des
lettres inédites, les documents déjà produits. De ce précieux ensemble, il
eût pu tirer de solides éléments pour écrire une biographie authentique
de Mme de Warens : il a préféré mettre sous les yeux de ses lecteurs les
pièces elles-mêmes, s'abstenant de toute discussion et de toute apprécia-
tion personnelles, et laissant à chacun le soin de se composer un jugement.
De là l'origine des deux ouvrages dont on a lu ci-dessus les titres.
Dans le premier, relatif à la conversion de Mme de Warens au catholi-
cisme, il se rencontre des détails bien intéressants sur le prosélytisme
toujours militant qui s'exerçait en ce pays où les deux religions avaient
à peu près une égale influence. M&r de Rossillon de Bernex, évêque de
232 L'ARTISTE
Genève, avait eu l'honneur de cette conversion. C'e'tait pour lui un grand
mérite, aux yeux de tous, d'avoir conquis au catholicisme une personne
de qualité. Le roi Victor-Amédée, qui pensionna Mme de Warens dès le
jour de son abjuration, en félicita l'évêque. Ce dernier, lui-même, par son
testament, institua en faveur de la convertie une rente viagère de
cent cinquante livres. Il fit mieux encore pour elle : il opéra un miracle
à Annecy, pendant un incendie qui dévorait la maison contiguë à celle
qu'habitait la néophyte. Au moment où un vent violent projetant les
flammes sur l'appartement habité par Mme de Warens, allait l'embraser,
M§r de Bernex, accouru à la nouvelle du sinistre, rejoint Mme de Warens
qui, dans le jardin voisin, allait assister, impuissante, à la ruine de sa
maison, tombe à genoux avec elle, et se met à prier avec ferveur. Le vent
change tout à coup et repousse les flammes qui laissent intacte la maison.
Rousseau, qui y assistait, a raconté le fait dans les Confessions. Quelque
temps après la mort de l'évêque, on songea à sa béatification, et on
demanda à Jean-Jacques de rédiger un mémoire où fût relaté le miracle
en question, ce qu'il fit. Voici ce qu'il rapporte à ce sujet dans les Confes-
sions : « A la prière du P. Boudet, dit-il, je joignis à ces pièces (destinées
à la béatification de Msr de Bernex) une attestation du fait que je viens de
rapporter, en quoi je fis bien : mais en quoi je fis mal, ce fut de donner
ce fait pour un miracle. J'avais vu l'évêque en prière, et durant sa prière
j'avais vu le vent changer et même très à propos ; voilà ce que je pouvais
dire et certifier : mais qu'une de ces deux choses fût la cause de l'autre,
voilà ce que je ne devais pas attester, parce que je ne pouvais le savoir.
Cependant, autant que je puis me rappeler mes idées, alors sincèrement
catholique, j'étais de bonne foi. L'amour du merveilleux, si naturel au
cœur humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l'orgueil secret
d'avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aidèrent à me séduire;
et ce qu'il y a de sûr est que, si ce miracle eût été l'effet des plus ardentes
prières, j'aurais bien pu m'en attribuer ma part. Plus de trente ans après,
lorsque j'eus publié les Lettres de la montagne, M. Fréron déterra ce
certificat, je ne sais comment, et en fit usage dans ses feuilles. Il faut
avouer que la découverte était heureuse, et Fà-propos me parut à moi-
même très plaisant. »
Un des documents les plus curieux du livre est sans contredit une
longue lettre que M. de Warens écrivit à son beau-frère sur la fuite de sa
femme et le véritable motif de sa conversion.
Le second ouvrage contient les Pensées de Mme de Warens, production
absolument apocryphe comme le reconnaît M. Metzger, aussi bien que les
Mémoires qui parurent sous son nom ; le bail de la location des Char-
mettes et diverses pièces relatives à ce domaine; plusieurs autres ayant
traita ses relations avec le peu désintéressé Wintzenried; enfin une note
sur un portrait inédit de Mrac de Warens par Largillière.
C'jZrtùrte
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LES LIVRES 233
Ce portrait se trouve à Boston, où notre collaborateur M. Durand-
Gréville, pendant un récent voyage qu'il a fait aux États-Unis, a pu
l'examiner. Dans ses notes de voyage qu'il a communiquées à l'auteur, il
apprécie ainsi cette toile : « L'exécution de cette peinture est délicate, avec
des ombres légères et transparentes. L'œuvre est remarquable et peut
passer pour un Largillière de la bonne époque. Le nom de Largillière
était écrit par une main inconnue sur le dos de la toile de ce tableau
avant qu'il fut marouflé. Ce portrait ressemble beaucoup, pour le visage,
à celui de Lausanne, mais il semble être un peu moins près du modèle,
un peu flatté, la taille amincie. Cependant la différence essentielle provient
de ce que le portrait de Boston a dû être fait une bonne dizaine d'années
avant l'autre si on en juge par l'âge probable du modèle représenté dans
les deux tableaux. » M. Metzger cite encore, du même critique dont les
lecteurs de L'Artiste ont eu l'occasion d'apprécier la compétence en ces
matières, ces lignes extraites d'une lettre : « Ce portrait est remarquable-
ment conservé et, comme valeur d'art, peut rivaliser avec les bons
Largillière. J'attache toujours, dans les questions d'authenticité, une
assez grande importance à la valeur purement artistique de l'ouvrage
examiné, car un habile imitateur peut s'assimiler, jusqu'à un certain point,
la facture du peintre, mais il ne peut l'égaler au point de vue artistique, à
moins d'être aussi fort que lui, auquel cas il ne s'amuserait pas à faire des
pastiches. » C'est le portrait dont une reproduction accompagne ces pages.
Celui du musée de Lausanne est aussi attribué à Largillière. Un voyage
qu? Mme de Warens fit à Paris en i"3o, rend fort vraisemblables ces
attributions, car il est permis de supposer qu'elle ait alors posé devant
Largillière. Cette année-là, elle avait atteint la trentaine, ce qui semble
bien l'âge de la femme représentée par le portrait qui figure ici.
L'inédit, on le voit, a une large part dans ces deux ouvrages qui ont
le rare mérite de faire la lumière sur la vie de la femme que Rousseau a le
plus aimée et dont l'influence fut, en un temps, si décisive sur son
existence, au temps où il atteste si ardemment qu'il fut le plus heureux.
Sigilla, poésies par le comte Abel de Montferrier; Paris, Ollendorf.
Ce livre de poésies se divise en trois parties : le Sentier, Sigilla et
Petits drames et tableaux.
Entrons dans le Sentier, qui contient plus spécialement les pièces
intimes, bien que l'auteur ait pris soin de nous faire entendre, dès la
première page, que ce n'est pas de lui-même qu'il va être question :
Sache-le donc, en bonne foi,
Ces rondeaux, ces sonnets, ces stances
Ne parlent pas de mon vrai moi :
Ce sont de fausses confidences.
i. ■ A R 1 1 S I i:
liant pas de ta pitié,
Ayant tous droits à ton estime,
Passant, que dirait l'amitié
Si je te traitais en intime ?
Félicitons le poète de la réserve un peu hautaine qu'il exprime là et
d'avoir osé dire au lecteur et ce qu'il pouvait lui offrir, et ce qu'il attend
de lui en retour. Mais, cela dit, reconnaissons qu'il s'est peut-être abusé
lui-même et que ses « fausses confidences » paraissent, en plus d'un
endroit, entachées de sincérité. Témoin le Pays bleu. Harmonie et bien
d'autres pièces où il se révèle vrai poète, quelque soin qu'il prenne pour
ne pas se laisser surprendre en flagrant délit d'émotion.
La seconde partie, Sigilla. s'ouvre sur une pièce charmante, le mauvais
poète, trop longue pour que nous la transcrivions ici. Détachons au
moins ces jolies strophes, d'un sentiment si pur et d'une forme si achevée :
L'INCONSOLÉE
Tu l'aimes, dans les jours d'automne gris et doux,
Ce muet désespoir au front de la Nature,
Qui s'endort sans soupir et sans révolte endure
L'inévitable mort de ses feuillages roux.
Le ciel a des douceurs dont la tristesse navre;
Entre deux nuaisons, un rayon languissant
Attache au flanc des monts son éclat pâlissant.
Comme un dernier sourire aux lèvres d'un cadavre.
Là-bas, sous l'horizon qu'une flamme ensanglante,
Au fond des cieux muets l'Astre vient d'expirer...
La brise dans les bois rythme son ode lente,
L'air en est si plaintif que tu te sens pleurer.
Car tu vois dans la mort de tant de choses fortes
L'augure désolant des prochains avenirs,
Et comme les sentiers jonchés de feuilles mortes
Les chemins de ton cœur sont pleins de souvenirs.
Les Petits drames et tableaux, qui viennent après, sont peut-être ce
qu'il faudrait le plus louer dans le volume. Nous ne pouvons qu'y
renvoyer le lecteur, en lui recommandant surtout le Bilboquet, un petit
chef-d'œuvre de composition et de mise en scène, où l'on sent aisément
la main d'un homme de théâtre; car M. de Montferrier est aussi un
homme de théâtre, et l'on s'en apercevra bien le jour où il voudra tirer
de ses cartons quelques-unes des pièces qu'il y entasse trop modestement.
Tel est ce livre, qui est le début du poète, et un beau début, comme
on voit. Ajoutons qu'il est orné de quelques dessins qui ont le double
mérite d'être joliment exécutés et d'avoir pour auteur M. de Montferrier
lui-même. — V. P.
Le Directeur-Gérant : Jean Alboize.
LE MANS — IMPRIMERIE EDMOND MONNOYER
NOTICE
SUR LA VIE ET LES OUVRAGES
M. CABANEL
LUE A L ACADEMIE DES BEAUX-ARTS, DANS LA SEANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU IQ OCTOBRE I SSg
Messieurs,
près les maîtres hautement novateurs, l'école française
de peinture au xix° siècle aura vu se produire d'autres
artistes, maîtres eux aussi à leur manière, dont l'ori-
ginalité consiste surtout dans une singulière souplesse
intellectuelle et, au point de vue de la pratique, dans l'harmonie et le
juste équilibre des moyens d'expression employés. Ces artistes-là
semblent avoir pris à tache de résumer les progrès accomplis en sens
contraire dans la première moitié du siècle et de réconcilier des doc-
trines ennemies en apparence, à force d'impartialité personnelle, de
science prudente et de tact. Leur habileté sans faste, mais non certes
sans solidité, leurs talents plutôt persuasifs qu'impérieux, contrastent
avec ce que les œuvres de leurs prédécesseurs immédiats peuvent
avoir de trop absolu aux yeux des uns, d'incomplet ou d'agressif aux
1889 — L'ARTISTE — T .11 10
23G L'ARTISTE
veux des autres. Grâce à eux les divergences de principes s'effacent
où s'atténuent ; les limites qui séparent le domaine de la forme pure
du champ de la fantaisie pittoresque cessent d'apparaître aussi ri-
goureusement tracées ; en un mot, tel d'entre nous dont les regards
s'effrayaient de l'intraitable sévérité du style dans les tableaux d'Ingres
ou des hardiesses du coloris dans ceux de Delacroix, se laisse sans
difficulté séduire par la précision du dessin comme par le charme de
l'effet, là où de pareils mérites ne se montrent pas isolés.
M. Cabanel occupe assurément une des premières places parmi ces
représentants de l'esprit de mesure ou, si l'on veut, d'éclectisme dans
l'art. Coloriste aussi délicat que dessinateur habile, il déconcerte
l'opinion commune qui entend, bon gré mal gré, diviser tous les pein-
tres en deux classes et n'admettre que deux traditions : d'une part,
celle qu'ont fondée avec l'éclat que l'on sait les écoles vénitienne et
flamande, de l'autre celle qui procède des grands exemples donnés à
Florence et à Rome. Artiste bien français en ce sens que chez lui
l'imagination est à la fois excitée et disciplinée par la raison, la verve
conseillée et comme surveillée par le goût, M. Cabanel a su, dans
l'exécution des tâches les plus variées, faire preuve d'une sagacité
invariable et s'assouplir avec la même bonne grâce aux exigences de
chaque sujet.
Il y a d'ailleurs dans les ouvrages du confrère que nous avons perdu
quelque chose de plus remarquable encore que cette faculté de tout
comprendre et de tout exprimer, de plus distinctif que cette intelli-
gence de l'art sous toutes ses formes : c'est l'empreinte d'un senti-
ment inné de l'élégance, soit dans la combinaison des lignes et dans
la physionomie des figures, soit dans l'association des tons choisis
pour les accessoires. Talent d'essence aristocratique s'il en fut, natu-
rellement porté à l'amour des idées et des choses d'élite, M. Cabanel,
en toute occasion, a eu la préoccupation de l'exquis.
J'ai insisté tout d'abord sur les caractères de ce talent, parce que
les œuvres qui nous en racontent l'histoire résument aussi l'histoire
entière de la vie de l'homme auquel on les doit. Rien de moins acci-
denté, de moins romanesque, de plus uniforme dans sa dignité stu-
dieuse, que cette existence remplie depuis les premiers jours jusqu'à
la fin par le travail et, d'un bout à l'autre également, favorisée par le
succès. Les débuts mêmes en avaient été relativement faciles. Con-
NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE M. CABANEL i3y
trairement à ce qui s'est passé si souvent pour des commençants
destinés à devenir des artistes célèbres, Alexandre Cabanel n'eut à
subir ni résistances à sa vocation sous le toit domestique, ni, une fois
à Paris, ces dures épreuves que l'isolement et la pauvreté imposaient
vers la même époque à d'autres de vos futurs confrères, à Perraud
par exemple et à Baudry. A Montpellier, où il était né le 28 sep-
tembre 1823, fils d'un modeste fabricant de meubles, il put, tout en-
fant, se livrer, sans empêchement d'aucune sorte, aux études de son
choix et développer, en suivant les cours de l'École des Beaux-Arts,
des facultés qui d'ailleurs se manifestaient avec plus d'évidence de
jour en jour. Son propre portrait qu'il peignit à l'âge de treize ans,
et que l'on conserve aujourd'hui dans sa famille, atteste la rare pré-
cocité d'un talent bien apprécié au surplus par ceux qui avaient pu
en voir les premiers témoignages : si bien que, malgré son extrême
jeunesse, on voulut à un certain moment faire de l'apprenti artiste un
professeur. On s'avisa de lui confier la direction de la classe de des-
sin au séminaire de Saint-Pons, puis, à l'Ecole même des Beaux-Arts
de Montpellier, l'office de répétiteur dans la classe élémentaire qu'il
venait à peine de quitter. Cabanel ne se laissa pas détourner de ses
projets pour l'avenir par l'estime où on le tenait dans le présent. « Si
l'on me donne des élèves, dit-il, c'est apparemment pour que je leur
enseigne ce que je sais ; mais qui m'enseignera, à moi, ce que je ne
sais pas ?» Et afin d'acquérir ces connaissances qui lui manquaient
encore, il continua de travailler pour son propre compte avec une telle
ardeur que, au bout de deux ans, un prix, remporté de haute lutte
dans un concours public, lui fournissait les moyens d'aller à Paris se
préparer aux entreprises décisives et poursuivre son éducation de
peintre dans le milieu le plus propre à la compléter.
Cependant, si justement fière qu'elle fût des preuves déjà faites et
de la récompense obtenue, la famille du petit lauréat, sa mère sur-
tout, veuve dès cette époque et par conséquent principalement res-
ponsable, n'envisageait qu'avec terreur la perspective d'un éloigne-
ment au moins hasardeux. Comment se résoudre à laisser un enfant
de quinze ans s'aventurer à Paris, sans autre protecteur que lui-même,
sans autre sauvegarde que son ingénue bonne volonté? Heureuse-
ment pour Cabanel, le second de ses frères, son aîné de neuf ans,
prit le parti de l'accompagner, entourant déjà d'une sollicitude quasi-
23S 1/ ARTISTE
paternelle, cette jeune vie dont il devait ensuite rester 1'allectueux con
seiller, et pendant les quinze dernières années, comme il l'avait été au
temps de l'adolescence, le compagnon de tous les moments. Hélas!
cette vie choyée par lui avec un dévouement sans trêve, il devait un
jour la voir s'éteindre! — Mais revenons à l'époque où pour les deux
frères l'avenir semblait n'avoir point de menaces, où, pour le plus
jeune du moins, tout était sourire et promesse, depuis les espérances
qu'autorisaient les progrès accomplis par lui dans l'atelier de son nou-
veau maître, M. Picot, jusqu'aux succès obtenus à notre Ecole des
Beaux-Arts et dont le grand prix de Rome allait être bientôt l'écla-
tante consécration.
Ce n'était pas toutefois que par moments certaines difficultés ma-
térielles ne vinssent à se présenter dans le cours de ses années d'étude.
La pension que la ville de Montpellier avait allouée à Cabanel ne
suffisait pas toujours pour subvenir aux nécessités de l'heure pré-
sente : il fallait bien alors demander un surcroît de ressources à quel-
ques menus travaux acceptés au hasard des rencontres et sans mar-
chander sur le prix. Dix ou douze ans auparavant, et à peu près au
même âge, Hippolyte Flandrin s'était trouvé tout heureux d'inspirer
assez de confiance à un gendarme pour que celui-ci consentît à le
laisser peindre son portrait de grandeur naturelle en échange d'une
rémunération de trente francs, augmentée, il est vrai, l'œuvre une
fois achevée, d'une gratification de cinq francs, en témoignage de la
satisfaction du modèle : la munificence des clients que Cabanel, à son
tour, réussissait à se procurer, ne dépassait guère ces modestes limites,
sauf le jour pourtant où un tableau entrepris à ses propres risques et
exposé au Salon de 1844, Jésus au jardin des Oliviers, lui valut le
gain inespéré d'une somme de cinq cents francs (1).
Le moment était proche d'ailleurs où une récompense bien autre-
ment conforme aux ambitions du jeune artiste allait l'exonérer de ces
préoccupations et le mettre désormais à l'abri de ces éventualités. Dès
l'année suivante, Cabanel remportait le grand prix de Rome, à un
âge où d'ordinaire il est permis à peine d'y aspirer puisque, depuis la
fondation de l'Institut de France, c'est-à-dire dans le cours de près
(1) Ce tableau, peint par Cabanel à vingt ans, se voit aujourd'hui dans l'église
de Saint-Roch, à Montpellier.
NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE M. CABANEL 23y
d'un siècle, deux peintres seulement l'ont obtenu avant vingt ans, et
quatorze, parmi lesquels Ingres et Baudry, entre vingt et vingt-trois
ans. Cabanel a été un de ces rares privilégiés. Pour surcroît de bonne
fortune, ce fut à une mesure tout inusitée, à une sorte de dérogation
aux règlements, motivée par la valeur exceptionnelle de son œuvre,
qu'il dut en i8q5 de recevoir le titre de premier grand prix, en même
temps que ce titre était conféré à un autre.
Le jour du jugement, en effet, les suffrages de l'Académie s'étaient
portés d'abord sur le tableau d'un des concurrents de Cabanel, Léon
Bénouville, le futur auteur de cette touchante composition, la Mort
de saint François d'Assise, aujourd'hui au Musée du Louvre. La dé-
cision une fois prise, il n'avait plus été possible de récompenser que
d'un second prix le tableau de Cabanel. De là, aux termes d'une dé-
claration rendue publique, le regret exprimé par l'Académie « de
n'avoir point à sa disposition un deuxième premier grand prix pour
le lui accorder », les deux ouvrages, inégalement récompensés en fait,
«se distinguant, ajoutait-elle, par des qualités qu'il est rare de rencon-
trer au même degré dans les concours annuels ». L'Académie toutefois
ne voulut pas s'en tenir à l'expression stérile de ce regret. Cette
aànée-là même, le premier grand prix décomposition musicale n'avait
pu être décerné : elle demanda au ministre et elle obtint de lui l'au-
torisation d'attribuer à la section de peinture le prix tombé pour
ainsi dire en déshérence. Grâce à cette substitution d'un peintre à la
place laissée vacante par un musicien, l'Académie de France à Rome
eut son nombre accoutumé de pensionnaires, et l'émule de Léon
Bénouville les mêmes droits et le même sort que son vainqueur d'un
moment.
Les années de séjour à la villa Médicis furent pour Cabanel ce
qu'elles sont et ce qu'elles seront toujours pour ceux qui, admis à
vivre dans ce salutaire milieu, se livrent de bonne foi aux influences
qu'il lui appartient d'exercer; elles furent pour lui une période de
recueillement et d'efforts. Autant qu'aucun des pensionnaires qui
l'avaient précédé ou qui se trouvaient en même temps que lui à
Rome, et beaucoup mieux assurément que quelques-uns de ses plus
récents successeurs, Cabanel sut mettre à profit ces années de l'em-
ploi desquelles dépend le plus souvent pour un artiste le reste de sa
carrière. Les lettres qu'il adressait alors à sa famille, aussi bien que
M°
L'ARTISTE
ses tableaux d'envoi, — et chacun de ceux-ci attestait un progrès, —
montrent assez avec quel ferme sentiment de tous ses devoirs, avec
quelle intelligence des vrais intérêts de son talent, il travaillait à s'éle-
ver de plus en plus au-dessus des ambitions vulgaires ou, dans cer-
tains moments périlleux, à se raidir contre le de'couragement. « Je
me suis imposé, écrivait-il un jour à son frère, une grande tâche, une
tâche bien difficile, bien redoutable, puisque je cherche à figurer
l'image du maître éternel du ciel et de la terre, à représenter Dieu
enfin et, à côté de lui, une de ses plus sublimes créatures, divinisée en
quelque sorte par son contact... Cela doit te donner une idée du genre
de mes préoccupations et te faire penser combien elles m'absorbent.
Ce terrible travail avance pourtant, mais ce n'est pas sans de cruels
déboires. C'est la loi, je le sais, dans la voie où mes instincts m'ont
entraîné et qui est sans doute dans les arts la plus belle de toutes ;
mais il faut se rendre assez fort et l'aimer passionnément pour sup-
porter tous les mécomptes qu'on y rencontre... »
Le tableau dont l'exécution faisait ainsi passer Cabanel par des
alternatives d'enthousiasme et d'anxiété qu'explique de reste l'incom-
parable majesté du sujet, était cette Mort de Moïse, aujourd'hui au
musée de Washington; tableau qui devait constituer son envoi de
dernière année et sur lequel il comptait à bon droit pour se mettre,
dès son retour en France, en sérieux crédit auprès du public. Néan-
moins, avant d'aller à Paris assister à l'exposition de son œuvre, il
s'arrêta à Montpellier où, son voyage une fois payé, il rapportait pour
toute fortune personnelle une somme de trente-six francs. Il avait, on
le voit, grand besoin de s'approvisionner un peu mieux. Aussi pro-
fita-t-il de son séjour momentané dans sa ville natale pour se procurer,
au moyen de quelques portraits, les ressources qui devaient lui per-
mettre de continuer sa route et de s'installer à Paris; mais le principal
pour lui n'était pas là. Le désir qu'il avait voulu avant tout satis-
faire, c'était celui de se retrouver au milieu des siens pour se dédom-
mager auprès d'eux de sa longue absence et pour les aider à se rési-
gner au vide que la mort venait de faire au foyer commun. L'aine
des frères et des sœurs de Cabanel, homme bon et dévoué, qui tenait
dans la famille la place du père dès longtemps disparu, avait suc-
combé pendant que le jeune artiste était encore à Rome, et la douleur
de celui-ci, à la nouvelle de cette perte, s'était traduite dans des
NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE M. CABANEL 241
termes dignes d'être recueillis parce que, en même temps que la cha-
leur de son affection fraternelle, ils révèlent sans équivoque les plus
secrets instincts de son cœur. « O misère ! écrivait-il à cette époque,
il était donc dit qu'en embrassant, il y a quatre ans, mon pauvre
frère, je l'embrassais pour la dernière fois! Vois-tu, cher ami, le
plus terrible dans la mort c'est d'être appelé à comparaître devant
Dieu sans avoir rempli ici-bas la mission imposée par lui. Notre bien-
aimé frère a noblement rempli la sienne Les souvenirs sacrés qu'il
nous laisse seront pour nous un appel permanent au devoir. »
Le vœu que formait alors Cabanel de se rendre un jour utile aux
enfants de son frère et aux membres de sa famille a été, vous le
savez, Messieurs, pleinement exaucé; mais sait-on aussi bien, les
amis même les plus anciens de Cabanel savent-ils que longtemps
avant d'exercer cette influence bienfaisante, il faillit presque renoncer
à l'espoir et aux moyens de l'acquérir, et qu'à un certain moment,
unique certes dans sa vie entière, il se sentit, lui si courageux d'ordi-
naire, si accoutumé à envisager son devoir en face, tenté de fléchir et
de se dérober?
Ce fut à l'occasion de cette Mort de Moïse dont je parlais tout à
l'I. jure que l'incident se produisit. Rentré dans Paris, Cabanel avait
hâte de revoir son œuvre exposée depuis la veille à l'Ecole des Beaux-
Arts. Il venait de sortir de chez lui lorsque ses yeux tombent sur un
journal où il aperçoit tout d'abord son nom : « J'eus la curiosité,
écrivait-il quelques jours plus tard, de lire cet article où l'on s'oc-
cupait de moi; jamais effondrement pareil à ce qui s'ensuivit. Ce
tableau où j'avais mis toute mon âme, un journaliste en se jouant le
couvrait de boue; ce qui avait été pour moi une source d'espérance et
de bonheur devenait maintenant un supplice. Je sentis mon âme
bouillonner et, malgré cela, je me décide à aller à l'École. Je traverse
le pont des Arts. Oh ! dans ce trajet, j'ai souffert tout ce qu'un cœur
peut souffrir. Il me semblait que l'eau m'attirait. Vraiment sans le
souvenir de ma mère et de vous tous, c'en était fait de moi !... »
Répondre par le suicide aux attaques plus ou moins injurieuses
d'un feuilleton, c'eût été sans doute s'exagérer singulièrement la portée
de l'offense et se venger plus que de raison de l'agresseur. Cabanel
prit le bon parti en continuant son chemin jusqu'à l'École, où les
éloges qu'il reçut en face de son tableau achevèrent bientôt de le
L'ARTISTE
détourner de son lugubre dessein et de lui rendre la confiance en lui-
même, si violemment ébranlée un instant auparavant.
Rien de mieux justifié d'ailleurs que les encouragements générale-
ment donnés alors au peintre de Moïse, sauf pour nous aujourd'hui
à lui savoir plus de gré encore d'œuvres produites à d'autres époques.
Lu tableau auquel Cabanel a dû le commencement de sa réputation
était en effet un ouvrage remarquable, très savant même, mais d'une
science un peu empruntée, d'une vigueur un peu trop renouvelée dans
la conception et dans le style des exemples que nous ont légués le
peintre des Voûtes de la chapelle Sixtine et le peintre de la Vision
d'E\échiel. Il y avait là les témoignages manifestes d'un talent bien
informé, déjà mûr à certains égards : on ne pouvait y pressentir
encore ces mérites tout autrement personnels, ces qualités de délica-
tesse et de grâce que les œuvres qui suivirent allaient si heureuse-
ment mettre en lumière.
Le premier travail qui fournit à Cabanel l'occasion de se montrer
plus indépendant fut une série de peintures décoratives pour un des
salons de l'ancien Hôtel de Ville de Paris, peintures représentant les
Dou^e Mois de l'Année. Comme celles dont Lehmann avait orné la
galerie des Fêtes, comme d'autres monuments considérables de l'art
contemporain, elles ont péri dans l'incendie de 1871 ; mais les car-
tons d'après lesquels Cabanel les avait exécutées sur place ont été
assez récemment reproduits parla gravure. A défaut du charme que
les originaux empruntaient d'un coloris attrayant et limpide, on peut
donc, même aujourd'hui, apprécier à leur valeur ces compositions
vraiment neuves sur des thèmes tant de fois traités déjà.
Toutes les peintures décoratives signées par Cabanel ont au reste,
quelle qu'en soit la date, cette fraîcheur imprévue dans l'invention et,
dans l'effet pittoresque, cette suavité. Qu'il ait à figurer, pour orner
les plafonds ou les murs de quelques habitations particulières à Paris,
les Quatre Ages de l'homme ou les Quatre Eléments, les Cinq Sens ou
les Heures, il ne se contentera pas de juxtaposer suivant les règles les
hôtes d'un Olympe banal ou les représentants mythologiques attitrés
des passions, des voluptés ou des phénomènes terrestres. Ici les plai-
sirs delà jeunesse, les joies plus pures de la famille ou les graves
plaisirs de l'étude sont personnifiés, en regard d'une image des tra-
vaux des champs, par des êtres sans consécration classique, sans éti-
NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE M. CABANEL 243
quette historique ou légendaire. Un jeune homme élégamment vêtu à
la mode du xvL' siècle a pour échanson une sorte d'Hébé anonyme
dont le corps est à peine recouvert d'une draperie légère. Là, au lieu de
l'Apollon officiel et de ses neuf compagnes inévitables, des figures
imaginées en dehors du Dictionnaire de la Fable ou des recettes
d'école, représentent les Arts, les Sciences et les Lettres, sous des
apparences renouvelées, moitié des souvenirs de l'antiquité grecque,
moitié des souvenirs de la renaissance italienne, — ou plutôt toutes
ces figures n'appartiennent ni à un pays spécial ni à une époque.
Elles appartiennent, sans acception d'âge ni de costume, à la famille
humaine; elles résument des idées ou des sentiments communs à
tous.
Enfin, là même où le caractère expressément mythologique du
sujet interdisait, sous peine de contresens, les libertés prises ailleurs,
lorsqu'il s'agissait, par exemple, pour Cabanel de retracer le Triom-
phe de Flore sur le vaste plafond qui surmonte l'escalier d'un des
anciens pavillons des Tuileries, c'était avec le même soin qu'il évitait
de tomber dans l'imitation inerte d'un certain style ou de certains
types; c'était avec la même habileté qu'il trouvait le secret d'intéresser
à la fois l'esprit et le regard à une scène dont la poésie toute de sur-
face ne pouvait ressortir que de l'harmonieuse combinaison des lignes
et des séductions du coloris. Dérouler pour ainsi dire d'un bout à
l'autre d'un champ immense une guirlande de formes et de tons qui
devaient s'associer sans se confondre et se définir sans s'isoler ; don-
ner à chaque figure, à chaque ajustement, à chaque accessoire, une
signification précise, sans que ces explications de détail compromis-
sent l'unité de l'ensemble, — tel était le problème que Cabanel avait
à résoudre et qu'il a résolu avec autant de grâce que d'autorité. Bou-
cher et les peintres de son école au xvin0 siècle se fussent contentés en
pareil cas de tracer du bout du pinceau quelque madrigal pittoresque
dans le style fardé du temps, et de transformer en suivantes de Flore
les héroïnes du monde galant ou les bergères de la Comédie italienne;
à une époque plus rapprochée de la nôtre, certains élèves de David
eussent tout uniment groupé sur la toile une douzaine ou deux de
statues coloriées : Cabanel a placé son idéal plus haut et cherché ses
inspirations en meilleur lieu. Si agréable, si franchement décoratif
qu'en soit l'aspect, son œuvre se distingue plus remarquablement
244 L'ARTISTE
encore par l'élévation du style et par le charme sérieux des inten-
tions : intentions d'un caractère très personnel et de la valeur des-
quelles il semble que l'artiste lui-même ait eu pleine conscience lors-
que, au moment de livrer son travail aux regards du public, il s'épan-
chait ainsi dans une lettre confidentielle : « Mon plafond touche à sa
fin... Il me serait bien doux de pouvoir te le montrer. C'est, selon
moi, ce que j'ai fait de mieux jusqu'à présent. J'ai pris beaucoup de
peine, je me suis bien souvent fait du mauvais sang;mais rien n'égale
la satisfaction que l'on éprouve à voir enfin réussie une œuvre bien à
soi, une œuvre qui est la moelle de vos os, l'essence de votre cœur,
une véritable création en un mot... »
Peut-être en effet, — avec cette radieuse Naissance de Vénus qu'il
suffira de mentionnner pour en rappeler à chacun la rare élégance et
le lumineux coloris, — peut-être le Triomphe de Flore est-il, dans
l'ordre des sujets mythologiques, l'ouvrage le plus original et, en
même temps, le plus achevé qu'ait laissé Cabanel. En tout cas, dans
le domaine de la peinture d'histoire proprement dite, il n'y aura que
stricte justice à tenir pour son chef-d'œuvre la suite des scènes con-
sacrées sur les murs du Panthéon à la mémoire de saint Louis, — de
même que s'il fallait, parmi tant de beaux portraits exécutés par lui,
désigner celui qui démontre le mieux la supériorité de son talent dans
ce genre spécial, ce serait sans doute l'admirable toile représentant la
Fondatrice de l'Œuvre des Petites Sœurs des pauvres qu'il convien-
drait de choisir : portrait absolument irréprochable, qui, par l'onction
du style, par la savante simplicité de la mise en scène, par l'expres-
sion pénétrante de la physionomie intime et des habitudes morales
du modèle, mériterait de prendre place un jour au musée du Louvre,
en regard de ces deux Religieuses de Port-Roj-al dont le pinceau de
Philippe de Champaigne a dépeint l'âme aussi visiblement pour nous
qu'il en a reproduit la personne extérieure et les traits.
Est-ce donc qu'avant d'exécuter le noble ouvrage qui paraissait il y
quelques années seulement, Cabanel n'avait pas donné la mesure de
son habileté à rendre, avec la même justesse que les apparences phy-
siques, les coutumes d'esprit particulières, les caractères secrets des
personnages qui posaient devant lui ? Les beaux portraits, entre bien
d'autres, de M. Roither et de l'architecte M. Armand suffiraient de
reste pour prouver le contraire. Ils montreraient en outre, et non
NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE M. CABANEL z45
moins clairement, ce que, au point de vue technique, la manière de
Cabanel a en soi de distinctif et de nouveau. Dans cet art du portrait
où tant de peintres appartenant à notre école ont successivement
excelle, — depuis Clouet et ses émules au xvi" siècle jusqu'aux con-
temporains ou aux continuateurs de Rigaud et de Largillière et depuis
ceux-ci jusqu'à Ingres, Flandrin, Lehmann, Baudry, sans parler des
maîtres qui nous restent, — Cabanel a su, avec une finesse qui lui est
propre, allier à la véracité la plus scrupuleuse l'indépendance du goût
dans l'emploi des moyens d'expression. Les portraits de femmes, par
exemple, que pendant plus d'un quart de siècle il n'a cessé d'envoyer
d'année en année aux Salons ou à des expositions particulières, trou-
veraient-ils de nos jours des équivalents ailleurs ? D'autres peut-être
auront dans l'exécution d'œuvres de ce genre apporté plus de brio,
plus d'ampleur, ou parfois plus de sévère simplicité : nul n'y aura mis
plus de délicatesse, nul mieux que lui n'aura compris la femme qui
est véritablement une femme du monde. Cette grâce aisée, ce charme
tout en nuance qui vient de la race, de l'éducation, des habitudes, il
en a été, — on le disait naguère avec raison, — l'interprète excep-
tionnellement ingénieux et comme le poète. Depuis la jeune fille parée
pour une fête jusqu'à l'aïeule en habits de deuil, il a réussi à person-
nifier sous des formes également significatives la confiance ingénue,
les joies sans arrière-pensée d'une vie à son aurore et la tristesse
sereine d'une vie qui s'achève, désabusée par les épreuves de la
croyance au bonheur ici-bas, mais malgré tout fidèle encore aux sou-
venirs et aux coutumes du milieu où elle s'est écoulée. En un mot,
dans les rangs de la société d'élite qui lui fournissait le plus ordinai-
rement des modèles, Cabanel n'aura rencontré aucun type dont il ne
fût en mesure de sentir et de rendre à souhait la dignité, la mélancolie
ou la grâce.
Que si, en dehors des œuvres sorties directement de la main de
Cabanel, on veut se rappeler toutes celles qu'il a suscitées par ses
encouragements ou améliorées par ses conseils; si l'on veut tenir
compte du nombre et surtout de la diversité des talents formés dans
le cours des trente dernières années à son école, — depuis Henri
Regnault, le premier en date de ceux qui la quittèrent pour la villa
Médicis jusqu'à tant de peintres d'histoire, de genre, de portrait, de
paysage même, dont les ouvrages figurent avec honneur dans chacune
24C L'ARTISTE
de nos expositions périodiques, — on appréciera en même temps que
l'étendue de l'influence exercée par le maître, le rare libéralisme de
ses doctrines et le désintéressement absolu de ses enseignements.
Jamais chef d'école en effet ne songea moins que celui-là à exiger de
ses élèves qu'ils ne vissent que par ses propres yeux, qu'ils ne crus-
sent qu'à l'autorité de ses exemples; jamais guide ne fut à la fois
mieux disposé et plus expert à diriger chacun dans sa voie particu-
lière et à proportionner à la nature de ses aptitudes les indications ou
les avis qu'il convenait de lui donner.
Oui, les résultats obtenus en font foi, Cabanel a eu au plus haut
degré ce don de pénétration et cette généreuse abnégation personnelle.
Que de jeunes intelligences n'a-t-il pas ainsi fécondées ou peut-être
révélées à elles-mêmes! De combien de talents n'a-t-il pas assuré
l'éclosion par cela seul qu'il avait su dès le premier moment en cul-
tiver les germes sans les contraindre ! Aussi la confiance était-elle
grande et la reconnaissance devait-elle être durable chez tous ceux qui
se succédaient dans son atelier. Plusieurs à leur tour se sont élevés aux
premiers rangs ; beaucoup aujourd'hui, dans tous les genres de pein-
ture, contribuent à maintenir en bon point l'école française : en est-il
un seul parmi eux qui ne sente, qui ne proclamerait au besoin ce
qu'il a dû à son maître et ce qui revient de droit à celui-ci dans la
réputation acquise ou dans les succès de chacun?
Nulle part d'ailleurs, moins qu'ici, le souvenir ne saurait se perdre
de l'intérêt actif que Cabanel portait à ses élèves. Qui de vous, Mes-
sieurs, ne se rappelle l'empressement avec lequel son regard interro-
geait leurs œuvres dès le seuil de la salle où étaient exposés les mor-
ceaux de concours soumis au jugement de l'Académie, et, lorsque
telle de ces œuvres lui paraissait mériter vos suffrages, le zèle qu'il
mettait à en faire ressortir les qualités? Il pouvait bien arriver par-
fois qu'à force de bienveillance il ne laissât pas involontairement de se
les exagérer quelque peu à lui-même; mais le plus souvent ses préfé-
rences spontanées ne se trouvaient-elles pas d'accord avec votre jus-
tice puisque, outre onze premiers grands prix de Rome, vingt-six
seconds grands prix ou mentions ont été, depuis l'année 1866, décer-
nés par vous à des peintres dont Cabanel avait été le professeur ?
La mort, une mort brusque, à peine pressentie autour de Cabanel,
même quelques instants avant celui qui devait être pour lui le der-
NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE M. CABANEL 247
nier, est venue, au commencement de l'année où nous sommes, gla-
cer ce cœur chaleureux et dévoue', immobiliser cette main si habile.
Cabanel a succombé, à un âge qui n'était pas encore la vieillesse,
dans tout l'éclat d'une renommée déjà longue et d'un talent plus sûr
que jamais. Il a jusqu'à la fin travaillé avec une ardeur que n'avaient
pu ralentir depuis deux ans les atteintes du mal qui devait un jour
l'emporter, et dont il croyait réussir à enrayer les progrès à force
d'énergie morale et de vaillante résistance. Nous ne le verrons plus
dans le sein de cette famille académique à laquelle il appartenait
depuis 1 863, occuper sa place accoutumée à côté des plus chers com-
pagnons de sa jeunesse et des maîtres d'une autre époque ou d'une
autre origine devenus comme eux ses amis : mais quelque pénible
pour nous que puisse être désormais son absence, elle ne laissera pas
s'affaiblir notre attachement à sa mémoire et, — je l'affirme en votre
nom, Messieurs, — le respect qu'inspire à quiconque en a été témoin
cette vie si méritoire dans son unité et à tous égards si bien remplie.
V" HENRI DELABORDE.
LA PEINTURE MODERNE
A L'EXPOSITION UNIVERSELLE
aissons de côté les vaines classifica-
tions des Beaux-Arts à l'Exposi-
tion universelle. La vérité est que
nous avons devant les yeux cent
ans de peinture et que nous pou-
vons nous permettre un jugement
non seulement sur le passé mais
encore sur le présent.
Les artistes de la nouvelle école
— les modernistes — nous refu-
sent ce droit. Ils sont nouveaux,
disent-ils; nous ne pouvons les mettre à la place qui leur est due et
si le public ne les aime pas autant qu'ils s'aiment, il faut en accuser
la résistance instinctive de la foule à tout ce qui est nouveauté.
L'Exposition centennale leur donnerait tort si elle était plus com-
plète, si, au lieu de commencer à 1789, elle avait commencé à 1770.
Les dates des évolutions artistiques ne se précisent pas comme les
dates de la chronologie. L'année 1789 fut si prodigieuse, renversa
LA PEINTURE MODERNE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE 249
d'une telle secousse l'ancien édifice social, que nous ne pouvons
nous défendre de cette idée qu'un ouragan terrible dépeupla la
France en un jour et que, le lendemain, une génération nouvelle,
comme une moisson subite, se trouva debout, d'un seul coup, pour
remplacer les disparus et refaire le monde. L'art ne connaît pas ces
transformations foudroyantes et son vrai centenaire remonte à quel-
ques années plus haut. Si l'on avait pu transporter au Champ de
Mars quelques-unes des toiles du Louvre, nous aurions eu sous les
yeux un cycle complet et nous aurions pu faire de curieux rappro-
chements entre la peinture de la fin du xvni0 siècle et la peinture con-
temporaine.
Dans la deuxième moitié du siècle dernier, l'art s'affine, se subti-
lise, s'anémie. Les colorations chaudes et sanguines disparaissent, et
le bleu envahit toutes les palettes, comme, de nos jours, le violet a
remplacé partout la brûlante couleur des maîtres de i83o. Chez
Greuze et chez tous ses contemporains, avant l'arrivée de David, chez
les peintres de figures comme chez les paysagistes, un voile bleuâtre
couvre tout, l'ombre et la lumière, les chairs et les vêtements, les
horizons et les premiers plans. Alors comme aujourd'hui, mêmes
conventions de tonalités, même insuffisance de dessin et de compo-
sition, même petitesse, même absence d'expression. Notre nouveauté
n'est que le retour de la décadence périodique de l'art.
Et la démonstration est encore rendue plus complète par la visite
la plus sommaire à l'Exposition centennale. Cette Exposition qui,
dans la pensée de ses organisateurs, devait constater la supériorité de
l'art moderniste et la défaite définitive de la peinture d'histoire
comme de l'art romantique, aboutit à la glorification complète des
maîtres de i83o et à l'apothéose du plus intransigeant des peintres
d'histoire, David, comme du plus sévère des réalistes, Ingres. L'école
nouvelle fait mince figure devant le Sacre de Napoléon; nos jeunes
peintres n'ont encore rien produit qui promette une œuvre aussi
implacable de dessin, aussi hardie de geste que Jupiter et Thétis.
Tout, d'ailleurs, dans ces galeries d'art rétrospectif est jeune et
moderne. Tout y est sain : on y respire à l'aise. Au milieu de tous
ces paysages on se sent en pleine campagne, dans le parfum des
champs et des forêts ; on se sent en pleine humanité devant tous
ces portraits. Partout, l'œil est satisfait, partout l'esprit s'ouvre et
2 3o L'ARTISTE
s'épanouit. On ne se demande pas si tel ou tel a du talent; il n'y a
pas de discussion, le consentement est unanime. Il n'en a pas toujours
été ainsi, il est vrai, et certains de ces maîtres applaudis aujourd'hui,
ont fourni leur nom au martyrologe de l'art; mais s'ils furent
rejete's par leurs contemporains, ce ne fut seulement que pour avoir
mis trop de nature et pas assez de conventions dans leurs tableaux.
Au rez-de-chaussée, dans les salles où l'école moderniste expose
ses dernières productions, on ne peut se défendre d'un secret malaise.
On se trouve sous un autre ciel, dans un autre climat, devant une
nature qui n'est pas celle qui nous entoure; tantôt une brume blanche
et opaque, tantôt des reflets violacés s'étendent uniformément sur ces
paysages et ces portraits. Où est le soleil ? Où est la chaleur? Où est
le sang? Où est la vie? Nous savons bien qu'il s'agit ici du plein air,
chose toute nouvelle et dont les maîtres anciens ne se doutèrent pas.
Nous savons bien que la découverte est réelle et qu'avant Manet, le
mot n'avait pas été prononcé; mais le public, indifférent aux théories
nouvelles et ne jugeant que ce qu'il voit, s'étonne d'une si profonde
différence entre les oeuvres anciennes et les œuvres contemporaines.
Où est la vérité? Qui se trompe? Assurément la jeunesse a raison
puisqu'elle l'affirme, cependant il serait bien osé de soutenir que ni
Rousseau, ni Millet, ni Corot ne surent mettre sur leurs toiles l'air
et la lumière.
Il est certain que le bleu et le violet existent dans la nature,
mais ils y existent en même temps que des milliers d'autres
reflets dont les peintres ne se préoccupent pas ou qu'ils ne voient
point. L'art n'est, par lui-même, qu'une généralisation; la repro-
duction de certains aspects particuliers de la nature relève plus de la
curiosité que de l'art. Celui qui choisit un des innombrables reflets
qui nous entourent et en couvre sa toile en sacrifiant tous les autres,
est plus loin de la vérité éternelle que celui qui, sans rien analyser,
reproduit les objets tels qu'ils se présentent au premier coup d'œil.
Nos yeux, s'accoutumant à l'analyse, perçoivent peut-être quelques
couleurs que nos ancêtres ne voyaient point; soit. Mais l'art ne
bénéficie de cette acquisition que comme d'un détail, car jamais notre
œil, si borné, si imparfait, ne percevra l'infinité des jeux de la
lumière. Et les percevrait-il tous, que nous n'aurions pas encore le
droit de dire que nous possédons la vérité, étant comme nous le
LA PEINTURE MODERNE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE z5i
sommes, dans l'incertitude absolue de la véritable couleur des objets.
La forme des choses, vue par l'œil et contrôlée par la main, nous
donne au contraire une pleine satisfaction. Il ne s'agit plus ici de
feuilleter le Contraste simultané des couleurs, de juxtaposer des
complémentaires sur une toile et de se dire que l'œuvre d'art est
complète quand elle est jolie de valeurs; il s'agit de la vérité éternelle
des formes.
La plupart de nos artistes semble ignorer que, dans la nature, toute
forme n'existe que par suite d'un nombre infini d'enchaînements néces
saires, de lois inéluctables. Celui qui modifie une forme ancienne, fait
entrer l'illogisme, la fantaisie puérile, dans l'ordre absolu des trans-
formations; il crée un monstre dont il ne pourrait justifier l'existence.
Celui qui, au contraire, reproduit fidèlement un contour ou un modelé,
reproduit la forme visible d'un mystère plus grand que les plus hautes
conceptions humaines. Une forme exacte contient une parcelle de vérité
complète et c'est par là que les anciens maîtres, si pieux observateurs
de la nature, sont assurés de vivre dans notre admiration, malgré les
siècles qui ont flétri l'éclat premier de leurs tableaux.
Ils avaient aussi tenu compte de quelques observations qui leur
avaient paru être les fondements de leur art, par exemple que tous
les objets ont leur relief, que leurs surfaces, en perspective, nous
apparaissent polies, que, dans la nature, on ne voit pas de tou-
ches, etc., etc. Ces remarques élémentaires n'ont pas été, pour eux,
de ces règles qui arrêtent le génie. Elles les ont, au contraire, puis-
samment soutenus, et ont contribué, pour une bonne part, à
l'indestructible solidité de leurs œuvres.
Aujourd'hui, la probité rigoureuse du dessin est méprisée comme
le souci de la composition. A quelques exceptions près, les œuvres
contemporaines ne vont pas plus loin que l'ébauche et les plus
applaudies ne sont que des esquisses heureuses. Et si l'on y rencontre,
à tout instant, le germe des plus brillantes qualités, l'élégance, l'ha-
bileté de facture, l'intelligence des valeurs, ce ne sont là que des
promesses en fleurs que ne fécondent ni la conscience austère ni le
labeur implacable. Nous avons besoin d'un David.
GASTON SCHÉFER.
1889 — L'ARTISTE — T. II 17
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT »
Suite (i)
près la très heureuse opération
qui venait de rendre au tableau
d'Amsterdam une partie de son
ancienne jeunesse, un sentiment
de curiosité assez naturel devait
inciter bien des gens à s'enquérir
de ce que le tableau avait pu être
au moment où le grand artiste,
en 164-2, venait d'y poser la der-
nière touche.
Le moyen le plus simple de s'éclairer eût été, semble-t-il, de tenir
à peu près ce langage à la commission chargée par la municipalité
d'Amsterdam de conserver les tableaux appartenant à la ville :
" Messieurs, maintenant que votre habile dévernisseur a si heureu-
sement rempli la mission que vous lui aviez confiée, vous vous
rendez compte des changements qu'une simple revivitieation du
vernis, précédée d'un léger commencement de dévernissage, a fait
subir à la Ronde de nuit. Le résultat est très beau. Néanmoins vous
11 Voir L'Artiste de septembre (1SS9, II, 1771.
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT » 253
pouvez constater sans peine que le vernis a disparu inégalement dans
les diverses régions de la surface de la peinture. Un dévernissage
plus complet, plus égal par cela même, rapprocherait la Ronde de
nuit de son état primitif. Il faut donc prier M. Hopman de recom-
mencer son œuvre et de la pousser jusqu'au bout. » Vous devinez sans
peine combien ce discours aurait eu peu de chances de succès. On ne
recommence pas au pied levé une opération semblable.
Restait un autre moyen d'investigation, moins direct mais presque
aussi sûr : c'était de demander au directeur, si consciencieux et si
éclairé, de la National Gallery, Sir Frédéric Burton, s'il ne jugerait
pas convenable d'éclaircir la question en faisant dévernir la précieuse
copie exécutée par Lundens d'après la Ronde de nuit. En effet, la
copie de Lundens, beaucoup moins maltraitée que l'original, avait
été pourtant passablement jaunie et quelque peu obscurcie par deux
ou trois couches d'un vernis très ancien.
Sir Fr. Burton avait de tout temps attribué une certaine importance
à cette copie. En juin 1887, dès que l'agrandissement de son beau
musée avait rendu un remaniement possible, il avait fait descendre le
Lundens de sa place un peu hors de vue, pour le mettre sur la
cimaise, en bonne lumière. Notre suggestion au sujet d'un dévernis-
sage possible ne fit, pour ainsi dire, que devancer ses propres inten-
tions. Réponse courtoisement affirmative, dévernissage du petit
panneau, envoi d'une grande et belle photographie d'après le tableau
nettoyé et de renseignements précis sur les changements survenus, —
tout cela se succéda avec une rapidité merveilleuse. Nous aurions eu
entre les mains la baguette d'une fée, que les choses ne se seraient
pas passées plus rapidement, ni plus agréablement.
Mais les lecteurs de L'Artiste n'ont eu que par fragments épars
l'histoire du petit tableau; et s'ils connaissent maintenant nos opi-
nions sur la couleur primitive de l'original, ils ont le droit de se
trouver moins renseignés sur le fait de sa mutilation. Reprenons
donc par le menu le récit de nos recherches.
En 1882, époque du voyage à Londres, auquel nous avons fait
plusieurs fois allusion, aucun des écrivains d'art qui avaient publié
des études sur la Ronde de nuit n'avait attaché d'importance à la
copie de Londres; aucun d'eux ne s'était aperçu qu'elle donnait des
renseignements précis sur l'état primitif de l'original. Dans cette
254 L'ARTISTE
copie, en elïet, non seulement la couleur est beaucoup moins rompue
et la clarté beaucoup plus grande, mais la composition y est plus
large en tous sens; le drapeau n'est plus tronqué par le bord supé-
rieur du cadre, il a assez d'espace pour flotter librement; entre la
bordure inférieure et la pointe du pied du capitaine, il y a une
distance appréciable, suffisante pour donner du recul aux figures;
du côté droit, on voit presqu'en entier le corps du tambour, dont la
tète ne sort plus de derrière le cadre comme d'un guignol; enfin, du
coté gauche, il y a place pour un bord de quai, un parapet de pont et
trois figures plus ou moins cachées par le parapet.
Dès le premier coup d'ceil, notre conviction fut faite : nous avions
sous les yeux une copie fidèle de l'œuvre originale, et il ne nous
restait plus qu'à chercher par quel concours de circonstances le
chef d'oeuvre avait perdu, en même temps que sa clarté, des portions
importantes de sa composition primitive.
Aucune objection possible, d'ailleurs. La peinture de Londres
étant d'une fidélité scrupuleuse dans toutes les parties qui se retrou-
vent encore à Amsterdam, il était évident que les parties manquantes
dans l'original avaient été coupées. Que la mutilation fut le fait de
Rembrandt lui-même, il n'y fallait pas songer. Le grand Hollandais
aurait étriqué volontairement sa composition en lui ôtant tout ce qui
lui donnait de l'espace, de la légèreté, de l'élégance, de l'air respira-
ble ? Non, cent fois non !
Du reste, le fait de la mutilation avait été affirmé il y a très
longtemps; et une tradition entêtée avait persisté à ce sujet parmi les
artistes. Certains disaient que la toile était repliée en partie derrière
le cadre. Les historiens d'art, qui se croyaient mieux renseignés, qui
savaient par exemple que le tableau avait été rentoilé en i85'2 par
M. Hopman père, ne pouvaient attacher aucune importance à ce
racontar. Ils niaient la mutilation tout simplement. Consciencieux
comme il convenait à leur profession d'historiens, ils citaient, mais
plutôt à titre de curiosité sans conséquence, les documents qui plai-
daient en faveur de l'idée d'une mutilation.
En i852, M. Schcltema, le savant archiviste d'Amsterdam, un des
hommes qui ont le plus contribué à élaguer les nombreuses erreurs
dont la biographie de Rembrandt était encombrée, profita de l'inau-
guration de la statue du grand artiste à Amsterdam pour résumer
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT »
dans un discours très remarquable ses récentes recherches. Peu de
temps après, il publia ce discours en brochure, en y ajoutant une
masse de documents presque tous inédits. Mais ni Gérard Je Nerval,
qui avait assisté à l'inauguration de la statue et qui en avait rendu
compte dans la Revue des Deux-Mondes, ni le Bulletin de l'Académie
royale de Belgique, ni le Kunstblatt, ni VAthenceum, ni les autres
journaux ou revues qui résumèrent la brochure ne firent attention au
passage suivant du discours de M. Scheltema :
« J. van Dijk a écrit sur cette œuvre d'art (la Ronde de nuit), qui se
trouvait dans la petite salle du conseil de guerre, à l'ancien hôtel de
ville, une page remarquable : « Ce tableau, dit-il, est digne d'admi-
« ration au point de vue de la puissance singulière du pinceau. C'est
« un vigoureux effet de soleil, très brusquement rendu parla couleur,
« et il est très surprenant qu'une telle rudesse ait pu se concilier avec
« une telle netteté; car la bordure du pourpoint de buffle du lieute-
« nant est d'une couleur si épaisse, qu'on pourrait y râper de la
« muscade, et l'écusson d'Amsterdam soutenu par un lion est net et
« détaillé comme si la peinture en avait rendu le poli... Il est déplo-
ie rable qu'on ait tant retranché de ce tableau pour pouvoir le placer
« entre les deux portes (de la petite salle du conseil de guerre), car il
i v avait à droite (gauche du spectateur) deux figures de plus, et, à
« gauche (droite du spectateur), l'homme au tambour était entier,
« comme on peut le voir sur le modèle authentique, actuellement
" dans les mains de M. Boendermaker. »
Van Dijk, qui n'a rien de commun avec son homonyme flamand,
vivait au xvni0 siècle. Il publia, en 1758, une Description de toutes les
peintures de VHôtel de ville d'Amsterdam (Beschrijving van aile de
Schilderijen op het stadhuis van Amsterdam., où se trouvait cet
intéressant passage. Mais Scheltema, après l'avoir cité, s'empresse de
dire :
« Il pourrait se faire que le modèle mentionné ne soit qu'une
esquisse de Rembrandt, qu'il n'a pas tout à fait suivie dans son
tableau: du moins il est notoire que, grâce à l'abondance de son
génie et à sa tendance continue à la perfection, il modifiait et amé-
liorait souvent, dans l'exécution, son premier projet. Que ce soit ici
le cas, on peut le supposer plutôt que de croire qu'on ait agit si
impitoyablement à l'égard de l'art. »
256 L'ARTISTE
Impitoyablement? Certes, non : ces choses-là se font presque tou-
jours sans la moindre malice, par pure ignorance; mais M. Scheltema
ne connaissait ni le « modèle authentique », ni la copie de Londres,
et, en présence d'une assertion dont il n'avait pas la preuve matérielle,
il avait peut-être bien le droit de douter.
Burger, qui avait inséré, en i858, dans la Rente universelle des
arts, la traduction de la brochure de Scheltema, et qui en publia,
en 186Ô, une nouvelle édition corrigée et augmentée, était un peu
mieux en mesure de se faire une opinion sur l'hypothèse de la muti-
lation; car il avait eu sous les yeux la grande gravure de Claessens,
œuvre assez médiocre au point de vue de Fart, qui reproduisait assez
exactement la composition primitive. Entre les deux éditions de la
brochure de Scheltema, il avait discuté, dans ses Musées de Hol-
lande, l'assertion de Van Dijk, et il l'avait laissé tomber presque
absolument, disant que les figures ajoutées « n'étaient guère rem-
branesques », ce qui signifiait qu'il aimait mieux les croire inven-
tées par le graveur. Dans la seconde édition de la brochure de
Scheltema, il met simplement en note au bas du passage précité :
« Voir sur cette prétendue esquisse de la Ronde de nuit et sur la
prétendue mutilation : Musées de Hollande, p. 17 et suivantes. » Et
c'est tout.
Vosmaër, dans son excellent ouvrage, Rembrandt, sa rie et ses
œuvres (2e éd., 1876), rappelle négligemment la mention faite par
Van Dijk de « l'esquisse ou modèle en petit » de la Ronde de nuit
qu'aurait possédée M. Boendermaker,et « qui ne s'est plus retrouvée».
Quant à la mutilation, il se borne à dire : « Cette assertion (de
Van Dijk) paraît peu fondée et la composition ne suggère pas l'idée
d'une telle mutilation ». Il est évident, au contraire, et toute personne
qui comparera deux photographies exécutées, l'une d'après l'original,
l'autre d'après la copie de Londres, trouvera aussi évident que le
grand tableau a été mutilé.
Notre premier soin à notre retour de Londres, en 1882, fut de
rechercher l'histoire de la précieuse petite copie. Pour nous, il était
clair comme le jour que cette copie avait été faite au xvu'- siècle,
quand la Ronde de nuit, que l'on appelait alors tout simplement
Sortie des gardes civiques, était encore dans toute sa fraîcheur cl
dans tout son éclat; mais le métier d'un historien quelconque est de
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NI II
mettre sous les yeux des lecteurs le plus grand nombre possible de
preuves convaincantes.
Le Catalogue des peintures de la National Gallery (47e édition, [867)
appelait ce petit tableau Les mousquetaires d'Amsterdam; il ajoutait
sans commentaires : « ... Les principales figures sont des portraits :
les deux figures extrêmes situées à gauche du spectateur ne son!
pas actuellement dans le grand tableau d'Amsterdam, mais elles
sont dans la gravure faite d'après lui par Frey... Cet ouvrage fut
primitivement dans la collection Randon du Boisset, d'où, en 1777,
il passa dans celle de M. Laffitte, banquier à Paris. Il fut importé
plus tard en Angleterre et acheté par M. Gillow. Il fut donné à l'Etat
comme une oeuvre de Rembrandt par le Révérend Thomas Hallord,
en 1857. »
Vosmaê'r répète les mêmes indications, en y ajoutant que « du temps
de Smith, il appartenait à M. William Brelt ». Smith est, par paren-
thèse, l'auteur d'un ouvrage devenu classique, le Catalogue raisonné
des ouvrages des peintres de toutes les écoles, dont le volume qui
s'occupe de Rembrandt parut en 1 836.
Mais avant d'arriver chez M. Randon du Boisset, où était donc
cette précieuse copie? Ici encore on est passé à côté de la vérité sans
l'apercevoir. Mieux que cela, on l'a regardée en face et on ne l'a pas
reconnue.
« On s'étonne, dit Yosmaër, de ne trouver dans les études, les
dessins, les croquis, aucune préparation pour cette œuvre capitale (la
Ronde de nuit). Nous savons seulement que Rembrandt a fait une
esquisse peinte en petit, qui se trouvait dans la collection Boender-
maker en 1768, mais qui ne s'est plus retrouvée : car le petit tableau
de la National Gallery est notoirement une copie. »
L'erreur est vraiment quelque chose de semblable à Protée. Elle
prend toutes les formes avec une subtilité, une aisance d'allures dignes
de l'insaisissable dieu marin. Dans le cas actuel, par exemple, peut-on
mieux raisonner que ne le fait Vosmaè'r ? D'un côté, voici une œuvre
« qu'on n'a jamais retrouvée » et que Van Dijk signale positivement
comme le « modèle authentique », peint par Rembrandt lui-même,
du grand tableau d'Amsterdam; d'autre part, voilà un ouvrage
dont la facture unie et calme dénote clairement la main d'un sage
copiste. N'est-il pas évident que ces deux peintures sont bien
258 L'ARTISTE
distinctes et qu'on ne peut les confondre sans tomber dans une erreur
grossière ?
Cela est évident peut-être, mais cela est faux, par la raison bien
simple que la prétendue esquisse originale, le prétendu « modèle
authentique » n'a jamais existé. Ce que Van Dijk appelait ainsi n'était
rien autre chose que la fameuse petite copie de Londres. Nous allons
le prouver.
Vosmaër, à propos de ce qu'il croit être une « esquisse » ou une
« ébauche », cite et traduit en partie le passage suivant du catalogue
publié pour la vente de la galerie Boendermaker, qui eut lieu en 1768
à Amsterdam. Nous le traduisons intégralement : « Un très beau
tableau représentant la sortie d'une compagnie de gardes civiques
sous la conduite du capitaine Frans Banning Kok, seigneur de
Purmerland et Ilpendam, lieutenant Willem van Ruitenberg, sei-
gneur de Vlaardingen, porte-drapeau Jan Visscher Cornelissen et
quelques autres personnages appartenant à cette compagnie et quel-
ques spectateurs; composition de plus de vingt-cinq figures; ce tableau
est étonnant par la grande force et l'exécution extraordinaire, et par
le grand éclat du soleil; peint d'une manière très claire sur un pan-
neau de 26 pouces 1/2 de hauteur sur 33 1/2 de largeur. — N. B. Ce
tableau est tout à fait semblable comme composition au tableau peint
par Rembrandt avec des figures de grandeur naturelle, qui se trouve
dans la petite salle du conseil de guerre... etc. »
Peint sur panneau, comme la copie de Londres, avec l'adjonction
des mêmes figures et fractions de figures; peint d'une manière très
claire et remarquable par le grand éclat du soleil, comme la copie de
Londres... Si, avec cela, les dimensions s'accordent, il faudra vrai-
ment beaucoup de mauvaise volonté pour ne pas admettre l'identi-
fication.
Or, le tableau de Londres, mesuré sans cadre, a 26 pouces de
hauteur et 32 3/4 de largeur. Si nous admettons que le tableau Boen-
dermaker a été mesuré dans le cadre, comme cela arrive fort souvent,
cette différence n'aura rien d'extraordinaire, car elle suppose seule-
ment que le cadre cachait un peu plus d'un demi-centimètre du
panneau en haut et en bas, et moins d'un centimètre à droite et à
gauche. Des différences de mesure de cet ordre-là sont tout à fait
acceptables, pour un tableau de trois pieds de long, et ceux qui
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT » 25g
exigeraient une précision plus grande devraient renoncer à identifier
jamais deux tableaux.
Nous pouvons aller un peu plus loin et suivre presque de l'œil le
voyage à la suite duquel un petit tableau disparaît définitivement de
son pays natal sous forme d'esquisse, pour apparaître brusquement
à Paris sous forme de copie.
En effet, on se souvient que sous forme d'esquisse originale, il a été
acheté à Amsterdam, lors delà vente Bocndermaker, en 1768, par un
M. Fouquet. Or, en 1777, AI. Randon du Boisset étant mort, sa célèbre
collection est mise en vente, et sur la première page du Catalogue
des tableaux, dessins, etc. du Cabinet de feu Randon dit Boisset, rédigé
par Rem}' et Julliot, se trouvent les indications suivantes : « Le présent
Catalogue se distribue : à Paris, chez Musier père, quai des Augustins,
chez Pierre Remy, peintre, rue des grands Augustins, chez Julliot,
marchand, rue Saint-Honoré, et chez le sieur Charriot, huissier pri-
seur, quai de la Ferraille; ci Londres, chez M. Thomas major, gra-
veur du roi ; à Amsterdam, chez le sieur Pierre Fouquet Junior; à
Bruxelles, chez M. Danoot, banquier. »
Sauf le dernier, qui est banquier, et le premier, dont la profession
est inconnue, tous les individus nommés sur cette page sont des
artistes ou des marchands d'objets d'art. Fouquet était donc probable-
ment l'un ou l'autre, et si on l'avait choisi pour cette vente c'est qu'il
avait été en relation avec Randon du Boisset. Rien n'est moins éton-
nant que la présence , en 1777, dans la galerie du défunt, du petit
tableau acheté par Fouquet en 1768 à Amsterdam, — à moins que
vous ne préfériez supposer qu'il y a dans tout cela une série prodi-
gieuse de coïncidences, qu'il existait deux Fouquet et deux tableaux,
ou même qu'un seul Fouquet avait eu cette destinée bizarre d'être en
1 777 pour quelque chose dans la vente d'une copie dont personne n'a-
vait jamais entendu parler auparavant, alors qu'en 1768 il avait acheté
une esquisse originale dont on n'a retrouvé depuis aucune trace !
Nous voilà donc en mesure de remonter jusqu'à 1758, époque où
Vun Dijk constate chez Boendermaker la présence de cette copie qu'il
croyait être l'esquisse originale. Mais avant cette époque ?
