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Full text of "L'Artiste; revue de l'art contemporaine"

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PURCHASED  FOR  THE 

LfNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 

FROM  THE 

CANADA  COL7NCIL  SPECIAL  GRANT 


HISTORY  OF  ART 


L'ART  I  S  TE 


59e    ANNÉE 

1889 

II 


TYPOGRAPHIE 


EDMOND     MON NOYER 


LE     MANS    (Sarthe 


L'ARTISTE 


T{EVUE     VE    TçA\IS 


HISTOIRE     DE     L'ART     CONTEMPORAIN 


59e     ANNEE 


1889 


TOME     DEUXIEME 


PARIS 
AUX     BUREAUX     DE     L'ARTISTE 

44,       QUAI       DES      ORFÈVRES,       44 

MDCCCLXXXIX 


1970      )] 


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L'Artiste 


-RBEY  d  'Aurevilly 


Inir  Eudes 


1889   —    L'ARTISTE    —   T.    Il 


2  L'ARTISTE 

le  critique  littéraire.  Mais  ce  critique,  où  le  trouver  en  ce  moment  ? 
on  n'étudie  plus;  on  se  contente  de  fournir  chaque  semaine,  dans  tel 
ou  tel  grave  journal,  une  chronique  parisienne  sur  ce  qu'on  appelle  la 
vie  littéraire.  Rien  de  plus  profitable  que  de  feuilleter  les  Lundis  de 
Sainte-Beuve.  Ce  sont  de  véritables  travaux,  ingénieux,  complets, 
sur  les  contemporains  et  les  anciens.  Mais  les  petites  chroniques 
auxquelles  je  fais  discrètement  allusion,  ne  supportent  pas  l'épreuve 
du  volume.  Ces  petites  choses  légères  d'idées  se  soulèvent  un 
moment  sur  des  apparences  d'ailes  -,  elles  volent  à  peine  un  matin 
ou  un  soir,  et  retombent  ensuite  dans  le  néant  dont,  par  leur 
nature,  du  reste,  elles  sont  si  proche  parentes.  Comment  supporte- 
raient-elles la  seconde  existence,  la  forte  existence  du  livre? 

Barbey  d'Aurevilly  avait  en  horreur  les  hommes  politiques  et  les 
avocats,  si  peu  artistes  d'ordinaire.  Rien  ne  peut  égaler  le  mépris 
avec  lequel  il  en  parlait.  Dans  un  portrait  de  Berryer,  «  il  plaint  cette 
malheureuse  maison  de  Bourbon,  tombée  si  bas  qu'elle  n'a  pu  trou- 
ver de  défenseur  qu'à  la  Bazoche  (i)  ».  Cependant  Barbey  d'Aure- 
villy ne  fut-il  pas  avant  tout  un  homme  de  parole,  mais  particu- 
lièrement originale  et  exquise  ?  En  ces  dernières  années,  l'amitié 
qu'il  me  témoignait  me  valut  souvent  l'honneur  de  dîner  avec  lui 
dans  certaines  maisons  de  mœurs  hospitalières  et  de  conversation 
distinguée.  Bien  cambré  dans  sa  longue  redingote,  l'avant-bras 
allongé  sur  l'appui  du  fauteuil  —  ce  qui  lui  permettait  de  montrer 
sa  main  maigre  et  fine,  ornée  de  dentelles  —  il  faisait  jaillir  de  ses 
lèvres,  après  le  repas,  des  mots  vifs,  brûlants.  Il  ne  gardait  pas 
longtemps  la  parole,  car  il  avait  horreur  du  bavardage  et  de  ce 
qui,  dans  un  salon,  pouvait  sentir  la  conférence  ou  le  professorat. 
Rien  chez  lui  de  M.  Caro  ou  de  M.  Gaston  Boissier.  C'était  par 
fusées  imprévues  et  rapides  qu'il  procédait.  Dans  la  bouche  de  tout 
autre,  tant  de  vivacité  et  tant  de  couleur  dans  l'image  eût  semblé 
dépasser  la  mesure.  Il  n'est  guère  permis  d'outrer  ainsi  l'expression 
à  moins  que  l'on  ne  s'adresse  à  une  assemblée  nombreuse.  Il  faut 
des  demi-mots,  et,  dans  tous  les  cas,  moins  de  voix  et  moins  de 
flamme,  dans  un  petit  salon,  devant  huit  ou  dix  personnes.    Mais, 

li)  Les  vieilles  actrices,  p.  64. 


JULES    BARBEY    D'AUREVILLY 


chose  étrange  !  cet  homme  était  si  véritablement  orateur  que  tout 
cela  semblait  naturel  de  sa  part,  et  que  nous  l'écoutions  avec  un 
plaisir  infini,  sans  trouver,  dans  son  geste  et  dans  la  couleur  de  sa 
phrase,  aucune  exagération.  —  Partout  où  il  allait  le  soir,  il  régnait, 
non  sans  avoir  conscience  de  sa  royauté  et  sans  en  jouir  avec  une 
certaine  complaisance.  De  ses  lèvres  fines,  toujours  tendues  et 
prêtes  à  parler,  les  pierres  précieuses  les  plus  étincelantes  partaient 
à  flots.  Je  ne  dis  pas  :  tombaient.  Rien  ne  tombait  de  sa  bouche; 
tout  était  lancé  à  distance,  vigoureusement,  frappant  le  front  ou  le 
cceur  de  quelqu'un.  Il  fusillait  tout  le  monde,  même  les  sots,  avec 
des  perles. 

Jamais  personne  ne  mit  autant  d'unité  dans  tout  son  être,  parce  que 
nul  ne  fut  plus  sincère  et  n'obéit  davantage  à  sa  propre  nature.  L'écri- 
vain, chez  lui,  n'était  pas  différent  du  causeur.  Quand  je  le  lis,  il  me 
semble  le  voir  et  l'entendre.  Il  y  a  là  son  geste,  son  profond  timbre 
de  voix,  le  romantisme  de  son  costume,  et,  dans  la  phrase,  les  per- 
pétuelles incidentes  de  sa  conversation.  Prenez  les  Diaboliques,  son 
chef-d'œuvre  ;  malgré  la  beauté  et  l'harmonie,  malgré  les  créations 
de  mots,  ce  ne  sont  pas  des  récits  arrangés.  Rien  du  roman  ou  de  la 
nouvelle.  C'est  quelque  chose  qui  jaillit  de  lèvres  vivantes.  Toutes 
ses  pages,  du  reste,  sortent  en  flammes  de  ses  lèvres.  On  aperçoit 
bien  rarement,  dans  le  cours  de  son  œuvre  immense,  le  bout  de  sa 
plume.  La  vieille  oMaîtresse,  le  chevalier  des  Touches,  l'Ensorcelée, 
même  avec  leurs  paysages  normands,  tout  cela  n'a-t-il  pas  la  vie  de 
récits  parlés  ?  Est-ce  que  ces  ardentes  imaginations  ne  partent  pas  de 
la  bouche  même  ?  Chevalier  du  moyen  âge,  épris  des  siècles  gothiques, 
il  dédaignait  la  plume,  et  en  réalité  la  couvrait  toujours  sous  les  brode- 
ries ardentes  de  sa  causerie. 

Voilà  pourquoi,  parmi  les  poètes  du  xixe  siècle,  il  accordait  la 
première  place,  non  pas  à  Amédée  Pommier,  comme  on  le  lui  a  plai- 
samment reproché,  mais  à  Lamartine  (i).  «  C'était,  a-t-il  dit,  un  poète 
en  dehors  de  toutes  les  littératures,  et  c'est  sa  gloire,   sa  gloire  spé- 

(iV  Dans  mes  appréciations  d'une  certaine  critique,  il  va  sans  dire  que  je  ne 
vise  nullement  un  homme  de  grand  talent,  mon  ami  Edmond  Lepelletier.  Il  est 
de'sinte'resse',  courageux.  Rien  de  ce  que  je  dis  ne  peut  donc  s'appliquer  à  lui,  — 
pour  lequel  je  professe  la  plus  grande  estime,  —  pas  plus  qu'au  galant  homme, 
de  tant  d'esprit,  de  lettres  et  de  conscience,  qui  se  nomme  Philippe  Gille. 


4  L  '.4  R  TIS  TE 

cialc,  de  n'être  pas  littéraire  ».  Dans  ces  lignes  où  il  cause,  Barbe}' 
d'Aurevilly  se  découvre  tout  entier,  avec  son  principal  principe  d'es- 
thétique :  dissimuler  sa  plume,  ne  jamais  exercer  ostensiblement, 
comme  M.  de  Goncourt,  par  exemple,  le  dernier  des  métiers,  celui 
d'homme  de  lettres. 

Je  n'ai  pas  trop  compris  l'engouement  de  certains  jeunes  gens  pour 
Barbey  d'Aurevilly.  Sans  doute,  ils  ont  tenu  à  honorer  en  lui  la  plus 
noble  des  existences  littéraires,  un  grand  écrivain  étranger  à  toutes 
les  académies  et  à  toutes  les  légions  d'honneur,  qui  ne  voulut 
pour  parure  que  son  propre  talent.  Mais  combien  d'Aurevilly  leur 
était  dissemblable  !  Eux,  ce  sont  avant  tout  des  hommes  de  plume,  ne 
parlant  jamais,  écrivant  toujours,  ayant  la  plume  partout,  même  à  la 
bouche  quand  ils  causent. 


Là  où  Barbey  d'Aurevilly  s'est  montré  prodigieux  causeur,  et  a  fait 
preuve  d'esprit  perspicace,  c'est  dans  son  œuvre  critique.  Qu'on  ne 
m'objecte  pas,  encore  une  fois,  une  vieille  amitié,  Amédée  Pommier, 
envers  lequel  il  fut  partial!  Qui  de  nous  n'a  eu  ses  heures  de  désar- 
mement en  face  d'un  ami?  Un  disciple  de  M.  Renan  et  de  M.  Jules 
Simon  —  leur  fils,  tant  il  les  reproduit  à  tour  de  rôle,  —  un  critique 
auquel  les  fées  ont  accordé  le  don  charmant  de  l'inexactitude,  et  qui 
tourne  constamment  le  dos  à  la  vérité  avec  une  grâce  délicieuse, 
M.  Anatole  France,  a  condamné  en  bloc  toute  la  critique  de  Barbey 
d'Aurevilly.  Quand  on  va  jusqu'à  estimer  philosophe  et  écrivain 
certain  professeur  de  langues  romanes,  on  devrait  peut-être  se  garder 
d'une  excessive  sévérité  envers  l'auteur  de  la  Vieille  Maîtresse.  J'ai 
entendu  celui-ci  prononcer  de  nombreux  jugements  sur  les  hommes 
et  sur  les  femmes.  Dégagés  de  l'outrance  des  mots,  de  quelques  traits 
de  paradoxe  naturels  à  la  conversation,  ces  arrêts  étaient  presque 
toujours  d'une  remarquable  justesse.  Certainement  il  ne  se  perdait 
pas  dans  des  minuties  d'analyse,  mais  en  avait-il  besoin,  puisqu'il 
voyait  ?  Est-ce  que  les  voyants,  est-ce  que  les  hommes  de  grande 
imagination  et  de  grand  talent  étudient  les  détails  avant  que  de  porter 
un  jugement  droit  ? 


JULES    BARBEY    D'AUREVILLY 


Je  le  vois  encore  avec  son  œil  fixe,  implacable,  regardant  un 
homme  ou  une  œuvre.  Du  premier  coup  il  apercevait  l'honnêteté 
franche  ou  la  perfidie,  le  talent  ou  la  médiocrité.  Rarement  il 
revenait  sur  une  première  impression,  parce  que  cette  impression 
était  bonne  et  toujours  justifiée  par  les  observations  ultérieures. 

Consciencieux,  il  ne  rendit  jamais,  à  l'exemple  de  certains  critiques, 
compte  d'un  livre  sans  l'avoir  lu.  Du  reste,  il  lisait  :  il  entretenait 
son  esprit,  comme  on  entretient  un  foyer,  en  lui  jetant  sans  cesse  des 
aliments  nouveaux,  bien  différent  de  quelques-uns  de  nos  contem- 
porains, poètes  ou  critiques,  tombés  jeunes  encore  dans  un  état 
d'affaiblissement  intellectuel  fort  singulier,  prenant  la  plume  pour  ne 
rien  dire,  couvrant  chaque  semaine  deux  colonnes  de  journal,  dans 
lesquelles  on  ne  trouve  ni  une  idée,  ni  une  perception  neuve  et  nette 
de  rien.  Doué  d'un  vigoureux  tempéramment  alimenté  par  l'étude, 
Barbey  d'Aurevilly  débordait  là  où  d'autres  étendent  péniblement 
quelques  gouttes  d'encre,  prises  souvent  dans  l'encrier  du  voisin. 

Ses  dons  naturels  et  sa  réelle  culture  lui  permirent  d'être  toujours 
{  lui-même  et  d'apporter  dans  ses  critiques,  des  opinions  qui  lui  appar- 
tenaient. Comme  il  n'avait  aucune  mesquine  ambition,  qu'il  n'aurait 
jamais  voulu  échanger  son  costume  pour  l'habit  à  palmes  vertes, 
il  mettait  dans  ses  jugements  littéraires  la  plus  grande  indépendance. 
Qui  ne  connaît  des  critiques  en  perpétuelle  visite,  et  dont  les  articles 
n'ont  d'autre  but  que  de  préparer  une  candidature  ?  Ils  accordent 
volontiers  du  génie  à  qui  peut  les  servir  dans  leurs  visées.  Peut-être 
se  trompent-ils,  et  les  mouches  académiques  se  prennent-elles  plutôt 
avec  du  vinaigre  qu'avec  du  miel?  —  Dans  tous  les  cas,  aucune 
préoccupation  de  cette  nature  ne  gâta  jamais  l'œuvre  de  Barbey 
d'Aurevilly.  Farouche  dans  son  indépendance  de  lettré,  il  ne  rêva, 
à  aucun  moment,  son  entrée  dans  la  maison  sise  en  face  le  pont  des 
Arts.  II  n'en  fit  le  siège  ni  par  des  attaques,  ni  par  des  compliments. 
Quand  il  lui  prit  la  fantaisie  de  frapper  sur  les  quarante  comme  sur 
quarante  marionnettes  (i),  et  de  les  mettre  en  pièces,  ce  n'était  certes 
pas  dans  l'intention  de  se  les  rendre  favorables. 

Parmi  les  académiciens  spécialement  gâtés  parla  critique,  laquelle 
n'en  parle  qu'à  genoux,  il  en  faut  nommer  un   :   M.  Taine.   Barbey 

(i)  Les  quarante  médaillons. 


G  L'ARTISTE 

d'Aurevilly  l'a  bien  marqué  en  quelques  mots  d'une  singulière  jus- 
tesse. Du  premier  regard,  il  avait  discerné  en  Frédéric-Thomas 
Grain-d'Orge,  un  simple  amateur.  «  M.  Taine,  après  avoir  flâné  long- 
temps dans  la  philosophie,  la  critique  littéraire  et  l'art,  aborde  main- 
tenant l'histoire  politique  (i)  ».  Eh  bien,  personne  jusqu'ici  n'a  aussi 
justement  et  aussi  joliment  noté  l'auteur  des  Notes  sur  Paris.  A  la 
page  suivante  des  Historiens,  on  lit  :  «  Les  mandarins  sont  graves, 
et  M.  Taine  est  de  la  race  des  mandarins.  »  Continuons  les  cita- 
tions :  «  C'est  un  esprit  intéressant,  plus  volontaire  qu'inspiré,  qui  se 
développe  dans  des  e[)'urts  très  laborieux.  »  Et  plus  loin  :  «  On  sent, 
en  lisant  ces  pages  travaillées,  fouillées,  cannelées,  guillochées,  que 
M.  Taine  n'a  pas  la  naïveté  de  son  talent.  Le  piocheur  acharné  appa- 
raît trop...  »  Impossible  de  mieux  montrer  du  doigt  ce  que  la  na- 
ture même  et  la  manière  de  M.  Taine  présentent  de  caractéristique 
et  de  défectueux.  Que  pensez-vous  de  ce  jugement,  messieurs  les 
critiques,  vous  qui  allez  au  hasard  ?  Etes-vous  en  état  de  voir  avec 
cette  sûreté,  et  de  rendre  vos  arrêts  sous  une  forme  aussi  précise  ? 


Qu'on  ne  s'imagine  pas  cependant  que  Barbey  d'Aurevilly  ait  eu  un 
parti  pris  contre  M.  Taine,  envers  lequel  il  témoigne  plutôt  d'une 
certaine  bienveillance.  Dans  ses  Origines  de  la  Finance  contemporaine, 
l'illustre  amateur,  effrayé  par  la  Commune  et  réfugié,  dans  la  Savoie, 
sous  les  pins  et  les  châtaigniers,  n'avait-il  pas  attaqué  la  Révolution 
française  ?  M.  d'Aurevilly  lui  sait  bon  gré  de  ces  sentiments  de  haine 
contre  la  Révolution,  quoique  lui-même  en  ait  plutôt  manifesté  de 
semblables  en  toute  rencontre  par  fidélité  à  son  enfance  que  par 
tempérament.  Car  il  fut,  dans  le  fond  de  son  être,  un  révolution- 
naire. Son  esprit  violent  et  absolu  devait  même,  de  temps  à  autre, 
lui  faire  éprouver  pour  Robespierre,  cette  sympathie  qu'au  milieu 
des  émigrés,  au  fort  de  la  tourmente,  exprimait,  dans  ses  Considé>\i- 
tions  sur  la  France,  un  écrivain  de  génie  que  nous  ne  saurions  parfois 
trop  admirer  :  Joseph  de  Maistre.  Barbey  d'Aurevilly  aimait  les  forts, 

(ij  Les  Historiens. 


JULES    BARBEY    D'AUREVILLY 


ceux  qui  dominent  en  tenant  leur  pouvoir  d'eux-mêmes,  non  de  la 
société. 

Rien  ne  lui  fut  plus  antipathique  que  l'ordre  officiel  et  tout  ce  qui 
sentait  la  hiérarchie.  Il  ne  se  trouva  jamais  en  face  de  l'autorité  éta- 
blie, sans  avoir  le  désir  de  la  briser.  Ce  n'est  pas  lui  qui  aurait 
prononcé  sur  l'Eglise  catholique  la  parole  de  M.  Guizot  :  «  Elle  est 
une  grande  école  de  respect.  »  Ne  mourons-nous  pas  d'asservisse- 
ment dans  ce  pays  si  strictement  hiérarchisé,  où  chacun  semble 
avoir,  comme  un  dossier,  sa  case  assignée  ?  Pourquoi  nous  prêcher 
encore  la  soumission  et  l'absence  de  vie?  Ainsi  qu'un  autre  catho- 
lique ardent,  M.  Louis  Veuillot,  Barbey  d'Aurevilly  ne  montra  pas 
trop  souvent,  en  sa  personne,  que  l'Église  fût  l'école  entrevue  par 
M.  Guizot.  Tous  deux  poussèrent  assez  loin  l'art  d'être  irrespectueux. 
Combien  de  têtes  vénérées  ils  ont  criblé  de  leur  traits  !  C'était  à 
celles-là  qu'ils  s'attaquaient  de  préférence,  comme  étant  les  plus 
odieuses.  Gardons-nous  de  les  en  blâmer.  N'est-il  pas  nécessaire, 
pour  la  satisfaction  et  pour  la  vengeance  communes,  que  quelques- 
uns  se  chargent  de  frapper  sur  ces  faces  grotesques,  devant  lesquelles 
tant  d'hommes  sont  obligés  de  s'incliner  ? 

A  l'égal  de  l'autorité  et  peut-être  pour  la  même  raison,  il  avait  la 
haine  d'une  certaine  catégorie,  heureusement  peu  nombreuse,  de 
citoyens  français  placés  sous  l'étiquette  :  centre  gauche.  Ceux-là,  ins- 
tallés partout,  dans  les  académies,  dans  les  antichambres,  intriguant 
sur  tout,  trafiquant  de  tout,  il  les  détestait  avec  une  véritable  fureur. 
Ne  sont-ils  pas  nos  maîtres  ?  Ne  distribuent-ils  pas  les  faveurs  ? 
N'ont-ils  pas  empêché  d'Aurevilly  d'obtenir  les  droits  dus  à  sa  glo- 
rieuse carrière?  Si  les  journaux  révolutionnaires  se  sont  montrés 
favorables  à  notre  grand  ami,  c'est  qu'ils  ont  senti  en  lui,  l'envie 
de  voir  flamber  dans  un  bûcher  les  lourdes  enveloppes  des  centre- 
gauchers  de  France.  La  haine  de  ces  gens-là,  c'est  en  réalité  le  com- 
mencement de  l'art  et  de  la  vertu. 

Puisque  j'en  suis  à  indiquer  ses  aversions  violentes,  pourquoi  ne 
pas  signaler  celle  qu'il  éprouvait  pour  le  protestantisme?  Cepen- 
dant, à  l'origine,  il  eût  peut-être  suivi  Calvin  par  goût  pour  la  féoda- 
lité. Car,  je  l'ai  déjà  dit  dans  L'Artiste,  ce  qui  caractérisa  la 
Réforme  française,  ce  fut  d'être,  sous  prétexte  de  religion,  un  sou- 
lèvement de  l'aristocratie  contre  la  royauté  et  le  peuple.  La  démocra- 


L'ARTISTE 


tic  était  dans  la  ligue.  Aussi  ne  comprend-on  pas  beaucoup  la  glori- 
fication de  Coligny,  à  laquelle  nous  assistons.  Toutefois,  de  féodal, 
le  protestantisme  à  l'heure  actuelle  est  devenu  fort  bourgeois  et 
fort  centre-gauche.  Voilà  pourquoi,  en  dehors  même  de  son  catho- 
licisme, Barbey  d'Aurevilly  lui  portait  des  sentiments  peu  sympa- 
thiques.—  Dans  une  étude  précédant  un  livre  de  M.  Audin,  lui-même 
avait  donné  sa  pensée  sur  les  principaux  réformateurs,  sur  Luther 
et  sur  Calvin.  Avant  d'écrire  ces  pages  il  avait  certainement  lu  le 
chef-d'œuvre  de  la  prose  française  —  VHistoire  des  variations  — 
dont  j'ai  beaucoup  de  peine  pour  ma  part  à  me  séparer  pendant 
vingt-quatre  heures.  En  deux  mots  comme  il  en  savait  trouver,  il 
résume  admirablement  les  deux  merveilleux  portraits  de  Bossuet  : 
Luther  était  V homme  rouge,  et  Calvin,  V homme  pâle.  Cela  nous 
montre  que  ce  romancier  avait,  comme  tous  les  grands  lettrés,  des 
connaissances  et  des  visions  historiques,  que  je  souhaiterais  volon- 
tiers à  ceux  qui,  un  samedi  soir,  ont  rejeté  en  souriant,  toute  son 
œuvre  critique. 


Cet  homme  terrible,  qui  ménagea  si  peu  les  puissants,  et  mit  tant 
d'àpreté  à  démolir  les  réputations  usurpées,  était  au  fond  le  meilleur 
des  hommes.  Dans  le  portrait  qu'il  en  a  tracé,  M.  Anatole  France 
nous  le  peint  d'après  quelques  bons  mots  d'un  goût  douteux.  Ce  que 
rapporte  le  critique  est,  comme  toujours,  plus  ou  moins  apocryphe. 
Si  l'on  veut  citer  des  mots  à  la  d'Aurevilly,  il  n'est  pas  besoin  de 
les  chercher  parmi  les  fabrications  de  quelques  mauvais  plaisants. 
Prenons  ses  livres  :  là  foisonnent  les  images  originales,  étranges, 
qui  émaillaient  la  conversation  du  vieux  maître.  Dans  une  étude 
sur  la  Révolution  de  Thermidor  de  M.  Charles  d'Héricault,  il  dit 
par  exemple  :  «  Pour  ma  part  j'aime  ces  Centaures  intellectuels, 
moitié  savants,  moitié  artistes  (i).  » 

Mais  ce  n'est  pas  d'après  ces  échappées  qu'il  faudrait  juger  de  la 
nature  de  l'homme.   Personne  ne  fut  plus  affectueux  et  plus  ferme 

(i)  Les  Historiens,  p.  291. 


JULES    BARBEY    D'AUREVILLY 


dans  ses  affections.  Il  y  avait  autre  chose  que  des  saillies  sur  ses 
lèvres,  on  y  rencontrait  de  l'amitié  et  de  la  mélancolie.  En  1SS7,  un 
soir  de  Noél,  j'allai  frapper  à  sa  porte  vers  six  heures,  pour  lui 
demander  s'il  ne  venait  pas  dîner  chez  madame  la  comtesse  K. 
dont  il  aimait  tant  la  maison  et  la  personne.  Je  le  vis  triste,  seul, 
enveloppé  de  son  long  pagne  blanc,  devant  un  bol  de  bouillon.  — 
«  Mon  cher  monsieur  Ledrain,  me  dit-il,  je  ne  puis  me  résigner  ù 
sortir  les  soirs  de  fête.  Je  reste  là,  repassant  mes  souvenirs  d'en- 
fance, songeant  à  la  famille  disparue,  à  la  table  où  autrefois  nous 
nous  réunissions  tous  si  joyeux.  » 

Sous  le  masque  du  duelliste  littéraire  et  de  l'homme  d'esprit,  il  y 
avait  l'être  le  plus  sensible,  et  disons-le,  le  plus  mélancolique  qu'on 
puisse  imaginer.  Sans  doute  il  ne  découvrait  pas  sa  véritable  per- 
sonne à  tout  venant.  De  là,  tant  de  portraits  inexacts  de  Barbey  d'Au- 
revilly. Après  sa  mort,  la  chronique  s'est  jetée  sur  lui,  ramassant 
les  anecdotes  et  les  anas,  n'entrevoyant  que  les  étrangetés  du  cos- 
tume, les  coquetteries  des  dentelles,  les  fusées  de  l'esprit.  Le  d'Aure- 
villy intime,  celui  qui  s'est  éteint,  il  y  a  trois  mois,  dans  un  flot  de 
larmes,  n'était  connu  que  de  quelques-uns. 

Grand  écrivain,  d'esprit  cruel,  de  cœur  tendre,  il  s'est  assoupi  en 
pleurant.  Il  dort  maintenant  sous  les  grands  arbres  du  cimetière 
Montparnasse,  à  côté  de  Henri-Charles  Read.  L'homme  illustre 
tombé  de  fatigue  après  une  longue  course  dans  la  vie,  repose  là  près 
du  poète  exquis  qui  s'est  senti  las  et  s'est  couché  dès  les  premier  pas. 
La  même  femme  aimante,  dans  ses  éternels  vêtements  noirs,  veille 
sur  tous  les  deux. 

E.  LEDRAIN. 


P.  S.  —  Au  moment  où  j'achève  la  correction  de  ces  épreuves,  on 
me  remet  une  étude  sur  Barbey  d'Aurevilly,  parue  dans  le  Livre. 
Ces  pages,  signées  Octave  Uzanne,  nous  donnent  certainement  ce 
qui  a  été  écrit  de  plus  complet  sur  le  maître-écrivain.  On  y  voit 
par  un  document  très  précis  que  celui-ci  avait  parfaitement  le  droit 
de  s'appeler  d'Aurevilly.  M.  Uzanne  cite  de  son  vieil  ami  une  pièce 
de  vers   extrêmement  belle  :  Le  Cid  Campeador,  publiée,    l'année 


io  L'ARTISTE 

dernière,  dans  une  revue.  Tout  y  flambe.  Nous  n'avons  jamais  assisté 
à  un  pareil  incendie. 

Un  soir  dans  la  Sierra  passait  Campeador, 
Sur  sa  cuirasse  d'or  le  soleil  mirait  l'or 
Des  derniers  flamboiements  d'une  soirée  ardente, 
Et  doublait  du  héros  la  splendeur  flamboyante. 

Le  Cid  rencontre  un  lépreux  lequel  pousse  l'audace  jusqu'à  toucher 
son  gantelet,  en  recevant  son  aumône  : 

Et  le  Cid  le  laissa  très  tranquillement  faire, 
Sans  dédain,  sans  dégoût,  sans  haine,  sans  colère. 
Immobile  il  restait,  le  grand  Campeador  ! 
Que  pouvait-il  penser  sous  le  grillage  d'or 
De  son  casque  en  rubis,  quand  il  vit  cette  audace  ? 
Quel  sentiment  passa  sous  l'or  de  sa  cuirasse  ? 
Mais  il  fixa  longtemps  le  lépreux,  —  puis  soudain, 
Il  arracha  son  gant  et  lui  donna  la  main. 

Eh  bien,  ce  prodigieux  cliquetis  de  couleur,  on  l'avait  jusque  dans  la 
conversation  de  Barbey  d'Aurevilly.  Il  causait  ainsi,  sans  étonner 
personne,  avec  le  naturel  le  plus  parfait.  Fier  et  raide,  n'était-il  pas 
tout  étincelant,  flamboyant  de  mille  feux,  avec  sa  poitrine  bombée 
ainsi  qu'une  cuirasse,  ne  nous  apparaissait-il  pas  lui-même  comme 
le  Cid  Campeador  des  lettres  et  des  salons  ? 

E.  L. 


ESSAIS    SUR     L'HISTOIRE 


PEINTURE     FRANÇAISE 


XOTES    ET   FRAGMEXT-i. 


III 


e  27  juillet  1875  (je  cite  la  date 
parce  qu'en  ce  temps-ci,  les  œuvres 
vues  aujourd'hui  en  tel  monu- 
ment peuvent  en  être  déplacées 
demain),  je  visitais,  en  compagnie 
du  paysagiste  Hanoteau  et  du 
peintre  Dauvergne,  l'église  de  Ter- 
nant  dans  la  Nièvre.  Cette  église 
faisait  jadis  partie  du  château  des 
ducs  de  Bourgogne,  dont  le 
village  de  Ternant  conserve  encore 
des  ruines  considérables  et  habi- 
tées; et  depuis  le  xve  siècle  elle 
avait  gardé,  pour  sa  décoration, 
et  sans  en  faire  trop  de  bruit, 
deux  œuvres  des  plus  impor- 
tantes et  des  plus  compliquées  de 
l'art  bourguignon,  en  sa  plus 
somptueuse  et  plus  florissante 
époque. 
L'une  était  un  autel  portatif,  fermé  par  de  doubles  ventaux.  La 

(1)  Voir  L'Artiste  d'avril  et  juin  derniers  (1S89,  I,  247  et  3g5). 


12  L'ARTISTE 

partie  centrale,  en  bas-relief,  représente  la  vie  de  la  Vierge  :  au 
milieu,  la  mort  de  la  Vierge  entoure'e  des  disciples  se  désolant;  —  et 
son  assomption  :  la  Vierge,  entourée  d'anges,  monte  vers  la  Trinité, 
le  Fils  à  droite,  le  Père  à  gauche;  la  place  du  Saint-Esprit  est  restée 
vide.  A  droite,  elle  est  portée  en  terre  par  les  disciples;  à  gauche, 
la  Vierge  assise  à  l'entrée  d'un  temple,  probablement  dans  le  Cénacle, 
est  adorée  par  divers  personnages,  sans  doute  les  Disciples.  Toute 
cette  partie  en  bois  sculpté,  surmontée  de  galeries  ogivales,  d'arceaux 
à  fines  découpures,  est  dorée  et  d'une  exécution  assez  fine.  Les  deux 
ventaux  de  gauche  représentent  :  i°  la  salutation  angélique;  2°  un 
prétendu  duc  de  Bourgogne,  en  costume  à  carreaux  rouge  et  or  et 
portant  le  collier  de  la  Toison  d'or.  Il  est  agenouillé  devant  un  autel, 
et  près  de  lui  son  patron  (un  saint  Jean  :)  tenant  un  agneau,  mais 
couvert  d'un  long  vêtement  drapé,  comme  un  apôtre.  Les  ventaux 
à  droite,  peints  à  la  détrempe  sur  bois,  de  même  que  les  précédents, 
représentent  :  i°  la  mort  de  la  Vierge,  entourée  des  disciples  et 
étendue  presque  de  face  sur  son  lit;  —  2'  la  prétendue  duchesse, 
agenouillée  devant  un  autre  autel  et  présentée  par  sainte  Catherine 
qui  tient  une  roue  brisée.  Les  deux  petits  ventaux  de  la  partie  supé- 
rieure représentent  :  celui  de  gauche,  la  Vierge  agenouillée;  celui  de 
droite,  le  Christ  assis  et  tenant  le  globe  du  monde.  C'est  bien  là  de 
la  peinture,  un  peu  de  pratique,  de  l'école  de  Bourgogne,  et  intéres- 
sante par  les  costumes  des  deux  portraits.  Ce  petit  autel  portatif  est 
suspendu  entre  la  porte  latérale  à  droite  et  la  sacristie. 