Ici se place une trouvaille qui n'est pas de notre fait. M. A. de Vries,
conservateur-adjoint au cabinet des Estampes d'Amsterdam (mort
depuis prématurément), avait remarqué dans l'ouvrage bien connu
2Co L'ARTISTE
de Gérard Hoct et Ter Vesten la mention d'une Sortie de gardes
civiques peinte par Gérard Lundens, « tableau très-achevé », vendu
263 florins en 171 2, à la vente de la galerie Van der Liep. Cette men-
tion n'avait pas échappé d'ailleurs à l'éruditet consciencieux Vosmaër;
seulement le biographe de Rembrandt s'était imaginé qu'il s'agissait
d'un grand tableau — disparu aussi depuis lors — que le capitaine
Cock et sa compagnie auraient commandé « vers 1660 » à Gérard
Lundens. Mais M. de Vries, lisant plus attentivement le passage, vit
qu'il s'agissait évidemment d'une copie du tableau de Rembrandt et
identifia sans trop de peine cette copie à celles de Londres. La mort
l'empêcha de publier quoi que ce fût à ce sujet; mais il avait parlé
de sa découverte à plusieurs personnes, entr'autres à M. Bredius,
aujourd'hui directeur du musée de La Haye, et à M. D. C. Meyer
junior.
Reste à savoir sur quel document s'est appuyé Vosmaër pour attri-
buer à l'année 1660 environ la commande faite par le capitaine Cock
à Gérard Lundens du tableau de garde civique qui se trouve être en
définitive notre petit tableau. Nous n'avons pas pu mettre la main sur
ce document; mais en attendant, il reste toujours acquis que la copie
a été exécutée par un artiste contemporain de Rembrandt, plus jeune
de quinze à vingt ans que le maître, et cela du vivant du capitaine
Cock. La date 1660 est donc parfaitement vraisemblable.
Nos efforts pour renouer la chaîne d'une façon continue entre la
copie de Londres et la copie de Lundens n'ont pas pour unique résultat
de contenter les besoins d'exactitude inhérents à tout historien d'art
qui se pique d'être sérieux; ils en auront un autre, direct et pra-
tique, c'est de donner au tableau de Londres la valeur d'un témoin
mieux informé en ce qui concerne l'état primitif de la peinture ori-
ginale.
N'est-il pas évident, en effet, que si le capitaine Cock, si le riche
seigneur de Purmerland et Ilpendam a commandé une copie du tableau
accroché aux murailles de la grande salle du Tir des Arquebusiers,
il a tenu à ce que cette copie lui rappelât le plus fidèlement possible la
peinture originale? Aurait-il permis que le copiste déplaçât le centre
de la composition, agrandît le tableau dans tous les sens, y ajoutât
des personnages et des portions de personnages, remplaçât du foncé
par du clair, des tonalités rousses par une couleur générale blonde,
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT
261
du bleu pur par du vert-bleu dans les bandes sombres du drapeau,
etc. etc. ? Évidemment non.
D'ailleurs, providence inconsciente des chercheurs futurs, le même
capitaine Code avait fait faire, six ou sept ans auparavant, une autre
copie, moins importante comme dimension et comme exactitude dans
le détail, mais qui ne venait pas alfirmer moins nettement le fait de
la mutilation. Force nous sera d'en dire un mot avant d'arriver au
nettoyage des Lundens et aux conclusions définitives qu'on en peut
tirer sur l'état primitif du grand tableau d'Amsterdam.
(A suivre.
E. DURAND-GREViLLE.
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX
Fin (i>
dire vrai, Delacroix ne revint à la
lithographie qu'en [834; d'abord en
faveur de L'Artiste pour lui donner
le Jeune Cliffbrd, puis bientôt pour
commencer la grande série de YHamlel.
Ici encore je crois nécessaire de vous
mettre en garde contre certaines idées
reçues : « Hamlet, treize sujets des-
sinés par Eug. Delacroix. — A Paris,
chez Gihaut », parut seulement en i 843 .
Raisonnant sur ces neuf années qui séparent les premières pièces
des'plus récentes, on a représenté le maître se pénétrant du drame
de Shakespeare par une méditation sans cesse reprise et entretenue,
finissant par enfanter son œuvre après une prodigieuse gestation. Il
su Hit de regarder les dates écrites de sa main sur ses compositions
pour faire évanouir une telle légende : quatre pièces sont datées
de 1834, trois de i835, quatre de i8q3, aucune des années intermé-
diaires : d'où la preuve que YHamlet fut exécuté par inspirations et
(1 ) Voir L'Artiste d'uoùt et septembre (1SS9, II, 104 et 1G8).
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX 2Ô3
par clans, comme tout ce que faisait Delacroix, mais sans rien de cet
appareil douloureux dont on s'est plu à l'entourer et qui ne convenait
pas plus à son génie qu'à son caractère.
Ce qui n'est pas douteux, c'est que VHamlet est justement regardé
comme la plus complète à tous égards des trois grandes suites de
Delacroix. C'est là que sa pensée a montré le plus de profondeur,
c'est là que son dessin est resté en même temps le plus contenu et le
plus décisif; quittant le procédé au lavis, si facilement boueux et
flou, il s'en est tenu au simple crayon et en a su tirer des effets de
lumière et de coloris d'une virtuosité exceptionnelle. Pour parler
dignement de ces treize pièces et des trois autres qui ne furent
publiées qu'au second tirage, après la mort de Delacroix, il faut les
prendre une à une. Mais ce commentaire a déjà été fait plus d'une
fois; notamment par Paul de Saint-Victor, ici même, dans un de ces
articles qu'on ne recommence pas (i), puis par M. E. Chesneau à
l'aide de documents d'un intérêt hors ligne, tirés des cartons de
M. Pli. Burty, et avec ce goût qu'il met à tout ce qu'il touche (2).
Ont-ils tout dit et puis-je encore m'inscrire à leur suite parmi les
commentateurs de Delacroix? Mon excuse est qu'il faut que je vous
pari: ici de VHamlet, dussé-je ne faire que répéter ou citer.
1. La série s'ouvre par une pièce de composition calme, d'exécution
claire et simple : aucun drame ne saurait se passer d'exposition. Ici
c'est bien la reine qui console Hamlet, mais surtout c'est Delacroix
qui nous présente Hamlet et sa mère, au milieu de toute la cour.
Regardez-les bien tous deux, elle dans sa dignité royale, lui dans sa
grâce d'adolescent, afin de ne pas méconnaître leur beauté tout à
l'heure, quand la douleur, l'ironie, le remords, la folie auront passé
sur eux et bouleversé leurs traits.
2. Au reste, vous n'attendrez guère. Voici la Terrasse cPElseneur,
avec une admirable vue de paysage et de créneaux éclairés par la
lune. Le spectre s'éloigne d'un pas automatique, la visière levée, la
face à demi retournée vers 'nous. Qu'il est beau, l'élan du jeune
Hamlet voulant s'arracher aux bras de ses deux amis, et plus
(1) L'Artiste, livraison du i5 juillet 1864.
(2) Peintres et Statuaires romantiques, page 23o et passint. Tous les rensei-
gnements qu'on va trouver sur les dessins pre'paratoires de VHamlet sont em-
pruntes à ce volume excellent.
264 L'ARTISTE
encore à leurs prières, pour courir vers ce fantôme effrayant et
chéri !
3. Nous sommes au lendemain. Hamlet est seul avec le spectre. La
confidence épouvantable est faite : scène de terreur, mais où s'op-
posent à merveille la noblesse du vieil Hamlet et la ruse impétueuse
qui n'est pas un des traits les moins profonds du caractère de son
fils.
4. La folie est arrivée, et l'ironie avec elle : « Que lisez-vous, Mon-
seigneur? — Des mots, des mots, des mots ». Il faut voir l'air pater-
nel et empressé du vieux conseiller de cour, le superbe dédain du
jeune homme. Évidemment, en- faisant sa réponse, Hamlet pose,
mais il pose pour lui-même. En agissant il se regarde agir, en par-
lant il s'écoute. Comment n'aurait-il pas l'air de marcher dans un
rêve? Nulle part cet étrange dédoublement moral n'est traduit
comme ici-, au reste, cette belle pièce, où je n'ai qu'une imperfection
de détail à relever, l'inexplicable draperie qui tombe du bras d'Ham-
let, a été travaillée et méditée par le maître avec une sorte de prédi-
lection. Dans les premiers croquis le livre était presque vertical : il
s'est incliné peu à peu jusqu'à être tel que nous le voyons dans
l'œuvre définitive. Et dans cette seule position du livre, quelle ironie!
C'est ainsi que Delacroix reprenait sa pensée et savait la mûrir.
5. Hamlet raillant Ophélie. « Nous sommes tous d'insignes vau-
riens : ne crois aucun de nous, entre au monastère. » Cette pièce
avait été rejetée de la première publication; quelques lourdeurs
d'exécution s'y mêlent en effet à des beautés de premier ordre.
C'est à Shakespeare lui-même que Delacroix a demandé l'attitude de
son héros : « Cela fait, il m'a lâchée, puis, la tête retournée sur son
épaule, on eût dit qu'il trouvait son chemin sans le secours de ses
yeux, car il est sorti sans se servir d'eux, et jusqu'à la fin il n'a cessé
de diriger sur moi leur lumière ». Hamlet est devenu cruel, insultant,
méchant, brutal même : il dit dans le texte de Shakespeare bien
d'autres choses que les quelques mots transcrits plus haut; il serait
insupportable sans l'infinie douleur qui crispe ses traits. Mais il
soulVre visiblement autant que sa victime, plus qu'elle peut-être, et
c'est ce qui l'absout. Non qu'Ophélie fasse un mouvement : elle est
toute droite sur son siège, les deux mains sur ses genoux, le cou à
peine penché, les yeux clos : on dirait presque d'une statue. Mais
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX
205
quel grand geste désespéré tut jamais éloquent comme cette muette
attitude: Toutes les fureurs de l'orage sont exprimées dans la deur
qu'il vient de briser...
6. Scène des comédiens. Étrange scène, de composition inattendue
et comme orientale; Hamlet aux genoux d'Ophélie semble Don Juan
à ceux d'Haydée. Peut-être cette pièce serait-elle très brillante si elle
était mieux venue au tirage, mais on n'en
trouve pas de bonnes épreuves, la pierre
ayant été bridée à la morsure.
7. Scène de la flûte. « Voudriez- vous
jouer de cette flûte? — Monseigneur, je
ne puis. — Je vous en conjure. » Dela-
croix a saisi l'instant où Hamlet raille
encore, où pourtant l'indignation grossit
tellement en lui qu'elle va éclater. La
pièce, dans son ensemble, est pleine d'élégance, et le jeune Guil-
denstern est charmant dans son costume clair et sa pose de courtisan;
mais derrière eux la figure de son compagnon porte déjà tous les
signes de l'effroi.
8. Hamlet tente de tuer le roi. Vous avez bien présent à la pensée
le grand monologue du roi qui commence ainsi :
O, my offense is rank, it smells to heaven;
It luth the primai eldest curse upon't,
A brother's murder ! — Pray can I not.
Scène des comédiens.
A la fin, brisé, le coupable tombe à genoux; c'est alors qu'entre
Hamlet. Ce qu'il fallait montrer, c'était l'accablement du roi, c'était
surtout la complexité des pensées d'Hamlet; le roi, vous n'avez qu'à
jeter les yeux sur cette figure de vieillard affaissé dans son manteau
de pourpre et le front au mur; pour Hamlet, Delacroix avait trouvé
d'abord un mouvement différent : il portait la main droite, l'index
replié, à ses lèvres; le geste était fin, il n'était pas assez décisif. Dans
un second croquis la main s'était abaissée : c'était l'instant de calcul
et de doute. Dans la lithographie, Hamlet tire à demi son épée, de
telle façon pourtant qu'on aperçoit parfaitement qu'elle ne sortira pas
du fourreau. Cette figure d'Hamlet est la plus violente, et l'une des
plus pathétiques de la suite.
L'ARTISTE
u. 10, ii. Le ïneurtre de Polonius. — Le Médaillon. — Le
cadavre de Polonius. Delacroix a consacré trois compositions à cette
grande scène dernière du troisième acte, la plus belle peut-être et la
plus dramatique de tout le drame. Il y a peu de chose à dire de la
première : elle annonce les deux autres. La seconde en revanche est
capitale. Je voudrais citer toute la description si adroite et si juste
qu'en a faite M. E. Chesneau. En voici seulement la conclusion : « Ne
« me parle plus, tes paroles m'entrent dans l'oreille comme autant de
«poignards! Assez, mon doux Hamlet». C'estlemoment que l'artiste
a choisi, le sommet de la scène. Le col nu, la poitrine palpitante,
debout sur ses jambes qui fléchissent et tremblent sous lui, Hamlet
maintient sous le regard de la reine le médaillon de son père. Elle,
renversée, affaissée dans sa pourpre, elle se penche et appuie la tête
sur l'épaule de son fils, elle étend une main pour éloigner le cruel
vengeur, de l'autre elle étreint tendrement le bras de son enfant, en
mère et en suppliante. Toute la douleur et tout l'emportement
de cette magnifique scène revivent dans cette composition admi-
rable. »
Je préfère encore la pièce qui suit, celle que j'ai appelée Le cadavre
de Polonius. Aussi éloquente d'inspiration et de disposition que
Y Hamlet raillant Ophélie, elle est infiniment supérieure d'exécution :
c'est pour moi la plus belle de toute la suite. Dans un des croquis
préparatoires, on voyait Hamlet devant le cadavre, étonné et comme
pris de remords; c'était vulgaire. Dans un autre, Hamlet avait pris le
cadavre par une jambe et le tirait à reculons; c'était conforme au texte
de Shakespeare, mais dégoûtant. Avec quelle
netteté, au contraire, et quelle mesure toutes
les péripéties de la scène se lisent dans
l'Hamlet de la composition définitive !
Comme ses traits boursouflés rendent visi-
bles les contre-coups de passion qui l'étouf-
fent encore ! comme sa pose est élégante et
Hamlet devint le cadavre dédaigneuse pourtant! comme il écarte la
de Polonius. tapisserie d'un mouvement facile et laisse
tomber de haut « sur cette guenille de vieil-
lard » son regard à demi égaré et ses paroles méprisantes : « Vrai-
ment ce conseiller est maintenant bien tranquille, bien discret,
LES LITHOGRAPHIES DR DELACROIX 267
bien grave, lui qui vivant était un drôle si niais et si bavard ».
(E. Chesneau.)
12. La chanson d'Ophélie ne faisait pas partie de la publication pre-
mière. On voudrait savoir pourquoi elle fut rejetée. En elle-même la
pièce est jolie. Ophélie surtout est une figure fort agréable, à genoux,
penchée, et soulevant son voile comme un linceul plein de fleurs, pour
accompagner sa chanson :
White lus shroud as the mountain snow
Larded ail with sweetflowers...
La composition ne me paraît avoir qu'un défaut général, celui d'être
peu d'accord avec le texte de Shakespeare. L'Ophélie de Delacroix se-
rait aussi bien une Marguerite en prison après la faute, que la douce
enfant sur laquelle on va dire tout à l'heure en jetant des Heurs sur
sa tombe : « Siveets to thesweet. »
i3. La Mort d'Ophélie est un thème que Delacroix a plusieurs fois
repris, sans pourtant s'écarter jamais de sa composition initiale; ce
qu'il y a vu, c'est un délicieux sujet de
paysage humide et clair. Aussi ne comprend-
on bien la lithographie, si jolie qu'elle soit,
que si l'on connaît les études peintes, et les
nuances délicates de leurs colorations; je
vous citerai particulièrement celle où Ophélie
porte une robe violet pâle, la plus charmante Mort d'Ophélie.
à mon gré.
14. Hamlct au cimetière. Delacroix a traité ce sujet au moins six
ou sept fois, dont deux en lithographie. Vous n'avez pas oublié le pre-
mier Hamlet en largeur, daté de 1828. Celui qui figure ici, se rap-
proche, sans l'égaler, de l'admirable peinture de iSSq, celle qui doit
venir au Louvre par suite du legs de M. Cottier. Sauf en cette der-
nière composition, je trouve que Delacroix a toujours forcé le drame
de cette scène, à mon avis plus triste que violente.
i5, 16. La violence était à sa place dans la Lutte cT Hamlet et de
Laertes sur la fosse d'Ophélie. Delacroix l'avait poussée à un tel
paroxysme, qu'il n'osa point sans doute publier cette pièce dans l'édi-
tion primitive. Il eut tort pourtant de la retrancher : c'est elle qui
donne la note éclatante et marque le comble du trouble, avant la
1889 L'ARTISTE T. II l8
2f.8 L ,1 R TIS TE
pièce finale du Duel, où, suivant les règles du drame antique, tous les
mouvements tumultueux de la passion se recomposent dans la mort
et dans la beauté (i).
Je vous ai dit quel avait été le succès du Faust ou plutôt son insuc-
cès. La publication de VHamlet eut un sort encore plus déplorable.
Delacroix l'avait prise à ses frais; Villain était l'imprimeur, et l'édi-
teur, Gihaut. Se défiant de sa spéculation, sur laquelle il hasardait la
somme encore grosse pour lui de cinq ou six cents francs, Delacroix
n'avait fait tirer qu'à vingt épreuves sur chine, et soixante sur blanc,
en tout quatre-vingts. Le prix des premières était de vingt francs,
celui des secondes de quinze francs pour toute la suite; Gihaut n'en
vendit pas cinq exemplaires. On avouera qu'il était permis de se
décourager à moins.
On peut croire qu'en effet Delacroix se découragea, car la suite de
Gœt{ ne fut jamais achevée. Il s'y était mis dès i836, et l'avait menée
concurremment avec VHamlet jusqu'au jour où l'échec misérable de
ce dernier lui ôta toute espérance; sept compositions seulement en
avaient été exécutées.
La série de Gœt\ de Berlichingen n'a point et ne pouvait point
avoir la portée morale de VHamlet ni même du Faust. Le sujet par
sa nature s'y refusait. En revanche, il offrait la plus abondante série
de situations dramatiques; il entrait à merveille dans le goût exotique
et archaïque du moment; il se prêtait comme nul autre aux riches
développements d'une imagination éprise de mouvement et de cou-
leur. Delacroix conçut ses compositions dans des intentions exclusi-
vement pittoresques, il leur donna des dimensions plus grandes que
celles de VHamlet, et même du Faust; il mit à leur exécution un soin
visible, qui suffisait à leur faire dans son œuvre une importance un
peu méconnue.
Je vous en décrirai trois seulement. D'abord celle qui représente le
vieux général écrivant ses mémoires. Au lieu de s'en tenir aux vrais
(1) J'ajoute pour les amateurs que les dessins définitifs de presque toutes les
pièces de l'Hamlet ont été conservés, et que quatre d'entre eus, ceux des
numéros 3, 5, io et i5 sont reproduits dans la précieuse publication des fac-
similés de M. Robaut. Leur comparaison avec les lithographies est donc à la
portée de chacun. On y peut juger du point précis où Delacroix arrêtait les
détails de son exécution, avant de se mettre à la pierre lithographique.
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX
26g
types allemands du xvic siècle, que les bois de l'époque lui fournis-
saient en abondance, Delacroix a voulu trouver pour son héros une
physionomie plus expressive : il y a réussi pleinement. La figure de
son Gœtz, qu'on prendrait pour un portrait, tant elle est imprévue et
vraie, rend avec éloquence le découragement de l'homme de guerre
condamné au repos. A côté de lui, sa femme appuyée au dossier de
son siège est délicieusement belle et familière. On croit entendre leur
dialogue. « Elisabeth : Écris ton histoire que
tu as déjà commencée; donne à tes amis un
moyen de confondre tes ennemis, à la posté-
rité la joie de ne pas te méconnaître. —
Gaty : Ah! écrire, ce n'est qu'une oisiveté
affairée, je n'en ressens que du dégoût. »
Après cette page où la mélancolie du calme
est si pénétrante, il faut mettre pour le con-
traste VEnlèvement de Weislingen. C'est la Gœt^ écrivant ses mémoires.
plus furieuse mêlée qu'on puisse rêver, la
rage de la lutte poussée jusqu'au tourbillon. Mais, aux yeux de ceux
qui aiment Delacroix, la pièce n'en a que plus de prix. On y étudiera,
comme nulle part, ce dessin du maître, en son temps si méconnu, si
éloquent néanmoins avec ses lignes qui ondulent comme le drapeau
dans la bataille.
Mais la plus belle, selon moi, des pièces du Gœ% et la plus saisis-
sante, c'est Gœti recueilli par les Bohé-
miens. Elle serait digne de Rembrandt par-
le pathétique autant que par l'effet. Vous
vous rappelez le sujet : c'est vers la fin du
drame; Gœtz a repris son épée et sa vie
d'aventures. Tout à coup nous sommes
transportés dans la lande déserte. Les
Bohémiens, race nomade, séparée du reste
du peuple, indifférente à ses maux, causent
dans leur camp et se racontent leurs
prises. C'est alors que Gœtz égaré, san-
glant, épuisé, paraît et demande secours à ces malheureux qu'il
défendra tout à l'heure. Delacroix a fait son Gœtz beau comme un
Christ humain. Avec quelle profonde mais virile mélancolie, il se
Gœt\ recueilli par les
Bohémiens .
27o L'ARTISTE
laisse aller sur son cheval, et s'abandonne à son sauveur! Avec quelle
sollicitude et quelle charité le chef des Bohémiens, une sorte de
moujick en costume des pays d'Orient, le recueille et le touche!
Toute la vie de guerre est là, avec les sentiments de pitié et
de fraternité qu'elle fait jaillir des cœurs les plus rudes. A quoi
bon dire encore que le cadre est digne du tableau : les personnages
accessoires, jeunes Bohémiens de l'autre côté du cheval, femmes
par derrière, aussi bien que le paysage assombri par l'heure, et le
ciel qu'un reste de jour éclaire à l'horizon?
Delacroix ne fit tirer son Gœt~ qu'à un tout petit nombre d'épreuves,
pour lui-même et pour quelques amis; c'est ce que nous apprend une
lettre à Villain du 6 décembre 1843(1842?). La publication partielle
qui a mis quatre des sept pièces dans le commerce n'eut lieu que
depuis sa mort, sur un tirage de Bertauts. Tous les croquis des
marges n'y ont même pas été effacés.
Mais on sait que les compositions du Gœt\ servirent à Delacroix
pour une autre tentative. En 1845, quatre d'entre elles paraissaient
dans le Magasin pittoresque, dessinées sur bois par lui-même, et
gravées sur ces dessins par les graveurs ordinaires de la revue de
M. Charton. Comparer ces bois aux lithographies, c'est une fois de
plus saisir le travail de la pensée du maître, et sa façon de revenir sur
l'inspiration première. Deux sont justement la reproduction des litho-
graphies que je viens d'analyser. Dans le Gœt\ écrivant ses mémoires,
les changements sont tous de détail. Le groupe est resserré, les cos-
tumes sont plus fidèles, les attitudes mieux définies, notamment celle
d'Elisabeth, les draperies plus libres; en revanche la figure de Gœtz
a perdu de son individualité, elle est plus rude, plus simple. Elisa-
beth, autrement coiffée, est beaucoup moins jolie, elle a peut-être
plus de grandeur. En un mot, la lithographie est d'une inspiration
plus fraîche, le bois d'une correction plus mûrie : au goût de chacun
de se prononcer entre les deux ouvrages. Dans le Gœt- clie^ les Bohé-
miens, les variantes sont bien plus accentuées. Le paysage si expres-
sif de la lithographie disparaît : le ciel du soir, la couleur rembra-
nesque de l'ensemble sont abandonnés. Plus de jeunes Bohémiens
derrière le groupe principal, ni de femmes sur la gauche : seulement
une petite fille, charmante il est vrai, mais qui n'est là que pour l'ef-
fet pittoresque. Delacroix a-t-il pensé que la gravure sur bois serait
LES LITHOGRAPHIES DE DELACROIX
impuissante à rendre les effets si beaux que la pierre lui avait don-
nés? ou bien sous l'empire d'autres idées, a-t-il voulu s'en tenir exclu-
sivement aux exemples des vieux maîtres du bois?
Il n'est pas douteux qu'à cette époque un travail en ce sens ne se
soit fait dans sa pensée. L'article explicatif qui accompagne les bois
du Gcetz, contient en effet à son début, les lignes suivantes : « Celui
qui vient retracer les mœurs simples mais énergiques du moyen âge,
doit se garder d'employer les crayons moelleux qui conviennent aux
bergeries. C'est avec une pointe de fer qu'il burinera les traits des
vieux héros, rudes et inflexibles comme leurs armures. On pourrait
dire d'ailleurs que, pour donner une idée fidèle de la vie dans les
siècles passés, on ne saurait mieux faire que de montrer les hommes,
à peu près tels que les représentaient les artistes de leur temps.
« De quel style, par exemple, la gravure sur bois eût-elle figuré, au
xvi° siècle, l'histoire de Berlichingen à la main de fer? C'est la ques-
tion que M. Eugène Delacroix semble avoir voulu résoudre dans
quatre esquisses qu'il a faites sur bois à notre intention, et où l'on
retrouvera la naïveté, la large manière et toutes les fortes qualités des
anciens maîtres. Pour un essai semblable il était impossible de faire
choix d'un meilleur sujet... » (Magasin pittoresque, i8q5, page 140.)
Des paroles aussi nettes ne sauraient êtres prises pour un simple
développement littéraire : visiblement elles traduisent les idées de
Delacroix. Occupé de ses grands travaux du Palais-Bourbon et du
Luxembourg, il se trouvait naturellement ramené à Rubens et par là
aux bois de Christophe Jegher. Il était vivement frappé de leurs qua-
lités de force et de style; il les étudiait assidûment, et s'en pénétrait
jusqu'à faire des copies peintes de Rubens d'après eux (1). Surtout il
leur empruntait une façon particulière de dessiner à la plume dont
nous avons l'exemple complet dans la dernière de ses œuvres sur
pierre, la brillante autographie d'Hercule et Antée ; rude méthode,
aujourd'hui peu comprise de la foule, mais qui satisfaisait autrefois
Titien et Rubens; larges hachures, brusques, sommaires, rapides,
mais toujours dictées par le sens de la forme, incomparables surtout
pour faire vibrer la lumière dans l'irrégularité des tailles.
Au reste, cette autographie d'Hercule et Antée mérite bien de nous
ii) Suzanne au bain. (Numéro ii-j du catalogue de M. Robaut.
272 L'ARTISTE
arrêter à plus d'un titre. Elle n'est pas seulement Tunique sujet
mythologique et décoratif que Delacroix, ait mis sur pierre, elle est
aussi, dans cet ordre, une de ses compositions les plus grandioses et
les plus belles. Les reliefs ont réellement une ampleur sculpturale.
On sait que de fois, en présence d'œuvres de Delacroix, Préault,
Barye, Mène, tous nos grands sculpteurs d'esprit ouvert se sont
écriés : « Cet homme était autant sculpteur que peintre. » Tout à
l'heure j'avais mis en regard le noble groupe de Jean Bologne, l'Enlè-
vement des Sabines, gravure en clair obscur d'A. Andréani. Dans les
deux ouvrages, c'était une entente égale de l'équilibre des masses, une
égale puissance dans le développement des lignes. Par un point seu-
lement, dans ces deux arts si divers, Delacroix l'emporte; il y a chez
lui, si j'ose ainsi parler, plus de nature, moins de facture. En regar-
dant le maître du xvie siècle, ce sont toutes les merveilleuses traditions
de l'art italien qui vous reviennent à la pensée. Devant le maître de
nos jours, on oublie presque l'art, pour ne penser plus qu'à cette
bestiale et grandiose bataille entre deux êtres surhumains dont l'un
étouffe l'autre dans ses bras, tandis que la Terre, sa mère, assiste,
impuissante et farouche, à sa défaite.
Nous voici au bout de cette revue, trop longue peut-être, non de
toutes les lithographies de Delacroix, mais des principales, j'entends
de celles qui m'ont paru le mieux représenter sa pensée. Ai-je achevé
cependant de vous les faire connaître? c'est le propre des vrais grands
hommes de soulever autour d'eux mille questions et de laisser, dans
ce qu'ils ont fait, un sujet de méditation inépuisable. On a dit de
l'œuvre de Rembrandt que c'était un monde. C'en est un aussi que
l'œuvre que je viens d'analyser, avec cette différence que Delacroix
est encore tout près de nous, et que sur ses travaux comme sur lui-
môme, nous avons une abondance de renseignements qui manquent
totalement sur la personne de Rembrandt et sur ses ouvrages. Je
dois m'arrêter pourtant, et ne veux plus ajouter que quelques mots
concernant exclusivement le lithographe.
Un fait est évident : c'est qu'une lithographie de Delacroix se
reconnaît à première vue. A la rigueur, telle lithographie de Bouquet
d'après Decamps (je cite exprès un des maîtres les plus accentués)
pourrait être prise pour une pièce originale. Je ne connais rien de
LES LITHOGRAI'Hir.S 1>F. HKLACROIX
personne qui puisse être pris pour un Delacroix. Delacroix litho-
graphe (je ne parle pas du peintre) a donc une manière. Cependant,
aussitôt qu'on y regarde de près et que l'on compare les pièces
diverses du maître pour définir cette manière, on est surpris. On
cherche les points de ressemblance dans la facture, dans les effets
désirés et obtenus, dans le goût général de l'exécution, et l'on ne
trouve pas. C'est une variété sans fin dans le procédé, un recommen-
cement infatigable de tentatives, toujours aussi vite abandonnées. On
croirait que le maître apporte une sorte de coquetterie à se déprendre
de toute habitude. Il est précis, non sans sécheresse, dans la Consul-
tation; il est d'une richesse et d'un éclat incomparable dans le Faust.
il est coloré dans YHamlcl et souvent d'une extrême transparence. Il
s'en tient, dans toutes les pièces qui précèdent, aux seuls effets du
crayon, et dans le Gœt\, il semble aspirer à ceux de la peinture qu'il
atteint réellement dans ses lions et ses tigres. Ainsi, même quand il
vient d'affirmer sa pensée avec la plus fière certitude, il reste comme
incertain sur le mode de l'exprimer. Il trouve bien une formule et
dix formules, toutes originales et du plus vif intérêt; aucune ne
paraît lui donner une satisfaction définitive.
Alors on est bien forcé d'en venir à cette conclusion singulière et
vraie pourtant : c'est que le seul lien par où l'œuvre de Delacroix
forme un tout si énergique, c'est son dessin; que c'est lui qui donne
aux moindres croquis l'effet, le caractère, la vie, et qu'il est aussi
impossible de confondre que de méconnaître. Et avec cette notion
nouvelle que de choses s'expliquent, qui sans cela paraissent inexpli-
cables! En voici deux : l'absence d'origines à tout cet œuvre si
important et si admirable; l'absence d'école aussi et d'influence sur le
sort de l'art lithographique. Seul peut-être des hommes de son
temps, Delacroix ne doit rien ni à Géricault ni à Bonington ses amis,
ni à Charlet qu'il a tant admiré. On a parlé de Goya, parce que les
Taureaux de Bordeaux se sont trouvés à sa vente, mais il faudrait
des points d'imitation ou de simple ressemblance. Vainement on ten-
tera de prouver le contraire : Delacroix en lithographie s'est fait lui-
même, et ce n'est pas un des moindres charmes de ses productions
que cette continuelle invention du procédé suivant le besoin ou le
caprice de l'inspiration naissante. Pas plus d'élèves, enfin, que de
maîtres : c'est au plus beau moment de sa carrière, nous l'avons vu,
274
L'ARTISTE
que Delacroix laisse échapper de sa main le crayon lithographique :
c'est au moment où tout ce qu'il y a d'artistes de talent s'essaye à son
tour sur la pierre. Quelqu'un se trouvc-t-il qui profite des enseigne-
ments qu'un maître reconnu, un peintre chef d'école vient de jeter à
pleines mains dans le Gœt^, dans l'Hamlet, dans tant de pièces admi-
rables et même admirées? Non, tous obéissent à une autre direction,
et littéralement Delacroix lithographe a passé seul au milieu de son
temps. Y a-t-il perdu quelque chose, et peut-on dire que la solitude
ait jamais fait tort à la grandeur?
GERMAIN HÉDIARD.
DONATELLO (I)
IV
côté des quatre bas-reliefs du
Santo de Padoue, on doit grou-
per divers bas-reliefs qui mar-
quent un pas de plus dans la
voie expressive : ce sont les Pieta
de Padoue et de Londres, et la
grande Mise au tombeau de Pa-
doue. Les deux Pieta sont des
compositions très simples et très
émouvantes, représentant le Christ
mort soutenu par des enfants qui
pleurent. Quant à la Mise au tombeau, c'est une magistrale com-
position se développant avec ampleur dans une violence d'effet que
Rubens seul a pu égaler.
A la même série appartiendrait la Mise au tombeau de Vienne,
mais un peu de froideur dans la composition, la monotonie des
(ij Voir L'Artiste de juillet, août et septembre (1889, II, 17, 118 et iGij
2J0
L'ARTISTE
attitudes, l'abus des visages tournés de profil, le type romain trop
accusé peuvent faire douter de l'authenticité de cette œuvre, qui dans
tous les cas doit être tenue pour très inférieure à la Mise au tombeau
de Padoue (i).
Avant de quitter Padoue et de parler des derniers bas-reliefs faits
a Florence par Donatello, il convient d'ouvrir une parenthèse pour
signaler la statue équestre de Gattamelata, œuvre qui avait motivé la
venue de Donatello à Padoue. Je ferai remarquer particulièrement, à
l'appui de la thèse que je soutiens ici, avec quelle scrupuleuse fidélité,
Donatello se soumet aux indications du modèle. Dans cette statue
tout est emprunté à la nature. Le type du cheval, quoi qu'on en ait
dit, est sans aucun rapport avec les chevaux grecs ou romains. C'est
une monture énorme, comme l'était la race créée pour porter des
harnais de guerre, tout bardés de fer. Dans le harnachement du
cheval, dans le costume du cavalier, pas une trace d'emprunt à l'art
antique. On peut admirer sans restriction l'allure frémissante du
cheval, la pose si simple et si noble du Gattamelata et la tète qui est
un morceau hors ligne, digne pendant du Pogge et du Zticchone.
A Padoue, Donatello eut auprès de lui un certain nombre d'élèves
dont on sait les noms : Giovanni de Pise, Antonio Celino, Urbano de
Cortone et Francesco del Valente. Le nombre de ces élèves a été
accru par suite d'une singulière méprise. Dans un des bas-reliefs du
Santo (celui de l'Avare), sur deux pierres sépulcrales, on relève lès
inscriptions suivantes :
S Di pie S Ant
RO ET BA DI GIO
KTOLOM DE SE
EO E SVOV
E SUO
Ces mots de pure fantaisie, qui n'ont d'autre but que de figurer
(i) Je dois dire ici que M. Tschudi, dont l'opinion a tant de valeur, ne met
pas en doute l'authenticité du bas-relief de Vienne. « C'est, dit-il, une riche
composition parfaitement ordonnée, d'une éloquence entraînante et d'une telle
certitude et excellence d'exécution qu'elle laisse transparaître en tous les points
la main du maître. Toutefois l'influence de l'art antique est ici plus sensible que
dans tous les autres bas-reliefs de Donatello. » Par contre l'œuvre est tenue
pour apocryphe par M. Gaetano Milanesi, l'éminent historien de l'art florentin.
^■a^vapy^y-y-y y y y-y v y-y- v y Y y-Y V Y Y YY^Y^-Y-V
DONATELLO "77
une inscription tombale, ont été lus ainsi : Serdi Pietro e Bartolomeo
et suorum. Ser Antonio di Giovanni de Senis et suorum. Et à la suite
de cette lecture on a donné le jour à des artistes qui n'ont jamais
existé. Cette erreur, créée par Gonzati et acceptée par tous les écrivains,
vient d'être réfutée par M Venturi (Rivista critica).
Nous rapprocherons des bas-reliefs de Padoue les deux portes de
Saint-Laurent à Florence, portes faites immédiatement avant la
période padouane ou dès le retour de Donatello à Florence. Un pur
bijou ces deux portes; aucune œuvre de Donatello ne révèle plus la
finesse de son intelligence et les infinies ressources dont il disposait.
Ayant une porte à exécuter, Donatello reste fidèle à la tradition des
grands artistes du moyen âge et, sans suivre les errements de
Ghiberti, il conserve la division régulière, nettement marquée, qui
résulte de l'assemblage des diverses pièces de bois formant une porte.
Chaque battant est divisé en cinq compartiments, entourés chacun
d'une large bordure. Se rappelant les formes simples, si décoratives,
des dyptiques consulaires et des ivoires bysantins, Donatello n'em-
ploie pour toute décoration que deux personnages debout, motif qui,
en se reproduisant uniformément dans chaque caisson, donne à la
porte un grand effet décoratif. Et pour savoir de quelles ressources
peut disposer le génie inventif d'un artiste, il faut voir comment
Donatello, sans rompre les lois de l'harmonie, a pu varier un thème
aussi uniforme. Remarquons que Donatello a construit deux portes
sur le même modèle et que le motif est reproduit vingt fois sans être
jamais le même. Ces deux personnages qui marchent, pensent, écri-
vent, causent, discutent, tantôt gravement, tantôt avec la plus vive
animation, créés avec tout l'esprit de Donatello, révélant sa merveil-
leuse habileté dans l'art de modeler une main, un pied, une figure,
un bout d'étoffe, sont un des plus fins régals qui puissent réjouir
l'œil d'un artiste.
Nous signalerons la frappante analogie qui existe entre les portes
de Saint-Laurent et un des bas-reliefs sculptés par Luca délia Robbia
au Campanile de Florence. Dans ce bas-relief, un des chefs-d'œuvre
de l'art florentin, où la Philosophie est représentée par deux person-
nages debout, discutant avec violence, Luca délia Robbia a fait
preuve d'une énergie et d'une gravité qui ne lui est pas habituelle.
On pourrait se demander qui, de Donatello ou de Luca délia
278 L'ARTISTE
Robbia, a eu la primeur de cette idée qui s'épanouit si largement
dans les portes de la sacristie de Saint-Laurent, et qui se trouve déjà
indiquée dans les stucs faits par Donatello pour le dessus des portes
de cette sacristie. Le bas-relief de Luca délia Robbia et les stucs de
Saint-Laurent sont à peu près de la même époque, de 14'i- à 1 140,
A raison du caractère anormal que présente dans l'œuvre de Luca
délia Robbia le bas-relief du Campanile, il est permis d'affirmer
que c'est lui qui s'est inspiré de Donatello. Et dans cet ordre d'hy-
pothèses pour prouver l'autorité de Donatello sur Luca délia Robbia,
je rappellerai ce fait singulier qu'en 1438 Donatello a fait un modèle
en cire, de figures et d'histoires, pour un autel de marbre que Luca
délia Robbia devait sculpter au Dôme de Florence.
Nous arrivons enfin à la dernière œuvre de Donatello, aux Chaires
de Saint-Laurent qui sont comme le résumé de toutes ses recherches
et de toute sa science : œuvre belle entre les plus belles, dessinée
comme un Albert Durer, mouvementée comme un Rubens, profonde
comme un Rembrandt, dramatique comme un Jean Bellin. Il n'y a
plus trace ici d'art conventionnel ; aucune figure ne vient étaler des
grâces inutiles et, au milieu d'une scène dramatique, faire parade de
son élégance. Pas un détail qui détourne l'œil et la pensée; chaque
trait, chaque forme est comme un clou qui enfonce plus avant
l'émotion.
Il est fort intéressant de comparer les bas-reliefs de Saint-Laurent
avec ceux de Padoue. Ces œuvres sont séparées par quelques années
à peine; mais Donatello a des ressources si variées, il renouvelle si
constamment son art en le perfectionnant que ces deux séries de bas-
reliefs n'ont presque rien de commun entre elles. Comparée à celle
de Padoue, l'œuvre de Saint-Laurent marque un pas en avant dans
la voie de l'art libre. Ici la pensée est souveraine maîtresse; tout,
absolument tout, lui est subordonné. Aussi le bas-relief prend une
variété de composition, un accent de vérité, une puissance expressive
que les bas-reliefs de Padoue n'avaient pas. L'œuvre de Padoue a en
propre une exécution extrêmement finie. Donatello entouré de nom-
breux élèves, a accumulé les difficultés du travail, chargeant les fonds
à l'excès, multipliant les détails. A Saint-Laurent l'œuvre est plus
simple, la main du maître est plus apparente et son âme parle plus
haut. Les quatre bas-reliefs du Santo étaient construits à peu près
DONATELLO
sur le même modèle; ici chaque bas-relief est déforme différente et
de la forme la plus imprévue, et rien dans l'art moderne n'est plus
libre et plus beau que le Christ devant Pilate, la Mise au tombeau
et la Descente de croix (i).
Relativement à ces deux chaires, il se passe un fait bien singulier.
On en parle légèrement et un peu vite dans les livres; et ce discrédit
vient de ce que Vasari a prétendu que les chaires laissées inachevées
par Donatello ont été terminées par Bertoldo son élève. Mais il suffit
de voir les bas-reliefs de Saint-Laurent pour comprendre que la
pensée première et l'exécution du plus grand nombre des bas-reliefs
révèlent le génie de Donatello dans toute sa puissance (2). On con-
naît mal Bertoldo; mais le peu que l'on possède de lui : une
Médaille de Mahomet, un groupe le Bellérophon et Pégase de la
collection Ambras de Vienne, et un bas-relief des Uffizzi, ne permet
pas de lui assigner une place prépondérante. Au surplus Bertoldo
nous apparaît comme un des maîtres les plus éloignés de la fougue
réaliste de Donatello, et comme un de ceux qui portent la respon-
sabilité d'avoir détourné l'art italien de sa voie pour le mettre à
la remorque de l'art antique. C'est dans l'atelier de Bertoldo,
directeur des Antiques de la collection des Médicis, que Fra Bar-
tholomeo et Michel-Ange prirent le goût des draperies lourdes, des
formes tourmentées ou sans précision, qui perdirent l'école italienne
en la détournant de l'étude de la nature pour l'immobiliser dans l'imi-
tation du passé.
Ne cherchons donc pas à diminuer la part de Donatello dans
l'œuvre de Saint-Laurent. Le froid, le solennel, le Romain Bertoldo
(1) Comment peut-il se faire que notre e'cole de sculpture moderne ait si
absolument renoncé au bas-relief, une forme d'art si admirable ? Avec le bas-
relief, le sculpteur double les ressources de son art. Comme le peintre, il peut
grouper des personnages, varier ies lignes à l'infini et développer les grands
sujets historiques. Et pour se placer au point de vue pratique, qui tient une si
grande place dans le développement de l'art, le bas-relief a ce dernier avantage
de correspondre beaucoup plus que la grande statuaire aux besoins de la
civilisation moderne. Nos petits appartements se prêtent mal à recevoir de
grandes statues; mais tous nos salons pourraient être décorés avec un bas-relief
comme ils le sont avec un tableau.
(2) Deux bas-reliefs paraissent inférieurs aux autres : Jésus au jardin des
Oliviers et la Descente du Saint-Esprit: si quelques bas-reliefs ont été achevés
par Bertoldo après la mort de Donatello, ce sont ceux-là.
28o L'ARTISTE
n'y est pour rien. C'est du Donatello dans toute sa pureté, c'est la
Heur de son art (i).
En étudiant cette œuvre immense de Donatello qui aurait fait la
fortune de dix sculpteurs, nous n'avons encore rien dit de ce qui fut
une des préoccupations les pius constantes de sa vie, son amour pour
les petits enfants. Personne ne les a plus aime's, et seul Rubens a su
leur faire une aussi large place dans ses œuvres. Si l'on voulait comp-
ter les enfants éclos sous le ciseau de Donatello, c'est par centaines
qu'il faudrait le faire. Il a composé des œuvres entières avec des
motifs enfantins, telles que les Rondes de la chaire du Prato et de la
Cantoria du Dôme de Florence, les Porteurs de guirlandes de la sa-
cristie du Dôme, les Jeux bachiques du piédestal de la Judith, les
Musiciens de Padoue; en outre, il n'est pour ainsi dire pas une seule
de ses œuvres où une petite place ne leur soit réservée. Partout,
même là où sa présence est la plus inattendue, un enfant se voit
comme une signature. A Vienne, dans le Festin d'Hérode, le bour-
reau met en fuite deux enfants tout épouvantés; à Padoue, dans les
foules qui assistent aux miracles du saint, toujours quelque enfant est
pendu aux jupes de sa mère. Même dans les Pieta, dans un motif où
personne n'a songé à les faire intervenir, Donatello en fait des acteurs
principaux, et sur le corps du Christ il verse les larmes des petits
enfants.
Donatello devait apporter dans l'observation de l'enfant cette lumi-
neuse intelligence qui brille dans la moindre de ses œuvres. L'idée
essentielle qu'il s'en est faite est que l'enfant est un être qui bouge et
(i) Voici l'indication des sujets des deux chaires :
Partie ante'rieure : Crucifixion. — Descente de croix. Donatello.
Partie latérale : Mise au tombeau. Id.
Id. Le Christ devant Caïplie et Pilate. Id.
Partie poste'rieure : Jésus au jardin des Oliviers. Id.
Id. Saint Marc. — La Flagellation. Bois du xvic siècle.
Partie ante'rieure : Le Christ aux limbes. — Résur-
rection. — Ascension. Donatello.
Partie latérale : Les Maries au sépulcre. Id.
Id. Descente du Saint-Esprit. Id.
Partie postérieure : Martyre de saint Laurent. Id.
Id. Saint Luc. — Jésus insulté. Bois du xvic siècle.
DONATELLO
qui crie. Là où tant d'autres ne voient qu'une jolie poupée rose tou-
jours gracieuse et riante, Donatello voit la vie naissante, l'activité d'un
organisme jeune, le bruit et l'action. Comme elle court, comme elle
saute, cette longue farandole qui se déroule sur la chaire de Prato et
la Cantoria de Florence; comme ils sont fous les petits vendangeurs
de la Judith; comme ils chantent bien les musiciens de Padoue ; comme
ils ont peur à Sienne; comme ils pleurent dans les Pie/a; comme ils
sont hardis ou craintifs sur les corniches du Dôme et de Santa Croce!
Quel monde turbulent et quelle variété ! Le secret du génie de Dona-
tello est dans l'intensité de son observation, sa fidélité à la nature et
l'accord intime entre l'œuvre et la pensée. Place-t-il des enfants sur
une corniche? il pense aussitôt aux divers sentiments que fera naître
cette situation anormale; chez les uns la peur, chez d'autres la
jactance, et au lieu d'une œuvre banale nous avons une œuvre
qui vit.
Il nous reste une question à traiter, la plus délicate de toutes, la plus
obscure. Jusqu'ici en parlant de Donatello nous n'avons invoqué pour
caractériser sa manière, que des œuvres d'une authenticité indiscutable ;
mais, à côté des œuvres certaines, dont la date même nous est connue,
vient prendre place toute une série d'œuvres sans état civil, qui dans
les divers musées d'Italie et d'Europe, portent le nom de ce grand
maître. Ce sont principalement des bustes de petits enfants et des
bas-reliefs représentant des Madones.
Relativement aux bustes d'enfants, il semble qu'ilsoit facile d'arriver
à une certitude, les œuvres de Donatello nous fournissant d'innom-
brables points de comparaison. Eh bien, c'est l'étude attentive des
œuvres certaines qui a conduit la critique à suspecter la plupart, sinon
la généralité de ces bustes. Ce sont des œuvres douces, un peu molles,
aux traits fins, sans grand caractère, où la principale préoccupation
de l'artiste est un arrangement de cheveux, un modelé de chairs grasses,
détails dont Donatello s'est toujours désintéressé. Au lieu de ce mo-
delé si poussé et si fini qui caractérise tous ces bustes, nous trouvons
toujours chez Donatello un modelé vif et violent; au lieu de ces figures
douces, calmes, inexpressives, toujours des expressions énergiques;
au lieu d'une exécution molle, une facture ferme jusqu'à la brutalité.
Les cheveux notamment, si fins et si soyeux dans les bustes dont
nous parlons, sont presque toujours exécutés par Donatello, comme
2S2 L'ARTISTE
des paquets de cordes (t). Nous pensons qu'il faut rayer de son œuvre
toute cette se'rie sur laquelle s'est faite la légende d'un doucereux Do-
natello.
Même observation et pour les mêmes raisons relativement aux
nombreux reliefs réprésentant des Madones. Ce sont, du reste, ainsi
que les bustes d'enfants, des œuvres d'un grand prix, et si on les
enlève à Donatello ce n'est pas en raison de leur infériorité, mais uni-
quement en raison de la particularité de leur style.
Dans l'art du portrait Donatello fut inimitable, et presque toutes
ses statues devraient être étudiées à ce point de vue particulier. Les
figures du Pogge, de YHabaccuc, du Zucchone, du Jérêmie, du
Gattamelata et du Saint François, sont des œuvres stupéfiantes,
certainement un de ses plus grands titres de gloire. Ce que Donatello
voit dans le portrait, c'est le grand caractère de la figure. Il le marque
si profondément que ses personnages semblent doués d'une vie sur-
naturelle. Plus que personne il a su leur donner un grand sentiment
de noblesse, de sérieux, de gravité, non en atténuant les particularités
de la physionomie mais en les poussant à l'extrême.
En dehors de ces statues, Donatello a-t-il fait des portraits ? A cette
question on ne répond que par une seule œuvre : le buste peint de
Niccolo d'U^ano. Cette œuvre est fort remarquable, mais c'est une
de celles dont nous contesterions le plus volontiers l'attribution à
Donatello. La figure sans doute est pleine de vie, elle l'est à un point
surprenant, mais la pose est maniérée, l'observation n'est pas très
pénétrante, elle manque de ce sérieux, de cette profondeur qui est la
marque du maître. Certains détails d'autre part sont en désaccord
avec les habitudes de Donatello qui évitait les détails insignifiants.
Cette œuvre me paraît être d'une date postérieure à Donatello; elle
n'a déjà plus la simplicité de la première moitié du xvc siècle et se
rapproche de l'art du Mellini de Benedetto da Majano. Il n'existe pas
le moindre document autorisant cette attribution à Donatello, pas plus
(i) « Pour la chevelure, e'erit Perkins, les anciens étaient certainement sans
rivaux, mais nul sculpteur ancien ou moderne n'a jamais surpassé Donatello
dans l'art de donner aux cheveux le naturel et la souplesse. » Nous croyons que
cet éloge de Perkins, si souvent reproduit, n'est fondé que sur des œuvres
apocryphes et doit être adressé non à Donatello mais à ses successeurs, notam-
ment à Desiderio da Settignano, à Antonio Rossellino, à Benedetto da Majano,
auteurs probables des bustes d'enfants et des Madones attribués à Donatello.
DONATELLO 283
qu'il n'en existe pour voir là un portrait de Nicolo d'Uzzano. Nous
sommes dans le monde de l'invention pure (i).
A propos de nos dernières observations, nous rappellerons com-
bien on a eu de tendance en Italie, depuis plusieurs siècles, à grouper
sous un seul nom, sous le plus célèbre, les œuvres de toute une école.
La gloire de Donatello a attiré à elle comme un aimant toutes les
œuvres du xve siècle. Le plus grand service à rendre à l'histoire de
l'art italien est de faire disparaître cette confusion et de restituer à
une foule d'artistes qu'on oublie, la gloire à laquelle ils ont droit.
Dans cette étude sur Donatello, nous avons attaché une grande
importance à la classification des œuvres. L'œuvre d'un maître ne
prend toute sa valeur que le jour où elle est classée : seul un classe-
ment rigoureux montre ce que l'artiste a cherché, ce qu'il a reçu de ses
devanciers et ce qui fut son œuvre propre. Voici, en résumé, l'ordre
chronologique qu'il faut adopter, selon nous, pour cataloguer l'œuvre
de Donatello :
(L'astérisque indique les dates certaines)
* 1404 Donatello travaille dans l'atelier de Ghiberti.
* de 1406 à 140S Deux Prophètes sur la porte de la Mandorla (Dôme de
Florence).
^ Saint Marc d'Or san Michèle.
"* ( Saint Pierre d'Or san Michèle.
* 1414 Saint Georges d'Or san Michèle.
/ Saint Jean Evangéliste du dôme de Florence.
\ Abraham et Isaac du Campanile.
de 141 5 à 1420 1 r-v j 1 i D 11
^ ! David en marbre du Bargello.
\ Saint Jean du Campanile.
( Habacuc du Campanile,
vers 1425 1 t n j t>-
' Le Pogge du Dôme.
* 1423 Saint Jean-Baptiste de Berlin (fait pour le dôme d'Orvieto).
* de 1424 a 1427 Monument Jean XXIII du baptistère de Florence.
* 1427 Monument Brancacci de Naples.
Travaux à Sienne : 1. Effigie tombale de G. Pecci.
\ 2. Le Festin d'Hcrode, bas-relief.
*de 1427 à 1428 l „,„..,„,
) J- La Foi et 1 Espérance.
4. Deux enfants.
(1) Pour maintenir à Donatello l'attribution de ce buste, M. von Tschudi est
obligé de supposer que la peinture qui le recouvre est postérieure à l'exécution
du buste; mais c'est une hypothèse peu vraisemblable. Le buste, fait pour être
peint, a été peint par le sculpteur lui-même.
1889 — l'artiste — t. 11 19
2S4 L'ARTISTE
dei4?8à 14J4 Chaire de Prato.
* 1423 Autel de Saint-Pierre de Rome.
/ Annonciation de Santa Croce.
\ Saint Jean des Martelli.
vers 14'jo <^ David en bronze du Bargello.
f Cupidon du Bargello.
( Judith.
Le Zucchone du Campanile.
Jéremie du Campanile,
de 1430 a 1444 ^ Saint Jean-Baptiste en marbre du Bargello.
Le Christ soutenu par les anges de Londres.
La sacristie de Saint-Laurent.
Travaux à Padoue : A Gattamelata.
B Chapelle du Santo.
1. Quatre bas-reliefs.
2. Sept statues.
de 1444 à 1450 { 3. Quatre symboles des Évangélistes.
4. Enfants musiciens.
5. Crucifix.
6. Mise au tombeau.
7. Pie ta.
( Saint Jean-Baptiste de Venise..
t Madeleine du baptistère de Florence.
* 1457 Saint Jean-Baptiste de Sienne.
* de 1462 à 1466 Deux Chaires de Saint-Laurent à Florence.
145 1
De notre classification il résulte que toutes les recherches de
Donatello ont été dirigées vers le mouvement, l'expression et la vie.
Le résumé de sa pensée est à Padoue et à Saint-Laurent. Il s'y montre
le maître le plus ardent et le plus dramatique que l'on ait jamais vu.
On peut ne pas aimer Donatello, mais il faut avant tout reconnaître
ce qu'il a été. Il ne faut pas faire de lui un champion de la Renais-
sance, voir dans son œuvre si vivante un reflet des fadeurs de la Vénus
de Médicis et de Y Apollon du Belvédère. Que Donatello l'ait voulu,
ou non, son oeuvre est la plus violente protestation qu'un artiste ait
jamais fait entendre contre l'influence de l'ancien art romain. A ce
titre il est cher aux modernes, et après les trois siècles de décadence
que l'imitation du passé nous a valus, le nom de Donatello reparaît
dans notre ciel, comme l'étoile brillante qui doit nous guider dans la
voie de la vérité.
MARCEL REYMOND.
LETTRE AU DIRECTEUR DE L'ARTISTE
Paris, le 3o septembre 1889.
Mon cher ami.
l vous paraîtra peut-être intéressant de
faire connaître aux lecteurs de L'Ar-
tiste quelques détails sur l'authenti-
cité de l'esquisse de la Naissance de
Henri IV, esquisse qui figure à l'ex-
position rétrospective du Champ-de-
Mars. Ces détails, je les ai recueillis
de la bouche même d'Eugène Devé-
ria, dans une conversation que j'eus
avec le célèbre maître romantique, à
l'époque où la toile dont il s'agit fut achetée par Alfred Bruyas, pour
entrer dans la remarquable collection de tableaux modernes, que cet
amateur éclairé a depuis généreusement offerte à la ville de Montpel-
Je crois bien me souvenir que c'est en 1861 que Bruyas put enfin
acquérir cette fameuse esquisse de Devéria, qu'il guettait depuis
longtemps et qui complétait admirablement la collection d'eeuvres
28G L 'A R TIS TE
romantiques di primo cartello, qui devait former le monument le
plus curieux de la peinture française de 1824 à 1848.
Alfred Bruyas savait que, tous les ans, je partais pour Pau afin
d'aller suivre les conseils d'Eugène Deve'ria qui avait bien voulu m'ac-
cepter comme élève et diriger mes premiers pas dans la carrière artis-
tique; il s'empressa de me faire voir sa nouvelle acquisition, et me
chargea d'annoncer au maître toute la joie qu'il éprouvait d'avoir pu
retrouver enfin cette œuvre remarquable. En arrivant à Pau, j'annon-
çai l'heureuse nouvelle à Eugène Devéria qui l'accueillit avec un
indulgent et bienveillant sourire, et se contenta de me répondre :
« Tout cela c'est très bien, mon cher enfant, mais, par malheur, je
n'ai jamais fait d'esquisse peinte pour mon tableau de la Naissance
de Henri IV. » Et il poursuivit, me racontant ainsi la genèse de ce
célèbre tableau : « Nous venions d'être reçus avec peine, Louis Bou-
langer et moi, dans les supplémentaires à l'école des Beaux-Arts;
devant cet insuccès, mon frère Achille nous conseilla d'abandonner
l'école. Nous louâmes alors en commun un grand atelier, rue Notre-
Dame-des-Champs. Avec une audace que notre jeunesse seule excu-
sait, rompant avec toutes les traditions, nous cherchâmes l'un et
l'autre notre sujet directement sur la toile même, et sous la direction
éminente de mon frère Achille, nous pûmes arriver au Salon de 1827,
Boulanger avec son fameux Ma^eppa, moi avec la Naissance de
Henri I V. Les deux tableaux, dont on avait beaucoup parlé dans les
ateliers avant le Salon, avaient enthousiasmé tous nos jeunes amis
romantiques, et quelques-uns en avaient fait des pochades ; je crois
même me rappeler que Bonnigton en avait fait une : peut-être est-ce
celle-là que Bruyas a pu acquérir. Mais, je vous le répète, pour moi,
je n'ai jamais fait d'esquisse peinte de mon tableau. Il eut au Salon
un succès inespéré, et presque tous mes anciens amis, élèves comme
moi du peintre Lethière, — que j'avais quitté brusquement à la suite
d'une correction d'un de mes dessins que je n'approuvais pas, — aban-
donnèrent à leur tour notre vieux professeur, et vinrent me supplier
de fonder un atelier et d'être leur patron, ce qui fit dire au vieux clas-
sique délaissé, avec le sourire narquois qui lui était habituel : « Bien,
« bien, mes amis. Devéria a franchi le fossé, beaucoup d'autres y fe-
« ront la culbute. »
Lorsque Devéria eut fini, je ne voulus pas encore me tenir pour
LETTRE AU DIRECTEUR DE L'ARTISTE
battu, et je lui posai une nouvelle objection : « Cependant, lui dis-je,
dans l'esquisse que j'ai vue, il y a plusieurs variantes; le superbe
épagneul, par exemple, est remplacé par deux lévriers, l'un debout,
l'autre couché. » — « C'est possible, mais c'est encore une preuve que
l'esquisse n'est pas de moi. L'histoire de l'épagneul du premier plan
est même intimement liée à l'histoire du tableau de la Naissance de
Henri IV. Ce magnifique épagneul appartenait à une de mes meil-
leures amies, M™ Prévost- Paradol, de la Comédie -Française.
Mme Prevost-Paradol étant venue me voir un jour avec son chien, bien
avant que j'eusse commencé mon tableau, je trouvai l'animal si beau
que je ne résistai pas à la tentation de faire une étude de cette superbe
bête. N'ayant sous la main que la vaste toile, vierge encore, qui
devait servir à mon futur tableau, je n'hésitai pas et ébauchai d'enthou-
siasme cette étude de chien qui fut admirée par tous nos amis. Plus
tard, ne voulant pas sacrifier un morceau aussi bien réussi, je partis de
là pourcomposer mon tableau, et je n'en jurerais pas, mais ce fut peut-
être à cet incident que je dus ma composition toute en hauteur. Quoi
qu'il en soit, vous voyez que ce changement même vient à l'encontre
de votre assertion. »
Lorsque je rentrai à Montpellier, quelques mois plus tard, je
racontai à Bruyas, comme Devéria m'en avait chargé, la conversation
que nous avions eue à ce sujet. Mais Bruyas n'en voulut jamais
démordre et récusa l'affirmation de Devéria.
Quant à moi, je me borne, mon cher ami, à vous redire ce qui m'a
été dit par Eugène Devéria lui-même. L'esquisse est superbe et digne
du maître; peut-être est-elle de Bonnigton. Que les chercheurs et les
critiques les plus compétents découvrent le véritable auteur; je me
borne à vous déclarer que, dans ce que je viens de vous rapporter, je
n'ai fait que répéter les propres paroles de Devéria, qui sont restées
profondément gravées dans mon souvenir.
Votre dévoué,
EUGENE BAUDOUIN
LE MARIAGE D'ANGÉLIQUE
COMEDIE-PASTICHE EN UN ACTE, EN VERS
Fin ( 1 |
SCENE IX
CLITANDRE, NÉRINE, PASQUIN
PASQUIN
Eh bien, ! quoi de nouveau, dites-moi, je vous prie ?
Damis avait déjà quitté l'hôtellerie
Pour n'y rentrer que tard, il parait, dans la nuit.
CLITANDRE
Il a l'habit de cour, le valet qui le suit
Porte un manteau rayé; mais, à travers la ville,
Où diable le chercher ?
PASQUIN
Bah! laissez-le tranquille
i) Voir L'Artiste de septembre (1889, II, 202).
LE MARIAGE D'ANGÉLIQUE
CLITANDRE
Mais toi, dis-moi; Nérine en venant m'a conté...
PASQUIN, avec suffisance
Oh ! moi, j'ai re'ussi bien mieux de mon côte'.
CLITAN DRE
Explique-moi...
PASQUIN
Parbleu ! s'il faut que je vous die.
J'ai pour vous inventé certaine comédie
Où vous devrez entrer plus tard, au dénouement,
Pour épouser, masqué sous un déguisement...
Vous savez, ce fripier, ici près, dans la rue
Tout contre le tripot du « Grand Coquesigrue » ?
Courez-y de ma part. Vous lui demanderez
Un costume d'exempt, pour moi ; puis, vous prendrez
Dans ses nippes, pour vous, un habit de bravache
Avec longue rapière et très forte moustache.
Il nous faut tous les deux, en revenant ici,
Etre complètement méconnaissables.
CLITANDRE
Si
Tu veux rire, Pasquin, cette heure est mal choisie.
PASQUIN
Rire ? Je n'en ai pas plus que vous fantaisie.
CLITANDRE
Mais cette mascarade où je ne comprends rien?
PASQUIN
Ce n'est point nécessaire; allez, grimez-vous bien.
Je vous dirai tantôt... J'entre chez ce notaire
Et je...
CLITANDRE
Mais il est fou, Nérine.
NÉRINE
En cette affaire,
Moi, je l'écouterais, monsieur, aveuglément.
Que pouvez-vous avoir à perdre en ce moment ?
29o L'ARTISTE
CLITANDRE
Pas grand'ehose, il est vrai....
NÉRINE
Donc, allez !
PASQUIN
Le temps presse !
CLITANDRE
Allons, donc...
PASQUIN, à Clilandrc qui sort
Je vous suis...
SCÈNE X
PASQUIN, NÉRINE
PASQUIN
Toi, rejoins ta maitresse;
Son amour pour Clitandre est en excellent point.
Qu'elle attende la nuit et ne se trouble point;
Mais, dès qu'elle ouïra crier sous sa fenêtre :
« Au meurtre ! à l'assassin ! » elle devra paraître
Et venir dans la rue avec Orgon et toi.
NÉRINE
C'est tout ?
PASQUIN, avançant les lèvres pour lui prendre un baiser
Puis-je approcher, mon idole?
NÉRINE, le repoussant mollement
Ma foi
Non, c'est trop tôt.
PASQUIN
Rien qu'un... pour me donner courage...
NÉRINE, consentant
Un tout petit, alors...
PASQUIN, aptes un bruyant baiser
Lac d'amour où je nage !
LE MARIAGE D'ANGELIQUE
NERINE
Adieu !
PASQUIN, réclamant un autre bai:
Nérine...
NÉRINE, rentrant chez Orgon
Adieu, Pasquin.
SCENE XI
PASQUIN, puis LE NOTAIRE
Trêve aux chansons !
Fini l'acte premier, incontinent passons
Au deuxième.
Il frappe à la porte du notaire.)
Ho! quelqu'un. Eh ! monsieur le notaire,
Eh ! monsieur le...
LE NOTAIRE, sortant
Ma foi ! je voudrais te le taire,
Que tu le vois, j'allais sortir; mais qu'à cela
Ne tienne, entre céans; aussi bien,
(Désignant la maison d'Orgon :.:
J'irai là
Tout à l'heure.
PASQUIN
Vraiment ! vous alliez chez mon maître,
Monsieur Orgon?
LE NOTAIRE
J'allais moi-même lui soumettre,
N'ayant pas de valet que j'en puisse charger,
Un contrat qu'il me vint prier de rédiger.
2g2
L'ARTISTE
PASQUIN
En y laissant en blanc les apports...
LE NOTAIRE, surpris
Quoi ?
PASQUIN, à pan
L'aubaine
Est bonne !
(Haut :)
Oui, je le sais, épargnez-vous la peine...
(Lui prenant le contrat. )
Donnez-moi ce contrat, je le lui remettrai...
LE NOTAIRE, protestant
Mais...
PASQUIN
Je venais le prendre...
LE NOTAIRE
Eh ! non, rends-le ; j'irai
Moi-même. Il faut qu'Orçon me donne...
PASQUIN, l'interrompant
Qu'il vous donne
Les apports détaillés du futur, je soupçonne ?
LE NOTAIRE
Justement.
PASQUIN, lui donnant les papiers que lui a remis Orgon
Les voici.
LE NOTAIRE
Dans ce cas, je n'ai plus...
PASQUIN
Compulsez ces papiers, tâchez qu'ils soient tous lus
Quand je rapporterai
Montrant le contrat,!
celui-ci, tout à l'heure.
LE NOTAIRE
Ce sera fait. Chez moi je t'attends à demeure.
(Il rentre.)
LE MARIAGE D'ANGELIQUE 293
PASQUIN
Bien joue, l'acte deux! Au trois donc, s'il vous plaît;
Et puisqu'Hymcn nous fuit, saisissons-le au collet...
(11 sort.)
SCENE XII
DAMIS, BASQUE
BASQUE, désignant la maison d'Orgon
Voici bien la maison...
DAMIS
Tu sais combien je t'aime,
Et que tu peux compter sur ma...
BASQUE, l'arrêtant
Connu, le thème !
Sitôt qu'il vous survient un nouvel embarras...
Mon bon ami, dis-moi que tu m'en tireras.
Que tu vas détourner de moi ce mariage...
J'ai beau mettre, monsieur, ma cervelle au pillage.
Je me heurte sans cesse à l'inconvénient
Capital...