Mais  une  œuvre  fort  supérieure  à  celle  que  nous  venons  de  décrire, 
fort  supérieure  comme  art,  bien  que  toujours  de  l'école  de  Bourgogne, 
sensiblement  plus  rapprochée  toutefois  de  l'école  flamande,  c'est 
l'autre  grand  autel  portatif  de  la  même  époque,  que  l'on  voit  suspendu 
derrière  le  maître  autel,  au  fond  de  l'église  de  Ternant.  La  partie 
centrale,  sculptée,  est  divisée  en  trois  compartiments  :  celui  du 
milieu,  plus  haut  que  les  deux  autres,  représente  le  crucifiement,  le 
Christ  sur  la  croix  entre  les  deux  larrons.  On  retrouve  là  tous  les 
personnages  traditionnels  de  la  crucifixion,  et  au  pied  de  la  croix  la 
Vierge  debout,  s'évanouissant ,  soutenue  par  saint  Jean  et  la 
Madeleine;  à  gauche,  le  personnage  dans  lequel  on  croît  reconnaître 
le  duc  de  Bourgogne,  agenouillé  et  costumé  d'une  grande  robe,  avec 
chaperon  tombant  en  arrière  sur  le  dos;  —  à  droite,  la  Duchesse, 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE  i3 

également  agenouillée.  Le  compartiment  sculpté,  à  gauche,  repré- 
sente le  Christ  étendu  mort  sur  les  genoux  de  la  Vierge,  et  entouré  de 
saint  Jean  et  des  saintes  femmes.  Le  troisième  compartiment  sculpté 
a  pour  sujet  la  mise  au  tombeau,  avec  la  Vierge,  la  Madeleine,  saint 
Joseph  d'Arimathie  et  les  saintes  femmes.  Ces  trois  compartiments 
sont  d'une  remarquable  exécution,  et  d'un  très  beau  sentiment  plein 
de  réalisme  à  la  fois  et  de  dévotion  naïve;  tous  trois  sont  dorés  et 
coloriés.  Les  quatre  ventaux  peints  qui  fermaient  cette  triple  compo- 
sition sculptée,  représentent  les  scènes  de  la  Passion  :  i°  le  Christ 
priant  au  Jardin  des  Oliviers  -,  —  2°  le  portement  de  la  Croix  ;  —  3°  la 
sortie  du  tombeau  ;  —  40  le  Christ  descendant  aux  Enfers  et  délivrant 
les  âmes  du  Purgatoire.  Les  paysages  de  ces  compositions  sont  d'une 
finesse  et  d'un  art  admirables  et  dans  le  goût  de  la  meilleure  école 
de  Bruges.  Quant  aux  deux  ventaux  supérieurs,  ils  sont  usés,  et  Ton 
ne  peut  guère  reconnaître  les  personnages.  Notez  sur  les  ventaux 
inférieurs  trois  écussons  :  celui  du  milieu  est  composé  des  mêmes 
couleurs  (d'or  et  de  gueules),  disposées  en  damier,  et  que  l'on  retrouve 
sur  le  costume  du  donateur;  détail  important  qui  pourrait  aider  à 
constater  que  ce  personnage  n'est  point  le  duc  de  Bourgogne,  mais 
l'un  des  seigneurs  feudataires  de  la  cour  bourguignonne.  La  moitié 
de  l'écusson  à  gauche  est  mi-partie  de  ce  même  écusson  en  damier 
or  et  gueules.  C'est  là,  en  somme,  un  très  bel  ouvrage  et  très  capital 
de  l'école  bourguignonne  ou  plutôt  flamande,  du  milieu  du  xve  siè- 
cle, et  Ton  ne  s'étonnera  pas  de  la  très  vive  tentation  qu'éprouva, 
dit-on,  M.  de  Morny  de  l'adjoindre  à  sa  collection  fameuse,  fût-ce  en 
grossissant  le  prix  d'une  offre  de  sa  bienfaisante  influence. 

Ajoutons,  pour  être  complet,  que  les  figures  du  plus  ancien 
triptyque,  celui  de  la  vie  de  la  Vierge,  ont  environ  3o  centimètres  de 
haut; —  les  figures  du  grand  autel  portatif  mesurent  environ  5o  cen- 
timètres de  hauteur,  les  figures  peintes  sur  les  volets  étant  de  même 
proportion,  peut-être  un  peu  plus  petites. 

La  Renaissance  a  éclaté  de  toutes  parts  à  la  fois  en  Europe,  et  ce 
bouquet  splendide,  allumé  au  flambeau  divin  qui  depuis  deux  siècles 
déjà  luit  là-bas  à  Florence  et  de  proche  en  proche  éclaire  plus  bril- 
lamment l'Italie,  le  voilà  qui  fait  resplendir  les  Flandres  et  puis  qu'il 
gagne  la  France  par  les  guerres   de  Naples  et  du  Milanais,  et   nos 


,4  L'ARTISTE 

rois  d'instinct  et  comme  malgré  eux, l'attirent  sur  notre  sol  par  la 
faveur  donnée  aux  Fouquet,  aux  Perréal  et  aux  Bourdichon.  De  ces 
trois-là,  malgré  la  dispersion  plus  grande  des  œuvres  et  des  travaux 
et  du  nom  de  Perréal,  J.  Fouquet  reste  pour  nous  l'artiste  supérieur 
comme  peintre  de  tableaux  et  de  portraits  ;  son  talent  est  plus 
intense  et  son  observation  serrée  et  forte  de  la  nature,  le  monte 
à  la  hauteur  des  vrais  maîtres  de  l'Italie.  Comme  enlumineur, 
ses  miniatures  nous  donnent  l'idée  d'un  compositeur  bien  plus 
libre,  d'un  dessinateur  bien  plus  sûr  et  moins  lourd  que  Bourdichon. 
Tours,  la  douce  Touraine,  «  le  verger  de  France  »,  comme  on  disait 
dès  lors,  le  pays  prédestiné  des  blancs  châteaux  et  des  somptueux  et 
puissants  monastères,  Tours,  qui  déjà  «  sous  Charlemagne,  avait 
donné  le  signal  d'une  autre  renaissance  »,  Tours,  vers  141  5  et  1420, 
voyait  naître  ce  Jehan  Fouquet,  le  grand  peintre  français  du  xvc  siècle, 
celui  qui  allait  étonner  l'Italie,  et  par  ses  portraits,  plus  encore  par 
ses  enluminures,  faire  l'orgueil  de  son  pays.  On  sait,  par  Vasari  et 
tous  ses  contemporains,  le  souvenir  que  laissa  à  Rome  son  portrait 
du  pape  Eugène  IV,  exécuté  sur  toile  et  à  l'huile  et  où  le  pape  était 
représenté  avec  deux  autres  personnages  de  sa  maison.  Le  portrait 
était  destiné  à  la  sacristie  de  l'église  de  la  Minerve.  Inutile  de  dire 
qu'il  a  disparu  depuis  plusieurs  siècles;  mais  la  nouveauté  du  procédé, 
la  force  de  la  peinture,  la  vie  émanant  des  trois  figures  de  ce  tableau 
avaient,  dès  qu'il  se  produisit,  éveillé  parmi  les  artistes  romains  et 
florentins  un  ébahissement  qui  les  émouvait  encore  cent  ans  plus 
tard,  et  qui  avait  fait  rappeler  autour  de  lui  les  noms  des  Masaccio, 
duMasolino  et  du  Fra  Giovanni.  On  pense  que  ce  portrait  avait  dû 
être  peint  à  Rome  vers  1443  ;  ce  coup  de  maître  était  une  œuvre  de 
jeunesse.  M'est  avis  que  pour  arriver  si  bien  armé,  le  Tourangeau 
avait  dû  passer,  non  seulement  par  Paris,  d'où  il  rapporta  peut-être 
à  Rome  un  portrait  du  roi  Charles  VII,  qui  servit,  on  le  suppose, 
à  celui  peint  au  Vatican  par  le  Bramantino,  sur  les  ordres  de 
Nicolas  V,  successeur  d'Eugène  IV;  mais  aussi  par  les  Flandres, 
pour  y  étudier  les  œuvres  de  Jean  de  Bruges  et  de  Roger  van  der 
Weyden  ;  de  là  ses  procédés  nouveaux,  de  là  sa  vigueur  et  sa  réalité 
de  pinceau  dans  les  portraitures.  Certainement  il  rapporte  lui-même 
d'Italie  un  goût  plus  relevé  de  composition,  des  proportions  plus 
élégantes,  des  attitudes  plus   nobles  et    surtout  ce  butin  de  formes 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE 


architecturales  et  de  menus  détails  de  bas-reliefs,  de  caissons,  de 
chapiteaux  et  de  fins  ornements  de  l'antique,  dont  les  légers  et  délicats 
enroulements  caractériseront  la  Renaissance  aussi  bien  en  France 
qu'en  Italie  ;  mais  de  ses  premiers  enseignements  français  et  flamands, 
impressions  de  prime  jeunesse,  il  lui  restera  à  tout  jamais  jusqu'à  sa 
mort,  vers  14S0,  un  charme  particulier  de  bonhomie  et  de  grâce, 
une  expression  douce,  fine  et  riante,  une  naïveté  d'invention  et  de 
sentiment,  et  aussi  dans  sa  coloration  une  harmonie  ferme  et  brillante, 
éprise  de  la  nature,  qu'il  a  gardés  fidèlement  des  écoles  du  Nord,  et 
qui  eussent  fait  de  l'école  de  Tours  l'idéal  de  l'art  français,  s'ils 
n'avaient  dû  aboutir  fatalement  aux  lourdeurs  de  Bourdichon,  après 
quoi  les  élégances  sveltes,  voire  un  peu  maniérées  de  Fontainebleau, 
n'avaient  que  trop  leur  raison  d'être. 

Jehan  Fouquet  est  surtout  célèbre  par  ses  miniatures  et  à  ce  titre 
il  ne  m'appartient  pas.  Je  ne  puis  donc  que  rappeler  les  admirables 
enluminures  qu'il  peignait  pour  les  Grandes  Heures  et  le  Boccace 
d'Etienne  Chevalier,  trésorier  du  roi  Charles  VII,  et  l'intime  pro- 
tecteur de  notre  peintre;  celles  des  Antiquités  des  Juifs  de  Josèphe, 
celles  du  Tite-Live;  les  Heures  merveilleuses  de  Marie  de  Clèves, 
duchesse  d'Orléans  et  de  Milan,  auxquelles  il  va  travailler  à  Blois  en 
1472  ;  mais  comme  peintre  de  tableaux,  on  le  peut,  Dieu  merci,  juger 
encore  par  le  portrait  peint  à  l'huile  d'Etienne  Chevalier,  représenté 
à  genoux  accompagné  de  son  patron,  qui  se  voit  aujourd'hui  à 
Francfort,  dans  la  famille  Brentano,avec  les  meilleures  miniatures  des 
Grandes  Heures,  et  par  la  Vierge  du  musée  d'Anvers,  dans  laquelle 
on  a  cru  reconnaître  Agnès  Sorel  et  qui  faisait  jadis  pendant  à  ce 
portrait  dans  l'église  de  Mclun.  Il  est  possible  que  cette  Vierge  de 
Melun  eût  quelque  ressemblance  avec  la  belle  Agnès,  la  protectrice 
d'Etienne  Chevalier  ;  de  là  la  légende  presque  contemporaine;  mais 
la  distance  qui  sépare,  comme  art  et  comme  vision  de  la  réalité,  la 
Vierge  d'Anvers  du  portrait  de  Francfort,  et  a  étonné  quelques-uns, 
eût  dû  tout  bonnement  leur  rappeler  que  dans  tous  les  triptyques  ou 
diptyques  de  cette  singulière  époque,  là  où  des  figures  de  donateurs 
se  trouvent  rapprochées  de  celles  idéales  de  leurs  patrons  ou  pa- 
tronnes, —  je  ne  citerai  que  le  Buisson  ardent  d'Aix,  ou  bien  au 
Louvre  le  Jean  de  Mabuse,  et  même  le  prétendu  Perréal,  —  l'idéal 
mince,  ou  pâle,  ou  banal  ou  maniéré,  est   toujours   resté  fort   au- 


16  L'ARTISTE 

dessous  de  ce  que  la  nature  regardée  franchement  et  simplement 
dictait  à  ces  peintres  droits  et  probes. 

Le  Louvre  montre  deux  précieux  portraits  de  la  même  main, 
celui  de  Charles  VII  et  celui  de  Guillaume  Juvénal  des  Ursins.  On 
sait  encore  qu'il  avait  exécuté  des  peintures  murales  dans  l'église 
Notre-Dame-la-Riche  à  Tours.  J'ai  eu  cette  bonne  fortune  d'être  le 
premier  à  reconnaître  le  portrait  de  notre  grand  artiste  dans  le 
charmant  émail  que  m'avait  montré  M.  le  vicomte  de  Janzé  et  qu'il 
a  depuis  offert  au  Louvre.  C'est  le  plus  ancien  portrait  d'artiste 
français  qui  nous  soit  parvenu.  L'homme  le  méritait  bien  :  il  tient  la 
tête  de  notre  école.  Tous  ceux  de  son  temps  l'ont  vanté  et  chanté  : 
J.  Lemaire,  J.  Pèlerin,  Florio,  le  Filarete,  Vasari,  J.  Brèche,  Robertet. 
Il  est  le  peintre  en  titre,  sinon  de  Charles  VII  dont  il  a  peint  le 
portrait  et  dont  il  surveillera  et  contrôlera  le  mannequin  funéraire, 
du  moins  du  trésorier  du  roi,  et  de  Jacques  d'Armagnac  le  duc  de 
Nemours,  puis  de  Louis  XI  dont  il  sera  le  «  bon  peintre  et  enlumi- 
neur »,  et  qui,  après  lui  avoir  fait  exécuter  des  tableaux  pour  la  céré- 
monie d'installation  des  Chevaliers  de  Saint-Michel,  lui  demandera 
concurremment  avec  Michel  Colombe,  des  projets  pour  son  propre 
tombeau.  A  tous  ces  travaux,  le  laborieux  qu'il  est  a  gagné  gloire  et 
richesses.  Tiraillé  entre  Paris  et  sa  chère  ville  de  Tours,  il  a  plusieurs 
pignons  sur  rues,  et  ses  deux  fils,  qu'il  a  fait  ses  élèves,  continuent 
sa  renommée  et  ses  traditions  en  ces  belles  pratiques  de  l'enluminure 
qui  tenait  alors  une  si  grande  place  dans  l'art  européen,  et  dont  leur 
père  avait  été  le  roi. 

(A  suivre.)  PH.  DE  CHENNEVIÈRES. 


IATELLO 


iS  L'ARTISTE 

au  commencement  du  moyen  âge.  Nous  nous  trouvons  en  présence 
de  pensées  d'ordre  très  élevé  et  de  moyens  artistiques  très  rudimen- 
taires.  Les  liens  qui  tout  d'abord  rattachent  le  monde  chrétien  à  la 
savante  civilisation  antique,  ont  été  brisés  au  vc  siècle  par  les  peu- 
ples germaniques,  et  la  rupture  s'est  faite  de  plus  en  plus  complète  à 
mesure  que  la  civilisation  latine  a  été  de  plus  en  plus  refoulée  vers 
l'Orient.  L'art  nouveau  va  se  créer  et  se  développer  sous  l'influence 
exclusive  de  l'idée  chrétienne.  La  première  manifestation  sera  la 
construction  de  l'église.  C'est  par  l'église  et  dans  l'église  que  la  reli- 
gion nouvelle  cherchera  à  agir  sur  les  esprits. 

La  pensée  qui  préside  à  la  construction  de  l'église  catholique  ne 
ressemble  en  rien  à  celle  qui  avait  inspiré  le  temple  grec,  et  tout 
naturellement  à  des  besoins  nouveaux  vont  correspondre  des  formes 
nouvelles.  La  première  condition  de  l'art  étant  toujours  la  logique, 
l'accord  rigoureux  de  la  forme  avec  la  pensée,  à  l'opposé  du  temple 
grec  qui  était  petit  parce  qu'il  n'était  que  le  sanctuaire  de  la  divinité, 
l'église  catholique  sera  grande  parce  qu'elle  contiendra  le  peuple. 
Elle  sera  un  sanctuaire  et  un  lieu  de  réunion,  et  l'architecte  aura  à 
résoudre  le  problème  de  construire  un  édifice  qui  sera  en  même 
temps  le  Parthénon  et  le  Colysée.  Comme  le  temple  grec,  l'église 
sera  décorée,  mais  l'ornementation  n'aura  plus  seulement  pour  but 
d'honorer  la  divinité,  elle  sera  un  moyen  d'instruction.  Aux  peuples 
barbares  qui  ne  savent  pas  lire,  on  parlera  par  des  images,  et 
l'église  ne  tardera  pas  à  devenir  un  livre  gigantesque. 

Les  anciens  sculptaient  et  peignaient  des  divinités,  c'est-à-dire  des 
êtres  nécessairement  revêtus  des  formes  les  plus  parfaites.  L'artiste 
chrétien  se  préoccupera  surtout  de  raconter  l'histoire  sainte  et  de 
convaincre.  Et  c'est  pourquoi  l'art  nouveau  aura  pour  caractère  fon- 
damental d'être  narratif  et  expressif.  Dans  l'église  la  décoration 
empruntera  tour  à  tour  la  forme  peinte  ou  la  forme  sculptée  selon  le 
style  de  l'édifice  conçu  par  l'architecte. 

Pour  comprendre  pourquoi  à  telle  époque  et  dans  tel  pays  on  a 
préféré  telle  forme  à  telle  autre,  tantôt  la  peinture,  et  tantôt  la  sculp- 
ture, il  faut  connaître  la  nature  du  temple.  Si  la  France  n'a  pas  eu, 
comme  l'Italie,  au  xive  et  au  xv°  siècle,  une  grande  école  de  peintres 
fresquistes,  et  si  au  contraire  elle  a  eu  une  grande  école  de  sculp- 
teurs et  de  verriers,  cela  tient    au  système   architectural  qu'elle    a 


DONATELLO    ET    LA    SCULPTURE    ITALIENNE 


adopte.  Les  trois  architectures  qui  se  sont  développées  tour  à  tour 
chez  les  nations  occidentales,  le  basilical,  le  roman  et  le  gothique, 
ont  été  la  cause  première  et  pour  ainsi  dire  unique  du  développe- 
ment particulier  des  différentes  branches  de  l'art  dans  chacune  de 
ces  nations.  Pour  le  démontrer,  il  nous  faut  caractériser  en  quelques 
mots  rapides  l'essence  de  ces  trois  formes  architecturales,  en  indi- 
quant le  signe  essentiel  auquel  on  les  reconnaît. 

Le  problème  que  l'architecte  chrétien  cherche  à  résoudre  est 
simple.  Il  veut  faire  un  vaste  édifice  couvert.  De  cette  idée  dépen- 
dent toutes  ses  recherches.  Pour  faire  un  édifice  vaste,  il  faut  le  faire 
large  et  la  largeur  est  de  toutes  les  dimensions  la  plus  difficile  à 
obtenir;  on  peut  aisément  faire  haut  et  long,  le  difficile  c'est  de  cou- 
vrir l'espace  entre  deux  supports.  Eh  !  bien,  cet  espace  entre  deux 
supports,  le  basilical  le  couvre  avec  du  bois,  le  roman  avec  des 
voûtes  de  pierre  en  berceau,  le  gothique  avec  les  voûtes  d'ogive,  et  de 
ce  fait,  de  ce  fait  seul  vont  découler  les  caractères  si  différents  des  trois 
architectures.  Au  plafond  de  bois  correspondent  les  murs  de  soutien 
légers  ;  aux  voûtes  pleines,  les  murs  épais  ;  aux  voûtes  d'ogives,  les 
piliers  et  les  contreforts  remplaçant  les  murs  devenus  désormais  inu- 
tiles. La  basilique  donnait  aux  peintres  de  vastes  surfaces  à  couvrir  ; 
mais  ses  murs  légers,  aux  ouvertures,  portes  ou  fenêtres,  sans  pro- 
fondeur, ne  donnaient  aucune  place  au  sculpteur.  Ses  façades  très 
légères  ne  pouvaient  recevoir  une  lourde  décoration  sculptée  et  appe- 
laient de  préférence  le  mosaïste.  Le  roman  offrait  une  place  égale 
aux  peintres  et  aux  sculpteurs  :  aux  peintres  les  murs  intérieurs;  aux 
sculpteurs  la  décoration  des  porches,  des  fenêtres,  de  toutes  les 
ouvertures  pratiquées  dans  les  murs  épais.  Enfin  l'art  gothique 
devait  user  de  toutes  les  ressources  de  la  sculpture  pour  décorer  les 
énormes  masses  des  piliers  sur  lesquels  il  concentrait  toute  la 
retombée  des  voûtes.  Mais  cet  art,  si  favorable  aux  sculpteurs,  devait, 
en  supprimant  les  murs,  supprimer  les  peintres.  D'autre  part,  en 
substituant  aux  murs  les  immenses  fenêtres,  il  a  créé  en  France,  une 
école  unique  de  peintres  verriers. 

En  Toscane,  où  le  système  basilical  et  le  roman  ont  toujours  été 
prédominants,  nous  voyons  se  former  une  puissante  école  de  peintres 
fresquistes,  la  plus  nombreuse  et  la  plus  admirable  que  le  monde 
moderne  ait  vue.  Par  contre,  le  sculpteur  ne  trouve  pas  dans  l'église 


L'ARTISTE 


de  grands  travaux  décoratifs,  il  ne  connaît  pas,  comme  le  sculpteur 
français,  les  vastes  porches  sur  lesquels  il  peut  dérouler  les  longues 
processions  de  saints,  ni  les  hauts  tympans  faits  pour  les  immenses 
bas-reliefs.  La  sculpture  italienne,  réduite  à  abandonner  les  hautes 
visées  et  à  se  contenter  de  travaux  modestes,  cherche  dans  l'église 
toutes  les  parties  de  détail  qu'elle  peut  décorer.  Les  murailles  lui 
étant  interdites,  elle  se  rejette  sur  les  autels,  les  chaires,  les  béni- 
tiers, les  fonts  baptismaux,  les  portes  de  bois  ou  de  bronze,  les 
châsses  des  saints,  les  tombeaux;  et  l'art  de  la  sculpture  revêt  immé- 
diatement le  caractère  qui  convient  à  de  tels  travaux,  la  précision  du 
dessin,  la  finesse  de  l'exécution  et  la  richesse  du  détail.  Aux  grandes 
statues  monumentales  elle  substitue  le  bas-relief  et  elle  tend  à  le 
traiter  de  plus  en  plus  comme  on  traite  une  chose  qui  se  regarde  de 
près,  avec  des  reliefs  très  doux  et  des  nuances  infinies. 

C'est  ainsi  que  l'étude  de  l'édifice  nous  explique  pourquoi  au 
moyen  âge  la  France  eut  des  sculpteurs  et  non  des  peintres  et 
pourquoi  l'art  de  la  sculpture  en  Italie  fut  si  différent  de  l'art  de  la 
sculpture  en  France. 

Le  xnc  siècle  fut  loin  d'avoir  en  Italie  la  même  splendeur  archi- 
tecturale qu'en  France;  l'Italie  n'a  rien  à  mettre  en  parallèle  avec  les 
porches  de  Vezelay,  de  Bourges,  de  Moissac,  d'Autun,  de  Poitiers, 
d'Angoulème  et  deSaint-Trophyme  d'Arles.  Elle  arrive  dans  l'art  de 
la  sculpture  avec  plus  d'un  siècle  de  retard  sur  la  France.  Néanmoins, 
l'art  du  xiie  siècle  en  Italie  est  plus  intéressant  qu'on  ne  le  dit 
d'ordinaire,  et  Nicolas  de  Pise  a  dans  son  pays,  en  Toscane  même, 
de  remarquables  prédécesseurs;  Guido  notamment,  l'auteur  de  la 
chaire  de  Pistoie  et  de  la  façade  de  San  Martino  à  Lucques,  est  un 
grand  artiste.  Aux  œuvres  de  Guido  on  peut  réunir  les  sculptures  de 
Diotisalvi  sur  les  portes  du  Baptistère  de  Pise,  toutes  les  portes  de 
Lucques,  d'intéressantes  sculptures  à  Pistoie,  à  Parme,  à  Arezzo,  etc. 
Ces  œuvres  ont  toutes  les  mêmes  qualités  de  composition  logique, 
de  mise  à  l'effet,  d'aspect  décoratif,  qualités  que  la  Renaissance  fera 
disparaître. 

Au  xmc  siècle  apparaît  Nicolas  de  Pise,  et  avec  lui  l'école  de  sculp- 
ture va,  sinon  commencer   en    Italie,  du  moins  prendre  un  essor   - 
inconnu   jusque-là.    Les   travaux  de    Nicolas  de  Pise,   ne  l'oublions 
pas,  datent  du  milieu   du   xnic  siècle,   du  moment  où,    en   France, 


DONATELLO  ET  LA  SCULPTURE  ITALIENNE 


à  la  sculpture  du  xu°  siècle  encore  romano-byzantine,  faisait 
place  l'art  plus  original  du  xinc  siècle;  du  moment  où  se  sculptaient 
les  porches  de  Chartres,  de  Paris,  d'Amiens,  de  Strasbourg,  du 
moment  où  la  France  créait,  la  première  en  Europe,  le  stvlc  moderne, 
dégagé  de  toute  imitation  ancienne,  inspiré  tout  entier  des  idées  et 
des  formes  du  monde  vivant.  Si  nous  considérons  cette  indépendance 
de  la  tradition  et  cette  fidélité  à  la  nature  comme  un  élément  essentiel 
de  l'art,  un  élément  vital,  il  nous  sera  impossible  de  ne  pas  tenir 
Nicolas  de  Pise  pour  un  retardataire.  Nicolas  de  Pise  continue,  au 
milieu  du  xnr5  siècle,  à  agir  comme  on  le  faisait  depuis  dix  siècles  en 
Italie.  Au  lieu  de  regarder  la  nature,  il  regarde  les  œuvres  d'art  du 
passé  ;  il  est  vrai  qu'au  lieu  d'imiter,  comme  on  l'avait  fait  jus- 
qu'alors, les  œuvres  byzantines,  il  s'appuie  sur  des  modèles  romains 
de  la  bonne  époque.  Mais  quoi  que  l'on  imite,  imiter  est  toujours  en 
art  la  plus  grave  erreur  :  oublier  la  vie  pour  copier  le  passé,  c'est  la 
faute  irréparable. 

L'Italie  moderne  a  dû  lutter  sans  cesse  pendant  tout  son  déve- 
loppement intellectuel  contre  le  même  danger.  Elle  est  couverte  des 
débris  d'un  monde  détruit  qui  veut  revivre.  Cette  tentative  de  renais- 
sance d'un  art  mort,  que  nous  voyons  dans  les  œuvres  de  Nicolas 
de  Pise,  apparaîtra  de  nouveau  dans  les  premières  années  du 
xve  siècle,  mais  jusqu'au  xvie  siècle  la  vie  sera  assez  puissante  en 
Italie  pour  résister  à  ces  germes  de  corruption.  Le  jour  où  elle 
succombe  avec  Raphaël  et  Michel-Ange,  ce  jour-là  tout  est  perdu 
chez  elle  et  l'histoire  de  l'art  se  clôt.  Le  style  romain  que  Nicolas  de 
Pise  faisait  renaître  n'eut  aucun  succès  en  Italie.  Il  faut  dire  même 
que  ce  style  ancien  ne  fut  pas  assez  puissant  chez  cet  artiste  pour 
étouffer  en  lui  toute  originalité.  Malgré  son  imitation  de  l'art  romain, 
Nicolas  de  Pise  est  un  très  grand  sculpteur,  qui  a  conservé  et  déve- 
loppé toutes  les  qualités  de  son  époque,  le  goût  des  grands  effets  dé- 
coratifs, des  œuvres  richement  travaillées  et  le  sentiment  de  la 
grandeur.  Tous  ses  défauts  lui  viennent  de  l'art  romain,  la  froideur 
de  la  composition,  la  lourdeur  des  draperies,  l'entassement  des 
personnages  et  l'insignifiance  des  expressions. 

Malgré  les  efforts  des  Pisans,  la  gloire  d'avoir  créé  en  Italie  l'art 
moderne  revient  à  Giotto.  Son  action  renouvelle  la  sculpture  comme 
la  peinture.  Les  bas-reliefs  du  Campanile  de  Florence,  sculptés  sur  les 


22  L'ARTISTE 

dessins  de  Giotto,  soit  par  Andréa  de  Pise,  soit  peut-être  par  Giotto 
lui-même,  sont  une  œuvre  parfaite,  qui,  par  la  simplicité  de  la  com- 
position, la  justesse  de  l'expression,  le  naturel  des  figures,  est  l'œuvre 
moderne  qui  se  rapproche  le  plus  des  bas-reliefs  du  Parthe'non.  L'an- 
cienne e'cole  pisane  avait  re'gné  pendant  le  xme  siècle,  l'école  de  Giotto 
aura  le  xive.  Ses  grands  sculpteurs  seront  André  de  Pise  et  Orcagna, 
et  sa  plus  grande  œuvre  sera  la  décoration  de  la  façade  d'Orvieto. 

Un  des  points  les  plus  obscurs  de  l'histoire  de  la  sculpture  ita- 
lienne est  la  transition  entre  l'école  giottesque  du  xivc  et  les  œuvres 
des  grands  maîtres  du  xve  siècle.  Du  grand  travail  d'Orcagna, 
le  tabernacle  d'or  san  Michèle,  achevé  en  i35ç),  jusqu'aux  pre- 
mières œuvres  de  Donatello,  il  y  a  plus  d'un  demi  siècle  ;  et  pour 
comprendre  Donatello  il  est  indispensable  de  rechercher  ce  qui  s'est 
passé  pendant  cette  période.  Les  sculpteurs  de  la  fin  du  xivc  siècle 
n'ont  pas  conservé  une  grande  célébrité,  mais  leurs  œuvres  sont 
importantes  et  cette  période  d'un  demi-siècle,  qui  paraît  vide,  est 
une  période  de  grande  production.  Les  travaux  de  cette  époque  peu- 
vent se  diviser  en  deux  groupes  :  les  travaux  de  petite  sculpture,  et  la 
statuaire  monumentale  qui  pour  la  première  fois  apparaît  à  Florence. 

Parmi  les  travaux  de  petite  sculpture,  il  faut  compter  les  autels 
d'argent  de  Pistoie  et  de  Florence,  dont  les  remarquables  bas-reliefs 
sont  la  transition  entre  les  bas-reliefs  d'André  de  Pise  et  ceux  de 
Donatello.  Le  nom  de  Léonardo  da  Pistoia  doit  être  retenu  entre  les 
autres  et  avoir  sa  place  dans  l'art  italien.  De  même  il  faut  tenir 
grand  compte  des  deux  portes  du  Dôme  de  Florence,  la  porte  des 
Chanoines  et  la  porte  de  la  Mandorla,  dont  les  pilastres  finement 
découpés,  tout  chargés  de  feuillages,  de  petits  animaux,  d'insectes, 
d'enfants,  peuvent  rivaliser  avec  ceux  de  Ghiberti.  Ces  œuvres  admi- 
rables illustrent  le  nom  de  Piero  di  Giovanni  Tedesco  et  de  Lorenzo 
di  Giovanni  d'Ambrogio.  Il  nous  paraît  important  de  faire  remar- 
quer que  la  porte  des  Chanoines  (i3g8),  l'œuvre  décorative  la  plus 
délicate,  la  plus  charmante  que  l'art  italien  eût  encore  vue,  et  qui 
est  l'origine  des  pilastres  de  Ghiberti,  appartient  à  un  maître  du 
Nord.  Par  elle  l'art  italien  du  xV  siècle  se  rattache  à  l'école  gothique, 
si  passionnée  pour  la  décoration. 