DAMIS
Quoi ? mon père
BASQUE
Oui. Nul expédient
Ne pourra...
DAMIS
Cherche, invente...
294 L'ARTISTE
BASQUE
Ah! la lâcheuse affaire.
DAMIS
Surpasse-toi...
BASQUE
Par Dieu ! Je ne vois rien à faire
Que de vous résigner, monsieur...
DAMIS, s'emportant
Comment, butor!
Tète vide ! c'est là ce que...
BASQUE, impassible
Vous avez tort
De me tarabuster. Injures ni menace
Ne vous sauveront pas d'un plongeon dans la nasse
Aux maris, j'imagine...
DAMIS
Eh! j'enrage de voir
Que tu te fais un jeu de m'ôter tout espoir !
Pourquoi te rebuter dès le premier obstacle?
Ne m'as-tu pas déjà, par trois fois, à miracle
Préservé de l'hymen.-1
BASQUE
C'est que...
DAMIS
Si tu voulais
Vraiment, tu pourrais bien encore...
BASQUE
Eh ! morbleu, les
Trois fois en question, c'était tout autre chose.
Mais monsieur votre père, en sa terrible prose,
Nous a déclaré hier, — j'y songe avec effroi, —
Quelles suites aurait, pour vous comme pour moi,
Un quatrième hymen rompu par notre faute!
DAMIS, avec Jécouragemeni
11 est vrai.
BASQUE
Là! tout beau. Vous comptez sans votre hôte,
En croyant que je vais pour vous risquer la mort
Sous le bâton. D'ailleurs n'auriez-vous pas remord
LE MARIAGE D'ANGELIQUE 295
De me faire encourir un trépas inutile?
Car enfin, je veux bien que mon esprit fertile
Vous de'livre aujourd'hui ; c'est à recommencer
Demain. Puisqu'il le faut, bah ! tant vaut y passer
Tout de suite. Après tout, le beau motif de geindre...
On vous veut marier? Vous êtes bien à plaindre !
Au lieu de ces beautés coquettes de la Cour,
Qui tiennent la dragée haute et vous brident court.
D'amours à chers deniers, de votre Cydalise
Qui se moque de vous et qui vous dévalise,
Vous aurez une femme à vous; oui, rien qu'à vous...
Dont l'avoir doublera le vôtre, vertuchoux!
Qui, vous aimant pour rien, quoique étant jeune et belle,
Ne saura ce que c'est d'être à vos vœux rebelle !
Une femme, monsieur, qui vous dorlotera
De bon cœur, nuit et jour, et qui se laissera,
N'ayant pas d'autre loi que votre fantaisie,
Sans vous adorer moins, battre avec frénésie,
Si peu que par hasard vous en ayez l'humeur. ..
Est-ce point là, ma foi! le plus parfait bonheur?
Brou !... L'éternel printemps, le mois de mai sans pluie.
C'est lugubre...
BASQUE
Eh ! plus tard, si l'hymen vous ennuie,
Qui vous empêchera, — comme tant d'autres font, —
De retourner encore à Cydalise ? Au fond,
Je m'en moque, pourvu que mon échine évite
La bastonnade.
Oyez le beau conseil !... Va vite
Le redire à mon père, il sera de son goût.
Mais moi, tenant l'hymen plus odieux que tout,
Je n'entends pas, mon cher, me tremper à sa source ;
Ainsi donc...
BASQUE, réfléchissant
Oui, je tiens, ce semble, une ressource...
L'ARTISTE
DAMIS, avec joie
Tu vois bien?
BASQUE
Oh ! monsieur, une, rien qu'une...
DAMIS
Enfin,
Qu'importe ! c'en est une et je vais voir la fin...
BASQUE, hochant la tèle
Peut-être...
DAMIS
Ta ressource ?
BASQUE
Hélas! elle est douteuse...
DAMIS
Dis toujours...
BASQUE
Que d'Orgon la fille soit boiteuse,
Bossue ou brêche-dents... je ne suppose pas
Qu'on vous veuille contraindre à sauter le grand pas
Avec elle.
DAMIS
C'est juste.
BASQUE
Oui, monsieur; mais, l'est-elle ?
DAMIS, avec la conviction de l'espérance
Elle l'est ! j'en suis sûr.
BASQUE
Oh! votre esprit s'attelle
A l'espoir un peu trop vivement... Il faudrait
S'assurer... Frappons-la, sa suivante parait,
Et nous lui demandons...
DAMIS
Oui, mais si c'est le père ?
On ne peut vraiment pas demander au cerbère...
LE MARIAGE D'ANGELIQUE 297
BASQUE
D'autant que rien n'égale au regard des hiboux
Les affreux oisillons que dans leurs sombres trous
Pour l'hymen des phénix ils tiennent en réserve...
(montrant Clitandre et Pasquin qui paraissent au fond, déguisé? tou> Jeux
Mais il vient quelqu'un là qui, je crois, nous observe...
SCENE XIII
CLITANDRE, PASQUIN, DAMIS, BASQUE
CI.ITANDRE, basa Pasquin
Vois donc, Pasquin... Habit de cour, manteau rayé...
Ce sont eux...
PASQUIN, basa Clitandre
Las! monsieur, j'en suis tout effrayé.
Mais ils s'en vont, je crois...
CLITANDRE, basa Pasquin
Suivons-les.
PASQUIN, bas à Clitandre
Je veux être
Pendu si j'en fais rien ! Laissons-les disparaître,
N'allons pas tout-à-trac dans le port naufrager...
DAMIS, bas et montant vers eux avec Basque
Tudieu ! je veux savoir ce qu'à nous déranger
Ont ces gens-là.
PASQUIN, tirant Clitandre parle bras
Monsieur, évitez la rencontre;
Ils viennent, détalons...
DAMIS
Hé! là-bas, qu'on se montre!
29S L'ARTISTE
PASQUIN, bas
Patatras!
CLITANDRE, marchant vers Daniis
Est-ce vous qu'à la fille d'Orgon?...
DAMIS, l'interrompant
Eh ! quoi, vous connaissez aussi ce vieux dragon?
Mais vous devez connaître alors la demoiselle?
CLITANDRE
Angélique ?
DAMIS
Oui, parlez... Est-elle laide ou belle ?
CLITANDRE
Elle est la plus charmante et la plus belle à voir. .
DAMIS
Hélas!
CLITANDRE
Comment? hélas !
DAMIS
Heu ! mon dernier espoir
De ne l'épouser point était qu'elle fût laide.
CLITANDRE
Vous n'y prétendez pas? Joie! ivresse ! il la cède...
(Serrant avec effusion les mains de Damîs,)
Oh! rival généreux...
DAMIS, se défendant
Non. Un père inhumain,
Malgré ma résistance, à l'autel de l'Hymen
Voulait sacrifier ma liberté jalouse ;
Mais puisque vous voilà...
(à Basque :)
Sauvé, Basque! il l'épouse.
CLITANDRE
Plus d'alarme! Pasquin.
LE MARIAGE D'ANGELIQUE 299
En épousez-vous mieux?
N'attendez rien d'Orgon, le vieux cuistre n'a d'yeux
Que pour l'argent ; lui seul attendrirait sa vue,
Mais comme votre bourse en est fort dépourvue...
Entendez-vous, monsieur? Mais, s'il n'épouse pas,
C'est vous...
Le mariage, hélas ! m'est sans appas ;
Comment diable en sortir ?
BASQUE
Dame !...
PASQUIN, à Damis
Ici, je replace
Mon stratagème adroit... Sans vous, à cette place,
Sous ces habits qui sont d'un pur déguisement,
Nous l'eussions vu déjà réussir pleinement...
Que ne le disais-tu?... Commencez l'entreprise
Au plus tôt, nous partons... Le sort vous favorise !
Quant à mes vœux, croyez que vous les avez tous...
Bonne chance...
CLITANDRE
Merci !
PASQUIN, pris d'une idée subite, à Damis
Non, restez voulez-vous
Nous aider?
DAMIS, revenant
De grand cœur !
PASQUIN
Votre emploi nécessite
Un changement de front, mais notre réussite
En sera beaucoup plus certaine.
1S89 — L'ARTISTE — T. II
L'ARTISTE
DAMIS
Que faut-il
Faire ? dis...
l'ASQUIN, ruminant son idée
Certe ! avec tout son esprit subtil,
Ulysse n'aurait pas trouvé mieux...
(à Damis :j
Votre épéc ?
(Damis la lui donne.)
Couchez-vous là...
(Posant l'épée à côté de Damis qui se couche à terre près de la maison d'Orgon,)
Qu'elle ait l'air de s'être échappée
De votre main... Parfait! Surtout, n'oubliez pas
Que vous êtes plongé dans un profond trépas.
Ne bougez plus, à moins que je ne vous le dise...
Sois tranquille.
PASQUIN, à Basque
Viens, toi.
(Lui désignant Clitandre qui a dégainé sa rapière et qui s'avance aussi :)
Fais comme moi, maîtrise
Monsieur...
(A Clitandre, tandis que Basque et lui-même le saisissent au collet cl par les bras :)
Débattez-vous, feignez d'avoir dessein
D'échapper...
(Clitandre se débat.)
Bien!...
( à Basque:)
Et nous, crions :
(il cric en déguisant sa voixj
A l'assassin !
Au meurtre ! !
BASQUE
A l'assassin!
PASQUIN
Au meurtre! !
LE MARIAGE D'ANGÉLIQUE Soi
SCENE XIV
LES MÊMES, NÉRINE; puis, ORGON ET ANGÉLIQUE; puis, LE NOTAIRE
NÉRINE, apparaissant sur le seuil de la maison d'Qrgon, avec une lanterne, et criant vers l'intérieur
Mais on tue
Quelqu'un là... venez donc !
PASQU1N, toujours déguisant sa voix
Main-forte !
BASQUE
Il s'évertue
En vain, nous le tenons...
PASQUIN, bas à N'érine
Nérine, va frapper
Chez le notaire...
NÉRINE, de même
Bien.
PASQUIN
Il va nous échapper,
Le brigand !...
BASQUE
Çà ! main-forte...
NÉRINE, frappant à la porte du notaire
Au secours 1
BASQUE
Çà ! main-forte..
NÉRINE, toujours frappant chez le notaire
Au secours ! au secours ! !
ORGON, paraissant, suivi d'Angélique
Un cadavre, à ma porte !
L'ARTISTE
PASQUIN, à Orgon
Voici le meurtrier, monsieur...
BASQUE, à Orgon. en secouant Clitandre
C'est ce vaurien. .
PASQUIN
Nous le tenons.
LE NOTAIRE, qui a ouvert sa porte depuis un instant et qui se décide enlin à approcher
Je vois, mais le tenez-vous bien ?
ORGON, demeuré auprès de Damis, à Nérine
Eclaire-moi, Nérine; il n'est pas mort peut-être...
O ciel ! mais c'est Damis !
ANGÉLIQUE, s'avançant
Quoi ! Damis ?
NERINE
BASQUE, d'un ton pleurard
LE NOTAIRE, à Orgo
Lui!
Mon maître !
Votre gendre ?
PASQUIN, à Orgon
S'il faut en croire son valet,
Ce malheureux seigneur tranquillement allait
Entrer chez vous, monsieur, quand soudain, par derrière,
Est venu le frapper d'un coup de sa rapière
Ce lâche spadassin depuis longtemps suspect
A la police.
BASQUE
J'ai dit vrai !
PASQUIN à Basque, en lui passant un des pistolets qui garnissent sa ceinture et lui désignant Clitandre
Tiens-le en respect,
Que je puisse dresser procès-verbal du crime;
On vengera le mort, et moi, j'aurai ma prime...
(Basque prend le pistolet qu'il lient braqué sur Clitandre immobile. Pasquin sort de
sa poche le contrat extorqué au notaire et feint d'y ^lilïonner avec une plume qu'il tire
aussi de sa poche et qu'il trempe dans une petite bouteille suspendue à l'un des boutons
ds son pourpoint.)
LE MARIAGE D'ANGÉLIQUE 3o3
ORGON, menaçant Clitandrc du poing
Oui, vengeance !
TOUS, sauf Pasquin
Vengeance !
NLRINE, regardant Damis, hypocritement
Helas ! le beau mari
Qu'il eût fait...
ORGON
Quel dommage, hélas !
LE NOTAIRE, à Orgon
J'en suis marri
Pour vous.
ANGÉLIQUE, basa Nérine. lui montrant Damis
Dis, comprends-tu qu'il soit de l'aventure?
PASQUIN, au notaire en lui présentant le contrat
Monsieur, nppuvez-moi de votre signature.
(le notaire signe.)
NÉRINE, bas à Angélique
Ah ! madame, Pasquin est un fameux valet !
TASQUIN, même jeu à Orgon
Vous aussi, monsieur!
là Angélique :)
Vous, madame, s'il vous plaît î
ORGON, à part
Perdre un gendre pareil ! la malechance est rare...
PASQUIN, même jeu, à Clitandre
Toi, gredin !
(joyeusement, de sa voix naturelle, à Damis. après que Clitandrc a signé :)
C'est fini; ressuscitez, Lazare!
ORGON, reconnaissant Pasquin qui se démasque
Pasquin !
LE NOTAIRE, ébahi de voir se relever Damis
Il n'était donc pas mort !
304 L'ARTISTE
ORCON, avec menace, a Pasquin
Toi? scélérat...
PASQUIN, sans s'émouvoir, déployant le contrat sous le nez du notaire
Connaissez-vous ceci ?
LE NOTAIRE, levant les bras au ciel
Parbleu ! c'est mon contrat...
PASQUIN, retirant vivement le contrat et désignant successivement Angélique et Clitandr
qui se démasque à son tour
Oui, par lequel madame épouse enfin Clitandre.
LE NOTAIRE, à part
Clitandre ? l'héritier ?
ORGON, furieux
Je vous ferai tous pendre !
CLITANDRE, tombant aux genoux d'Orgon
Pardonnez-nous, monsieur, c'était le seul moyen...
ORGON, inflexible
Je...
LE NOTAIRE, à Orgon
Son oncle est défunt, lui laissant tout son bien.
Cent mille écus.. .
CLITANDRE
Ciel !
ANGÉLIQUE
Quoi ?
ORGON
Cent mille écus ?
J'espère
Cent mille écus.
Ah! mais... ça, c'est une autre paire
De manches. Tiens, Clitandre, Angélique est à toi...
LE MARIAGE D'ANGÉLIQUE 3o5
IQUE et CL1TANDRE, courant l'un vers l'autre
Ah !
DAMIS, à Basque
Me voilà sauvé !
BAS. I
Mais pour combien ?
DAMIS, avec un geste J'insou
Ma foi !
PASQUIN, à Xérine
Ai-je droit de baiser à présent, ma divine?
NÉRINE
Je t'épouse, Pasquin...
PASQUIN. moitié penaud, moitié content
Oh! non, c'est trop, Nérine...
ORGON, désignant Xérine et montrant sa maison
Çà, tandis qu'elle ira quérir les violons.
Entrez-là, mes amis... Vive Dieu ! nous voulons
Avec vous, jusqu'au jour, célébrer dans la joie
Cet heur inattendu que le ciel nous envoie...
NÉRINE, au public
Mesdames et Messieurs, conformément aux us,
A Clitandre, soudain plus riche que Cr
Par Orgon radieux Angélique est unie.
Damis l'échappe encor; mais, la pièce finie,
Moi, j'entraîne Pasquin vers l'Hymen enchanteur.
Adieu donc... Et soyez indulgents pour l'auteur
Dont la Muse, au Théâtre encor peu familière,
S'appuie en ce début sur celle de Molière.
(La toile tombe)
JOSEPH GAYDA.
CHRONIQUE
i k la liste .les promotions et nomi-
nations dans la Légion d'hon-
neur, faites à l'occasion de l'Ex-
position universelle, nous relevons
les suivantes :
Grand - croix : M. Meisso-
nier, artiste peintre, président du
groupe I, membre du jury des
récompenses, exposant hors con-
cours.
Grand-officier : M. Paul Du-
bois, statuaire, directeur de l'Ecole
des Beaux-Arts, membre du jury des recompenses, exposant hors con-
cours.
Commandeurs : MM. Jules Breton, artiste peintre, exposant hors con-
cours; Carolus Duran, artiste peintre, exposant hors concours; A. Fal-
guière, sculpteur, exposant hors concours; Antonin Mercié, sculpteur,
grand-prix.
Officiers : MM. Bracquemond, graveur en taille-douce, membre du jury
des récompenses de la classe 5i, exposant hors concours; Cazin, artiste
peintre, exposant hors concours; Chipiez, architecte, grand-prix; Cor-
mon, artiste peintre, grand-prix; Léo Delibes, membre de l'Institut, com-
positeur, organisateur de concours de musique; Duez, artiste peintre,
exposant hors concours; Foulhoux, architecte des bâtiments des colonies;
Gervex, artiste peintre, exposant hors concours; Philippe Gille, membre
du jury des récompenses de la classe 3, rapporteur; Roll, artiste peintre,
CHRONIQUE 3o7
exposant hors concours; Roty, graveur en médailles, grand-prix; de Saint-
Maiveaux. sculpteur, médaille d'or.
Chevaliers : MM. Aubert, artiste peintre, médaille d'argent; Radin,
professeur à la manufacture nationale de Beauvais; Baude, graveur, mé-
daille d'or; Boilvin, graveur, grand-prix; Captier, sculpteur, médaille
d'argent; Cariés, sculpteur, grand-prix; Carpezat, peintre décorateur,
exposant, grand-prix; Carrière, artiste peintre, médaille d'argent; de
Coninck, artiste peintre, médaille d'argent; Courtois, artiste peintre, mé-
daille d'or; Dampt, sculpteur, médaille d'or; Dawant, artiste peintre, mé-
daille d'or; Desbois, sculpteur, médaille d'or; Dubufe, artiste peintre,
médaille d'or; Dumilàtre, sculpteur, médaille d'argent; Friant, artiste
peintre, médaille d'or; Gounouilhou, imprimeur, médaille d'or; Grenaud,
professeur de dessin à l'école des Arts décoratifs de Limoges; Hédin,
directeur de l'école des Beaux-Arts de Lyon; Hugues, sculpteur, médaille
d'or; Jacquet, graveur, grand-prix; Léon Kerst, publiciste, rapporteur de
la Commission des auditions musicales; Lamotte, graveur, médaille d'or;
Lefort, architecte, médaille d'or; Lerolle, artiste peintre, exposant hors
concours; Mathey, artiste peintre, médaille d'or; Mathieu-Meusnier,
sculpteur, médaille de bronze; Ch. Meissonier, artiste peintre, médaille
d'or; Peinte, sculpteur, grand-prix; Petitgrand, architecte, médaille d'or;
Poilpot, artiste peintre, auteur du panorama de la Compagnie transatlan-
tique; Renouf, artiste peintre, médaille d'or; Rixens, artiste peintre, mé-
daille d'or; Roger Jourdain, artiste peintre, aquarelliste; Soyer, peintre
émailleur, exposant hors concours; Tattegrain, artiste peintre, médaille
d'or; Tournv. professeur à la manufacture nationale des Gobelins;
Vianesi, chef d'orchestre de l'Opéra, a [pris part à l'exécution des grands
concerts officiels de l'Exposition.
L'Académie des Beaux-Arts a tenu sa séance publique annuelle sous la
présidence de M. Chapu, assisté de M. le vicomte Delaborde, secrétaire
perpétuel. Au début de la séance, a été exécutée une ouverture composée
par M. Paul Vidal, ancien pensionnaire de Rome, intitulée : Marche du
sacre de Charles VIL Le président a prononcé ensuite une remarquable
allocution dans laquelle il a d'abord rendu hommage à la mémoire du
peintre Cabanel. Après avoir parlé des fondations récentes qui permettront
de venir en aide aux infortunes des artistes, en particulier du legs fait par
le peintre Anastasi et de celui des frères Galignani qui a servi à construire
une maison de retraite, actuellement inaugurée, M. Chapu, s'adressant
aux jeunes artistes qui ont été, cette année, les lauréats de l'Académie, s'est
exprimé en ces termes :
« Ne rêvez pas aux trop grandes entreprises : un sujet d'importance rai-
3oS L'ARTISTE
sonnahle, mais bien et solidement traité, fera plus pour vos progrès et
votre réputation que de vastes ambitions traduites par des formes insuffi-
santes. Une petite monnaie grecque contient en réalité plus d'art que le
groupe du Taureau de Dircé. Cherchez loyalement l'expression parfaite;
redoutez les prétentions et les intentions vides. Ne vous détournez donc
pas des œuvres du passé. On vous le disait l'année dernière à cette même
place : Appliquez-vous à deviner ce qui a produit, chez les maîtres, ce
grand souffle d'art, cette intelligence pénétrante de la nature, cette puis-
sance, en un mot, de pensée et de vision dont leurs œuvres sont si haute-
ment empreintes.
« Quel a été leur secret ? Ils ont aimé, ils ont admiré avec autant de
sincérité que d'enthousiasme la grande œuvre de Dieu; ils ont demandé
avec foi de tout leur cœur, et ils ont obtenu, parce que c'est aux plus
fervents qu'il est le plus accordé. Voyez, et faites comme eux. ».
Voici la liste des prix décernés en vertu des diverses fondations :
GRANDS PRIX
Peinture. — (Jésus et le Paralytique). — Grand prix, M. Thys (Gaston).
L'Académie n'ayant pas décerné le grand prix en 1 888, a pu, cette année,
attribuer cette récompense à M. Laurent (Ernest-Joseph). Premier second
grand prix, M. Danguy (Jean-Célestin); deuxième second grand prix,
M. Lenoir (Charles-Amable).
Sculpture {Le retour de V enfant prodigué). — Grand prix, M. Desver-
gnes (Jean-Charles) ; premier second grand prix, M. Récipon (Georges);
deuxième second grand prix, M. Baralis (Louis-Augustin).
Architecture (Un établissement de bains de mer). — L'Académie n'a pas
décerné le premier grand prix. Premier second grand prix, M. Despradclle
(Constant-Désiré); deuxième second grand prix, M. Morice (Gabriel-Ma-
rie-Louis); mention honorable, M. Demerlé (Stéphane-Eugène-Marie).
Composition musicale (Sémélé). ■ — Cantate à trois personnages par
M. Eugène Adenis. L'Académie n'a pas décerné de grand prix ni de pre-
mier second grand prix. Deuxième second grand prix, M. Fournier (Emile-
Eugène-Alix).
Prix Leprince. MM. Thys et Laurent, pour la peinture, M. Desvergnes,
pour la sculpture.
Prix Alhumbert (de 600 francs). — M. Barbottin, graveur en taille-
douce.
Prix Deschaumes (de i,5oo fr.). — M. Sergent (René], architecte.
Prix Maillé-Latour-Landry. — M. Hannaux, sculpteur.
Prix Bordin (sujet pour 1889 : De la fabrication des monnaies et des
médailles, et de ses rapports avec les progrès de l'art de la gravure en mé-
dailles, depuis V antiquité jusqu'à nos jours). — Le seul mémoire adressé
ayant été jugé insuffisant, l'Académie, usant de la faculté que lui a laissée
CHRONIQUE 309
le donateur de de'cerner le prix à des ouvrages re'cemment publiés sur les
beaux-arts, a attribue le prix à M. Havard pour son Dictionnaire de
l'ameublement et de la décoration.
Prix Trémont (de 2,000 francs). — Partage' entre MM. Desvergnes et
Baralis, sculpteurs, et M. Boisselot, compositeur de musique.
Prix Georges Lambert, décerné à des artistes, ou à des veuves d'artistes,
comme marque publique d'estime. Partage entre Mlles Paulin-Guérin,
Mmes Colin et Viger, et M. Chambard.
Prix Achille Leclère (de 1,000 francs). — Le sujet du concours de
1889 était : Un monument commémoratif à ériger dans l'intérieur du Pan-
théon, en l'honneur des Français ayant illustré le pays. Vingt projets ont '
été déposés. L'Académie n'a pas décerné le prix. Elle a accordé une pre-
mière mention honorable à M. Cousin (Gaston), et une deuxième mention
honorable à M. Hannotin (Paul).
Prix Chartier (de 5oo fr.), destiné à encourager la musique dite de
chambre, en faveur d'un auteur français, M. Bernard.
Prix Troyon (sujet : le Printemps). — Quarante tableaux ont été en-
voyés au concours. Prix, M. Rigolot ; mentions honorables, MM. Pape
et Varin.
Prix Jean Leclaire (deux prix de 5oo fr.). — MM. Breffendille et Bo-
nifassi.
Fondation Lusson (prix de 5oo fr.). — M. Despradelle, architecte.
Fondation Laboulbène. — Ce prix est distribué tous les ans, par por-
tions égales, aux élèves peintres admis en loge, et cela à la tin du
concours.
Fondation Cambacérès (de la valeur de 3, 000 fr.). — Prix partagé entre
MM. Danguy pour la peinture, Récipon pour la sculpture, et Sulpis pour
la gravure en taille-douce.
Fondation Pigny (de la valeur de 2,000 fr.). — M. Despradelle.
Prix Desprez (de 1,000 fr,). — M. Fournier (Edouard-Biaise), sculp-
ture.
Prix Brizard (de 3, 000 fr.). — M. Darien (Henry), pour son tableau inti-
tulé : la Pêche aux guideaux à Villerville.
Prix Maxime David (de 400 fr.). — A la meilleure des miniatures pré-
sentées aux expositions nationales des beaux-arts. Prix décerné cette année,
pour la première fois, à Mlle Pomey (Thérèse).
prix de l'école des beaux-arts
Fondations de Caylus et de La Tour. — MM. Blanchecotte, Gasc et
Lavergne.
Grandes médailles d'émulation. — MM. Lavergne, Gasc, Baralis et Buf-
fendille.
3io L'ARTISTE
Prix Abel Blouet. — M. Eustache.
Pui\ Jay. — M. du Bois d'Auberville.
M. le vicomte Delabordc a lu ensuite la remarquable notice sur Cabanel,
que l'Artiste publie au\ premières pages de celte livraison, grâce à L'obli-
geante communication qui lui en a été faite par réminent secrétaire per-
pétuel.
La séance s'est terminée par l'exécution de la scène lyrique qui a rem-
porté le deuxième secondgrand prix de composition musicale, et dont l'au-
teur est M. Fournier (Emile-Eugène-Alixi, né à Paris, le 1 1 octobre 1864,
élevé de M. Léo Delibes, membre de l'Académie.
Sur le rapport de M. Muller, l'Académie a adopté pour sujet du prix
Bordin, de 1 891, le programme suivant :
0 Démontrer l'erreur ou la vérité contenue dans l'exclamation suivante
de Pascal :
« Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressem-
'i blance des choses dont on n'admire pas les originaux! »
Dans une des séances suivantes, l'Académie a entendu la lecture d'une
notice sur les œuvres de M. Bertinot, par M. Roty. Ce dernier, on le sait,
a succédé à M. Bertinot dans la section de gravure.
Les dernières séances ont été occupées par la lecture des rapports des
diverses sections sur les envois de Rome de cette année.
Pendant une séance du congrès français de chirurgie qui tenait sa ses-
sion dans le grand amphithéâtre de la Faculté de médecine de Paris, un
incendie, causé par l'installation défectueuse d'un calorifère, a éclaté subi-
tement. Avant qu'on ait eu le temps d'organiser les secours, les flammes
ont atteint les trois vastes toiles peintes par Matout, placées au-dessus de
la tribune. Celle du milieu, représentant Ambroise Paré faisant pour la
première fois l'opération de la ligature des artères, et mesurant g™ 3o de
haut sur 5 mètres de large, a été complètement détruite par les flammes ;
à peine quelques lambeaux en restent-ils, adhérant au cadre et au châssis.
Les deux autres tableaux dont les sujets sont : la Première clinique chirur-
gicale à l'Hôtel-Dicu et le Premier cours d'anatomie physiologique dans
l'église Saint- Julien-le-Pauvre, bien que moins détériorés que le premier,
peuvent être considérés comme perdus. Un buste d'Hippoerate, qui sur-
montait la tribune, a subi le même sort ; il est tombé à terre et s'est brisé.
A la suite du concours au premier degré qui avait eu lieu pour la déco-
ration de la mairie de Nogent-sur-Marne, trois artistes avaient été désignés
CHRONIQUE
pour fournir un panneau à la grandeur d'éxecution de leur projet; c'étaient
MM. Debon, Karbowski et François Lafon. Après le nouvel examen du
jury, la décision suivante a été prise : le premier prix a été attribué a
M. Karbowski, qui est chargé de l'exécution des peintures décoratives ; le
deuxième prix a été décerné à M. Debon, et le troisième à M . Lafon.
Quatre-vingt-six artistes ont pris part au concours ouvert par le conseil
municipal de Paris pour l'érection d'une statue à Condorcet, sur l'empla-
cement de la place Conti. L'élection des membres du jury charge de
classer les esquisses, laissés au choix des artistes, avait donné les résultats
suivants: jurés titulaires, MM. Barrias, Chapu, Etienne Leroux ; jurés
supplémentaires, MM. Bartholdi, Paul Dubois, Guillaume.
Le jury a appelé à prendre part au deuxième degré du concours les trois
artistes dont voici les noms par ordre alphabétique : MM. Louis Noël,
Perrin et Steiner. Ces trois artistes ont six mois pour produire des modèles
grandeur d'exécution, entre lesquels sera fait le choix définitif au mois de
mai prochain.
La décoration picturale de l'Hôtel de Ville a donné lieu à plusieurs
concours. On sait, en effet, que diverses parties de cette décoration n'ont
pas été comprises dans les commandes faites directement.
L'un de ces concours avait pour objet la décoration du salon situé à
l'angle du quai et de la place ; le sujet imposé était la Défense de Paris.
Vingt concurrents ont envoyé des esquisses, entre lesquelles plusieurs
étaient exceptionnellement remarquables. Le jury avait la faculté d'aug-
menter le nombre des artistes appelés à prendre part au deuxième degré,
sans que le totai, fixé primitivement à trois, pût dépasser le nombre de
cinq. Usant de cette faculté, le jury a fixé son choix sur les esquisses des
artistes ci-après indiqués en suivant l'ordre alphabétique : MM. Arus,
Paul Baudouin, Adolphe Binet, Delance, Henri Dupray et René
Gilbert.
Un délai de trois mois est donné à chacun de ces cinq concurrents pour
la production d'un fragment grandeur d'exécution d'une des parties carac-
téristiques de leurs esquisses. Le jugement définitif sera rendu dans le
courant de février 1890.
Un autre concours a eu lieu pour la décoration de quinze coupoles et de
deux loggias de la galerie Lobau. Aucun des projets présentés n'a paru
digne d'être primé ; pourtant le programme laissait aux artistes une entière
liberté sur le choix des sujets. Le jury a donc décidé qu'il n'y avait pas
lieu d'admettre les esquisses à l'épreuve du second degré. Il a été arrêté
par la commission , conformément à la délibération de principe du conseil
municipal, qu'un nouveau concours serait ouvert.
La commission a pensé que la faiblesse des projets provenait de ce que
deux concours étaient ouverts simultanément, et elle s'est rangée à cet avis
qu'il ne fallait plus procéder de la même façon à l'avenir, et que ce ne
3 12 L'ARTISTE
serait dorénavant que lorsque le résultat d'un concours serait définitive-
ment acquis, qu'il y aurait lieu J'en ouvrir un autre.
Rappelons que cinq nouveaux concours auront lieu prochainement,
pour la décoration des emplacements suivants : plafond de la bibliothèque
du Conseil; plafond et parois verticales de la salle du Budget; plafond de
la salle à manger; plafond et parois verticales du salon d'introduction
(iet côté sud, 2e coté nord).
Le département des Estampes, de la Bibliothèque Nationale, a fait der-
nièrement l'acquisition d'une série de costumes dessinés par M. Auguste
Raffet et réunis en deux volumes sous ce titre : Costumes militaires sous
les deux sièges de Paris iSjo-iSji . L'auteur explique, dans les notes
qui accompagnent son recueil, qu'il n'a pu se procurer les uniformes et
les noms de tous les corps qu'il a rencontrés, parce qu'à cette époque l'in-
dividu qui se servait d'un crayon dans la rue était qualifié d'espion et qu'il
a failli plusieurs fois être traité comme tel; il n'en a pas moins rassemble
35o dessins pris au jour le jour, au fur et à mesure des événements.
Chaque pièce porte des indications donnant le détail du costume et de
l'armement, et souvent des renseignements complémentaires sur le corps
auquel appartenait le modèle et les circonstances dans lesquelles le dessi-
nateur a pu prendre son croquis. Il est intéressant de signaler aux peintres
et aux historiens, une source, peut-être unique, de documents sur le siège
et la Commune. Où trouver ailleurs, en effet, le costume des ours de
Nantes, des guides de Garibaldi et des innombrables francs-tireurs, éclai-
reurs ou vengeurs dont les noms abracadabrants ont l'air de quelque farce
lugubre? Ces deux volumes sont précédés d'une liste de corps du siège et
de la Commune, qui, à elle seule, évoque les pages les plus lamentables de
cette histoire, et ils seront peut-être un jour le meilleur complément au
dernier volume des convulsions de Paris.
Le comte Lepic, qui vient de mourir subitement à l'âge de cinquante
ans, était un peintre de talent et un aqua-fortiste d'une grande originalité.
Il était fils du général comte Lepic, mort il y a quelques années, et petit-
fils du général du premier empire. Après avoir passé par l'Ecole des Beaux-
Arts et travaillé dans l'atelier de Cabanel, il s'adonna à peu près exclusi-
vement à la peinture de marine ; ses toiles dans ce genre se distinguent
par la sincérité de l'observation et par la franchise de la facture ; quelques-
unes furent fort remarquées aux Salons annuels, en particulier celle qu'il
L'AKTUTA
CHRONIQUE 3i3
avait intitulée le Retour et qui représentait l'entrée à Portsmouth du
bateau qui transportait en Angleterre le cercueil du prince impérial, en
1879. Nous citerons aussi la Plage de Berck, Mer calme devant Boulogne,
l'Effet de brouillard dans la mer du Nord, Y Inondation de la Seine à
Chaton, Pare à virer, Bateau cassé, la Rentrée du pilote, etc.
Les eaux-fortes de Lepic sont remarquables par une saveur très person-
nelle, unie à unegrande vigueur d'exécution; il a publié autrefois, chez l'im-
primeur Cadart, plusieurs séries de planches intéressantes, ayant pour sujet
des études de marines. Ses préférences se partageaient entre ces derniers
sujets et des études d'animaux. Il a gravé, avec une très heureuse liberté
d'interprétation, divers tableaux de chiens d'après Jadin, et produit, dans
le même genre, quelques estampes originales ; de ce nombre est l'eau-forte,
Chien d'aveugle (1), qui accompagne ces pages.
Le comte Lepic fut pendant quelque temps le dessinateur de l'Opéra ;
il avait succédé à M. Lacoste dans cet emploi. C'est sur ses dessins qu'ont
été exécutés les costumes du Cid, l'opéra de M. Massenet.
Robecchi, le peintre en décors bien connu et qui, depuis une vingtaine
d'années, a fourni un nombre considérable de toiles pour les théâtres pari-
siens, est mort récemment à Ecouen. Un de ses décors les plus remarqua-
bles fut celui du palais du duc d'Albe, qu'il exécuta en collaboration avec
M. Amable, pour l'œuvre de M. Paladilhe, Patrie, à l'Opéra. Robecchi
était âgé de soixante-trois ans.
Le peintre Gaston Mélingue, né à Paris en 1840, vient de mourir à Aix-
les-Bains. Élève de Léon Cogniet, il avait débuté au Salon de 1861 avec
les Galants Trompettes, tableau qui fut très remarqué. On cite encore :
Garde-pêche (i863), Bacchante portée par deux Faunes (1879), Amazones
(1870), l'Huître et les Plaideurs (1872), Rabelais à l'hôtellerie de la Lam-
proie à Chinon (1873), le Juif errant (1874), Dîner che^ Molière à Auteuil
(1877), Mlle de Montpensier à la Bastille (1878), Edward Jenner (1S79),
(1) Sur une épreuve de cette planche, Lepic avait écrit la légende que voici :
Passant qui fuis, écoute, arrête !...
Si j'étais l'aveugle Milton,
Tu donnerais un ducaton.
Qui que tu sois, pense à la gloire,
Soldat, grisette, étudiant,
Donne une obole à la mémoire.
D'Homère aveugle et mendiant.
Lepic.
3 14 L'ARTISTE
Le droit de première nuit, les Racoleurs, Molière et [sa troupe, etc.
Gaston Mélingue était le fils du célèbre comédien et le frère du peintre
d'histoire Lucien Mélintme.
Sur la façade des Tuileries qui borde la rue de Rivoli et s'étend du pa-
villon de Rohan à la rue qui fut établie, il y a quelques années, en bordure
du jardin, sont pratiquées de nombreuses niches destinées à recevoir des
statues. Jusqu'à présent huit de ces niches seulement étaient occupées; ce
sont celles qui surmontent les guichets du pavillon de Rohan par lesquels
la rue de Rivoli est mise en communication avec la cour du Carrousel.
Elles sont ornées des statues en pierre de Hoche, Marceau, Desaix, Kléber,
Ney, Soult, Lannes et Masséna.
Il est question de compléter, par des statues semblables, la décoration
de cette façade. C'est là un projet dont il y a lieu de louer l'administration
des palais nationaux, car les longues rangées de ces niches vides accentuent
encore la froideur de l'architecture dans cette partie des Tuileries qui est
d'un style assez terne. Parmi les figures qui y seront représentées, on cite
Jeanne d'Arc, Mmc de Sévigné, Bouchardon, Mmc de Staël, Lazare Carnot,
l'organisateur de la victoire, etc. D'après le rapport rédigé dans ce but par
l'architecte du Louvre, M. Guillaume, la dépense totale pour ces statues,
au nombre de quarante-six, sera d'environ 200,000 francs.
Une plaque commémorative vient d'être placée, par ordre de la com-
mission des monuments historiques, sur la maison n° 1 1 du quai d'Orsay.
Elle porte l'inscription suivante :
Le peintre Jean-Dominique Ingres, né à Montauban le 20 août ijSo,
est mort dans cette maison, le 1 4 janvier 186 J.
Sur la façade de la maison portant le n° 4 sur le quai des Célestins, le
même comité a fait placer l'inscription suivante :
Antoine-Louis Barj-e, ne' à Paris le 24 septembre i"gS, est mort dans
cette maison le 25 juin i8j5.
Le Directeur-Gérant : Jean Alboize
LE MANS IMPRIMERIE EDMOND MON.NOVER
■ ■
* r /
EMILE AUGIER
ugier '.Guillaume -Victor -Emile),
« auteur dramatique, né àValence
« (Drôme", le 17 septembre 1820,
« mort à Croissy (Seine-et-Oise),
« le :5 octobre 1S89. »
Ainsi s'exprimera Gambier dans
l'édition prochaine de son lexique
à l'usage des collégiens.
« ...Petit-fils de Pigault-Lebrun
« et l'un des maîtres du théâtre
moderne, a publié un volume de poésies et les Pariétaires (1844);
les Méprises de l'Amour, cinq actes, vers, non représentés (1844)',
la Ciguë, deux actes, vers OJéon, 1844); Un Homme de Heu,
trois actes, vers (Théâtre-Français, 1 845) ; Y Aventurière, quatre
actes, vers (Théâtre- Français, 1848) ; YHabil vert, un acte, prose,
en collaboration avec Alfred de .Musset Variétés, 1849); Gabrielle,
cinq actes, vers (Théâtre- Français, 1849); Le Joueur de /Iule,
un acte, vers (Théâtre-Français, i85o); Sapho, opéra en trois
.SS9
I. ARTISTE
3iG L'ARTISTE
« actes, musique de Charles Gounod (Académie de musique, 1 85 1) ;
« Diane, cinq actes, vers (Théâtre Français, i852); Philiberte, trois
« actes, vers (Gymnase, 1 853) ; le Gendre de M. Poirier, quatre
« actes, prose, en collaboration avec Jules Sandeau (Gymnase, 1854);
« Ceinture dorée, trois actes, prose, en collaboration avec Edouard
« Foussier qui a gardé l'anonyme (1 855) ; la Pierre de touche, cinq
« actes, prose (Théâtre-Français, i855); le Mariage d'Olympe, trois
« actes, prose (Vaudeville, i855); la Jeunesse, cinq actes, vers
« (Odéon, i858) ; les Lionnes pauvres, cinq actes, prose, en collabo-
« ration avec Edouard Foussier (Vaudeville, 1 858) ; Un beau mariage,
« quatre actes, prose, en collaboration avec Foussier (Gymnase, i85g);
« les Effrontés, cinq actes, prose (Théâtre-Français, 1S61) ; le Fils
« de Giboyer, cinq actes, prose (Théâtre-Français, 1862); Maître
« Guérin, cinq actes, prose (Théâtre-Français, 1864); la Contagion,
« cinq actes, prose (Odéon, 1866); Paul Forestier, quatre actes, vers
« (Théâtre-Français, 1868); le Post-scriptum, un acte, prose,
« (Théâtre-Français, 1869); Lions et renards, cinq actes, prose
« (Théâtre- Français, 1869) ; Jean de Thommeray, cinq actes, prose,
« en collaboration avec Jules Sandeau (Théâtre-Français, 1873);
« Madame Caverlet, quatre actes, prose (Vaudeville, 1876); Le prix
« Martin, trois actes, prose, en collaboration avec Labiche (Palais-
« Royal, 187G) ; les Fourchambault, cinq actes, prose (Théàtre-Fran-
« çais, 1878). — Chevalier de la Légion d'honneur en i85o, officier
« en i858, commandeur en 1868, grand-officier en 1878, membre de
« l'Académie française en i858. »
Ainsi répéteront, plus ou moins exactement, les confectionneurs de
dictionnaires des grands hommes.
« Fut non seulement un dramaturge considérable, sinon le
« plus considérable, mais encore un grand homme de bien, un hon-
« nête homme, doublé d'une belle âme; il eut un grand talent, un
« grand cœur et un grand caractère. »
« Il donna un nouvel essor à la langue française
« Esprit français, esprit gaulois
« Il était beau, ressemblant au roi vert-galant Henri IV,
« dont il semble qu'il eût hérité les sentiments chevaleresques et la
« gaîté saine. »
Ainsi chanteront les panégyristes.
EMILE AUGIER 217
Les statisticiens pourront en outre faire remarquer qu'Emile
Augier n'écrivit en vers ses drames ou comédies que dans sa première
jeunesse, de vingt-quatre à trente-trois ans. Dès l'année 1 854, en effet,
il trahit et abandonne complètement la Muse, avec laquelle il ne
renoue plus qu'une fois des relations éphémères, pour produire Paul
Forestier, en 1868, alors qu'il avait quarante-huit ans: l'Été de la
Saint-Martin de la vie.
Ainsi les hommes sérieux, au seuil de la vieillesse, trompent volon-
tiers pour une nuit l'épouse légitime avec quelque ancienne maîtresse.
Ils observeront encore, — les statisticiens, — que si Augier a été
fécond surtout aux environs de i85o, il a été particulièrement bril-
lant vers 1861, quand il eût atteint l'âge déraison, et dépassé la
quarantaine.
La statistique enfin enregistrera ce fait qu'Emile Augier n'a
été que rarement heureux avec ses collaborateurs. A part le Getidre
de M. Poirier, dont l'idée première était de Sandeau, et qui demeure
au répertoire, — jusques à quand? c'est ce que nous tâcherons de
démêler plus loin, — les seules œuvres solides d'Emile Augier sont
d'Emile Augier seul.
Oublions maintenant les dates, les listes, les chiffres, et considérons
l'auteur dramatique, l'homme et l'œuvre.
« Je suis né en 1820, écrivait plaisamment Emile Augier, et depuis
lors je n'ai rien fait. » Cette boutade d'un homme très spirituel a pu
être mise sur le compte de sa timidité. Qui sait pourtant si le brillant
auteur, prévoyant le verdict de la postérité, ne se rendait pas justice,
brutalement ? L'anglais Haris, dans son Lexicon, définit l'auteur et
l'artiste: celui qui a le pouvoir de devenir la cause de quelque effet.
A ce compte, il faudrait bien convenir qu'Augier ne fut pas artiste
dans le sens idéal du mot, car il n'a rien produit, pas même une
école, pas même des élèves. — Oh ! cela non ; il tenait par-dessus
tout à ne se point donner des airs de pédagogue. Mais si nous adop-
tions la définition d'Haris, qui donc mériterait le nom d' « auteur »
parmi nos dramaturges? Aristophane, oui. Peut-être Molière
Et encore?... Assurément Voltaire et Beaumarchais, Victor Hugo
3 iS L'ARTISTE
sans doute, et Dumas père, un peu. Et puis? Le plus grand de nos
artistes de théâtre serait donc Mercier, le pauvre Mercier, si inconnu,
si oublié, qui écrivit le Déserteur. La reine de France, ayant assisté
a la première représentation du drame, pleura tellement que le roi
touché, décréta l'abolition de la peine de mort en matière de désertion.
Voilà bien un effet dont Mercier fut la cause. Pauvre Mercier ! On
ne lui rend pas justice.
Non. Si les événements, parfois, poussent le poète comique à sortir
de son rôle et à transformer les tréteaux du théâtre en tribune, la
mission du dramaturge, en temps normal, n'est pas là. La comédie
est faite pour « châtier » les mœurs « en riant » et non point pour les
corriger. Emile Augier le comprenait. Il n'a point taché, comme cer-
tains autres, de se grossir à l'instar de la grenouille. Il fut ou voulut
paraître modeste, et cette qualité lui sera comptée.
Il n'eut ni affectation, ni pédantisme. Il faisait du théâtre pour
s'amuser et aussi pour amuser, si possible, les contemporains. Rien
de plus. Il n'a pas écrit de pièce à thèse. Il n'était pas sectaire. Il n'a
jamais eu l'ambition de réformer le théâtre, non plus que la vie. Il ne
marchait pas avec une poétique dans les mains en guise de Saint-Sacre-
ment. Il n'employait pas les ficelles, et dédaignait les « procédés »,
surtout les partis pris. Eclectique dans l'âme, il n'entra dans aucune
chapelle, et, ce qui vaut mieux, il n'en créa pas de nouvelles. Les
grands mots ne lui suffisaient guère. Les «formules» le faisaient
sourire. «Réalisme, naturalisme, conventions, traditions, vérité, psy-
chologie, décadentisme, cruellisme, pessimisme », qu'est-ce que cela
pouvait bien lui faire: Il parlait rarement de Shakespeare et de
Diderot, et même de M. Scribe. Il ne parlait pas de lui non plus. Il
parlait peu, quoiqu'on dise.
Si d'aventure on lui demandait le secret du théâtre, et la façon dont
il fabriquait ses pièces dramatiques, il rappelait cette vieille charge de
Dumanet au sergent Pitou :
« — Sergent, comment est-ce qu'on fabrique un canon ?
« — Dumanet, on prend un trou, et l'on met du bronze autour. »
Et il ajoutait : « C'est ainsi que je fais mes comédies. »
11 disait juste. Il fut romantique, classique, fantaisiste, héroïque,
familier, naturaliste, violent, amer, gai, trivial même, souvent bon,
souvent mauvais, parfois médiocre, tour à tour, sans s'en douter, sans
EMILE AUGIER 3 19
le vouloir, sans le faire exprès. Un M. Jourdain en matière de théâtre.
Un Jourdain mâtiné de Chrysale. Un vrai bourgeois gentilhomme.
Peut-être aussi un vrai gentilhomme bourgeois.
J.-J. Weiss, blagueur à froid, se gaussait un jour des gens qui
croient avoir tout inventé. « Nous sommes, plaisantait-il, de la géné-
ration qui pense avoir découvert la Méditerranée. Thiers est persuadé
qu'il est l'inventeur du système d'équilibre ; Claude Bernard, savant
admirable, ferait bon marché de ses recherches scientifiques, si l'on
voulait lui concéder qu'il a inventé la méthode empirique, et Zola, de
bonne foi, se figure qu'il a trouvé le roman expérimental. Nul ne veut
avouer que ce que l'on fait a été fait depuis des siècles et des siècles
encore. «
Augier, du moins, n'a rien inventé, et il le sait. Pourtant il ne pro-
cède d'aucun autre. Il obéit à son tempérament, à ses nerfs, à sa bile,
à ses penchants, à ses instincts. Comme littérateur, il n'a point révo-
lutionné le style; fils d'Amyot, de Marot, de Voiture.de Malherbe,
de Pascal qui fixa la langue française, de Bossuet qui l'enrichit, il fut
de ceux que Montaigne visait: «Le maniement des beaux esprits
donne prix au langaige, en l'estirant et ployant. » Augier n'a point
apporté de mots; il a seulement consacré l'usage de quelques-uns, et
il a enrichi les autres en appesantissant et en enfonçant leur significa-
tion et leur usage, en leur imprimant des mouvements inaccoutu-
més.
S'il n'avait point connu Plaute et le Captif, peut-être n'eût-il pas
écrit le Joueur de flûte. Plaute, grand coutumier de ces métamor-
phoses, a pu lui fournir aussi sinon le sujet du moins le type de
Maître Guérin, avec son Euclion, qui avait déjà servi à Molière pour
Y Avare. Qui sait si Victor Hugo n'a pas donné à Augier le sujet de
Diane, et si la Mère coupable de Beaumarchais n'a pas inspiré
Madame Caverlet dans son plaidoyer en faveur du divorce?
Mais on irait loin dans cette voie. Térence et Molière et Diderot
et Sedaine y passeraient.
Nul n'est absolument « original » en ce bas monde, si ce n'est
— probablement — Eupolis, Cratinus et les dramaturges de la
320 L'ARTISTE
82e olympiade dont les chefs-d'œuvre ne sont même point arrivés
jusqu'à nous.
Ce fut un homme assurément, — cet Augier, — et il eût pu prendre
la vieille devise : « Homosum, et nil humanum a me alienum puto. »
Il eut les fiertés et les défaillances du mâle, ses grandeurs et quel-
ques-unes de ses petitesses, ses vertus brillantes et plusieurs de ses
vices. Mais, dans les nations civilisées, jadis, et même à Vicence, le
condamné qui pouvait se faire reconnaître pour le premier de son
art obtenait sa grâce. Emile Augier, qui au demeurant, rassurez-
vous, ne fut point un criminel, fut le premier de son art.
Il était grand, robuste et beau. Et il faut faire justice une fois pour
toutes de cette légende que les panégyristes accréditent, et qui le
fait ressembler à Henri IV. Pourquoi à Henri IV ? A cause de sa
barbe sans doute ? C'est à cet accessoire que se borne en réalité
toute la ressemblance. Je constate que nos contemporains ont une
idée bien vague du roi de France et de Navarre. Dans une des
vitrines du château de Frohsdorf, se trouve un masque de plâtre,
merveilleusement conservé, coulé sur un moulage pris au chevet du
roi défunt. Le visage est plat, plus haut que large; le nez, très long,
est presque écrasé, et sur le front, bombé mais relativement étroit,
se dressent encore vigoureusement des mèches de cheveux taillés en
brosse. Or, Emile Augier avait le visage très large, le nez très effilé,
le front très développé et ravagé dès le premier âge par une précoce
calvitie. Entre Henri IV et Augier, nulle similitude. Pourquoi plutôt
n'avoir pas comparé le dramaturge français à Shakespeare? L'aspect
général est le même.
Emile Augier a fait ses études au collège Henri IV, ce qui est
plus facile que de lui ressembler. Il avait pour condisciple le duc
d'Aumale, plus jeune que lui de dix-huit mois à peine. Le duc d'Au-
male le prit en affection, le soutint dès le début et le chargea du soin
de la magnifique bibliothèque de Chantilly. Emile Augier y demeura
jusqu'au jour où, les événements de 1848 étant survenus, il se laissa
séduire par le caractère libéral et artistique du prince Napoléon,
EMILE AUGIER
dont il resta des lors l'ami et le protégé. N'ayant jamais fait de
politique militante, il ne se croyait pas lié par un parti. Il était plus
spécialement un autoritaire doublé d'un indépendant. A ce compte,
l'Empire devait lui plaire.
Petit péché de jeunesse, cette défection.
En i838, en sortant du collège, Augier était entré à l'École Nor-
male, avec Got. Il se contenta tout d'abord de rimer de petits vers
innocents, bons à mettre en musique par Gounod, tels que ses stances
à une jeune fille :
Moi qui suis déjà vieux (!) dans les choses humaines,
Dont le cœur a saigné plus souvent qu'à son tour,
Je ne regrette pas le sang pur dont mes veines
Ont rougi les buissons où je cherchais l'amour!
Car ce que m'ont appris la ronce et les épines,
C'est qu'il n'est rien de bon au monde que d'aimer;
Que même les douleurs de l'amour sont divines,
Et qu'il vaut mieux briser son cœur que le fermer!
Dès qu'il sort de l'école, c'est pour aller à l'Odéon. Le goût du théâ-
tre l'avait pris. On ne sait comment. Seul Got pourrait le dire. Augier
frappe à la porte de Lireux, directeur du second Théâtre-Français...
Et la porte s'ouvre. Qui donc a dit que les « jeunes » ne pouvaient
jamais se faire jouer ? Il suffisait, en ce temps-là, d'apporter la Ciguë,
drame en vers. Un bon drame de début, tout plein de souvenirs clas-
siques. Lireux monta la Ciguë, et comme, ce soir-là, la direction du
théâtre du Palais-Royal donnait la première représentation d'une
revue, on ne jugea pas à propos de convoquer la presse, sûr qu'on
était par avance que la presse ne se dérangerait point pour si peu, et
préférerait les calembredaines d'un Duvert aux accents lyriques d'un
poète normalien. La presse, en effet, ne se dérangea point. Et pour-
tant, l'année d'après, les portes du Théâtre-Français s'ouvraient
toutes grandes à YHommc de bien, comédie en vers, moderne celle-là,
qui, hélas! ne réussit point, et dont on n'aura plus guère, je pense,
l'occasion de parler. Mais cet échec n'était pas pour décourager
l'athlète.
322 L'ARTISTE
Moins de trois ans plus tard, l'Aventurière paraissait sur cette
même scène de Molière; c'était une tragi-comédie, une œuvre de
jeunesse encore, que le poète pourtant affectionna particulièrement
pendant toute sa vie, car il occupa ses loisirs à l'orner, à l'embellir,
surtout à lui enlever ses scories. Cette Aventurière passa au travers de
mille vicissitudes comme d'autant de cerceaux en papier. Il la réduisit,
la comprima, la prolongea, comme un père essaierait de faire d'un en-
fant bancal, vivace néanmoins. Il voulait flageller l'amour des vieillards
pour les courtisanes, mais cet objectif disparut derrière le luxe des « bas-
côtés » et le jeu des acteurs. Dona Clorinde est aimée charnellement
du vieux Monte-Prade, et se fait introduire, elle catin, dans la mai-
son patriarcale du noble duc qui veut être son époux. Heureusement
des accidents se produisent, et le vieux Monte-Prade désabusé se
sépare de l'infâme. La morale le veut. Le devoir aussi. Tel est le
fond- du drame. Mais ce drame passe au second plan, en réalité, car
Augier a planté ici et là des types si originaux, si amusants, un capi-
tan de l'ancienne Comédie, si drolatique, un fils si héroïque que le
spectateur oublie tout le principal et ne s'amuse qu'à l'accessoire.
Notons, en passant, que l'une des dernières reprises de l'Aventu-
rière fut consacrée à Mme Sarah Bernhardt, et que la grande tragé-
dienne quitta Paris, furtivement, au lendemain de cette reprise, où
elle avait été presque annihilée par le voisinage de Coquelin. C'est
en définitive à Augier que nous devons la fugue de Sarah Bernhardt
et sa retraite définitive de la Comédie-Française, retraite bien souvent
regrettée par ses détracteurs comme par ses amis.
A la création, en tous cas, — car il faut essayer de procéder par
ordre, — l'Aventurière permit décidément à Augier de mettre le pied
à l'étrier. Du coup, sa réputation fut établie.
Depuis lors, la verve d'Augier est intarissable. Pour avoir la
gloire de travailler avec Musset, il écrit un petit vaudeville senti-
mental, l'Habit vert, dans la note d'Indiana et Charlemagne ou de la
Corde sensible; mais là se borne sa fantaisie pour les théâtres de
second ordre, qui ne lui rapporteraient ni assez de gloire ni assez
d'argent. Le Théâtre-Français l'attire toujours, et quand il sent
qu'on va crier à l'accapareur, il se tourne vers le Gymnase, où il
EMILE AUGIER 323
trouve, en Rose Chéri, en Adolphe Dupuis, en Bressant, en Landrol
et en Berton père, des interprètes dignes de lui.
Sa chance est inégale. Ses succès sont divers. Mais il n'est jamais
vaincu, même lorsqu'il n'est pas victorieux. On le discute, mais on
l'écoute. Il donne Gabrielle, tragédie bourgeoise, — en vers, toujours,
— et sa gloire est extrême. Gabrielle, c'est la bourgeoise atteinte
d'idéalisme aigu, c'est la « précieuse ridicule » qui dédaigne le milieu
terre-à-terre dans lequel elle vit, et cherche un ciel... autre part. Elle
ne comprend que bien tard — mais à temps — grâce à son mari,
que la maternité est belle, et que la tète blonde d'une fillette com-
porte sa poésie. Et elle se repent, et, nouvelle Pauline, elle est désa-
busée!... Et elle s'écrie en sautant au cou de son prosaïque mari :
0 père de famille! O poète! Je t'aime!
Cette œuvre plus médiocre encore que bourgeoise malgré sa
renommée et qui, dans dix ans, fera l'effet d'une tragédie de Du Bel-
loy, vaut à Emile Augier un prix de 7,000 francs à l'Académie, qui
bientôt l'admet dans son sein, suivant le cliché consacré, à la mort
de M. de Salvandy. Son vers est attaqué, mais sous son vers il y
a une pensée, et si l'on tourne la forme en ridicule, on rend justice
au fond. On lui reproche de mettre en poésie des pensées ultra-
banales :
Ne coudoyons-nous pas chaque jour dans le monde
Des femmes contre qui la me'disance abonde ?
Oh! le Parisien d'apathie est pourvu.
Prépare une chemise, entends-tu? La meilleure...
Fais-nous faire, tu sais ? ce machin au fromage. . .
Ces machius-Vd, et bien d'autres encore, sont des verrues,
évidemment. Mais qui n'a pas de verrue en ce monde? Peut-
être eût-il été meilleur pour Augier de ne travailler qu'en prose, ou
tout au moins de ne faire parler qu'en prose les petits bourgeois dont
il s'est tant occupé.
Il est assez curieux, à ce propos, de citer le jugemçnt porté $ur
324 L'ARTISTE
lui, dès i852, par Rochefort, alors simple expéditionnaire à l'Hôtel
de Ville, et qui signait encore — et déjà ! — Henri de Rochefort. Ces
lignes ont paru dans la première édition du Dictionnaire de la Con-
versation de Duckett :
« Ce qui distingue M. Augier, c'est d'avoir cherché à substituer
« une sorte de comédie de sentiment à la comédie de caractères, qui
« semble épuisée, et à l'imbroglio qui n'intéresse plus. Son style
« n'est pas non plus le style banal et maniéré de la comédie du dix-
« huitième siècle; mais s'il est facile et coulant, si le vers est quel-
« quefois bien frappé, il n'est pas toujours exempt d'incorrection
« ni de mauvais goût.
« Hexri de Rochefort. »
Cette critique, — bourgeoise aussi, — n'est pas dépourvue de jus-
tesse.
Entre temps, l'Empire ayant été proclamé, le prince Napoléon qui
avait obtenu sa liste civile fit construire cette adorable villa latine de
l'avenue Montaigne qui excita longtemps l'envie des potentats de la
finance. Emile Augier qui, je l'ai dit, s'était entiché du brillant
prince Napoléon, fut un des hôtes assidus du petit palais pompéien.
Détail bien inconnu : il y joua la comédie, lors de l'inauguration du
monument, et revêtit la tunique d'Ariobarzane du Joueur de flûte,
en compagnie de Théophile Gautier qui jouait Bomilcar, de Samson,
de Got, de Geffroy, de Madeleine Brohan alors dans tout l'éclat de
sa beauté resplendissante, et de Mlle Favart, très ingénue en ce
temps-là. Le décor était tout trouvé : l'atrium de la villa. Ce n'était
pas Corinthe puisque c'était Pompéi, et la statue de César rempla-
çait celle de l'Amour, exigée par la brochure. Mais l'illusion n'en
était pas moins complète. J'ai sous les yeux une estampe de Fla-
meng, d'après Boulanger, estampe publiée dans Y Artiste en i856 et
relatant cet incident peu connu de la vie du poète. Augier avait
encore ses beaux cheveux frisés au vent et déjà son front dénudé à
demi.
Peu de temps après cette époque, un très riche baron qui l'aimait
mourut en lui léguant... sa femme. C'était une façon délicate de lui
EMILE AUGIER 3z5
abandonner sa fortune. Augier n'était point disposé à aliéner son
indépendance. Il refusa les présents et la veuve, et n'accepta qu'à
titre de souvenir un legs d'une importance relative, grâce auquel il
put, en y joignant ses économies, acheter sa belle propriété de Croissy.
Plus tard seulement il renonça au célibat.
Il était allé au Palais-Royal où l'on donnait une revue, le Banc
d'huîtres. Il fut séduit par la grâce d'une aimable jeune fille qui
entrait dans la carrière, espérant, comme tant d'autres, arriver au
Théâtre-Français, à l'instar de Rachel et de Mme Dorval, en commen-
çant par l'autre bout de la galerie : la galerie Montpensier. Cette jeune
fille se nommait Laure Lambert, et jouait « la Rose. » Un roman fut
ébauché... et dénoué devant M. le maire. M"e Lambert, Mme veuve
Augier désormais, demeura la compagne discrète, malheureusement
inféconde, de celui qui fut si tendre, dans ses œuvres, pour les enfants
et pour les grands-pères.
Cependant Augier, après le Joueur de flûte, ayant essayé un nou-
veau drame en vers, écrit sur la demande de Rachel : Diane, drame
qui ne réussit guère, contre-coup et contre-sens de Marion Delorme ;
et ayant donné encore une comédie en vers, pastiche du xvm° siècle,
Philiberte, aimable badinage sans portée, quoique d'un charme
infini, se décida à parler tout simplement en prose.
Jules Sandeau venait d'éditer son volume de Sacs et parchemins,
suite de nouvelles où il mettait en opposition la fortune et la noblesse,
l'écu d'or et l'écu héraldique. Augier écrivit avec Jules Sandeau
le Gendre de M. Poirier. La comédie est délicieuse, quant à l'esprit
et quant à la verve, — je ne me lasse pas de la relire et de la réen-
tendre, — mais je la trouve détestable comme tendances. Un gen-
tilhomme ruiné épouse la fille d'un négociant millionnaire. Quand il
Ta épousée, ce drôle la trompe, la ruine et trouve étonnant que le
beau-père juge le procédé de mauvais goût. Ce n'est que par gran-
deur d'âme qu'il reconnaît ses torts, à la fin, et qu'il revient à sa
femme.
Le pis est que M. Augier, tout le long de sa pièce, prend parti
pour le jeune duc séduisant et débraillé, et n'a pas assez de brocards
326 L'ARTISTE
à l'adresse du vieux père Poirier, lequel n'a que le tort d'être
riche et de se laisser tondre. — Comédie, dira-t-on. — Soit; mais
alors mauvaise comédie. Elle va contre son but , car le spectateur
malgré lui se sent entraîné vers le sacripant. — Comédie de mœurs,
c'est entendu. — J'absous les auteurs, et je les absous doublement, car
ils sont merveilleux de légèreté et d'adresse. Mais je ne puis m'empê-
cher de remarquer que Dumas fils a traité à peu près le même sujet
dans l'Etrangère, et qu'il en a tiré des épisodes cruels, autrement
dramatiques, autrement moraux.
Après Gabrielle, Augier semble entrer dans une période de déca-
dence. Ceinture dorée, comédie étayée sur une idée juste, échoue à
cause de sa forme banale. La Pierre de touche et Un beau mariage,
maladroitement conçus, échouent de même, malgré d'éblouissantes
éclaircies.
Il change alors de genre, s'accouple à Edouard Foussier, et produit
le Mariage d'Olympe, réponse à la Dame aux Camélias de Dumas Mis,
ex les Lionnes pauvres, comédie contre les bourgeoises coquettes qui
veulent dépenser au delà des ressources de leur ménage. Ces deux
œuvres font du bruit, mais en réalité, — il est permis de le dire à plus
de trente ans de distance, — elles n'ont que la valeur d'un pam-
phlet. Est-ce à l'influence de Foussier qu'il faut attribuer la fausseté
des situations et des détails? Peut-être. De fait, rien n'est vrai dans
ces œuvres à scandale, d'où ne ressort que l'esprit primesautier et
familier d'Augier.
En 1861, Augier, ayant passé la quarantaine, entre dans la période
de gloire avec les Effrontés et le Fils de Giboyer. Il voulait flétrir
la basse finance, les gens d'affaires véreux, le journalisme corrompu,
les petites coteries politiques du moment, et surtout les cléricaux et
les jésuites, que le prince Napoléon lui avait appris à détester. Il
consacra à cette rancune la série des Effrontés, du Fils de Giboyer,
de la Contagion et de Lions et renards. Le prince Napoléon avait
EMILE AUGIER 327
déjà fait lever l'interdit qui pesait sur le Mariage d'Olympe et les
Lionnes pauvres, il le seconda encore pour ces nouvelles études
sociales... et politiques.
Augier, très ardent en ce temps-là, s'était donné la mission de cra-
cher sur tout ce qu'il jugeait méprisable. Il chargea de ce soin
Giboyer, sa création et sa créature, un bohème hardi, qui avait eu
des commencements difficiles, de lourdes charges, de grosses détail-
lances, mais un homme bon quoique venimeux, et brave et spirituel
comme... « si cane coûtait rien ». « Un peu à son image » était ce
Giboyer.
Emile Augier en effet fut toujours un sceptique en même temps
qu'un éclectique. Il pensait volontiers : « Chacun pour soi dans la vie.
Qu"on me fiche la paix... Je la ficherai aux autres. Je ne gène per-
sonne dans ses infirmités. Qu'on tolère les miennes ! »
C'est lui qui, un soir, ayant bien dîné chez Augustine Brohan, se
laissait aller, dans un demi-sommeil, à quelques... intempérances
intempestives.
— Dis donc, Emile, interrompit Mme Augustine... Mais tu... Oh!
mon vieux !...
— Parfaitement!... Je... Parfaitement. Et puis après? Est-ce que
je te gêne ? Ne te gène pas..., tu sais...
C'est encore lui qui, ayant congédié une amie d'antan, dont il ne
m'est pas permis de rappeler le nom tant connu, s'écriait plai-
samment :
— Enfin ! je ne serai donc plus obligé de me laver les pattes tous
les soirs!...
C'était bien lui Giboyer, vous voyez, du moins quant à la forme.
Et quant au fond aussi, car Giboyer était socialiste, — un socialiste
autoritaire, qui voulait achever carrément la Révolution de 89. « La
révolution de 89, s'écrie-t-il, ce n'est que le commencement, le tra-
vail de démolition. On a fait table rase des abus ; il reste à construire
une société, c'est-à-dire à organiser la résistance contre la force des
choses, en créant une aristocratie en dehors de l'argent, une aristo-
cratie du mérite personnel. »
Et comme on lui fait observer que le mérite ne se mesure pas à
la toise, comme les carabiniers, qu'on ne peut lui fixer qu'un étalon
approximatif, et qu'on a pris le plus facile à vérifier : le résultat
328 L'ARTISTE
du travail, la fortune, Giboyer se redresse et reprenant son ton
familier :
— « Prêtes-tu cinq cents francs si je te colle au mur?
— « Non.
— « Je t'y collerai donc pour rien, comme un pauvre. La fortune
ne s'acquiert que par le travail et l'intelligence, je le veux bien :
les facultés nécessaires à l'enrichissement sont de première catégorie,
c'est convenu. Mais il reste un tout petit point qui détruit ton étalon
de fond en comble : c'est que la fortune est héréditaire et que l'intelli-
gence ne Test pas. »
De là à l'abolition de l'héritage, il n'y a qu'un pas. Augier ne la
réclame pas, mais il l'indique, ce qui était déjà singulièrement auda-
cieux à une époque où l'argent régnait tout autant qu'aujourd'hui, et
où nous ne jouissions pas encore du Conseil municipal... et anarchiste
de Paris, vu que le Conseil était remplacé — avantageusement — par
une commission officielle.
Mais là ne s'arrêtent point les revendications d'Emile Augier dans
ses quatre comédies et surtout dans les deux premières : les Effrontés
et le Eils de Giboyer. Exalter les pauvres honteux et réclamer une
part de soleil pour tout le monde, en constatant philosophiquement
qu'il faut plus d'une génération à une famille de portiers pour faire
brèche dans la société, et que les premiers assaillants doivent rester
dans le fossé pour faire fascine de leur corps aux suivants, c'était
bien.
Emile Augier ne s'est pas borné à demander l'égalité. Il a attaqué
brutalement la monarchie héréditaire et traditionnelle, et le parti légi-
timiste et orléaniste, « régiment de colonels sans soldats », qui l'avait
accueilli pourtant, et la bourgeoisie dont il était issu, « la bourgeoisie
qui a pris la Révolution en horreur depuis qu'elle n'a plus rien à y
gagner, et voudrait fixer le ilôt qui l'apporta en refaisant à son profit
une petite France féodale. » Cette grande licence ne fut point par-
donnée à Emile Augier, et l'un de ses collègues put s'écrier :
Muses! le temps est bon pour gagner des e'eus
En jouant du couteau sur les partis vaincus!
En outre, Augier attaqua violemment la presse légitimiste sur le
dos de son représentant le plus considérable, Louis Yeuillot, qu'il
EMILE AUGIER
montra comme « un gars qui larderait son propre père d'épigram-
mes moyennant un modique salaire, et le mangerait à la croque-au-
sel pour cent sous de plus. » Et il définissait ainsi sa manière :
« Sa manière consiste à rouler le libre penseur, à tomber le philoso-
phe, en un mot à tirer la canne et le bâton devant l'arche. Un mélange
de Bourdaloue et de Turlupin. La facétie appliquée à la défense des
choses saintes; le Dies iiw sur le mirliton, n
Ici peut-être Augier dépassait les limites autorisées. Il ne pouvait
méconnaître le tort grave qui pourrait résulter de ces épigrammes
sanglantes, ni oublier, lui classique, que vingt-cinq ans après les
Nuées, Anytus reproduisit contre Socrate les accusations ultra-fantai-
sistes d'Aristophane.
Le scandale fut considérable, et Veuillot ainsi mis en cause répondit
de sa meilleure encre : « Il me semble que je peux me promener har-
diment dans Athènes, malgré la seringue d'Aristophane. On dit que
c'est un sifflet, soit; je crois que c'est une seringue, et une seringue
chargée d'eaux grasses de basse-cour. Au reste, Aristophane ne me
reproche que la vérité. Bàtonniste devant l'arche, c'est mon métier,
en effet. On m'a accusé de vouloir faire le curé et même l'évêque ; il
me rend plus de justice. Je ne me suis jamais proposé que le rôle
du suisse qui fait taire les mauvais drôles et met les chiens à la porte,
afin que le service divin ne soit point troublé. J'ai fait mon métier,
Aristophane fait le sien qui est de diffamer les gens à qui on admi-
nistre la ciguë... »
Et ailleurs : ... « Augier me traite d'insulteur. J'ai attaqué des
adversaires que j'appelais par leur nom, qui étaient armés comme
moi, plus armés que moi. J'ai voulu être et je crois avoir été un com-
battant. Je ne me souviens pas de m'être embusqué dans une coulisse
pour diffamer des pseudonymes. Cela c'est le métier de l'insulteur. Et
quand l'opération s'exerce en sécurité parfaite contre les gens tenus
au secret, elle est de telle nature qu'aucun vocable français ne le carac-
térise parfaitement. »
La riposte était vive et juste. Ceux-là qu'Augier attaquait ne pou-
vaient se défendre. La censure était impitoyable. Les insultés étaient
des vaincus. Et par ainsi le surnom d'Aristophane même n'était pas
juste. L'auteur des Chevaliers n'était pas, lui, des flatteurs de Cléon,
et, comme l'a fait remarquer Scholl, Aristophane attaquait les hom-
33o L'ARTISTE
mes d'Etat et les Dieux mêmes, tandis qu'Emile Augier, loin d'atta-
quer les puissants, détachait son manteau et retendait devant eux,
comme l'Écossais Raleigh sous les pas de la reine. Au foyer du
The'àtre-Erançais, un puissant duc disait, sans trouver de contradic
teur : « Voilà une comédie que bien des gens pourraient faire, et une
action que personne ne voudrait avoir commise. »
Ici la critique à son tour dépassait le but. Le Fils de Giboyer est
une remarquable comédie. Jusqu'à nouvel avis, je la considérerai
comme le chef-d'œuvre d'Augier, un chef-d'œuvre qui ne sera pas
compris ni apprécié par les masses, mais qui, aujourd'hui, ques-
tions de personnalités mises à part, ressort comme une des œuvres les
plus fortes du théâtre contemporain. Cette comédie n'était pas neuve,
non. On y trouve un reflet du Roman cT un jeune homme pauvre, de
Feuillet, et des ripostes de Beaumarchais : « Vous ne trouvez pas
Fernande assez bien faite? » dit le duc de sa... pupille, Mlle Maréchal...
« Faites en donc autant. C'est la plus jolie fille de France, je m'en
flatte... »
Ainsi parlait déjà Figaro.
Mais les cinq actes de cette comédie solide sont menés de main de
maître, sans une invraisemblance, sans une imperfection, avec une
logique admirable et un esprit qui ne se dément jamais.
A partir de ce moment, Augier s'est calmé. Il n'écrit plus qu'à de
rares intervalles. Neuf pièces en dix-sept ans. On sent qu'il n'est plus
jeune, qu'il a moins de nerfs. Il est plus éloquent. Il a l'éloquence
religieuse, et ses théories sur la paternité dans Maître Guérin, dans
Paul Forestier, dans Y Affaire Caverlet, dans les Fourchambault , théo-
ries trop connues pour que je m'y étende, semblent avoir été inspi-
rées, comme forme, par Bossuet ou Massillon.
Il n'est plus jeune, et cependant il n'est pas vieux. Jamais, jus-
qu'à son dernier jour, il ne sera vieux. Ses idées sont nettes et pré-
cises. Il comprend le danger qui peut résulter d'une fécondité tar-
dive. Use retient. Pour un peu il aurait peur. — Tel Alexandre
Dumas présentement n'ose plus affronter une bataille. — Tel Augier
était depuis quinze ans. Il avait peur. D'autant plus peur qu'il
EMILE AUGIER
n'avait pas — et j'y insiste — d'idées préconçues à faire prévaloir, de
système à faire adopter, d'esthétique à imposer. Toujours et toujours
il a été et il est resté l'homme du moment, écrivant ses comédies à la
« va comme je te pousse!.. » suivant les caprices de son inspiration,
même quand son inspiration suit la mode.
Après la guerre, une « nouvelle » de Jules Sandeau qu'il n'a cessé
de chérir, le séduit. C'est Jean de Thommeray. Et il écrit cinq actes
pour la Comédie-Française sur Jean de Thommeray. Et comme
c'est Emile Perrin qui dirige, alors, le théâtre, il sacrifie au goût de
la mise en scène, et fait un dénoûment décoratif, en plein quai Vol-
taire, pendant le siège, avec l'Institut au fond et la lune au-dessus
pour perspective. Il se sert même du biniou breton pour corser l'in-
térêt, à défaut d'orchestre, et il fait exécuter à l'avant-scène des
manœuvres militaires de mobilisés.
Sa fantaisie — encore — le poussant, il écrit avec Labiche, dont il
s'était épris aussi depuis longtemps, une charge en cinq actes pour le
Palais-Royal : le Prix Martin. Mais cet homme, si gai dans les
théâtres graves, semble glacial dans les théâtres pour rire. Il est amer
dans sa gaîté, et cette amertume rejaillit jusque sur les lèvres de son
copain Labiche, qui ne trouve plus moyen de s'amuser.
La première fois que j'ai vu — de près — Emile Augier, c'est — il
y a bien des années déjà — dans son appartement de la rue de
Rome. Une vieille servante vint m'ouvrir, et comme je demandais le
maître de la maison, elle n'eut qu'à faire deux pas dans le petit vesti-
bule de l'appartement pour m'ouvrir la porte d'un petit salon de bour-
geois de province — un petit salon bien banal, garni de meubles dits
de Paris, et dépourvu de tout objet d'art. C'était le salon!
Emile Augier se tenait là, presque étendu sur un canapé, — sur le
canapé. Il ressentait peut-être une atteinte de goutte et lisait une bro-
chure. J'entrai sans être annoncé, mais non sans être décontenancé
un tantinet. J'avais une carte à la main — une carte que j'avais pré-
parée, que je croyais pouvoir faire passer, — et je me trouvais subi-
tement en face du Maître.
Il me parut très grand ce jour-là, plus grand encore que d'habi-
tude, et de sa belle voix timbrée et bien sonnante il m'accueillit cor-
1889 — I.'ARTISTE — T. 11 22
332 L'ARTISTE
dialcment, me parlant de l'Institut, de ses travaux, de ses collègues,
non pas en homme bavard — oh ! Dieu ! non — plutôt en homme très
boutonné, très concentré, peu communicatif, mais plein de passions,
et qui, par saccades, éprouve le besoin de se dégonller. Ce n'est qu'au
bout de dix minutes qu'il s'arrêta pour me demander :
— Au fait, à qui ai-je l'avantage... ?
C'était un peu tard, mais il était en train ce jour-là, et joliment
séduisant, je vous assure.
Dans le brouhaha de la vie parisienne, je l'ai entendu et vu bien
souvent, depuis lors, mais plus « renfermé », — très galant certes,
très affable, mais par-dessus tout très indifférent. Même lorsque Victor
Hugo fêta Voltaire, un matin de dimanche, sur la scène de la Gaîté,
Augier qui était près du grand-père, et qui fut un voltairien enragé,
ne se laissa pas entraîner par l'enthousiasme général. Il applaudit le
patriarche comme il fallait, sans plus, et seulement aux bons endroits.
J'en conclus qu'il était froid, ou qu'il tenait à paraître tel.
Quand Labiche — son plus intime et son meilleur ami — mourut,
je pensai que ce « départ » allait frapper au cœur le vieil Augier. —
Un de ses familiers que j'interrogeai me répondit :
— Allez donc ! Il est au-dessus des petits accidents de la vie
humaine... C'est un homme fort. Qu'est-ce que l'existence d'un homme
pour lui ?
Cependant, vers la même époque, sur le pont des Arts, un matin,
je rencontrai Augier pour la dernière fois. Son œil était plus vague
qu'à l'ordinaire, ses joues tombaient, et il s'affalait sur le coussin de
son fiacre.
— Décidément il a du plomb dans l'aile, pensai-je.
Il en avait, du plomb dans l'aile, ce colosse. Bâti pour devenir
centenaire, sûr de sa force, confiant en sa destinée, il n'avait pas prévu
le petit accident, le tout petit accident qui est cause de tout, principa-
lement de la mort. Une blessure bête a déterminé une affection grave.
Le colosse est tombé tout d'un coup, comme une masse, peut-être
réclamé par Labiche qui s'ennuyait, tout seul, là-haut.
Maintenant c'est fini. Il est entré dans la postérité. Comment la
postérité va-t-elle l'accueillir ?
EMILE AUGIER
333
Je relisais — et je relis souvent — son théâtre complet, le théâtre
qu'il relisait, lui aussi, sans cesse, et qu'il modifiait, qu'il corrigeait,
qu'il assaisonnait au goût du jour, et qu'il rognait souvent, d'après
le précepte de Scribe, trop méconnu par Bergerat : « Tout ce qui est
coupé n'est pas sifflé. »
J'ai la ferme conviction qu'Augier se rendait compte de ses travers
littéraires, et je crois que son « théâtre définitif» aurait été plus vivace
s'il avait pu le corriger encore pendant dix ans. Dans la forme, dans
les détails, que de scories ! Que de mots inutiles! Que de modes
éphémères! Même le Gendre de Al. Poirier ne se maintient que grâce
aux traditions de la Comédie-Française. Le théâtre d'Augier, très beau
certes, très sain, très noble, vieillira vite, et plus que bien d'autres.
Le lecteur restera, heureusement. Mais pour nos petits-enfants qui ou-
blieront le côté pamphlétaire de l'œuvre, j'en suis' pour ce que j'ai indi-
qué plus haut : s'il y a une justice en ce monde, Augier demeurera le
père de Giboyer — son chef-d'œuvre — un chef-d'œuvre.
LOUIS BESSON.
-zzmm
ESSAIS SUR L'HISTOIRE
PEINTURE FRANÇAISE
(NOTES ET FRAGMENTS!
Y
SECONDE RENAISSANCE. — FONTAINEBLEAU. — LE XVIe SIECLE FRANÇAIS
AU MUSÉE DU LOUVRE
Assomption de la Vierge du Rosso, dans le cloître de
l'Annonciade à Florence, est bien la plus médiocre
peinture et la moins capable de faire concevoir
quelque espoir pour l'avenir d'un débutant comme
il était. Rien, hélas! ni de simple ni de naïf; rien que de la pratique
et de la plus maladroite en même temps que de très effrontée. Des
têtes dans lesquelles il n'y a pas l'ombre du sentiment de nature; de
grandes draperies jetées à fracas ; confusion dans les nombreuses
figures des apôtres, confusion dans les draperies. Et jugez de l'effet
de cette fresque sans vergogne d'un praticien, justement placée entre
la Visitation, chef-d'œuvre étonnant du Pontorme qui y a cherché le
sentiment d'André del Sarte et l'a atteint à s'y méprendre, et la
Nativité d'André del Sarte qui fait pendant à ce triste Rosso de l'au-
(1) Voir l'Artiste d'avril, juin, juillet et août derniers (1889, I, 247, 3g5 ; II,
11, 94)-
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 335
tre côté de l'entrée du cloître. Dès ses débuts, le Rosso est un sauvage
maniéré, un farouche malappris, au milieu de tous ces polis de son
temps, une imagination pleine d'acquit, et féconde, mais ambitieuse
et indisciplinée. Plus tard à la cour de France, ayant tout oublié de
son pays, si ce n'est ce qu'il a emporté du souvenir de Michel-Ange, il
poussera au sec la grâce tourmentée et les arrangements capricieux du
Buonarotti.
Aux Offices, dans la galerie extérieure, on trouve un autre tableau
de lui, représentant une vierge sur un trône et entourée de saints ; —
un autre encore au Pitti, de sujet analogue et dont Vasari a parlé avec
les réserves qu'il méritait. Du moins dans celui des Offices, on recon-
naît notre Rosso, et aussi dans les deux tableaux de la galerie
Borghese, à Rome, attribués à Michel -Ange et que leur parité
d'exécution avec la peinture des Offices restitue certainement au
Rosso. Mais je répète que son Assomption de l'Annonciade est abso-
lument dépourvue d'art et de force, voire même de cette sauvagerie qui
est, à Fontainebleau, le signe et l'intérêt des œuvres du Rosso. Elle
est justement lourde et sans caractère aucun. — On ne peut nier
toutefois qu'il n'ait un don d'invention singulière, témoin certaine
composition dont je possède le dessin, qui a appartenu à S. Tho-
mas Lawrence. C'est un sujet mystique. La Vierge debout et les
pieds sur le serpent, présente un fruit, le fruit purificateur, à la
bouche d'Adam, lequel est assis avec Eve sur les branches de
l'arbre du fruit défendu. A droite, au-dessus de la Vierge, se voient
les figures nues d'Apollon et de Diane. Cette composition bizarre
fut exécutée par le Rosso en Italie, dans une maison d'Arezzo, avant
son voyage en France, et l'on en trouve la description dans sa vie par
Vasari. Ce dessin très terminé à la pierre noire et dans le plus pur
goût florentin, mis au carreau d'ailleurs comme pour en assurer les
formes très cherchées, les contours serrés et le savant modelé, n'a rien
de commun, je dois l'avouer, avec la pratique cassante, hâtive,
anguleuse et quelque peu rude et sèche en son maniéré, qui distingue
pour nous ses dessins de ceux du Primatice. Quelques crayonnages
pareils à celui de la Rédemption d'Adam pouvaient donner à croire à
ceux qui attiraient en France ce maître Roux, qu'il y apportait avec
lui tous les secrets, même le charme de l'art florentin. Le Rosso
avait pour vrai bagage une certaine poésie barbare, et non sans gran-
336 L'ARTISTE
deur; quant au charme, quant à la grâce élégante et souple, importa-
tion essentielle de ces Italiens dans notre école, et qui allaient y prendre
de si profondes racines par nos J. Goujon et nos G. Pilon, ils
devaient venir dans le bagage d'un autre, de ce Primatice destiné à
supplanter et à faire oublier l'ombrageux maître Roux.
Le Primatice, né à Bologne en i5oq, mort à Paris en 1570, et
que Ton sait avoir traversé fort jeune les ateliers d'Innocenzio da
Imola et de Bagnacavallo, avait à peine vingt et un ans quand il
s'en alla, en i525, se mettre à Mantoue sous la direction, et comme
aux gages de Jules Romain, et celui-ci a toujours passé pour son
maître. Je m'imagine que dès cette époque, le Primatice était déjà un
parfait praticien, et ce qu'il put apprendre de Jules Romain, c'est
l'abondance et la variété de la composition, dont il portait d'ailleurs
en lui-même le génie, car on n'a guère jamais vu, dans aucune école,
un inventeur plus facile, plus gracieux, plus souple, et plus intarissa-
ble. D'ailleurs l'indépendance que le Rosso et lui trouvèrent à
Fontainebleau les développa singulièrement et leur ouvrit à chacun
leur caractère personnel qu'on ne reconnaît point dans les œuvres
italiennes de leur jeunesse.
Le vrai maître du Primatice, celui dont la manière lui a formé
la main, n'est-ce pas plutôt le Parmesan? où a-t-il vu ses pein-
tures ? Est-ce à Bologne sa patrie, où le musée actuel garde de Mazzola
une Vierge avec l'Enfant et quatre saints, parmi lesquels une
Sainte Catherine agenouillée et caressante. Dans le Parmesan se
trouvent le dessin du Primatice et sa couleur de convention. Il me
semble difficile de ne pas reconnaître dans le peintre de la cour
des Valois une triple influence : l'invention de Jules Romain et
du Parmesan et aussi les souplesses de raccourcis de l'école de
Parme et du Corrège, dans la liberté desquelles il se joue, et qui plus
tard, en notre temps, par l'étude qu'ils auront faite de la galerie
d'Henri II à Fontainebleau, serviront, pour leurs propres décora-
tions, de guide et de modèle aux grâces élancées de Delacroix et
de Baudry. — J'ai plus d'une fois répété que l'une des oeuvres les
plus utiles que pourrait nous donner la photographie, ce serait le
recueil complet des abondants et poétiques dessins du Primatice;
dans ce recueil nous trouverions la clef de toute la Renaissance
française, depuis François Ipr jusqu'aux peintres d'Henri IV ; et à qui
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 33j
entreprendrait la liste de ces innombrables compositions, je signa-
lerais dans la galerie des dessins, aux Offices de Florence, deux
Primatice de la collection Mariette. Il en faudrait chercher à Lon-
dres et à Vienne, un peu dans toute l'Europe, et beaucoup sont
rentrés en France à la suite de la vente Woodburn.
Sur Niccolo dell'Abbate, tout a été dit par M. Fred. Reiset, dans
l'excellent travail publié par la Galette des 'Beaux-Arts (t. III, p. icp
et 266, 1859). Avec deux ou trois chapitres pareils, de cette précision,
de cette clarté, de ce bon jugement, de cette équité et de ce bon ordre,
de ce discernement dans la part de chaque artiste, l'histoire de l'École
de Fontainebleau serait faite et définitive. On trouve là à la fois ce que
l'on peut savoir de l'homme et des ouvrages qui, dès sa jeunesse, éta-
blirent sa grande et juste renommée dans son pays de Modène; puis
la part immense prise par lui à la décoration des galeries de Fontai-
nebleau, quand appelé en France en r 55 r , sur la proposition du
Primatice, il travailla durant vingt ans, avec une prestesse, une
habileté, une sûreté, une largeur de pinceau infatigables, à l'exécu-
tion des compositions sans nombre imaginées et dessinées par le
surintendant des Bâtiments du roi, celui qu'on appelait Francisque
de Primadicis ou de Boulongne, ou l'abbé de Saint-Martin, et que
tant d'autres besognes diverses écrasaient à la fois. Le Primatice
n'était-il pas chargé tout ensemble des peintures, des sculptures, des
stucs, de la restauration et de l'entretien des tableaux du roi, de cer-
tains morceaux d'architecture, d'aller chercher à Rome les moulages
des plus belles statues antiques, de les faire fondre à Paris d'après
ces moulages, de donner le dessin du tombeau de François Ier, et de
diriger les travaux de cette œuvre importante; décomposer pareille-
ment le tombeau d'Henri II, dont le modèle est confié par lui à
Ponce Jacquio et aussi pour l'église des Célestins, la sépulture desti-
tinée au cœur du même roi; et lui-même prenait la tâche du modèle
du monument qui devait renfermer le cœur de François II pour
Orléans, sans parler des cartons pour les tapisseries et des décorations
pour les fêtes publiques. Que seraient devenues, pendant ce temps,
les immenses parois des galeries, salles et chambres du Palais, s'il
n'avait eu, pour l'aider à les couvrir, des artistes d'une virtuosité
égale à sa propre adresse, expéditive et savante, et si pénétrés de sa
manière et de son faire libre et souple et de son élégance variée et
338 L'ARTISTE
féconde, qu'on ne les pût distinguer de lui-même. Ce que maître
Roux avait trouvé dans Domenico del Barbiere, Primatice le trouva,
et mieux encore, dans Niccolo dell'Abbate. De cet accouplement
sans pareil dans l'histoire de l'art, d'un tel inventeur et d'un tel exé-
cutant, indémélables l'un de l'autre, l'exécutant étant de taille à inven-
ter des imaginations de même grâce et de même beauté noble, sont
nées, à Fontainebleau, la Salle de Bal, la chambre de Saint-Louis,
la galerie d'Ulysse, la chambre d'Alexandre, la Laiterie.
Je ne parle pas de la galerie de François Ier, non plus que de l'an-
cienne salle du conseil, ni du pavillon de Pomone, décorés en partie
par le Rosso, en partie par le Primatice avant l'arrivée de Niccolo,
ni de la Porte dorée, ornée de la Salamandre, mais ailleurs encore
on trouve les noms du Primatice et de Niccolo confondus dans les
mêmes entreprises: l'ancien pavillon de Meudon, une galerie de l'Hô-
tel de Montmorency, le château de Beauregard près de Blois. M.Rei-
set observe avec raison que Niccolo, qui avait sa valeur très person-
nelle, reconnue de tous dès avant son arrivée en France, où il débute
par les portraits du Roi et de la Reine, et dont les dessins ne sont
guères moins abondants que ceux du Primatice, bien que faciles à
distinguer de ceux-ci, outre son goût particulier pour les paysages,
qu'il traitait avec «une grande richesse)), dut composer et peindre de
sa propre main un nombre considérable de décorations et de tableaux:
à l'Hôtel de Guise, à l'Hôtel de Toulouse, à Chantilly, dans la maison
proche des Bernardins, qu'occupait, au temps de Sauvai, le Conseiller
Le Tellier, etc., etc. Mais le Primatice a absorbé dans sa gloire le
plus gros du renom de « ce grand génie », et le jour où il attira Niccolo
à Fontainebleau, il servit merveilleusement sa propre réputation,
l'ensemble de son œuvre (car je ne sais si lui-même eût été aussi
séduisant praticien qu'il était brillant inventeur), et, pourquoi ne pas
l'en remercier ril mérita bien de nous et des rois qui avaient mis en lui
leur confiance. Niccolo, il est vrai, n'était pas le seul Italien qui fût
venu apporter son aideà l'abbé de Saint-Martin. Depuis BenedettoGhir-
landajo, frère de Domenico, qui travailla plusieurs années en France
après 1408; depuis Léonard et ses Milanais, et André del Sarte, et
son élève Squazzella,le vent soufflait d'Italie; et dans le même temps
que Maître Roux et le Primatice, on connaît les noms de Domenico
del Barbiere, de Fr. Pellegrini, de Nie. Belin, dit Modène (ce Bclin
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 339
ne fut-il pour rien dans l'appel en France de Niccolo dell'Abbate, né
dans la même ville que lui et dont il connaissait sans doute les ouvra-
ges ? il est vrai que M. de Laborde se ravise et finit par lire Moderne,
là où Félibien et lui-même avaient d'abord lu Modène; en tout cas
Félibien compte Belin parmi les Italiens), de Luca Penni, de Fr. Sal-
viati, de B. de Miniato, de L. Regnaudin, de Caccianemici, de
J. Barron et Fantuzzi de Bologne, de J. B. Bagnacavallo, qui s'ache-
minaient volontiers par delà les Alpes pour chercher fortune à une
cour où s'ordonnaient de si magnifiques travaux. Je ne parle ici que
des peintres, laissant à d'autres les sculpteurs, orfèvres, architectes,
et artistes de tous genres, les Benvenuto, les Ascanio, les Rustici,
les délia Robbia, les Serlio, les Fr. de Carpi, qui avaient suivi le
même chemin.
Dans toutes ces décorations par la peinture des palais royaux, nos
Français ne jouaient, pour l'heure, qu'un rôle d'aides bien secon-
daires : Dorigny, Geoffroy du Moustier, L. Dubreuil, les Lérambert,
G. Musnier, les Rondelet, J. Sanson, G. Michel, Ch. Carmoy, les
trois Martin, etc. Félibien leur a fait leur part en deux pages; mais
l'héritage n'était pas encore prêt pour eux, et l'on eût couru risque,
en leur confiant de trop importants cartons, d'une interprétation
trop peu fidèle de ce goût italien, de cette mode d'élégance raffinée
dont, — je ne le lui reproche pas, — raffolait alors toute la cour des
Valois. Il fallait de l'unité dans la conduite d'un tel courant d'art,
pour justifier et imposer les qualités qu'il apportait à notre école; et
cette unité elle se trouva dans le Primatice intimement confondu
avec Nicolo. — Jules Romain avait dû raconter plus d'une fois au
Primatice, pendant que celui-ci travaillait pour lui à Mantoue, la part
qu'il avait prise aux grands ouvrages de Raphaël, et quel besoin
avait eu le divin Sanzio, d'aides et de praticiens soumis et discipli-
nés, pour exécuter, là-bas à Rome, d'après des dessins qu'il n'avait
pas le loisir de peindre lui-même, les immenses fresques du Vatican
et les tableaux sans nombre qu'on lui demandait de toutes parts,
pressé qu'il était par les perpétuelles et incessantes exigences des
Papes ses protecteurs, patrons capricieux et toujours inquiets d'une
mise en œuvre immédiate de leurs commandes. Il avait fallu à
Raphaël vingt bras à la fois, tout ce qu'il y avait déjà d'assez expéri-
menté parmi les apprentis de son atelier, pour le seconder suffisam-
340 L ARTISTE
ment dans les vastes peintures dont il avait à peine le temps de con-
cevoir les pensées premières et d'étudier, avec sa sûreté ordinaire, les
figures principales. Mais dans cette troupe d'aides et de praticiens
nécessaires, l'un deux devait primer les autres, et c'était lui, Jules
Romain, par l'étroite familiarité qu'il avait acquise avec la manière
et les procédés et les types mêmes du maître, si bien que son dessin
semblait calqué sur les airs de tète et le caractère des formes de
Raphaël. Le Primatice dut songer à cela et à s'assurer pour lui-
même un autre Jules Romain, le jour où il se vit débordé à Fontai-
nebleau par tant de commandes diverses, et ce lui fut une fortune
sans pareille de mettre la main sur un compatriote, formé aux mêmes
écoles, d'habileté tout au moins égale à la sienne, et qui se prêta
avec une docilité et un désintéressement admirables, au rôle modeste
et peu profitable pour sa propre gloire, qui en est restée injustement
effacée, d'exécutant des dessins du maître de Bologne. A eux deux, à
eux trois, en comptant le Rosso qu'il serait malséant d'oublier, puis-
qu'il les précéda, quoique de peu, dans ces grandes entreprises, mais
qui n'eût pas, à lui seul, laissé la même empreinte sur notre école,
ne lui apportant pas les mêmes qualités souveraines de grâce délicate
et de souplesse ondoyante, — ils ont, par cette profusion merveilleuse
de compositions, dont furent en quarante ans décorées nos maisons
royales, de payennetés mythologiques et héroïques, et surtout amou-
reuses, ils ont créé cette brillante école de Fontainebleau, d'un
ensemble et d'un caractère si particuliers, dont l'influence continuée
par une nouvelle génération de Flamands italianisés, se perpétua vic-
torieuse, depuis François Ier jusqu'à Louis XIV, et du Maître Roux
jusqu'au Poussin, car même dans Simon Vouet et ses élèves les plus
intimes, il reste encore beaucoup du goût décoratif du Primatice; et
l'on sait que les meilleurs de ces élèves, Le Brun, les deux Mignard,
avaient autant étudié à Fontainebleau qu'à Paris. « Fontainebleau,
dit Félibien à propos de Nicolas Mignard, était l'école où tous les
jeunes hommes allaient pour étudier, tant à cause des ouvrages de
Freminet que l'on regardait alors avec estime, qu'à cause de ceux du
Primatice et de plusieurs autres tableaux dont cette Royale Maison
était décorée. » Il arriva même à Simon Vouet ce qui était advenu
au Primatice, comme à tous ces premiers peintres mis en vogue et
surmenés de besognes par la faveur de nos rois ; « malgré son
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 34i
exécution fort expéditive, il fut bientôt forcé à ne plus faire que des
dessins servant de modèles à ses élèves, dont il n'avait pas souvent
même le temps de retoucher la peinture ». C'est par de tels procédés
que se façonne plutôt une école de décorateurs agréables et sédui-
sants que d'artistes émus et émouvants.
On a, dans ces derniers temps, reproché à l'art italien d'avoir
dévoyé notre premier art national, celui qui, prétend-on, serait né
de notre terroir, et qui par sa naïveté, avait plus d'affinité avec les
peintres de Bruges qu'avec ceux de par delà les monts. On s'est
mépris, je crois; et la cause d'erreur est dans le choix des peintres
qui furent, pour les travaux de Fontainebleau et des autres châteaux
royaux, attirés par François Ier. Les artistes choyés par Louis XII et
les d'Amboise n'avaient pas, en effet, ce danger pour notre pays et
s'accordaient à merveille avec notre tempérament originel français.
C'eût mieux été encore si le vieux Léonard eût pu développer chez
nous l'influence de son génie et y implanter et gouverner un groupe
formé à ses leçons. Mais les habiles gens qu'appela François Ier, je
veux parler du Rosso et du Primatice, n'étaient pas, à vrai dire, des
chefs d'école, mais des décorateurs; et du décorateur, voire du plus
attrayant pour ses contemporains, à l'homme de principes et de pen-
sée, la distance est grande; c'est la distance de Michel-Ange à Vasari,
du Corrège au Primatice et à Niccolo dell'Abbate, du Poussin à Le
Brun. Le décorateur étonne ou charme les yeux par ses conceptions
hardies ou ingénieuses, mais procède toujours du goût courant de
l'architecture à laquelle il s'associe; le maître est celui qui apporte
à l'art de son temps un élément nouveau et une interprétation parti-
culière de la nature, que ses élèves vont s'assimiler et répandre dans
l'école. Condamner et maudire l'influence sur l'art français, du Pri-
matice et des Italiens de son époque, n'est ni juste ni sage, car, si le
Primatice n'était pas un vrai maître dont un jeune artiste puisse avec
profit étudier les expressions ni un morceau particulier de son
exécution, il n'est pas niable que lui et les siens ont favorisé dans
notre pays le sentiment de l'élégance, de la grâce et de la souplesse,
qui allait devenir, dans le progrès futur de notre art, une de ses plus
essentielles et comme de ses plus naturelles qualités. Et d'ailleurs
il s'est bien vu, par la suite, que l'Italie était la patrie réelle et iné-
vitable de notre peinture, puisqu'à toutes les époques où il a fallu
342 L'ARTISTE
la retremper et la rajeunir, c'est toujours là qu'elle a retrouvé ses
véritables sources régénérantes, pour le Poussin au xvne siècle, pour
David à la fin du xvmc, et même pour Lemoine et Boucher à l'imi-
tation des Giordano.
Le peintre attire le peintre. Cet imitateur delà nature imite, avant
tout, ses semblables. C'est pourquoi nous voyons, chaque année,
exploités par cent brosses diverses le sujet d'histoire ou de genre traité
avec succès au Salon précédent ; c'est pourquoi les paysagistes ne croi-
ront pouvoir faire d'études profitables qu'aux endroits où auront
passé avant eux quelques habiles ; de là les colonies de Bougi val, de Bar-
bizon, de Douarnenez. Dans l'histoire de notre art français on voit,
dès qu'un maître étranger a réussi à la cour de nos rois, accourir à
sa suite un groupe de ses compatriotes, lequel prend aussitôt faveur
parmi nous, et y exerce souvent pour une longue période, une influence
acceptée par la mode, qui a toujours été en France fort tendre aux
artistes de dehors. Les Clouet étaient venus de Flandre, et plus d'un
Flamand, durant le xvie siècle, suivit certainement le même chemin
qui menait à Paris et à Fontainebleau, mais c'est surtout après le
grand courant italien de Léonard et de ses élèves et de ceux que j'ai
nommés à la suite du Rosso et du Primatice, que l'on voit peu à peu
apparaître, puis se grossir le groupe de ces Flamands italianisés qui
semblent chargés de continuer à Fontainebleau la tradition de l'école
de Michel-Ange, mais de cette école interprétée par des esprits de race
quelque peu barbare, à la fois sauvages et maniérés. C'est le moment
des Porbus, des Ambroise Dubois, des Ninet, des de Hoëy, sur les-
quels prennent modèle nos Toussaint Dubreuil, nos Bunel et nos
Freminet. Le goût des Valois n'a presque plus rien à voir là-dedans ;
c'en est l'outrance et la corruption. L'ornement et la composition y
sont plus chargés et compliqués, les formes plus contournées, c'est
l'époqued'Henri IV plutôt que de sesprécédesseurs. Vient un moment
où ils sont si nombreux et tiennent tant de place à Paris parmi les
gens du métier, que Henri IVleurdonne, à ces Flamands, un privilège
spécial pour vendre leurs tableaux à la foire Saint-Germain.
Et quand la faveur de Marie de Médicis se sera manifestée pour
Rubens par la commande de la fameuse décoration de la galerie du
Palais du Luxembourg, et pour Van Dyck par les négociations rela-
tives à la grande galerie du Louvre, les Flamands, sentant toujours
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 343
plus ferme leur crédit à la cour, ne vont que se multiplier mieux
encore à Paris. Le lecteur en jugera rien qu'en parcourant des yeux la
si plaisante lettre de Nicolas Wleughels, sur son père Philippe
Wleughels [Mémoires inédits sur les membres de l'Académie royale,
t. Ier, p. 354-362) et où sans parler de Van Thulden, de Philippe de
Champaigne, et de son neveu Jean-Baptiste, de Juste d'Egmont, de
Ferdinand Elle, de Jac. Van Loo, etc., on voit fourmiller dans le seul
quartier de la rue Tarane et de la rue du Se'pulchre, les figures de
Van Mol, de Nicasius, Van Boucle, Fouquiers, Calf, Wolfart, Picard,
Mathieu et Nicolas de Plate Montagne et jusqu'au doreur Gérard
Locreman. N'oubliez pas J. Asselyn et Herman Swanevelt qui pein-
dront à l'hôtel Lambert, et Bertholet Flemael qui décora la coupole
des Carmes, Gérard Gosuin, le peintre de fleurs, et cette dernière
fournée flamande des VanderMeulen,desGenoelsetdesMonnoyer qui
fournit à Le Brun des collaborateurs si précieux pour les travaux du
roi aux Gobelins. Et je ne nomme ici que quelques-uns des peintres -,
les sculpteurs sont aussi nombreux, qui, durant cent ans, viennent de
Flandre se mêler à notre école.
[A suivre.)
PH. DE CHENNEVIERES
LES ENVOIS DE ROME
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Bs^^44»^v :t^^2S
ous les ans, à la chute des
feuilles, les élèves de l'École
de Rome nous convient à
venir admirer leurs œuvres,
et tous les ans nous gémis-
sons de voir le résultat répon-
dre si peu à notre attente,
de trouver si peu d'origina-
lité et de vraie vie dans ces
produits de l'enseignement
classique. Est-ce l'institution
qui est trop vieille? Sont-ce
les règlements dont les minutieuses prescriptions entravent l'essor
du génie ? Toujours est-il que depuis longtemps les envois de Rome
n'excitent plus de surprise. A peine un ou deux vous retiennent et
prouvent un talent en quête d'inconnu. La plupart vous laissent
indifférent ou même vous écœurent par des formules apprises, banales
académies ou essais manques de modernisme.
LES ENVOIS DE ROME 345
Les sculpteurs sont, comme toujours, supérieurs aux peintres. Non
que le bas-relief de M. Boutry (ire année) soit bien remarquable.
L'Amour et la Folie : le sujet n'est pas des plus nouveaux. La
déesse au sourire facile, négligemment assise sur un rebord d'esca-
lier, dirige la flèche que tire l'Amour aveugle, debout sur les marches,
à l'entrée d'un temple. L'exécution est souple, mais ne dépasse pas
un certain niveau d'élégance coquette et de grâce chiffonnée. C'est de
l'art aimable et assez fade. La copie en marbre d'après l'antique qui
y est jointe, le Philosophe assis (musée du Vatican), n'est pas non
plus une œuvre passionnante. M. Capellaro (2e année) envoie un
Pêcheur lançant son filet. C'est l'éternel pêcheur napolitain qu'on a
revu tant de fois depuis Duret et Léopold Robert. Qui nous en déli-
vrera donc ? Le motif est si vulgaire, si connu par avance, qu'il
faudrait plus qu'un talent honnête et sage pour nous le faire sup-
porter.
Avec M. Puech au moins on sort du convenu et des banalités
courantes. Il nous avait déjà charmés par ses précédents envois : la
Nymphe de la Seine, la Muse d'André Chéuier surtout, qu'on a eu
l'occasion de revoir en marbre au dernier Salon. Tel il se montrait
à nous dans ses premières œuvres, tel on le retrouve aujourd'hui :
artiste ingénieux, porté à la tendresse plutôt qu'aux violences du
sentiment, mais qui sait trouver des choses neuves à dire et qui les dit
excellemment, avec autant de bonne grâce que d'adresse. Le Jeune
homme enlevé par une Sirène, qu'il nous présente comme travail de
quatrième année, ne dément pas ce qu'on pouvait s'en promettre
d'après le titre : symbolisme délicat à la Gustave Moreau, mélange
d'émotion et de rêve sous une forme mollement caressée. L'enchan-
teresse, couronnée d'herbes marines, et dont l'épaisse chevelure flotte
au vent, nage ou plutôt glisse sur les eaux d'un mouvement souple,
en emportant sa proie. La mer écume au passage sous le poids de sa
double queue squameuse, qui se recourbe et qui frémit. La figure
s'ordonne bien ainsi : tout l'effort est rejeté dans la partie inférieure de
son être; le buste, la femme n'est que séduction, élan et grâce.
Il n'est pas jusqu'à ces deux grandes ailes, qu'on peut critiquer, qu'on
n'est pas habitué à voir sur le corps des Sirènes et qui ne sont peut-
être après tout qu'un artifice de composition destiné à en maintenir
l'équilibre, pour achever de donner àla scène un caractère idéal. Sur
346 L'ARTISTE
l'épaule de la jeune femme est un adolescent, qui se retient d'une
main à sa chevelure et abandonne l'autre à la main qui l'entraîne.
Le corps rejeté en arrière, les yeux fixes, dans l'attente d'un inconnu
qu'il espère et redoute à la fois, il a tout l'attrait d'un jeune cœur aux
prises pour la première fois avec le désir. Que manque-t-il à l'œu-
vre pour être vraiment grande, pour avoir un sens douloureux et
profond? Peut-être un peu plus d'àpreté dans la façon dont la Sirène
enlace et saisit sa victime. Elle paraît si douce et charmante, qu'on
oublie presque qu'elle est de celles dont les baisers font mourir. Le
travail même du marbre, qui est soigneux et fin, contribue à accen-
tuer l'impression de volupté souriante plutôt que tragique. Quoi qu'il
en soit, c'est une œuvre poétique et rare en notre siècle de prose,
la meilleure à coup sûr que nous ait envoyée cette année l'École de
Rome. M. Puech exposait à côté une petite esquisse en plâtre,
Saint Antoine de Padoue recevant l'Enfant Jésus des mains de la
Vierge, qui était comme la transcription sculptée d'un Murillo :
même genre de dévotion coquette, même grâce aisée et facture
assouplie. Un bel avenir s'ouvre devant lui, si le monde ne vient
pas le gâter, l'amollir, le pousser trop avant dans le sens de la
manière et du sourire. Il paraît être de ceux qui nous donneront
souvent la joie de rêver.
M. Vernon (ire année), graveur en médailles, ne manque pas non
plus de talent. Quatre bonnes aquarelles d'après des bronzes anti-
ques, la copie d'une monnaie de Syracuse, et surtout une excellente
tête d'étude, profil de jeune Italienne intitulé Rosa (bas-relief en
plâtre), prouvent encore mieux peut-être que son projet de médaille, le
Génie de la France nouvelle, quelle est l'habileté de sa main. C'est un
thème patriotique. Un jeune homme nu, debout, tenant un livre,
s'appuie du bras droit contre un canon et de l'autre soutient le
drapeau français. Galliœ nova propago doctrinâ fidens et armis, nous
dit l'inscription. L'exécution n'est pas mauvaise, un peu molle peut-
être dans le nu.
Quant aux peintres, ils ne nous offrent cette année aucune occasion
d'être aimable. M. Danger (ire année), outre un médiocre dessin
d'après un Bacchus du Capitole et une copie au pastel, tout au plus
passable, de la Vierge au donateur de Vinci, qui est au couvent de
San Onufrio à Rome, a envoyé un Actéon épiant derrière un rideau
LES ENVOIS DE ROME 347
d'arbres Diane et ses nymphes qui s'apprêtent à entrer dans l'eau
bleue d'un lac. Les exigences académiques voulant une figure nue,
M. Danger a peint un Actéon en bois, avec une draperie violàtre
tombant des reins. Cela rappelle les plus mauvais jours de l'e'cole de
David, le temps où les grands hommes étaient représentés nus avec
un casque. M. Lebayle (2e année), déjà plus expert dans le maniement
des académies, emprunte son sujet à La Fontaine : le Berger et la Mer.
La déesse essaie de se faire engageante pour le vieux berger assis sur
les roches, son chien entre les jambes. Elle est bien moderne et bien
frêle pour figurer l'antique élément. Le mystère lui manque un peu,
et n'est-ce pas plutôt une vulgaire scène de séduction que la poétique
image du flot qui rit au soleil? Avouons d'ailleurs que l'harmonie en
est fine, et que cela ferait un décor agréable au fond d'un boudoir.
Mais est-ce vraiment assez? M. Axilette (3e année), dont on pouvait
espérer mieux, tombe encore plus dans la confiserie élégante à la façon
de Bouguereau. Comment peut-il comprendre et admirer Michel-
Ange, ainsi que le prouve son excellente copie de l'Isaïe, le prophète
aux brusqueries farouches et aux airs hautains de la chapelle Sixtine,
et avoir le courage de traiter après cela un sujet de boîte à bonbons,
comme celui qu'il a choisi pour son esquisse ? Toujours l'Amour et la
Folie. Le motif a eu du succès décidément à l'École de Rome. Mais
la donnée de M. Axilette est encore plus banale que celle de M. Bou-
try. Une Folie titubante et nue, sa marotte à la main, s'avance en
donnant le bras à l'Amour aveugle qu'elle prétend guider. Tous deux
marchent sur les feuilles mortes, dans un paysage d'automne, et on
grelotte à les voir en costume si sommaire se promenant au fond des
bois.
M. Pinta lui-même (40 année) ne nous consolera qu'impar-
faitement de toutes ces fadeurs : car il semble avoir été gagné
à son tour par la contagion. Son essai de peinture murale, F Au-
rore , ne serait pas déplaisant, procurerait même à l'œil une
sensation douce et calme dans le genre des grandes fresques de
Puvis de Chavannes, dont on retrouve en plus d'un point le sou-
venir, n'était la principale figure qui rompt un peu l'harmonie
par je ne sais quelle féerie de théâtre et quelle grâce de convention.
M. Pinta a prétendu s'inspirer de vers qu'il inscrit sur un car-
tel, au bas de la composition, dans la bordure où s'enguirlandent
I889 — L'ARTISTE — T. 11 23
348 L'ARTISTE
des rameaux d'olivier, avec couronnes de pervenches aux quatre
coins :
. . . Lorsqu'au chant de la grive,
Tenant l'enfant Matin par la main, elle arrive.
Il est toujours fâcheux d'emprunter sa poésie aux autres et d'avoir
besoin d'une inscription pour se faire comprendre. Cette jeune femme
nue qui s'avance légère sur les pentes gazonnées, avec son vêtement
d'impalpable vapeur flottant autour d'elle, ses cheveux qui voltigent en
flammèches au vent, sa couronne de roses pourpres soutenue derrière
la tête comme par des fils d'archal et l'enfant couronné de lauriers d'or
auquel elle donne la main, peut symboliser l'Aurore, si l'on veut,
et son fils symboliser le Jour. L'artiste s'est ingénié à les caractériser
de son mieux. Pourtant cela reste gauche et artificiel ; c'est presque
un accessoire, qu'on supprimerait volontiers. On nous dit que M. Pinta
avait songé d'abord à baptiser sa grande composition les Heures du
matin. Combien il eût mieux fait de s'en tenir à sa première idée et
de l'exploiter plus à fond! Des femmes diversement groupées et figu-
rant les premières occupations du jour eussent fourni un thème beau-
coup plus simple et charmant. Il eût suffi de varier peut-être davantage
le premier plan, et à côté de celles qui dorment, s'étirent ou s'éveillent
les yeux engourdis, d'en mettre d'autres qui travaillent déjà, qui
lavent leur linge, par exemple, au bord d'un ruisseau. Celles qui font
leurs ablutions à la fontaine, la petite bergère en robe blanche qui
prie parmi ses moutons, ingénue et candide comme la sainte Gene-
viève du Panthéon, étaient déjà des motifs heureusement trouvés.
Qu'avait-il besoin de l'Aurore en personne pour venir réveiller les
dormeuses? Cela gâte les lignes tranquilles du paysage, avec ses forêts
d'oliviers touffus qui descendent jusqu'au lac et ses collines roses bor-
dant l'horizon. Sans elle l'impression eût été plus recueillie et plus
paisible. Ce sera une revanche à prendre. Espérons que M. Pinta la
prendra bientôt.
Les graveurs, de leurcôté, n'exposent pas d'oeuvres très marquantes.
M. Barbotin (2e année), outre un dessin d'après la Vision d'Eçéchiel
de Raphaël et une assez bonne étude d'après nature de femme nue,
Orientale rêvant assise sur une terrasse, nous montre la gravure ter-
minée du Portrait de la mère de Raphaël (musée de Florence), qu'il
LES ENVOIS DE ROME 349
présentait ébauchée l'année dernière. M. Sulpis (4e année) a égale-
ment mené à bien sa reproduction de la Sibylle libyque d'après
Michel-Ange, avec une finesse d'œil et une subtilité de pointe dont il
nous avait déjà donné des échantillons. Il a été beaucoup moins
heureux dans son essai de composition personnelle, une Cér'es maus-
sade, mi-japonaise et bizarrement attifée, qui ne nous plaît que tout
juste, malgré l'habileté du travail.
Quant aux architectes, échappant par la nature même de leurs
études aux fluctuations de la mode et aux engouements de passage,
ils ne nous offrent généralement que des œuvres sérieuses et étudiées
qui sont, comme toujours, dignes d'éloge. C'est la section de l'École
de Rome où l'on fait, sans grand fracas, peut-être la meilleure et la
plus solide besogne. Le public les remarque à peine ; ils ne s'adres-
sent qu'aux spécialistes, et c'est là leur salut. MM. Chedanne,
Defrasse et André (ir% 2e et 3e années) se préparent ou s'essaient déjà
à ces reconstitutions archéologiques qui sont l'honneur de notre
école d'architecture. MM. D'Espouy et Redon, tous deux en qua-
trième année, donnent mieux que des promesses : le premier avec sa
Restauration de la basilique de Constantin et son Projet de décora-
tion de voûte, dans le style rococo du xvne siècle finissant, pour un
salon de la villa Médicis ; le second surtout avec sa belle Restauration
du temple de Baalbek, dont on avait pu déjà admirer des fragments
l'année dernière, défendent brillamment l'École de Rome contre ses
détracteurs. Quand donc peintres et sculpteurs suivront-ils leur
exemple et auront-ils tous du talent?
PAUL LEPRIEUR.
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT »
Fin (î)
elon l'usage adopté par tous les
seigneurs et même par beaucoup
de bourgeois de ce temps, le capi-
taine Cock avait un album dans
lequel se trouvaient une foule de
détails: renseignements généalo-
giques, aquarelles représentant
les armoiries des différentes
branches de sa famille ou les
domaines qu'il possédait, et
aussi, ce qui nous intéresse par-
ticulièrement, reproductions des tableaux qui lui appartenaient et
qui avaient quelque rapport avec la famille.
Cet album, en deux volumes petit in-quarto, dont la reliure est de
velours grenat, a été heureusement conservé. Il se trouve aujourd'hui
entre les mains de l'un des descendants du capitaine, M. de Graeff
van Polsbroek, de La Haye, ancien ministre-résident du roi des
Pays-Bas. Il attira pour la première fois l'attention des historiens
d'art en 1880, lors de l'exposition héraldique de La Haye. Feu M. de
(1) Voir l'Artiste de septembre et octobre 1889 (II, 177, 25î).
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT » 35 1
Vries, en ce temps-là conservateur adjoint au cabinet des estampes
d'Amsterdam, fut le premier à remarquer qu'il contenait une petite
aquarelle exe'cutée d'après le célèbre tableau de Rembrandt.
Comment se fait-il que ce jeune et ingénieux historien d'art, con-
naissant l'existence de cette aquarelle et de la copie de Londres (resti-
tuée par lui-même à Lundens), n'ait pas proclamé du premier coup,
longtemps avant tout le monde, la vérité sur l'état primitif du
tableau ? Il soupçonna la mutilation matérielle, sans oser l'affirmer
d'une façon définitive, et, bien qu'il eût obtenu de M. van Polsbroek
l'autorisation de publier une gravure d'après l'aquarelle, il ne semble
pas s'être aperçu qu'elle donnait des renseignements précieux sur la
couleur primitive de la pseudo Ronde de nuit.
M. D. C. Meijer Junior, après la mort si tristement prématurée du
jeune écrivain son ami, publia en 1886 cette gravure d'après l'aqua-
relle, dans un des chapitres de sa très intéressante et très instructive
étude sur les Tableaux de gardes civiques (1). Il acceptait le fait de
la mutilation matérielle, mais tout en admettant que l'œuvre origi-
nale avait dû s'obscurcir et jaunir un peu par l'action du temps et du
vernis, il persistait à croire que Rembrandt a toujours eu une préfé-
rence pour les ombres fortes et les tonalités « dorées. »
Je rendis compte de son travail [Galette des Beaux-Arts, jan-
vier 1887), et je discutai ce point particulier de ses idées avec d'au-
tant plus de conviction, que MM. de Roever et Bredius, directeurs de
la Oud-Holland, m'avaient obligeamment communiqué une photogra-
phie d'après l'aquarelle. Ce document était d'une clarté stupéfiante:
on n'y trouvait aucune ombre forte, et c'était, sans aucun doute
possible, un brillant effet de soleil. L'effet était même si clair, que
je crus devoir mettre une sourdine aux conclusions qu'on pouvait
en tirer. J'accordai que l'aquarelle avait pu légèrement pâlir. La
peinture originale avait dû être, par conséquent, un peu plus foncée
que cette aquarelle pâlie, et un peu plus claire que la copie de Lun-
dens, nécessairement devenue plus sombre et plus jaune depuis
deux cent vingt-six ans. C'est entre ces limites extrêmes, peu éloi-
gnées d'ailleurs l'une de l'autre, que toutes les discussions sur la cou-
leur primitive du tableau devaient se renfermer.
(1) Voir la Revue trimestrielle Oud-Holland (la vieille Hollande) 1RS6, 3e et
4e livraison ; 1887, ire livraison.
352 L'ARTISTE
Examinées dans le détail, les deux copies, quoique se ressemblant
beaucoup, offraient de légères différences, dont la plus grande portait
sur la hauteur d'un chapeau. En effet, dans l'aquarelle, l'homme qui
est juste au dessus du capitaine porte un chapeau de hauteur ordi-
naire, tandis que dans le Lundens ce même chapeau est aussi haut
que celui du lieutenant. Il faut dire que l'aquarelle est une petite
pochade, — six pouces à peine sur quatre, — beaucoup moins pré-
cise que ne peut l'être l'excellente copie de Londres.
Mais ces différences ne devaient pas empêcher de tirer certaines
conclusions évidentes, par exemple celles-ci :
i° Les deux copies, commandées par le capitaine et faites à sept
années de distance par des gens qui ne s'étaient certainement pas
concertés, représentaient le même nombre de personnages, la même
composition; elles confirmaient donc d'une façon absolue le fait de la
mutilation matérielle du tableau original lors de son installation
« entre deux portes » dans la petite salle du Conseil de guerre.
2° Ces deux copies étaient d'accord pour reproduire certains détails
qui ne sont plus visibles aujourd'hui dans la peinture originale,
même après le récent nettoyage. C'est ainsi, par exemple, qu'on voit
très distinctement, dans l'une et dans l'autre, les jambes écartées
de l'homme qui est tout juste au-dessus du chien. De deux choses
l'une : ou bien ces jambes étaient déjà noyées d'ombre dans le tableau
original, et alors l'auteur de la modeste aquarelle les aurait inven-
tées en 1 653, et Lundens les aurait reproduites vers 1660, en les
perfectionnant beaucoup dans le détail; ou elles étaient nettement visi-
bles dans l'original primitif et les deux copistes n'avaient eu aucuns
frais d'invention à faire. La première supposition paraît compliquée
au point d'être tout à fait inacceptable ; la seconde, au contraire,
paraît évidente, mais elle prouve indubitablement que le tableau
primitif était clair.
Lesobjections qu'on nous a faites ne sontpas de celles qui auraient pu
modifier nos convictions, quoiqu'elles proviennent de gens de valeur.
L'un nous dit: « Il est tout simple qu'une copie à l'aquarelle soit
plus claire que l'original. C'était l'usage, en Hollande, de faire de
ces copies légères. » — D'accord, mais jamais, au grand jamais, nous
n'avons rencontré une copie qui ajoutât des détails précis et impor-
tants à l'original.
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT » 353
Un autre : « La copie de Lundens ne peut servir de document,
car elle n'est pas fidèle : les têtes n'y ressemblent pas à celles du
tableau d'Amsterdam. » — C'est une erreur; les têtes et le reste
ressemblent beaucoup, comme on peut s'en assurer aujourd'hui en
comparant les belles photographies de Braun, exécutées d'après le
Rembrandt et le Lundens. Ce qui a pu donner lieu à cette impres-
sion, c'est l'énorme différence d'épaisseur des vernis: les têtes du
Lundens ont les chairs couleur de chair et les ombres claires, tandis
que celles du grand tableau d'Amsterdam ont encore, à l'heure qu'il
est, des chairs rousses, accentuées par des ombres fortes. Si le tableau
était déverni, ces différences n'existeraient pas.
Un autre: « Les jambes écartées de l'homme qui est au-dessus du
chien ne sont pas placées, dans les deux copies, exactement de la
même façon par rapport au chien, ce qui prouve que les deux copies
sont d'une exactitude insuffisante dans les détails et qu'il ne faut tirer
de leur examen aucune conclusion trop précise. » — Mais cette
légère différence prouve-t-elle quoi que ce soit contre le fait de l'exis-
tence ancienne des jambes qui ne sont plus visibles dans l'ori-
ginal ?
Le lecteur voudra bien excuser ces minuties; j'essaie de relever
toutes les objections qui m'ont été faites par des gens sérieux.
C'était beaucoup que d'avoir sous les yeux une photogravure et une
photographie de l'aquarelle. Mais voir l'aquarelle elle-même eût été
encore plus intéressant M. van Polsbroek, profitant d'un voyage
à Paris, voulut bien apporter le précieux album, qu'il me permit de
garder pendant quelques jours.
Je crois avoir dit, dans un précédent article, que j'avais eu soin de
noter, à Londres et à Amsterdam, la couleur et la valeur exactes de
toutes les parties des deux tableaux. Il me fut donc facile de consta-
ter que l'aquarelle se trouvait presque absolument d'accord avec la
copie de Londres. La couleur des bandes sombres du drapeau, qui
était bleu-vert ou au moins bleu-verdàtre à Londres, elle était dans
l'aquarelle, d'un bleu pur. Pour le costume du lieutenant, la con-
firmation était tout aussi évidente; elle l'était pour tout le reste, si
l'on voulait bien se rendre compte que l'aquarelle était une sépia
rehaussée de couleurs vives plutôt qu'une aquarelle pure et simple,
et que d'ailleurs on ne pouvait pas espérer retrouver dans un espace
354 L'ARTISTE
si restreint tous les menus détails de la copie de Londres, où les
figures ont un pied de hauteur.
Un grand nombre d'écrivains d'art, de critiques, d'amateurs et de
peintres, invités à comparer (grâce à l'obligeance de MM. Braun et
van Polsbroek) tous les documents graphiques réunis chez moi,
purent se faire sur la question, encore un peu controversée, une>,opi-
nion personnelle. Ceci se passait au mois de mai 1887.
Le nettoyage du grand tableau d'Amsterdam, survenu deux ans
après, a vérifié mes affirmations sur la couleur et l'effet de cette œu-
vre, au moins dans toutes les parties qui ont subi un dévernissage
plus ou moins complet. Notre conviction, plus ferme que jamais
après cette vérification partielle, est que le tableau primitif s'est par-
faitement conservé sous les épaisses couches de vernis qui en recou-
vrent encore la plus grande partie. Si la robe de la seconde fillette,
qui était d'un vert-jaunâtre et brunâtre avant le dernier nettoyage, a
retrouvé la couleur bleu de ciel que nous lui avions toujours attri-
buée sur la foi de la copie de Londres, pourquoi les bandes sombres
du drapeau, qu'un léger commencement de dévernissage a fait passer
du vert brun olive au vert bleu ne retrouveraient-elles pas aussi la
couleur bleue de l'aquarelle ?
Ici, par parenthèse, une autre objection nous avait été faite : « Ces
bandes sont bleu pur dans l'aquarelle et bleu-vert dans le Lundens.
N'est-ce pas la preuve qu'il faut se contenter de voir dans ces deux
copies, des à peu près et non des reproductions fidèles ? » — Non,
avions-nous répondu, cela veut dire tout simplement que la copie de
Londres elle-même a été vernie, — d'une main moins lourde, il est
vrai, — et qu'elle a un peu jauni.
Mais les mots ne sont que des mots; on peut toujours les mettre
en suscipion. Rien ne vaut un bon fait bien établi. Voilà pourquoi
tous ceux qui s'intéressent à la question présentement traitée doivent
adresser des remercîments au directeur de la National Gallery. Grâce
à lui, on sait maintenant mieux que jamais quel était réellement l'état
primitif de l'effet de soleil que la fortune adverse devait travestir en
marche aux flambeaux.
Sir Fr. Burton a poussé l'obligeance jusqu'à faire pour nous un
véritable travail d'annotation sur l'état actuel de toutes les parties du
Lundens après le récent dévernissage auquel il avait présidé. Pour
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT » 355
mieux répondre à certaines questions sur les points douteux, il a fait
transporter le tableau dans son propre appartement du musée, où une
bonne lumière du midi lui permettait de voir les plus petits détails,
les nuances les plus délicates des valeurs et des couleurs.
L'examen qu'il a fait du tableau, figure par figure, vêtement par
vêtement, permettrait d'évaluer l'épaisseur relative du vernis resté
sur les différents points de la Ronde de nuit d'Amsterdam. En ce qui
concerne l'effet du tableau, rien n'en dira plus long que la photogra-
vure faite avec son autorisation d'après une excellente photogra-
phie du petit tableau déverni. Pour la couleur, nous n'avons qu'à
suivre les notes qu'il nous a envoyées, en les citant presque mot à
mot.
Bien entendu, le nettoyage du Lundens a été exécuté par une per-
sonne très compétente et très prudente. Il a consisté uniquement à
enlever par le frottement du doigt une partie du vernis jauni, sans
atteindre tout à fait jusqu'à la surface de la peinture : on a « laissé
intacte la patine moelleuse que la peinture a naturellement acquise par
l'effet du temps. Le tableau est, d'un bout à l'autre, dans un état parfait
de conservation, sans craquelures, sans éraflures, sans traces de retou-
ches nulle part... il a ramené la petite peinture à son éclat primitif.
Tous les détails sont maintenant parfaitement visibles, et le fin clua-
roscuro qui sans aucun doute possible caractérisait autrefois le grand
ouvrage de Rembrandt apparaît ici, les ombres les plus obscures
contenant encore une portion de lumière reflétée... »
Tous les critiques de la Ronde de nuit se sont demandé quel objet
mystérieux était entre les mains de la fillette à la robe crème (car la
robe jaune d'or d'Amsterdrm est bien décidément crème aujourd'hui
à Londres, comme nous l'avions toujours deviné sous le vernis, et
comme Sir Fr. Burton nous le confirme après un nouvel examen). La
plupart ne faisaient pas même d'hypothèse. Nous avions cru y distin-
guer en 1882 une chope de verre; d'autres y avaient vu un casque,
Sir Fr. Burton y voit aujourd'hui clairement un gobelet d'argent. Il
pense d'ailleurs, avec Vosmaër et d'autres, que les objets portés par la
fillette sont les prix destinés aux vainqueurs du tir.
Quant à la « mystérieuse » fillette qui a fait écrire tant de pages
très poétiques, elle est toujours aussi charmante, mais elle n'a plus
rien du tout de mystérieux. Ni Charles Blanc, ni Fromentin, ni Vos-
356 L'ARTISTE
maè'r ne pourraient plus la comparer à une apparition, à une fée, à
une petite sorcière.
On sait que Rembrandt a toujours aimé à rendre plus intimes, en y
ajoutant des détails familiers, les scènes qu'il représentait. C'est ainsi
qu'il a mis, aboyant au tambour qui bat sur sa caisse, un petit chien
que tout le monde a vu jaunâtre ou brunâtre à Amsterdam : à Lon-
dres, ce petit chien, exhumé de dessous le vernis, est gris-d'argent,
avec le ventre plus clair, et, quoique entièrement plongé dans l'om-
bre portée du groupe central, il est parfaitement visible dans tous ses
détails. A l'autre bout de la composition, dans la partie disparue,
l'artiste avait mis la tête d'un petit enfant, qui émergeait au-dessus
du parapet: le dévernissage du Lundens a montré les petits doigts de
sa main droite, qui s'accrochent au parapet et qui nous font deviner
d'une façon amusante la pose de l'enfant, court de taille, dressé curieu-
sement sur la pointe des pieds pour « voir passer les soldats. »
Le costume du lieutenant mérite un examen particulier. L'année
dernière, à Amsterdam, il était encore jaune depuis le bout des plumes
du chapeau jusqu'à la pointe des bottes : de légères nuances permet-
taient de conclure tout au plus que les plumes et l'écharpe avaient été
blanches. Aujourd'hui, après un dévernissage très rudimentaire,
l'écharpe est devenue blanche, avec des reflets bleuâtres; la plume,
blanche avec des reflets jaunes. Quant aux bas, ils n'ont pas cessé
d'être jaunes, mais ils sont devenus jaune-clair. En somme, l'ensem-
ble s'est rapproché du Lundens, tel que nous l'avions vu en 1882.
Une légère couche de vernis a donc été enlevée de dessus le lieute-
nant. Que serait devenue la couleur de son costume, si on l'avait
déverni plus à fond? C'est Sir Fr. Burton qui va nous le dire en ren-
dant compte du nettoyage de son précieux petit tableau.
« Les longs bas qui montent beaucoup plus haut que le genou sont
blancs ; la partie de ces bas qui s'étend depuis le dessous du genou
jusqu'en haut est richement brodée d'or, avec des lignes de points
bleu de ciel. Il y a en outre, vers le haut, plusieurs nœuds de ruban
d'or.