A  côté  de  ces  productions  qui  sont  des  œuvres  de  miniaturiste, 
apparaissent  les  travaux   de   grande    sculpture,    occasionnés  par  la 


DONATELLO  ET  LA  SCULPTURE  ITALIENNE 


construction  de  la  façade  du  Dôme  de  Florence.  Nous  avons  dit 
que  le  mode  léger  de  construire,  adopté  par  les  Florentins  dans 
leurs  édifices,  n'avait  pu  faire  naître  avant  le  xve  siècle  une  école  de 
grande  sculpture.  Un  changement  du  système  architectural  devait 
modifier  les  conditions  faites  aux  sculpteurs,  et  c'est  ce  qui  arriva. 
Les  Florentins,  en  adoptant  le  style  romano-ogival  pour  leur  cathé- 
drale et  en  construisant  la  façade,  durent  la  décorer  de  statues. 
Pareille  bonne  fortune  était  échue  aux  sculpteurs  de  Sienne  et 
d'Orvieto  un  siècle  auparavant,  et  le  même  fait  se  produira  plus  tard 
à  Milan,  la  construction  des  églises  gothiques  en  Italie  ayant  eu  pour 
conséquence  naturelle  la  création  de  puissantes  écoles  de  sculpture. 

La  façade  de  Florence  se  construit  dans  les  dernières  années  du 
xive  siècle.  Dans  l'histoire  de  l'art  religieux,  architectural  et  sculptu- 
ral, elle  arrive  un  peu  tard.  L'école  de  sculpture  française  a  déjà 
accompli  son  évolution.  Après  avoir  atteint  au  xiii°  siècle  son  point 
culminant,  elle  est  en  décadence  vers  la  fin  du  xive.  Florence  arrive 
non  seulement  après  la  France,  mais  après  les  sculpteurs  de  Sienne, 
qui,  dans  leur  cathédrale,  ont  déjà  épuisé  les  diverses  formes  de 
l'art  religieux.  Remarquons  au  surplus  que  si  les  sculpteurs  floren- 
tins, en  raison  de  la  nature  de  leurs  édifices,  n'avaient  pas  eu  l'occa- 
sion de  sculpter  de  grandes  statues,  il  était  arrivé  ce  fait  singulier 
d'une  statuaire  créée  par  les  peintres.  Presque  tous  les  piliers  des 
églises  italiennes  ont  été  décorés  par  les  peintres  giottesques,  de 
statues  peintes,  de  saints,  d'apôtres,  de  prophètes,  debout  ou  assis, 
et  les  sculpteurs  florentins  vont  subir  l'influence  de  ce  peuple  de 
statues.  Ils  imiteront  surtout  les  œuvres  des  derniers  giottesques,  de 
Spinelli  et  d'Agnolo  Gaddi  :  les  personnages  vêtus  d'une  longue 
robe  et  d'un  manteau  retombant  à  larges  plis,  les  attitudes  solen- 
nelles, les  figures  sévères,  aux  traits  violemment  caractérisés  (i). 

A  la  fin  du  xive  siècle,  dans  la  sculpture  comme  dans  la  peinture, 
nous  sommes  à  une  époque  critique.  Les  grandes  formes  religieuses 


(i)  Je  rappellerai  à  l'appui  de  ces  conside'rations  que  nombre  de  grandes 
statues  ont  été  faites  à  la  fin  du  xiye  siècle,  d'après  des  dessins  commandés  aux 
peintres;  ainsi  Piero  di  Giovanni  Tedesco  sculpte  douze  statues  d'après  les 
dessins  de  Lorenzo  di  Bicci,  d'Agnolo  Gaddi  et  de  Spinello  Spinelli.  De  même 
Agnolo  Gaddi  fournit  les  dessins  pour  les  Vertus  théologales  qui  décorent  la 
façade  de  la  Loggia  dei  Lanzi. 


24  L'ARTISTE 


inventées  par  Giotto  se  sont  déjà  fixées  par  la  tradition,  et  l'art  tend 
à  s'immobiliser.  Il  est  à  remarquer  que  l'idée  religieuse,  qui  sous 
tant  de  rapports  est  si  favorable  à  l'art,  qui  a  inspiré  à  elle  seule 
presque  toutes  les  grandes  écoles  de  l'antiquité  et  de  l'âge  moderne, 
a  un  grave  inconvénient  au  point  de  vue  artistique.  Par  son  essence 
elle  est  traditionnelle  et  hiératique.  Dans  les  sujets  qu'elle  offre  à 
l'artiste  et  qui  représentent  presque  toujours  des  scènes  lointaines, 
souvent  reproduites  sous  d'anciennes  formes  familières  aux  âmes 
religieuses,  elle  est  rebelle  aux  changements  et  surtout  aux  repré- 
sentations trop  particularisées  de  la  nature  vivante,  considérant  à 
juste  titre  qu'il  y  a  une  certaine  inconvenance  à  donner  à  la  Vierge, 
aux  saints  et  à  Dieu  une  figure  que  nous  pourrions  rencontrer  dans 
la  rue.  Elle  est  hostile  aux  figures  trop  vraies.  Elle  réserve  toutes 
ses  sympathies  aux  types  les  plus  généraux  ou  aux  figures  les  plus 
différentes  de  celles  au  milieu  desquelles  nous  vivons.  Cette  tendance 
de  l'idée  religieuse  à  demander  que  les  sujets  anciens  soient  repré- 
sentés comme  ils  ont  dû  l'être,  n'est  qu'une  forme  de  la  grande  thèse 
de  la  «  couleur  locale  »,  qui  a  fait  tant  de  mal  dans  notre  siècle.  La 
«  couleur  locale  »  est  faite  pour  l'historien,  non  pour  l'artiste.  Le 
jour  où  l'on  n'admettra  plus  que  les  sujets  anciens  ne  sont  que  des 
prétextes,  des  cadres,  des  thèmes  pour  mettre  en  scène  le  monde 
moderne,  ces  sujets  seront  par  ce  fait  même  interdits  à  l'art:  sinon 
ce  sera  la  décadence,  cette  décadence  qui  menaçait  le  monde  à  la  fin 
du  xive  siècle,  qui  s'en  est  emparée  au  xvie,  et  qui,  de  nos  jours,  a  fait 
un  retour  offensif  en  France  entre  les  mains  de  l'école  romantique. 

La  grandeur  du  xvc  siècle  est  tout  entière  dans  cet  affranchissement 
de  l'idée  traditionnelle  et  de  l'idée  de  la  couleur  locale.  Voués  à  la 
représentation  des  scènes  du  passé,  les  maîtres  italiens  comprirent 
que  le  seul  moyen  de  conserver  à  leurs  œuvres  un  caractère  artis- 
tique était  de  représenter  les  sujets  religieux  comme  des  scènes  du 
temps  présent;  et  la  nature  leur  donna,  pour  rendre  le  caractère 
essentiel  du  sujet,  une  puissance  expressive  que  les  siècles  suivants 
ne  connurent  plus. 

Au  premier  rang  des  maîtres  qui  renouvelèrent  l'art  italien  et  qui 
créèrent  le  style  nouveau,  il  faut  placer  Donatello. 

[A  suivre.)  MARCEL  REYMOND. 


LA    COLLECTION    SECRÉTAN 


n  savait  assez  bien,  de  par  le  monde, 
qu'il  existait  une  collection  Secrétan, 
que  cette  collection  contenait  bon 
nombre  d'excellents  tableaux  de 
l'école  moderne  et  aussi  des  écoles 
anciennes,  ce  qui  est  plus  rare.  Du 
jour  où  il  s'est  agi  de  mettre  en 
vente  ces  peintures  réunies  à  la  hâte 
et  sans  grande  connaissance  de  l'art, 
elles  ont  crû  tout  à  coup  de  cent 
coudées,  elles  sont  devenues  de  purs 
chefs-d'œuvre,  des  merveilles  incomparables.  La  réclame  les  a  mises 
au-dessus  de  toutes  les  collections  du  monde,  et  l'on  a  agité  la  ques- 
tion de  savoir  s'il  existait  des  peintres  en  dehors  de  ceux  dont  le  nom 
figure  au  catalogue. 

Ces  exagérations  se  comprennent  à  la  veille  d'une  adjudication 
dont  les  entrepreneurs  ont  profit  à  tirer  des  enchères;  elles  seraient 
déplacées*  ici.  Voilà  pourquoi  nous  nous  sommes  abstenu  d'en  rien 
dire  avant  l'heure  de  la  vente;  notre  franc  parler  aurait  pu  nuire  à  la 
spéculation  ou  subir  l'atteinte  de  notre  discrétion.  Aujourd'hui  que 


26  L'ARTISTE 

tous  ces  tableaux  sont  dispersés,  nous  n'avons  plus  de  scrupules  qui 
nous  retiennent,  et  il  nous  est  permis  de  rabattre  un  peu  les  enthou- 
siasmes factices  que  l'intérêt  avait  fait  naître.  Il  nous  est  d'ailleurs 
assez  indifférent  que  certains  de  ces  tableaux  aient  été  payés  un  prix 
qui  dépasse  toute  mesure.  La  somme  d'argent  que  l'on  débourse  pour 
un  objet  d'art  ne  représente  jamais  qu'une  valeur  de  convention;  elle 
ne  fera  pas  qu'un  tableau  médiocre  en  devienne  excellent. 

Le  grand  art  n'a  pas  besoin  d'être  mis  en  balance  avec  son  poids 
d'or  ou  de  billets  de  banque;  la  peinture  de  collection,  —  de  cabinet, 
comme  on  disait  autrefois,  —  est  seule  sujette  à  ces  engouements  qui 
font  sortir  les  gros  écus  des  caisses  vaniteuses.  Il  se  manifeste,  dans 
ces  ventes  publiques,  des  rivalités  auxquelles  l'art  est  complètement 
étranger  et  qui  n'ont  d'autre  effet  que  de  mettre  bien  en  relief  la  sot- 
tise des  gens.  Que  les  marchands  de  tableaux  spéculent  sur  cette  infir- 
mité, c'est  leur  métier;  les  hommes  éclairés  ne  se  laissent  pas  prendre 
à  ces  piperies  et  ils  savent  très  bien  que  débourser  au  grand  jour  des 
enchères  publiques  une  somme  de  cinq  cent  cinquante  mille  francs 
pour  tel  tableau  que  nous  pourrions  citer,  est  un  acte  auquel  le  goût 
et  l'intelligence  n'ont  aucune  part.  Tout  justement  à  propos  de  cette 
vente  Secrétan,  un  de  mes  amis  me  racontait  cette  histoire.  Un  Amé- 
ricain de  sa  connaissance  s'enquérait  auprès  de  lui  lequel  des  tableaux 
atteindrait  le  prix  le  plus  élevé.  «  Je  ne  me  connais  pas  en  peinture, 
disait-il,  et  ma  femme  pas  plus  que  moi,  mais  elle  m'a  chargé  de  lui 
acheter  le  tableau  qui  sera  vendu  le  plus  cher.  Cela  la  posera  bien 
dans  son  monde.  »  Il  est  certain  que  voilà  une  raison  déterminante 
qui  n'est  pas  faite  pour  inspirer  beaucoup  d'orgueil  à  nos  artistes, 
mais  qui  explique  bien  l'ardeur  des  enchères. 

Un  peu  témérairement  on  a  dit  que  la  collection  Secrétan  n'était 
composée  que  de  chefs-d'œuvre  et  qu'elle  réunissait  tous  les  maîtres 
modernes  sans  exception.  Fort  heureusement  ce  sont  les  marchands 
de  tableaux  qui  ont  fait  dire  cela.  On  sait  ce  qu'en  vaut  l'aune.  Oui, 
parmi  les  tableaux  anciens  la  Vue  de  Venise,  de  Canaletti,  est  un 
morceau  de  premier  ordre  et  de  conservation  parfaite;  le  Portrait  de 
César-Alexandre  Scaglia,  par  Van  Dyck,  est  très  beau,  mais  il  n'est 
qu'une  «  réplique  »,  et  son  'Portrait  d'Anne  Cavendish,  qu'on  nous 
donne  comme  une  œuvre  hors  ligne,  appartient  à  la  période  anglaise, 
c'est-à-dire  à  celle  où  le  peintre  flamand  passait  des  compromis  avec  la 


LA    COLLECTION    SECRETAN 


beauté  fardée.  Il  a  beau  venir  de  la  collection  de  San  Donato,  il  n'en 
est  pas  de  premier  ordre  pour  cela.  Les  trois  Franz  Hais  sont  remar- 
quables, surtout  le  portrait  deScrivcrius  et  celui  de  sa  femme;  les  trois 
Keyser  sont  charmants  et  de  belle  conservation,  mais  les  Greu/.e  sont 
médiocres,  même  pour  des  Greuze;  les  portraits  de  Drouais  ne  sont 
intéressants  que  pour  l'histoire;  les  Carie  Van  Loo  ne  valent  pas  les 
cadres  qui  les  entourent;  la  Veuve,  de  Reynolds,  est  une  faible 
décoction  de  Van  Dyck. 

De  Rembrandt,  le  Portrait  de  sa  sœur  et  l'Homme  à  l'armure 
sont  dignes  du  maître,  surtout  le  premier,  qui  est  pourtant  moins 
connu;  mais  le  Portrait  d'homme,  n°  1 53,  a  des  «  repeints  »,  et  la 
Tentation,  qui  est  attribuée  au  maître,  n'est  pas  du  tout  authentique. 
Il  faut  admettre  pour  tel  le  Portrait  de  Philippe  IV,  par  Vélasquez, 
mais  se  garder  de  croire  qu'il  est  le  seul.  Le  'Berger  et  animaux,  de 
Van  den  Velde,est  une  jolie  toile  d'importance  secondaire  ;  la  Dépêche, 
de  Terburg,  peut  être  classée  au  même  rang  ;  le  Lever,  de  Jean  Steen, 
un  peu  plus  haut,  ainsi  que  les  Chevaux  du  Stathouder,  de  Paul 
Potter,  et  le  Jeu  interrompu,  de  Van  Ostade  ;  mais  il  convient  de  faire 
des  réserves  sur  le  petit  panneau  attribué  à  Memling.  Ce  n'est  guère 
là  le  style  et  la  couleur  de  la  Chasse  de  Bruges.  Sans  conteste,  le 
Déjeuner,  de  Metzu,  est  un  bijou,  peut-être  le  plus  précieux  de  la 
collection,  s'il  ne  s'y  rencontrait  les  Cinq  sens,  de  David  Téniers,  que 
l'on  peut  mettre  bien  au-dessus  du  Puits  et  de  la  Tentation.  La 
réunion  de  ces  cinq  tableaux  en  une  seule  main  leur  communiquait 
un  intérêt  particulier.  L'Intérieur  hollandais,  à  quatre  personnages, 
de  Pierre  de  Hoogh,  passe  à  bon  droit  pour  un  chef-d'œuvre.  Jamais 
ce  peintre  fin  et  charmeur  n'a  mieux,  que  dans  ce  doux  intérieur,  fait 
pénétrer  et  répandre  la  lumière  du  dehors. 

Il  n'y  avait  là  qu'un  J.  Ruysdaè'l,  Y  Écluse,  petit,  mais  excellent,  et 
bien  conservé  ;  mais,  quant  au  Claude  Lorrain,  Soleil  couchant,  si 
vous  le  cherchez  dans  le  Livre  de  Vérité,  vous  ne  l'y  trouverez  pas. 
Ajoutons  à  cette  nomenclature  un  très  joli  Cuyp,  trois  portraits  de 
bonne  facture,  par  Antonio  Moro,  un  Boucher,  qui  a  vécu  ce  que 
vivent  les  roses,  et  un  grand  Rubens  dont  on  faisait  état.  Il  a  de 
l'ampleur,  du  brillant  et  déploie  une  belle  composition  sous  le  titre  de 
David  et  Abigail,  mais  que  de  «  repeints  »  dans  les  parties  inférieures, 
les  seules  dont  il  m'ait  été  permis  de  m'approcher  ! 


28  L'ARTISTE 

Les  ouvrages  de  la  collection  appartenant  aux  écoles  modernes  sont 
plus  nombreux  et  moins  bien  choisis.  Quelques-uns  sont  couverts 
d'une  couche  épaisse  de  vernis  dont  il  faudra  les  débarrasser  bien  vite. 
La  réclame  nous  les  donne  tous  pour  des  chefs-d'œuvre,  cependant 
des  quatre  Corot  que  nous  avons  vus,  pas  un  n'est  des  meilleurs. 
Dans  le  plus  grand,  le  Matin,  la  note  poétique  fait  défaut,  et  quand 
chez  Corot  la  poésie  manque,  que  lui  reste-t-il?  Dans  Bj-blis,  le  feuil- 
lage est  confus,  et  les  deux  autres  tableaux,  le  Soir  et  Y  Etang,  n'ont 
pas  une  grande  importance.  Cependant  Byblis a  été  vendue  84,000  fr., 
vivante,  elle  coûterait  moins  cher.  C'est  au  Champ-de-Mars  qu'il  faut 
voir  en  ce  moment  Corot,  il  y  règne  en  maître.  Le  Ruisseau  dans  la 
forêt,  de  Daubigny,  est  faux  de  couleur,  mais  la  Rentrée  des  moutons 
est  empreinte  d'une  mélancolie  touchante  qui  rachète  bien  des  défail- 
lances dans  l'exécution.  On  donne  la  Remise  de  chevreuils  pour  le 
meilleur  ouvrage  de  Courbet;  le  Chevreuil  forcé,  malgré  les  défauts 
de  dessin,  est  bien  supérieur.  Le  Trouvère,  de  Couture,  est  peint 
avec  du  plâtre.  Qui  donc  s'avise  de  dire  que  Couture  est  un  maître? 

Toute  la  vérité  ne  me  paraît  pas  avoir  été  dite  sur  Decamps.  Il  est 
tombé  dans  un  singulier  discrédit  auprès  des  jeunes  peintres  de 
F  «  école  du  plein  air».  Il  est  très  vrai  que  sa  peinture  force  les 
ombres  et  les  lumières;  il  peint  en  bistre,  il  est  violent  jusqu'à  la 
brutalité,  mais  il  possède  une  vigueur,  un  relief  et  même  une  har- 
monie suigeneris,  qui  lui  assureront  toujours  une  place  dans  les  riches 
collections.  Nous  avons  revu  avec  intérêt  le  Frondeur,  les  Bourreaux 
turcs,  Joseph  vendu  par  ses  frères,  et  surtout  les  Singes  experts,  pein- 
ture spirituelle  et  pleine  d'humour,  qui  s'est  longtemps  promenée 
dans  les  expositions  de  province  avant  de  rencontrer  un  acquéreur. 

Eugène  Delacroix  n'avait  là  que  trois  toiles,  mais  de  la  plus  solide 
qualité  :  le  Retour  de  Christophe  Colomb,  grande  et  noble  composition  ; 
Olello  et  Desdemone,  peinture  d'une  chaleur  et  d'un  mouvement  incom- 
parables; Tigre  surpris  par  un  serpent,  drame  saisissant  qui  donne 
le  frisson. 

Auprès  de  ces  fortes  symphonies  de  la  couleur,  les  petits  coloristes 
comme  Diaz  disparaissent.  Quelle  réputation  n'a-t-on  pas  faite  autre- 
fois à  cette  Diane  chasseresse  si  mal  dessinée,  à  cette  Descente  des 
Bohémiens,  composition  imaginaire  si  confuse,  à  cette  Vénus  et 
l'Amour,  ligures  négligées  dans  leurs  formes?  Ces   défauts  étaient 


LA   COLLECTION    SECRÉTAN  29 


pallies  par  ce  que  l'on  appelait  «  la  pâte  du  Corrège  ».  Les  tableaux 
de  Diaz  ont  pourtant  du  charme,  mais  allez  à  Parme,  vous  com- 
prendrez la  distance  e'norme  qui  le  sépare  d'Allegri.  La  Marc  sous  bois 
est  un  paysage  et  vaut  mieux  que  les  mythologies  du  peintre 
français. 

Jules  Dupré  ne  figurait  dans  la  collection  que  pour  un  tableau,  Bord 
de  rivière,  mais  il  est  un  des  meilleurs  du  célèbre  paysagiste.  Le  côté 
droit  est  massif,  opaque,  c'est  le  défaut  coutumier.  Jamais  Jules  Dupré 
n'a  introduit  assez  d'air  dans  ses  futaies,  ni  donné  à  ses  feuillages  la 
légèreté  qui  est  une  des  grâces  de  Corot.  Ne  parlons  pas  de  Fortuny; 
sa  renommée  est  une  des  bonnes  mystifications  du  temps  présent. 
Fromentin  qui  fut  un  excellent  petit  peintre,  comme  il  fut  un  modeste 
littérateur,  ne  peut  passer  pour  un  maître  qu'à  la  condition  de  faire 
entrer  dans  la  même  catégorie  un  millier  de  nos  peintres  vivants. 
Pourtant  la  collection  Secrétan  avait  su  attirer  à  elle  les  deux  meilleurs 
tableaux,  les  Gorges  de  la  Chiffa  et  la  Chasse  au  faucon. 

La  Course  des  chevaux  barbes  à  Rome  est  un  ouvrage  de  Géricault 
qui  mérite  une  mention,  et  YAndromaque  de  Prud'hon  n'était  pas 
déplacée  auprès  de  Y  Œdipe  d'Ingres.  Le  style  est  très  différent,  mais 
des  deux  côtés,  le  sens  élevé  de  l'antiquité  se  manifeste,  non  pas  de 
cette  antiquité  sauvage  et  prétentieuse,  qu'une  érudition  nouvelle 
voudrait  nous  imposer,  mais  de  l'antiquité  de  la  grande  époque,  la 
belle  et  sereine  antiquité  qui  sera  toujours  le  modèle  par  excellence 
pour  les  esprits  supérieurs  et  bien  doués. 

Ziem  a  peint  quelques  vues  de  Hollande  à  côté  de  ses  vues  de 
Venise  et  de  Constantinople;  c'est  une  de  ces  vues  qui  marquait  sa 
place  dans  la  collection.  Un  Canal  en  Hollande  est  une  peinture  sage, 
sobre  et  pourtant  d'un  excellent  coloris.  Les  deux  grands  paysagistes, 
Th.  Rousseau  et  Troyon,  tenaient  une  grande  place  dans  la  galerie 
Secrétan.  Th.  Rousseau  qui,  après  avoir  commencé  comme  un  fou- 
gueux, a  fini  comme  le  plus  raffiné  des  classiques,  avait  là  six  tableaux 
de  choix  dont  un  seul,  la  Huile  des  charbonniers,  est  du  temps  où 
l'artiste  peignait  librement.  La  Ferme  sous  bois  est  aussi  un  joli  mor- 
ceau, où  perce  déjà  le  fin  du  fin;  mais  c'est  dans  les  quatre  autres  que 
cette  recherche  se  montre  dans  tout  son  éclat.  Le  Printemps,  un 
Hameau  en  Normandie,  semblent  des  peintures  en  émail.  Troyon 
avait  chez  M.  Secrétan  deux  de  ses  meilleures  toiles,  la  Basse-cour  et 


3o  L'ARTISTE 

la  Descente  des  vaches;  les  autres  ne  leur  étaient  guère  inférieures. 
Troyon  ne  perd  pas  à  être  revu  après  vingt-cinq  ans. 

Le  favori  du  collectionneur  était  Meissonier.  On  voyait  à  l'hôtel 
de  la  rue  Moncey  vingt-quatre  tableaux  du  maître  et  sept  aquarelles. 
Parmi  ces  oeuvres  il  en  est  qui  ont  acquis  la  plus  grande  renommée, 
tels  que  les  Joueurs  de  boules  dans  les  fossés  d'Aniibes,  Y  Ecrivain 
méditant,  la  Lecture  du  manuscrit,  le  Vin  du  curé  et  ces  fameux 
Cuirassiers  de  iSo5  auxquels  on  a  donné  l'importance  d'un  grand 
tableau  d'histoire.  Il  est,  dans  tous  les  cas,  un  des  plus  grands  et  des 
plus  beaux  du  peintre,  malgré  l'anathème  qu'une  jeune  école  a  essayé 
de  jeter  sur  lui.  Nous  avons  entendu  discuter  vivement  cette  pein- 
ture par  des  hommes  qui  ont  fait,  de  l'étude  anatomique  du  cheval, 
leur  spécialité.  Leur  critique  suivant  moi  n'a  pas  grande  importance. 
Les  chevaux  d'un  régiment  ne  peuvent  pas  être  tous  des  modèles 
parfaits.  Tel  a  les  jambes  trop  longues,  tel  autre  le  poitrail  trop 
étroit,  tel  la  tête  mal  faite  ou  la  croupe  trop  avalée.  Ces  différences, 
et  je  dirai  même  ces  défauts,  sont  nécessaires  pour  la  vraisemblance 
et  la  vérité  dans  une  peinture  qui  n'a  pas  la  prétention  de  lutter  avec 
l'idéal  décoratif  des  frises  du  Parthénon.  Meissonier  est  un  peintre 
très  précieux  des  réalités  d'ordre  élevé.  Il  serait  inconvenant  de  lui 
demander  de  viser  à  autre  chose  et  de  cesser  d'être  lui-même 

Il  faut  en  agir  de  même  envers  Millet,  n'exiger  de  lui  que  ce  qu'il 
peut  apporter  au  domaine  de  l'art.  On  a  dit  que  son  Angélus  était 
son  chef-d'œuvre;  son  chef-d'œuvre,  soit,  mais  non  le  chef-d'œuvre 
de  peinture  moderne.  Ces  exagérations  ne  servent  qu'à  piquer  la 
critique  et  à  l'obliger  à  chercher  par  quelles  raisons  on  a  pu  se 
trompera  ce  point.  Il  est  incontestable  que  le  tableau  est  charmant, 
les  figures  admirablement  posées,  l'ensemble  d'une  harmonie  douce, 
un  peu  mélancolique  comme  la  cloche  du  soir.  Une  teinte  de  poésie 
profonde,  intime,  émue,  règne  sur  cette  toile  et  captive  le  cœur  aussi 
bien  que  l'esprit;  mais  quel  est  le  connaisseur  sérieux  qui  osera  dire 
que  cette  peinture  est  le  plus  haut  degré  de  perfection  que  puisse 
atteindre  la  palette  et  que  le  pinceau  puisse  exprimer,  le  plus  beau 
modèle  que  l'art  moderne  ait  offert  à  nos  regards  ?  Placer  Y  Angélus 
au-dessus  de  tant  d'ouvrages  d'un  ordre  plus  élevé,  d'une  exécution 
plus  haute  et  plus  savante,  c'est  nous  engager  à  dire  que  Millet  fut 
sans  doute  un  peintre  exquis  de  la  vie  et  de  la  poésie  rustiques,  mais 


LA    COLLECTION    SECRETAN  3i 

qu'il  lui  a  manque  certaines  qualités  de  correction,  de  coloris,  de 
transparence  dans  les  chairs,  sans  lesquelles  on  peut  être  un  poète 
élégiaque  et  demeurer  pourtant,  en  tant  que  peintre,  un  artiste  de 
deuxième  ordre.  On  aurait  pu  regretter,  si  vous  voulez,  que  le  chef- 
d'œuvre  de  Millet  échappât  à  nos  collections,  mais  ne  nous  rendons 
pas  dupes  de  la  spéculation  et  de  la  réclame.  Nous  possédions  assez 
d'ouvrages  supérieurs  pour  n'en  être  pas  à  regretter  d'avoir  un  peu 
résisté  à  un  entraînement  irréfléchi.  Il  a  plu  à  des  amateurs  de  se 
porter  garants  de  notre  Musée  du  Louvre  trop  pauvrement  doté  pour 
payer  553. ooo  francs  VAngelifs  de  Millet;  ils  ont  obéi  à  un  bon  senti- 
ment. Comme  je  l'ai  déjà  dit,  le  prix  qu'on  donne  d'une  peinture 
n'est  pas  une  preuve  de  sa  valeur.  Les  particuliers  sont  libres  de 
faire,  par  vanité,  toutes  les  folies  du  monde;  l'État  n'a  pas  cette 
licence.  Les  gens  éclairés  et  très  connaisseurs  en  matière  d'art  se 
demanderont  quel  exemple  et  quel  enseignement  ce  tableau  ajoutera 
aux  galeries  du  Louvre,  qui  contiennent  déjà  tant  de  peintures  de 
second  ordre.  Il  leur  sera  permis  également  de  rapprocher  les  chiffres 
des  enchères  et  de  s'étonner  qu'un  méchant  tableau  de  Couture  ait 
pu  être  payé  le  double  d'un  chef-d'œuvre  d'Ingres.  L'Œdipe  pour- 
tant vaut  bien  trois  millions  puisque  VAngelus  vaut  plus  de 
cinq  cent  mille  francs. 

ALPHONSE   DE  CALONNE. 


LA    PEINTURE    ORIENTALISTE 


a  qualification  de  peintre  orienta- 
liste ne  peut  s'appliquer  indiffé- 
remment à  tous  les  peintres  qui 
empruntent  les  sujets  de  leurs 
tableaux  à  l'Orient.  La  foule  des 
exposants  qui  depuis  de  si  lon- 
gues années  exploitent  à  peu  de 
frais  le  souvenir  des  fantasma- 
gories orientales,  a  droit  à  la 
reconnaissancedes  industries  pour 
lesquelles  elle  est  une  source  de 
prospérité,  mais  elle  ne  peut  se  réclamer  d'un  titre  dont  ne  se  sont 
guère  honorés  jusqu'à  ce  jour  que  de  véritables  maîtres. 

Ce  n'est  point,  en  effet,  ces  répétitions  infinies  de  vieux  motifs  de 
romances  banales  ou  ces  reproductions  des  éternels  bibelots  qui 
encombrent  tous  les  ateliers  d'aujourd'hui,  que  l'on  éprouverait  la 
nécessité  de  réunir  dans  une  classification  spéciale. 

Laissons  donc  les  uns  à  leurs  orçmes  de  Barbarie,  les  autres  à  leurs 


(ij  Voir  L'Artiste  de  mai  et  juin  derniers  (1S89,  I,  363  ei   p6). 


LE    SA!  ON    DE    1S89 


articles  de  bazar,  pour  ne  nous  occuper  que  de  ceux  qui.  à  l'exemple 
des  maîtres,  sont  allés  demander  à  l'Orient  des  cléments  nouveaux, 
des  effets  plus  puissants,  pour  étendre  chaque  jour  plus  loin  les 
audacieuses  conquêtes  de  Fart  contemporain  dans  l'expression  de 
l'atmosphère  et  de  la  lumière.  Ceux-ci  ont  seuls  droit  au  titre 
d'orientalistes. 

Le  dernier  des  maîtres  qui  continuait  la  glorieuse  tradition  de 
Decamps  et  de  Marilhat,  de  Delacroix,  de  Fromentin  et  de  Bellv, 
Guillaumet,  n'a  pas  précisément  laissé  d'élèves.  Ses  successeurs,  du 
moins,  ont  marché,  bien  qu'avec  des  tempéraments  particuliers, 
mais  en  profitant,  peut-être  à  leur  insu,  de  ses  découvertes,  dans 
la  même  voie  des  recherches  lumineuses  ;  et  nous  devons  avouer 
qu'ils  ont  fait  preuve,  depuis  quelques  années,  d'une  singulière 
hardiesse  dans  leurs  investigations. 

Le  groupe  des  orientalistes  de  l'heure  présente  est  presque  entiè- 
rement composé  d'hommes  jeunes.  La  jeunesse,  peut-être,  est-elle 
devenue  une  condition  essentielle  de  cette  existence  nomade  dans 
laquelle  le  travail  de  l'atelier  n'existe  plus,  où  le  peintre  est  quelque- 
fois doublé  d'un  explorateur  et  dans  tous  les  cas  d'un  voyageur  hardi 
et  courageux,  où  il  faut  une  force  physique  qui  n'ait  pas  encore  été 
éprouvée  pour  résister  aux  rudes  fatigues  des  longues  expéditions 
par  les  sables  et  les  rochers,  sous  les  deux  brûlants  ou  les  nuits 
glaciales  du  désert,  dans  un  climat  qui  vous  anémie  si  rapidement. 
Plusieurs  d'entre  eux  n'ont-ils  point  payé  sur  le  lit  de  l'hôpital  leur 
tribut  aux  enchantements  sahariens  ? 