« Dans ma dernière lettre, je parlais de la difficulté de décrire les
couleurs. Les bas du lieutenant en sont un exemple. Ils représentent
une étoffe blanche, mais leur valeur réelle est grise, — gris-perle ou
gris-d'argent. — En voici l'explication. L'étoffe des bas est décidément
LE NETTOYAGE DE LA « RONDE DE NUIT » 357
de la soie ou du satin. Cette sorte d'étoffe ne reflète pleinement la
lumière qu'en ses points les plus en relief. Le reste de sa surface,
sauf la partie qui est positivement dans l'ombre, sera dans la demi-
teinte. Maintenant sur la surface ronde d'une jambe vêtue de cette
étoffe, la région lumineuse sera réduite à une très petite largeur. On
ne peut pas assez admirer, dans le cas présent, l'art consommé avec
lequel le peintre, tout en donnant l'impression du blanc, a éteint le
ton général de son étoffe jusqu'aux gris-perle nécessaires à son
dessein. Il (Rembrandt et Lundens après lui) a mis tant de sollicitude
à préserver son inappréciable gris, qu'il n'a pas permis à la délicate
broderie d'or d'en rompre l'harmonie générale ; et l'impression de
fraîcheur du ton est, en outre, accentuée par l'introduction d'un
certain nombre de points de broderie bleu-de-ciel. »
Il est bon de remarquer que ces considérations, outre leur intérêt
purement esthétique, renferment des indications merveilleusement
précises, qui font voir combien la copie de Lundens a dû être fidèle
dans les moindres détails. Toute personne qui lira ce passage en
présence de l'original d'Amsterdam, retrouvera sous les vieux vernis
ces tons gris-perle et bleu-de-ciel, — qui se laissent encore parfai-
tement deviner quand on a l'œil et l'esprit avertis, — et dont
l'existence fait disparaître la légende d'un Rembrandt imaginaire qui
n'aurait vu la nature qu'à travers des lunettes d'un brun plus ou
moins doré. Répétons-le une fois de plus avec insistance, au risque
d'être fastidieux : Rembrandt voyait doré ce qui était doré, mais il
voyait blanc ce qui était blanc, — les collerettes, par exemple, ou les
bas de satin blanc, — il voyait couleur de chair ce qui était couleur
de chair, il voyait blanc et rose le teint des personnes blondes ou
rousses, et s'il a manifesté une certaine prédilection pour les tons
roux, c'est uniquement dans les esquisses non terminées.
Combien de couches de vernis a-t-il fallu accumuler pour rendre
paradoxales des vérités si simples !
Parmi les nombreuses objections faites à cette théorie, j'en ai cité
tout à l'heure une qui concernait le drapeau, et qui était, du reste,
antérieure aux deux nettoyages : « Vous prétendez qu'en dévernis-
sant le grand tableau, on verrait les bandes sombres du drapeau, qui
sont aujourd'hui vert-brun, devenir bleues, et cela parce que l'aqua-
relle les montre bleues; Mais comment expliquez-vous qu'elles ne
358 L'ARTISTE
soient pas bleues, mais seulement bleu-vert, dans la copie de
Londres ? Cela ne prouve-t-il pas que les copies sont des à peu près
dont on ne peut tirer aucune indication vraiment positive ? »
L'expérience a parlé. Dans le grand tableau, quelques frictions du
doigt ont déjà transformé le vert-brun en vert-bleu. Dans le Lundens,
un nettoyage plus sérieux a transformé le bleu-vert en bleu pur. Le
résultat est absolu : Sir Fr. Burton ayant bien voulu m'en aviser, je
le priai de vérifier encore une fois si ce bleu était bien pur, s'il
n'avait pas une nuance verdâtre; il me répondit : «Le bleu des
bandes est à peu près ce qu'on appelle en anglais bleu d'Anvers,
une sorte de bleu de Prusse plus froid et plus clair. S'il tend légère-
ment vers le vert plutôt que vers le violet, on ne doit pas oublier que
l'huile de lin a toujours une tendance à tourner au jaune avec le
temps. La véritable couleur du drapeau est bien visible dans la bande
la plus élevée. Dans la plus basse, les plis étroits sont plongés dans
une ombre brune transparente qui le fait paraître un peu plus vert
qu'il n'est en réalité. Je tiens à bien spécifier que le bleu du drapeau,
quoique froid, n'est pas verdâtre. » L'accord actuel des deux copies
et l'évolution du vert-brun au vert-bleu dans le grand tableau
permettent-ils de douter un seul instant de l'existence du bleu pur
sous l'épaisse couche de vernis restante ?
Encore un dernier détail, choisi entre plusieurs autres. En exami-
nant, à Amsterdam et à Londres, l'homme dont le bas du visage est
caché par le bras droit étendu du sergent noir et qui se trouve tout
juste au-dessus du chien, j'avais conjecturé qu'il devait avoir un
costume violacé dont la couleur était plus que neutralisée par un
grand excès de la couleur complémentaire jaune contenue dans le
vernis. En réalité, le vernis était d'un roux complémentaire du bleu.
Sir Fr. Burton écrit : « Le costume est d'un bleu de ciel terne, sans
trace de violet. Mais quelques boutons de la manche, légèrement tou-
chés de couleur d'or, et les nombreuses et longues courroies brunâtres
auxquelles sont pendues les cartouches, modifient pour l'œil la teinte
bleue avec laquelle ils sont combinés ». Nous avions donc tort sur
la nuance, mais raison sur le fait principal, à savoir qu'aujourd'hui,
dans l'original, le vrai ton froid du costume de cet homme est com-
plètement caché par le ton chaud du vernis.
A chaque jour suffit son mal. Il y a sept ou huit ans à peine que
LE NETTOYAGE DE LA .< RONDE DE NUIT » 35g
nous avons aperçu pour la première fois la vérité sur la couleur et la
lumière de Rembrandt, et déjà notre opinion a conquis l'adhésion
d'hommes dont le nom seul est une autorité. Le grand tableau a subi
sinon un dévernissage complet, du moins un nettoyage important;
le Lundens a été descendu sur la cimaise, puis déverni prudemment,
mais complètement. Nos idées, sur la Ronde de nuit tout au moins,
ont été citées et approuvées dans la dernière édition du Catalogue des
peintures de la National Gallery. Elles ont reçu une approbation
tout aussi explicite dans les articles de M. A. Bredius, dont le juge-
ment a pour nous un grand prix, dans le cours fait à l'Ecole des
Beaux-Arts par M. Eugène Miintz, l'un de nos historiens d'art les
plus universellement connus, et dans les appréciations verbales ou
manuscrites de plus d'un grand artiste. Tout cela nous permet d'es-
pérer que nos idées feront leur chemin sans trop d'encombre.
Et maintenant, pour finir, une observation générale.
Les bienveillants lecteurs de ces lignes se tromperaient fort s'ils
nous attribuaient la prétention d'avoir « découvert » Rembrandt. Il
arrive trop souvent que ceux qui ont fait une petite trouvaille sur un
point déterminé, s'imaginent faire une grande révolution et boule-
verser de fond en comble les opinions reçues. Nous tenons beaucoup
non seulement à ne pas tomber dans ce travers, mais encore à ne pas
avoir l'air d'y tomber. Rembrandt est un vaste génie ; il faudrait
un volume pour analyser l'une après l'autre les nombreuses qualités
qu'il a accumulées dans son œuvre : vérité et largeur du dessin et
du modelé, recherche du caractère, intensité et justesse de l'expres-
sion tant dans les visages que dans le geste, naturel du mouvement,
sens intime de la vie, verve de l'exécution, sentiment du pittoresque,
richesse de l'imagination, tant d'autres encore ! Les motifs d'admira-
tion ne manquent pas, et sur tous ces points, nous n'avons jamais eu
qu'à suivre l'admiration de nos prédécesseurs et de nos maîtres.
Sur deux points seulement, il nous a été permis de dire quelque
chose de nouveau. Mais là encore, l'admiration de nos prédécesseurs
était loin de se fourvoyer complètement. S'ils se trompaient
en admirant de mystérieuses profondeurs auxquelles le maître
n'avait jamais pensé, ils admiraient inconsciemment quelque
chose de réel, l'harmonie merveilleuse du coloris et la pro-
digieuse entente de la lumière qui caractérisent pour ainsi dire
36o L'ARTISTE
l'œuvre entier de Rembrandt, et qui conservent encore tout leur
charme sous le vernis. On peut même dire que ces vernis roussis,
en ôtant à l'œuvre une part de vérité, en lui donnant une fausse
apparence de fantastique, ne laissaient pas que de lui apporter une
harmonie encore plus grande.
Mais enfin il y avait là une erreur, et la vérité devait être rétablie.
De plus, cette appréciation en partie fausse de la couleur et de la
lumière de Rembrandt a créé depuis un demi-siècle toute une école
de peintres aux colorations rousses et sombres. Tel artiste de valeur
que l'on pourrait nommer, en France même et surtout à l'étranger,
traduit la nature de telle sorte que ses tableaux ont l'air d'avoir été
déjà ensevelis dans les vieux vernis. On peut prédire sans crainte
d'erreur qu'avant un demi-siècle, toutes les peintures exécutées dans
cette gamme seront absolument indéchiffrables.
Ajoutons encore que si les dangers du vernis ne deviennent pas
l'objet de l'attention générale, les chefs-d'œuvre de tous les musées
seront, avec le temps, de plus en plus sombres.
Ils ne le sont déjà que trop : on fera bien d'y prendre garde.
E. DURAND-GRÉVILLE.
LES DESSINS DE JEAN-PAUL LAURENS
LES RÉCITS MEROVINGIENS
J.-P. Laurens expose chez Durand-
Ruel les quarante-deux dessins dont
il a illustre' les Récils mérovingiens
d'Augustin Thierry (i). Il y a ajouté
quelques-unes des nombreuses étu-
des peintes qui lui ont servi de
matériaux pour son oeuvre. Mais
nous n'avons pas besoin de cette
preuve palpable pour reconnaî-
tre, dans ces dessins lavés à l'en-
i. cre de Chine, autantde toiles pleines
de couleur. Ce sont là, en effet, de véritables tableaux d'une puis-
(i) L'édition pour laquelle M. Jean-Paul Laurens a dessiné cette suite de
compositions, a été faite par la maison Hachette, et passe, à bon droit, pour
l'une des plus magnifiques productions de la librairie contemporaine. Elle forme
un superbe volume in-folio, imprimé avec une rare perfection typographique,
en très beaux caractères spécialement fondus pour cette publication. C'est par
l'héliogravure qu'ont été reproduits en fac-similé les dessins de M. J.-P. Lau-
rens : l'artiste a lui-même surveillé l'exécution des planches, dans lesquelles se
retrouvent ainsi toutes les qualités des compositions originales. Quoique récem-
362 L'ARTISTE
sance de composition et d'une conscience d'exécution de premier
ordre.
Cette suite elle-même est un tout complet dont il serait difficile de
détacher tel ou tel morceau, tant l'artiste s'est identifié avec l'écrivain
et a serré de près la chaîne ininterrompue des faits. Cette logique
inflexible n'est pas une des moindres grandeurs de ces Récits qui
semblent une effroyable tragédie dont chaque mot est un meurtre, dont
chaque acte est une catastrophe et qui se dénoue dans une crypte
funèbre par la mort de tous ses acteurs.
Toute grandeur humaine ne se fonde que dans le sang. L'antique
coutume du sacrifice humain, du sang innocent répandu, de la victime
expiatoire immolée, est le symbole de la plus haute des fatalités. L'his-
toire ne nous montre pas un peuple qui ait été grand et dont les ori-
gines ne plongent au milieu des crimes, de même qu'elle ne nous offre
aucune vérité, si pure et si pacifique soit-elle, qui n'ait eu besoin de
sang pour naître et se fortifier.
Les commencements de l'histoire de France n'échappent pas à cette
loi. Elle est écrite en lettres rouges dans les Récits mérovingiens, et le
talent austère de J. -P. Laurens l'a rendue visible aux yeux. Nous
pouvons comme toucher du doigt la fatalité qui pesa sur la famille
mérovingienne. Les crimes inéluctables de la race d'Œdipe ou des
Atrides s'y retrouvent presque tous. Père, mari, femme, mère, enfants,
tous se rencontrent pour se maudire et s'égorger; et pour achever ce
spectacle lugubre, tous ceux qu'une main humaine n'a pas frappés,
tombent à leur tour terrassés par un mal mystérieux. Cette
famille d'Hilperick et de Frédégonde disparut tout entière dispersée
par le meurtre et la maladie ; elle ne se retrouva plus que dans les
cryptes où elle fut ensevelie. Ce fut la seule paix qu'elle connut, et
le dernier dessin de la série, qui nous montre un coin de leur nécro-
pole, n'est pas le moins saisissant par l'ombre et le silence dont il est
l'image.
ment paru, ce livre a e'té bientôt épuisé; il ne tardera pas à devenir une rareté
bibliographique. Aussi la maison Hachette a-t-elle eu l'heureuse pensée d'en
publier une autre édition, dans le format grand in-40, où les illustrations ont
été reproduites par le procédé Poirel; quoique d'une exécution moins somptueuse
et d'un aspect moins monumental, elle constitue pourtant un bel ouvrage de
luxe, admirablement imprimé.
LES DESSINS DE JEAN-PAUL LAURENS
363
La suite de ces dessins tragiques est interrompue çà et là par des
scènes adoucies ou par une idylle délicate. La plus fraîche est cette
scène mystique où Fortunatus lit ses vers à Radegonde, au couvent de
Poitiers. Dans le coin d'une salle où, par les baies supérieures, entrent
avec la lumière la vigne vierge et les clématites en tîeur, Fortunatus,
assis à une large table, lit son poème. Devant lui, Radegonde et sa
compagne écoutent avec onction cette poésie subtile d'un christia-
nisme encore imprégné des parfums du paganisme. Le recueillement,
la tendresse, la commuuion de trois âmes planent sur cette scène
exquise. Tout est blanc, tout est immaculé dans ces cœurs pleins
d'un jeune Dieu; tout est embaumé de pureté sereine, de cette tran-
quilité idéale où aspirent les êtres nobles submergés au milieu des
révolutions. L'artiste a mis dans cette scène la grâce que, seuls,
les talents robustes savent exprimer : la grâce sans mignardise, la
douceur encore puissante.
Nous formons le vœu que cette collection de dessins ne sorte pas
de notre pays où, elle pourrait être d'un utile enseignement pour la
génération qui se prépare d'artistes aimables et irréfléchis.
OUTIS
18S9 — L'ARTISTE — T. Il
JULES DUPRÉ
e maître qui vient de disparaître ne
fut pas seulement un admirable
paysagiste ; en lui, nous devons sa-
luer un des créateurs du paysage
français. D'autres le précédèrent,
— son premier Salon date de i83i,
et près de dix ans avant, Roqueplan,
Huet et Fiers exposaient déjà des
œuvres où le goût nouveau se faisait sentir, — mais ces précurseurs,
sauf peut-être Georges Michel, ne furent pas des artistes de premier
ordre, et Jules Dupré reste, lui, le premier en date des grands paysa-
gistes romantiques.
Est-ce donc son fondateur que notre école de paysage vient de
perdre ? Risquer une pareille affirmation serait peut-être beaucoup
dire : lorsque, plein de force, de courage, de jeunesse et d'enthou-
siasme, Jules Dupré entra dans la lutte, l'action était déjà commencée;
mais il fut de ceux qui décidèrent de la victoire; avant lui, il y avait
eu des tirailleurs hardis et aventureux, il appartenait, lui, à la race
des combattants solides et puissants, qui portent la déroute chez
JULES DUPRE 365
l'ennemi. Ce n'est peut-être pas lui qui découvrit le premier la terre
promise, mais il fut à la tète des valeureux soldats qui en firent la
conquête.
A cette place même, j'ai déjà essayé, il y a quelques années, d'étu-
dier la question des origines de notre moderne école de paysage. Je
combattis alors l'opinion, généralement admise, d'après laquelle la
formule de l'art nouveau nous aurait été révélée par Constable et
les peintres et aquarellistes anglais qui exposaient au Salon de 1824.
Je m'efforçai d'établir qu'avant la prétendue révélation, il y avait
chez nous des artistes qui, rompant avec la tradition académique,
s'étaient placés en face de la nature pour lui demander de les inspirer.
A la vérité le fait est bien connu, même des critiques qui font la part
la plus large à l'influence anglaise, mais peut-être n'a-t-on pas assez
compris qu'en 1824, puis en 1827, les Anglais arrivèrent chez nous
juste au bon moment pour s'attribuer l'honneur d'une victoire
longuement préparée avant eux et en dehors d'eux.
Comment expliquer que les tableaux de Constable aient obtenu le
succès qu'ils ont eu, si l'on n'admet pas que nos artistes se trouvaient
alors en état d'apprécier ces tableaux? Quels sont ceux qui ont eu la
plus grande part à la rénovation de notre école de paysage ? Les
artistes qui, lentement, patiemment, préparèrent l'évolution vers la
nature, ou ceux dont le succès n'est que la constatation de cette
évolution ? L'antériorité du paysage naturaliste chez les Anglais est
loin d'être démontrée. N'oublions pas que Constable fut, au moins à
son époque, le seul naturaliste anglais; notre Georges Michel est né
treize ans avant lui, c'est vers 1 S 1 5 qu'il paraît être entré dans sa
seconde manière, — celle où sa grande préoccupation était de rendre
la nature avec exactitude. — Peut-être Constable a-t-il précédé chro-
nologiquement Michel dans cette voie, mais Michel n'est pas celui de
nos peintres qui a été tourmenté le plus anciennement par le désir
de la sincérité. D'ailleurs, il n'est pas question denier ici l'influence
anglaise, tout justement le grand artiste qui vient de disparaître fut
peut-être celui de nos paysagistes que la manière de Constable semble
avoir le plus impressionné.
Nous trouvons au début de la carrière de Jules Dupré une de
ses peintures qui nous le montre absolument imbu de la manière de
Constable. Celui qui devait être un des premiers parmi nos paysa-
36Ô L'ARTISTE
gistcs a commencé par s'approprier les procédés savants de la
technique anglaise. Il y a là un fait qui ne saurait nous étonner.
Constable possède une telle virtuosité que les plus indépendants, les
plus hardis parmi les novateurs français de la première heure, durent
paraître bien timides aux jeunes artistes qui, comme Dupré, entraient
dans la vie artistique avec cet ardent et complet amour de l'art qui
fait de ceux qui en sont possédés des passionnés, confondant dans
une même adoration et la facture et le sentiment qu'elle parvient à
exprimer. Aujourd'hui, nous avons vu tant d'habiles que nous sommes
devenus un peu froids au sujet des recherches de l'exécution ;
mais cette indifférence ne pouvait pas exister aux environs de i83o,
le « pignochage » propret des élèves de Bidault exaspérait les jeunes
paysagistes émancipés de la tutelle académique, et leur admiration
pour la manière nouvelle s'accroissait de l'horreur que leur inspi-
raient les vieilles méthodes qui semblaient conçues en vue d'empêcher
les artistes de produire des œuvres d'art et les peintres de peindre
véritablement.
La génération à laquelle appartenait Jules Dupré chercha à s'iden-
tifier les procédés anglais-, elle resta cependant bien française de
sentiment, et lorsque l'heure de l'engouement fut passée, il se trouva
qu'une école originale s'était formée, qui, après avoir beaucoup
emprunté, se trouva ne rien devoir à personne. Peut-être eût-il
mieux valu ne rien prendre à Constable et suivre la voie si large
ouverte par Georges Michel; notre paysage fût demeuré plus simple,
mais aussi plus vrai et plus grand.
Il me semble qu'un des éléments principaux qui ont contribué à
former l'admirable talent de Jules Dupré, doit être cherché dans
l'aspect particulier des sites qu'il a peints. Il y a là, d'ailleurs, un
simple exemple d'une loi générale dans les arts : c'est la nature
hollandaise qui a fait les paysagistes hollandais, tout comme les
belles carnations des Flamandes sont pour beaucoup dans la superbe
coloration de Rubens (i). Évidemment il ne faudrait pas donner
trop d'importance à une contingence qui ne doit point quitter la
seconde ligne; il convient pourtant d'en tenir compte, sans quoi l'on
(i) Cependant c'est dans le milieu gris du Paris moderne que Delacroix a
peint ses tableaux à la coloration prodigieuse; mais Delacroix avai: visité le
Maroc au début de sa carrière.
JULES DUPRE 367
risquerait de laisser inexpliquée, ou d'expliquer faussement l'origine
de certaines habitudes artistiques du maître dont nous parlons.
Au début de sa carrière, nous voyons Jules Dupré peindre surtout
dans trois contrées, le Berry, le Limousin, les Landes. Ces deux
derniers pays, bien que fort éloignés l'un de l'autre, bien que soumis
à des influences climatologiques différentes, présentent entre eux des
rapports frappants au point de vue de l'aspect pittoresque (i); dans
l'un comme dans l'autre les arbres sont très puissants, très vigoureux,
et appartiennent à des espèces dont le feuillage a une coloration d'une
extrême sonorité, ce sont des chênes, des châtaigniers, des noyers;
point ou peu d'arbres aux verts gris et fins, tels que les trembles ou
les saules, peu d'arbres aussi aux formes grêles, mais au contraire
des silhouettes solides, massives même, des profils énergiquement
accentués, indiquant des charpentes végétales carrément établies,
et puis des dessous de bois bien fournis, constitués par des espèces
variées, ajoncs, fougères, genêts ou bruyères d'un ton toujours riche
et puissant, un ciel d'un bleu intense, coupé parfois de lourds nuages
blancs, des eaux claires où les larges feuilles des nénuphars jettent
au soleil leurs éclatantes notes vibrant comme des émeraudes.
C'étaient bien là les motifs qu'il fallait à cet étincelant coloriste doublé
d'un dessinateur singulièrement robuste.
Il est bien naturel, sans doute, qu'un artiste au tempérament
généreux, tel qu'était Dupré, ait choisi pour l'objet de ses études une
nature exubérante, richement, violemment colorée; mais il est incon-
testable que la nature a puissamment aidé l'artiste à se former. C'est
devant ces paysages chantants dans une harmonie forte, mâleetfière,
que le maître a appris à faire vibrer sur sa toile les tons de son
opulente palette. C'est devant ces sites grandioses, ombragés par des
chênes séculaires à la formidable ossature, que Jules Dupré a pris
ce goût pour les silhouettes largement dessinées, qui est comme une
de ses caractéristiques. Peut-être ne trouverait-on pas dans toute
notre école un paysagiste aussi varié que Dupré; il a peint tout et un
peu partout, mais il y a des inégalités dans son oeuvre. Les artistes et
les critiques sont unanimes pour distinguer deux Dupré, dont l'un
(i) Je ne songe pas en ce moment à la région où les pins maritimes pre'domi-
nent dans une telle proportion qu'il semble qu'il n'y existe point d'autres
arbres.
368 L'ARTISTE
est sensiblement supérieur à l'autre, et le meilleur des deux c'est
bien évidemment le Dupré du Pacage limousin, de VEntrée du
village dans les Landes, etc.
Dupré est un romantique, c'est dire que l'idéal qu'il poursuit se
trouve dans les régions tourmentées où se joue le drame des colora-
tions superbes, se heurtant avec des éclats magnifiques ; c'est dire
qu'il choisit ses motifs de manière à avoir des arbres à grande
tournure, des rochers aux formes dures et après, des terrasses
puissamment contrastées. Toutes ces choses belles et fortes, il les
voit d'un œil plein de santé, qui n'atténue pas la franchise des loca-
lités; il les peint d'une main vaillante, qui souligne hardiment la
forme et procède virilement par touches posées avec volonté, évitant
les veuleries de l'indécision tout aussi bien que le désordre des repentirs.
Mais, dira-t-on, Dupré a peint un peu partout et, en somme, c'est
surtout aux environs de Paris qu'il a vécu et travaillé, mais il lui
est arrivé la même aventure artistique qu'à Eugène Delacroix qui,
pendant toute sa vie de peintre, est resté sous l'impression des
spectacles prestigieux qu'il avait vus pendant son excursion au Maroc.
Peut-être aussi rappellera-t-on le voyage en Angleterre et la vallée
de Southampton que le maître a peinte au début de sa carrière.
Mais la Vallée est une œuvre isolée, qui ne se rattache que par
certaines qualités matérielles à la méthode artistique de l'illustre
paysagiste.
En 187g, M. Jules Claretie a publié sur Jules Dupré, une brochure
du plus haut intérêt, écrite d'après des souvenirs personnels ou sur
des notes fournies par le maître. On trouve là quelques propos d'ate-
lier où Jules Dupré nous donne, dans un langage expressif et pitto-
resque, une sorte de résumé de son esthétique particulière. Il est
intéressant d'étudier Jules Dupré dans ses théories; cette méthode,
appliquée à un sincère comme il était, ne peut manquer de le faire
bien connaître.
Jules Dupré, qui a su parfois faire si vrai cependant, n'était pas
un réaliste, surtout en théorie. La pensée suivante est curieuse pour
nous, parce qu'elle nous fait comprendre quelle était l'intensité de
l'idéalisme du maître : « Toute œuvre d'art, aimait-il à dire, doit par-
tir du sens pour arriver à l'idée, comme un arbre qui a sa cime en
plein ciel, mais sa racine en pleine terre. » La pensée suivante est
JULES DUPRE 369
fort juste et en même temps d'un tour bien ingénieux : « La nature
n'est que le prétexte, l'art est le but, en passant par l'individu. Pour-
quoi dira-t-on un Van Dyck, un Rembrandt, avant de dire ce que le
tableau représente ? c'est que le sujet disparaît et que l'individu seul,
le créateur subsiste. En veut-on un autre exemple ? On dit communé-
ment : bête comme un chou. Mais qui donc oserait dire bête comme un
chou peint par Chardin? C'est que l'individu, l'être humain a passé
par là. »
Voici maintenant une vérité où le paradoxe n'a rien à réclamer : « Un
jour, raconte M. Claretie, M. Comte, directeur des postes sous Louis-
Philippe, soutenait à Dupré que le daguerréotype finirait par tuer la
peinture. « Allons donc ! dit le maître, tant qu'on n'aura pas inventé
« une machine qui aura un cœur et une àme, les artistes n'auront
« rien à craindre. » Il est d'avis, continue son biographe, que l'œuvre
d'art vraiment digne de ce nom doit être une création dans la créa-
tion, capable de vous prendre, de vous saisir, de vous entraîner jus-
qu'à vous faire tout oublier, Don Quichotte, par exemple, dont les
malheurs imaginaires vous arrachent sûrement à vos préoccupations
personnelles. » Peut-être cependant cette pensée serait-elle encore
plus juste si le maître avait dit que l'œuvre d'art est nécessairement
une création dans la création. L'œuvre d'art, ayant la nature pour
point de départ, peut être sincère : elle ne saurait être vraie au sens
absolu du mot, car il n'est pas possible à un artiste de copier exacte-
ment la nature, puisqu'il ne la voit qu'avec son œil particulier, qu'il
est impressionné par elle selon son tempérament. Les réalistes ont
voulu faire vrai, ils ont cherché à voir avec leurs propres yeux, à sen-
tir avec leur propre cœur, à se dépouiller des préjugés d'école, à
répudier les opinions toutes faites, à oublier les anciennes formules;
ils sont ainsi parvenus à être sincères et leurs œuvres ont entre elles
un air de parenté, quelle que soit l'époque où elles ont été exécutées,
— il y a toujours eu des réalistes, — mais encore une fois les réalistes
eux-même n'ont pu être absolument vrais.
Il est certain que théoriquement Jules Dupré ne voulait pas être
absolument vrai ; le mot suivant que je trouve encore dans la plaquette
de M. Claretie, le prouve surabondamment : « La nature, disait-il,
n'est rien, l'homme est tout. Rien n'est bête comme une montagne :
un peintre arrive, la regarde, la copie et la déniaise. » Tout ceci, d'aiU
37o L'ARTISTE
leurs, n'est que la paraphrase variée, gaie, bon enfant, de re'ternellc
formule : « L'art, c'est l'homme ajouté à la nature. »
Peut-être y a-t-il des réalistes croyant copier fidèlement la nature,
alors qu'ils ne font — forcément — que l'interpréter. Dupré me paraît
avoir été, dans une certaine mesure, bien entendu, sujet à une erreur
inverse; romantique en théorie, il a le tempérament artistique d'un
réaliste. Ce robuste, ce puissant est aussi un sincère ; en face de la
nature, il est « empoigné », il jette ses théories par-dessus les mou-
lins et il peint tout bonnement ce qu'il voit et tel qu'il le voit. Au
reste, il se montre surtout romantique par le choix des sites qu'il aime
à reproduire, par le choix des effets qu'il préfère peindre; les soleils
couchants, les ciels d'orages l'émeuvent plus que les temps calmes,
les heures de la journée où le paysagiste peut longuement étudier le
même motif ; à ce propos, M. Jules Claretie rapporte une jolie scène
qu'il emprunte à M. A. Besnus : « Cette page nous montre Dupré
une nuit d'orage, sous les éclairs, accoudé au pont de l'Isle-Adam,
et regardant les colorations verdâtres du ciel et les lividités des illu-
minations soudaines : « Dupré, ému, me prenait nerveusement le
« bras, dit M. Besnus, quand je manquais un effet, occupé à regar-
« der un point opposé : « Vous n'avez pas vu, disait-il, que c'est
a beau! que c'est beau! je le regardai dans cette minute où le ciel
« était d'argent, sa belle tête était convulsée, il pleurait. »
En résumé, si on l'étudié dans ses origines, on s'aperçoit que trois
causes principales ont influé sur ce développement du maître : il y eut
d'abord le travail d'après nature qu'il paraît avoir, de bonne heure,
poursuivi avec une grande ardeur ; puis vint l'enseignement qu'il
demanda à la peinture anglaise, aux conseils de Constable qu'il reçut
pendant un voyage en Angleterre. Quelle part faut-il faire à cette
puissante influence ? je ne sais trop, n'ayant pas eu l'occasion de voir
les premiers paysages de Jules Dupré (i); d'ailleurs l'influence anglaise
sur son propre talent était très franchement avouée par Jules Dupré.
Reste à savoir s'il ne s'exagérait pas quelque peu ce qu'il devait à nos
(i) Voici ce que nous dit M. Jules Claretie au sujet des premières études de
Dupré : <i II reste de ce temps quelques études très curieuses par les recher-
ches des jolies tonalités grises, des mouvements singuliers des ciels et de l'élé-
gance des arbres. Mellet, le beau-frère de Jules Dupré, conservait de cette
époque (vers 1826 ou 1827J deux tableaux qui représentent des vues de la pro-
priété de son père, donnant une idée assez juste des transformations opérées par
JULES DUPRE 37i
voisins. J'ai dit plus haut que je pensais que la nature particulière de
certaines contrées où il avait beaucoup étudié et dont il avait été fort
impressionné, avait eu une action très appréciable sur la direction
prise par le maître au moment où il commençait à être en pleine pos-
session de lui-même. Il y a là un point curieux que j'ai cru devoir
signaler, mais je n'y insiste pas davantage.
Jules Dupré aimait à réfléchir sur son art, — cas moins rare que
l'on ne croit, chez les vrais artistes; — les « mots »,les définitions,
les axiomes dont certains de ses amis se souviennent encore, indiquent
de façon péremptoire que le maître s'était créé pour lui-même une
théorie complète de son art; cette théorie où étaient entrés sans doute
quelques préceptes, quelques originales remarques de Constable,
grand théoricien comme on sait, cette théorie, dis-je, doit être prise
en très sérieuse considération lorsqu'il s'agit de déterminer les causes
premières qui ont aidé au développement de son génie.
Les romantiques eurent bientôt fait d'abandonner les paysages
« composés », mais quelques-uns conservèrent pourtant une certaine
prédilection pour les motifs étudiés, pour les sites se formulant par
des lignes noblement pondérées. Notre charmant Corot, pour ne citer
qu'un exemple, resta fidèle à ce goût jusqu'à la fin de sa carrière.
D'autre part, le paysage «intime», pour me servir d'une expres-
sion moderne qu'il serait superflu d'expliquer, eut, dès les débuts du
romantisme, d'assez nombreux partisans. Jules Dupré ne semble
pas avoir eu de préférence exclusive pour l'un de ces deux genres, il
ne repoussa pas systématiquement les arbres aux formes majestueuses,
les rochers aux silhouettes dramatiques, comme aussi il ne rechercha
pas de parti pris « les petits coins » qui ne rappellent aucun beau
vers de Virgile. En général ses tableaux sont conçus dans une
donnée assez simple. Evidemment il est préoccupé de l'agencement
des lignes lorsqu'il choisit son motif; mais il se garde de toute
affectation de lyrisme artistique et sait constamment demeurer
champêtre. D'ailleurs, ce à quoi il tient, ce qui le « prend » surtout,
c'est la coloration, il aime à faire jouer au soleil son rôle d'enchan-
teur, il se plaît à la recherche des plus riches harmonies, il est le
Dupré sur l'école enfantine et caduque de Demarne. Dupré ne fut pas aussi
vite que Rousseau dépouillé de l'éducatien de la routine, mais sans être un
petit prodige, on sait déjà que ces études de jeunesse ne sont point banales. »
372 L'ARTISTE
peintre des magiques spectacles, mais il sait se tenir dans la gamme
purement symphonique. loin des fracas qui sont à la couleur ce que
les cris sont au chant. Et au service de son art puissant et fier, il met
une exécution d'une singulière virtuosité. Il ne saurait y avoir de pâte
plus généreuse, de touche plus énergique et plus voulue que la sienne :
l'exécution du maître n'est pas seulement pour être appréciée par les
hommes du métier, par les dilettanti de savoureuse peinture; elle n'est
pas inutilement spirituelle, ou énergique sans grandes raisons. Elle est
nécessairement ce qu'elle est, on ne peut pas imaginer qu'elle soit
autre, car elle concourt d'une manière si effective à la beauté de
l'œuvre, que cette œuvre ne serait plus la même si on pouvait sup-
poser l'exécution changée (i).
Et maintenant, si nous nous demandons ce que le maître a apporté
d'originalité et sentiment nouveau dans l'art où il a excellé, nous
trouverons qu'il fut l'un des premiers à simplifier notre paysage,
un des premiers aussi à poursuivre la poésie par la couleur. L'art de
Dupré est avant tout un art expressif, et lui-même est un poète qui
rime avec le pinceau et qui chante avec de la couleur ; mais, en vrai
peintre qu'il est aussi, la peinture ne l'embarrasse pas dans son vol
vers l'idéal, aussi reste-t-il un dessinateur puissant, un prodigieux
coloriste et un robuste exécutant.
Jules Dupré est né à Nantes le 5 avril 1S1 t. Dans l'acte de nais-
sance, le père de Jules, François Dupré, est qualifié d' « artiste», et
parmi les témoins qui l'assistent, je remarque un certain Joseph
Machereau, également qualifié d'artiste : le jeune Dupré ne naquit
donc pas dans un milieu « bourgeois », il en a été ainsi pour beaucoup
de grands artistes, et s'il n'est pas absolument nécessaire d'être un
« enfant de la balle » pour devenir un peintre célèbre ou un illustre
(i) Un détail des habitudes artistiques de Jules Dupré a donné lieu à certains
commentaires où l'on retrouve quelque peu de « l'épatement » craintif du bour-
geois d'autrefois pénétrant dans un atelier de peintre. Il s'agit des palettes du
maître auxquelles il ne prodiguait pas les soins les plus méticuleux. — Delacroix
en agissait de même, paraît-il. — Ce n'était pas par négligence que Dupré
« faisait » rarement sa palette, mais comme beaucoup de peintres, il trouvait
difficilement le ton sur une palette absolument propre, il était gêné par le ton
triste et uniforme du bois, tandis que sur une vieille palette, il était tout au
contraire aidé par la riche mosaïque des tons trouvés au cours des séances
précédentes. Beaucoup d'artistes éprouvent une sérieuse gène lorsqu'il leur faut
travailler avec une palette neuve.
JULES DUPRÉ 373
sculpteur, à coup sûr la chose ne saurait nuire. François Dupré était
peintre, mais peu confiant dans son étoile artistique, très jeune, il
était devenu fabricant de porcelaine à Parmain, petit village situé près
de risle-Adam dont sa famille était originaire. Jules fut formé de
bonne heure au métier de céramiste. Son père voyait en lui son
successeur et, très sagement, il voulut qu'il possédât à fond et dans
tous ses détails la pratique de l'art du porcelainier. Aussi l'installa-t-il
de bonne heure au tour, puis il lui enseigna à décorer la porcelaine.
M. Hustin nous dit que le maître avait conservé un plat orné de
décors polychromes, datant de cette époque et qui se trouve encore
dans son atelier de l'Isle-Adam. Chaque dimanche, nous apprend
M. Jules Claretie, le jeune peintre sur porcelaine parcourait les
alentours de l'Isle-Adam et en face de la nature exécutait des études
où Ton remarque déjà cette consciencieuse observation qui demeu-
rera une de ses caractérisques (i). Jules Dupré fut ensuite envoyé à
Paris, chez un de ses oncles, céramiste comme François Dupré ; là,
il se lia avec des jeunes gens que le besoin — il y a eu peu de peintres
sur porcelaine par vocation — obligeait à enluminer des assiettes :
c'étaient Jadin, Cabat et Diaz. Ce dernier aimait à répéter un joli
mot qui indiquait bien quelle conviction lui et ses camarades met-
taient dans l'étude de la céramique : « La porcelaine, disait-il, n'est
bonne que pour faire des castagnettes. »
L'usine de Parmain ne donnant pas des résultats très brillants,
François Dupré alla diriger la fabrique de Caussac-Bonneval, dans
la Haute-Vienne. Ce fut à Caussac que notre jeune peintre exécuta
son premier tableau, commencé et terminé tout entier sur nature,
« toile de quarante, nous dit M. Claretie, qui représentait une verte
prairie ombragée d'arbres, dans laquelle paissaient des vaches. Ce
tableau fut vendu, après sa première exposition, à l'architecte Veugny. »
fi) « Ce qu'il faut le plus admirer en lui, depuis i83o jusqu'en 1889, pendant
soixante anne'es de production, nous dit M. Georges Lafenestre dans son étude
sur la Peinture française à l'Exposition, publiée récemment par la Revue des Deux-
Mondes, c'est l'énergie opiniâtre avec laquelle cet observateur passionné s'est
efforcé de nous révéler la grandeur intime et profonde qui éclate, pour le grand
artiste, dans les spectacles les plus communs d'une nature peu accidentée. » Je
cite l'observation, parce qu'elle m'a paru très juste en ce qu'elle fait bien res-
sortir en peu de mots les deux côtés principaux de la personnalité de Jules
Dupré, qui fut à la fois naturaliste et idéaliste, ces deux expressions prises dans
une certaine acception.
374 L'ARTISTE
En 1829, la famille Dupré revient à Paris sans avoir fait fortune,
comme on le pense. Le jeune peintre s'installe dans une mansarde
de la rue Neuve-Saint-Georges et courageusement il se met au
travail. Il faut vivre. Jules Dupré brosse des toiles qu'il écoule assez
péniblement chez quelques marchands de tableaux, au prix de 40 à
80 francs. Il se trouve heureux, car il est enfin délivré de l'exaspérante
porcelaine. Voyez-vous le malheureux artiste, amoureux de la
virtuosité et fanatique de l'empâtement, pignocher, pointiller, blai-
reauter de veules paysages sur la panse de ces vases aux anses en col
de cygne qui, vers 1825, faisaient la joie esthétique de M. Joseph
Prudhomme et de sa nombreuse famille? En i83i, le futur maître
en est à sa deuxième mansarde, rue de la Tour-d'Auvergne, n° 7.
Mais un rayon de soleil illumine tout à coup son misérable grenier :
il est reçu au Salon; le brave garçon a le vent en poupe. Les critiques
d'art lui prodiguent leurs éloges, mais l'acheteur ne vient pas.
Cependant Achille Ricourt lui a payé un tableau 100 francs, on
peut se demander si de la part du directeur de L'Artiste ce n'est pas
là un simple encouragement. Un beau matin un acheteur se présente,
mais là un acheteur « pour de vrai », personne ne lui avait recom-
mandé le jeune artiste, il venait de lui-même, guidé par son flair de
fin connaisseur; car cet acheteur n'était pas le premier venu. C'était
le baron d'Ivry. Il était peintre, amateur et collectionneur de croûtes,
disait-on dans sa famille; seulement parmi ces croûtes, si la collec-
tion du baron d'Ivry avait été conservée, on trouverait l'œuvre à
peu près complet de Georges Michel.
Ici se place une scène bizarre et charmante, attendrissante et drola-
tique, dont Alfred Sensier, qui l'avait entendu raconter à Jules Dupré
lui-même, nous a conservé le souvenir dans ses notes. Le baron d'Ivry
qui était un matinal — ce diable d'homme avait décidément toutes
les originalités — surprend Dupré au lit. Pendant que le jeune
artiste s'habille, l'amateur furette dans l'atelier, décroche une
étude, l'examine, demande le prix, puis il aligne les pièces de 20 francs
sur la table du peintre; enfin il prie Jules Dupré, qui était déjà « son
petit Dupré», de lui porter tout cela à son hôtel, rue Basse-du-
Rcmpart, le lendemain à quatre heures du matin. Tel fut le premier
acheteur de Dupré.
Au Salon de 1 S33 le maître exposa la Récureuse, qui lui valut une
JULES DUPRE 375
médaille de deuxième classe, car, chose assez curieuse, c'est comme
peintre de genre et non comme paysagiste que Jules Dupré reçut sa
première récompense. Les Environs de Southampion furent exposés
en i836. A propos de cette toile, M. Paul Mantz écrivait tout récem-
ment dans la Galette des Beaux- Arts : « L'influence anglaise y paraît
évidente. Tout remue et s'agite dans les Environs de Southampion,
le vent fait voler la crinière des chevaux échevelés et entasse dans le
ciel de gros nuages chargés de pluie; tout est vivant dans cette
solitude marécageuse où le moindre détail semble parler de la mer
voisine... » Ce mouvement, cette agitation sont bien anglais en effet.
Notre paysage est moins troublé, moins bavard, dirai-je volontiers, et
cela peut-être n'en vaut que mieux, la fonction du paysage est plutôt
de faire rêver. D'ailleurs, Jules Dupré avait alors de bonnes raisons
d'anglomaniser quelque peu, il revenait d'Angleterre où il avait été
appelé par un amateur de ce pays, lord Graves; il y avait voyagé en
véritable artiste, curieux des paysages et des tableaux. Là-bas il avait
été trouver Constable, et tous deux s'étaient entretenus longuement.
Les deux grands paysagistes étaient faits pour se comprendre, non
seulement parce qu'ils avaient des vues analogues sur leur art, mais
encore parce qu'ils parlaient le même langage artistique, et, en effet,
lorsqu'on lit les propos d'atelier du Français recueillis par Alfred
Sensier ou Jules Claretie, on se rappelle les jolies lettres où l'Anglais
parle peinture. C'est la même franchise et la même finesse de juge-
ment, même originalité et même justesse dans la comparaison ; l'un
et l'autre trouvent des mots qui font images et ferment la bouche du
contradicteur le plus obstiné, en lui rendant la riposte particuliè-
rement difficile.
Ce fut, paraît-il, ce beau tableau des Environs de Southampton
qui mit Dupré en relation avec Delacroix; ce dernier fut très frappé
par cette toile de son jeune confrère.
A la même exposition où parut ce tableau, on remarquait aussi un
superbe Pacage limousin du même peintre. Cette dernière œuvre
s'impose tout d'abord par sa maîtrise et sa virtuosité, mais à mesure
qu'on l'étudié, l'admiration ne fait que s'accroître en devenant plus
raisonnée : elle est admirablement composée et c'est la nature toute
seule qui s'est occupée de la composition ; mais avec quelle science,
quel tact, dirai-je volontiers, l'artiste a choisi son motif! Et puis,
3;>. L'ARTISTE
comme les arbres aux silhouettes grandioses s'élancent fièrement
vers le ciel, — un ciel comme en sait faire le maître, — quelle
puissance et quel brjo dans l'exécution des premiers plans ! Et
lorsque le peintre exécutait ces toiles splendides il n'avait que vingt-
quatre ans.
Ce maître robuste et fier était un tendre, un doux, un sympathique;
ajoutez à cela qu'il ne connut jamais et dans aucune mesure ces senti-
ments d'envie et de jalousie dont les âmes des artistes, même les
plus grands, sont trop souvent tourmentées : ce grand peintre était
aussi un brave homme au cœur sincère et chaud. En 1829 il commen-
çait à être connu dans les ateliers; cette notoriété naissante lui attira
un jour la visite d'un pauvre diable de rapin, qui, timidement, lui
apportait une étude dont il était satisfait. Ce rapin, c'était Cabat, et on
peut penser si Dupré apprécia sa peinture qui alors était toute de sin-
cérité; il eut un mouvement charmant, il amena son nouvel ami chez
Mme Hulin, — un de ses Mécènes à 40 francs la toile, — et, ma foi,
il ne sortit qu'après lui avoir emballé deux tableaux de Cabat. Alfred
Sensier qui rapporte le fait ajoute excellemment : « A côté de l'artiste,
il y a l'homme qui fournit un caractère assez rare dans le monde des
artistes, et qui comme tant d'autres ne sait pas ce que c'est que de
s'entourer de précautions et de silence pour faire prévaloir son inté-
rêt et sa production. »
Avec Théodore Rousseau, Jules Dupré Lmontra le même dévoue-
ment, le même oubli de lui-même, et ceci fut d'autant plus remarqua-
ble qu'ils suivaient la même voie artistique. Alors que le talent de
Rousseau était encore contesté par à peu près tout le monde, Dupré
se mit en tête de le faire « comprendre », multipliant les démarches
pour obtenir la réception de ses tableaux, — et c'était si difficile que
ce fut impossible, — lui trouvant des acquéreurs pour ses toiles impi-
toyablement refusées, le recommandant aux critiques, plus infatués
que ceux d'aujourd'hui et admettant difficilement qu'un peintre en
sût plus long qu'eux sur la peinture. Aussi le brave Dupré reçut-il
quelques rebuffades, mais il oubliait vite et recommençait. J'ai
quelque soupçon que Rousseau ne sut pas rendre amitié pour ami-
tié mais passons. Dupré se montra aussi excellent avec Troyon,
ce fut lui qui le forma par ses conseils, ses encouragements.
En 1841 il revint à l'Isle-Adam et s'installa avec Rousseau, au vil-
JULES DUPRÉ 377
lage de Montsault, sur la lisière de la forêt. Peu après son installation
il perdit son père, et sa mère vint le rejoindre ; Rousseau le quitta
bientôt.
Le succès venait peu à peu et avec lui quelques récompenses. Nous
avons vu qu'il obtint une deuxième médaille en iS33 ;il était nommé
chevalier delà Légion d'honneur en 1845, puis il y eut un temps
d'arrêt; en 1867 il obtenait une nouvelle seconde médaille, — récom-
pense dérisoire; — en 1SG9 il devint officier de la Légion d'honneur.
Au moment de la guerre, Jules Dupré se trouvait avec sa famille à
Cayeux, en même temps que Millet, il y resta jusqu'en mars 187 1.
C'est là qu'ont été peintes les quelques marines qui font partie de
l'œuvre de Dupré. Depuis, le maître quitta peu sa chère forêt de l'Isle-
Adam, notons cependant une excursion qu'il fit dans le Gers, à Caste-
ras, vers la même époque (1).
Dupré avait une très verte vieillesse.
Voici ce que raconte M. Claretie : « Sa vie même, c'est son 'atelier,
sa famille, ses chers enfants, sa femme si remarquable et si dévouée,
sa charmante fille qui a épousé M. de Gisors, un architecte dont l'a-
venir est digne du passé de son aïeul. On l'arrache difficilement à ce
cher atelier des bords de l'Oise où il s'enferme avec volupté, faisant
son feu lui-même en hiver, heureux de sa solitude avec ses ébauches,
ses projets, ses tableaux. De grands paysages inachevés, — une
immense toile commandée depuis des années, pour le Luxembourg,
— des études du Limousin ou des bords de l'Oise, sont accrochés
côte à côte avec telle figure de vieille paysanne limousine, peinte
autrefois par Jules Dupré et d'un accent singulièrement fier et puis-
sant. On est ébloui par cette couleur superbe. C'est là, le pinceau à
la main, que Jules Dupré est heureux. Même le dimanche venu, alors
que sa famille qu'il adore est rassemblée, que ses fils sont là, sous les
yeux dévoués de leur mère, Jules Dupré travaille encore une partie
de la journée et descend s'asseoir à la table de famille, encore vêtu de
son costume d'atelier. Il vit peu au dehors, se donnant tout à son art
(1) Pendant la première partie de sa carrière artistique Dupré voyagea beau-
coup, mais toujours en France, sauf l'excursion prolongée qu'il fit en Angle-
terre, puis en Ecosse. Nous le voyons pendant sa jeunesse parcourir le Berry, le
Limousin, les Landes, les départements longeant les Pyrénées, la Picardie, la
forêt de Compiegne, etc. Rousseau l'accompagna dans une partie de ces péré-
grinations.
3/S
L'ARTISTE
qu'il honore et à son intime bonheur qu'il savoure, plus heureux
d'entendre une sonate de Mozart jouée par sa fille, ou d'écouter un
ami, de causer ou de lire, que de se dépenser à travers ce monde où
Buflbn disait que pour quelques minutes de satisfaction on trouvait
des heures de bâillement. »
Il y a quelques mois seulement que j'ai vu Dupré pour la dernière fois,
je le trouvai changé : il me parut avoir beaucoup vieilli ; sa belle tète si
fine avait pris une physionomie inquiète en quelque sorte. Vague-
ment j'eus l'impression que le grand artiste se sentait déjà bien près
de la porte qui s'ouvre sur le grand inconnu. D'ailleurs, toujours aussi
affable, il a peint jusqu'au dernier moment, il a été bon jusqu'à son
dernier souffle.
ÇA suivre)
CAMILLE LEYMARIE.
ZINGARELLE
a petite Zurah. moins liante que sa harpe,
Qui chante le Danube et sou grand miroir bleu,
A, du premier coup d'oeil, pris mon cœur en écharpe,
Mais j'ai dit à l'espoir un éternel adieu.
Elle est folle d'amour pour un maigre Tsigane,
Blondin pâle aux cheveux d'étoupe embroussaillés,
Qui, de ses doigts noueux, poudrés de colophane,
Suspend à son archet les gens émerveillés.
Né sur un tas de paille, oit mûrissait la nèfle,
Vrai fils de la pusta, sous le nom de Schandor,
Nom d'un maître vainqueur, le vaillant roi de trèfle,
Il a su conquérir la chanteuse à voix d'or ;
Chanteuse à voix d'or pur, dont le timbre ensorcelle...
Et la foule s'empresse... on fait cercle autour d'eux,
Et les pièces d'argent pleuvait dans l'escarcelle,
Pour fêter en plein air ce grand orchestre à deux .
Ils ont couru déjà l Espagne et l'Italie,
En oiseaux migrateurs, jour et nuit voyageant
Où les porte le vent de leur chère folie,
Mettant d'accord l'amour, la musique et l'argent.
Par les chemins fleuris de la verte Bohême,
Ils changent de foret, de montagne et de ciel,
Chantant tous les couplets de leur divin poème
Dans un oubli profond du voyage éternel !
1SS9
L ARTISTE — T. Il
ANDRE LEMOYNE.
25
3So L'ARTISTE
CRÉPUSCULE D'AUTOMNE
K|l]ù sont les longs jours, les nuits brèves,
KHI Les souffles tièdes, parfumés,
Tous nos désirs et tous nos rêves
Et nos souvenirs bien-aimés ?
Où sont les lourdes masses vertes
Houleuses sous les deux brûlants
Et les corolles entrouvertes
Et les beaux insectes tremblants ?
Et les vifs jets d'eau dans les vasques
Où les moineaux ébouriffés
Lustraient leurs plumes, sur les masques
Des larges Tritons décoiffés ?
Plus de nids chantant dans les arbres,
Plus d'iris, de rhododendrons,
Plus d'amants cherchant près des marbres
Des rêves de décanterons.
Les marronniers et les platanes
Perdent leur robe de brocart.
— Par ci, par là, quelques soutanes,
Seules, s'attardent à ïécart.
Les maigres rosiers en quenouilles,
Dans les parterres indécis,
N'ont pour chantres que les grenouilles
Qui s'assemblent sur les glacis.
Par les taillis clairs, les vieux faunes,
Noirs de lichen, le ne^ cassé,
Songent devant les feuilles jaunes
Que soulève le vent glacé.
Pris dans leurs gaines jusqu'aux hanches,
Ils regardent venir la nuit,
Sous les larmes vertes des branches
Qui les enveloppent sans bruit.
POESIES 38i
Tout s'assombrit, et tout frissonne,
Et, frileux, dans son ciel trop grand,
Le bon Dieu, tout rêveur, tisonne
Les braises du soleil mourant.
I Versailles.)
LÉONCE BE NE DITE.
SOMMEIL D'ENFANT
ous tes rideaux de mousseline
Calme, tu dors, ô mon enfant!
J'entends un chant de mandoline :
Il s'attriste aux rumeurs du vent.
Calme, tu dors, ô mon enfant !
Un sourire entr'ouvre tes lèvres.
Il s'attriste aux rumeurs du vent
Sur un motif aux fugues mièvres.
Un sourire entr'ouvre tes lèvres
Faisant briller tes yeux mi-clos.
Sur un motif aux fugues mièvres
Le chant se meurt dans des sanglots.
Faisant briller tes yeux mi-clos
Un songe effleurc-t-il ta couche ?
Le chant se meurt dans des sanglots
Ainsi qu'une plainte farouche.
Un songe cffleurc-t-il ta couche ?
Entrevois-tu des Paradis ?
Ainsi qu'une plainte farouche
Les accords se sont enhardis.
3S2
L'ARTISTE
Entrevois-tu des Paradis?
Mon œil sur ton front les devine.
Les accords se sont enhardis,
L'dpre chanson devient divine.
Mon œil sur ton front les devine :
0 mon enfant, quel rêve pur !
L'dpre chanson devient divine
Bercée en un rythme plus sur.
O mon enfant quel rêve pur !
Ton haleine en est parfumée .
Bercée en un rythme plus sûr,
L'âme frémit comme une aimée.
Ton haleine en est parfumée ;
Ta bouche aux baisers vient s'offrir,
V âme frémit comme une aimée;
Le firmament semble s'ouvrir.
Ta bouche aux baisers vient s'offrir.
Ton œil s 'entr 'ouvre et me câline.
Le firmament semble s'ouvrir
Sous tes rideaux de mousseline.
ACHILLE ROUQUET.
CHRONIQUE
es que la conservation des principales
constructions éleve'es pour l'Expo-
sition universelle sur l'emplacement
du Champ-de-Mars a été décidée
par l'Etat, de concert avec la ville de
Paris, et qu'il a été question d'y
transférer l'exposition annuelle de
la Société des artistes français, c'a
été, parmi ces derniers, l'occasion
d'une effervescence et d'une émotion
extraordinaires. Les vastes locaux
de l'Exposition mettaient à la dispo-
sition des artistes des kilomètres de cimaise, — cette cimaise tant enviée
au Salon, et l'éternel objet de si ardentes convoitises, — et pouvaient, sous
ce rapport, donner toutes satisfactions aux exigences des exposants. Cette
combinaison avait rallié, parmi ces derniers, un certain nombre de parti-
sans. Mais le plus grand nombre a énergiquement protesté : reléguer le
Salon au Champ-de-Mars, ont déclaré les artistes, serait la ruine de leur
Société ; le public qui est, lui, essentiellement routinier, a pris, depuis de
longues années, l'habitude d'aller aux Champs-Elysées ; consentirait-il à
les suivre dans ces lointains parages? Ne serait-ce pas, de gaieté de cœur,
compromettre la situation, actuellement très prospère, de l'association ?
Cette dernière, au surplus, qui ne voit pas sans déplaisir les expositions
particulières devenir tous les jours plus nombreuses et, il faut bien en
384 L'ARTISTE
convenir, plus favorablement accueillies du public, craindrait que la
migration projetée ne fût pour elle une sérieuse cause d'affaiblissement.
Ces doléances ont été portées en haut lieu, et l'État a décidé que le
Palais de l'Industrie demeurerait, comme par le passé, affecté au Salon
annuel. Pour combien d'années encore? Voilà ce dont la Société des
artistes français, riche désormais et disposant de capitaux importants,
devrait se préoccuper. Il est certain qu'elle ne sera bien fermement consti-
tuée et sûre d'un avenir durable que le jour où elle n'aura plus à demander
l'hospitalité à l'Etat pour faire ses expositions, où elle possédera un local
à elle et y sera maîtresse absolue.
Dans ses dernières séances, l'Académie des Beaux-Arts a entendu la
lecture des différents rapports sur les envois de Rome.
L'Académie a jugé le concours d'architecture pour la fondation Chau-
desaigues. Le prix (de la valeur de 2,000 fr.) a été décerné à M. Marc
Honoré, élève de M. André. Une première mention a été accordée à
M. Hannotin, élève de M. Geerhart; une deuxième mention, à M. Mais-
trasse, élève de M. Guadet ; une troisième, à M. Charpentier, élève de
M. Ginain ; une quatrième, à M. Tabourdeau, élève de M. Roulin. Le
sujet de ce concours était ainsi formulé : Projet d'un établissement hospi-
talier dans l'Afrique centrale. Cet établissement comprendra un caravan-
sérail et une maison religieuse.
M. le comte Pillet-Will a informé M. Antonin Proust, commissaire
spécial des Beaux-Arts à l'Exposition universelle, qu'il faisait don aux
musées nationaux de deux tableaux de Robert Fleury : Galilée devant le
Saint- Office et Christophe Colomb reçu par Ferdinand et Isabelle la
Catholique à son retour d'Amérique. Ces deux toiles furent acquises en 1846,
par M. le comte Pillet-Will, au prix de 3o,ooo francs.
M. Barthélémy Cabanel vient d'offrir à l'Etat un beau portrait peint par
son frère Alexandre, le regretté professeur à l'École des Beaux-Arts. Ce
portrait, qui représente l'architecte Armand, figurera parmi les collections
du musée du Luxembourg.
Mmc Viardot, qui possède la partition originale du Don Juan de Mozart,
vient d'informer M. Ambroise Thomas, directeur du Conservatoire, et
M. le ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, que, par une
clause de son testament, elle lègue cet inestimable autographe à la biblio-
thèque de notre école de musique. Cette partition autographe a figuré, il y
deux ans, à l'exposition qui fut organisée à l'Opéra, dans la galerie de la
bibliothèque, lorsqu'on célébra à ce théâtre le centenaire du chef-d'œuvre
de Mozart.
CHRONIQUE 3S5
Le musée du Louvre ne possède aucune œuvre du sculpteur Carpeaux.
Cette lacune si regrettable sera, probablement, comblée avant peu.
Mme veuve Carpeaux est demeurée propriétaire de plusieurs modèles
exécutés par le grand artiste, notamment de celui de la fontaine de l'Ob-
servatoire : Les quatre parties du monde soutenant la sphère, et de celui du
Groupe de la danse qui décore la façade de l'Opéra. Ce dernier modèle,
demi-grandeur d'exécution, est particulièrement d'une délicatesse char-
mante. Pressentie par un délégué de l'administration du musée du Louvre,
qui s'est rendu chez elle, suivant un vœu du comité consultatif d'achat,
Mme Carpeaux a consenti à en entrer en tractation pour la vente de ces
deux belles œuvres. Le chiffre de i 7,000 francs a été accordé, d'un commun
accord, après quelques pourparlers. La direction du musée du Louvre s'est
réservée toutefois de ne rendre définitive qu'en janvier prochain, cette
double acquisition.
Le musée du Luxembourg est fermé pour cause de travaux intérieurs.
Ce remaniement annuel est, cette fois, très considérable, et les salles ne
pourront guère être ouvertes au public avant les premiers jours de janvier.
Doivent, en effet, prendre place dans les galeries les tableaux et statues
prêtés pour l'exposition rétrospective, les ouvrages acquis au Salon de 1 888
et qui avaient été réservés en dépôt pour figurer à l'exposition décennale,
les acquisitions du Salon de 1889, et quelques autres peintures attribuées
au musée à des titres divers. Ces ouvrages sont :
PEINTURES
Provenant de l'Exposition rétrospective : Les Foins, de Bastien-Lepage ;
Labourage nivernais, de Rosa Bonheur; Bataille de Solfe'rino, de Meis-
sonier; Portrait de M"" de Calonne, de Ricard; Armures, de Vollon.
Acquisitions du Salon de 1888, non placées encore : Maîtrise d'en/anis,
souvenir d'Italie, de Dawant; Le Rêve, de Détaille ; Avignon en décembre,
de Dufour; Saint Sébastien, d'Henner; Manda Lamétrie, fermière, de
Roll; Le soir à Druillat, de Rapin.
Acquisitions du Salon de 1889 : Crue sur le Loir, de Busson; Etude de
jeune fille, de Chaplin; Déjeuner de carême, de Fouace; La Toussaint,
de Friant; Visite à l'hôpital, de Geoffroy; Une question difficile, de Kuehl;
le Belvédère du Petit-Trianon, de Lansyer; La maison abandonnée, de
Boutet de Monvel; Le Baptême, de Renard; Le pont Valentré à Cahots,
d'Yon.
Attribuées à titres divers : Faucheurs de Julien Dupré, legs de feu
Mme Boucicaut; Portrait de M. Armand, de Cabane], don de M. Barthé-
lémy Cabanel; Chant passionné, d'Alfred Stevens, acquisition de l'État;
Jour d'hiver, de Fritz Thaulon, acquisition de l'Etat; Pêcheur, de Zorn,
386 L'ARTISTE
provenant du Salon de 1888; Galilée et Christophe Colomb, de Robert
Fleury, dons de M. Pillet-Will.
DESSINS
Revenant de l'exposition rétrospective : Barateuse, de Millet (pastel);
Inauguration de l'Opéra, de Détaille; Massacre des Mameluks, de Bida;
Réfectoire de moines grecs, du même.
Acquisition du Salon de 18S9 : La Céramique, de Larsson (aqua-
relle).
SCULPTURES
Revenant de l'exposition rétrospective : Jeanne d'Arc, de Chapu; Tête
de nègre, de Cordier (buste en bronze et marbre); Chanteur florentin, de
Paul Dubois (statue en bronze); Vainqueur au combat de coqs, de Fal-
guière (statue en bronze); Tarcisius, martyr chrétien, du même (statue en
marbre); M§r Darboy, de Guillaume (buste en marbrej ; Ciseleur, de
Maniglier (statue en bronze) ; 'Age d'airain, de Rodin (statue en bronze),
destiné aux jardins.
Provenant du Salon de 1888, non encore placés : Orphée, de Peinte
(groupe en bronze) ; L'Aveugle et le Paralytique, de Turcan (groupe en
marbre).
Acquisitions du Salon de 1889 : La Muse d'André' Chénier, de Puech
(statue en marbrej ; Psyché sous l'empire du mystère, de Mmc Léon Ber-
teaux (statue en marbre).
Attribuées au musée, à titres divers : Un tombeau, de Mercié (marbre);
la Vierge au lys, de Delaplanche (statue en marbre); Abel, de Cariés
(statue en marbre) ; Agar et Ismaël, d'Aizelin (groupe en marbre) ; Im-
provisateur, de Charpentier (statue en bronze) ; Phaéton, de Houssin
(groupe en bronze).
Quelques-uns de ces ouvrages seront placés en échange d'anciens
ouvrages des mêmes auteurs, qui seront retirés du musée.
Sur la façade postérieure du musée, donnant sur le jardin, seront placées
prochainement les statues monumentales de MM. Franceschi et Aimé
Millet, la Peinture et la Sculpture, commandées pour compléter la déco-
ration du bâtiment.
Afin de perpétuer le souvenir des fêtes du Centenaire de 1789 et de
l'Exposition universelle, l'administration des Beaux-Arts vient de com-
mander à M. Roll, un tableau qui doit représente la Fête d'ouverture du
Centenaire célébrée d Versailles dans la galerie des glaces, le 3 mai iSSy.
M. Gervex est chargé de représenter la. Distribution des récompenses de
l'Exposition universelle, au palais de l'Industrie. Le souvenir de l'exposi-
tion des œuvres de Barye, à l'école des Beaux-Arts, sera consacré par une
CHRONIQUE 387
médaille commémorative, représentant sur la face le profil du grand
sculpteur animalier, et sur le revers une de ses oeuvres principales, le
Lion au serpent ; l'exécution de cette médaille est confiée à M. Henri
Patey, prix de Rome. La cérémonie d'inauguration de la nouvelle Sor-
bonne, par le président de la République, au mois d'avril dernier, sera le
sujet d'une autre médaille qui va être gravée par M. Chaplain, de l'Institut.
M. Waltner est chargé de graver le tableau de M. Dagnan-Bouveret, les
Bretonnes au pardon, qui a obtenu la médaille d'honneur au Salon de
cette année.
Le Conseil municipal de Paris vient de désigner M. Philippe Burty,
pour remplacer M. Henri Rochefort, dans la Commission consultative de
la décoration picturale de l'Hôtel de Ville.
Un comité s'est constitué à Versailles, sous la présidence honoraire de
M. Charton, sénateur, pour élever une statue au sculpteur Houdon. ne
dans cette ville. Une souscription est ouverte : le Conseil municipal de
Versailles a voté 10,000 francs pour ce monument. Le comité a adopté un
projet de M. Tony Noël.
M. Mounet-Sully, de la Comédie-Française, sqr la proposition du
ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, vient d'être nommé
chevalier de la Légion d'honneur. A cette occasion, il est intéressant de
constater que M. Mounet-Sullv est le premier comédien qui ait été décoré
en tant que comédien. Avant lui plusieurs acteurs avaient déjà reçu cette
distinction, mais les décrets qui la leur conféraient visaient en eux des
titres tout autres que celui de comédien. C'est ainsi que MM. Got, Delau-
nay, Maubant ont reçu la décoration comme professeurs au Conservatoire ;
M. Faure, le chanteur, pareillement; M. Febvre, comme fondateur et
président de l'hôpital français à Londres ; Mmc Marie Laurent, en qualité
de présidente de l'Orphelinat des Arts. Seul jusqu'à ce jour, parmi les
acteurs décorés, M. Mounet-Sully l'a été à ce titre; il est ainsi qualifié dans
le décret : « Sociétaire de la Comédie-Française; depuis dix-huit ans à la
Comédie-Française ; titres exceptionnels. »
Au nombre des décorations faites par le ministère de l'Intérieur, nous
remarquons la nomination au grade de chevalier, de M. Georges Boyer,
rédacteur du « courrier des théâtres » au Figaro ; « publiciste, services
distingués dans la presse », mentionne le décret.
Sur la proposition du ministre des Affaires étrangères, M. Hugo
388 L'ARTISTE
Salmson, artiste peintre, président du comité national suédois à l'Expo-
sition universelle, membre du jury des récompenses, a été promu au grade
d'officier de la Légion d'honneur. Le même décret nomme chevaliers :
MM. Anders Zorn, artiste peintre suédois; Whistler, artiste peintre anglais;
Mesdag, artiste peintre néerlandais; Sargent, artiste peintre américain;
Meunier, statuaire belge, Jimenez Luis, artiste peintre espagnol; Zacha-
rian, artiste peintre ottoman ; Otlet, membre de la commission de l'expo-
sition internationale de l'art français.
Huit concurrents ont pris part, cette année, au concours du prix d'en-
couragement à la ciselure, fondé, comme on sait, par M. Crozatier. Le
prix a été décerné ex œquo, à M. Girardot (Ernest), pour une statuette en
bronze, Chasseur à la source, et à M. Crépet (Léon), qui a exposé un
buste de femme pris sur acier; chacun de ces deux lauréats touchera une
somme de 25o francs.
La commission a accordé également une mention honorable à M. Man-
genot (Charles), pour une statuette en bronze intitulée Refrain de prin-
temps.
Dans une intéressante collection d'œuvres anciennes, estampes, dessins
et tableaux, qui a été vendue, ces jours derniers, à l'hôtel Drouot, figu-
raient : un pastel de Nattier, représentant Mlle Nattier, la fille aînée du
peintre, en buste, vue de face, coiffure basse avec ruban, les épaules nues,
le corsage garni d'étoffes flottantes bleues et blanches; ce pastel, qui était
orné d'un très beau cadre en bois sculpté, mesurant 54 centimètres en hau-
teur sur 44 en largeur, a été vendu 10,100 fr. ; deux pendants, par
Lawreince, à sujets galants : le Déjeuner en tête à tête et l'Ouvrière en
dentelle, 4,000 fr.; une esquisse de Fragonard, la Fontaine d'amour,
4,o5o fr. ; le portrait d'une jeune femme, par Tournières, 3,700 fr.; une
très belle gouache, signée A. -P. Baudouin, 1,768 fr.; le Jardinier
galant, 5,5oo fr.; un dessin de Borel, Fête de campagne, i,36o fr.; par
François Boucher : une Jeune Fille couchée jouant avec des colombes, aux
crayons de couleur et au pastel, charmant dessin du maître, 2,5oo fr.;
deux compositions ovales faisant pendants, à la plume et au lavis d'aqua-
relle, signées de J.-B. Huet, et datées 1785 : V Amour couronné par les
Grâces et les Grâces essayant les flèches de l'Amour, 2,700 fr.; dans les
estampes : Debucourt,le Menuet de la mariée et la Noce au château, 900 fr.;
du même, YEscalade ou les Adieux, et Heur et Malheur ou la Cruche
cassée, deux pendants en couleur, 1,225 fr. ; de Janinet, Marie-Antoinette
d'Autriche, reine de France et de Navarre, in-folio en couleur, 1,100 fr.;
deux pendants en couleur d'après Lawreince : le Déjeuner en tête à tête et
CHRONIQUE 38g
l'Ouvrière en dentelle, très belles épreuves en couleur avant toutes lettres,
avec marge, des deux compositions vendues dans la même collection, ont
été adjugés i,55o fr.
La collection Tollin, composée d'objets d'art de toute espèce et de
tableaux, vient d'être mise aux enchères à la galerie de la rue de Sèze. Les
faïences ont atteint des prix considérables : une gourde en faïence de
Nîmes, à panse légèrement renflée, décorée sur fond bleu, en bistre jaune
et vert clair, sur la panse, d'un écu d'azur au lion d'or, avec un lion pour
cimier entouré d'une banderole portant la devise : Seigneur, il espère en
toy, de la fin du seizième siècle, vendue 6,600 fr. Une assiette crème de la
même fabrique, au centre, dans un médaillon ovale, un écusson d'armoi-
rie, en forme de losange, partie d'azur au lion d'or et d'azur au chef d'ar-
gent, surmonté de la devise : Seigneur, nous avons spèrc en toy, adju-
gée 3,5o6 fr. Une assiette creuse à larges bords de la fabrique de Gurbio.
Au centre, sur un fond lamé de jaune à reflets métalliques, un buste de
femme de profil à gauche, accompagné de l'inscription : 1544 Francesca
Bclla. Cette assiette, qui avait 24 centimètres de diamètre, a été poussée
à 5,ioo fr. Un vase de pharmacie de forme tronçonique, delà fabrique
d'Urbino, a été vendu 4,100 fr. Un plat rond, à reflets métalliques, avec
fond et rehauts de bleu, de la fabrique de Pesaro, 3,25o fr. Un bassin
rond, à reflets métalliques jaunes mordorés, avec rehauts bleus, de la
fabrique de Malaga, 3, 100 fr. Les tableaux anciens se sont moins bien
vendus. La Présentation au Temple, de Wilhelm de Cologne, qui avait été
payée 14,500 fr. à la vente Beurnonville, en 1881, n'a plus obtenu que
9,400 fr., sur une demande de 10,000 fr. La Construction d'une villa
italienne, par Lucas Signorelli, 4,000 fr., sur une demande de 6,000 fr.
Un triptyque double à volets peints sur les deux faces, attribué à Antonio
de Rincon, a obtenu le prix demandé, soit 6,000 fr. La Vierge et les
Saints, par Lippi, 4,200 fr., sur une demande de 6,000 fr. Parmi les
objets d'art : une coupe montée sur le pied bas, à l'intérieur de laquelle on
voit le jeune Samson déchirant un lion ; au bas, on lit : Sansont et les ini-
tiales de l'émailleur Pierre Raymond ; revers décoré de cartouches compo-
sés de cuirs découpés, ornés de masques de femme; émail de Limoges,
seizième siècle, mesurant onze centimètres en hauteur sur un diamètre de
vingt-huit centimètres, vendue 5, 600 fr. Un groupe en bronze, Hercule
vainqueur de Cerbère, patine brun clair, France, époque Louis XIV : sur
socle de style Louis XIV en marqueterie d'écaillé et corne, garni de
bronzes ciselés et dorés; hauteur du bronze, cinquante centimètres; hau-
teur du socle seize centimètres; payé 4,5oo fr. Trois bas-reliefs en albâtre,
rehaussés de dorure, dont deux rectangulaires représentant Y Adoration des
mages et la Présentation au temple, et l'autre, semi-circulaire, représentant
Dieu le père, Italie, seizième siècle, 4,000 fr. Un retable divisé en trois
compartiments, en bois sculpté, peint et doré ; Flandre, commencement
39o L'ARTISTE
du seizième siècle, 4,200 fr. Un grand cabinet rectangulaire, en bois
d'ébène, fermant à deux vantaux et contenant un tabernacle et quatorze
tiroirs ; ce meuble repose sur une table-support à huit colonnettes et dont
la ceinture contient quatre tiroirs ornés de feuillages grave's, époque
Louis XIII ; 4,5 10 fr.
Une tapisserie à sujet, dans le goût de Van Eyck, représentant Y Adora-
tion des rois mages, Flandre, quinzième siècle, mesurant 3 mètres en hau-
teur sur 3 m. 20 en largeur, a été payée ib,5oo fr. Un panneau rectangu-
laire de tapisserie représentant trois scènes du Nouveau Testament, sépa-
rées par des colonnettes gothiques : le Massacre des Innocents, la Fuite en
Egjyte et le Christ an milieu des docteurs, costumes tissés d'or, premières
années du seizième siècle, Flandre, mesurant 1 mètre en hauteur sur
2 m. 14 en longueur : 8,000 fr. Une suite de trois panneaux rectangulaires
de tapisseries représentant ÏHistoire de Gombault et Mace'e, adjugée
10,800 fr. Une tapisserie genre des Gobelins : le Génie de la guerre vient
troubler le repos d'une famille d'artisans, dix-septième siècle, 5, 000 fr.
Une tapisserie de Flandre, à sujet, dans le goût de Teniers et représentant
la Rentrée des moissonneurs, mesurant 3 m. 40 en hauteur sur 4 m. yS en
largeur, vendue i3,ooo fr. Une suite de tapisseries d'Aubusson composée
de quatre panneaux rectangulaires, mesurant 2 m. 3o en hauteur et en lar-
geur, adjugée 10,700 fr.
Le total de cette vente s'est élevé à la somme de 322,955 francs.
Quelques tableaux ayant appartenu au peintre Edouard Frère, mort il y
quelques années, ont été mis en vente récemment : une toile de Delacroix,
la Fiancée d'Abydos, a été adjugée 1 5,o5o fr. ; c'est la quatrième fois que ce
tableau passait en vente publique, il n'est pas sans intérêt de rappeler les
prix qu'il a atteints successivement : en 1854, 470 fr. ; en i858, 1,270 fr. :
en 1882, il avait été acheté par Frère au prix de i5,ooo fr. Il mesure
5i centimètres sur 44. Un paysage deDiaz, Sous bois, s'est vendu 2,010 fr.;'
une petite étude de Corot, Effet de soleil couchant, 3.o5o fr.
Dans une vente récente, qui a eu lieu à l'Hôtel Drouot et contenait plu-
sieurs toiles de Corot, un petit tableau, le Matin, sur une demande de
8.000 francs, a été vendu 10.100 francs; Femme à une fontaine, demande
4.000 francs, vendu 5.65o francs; Vue d'Italie, demande 6.000 francs,
adjugé 5.900 francs; Jeune femme au repos, 5. 000 francs; Paysage au
soleil couchant, demande 2.000 francs, payé 4.000 francs. Parmi les
autres tableaux, signalons : la Famille malheureuse, par Tassaert,
2.o5o francs; le Vieux pêcheur, par Vollon, 1.750 francs, sur une
demande de 1.000 francs.
Aux obèques de Jules Dupré, qui ont eu lieu à l'Isle-Adam au milieu
d'une grande affluence d'amis et d'admirateurs du maître qui laisse de si
CHRONIQUE 3<)i
sympathiques et unanimes regrets, M. Gustave Larroumet, directeur des
Beaux-Arts, chargé de représenter le gouvernement, a pris la parole pour
saluer le grand artiste qui vient de s'éteindre. En termes excellents, M. Lar-
roumet a précisé la place que Jules Dupré a tenue dans ce siècle, la magni-
fique impulsion qu'il a donnée à l'art contemporain, et le rang que la
postérité lui assignera à côté des plus grands peintres de la nature, Claude
Lorrain, Ruysdaël et Hobbema. « Il faudrait, a-t-il dit, remonter de deux
cents ans en arrière pour trouver, dans l'universelle patrie artistique, des
maîtres dont l'initiative ait été égale à la sienne. » De même que ces maî-
tres, il avait demande à la seule contemplation de la nature, à son émotion
personnelle en face des spectacles grandioses qu'il a si héroïquement inter-
prétés, l'inspiration et cette mystérieuse influence qu'elle exerce sur les
véritables artistes, en dehors de toute tradition et de toute école. « Il nous
faisait éprouver l'émotion qu'il avait ressentie lui-même, car il prétendait
mettre toute son âme dans chacune de ses toiles, disant avec raison que
la nature n'existe que par rapport à l'homme et que l'art c'est la traduction,
par celui qui voit et pense, des choses aveugles et inconscientes. » Tel est,
exactement formulé, l'art de Jules Dupré ou, comme on dit à présent, son
tempérament artistique. M. Larroumet a, en terminant, défini avec non
moins d'exactitude son caractère : « Jamais un sacrifice au goût du jour,
au désir du succès, à l'amour du gain. L'artiste se doublait, dans cette
nature, d'un honnête homme délicat et fier. »
Sait-on que ce maître incomparable n'avait jamais obtenu au Salon de
récompense supérieure à une deuxième médaille ? Cela, du reste, se rapporte
bien aux dernières paroles citées plus haut. Quelle récompense, au sur-
plus, eût été digne de lui? Le jury de l'Exposition universelle lui avait
bien décerné une médaille d'honneur; mais, quand on songe à l'œuvre
génial de Jules Dupré, comment nepas être frappé de l'inanité puérile des
récompenses officielles?
La veille de la mort du grand artiste, on remettait au ministre des Beaux-
Arts, la liste des propositions pour la Légion d'honneur : en tète de cette
liste figurait la promotion au grade de commandeur, de Jules Dupré. Cette
initiative est tout l'éloge du jury des Beaux-Arts.
Le sculpteur François Etcheto, né à Madrid de parents français, vient de
succomber, à peine âgé de trente-six ans. Ses œuvres se distinguent par
des qualités de vie, d'originalité et de verve. Les plus remarquées parmi
celles qu'il a exposées au Salon annuel, sont un Diogène. la lanterne et le
bâton à la main, à la recherche d'un homme, et le François Villon, en
bronze, qui orne le square Monge.
Voici le répertoire qui sera représenté sur la scène du théâtre de Monte-
3g2 L'ARTISTE
Carlo, pendant la saison lyrique de 1890, sous la direction de M. A. Gan-
drey :
Samedi 4 et mardi 7 janvier, Faust, Mmcs Caron, Degrandi; MM. Ver-
gnet, Bouhy.
Samedi 11 et mardi 14 janvier, la Statue, Mmc Caron; MM. Vcrgnet,
Bouhy, Cordier.
Samedi 18 et mardi 21 janvier, le Voyage en Chine, Mlle Levasseur;
MM. Mouliérat, Isnardon.
Samedi 25 et mardi 28 janvier, le Domino noir, Mlle Levasseur;
MM. Mouliérat, Isnardon.
Samedi Ier et mardi 4 février, la Fille du régiment, M"e Levasseur;
MM. Isnardon, Mouliérat, Gourdon.
Samedi 8 et mardi 1 1 février, le Médecin malgré lui, Mllc Deschamps;
MM. Mouliérat, Isnardon.
Samedi i5 et jeudi 20 février, Hamlet, Mmes Melba, Deschamps;
M. Dereims.
Samedi 22 et mardi 25 février, Roméo et Juliette, Mmes Melba, Degrandi ;
M. Dereims.
Samedi icr et mardi 4 mars, le Nouveau Seigneur, les Noces de Jeannette,
M"e Paulin ; M. Soulacroix; M"c Levasseur, M. Soulacroix.
Samedi S et mardi 11 mars, Zampa, M"0 Levasseur; MM. Soulacroix,
Waimpo.
Samedi 14 et mardi 18 mars, Joli Gilles, M"8 Paulin ; MM. Soulacroix,
Isnardon.
Samedi 22 et mardi 25 mars, la Fête au village voisin, M"e Levasseur;
MM. Soulacroix, Isnardon.
Samedi 29 et lundi 3i mars, le Pilote (œuvre inédite), M"es Levasseur,
Paulin; MM. Soulacroix, Isnardon.
Chacune des représentations comportera des divertissements donnés
par le corps de ballet. Ce programme des plus séduisants, cette interpré-
tation des plus remarquables et toute de premier ordre assurent, pour cet
hiver, à la colonie étrangère, qui vient demander au littoral méditerranéen
les bienfaits de son merveilleux climat, des distractions artistiques, dignes
des grandes capitales de l'Europe.
LES LIVRES
Henri Regnault (1843-1871), par Gustave Larroumet; Paris, Quantin.
n présidant, cette année, la distribution
des prix aux élèves du lycée Henri IV,
M. Gustave Larroumet s'est très heu-
reusement souvenu que le peintre
Henri Regnault avait fait ses études
classiques dans cet établissement, et il
a pris, pour sujet de son allocution,
cette époque de la vie du grand artiste
et sa fin héroïque sur le champ de
bataille. Parler à des jeunes gens de
l'un de leurs plus glorieux devanciers,
déjà illustre à vingt-huit ans, leur ra-
conter ce qu'il fut à leur âge lorsqu'il s'asseyait sur ces mêmes bancs, leur
dire comment il est tombé au champ d'honneur, en combattant pour la
patrie, tout cela exprimé en un langage d'une rare élévation, ne pouvait
manquer de passionner leur imagination pleine des grands souvenirs de
l'antiquité et d'y éveiller l'écho des plus nobles sentiments.
La faveur très marquée qui a unanimement accueilli ce discours (1),
a déterminé l'auteur à le publier, en y joignant un ensemble de documents
fort intéressants sur diverses circonstances de la vie de Regnault, lesquels
(i( De9 fragments importants du remarquable discours de M. Larroumet ont
été insérés ici, au lendemain de la cérémonie, sous ce titre : La jeunesse d'Henri
Regnault, V. l'Artiste d'août dernier (1S89, II, 112).
394
L'ARTISTE
émanent de ses maîtres et de ses camarades de collège. Les admirateurs du
peintre sauront gré de cette publication à l'auteur, parce que, — même
après les divers ouvrages qui ont pour objet l'étude de la vie et de l'œuvre
de Regnault, — ce discours, abstraction faite de l'attrait littéraire, nous
renseigne sur les années de jeunesse, sur l'éveil des précieuses facultés qui
devaient plus tard faire de Regnault le grand artiste dont les amis de l'art
français regretteront toujours la fin prématurée.
Deux documents graphiques accompagnent ces pages : c'est d'abord un
beau dessin fait par M. Joseph Blanc, ancien camarade de Regnault à la
villa Médicis, d'après le moulage du visage qui fut fait lorsque le cadavre
fut rapporté de Buzenval. C'est ensuite la reproduction en fac-similé d'un
portrait, le dernier sans doute qui ait été fait de son vivant, de Regnault en
uniforme militaire, par M. Bida. Ainsi, on le voit, tout, dans le livre publié
par M. Larroumet, provient d'un commun sentiment d'affection et de tou-
chante sympathie pour la mémoire du grand peintre, tout concourt à en
faire un pieux hommage rendu à sa gloire : c'est avoir bien mérité de l'art
et de la patrie.
Le Directeur-Gérant : Jean Alboize.
LE MANS. — IMPRIMERIE EDMOND MONNOYER
DRAME LYRIQUE ET DRAME MUSICAL
ous vivons à une épo-
que étrange : des
esprits inquiets sont
occupés sans cesse
à tout remettre en
question , pour le
plaisir, parce que
c'est le goût du jour,
parce que le moder-
nisme le veut. Dans
l'art, c'est une fu-
reur, bien que le pu-
blic, sans montrer à
ce mouvement une
bien grande résistance, ne manifeste aucun désir de changement tout
changement répugnant à son humeur routinière; et l'on en vient à se
demander si ce goût invétéré du public pour la routine n'est pas un
des facteurs essentiels de la civilisation, en voyant de quel pas elle
1SS9 — l'artiste — T. Il
26
L'ARTISTE
marcherait sous le fouet des e'nergumènes qui la poussent, sans ce
frein modérateur que nous maudissons souvent.
Pour ne parler que de la musique, il n'y en aurait déjà plus; ceci
n'est pas une plaisanterie. Après avoir voulu affranchir le drame
lyrique des entraves dont gémissaient tous les esprits clairvoyants, on
a déclaré toute autre musique que celle du drame lyrique moderne,
indigne de l'attention des gens intelligents ; puis on a disloqué la
musique, supprimant complètement le chant au profit de la déclama-
tion pure, ne laissant de vraiment musicale que la partie instrumentale,
développée à l'excès; alors on a ôté à celle-ci toute pondération, tout
équilibre, on Ta peu à peu rendue informe et réduite en bouillie
insaississable et fluide, destinée seulement à produire des sensations,
des impressions sur le système nerveux; et maintenant on vient nous
dire qu'il n'en faut plus du tout.
Je ne sais si vous lisez les articles de M. de Récy dans la Reinie
bleue. Ils sont fort bien faits. J'ai quelque embarras à parler de mon
estimable confrère, parce que sa critique m'est généralement favo-
rable ; mais c'est bien l'esprit le plus indépendant qui existe, et s'il trou-
vait ma musique mauvaise, tout le bien que je pourrais dire de lui ne
l'empêcherait pas d'en convenir. A un talent littéraire sérieux il joint
la qualité assez rare de connaître la musique à fond, et un remarquable
esprit d'analyse qui lui est particulier. Il analyse peut-être trop
quelquefois, ce qui le rend par moments difficile à l'excès ; ses sévé-
rités, qui frisent parfois l'injustice, viennent de là, non d'un parti
pris ou d'un jugement hâtif et superficiel. Il n'est jamais banal, n'obéit
à aucun mot d'ordre, ne fait partie d'aucune coterie, et ses opinions
sont bien à lui. Il est allé à Bayreuth, comme tout le monde, et a dit
sur ce qui s'y passe des choses originales et sensées, ce qui n'est plus
comme tout le monde et devait déplaire à beaucoup de gens ; mais de
cela il ne se soucie guères. Malheureusement, comme il sait très
bien l'allemand, il a lu par là de mauvais livres et il n'a pu échapper
entièrement à leur contagion.
Voici le plat qu'il nous a rapporté :
« De toutes les formes musicales, l'opéra est la plus transitoire, au
point qu'on se demande à la lecture comment faisaient les anciennes
partitions pour se comporter dramatiquement à la scène. Que
subsiste-t-il aujourd'hui du répertoire de Lulli, de Haendel, de
DRAME LYRIQUE ET'DRAME MUSICAL
Gluck : Que restera-t-il demain de Rossini, de Meyerbeer ? Seul,
Mozart aura survécu, il est le seul qui tienne encore debout sur les
planches; mais son école ? Où sont les Spontini, les Paër, les Méhul ?
Une reprise ici et là : une ouverture, un finale qu'on exécute dans les
concerts, et puis rien que des noms qui surnagent pour servira la
discussion; rien que des conceptions esthétiques. .. Autre chose est
la musique instrumentale ou purement vocale : Bach et Palestrina
défient les siècles; mais les opéras de Haendel et de Scarlatti, essayez
donc d'y aller voir ! »
Cela est traduit d'un M. Riehl, dans un livre publié à Stuttgard.
Et loin de s'inscrire en faux, M. de Récy, après nous avoir pré-
senté ce monstre de sophisme, lui ajoute une queue; in caudà vehe-
ii uni :
« La logique dans l'opéra ! Commencez par lui donner ce que sa
nature lui refuse, ce fonds de vérité relative indispensable à L'illusion
artistique. Dans la [tragédie ou le drame, à côté de la part du convenu,
j'aperçois la part du réel ; mais l'opéra n'est qu'un perpétuel défi à
ma raison Quand j'ai là, devant moi, sur la scène, des êtres
humains qui agissent et qui parlent, venir les faire chanter par sur-
croît, c'est vouloir m'empècher de les prendre au sérieux. Et ne me
répétez pas que, pour un héros de tragédie, chanter ou parler en
vers est également bizarre; car le vers est la forme ailée du langage;
il est fait des mots de la langue courante, tandis que la parole
chantée n'est pas, que je sache, un moyen naturel d'exprimer sa
pensée. »
Aussi naturel qu'un autre, mon cher confrère ; et je vous le prou-
verai. Mais il me faut prendre d'abord le taureau parles cornes, et
commencer par le commencement. Ce ne sera peut-être pas très
amusant; j'en demande pardon d'avance au lecteur.
Donc, l'opéra est une forme transitoire, les opéras ne font que
paraître et disparaître. Mais il en est ainsi de toutes les manifesta-
tions de l'art dramatique. Les bibliothèques sont pleines de tragédies,
de comédies, de drames qui ont vécu dramatiquement et n'existent
plus que pour la lecture. Où jouerait-on Corneille, Racine et Molière,
sans le Théâtre-Français et l'Odéon qui sont forcés de les jouer?
quel théâtre pourrait jouer Shakespeare en entier et tel qu'il est
écrit: On s'imagine difficilement comme les anciennes partitions se
L'ARTISTE
comportaient à la scène ; on s'imagine plus difficilement encore com-
ment s'y comportait le Prométhée d'Eschyle.
Oui, la forme dramatique brille un moment pour rentrer ensuite
dans une ombre éternelle, dans l'ombre des bibliothèques à laquelle
sont condamnées dès leur naissance les autres formes littéraires, et
quand la musique entre dans cette forme, elle subit nécessairement le
même sort. Mais si son éclat ne dure qu'un instant, quel instant glo-
rieux! Quelle autre forme d'art peut se vanter d'agir avec cette puis-
sance, de passionner à ce point la foule: Elle passe ; mais tout passe
en ce monde. La jeune fille s'épanouit en fleur de beauté : elle se
marie, la maternité alourdit sa taille et flétrit son teint, la voilà pour
toute sa vie une mère de famille. Dira-t-on qu'elle a eu tort d'être
belle ? La fourmi prend un jour des ailes et s'envole dans un rayon
de soleil : cette ivresse ne dure que quelques heures. Un compositeur
illustre a écrit sur ce sujet une mélodie, dans laquelle il nous apprend
que la bestiole arrache elle-même ses ailes « avec ses pattes de
devant », les études entomologiques de mon célèbre confrère lui
ayant sans doute révélé que les pattes de derrière étaient impropres à
cet usage; et pattes de devant, de derrière et du milieu lui suffiront
désormais jusqu'à la fin de ses jours de fourmi. Dira-t-on qu'elle a eu
tort d'avoir des ailes ?
C'est encore une bonne plaisanterie, de prétendre que Palestrina
et Sébastien Bach défient les siècles ; cela est bon à dire au peuple,
comme le dit Lucrèce Borgia au duc de Ferrare. La vérité, pour
Palestrina, c'est que personne ne sait comment s'exécutait sa musique
et ne pourrait dire au juste ce qu'elle signifie; aucune indication de
mouvement ou d'expression ne guide les chanteurs et toute tradition
est depuis longtemps perdue ; ses œuvres, du plus haut intérêt, admi-
rables sujets d'étude, sont des fossiles, que l'on restaure comme on
peut pour leur donner une apparence de vie. Il a été de mode pen-
dant longtemps de chanter la musique de Palestrina et de son école
le plus lentement et le plus piano possible ; et comme un chœur
suffisamment nombreux et bien exercé, soutenant ainsi des sons
murmurants sur des accords harmonieux, est une chose des plus
agréables à entendre, le bon public se pâmait. « Palestrina ! quel
génie ! » Oui, mais si Palestrina s'était trouvé là, il aurait peut-être
demandé naïvement de qui était ce joli morceau qu'on exécutait.
DRAME LYRIQUE ET DRAME MUSICAL
Depuis, réfléchissant combien il était peu vraisemblable qu'on eût,
pendant tout le seizième siècle, retenu sa respiration, on a mis des
nuances dans cette musique, on a varié les mouvements ; Richard
Wagner a ainsi restauré le Stabat Mater de Palestrina, avec
toute l'intelligence qu'on peut supposer. Mais c'est de la pure fan-
taisie.
Sébastien Bach est plus près de nous : on s'y retrouve mieux, c'est
une civilisation qui touche à la nôtre. Sur les cent cinquante can-
tates d'église qu'il a écrites, combien en exécute-t-on, même en Alle-
magne ? Beaucoup sont devenues matériellement inexécutables, du
moins sans adaptation, l'auteur y ayant employé des instruments qui
n'existent plus; les voix y sont admirablement traitées, mais d'une
façon qui s'éloigne étrangement de nos habitudes modernes ; il est
telle de ces cantates dont l'exécution offrirait des énigmes presque
impossibles à résoudre, et l'on ne comprend guères comment elles
ont pu être résolues dans un temps où les instruments, mal cons-
truits, ne pouvaient avoir ni la justesse, ni l'égalité des sons sans
lesquelles cette musique hérissée de difficultés ne semblerait pas
devoir être supportable. Une faible partie de l'œuvre de Sébastien
Bach, ce colosse de la musique, est accessible au public; le reste ne
subsiste que pour la lecture.
Et pourtant ce ne sont pas là des oeuvres de théâtre !
Venons maintenant à ce reproche spécieux, fait au drame lyrique,
d'être un défi à la raison, qui pourrait bien aller jusqu'à admettre le
vers, mais se refuserait à pousser la complaisance jusqu'à pactiser
avec le chant. On pourrait répondre par la question préalable : aucun
art ne peut tenir devant les exigences de la raison pure, pas plus les
vers que le chant, pas plus le chant que la peinture qui représente le
mouvement par l'immobilité. La réfutation, prise ainsi, serait trop
facile ! Tout art existe en vertu d'une convention et n'existe que par
elle; que dis-je ? le langage lui-même. Que signifient pour la grande
majorité de mes lecteurs les caractères et les sons de la langue chi-
noise, de la langue indoue? rien, absolument rien. Pour obéir à la
raison pure, il faudrait supprimer toute langue et toute littérature, s'en
tenir au geste et à l'onomatopée.
N'allons pas si loin ; ne poussons rien à l'absurde, il n'est pas néces-
saire. Le vers est la forme ailée du langage, soit. Le vers est mieux
400
L'ARTISTE
encore, il est la forme pure, la forme cristallisée du langage dont la
prose est l'état amorphe. M. Théodore de Banville a démontré com-
ment le vers était contenu dans la prose, comment le poète ne faisait
autre chose que de l'en dégager.
Le chant est exactement dans le même cas; il est impossible,
entendez-vous bien, impossible de parler sans chanter, non seulement
en vers, mais en prose. Dès que vous élevez la voix, dès qu'un senti-
ment un peu vif vous surexcite, vous déclamez, et sans vous en douter
vous improvisez un récitatif, entremêlé de fragments de mélodie.
Ainsi que dans la prose on rencontre à chaque instant des vers fortuits
et inconscients, de même dans toute parole une oreille suffisamment
délicate et exercée découvre à tout moment des séries de sons musi-
caux que l'on pourrait noter. Des professeurs de déclamation défen-
dent à leur élèves de chanter les vers : je les défie bien de faire autre-
ment, à moins de dire toutes les syllabes sur la même note, comme on
lit l'Évangile en chaire: encore est-ce une manière de chant.
Ce chant rudimentaire est l'origine de la partie vocale du drame
lyrique. Quant à l'orchestre, il est autour de nous, en nous-même,
dans les mille bruits qui nous entourent, dans les battements de notre
cœur :
La musique est dans tout, un hymne sort du monde!
Cette musique vague, vocale et instrumentale, le musicien l'amène
à la forme musicale achevée, comme le poète extrait les vers de la
prose. Le chant est donc aussi bien que le vers une façon naturelle
d'exprimer sa pensée; l'union de la musique et de la poésie, quand
elle est complète, constitue la forme lyrique parfaite, et Richard
Wagner a eu tout à fait raison de dire que le drame lyrique était
l'expression suprême du drame.
Cela est si vrai, que le drame lyrique, même incomplet, même
détourné de son but, déformé, avili de toutes les manières, a toujours
été depuis qu'il existe, de toutes les formes d'art, la plus attractive.
Aussi M. de Récy, qui peut bien se laisser éblouir un instant par les
prestidigitateurs d'outre Rhin, mais qui se reprend vite, n'hésite-t-il
pas à en convenir. « Cet art faux », dit-il, « est un art nécessaire; nous
« pouvons en médire, mais non pas nous en passer.... Rien de plus
DRAME LYRIQUE ET DRAME MUSICAL
« légitime, et moi-même j'y prends un extrême plaisir. Alors à quoi
« bon tant disserter : »
C'est parler d'or ; et un art nécessaire, dont on ne saurait se passer,
auquel les esprits sérieux trouvent un plaisir extrême, ne saurait être
plus faux qu'un autre, ou bien alors tous les autres sont également faux.
Pourquoi donc le battre en brèche ?
Parce que, ainsi que nous le disions en commençant, on veut tout
remettre en question; et aussi parce que le mysticisme, un mysticisme
violent, nouveau et inattendu, s'est introduit dans la place.
Ceci mérite une étude à part.
Les incompris de l'art, ceux qui, sous prétexte que le beau est
parfois difficilement accessible, s'imaginent que l'inaccessible est
nécessairement beau, ont coutume de se retrancher dans leur foi
artistique, cette foi dont nul artiste digne de ce nom ne saurait se
passer. Les artistes sérieux en parlent rarement, par la raison qui
empêche les princes de parler de leur noblesse et les millionnaires
de leur fortune; mais on en parle beaucoup dans les cénacles où l'on
disserte à perte de vue sur l'art et l'esthétique. Il est arrivé qu'à force
de disserter sur ces matières, on a fini par être dupe des mots et
assimiler la foi artistique à la foi religieuse, qui est une chose fort
différente.
La foi religieuse ne connaît que l'aflirmative; si elle consent à
discuter, c'est pour pulvériser son adversaire, et il ne peut en être
autrement. De brillants écrivains, pour qui j'ai autant de respect que
d'admiration, s'efforcent d'introduire dans nos mœurs une foi tolé-
rante, un esprit à la fois scientifique et religieux. Quand je lis leurs
admirables articles, leurs variations étincelantes sur ce sujet, je ne
puis, malgré tout mon respect, éloigner de mon imagination les
images irrévérencieuses du civet sans lièvre, du mariage de la carpe
et du lapin. Ces grands esprits ne veulent voir que la surface de la
question et négligent volontairement le fond, qu'ils connaissent mieux
que personne ; on est pourtant bien forcé d'y venir un jour ou l'autre.
Une religion n'est une religion que par sa prétention à enseigner la
vérité absolue, dont le dépôt lui a été confié par une révélation surna-
turelle. On ne transige pas avec la vérité absolue. Aussi la foi engen-
dre-t-elle logiquement l'intolérance, le fanatisme et en dernier ressort
le mysticisme, qui est le renoncement à tout ce qui n'est pas la vérité
402
L'ARTISTE
révélée. On ne veut pas qu'il en soit ainsi, et l'on s'en prend à la
logique : « Rien n'est plus faux, » dit-on couramment, comme on
disait il y a cinquante ans : « Rien n'est méprisable comme un fait. »
Ce sont là des modes, comme les chapeaux.
Si nous analysons la foi artistique, nous nous trouvons en pré-
sence d'un ordre d'idées tout différent. La foi artistique ne se réclame
d'aucune révélation surnaturelle ; elle ne saurait prétendre à l'affir-
mation de vérités absolues. Elle n'est qu'une conviction, formée en
partie des études de l'artiste, en partie de sa façon instinctive de
comprendre l'art, qui constitue sa personnalité et qu'il doit pré-
cieusement respecter. Elle a le droit de persuader et de conquérir les
âmes, non de les violenter.
Or, c'est précisément le contraire que nous voyons. La foi artistique
s'est faite dogmatique et autoritaire; elle lance des anathèmes, elle
condamne les croyances antérieures comme des erreurs, ou les admet
comme une préparation à son avènement, comme un Ancien Testa-
ment précurseur de la Loi nouvelle; et comme la logique, qu'on le
veuille ou non, ne perd jamais ses droits, l'intolérance, le fanatisme
et le mysticisme sont accourus à la suite. Notre temps, d'ailleurs,
n'est pas rebelle au mysticisme dans l'art, par un phénomène de
constraste qui n'est pas sans exemple. Sous la Terreur, on se plaisait
à représenter sur la scène d'innocentes bucoliques; de même, à notre
époque scientifique et utilitaire, on voit éclore, dans la littérature et
dans l'art sous toutes ses formes, le goût du mystérieux et de l'in-
compréhensible. Se peut-il rien voir de plus étrange que l'énorme
succès du théâtre annamite de l'Exposition, qui aurait fait, a-t-on
dit, pour plus de 3oo,ooo francs de recettes? On n'entendait que des
cris de bête égorgée, des miaulements ressemblant tellement à ceux
des chats, qu'on se demandait avec inquiétude, après les avoir enten-
dus, si les chats n'ont pas un langage; quant à la partie instrumen-
tale, prenez une poulie mal graissée, votre batterie de cuisine, un
chien empoisonné et battez un tapis sur le tout, vous en aurez à peu
près l'idée.
Mais il était impossible d'y rien comprendre. Les ouvreuses, en
femmes intelligentes, vous distribuaient des programmes quelcon-
ques, sans rapport avec ce qui se passait sur la scène, qui achevaient
de vous égarer; aussi quel plaisir !
DRAME LYRIQUE ET DRAME MUSICAL 4o3
Savez-vous bien que ce succès jette un jour singulier sur celui du
théâtre de Bayrcuth : On sait que la majorité du public y est com-
posée de gens venus de tous les points du globe, ignorant la langue
allemande et ne sachant pas une note de musique; ils ne cherchent
pas même à comprendre, et viennent là pour se faire hypnotiser. Est-
ce bien là ce que l'auteur avait rêvé ?
Laissons ces naïfs, et occupons-nous des adeptes, des purs, Ceux-ci
sont de vrais fanatiques. L'œuvre du Maître ne saurait être discutée;
on l'écoute en silence, comme la parole de Dieu tombant du haut de
la chaire. Si d'interminables longueurs engendrent un terrible ennui,
on ne s'en préoccupe pas plus que de celui qu'exhale le chant mono-
tone des Psaumes, à l'office des Vêpres; si l'on ne peut comprendre
certains passages d'une obscurité vraiment impénétrable, on humilie
sa raison devant la parole divine, et des commentateurs s'exercent sur
ces mystères comme on l'a fait sur ceux de la Bible; si certaines sau-
vageries musicales déchirent l'oreille, on endure patiemment ces
beautés cruelles, on reçoit avec joie les souffrances que le Maître
nous inflige pour le bien de notre âme. On subit avec reconnaissance
les fatigues d'un long pèlerinage
Renoncement, humilité, abandon de la volonté et de la raison,
amour de la souffrance, c'est tout le mysticisme. Les mystiques chré-
tiens espéraient une compensation dans l'autre vie; nos néo-mysti-
ques pensent-ils revivre dans un paradis esthétique, où ils pourront
adorer le Très-Saint-Drame-Musical en esprit et en vérité? Ce n'est
pas impossible; rien n'est impossible.
Mais le mysticisme, source des voluptés ineffables, en si grand
honneur au moyen âge, a été jugé; on sait où il mène : à l'étiole-
ment, au nihilisme, au néant. La logique a encore fait des siennes.
On nous a fait le tableau du Drame Musical (les mots « Drame
Lyrique » ne répondent plus aux idées actuelles) tel qu'il devrait être
pour atteindre à sa perfection. Un sujet essentiellement svmbolique;
pas d'action : les personnages devant être des idées personnifiées, non
des êtres vivants et agissants. Et de déduction en déduction, on est
arrivé à conclure que le drame idéal est une chimère irréalisable et
qu'il ne faut plus écrire pour le théâtre !
Avec de pareilles exagérations, on finirait par faire regretter l'ancien
opéra italien. C'était bien pauvre et bien plat, mais c'était au moins
404
L'ARTISTE
un cadre, sculpté et doré avec plus ou moins de goût, dans lequel
apparaissaient de temps à autre de merveilleux chanteurs formés à
une admirable école. Cela valait, en tous cas, beaucoup mieux que
rien. A défaut d'ambroisie, plutôt manger son pain sec que de se
laisser mourir de faim
C. SAINT-SAINS
ESSAIS SUR L'HISTOIRE
PEINTURE FRANÇAISE
NOTES ET FRAGMENTS!
VI
LE XVIe SIECLE AU LOUVRE. — ECOLES PROVINCIALES
uand on étudie au Louvre, les origines
de la peinture française, dans cette
courte halte de notre grande galerie
consacrée à nos premiers maîtres
antérieurs au xvnc siècle, on est tout
d'abord attristé par la cruelle indi-
gence en ce point de notre musée
national, et par les lacunes immenses
qu'il laisse trop voir, pour une
période que l'on sait aujourd'hui
avoir été si riche. On y voudrait
trouver quelque tableau des Puys d'Amiens ou quelque œuvre
d'Enguerrand Charanton, ou de Nicolas Froment ou de tel autre
(i) V. L'Artiste d'avril, juin, juillet, août et novembre (1889, I, 247, 3q5; II,
11, 94).
4o6 L'ARTISTE
autre peintre du « Roi de Sicile ». Telle qu'est cette salle si pauvre,
on v rencontre pourtant des points de repère essentiels, de ces pein-
tures du xive et du xve siècle, dites de l'école de Bourgogne, et où se
reconnaît certaine influence italienne de Simone Memmi et autres
florentins primitifs, mêmes expressions sincères et naïves, avec toute-
fois moins de préoccupations ardentes de la nature que chez les Flo-
rentins de la même époque.
Il faut de là sauter à .1. Fouquet, lequel, je l'ai dit, se ressent si
évidemment de la double influence, éternelle désormais, dans le courant
français : la flamande et l'italienne; celle des miniaturistes italiens de
son temps. Léonard ne l'aurait pas renié parmi les siens et eût pu
honorer son intensité de recherche et d'expression dans ses deux por-
traits d'Etienne Chevalier et de Charles VII. Son coloris riche et
profond est un mélange des Flamands contemporains de Van Eyck et
des écoles italiennes du nord ; et l'on peut admirer autant que les
Fouquet, le portrait, du même temps ou peu postérieur, de Guillaume
de Montmorency.
L'influence flamande s'en va prédominant avec les Clouet. Les
portraits qui sont là sous ce nom, avec leur légèreté de pinceau, leur
exquise délicatesse de chairs, et leur dessin plein de finesse, ont la
suavité de ton de cette école qui nous arrive de Bruxelles par le vieux
Jean Clouet, et où se transfusent aussitôt la distinction et l'élégance
qu'ils puisent dans le goût de la cour de France.
François Clouet (le Janetde Marot), Corneille de Lyon ou du moins
le joli maître auquel on attribue les ravissants petits cadres à fond
vert ou bleuâtre, tous les peintres crayonneurs de la cour des Valois,
sont des artistes d'une qualité adorable, parfois coloristes d'une fraî-
cheur charmante, toujours grands portraitistes, jusques dans les
crayons des derniers Du Monstier, par l'observation des visages et
leur ensemble d'expression ; mais les détails surtout du costume char-
ment les peintres et les amusent-, ils excellent aux broderies et arabes-
ques d'or qui dessinent les contours des pourpoints et manteaux, et
aux merveilleux bijoux et colliers émaillés qui entourent le col ou
couvrent la poitrine des princesses. — Oui, nos peintres d'alors, dans
le meilleur de leur art, sont avant tout des portraitistes, cédant,
je le veux bien, le pas à Holbein, mais fort capables de rivaliser, en
leurs bons jours, avec Antonello, avec Mabuse, avec Cranack, avec
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 407
Barthel Bcham. Voyez là le François Ier, de grandeur naturelle, à
mi-corps, en costume blanc, noir et or, infiniment précieux pour le
délié et le bon goût des ornements et rinceaux de broderie. Il a pour
le moins autant de caractère que les bons portraits italiens de ce
temps. Le dessin des mains en est large et grand, et la portraiture de
la tête en est d'une sincérité parfaite dans l'exagération non trichée
des traits, la petitesse des yeux, la longueur du nez; le peintre traduit
son modèle, son teint, son masque entier, et non sans grand aspect,
avant de songer à l'arranger comme fera le Titien : celui-ci certes est
un plus grand maître; celui-là n'est point de taille ordinaire.
Puis vient le Jugement dernier de Jean Cousin ; ce fut un homme
heureux que ce Jean Cousin. Grâce à un tableau de dimension moyenne,
assez bien arrangé, dans le groupement facile de ses figurines sans
nombre, mais auquel sont supérieurs mille ouvrages en n'importequel
pays d'art, son nom a eu l'honneur d'ouvrir durant trois siècles l'his-
toire de la peinture française. Et avec cela il n'est peintre plus difficile
à caractériser quand on n'a sous les yeux que ce Jugement dernier.
Faut-il s'en prendre à des repeints postérieurs qui auraient épaissi
la peinture du maître ? Il est certain qu'on ne saurait par cette œuvre
seule se faire une idée nette ni de son dessin, qui d'ailleurs semble
tout de pratique, ni de son coloris; on voit seulement qu'il est grand
docteur en anatomie, car les infinies variétés d'attitudes de ses innom-
brables personnages ne lui coûtent rien. Il est l'homme de ce seul
tableau, si l'on excepte cette Eva prima Pandora restée là-bas à Sens
et dont la place serait bien au Louvre pour nous mieux expliquer son
auteur. Il n'est pas artiste de cour; il n'est point des pensionnés du
roi, ni de la cohorte de Fontainebleau ; car, si l'on trouve une seule
fois un Jean Cousin mentionné comme « imager » dans les comptes
des bâtiments (en i54o-5o), je ne pense pas qu'il s'agisse du nôtre.
Lui, à vrai dire, est un peintre provincial travaillant beaucoup à Paris.
Il a dans la main, comme ceux de son temps, tous les arts du dessin :
il est peintre, il est sculpteur, il est verrier, il est graveur; l'impor-
tance de ses verrières dans les églises parisiennes a surtout contribué
grandement à sa renommée, en un temps où tous les artistes de
quelque valeur sont groupés là bas à Fontainebleau, loin de Paris,
absorbés par la direction immédiate des Italiens ; et ce Français étonne,
travaillant librement hors du courant des gagistes du roi. Ce n'est pas
4oS L'ARTISTE
qu'il soit indépendant de la manière italienne à laquelle nul ne se
soustrait. Il s'y rattache par son goût de dessin qui est exacte-
ment fidèle à la mode de son temps et plutôt au Rosso qu'au Prima-
tice.
Je veux bien croire que ses œuvres, aujourd'hui perdues pour nous,
ont été très abondantes. Les plus sûrs témoignages de sa manière
nous sont venus par ses eaux-fortes, qui ne nous donnent la mesure
que d'un maître sans grand caractère particulier de forme ni d'expres-
sion, si ce n'est celui d'une certaine vigueur un peu âpre, sèche et
nerveuse. J'imagine, entre nous, que la meilleure inspiration de sa
longue vie qui remplit près d'un siècle, fut la publication de son livre
de Pourtraicture, par lequel il popularisa son nom dans les ateliers
des siècles à venir, en faisant preuve d'une connaissance parfaite des
proportions du corps humain et de la manière d'en exprimer les
raccourcis par des procédés géométriques. Il en a gardé la réputation
du premier peintre français qui s'avisât d'écrire sur son art, et soyez
sûrs que cela ne l'a point desservi auprès de Félibien, son confrère en
telle littérature et qui s'est si fort échauffé sur son chapitre.
Cependant commençaient à se débrouiller, eux aussi, et à se déga-
ger de leurs maîtres italiens, sans rompre toutefois avec leurs tradi-
tions, au milieu des grands travaux qui les éparpillaient entre le
Louvre, les Tuileries, Fontainebleau, Saint-Germain et les églises et
hôtels de Paris, un certain nombre de peintres vraiment français, qui
remplirent la période de Catherine]de Médicis à Henri IV: Toussaint
Du Breuil, le vrai continuateur abondant et souple de la manière du
Primatice et de Niccolo; Ant. Caron, compositeur ingénieux des
tapisseries delà Reine mère; Guillaume Dumée, auquel je restituerai,
sur le témoignage d'un dessin signé de lui et que je possède, le tableau
de Chariclée subissant l'épreuve du feu, que le catalogue Villot
attribue, au Louvre, à Ambr. Dubois ; Jac. Bunel, bienvenu du roi
Henri et dont le maître tableau de l'Assomption de la Vierge, peint
pour l'église des Feuillants Saint-Honoré, et donné en i8o3 au musée
de Bordeaux, montre dans la tournure de ses apôtres un goût assez
grandiose ; et Roger de Rogery, et Gabr. Honnet, et le peintre-archi-
tecte Du Perac, et enfin Martin Fréminet dont on voit au Louvre un
Mercure ordonnant à Enée d'abandonner Didon. Je n'entends point
faire d'ailleurs un éloge exagéré de ce groupe de décorateurs en qui
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 409
se termine un mouvement d'art singulier, dans lequel le maniérisme
et le contournement des formes débordent par trop le précieux prin-
cipe de la grâce française. Leur coloris, rude et froid, voire un peu
sauvage, sans liant ni recherche, se ressentirait plutôt du Rosso que
du Niccolo. Pour ces fresquistes ou élèves de fresquistes, le coloris
est le cadet de leurs soucis; mais la liberté de leur composition est
extrême, leur imagination toujours prête à pondre, et pourvu qu'il
conserve en tout l'élégance à la mode, ou l'exubérance qui passe pour
génie, leur dessin n'est jamais à court. Parmi eux se maintenaient,
il est vrai, ces Flamands favorisés dont j'ai parlé : les Ambr. Dubois
les De Hoè'y, les Porbus; mais enfin les Français semblaient désormais
occuper de haute lutte la tète de leur propre école. Henri III nom-
mait du Breuil son peintre ordinaire et Fréminet devenait bien en
titre, après la mort de Pierre Du Monstier, Premier-Peintre de
Henri IV. Ce roi lui donnait même à décorer, dans cette « manière
fière et terrible », comme dit Felibien, que Fréminet avait apprise à
Rome en se pénétrant des Prophètes et des Sibylles de la chapelle
Sixtine, la chapelle du château de Fontainebleau, — dernière grande
manifestation de la peinture, suprême effort de la seconde Renaissance
franco-italienne dans ce palais des Valois, qui avait vu, près de cent ans
auparavant, s'ouvrir parle Florentin Rosso la fameuse école de Fon-
tainebleau et qui la voyait clore par le Parisien Fréminet, mais fidèle
et soumise jusqu'au bout à la même influence dominatrice et tour-
mentée du tout puissant Michel-Ange. Il faut lire dans le journal
d'Héroard, les premières leçons que le petit Dauphin prend avec Fré-
minet, de ce joli jeu du dessin que le roi Louis XIII reprendra plus
tard avec Simon Vouet.
Quand Fréminetmouruten i6ic),ceSimon Vouet, pensionné depuis
cinq ans sur la recommandation de la Reine mère, aurait déjà pu
revenir de Rome, et Poussin cherchait les moyens de gagner l'Italie.
C'est assez dire qu'un nouvel âge de la peinture s'apprêtait pour la
France.
Viendrait peut-être ici en la place qui lui appartient une esquisse
de l'histoire de nos écoles provinciales, en caractérisant en quelques
mots chacune d'elles selon leur génie local. — J'ai déjà indiqué plus
4,o L'ARTISTE
haut, à propos des suivants du Memmi et autour du roi René, ce
qu'il s'était aggloméré d'artistes dans le Comtat et la Provence depuis le
xiu° jusqu'au xviic siècle; — ce qu'il en courait autour de Dijon, dans
la Bourgogne et dans le Bourbonnais; — ce que les d'Amboise en
employaient à Gaillon et à Alby; — ce qu'était l'école de Tours avec
les Fouquet, Bourdichon et Poyet. — Il n'est province, depuis lors,
qui n'ait continué à se fournir, par les peintres de son cru, les œuvres
d'art nécessaires à la décoration de ses monuments sacrés et profanes,
et les portraits que réclame la légitime vanité de ses familles illustres ;
qui n'ait trouvé dans ses principales villes, sièges de gouvernements
ou de parlements, le groupe d'habiles gens suffisamment armés pour
traduire dans de tels ouvrages le tempérament d'art de leur région
natale. En ce sens, Paris qui, en l'absence de ses rois, si longtemps
retenus dans les châteaux des bords de la Loire, ou à Fontainebleau,
ou à Saint-Germain, n'est qu'une tête de province un peu plus favorisée
qu'une autre, n'est pas plus riche en peintres ou enlumineurs que
Rouen, ou Lyon, ou Dijon, ou Troyes, ou Toulouse, ou la Lorraine ;
et pour ne parler que de la Provence, et du Comtat, d'Aix et d'Avi-
gnon, à l'heure où s'ouvre le xvue siècle, ces deux villes n'ont quasi
rien à envier, comme abondance d'œuvres et d'ouvriers d'art, à la
capitale même de la France. — Lisez, pour Avignon, les Notes de
M. Achard [Archives de V art français, T . IV, p. 1 85- 187) fournissant la
liste des quarante artistes avignonais travaillant au xvne etxvme siècles,
et faisant suite à celle recueillie par le même savant archiviste poul-
ie xive, xve et xvie siècles et que nous avons déjà transcrite plus haut.
— Celle-là, s'il m'en souvient, se clôt, ou à peu près, par le nom de
Simon de Chàlons en Champagne, dont le musée d'Avignon montre
des tableaux signés et datés de 1 545 à i565. Simon n'était pas le
premier qui, depuis le roi René, fût venu du Nord dans le Comtat,
mais il y apporte un très singulier mélange d'aspirations à la correc-
tion de formes et de draperies italiennes, un certain artdecomposition,
sec et froid de coloration, de la bonhomie champenoise qui reste
malgré elle un peu paysanne, tout en cherchant la légèreté et la
manière savante, quelque chose, en moins dégourdi, de cet air mi-
flamand mi-florentin des prédécesseurs italianisés d'Ambr. Dubois.
Très Français toutefois, Français du Nord, et qui étonne l'œil dans un
musée du Midi, ce Simon, par ses italianismes, me fait songer, par
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 411
avance, au J. Boucher de Bourges, près duquel iront plus tard
étudier d'autres Champenois, et qui datait volontiers ses dessins de
Rome. Aurait-il point, lui aussi, passé par là? — Hàtons-nous de
dire que la ville parlementaire n'était guère moins foisonnante en
peintres que la cité papale.
Deux siècles après les peintres du Roi de Sicile, cent ans après le
peintre du tableau des premiers parlementaires de Provence qui se
voit encore aujourd'hui dans l'église du Saint-Esprit, venait, en ren-
trant sans doute d'Italie, vers [610, se fixer quelques années à Aix, et
de là rayonner dans les villes diverses de la Provence, un peintre né à
Bruges en Belgique, imitateur assez brutal du Caravagc, avec un fonds
traditionnel gardé des vieux maîtres flamands, portraitiste vigoureux,
et duquel Peyresc son protecteur écrivait à Rubens qu'il peignait
avec de bonnes couleurs. C'était Louis Finson, ou Finsonius, dont on
connaît dans la cathédrale d'Aix l' Incrédulité de saint Thomas; dans
L'église Saint-Jean la Résurrection dû Christ; au pavillon Lanfant la
Salutation angêlique; dans Saint-Trophime d'Arles la grande toile à
puissant effet de la Lapidation de saint Etienne et une Adoration des
Mages ; à la Costa, une Descente de croix; et venu on ne sait d'où, à
Paris, dans l'église Saint-Nicolas-des-Champs, sous le faux nom de
Lenain, une Présentation au temple, où se voit comme dans la Lapi-
dation de saint Etienne le portrait de l'artiste lui-même; et la répé-
tition du même tableau de la Présentation signée et datée de 1 6 1 5 ,
dans la chapelle du lycée de Poitiers; le musée de Marseille pos-
sède aujourd'hui les portraits, peints mutue'lement, de Finsonius
par son ami et compatriote Martin, de Martin par Finsonins ; et ce
Finson dont les portraitures passaient plus tard en Provence, au
dire même de Mariette, pour « aller de pair avec celles de Van
Dyck », avait représenté les plus nobles figures de son temps, réu-
nies à Aix. Peyresc, son patron, il le peignit à diverses reprises (et le
Peyresc du musée de Versailles doit être de son pinceau); Malherbe,
Duvair, P. Hurault de l'Hôpital, J. B. Boyer d'Eguilles, et tous les
parlementaires de Provence ; enfin le chef-d'œuvre de l'artiste, le
portrait de sa mère, que nous avons pu acquérir à la vente du peintre
Clérian. Il se noya, dit-on, dans la Rhône, à Arles, en 1 ô 3 2 , mais
il avait laissé à Aix, un élève habile, du nom de F. Mimault, dont
on trouve un Baptême du Christ, daté de iG55, dans l'église de la
1S89 — L'ARTISTE — T. II 27
4i2 L'ARTISTE
Madeleine ; et Laurent Fauchier, l'admirable portraitiste, à qui
Puget confia l'instruction de son propre fils et dont la mort est
racontée dans les lettres de M"IC de Sevigné de laquelle il peignit la
fille, avait appris son art en imitant comme modèle, dans sa jeunesse,
les ouvrages de Finsonius.
Vers i638, un autre Belge, celui-ci natif de Bruxelles, Jean Daret,
s'arrêtait dans la même ville d'Aix, et, trente années durant, en rem-
plissait toutes les églises et chapelles de confréries d'une multitude
d'agréables, douces, dévotes et harmonieuses peintures, empruntées
au goût du Guerchin et du Guide ; mais de plus il y exécutait, pour
l'hôtel Chasteau-Renard et pour un appartement galant consacré par
le duc deMercœur à la belle du Canet, des décorations d'une élégance,
d'une invention et d'une grâce de pinceau fort admirées alors par
Romanelli et par le Roi lui-même, et qui certainement pouvaient aller
de pair avec ce que les Bolonais et Vouet et ses élèves pratiquaient
de plus brillant à la même époque, soit dans les palais d'Italie soit
dans nos hôtels de la place Royale (i).
Cette suavité tranquille du pinceau et de l'expression se continue
dans l'école provençale par les tableaux, très répandus dans le Comtat
et à Aix, de Reynaud le Vieux, de Nimes, dont on trouve le nom
parmi ceux des copistes habiles, Mignard, Chaperon, etc., que le Pous-
sin est chargé par Chantelou de surveiller à Rome, et qui a laissé à
Saint-Louis-des-Français un des meilleurs tableaux qui décorent là-
bas notre église nationale; — et cette douceur de ton, et cet agrément
de composition, toujours et avant tout italiens, grâce au courant du
voisinage, bien que, un moment interrompues par les colorations
violentes de Nie. Pinson de Valence, le Pinson du musée d'Aix et de
la chapelle Saint-Louis dans Saint-Louis des Français, — et de Fau-
dran, — et du grand Puget et de son fils imitateurs des Génois (V. le
Sauveur du monde et la Vierge de P. Puget, exposés à Marseille
en 1861), — et par les toiles abondantes et noires de Michel Serre,
plein de la verve un peu brutale des Espagnols, — se perpétueront
quand même à la suite de Nie. Mignard, par S. Barras, par Pierre
(i) A la vente Paulin Talabot (14 novembre 1 S Sy ) , a été adjugé au prix de
i;53o francs, un grand plafond de Jean Daret, représentant Diane et Calisto, il
provenait d'un hôtel d'Aix. « transformé depuis en monastère, et les religieuses
avaient fait peindre des draperies pour recouvrir les corps des nymphes ».
I SSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 4i3
et Ignace Parrocel, par les Yanloo, Jean- Baptiste et Carie, par
Ph. Sauvan et par Dandré-Bardon.
Ajouterai-je que la grande faveur dont jouirent de bonne heure les
paysages italiens et les marines méditerranéennes de Joseph Vernet
développe dans ses compatriotes du Comtat et des côtes provençales
un groupe très habile de paysagistes et de mariniers, les Lacroix, les
Henri, les David de Marseille, etc., groupe qui vient finir par Cons-
tantin, dernier pasticheur de J. Vernet et de Salvator Rosa, et qui
lut lui-même le premier maître de Granet et de M. de Forbin.
La nomenclature et la filiation des écoles provinciales présentent
des ramifications infinies, et pour en tracer un tableau suffisamment
pondéré, il faudrait dépouiller à l'aise toutes les archives de nos
grandes villes. Ce travail a bien été quelque peu débrouillé par les
historiens des deux derniers siècles et surtout par les érudits spéciaux
du nôtre. J'ai pu citer, pour ma part, à propos de Jean Boucher de
Bourges, le maître de P. Mignard, la série de noms d'artistes que le
baron de Girardot avait recueillis dans les comptes des dépenses de
la ville de Bourges dépouillés par lui depuis i486 jusqu'en 1792, et
qu'avaient complétée les recherches de M. H. Boyer. Et à l'occasion
de J. Mosnier. l'un des peintres favoris de Marie de Médicis. j'ai
reproduit la page de l'Histoire de Blois de J. Bernier, où, en dehors
de Jacob Bunel, de Tibergeau et de J. Mosnier, sont groupés ces inté-
ressants peintres en émail Christophe Morlière, Robert Yauquer,
Isaac Grisblin et J. Macé le marqueteur « peintre en bois », qui for-
mèrent à Blois une petite école spéciale si intéressante.
Pour jalonner l'histoire de la peinture française, rien n'est plus
utile que ces séries de tableaux traditionnels, consacrés à des œuvres
votives dans les principaux centres d'art de notre école nationale.
Nous avons déjà parlé des tableaux du Puy, d'Amiens et d'Abbeville;
nous parlerons plus tard des mays de Notre-Dame de Paris. — A
Toulouse, à Narbonne, à Lyon, à Paris encore, c'étaient des
suites de portraitures d'échevins , de capitouls , ou de consuls
destinées aux Hôtels de Mlle. M. Roschach, conservateur des
archives communales, a pu nous dresser la liste des artistes, enlu-
mineurs et peintres, qui, de i3Ô2 à 1788, ont exécuté les portraits
des capitouls de Toulouse, et la représentation des événements mémo-
rables de chaque année, soit sur les murailles de la chapelle capitu-
4 14 L'ARTISTE
laire, soit sur le fameux Livre blanc, consacré aux annales de la ville.
Je transcris, d'après Les doit'e Livres de Vhistoire de 1 \>ulou$e (1887),
cette précieuse liste qui fournit, à elle seule, le cadre complet de la
peinture toulousaine :
P. Dal Vilar (r362); Jehan Noguier (i388-Q2, 1403-0? ; Jehan
Aymes 1420); Guiraut Salas (1439-40); Antoine de Logny (i4?o ;
Daniel de Saint-Valéry (146?); Colin de Trysia ,140? ; Guillem
Viguier, dit Papillon (1469, 1487, 1498' ; Laurent Robyn (147?, 1488,
1489, 1497, i5o3); Liénard de la Chièse (4498); Pierre Gony,
Frison (i5o3); Jehan Merle (i5i3); Mathurin Cochin ( 1 5 1 7 ) ; Antoine
Ferret (i?2o, 1 53 1) ; Jehan Peyre Mashuquet (i522); Jacques Be-
telha (1 52 3) ; Charles Pingault ( 1 5 3 5 ) ; Servais Cornouaille (i??7,
mai i5Ô2, 1564); Bernard Nalot(i54o); Guillaume Garnier (1 541) ;
Jehan Faguelin, dit le Page (i55o, i556-6o); François Michard (i55o);
Martin Le Guoys ( 1 553); Jean Gibert, ditCupido (1577-8?); Arnaud
Arnaud (1584-87); Jacques Bolvène (i588-i6o3); Jacques Cler-
jac (1599); Guillaume Desambec et Jeham Camp (1601); Charles
Galery (1601, ibo5); Pierre Pujol, d'Alby (i6o3); Bernard Léves-
que (1606); Pol van der Schoolen et Jean Sneegans (1607) ; David
Varin du Jardin (1608, 1609); Jean Chalette (161 1-4?); Hilaire
Pader(ib43, i66o-6i-63); Denis Parrant, Colombe du Lis (1644);
Antoine Durand (1645-47-48, i658-63, 1670-73); Jean Floutou(i6b4);
Jean-Pierre Rivais (1674-84); Antoine Panât (1689-90); André
Lèbre(r 69 1-93); Jean Michel (1694- 1702); Antoine Rivais (1703- 1734);
Guillaume Cammas ( 1 736-55) ; Pierre Rivais (1756-78); Lambert
François Thérèse Cammas (1779-80); Labcyrie (1782-88).
M. Roschach avait déjà donné, avant le volume d'où j'extrais cette
liste, une étude spéciale sur Jean Chalette, où il avait rassemblé les
documents épars sur ce tant remarquable peintre et miniaturiste, l'un
des plus dignes de gloire entre nos artistes provinciaux, et qui était
venu de Troyes à Toulouse, y apportant une vigueur et une franchise
de pinceau que rappellent singulièrement les Lenain, instruits, l'on
dirait, à la même école, et quasiment du même pays. J'ai essayé
moi-même de faire apprécier ce grand portraitiste, si fin en ses
miniatures du Livre blanc, dans l'appendice qui complète mon
tome IVe des Peintres provinciaux, et où je profitai de l'occasion de
cet étrange Hilaire Pader, tellement singulier par sa peinture mais
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE |.i5
surtoutpar ses livres, pour passer en revue les Tournier, les Fredeau,
les dynasties des Troy et des Rivais, et Gamelin et M. Roques le
maître de M. Ingres, c'est-à-dire les plus gros noms de l'école tou-
lousaine, brutalement influencée, malgré elle et de siècle en siècle,
par les violences de lumière et d'ombre du soleil espagnol.
Il est bien un autre artiste languedocien que je voudrais ajouter à
cette liste. Ce n'est point un peintre, à proprement parler; ce fut un
dessinateur. Tous les peintres sont dessinateurs; tous les dessinateurs
ne sont pas peintres. Est-ce une raison cependant pour que ces der-
niers n'obtiennent place dans aucune histoire de la peinture; et s'ils
ne sont introduits là, où leur biographie trouve-t-elle sa case? Ce
sont des artistes, après tout, et souvent fort grands, supérieurs même,
par la pensée et la main, à beaucoup de manieurs de pinceaux.
Notre siècle à nous en a connu plusieurs de cette espèce, et de la
taille des plus hauts : Gavarni, Daumier, Charlet, RalTet et Bida, ce
dernier né dans les mêmes parages que le rustre bizarre qui m'arrête
un moment ici. De même, au xvir' siècle, Callot, Abr. Bosse, Saint-
Igny, Isr. Silvestre, Seb. Leclerc, B. Picart, Chauveau et Berain
et Gillot, qui font assez jolie figure dans le cadre de l'art français.
Il faut dire pourtant que celui dont je parle fut vraiment un être à
part.
Chaque école n'a-t-elle pas ses artistes errants ? Ils sont de leur
province, ils sont de Paris, ils sont de l'étranger, ils sont du pays où
les appelle leur tempérament : tel a été le fécond et hardi dessinateur
Raymond de La Fage. Ses contemporains ne le comparaient à rien
moins qu'à Michel-Ange et au Carrache ; pour moi, aujourd'hui, c'est
un Gustave Doré; même abondance et prhnesaut d'invention ; imagi-
nation exubérante et jamais prise au dépourvu, génie un peu gascon,
si vous voulez, par son audace et sa vantardise inconsciente, mais
visant vraiment au grand selon le diapason de son siècle, et étonnant
ses alentours par la furie de son improvisation et je ne sais quelle
science innée, qui lutte avec une vigueur, une sûreté de plume, une
ampleur de formes, et une verve sans égales, contre les sujets les
plus héroïques de la Bible et de l'histoire. Oui, La Fage fut un
Gustave Doré, et il obtint de son époque la même admiration que
celui-ci de la nôtre. Il n'a pas couvert de peinture autant de milliers
de toises que Doré, bien que La Fage se soit, dit-on, exercé à quelques
4iG L'ARTISTE
grisailles; mais ces milliers de toises peintes ne comptent pas dans
l'œuvre de Doré, non plus que leurs essais de coloriage dans l'œuvre
de tous ces dessinateurs renommés que j'ai cités plus haut, et dont
pas un. j'imagine, n'a pu échapper, en ses heures de loisir, à la tenta-
tion du pinceau. Mais les dessinateurs, eux aussi, ont leur palette de
lavis et de sanguine, et elle est la même que celle des peintres, alors
que ceux-ci s'exercent aux croquis et aux études qui doivent préparer
leurs tableaux, et il n'est point, pour les uns comme pour les autres,
de maniement différent de la plume ou des crayons, selon le goût
préféré par leur tempérament ou par la mode de leur temps ; et pour-
quoi — dût-elle sembler hors place et démesurée, — ne pas tracer ici
l'esquisse sommaire des procédés du dessin usités par nos grands
maîtres au cours des deux siècles derniers ?
Pour ne pas sortir de notre école française, nous voyons Simon
Youet habituer ses nombreux élèves, pour les études premières de
leurs toiles, au beau noir gras et coulant de la pierre d'Italie, avec
rehauts de blanc, dont il a appris l'usage à Rome.