Si  l'on  voulait  étudier  avec  fruit  ces  artistes  audacieux  et  intelli- 
gents, ce  serait,  semble-t-il,  à  l'Esplanade  des  Invalides  qu'il  con- 
viendrait de  se  rendre  de  préférence.  Là  nos  orientalistes,  sentant  que 
désormais  ils  forment  un  groupe  à  part,  ont  compris  tout  l'intérêt 
que  présenterait  la  réunion  d'un  certain  nombre  de  leurs  études,  qui 
donnerait  une  vue  d'ensemble  sur  leurs  tendances  et  leurs  efforts. 

Là  nous  trouverions  des  noms  d'artistes  qui  viennent  de  s'illustrer 
tout  récemment  sur  d'autres  sujets  :  MM.  Dagnan-Bouveret  et  Friant, 
qui  se  sont  laissé  tenter,  eux  aussi,  par  les  pures  clartés  de  notre 
beau  cîel  algérien,  puis  M.  Brouillet  qui  n'a  pas  renoncé  définitive- 
ment, espérons-le,  aux  harmonies  délicates  et  originales  qu'il  puisait 
dans  la  vie  des  Arabes  ou  des  Juifs  de  Constantine,  et  M.  Point,  un 
1889  —  l'artiste  —  t.  11  3 


34  L'ARTISTE 

des  orientalistes  les  plus  exacts,  qui  a  été  récompensé  cette  année 
aux  Champs-Elysées  pour  un  sujet  pris  hors  des  scènes  orientales. 

Mais  il  n'y  a  guère  aux  Invalides  que  des  études;  de  plus  cette 
exposition  est  forcément  limitée  à  quelques  noms,  tandis  que  le 
Salon  présente  cet  intérêt  particulier  que,  tout  en  nous  offrant  la  vue 
d'ouvrages  plus  complets  des  orientalistes  convaincus,  il  nous  permet 
de  juger  de  l'importance  que  prend  chaque  année  le  mouvement 
orientaliste  dans  la  peinture. 

Par  suite  de  quels  mouvements  l'Algérie  est-elle  devenue  l'objectif 
de  tant  de  jeunes  artistes,  il  serait  trop  long  de  vouloir  en  donner 
les  raisons  aujourd'hui.  Ce  qu'il  est  pourtant  facile  de  constater 
dès  à  présent,  c'est  le  rôle  prépondérant  que  joue  l'Orient  dans 
l'inspiration  artistique  contemporaine.  L'Orient,  de  Tanger  à  Cons- 
tantinople,  a  supplanté  la  vieille  Italie  dans  ce  rôle  d'inspiratrice 
qu'elle  avait  gardé  depuis  des  siècles.  Ce  n'est  plus  sur  les  bords  du 
Tibre  et  de  l'Arno  que  se  rendent  les  jeunes  lauréats  des  Salons 
annuels,  mais  vers  les  rives  du  Nil,  dans  les  sables  de  Biskra  ou 
sur  les  rochers  de  Laghouat. 

Parmi  les  jeunes  orientalistes  qui  ont  repris  l'œuvre  de  Guillaumet, 
il  en  est  deux  qu'il  convient  de  placer  en  tête,  comme  étant  les  plus 
convaincus,  les  plus  hardis  et  les  plus  originaux,  nous  voulons 
nommer  MM.  Paul  Leroy  et  E.  Dinet. 

M.  Dinet  est  le  plus  audacieux.  Créé  spécialement  pour  cette  vie 
des  Arabes  du  désert  dont  il  a  fini  par  prendre  le  type  et  le  tempé- 
rament, il  a  voulu  lutter  directement  avec  la  lumière  solaire  dans  ses 
manifestations  les  plus  excessives.  Il  a,  d'ailleurs,  payé  cher  ses  péré- 
grinations vaillantes  en  plein  débordement  de  juillet  dans  les  sables 
torrides  du  Sahara  algérien.  Mais,  en  même  temps  qu'il  est  un  peintre 
de  talent,  M.  Dinet  est  un  homme  de  théories  originales  qu'il  se 
plaît  à  expliquer  avec  une  logique  serrée  et  brillante  tout  en  les 
appliquant  avec  son  pinceau. 

Il  y  a  deux  façons  de  percevoir  la  lumière,  soit  en  se  mettant  dans 
l'ombre  pour  voir  le  soleil,  soit  en  restant  dans  la  lumière  elle-même. 
Ces  points  de  vue  forts  différents  peuvent-ils  être  primés  l'un  par 
l'autre  ?  l'un  est-il  pittoresquement  plus  vrai  que  l'autre?  cela  peut-il' 
se  soutenir,  puisque  le  droit  de  la  peinture  est  de  traduire  tout  ce  qui 
tombe,  de  quelque  façon  que  ce  soit,  sous  l'œil  humain  ?  La  théorie 


LE    SALON    DE    1S89  35 


personnelle  de  M.  Dinet  est  qu'on  ne  peut  exprimer  toute  la  lumière 
qu'en  se  plaçant  soi-même  dans  la  lumière,  en  s'en  imprégnant,  en 
pénétrant  enfin  entièrement  dans  le  milieu  que  l'on  reproduit.  Cette 
théorie  témoigne  d'un  véritable  esprit  artistique  et  aussi  d'un  grand 
courage,  car  elle  n'est  point,  dans  la  pratique,  sans  présenter  de 
sérieuses  difficultés.  Cette  année,  M.  Dinet  l'a  appliquée  dans  toute 
sa  logique  avec  le  soleil  et  la  lumière  artificielle. 

Pour  exprimer  l'extrême  splendeur  du  soleil  ,M.  Dinet  a  réuni  tous 
les  superlatifs  de  la  lumière  et  de  la  chaleur  :  Midi,  eu  juillet,  à 
Bou-Saada. 

Sous  le  ciel  immobile,  une  maison  de  boue  calcinée  hérisse  ses 
créneaux  dentelés  et  ses  pignons  en  ruche.  Il  n'y  a  plus  d'ombre;  le 
peu  qu'il  en  reste  est  dévoré  par  l'ardeur  implacable  des  reflets.  Tous 
les  tons  du  cuivre  flamboient  sur  la  muraille  où  la  porte  est  rouge 
comme  un  chaudron;  seuls  deux  trous  noirs  et  profonds  s'ouvrent 
comme  des  yeux  fixes  et  louches.  Un  seul  être  vivant  dans  cette 
affreuse  solitude,  un  pauvre  chameau  accroupi,  son  bât  attaché  sur 
le  dos,  hypnotisé  par  cette  lumière  et  cette  chaleur,  semble  un  pauvre 
gallinacé  tout  ficelé  et  bardé  de  lard  en  train  de  rôtir  mélancoli- 
quement. 

Tout  le  haut  du  tableau  est  d'une  implacable  lumière  et  d'une 
horrible  chaleur,  et  l'on  frémit  en  songeant  que,  fidèle  à  ses  principes, 
M.  Dinet  a  courageusement  tenu  compagnie  au  malheureux  chameau, 
sans  abri,  exposé  à  la  plus  foudroyante  des  insolations,  dans  l'im- 
mobilité attentive  de  son  travail  consciencieux.  En  ce  qui  concerne  la 
partie  inférieure  du  tableau,  M.  Dinet  y  a  déployé  non  moins  de 
science  consommée,  non  moins  de  scrupule  dans  la  perception  si 
fine  et  si  exacte  des  reflets,  et  pourtant  à  quoi  attribuer  une  certaine 
froideur  dans  les  sables  du  premier  plan  ?  A  ce  fait  bien  simple,  sans 
doute,  observé  depuis  longtemps  par  ceux  qui  ont  vécu  dans  les  pays 
du  soleil,  noté  plusieurs  fois  par  Guillaumet  lui-même,  c'est  que 
l'excès  de  lumière  ne  se  perçoit  plus,  et  que  les  grandes  plaines  du 
désert,  lorsqu'il  n'y  a  aucun  accident  qui  présente  une  ombre  pour 
faire  contraste,  paraissent  uniformément  grises.  M.  Dinet  n'est  pas 
sans  l'avoir  constaté  lui-même.  S'il  n'a  tenu  qu'à  faire  preuve  de  la 
plus  rigoureuse  exactitude,  certes,  il  est  arrivé  à  être  vrai  au  plus 
haut  point,  mais  s'il  a  voulu   donner  l'impression  du  maximum  de 


36  L'ARTISTE 

lumière  et  de  chaleur  possible,  n'y  serait-il  point  parvenu  plus  com- 
plètement et  plus  aisément,  en  se  réservant  l'appui,  un  peu  banal, 
sans  doute,  d'un  contraste  d'ombre? 

Le  second  tableau  de  M.  Dinet,  —  des  portraits  à  la  lampe,  —  ne 
rentre  pas  dans  notre  sujet;  qu'on  nous  permette,  cependant,  d'en  dire 
un  mot  puisqu'il  a  été  conçu  en  pendant  à  celui  que  nous  venons  d'exa- 
miner. Ici,  M.  Dinet  s'est  imposé  le  devoir  de  résoudre  le  problème 
de  la  lumière  artificielle.  Jusqu'à  ce  jour  les  peintres  n'avaient  guère 
traité  que  superficiellement  et  conventionnellemcnt  le  jour  de  la 
lampe.  Les  tentatives  fantaisistes  de  M.  Besnard,  intéressantes  à 
d'autres  titres,  n'ont  appris  rien  de  neuf  sur  ce  sujet,  mais  elles  ont 
établi  un  courant  de  mode.  Après  lui  quelques  autres  ont  essayé  des 
effets  nocturnes.  Dieu  sait  les  procédés  qu'on  a  employés  pour  saisir 
exactement  l'effet  de  la  lumière  dans  la  nuit  !  Les  uns  préparaient 
leurs  tons  à  l'avance,  les  autres  peignant  dans  le  jour  naturel, 
regardaient  leur  sujet  éclairé  à  la  lampe  dans  une  autre  pièce,  par  le 
trou  de  la  serrure.  Que  sais-je  enfin  !  on  ne  peut  dire  à  quel  point 
certains  artistes  ont  été  préoccupés  par  ce  problème.  M.  Dinet,  l'an 
dernier,  avait  déjà  voulu  le  résoudre.  La  servante  et  les  deux  maîtresses 
était  non  seulement  un  charmant  tableau,  comme  esprit,  comme 
observation  et  comme  composition,  mais  aussi  une  excellente  nota- 
tion de  la  lumière  artificielle.  Cette  année,  pour  compléter  son  exposé 
de  principes,  M.  Dinet  a  peint  ses  personnages  en  se  plaçant  lui- 
même  dans  le  milieu  et  dans  le  jour  qu'il  voulait  peindre.  Qu 'est-il 
arrivé  ?  Ici  encore,  M.  Dinet  est  resté  dans  la  vérité  absolue  et  pour- 
tant, au  premier  abord,  et  pour  les  gens  qui  voient  la  peinture 
sans  y  entrer  en  idée,  son  tableau  ne  paraît  pas  donner  une 
impression  parfaite  du  jour  artificiel.  Au  point  de  vue  de  la  vérité 
pure,  M.  Dinet  a  raison  et  nous  avons  tort.  Mais  c'est  que  nous  ne 
voyons  jamais  qu'à  la  lumière  du  soleil  les  œuvres  peintes  à  la  lampe 
et  que  nous  ne  pouvons  pas,  en  les  regardant,  faire  abstraction  de  la 
lumière  solaire  dans  laquelle  nous  vivons.  Le  tableau  de  M.  Dinet 
donne  donc  une  notation  absolue,  mais  une  illusion  imparfaite. 

Pour  se  rendre  un  compte  exact  de  l'intérêt  puissant  des  recherches 
de  cet  artiste,  et  de  l'importance  et  de  la  variété  denses  trouvailles,  une  ' 
exposition  complète  de  ses  études  serait  nécessaire.  Le  peu  qu'il  en  a 
déjà  fait  connaître  au  public  dans  diverses  circonstances  a  vivement 


LE   SALON    DE    1889  3; 


frappé  ceux  qui  attachent  un  grand  prix  à  la  résolution  des  problèmes 
lumineux.  Espérons  qu'un  jour  une  exposition  plus  générale  des 
peintres  orientalistes  nous  dévoilera  tous  ces  trésors. 

Le  même  regret  et  le  même  espoir  se  fait  sentir  à  l'égard  de 
M.  Paul  Leroy,  plus  connu  généralement  par  ses  beaux  tableaux 
d'histoire  ou  ses  remarquables  portraits.  La  délicieuse  petite  toile 
qu'il  expose  cette  année  au  Salon  et  ses  deux  charmantes  études  de 
l'Exposition  algérienne  donnent  une  idée  heureuse,  mais  incomplète 
du  talent  exquis  de  ce  jeune  maître  orientaliste.  L'Exposition  uni- 
verselle elle-même,  où  il  est  représenté  par  des  envois  considérables, 
tout  en  nous  rappelant  ses  fières  qualités  d'exécutant,  de  portraitiste 
et  de  poète,  ne  nous  renseigne  pas  suffisamment  sur  la  valeur  de 
son  œuvre  d'orientaliste. 

Moins  téméraire  et  moins  résolu  que  M.  Dinet,  moins  théori- 
cien aussi,  M.  Leroy  est  plus  instinctif  et  plus  simple.  Il  apporte 
dans  la  compréhension  de  ces  pays  merveilleux  où  le  soleil  transfi- 
gure toutes  choses,  où  le  ciel,  les  sables,  les  eaux  et  les  rochers 
prennent  à  certaines  heures  des  couleurs  de  rêve  et  de  féerie,  une 
vision  d'une  précision  et  d'une  délicatesse  extrêmes  et  une  exécution 
d'une  délicieuse  fraîcheur. 

Moins  aventureux  que  son  ami  et  confrère,  il  ne  se  hasarde  jamais 
aussi  loin,  de  même  qu'il  se  mesure  moins  volontiers  avec  les  manifes- 
tations excessives  du  soleil.  Il  se  cantonne  assez  généralement  dans  les 
environs  de  Biskra,  région  charmante  et  colorée,  si  pleine  de  motifs 
pittoresques,  que  nous  comprenons  qu'on  ait  quelque  paresse  à  aller 
chercher  plus  loin.  C'est  de  là  qu'il  a  rapporté  ces  véritables  bijoux, 
tout  imprégnés  de  lumière  vivante,  ces  études  prises  sur  les  bords  de 
FOued-Biskra,  aux  eaux  d'un  bleu  introuvable,  où  tout  le  décor  est  si 
frais,  si  tendre,  si  délectable  pour  l'œil,  qu'on  croit  contempler  un 
pays  imaginaire  d'orfèvreries  gigantesques,  ou  plutôt  de  monstrueuses 
confiseries. 

Comme  Guillaumet  dans  la  dernière  période  de  sa  vie,  M.  Leroy  a 
été  séduit  par  le  charme  étrange  de  cet  être  singulier  et  primitif  que 
présente  lafemme  arabe.  Il  s'est  attaché  à  rendre  fidèlement  la  poésie 
mélancolique  de  ses  labeurs  monotones  de  chaque  jour,  en  apportant 
dans  l'étude  des  milieux  où  elle  vit,  ces  chambres  obscures  éclairées 
bizarrement  par  des  jours  indirects,  un  peu  moins  du  souvenir  des 


L'ARTISTE 


maîtres,  mais  toute  cette  vision  scrupuleuse  et  délicate  de  paysagiste 
et  toute  la  tendresse  du  peintre  ému  de  Jésus,  oMarthe  et  SMarie. 

La  Tisseuse  arabe  du  Salon  est  un  de  ces  petits  chefs-d'œuvre.  Qui 
ne  s'est  arrêté,  au  milieu  du  tintamarre  assourdissant  des  couleurs, 
devant  cette  petite  toile,  calme  et  reposée,  où,  dans  une  pièce  sombre, 
illuminée  comme  soudainement  par  un  rayon  pénétrant  à  travers  la 
porte  ouverte,  une  femme  arabe  pousse  méthodiquement  sa  navette, 
accroupie  derrière  la  trame  légère  comme  une  araignée  au  fond  de  sa 
toile  dans  un  coin  obscur? 

Un  nom  que  nous  avons  plaisir  à  joindre  aux  deux  premiers  est 
celui  d'un  autre  artiste,  enthousiaste  de  lumière,  assoiffé  d'inconnu, 
qui  a  fait  sa  première  apparition  au  Salon  de  cette  année,  M.  Marius 
Perret. 

Celui-ci  est,  en  même  temps  qu'un  peintre,  un  véritable  explora- 
teur, qui  a  payé  de  sa  personne,  comme  M.  Dinet,  et  comme  aussi 
Guillaumet,  son  goût  de  courses  et  d'aventures.  Il  a  poussé  jusqu'au 
M'zab,  à  la  limite  du  territoire  des  Chambas,  non  loin  de  la  tribu  de 
ces  redoutables  Touaregs,  qui  arrêtent  la  marche  de  notre  influence 
dans  le  Sud,  et  dont  pourtant,  chose  incroyable,  deux  membres  au 
visage  voilé  viennent  de  visiter  notre  Exposition.  M.  Marius  Perret  est 
resté  plusieurs  mois  au  milieu  de  ce  peuple  industrieux  et  intelligent 
qu'on  a  appelé  «  les  Juifs  du  Désert  »,  et  qui  ont  créé,  en  plein  cœur  de 
l'Afrique,  sous  la  lourdeur  d'un  soleil  de  plomb  en  fusion,  entouré 
de  hordes  nomades  et  féroces,  une  véritable  civilisation. 

Qu'eût  dit  Fromentin,  dont  nous  connaissons  les  éloquents  et  déli- 
cats scrupules  sur  l'interprétation  de  cet  Orient  si  complexe  et  si 
entier,  lui  qui  bannissait  sévèrement  du  domaine  de  la  peinture  tout 
ce  qui  pouvait  paraître  exceptionnel,  inusité  ou  inédit,  tout  ce  qui 
semblait  flatter  de  préférence  le  sentiment  si  dangereux  de  la  curio- 
sité, qu'eût  dit  l'admirable  et  profond  écrivain  du  Sahel  devant  ces 
images  nouvelles  d'un  monde  inconnu,  devant  les  visions  de  cette 
ville  fantastique  deGhardaïa,  avec  ses  grandes  places  vides  et  mortes, 
ses  portiques  bas  et  sombres,  qui  donnent  l'impression  farouche 
d'une  cité  lunaire,  des  derniers  vestiges  des  constructions  humaines 
sur  une  planète  abandonnée  par  la  vie? 

Fromentin,  aujourd'hui  encore,  eût-il  critiqué  ce  qu'il  appelait 
alors  des  notes  de  voyage,  des  documents?  Tout  en  continuant  d'éta- 


LE   SALON    DE    1S89  3g 


blir  justement  la  différence  entre  le  voyageur  qui  peint  et  le  peintre 
qui  voyage,  n'eût-il  pas  compris,  avec  son  tact  si  fin  de  critique  large 
et  intelligent,  que  le  point  de  vue  en  art  est  contraint  de  se  déplacer 
éternellement,  au  fur  et  à  mesure  que  se  déplacent  et  s'éloignent  les 
bornes  des  connaissances  humaines? 

Si,  en  1859,  ou  même  en  1874,  lors  de  la  troisième  édition  de  ses 
deux  beaux  livres,  il  paraissait  difficile  à  Fromentin  de  mettre  le 
public  européen  assez  au  courant  des  mœurs  arabes  et  des  paysages 
orientaux,  pour  lui  permettre  de  juger  des  reproductions  picturales 
de  ces  hommes  et  de  ces  pays,  en  se  plaçant  au  simple  point  de  vue 
de  l'art,  indépendamment  de  la  question  de  curiosité  locale;  s'il  lui 
paraissait  difficile  «  de  faire  admettre  de  périlleuses  nouveautés  par 
des  moyens  d'expression  usuels,  d'obtenir  enfin  le  résultat  qu'un  pays 
si  particulier  devînt  un  tableau  sensible,  intelligible  et  vraisemblable, 
en  s'accommodant  aux  lois  du  goût,  et  que  l'exception  rentrât  dans  la 
règle  sans  l'excéder  ni  s'y  amoindrir...  »,  tiendrait-il  aujourd'hui 
encore  le  même  langage? 

Par  suite  de  mouvements  bien  divers,  entre  autres  de  préoccupa- 
tions économiques  comme  le  grand  entraînement  de  l'Europe  vers 
l'expansion  coloniale,  le  peuplement  et  le  défrichement  de  l'Algérie, 
après  les  désastres  de  la  guerre  et  du  phylloxéra,  sans  oublier  de 
mentionner  aussi  la  place  que  n'a  cessé  de  tenir  l'Orient  dans  la  litté- 
rature et  la  popularité,  chaque  jour  croissante,  des  ouvrages  de  nos 
peintres  orientalistes  —  Fromentin  lui-même  et  Guillaumet,  —  notre 
identification  avec  la  vie  arabe  est  devenue  telle  que  notre  besoin  de 
curiosité,  cet  appétit  d'inconnu  et  de  lointain,  qui  nous  agite  dans  le 
cercle  douloureux  de  nos  étroites  frontières,  émoussé  depuis  long- 
temps sur  les  sables  et  les  rochers  du  nord  de  l'Afrique,  est  allé  se 
raviver  du  côté  de  l'extrême  Orient,  —  qui  ne  nous  étonne  plus 
même  aujourd'hui. 

Fromentin  n'aurait  sans  doutepas  longtemps  hésité  devant  la  collec- 
tion des  remarquables  études  rapportées  par  M.  Perret,  et  il  aurait 
bientôt  reconnu  tout  l'intérêt  que  présentent  ces  notes  si  scrupuleuses 
et  si  exactes  sur  un  pays  qui  se  recommande,  artistiquement,  au  moins 
par  ce  titre  qu'il  permet,  d'une  manière  toute  spéciale,  l'élucidation 
d'une  question  pittoresque  au  plus  haut  degré,  la  résolution  des 
grands  problèmes  lumineux. 


4o  L'ARTISTE 

Les  deux  toiles  exposées  au  Salon,  par  M.  Perret  sont  deux  échan- 
tillons très  complets  de  son  bagage  de  voyageur.  L'Exposition  des 
Invalides,  moins  bien  fournie  comme  morceaux  résistants,  nous 
renseigne  peut-être  d'une  façon  plus  générale  sur  les  études  variées 
de  cet  artiste,  mais  la  Smala  de  Taadmit  avec  ses  tentes  rayées  dans 
les  plaines  arides  d'alfa  où  se  perdent  les  silhouettes  blanches  des 
Arabes  accroupis,  avec  ses  palanquins  dépouillés  dont  les  squelettes 
se  dessinent  finement  sur  des  fonds  de  collines,  roses,  dorés,  de 
toutes  les  plus  suaves  nuances  du  lilas  et  du  violet,  et  V Oasis  de 
Laghouat  avec  son  vaste  panorama  de  maisons  géométriques  en  boue 
desséchée,  où  le  soleil  a  bu  toute  ombre,  et  son  grand  peuple  de  pal- 
miers triomphants  qui  déploient  leurs  verdures  insolites  sous  une 
pluie  torrentielle  de  lumière,  ne  suffisent-elles  pas  à  faire  valoir  tout 
ce  qu'il  y  a  de  finesse,  de  précision  et  de  sûreté  dans  le  talent  de 
leur  auteur? 

M.  Pépin,  lui,  est-il  un  voyageur  qui  peint  ou  un  peintre  qui 
voyage?  Dans  quelle  catégorie  ranger  le  hardi  compagnon  de  Bon- 
valot  ?  Son  tableau  donne  de  Samarcande,  cette  ville  de  rêve,  une  im- 
pression lourde  et  grise,  mais  ce  tableau  était  mal  placé,  et  l'impres- 
sion, peut-être,  est-elle  juste.  Nous  n'y  avons  pas  été  voir. 

M.  Weeks,un  Américain,  nous  parle  de  l'Inde. Le  premier  tableau, 
l'Heure  de  la  prière,  paraît  un  peu  blanchâtre  et  conventionnel, 
mais  l'autre  peinture,  Autour  d'un  restaurant,  Agra,  justement 
récompensée,  a  beaucoup  d'intérêt  et  de  caractère  et  présente  des  mor- 
ceaux lumineux  fort  bien  rendus,  avec  un  vif  sentiment  de  l'atmo- 
sphère et  des  accents  sincères  de  vie  et  de  réalité. 

On  est  dérouté  tous  les  ans  par  le  nombre  de  «  Femmes  d'Alger 
sur  les  terrasses  ».  Soit  que  la  poésie  banale  de  ce  motif  rebattu  ait 
paru  plus  facile  aux  uns,  soit  que  la  beauté  réelle  de  ce  spectacle  ait 
encore  vivement  frappe  les  autres,  c'est  un  sujet  qui  jouit  delà  faveur 
générale.  Cette  année,  MM.  J.  Edouard  et  Georges  Landelle  et 
M.  Muenier  l'ont  traité  avec  des  sentiments  très  différents. 

M.  Muenier,  une  des  dernières  recrues  de  la  peinture  orientaliste,  a 
tenté  du  moins  de  renouveler  ce  thème  usé  et  d'en  tirer  un  parti  à  la 
fois  pittoresque  et  poétique.  Si  ses  Femmes  d'Alger  ne  témoignent 
pas  d'une  ingénuité  aussi  fraîche  et  aussi  charmante  que  celle  qui  fit 
le  succès,  il  y  a  deux  ans,  de  son  heureux  curé  de  village,  elles  por- 


LE   SALON    DE    188g  41 


tent  certainement  la  trace  de  préoccupations  artistiques  plus  pro- 
fondes. La  physionomie  des  femmes  peut  paraître  un  peu  trop 
fortement  acccntue'e  ;  on  est  toujours  ainsi  porté  à  exagérer  le  carac- 
tère quand  on  débute  dans  la  vie  orientale;  peu  à  peu  on  s'aperçoit 
que  les  types  orientaux  sont  généralement  moins  exceptionnels  que 
nous  ne  sommes  entraînés  à  nous  le  figurer  de  loin  ou  à  première 
vue,  et  que  leurs  particularités  résident  surtout  dans  des  nuances. 

L'intérêt  de  la  peinture  de  M.  Muenier  est  moins,  d'ailleurs,  dans 
l'étude  des  figures  que  dans  la  recherche  de  rapports  entre  les  blancs 
divers  qui  se  rencontrent  sur  le  tableau  :  blancheur  des  murs,  blan- 
cheur des  vêtements,  blancheur  des  chrysanthèmes  qui  s'épanouis- 
sent sur  la  terrasse.  Il  y  a  dans  cette  harmonie,  formée  des  différents 
degrés  d'une  même  note,  une  grande  délicatesse  pleine  d'agrément. 

On  se  demande,  pourtant,  si  à  force  de  rechercher  tant  de  finesse, 
il  n'est  pas  à  craindre  qu'on  ne  tombe  dans  le  défaut  de  la  minceur 
dans  l'exécution,  et  si,  pour  vouloir  exprimer  la  grande  lumière 
par  une  excessive  blancheur,  on  n'arrivera  point  à  des  effets  par 
trop  refroidis,  et  nous  dirions  même,  pour  d'autres  que  pour 
M.  Muenier,  à  des  aspects  plâtreux.  On  sent  dans  le  joli  tableau  de 
M.  Muenier  tout  ce  qu'il  a  voulu  rendre,  mais  cela  apparaît-il 
bien  spontanément  et  bien  distinctement  ? 

La  petite  étude  du  même  artiste,  Crépuscule  sur  Alger,  est 
vraiment  très  séduisante,  mais  il  y  a  peut-être  encore  quelque  abus 
dans  les  notes  blanches  et  je  ne  sais  quoi  d'indécis  et  de  vague  qui 
paraît  peu  conciliable  avec  la  précision  lumineuse  de  l'Orient. 

La  traduction  des  blancs  de  l'Orient  est,  sans  contredit,  une  des 
grandes  difficultés  de  la  peinture  orientaliste.  M.  Chabas  s'est  heurté 
à  ce  problème  ardu  dans  son  Matin  à  Tunis,  et  il  est  arrivé  par 
l'excès  du  blanc  à  donner  un  aspect  farineux,  exagéré  encore  au 
moyen  d'un  procédé  par  touches  brutales  qui  appauvrit  l'exécution. 

M.  Bourde  a  voulu  aussi,  dans  Sortie  du  pacha  de  Tanger,  lutter 
contre  ces  blancheurs  dans  la  lumière.  Il  a  convoqué  blancs  sur  blancs 
avec  une  vaillance  véritable.  Peut-être  eût-il  obtenu  un  succès  plus 
complet  s'il  eût  choisit,  pour  se  mesurer  avec  ces  difficultés,  une  toile 
de. dimensions  plus  modestes.  L'Orient,  à  moins  d'être  franchement 
interprété,  ne  semble  pas  se  disposer  de  bon  gré  aux  grands  formats. 

Les  cimetières  arabes  n'ont  pas  moins  de  succès  que  les  terrasses. 


42  L'ARTISTE 

M.  Rridgman  a  réuni  un  groupe  charmant  d'Algériennes  sur  un 
cimetière  élevé  d'où  l'on  domine  une  anse  de  mer  bleue  et  une 
silhouette  blanche  de  ville  ensoleillée.  Cette  peinture  serait  plus 
agréable  si  l'on  n'y  trouvait  tant  de  concessions  aux  goûts  de  la 
clientèle  américaine.  La  Soirée  che^  le  Gouverneur  de  l'Algérie  est 
une  composition  spirituellement  arrangée,  qui  mêle  harmonieusement 
les  toilettes  pimpantes  des  élégantes  de  la  colonie  aux  burnous  multi- 
ticolores  des  graves  indigènes.  Mais  le  sujet  reste  toujours  traité 
comme  une  scène  de  genre. 

M.  Girardot  conduit  aussi  dans  la  retraite  silencieuse  des  morts  des 
groupes  de  belles  Marocaines  toutes  rêveuses.  Nous  ne  pourrions 
assurer  qu'elles  songent  à  leur  nuit  nuptiale,  mais  nous  affirmerions 
bien  volontiers  qu'elles  se  souviennent  de  la  Nuit  nuptiale  de 
M.  Girardot.  Ce  joli  motif  serait  poétique  si  la  monochromie  du 
tableau  et  la  gamme  préconçue  dans  laquelle  il  est  traduit,  celle  qui 
valut,  plus  justement,  le  succès  de  Ruth  et  Boo^,  ne  donnaient  une 
impression  de  composition  d'atelier,  exécutée  en  dehors  de  la  nature. 

Le  petit  cimetière  de  la  Mosquée  de  Sidi-Abderrhaman  qu'a 
exposé  M.  Bouchor  n'est  pas  troublé  par  les  gazouillements  bavards 
des  femmes.  Nous  le  visitons  sans  autre  préoccupation  que  celle  de 
contempler  le  paysage  et  de  nous  imprégner  de  la  lumière  rosée  du 
soleil  qui  descend  dans  son  apothéose  quotidienne.  C'est  un  petit 
coin  très  lumineux  avec  un  ciel  transparent  sur  lequel  se  dressent 
des  cyprès  sombres  et  des  tombes  qui  font  miroiter  l'émail  de  leurs 
faiences  vives  et  gaies  dans  la  pénombre  fraîche  de  cette  heure  si 
douce  du  coucher  du  soleil. 

M.  Lazerges  continue,  en  se  gardant  de  la  renouveler,  la  tradition 
de  son  père.  M.  Ch.  Landelle,  le  doyen  de  la  peinture  algérienne, 
continue  la  série  de  ses  sujets  préférés. 

Le  tableau  de  M.  Benjamin  Constant  :  Scène  de  funérailles  au 
Maroc,  ne  rentre  pas  dans  le  cadre  que  nous  nous  sommes 
imposé.  Les  qualités  pittoresques  de  ce  maître  de  la  nature  morte 
seront  appréciées  ailleurs,  mais  le  caractère  purement  orientaliste 
d'une  bonne  partie  de  son  œuvre  peut  être,  à  bon  droit,  sus- 
pecté. 

Bien  d'autres  noms,  moins  célèbres,  se  trouvent  signés  au  bas  de 
motifs  pris  à  la  vie  orientale.  Mais  ils  ne  pourraient  que  faire  nombre, 


LE   SALON    DE    1889  43 


sans  apporter  aucune  physionomie  nouvelle  dans  cette  revue.  Ces 
ouvrages  ne  sont  guère  que  des  rc'pétitions  plus  ou  moins  banales, 
plus  ou  moins  frustes,  de  peintures  dont  le  succès  est  parfois  de  vieille 
date.  Ce  ne  sont,  la  plupart  du  temps,  que  des  modèles  de  chro- 
molithographies pour  les  grands  magasins  de  nouveautés,  l'imagerie 
d'Epinal  de  l'Orient. 

Telles  qu'elles  sont,  pourtant,  ces  images  ont  aussi  leur  rôle.  Peu 
à  peu  les  imitateurs  —  par  un  sentiment  de  concurrence  commer- 
ciale —  essaient  de  se  rapprocher  de  l'exactitude  des  modèles  nou- 
veaux, et  ce  sont  eux  qui,  par  leur  vulgarité  même,  font  entrer  de 
plus  en  plus  dans  la  foule  les  formes  et  les  mœurs  de  l'Orient,  et  lui 
ôtent  chaque  jour,  à  l'œil  du  public,  ce  caractère  exceptionnel  et 
inusité,  dont  l'expression  pittoresque  troublait  si  légitimement  l'es- 
prit judicieux  de  Fromentin. 


LEONCE  BENEDITE. 


LA    PEINTURE    HISTORIQUE    ET    LA    PEINTURE   ANECDOTIQUE 


ue  n"a-t-on  pas  dit  contre  la  peinture  d'histoire  ? 
Quelles  invectives  lui  a-t-on  épargnées,  sous  couleur 
de  réalisme,  de  naturalisme  et  de  modernisme  ? 
L'a-t-on  assez  raillée,  ridiculisée,  assez  «  blaguée  » 
depuis  que  ces  glorieux  systèmes  de  rénovation  artistique  ont  fait 
successivement  leur  avènement!  L'enseignement  officiel  lui-même  a 
été  impuissant  à  lutter  contre  cette  défaveur  :  le  courant  entraîne,  à 
peine  au  sortir  de  l'École  des  Beaux-Arts,  les  jeunes  artistes  impa- 
tients d'émancipation,  ayant  hâte  de  déserter  les  traditions.  Aussi 
peut-on  constater  que  les  tableaux  d'histoire  se  font,  tous  les  ans, 
plus  rares  au  Salon.  Et  pourtant  quel  plus  magnifique  emploi  d'une 
éducation  technique,  fortifiée  de  l'étude  attentive  de  la  nature  et 
d'une  incontestable  habileté  à  traduire  les  réalités  familières,  nos 
peintres  pourraient-ils  ambitionner,  que  d'appliquer  ces  qualités  à 
des  conceptions  idéales,  d'où  tout  effort  de  pensée  ne  soit  pas  banni, 
que  l'imagination  et  la  poésie  élèvent  et  vivifient?  Tel  peintre  qui  a 
vaincu  toutes  les  difficultés  du  métier,  qui  a  victorieusement  conquis 
les  secrets  de  la  lumière  et  de  l'atmosphère  ambiante,  restera  un 
praticien  et  ne  sera  jamais  un  artiste  s'il  persiste  au  terre  à  terre  de 
l'observation  extérieure,  si  la  recherche  de  l'idée  et  l'intensité  de 
l'expression  ne  concourent  à  transfigurer  son  oeuvre.  Ce  devrait  donc 
être  l'ambition  de  l'école  contemporaine  de  renouveler  la  peinture 
historique,  de  la  faire  attrayante  et  vivante  en  y  introduisant  cette 
observation,  qu'elle  possède  si  exactement,  de  la  vie  extérieure  et 
réelle,  mais  à  laquelle  elle  se  complaît  trop  exclusivement.  N'est-ce 
pas  la  ramener,  par  là,  à  l'éternelle  formule  de  l'art  :  Iwmo  addilus 
natures? 

A  ce  Salon,  de  même  qu'aux  précédents,  un  maître  est  au  premier 
rang,  parmi  les  peintres  d'histoire,  avec  une  œuvre  superbe  de 
tenue,  d'exécution  et  de  style,  Les  hommes  du  Sainl-Offiee  (i).  Dans. 

(i)  Voir,  dans  la  livraison  précédente  de  L'Artiste  (1SS9,  1,462),  la  repro- 
duction du  tableau  de  M.  Jean-Paul  Laurens. 


LE   SALON    DE    1889  45 


cet  épisode  de  l'histoire  religieuse  au  moyen  âge,  M.  Jean-Paul 
Laurcns  continue  la  célèbre  série  des  tableaux  où  il  a  fait  revivre. 
avec  la  puissance  d'évocation  et  d'interprétation  que  Ton  sait,  les 
terribles  acteurs  de  l'Inquisition.  Ici,  toutefois,  ce  n'est  pas  à  une 
des  scènes  violentes  de  la  sombre  tragédie  qu'il  nous  fait  assister  : 
dans  une  salle  romane,  d'architecture  sévère,  un  inquisiteur  dirige 
le  travail  de  deux  scribes  attablés  aux  deux  bouts  d'un  bureau,  de 
structure  toute  primitive,  encombré  de  grimoires  ;  on  sent  que  de 
redoutables  décisions  se  préparent  dans  ce  conciliabule.  La  nudité 
des  murs  et  des  dalles,  les  robes  blanches  de  ces  trois  moines  si 
graves  d'attitude,  si  austères  d'expression,  les  meubles  dont  les  for- 
mes ont  une  rigidité  claustrale,  accentuent  le  caractère  imposant  de 
cette  scène,  sans  qu'aucun  accessoire  sinistre  y  ajoute  une  signi- 
fication banale,  sans  qu'aucun  détail  de  mélodrame  y  vienne  usur- 
per un  rôle  facile.  Il  a  suffi  au  peintre  d'interpréter,  en  son  style 
sobre  et  magistral,  l'énergie  des  figures,  l'expression  des  attitudes  et 
des  gestes,  pour  dire  l'ardent  fanatisme  de  ces  hommes  et  leur 
inexorable  fonction.  Dédaignant  résolument  tous  les  procédés 
rebattus,  M.  Laurens,  au  lieu  d'assombrir  la  composition  d'un 
demi-jour  âHin  pace,  y  a  répandu  une  large  et  franche  lumière  qui 
réduit  les  tons  noirs  à  la  portion  congrue,  les  reléguant  en  un  coin 
infime  de  la  toile.  Cet  éclairage,  grâce  à  une  étude  des  reflets  fort 
habile,  assouplit  singulièrement  la  facture  sans  lui  rien  ôter  de  la 
fermeté  habituelle  à  l'artiste;  de  là  résulte  une  quasi  monochromie 
du  tableau,  de  l'effet  le  plus  harmonieux.  L'Etat  s'est,  paraît-il, 
rendu  acquéreur  de  l'œuvre;  précieuse  aubaine  pour  le  musée  du 
Luxembourg. 

On  sait  que  M.  Lecomte  du  Nouy  a,  pour  les  sujets  archaïques, 
une  préférence  très  décidée;  en  archéologie,  ses  recherches  d'exécu- 
tion ne  s'aventurent  guère  en  dehors  des  traditions  d'école.  Les 
gardes-côtes,  ancienne  Gaule,  en  dépit  d'une  certaine  sécheresse  dans 
le  coloris,  ne  sont  pas  sans  intérêt;  ce  sont  bien  là,  tels  que  les 
récits  de  César  nous  les  représentent,  avec  leurs  armes  et  leur 
accoutrement  étranges,  les  types  de  nos  rudes  ancêtres.  La  perspec- 
tive embrumée  de  l'Océan  et  des  falaises  abruptes  encadre  bien 
leur  aspect  barbare;  sur  la  grève,  un  chien  aboie  à  la  lune  qui  se 
lève  à  l'horizon  et  dont  le  disque  rougeàtre  transparaît  à  peine  à  tra- 


46  L'ARTISTE 


vers  un  brouillard  opaque,  détail  qui  ajoute  encore  à  l'accent  sau- 
vage de  ce  sujet. 

La  destination  du  tableau  de  M.  Maillart,  Jeanne  Hachette  repous- 
sant l'assaut  des  Bourguignons,  pour  l'hôtel  de  ville  de  Beauvais, 
aussi  bien  que  ses  vastes  dimensions,  semblerait  indiquer  que  le 
peintre  l'ait  conçu  avec  une  intention  décorative;  mais  cette  intention 
a  été  si  peu  réalisée  que  l'on  peut,  sans  hérésie,  le  classer  parmi  les 
tableaux  d'histoire;  travail  consciencieux  et  qui  pourrait  être  daté, 
sans  nulle  invraisemblance,  d'un  demi-siècle  en  arrière.  M.  Gardette 
a  raconté,  dans  un  langage  d'une  éloquence  fougueuse  et  d'un 
réalisme  saisissant,  le  glorieux  épisode  dont  le  général  Marguerittc 
fut  le  héros  à  la  Bataille  de  Sedan.  La  composition,  de  dimensions 
colossales,  qui  englobe  tout  un  côté  du  champ  de  bataille,  et  où  les 
figures  sont  de  grandeur  naturelle,  n'est  nullement  amoindrie  par 
cette  tendance  à  l'anecdote,  si  fréquente  dans  les  tableaux  militaires 
qu'on  nous  montre,  depuis  plusieurs  années  déjà,  à  chaque  Salon; 
à  celui-ci  elle  compte  certainement  comme  une  des  meilleures  dans 
ce  genre  si  exploité.  Dans  cette  sanglante  chevauchée  allégorique, 
Bella  matribus  detestata,  pourquoi  un  dilettante  des  belles  formes 
féminines,  comme  l'est  M.  Gabriel  Ferrier,  ne  s'est-il  pas  souvenu 
qu'il  a  jadis  complaisamment  sacrifié  au  côté  plastique  de  son  art  ? 
Le  groupe  de  femmes  placé  au  premier  plan,  étant  moins  natura- 
liste, eût-il  été  moins  expressif?  Voilà  de  beaux  jours  que  l'orienta- 
lisme de  M.  Bouchard  a  fait  son  temps  ;  peut-être  nous  intéresserait-il 
davantage  à  Soliman  II  et  Roxelane  s'il  demandait,  au  préalable, 
quelques  conseils  à  la  nature  et  s'en  inspirait  avec  quelque  sincérité. 
M.  Chartran,  on  le  voit,  a  rempli  ce  devoir  salutaire;  il  en  a,  du 
reste,  déjà  fourni  mainte  preuve  antérieure  à  celle  qu'il  en  donne  par 
son  tableau,  Ambroise  Paré  pratiquant  la  ligature  des  artères,  des- 
tiné à  la  décoration  de  l'escalier  d'honneur  de  la  nouvelle  Sorbonne. 
La  toile  de  M.  Eug.  Chigot,  Fuyant  l'invasion,  est  une  œuvre  d'un 
sérieux  mérite  :  c'est,  aux  jours  les  plus  sombres  du  moyen  âge,  un 
groupe  de  religieux  qui  vont,  à  travers  les  champs  dévastés,  condui- 
sant une  lourde  charrette  attelée  de  bœufs,  où  ils  ont  entassé  leurs 
reliques,  les  châsses,  les  vases  sacrés,  pénates  de  leur  couvent  qu'ils 
ont  dû  abandonner  à  l'approche  des  hordes  de  pillards  ;  le  sombre 
exode  de  ces  moines  revêtus  de  leurs  ornements  sacerdotaux,  errant 


LE    SALON    DE    1889  47 


par  les  chemins  à  la  recherche  d'un  asile  incertain,  a  réellement  un 
grand  caractère,  la  facture  en  est  large,  la  tonalité  générale  et  l'ab- 
sence manifeste  de  toute  préoccupation  dans  l'interprétation  des 
détails  concourent  expressément  et  sans  nulle  emphase  à  un  effet 
puissant.  Chez  M.  Henri  Martin  l'intention  décorative  prédomine 
dans  la  Fête  de  la  Fédération,  sous  le  resplendissant  soleil  de 
juillet  qui  inonde  le  Champ-dc-Mars,  exaspérant  l'éclat  des  uniformes, 
des  bannières,  des  emblèmes,  de  tout  le  brillant  décor  favori  des 
solennités  de  la  Révolution.  N'insistons  pas  sur  la  piteuse  ligure  que 
fait,  dans  le  voisinage  de  cette  fête  de  lumière,  un  Héliodore  de 
M.  Lafon,  et  surtout  n'ayons  garde  d'évoquer  le  souvenir  de  la 
fresque  de  Delacroix.  M.  Berteaux  a  traité  avec  un  nouveau  succès 
un  des  effets  de  nuit  dont  il  est  coutumier  et  qui  encadre  un  épisode 
dramatique  de  la  chouannerie;  le  drame  est  mouvementé,  bien  com- 
posé, et  l'éclairage  atteste  une  habileté  peu  commune  à  rendre  ces 
jeux  tout  particuliers  de  lumière.  Le  sujet  traité  par  M.  Castaigne 
fait  songer  au  Pollicc  verso  de  son  maître,  M.  Gérôme,  avec  un  pro- 
cédé qui  n'est  ni  plus  neuf  ni  moins  poncif,  et  à  certains  tableaux 
de  Gustave  Doré,  moins  l'art  de  la  mise  en  scène  et  de  la  composi- 
tion pittoresque.  M.  Wagrez  trouve  vraisemblablement,  auprès 
d'une  certaine  clientèle  d'amateurs  (?),  un  succès  qui  l'encourage  à 
présenter,  chaque  année,  collés  sur  un  fond  de  papier  peint,  qui  a 
l'ambition  de  nous  représenter  la  Venise  du  xvc  siècle,  de  petits  per- 
sonnages en  carton,  sèchement  découpés  et  coloriés.  Le  Saint 
Sisoè's  de  M.  Vollet  sent  bien  l'école,  ce  dont  nous  n'avons  pas  le 
courage  de  le  blâmer  quand  nous  assistons  au  spectacle  de  tant  de 
tableaux  qui  la  renient  avec  un  parti  pris  si  délibéré  et  surtout  si 
prématuré;  bonne  peinture,  d'ailleurs,  mais  qui  rend  trop  servile- 
ment la  vulgarité  des  modèles.  La  Charlotte  Corday  de  M.  Story 
vaut  d'être  citée  pour  l'intéressante  étude  de  l'éclairage  et  l'attrait 
que  peut  donner  à  un  sujet  tant  de  fois  interprété,  une  recherche 
intelligente  dans  le  rendu  des  reflets. 

La  Niobé  de  M.  Solomon  est  une  peinture  académique,  froide 
d'expression  et  un  peu  anémique,  mais  bien  dessinée  et  avec  une 
visible  préoccupation  de  l'antique  dans  le  style  des  figures;  l'abus 
des  raccourcis,  du  reste  bien  traités,  tend  à  faire  plafonner  la  com- 
position.  Dans  Le  lendemain  de  Rocroy,  M.  de  Richemont  repré- 


48  L'ARTISTE 

sente  Condé  venant  saluer  le  corps  du  général  ennemi,  Fuentès,  tué 
sur  le  champ  de  bataille  où,  quoique  gravement  malade,  il  s'était  fait 
transporter  dans  un  fauteuil  ;  la  scène  a  une  certaine  solennité  d'al- 
lure qui  est  bien  en  situation,  elle  est  interprétée  d'une  main  ferme 
et  habile.  M.  Rochegrosse  a  fait  preuve  encore  une  fois,  dans  le  Bal 
des  ardents,  de  son  talent  habituel  de  composition;  ce  tableau  est  inté- 
ressant, mais  rien  de  plus  :  il  est  plutôt  curieux  à  cause  de  l'ingénieuse 
recherche  des  costumes  et  des  accessoires,  qu'émouvant  par  l'atroce 
spectacle  de  ces  malheureux,  au  milieu  d'une  fête,  transformés  en 
torches  vivantes.  L'Episode  du  combat  de  Quiberon,  de  M.  Outin,  est 
traité  avec  beaucoup  de  virtuosité  et  dans  une  note  pittoresque,  mais, 
malgré  les  dimensions  de  la  toile,  il  ne  dépasse  pas  la  portée  d'une 
simple  anecdote  contée  avec  quelque  brio.  Le  vaste  tableau  de 
M.  René  Ravaut,  Raymond  VI,  comte  de  Toulouse,  rappelle  le 
genre  des  sujets  chers  à  M.  Jean-Paul  Laurens,  nullement  sa  manière  ; 
l'effort  consciencieux  pour  atteindre  à.  l'expression  dramatique  y  est 
manifeste,  malheureusement  il  échoue  en  grande  partie  dans  une 
coloration  froide,  où  manquent  l'accent  et  la  fougue  qu'il  faudrait 
pour  marquer  la  triste  déchéance  et  l'isolement  misérable  du  comte, 
mis  en  interdit  par  l'Église,  h' Hommage  à  Delacroix  est  une  allé- 
gorie de  M.  Fantin-Latour,  conçue  dans  ce  sentiment  gracieux  et 
quelque  peu  mystérieux,  qui  donne  tant  de  charme  à  ses  œuvres. 

Avec  la  Grève  de  M.  La  Touche,  nous  entrons  dans  le  domaine  des 
artistes  qui  demandent  aux  scènes  de  la  vie  contemporaine,  sincère- 
ment observées,  leurs  sujets  de  prédilection;  celle-ci  est  terriblement 
sinistre,  dans  le  décor  d'une  usine  aux  murs  noircis  par  le  charbon, 
sous  un  ciel  pluvieux  et  bas,  avec  le  cortège  des  grévistes  hâves,  de 
mine  farouche  et  haineuse,  guidés  par  une  loque  noire  que  l'un  d'eux 
agite  au  bout  d'un  bâton  :  c'est  bien  là,  dans  sa  réalité  poignante, 
l'expression  de  la  misère  révoltée,  fortement  rendue  par  l'allure 
farouche  des  personnages  et  la  dureté  des  physionomies,  par  la 
tonalité  générale  qui  ne  s'écarte  guère  de  la  gamme  des  gris  et  des 
noirs,  enveloppant  la  scène  d'une  teinte  lugubre.  M.  Laurent-Des- 
rousseaux  a  trouvé  dans  La  veille  de  la  première  communion,  une  de 
ses  inspirations  les  plus  élevées  :  agenouillées  dans  une  église  où. 
d'étroites  fenêtres  répandent  une  lumière  calme  et  discrète,  qui  se 
mêle  aux  reflets  plus  colorés  des  cierges,  quelques  jeunes  filles,  de 


Le  Bénédicité 

(  Salon,  de  1889  ) 


LE    SALON    DE    i  49 


profils  très  doux  et  de  mise  modeste,  prient  en  une  attitude  recueil- 
lie; le  sentiment  religieux  est  admirable  dans  ce  tableau,  et  l'étude 
de  la  lumière  y  est  traitée  avec  une  extrême  délicatesse.  Il  y  a  de  pré- 
cieuses qualités  de  la  même  sorte  dans  l'œuvre  de  M.  Meslé,  dans 
l'atmosphère  lumineuse  de  ce  paisible  intérieur,  où  deux  femmes 
tricotent  auprès  d'une  fenêtre  qui  s'ouvre  sur  la  campagne,  dans 
l'accent  intime  et  vrai  des  figures.  C'est  encore  l'expression  de  ce 
sentiment  qui  attire  dans  le  tableau  de  M.  Crochepierre,  le  "Béné- 
dicité :  ici  tout  l'intérêt  se  concentre,  à  peu  près  sans  partage,  sur  le 
visage  de  la  vieille  paysanne,  vraiment  touchante  par  la  sincérité,  la 
simplicité  naïve,  par  la  ferveur  résignée  de  sa  prière;  certes,  l'habileté 
du  peintre  est  consommée,  mais  elle  ne  fait  nul  tapage  et  ne  saute  pas 
aux  yeux,  c'est,  dès  l'abord,  la  vérité  de  l'expression  qui  captive. 
Cependant,  si  l'on  veut  étudier  avec  quelque  attention  la  technique 
de  l'exécutant,  il  y  a  là  de  quoi  ravir  ceux  qui  se  plaisent  à  une  étude 
minutieuse  et  serrée  de  la  nature,  à  une  recherche  très  exacte  des 
valeurs. 

M.  Gueldry  n'a  fait  qu'un  tableau  de  genre,  de  son  Éclusêe  :  notre 
admiration  ne  va  guère  à  ces  canotiers  et  canotières  qui  ne  sem- 
blent qu'un  prétextée  grouper  des  tons  vifs  et  heurtés.  La  repasseuse, 
de  M.  Michel-Lévy,  présente  un  éclairage  intelligent  et  adroite- 
ment rendu,  non  sans  une  pointe  d'observation  fine  et  spirituelle. 
M.  Geoffroy,  qui  s'est  fait  une  réputation  méritée  par  ses  tableaux  de 
mœurs  populaires,  nous  introduit,  cette  fois,  à  l'hôpital,  le  jour  de  la 
visite.  Les  types,  comme  toujours,  sont  observés  avec  beaucoup  de 
justesse  et  cette  nuance  de  malice  qui  lui  est  habituelle  ;  nous  n'en 
apprécions  pas  moins  les  intéressantes  qualités  de  cette  peinture,  en 
particulier  la  souplesse  des  tons  clairs  des  rideaux  et  des  lits  qui 
s'alignent  en  une  longue  file  sous  le  jour  froid  et  égal  de  la  vaste 
salle.  Dans  le  tableau  de  M.  Pinfold,  La  mauvaise  nouvelle,  l'émo- 
tion est  très  intense  parce  qu'elle  se  dégage,  sans  manifestation  super- 
flue, de  l'éloquence  des  attitudes  et  de  la  gravité  attristée  des  physio- 
nomies; le  vieux  marin  qui  se  raidit  contre  la  douleur  et  refoule  ses 
larmes  prêtes  à  tomber,  est  d'une  grande  expression.  Notons  une 
amusante  et  bien  spirituelle  singerie  de  M  Alfred  Méry  ;  —  un  remar- 
quable tableau  de  M.  Gelhay,  le  Baptême,  où  l'artiste,  en  exécutant 
tout  à  fait  sur  de  soi,  a  franchement  abordé  un  effet  de  pleine 
18S9  —  l'artiste  —  T.  11  4 


5o  L'ARTISTE 


lumière  sans  transiger  avec  aucune  des  difficultés  qu'il  a  rencontrées 
dans  l'interprétation  des  colorations  vives,  ne  sacrifiant  aucun  détail 
en  vue  de  l'effet  et  l'obtenant  cependant  avec  une  singulière  puissance; 
—  de  M.  Emile  Jacque,  L'omnibus  de  VOdéon,  tableau  parisien  très 
pittoresque  ;  —  l'intérieur  paisible  et  d'un  si  joli  sentiment,  de 
M.  Biessy,où  l'aïeule  s'est  endormie  après  le  repas,  et  qui  s'égaie  d'un 
rayon  de  soleil  posant  sa  fine  raie  sur  la  nappe  blanche;  — un  délicat 
profil  de  jeune  fille,  exquis  de  distinction,  d'un  coloris  discret  et  sobre, 
par  M"e  Alix  d'Anethan; —  une  agréable  composition  décorative, 
Diane,  de  Mme  Marie  Cazin,  aux  tons  éteints  de  vieille  tenture;  — 
les  Confitures  de  M.  Girardot,  qui  révèlent  une  entente  très  subtile 
des  valeurs;  —  un  second  tableau  de  M.  La  Touche,  la  Première  com- 
munion, qui  présente  un  effet  de  lumière  peint  avec  une  aisance  et 
une  ampleur  peu  communes  ;  —  un  Graveur,  par  M.  Gilbert,  large- 
ment traité  aussi,  d'un  relief  étonnant. 

C'est  par  des  oeuvres  de  cette  sorte,  où  les  problèmes  de  la  lumière 
et  de  l'enveloppe  aérienne  sont  franchement  et  résolument  abordés, 
où  se  montrent  une  étude  très  sincère  de  la  nature,  une  recherche 
scrupuleuse  dans  le  rendu,  servie  par  des  qualités  de  facture  de  pre- 
mier ordre,  que  vaut  surtout  le  Salon  (i)  :  en  somme,  ici 
C'est  le  fonds  qui  manque  le  moins. 

Mais  ce  fonds  laborieusement  conquis  est  fatalement  condamné  à 
demeurer  stérile  si  l'idée  vivifiante  ne  vient  le  féconder.  Pour  des 
artistes,  cette  suprême  habileté  de  métier  ne  doit  être  qu'un  moyen; 
ce  ne  saurait  être  un  but.  Qu'ils  se  persuadent  que  l'œuvre  d'art 
n'existe  que  par  la  part  d'imagination  qu'y  met  l'artiste  :  ils  savent 
peindre,  qu'ils  apprennent  à  penser. 

JEAN   ALBOIZE. 

(i)  Que  dire  de  ces  productions  qu'on  désigne  du  terme,  déjà  bien  suranné, 
de  tableaux  de  genre?  Quelques  peintres  y  persévèrent  encore,  qui  y  ont  acquis 
une  bruyante  renommée,  en  un  temps  et  dans  un  milieu  où  rien  n'était  tant 
admiré  que  le  sujet  vulgaire  ou  insignifiant,  l'anecdote  sentimentale  ou  amusante. 
Pour  le  présent,  le  plus  clair  de  leur  succès  est  de  fournir  des  sujets  de  repro- 
ductions pour  les  marchands  d'estampes  et  les  éditeurs  de  photographies,  aux 
vitrines  desquels  ils  triomphent,  il  est  vrai,  sans  partage.  Au  Salon,  ils  ont  bien 
leur  public  aussi;  mais,  s'ils  offusquent  l'œil  des  artistes  et  des  délicats,  ils  témoi- 
gnent, par  leur  exemple,  de  l'inanité  du  tableau  de  genre  au  point  de  vue  de  l'art. 


LA    NATURE    MORTE 


i.  y  a  à  peine  vingt-cinq  ans,  un  critique  chargé  de 
traiter  de  la  nature  morte  au  Salon,  n'eût  pas  manque' 
de  partir  en  guerre  contre  la  division  de  l'art  en 
genre  infe'rieur  et  en  genre  noble;  mais  aujourd'hui 
on  a  ennobli  tant  de  choses  qu'il  m'est  interdit  d'entonner  le  moindre 
petit  air  de  bravoure  en  faveur  de  la  peinture  de  carottes  ou  d'arti- 
chauts, laquelle  —  lorsqu'elle  est  vigoureusement  traitée  —  se 
couvre  d'or  comme  toute  autre  espèce  de  peinture.  On  aurait,  du 
reste,  beau  jeu  pour  établir  la  noblesse  de  celle-là,  car  les  historiens 
de  l'antiquité  classique  nous  racontent  de  petites  historiettes  qui 
établissent  —  si  on  les  veut  croire,  et  pourquoi  ne  les  croirait-on 
pas  ?  —  que  les  artistes  de  leur  époque  ne  dédaignaient  pas  la  nature 
morte  et  même  le  trompe-l'œil,  qui  n'est  qu'une  nature  morte  parti- 
culière, à  l'usage  de  M.  Joseph  Prudhomme.  Des  peintures  de  ce 
genre  couvrent  tous  les  murs  de  Pompéi,  et  une  grande  partie  des 
mosaïques  que  nous  retrouvons  partout  où  les  Romains  ont  mis  le 
pied,  représentent  des  natures  mortes  rendues  avec  autant  de  réalité 
que  ce  procédé  le  permettait.  Pour  retrouver  l'origine  de  ce  genre,  il 
faudrait  sans  doute  remonter  beaucoup  plus  haut,  par  delà  le  déluge 
peut-être  !  La  science  a  bien  démontré  que  les  troglodytes  de  la 
période  magdalénienne  étaient  d'habiles  animaliers  ;  peut-être  décou- 
vrira-t-on  un  jour  qu'ils  aimaient  à  dessiner  ou  même  à  peindre  le 
poireau  à  la  blonde  chevelure  ou  l'oignon  au  teint  cuivré.  Il  ne  faut 
désespérer  de  rien  lorsque,  comme  nous,  on  a  l'honneur  d'appartenir 
à  une  époque  de  découvertes  historiques  et  même  préhistoriques. 

Il  est  certain  que  depuis  que  l'art  existe,  —  c'est  dire  depuis  tou- 
jours, comme  disait  le  gamin  de  Charlet,  —  il  y  a  eu  constamment 
deux  catégories  d'artistes  :  les  rêveurs,  les  poètes,  ceux  qui  s'essayent 
à  faire  exprimer  à  l'art  ce  quelque  chose  qu'il  est  inutile  de  chercher 
à  définir;  puis  ces  artistes  pour  lesquels  l'art  est  le  seul  but,  et  qui, 
dans  les  civilisations  avancées,  peignent  pour  l'unique  et  suprême 


52  L'ARTISTE 

plaisir  de  peindre.  Ceux-ci  créent  tout  naturellement  la  nature 
morte,  genre  où  la  poésie  a  pourtant  quelque  chose  à  voir,  puisque, 
suivant  une  admirable  expression,  l'homme,  s'ajoutant  à  la  nature 
dans  toute  manifestation  artistique,  met  forcément  un  peu  de  senti- 
ment même  dans  la  représentation  des  choses  les  plus  vulgaires.  Une 
soupière  en  porcelaine  de  Saxe,  un  flacon,  une  brioche,  un  couteau  : 
Chardin  fait,  avec  ces  humbles  objets,  un  poétique  tableau;  mais  la 
poésie  qui  se  dégage  de  ces  œuvres  n'est  peut-être  pas  exclusivement 
le  fait  de  la  peinture.  Chardin  nous  montre,  en  effet,  avec  une  singu- 
lière intensité  de  vérité,  un  petit  coin  de  la  vie  d'autrefois;  à  cette 
évocation  intime,  notre  émotion  est,  au  moins  pour  une  part,  de  la 
nature  de  celle  que  nous  ressentons,  par  exemple,  en  face  d'une 
authentique  table  à  balustres,  sur  laquelle  nos  pères  d'il  y  a  deux 
cents  ans  ont  trainé  les  manches  de  leurs  justaucorps.  Ceci,  d'ailleurs, 
n'enlève  rien  au  mérite  d'un  de  nos  plus  grands  peintres. 

Une  bonne  nature  morte  ne  peut  qu'être  un  bon  morceau  de  pein- 
ture. Ici  les  qualités  purement  pittoresques  doivent  être  la  première 
préoccupation  de  l'artiste.  Ce  genre  exige  une  puissance  d'exécution 
et  une  virtuosité  particulières.  Aux  époques  où  les  qualités  maté- 
rielles sont  peu  prisées,  il  paraît  donc  naturel  que  la  nature  morte 
n'existe  guère,  ou  tout  au  moins  soit  reléguée  au  dernier  rang  :  c'est 
ce  qui  est  arrivé  chez  nous  pendant  la  période  dite  académique,  et 
cependant  il  ne-  serait  pas  impossible  de  trouver  quelques  bons 
tableaux  de  nature  morte,  mais  bien  rares,  sortis  du  pinceau  de 
quelque  élève  de  David  ou  de  Guérin.  Au  lendemain  du  xvin°  siècle, 
d'une  époque  où  l'art  de  peindre  fut  poussé  si  loin  par  quelques-uns, 
le  manque  d'habileté,  chez  la  plupart  des  académistes,  serait  vraiment 
pour  nous  surprendre  si  nous  ne  savions  qu'il  était  voulu.  C'étaient, 
pourrait-on  dire,  des  fanfarons  de  mauvaise  peinture,  qui  semblaient 
mettre  leur  honneur  à  ne  cultiver  que  le  genre  proscrit  par  Boileau  : 
pour  eux,  montrer  quelque  virtuosité,  c'eût  été  déchoir. 