Le Poussin ne connaît guère que sa plume avec son lavis de
bistre; c'est le procédé des vigoureux et des simples, le procédé
naturel des peintres d'histoire, celui qui se prête à l'effet, libre, so-
lide et immédiat, à l'expression franche et preste de l'invention de
l'artiste. — Le Sueur aime pour ses compositions, la mine de plomb
et ses doux tons argentins; il a retenu de l'atelier de Youet la pierre
d'Italie pour l'étude de ses figures partielles. — Le doux et moelleux
crayon avait plu au xvme siècle, ou plutôt les trois crayons avec leur
coquet et frais mélange, et plus particulièrement encore la sanguine
familière à Watteau et à Bouchardon, aux sculpteurs comme aux
peintres.
Le Brun, pour faire face à l'abondance de ses imaginations, a besoin
du crayon noir qu'il a, lui aussi, rapporté de Rome, et dontMignard
a gardé, comme lui, l'usage, laissant la sanguine à Séb. Bour-
don et à J. Blanchard. — Mais dès que nous entrons dans le
xvnr" siècle, le maniement de la sanguine devient d'une pratique
presque exclusive, par l'invasion des coloristes, les Delafosse et les
Coypel, et Gillot, surtout Watteau avec son goût pour les trois
crayons, et Portail, et Pater et Lancret, et Vanloo et Lépicié, et Bou-
chardon avec tous ses sculpteurs, et Hubert Robert et Fragonard en
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 417
leurs paysages d'Italie, tandis qu'en ses paysages français Oudry a
conservé la pierre noire. — Grcuze et Frago, pour leurs compo-
sitions familières, se sont fait un procède1 de pinceau trempé d'encre
de Chine, où la plume n'a que peu d'emploi. — David cherche ses
groupes et ses figures isolées, avec la mine de plomb d'abord, plus
tard avec le crayon noir; il n'use guère de la plume et du lavis
d'encre que pour quelques dessins donnant l'ensemble de ses grandes
créations. Mais le crayon noir il le transmettra à Girodet et à maint
autre de ses élèves, et c'est avec cet instrument que l'élève d'un autre
atelier, M. Heim, a exécuté ces séries si curieuses de petits portraits
que possède aujourd'hui le Louvre. — Nous n'avons guère pourtant
le droit de condamner ce crayon noir si dur et si brutal, puisque
déjà Prud'hon l'a pris en affection dans presque tous ses dessins; Mais
il saura en assouplir merveilleusement la crudité violente par le
modelé de ses retraits de blanc; il emprunte à ce noir certains
moyens de force et d'ampleur pour le caractère de ses dessins, je ne
sais quelle profondeur d'impression mystérieuse, que vient aviver la
grâce caressante de ses blancs. Il y a certes quelque chose du senti-
ment des ressources puissantes offertes par cette matière pour
l'expression de la grandeur, dans l'application qu'a faite de ce même
cravon noir J.-Fr. Millet à ses dessins.
M. Ingres choisit, tout d'abord et de préférence, pour ses délicieux
petits portraits de jeunesse, la mine de plomb qu'il manie avec
tant de finesse et de souplesse; dans les figures étudiées pour ses
tableaux, il usera de la pierre d'Italie; quant au dur crayon noir qu'il
a vu manier jadis dans l'atelier de son maître vénéré, il semble en
avoir oublié l'usage par delà les monts, et l'a laissé aux doigts de
Girodet, de Gérard et de Guérin. Avec Géricault, le jour où il quitte
sa ferme plume, la mine de plomb redevient l'instrument plus léger.
plus coulant et familier de nos dessinateurs coloristes et ils n'y renon-
ceront guère plus.
Pour en revenir aux recherches historiques sur nos écoles provin-
ciales, depuis quarante ans, le branle est donné. Que n'ont pas trouvé
M. de la Fons-Melicocq sur les Artistes du nord de la France et du
midi de la Belgique, aux xi\'', xve et xvie siècles, et M. A. Durieux sur
les Artistes cambresiens? et M. Ch. Gérard sur les Artistes de
l'Alsace pendant le moyen dge? et M. Ch. Ginoux sur les Artistes
4iS L'ARTISTE
de Toulon? Et M. E. Parrocel sur ceux de Marseille? Et MM. A..
Salmon et Ch. de Grandmaison sur ceux de Tours ? Et M. Ch. Ma-
rionneau sur ceux de Nantes et de Bordeaux? Et M. Ch. Braquehaye
sur ceux employés au château de Cadillac ? Et M. Th. Lhuillicr sur
ceux de Meaux ? Et M. H. Stein sur les peintres et sculpteurs de la
ville de Grenoble ? Et M. l'abbé Dehaisnes sur les anciens artistes
de la Flandre et de l'Artois ? Et M. P. Marmottan sur les peintres de
Saint-Omer ?
Nous, si heureux autrefois de butiner quelques noms et quelques
notes sur les peintres lyonnais, dans le précieux petit livre de J. de
Bombourg, et dans les Lyonnais dignes de mémoire par l'abbé
Pernetti, que ne devons-nous pas à M. Natalis Rondot, pour ce
gigantesque labeur qui lui a permis de recueillir, dans les archives
du département du Rhône et dans celles de la ville de Lyon, la liste
fabuleuse des 5,400 maîtres ou ouvriers ayant travaillé à Lyon depuis
le xiv" jusqu'au xvme siècle, et dont il a, pour les seuls peintres, com7
mimique 084 extraits à la réunion des sociétés de Beaux-Arts des
départements en 1887? « Sur ces 5,400, maîtres, dit-il, q8o étaient
peintres ou enlumineurs, 918 étaient peintres, savoir : 36 au xive siè-
cle, 127 au xv°, 482 au xvr% 188 au xvn% 85 au xviii8. 62 étaient enlu-
mineurs, savoir : i3 au xive siècle, 27 au xv% 9 au xvi% i3 au xvne; —
94 peintres (dix sur cent) étaient certainement étrangers; 49 étaient
flamands, 23 italiens, 12 allemands, 10 espagnols, hollandais, écos-
sais, suédois; un certain nombre de peintres étaient, en même temps,
soit verriers, soit sculpteurs, soit graveurs. 47 étaient peintres et
verriers, 41 peintres et tailleurs d'histoires ou graveurs, 02 peintres et
tailleurs d'images ou sculpteurs. » Et l'introduction que M. N. Ron-
dot a donnée à sa liste de peintres est une histoire fort complète et
définitive de l'histoire de l'école lyonnaise, car il en classe à merveille
les groupes et les caractères principaux, les portraitistes autour de
Corneille de la Haye, les dessinateurs de sujets de sainteté ou d'his-
toire pour les graveurs de librairie, autour du Petit-Bernard et de
Perrissin, et ainsi, à travers les très savants décorateurs officiels des
fêtes et de l'Hôtel de Ville, Horace Le Blanc, G. Pantho, Th. Blan-
chet, Paul Mignard et les autres, jusqu'aux derniers Lyonnaisillustres,
postérieurs aux Stella, — Boissieu, Flandrin, Chenavard et Meis-
sonier,
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 419
S'il s'agissait de Troyes, nous n'avions pour arrondir notre butin,
d'autre bréviaire que les livres de Grosley; mais que n'y ont pas
ajoute les recherches de M. Alb. Babeau sur Dominique del Barbiere,
le Florentin, et François Gentil, et sur tous ces Troycns qui travail-
laient avec Domenico tantôt dans leur ville tantôt à Fontainebleau;
les peintres : Jacques Cochin, l'ancêtre de la lignée fameuse des dessi-
nateurs et graveurs, Charles Colin, Nicolas Cordonnier, Nicolas
Hallain, Nicolas Blampignon, Colin, François et Jean Pothier;
les imagers : Jacques, François, Antoine et Hubert Julyot ? — Et
surtout et avant lui, que ne nous donnait pas M. Natalis Rondot,
fouillant les archives de la ville de Troyes et du département de
l'Aube, pour y recueillir comme il faisait pour Lvon, la trace de plus
de trois mille maîtres et ouvriers ayant travaille à Troyes depuis le
xivd jusqu'au xvu° siècle, et dans cette foule d'artistes, 5oo peintres,
180 verriers, 35 enlumineurs.
La Lorraine est une terre où germe un art très particulier, fantai-
siste, gai et généreux, élégant, fin et bizarre, nourri de lait de chèvre;
il suffit de nommer Callot, Bellange et de Ruet, les Henriet et les
Silvestre et les Leclerc, et nous avons vu dans notre siècle s'y repro-
duire, sous le nom d'école de Metz, un groupe de même nature indé-
pendante, autour du grand pastelliste Maréchal : de Lemud, Penguilly
L'Haridon, Devilly, etc. L'étude de l'école lorraine nous séduisit de
bonne heure, et voilà quarante ans que nous en essayâmes l'un des
chapitres, avec la collaboration de Montaiglon, sous l'étiquette de
Claude de Ruet. — La petite cour de Nancy, gracieuse, coquette,
galante, festoyante, guerroyante et chevaleresque, une cour à carrou-
sels, et autour de laquelle spadassins, comédiens et bohémiens abon-
dent, a toujours été plus riche en dessinateurs d'imagination capri-
cieuse et vive et en graveurs à la pointe leste et fière et preste,
traduisant les faits et gestes de leurs ducs et de leurs duchesses, qu'en
peintres majestueux et de parade. Leur province a fourni à l'art
universel trois noms mémorables : le sculpteur Ligier Richier, Jacques
Callot et Claude Gellée ; mais même ceux-là ne sont pas de ceux
qu'on peut appeler des classiques ni 'des académiques. Dans la pre-
mière moitié du xvne siècle, un Lorrain obtint cependant, comme
peintre d'histoire, un assez grand renom en Italie : ce fut Charles
Meslin ou Mellin. Il avait travaillé dans le cloître des Minimes, à la
420
L'ARTISTE
Trinité du Mont, et naturellement dans l'église Saint-Nicolas des
Lorrains. Nous retrouvons de lui une Visitation de la Vierge à
sainte Elisabeth, dans la voussure à droite de la quatrième chapelle à
gauche, de Saint-Louis-des-Français à Rome. On savait que Mcllin
avait été élève de S. Vouet, et cette peinture n'y contredit pas; car
elle est dessinée et coloriée dans la plus irrécusable manière de son
maître français. Elle est signée : Carol* Lorenen* pin. On attribuait
au même Mellin une Salutation angélique et une Assomption peintes
au-dessus et au-dessous de sa Visitation. Elles n'ont aucun rapport
avec notre Lorrain, Y Assomption d'ailleurs est signée, et bien lisi-
blement : Joseph Manno inr. pin. C'est un libre génie que celui
de l'art lorrain ; son verre n'est pas grand, mais il boit dans
son verre, comme dit le poète; et de même que ses artistes avaient
gardé envers la France, conquérants généreux de leur duché, une
attitude patriotique, d'une piété noble et respectée de tous, ainsi
les historiens de cet art, et il n'en a pas manqué, ont-ils conservé un
patriotisme attendri et passionné pour les peintres, dessinateurs,
sculpteurs et graveurs qui avaient honoré leur province. Après le
P. Husson, son biographe de l'autre siècle, M. Meaume a repris,
avec l'exactitude et la méthode nouvelles, l'examen approfondi de la
vie et des ouvrages de Jacques Callot. A propos de Callot, je voudrais
ne pas perdre une note que j'ai prise jadis dans le 3° volume du très
précieux recueil de dessins formé par Baldinucci, et que possède le
musée du Louvre ; là se trouvent deux dessins à la plume attribués
par le savant collectionneur à Giulio Parigi Maestro ciel Callolti ; ils
représentent des vues de fermes italiennes, aux fenêtres mal trouées
et aux toits plats, entourées de treilles et de massifs d'arbres, et de
paysans allant et venant. On les prendrait pour des dessins de Callot
lui-même, s'ils n'exagéraient encore le pointillé fini de sa plume dans
les feuilles d'arbres ; leurs petits personnages, soit qu'ils causent au
bord d'un puits, soit qu'ils voyagent à cheval dans un chemin mon-
tant, soit qu'ils guident une charrette traînée par des bœufs, soit qu'ils
pèchent au bord d'une rivière, soit enfin qu'ils rament dans une
barque microscopique, sont d'une vivacité, d'une justesse et d'une
gaieté de mouvement extraordinaires. La manière dont la plume est
conduite et sa précieuse délicatesse sont entièrement d'un graveur à
l'eau-forte. S'il n'était, au dire de Baldinucci, le maître de Callot, on
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 421
le prendrait pour son élève, ou tout au moins pour son camarade dans
l'atelier de Cantagallina. Ce n'est certes pas en France que Callot prit
des leçons de ce Giulio. Ses petites fabriques, ses mouvements de
terrain sont purement italiens, et s'il faut, en dehors des œuvres de
son élève, lui chercher une analogie, Giulio Parigi fait penser à Panl
Bril. I! n'y a point d'ailleurs à mettre en doute l'enseignement donné
à Callot par ce petit maître qu'il devait rencontrer à Rome. Les
biographes de Callot disent en effet que lorsqu'il partit, pour la troi-
sième fois, pour l'Italie et Rome, à la suite d'un gentilhomme que le
duc de Lorraine envoyait au pape, il s'appliqua dès son arrivée à
dessiner sous Jules Parigi, le plus habile peintre delà ville, et que
voulant apprendre à graver au burin, il entra chez Philippe Thomas-
sin, natif deTroyes en Champagne, qui s'était établi à Rome et qui
était alors en réputation pour la gravure. Quant à ce titre donné à
Parigi du « plus habile peintre de la ville », vous jugez qu'il faut en
rabattre. Cependant, si c'est lui qui apprit à dessiner à notre Lorrain,
je conviens qu'il lui donna un dessin de peintre plutôt que de gra-
veur. Les figurines de Callot sont d'un mouvement fier et vivant, libre
et juste; ses compositions trouvées de prime saut, au bout du pin-
ceau, sont accentuées dans leurs larges teintes d'un coloris riche et
chaleureux, de vrais effets de peinture. Il est bien entendu d'ailleurs
que je ne crois point à son talent de peintre, il n'en avait pas besoin.
Je ne saurais, que voulez-vous ? avoir guères plus de confiance
dans YHomme à l'escargot des Offices, ou dans le Christ montré
au peuple du Palais Pitti, que dans les Misères de la guerre du
palais Corsini. Mais ses estampes ont eu le don de provoquer
nombre de petits manieurs de brosse de son temps à les colo-
rier sur toile, et je n'ai rencontré vraiment de lui que la très fine
et vive esquisse du martyre de saint Sébastien que possèdent les
cartons du Louvre et que Mariette avait recueillie avec tant d'autres
de ses études et croquis. ■ — M. Meaume a fait semblable honneur à
Claude de Ruet,et aussi aux Henriet et aux Silvestre; et encore à
Seb. Leclerc et à ses ancêtres. Au même moment, M. H. Lepage
publiait ses notes sur les peintres lorrains desxve, xvie et xvne siècles
et son livre sur le palais ducal de Nancy.
M. l'abbé Ouin Lacroix nous rendit, vers le même temps, grand
service, en ajoutant à ce que nous avaient appris M. A. Deville par sa
422 L'ARTISTE
publication des comptes de Gaillon, que nous avons utilisés plus haut,
et M. A. Salmon sur les peintures du château du Vaudreuil, dès i355,
par Girart d'Orléans et Jean Coste, — son volume sur les anciennes
corporations de métiers et des confréries religieuses de l'ancienne
capitale de la Normandie, qui nous éclairait sur l'organisation et les
privilèges de nos vieux artistes normands. Encore sa reproduction
des statuts de iSoj et de 1 63 1 était-elle incomplète pour les noms des
maîtres, et M. de Montaiglon a-t-il bien fait, en rééditant dans les
Archives de Fart français, les deux pièces curieuses qui nous révè-
lent les noms des quatorze peintres ou tailleurs d'images, en novem-
bre 1507 dans la ville et banlieue de Rouen et signataires des premiers
statuts: Jean Toutain, Guillaume le Bourgeois, Pierre Damian, Denis
le Rebours, Nicolas Quesnel, Richard du Hay, Pierre le Plastrier,
Jean Testefort, Jean Larcher, Robinet Brunel, Pierre Huilart, Jean
le Sannier, Guillaume Quesnel l'aîné, et Jean de Lion; de ces
quatorze, M. Deville en a cité quatre dans ses comptes de Gaillon.
Cette réimpression nous fournit en outre les noms des confrères et
sœurs de la confrérie des peintres et sculpteurs érigée à Rouen, sous
l'invocation de saint Luc, en l'église paroissiale de Saint-Herbland,
le 17 septembre i63i, qui ont contresigné les statuts nouveaux :
Samuel Allain, Pasquet Busquet, Pierre Bremontier, Noël Jouvenet,
Pierre Rouillard, Guillaume Caron, Pierre Abraham, Antoine Bour-
get, Jean Lapidé, Michel Michel, Jacques Touzé, Nicolas Petit, Jean
de S. Igny, Simon Grevin, Etienne Mazeline, Guillaume Abraham,
Charles de Grève, Louis Bremontier, Pasquet Allain, Charles Sancère,
Pierre le Borgne, Jean le Pilleux, Jean Bury, Jean Guillard, Charles
de Gruchet, Pierre Petit, Mathieu d'Angerville, Louis Hautement,
Pierre Moriot, Charles Conard, Laurent l'Evêque, Noël Heude, Jean
Bernard, Jean Freville — Après quoi vous trouverez les noms des
maîtres élus de la confrérie de Saint-Luc, depuis 1 «33 1 jusqu'à 1 7 14 ;
voire des maîtres vivants en l'année 1713 et ils sont 67, joli nombre,
même pour une capitale de province.
Rouen est donc de bonne heure un nid de peintres, d'imagers et de
verriers. Ses innombrables églises, depuis leurs portes jusqu'à leurs
vitraux, sont des plus ornées et des plus flamboyantes de France,
mais de bonne heure aussi, ses artistes, facilement attirés par le
voisinage de Paris, se laissent aller à porter de ce côté leurs études et
ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 423
leurs travaux. Il est vrai que facilement aussi le mal du pays les re-
gagne, et on les voit, comme Saint-Igny, reçu maître trois ans plus
tôt à Paris, en 1628, reprendre leur rang dans la maîtrise de leur
ville natale, ou bien garder pieusement leur titre de confrère de Saint-
Luc de Rouen, s'ils sont fixés à Paris. Très disposés d'ailleurs à entre-
croiser leurs familles, comme les Jouvenet et les Restout, et les Halle
et les Levieil, ils conservent entre eux un esprit de corps et de race
qui leur fait prendre pour parrains et marraines à leurs enfants ceux
qui sont demeurés attachés à leur terre d'origine : car certains, et
non des pires, ont résisté à la tentation de Paris, comme LeTellier
de Yernon et Sacquespée de Caudebec, qui n'iront point chercher
plus loin que Rouen, fortune pour leur talent.
Notez que chacun est provincial à l'heure où nous en sommes de
cette histoire : chacun, même le Parisien, porte écrit sur son chapeau
le nom de sa province ; et longtemps encore il en sera ainsi 'rappe-
lez-vous dans Félibien rénumération des élèves de S. Vouet) ; môme
quand ils travaillent à Paris, J. Cousin reste de Sens, et Delaune reste
d'Orléans, les Lenain restent de Laon, comme Poussin restera des
Andelys, Stella de Lyon, Claude Mellan restera d'Abbeville, Nanteuil
restera de Reims, Girardon restera de Troyes. Vous verrez qu'en allant
à Rome, le Valentin avait pu. chemin faisant, perdre son nom de
famille, mais jamais le nom de sa ville natale de Coulommiers.
[A suivre). PH. DE CHENNEVIÈRES.
LES POETES FÉMININS
ALFRED DE MUSSET
I
oir beaucoup d'hommes d'à pre'sent, le jour
où ils ont « découvert » Musset, entre quinze
et vingt ans, demeure à tout à jamais comme
une tache lumineuse, parmi bien des teintes
vulgaires ou sombres. C'est un jour d'ivresse
insensée : c'est une joie d'intelligence et d'ima-
gination, comme on en connaît peu à cet âge. On se sent, peut-être
pour la première fois, une pensée, un cœur. Toutes les vagues idées,
tous les sentiments obscurs qui s'agitaient au fond de l'être, du coup
se cristallisent. Tous, le livre les donne précis, arrêtés, et si beaux
sous la forme voluptueuse et caressante du vers. On retrouve partout
un peu de soi-même-, on est dans le ravissement d'avoir pensé ou
senti déjà tant de choses sublimes ; on s'admire presque, et on voue
au poète une adoration éternelle. Alors, d'eux-mêmes, les vers, à
peine lus, s'enfoncent dans la mémoire. Au milieu d'un thème grec,
entre deux phrases de Tacite, on se prend à déclamer:
Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux...
N'est-ce pas le bon temps ?
Les années passent. On entre dans la vie, bien convaincu d'en con-
(i) V. dans l'Arliste I1SS8, I. 27C, 3(>2; II, 173, 269) : Les féminins du
roman : Dickens et M. Alphonse Daudet, et M. Octave Feuillet.
LES POETES FEMININS 425
naître d'avance le fin mot. On voit pourtant beaucoup de choses que
l'on ne soupçonnait guère. On est un peu trompé, un peu bafoue1,
parfois un peu aimé; enfin on tâche de vivre. En vivant, on oublie
Musset et la joie de jadis. Il se trouve même des ingrats, qui, dès
leur première barbe, se retournent injurieusement contre leur ancien
poète. Il se trouve jusqu'à des esprits forts pour dire : « Musset n'existe
pas »; ce qui est bien simple.
D'autres anne'es passent encore; le tour d'esprit, le caractère, les
goûts, après bien des oscillations, semblent enfin se fixer. On revient
sur beaucoup d'enthousiasmes, ou d'erreurs. On se reprend à lire
quelque vieux livre négligé, et il arrive qu'on le voie tout autrement.
On voit ainsi Musset, comme un ancien et très cher ami. Mais on
le voit à distance, du dehors. Peut-être est-on, de la sorte, mieux
placé.
La première impression, alors, en face de cet homme que l'on sait
poète entre tous les poètes, n'est pas une impression de poésie, mais de
dandysme. Et c'est une gène, une déception de se heurtera telle appa-
rence. On s'inquiète ; on cherche autre chose. L'impression reste;
elle ne trompe pas tout à fait. N'a-t-on pas rappelé récemment que
Musset, pour entrer au Jockey, aurait sacrifié les plus belles de ses
Nuits? Comme M. Ingres, et comme tant d'autres, il gardait le regret
d'une carrière manquée. Sa carrière à lui eût été le dandysme. Tel
que nous le connaissons dans son œuvre, tel que l'ont représenté
David ou Landelle, ce Musset, gentilhomme de race, toutes les élé-
gances l'enchantaient, lui montaient au cerveau, comme monte un
parfum aux narines des femmes; toutes les banalités l'écœuraient,
simplement : entendez ces élégances ou banalités dans les idées, aussi
bien que dans les formes physiques, dans la vie de l'esprit comme
dans la vie des sens.
Il aimait à se parer, nous le savons ; c'était son dandysme extérieur :
<( Le luxe lui causait une sorte d'ivresse, — dit son frère, Paul de
Musset. — Il admirait comme un enfant l'éclat des lumières, les den-
telles, les bijoux. Danser avec une vraie marquise, parée de vrais
diamants, dans une salle éclairée à giorno, lui semblait le comble du
4z6 L'ARTISTE
bonheur." Il avait dans sa mise ce presque rien raffiné, par où, au
milieu d'un salon, les dandys se distinguent entre eux, où les femmes
croient reconnaître une flatterie. Vraiment, n'était-ce pas la joie des
veux, dans une fête mondaine, que ce poète, presque adolescent,
beau en tout comme un dieu, et le front lauré déjà de sa jeune gloire?
Les femmes venaient à lui; les aventures se succédaient. Il y en avait
« de boccaciennes et de romanesques » (i). Ou bien c'était à Enghien,
à Mortefontaine,avec Alfred Tattet et d'autres, de somptueuses orgies.
Sa vie, jusqu'à la décadence des dernières années, est toute brillante à
la surface de cette élégance, de cet éclat.
Faut-il le dire ? ce succès mondain, ce succès féminin, toute cette
parade a été le malheur du poète, notre malheur à nous qui comptons
tristement, les beaux vers perdus. Un bal, une partie fine, une
amourette arrêtaient le travail, coupaient l'inspiration, et, sur la table,
le poète parti au plaisir, quelque chef-d'œuvre mort-né refroidissait,
ainsi qu'il en fut pour la Nuit de juin.
Chose plus grave, le bal, l'amourette, la partie fine devinrent des
nécessités. La vie sainte, recueillie, retirée de l'aède qui contemple
l'essence des choses, ce pauvre grand poète ne l'a jamais connue, ne
Ta jamais supportée. Il écrivait par à coups, dans le tumulte d'une
grande douleur ou d'une volupté aiguë. Les vers coulaient alors har-
monieux, profonds, sensuels à bouleverser une vierge, ou douloureux
à faire pleurer. Puis la source s'arrêtait. La douleur était calmée, la
volupté oubliée. Ce n'était plus dans l'âme de Musset que sécheresse,
vide, ennui suprême. Il fallait attendre quelque secousse nouvelle,
que le poète de la veille n'avait même pas le courage de chercher.
Pour s'étourdir, pour s'exciter, il courait, après, à la lumière joyeuse,
à la fête du monde, de l'amour. La recherche du plaisir était l'aliment
de sa vie: la moitié de sa poésie nous a dit ses rancœurs. Le poète a
été victime du dandy.
Ce dandy-là est tout extérieur. C'est lui qui a le goût, qui se
donne le besoin de l'élégance physique, du délicat, de l'imprévu dans
les mœurs, même du sens dessus dessous. Un autre dandy apparaît
mieux chez Musset, celui qui a les mêmes goûts, mais intellectuels,
le dandy littéraire.
(i) Paul de Musset.
LES POETES FEMININS
Celui-là ne s'est affiné et dépouille qu'à la longue. Au début, il
n'était guère qu'enfant terrible, damoiseau impertinent et fier, un peu
bruyant, un peu bravache, amoureux de l'esclandre. C'est le Musset
des Contes d'Espagne et d'Italie, de "Don Pae\, de la Ballade à la
lune. etc. Il est irrésistible : il a tant de verve et d'éclat, une si belle
allure française! La sève déborde, c'est la jeunesse même. J'imagine
que bien des hommes, parmi les plus renfrognés de l'année i83o où
il y en eut beaucoup, se surprirent, en lisant ces fantaisies, à se
gausser d'eux-mêmes, tant l'irrévérence en est amusante, conta-
gieuse. On riait, et on croyait à un peu de gourms passagère. Au
vrai c'était un caractère tout entier qui se révélait dans un genre
nouveau.
L'ironie, pour légère qu'elle soit, a la pointe trop aiguë. Elle part
du fond de l'âme. Elle vient d'un souverain mépris pour tous ces
vains soucis qui tourmentent les humains, ambition d'honneurs, de
pouvoir ou de richesse. Elle vient d'un dégoût naturel de sentiments
vulgaires à force de simplicité, comme l'amour du prochain, de la
famille, le respect de la vieillesse ou de la vertu des femmes. Elle
vient enfin d'une irritation désordonnée contre ces barrières que les
hommes, pour vivre en société, ont élevées autour d'eux et entre eux,
le respect humain, l'opinion publique et surtout le devoir. Dès les
débuts, le poète, c'est à savoir le dandy, se met à planer bien au-des-
sus de ces intérêts, de ces sentiments, de ces règles de raison.
Cela esc curieux et tout à fait divertissant de s'isoler ainsi de la foule
qui passe, et de railler pêle-mêle la routine des sots, et la bonne
volonté des braves gens qui, bousculés de part et d'autre, s'efforcent
encore de marcher bien droit. Mais à ce métier, on s'isole trop. La
raillerie devient bien facile, et on ne sent plus sur sa poitrine d'homme
le remous de ces ondes qui agitent l'humanité. On ne vibre plus à la
secousse lointaine ou voisine. On n'a plus de charité, plus de pitié.
Que reste-t-il donc, et que nous offre le poète ? Il s'offre lui-même.
Voici ce qu'il a vu, ce qu'il a senti dans sa solitude intellectuelle. Il
est encore bien jeune : il n'a pas vingt-deux ans. Ses souffrances ont
été rares; ses joies n'ont été que des plaisirs. Il n'a pas eu le temps,
à lui tout seul, de vibrer bien fort, et il nous conte tout bonnement
Mardoche, les Marrons du feu, Namouna, etc. C'est de la fantaisie,
ou de l'observation nette, piquante. C'est à peine de la poésie. Tout
1889 — L'ARTISTE — T. Il 28
42s L'ARTISTE
au plus dans la Coupe et les /.erres, dans Portia, dans Namouna,
quelques traînées d'images vives éblouissent, des suites de belles
sonorités font pressentir les harmonies des Nuits. Mais le souffle
manque partout. Il ne faut pas le chercher, et s'en tenir au plaisir de
la cadence souple, libre, un peu sans gêne du vers, au plaisir de ces
fables romanesques et de ces moqueries acides sans grande méchan-
ceté.
Avec les Poésies nouvelles, le dandysme réapparaît, nouveau lui
aussi. Il semble plus rare. Les Nuits n'en portent que des traces.
Mais, en revanche, il s'épanouit dans Rolla, qui, de tout l'œuvre de
Musset, en est la plus forte expression. Etre jeune, se sentir un cœur,
une âme, se ruiner à tout prix en trois ans, et s'en aller mourir dans
les bras d'une fille, voilà vraiment un plan d'existence dont le dandysme
n'a jamais été dépassé! Musset s'en est tenu à une conception poétique.
Peut-être, dans une heure d'ironie suprême, a-t-il regardé plus loin,
jusqu'à l'exécution matérielle de son idée. Mais il n'était pas de force,
et dans l'exécution seulement littéraire, il s'est révolté, il s'est indigné
contre sa propre pensée. Un peu avant Rolla, dans les Caprices de
Marianne (mai 1 833), le poète avait déjà gourmande son dandysme.
Il s'était dédoublé en Octave et Cœlio; et dans ce dialogue étincelant,
dans cette lutte étourdissante de verve et d'esprit entre Marianne et
Octave, il est arrivé, peut-être malgré Musset lui-même, qu'Octave
n'a pas toujours le dessus. C'est bien pis dans Rolla. L'homme qui
avait souffert déjà de quelques déceptions, le poète qui se dégageait de
jour en jour, ont pleuré sur la cruelle destinée du héros. Le poème
qui est sorti de cette collaboration imprévue, a l'étrange bizarrerie
d'une aventure sinistre, répugnante, racontée avec des larmes, un
attendrissement, un désespoir qui la rendent touchante, et font
presque aimer Rolla. Le dandysme est au point de départ. A l'arrivée
on ne le voit plus. Mais nous ne l'oublions pas : nous l'avons senti
plus amer que dans les Premières poésies. Chez l'homme de vingt-
trois ans, il n'est pas seulement un parti pris, comme chez l'enfant
de dix-huit ans. Il a subi l'épreuve des faits, de quelques profonds
dégoûts, de quelques rudes douleurs, et il se môle de rancune contre
le sort. C'est un alliage passager qui le rend plus humain. Peu après
on le voit se tremper, s'effiler. Il a enfin l'éclair et la netteté d'une
fine épée. Mais alors la poésie ne le supporte plus. Il ne trouve sa
LES POETES FEMININS 429
place que dans une prose inventée tout exprès, et dont le secret, hélas !
a l'air d'être perdu.
La comédie On ne badine pas avec l'amour marque bien cet affine-
ment, ce degré plus haut de recherche et d'ironie. Mon Dieu! se faire
très aimable pour le premier venu, afin de piquer un peu et de rame-
ner à ses pieds celui qu'on aime, où donc est la femme qui ne s'est
pas donné ce plaisir, une fois dans sa vie ? C'est une ruse que pas mal
d'hommes ont retournée contre les femmes, avec quelle lourdeur!
Ils réussissent pourtant. Mais, bien entendu, on ne se préoccupe
jamais de celui ou de celle qui a servi d'instrument, qu'on a fait espé-
rer un moment, et qu'on laisse, après, se remettre tout à son aise de
sa déception. On a une bonne excuse. On aime ailleurs : on a agi
presque sans conscience. Ce serait, au surplus, un hasard inouï,
qu'une amabilité, un empressement passager pussent faire le malheur
de celui ou de celle qui en ont été l'objet. Ils devaient sentir, n'est-ce
pas ? qu'il y avait là comédie, simple comédie. Sans cela, à quoi servi-
rait d'avoir de l'esprit?
Mais Rosette n'a pas d'esprit. Perdican le sait bien. Usait que c'est
une enfant naïve, tendre, toute prête à donner son cœur sans retour.
Cela lui va mieux ainsi. Une coquette, une femme d'esprit ne se lais-
seraient pas prendre au jeu. Et il faut que le jeu réussisse, que
Camille croie Perdican aimé, entièrement aimé d'une autre. Ah ! la
petite Rosette ne résiste guère ; elle aime tout de suite, et comme ce
n'était qu'une comédie, elle en meurt. N'est-ce pas du plus pur
dandysme ?
Et le Chandelier, n'est-ce pas encore de la quintessence d'ironie
fine ? Et les Deux Maîtresses et le Fils du Titien ": Dans les œuvres en
prose, il faudrait presque tout citer.
Musset, on l'a dit depuis longtemps, est, par le tour d'esprit, de la
race de Régnier et de La Fontaine. Mais le détachement hautain lui
est bien particulier. Personne, avant lui, dans toute notre littérature,
n'avait eu, à ce degré, le dédain des moindres préjugés, des moindres
lieux communs.
Le dédain littéraire qui perce dans tant de chefs-d'œuvre, n'est que
la condition immuable où le poète a chanté, où l'artiste a travaillé.
C'est ce dédain qui a poussé Musset à se chanter lui-même. Qu'a donc
été sa poésie ?
43o L'ARTISTE
Don Paë%, Portia, Mardoche, Namouna sont des histoires de
femmes. Rolla va se tuer dans les bras d'une femme. Chacune des
Xuitsa suivi quelque aventure amoureuse. Enfin toute l'œuvre en
prose de Musset, contes, nouvelles, comédies ou proverbes, c'est la
femme qui la peuple et l'anime. Elle a e'té, tant qu'a vécu notre poète,
son seul vrai souci.
Il en devait être ainsi, on le sent, rien qu'à voir cette attitude de
dandy où Musset s'est posé tout naturellement au début de sa vie,
pour la garder jusqu'à la fin. Un dandy ne peut avoir d'agrément que
près des femmes. Les hommes ne l'intéressent pas. Il les méprise;
il ne leur donne rien de lui-même, de son intelligence ou de son dévoue-
ment. Il les inquiète, d'ailleurs, et sent bien leur raillerie constam-
ment prête. Il n'a ni leurs mesquineries, ni leurs ridicules, ni leurs
robustes aspirations. Dans cette indifférence suprême, à tous les bons
ou mauvais tracas qui emplissent notre vie, le dandy se trouve tout
de suite en face de la femme, et, pour peu qu'il ait des sens, il recon-
naît que ce tête-à-tête lui va mieux que tout. Rien qu'une simple cau-
serie lui donnera un plaisir infini. La femme la plus médiocre, pourvu
qu'elle soit parisienne, a plus encore de dandysme intellectuel que lui-
même, et, telle qu'il la verra, dansle monde, chez elle, toujours parée
et armée, elle le piquera d'honneur et le vaincra au jeu de l'ironie.
Mais s'il va plus loin que la causerie, s'il aime, s'il est aimé, qu'en
sera-t-il de lui et d'elle ? Là, Musset donne la réponse tout entière. Il
n'a fait que cela toute sa vie : aimer et être aimé.
Son isolement moral lui faisait plus rares les objets d'émotion,
d'activité sentimentale. En dernière analyse, il était pour lui-même
tous ces objets. Il est par là bien moderne ; ceux qui parlent aujour-
d'hui de la subjectivité de leurs sensations pourraient tous se réclamer
de lui.
Les sentiments les plus tendres, ceux qui nous semblent faits avant
tout d'expansion, ceux où l'être aimant semble se dépouiller de lui-
même, l'amitié, l'amour se renfermaient au contraire chez Musset :
l'être aimé arrivait là, par occasion, pour jouir de ce beau feu. Il pou-
vait bien changer vingt fois, l'amour ne changeait pas. C'était, de
LES POÈTES FKMININS
toutes les manières dont le poète pouvait sentir sa personnalité vivre
et vibrer son âme, la manière qu'il préférait. Nulle autre n'avait
pareille intensité. Nulle autre ne lui donnait cette joie intime de l'ac-
tivité suprême dans tout son être. Voilà sans doute le résultat inespéré
du dandysme, c'est qu'il conduit à aimer non pas les femmes, mais
l'amour lui-même. .Musset eut ce bonheur. Il est probable que parmi
celles qu'il choisit, beaucoup souffrirent de cet égoisme ramassé, con-
centré. Mais il était poète : il a chanté ses passions; et pour nous,
pour toute la postérité, les femmes qu'il a aimées se perdent, dispa-
raissent comme des brindilles dans un brasier. Son amour à lui, voilà
ce qui reste, ce qui nous charme.
Et cet amour nous charme peut-être surtout parce qu'il est féminin,
parce que, toute sa vie, Musset y a cherché ce que les femmes y cher-
chent, elles aussi, parce qu'en aimant, il n'a pas vu, plus qu'elles ne
font, au delà, ni à côté. Il n'a pas demandé à l'amour l'évocation
d'une vie factice, il n'a pas eu de ces élans d'admirable générosité, de
ces besoins de sacrifier sa chair, son sang, son âme, de ces appétits de
souffrance, où les êtres faits de sensibilité trouvent des joies si pures.
Non, il a aimé pour le plaisir d'aimer.
Mais alors c'est Don Juan9 l'homme de l'amour, l'homme qui fait
métier d'aimer ? Sainte-Beuve avait donc raison, quand, en parlant
des Premières poésies et du portrait de Don Juan dans Namointa, il
disait que ces quelques strophes étaient la clef de voûte de tout l'édi-
fice, que là se consolidait l'unité de l'œuvre ? L'œuvre tout entier de
Musset serait donc la complète histoire de Don Juan, d'un Don Juan
mâle et femelle, de deux êtres, un homme, une femme, qui, chacun
suivant son sexe, donneraient le symbole unique et suprême de
l'amour.
Est-ce vrai ?
Quant aux femmes, d'abord, il n'est pas de modèle littéraire auquel
comparer les types conçus par Musset. Il y a mieux : les modèles sont
dans l'histoire, dans la vie. Ce sont ces grandes amoureuses, ces
grandes pécheresses, à qui on a tant pardonné jadis, à qui nous par-
donnons encore. On pardonne ainsi les atteintes à la simple morale,
aux intérêts de la famille, aux intérêts sociaux, toutes ces grandes et
sublimes banalités, dont Musset lui-même a toujours eu quelque
dégoût. C'est la nature qui l'emporte sur la société : ces femmes mys-
432 L'ARTISTE
térieuses ont figuré, dans d'autres siècles, une de ces forces incon-
scientes, irrésistibles, avec qui il faut tâcher de vivre en paix, parce
qu'on ne peut ni les supprimer, ni s'en rendre maître. Elles suivaient
leur destinée : l'amant n'est rien, l'amour est tout. Elles donnaient
ainsi ces types de quelques courtisanes grecques ou romaines, de
Marie la Magdaléenne, des dames de la Renaissance, dont la vie nous
semble aujourd'hui une fable triomphante de joie et d'impudeur,
grandiose presque dans sa puissance et sa brutalité.
Leur devise à toutes était celle de Don Juan : Mille c tre. Niera-t-on
qu'elles aient aimé? Il est tant de façons d'aimer. Leur façon à elles
fut simplement bestiale, mais robuste et saine dans la bestialité. Elles
avaient des sens, non pas affinés, mais actifs, toujours en éveil. On les
voit grandes, fortes, l'œil brillant, la lèvre rouge, assez charnue, la
peau douce, sèche et chaude, le rire toujours épanoui. Elles exhalent
un parfum de vigoureuse sensualité. Ainsi faites, pourraient-elles ne
pas oublier que l'homme d'aujourd'hui n'est pas celui d'hier? Elles
s'attachent sans doute, de temps à autre, par le souvenir de la volupté.
C'est un souvenir fragile, et qui s'évanouit devant quelque autre
volupté égale ou plus vive. La sensation présente, le plaisir du
moment a tant de force chez ces femmes qu'elles n'ont pas le loisir de
songer à l'avenir, ni au passé, d'être troublées par un souvenir, ni
par un désir. Du moins, à chaque désir la satisfaction est trop prompte
et trop complète pour laisser la moindre inquiétude, le moindre
malaise d'inassouvissement. Cela seul explique pour toutes leur
vagabondage d'amour. Il faut qu'elles soient satisfaites. Le résul-
tat, c'est l'absence du désir souffrant, l'allure joyeuse et libre de leur
vie.
Mais elles vivaient en des temps païens, en des temps de verdeur,
de renouveau, où l'humanité semblait grise de jeunesse. La Grèce au
ve siècle, Rome sous les premiers empereurs, l'Italie et la France
après i5oo, avaient toutes cette plénitude de vie, qui fait rire, chanter,
qui, à elle seule, est une joie, la joie la plus simple et la plus forte. Un
immense courant de bien-être et de matérialité noyait les maussades
et les rêveurs. C'était si bon de vivre et on était si fort! Pourquoi se
charger la cervelle des soucis du lendemain, des aspirations vers
l'inconnu? Dans l'amour, ce trop plein de vigueur et de sève, cette
exubérance de bonheur faisait explosion. On s'aimait donc violemment.
LES POÈTES FEMININS ,
à pleins bras, à pleines lèvres, sans scrupule de moralité, pour le
plaisir.
Des temps si beaux passent vite dans l'histoire. Le xvi- siècle, qui
fut le dernier bienheureux, finit lui-même en un malaise universel.
C'en est fait désormais de la joie de vivre. Au xvne siècle, l'énergie
nationale est tout intellectuelle; puis on retrouve partout la majesté
de Versailles et l'hypocrisie nouvelle de la l'orme. L'amour lui-même
en est guindé, et la religion, qui vient se mêler à l'affaire, lui inflige à
son tour une dernière déformation. Elle le fait raisonneur, elle l'op-
presse d'exaltation cérébrale.
On arrive peu à peu à l'amour sentimental et au libertinage, qui
se partagent très nettement le xvni" siècle, ou s'y réunissent sans
grande cérémonie, dans un trait de mœurs, dans une œuvre d'art.
C'est le temps de Manon Lescaut. Plus tard viendront l'Emile et
les Confessions : un retour à la nature ? si l'on veut, mais retour pré-
tentieux, cérébral, et partant maladif plus que brutal. La sensualité
est extrême, à n'en pas douter. Mais elle s'affine comme les mœurs.
Toutes les œuvres légères, petits contes, estampes égrillardes, en
donnent la preuve. La femme se rapetisse. Son corps n'a plus qu'une
gentillesse potelée. L'œil est tout chez elle, et le regard aigu, fripon,
parle à lui seul mieux que la plastique. Puis un goût nouveau est venu
à cette petite créature, le goût de la conversation, de la causerie pour
mieux dire. Elle cause toujours, même quand elle aime. C'est miracle
de lui voir manier les idées les plus pesantes, l'économie politique,
sans se blesser, et tout aussitôt les scandales fort malpropres du jour,
sans se salir. Elle effleure : elle imagine le sous-entendu, cette mer-
veille qui est peut-être tout l'esprit français, le mot qui fait penser ou
deviner tout ce qu'il ne dit pas.
Le temps de Musset n'est pas bien loin de tout cela. Mais, après la
Révolution qui avait rajeuni l'humanité, qui avait ouvertdes horizons
si larges et si beaux, après l'épopée triomphale de l'Empire, les
désastres de 1 8 1 5 ont refermé l'avenir. Les hommes se sont sentis
tout vieux d'une telle déception après de telles espérances. Toutes les
générations, de 1 8 ro à i S 1 5, sont marquées du même sceau : elles sont
déçues dès leur naissance. « Alors, — dit Musset lui-même, — il
s'assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. Tous ces
enfants étaient des gouttes d'un sang brûlant qui avait inondé la terre;
434 L'ARTISTE
ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé
pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides ;
on les avait trempés dans le mépris de la vie comme de jeunes épées.
Ils n'étaient pas sortis de leurs villes, mais on leur avait dit que par
chaque barrière de ces villes on allait aune capitale d'P^urope. Ils
avaient dans la tète tout un monde : ils regardaient la terre, le ciel,
les rues et les chemins; tout cela était vide et les cloches de leurs
paroisses résonnaient seules dans le lointain (i). »
Dans ce vide et ce silence, le mieux était peut-être de se résigner,
d'accepter l'avenir tel qu'il s'annonçait, vulgaire et positif, et de cher-
cher tout ce que ce siècle a trouvé depuis, le merveilleux dans l'utile.
.Mais, si on se sentait bien à terre, on ne voulait pas se l'avouer.
Puis, par instants encore, des flammes surgissaient des vieilles
cendres, des tentateurs appelaient à l'enthousiasme les pauvres âmes
desemparées. Chateaubriand avait lancé ses premiers livres. On se
précipita. Etait-ce le remède? C'était le sentiment religieux. Qu'en
pouvait-on faire ? Le breuvage avait-il tant de force qu'il pût apaiser,
guérir tous ces cœurs malades : L'épreuve fut décisive. Chacun sentit
que la foi avait ressuscité le monde... jadis; chacun sentit en soi un
second miracle impossible. Ce fut un nouveau découragement. Du
moins, Chateaubriand avait ravivé une source de joie oubliée; et à
défaut du sentiment religieux qui était le but, on eut l'exaltation sen-
timentale qui aurait dû y aboutir. Le présent n'est pas bon : on attend,
on espère, on désire. C'est une fièvre, une fièvre inutile qui dure
toute la vie.
Chez toutes les héroïnes poétiques de Musset, qui, semble-t-il,
devraient un peu refléter cet étatd'àme, rien ne ressort, rien ne retient
l'attention, que la sensualité. Nous verrons plus tard à l'étudier. Pour
l'instant n'est-il pas curieux de remarquer que Musset, dans toute sa
poésie, n'a imaginé que des types de femmes élémentaires. C'est une
originalité à cette époque de romantisme. Du moins la sensualité de
ces femmes est-elle une puissance, comme au xvie siècle? Certes il s'en
faut. Toutes ces créatures, Portia, Namouna, Belcolor, Marion,etc,
sont bien loin des grandes amoureuses. Elles n'en ont gardé que
l'inconscience, mais une inconscience chétive, et dans leurs cervelles
(i) Confession d'un enfant du siècle ip. 4'.
LES POETES FEMININS 435
de petits animaux, l'instinct de l'amour et de la volupté n'est qu'une
force modeste, parmi tant d'autres.
Les femmes des Comédies ou des Contes ont plus de relief. Comme
amoureuses, elles ne valent pas mieux. Elles ne sont pas qu'amou-
reuses : là est pour toutes le grand mal. Elles ont un autre et plus
grave défaut, c'est de ne pas se faire connaître assez. Elles n'ont que
des gestes et des paroles. Ce que nous savons d'elles, c'est le dehors,
l'apparence extérieure. C'est peut-être en somme tout ce que Musset
lui-même en a su.
Il était sans doute trop absorbé par son propre amour. Quand il
aimait, ni la force, ni l'envie ne lui restaient de regarder au fond des
yeux qui faisaient son bonheur, d'y chercher la pensée, la vie intime.
Il avait en lui-même trop d'émotions et de secousses. Quelles furent
ces émotions? La joie? Les chants qu'il nous a laissés, sont-ce les
chants joyeux et clairs du mâle triomphant? — Le désir, puis le regret,
voilà tout ce qu'on peut y trouver, comme si le passé ou l'avenir
étaient seuls matières à poésie, et que la sensation présente ne pût
même se faire jour. C'est à ce point que Don Juan, ce type de force
surhumaine, ce puissant jouisseur du présent, est apparu à Musset ce
que Musset se sentait lui-même, chercheur de chimère, homme du
désir éternel. Entre les deux hommes, il y a toute la distance d'une
robuste virilité à une sorte d'énervement factice.
Pourtant l'œuvre de Musset est d'une beauté impérissable. Le
désir serait donc à lui seul une source de poésie ?
[A suivre LOUIS DELZONS
LES SCULPTURES DEJ. DUGOULLON
AU GRAXD SEMINAIRE D'ORLEANS
aris n'a pas le monopole des publications
de luxe. Il est assez fréquent que des ama-
teurs, des artistes, des éditeurs désinté-
ressés de la province mettent au jour des
monographies tirées à petit nombre dans
lesquelles un maître de l'ancienne France,
un monument ignoré, une œuvre rare
sont étudiés à loisir et avec amour. On
connaît l'œuvre du roi René superbement
édité par le comte de Quatrebarbes d'An-
gers, il y a près d'un demi-siècle ; la ca-
thédrale de Lyon a été de la part de
M. Bégule l'objet d'une publication d'une
richesse exceptionnelle; M. Rostan de
Saint-Maximin dans le Var s'est fait l'historiographe attentif et enthousiaste de
l'église de sa ville, et la cathédrale d'Albi a fourni à M. Aillaud l'occasion de faire
paraître un livre justement apprécié. Voici que M. Herluison, l'auteur-éditeur
dont l'éloge serait superflu, s'est épris des stalles de du Goullon conservées au
grand séminaire d'Orléans. Un artiste. M. Désiré Dubreuil, a partagé l'admira-
tion de M. Herluison pour ces sculptures, et les deux Orléanais ont demandé à
notre confrère M. Henry Jouin de raconter l'histoire des bas-reliefs dont ils pré-
paraient des reproductions. M. Jouin s'est acquitté de sa tâche avec tout le soin
qu'il pouvait apporter à une œuvre de cet ordre. Son texte s'imprime. Il n'en
sera tiré que cinquante exemplaires. Nous devons à l'obligeance des éditeurs la
communication des bonnes feuilles et nous sommes heureux d'en pouvoir
offrir la primeur aux lecteurs de l'Artiste.
LES SCULPTURES DE J. DU GOULLON 437
I
Un poète oriental raconte qu'un sage traversant, à l'heure de midi,
la rue de la Médressé, à Bagdad, fut distrait de sa rêverie par les feux
d'une aigrette de diamants exposée, dans son écrin ouvert, à la
devanture d'un joaillier. Le marchand s'aperçut de la présence du sage.
Flairant un acheteur, il quitta son comptoir et s'approcha :
« Étranger, dit-il au passant, en lui mettant l'aigrette dans la main,
admire ce joyau. Il a brillé sur le front de Saladin, le prince victo-
rieux qui a triomphé du calife Adhed-Ledinillah et que la défaite
attendait sous les murs de Mossoul. Un pâtre a trouvé dans le sable
cette œuvre rare. Elle sera tienne, si tu veux y mettre le prix! »
Le sage contempla, silencieux, durant quelques secondes, l'aigrette
historique, puis la rendant au joaillier avec un sourire où perçait le
doute : « Un peu de lumière et beaucoup d'ombre! » dit-il, puis il
reprit sa marche et on le vit s'acheminer vers les portes de la
ville.
Un peu de lumière et beaucoup d'ombre! Telle est la devise que
pourrait adopter l'historien. Le sage de Bagdad avait raison. L'assu-
rance du joaillier ne suffit point à le convaincre.
Réédifier le passé, dire la genèse d'un joyau, d'une toile anonyme,
d'une sculpture qui nous séduit et dont on aimerait à préciser l'ori-
gine, est une tâche délicate. Faut-il voir en cela une permission de
Dieu qui ne veut pas que l'orgueil humain soit en mesure de pronon-
cer sur toutes choses? Est-ce un avertissement donné à notre intelli-
gence, qui toujours s'embarrasse de remonter à la cause lorsqu'elle
n'est affectée que par l'effet ? Je ne veux point creuser ce problème.
Dans le domaine philosophique, la recherche des causes est comman-
dée. Il n'en est pas de même dans le domaine de l'art. En présence
de l'œuvre la plus achevée qu'une main d'homme ait travaillée, la
vraie sagesse est de jouir. Qu'importe un nom d'artiste, une date, une
destination première, des transformations successives, des péripéties
étranges, si l'ouvrage que je contemple porte dans ses saillies ou sur
ses méplats quelques reflets de beauté ?
Je regarde, je me recueille, je rêve et je prie.
La vraiesource de toutchef-d'œuvre est au-dessus du maître qui l'a
produit, au-dessus du génie qui l'a conçu dans une heure d'inspira-
438 L'ARTISTE
tion. N'est ce pas Victor Cousin qui a dit que ce rapide éclair de la
pensée, dont l'homme n'est pas comptable, que la volonté seule ne
peut engendrer, « répand dans l'âme un sentiment d'amour pour
l'auteur même de toute inspiration : » Parole juste et profonde. Ce sont
peut-être les hommes de génie qui ont le moins de mérite. Ils parais-
sent au milieu de nous les mains pleines d'or, mais les richesses dont
ils sont les dispensateurs, ce sont eux qui les ont amassées. Un don
supérieur et magnifique leur a été fait et ils le transmettent. Inten-
dants superbes des trésors de Dieu, ils passent, comme le semeur
dans son champ, à travers les siècles.
Q'importe l'âge ou le nom du semeur ! L'épi lui survivra et les
moissons prochaines seront l'aliment de tout un peuple. M. Dubreuil
a pris le bon parti. Le semeur l'a moins inquiété que la moisson. Ce
livre est son œuvre. Les fines sculptures de la chapelle du grand
séminaire d'Orléans, reproduites par l'habile artiste, forment un
livre d'art que tous voudront ouvrir et qui sera l'aliment des esprits
élevés.
Je serais bien tenté de suivre l'exemple de M. Dubreuil. Après tout,
pouquoi non ? Pourquoi ne ferais-je pas comme lui? Visiteur attentif
et charmé de la chapelle du séminaire, pourquoi ne dirais-je pas ce
que renferment de séductions ces dossiers de stalles sculptés d'une
main savante et délibérée par un maître lointain ?
II
L'attitude aisée de l'archange dans la scène de Y Annonciation ; l'em-
pressement humilié des Rois mages offrant à l'Enfant-Dieu l'or, la
myrrhe et l'encens; le mouvement, la vie, le naturel des groupes que
l'artiste a disposés dans le tableau de la Présentation au Temple, sont
autant de traits que je ne saurais sans peine mettre en belle lumière.
Quoi de plus vrai que l'expression des docteurs irrésolus, mais déjà
touchés par les enseignements d'un Dieu! L'un de ces philosophes
discute timidement avec Jésus. Trois autres, placés à la gauche de
l'Enfant, expriment le recueillement, la colère, la conviction. Et der-
rière les colonnes du temple apparaissent, émus et radieux, Marie
et Joseph, son bâton de voyage à la main, heureux des paroles qu'ils
surprennent sur les lèvres de l'Enfant divin.
LES SCULPTURES DE J. DU GOULLON
Puis, c'est le Baptême de Jésus, venu dans une barque sur le Jour-
dain jusqu'au point où l'attend le Précurseur; c'est h Christ dans le
désert, tenté par Satan; c'est le Christ transfiguré, inondant d'une
lumière inconnue ses apôtres ravis, pendant que Moïse et Élie appa-
raissent dans l'espace, faisant cortège au corps impondérable du
Sauveur; c'est le Paralytique au bord de la piscine, alors que le
Christ, escorté par la foule qui sera témoin du miracle, exauce la
prière de ce malheureux. Je prendrais plaisir à l'analyse de ces pan-
neaux variés, aux comparaisons que suggère l'étude de ces sculptures
éloquentes.
L'une des scènes les plus originales est assurément celle de la
Résurrection de Lazare. Il en faut observer tous les détails. Jésus fait
un geste d'empire et prononce les paroles toutes-puissantes ; des
hommes ont enlevé la pierre du sépulcre ; le ressuscité se dresse et
joint les mains en signe d'adoration ; Marie, sœur de Lazare, est à
genoux ; Marthe dépouille son frère d'un linceul inutile, et d'obscurs
témoins marquent par leurs gestes que l'odeur fétide du cadavre se
dissipe.
Voici l'Entrée dans Jérusalem, puis les Vendeurs chassés du
Temple. Ici encore l'imagination de l'artiste l'a merveilleusement
servi. Le tumulte est à son comble. Un marchand emporte sur ses
épaules une vaste volière mal fermée d'où s'envolent des colombes ;
un autre, le torse nu, essaie d'entraîner un taureau qui résiste; un
troisième plie sous le poids d'une lourde poche, tandis qu'un Juif
rapace, demi-rampant sur le sol, ramasse avidement, jusque sous
les pieds du Christ dont le fouet vengeur va l'atteindre, des pièces de
monnaie tombées de son comptoir renversé !
Plus loin, Jésus lave les pieds de ses disciples, et Judas, malhabile
à cacher le sac dans lequel est renfermé le prix de sa trahison, attend
que son tour soit venu d'obtenir du Sauveur cette marque touchante
de son affection pour les siens. Judas reparaît encore dans le tableau
de la Cène. L'artiste l'a représenté en lutte avec sa conscience. Son
visage est contracté; ses épaules fléchissent; l'œil est voilé; mais
sans qu'il y prît garde, le pied du traître a déjà glissé du lit sur lequel
il est assis ; la soif du lucre l'emporte : Judas va quitter la salle du
banquet pour consommer son crime. Et pendant ce temps, faisant
opposition à l'image déprimée d'Iscariote, le Christ, saint Pierre et
440 L'ARTISTE
saint Jean, placés à l'extrémité supérieure de la table, forment un
groupe superbe d'inspiration, d'humilité, d'amour, où la cadence
des lignes ajoute encore à la justesse et à la majesté de l'expression.
Le Sauveur est au jardin des Oliviers. Ses disciples se sont endor-
mis. Seul il veille. Et voilà que des anges lui apportent un calice et
une croix, c'est-à-dire l'emblème et la réalité du suppliceque va subir
le Christ pour la race humaine. Mais Jésus s'est redressé, les disciples
sont debout, voici des hommes d'armes ; guidés par le traître, à la
lueur des torches, ils s'approchent de Jésus, et Judas, les bras ouverts,
donne à son Maître le baiser menteur. Les soldats déroulent les
cordes solides à l'aide desquelles ils vont s'assurer de Jésus-, c'est la
mêlée; un apôtre a dégainé, il va blesser un homme tombé à terre.
Le panneau sur lequel est rappelé YEcce Homo est admirablement
composé. D'un côté, Pilate, Jésus et un garde sur une estrade; aux
pieds de Pilate, une jeune mère, l'œil ardent, les lèvres tendues et
méchantes; au fond, la tribune du prétoire, au-dessus de laquelle
apparaissent les faces patibulaires delà foule hostile et houleuse.
Jésus porte sa croix; ses forces l'ont trahi; les gardes commandent
à Simon le Cyrénéen de venir en aide au condamné. Le sacrifice est
consommé; le Christ est crucifié ; les gardes redescendent au pas de
leurs montures les pentes du Calvaire; la Vierge, saint Jean, la
Madeleine, une sainte femme, ont été les seuls témoins de l'agonie du
Sauveur.
La Descente de croix vaut un tableau de maître ; la composition, le
style font le plus grand honneur à l'artiste qui a sculpté cette scène.
La Mise au tombeau est moins heureuse. Par contre, la Résurrection,
le Repas avec les disciples d'Emmaiis, la Descente du Saint-Esprit
dans le cénacle, où se trouvent assemblés les disciples et la Vierge,
sont autant de pages, sinon sans lacunes, tout au moins fort origina-
les et renfermant de belles parties.
Une observation générale que nous ne pouvons taire doit être faite
au sujet de la maturité, parfois de la vieillesse, des personnages. Le
ciseau robuste du sculpteur s'est plu à l'interprétation des visages
aux accents un peu rudes. On peut le regretter. Il y aurait eu plus de
charme dans un certain nombre de tableaux, si l'artiste avait pris
garde aune tendance inconsciente de son esprit et de sa main. Il
convient toutefois d'ajouter que plusieurs scènes font exception dans
LES SCULPTURES DE J. DU GOULLON 441
l'ensemble, au sujet des types trop accusés, trop durs, et, partant,
légèrement de'pourvus de noblesse. Le Christ au Jardin Jésus assisté,
par Simon le Cyrênéen et la Descente Je croix sont des tableaux qui
échappent aux restrictions que nous venons de formuler. Dans ces
divers panneaux, le sculpteur a traité le bois avec un doigt souple et
léger, habile à tracer de fins profils. Au surplus, n'exagérons pas la
critique. Deux planches de ce recueil permettent au lecteur de juger
delà richesse d'un panneau complet, et d'apprécier l'harmonie de la
décoration générale de la chapelle par le rapprochement de ces vingt-
trois panneaux si remarquables et si précieux. Nous serions désavoué
si nous inisistions imprudemment sur quelques détails.
L'ensemble, l'aspect général, priment toute autre question : or,
l'ensemble est vraiment remarquable, l'aspect est d'un grand effet.
D'ailleurs, nous ne pouvons l'oublier, ce ne sont point des éloges
qu'on attend de nous, mais bien l'historique des sculptures du grand
séminaire. Si long qu'ait été le détour oratoire dont nous venons
d'user, nous voici revenu à notre point de départ : il faut s'exécuter.
Si encore nous avions la ressource de nous tirer d'embarras à la façon
du sage de Bagdad! Si un aphorisme, sous notre plume, pouvait tenir
lieu d'une démonstration ! A la bonne heure ! .Mais on ne croit plus
aux sages, en cette fin de siècle. Les sages parlent trop peu, et dùt-on
perdre ses paroles, on ne compte guère, en ce temps-ci, pour quel-
que chose, que dans la mesure où l'on occupe ses contemporains
par de longs discours !
Ce n'est pas que le sujet sur lequel on nous demande d'écrire nous
soit absolument étranger, mais, situation cruelle autant que dange-
reuse, nous allons peut-être heurter des opinions reçues.
III
Une tradition veut que les dossiers des stalles du grand séminaire
aient été sculptés pour la 'chapelle de Versailles, par du Goullon,
d'après les dessins de Le Brun. Deux des médaillons de ces stalles
auraient déplu à Louis XIV, qui aurait fait don de toutes les
sculptures à son premier aumônier, M?r de Coislin, évèque d'Orléans.
Ce prélat, dont Saint-Simon, peu suspect de bienveillance, loue en maint
endroit la charité, le zèle, la piété, les mœurs, aurait fait transporter
dans son diocèse le présent du roi, qui servit à la décoration de la
442 L'ARTISTE
cathédrale de Sainte-Croix. Enlevées de la cathédrale durant la Révo-
lution, les sculptures de du Goullon furent placées, en ce siècle, dans
la chapelle du séminaire.
Telle est, à grands traits, l'histoire des œuvres d'art que M. Dubreuil
rend aujourd'hui populaires. MM. Lottin, de Buzonnière, René
Biémont, historiographes Orléanais, tiennent tous, à quelques varian-
tes près, le même langage sur le point qui nous occupe.
Tout d'abord, deux sculpteurs, sinon un plus grand nombre, ont
porté le nom de du Goullon. L'un, dont le prénom ne nous est pas
connu, a travaillé le marbre. lia été employé dans les Bâtiments du
Roi. Plusieurs vases des jardins de Versailles sont signés de lui. Cet
artiste meurt en 1686 (1). C'est ce du Goullon qui a été le collabora-
teur de Le Brun.
Le second du Goullon travaillera le bois. Jules est son prénom. Lui
aussi est occupé dans les Bâtiments du Roi, mais seulement vers 1698,
et il ne mourra qu'en i-3i ou 1732. C'est ce Jules du Goullon
qui doit être l'auteur des dossiers des stalles du grand séminaire
« ainsi qu'il se voit dans le milieu de la première médaille en entrant
parla porte du Jubé », comme en témoigne Beauvais de Préaux,
en 1778, alors que les stalles décoraient encore la cathédrale de
Sainte-Croix.
Il résulte de cet exposé que Le Brun, mort en 1690, est nécessaire-
ment étranger à la composition de ces curieux ouvrages, qui ne furent
exécutés que vers 1702 ou 1703.
Du Goullon a-t-il sculpté ces stalles pour la chapelle de Versailles ?
LcsComptes des bâtiments permettraient d'en douter. C'est seulement
en 1709 que notre artiste reçut un paiement pour des sculptures des-
tinées à la chapelle du château. Et les stalles d'Orléans étaient la
propriété de M^r de Coislin dès 1704. Durant les trois premières
années du siècle, du Goullon décora de ses sculptures l'appartement
de M""-' de Maintenon au château de Marly ; on le vit encore sculpter
la porte de la chapelle de Meudon, mais sa présence ne fut pas jugée
utile à Versailles.
Ces points établis, et nous ne prétendons pas être affirmatif sur la
question de savoir si les stalles d'Orléans n'ont point, en dépit du
^i) Voir Comptes des Bâtiments, cidit. Guiffrey, 1, II, col. i:83.
LES SCULPTURES DE J. DU GOULLON
silence des documents, été destinées à la chapelle de Versailles, nous
ne pouvons que souscrire au témoignage de nos devanciers. Cepen-
dant, avouons que nous avons lu de notre mieux les Mémoires de
Saint-Simon et que nous n'avons pas découvert la mention de l'offre
faite par Louis XIV à M-1' de Coislin,des stalles du grand séminaire.
.Mais, outre que peut-être nous avons mal lu, Saint-Simon n'a pas
tout dit. Au surplus, il ne nous déplairait pas que Saint-Simon n'eût
point tenu le langage qu'on lui prête. Ne lui fait-on pas dire que
levêque d'Orléans ne fut redevable au roi de posséder les stalles que
parce motif que le roi ne les avait pas jugées dignes de la chapelle
de Versailles? C'est amoindrir le donateur, diminuer le donataire et
déprécier le présent. Quoi donc! Louis XIV tenait, ce semble, en
assez haute estime le grand aumônier, qu'il avait fait cardinal, pour
ne lui point offrir une chose de rebut. Puis, on n'a pas songé aux
conditions dans lesquelles s'exécutaient, au temps de Louis XIV, les
travaux de peinture et de sculpture commandés pour le compte de la
Couronne. C'était -le croquis initial, la composition dessinée qui,
soumise à l'approbation du premier peintre, puis du ministre chargé
des Bâtiments, puis du roi en personne, décidait de la commande.
Un visa favorable avait-il été donné sur un dessin, l'œuvre peinte ou
sculptée recevait sa forme définitive, et l'artiste n'avait pas à craindre
que la composition, une fois terminée, fût l'objet d'un refus. Lors donc
qu'on nous représente Louis XIV mécontent de la disposition donnée
à deux des scènes traitées par du Goullon et s'opposant à ce que les
les stalles prissent place, pour ce motif, dans la chapelle de Versailles,
on se trompe.