Quand  vinrent  les  romantiques,  il  leur  fallut  réapprendre  une 
technique  à  peu  près  oubliée.  Ce  fut,  d'ailleurs,  assez  tôt  fait  : 
Delacroix,  Decamps,  Th.  Rousseau,  etc.,  furent  de  merveilleux 
ouvriers  de  la  peinture.  De  natures  mortes,  on  n'en  fit  pas  beaucoup 
pendant  la  période  romantique;  exprimer  la  passion,  le  sentiment, 
par  les  moyens  pittoresques,  tel  était  alors  le  but  poursuivi.  Or,  il 


LE    SALON    DE    [889 


est  à  peine  besoin  de  dire  que  la  nature  morte  ne  se  trouve  pas 
comprise  dans  cette  formule.  Ce  ne  fut  donc  que  plus  tard  qu'elle 
reparut  avec  Philippe  Rousseau,  Monginot,  Yollon;  dans  ces  trois 
noms  se  résume  toute  l'histoire  de  la  nature  morte  moderne.  J'entends 
de  la  nature  morte  des  peintres,  car  il  y  a  aussi  la  nature  morte  des 
antiquaires,  sur  laquelle  M.  Biaise  Desgoffe  règne  sans  conteste,  après 
l'avoir  peut-être  inventée.  Des  localités  très  justes,  une  facture  très 
spirituelle,  une  aptitude  toute  particulière  aux  arrangements  ingé- 
nieux —  trop  ingénieux  peut-être  —  telles  sont,  il  me  semble,  les 
caractéristiques  principales  de  la  personnalité  artistique  de  Philippe 
Rousseau  qui  fut  un  charmant  peintre,  de  grand  talent,  mais  dont  les 
tableaux  ne  sauraient  cependant  être  comparables  aux  chefs-d'œuvre 
des  maîtres.  Que  lui  manquait-il  donc?  presque  rien,  mais  ce  rien  est 
tout  :  un  peu  plus  de  simplicité,  un  peu  plus  de  puissance  ;  —  si  vous 
me  trouvez  trop  sévère,  souvenez-vous  du  bon  Chardin.  Chez  Mon- 
ginot les  localités  sont  aussi  fort  justes,  je  dirais  volontiers  trop 
justes-,  quelques  sacrifices  de  plus,  quelques  bonheurs  de  palette 
de  moins,  et  la  peinture  de  Monginot  gagnerait  un  peu  de  cette 
maîtrise  qui  lui  fait  absolument  défaut,  il  faut  bien  en  convenir. 
Yohon  est  celui  de  nos  artistes  qui  possède  le  mieux  les  qualités  qui 
font  un  peintre  de  nature  morte  de  premier  ordre  ;  l'exécution  de  ses 
tableaux  est  si  admirable  qu'en  les  étudiant  nos  peintres  les  plus  en 
renom  peuvent  prendre  d'excellentes  leçons  de  technique.  L'habileté 
de  Vollon  concourt  au  rendu  d'une  pensée  artistique,  sa  brosse  n'est 
pas  seulement  adroite  et  spirituelle,  elle  est  surtout  expressive,  et  si, 
par  exemple,  il  reproduit  avec  un  singulier  Donneur  telle  circons- 
tance »  caractéristique  de  son  modèle  —  poisson,  oiseau,  etc.  —  la 
touche  y  est  pour  beaucoup,  pour  tout  quelquefois,  pourrai-je  dire. 
Mais  voilà  assez  de  préliminaires.  Il  est  temps  d'entrer  dans  mon 
sujet. 

L'envoi  de  M.  Yollon  est  certainement  un  des  beaux  morceaux  de 
peinture  du  Salon  ;  ce  tableau,  malgré  la  figure  qui  s'y  trouve,  ne  sort 
pas  du  genre  de  la  nature  morte,  et  je  pense  qu'il  y  a  lieu  d'en  féli- 
citer son  auteur.  Très  brillant,  très  amusant  de  touche  le  tableau  de 
M.  Monginot,  Convoitise,  mais  d'une  peinture  pas  assez  solide;  bien 
vivants,  bien  remuants  les  faucons  du  premier  plan,  mais  la  draperie 
du  fond  est  peinte  maigrement  et  me  gâte  tout  le  tableau.  M.  Biaise 


54  L'ARTISTE 


Desgoffe  continue  à  nous  montrer  des  émaux  de  Limoges,  des 
onyx,  mêles  à  des  cristaux;  il  y  a  bien  longtemps  que  cela  dure,  et 
on  s'e'merveille  de  constater  que  cet  artiste  du  genre  ultra-conscien- 
cieux persiste,  en  dépit  des  années,  à  avoir  l'œil  aussi  bon  et  la  main 
aussi  sûre  que  devant.  On  m'assure  qu'il  se  trouve  des  personnes 
pour  aimer  sa  peinture  ;  quant  à  moi,  j'admire  en  lui  l'artiste  con- 
vaincu et  je  jalouse  la  délicatesse  de  ses  organes.  Mais  voici  de  la 
peinture  robuste  et  crâne  :  très  bien  comprise  la  grande  toile  de 
M.  Rozier,  Che\  Gargantua  ;  c'est  là  une  composition  dans  le  genre 
de  Snyders,  on  y  voit  dans  un  beau  désordre  des  gibiers  et  des 
oiseaux  de  toute  sorte,  chevreuils,  paons,  lièvres,  cygnes,  oies,  fai- 
sans, bécasses,  canards,  dindons,  etc.,  et  puis  dans  le  fond,  des  cui- 
siniers, des  rôtisseurs.  Les  raisins  de  M.  Bergeret  sont  très  fins  de 
ton  et  peints  d'une  touche  délicate  et  agréable.  Voici  des  poissons  de 
mer,  rouget,  congre,  etc.,  qui  rappellent  ceux  de  Vollon,  ils  sont 
signés  Joseph  Bail  ;  c'est  bien,  il  y  a  de  la  vigueur,  mais  où  est  la 
finesse  du  maître?  Les  Pommes  de  terre  en  robe  de  chambre  de 
M.  Cesbron,  le  peintre  de  fleurs,  n'ont  pas  assez  de  consistance; 
creux,  cassants,  un  peu  en  verre  ses  tubercules  ne  paraissent  pas 
renfermer  la  bienfaisante  farine  qui  fait  la  gloire  de  leurs  congénères. 
Des  fruits,  des  huîtres  et  un  homard,  c'est  ainsi  que  M.  Fouace 
déjeune  en  carême,  si  nous  en  croyons  le  livret;  très  agréable  pein- 
ture, ton  fin,  touche  spirituelle.  M.  Chrétien  peint  un  peu  dans  le 
genre  de  M.  Fouace,  mais  il  est  plus  minutieux,  sa  peinture  frotissée 
a  quelque  chose  de  mesquin  ;  cependant  les  natures  mortes  qu'il 
expose  ne  sont  pas  sans  qualités.  Le  Gigot  de  M.  Eugène  Claude  est 
d'une  coloration  très  brillante,  c'est  là  un  excellent  morceau  de  pein- 
ture. Quelques  fleurs  en  terminant  :  les  Giroflées  de  M.  A.  Rouby 
qui  sont  vigoureusement  traitées  et  d'une  coloration  puissante  ;  les 
deux  tableaux  de  M.  Bourgogne,  Chc\  le  fleuriste  et  Chrysanthèmes, 
peints  avec  beaucoup  d'habileté;  quant  au  Bouquet  de  Cluysan- 
thanes  de  M.  Maisiat,  il  ressemble  un  peu  trop  à  de  la  vieille  peinture. 


CAMILLE  LEYMARIE. 


LA    GRAVURE 


e  Salon  de  gravure  ne  laisse  point  d'impressions  tumul- 
tueuses (c'est  toujours  cela  par  ce  temps  de  bous- 
culade universelle)  ;  et  le  visiteur  y  peut,  en  toute 
tranquillité,  faire  des  observations  générales,  parti- 
culières, comparatives,  voire  rétrospectives,  sur  l'état  d'un  art  auquel 
on  associe  généralement  des  idées  de  patience  et  d'austérité.  A  dire 
vrai  pourtant,  le  mot  austérité  prononcé  à  propos  du  Salon  de  gra- 
vure actuel  fait  un  peu  songer  à  quelque  congrégation  sévère  dont 
les  membres  seraient  devenus  sceptiques.  C'est  malheureusement  là 
l'impression  qui  se  dégage  de  l'ensemble  des  gravures  exposées. 
Beaucoup  trop  d'entre  elles  paraissent  procéder  de  ce  scepticisme 
froid,  terne,  éclectique,  qui  nivelle  impitoyablement  toute  personna- 
lité et  finit  généralement  par  interdire  a  l'artiste  le  libre  usage  de  ses 
qualités  et  de  ses  défauts,  —  quand  il  ne  lui  apporte  pas  par  surcroît 
les  amertumes  et  les  dégoûts  de  l'indécision.  Le  manque  de  parti 
pris,  le  manque  de  foi,  si  l'on  veut,  gêne  évidemment  beaucoup  de 
graveurs. 

Les  résultats  troublants  des  procédés  de  photogravure  sont  aussi 
pour  quelques-uns  d'entre  eux  la  cause  d'un  malaise  plus  ou  moins 
nettement  perçu,  mais  indiscutable.  Entraînés  par  un  désir  de  lutte, 
louable  et  naturel,  ils  ne  peuvent  s'empêcher  de  chercher  à  faire  aussi 
bien  que  la  photogravure,  au  lieu  de  se  mettre  délibérément  à  faire 
autre  chose.  C'est  ainsi  qu'ils  usent  inutilement  leurs  forces  et  se 
laissent  dominer  par  quelques  mauvais  côtés  de  l'influence  photogra- 
phique. Ceci  nous  vaut  des  estampes  fort  bien  faites  et  très  poussées, 
mais  ternes  et  sans  nerf,  parce  que  leurs  auteurs  les  ont  trop  vues  à 
travers  les  gris  mécaniques  du  cliché  et  que,  comme  un  écolier  qui  a 
oublié  le  maniement  de  son  lexique,  ils  paraissent  avoir  perdu  l'habi- 
tude de  faire  jouer  d'une  façon  personnelle  des  noirs  et  surtout  des 
blancs. 

Il  est  peut-être  un   peu  dur  de  signaler  aussi  crûment  ces  côtés 


56  L'ARTISTE 

défectueux,  mais  on  peut  s'assurer,  en  parcourant,  même  rapidement, 
les  estampes,  excellentes,  bonnes  ou  médiocres,  exposées  au  palais  de 
l'Industrie,  que  ces  réflexions  ne  sont  point  dictées  par  un  pessimisme 
gratuit. 

Les  graveurs  ont  décerné  une  médaille  d'honneur  à  M.  Achille 
Jacquet,  l'homme  de  France  qui  grave  avec  la  plus  impitoyable  régu" 
larité.  Sa  planche  est  la  gravure  un  peu  froide  de  cet  admirable  por- 
trait de  religieuse  qui  fut,  Tannée  dernière,  pour  Alexandre  Cabanel, 
l'occasion  d'un  succès  éclatant  près  des  peintres  et  des  critiques  de 
toute  école  et  de  toute  opinion.  Le  Portrait  de  la  fondatrice  des 
petites  sœurs  des  pauvres  devait  primitivement  être  exécuté  avec  la 
collaboration  du  plus  célèbre  des  graveurs  au  burin  contemporains, 
M.  Hcnriquel-Dupont,  maître  de  M.  Jacquet.  M.  Henriquel  a  recueilli 
dans  sa  longue  carrière  tous  les  lauriers  qu'un  artiste  puisse  ambi- 
tionner, et  si  ses  travaux  ont  été  supprimés  sur  la  planche  en  question, 
espérons,  pour  M.  Jacquet,  que  c'est  par  une  intention  affectueuse  du 
vieux  maître  qui  a  voulu  laisser  à  l'un  de  ses  meilleurs  élèves  toute 
l'intégrité  d'un  succès  indiscuté. 

Il  faut  signaler  parmi  les  bons  envois  des  graveurs  au  burin  le 
Portrait  du  cardinal  de  Richelieu,  d'après  Ph.  de  Champaigne,  gravé 
par  M.  Deveaux  (ire  médaille);  la  planche  un  peu  terne  de  M.  Dan- 
guin  d'après  L.  Cogniet,  Saint  Etienne  visitant  les  malades;  les 
Femmes  de  Tanger  par  Morse  d'après  B.  Constant;  la  planche  sobre 
et  fort  bien  traitée,  de  M.  Lamotte,  d'après  le  bas-relief  de  Dalou, 
les  États  généraux,  et  une  petite  pièce  charmante  de  ton  et  d'exécu- 
tion de  M.  T.  de  Mare  d'après  Fragonard,  la  Foire  de  Saint-Cloud. 
Le  Portrait  de  Pierre  Corneille,  gravé  par  M.  Burney,  bien  que  fait 
avec  une  extrême  conscience,  n'a  point  un  aspect  agréable;  il  manque 
de  calme,  d'assiette,  si  l'on  peut  employer  ce  terme  à  propos  d'une 
estampe.  Relevons  en  passant  les  noms  de  MM.  Haussoullier,  Bar- 
botin,  Rapine,  et  le  dernier  envoi  de  feu  Léopold  Massard,  le  Por- 
trait du  cardinal  Lavigerie  d'après  Bonnat.  M.  Abot,  qui  expose  un 
Boilcau  d'après  Mme  Lemaire,  des  vignettes  d'après  MM.  I.ynch  et 
Toudouze  et  quelques  portraits,  a,  dans  l'aspect  très  frais  de  ses 
planches  et  l'habileté  de  son  travail,  deux  éléments  assurés  de  succès. 

La  gravure  à  l'eau-forte  originale  est  assez    peu  représentée    au 


LE    SALON    DE    1889 


Salon  :  à  part  les  planches  de  M.  Ch.  Jacque,  La  grande  pastorale  et 
neuf  petites  pièces  rustiques,  les  eaux-fortes  bien  franches  d'allures  de 
MM.  Cazin  et  Paul  Blanc,  le  charmant  portrait  du  regretté  Edm. 
Hédouin  par  Boilvin,  et  les  vignettes  de  Lalauze  pour  Werther  et  Le 
vicaire  de  fVakefield,  on  ne  voit  guère,  sous  la  rubrique  eau-forte  ori- 
ginale, que  des  nomse'trangers.  M.  Bail  expose  une  Vue  de  Venise,  très 
vivement  exécutée, qui  lui  a  valu  une  mention  honorable,  M.  Bakewell, 
deux  Vues  de  Florence,  M.  Haig,  des  Vues  d'Espagne,  M.  Heseltine, 
des  Vues  d'Angleterre  et  de  Bordigliera,  M.  Storm  van  S'Gravesande, 
un  Clair  de  lune.  Peu  de  compositions  ou  d'études  de  figures. 

Les  gravures  de  reproduction,  dites  eaux-fortes,  forment  la  grande 
masse  des  envois  ;  il  y  en  a  beaucoup  de  médiocres,  qui  ne  rappel- 
lent guère  l'eau-forte  que  de  loin  ;  mais  il  y  en  a  d'excellentes,  et 
en  première  ligne  celles  de  MM.  Millier,  Kœpping,  Lecouteux,  et 
Fornet. 

M.  Millier,  un  jeune,  a  du  nerf,  de  la  souplesse,  une  adresse 
extrême,  une  pointe  bien  incisive,  bref  un  réel  tempérament  de  gra- 
veur. Encore  un  peu  de  maigreur  parfois.  Les  deux  planches  d'après 
Fréd.  Morgan  et  Farquharson  sont  très  remarquables  et  très  remar- 
quées. L'Age  de  pierre,  gravé  par  M.  Lecouteux  d'après  M.  Cormon, 
est  une  page  solide,  une  œuvre  digne  en  tous  points  de  l'excellent 
portrait  du  général  Prim  ;  quant  à  la  Tête  de  vieillard  gravée  par 
M.  Kœpping  d'après  Rembrandt,  c'est  un  tour  de  force  déconcertant. 
Il  est  impossible  de  pousser  plus  loin  l'imitation  du  tableau,  et,  à 
parler  franchement,  c'est  peut-être  poussé  trop  loin,  mais  c'est  réelle- 
ment très  fort  et  très  étonnant.  L'interprétation,  donnée  par  M.  For- 
net,  de  types  dessinés  par  M.  Raffaelli  avec  son  impitoyable  réalisme, 
est  admirable  de  précision  et  de  vérité;  beaucoup  d'aisance  dans  le 
rendu,  malgré  l'exactitude  rigoureuse  avec  laquelle  sont  reproduits 
les  originaux.  A  signaler  parmi  d'autres  remarquables  envois  les 
grands  paysages  gravés  par  MM.  Chauvel  et  Brunet-Debaines,  le 
Printemps  par  M.  Bracquemond,  d'après  Millet;  la  Fenaison  par 
M.  Focillon,  d'après  Lhermitte;  les  vignettes  très  poussées,  gravées 
par  M.  Géry-Bichard  (deuxième  médaille)  d'après  M.  L.-O.  Merson 
pour  Notre-Dame  de  Paris;  un  Frontispice  de  Léopold  Flameng 
pour  l'œuvre  de  Boileau,  d'après  M.  Lechevallier-Chevignard;  deux 
Vues  de  Paris  par  M.   Toussaint,  d'après  Zuber  ;   une    excellente 


38  L'ARTISTE 


pièce  de  M.  Massé,  d'après  Orchardson,  la  Reine  des  épées;  le 
Laivn-Tennis  par  Mordant,  d'après  Lavery,  et  le  Drapeau  de  Moreau 
de  Tours,  du  pre'cédent  Salon,  habilement  reproduit  par  M.  Qua- 
rante. 

Les  planches  de  M.  Mathey,  d'après  Delon,  sont  aussi  bien  gravées 
que  possible,  mais  on  peut  leur  faire  le  reproche  d'être  également 
bien  gravées  en  tout  point,  de  sorte  qu'elles  n'ont  guère  d'ac- 
cent ;  celle  de  M.  Courtry,  la  Lettre  de  recommandation,  d'après 
M.  Aranda,  fait  songer  avec  regret  au  Milton  dictant  le  Paradis 
perdu  et  à  quelques  eaux-fortes  plus  «  eau-forte  »  du  même  auteur. 
Relevons  en  passant  les  noms  de  MM.  Delaunay  qui  expose  la 
Cathédrale  de  Chartres;  Gautier,  X Abbaye  de  Westminster  ;  Huault- 
Dupuy,  avec  deux  vues  de  l'Anjou  ;  Greux,  les  Bords  de  l'Oise,  d'a- 
près Daubigny;  Boulard,  des  Vignettes  pour  les  confessions  de 
Rousseau,  d'après  Leloir;  Bouvenne,  Un  tigre,  d'après  Delacroix; 
Menpès,  Le  repas  des  archers,  d'après  Fr.  Hais,  grande  pointe  sèche 
très  originale,  traitée  avec  toute  la  liberté  d'un  peintre,  et  Hanriot, 
dont  le  portrait  de  femme,  d'après  Rembrandt,  est  franchement  exé- 
cuté et  non  sans  finesse. 

Dans  la  lithographie  on  remarque  :  Éventail  et  poignard  par 
M.  Colas,  d'après  Falguière  (troisième  médaille)  ;  les  envois  de 
MM.  Corpet  et  Derache,  également  médaillés,  les  lithographies  origi- 
nales de  M.  Fantin-Latour,  de  M.  Sirouy,  et  une  pièce  très  crâne- 
ment enlevée  de  M.  Maurou,  Paysage,  d'après  Vallet,  qui  rappelle 
les  meilleures  lithographies  originales  par  l'aisance  de  la  facture.  A 
signaler  aussi  le  grand  Portrait  de  femme  de  M.  Lunois,  étude  origi- 
nale, et  le  Ludus  pro  Patria  gravé  d'après  M.  Puvis  de  Chavannes 
par  M.  Thornley. 

Les  graveurs  sur  bois  ont  quelques  envois  absolument  remarqua- 
bles. Le  Portrait  de  M.  Français  gravé  par  M.  Baude,  d'après 
Carolus  Duran,  est  un  véritable  tour  de  force,  si  l'on  se  rappelle 
l'exquise  fraîcheur  et  le  brio  de  l'original.  Les  gravures  sur  bois  ori- 
ginales de  MM.  Lepère  et  Beltrand,  outre  qu'elles  sont  fort  intéres- 
santes et  très  spirituelles,  méritent  les  plus  grands  encouragements, 
car  elles  représentent  un  effort,  une  innovation  dignes  de  tout  succès. 
Avant  de  quitter  la  gravure  signalons  l'excellent  Sabotier  gravé  par 
M.  Clément  Bellanger,  d'après  M.  Lhermitte;  les  bois  extraordinaire- 


LE   SALON    DE    1SS9  5g 


ment  habiles  et  souples,  gravés  par  M.  Florian  sur  les  dessins  de 
M.  Besnard,  pour  la  Force  psychique,  et  constatons  que  le  Salon  de 
gravure,  malgré  les  critiques  dont  il  est  passible,  renferme  encore 
beaucoup  d'excellentes  estampes,  si  l'on  tient  compte  surtout  du  voi- 
sinage accaparant  de  l'Exposition  universelle. 


F.  COURBOIN. 


L'ARCHITECTURE 


u  Salon  d'architecture  de  1889,  l'art  exotique  tient  une 
place  importante.  Il  a  pour  introducteur  M.  Fourne- 
reau,  qui  a  relevé  et  dessiné  un  des  plus  grands 
monuments  du  Cambodge  siamois,  la  pagode  royale 
d'Angkor-Yat.  Cet  artiste  nous  montre  là  le  principal  résultat  d'une 
mission  bien  remplie,  d'où  il  a  rapporté  encore  d'autres  travaux  et 
de  nombreux  moulages.  M.  Lheureux  a  projeté  d'élever  sur  l'empla- 
cement des  Tuileries  un  monument  à  la  gloire  de  la  Révolution  fran- 
çaise. C'est  une  pyramide  qui,  —  singulière  coïncidence  —  ressem- 
ble quelque  peu  à  celles  d'Angkor-Vat,  mais  avec  moins  de  verve, 
moins  d'aisance,  avec  plus  de  motifs  divers  et  un  désordre  qui  n'est 
pas  dans  l'édifice  kmer;  l'œuvre  de  M.  Lheureux  est  cependant 
intéressante.  Sur  le  même  terrain,  M.  Bruneau  propose  d'élever  un 
musée  composé  de  deux  salles  reliées  entre  elles  par  un  monument 
votif;  cette  dernière  partie  du  projet  est  d'un  caractère  insuffisam- 
ment accentué.  Le  talent  dont  M.  Bruneau  a  fait  preuve  ici,  a  servi 
surtout  à  démontrer  qu'un  emplacement  aussi  magnifique  que  celui 
des  Tuileries  ne  saurait  être  judicieusement  réservé  à  un  musée, 
ainsi  qu'il  en  a  été  longtemps  question.  M.  Clément  est  l'auteur 
d'un  projet  de  restauration  du  Ditomo  de  Milan;  les  tours  sont  grêles 
et  n'ont  pas  assez  d'importance.  Dans  le  projet  d'Opéra-Comique 
présenté  par  M.  Allorge,  la  disposition  du  plan  ne  manque  pas  de 
simplicité,  mais,  pour  aller  du  grand  vestibule  à  la  salle  de  spectacle, 
il  n'y  a  guère  d'autre  passage  qu'un  palier  d'escalier;  la  façade  prin- 
cipale, qui  est  sur  le  boulevard,  n'est  pas  intéressante  et  manque  de 
particularité,  lesfaçades  latérales  et  les  coupes  sont  très  bien  traitées; 
dans  l'ensemble  il  y  a  de  la  verve,  de  l'ampleur  et  beaucoup  d'habi- 
leté. Le  vestibule  pour  une  habitation,  de  M.  Yinson,  ne  paraît  pas 
habitable;  c'est  une  sorte  de  décor  de  théâtre,  où  l'on  a  ménagé 
autant  de  coulisses  du  côté  cour  que  du  côté  jardin,  et  qui  pourrait 
servir    à    encadrer    Théodora,  si    le  fond  n'était    pas    d'un    style  à 


LE    SALON    DE    iSSg  61 


encadrer  la  Muet  te.  M.  Trilhe  a  eu  l'idée  ingénieuse,  mais  compli- 
quée, de  construire  un  marché  aux  Heurs  au-dessus  des  réservoirs 
de  la  Ville,  rue  de  Constantinople.  M.  Genuys  a  édifié  une  fontaine 
publique  aux  frais  d'un  maire  de  Bayeux;  scellé  à  la  meilleure 
place,  le  portrait  en  bronze  de  ce  magistrat  municipal  ne  laisse  pas 
oublier  un  instant  sa  fastueuse  générosité. 

Parmi  les  ouvrages  d'art  et  d'archéologie  en  architecture,  exécutés 
à  Rome  par  les  pensionnaires  de  l'Académie  de  France,  la  restaura- 
tion de  la  partie  nord-est  de  la  villa  de  l'empereur  Adrien,  par 
M.  Esquié  est  un  des  mieux  réussis.  Le  sujet  ne  comportait  guère 
une  étude  approfondie  de  la  forme  générale,  aussi  M.  Esquié  s'est-il 
attaché  à  en  interpréter  le  côté  gracieux  :  le  morceau  le  plus  curieux 
de  cette  restauration  est,  en  effet,  une  nymphée  très  étudiée  et 
rendue  à  la  perfection.  Le  marché  pour  la  ville  de  Chàteaudun 
exposé  par  M.  Gagey  est  une  excellente  composition  ;  son  esquisse 
du  concours  pour  le  palais  de  l'Exposition  universelle,  a  aussi  de 
grandes  qualités,  mais  il  est  fâcheux  que  la  base  du  dôme  principal 
soit  cachée  par  des  constructions  qui  paraissent  élevées  sur  des 
arches  de  pont.  M.  Redon  a  fait,  sans  enthousiasme,  de  bons  exer- 
cices scolaires  ;  dans  son  travail  de  restauration  du  temple  de  la 
Concorde,  à  Rome,  il  a  imaginé  des  fenêtres  qui  conviendraient  à 
une  habitation  plutôt  qu'à  un  temple.  Voici  le  dessin  de  la  porte  que 
M.  Gautier  a  construite  pour  l'Exposition  universelle,  à  l'entrée  de 
l'esplanade  des  Invalides,  composition  gaie  et  brillante,  avec,  au 
centre,  un  dôme  lumineux  qui  malheureusement  n'a  pas  été  exécuté. 
M.  Meissonier  a  décoré  agréablement  une  salle  de  restaurant. 
M.  Mayeux,  pour  un  tombeau  en  Bretagne,  s'est  inspiré  des  calvaires 
du  Finistère  ;  l'œuvre  a  beaucoup  de  charme,  bien  que  l'aquarelle 
qui  la  représente  paraisse  un  peu  fatiguée.  M.  Hourlier  et  M.  Lafon 
exposent  chacun  une  belle  aquarelle.  M.  Boitte  a  fait  une  excellente 
restauration  d'une  cheminée  monumentale  du  palais  de  Fontaine- 
bleau. 

En  passant  des  salles  d'architecture  dans  les  galeries,  on  voit 
d'abord  plusieurs  projets  d'hôtel  de  ville  pour  Calais  :  c'est  correct, 
administratif,  c'est  triste.  Après  avoir  examiné  cela,  il  faut  aller  se 
réchauffer  l'œil  en  admirant  les  hôtels  de  ville  de  Compiègne  et  de 
Loos  dont  les  copies  se  trouvent  dans  la  seconde  salle.  Cependant  le 


62  L'ARTISTE 


projet  de  M.  Wallon  a  de  remarquables  qualite's  :  la  conception  du 
plan  s'adapte  parfaitement  au  terrain;  la  circulation  des  voitures 
n'encombre  pas  le  rez-de-chaussée  comme  dans  le  projet  de  M.  Dutocq. 
M.  Gayet  expose  d'intéressants  documents  provenant  de  Louqsor  ; 
les  rendus  sont  insuffisants  et  c'est  dommage,  car  le  sujet  traité  est 
du  plus  haut  intérêt.  M.  Durand  a  construit  à  Béziers  une  maison 
très  bien  étudiée  dans  toutes  ses  parties.  M.  Astruc  présente  une 
«  gare  de  passage  »  ;  M.  Cazaux,  deux  belles  restaurations  de 
châteaux  féodaux;  M.  Josso,  un  Panthéon  qui  paraît  être  le  résultat 
de  toutes  sortes  de  réminiscences,  projet  d'une  bonne  tenue. 

La  plupart  des  architectes  qui  sont  dans  la  force  de  leur  talent  ne 
figurent  pas,  cette  année,  au  Salon  d'architecture.  On  peut  espérer 
pourtant  que  ces  Salons,  grâce  au  nouveau  règlement  qui  ne  rejette 
plus,  sans  examen,  les  œuvres  d'actualité,  les  concours  publics, 
reprendront  beaucoup  de  l'importance  qu'ils  avaient  perdue.  Si  les 
esthéticiens  accrédités  le  voulaient  bien,  ils  pourraient,  par  leurs 
envois,  rendre  l'exposition  plus  intéressante,  provoquer  ainsi  la 
curiosité  du  public,  enfin  attirer  ici  tous  les  dispensateurs  de  travaux, 
qui  n'y  viennent  jamais.  Alors  l'architecture  pourrait  quelquefois 
échapper  aux  spéculateurs  pour  retourner  aux  artistes. 


E.  LOVIOT. 


On  ne  saurait  admettre  que  la  collaboration  de  M.  E.  Loviot  à  L'Artiste  par 
le  compte  rendu  qu'il  vient  d'y  donner  du  Salon  d'architecture,  oblige  L'Ar- 
tiste à  ignorer  les  envois  de  M.  E.  Loviot.  Nous  qui  n'avons  pas,  de  les  passer 
sous  silence,  les  mêmes  raisons  personnelles  que  notre  collaborateur,  nous 
croyons  devoir,  à  défaut  d'une  appre'ciation  qui  en  pourrait  peut-être  sembler 
suspecte  ici,  en  faire  au  moins  une  mention,  d'autant  que,  d'après  le  témoi- 
gnage de  ses  confrères  eux-mêmes  aussi  bien  que  des  rares  curieux  d'art  qu'in- 
téresse le  Salon  d'architecture,  ils  ont  quelque  importance  et  même  quelque 
mérite.  C'est  d'abord,  placé  au  centre  de  l'une  des  salles,  la  maquette  en  plâtre 
d'un  monument  à  la  mémoire  des  Girondins  pour  le  concours  de  la  ville  de 
Bordeaux  :  la  base  est  formée  d'une  sorte  de  cénotaphe  sur  plan  circulaire  ;  de 
cette  base  émerge  un  piédestal  qui  porte  une  statue  de  la  République.  Les  figu- 
res ont  été  modelées  par  M.  Cordonnier.  L'autre  ouvrage  exposé  par  M.  E.  Lo- 
viot est  encore  une  esquisse  qui  a  été  présentée  au  concours  organisé  par  le 
ministère  de  l'Industrie  et  du  Commerce  pour  la  construction  des  bâtiments 
de  l'Exposition  universelle  :  l'auteur  n'a  insisté  que   sur  la  composition  d'un 


LE    SALON    DE    \i 


CÔ 


monument  commémoratif  du  centenaire  de  1789  ;  ce  monument  a  trois  cents 
mètres  de  hauteur,  conformément  au  programme  du  concours  qui  pre'voyait 
une  tour  de  pareille  élévation.  Cette  tour,  qui,  dans  le  plan  adopté  et  exécuté,  est 
devenue  l'échafaudage  en  fer  du  Champ-de-Mars,  vulgairement  appelé  Tour 
Eiffel,  est,  dans  le  projet  de  M.  E.  Loviot,  un  édifice  réellement  et  architectu- 
ralement  monumental.  Qu'il  nous  soit  permis  d'ajouter,  pour  ceux  aux  yeux  de 
qui  les  médailles  décernées  au  Salon  de  même  qu'aux  autres  expositions,  et,  en 
particulier,  la  médaille  d'honneur,  ont  gardé  quelque  prestige,  que  dans  le  vote 
de  cette  suprême  récompense  par  la  section  d'architecture,  lequel  ne  peut,  aux 
termes  du  règlement,  donner  lieu  qu'à  deux  tours  de  scrutin,  le  nom  de 
M.  E.  Loviot  a  réuni,  à  chacun  des  tours,  le  plus  grand  nombre  de  voix  ;  si,  en 
fait,  la  médaille  d'honneur  ne  lui  a  pas  été  attribuée,  c'est  parce  que  le  susdit 
règlement,  par  une  de  ces  dispositions  dont  la  Société  des  artistes  français 
semble  se  plaire  à  le  compliquer,  établit  qu'elle  ne  doit  être  décernée  qu'à  la 
majorité  absolue  des  suffrages  :  virtuellement,  il  peut  en  être  considéré  comme 
le  titulaire.  Ceci  dit  surtout  afin  de  montrer  que  l'exposition  de  M.  E.  Loviot 
peut,  sans  exagération,  ne  pas  être  considérée  comme  une  simple  quantité 
négligeable,  et  pour  expliquer  pourquoi  nous  avons  cru  devoir  la  signaler.  Le 
fait,  au  surplus,  de  la  part  d'architectes,  partant  de  rivaux,  d'avoir  désigné 
pour  la  plus  haute  récompense  du  Salon  d'architecture,  précisément  deux 
ouvrages  écartés  dans  des  concours,  n'est-il  pas  significatif,  et  ne  serait-il  pas 
de  nature  à  nous  rendre  passablement  sceptiques  au  sujet  de  ce  déplorable 
système  des  concours,  si  chaque  circonstance  où  il  est  appliqué  ne  venait  four- 
nir contre  lui  une  preuve  nouvelle  et  manifeste  à  ceux  mêmes  qui  avaient  en  lui 
la  conviction  la  plus  robuste  et  les  illusions  les  plus  tenaces  ?  (N.  D.   L.   R.) 


EN     NORMANDIE 


PROMENADE  MATINALE 


rger  fécond,  jardin  charmant, 
Clos  où  luit  la  pomme  vermeille, 
Je  t'aime,  6  bon  pays  normand, 
Lorsqu'un  matin  clair  t'ensoleille  ! 

Je  t'aime,  salubre  et  beau  parc, 
Terre  d'amour  et  de  merveille, 
Où  des  cendres  de  Jeanne  d'Arc 
Naquit  jadis  le  grand  Corneille  ! 


Il 


RUINES 


un  sentier  J'entre  de  mousse  et  d'herbe  fine, 
Le  bois  nous  mène  au  vieux  château 
Qui,  sous  les  pins,  se  dresse  au  bord  de  la  ravine, 
Dans  les  bruyères  du  coteau. 


EN    NORMANDIE  G5 


Ce/ut,  au  temps  des  rois,  un  rendez-vous  de  chasse, 

Ce  fut  un  rendez-vous  d'amour  : 
La  Force  et  la  Beauté  s'y  plaisaient.  —  A  leur  place, 

Les  hiboux  y  font  leur  séjour. 

Mais,  près  des  murs  croulants,  parfois,  vers  Veau  qui  rêve, 
Se  penche  une  biche  aux  doux  y  eux  ; 

Et  dans  un  chêne  immense,  en  mai,  chantent  sans  trêve, 
Tout  le  jour,  mille  oiseaux  joyeux. 


III 


SOUS  BOIS 

Hu/mi.f  de  la  forêt  pensive, 
Hââll  Entre  deux  hêtres,  sur  un  lit 
De  feuilles  mortes,  chante  et  luit 
L'eau  pure  d'une  source  vive. 

Dès  la  première  heure,  au  réveil, 
Le  rossignol  et  la  mésange 
Viennent  là,  sans  qu'on  les  dérange, 
Lustrer  leurs  plumes  au  soleil. 

Là,  loin  des  cages  et  des  grilles, 
Les  fauvettes  prennent  leurs  bains, 
Au  bruit  métallique  des  pins 
Dont  le  vent  froisse  les  aiguilles. 

Près  du  troène  au  blanc  bouquet, 
Le  ne-ni 'oublier-pas y  tremble  ; 
On  y  voit  fleurir,  presque  ensemble, 
La  véronique  et  le  muguet. 

Sur  le  réseau  léger  que  tisse 
L'araignée  aux  yeux  vigilants, 
L'aube  égrène  là  ses  brillants, 
Pâle  et  fugitive  Eurydice. 

1SS9   —    L'ARTISTE   —   T.    II 


G6  L'ARTISTE 


Là,  mûrit  dans  le  serpolet 
La  fraise  sauvage,  pareille 
A  la  pointe  droite  et  vermeille 
D'un  sein  ferme  et  gonflé  de  lait. 

O  les  longs  et  tendres  murmures, 
Par  lesquels  la  bête-à-bon-dieu 
Vole,  rose  et  noire,  au  milieu 
Des  mûriers  constellés  de  mûres  ! 

O  le  sanctuaire  profond, 
Où  monte  la  musique  douce 
Qu'avec  la  source,  sur  la  mousse, 
Les  ailes  et  les  feuilles  font  ! 

Là,  le  réel  se  mêle  au  rêve, 
Comme  au  ciel  la  verte  forêt  : 
Ces  bois  sont  sacrés  !  on  dirait 
Le  paradis  que  perdit  Eve; 

Et  c'est  là  que,  par  un  beau  jour, 
Il  faut  mener  la  bien-aimée 
Pour  ouvrir,  dans  l'ombre  embaumée. 
Son  cœur  virginal  à  V amour. 


IV 


BLANC  BONNET 


n  ne  porte  plus  la  coiffe  cauchoise 
Q'au  bal  costumé,  pour  le  Mardi  gras  : 
A  vos  pommiers  verts,  vieux  clochers  d'ardoise, 
Sonnez-en  le  glas  ! 

On  porte  chapeau  !...  Qu'elles  étaient  belles, 
Cependant,  aux  jours  trop  vite  oubliés, 
ï'os  Normandes,  sous  leurs  flots  de  dentelles 
Et  leurs  tabliers  ! 


EN    NORMANDIE  67 


Les  grands  papillons  des  coiffes  légères 
Faisaient  un  charmant  effet  de  blancheur 
Sur  les  chers  yeux  bleus  de  vos  ménagères 
Et  sur  leur  fraîcheur . 


LA    CHANSON   DE    L'ALOUETTE 

IfêH'ïHs  les  ble's  chante  l'alouette, 
Uls   Elle  va  prendre  son  essor. 
Chante,  alouette,  chante  encor 
La  belle  que  mon  cœur  souhaite  ; 
Chante  encore,  chante  alouette, 
Ses  cheveux  blonds  dans  les  ble's  d'or  ! 

Apaise  mon  âme  inquiète, 
Alouette  aux  cris  amicaux  ; 
Chante,  chante  à  tous  les  échos, 
Le  rire  en  fleur  de  la  coquette  ; 
Chante  ses  lèvres,  alouette. 
Dans  les  rouges  coquelicots  ! 

Voix  divine,  ô  fée,  ô  poète, 
Ame  blonde  de  l'épi  mûr, 
Chante  de  ton  chant  le  plus  pur 
Ses  yeux  d'enfant  qu'ici  je  guette  ; 
T'a,  monte  au  ciel,  chante,  alouette, 
Chante  ses  yeux  bleus  dans  l'azur  ! 


VI 

MARINE 


fîSf  À'" fof  va  mourir  le  jour. 

Egg  L'horizon  de  flamme  et  d'ombre, 

Où  baille  un  nuage  sombre, 

Est  rouge  et  noir  comme  un  four  ; 


G8  L'ARTISTE 

Et  là-bas,  sur  la  mer  plate, 
Le  veut  pousse  les  bateaux. 
Comme  Je  petits  gâteaux, 
Dans  eette  gueule  écarlale. 


VII 

FÉERIE 


SSII  ans  le  champ  fauché,  la  bergère, 
Usa   Enfant  Inile'e  aux  clairs  yeux  bleu* 
Mené,  pieds  nus,  jupe  légère, 
Son  troupeau  de  moutons  houleux. 

Le  vent  qui  souffle,  l'a  coiffée 
De  la  paille  d'or  du  sillon; 
Elle  a  l'air  d'un  conte  de  fée  : 
Est-ce  Peau-d'âne  ou  Cendrillon  ? 

O  charmante  et  pauvre  fillette, 
Qui,  la  branche  verte  à  la  main, 
Telle  qu'un  rêve  de  poète. 
Vas  par  les  champs,  loin  du  chemin. 

Reste  pure,  simple  et  sauvage, 
Comme  un  jeune  air  du  temps  jadis  ! 
Paris  ferait  trop  de  ravage 
En  ton  âme  de  paradis. 


VIII 


ELIXIR 


1PS1"  fait  du  cidre  avec  la  pomme; 
KsiJ  Avec  la  grappe  on  fait  du  vin  . 
On  fait  avec  le  cœur  de  l'homme 
Quelque  chose  de  plus  divin. 


EN    NORMANDIE  G9 


Dans  le  cœur  palpite  une  flamme 
Qui  rend  clair  le  plus  noir  séjour 
Avec  le  cœur,  o  ma  chère  âme, 
On  fait  cet  e'lixir  :  l'amour  ! 


IX 


APRES-MIDI  DE  NOVEMBRE 

WSj&ans  la  tiédeur  d'un  calme  jour  d'automne, 
lÈMm   Sous  lesnleil  mélancolique  et  tendre, 
Comme  il  est  doux  d'être  aux  champs,  et  d'entendre 
Mourir  là-bas  ce  vieil  air  monotone  ! 

On  boit  un  philtre  exquis,  mais  sans  ivresse; 
Autour  de  vous,  tout  est  rave  et  silence  : 
D'un  rythme  lent,  le  peuplier  balance 
Ses  rameaux  d'or  que  le  ciel  bleu  caresse. 

On  se  réchauffe  aux  longs  rayons  obliques 
Dans  les  sentiers  jonchés  de  feuilles  jaunes; 
Entre  Veau  pâle  et  le  frisson  des  aulnes, 
Semblent  flotter  des  formes  angéliques. 

Tandis  que  fuit  la  tremblante  fumée 
Qui,  vers  l'azur,  s'élève  des  chaumières, 
Le  cœur  se  rouvre  à  ses  amours  premières; 
On  croit  bercer  encor  la  bien-aimée  ! 

Si  l'Espérance  est  le  bonheur  suprême 
Quand  le  printemps  rit  sur  les  verts  calices, 
Le  Souvenir,  l'automne,  a  ses  délices  : 
Il  est  plus  doux  que  la  Volupté  même. 


70 


L'ARTISTE 


DERNIER  AMI 


ffifâîussc^  cœur  triste  qui  succombe, 
WSsj  Demande,  se  sentant  plier, 

Un  saule  éploré  sur  sa  tombe. 

—  J'aimerais  mieux  un  peuplier, 

Préférant,  sur  mon  solitaire 
Et  long  repos  silencieux, 
A  l'arbre  courbé  vers  la  terre 
L'arbre  qui  jaillit  vers  les  deux. 


EMILE  BLE  MON  T. 


CHRONIQUE 


ne  nouvelle  exposition  de  peinture, 
organisée  par  le  Cercle  de  la  rue 
Volney,  témoigne  de  l'infatigable 
production  du  groupe  d'artistes 
qu'il  compte  parmi  ses  membres.  Il 
est  juste  de  déclarer,  d'ailleurs,  que 
comme  intérêt,  cette  série  supplé- 
mentaire ne  le  cède  en  rien  à  celle 
qui  l'a  précédée,  l'hiver  dernier,  et 
dont  un  de  nos  collaborateurs  a 
rendu  compte  ici.  Les  plus  réputés 
parmi  les  habitués  de  la  maison 
n'ont  pas  dédaigné  de  participer  à 
cette  exposition  d'été,  quelques-uns  même  en  envoyant  du  meilleur  de 
leur  cru.  Nous  avons  retrouvé  là.  avec  deux  beaux  portraits,  M.  Élie 
Delaunay  dont  la  maîtrise  ne  se  dément  pas  un  instant,  et  qui  restera, 
comme  portraitiste,  au  nombre  des  artistes  contemporains,  un  de  ceux, 
assez  rares,  de  qui  l'œuvre  gardera  sans  conteste  le  précieux  privilège 
d'une  impeccable  tenue,  grâce  à   une  pénétrante   observation  unie  à  une 


L'ARTISTE 


franchise  d'exécution  surprenantes  ;  le  Portrait  de  Mmc  la  comtesse  L.  est 
un  morceau  superbe  par  la  souplesse  du  modelé  obtenu  en  pleine  lumière. 
La  précision  habituelle  à  M.  Buland  et  le  soin  scrupuleux  qu'il  met  à 
noter  tous  les  détails,  ne  font  pas  défaut  à  son  portrait  de  fillette;  ce  qui 
y  manquerait  plutôt,  c'est  l'équilibre  de  la  perspective,  la  position  des 
divers  plans,  c'est  enfin  que  l'air  ambiant  est  absent  entre  la  figure  et  le 
fond  du  tableau,  où  les  accessoires  ne  se  résignent  pas  assez  volontiers 
au  rôle  secondaire  qui  leur  appartient.  M.  Dinet  a  eu  de  cette  région  de 
Bou-Saada  que  Guillaumet  nous  révéla  de  façon  si  magistrale,  une  vision 
très  exacte  et  personnelle  à  la  fois  :  il  y  a  de  l'éclat  et  une  ingénieuse 
recherche  dans  le  rendu  des  reflets,  en  son  Matin;  le  Soir  s'adoucit  d'une 
enveloppe  transparente  et  chaude,  d'un  charme  réel.  On  ne  saurait  faire 
un  crime  à  M.  Toulmouche  d'être  resté  de  son  temps,  aussi  ne  médirons- 
nous  pas  de  ses  tableautins,  sujets  de  genre  conventionnels  et  faux  ;  il  est 
encore  de  par  le  monde,  parait-il,  des  gens  qui  se  plaisent  à  ces  produc- 
tions ;  la  croissante  prospérité  de  ce  commerce  en  est  une  preuve  indé- 
niable. Chez  M.  Desvallières  la  recherche  archaïque  et  quintessenciée  est 
curieuse  quand  elle  a  sa  raison  d'être  dans  un  sujet  tel  que  sa  Sainte 
Marie,  Rose  mystique,  elle  n'exclut  pourtant  pas  le  modelé  et  l'exactitude 
dans  le  ton  des  chairs;  si  l'ensemble  reste  séduisant,  les  détails  sont  durs 
et  la  facture  trop  sommaire  parfois.  L'étude  de  femme  de  M.  Rivey  n'est 
pas  sans  mérite,  mais  les  heurts  que  ses  empâtements  excessifs  mettent 
dans  son  modelé  sont  ici  tout  à  fait  hors  de  propos.  M.  Carolus  Duran 
est,  dans  son  portrait  d'enfant,  redevenu  le  brillant  exécutant  que  l'on  sait. 
M.  Bergeret  donne,  par  sa  nature  morte,  une  preuve  —  qui  n'était  plus  à 
faire  —  de  son  habileté  à  composer  et  à  rendre  une  desserte.  La  liseuse 
mi-dénudée  de  M.  Rixens  montre  une  carnation  fort  attrayante  avec  des 
reflets  dans  la  demi-teinte,  à  ravir  les  gens  du  métier.  Ce  n'est  pas  par  la 
précision  du  dessin  que  M.  Henner  attire  et  conquiert  ses  admirateurs, 
aussi  ne  commettrons-nous  pas  l'indiscrétion  de  chercher  ce  qu'il  peut  y 
avoir  de  correction  dans  son  Esquisse  de  Christ  en  croix,  pour  la  Cour  de 
cassation  ;  mais,  cette  fois,  la  «  tache  »  de  cette  carnation,  blafarde  à 
l'excès,  est  déplaisante  sur  le  fond  de  bitume  habituel.  Notons  un  paysage 
de  printemps  très  délicat  de  M.  Iwil.  L'exécution  des  paysages  de 
M.  Berton  s'arrête  à  mi-chemin,  c'est  peut-être  même  là  ce  qui  en  fait 
l'attrait;  ils  ont,  d'ailleurs,  de  fort  jolis  tons.  M.  Monginot  est  exquis  et 
plein  d'esprit  avec  sa  famille  de  chats,  il  est  surtout  hardi  dans  Y  Enfant 
de  chœur  qui  va  jusqu'aux  extrêmes  limites  du  rouge.  Nous  reconnaissons 
au  passage,  sous  la  signature  de  M.  Paul  Merwart,  le  poète  Léon  Duvau- 
chel  dans  un  petit  portrait  finement  peint.  Dans  sa  figure  de  Parisienne 
M.  Courtois,  par  la  facture  autant  que  par  la  dimension,  confine  au  minia- 
turiste. Deux  portraits  de  M.  J.-J.  Weerts  sont  d'une  touche  spirituelle 
et  fine.  M.  Lafon  impose  à  ceux  qu'attire  l'intéressant  éclairage  de  son 


CHRONIQUE 


portrait  de  femme,  un  éloignement  anormal  afin  que  se  puissent  atténuer 
pour  l'œil  les  hachures  brutales  de  son  modèle'.  Le  de'licat  problème  d'un 
intérieur  avec  un  éclairage  artificiel,  sans  ombres  opaques  et  lourdes,  a  été 
habilement  résolu  par  M.  Ménard,  Avant  le  bal;  la  nuque  et  les  épaules 
de  la  femme  à  sa  toilette  se  modèlent  très  agréablement  par  la  lumière  de 
la  lampe  et  dès  bougies  ;  à  peine  souhaiterait-on  que  les  reflets  s'acquittent 
plus  scrupuleusement  de  leur  emploi  en  prolongeant  jusqu'aux  bras  de 
la  jolie  mondaine  le  charme  de  leur  caresse. 


Après  le  concours  de  cette  année  pour  le  prix  de  Rome  —  composition 
musicale,  —  l'Académie  des  Beaux-Arts,  jugeant  insuffisants  les  morceaux 
présentés,  n'a  décerné  ni  premier  grand  prix,  ni  premier  second  grand 
prix.  Un  deuxième  second  grand  prix  a  été  attribué  à  M.  Fournier,  élève 
de  M.  Léo  Delibes.  MM.  Dukas  et  Bachelet,  qui  avaient  obtenu  dans 
des  concours  précédents  le  deuxième  second  grand  prix,  ne  pouvaient, 
cette  fois,  obtenir  la  même  distinction. 

Cette  année,  c'était  au  tour  de  la  section  de  gravure  de  décerner  le  prix 
Bordin,  et  elle  avait  indiqué  pour  programme  une  Etude  sur  la  fabrica- 
tion des  monnaies  et  médailles  et  ses  rapports  avec  les  progrès  de  l'art  de 
la  gravure  en  médailles  depuis  l'antiquité  jusqu'à  nos  jours.  Un  seul 
mémoire  a  été  envoyé  à  l'Académie.  La  Compagnie  ne  le  jugeant  pas  digne 
d'obtenir  le  prix,  a,  conformément  aux  termes  de  la  fondation,  cherché  si 
des  publications  relatives  à  l'art  ne  donnaient  pas  lieu  à  l'attribution  du 
prix.  C'est  à  l'ouvrage  de  M.  Havard,  dictionnaire  de  l'ameublement  et 
de  la  décoration,  qu'elle  l'a  attribué.   La   valeur  en  est  de  3,ooo   francs. 

Pour  l'année  prochaine,  la  section  de  musique  a  mis  au  concours  du 
prix  Bordin,  le  sujet  suivant  :  De  la  musique  en  France  et  particulière- 
ment de  la  musique  dramatique,  depuis  le  milieu  du  dix-huitième  siècle 
jusqu'à  nos  jours,  en  y  comprenant  les  œuvres  des  compositeurs  étrangers 
exécutées  ou  représentées  en  France.  La  limite  extrême  du  dépôt  des 
ouvrages  est  le  3i  décembre  1 88g. 


Depuis  quelques  jours,  au  musée  du  Louvre,  le  public  peut  voir  dans 
la  galerie  d'Apollon  l'exposition  des  diamants  de  la  couronne,  dont  nous 
avons  déjà  donné  la  description.  Un  gardien  spécial  est  affecté,  comme 
on  sait,  à  la  surveillance  de  la  vitrine  qui  les  renferme. 

On  vient  d'attribuer  au  musée  du  Luxembourg  le  marbre  de  M.  Antonin 


74  L'ARTISTE 


Caries,  Abel,  statue  couchée,  du  Salon  de  1888.  Il  en  sera  de  même, 
probablement,  pour  la  statue  en  marbre  de  Mmc  Léon  Berteaux,  Psyché, 
acquise  par  l'État  au  Salon  de  1889. 

Le  Portrait  de  miss  W.  par  Ch.  Chaplin  va  entrer  au  musée,  en 
échange  des  Bulles  de  savon,  du  même  artiste;  pareillement  le  Belvédère 
du  Petit  Trianon,  de  Lansyer,  remplacera  la  Lande  du  même.  Ces  deux 
nouvelles  toiles  proviennent  des  acquisitions  faites  au  dernier  Salon. 


Parmi  les  œuvres  du  dernier  Salon,  celles  qui  ont  été  désignées  pour 
être  acquises  par  l'État,  sont  les  suivantes  : 

En  peinture  :  de  MM.  Friant  :  La  Toussaint.  —  Roll  :  En  été.  —  Jean- 
Paul  Laurens  :  Les  hommes  du  Saint-Office .  —  Busson  :  Commencement 
de  crue  sur  le  Loir.  —  Ch.  Chaplin  :  Portrait  de  miss  W.  —  Lansyer  : 
Le  Belvédère  du  Petit  Trianon.  —  Yon  :  Le  pont  Valentré,  à  Cahors.  — 
Quignon  ;  Le  blé  noir,  paysage.  —  Baillet  :  le  Moulin  Gcnin  à  Segré.  — 
Barillot  :  les  Mauvaises  Herbes.  —  Berthelon  :  la  Barque  de  pêche  aban- 
donnée. —  Berton  :  Eau  dormante.  —  Bourgogne  :  Che\  le  fleuriste.  — 
Boyé  :  Scieurs  de  long.  —  Chigot  :  Fuyant  l'invasion.  —  Damoye  :  les 
Bruyères  de  Sainte-Marguerite.  —  Dawant  :  le  Sauvetage. —  Delacroix: 
Salut  au  Soleil  !  —  Fleury  (Mme)  :  Dans  le  pré  [Bretagne).  —  Fouace  : 
Déjeuner  de  carême.  —  Gaudefroy  :  le  Praticien  (exécution  en  marbre  de 
la  République  de  Dalou).  —  Geoffroy  :  le  Jour  de  la  visite  à  V hôpital.  — 
Grivolas  :A  Trianon.  —  Guéry  :  la  Montagne  de  Brimont. —  De  Hem  (M"cj  : 
Y  Encensoir.  —  Kuehl  :  Une  question  difficile.  —  La  Touche  :  Première 
Communion.  —  Laurent-Desrousseaux  :  la  Veille  de  la  première  commu- 
nion. —  Lix  :  Nymphes  surprises  par  des  faunes.  —  Martin  (Henri)  :  Fête 
de  la  Fédération.  —  Moisson  :  Méditerranée.  —  D'Otémar  :  Che^  le  réta- 
meur. —  De  Richemont  :  le  Lendemain  de  Rocroi.  —  J.  Verdier  :  Abel. 

—  Bouchor  :  Paysans  normands  sarclant  leur  champ.  —  Boudot  :  Au 
ruisseau  d'Hyèvrc.  —  Berteaux  :  Assassinat  de  l'évêque  Audreing.  — 
Casile  :  Y  Abbaye  de  Montmajour.  —  Cornélius  (Mmc)  :  Lapin  de  garenne. 

—  Gervais  :  «  Cœnus  Flumen  ».  —  Guay  :  Poème  des  bois.  —  Guillou  : 
Pêcheuse  de  goémons.  —  Joubert  :  Vallée  de  Saint-Jean,  Finistère.  — 
Lesur  :  Communiantes.  —  Pinfold  :  Triste  Nouvelle.  —  Renard  (Emile)  : 
le  Baptême.  — Sain  :  Environs  d'Avignon. —  Bouché  :  Bords  de  la  Marne. 

—  Boutigny  :  Un  brave.  —  Gabriel  Ferrier  :  les  Mères  maudissant  la 
guerre.  —  René  Gilbert  :  Un  aquafortiste.  —  Pharaon  de  Winter  :  Pen- 
dant la  ncuvaine.  —  Camille  Paris  :  Jeune  fauve  égaré.  —  Astruc  :  Ané- 
mones  (aquarelle). 

En  sculpture  :  de  MM.  Charpentier  :  La  Chanson,  statue,  plâtre.  — 
Laporte  :  Tircis,  statue,  marbre.  —  Allouard  :  la  Comédie. —  Hanneaux  : 


CHRONIQUE 


le  Drapeau.  —  Cros  :  le  F/7  d'Ariane,  —  Michel-Malherbe  :  Douleur.  — 
Delsinne  -.Jules  César. —  Ferville-Suan  :  Vénus.  —  Gaudez  :  Louison  la 
Bouquetière.  —  Houssay  :  Néréide.  —  Lanson  :  la  Géographie.  — 
Léonard  (Agathon)  :  Hébé.  —  Moreau  (Louis)  :  la  Source  tarie.  — 
Pezieux  :  Suppliciée.  —  Richier  :  Faucheur.  —  Soulès  :  Enlèvement 
cPIphigénie par  Diane.  — Marcelle  Lancelot  (M1Ic)  :  Le  Champagne,  pro- 
jet de  plateau,  plâtre.  —  Berteaux  (Mme)  :  Psyché,  statue,  marbre. 

En  architecture,  de  M.  Conin  :  Partes  du  transept  sud  de  la  cathédrale 
de  Beauvais. 

Comme  c'était  à  prévoir,  le  Salon  de  cette  année  à  eu  à  souffrir  de  la 
concurrence  redoutable  que  lui  a  faite  l'Exposition  universelle.  Il  faut 
tenir  compte,  il  est  vrai,  de  ce  que  sa  clôture  a  eu  lieu  huit  jours  plus 
tôt  que  les  années  précédentes;  ce  qui,  avec  la  déduction  des  trois  jours 
de  fermeture  pour  travaux  des  jurys  et  remaniements  intérieurs,  lui  a  fait 
une  durée  de  cinquante  et  un  jours  à  peine.  Du  3o  avril  (jour  du  vernis- 
sage) au  22  juin,  on  a  compté  au  Salon  près  de  35o,ooo  entrées,  dont 
environ  280,000  entrées  gratuites  ou  de  faveur.  La  recette  totale  n'en  a 
pas  moins  atteint  le  chiffre  d'environ  220,000  francs,  y  compris  les  rede- 
vances payées  par  le  buffet,  le  vestiaire,  etc.  Les  droits  d'entrées  ont  pro- 
duit une  somme  totale  de  209,213  francs,  se  décomposant  comme  suit  : 
i,8o5  entrées  à  10  francs  (journée  du  vernissage).  6,314  entrées  à  5  francs, 
16,959  entrées  à  2  francs  et  124,775  entrées  à  1  franc.  L'année  dernière, 
la  recette  avait  été  de  329,587  francs,  soit  une  différence  de  1 19,000  francs 
en  moins  pour  le  Salon  de  la  présente  année. 

A  ce  sujet,  M.  Fallières,  ministre  de  l'Instruction  publique  et  des 
Beaux-Arts,  présidant  la  cérémonie  de  la  distribution  des  récompenses, 
a  pu  dire  :  «  En  décidant  que,  malgré  la  coïncidence  de  l'Exposition 
universelle,  il  y  aurait  un  Salon  de  1889,  le  conseil  de  votre  société 
n'avait  pas  seulement  pour  but  de  rester  fidèle  à  la  tradition  ;  il  avait 
songé  surtout  à  ceux  de  vos  jeunes  confrères  qui  ont  besoin  de  se  pro- 
duire et  qui  n'ont  pas  d'autre  occasion  que  celle  que  vous  leur  offrez.  Il 
était  bon,  en  effet,  de  leur  fournir  le  moyen  de  se  mettre  en  contact  avec 
le  public  et  de  ne  pas  prolonger  un  an  de  plus  ce  stage  obscur  de  l'atelier, 
où  l'on  risque  de  s'épuiser  si  l'on  n'a  d'autre  juge  que  soi-même.  Cette 
bonne  action  n'a  pas  été  sans  quelques  sacrifices  de  votre  part,  et  l'an- 
née 1889  ne  saurait  compter  parmi  les  plus  prospères  pour  vos  finances. 
Votre  vigilance,  qui  n'est  pas  sans  nous  plaire,  ne  doit  pas  cependant  vous 
faire  pousser  de  cri  d'alarme.  Il  y  a  des  pertes  qui  se  réparent  et  qui  ne 
sont  pas  toujours  sans  compensation.  Je  suis  sûr  que  vous  ne  regretterez 
rien  de  ce  que  vous  avez  fait  et  que,  dès  l'an  prochain,  vous  verrez  les 
plus-values  vous  revenir  et,  avec  elles,  cette  prospérité  matérielle  qui, 
depuis  l'origine,  n'avait  cessé  de  grandir.   » 


76  L'ARTISTE 

Ces  rassurantes  pre'visions,  nous  en  avons  la  conviction,  ne  manque- 
ront pas  de  se  réaliser  :  la  prévoyante  et  parcimonieuse  administration 
dont  la  Société  des  artistes  français  a  la  sagesse  de  ne  pas  se  départir,  y 
pourvoira  sûrement. 


Le  mois  dernier,  dans  une  note  relative  au  congrès  de  la  Société  cen- 
trale des  architectes  français,  nous  avons  mentionné,  d'après  Le  Temps. 
une  motion  faite  par  un  groupe  d'architectes  ayant  à  leur  tête  M.  de  Bau- 
dot, et  réclamant  pour  l'art  gothique  une  part  dans  l'enseignement  offi- 
ciel. Désireux  de  bien  définir  l'objet  de  sa  revendication,  M.  de  Baudot  a 
adressé  au  même  journal  la  lettre  suivante,  que  nous  croyons  devoir 
reproduire  au  même  titre  que  les  quelques  lignes  citées  ici,  dans  notre 
livraison  précédente,  et  se  rapportant  à  la  même  question. 

«  Monsieur  le  Directeur, 

«  Je  lis  dans  Le  Temps  d'hier  une  note  relative  au  congrès  international 
des  architectes  et  dans  laquelle  il  est  dit,  ce  qui  est  fort  exact,  que  les 
gothiques  ont  réclamé  l'introduction  de  l'étude  de  l'art  du  moyen  âge  à 
l'Ecole  des  Beaux-Arts.  Mais  ce  qu'il  importe  de  faire  savoir,  c'est  qu'il 
ne  s'agit  pas  pour  les  gothiques  de  remplacer  un  style  du  passé  par  un 
autre.  Il  n'y  a  eu  aucune  équivoque  sur  ce  point  dans  nos  revendications. 
Ce  qui  a  été  réclamé  surtout,  c'est  une  réforme  qui  chaque  jour  s'impose 
davantage,  en  présence  des  réclamations  du  public  et  des  empiétements 
de  l'ingénieur  dans  le  domaine  de  l'architecte,  dont  la  profession  et  l'art 
finiront  par  disparaître. 

«  Ce  qu'il  faut  introduire  à  l'École,  c'est  une  méthode  de  composition 
basée  sur  la  connaissance  des  besoins  actuels,  sur  l'étude  simultanée  de  la 
science  moderne  et  de  ses  applications,  et  enfin  sur  l'examen  analytique  et 
approfondi  du  passé  architectonique  tout  entier,  y  compris  l'art  français 
du  moyen  âge  et  de  la  première  Renaissance,  dont  il  est  inadmissible 
aujourd'hui  qu'en  France  les  artistes  soient  éloignés  systématiquement 
par  l'enseignement  vague  et  exclusif  actuel. 

«  Permettez-moi  d'ajouter  que  le  bureau  du  congrès  international  avait 
pris  l'engagement  de  faire  voter  sur  les  propositions  mises  à  l'ordre  du 
jour,  conformément  d'ailleurs  aux  conditions  du  programme  officiel  de 
ce  congrès,  mais  qu'après  la  discussion,  craignant  une  manifestation  en 
faveur  des  propositions  faites  dans  le  sens  indiqué  ci-dessus,  le  bureau, 
sous  prétexte  qu'il  s'agissait  d'un  congrès  international,  a  pris  sur  lui  de 
ne  pas  soumettre  de  vote  à  l'assemblée. 