Sans être dans le secret du cardinal de Coislin, j'admettrai plus
volontiers que cette Éminence, ayant pu apprécier à Meudon, à Marly
ou à Versailles, le talent très fin, très souple, de Jules du Goullon. lui
aura commandé les stalles que nous admirons aujourd'hui au grand
séminaire. Observez, je vous prie, que mon hypothèse n'a rien d'in-
vraisemblable. L'évèque d'Orléans, écrit Saint-Simon, ne bénéficia
jamais de la moindre partie des revenus attachés à son siège épiscopal.
Il les employait en bonnes œuvres. Rien ne nous défend de penser
que le prélat eut un jour le désir d'enrichir le chœur de sa cathédrale
de stalles à hauts dossiers sculptés par un habile praticien.
Cependant, la légende subsiste, et toute légende a pour base un fait
lSSl) L ARTISTE — T. Il 2<~)
-m L'ARTISTE
historique. D'où vient cette tradition que Le Brun serait l'auteur des
compositions sculptées par Jules du Goullon ? La cathédrale d'Orléans
possède un siège épiscopal de grande allure offert par Louis XIV à
M61 de Coislin. Une stalle avec balustre, que l'on croit avoir appar-
tenu à Mme de Maintenon, visible aujourd'hui à la campagne du
grand séminaire, compléta le présent du roi. Il n'est pas permis de
voir dans le siège épiscopal une oeuvre du xvme siècle. Nous som-
mes en présence d'-un travail de haut style, aux colonnes ornées, au
riche baldaquin dont le plein cintre, décoré de têtes d'anges sur son
pourtour, est dominé par deux anges soutenant l'écu fleurdelisé. Un
avant-corps, très richement sculpté, surmonté d'une balustrade, limite
les gradins du trône. Que Le Brun ait tracé le dessin de ce meuble
opulent, nous l'admettons sans peine. Il serait aisé de citer, dans
l'œuvre du maître, plusieurs décorations d'églises dont certains
détails se rapprochent des ornements du siège épiscopal d'Orléans.
Faut-il admettre que les sculptures de du Goullon, placées d'a-
bord dans la cathédrale, à proximité d'une œuvre du xvue siè-
cle offerte par Louis XIV à Mgr de Coislin, ont causé l'erreur que
nous essayons d'expliquer ? Le fait est admissible. Il se peut qu'on
ait attribué au même artiste la conception de travaux très divers,
visiblement produits à des époques différentes. Le siège épiscopal de
la cathédrale ne saurait être l'œuvre de Jules du Goullon, et, par
contre, ce n'est pas Le Brun qui a dessiné les dossiers des stalles du
grand séminaire.
Jules du Goullon fut chargé, vers la fin du règne de Louis XIV, de
sculpter les stalles de Notre-Dame de Paris. Bon nombre d'historiens
admettent volontiers que l'artiste ne nous a guère laissé d'autres
ouvrages. Les sculptures des stalles du grand séminaire d'Orléans
s'ajoutent à l'œuvre du maître et nous révèlent ce qu'il était en mesure
d'exécuter au début du xvme siècle.
Les archives de l'évêché nous apprennent que, par une délibération
de 1705, le chapitre de la cathédrale décida que, durant la pose des
stalles, l'office canonial se ferait dans la chapelle de la Sainte-Vierge.
Par une délibération de l'année suivante, le chapitre régla que la
rentrée au chœur aurait lieu la veille de la Conception, c'est-à-dire
le 7 décembre 1706.
En 1746, le chapitre édicté un règlement d'administration inté-
LES SCULPTURES DE J. DU GOULLON 44D
rieure. L'un des articles de ce règlement porte qu'il demeure interdit
de jamais tendre de noir le chœur de la cathédrale afin de ne pas
gâter les stalles.
On n'a pas les mêmes attentions en 1794. La démolition immédiate
des murs du chœur a été résolue le 7 février. On enlève rapidement
les boiseries qui demeureront entassées, d'abord dans l'une des cha-
pelles de la cathédrale, et, plus tard, dans les greniers de l'évêché.
En 1829, lorsque les bâtiments du grand séminaire furent rendus à
leur première destination, ces boiseries furent placées dans la chapelle,
et, huit ans plus tard, en 1 837, à la demande de M?r Brumauld de Beau-
regard, le ministre des cultes autorisa le placement définitif des stalles
de du Goullon où elles se trouvaient déposées. C'est du moins ce qui
résulte des documents conservés aux archives du grand séminaire, et
notamment d'une lettre très explicite de M. Pagot, architecte du
gouvernement, datée du 27 mars 1837.
On le voit, quelques faits précis, quelques dates sont indiscutables
dans l'histoire des précieuses sculptures reproduites par M. Dubreuil.
Mais combien d'hypothèses, combien de contradictions et d'invrai-
semblances exigeraient une discussion serrée, longue, fastidieuse. Un
peu de lumière et beaucoup d'ombre! L'assurance du joaillier de-
Bagdad ne vaut pas la réserve du sage. Les vrais sages, ce sont
M. Dubreuil et M. Herluison qui présentent au lecteur les pages
impérissables, lumineuses, destinées à charmer tous les regards,
tandis qu'ils m'ont demandé de m'astreindre à des solutions ardues,
qui ne peuvent intéresser que de rares esprits. Ce n'en est pas moins
un grand honneur pour moi d'avoir pu m'associer à leur œuvre d'ar-
tiste, de bibliophile et de Français.
HENRY JOUIN.
L'EXPOSITION ARTISTIQUE D'ANGERS
a vraie décentralisation ne consiste pas à faire de
petites sociétés d'artistes du cru, mais à créer hors
du centre quelque chose de nouveau, à élargir d'an-
ciens cadres. C'est lace qui nous intéresse particu-
lièrement dans l'exposition ouverte à Angers,
le 9 novembre dernier. Voyez plutôt ce que dit le
règlement : « Art. 2.' — L'Exposition sera divisée en deux sections :
Beaux-Arts et Arts industriels. Art. 3. - La section des Beaux-Arts
comprendra les Peintures, Dessins, Aquarelles, etc., Sculptures,
Gravures, Architecture. Art. 4. - La section des Arts industriels
comprendra les Photographies, Vitraux, Céramiques, Emaux,
Bronze et Fonte d'art, Broderies, Fleurs artificielles, Meubles,
Tissus d'ameublement, Tentures décoratives. » Ce qu'on n'aurait
certainement pas osé proposer pour la Salon annuel de Paris, se trouve
réalisé sans efforts à Angers.
Toute fondation nouvelle permet ainsi d'éliminer certains éléments
de routine. Il est vrai que Paris les a éliminés en fait, quand il a conçu
l'idée de musées et d'expositions d'art décoratif; et d'ailleurs, quel
emplacement suffirait chez nous, s'il fallait adjoindre aux œuvres d'art
pur, mêmeavec le choix le plus sévère, la masse énorme des ouvrages
L'EXPOSITION ARTISTIQUE D'ANGERS 447
d'art décoratif que produit une ville de trois millions d'âmes, la ville
du monde, par-dessus le marché, où ces œuvres-là abondent le plus!
Quoi qu'il en soit, le. programme de l'exposition d'Angers est excel-
lent. Il a été élaboré par la Société des Amis des arts, qui vient à
peine denaître, ayant été autorisée par arrêté préfectoral du 2 septem-
bre 1887, et qui a les meilleures chances de longue vie et de succès.
Subventionnée par le Conseil général de Maine-et-Loire, ce qui est
bien quelque chose, elle compte déjà plus de quatre cents membres
fondateurs et titulaires.
Nous ne pouvons pas citer tout ce qu'il y a d'intéressant dans cette
première exposition, plus riche qu'on n'aurait pu s'y attendre pour
un début. Voici le résumé de quelques notes prises en marge du cata-
logue : M1Ie Arosa nous montre, dans Sous bois, un frais paysage
« étoffé » d'une nymphe assez élégante. Le Laivn -Tennis de M. Paul
Audra est le portrait presque en pied d'une jeune fille en béret, prête
a lancer la balle. Elle gagnera la partie, car elle est solide et bien
construite; — nous parlons de la peinture. Bien modelée aussi la tète
de jeune fille dans le tableau de M. Bellet : Par la fenêtre. M. Henri
Biva met sur un tapis vert des Pommes très savoureuses d'exécution.
Voici une esquisse très remarquable, intitulée Cour d'assises, par
M. Brunclair. C'est presque une pochade, et tout y est: la lumière
ambiante d'abord, les physionomies des juges, de l'accusée et des
gendarmes, celles des témoins et de la foule. L'artiste n'a qu'à repren-
dre ce sujet en plus grand pour obtenir au Salon un succès mérité.
M. Achille Cesbron est un Angevin naturalisé Parisien par de longs
succès; les chrysanthèmes qui entourent la bière d'une jeune fille,
a parfum de fleur, elle s'est exhalée », sont une ravissante nature
morte, pleine de poésie et de charme; quanta des Pommes de terre en
robe de chambre, Chardin les aurait sans doute vues plus largement
dans le modelé, mais il est difficile de rendre avec plus de justesse le
ton gris de la peau et le ton légèrement soufré de la pulpe inté-
rieure qui a crevé l'enveloppe; c'est le cas, ou jamais, de dire qu'on
en mangerait. Les Enfants de chœur de M. Carpentier sont dans la
bonne voie : la peinture en est légère et blonde, ce qui ne l'empêche
pas d'être assez solide ; c'est encore un régal que la Poule au pot de
M. Eugène Claude. Une poularde plumée, une lampe de cuivre, un pot
de terre vernissée, voilà plus qu'il n'en faut pour se montrer dessina-
448 L'ARTISTE
teur et peintre. Dans les Cerises de M. Cormeray, un esprit chagrin
pourrait trouver à blâmer les verdures du fond un peu cahotées
de valeurs et pas très justes de ton; mais la fillette de grandeur natu-
relle, qui salue ironiquement un épouvantait à moineaux, est remar-
quablement étudiée dans la lumière. Il faut citer en courant : un joli
Panier de roses deMIle Faux; deux petits Intérieurs pleins de lumière,
de Mlu Fanny Fleury; un Ange gardien, maniéré, mais très habile,
de M. G. Ferrier. La Dernière communion de M. Fournier est un des
clous de l'exposition : la femme morte sur un lit, éclairée par deux
cierges, le curé, dont la tête d'un beau caractère se détache sur une
lucarne, donnent une impression profonde de vérité et d'har-
monie. Dans les autres figures et accessoires, l'artiste emploie des gris
de qualité un peu trop égale et même ça et là un peu lourde : il est
permis de n'être pas impressionniste; mais sans aller jusque-là, on
pourrait faire vibrer ses gris en y laissant deviner les couleurs com-
posantes; cette remarque n'enlève rien, d'ailleurs, à notre vive sym-
pathie pour une œuvre sincère et émouvante. Il y a vraiment du bon
dans la peinture soignée, serrée, un peu trop froide, de M. Pomey {Le
Café et Inflexible). L'artiste ne pourrait-il pas mettre un peu plus de
diable-au-corps dans son exécution ? M'ie Guyon se montre une bonne
élève de Stevens dans sa figure de femme assise Dans la foret. A
signaler deux intéressants portraits de M"e Hildebrand, surtout celui,
— bien dessiné et d'une jolie couleur, — de M. de R. ; ainsi qu'un
petit portrait sérieux et fin de M. Lebasque. Un peu trop de fini
dans les Barques échouées de M. Ravanne; mais le ciel et l'eau sont
très légèrement faits et d'un ton distingué. La Petite Berceuse et les
Ramasseurs de bois de M. G. Renault montrent un jeune artiste qui a
le courage de chercher les qualités essentielles, dessin, lumière, plutôt
que l'habileté de l'exécution ; c'est le rebours du cours ordinaire des
choses, mais c'est le vrai moyen d'aller loin.
M. Roll n'a pas dédaigné de participer à une exposition de pro-
vince, lui qui tient la tête de la jeune école. Il a eu le bon goût
d'envoyer, non pas une de ses rognures d'atelier, mais une œuvre
dont il peut être fier, très supérieure même par le sentiment de
nature à certains pastels exposés à Paris chez Georges Petit. Son
pavsage intitulé Dans les sapins rend à merveille la valeur franche,
à la fois puissante et légère, des feuillages de sapins sur un ciel
L'EXPOSITION ARTISTIQUE D'ANGERS 440
brouillé. Les rayons du soleil tombent obliquement, à travers les
arbres, sur les fouillis d'herbes folles d'une vaste clairière; tout cela,
ciel gris et bleu, feuillages d'un vert neutre, herbes, aux tons chan-
geants, forme une harmonie un peu agitée, mais riche et, en somme,
assez simple-, or, n'oublions pas que la simplicité, l'unité, est le secret
des bons ouvrages dans l'art.
M. Paul Roux a mis un peu de Harpignies. et il a bien fait, dans
sa vue du Rodj- près Brest. Il aime les tonalités blondes et lumi-
neuses. Qu'il élimine encore quelques détails secondaires, qu'il accen-
tue au contraire les détails principaux : ce n'est qu'un dernier pas à
faire pour arriver au très bon. La Marc de M. Paul Sain est bordée
d'arbres très bien dessinés. Il n'y faudrait qu'un peu plus de vibra-
tion dans la couleur. En revanche il en faudrait un peu moins dans
l'intéressant Vieux Pilote de M. Tessier, dont les tons papillotent un
peu. L'unité des tons est dans la couleur ce que le style est dans la
ligne. Un amical « bonjour » au Moine nerveusement peint de
M. Valadon. M. Pierre Vautier avec sa Patache de la douane près du
pont National, nous a fait penser un peu à Lépine : ce n'est pas du
tout un mauvais compliment que nous voulons lui faire. La Rivière
dans un village, avec son vieux pont, est un Veyrassat, c'est tout dire.
Veyrassat a trouvé sa note, il la garde, — parfois un peu plus
brillante, parfois un peu plus lourde. — Un coup d'œil aux
Pêches et raisins de M"e Villebeysex, bien arrangées et d'un aspect
agréable, et passons à l'aquarelle et au pastel. Nous trouverions ici
largement de quoi louer, notamment dans les fleurs. Mais il faut se
borner. M. Berthelon a « de la patte » dans sa très habile aquarelle
Le Tréporl. Il sait distribuer les valeurs par masses bien franches.
M. Bernard-Louis Borione est sorti de Meissonier en passant par
les tout petits maîtres, Plassans, etc. Il sait friper un costume
de seigneur du xvne siècle, retrousser le nez d'une soubrette, enve-
lopper d'une charmante demi-teinte les joueurs assis devant la
table d'écarté dans le fond d'une Taverne flamande. Maîtresse Poi-
rier, par M. Élie Cesbron, est un très grand portrait au crayon noir
où l'on trouve les défauts mais aussi les qualités d'un bon dessin de
graveur. Holbein aurait mis quelques détails de moins. M. Charon a
pris une jeune femme aux yeux clairs, il l'a priée de regarder un peu
haut, il a copié simplement et sincèrement ce qu'il voyait, et il a fait
450 L'ARTISTE
quelque chose de tout à fait remarquable, qui prouve qu'il pourra
faire un jour de bons tableaux : nous n'entendons pas par là de
grandes compositions bien pondérées, avec un sujet bien intéressant
et un dessin quelconque. A notre avis, les qualités primordiales,
dessin, modelé, style, doivent primer les qualités de goût et d'imagi-
nation. M. Iwill manque un peu d'intensité et de profondeur : mais
il voit juste et fin, témoin les deux vues de Saint- Vaast et de Bruges,
La Prière de M. Landelle est encore une tête de jeune fille aux yeux
levés vers le ciel; c'est d'une habileté, d'une délicatesse extrême :
pourquoi préféré-je celle de M. Charon, qui est loin d'être aussi
bien faite ? C'est peut-être qu'ici la naïveté même est une pro-
messe de mieux, tandis que dans son pastel, M. Landelle a atteint
toute la perfection qu'il peut atteindre. M. Mignon est déjà d'une
audace de main presque effrayante pour son avenir. Son Croquis est une
sépia représentant une jeune personne debout, bien campée, je veux
dire très naturellement posée, tenant des deux mains son ombrelle
fermée. On dirait l'œuvre d'un homme déjà arrivé, qui a enlevé au
bout du pinceau une esquisse où la verve n'exclut pas la justesse du
mouvement et de la forme. C'est effrayant, avons-nous dit, parce que
l'auteur est jeune. Les nations et les individus commencent générale-
ment parfaire de l'art « primitif », c'est-à-dire sincère presque jusqu'à
l'excès. C'est le bon moyen. Mais peut-être M. Mignon a-t-il aussi
commencé par là. Il fera bien, en tout cas, de s'y retremper de temps
en temps. M. Nozal est impeccable dans ses pastels. Son Etang de
Saint-Cuciifa et sa Marine à Élretat manquent de la poésie du
mystère. Ce n'est qu'un reproche négatif, car ils ont tout le reste. Les
deux Intérieurs de Mme la comtesse de Terves sont charmants et lar-
gement faits. M"c Turner a une variété de procédés bien faits pour
intriguer. Elle expose une série de petites marines à l'huile exécutées,
si l'on peut s'exprimer ainsi, « de chic devant la nature ». C'est très
habile et très lâché à la fois. Dans cette voie-là, on peut arriver au
succès devant le public moyen, mais c'est tout. En revanche, voici
une étude à la sanguine, un simple dessin fait d'après un simple
modèle nu : eh bien ! c'est très remarquable par l'accent d'un
dessin dont la justesse aiguë indique un œil pénétrant et sincère :
voilà le bon chemin.
Aux fleurs maintenant. Citons quelques noms : M"'' Alanic,
L'EXPOSITION ARTISTIQUE D'ANGERS
M. Henri Biva, avec ses excellentes Roses de Nice; Mm" Corne-Vé-
tault avec ses Roses Irémières richement harmonieuses ; M™8 Cresty;
.M"c Dybrowska; M. Picou, qui a fait un ensemble très décoratif avec
des boules de neige souplement modelées et des pavots d'un rouge
éclatant; M. Flornoy, qui sait faire tourner sous le regard ses Horten-
sias bleus dans un pot de faïence; M. Rivoire, beaucoup moins
intime, mais 'd'une habileté de main prestigieuse; M:ic Salard, avec
ses Chrysanthèmes, fleur à la mode, et si jolie fleur.
Les graveurs sont peu nombreux, mais ils méritent tous d'être
cités. M. Bellanger a reproduit sur bois, avec une finesse extrême, le
fronton du projet de monument à Victor Hugo par le sculpteur
Dalou ; son burin a trouvé des égratignements particuliers pour
exprimer l'aspect d'un fusain de Lhermitte, le Sabotier. Connaissez-
vous la « gravure d'or » ? Si nous n'étions pas renseigné par le cata-
logue, nous n'aurions jamais pensé à désigner sous ce nom une Idylle
de MIle Le Doux, qui a l'air d'un émail, mais qui est, en tout cas,
ravissante. Moins aimables, mais d'un plus grand art, les quatre
eaux-fortes de M. Léonfanti, qui ont pour caractère la franchise et la
sobriété des vieux maîtres, à un degré quelque peu moindre, naturel-
lement. Mlle Poynot manque précisément de cette sobriété, mais elle
manie l'eau-forte avec une habileté si remarquable, et elle réunit tant
de qualités diverses! Sa Palombella, d'après Henner, et sa Paysan-
nerie, d'après Debat-Ponsan, seraient certainement récompensées, si
l'article 14 du règlement de l'exposition d'Angers n'avait pas dit
expressément : « Il ne sera pas décerné de récompenses ».
Pour la sculpture, citons vite les bustes de MM. Belouin, Macé,
Saulo, et d'élégantes courses de chevaux par M. le comte de Ruillé.
Cela fait, il faudra mettre hors de pair un petit bronze du grand
sculpteur Rodin. Pas joli, le sujet ! Une vieille femme nue, assise sur
un rocher ou elle s'appuie de la main, une jambe repliée, la tête pro-
fondément baissée. Vous devinez les sillons et les crevasses qui par-
courent ce corps raviné commeun terrain sous des pluies torrentielles,
les méplats avachis qui remplacent des formes peut-être belles jadis...
Est-ce l'âge tout seul, n'est-ce pas aussi la misère ou la douleur
morale qui a réduit ce corps dans un pareil état ? Quelle a été l'idée
de l'artiste en choisissant un pareil modèle pour le plaisir de nos
yeux ? On nous dit que ce bronze représente l'une des figures qui se
452 L'ARTISTE
trouvent au seuil des portes de l'enfer. S'il en est ainsi, le côté intel-
lectuel de cette œuvre étrange gagnera quelque chose en logique et en
clarté. Mais le génie de l'artiste est déjà là tout entier. Que l'on
approuve ou que l'on blâme le choix de son sujet, il est impos-
sible de ne pas voir derrière ce petit bronze un grand artiste qui sait
pétrir du pouce et faire jaillir de la glaise, quoi : la vie, élément
essentiel de l'art; la vie sous une forme à la fois générale et indivi-
duelle. Le bronze de M. Rodin nous a fait penser tout de suite à
Rembrandt, qui, dans sa peinture comme dans ses eaux-fortes, savait
si bien transfigurer la laideur sans lui ôter son caractère, ou plutôt
en accentuant ce caractère, et produisait ainsi des chefs-d'œuvre.
Sans aucun doute, toutes choses égales d'ailleurs, il est dans la
nature de nous tous de préférer un type merveilleux tel que
celui de la Vénus de Milo, par exemple; mais il n'en est pas moins
vrai que la laideur même, vue par l'œil d'un artiste, peut servir de
prétexte à de superbes œuvres d'art.
Pour l'architecture, nous avons remarqué un élégant projet de
monument pour la mémoire de Grégoire Bordillon, bienfaiteur de la
ville, et une très intéressante restitution du superbe château
d'Angers avec ses hautes murailles et ses nombreuses tours, tel qu'il
était encore au xvc siècle. M. Beignet, architecte, a conçu, etM. Roche-
reau, serrurier à Angers, a exécuté en fer forgé une fort jolie porte
latérale d'appui de communion. Ce travail n'a qu'un défaut, c'est
d'être parfait comme une pièce d'horlogerie. Nos anciens batteurs de
fer se servaient de l'œil plus que delà règle et du cordeau; cela donnait
à leur œuvre quelque chose d'ingénu et de fort, que nous avons peine
à retrouver aujourd'hui.
La reliure est un art, tout le monde le sait ; il est même permis de
dire que cet art est particulièrement français. M. Ch. Girard, en ce
genre, n'invente pas, mais il imite avec une grande habileté les
reliures du xvi°, du xvne et du xvme siècle.
La photographie aussi est un art, quoique de bons esprits pensent
le contraire. Il ne serait pas très difficile de prouver que l'appareil
photographique est un outil comme le pinceau, et que les meilleurs
photographes sont ceux qui savent choisir, poser, éclairer leur
modèle selon les lois de l'art. Ace point de vue, nous croyons pouvoir
dire que M. Fernand Bertault est un artiste.
L'EXPOSITION ARTISTIQUE D'ANGERS
Faut-il pousser jusqu'au paradoxe apparent et dire qu'un piano est
un objet d'art, même quand il n'est pas orné de sculptures et de
peintures? Au Salon et peut-être même à une exposition des Arts dé-
coratifs de Paris, on n'y songerait pas. A Angers, on a eu raison
d'admettre les pianos, non comme appartenant aux arts du dessin,
mais comme tenant d'aussi près que possible à l'art musical. Un
facteur de pianos qui a trouvé le moyen de donner la largeur de son
et le velouté aux notes aiguës des gammes supérieures se montre, par
là même, tout à fait artiste. Voilà pourquoi on a bien fait d'exposer
parmi les œuvres de sculpture, de serrurerie et de photographie, un
piano de M. Lépicier.
Nous allions poser notre signature au bas de ces lignes, lorsqu'aux
addenda du catalogue nous avons trouvé une œuvre assez impor-
tante : Le lendemain deM. Laurent Desrousseaux. C'est sans doute le
lendemain d'une tempête, car plusieurs personnages, debout ou à
genoux, entourent un cadavre qui a dû passer la nuit dans la carcasse
du navire échoué où il se trouve en ce moment. M. Laurent
Desrousseaux est un habitué des Salons de Paris. Il est habile, il voit
assez juste les tons, les valeurs et les attitudes. Un peu plus de sincé-
rité et d'émotion devant la nature ne gâterait rien dans cette œuvre,
qui est d'ailleurs fort intéressante telle quelle.
Voilà une étude plus longue que celles qu'on accorde généralement
dans les journaux de Paris aux expositions de province. Nous ne
croyons pourtant pas avoir signalé uu seul ouvrage dépourvu de
valeur, et peut-être même en avons-nous oublié plus d'un qui aurait
mérité d'être mentionné. C'est dire que l'exposition d'Angers a
débuté d'une façon brillante.
E. D.-G.
JULES DUPRÉ
(0
ules Di'pré débuta au Salon en
r83i ; mais, comme nous l'avons
vu, il faisait de la peinture plu-
sieurs anne'es avant cette date.
M. Jules Claretie, qui a vécudans
l'intimité du maître et s'est sou-
vent renseigné près de lui, parle
d'un tableau antérieur à i83o; il
s'agit d'une œuvre d'un genre par-
ticulier : « Dupré, le grand pein-
tre des chênes, un des poètes de la forêt, a pourtant fait des études
de villes, quelque chose comme des Canaletti, genre mis à la
mode depuis quelques années par les peintres de la « modernité ». Il
existe de lui un tableau sur châssis, représentant le port Saint-Nico-
las, tout peuplé de voitures, de marchandises, de paysans débarquant
des légumes, de charrettes, de chevaux et même de poules. Le pont
i V. l'Artiste de novembre 1889, II. 364).
JULES DUPRE 455
Ro}ral apparaît. A droite se montrent les arbres du jardin des bains
Vigier, des peupliers et des ormes. Effet gris, gai, grouillant, de très
jolies touches sur les voitures, une grande habileté de main. Il y a là
comme une recherche de Bonington et déjà un grand progrès sur
Demarne, Leprince; mais le maître s'y tient encore dans l'école du
passé; joli tableau néanmoins, il date d'avant i83o probablement. »
A cette époque le maître n'est pas en possession complète de son art, il
hésite, il en est encore aux hardiesses, — ■ très disciplinées malgré les
apparences, — que Bonington avait enseignées à ses camarades les
romantiques français. Dupré, gris, Dupré posant de très jolies tou-
ches avec une très grande habileté de main, c'est le Dupré de la veille ;
il nous prépare le vrai Dupré, mais quelle distance l'en sépare
encore !
Sauf pendant les premières années de sa carrière, le grand paysa-
giste n'exposa que rarement au Salon. Il produisit beaucoup pour-
tant, mais ses tableaux, le plus souvent vendus à l'avance, allaient
enrichir les galeries particulières, aucun bruit ne se faisait autour
d'eux, car Dupré avait horreur de la réclame. Au Salon de i83g il
parut avec un tableau dont il a fréquemment repris le thème, sur
lequel il a exécuté les plus charmantes variations, Animaux passant
un gué : des eaux calmes, quelques grands arbres, un troupeau de
vaches passant à gué ou venues pour s'abreuver, au soleil couchant.
Ce motif reparaît souvent dans son oeuvre sous des titres divers et
avec des modifications importantes.
On doit placer vers 1840 l'exécution par Jules Dupré des Batailles
de Hondschoote et de Wattignies, dont la première se trouve au
musée de Lille. Dupré peintre de batailles, voilà qui est pour sur-
prendre au premier abord. Un jour Eugène Lami, qui avait reçu la
commande des deux batailles dont je viens de dire les noms, se sou-
vint que Van der Meulen et Huismans avaient collaboré ensemble ; il
proposa à Jules Dupré, qui accepta, d'essayer, suivant cet illustre
exemple, de faire à eux deux les tableaux commandés. Avec sa vail-
lance habituelle le paysagiste, se mit à l'œuvre avec des documents que
lui fournit son confrère; Hondschoote fut bientôt complètement
ébauché. Ce fut alors le tour d'Eugène Lami ; mais la verve endiablée
de l'artiste se trouva comme paralysée tout à coup : les tons gris atté-
nués et fins, qu'il trouvait d'ordinaire sur sa palette, ne pouvaient
456 L'ARTISTE
supporter le voisinage des vigueurs de coloration du maître paysagiste.
Après plusieurs essais infructueux, il fallut y renoncer : ceci avait tué
cela. Lami appela à son aide le peintre Godefroy, qui exécutait les
fonds de paysages dans les tableaux d'Horace Vernet ; à eux deux ils
peignirent un Hondschoote fort convenable et un Wattignies auquel
il n'y a rien à dire. On peut voir les deux tableaux au musée de Ver-
sailles. Godefroy demanda à Lami, pour sa rémunération, la vraie
Bataille de Hondschoote par Dupré; elle figure aujourd'hui au musée
de Lille, qui Ta acquise de Godefroy lui-même.
Le Salon de i852 fut le dernier Salon annuel auquel le maître
exposa. Mais il était représenté par de nombreux tableaux à une
exposition qui eut lieu, en 1860, au boulevard des Italiens; ses
envois étaient : le Troupeau de bétail traversant un gué, le Troupeau
s'abreuvanl dans une mare au pied d'un chêne, un Torrent dans la
Creuse, la Chaumière normande, le Chemin traversant un bois dans les
Landes, la Marc au soleil couchant , la Clairière, et le Berger condui-
sant un troupeau. Voici comment s'exprimait Théophile Gautier à
propos de cette exposition : « Une réputation qui jadis jeta un vif
éclat et qui depuis était un peu rentrée dans l'ombre, la réputation de
Jules Dupré, dissipant les brouillards interposés entre elle et le
public, rayonne comme une aurore enflammée à cette exhibition du
boulevard des Italiens. Non par frivole bouderie, mais lassé d'une
lutte corps à corps avec la nature, tout jeune encore, le grand artiste
qu'on nomme Jules Dupré s'était retiré de l'arène. Il avait voulu
peindre la lumière, faire frissonner l'eau, courir la sève dans les
feuillages, et, avec des audaces et des efforts de Titan, il escaladait les
cieux pour rapporter au bout de son pinceau une paillette de soleil.
S'il a travaillé depuis, c'est dans son atelier, au fond des grands bois,
et, le soir, effaçant sa toile ou la retournant contre le mur pour ne plus
la regarder. Que d'essais réussis, que de chefs-d'œuvre perdus par cet
inquiet génie, toujours ivre de son idéal, toujours mécontent de lui-
même ! » C'était là la véritable raison de son abstention aux Salons
annuels : le fier artiste fuyait la cohue pour trouver le recueille-
ment.
Je ne crois pas que Jules Dupré se soit jamais essayé à graver à
l'eau-forte, mais il a exécuté pour V Artiste un certain nombre de
lithographies, en voici la nomenclature : Vue prise à Alencon, le
JULES DUPRE
457
Pacage limousin, Un moulin dans la Sologne, Vue prise en Nor-
mandie, Vue prise dans le port de Plymouth, Vue prise en Angleterre
(d'après son tableau du Salon de i83G), Les bords de la Somme. Ces
lithographies sont exécutées simplement mais avec beaucoup de
largeur et une belle entente de l'effet. La plus remarquable de toutes
me paraît être Le Pacage limousin, les noirs en sont fort beaux, très
intenses, mais non opaques; les demi-teintes légères sont employées
avec sobriété, l'aspect présente une énergie dont les derniers lithogra-
phes nous ont malheureusement déshabitués.
CAMILLE LEYMARIE.
C^* *e^? «-Sa?- yf» - .
UNE ÉDITION NOUVELLE DE « POLYEUCTE »
-,
: y ^J\
Ifc* $^
Pierre Corneille
Désireux de figurer à l'Exposition
universelle avec une œuvre digne de
la vieille réputation de leur maison,
les grands éditeurs de Tours, MM. Al-
fred Marne et fils, ont fixé leur choix
sur une édition de Polyeucte, et ce
choix leur a été dicté par les tradi-
tions même de leur librairie essentiel-
lement catholique et classique. Ces
traditions, au surplus, ne se bornent
pas là : l'art et le goût, qui sont de
fondation dans la maison, ont large-
ment contribué à faire de ce livre un
de ceux qui ont été l'honneur de la
librairie française à l'Exposition de
1889. Nul ouvrage n'a été plus ad-
miré, nul ne méritait mieux de l'être.
On sait quelles admirables publica-
!■•' songe de I ' •
Frises dessinées par Léon Leniept, gravées par Léon Rousseau, pour Polyeucte
i 889 — l'artiste — T. 11
46o L'ARTISTE
tions sont les belles éditions des grands classiques, imprimées par la
maison Marne; avec quel soin, quelle tenue, et, pour tout dire en
un mot, quel style, typographiquemcnt parlant, elle sont été établies.
Le Polyeucte qui vient d'être mis au jour, renchérit encore sur celles-
là par la splendeur du format, les magnificences de l'illustration et
de l'ornementation, par les recherches d'érudition qui y ont con-
couru.
Jamais le chef-d'œuvre de Corneille n'avait revêtu une forme aussi
magnifique, telle qu'on la souhaiterait pour tous les chefs-d'œuvre.
Composé avec des caractères spécialement fondus pour cette édition,
d'après les types des Didot qui firent la célébrité des éditions du
Louvre, mais avec certaines modifications qui ajoutent à leur élégance,
sans en altérer la belle ordonnance, le texte du grand Corneille a une
ampleur superbe, qui, à la lecture, semble en accentuer la majesté.
D'ailleurs, par un scrupule très louable, nulle annotation au bas des
pages, nul renvoi qui en vienne amoindrir la pure physionomie;
les notes et les commentaires ont été rejetés à la fin du volume, en
des appendices spéciaux où sont traitées les diverses matières qui ont
trait à l'œuvre du poète.
L'illustration comprend un portrait de Corneille et cinq grandes
compositions, se rapportant à chacun des actes de la tragédie.
M. Albert Maignan a été chargé par les éditeurs de dessiner ces
compositions. Le peintre a apporté beaucoup de conscience dans cette
tâche extrêmement ardue, il est juste d'en convenir ; ce n'est assu-
rément pas chose aisée que de faire vivre pour les yeux les person-
nages que le poète a créés à la taille de son génie; et si, en thèse
générale, toute illustration d'un livre est fatalement décevante en ce
que la main de l'artiste est impuissante à réaliser ce que l'imagi-
nation individuelle de chaque lecteur a rêvé, combien plus illusoire
nous paraît à l'avance le succès quand il s'agit de nous représenter les
figures surhumaines des héros de Polj-eucte, qui ne vivent que par les
sentiments les plus nobles, les passions les plus sublimes ! Où trouver
en ce temps profondément sceptique, l'artiste capable' — tel Delacroix
pour Shakespeare ou Eschyle — d'une inspiration assez élevée pour
se hausser jusqu'au génie de Corneille et l'interpréter par des formes
plastiques? Loin de nous la pensée de faire son procès à M. Maignan
et de marquer à son endroit l'ombre d'une intention désobligeante ;
UNE EDITION NOI VELLE DE POLYEUCTE 4.1
'■*>■; i
m>
Atfelta Duclos (1670-1748), d'après un portrait de Nattier
appartenant à M. Alexandre Dumas.
l'entreprise e'tait singulièrement difficile, c'est déjà un honneur de
l'avoir tentée. Le côté dramatique et pittoresque par lequel il l'a
abordée lui a fourni d'heureux effets ; la scène du quatrième acte,
462 L'ARTISTE
dans laquelle il a groupe Polyeucte et Pauline, est d'un beau sen-
timent. MM. Bracquemond, Waltner, Le Coûteux et Boilvin,
chargés d'interpréter à l'eau-forte les compositions de M. Maignan,
les ont rendues avec une rare habileté. La gravure du portrait de
Corneille avait été réservée à Ferdinand Gaillard, mais la mort l'a
empêché de terminer son œuvre, et c'est à M. Burney, un de ses
élèves les plus distingués, qu'est échu ie soin de l'achever; il s'en est
acquitté tout à son honneur.
Dans ce bel ouvrage, un des éléments qui n'est pas le moins inté-
ressant, c'est l'ornementation du texte, qui comprend les frises, les
lettres ornées et les culs-de-lampe. L'artiste qui a traité cette partie
s'\ est montré dessinateur de goût, ingénieux et délicat. Par un com-
merce assidu avec les documents graphiques du dix-septième siècle,
M. I.eniept a réussi à merveille à s'assimiler très exactement le style
décoratif du temps, sans que cette fréquentation ait nui en rien à sa
propre originalité. Dans quelques vignettes reproduites ici d'après
l'ouvrage publié par la librairie Marne, le lecteur ne manquera pas
d'apprécierles charmantes qualités de décorateur dont il a fait preuve,
secondé en cela par un graveur de mérite. M. Léon Rousseau, dont
l'éducation technique a été faite à la maison de Tours
Après ce rapide aperçu de l'aspect artistique, si nous considérons
le coté critique et historique de la publication, nous devons men-
tionner d'abord l'introduction écrite par M. Léon Gautier, de l'Ins-
titut. Cette étude emprunte à la compétence que l'auteur a acquise en
matière d'érudition littéraire, une autorité toute spéciale; elle précise
le caractère des personnages et fait justice des objections qui, depuis
l'origine, ont été rééditées contre la tragédie chrétienne de Corneille.
Au reproche de « fanatisme » qu'on a tant de fois renouvelé contre le
personnage de Polyeucte, M. Gautier oppose un fier argument, qui est
aussi d'une profonde justesse, c'est que les actes héroïques, un peu
fous même, sont utiles au développement de toute vie religieuse et
sociale. « En somme, ajoute-t-il, on voudrait un Polyeucte « juste
«milieu » ; mais j'ose me demander, non sans quelque hésitation, ce
que serait devenue l'humanité si elle n'avait jamais été que « juste
>< milieu ». Une telle modération lui aurait sans doute épargné bien des
crimes, mais elle l'aurait, je pense, rendue incapable de certaines
grandeurs sans lesquelles ce monde ne saurait vivre. » Ne faudrait-il
Portrait de Rachel
464 L'ARTISTE
pas renoncer à comprendre cette œuvre sublime si on la jugeait en
dehors du sentiment chrétien ?
Sous le titre d'Eclaircissements sont groupés, à la fin du volume,
les commentaires qui ont pour objet l'étude des origines de Polyeucte
dans la légende et dans l'histoire; des recherches sur les procès des
martyrs, aux premiers temps du christianisme; enfin l'histoire de
l'œuvre au théâtre et les jugements de la critique. Sur ces divers
sujets les renseignements sont présentés avec l'érudition la plus com-
plète et s'appuient sur d'intéressants documents ; parmi ces derniers
nous citerons les reproductions de peintures, sculptures et autres
monuments relatifs à l'histoire des martyrs, qui accompagnent la
notice de AI. Paul Allard. L'interprétation du drame de Corneille, les
costumes, les décors, la mise en scène ont fourni à MM. Léon Le
Grand et Edouard Garnierla matière de deux curieux chapitres sur le
théâtre en France. Entre bien d'autres particularités, il n'est pas sans
intérêt de retenir que le rôle de Polyeucte avait toujours été, jusque
vers le milieu de ce siècle, délaissé ou dédaigné par les grands tra-
gédiens, qui le considéraient comme secondaire et indigne de leur
talent, l'abandonnant aux débutants ou aux comédiens de deuxième
ordre ; leurs préférences étaient pour le rôle de Sévère, beaucoup plus
noble à leur yeux. C'est Beauvallet qui, le premier, remit en honneur
et en sa vraie place le personnage de Polyeucte. La Champmeslé,
M110 Duclos, Mlle Gautier, Adrienne Lecouvreur, la Clairon, Rachel,
pour ne citer que les plus célèbres, ont interprété le rôle de
Pauline. A propos de Rachel, Jules Janin a écrit : « Elle était surtout
la Pauline de Corneille, en tout ce quatrième acte admirable et rempli
des émotions les plus touchantes. Et comme elle disait jusqu'aux nues
ce grand cri :
Je sais, je vois, je crois, je suis désabusée !
« En ce moment solennel tout brillait, tout parlait, tout brûlait
dans cette personne héroïque. Elle avait dix coudées, elle était immor-
telle. » Les noms des principaux comédiens dont la critique ait
conservé le souvenir pour la supériorité avec laquelle ils ont joué le
rôle de Sévère, sont ceux de Baron, de Lekain et de Talma. Dans
les notices dont nous parlons, les détails abondent sur le jeu de tous
cas acteurs, sur leur façon de comprendre leurs rôles, sur leurs cos-
■m
Frontispice dt la première édition de Polyeucte i"| 3
L'ARTISTE
tûmes. Il est plaisant de constater aujourd'hui, sur ce dernier point,
combien peu de souci on eut. au théâtre, de la vérité historique, au
dix-septième et au dix-huitième siècle, en voyant le ridicule des cos-
tumes alors en usage dans la tragédie, et dont le frontispice de l'édi-
tion originale reproduit ici, d'après le livre publié parla librairie Marne,
donne une idée fort exacte.
Une bibliographie de Polyeucte, faile avec le soin le plus mi-
nutieux, termine cette incomparable édition, pour laquelle, on le voit,
rien n'a été négligé de ce qui pouvait la rendre instructive et
attrayante, documentaire et artistique. Il serait difficile de dire quel
concours d'efforts multiples et de talents divers il a fallu pour réaliser
ce magnifique ouvrage, et quelle admirable entente de l'art typogra-
phique pour les coordonner dans cette belle harmonie qui reste le
secret des publications sorties de la grande librairie de Tours.
PIERRE DAX
L'ARTISTE
Ll
LE JOUEUR DE BASSE
I.ASCRETI
Bi'.ï cheveux boucles et poudrés de frais,
Bsll Coquet et charmant sous l'habit de soie.
L'artiste, le cœur plein d'intime joie,
Berçant son loisir, joue a sons discrets.
Or, un rossignol s'est pose tout près,
Sur un églantier dont la branche ploie .
Et, n'osant bouger de peur qu'on le voie,
Enflûtements doux semble dire : Apres :'
Le musicien module et varie
Un thème des Sept Douleurs de Marie.
L'oratorio du vieux Scarlatti.
Mais sans s attarder aux plaintes dolentes,
Il s' égayé et perle en fins staccati
Un air de ballet des Indes galantes.
THEODORE MAURER.
4GS L'ARTISTE
LA PATINEUSE
FfH ' £c''e fcrmc ct S!ir 'e'5 ^lcs
f$M Glaces par la bise hivernale,
La patineuse matinale
Dessine ses hardis -ig^ags.
Dans la moiteur de sa pelisse
Bravant les frimas du matin.
Sur l'arête de son patin.
Légère et rieuse, elle glisse.
Le petit ne\ au vent, le corps
Cambré, la taille provocante.
Elle est la mondaine élégante
Et la reine de tous les sports.
Et tandis qu'alerte, elle passe.
Souriante à tous les saluts.
Les cygnes, qui ne nagent plus.
Envieux, jalousent sa grâce.
Elle aime l'hiver rigoureux.
Les bals, les soupers, les premières.
Et sous la clarté des lumières.
Les diamants jetant leurs feux.
Mais riaye\ crainte qu'elle oublie
Celui qui sans abri, sans pain.
Souffrant du froid et de la faim.
Lui tend la main et la supplie.
Pour ses plaisirs payant rançon,
Elle sait, du bien coutumière,
Cacher toujours son aumonière
Dans le duvet de son manchon.
PAUL FERRIER
POESIES 469
A CELLE QUI N'EXISTE PAS
E39B&S rivantes, pour Toi, f 'ai laissé la caresse.
es! Sans espoir d'accomplir mon rêve et mes desseins
Et de cueillir les fleurs neigeuses de tes seins,
A Toi j'ai réserve' ma moisson de tendresse.
Des vulgaires amours dédaignant les larcins,
Sans rien te demander je me donne, 0 Maîtresse!
Et j'ai dit aux désirs de ma chaste jeunesse :
Envolez-vous vers Elle en radieux essaims.
Quand je suis heureux, c'est que ta lèvre extatique,
Meffleurant d'un baiser douloureux et mystique,
M'a souri doucement ou m'a parlé tout bas;
Et sachant que mon rêve est un rêve impossible,
Mais sûr de te savoir à tous inaccessible,
Je t'adore, certain que Tu n'existes pas.
CHEVALERIE
adis, au temps lointain des paladins errants,
La cuirasse d'airain couvrait un cœur fidèle,
Et, si Dieu conquérait par les gestes des Francs,
Eux n'auraient pas compris le Paradis sans Elle;
Car votre âme rêvait, ô rudes conquérants !
Quand vos nefs sur la mer voguaient à tire d'aile,
Tout autant de la Dame au front clair, aux yeux francs,
Que d'Ascalon la blanche ou Byqxnce la belle.
Moi, c'est devant la table ou je penche mon front,
Suivant avec effort la pensée au vol prompt,
Que je te vois passer avec ta grâce exquise.
Mais ces divers combats veulent le même cœur,
Et je pourrai, le jour où je serai vainqueur,
Comme un preux d'autrefois, dire : Je t'ai conquise !...
47»
L 'A R TIS TE
LARME D'ETOILE
^gS'ai réré d'un amour doux, et tendre, et puissant,
jsgj Qui me verse la force aux heures de tristesse.
Apaise /nés douleurs avee une caresse
Et d'un regard mouillé rafraîchisse mon sang.
Jamais je n'ai trouvé l'idéale maîtresse.
Comme un brouillard des prés, au matin blanchissant,
Mon rêve s'est enfui de mon cœur bondissant
Et V aube froide et rose a chassé la tendresse.
Mais, aux lèvres des fleurs j'ai cueilli des murmures,
Et les soupirs d'amour que disent les ramures.
Où la brise du soir met d'étranges aveux:
Et, parfois, j'ai senti tomber du ciel sans voile,
Quand les vents de la nuit effleuraient mes cheveux.
Dans mon cœur solitaire une larme d'étoile.
LOUIS FARGES.
L'ARTISTE
DE TOLBIAC
Fraôment d une fresque du F:
CHRONIQUE
sa débarrassé tout récemment, des échafaudages qui 1rs
dissimulaient aux regards des visiteurs, les peintures que
M. Joseph Blanc vient de terminer, aux murs du Pan-
théon. Le sujet qui lui avait été dévolu dans le vaste
projet de décoration picturale du monument, élabore par
le marquis de Chennevières, alors directeur des Beaux-Arts, était em-
prunté à l'histoire de Clovis. Ilcomprend quatre entre-colonnements, dont
trois sont occupés par le Vœu de Claris à la bataille de Tolbiac; le qua-
trième est rempli par un épisode distinct, le Baptême de Clovis.
Dans une note communiquée à M. de Chennevières par M. Joseph
Blanc lui-même, ce dernier a indiqué la pensée de son œuvre au moment
où il l'a conçue et telle qu'il l'a exécutée : nous ne saurions mieux faire
que de la reproduire ici pour en donner une description exacte, a laquelle
l'artiste a très scrupuleusement conformé l'exécution.
« Entre-colonnement de gauche : L'armée ennemie s'avance au galop
des chevaux comme une immense vague. Le roi des Allemands, menacé
par l'archange saint Michel, détourne son cheval et s'apprête a fuir: dans
les airs l'archangj Raphaël ou Gabriel tient déployé l'étendard de la Croix
dont il repousse 1»:; lances ennemies.
a Centre : Clovis, qui déjà trois fois a reculé, pense au Dieu dont lui a
parlé Clotilde; il lève les veux au ciel, étend les bras et fait vœu de se faire
chrétien, si seulement il sort sain et sauf de cette bataille. Son ri ls Théo-
doric, désarçonné, cherche à repousser le cheval de son père; mais l'ani-
472 L 'A R TIS TE
mal, plein encore de la bataille, recule avec peine. Dans le ciel, le Christ
entend la prière et d'une main entr'ouvre les nuages pour faire place à l'ar-
mée céleste; de l'autre, il indique aux anges l'armée ennemie qu'ils doi-
vent mettre en fuite; des anges sonnent de la trompette, un autre tire
l'épée; dans les nuages quelques autres lancent des foudres.» C'est ce frag-
ment de la fresque de M. Joseph Blanc, qui est reproduit dans la gravure
ci-contre.
« Entre-colonnement de droite : Sighebert, roi des Ripuaires, blessé à la
jambe, est tiré de son cheval par ses compagnons et porté à l'écart. Les
soldats fuient dans les chariots gardés par des femmes qui les repoussent.
L'une d'elles, dans son désespoir, jette son enfant au milieu des fuyards,
préférant le voir mort que vivre fils d'un lâche; un autre repousse l'éten-
dard gaulois et d'un geste indique leurs ennemis; dans le ciel, un ange
montre Dieu qui vient en aide aux Franks et fait prendre courage aux
vaincus. Voici ce que je trouve dans Henri Martin : « Sighebert, roi des
'<• Ripuaires, ayant été atteint d'une blessure au genou et forcé de quitter
« le combat, le désordre se mit parmi ses soldats, et toute l'armée franke
« commença de plier et de pencher grandement vers sa perte. » Vous
voyez combien cela est clair, et je me félicite d'avoir mis cette figure de
Sighebert dans ma composition; du reste, si vous vouliez avoir quelques
détails de plus, voyez la page 241 du premier volume de V Histoire de
France par Henri Martin, il suit pas à pas le texte de Grégoire de Tours,
ou, pour mieux dire, il le donne en entier.
« Le baptême : Clovis vainqueur remplit son vœu. Il est debout dans la
piscine, vêtu de blanc comme les néophytes. Saint Rémy, debout derrière
lui, abaisse la tête et tient de la main droite la coquille pleine de l'eau du
baptême; il lève les yeux au ciel et semble remercier Dieu de la joie qu'il
éprouve à voir ce chef frani< se courber enfin et devenir chrétien. Clotilde,
à genoux, assiste à cet acte et prie Dieu avec reconnaissance; quelques
guerriers se dépouillent de leurs vêtements et se préparent à prendre la
place de leur chef; un compagnon de Clovis garde ses vêtements et ses
armes; les trompettes retentissent. »
On doit féliciter hautement M. Joseph Blanc des admirables qualités de
dessinateur et de décorateur dont il vient de donner une preuve éclatante
dans l'exécution de cette fresque. Il a pleinement réalisé les espérances que
notre éminent collaborateur, M. de Chennevières, avait fondées sur son
talent et dont il parlait dans V Artiste lorsque, dans ses articles sur les Dé-
corations du Panthéon, il écrivait, au sujet de l'œuvre future de M. Joseph
Blanc: « Il est permis de pressentir que l'ensemble de son travail sera
celui qui, après la peinture de Puvis de Chavannes. fera le plus étroite-
CHR0NIQ1 i .,-:;
ment corps avec la muraille de l'édifice, i Quelques-uns pourront peut-
être trouver à reprendre au caractère, plutôt profane et païen que religieux.
du groupe des ligures célestes : nous estimons que les superbes qualités
« d'harmonieux et tranquille décorateur et de vigoureux dessinateur » qui
se sont affirmées une fois de plus, et avec éclat, dans cette vaste composi-
tion, sont dignes de tous éloges.
Un peintre de talent, l'un des plus justement apprécies parmi les artistes
qui composent la Société des aquarellistes français, Ferdinand Heilbuth,
vient de mourir à Paris. Il était né à Hambourgen 1826; après avoir quelque
temps séjourné à Rome, il vint s'établir à Paris où il fut l'élève de Gleyre.
Il s'adonna à la peinture de genre et d'histoire et v apporta une distinction
peu commune, une certaine habileté de composition et une élégance
d'exécution assez rare en ces sortes d'oeuvres. Lorsque la vogue revint à
l'aquarelle, Heilbuth produisit, par ce procédé qu'il a largement contribué
à remettre en honneur, des œuvres exquises qui tiennent autant du pavsage
que du tableau de genre et où il a excellé à grouper des fines silhouettes de
Parisiennes dans des sites ensoleillés, dans des parcs élégants, au bord de
pièces d'eau qui s'égaient de canotiers et de mondaines élégantes. C'est
surtout par ses aquarelles que s'est faite sa réputation.
Naturalisé Français depuis une dizaine d'années, Heilbuth s'est rappelé
que la France avait fait sa célébrité, en laissant toute sa fortune pour venir
en aide aux artistes nécessiteux. Il a légué la nue propriété de sa for-
tune, qui est considérable, à la caisse de secours pour les artistes, fondée
par le baron Taylor. Tout ce que contient son atelier, sa galerie de
tableaux, son mobilier seront réalisés en vente publique, conformément à
ses volontés ; le produit de cette adjucation, joint à celui de la vente de son
hôtel de la rue Ampère, formera le capital qui appartiendra à l'association
des artistes, et dont l'usufruit sera attribué à divers membres de la famille
de l'artiste. Par là Heilbuth a bien mérité de sa patrie d'adoption.
On se rappelle qu'il y a quelques années le conseil de fabrique de l'église
Saint-Gervais avait aliéné cinq tapisseries célèbres, qui se trouvaient dans
cette église et représentaient la vie des saints Gervais et Protais. Cette vente
faite indûment amena l'intervention du Conseil municipal de Paris et fut
annulée par les tribunaux, à la suite d'une action judiciaire intentée par la
préfecture delà Seine. La ville de Paris rentra en possession de ces magni-
4-{ L'ARTISTE
tiques tapisseries. Elles viennent d'être placées dans le musée municipal
d'Auteuil, récemment installé, comme on sait, dans un immeuble que pos-
sède la Ville dans la rue La Fontaine, et servant précédemment d'entrepôt
pour les appareils à gaz du service municipal, et à la fois de dépôt pour les
statues et autres œuvres d'art qui ne recevaient pas une destination im-
médiate. Une aile nouvelle, qui vient d'y être édifiée, contient en outre
plusieurs tableaux importants, notamment Y Incendie de Courbet et la Fête
du 14 Juillet de Roll.
Le Directeur-Gérant : Jean Albout.
LE MANS. — IMPRIMERIE EDMOND MONNOYER
TABLE DES MATIERES
DU TOME DEUXIEME DE r88q
JUILLET
Jules Barbey d'Aurevilly. — E. Ledrain i
Essais sur l'histoire de la peinture française. III. — Ph. de Ciii \ni.\ ières 1 1
Donatcllo. I. — Marcel Reymo.nd 17
La collection Secrétan. — Alphonse de Calonni: 25
Le Salon de z88g : La peinture orientaliste. — Léonce Benedite 3z
— La peinture historique et la peinture anecdotique. — Jean
Alboize 44
— La nature morte. — Camille I.eymarie 5 1
La gravure. — F. Courboin 55
L'architecture. — E. Loviot 60
Poésies : En Arormandie. — Emile Blémont 64
Chronique 71
AOUT
« La mort de Marat », de David. — E. Durand-Gréville 70
Essais sur l'histoire de la peinture française. IV. — Pu. de Chennevières 94
Les lithographies de Delacroix, — Germain Hédiard 1 04
La jeunesse d'Henri Regnault. — Gustave Larroumet 112
Donatcllo. II. — Marcel Reymond 11S
M. A ntonin Proust. — Adolphe Aderer 1 28
Poésies : La libellule. — Camille Saint-Saens 1 33
— Source tarie. — André Lemoy.ne 1 34
Chronique '^7
septembre
Le Salon de Gand. — Eugène Demolder 1 54
Donatcllo. III. — Marcel Reymond 161
Les lithographies de Delacroix (Suite). — Germain Hédiard 168
iSSg — l'artiste — t. 11 ji
476 L'ARTISTE
Le nettoyage de la « Ronde de nuit ». — E. Durand-Gréville 177
Le proj ition sculpturale du Panthéon. — Gustave Larroumet igo
Le mariage d'Angélique, comédie-pastiche en un acte, en vers. — Joseph Gayda.. 202
Chronique 226
Les Livres 2? 1
OCTOBRE
Notice sur la vie et les ouvrages de M. Cabane!. — Vicomte Henri Delaborde 235
La peinture moderne a l'Exposition universelle. — Gaston Sciiei-er 248
Le nettoyage de la « Ronde de nuit «(Suite). — E. Durand-Gréville 232
Les lithographies de Delacroix (Fin). — Germain Hédiard 26a
Donatello. IV. — Marcel Revmond 27J
Lettre au directeur de L'Artiste. — Eugène Baudouin 285
Le mariage d'Angélique, comédie-pastiche en un acte, en vers (Fin). — Joseph
Gayda 288
Chronique 3o6
NOVEMBRE
Emile Augier. — Louis Besson 3i5
Essais sur l'histoire de la peinture française. V. — Pu. de Ciiennevières 334
Les envois de Rome. — Paul Leprieur 344
Le nettoyage de la « Ronde de nuit » (Fin) . — E. Dura.nd-Gréville 35o
Les dessins de J.-P. Laurens pour les « Récits mérovingiens ». — Outis 36i
Jules Dupré. I. — Camillle Levmarie 364
Poésies : Zingarelle. — André Lemovne 379
— Crépuscule d'automne. — Léonce Benedite ' 38o
Sommeil d'enfant. — Achille Rouquet 38 1
Chronique 383
Les Livres '5)3
DÉCEMBRE
Drame lyrique et drame musical. — C. Saint-Saens ^^
Essais sur l'histoire de la peinture française. VI. — Ph. de Ciiennevières 405
Les poètes féminins : Alfred de Musset. I. — Louis Delzons 424
Les sculptures de J. du Goullon au grand séminaire d'Orléans. — Henry Jouin... 43(5
L'exposition artistique d'Angers. — E. D.-G 44°
Jules Dupré. II. — Camille Levmarie -P4
Une édition nouvelle de Polyeucte. — Pierre Dax 4^8
Poésies : Le Joueur de basse. — Théodore Maurer 4b7
La Patineuse. — Paul Ferrier 1*8
— Sonnets. — Louis Farces 4^9
Chronique ^~'
TABLE DES M \\ [ÈRES 477
TABLE DES GRAVURES HORS IIXTK
./. Barbey d'Aurevilly, portrait gravé à L'eau-forte pai Lucn Q\
Judith, groupe en bronze de Dona 1 1 i m Loggia dei Lanzi, à Florence).
Le Benedicite, tableau J'André Crochepierre (Salon de [88g .
La mort de Marat, tableau de Louis David.
David, statue en bronze de Donatello [Musée national de Florence), gravée a l'eau-forte
par Eugène Decisy.
Antonin Proust, portrait peint par Edouard Manei [Exposition universelle), gi
l'eau-forte par F. Courboin.
septembre
Saint Jean-Baptiste, statue en marbre de Donatello Musée de Bargello), gravée par
A. Nargeot.
Combat du Giaour et du Pacha, d'après la lithographie originale d'Ei gi ni lu i > roix.
Madame de Warens, portrait peint par Largillière.
La Ronde de nuit, copie peinte par Gérard Lundens (1660 d'après Rembrandt (National
Gallery).
Le Christ pleuré par les anges, bas-relief en marbre de Donatello [South Kensington
Muséum).
Chien d'aveugle, eau-forte de Lepic.
\o\ EMBRE
Emile Augier, portrait gravé à l'eau-forte par F. Courboin d'après le tableau d'tDOi ird
Dubuie (Musée de Versailles).
Forlunatus au monastère de Poitiers, dessin de Jean-Paul Laurens pour les « Recils
mérovingiens ».
Martyre, tableau de J.-J. Henner (Salon de 1889 . gravé a l'eau-forte par Henri Martin.
ni I MBRE
Maturité, gravure originale au vernis mou, par Félicien Rops.
Le Joueur de basse, tableau de Lancret, gravé à l'eau-forte par Géry-Bii hard.
Clovis à la bataille de Tolbiac, fragment d'une fresque du Panthéon, par Joseph Blanc.
t78 L'ARTISTE
fABLE DES GRAVURES DANS LE TEXTE
La consultation, d'après la lithographie cTEugène Delacroix io5
Macbeth c'/u-j les sorcières 106
Marguerite en prison 1 08
Faust cl M 'agner suivis du barbet 1 08
Duel de Faust et de l 'aient in 1 09
Marguerite à l'église 1 09
A, lettre ornée d'après Th. de Bry 128
Jane Shore, d'après la lithographie d'EucÈNE Delacroix 170
Entrée de Duguesclin à Pontorson 171
Steenie 17-
Lion de l'Atlas 173
Tigre royal 1 73
Femmes d'. 1 Iger 176
L, lettre ornée d'après Th. de Bry 177
Plan du Panthéon avec l'indication de l'emplacement des divers monuments qui
doivent former la décoration sculpturale 193
Scène des comédiens d'Hamlet, d'après la lithographie d'EucÈNE Delacroix 265
Hamlet devant la cadavre de Polonius 2G6
Mort d'Ophelic 267
Gœt\ écrivant ses mémoires 2G9
Gœt^ recueilli par les Bohémiens 269
Pierre Corneille, dessin de L. Len-iept, gravure de L. Rousseau 458
Frises pour Polycucte 459
Mlle Duclos, d'après un portrait de Nattier 461
Portrait de Rachel 4u3
Frontispice de l'édition originale de Polycucte • 463
'
A VIS AUX ABONNES
i" Pnr suite d'une erreur d'impression, dans quelques exemplaires de la
livraison d'août 1889, de l'Artiste, la page 94 est restée en blanc. Nous prions
nos souscripteurs de vérifier si cette lacune existe dans leur exemplaire, et,
dans ce cas, de \ouloir bien nous en informer le plus tôt possible. Nous !
à leur disposition un nouvel exemplaire de la feuille fi, dont la pape 94 fait par-
tie, destiné à remplacer la feuille défectueuse.
Nous nous empresserons de le leur faire parvenir sur leur demande.
' 20 A la suite de la présente livraison de janvier [890 se trouve broché un
carton comprenant les pages 463, 404. 4611 et 470, dans lequel se trouve le
Portrait de Rachel. 11 est destiné à être substitué, dans ceux des exemplaires de
la livraison de décembre 1889, où cette gravure, par suite d'un accident, a été
mal tirée.
Prière de faire cette vérification avant la reliure.
Portrait de Racket
.,.,, L'ARTISTE
pas renoncer à comprendre cette œuvre sublime si on la jugeait en
dehors du sentiment chrétien :
Sous le titre d'Eclaircissements sont groupés, à la fin du volume,
les commentaires qui ont pour objet l'étude des origines de Polyeucte
dans la légende et dans l'histoire; des recherches sur les procès des
martyrs, aux premiers temps du christianisme; enfin l'histoire de
l'œuvre au théâtre et les jugements de la critique. Sur ces divers
sujets les renseignements sont présentés avec l'érudition la plus com-
plète et s'appuient sur d'intéressants documents ; parmi ces derniers
nous citerons les reproductions de peintures, sculptures et autres
monuments relatifs à l'histoire des martyrs, qui accompagnent la
notice de M. Paul Allard. L'interprétation du drame de Corneille, les
costumes, les décors, la mise en scène ont fourni à MM. Léon Le
Grand et Edouard Garnier la matière de deux curieux chapitres sur le
théâtre en France. Entre bien d'autres particularités, il n'est pas sans
intérêt de retenir que le rôle de Polyeucte avait toujours été, jusque
vers le milieu de ce siècle, délaissé ou dédaigné par les grands tra-
gédiens, qui le considéraient comme secondaire et indigne de leur
talent, l'abandonnant aux débutants ou aux comédiens de deuxième
ordre ; leurs préférences étaient pour le rôle de Sévère, beaucoup plus
noble à leur yeux. C'est Beauvallet qui, le premier, remit en honneur
et en sa vraie place le personnage de Polyeucte. La Champmeslé,
Mlle Duclos, Mlle Gautier, Adrienne Lecouvreur, la Clairon, Rachel,
pour ne citer que les plus célèbres, ont interprété le rôle de
Pauline. A propos de Rachel, Jules Janin a écrit : « Elle était surtout
la Pauline de Corneille, en tout ce quatrième acte admirable et rempli
des émotions les plus touchantes. Et comme elle disait jusqu'aux nues
ce grand cri :
Je sais, je vois, je crois, je suis désabusée '.
« En ce moment solennel tout brillait, tout parlait, tout brûlait
dans cette personne héroïque. Elle avait dix coudées, elle était immor-
telle. » Les noms des principaux comédiens dont la critique ait
conservé le souvenir pour la supériorité avec laquelle ils ont joué le
rôle de Sévère, sont ceux de Baron, de Lekain et de Talma. Dans
les notices dont nous parlons, les détails abondent sur le jeu de tous
ces acteurs, sur leur façon de comprendre leurs rôles, sur leurs cos-
P01 SIES
A CELLE OUI N'EXISTE PAS
Efâj&cs vivantes, pour Toi. j'ai laisse la caresse.
Eai Sans espoir d'accomplir mon rêve et mes d<
Et de cueillir les fleurs neigeuses de tes seins.
1 Toi j'ai réserve nui moisson de tendresse
Des vulgaires amours dédaignant les Lircins.
Sans rien te demander je me donne, ô Maîtresse!
Et j'ai dit aux désirs de ma chaste jeunesse :
Envolez-vous vers Elle en radieux essaims.
Quand je suis heureux, c'est que ta lèvre extatique.
M effleurant d un baiser douloureux et mystique,
M'a souri doucement ou m'a parle tout bas:
Et sachant que mou rêve est un rêve impossible.
Mais sûr de te savoir à tous inaccessible.
Je t'adore, certain que Tu n'existes pas.
CHEVALERIE
ŒgjjtÊxdis, au temps lointain des paladins errants,
WÊM La cuirasse d'airain couvrait un cœur fidèle.
Et, si Dieu conquérait par les gestes des Francs.
Eux n'auraient pas compris le Paradis sans Elle:
Car votre âme rêvait. 6 rudes conquérants !
Quand vos nefs sur la mer voguaient à tire d'aile.
Tout autant de la Dame au front clair, aux yeux francs.
Que d'Ascalon la blanche ou By\ance la belle.
Moi, c'est devant la table ou je penche mou front.
Suivant avec effort la pensée au vol prompt.
Que je te vois passer avec ta grâce exquise.
Mais ces divers combats veulent le même cœur,
Et je pourrai, le jour où je serai vainqueur,
Comme un preux d'autrefois, dire : Je t'ai conquise '....
47'1
L 'A R TIS TE
LARME D'ETOILE
Hëfgr'rt' rêvé d un amour doux, et tendre et puissant,
fll'J Qui me verse la force aux heures de tristesse.
Apaise mes douleurs avec une caresse
Et d'un regard mouille rafraîchisse mon sang-.
Jamais je n'ai trouvé l'idéale maîtresse.
Comme un brouillard des prés, au matin blanchissant.
Mon rêve s'est enfui de mon cœur bondissant
Et l'aube froide et rose a chassé la tendresse .
Mais, aux lèvres des fleurs j'ai cueilli des murmures.
Et les soupirs d'amour que disent les ramures.
Où la brise du soir met d'étranges aveux;
Et. parfois, j'ai senti tomber du ciel sans voile.
Quand les vents de la nuit effleuraient mes cheveux,
Dans mon cœur solitaire une larme d'étoile.
LOUIS FARGES.
N L'^vrtiste; revue de l'art
2 contemporaine
A8
csér.83
1889
t. 2
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