«  Cette  façon  de  procéder  constitue  un  fait  qui  doit  être   porté  à  la 


CHRONIQUE  77 


connaissance  de  M.  le  ministre  appelé  a  recevoir  communication  des 
vœux  du  congrès  institué  par  lui  à  l'occasion  du  centenaire,  et,  d'autre 
part,  ce  t'ait  doit  être  connu  de  tous  nos  confrères,  parmi  lesquels  il  en  est 
beaucoup  qui  sont  absolument  partisans  des  réformes  à  apporter  dans 
l'éducation  de  l'architecte. 

«  Je  vous  serai  donc  fort  reconnaissant,  monsieur  le  directeur,  si  vous 
voulez  bien  publier  cette  lettre,  et  vous  prie  d'agréer  l'assurance  de  ma 
haute  considération. 

«  A.  de  Baudot. 
«  Paris,  le  23  juin   [889.    • 

Le  congrès  international  pour  la  protection  des  œuvres  d'art  et  des 
monuments,  dont  nous  avons  annoncé  la  convocation,  a  adopté  le  vœu 
qu'un  comité  international  soit  institué,  ayant  pour  mission  de  fonder  une 
sorte  de  «  croix  rouge  pour  protéger  les  monuments  en  temps  de  guerre  »  ; 
cette  résolution  a  été  formulée  ainsi  :  «  Le  congrès,  voulant  affirmer  le 
principe  de  la  sauvegarde  des  monuments  d'art,  qui  appartiennent  en 
quelque  sorte  à  l'humanité  tout  entière,  demande  que  les  différents  gou- 
vernements consentent  à  désigner  des  représentants  chargés  de  rechercher 
et  d'indiquer  les  monuments  de  chaque  pays  dont  la  sauvegarde  serait 
assurée  en  temps  de  guerre  par  une  convention  internationale.  »  M.  Eugène 
Mùntz  a  présenté  d'intéressantes  observations  sur  l'utilité  qu'il  y  aurait  à 
ce  que,  lorsqu'on  entreprend  la  restauration  d'oeuvres  d'art  et  de  monu- 
ments, des  procès-verbaux  minutieux  soient  dressés  pour  constater  l'état 
des  œuvres  avant  qu'elles  soient  livrées  aux  restaurateurs.  Un  autre 
membre  de  la  reunion  a  exprimé  le  désir  que  l'Etat  favorisât  la  conser- 
vation des  anciennes  fenêtres  à  meneaux  en  les  dégrevant  de  l'impôt. 
M.  Ravaisson  a  demandé  que  l'enseignement  du  dessin  soit  dirigé,  non 
point  surtout  par  des  études  d'ordre  mathématique,  mais  plutôt  vers  l'imi- 
tation de  reproductions  fidèles  des  chefs-d'œuvre  ;  ce  vœu  a  été  ratifié 
par  l'assemblée,  ainsi  que  celui  de  M.  Muntz,  tendant  à  obtenir  la  revision 
des  législations  sur  l'exportation  des  œuvres  d'art. 

Voici  le  programme  des  questions  qui  seront  traitées  dans  le  congrès  de 
la  propriété  artistique  qui  se  tiendra,  ainsi  que  nous  l'avons  annoncé,  dans 
l'hémicycle  de  l'École  des  Beaux-Arts,  du  26  au  3i  juillet  : 

I.  Quelle  est  la  nature  du  droit  de  l'artiste  sur  ses  œuvres,  soit  qu'il 
s'agisse  du  peintre,  du  sculpteur,  de  l'architecte,  du  graveur,  du  musicien 
ou  du  compositeur  dramatique? 

II.  La  durée  de  ce  droit  doit-elle  être  limitée,  et  quel  en  doit  être  le 
point  de  départ  ? 

III.  L'acquisition  d'une  œuvre  d'art,  sans  conditions,  donne-t-elle  à 
l'acquéreur  le  droit  de  la  reproduire  par  un  procédé  quelconque? 


7» 


L'ARTISTE 


Que  faut-il  décider  lorsqu'il  s'agit  d'un  portrait  commandé  ou  d'une 
acquisition  faite  par  l'Etat? 

IV.  De  quelle  manière  le  droit  de  reproduction  peut-il  être  exercé,  soit 
par  l'artiste,  soit  par  celui  à  qui  il  aurait  été  cédé  ? 

V.  L'auteur  d'une  œuvre  d'art  doit-il  être  astreint  à  quelque  formalité 
pour  assurer  la  protection  de  son  droit  ? 

VI.  L'atteinte  portée  au  droit  de  l'auteur  doit-elle  être  considérée 
comme  un  délit?  Ce  délit  doit-il  être  poursuivi  d'office  par  le  ministère 
public  ou  seulement  à  la  requête  de  la  partie  lésée? 

VIL  Doit-on  considérer  comme  contrefaçon  la  reproduction  d'une 
œuvre  d'art  soit  par  un  art  différent,  soit  par  l'industrie? 

VIII.  Quelles  mesures  convient-il  d'adopter  pour  réprimer  l'usurpation 
du  nom  d'un  artiste  et  son  apposition  sur  une  œuvre  d'art,  ainsi  que  l'imi- 
tation frauduleuse  de  sa  signature,  ou  de  tout  autre  signe  distinctif  adopté 
par  lui  ? 

IX.  Y  a-t-il  lieu  de  régler  la  propriété  des  œuvres  posthumes  ? 

X.  Quelles  sont  les  modifications  à  apporter  aux  traités  internationaux, 
et  notamment  à  la  convention  internationale  de  Berne  de  1886,  notam- 
ment en  ce  qui  concerne  la  propriété  artistique? 

XL  Y  a-t-il  lieu  d'établir,  dans  les  différents  Etats,  une  législation  uni- 
forme relativement  au  droit  des  auteurs? 

XII.  Est-il  utile  de  fonder  une  association  artistique  internationale, 
ouverte  aux  sociétés  artistiques  et  aux  artistes  de  tous  les  pays?  Quelles 
en  pourraient  être  les  bases  ? 


Le  Directeur-Gérant  :  Jean  Ai.boize. 


LA     MORT      DE     MARAT 
de   Louis    David 


«    LA    MORT    DE    MARAT    »,    DE    DAVID 


n  récent  procès  vient  de  rendre  une  certaine  actualité 
à  l'examen  du  tableau  célèbre  où  Louis  David  a  peut- 
être  donné  le  plus  complètement  la  mesure  de  son 
génie.  On  sait  dans  quelles  circonstances  l'œuvre  fut 
conçue.  David  était  alors  député  à  la  Convention.  Pendant  la  séance 
où  la  nouvelle  du  meurtre  arriva,  un  de  ses  collègues  l'adjura  publi- 
quement de  conserver  à  la  postérité  les  traits  de  Marat,  comme  il 
l'avait  déjà  fait  pour  Le  Pelletier  de  Saint-Fargeau,  assassiné  peu  de 
temps  auparavant.  David  répondit  :  —  Je   le  ferai  ! 

Il  put  voir  et  même  dessiner  Marat  mort  dans  la  baignoire,  mais 
son  tableau  fut  certainement  une  composition  agencée  après  coup, 
moins  pour  reproduire  la  réalité  telle  quelle,  que  pour  arriver  à  l'im- 
pression voulue  selon  sa  théorie  personnelle  de  l'art. 

«  Les  arts,  disait-il,  sont  l'imitation  de  la  nature  dans  ce  qu'elle  a 
de  plus  beau,  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  parfait. .  .  Ce  n'est  pas  en 
charmant  les  yeux  que  les  monuments  des  arts  ont  atteint  leur  but, 
c'est  en  pénétrant  l'âme,  c'est  en  faisant  sur  l'esprit  une  impression 
profonde,  semblable  à  la  réalité  :  c'est  alors  que  les  traits  d'héroïsme, 
de  vertus  civiques,  offertes  aux  regards  du  peuple,  électriseront  son 
àme  et  feront  germer  en  lui  toutes  les  passions  de  la  gloire,  du 
dévouement  pour  sa  patrie.  » 

Aucun  tableau  de  David  n'est  plus  conforme  à  ses  théories,  vraies 
ou  fausses,  que  le  Marat.  Cette  œuvre  est  humaine  avant  tout;  elle 
18S9  —  l'artiste  —  t.  n  6 


So  L'ARTISTE 

frappe  précisément,  non  parce  qu'elle  serait  la  reproduction  pure  et 
simple  de  la  réalité,  mais  parce  qu'elle  a  Vair  d'être  la  réalité 
même. 

Elle  est,  pour  mieux  dire,  la  réalité  élaguée  d'une  foule  de  détails 
insignifiants  ou,  pis  que  cela,  vulgaires.  Concevez-vous  combien 
l'effet  du  tableau  serait  diminué  si  l'on  y  voyait  des  meubles,  des 
chaises  couvertes  de  vêtements,  une  paire  de  souliers  et  tels  autres 
accessoires  qui  se  rencontrent  souvent  dans  une  salle  de  bains  ? 

Le  véritable  artiste  n'a  rien  de  commun  avec  le  témoin  appelé 
devant  la  justice  pour  dire  toute  la  vérité.  Ce  qu'on  lui  demande, 
c'est,  autant  que  possible,  de  ne  dire  rien  que  la  vérité;  mais  on  le 
laisse  libre  de  choisir  les  limites  de  ce  qu'il  a  à  dire,  ou  mieux  encore, 
on  lui  refuse,  au  nom  de  l'art,  le  droit  d'en  dire  trop.  Toute  la 
querelle  de  l'idéalisme  et  du  réalisme  est  dans  la  question  de  ces 
limites.  Les  réalistes  ont  la  prétention  de  tout  dire,  ce  qui  ne  leur 
arrive  d'ailleurs  jamais,  et  ils  méprisent  assez  volontiers  les  idéalistes 
qui  croient  à  des  limites  nécessaires,  un  peu  plus  restreintes  seule- 
ment d'un  certain  côté.  Et,  chose  bizarre,  inattendue,  contradictoire 
presque,  si  vous  pesiez,  dans  les  chefs-d'œuvre  des  deux  écoles,  la 
quantité  non  de  choses  vraies,  mais  de  vérités  qu'elles  renferment, 
vous  trouveriez  que  la  balance  penche  du  côté  des  idéalistes. 

Revenons  au  Marat.  David  cherche  l'impression  profonde  :  il 
l'obtient  par  la  simplicité  et  la  sobriété.  Avant  de  savoir  qu'il  s'agit 
d'un  personnage  historique,  le  spectateur  est  pénétré  d'un  sentiment 
de  solennité  tout  au  moins,  en  présence  de  ce  mort  qui  a  l'air  d'être 
endormi,  ou  de  cet  homme  endormi  qui  a  l'air  d'être  mort.  On  a  de 
ces  impressions,  sans  savoir  pourquoi,  quand  on  entre  dans  la  crypte 
ou  les  basses  nefs  d'une  église  romane,  aux  murailles  nues,  aux  piliers 
sans  ornements,  aux  voûtes  sévères.  Les  esthéticiens  vous  diront  que 
la  cause  d'une  telle  émotion,  c'est  l'unité,  et  ils  diront  une  chose 
vraie,  bien  que  le  mot  unité  soit  fort  difficile  à  saisir  :  plus  on  veut  le 
serrer  de  près,  plus  sa  définition  précise  vous  échappe,  ce  qui  ne 
l'empêche  pas  du  tout  d'exister.  A  cette  impression  première,  pure- 
ment picturale,  vient  aussitôt  se  joindre  une  autre  impression, 
dramatique  celle-là  :  une  blessure  en  pleine  poitrine,  un  couteau 
ensanglanté  par  terre,  çà  et  là,  quelques  traces  de  sang  —  pas  trop 
nombreuses  —  voilà  tout  ce  qu'il  faut  pour  ajouter  à  la  solennité  de 


.    LA    MORT    DE    MARAT    »,    DE    DAVID  Si 

tantôt  ces  cléments  de  terreur  et  de  pitié  qu'Aristote  attribue  à  la 
tragédie. 

David  aurait  dû  s'arrêter  là;  mais  n'oubliant  pas  assez  qu'il  travail- 
lait pour  «  l'éducation  morale  du  peuple  »,  il  ajouta  à  son  œuvre  les 
détails  qui  pouvaient  graver  dans  l'esprit  de  tout  le  monde  la  «  bonté  » 
de  son  ami.  Ainsi,  sur  la  caisse  posée  de  champ  à  côté  de  la  baignoire, 
il  mit  un  assignat  et  un  papier  où  Marat avait  écrit  :  «  Vous  donnerez 
cet  assignat  à  cette  mère  de  cinq  enfants  et  dont  le  mari  est  mort 
pour  la  défense  de  la  patrie  » .  Le  tendre  cœur  de  l'Ami  du  peuple  se 
montre  là  tout  entier,  n'est-il  pas  vrai  ?  Pour  produire  une  impression 
encore  plus  profonde  dans  le  même  sens,  il  mit  une  sinistre  tache  de 
sang  sur  la  supplique  où  Charlotte  Corday  donnait  à  Marat  en  ces 
termes  :  «  Il  suffit  que  je  sois  bien  malheureuse  pour  avoir  droit  à 
votre  bienveillance  »,  un  certificat  de  chevaleresque  générosité  ! 
Enfin,  voulant  associer  son  nom  à  cette  espèce  d'apothéose,  il  écrivit 
sur  la  caisse  :   a  Marat,  David.  L'an  deux. 

Heureusement,  tout  cet  étalage  sans  aucun  doute  sincère,  fait  pour 
apitoyer  les  masses,  n'empêcha  pas  le  grand  artiste  de  faire  un  chef- 
d'œuvre  de  peintre.  Quatre  mois  après  la  mort  de  Marat,  l'œuvre  était 
terminée.  Pour  l'exécuter,  David  avait  beaucoup  consulté  la  nature  : 
la  tête  de  son  ami  avait  été  moulée  en  plâtre;  les  accessoires  de  la 
salle  de  bain  étaient  restés  à  sa  disposition  -,  quant  au  corps,  il  avait 
copié  avec  conscience. . .  un  modèle  choisi  au  point  de  vue  de  l'art 
seul,  car  il  n'aurait  pu  songer  à  faire  un  portrait  fidèle  de  Marat,  avec 
son  corps  de  lépreux,  trop  grêle  pour  la  tête.  Mais  un  modèle  bien 
choisi  et  copié  sincèrement,  c'est  encore  la  nature,  et  cela  suffit  pour 
faire  un  chef-d'œuvre  de  vrai  naturalisme,  quand  on  a  du  génie. 

Le  tableau  terminé  fut  offert  par  David  à  la  Convention,  le 
14  novembre  iyip,  et  placé  dans  la  salle  des  séances.  Il  excita  un 
enthousiasme  universel,  si  bien  que,  le  2  1  floréal  an  II  (n  mai  1  794) 
le  rapporteur  du  comité  de  l'Instruction  publique  vint  lire  à  la 
Convention  un  rapport  qui  contenait  le  passage  suivant  :  «  Les 
artistes  ouvriers  de  la  manufacture  nationale  des  Gobelins... 
demandent  que  la  Convention  leur  fasse  remettre  des  copies  des 
tableaux  de  Marat  et  de  Lepelletier,  pour  être  exécutées  en  tapis- 
serie »... 

Le  même  jour,  la  Convention  adopta  un  projet  de  décret   dont 


82  L'ARTISTE 


l'art.  II  est  ainsi  conçu  :  «  Il  sera  fait  incessamment,  sous  la  direction 
de  Louis  David,  des  copies  soignées  des  deux  tableaux  de  Maral  et 
de  Lepelletier,  pour  être  remises  à  cette  manufacture  et  y  être 
exécutées.  » 

Ce  tableau  célèbre  ne  resta  pas  longtemps  dans  la  salle  des 
séances.  Il  fut  rendu  en  1796  a  l'artiste,  qui  le  garda  jusqu'à  sa  mort. 
Il  fit  partie  de  la  vente  du  17  avril  1826.  Le  11  mars  iS35,  il  fut 
acquis  au  prix  de  4,000  francs  par  Mmc  la  baronne  Meunier  et 
Mrae  veuve  Eugène  David.  En  1860,  il  devint  la  propriété  de 
M.  Jules  David.  Aujourd'hui  il  est  entre  les  mains  de  sa  veuve, 
Mmc  David-Chassagnolle.  Il  a  été  dessiné  par  Wicar  ;  gravé  par 
Morel,  Tournachon  et  J.  David.  On  l'a  vu  à  un  certain  nombre 
d'expositions  :  en  i8q5,  au  bazar  Bonne-Nouvelle,  pour  l'Association 
des  artistes  peintres,  sculpteurs,  etc.;  en  i863,  au  boulevard  des 
Italiens,  et,  récemment,  à  l'exposition  des  Portraits  du  siècle. 

En  somme,  l'authenticité  de  cet  admirable  ouvrage  est  irrécusable 
et  personne  n'a  jamais  songé  un  moment  à  la  contester. 

Mais  alors,  pourquoi  un  procès? 

Voici  :  les  deux  «  copies  soignées  »  faites  en  exécution  du  décret 
du  21  floréal  an  II,  ont  été  conservées.  Il  a  même  été  fait  mention 
d'elles  dans  un  acte  sous  seing  privé  :  en  i853,  Mme  la  baronne 
Jeannin  et  M.  David  aîné,  sollicités  sans  doute  par  les  acquéreurs 
du  tableau  original,  déclarèrent  que  les  tableaux  semblables  au 
Marat  qu'ils  possédaient,  n'étaient  pas  des  originaux  de  la  main  de 
David,  mais  de  simples  copies  qui  leur  avaient  été  données  gratuite- 
ment par  les  propriétaires  du  tableau  original.  Ces  détails  se  trouvent 
consignés  dans  une  brochure  sur  le  Marat  de  Louis  David,  par 
L.-J.  David,  son  petit-fils  (Jouaust,  1867).  Dans  l'inventaire  après 
décès  de  M.  David  aîné,  daté  du  18  février  i85q,  on  trouve  encore 
mention  des  deux  copies  :  «  Un  tableau,  morl  de  Marat,  copie  de 
celui  de  David,  par  Langlois,  prix  3oo  francs;  une  seconde  copie 
peinte,  dit-on,  par  Sérangeli  ».  Ces  derniers  détails  se  trouvent  dans 
une  note  tout  récemment  publiée  par  M.  F.  Chevremont,  «  le  biblio- 
graphe de  Marat  ». 

Eh  bien,  une  de  ces  copies,  celle  que  l'inventaire  de  iS5q,  attribue 
à  Langlois,  a  pris  peu  à  peu,  dans  l'opinion  de  quelques-uns,  non  pas 
la  place  du  tableau  original,  qui  est  inexpugnable,  mais  une  place  à 


«    LA    MORT    DE    MARAT    »,    DE    DAVID  83 


côte.  Elle  a  appartenu  au  prince  Napoléon,  puis  à  M.  Durand-Ruel, 
qui  la  vendit  à  M.  Terme  comme  répétition  de  l'original  par 
David. 

M""  veuve  David-Chassagnolle,  possesseur  du  tableau  primitif,  avait 
plus  d'une  fois  protesté  contre  cette  attribution.  Lors  de  la  dernière 
exposition  des  Portraits  du  siècle  à  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  les  deux 
tableaux  rivaux  furent  placés  en  face  l'un  de  l'autre,  afin  que  l'opinion 
publique  jugeât  la  question  en  dernier  ressort.  Mais  ce  résultat  fut 
loin  d'être  atteint  :  la  querelle  s'envenima.  L'année  dernière,  un  pro- 
cès en  usurpation  d'attribution  fut  intenté  par  M"'e  veuve  David  à 
M.  Terme,  propriétaire  du  second  tableau,  —  qui  appela  en  garantie 
M.  Durand-Ruel. 

Il  v  a  des  questions  que  l'étude  du  droit  romain  ou  du  Code  civil 
ne  rend  pas  apte  à  résoudre.  Les  magistrats  ordonnèrent  une  exper- 
tise :  on  la  confia  à  un  expert,  M.  Haro,  à  un  critique  d'art,  M.  Lafe- 
nestre,  et  à  un  peintre,  M.  Cabanel,tous  gens  dont  c'est  le  métier  de 
discuter  les  questions  d'authenticité. 

Voici,  tout  au  long,  le  rapport  des  experts-jurés,  que  nous  discute- 
terons  tout  à  l'heure  : 

«  Nous,  soussignés,  etc. 

«  Avons  constaté  que  le  tableau  de  M.  Terme  pre'sente  de  notables  diffé- 
rences avec  celui  de  Mmo  David-Chassagnolle,  ce  dernier  portant  dans  tous 
les  détails  de  l'exécution  la  marque  d'une  authenticité  et  d'une  originalité 
incontestables. 

«  Les  différences  consistent:  i°  pour  la  composition,  dans  l'agrandissement 
en  longueur  de  la  toile  et  sa  diminution  en  hauteur,  et  comme  conséquence,  dans 
la  modification  des  linges  étendus  derrière  la  tête  de  Marat,  en  vue  de  donner 
plus  de  pondération,  plus  d'espace  au  sujet;  2»  pour  l'exécution,  dans  une  fac- 
ture peut-être  plus  ferme,  mais  moins  libre  et  moins  spontanée,  dont  la  diffé- 
rence avec  la  peinture  du  tableau  de  Mme  David-Chassagnolle,  peut  être  facile- 
ment notée  dans  un  grand  nombre  de  détails,  notamment  dans  le  modelé  de  la 
poitrine,  des  bras  et  des  mains,  dans  le  traitement  des  accessoires  :  caisse, 
encrier,  plumes,  couteau,  etc.,  qui  ne  semblent  plus,  comme  dans  la  peinture 
précédente,  avoir  été  peints  d'après  nature,  et  dans  celui  du  fond,  qui  ne  pré- 
sente pas  la  manière  de  peindre  et  les  frottis  caractéristiques  de  David. 

«  Considérant  d'une  part  que  ces  modifications  heureuses  au  point  de  vue  de 
l'aspect  de  la  peinture  n'ont  pu  y  être  apportées  qu'avec  l'approbation  de  David, 
l'œuvre  ayant  été  conservée  dans  son  atelier  jusqu'à  sa  mort,  et  que,  d'autre 
part,  toutes  les  différences  d'exécution,  si  elles  n'excluent  pas  absolument  la 
possibilité  de  quelque  retouche  par  le  maître  durant  le  travail,  ne  permettent 
pas  certainement  d'y  voir  un  ouvrage  de  sa  main  ; 


84  L'ARTISTE 


«  Nous  déclarons  que,  dans  notre  opinion,  le  tableau  le  Marat,  appartenant  à 
M.  Terme,  tableau  remarquable  et  dû  à  un  peintre  de  premier  ordre  qui,  sui- 
vant la  tradition,  pourrait  être  GéYard,  n'est  point  l'œuvre  originale  de  David  : 
l'œuvre  originale  étant  celle  dont  Mme  David-Chassagnolle  est  en  possession,  et 
qui  porte  l'inscription:  A  Marat —  David —  l'an  II; 

«  Que  ce  tableau  n'est  point  non  plus  une  rc:plique  de  la  main  de  David,  mais 
seulement  une  copie  supérieure,  faite  sous  ses  yeux  et  sous  sa  direction,  et 
dans  laquelle  il  n'est  pas  impossible  d'admettre  quelques  retouches  de  sa  main, 
sans  que  ces  retouches  soient  toutefois  assez  importantes  pour  donner  à  l'œuvre 
un  caractère  de  répétition. 

«  Nous  ajouterons  que,  pour  nous  éclairer  complètement,  nous  avons  prié 
M.  le  baron  Janin,  possesseur  d'un  autre  exemplaire  du  Marat  mourant,  etc.,  et 
provenant  comme  les  deux  autres  tableaux  de  l'atelier  de  David,  son  grand-père, 
de  vouloir  bien  nous  permettre  de  confronter  cette  peinture  avec  les  deux  autres 
et  nous  avons  pu  constater  que  nous  nous  trouvions  seulement  en  présence 
d'une  autre  copie  du  temps,  moins  personnelle  que  celle  que  possède  M.  Terme 
et  qui  fait  l'objet  du  litige. 

((  Paris,  25  juillet  iSS8. 

«  Cabanel,  Haro,  Lafenestre.  » 

Pour  être  complet,  il  faut  ajouter  que,  cinq  ou  six  mois  après,  le 
q  janvier  i88q,  Cabanel  écrivit  à  M.  Durand-Ruel,  la  lettre  suivante: 

«  Cher  Monsieur  Durand-Ruel, 

«  Je  suis  très  embarrassé,  comme  vous  pouvez  le  penser,  de  revenir  sur  un 
rapport  que  j'ai  approuvé,  il  est  vrai,  mais  après  une  lecture  faite  à  la  hâte  et  à 
la  suite  d'une  séance  des  plus  fatigantes. 

n  En  !e  relisant,  je  trouve  parfaitement  justes  les  bonnes  appréciations  de  la 
première  partie.  Elles  sont  d'une  impartialité  absolue  et  donnent  à  chacun  des 
tableaux  sa  place.  Le  mot  de  copie  qui  arrive  à  la  fin  est  sans  corrélation  avec 
ce  qui  avait  été  dit  précédemment. 

«  Il  y  a  donc  là  une  dissonance  que  je  ne  trouve  pas  justifiée  et  je  me  fais  un 
devoir  de  vous  le  dire.  Le  mot  «  répétition  »  était  évidemment  le  seul  possible. 

«  A  vous  cordialement. 

«   Cabanel  ». 

L'avocat  de  M.  Durand-Ruel  produisit  en  outre  des  attestations 
signées  d'un  grand  nombre  d'artistes,  parmi  lesquels  Henner,  Bon- 
nat,  Gérôme,  etc.  Celle  de  Bonnat  était  ainsi  conçue  : 

«  Mon  cher  Monsieur  Durand-Ruel, 

(i  Vous  me  demandez  mon  opinion  sur  votre  David,  représentant  Marat.  C'est 
absolument  un  David.  Il  est  impossible  de  dire  le  contraire.  Que  David  se  soit 
fait  aider  par  un   élève,  c'est  possible.   Tous  les  peintres  ont  des  élèves.  Mais 


«    LA    MORT    DE    MARAT      .    DE    DAVID  85 


â-t-on  jamais  reproché   à   Raphaël,  à    Ruhens,   de  s'être  donné  quelques  élèves 
pour  collaborateurs  ? 

Dans  votre  cas,  tout  ce  que  je  sais,  c*est  que  votre  tableau  est  de  David. 
«  Croyez,  etc. 

I    ÉON    BONNAT. 
«  Paris,  le  10  janvier  rS8o.  » 

Enfin,  l'avocat  lut  encore  devant  le  tribunal  l'attestation  suivante  : 

«  Nous,  soussignés,  après  avoir  examiné  attentivement  chez  M.  Durand-Rucl, 
où  il  est  exposé  en  ce  moment,  le  tableau  représentant  Marat  mourant,  etc., 
provenant  de  la  galerie  du  prince  Napoléon  au  Palais-Royal  ; 

«  Déclarons  que  ce  tableau,  bien  connu  de  tous  les  artistes  et  de  tous  les 
amateurs,  a  toujours  été  considéré  non  seulement  comme  une  œuvre  de  David 
d'une  originalité  incontestable,  mais  comme  un  de  ses  plus  beaux  morceaux  de 
peinture.  Son  exécution  incomparable,  son  dessin  savant  et  sa  coloration  puis- 
sante n'appartiennent  qu'au  maître.  L'existence  d'un  autre  tableau  en  cause  ne 
peut  modifier  en  rien  notre  jugement. 

n  Beaucoup  d'artistes,  et  David  en  particulier,  ont  fait  des  a  répliques  »  de 
leurs  œuvres;  ce  sont  habituellement  des  copies  faites  par  un  bon  élève,  sous  la 
direction  du  maître,  et  retouchées  par  lui  ;  car  les  grands  artistes  n'ont  pas 
souvent  le  temps  ou  la  patience  de  se  recopier  eux-mêmes. 

«  Dans  le  cas  présent,  ce  n'est  pas  seulement  une  répétition,  mais  une  œuvre 
hors  ligne  à  laquelle  David  a  mis  tout  son  art  et  toute  sa  science. 

«  Des  différences  notables  existent  en  outre  entre  ce  tableau  et  celui  du  même 
sujet  qu'on  lui  oppose,  et  les  modifications  qui  ont  été  apportées  dans  le  tableau 
du  prince  Napoléon,  sont  l'œuvre  incontestable  de  David  lui-même. 

«  En  admettant  qu'un  artiste  de  premier  ordre,  comme  le  baron  Gérard,  ait 
aidé  David  pour  mettre  en  place  le  tableau,  sous  sa  direction,  et  pour  y  exécuter 
certains  accessoires,  notre  jugement  resterait  le  même,  car  c'est  dans  des  con- 
ditions analogues  que  les  plus  grands  chefs-d'œuvre  de  Raphaël,  de  Rubens  et 
de  tous  les  grands  maîtres  ont  été  exécutés. 

«  Paris,  4  décembre  188S. 

<(  Féral,  expert  en  tableaux  anciens,  Puvis  de  Chavannf.s,  Français, 
Elie  Delaunay,  Hector  Leroux,  John  Lewis-Brown,  Tony  Robert- 
Fleury,  Roll,  Besnard,  Duez,  Jules  Lefebvre,  Gustave  Moreau, 
Ferrier,  Alfred  Stevens,  Gervex,  Vollon,  Guillemet,  etc.  » 

Nous  n'avons  pas  à  nous  demander  si  le  tribunal  a  jugé  dans  un 
sens  ou  dans  l'autre.  Nous  nous  occupons  uniquement  ici  de  la  ques- 
tion d'art. 

En  fait,  l'opinion  n'est  pas  unanime.  L'expertise  officielle  ou  légale 
se  trouve  en  contradiction  avec  l'expertise  purement  officieuse  d'un 
grand  nombre  d'artistes.  Comment  expliquer  cette  différence  dans 


86  L'ARTISTE 


les  appréciations:  Par  des  considérations  générales  sur  la  contingence 
et  l'instabilité  des  jugements  humains  ?  Le  procédé  serait  commode  ; 
mais  il  nous  semble  possible  de  serrer  de  plus  près  la  solution  du 
problème. 

A  notre  avis,  la  différence  des  jugements  provient  de  ce  que  les  uns 
ont  examiné  le  tableau  «  en  experts  »,  les  autres  l'ayant  regardé  «  en 
peintres  ».  Ceci  demande  explication. 

Quand  un  peintre  regarde  un  tableau,  il  se  met  à  la  distance  con- 
venable afin  de  recevoir  l'impression  que  l'artiste  avait  le  désir  de 
faire  passer  dans  l'âme  du  spectateur.  Il  cherche  avant  tout  à  bien 
voiries  qualités  picturales  de  l'œuvre:  dessin  plus  ou  moins  vrai, 
plus  ou  moins  large,  plus  ou  moins  noble  ;  couleur  puissante  ou 
délicate,  distinguée  ou  vulgaire,  harmonieuse  ou  dissonante;  valeurs 
justes  ou  fausses,  et  ainsi  de  suite.  Quand  il  a  terminé  son  examen, 
souvent  très  rapide  et  à  demi  intuitif,  s'il  est  vraiment  connaisseur 
(car  tous  les  peintres  ne  se  connaissent  pas  en  peinture),  il  n'a  plus 
besoin  d'autre  chose  ;  il  affirme:  «  C'est  un  David  !...  »  Si  on  lui  fait 
des  objections,  si  on  veut  l'attirer  vers  un  coin  de  la  toile  pour  lui 
faire  remarquer  tel  détail  d'exécution  qui  sent  la  copie,  il  haussera  les 
épaules:  «Que  m'importent  vos  détails?  dira-t-il.  Vos  détails  ne 
peuvent  rien  changer  à  ce  qui  est.  Ce  tableau  est  un  chef-d'œuvre: 
les  copistes  ne  font  pas  de  chefs-d'œuvre.  Quand  vous  aurez  regardé 
la  peinture  à  la  loupe,  elle  restera  chef-d'œuvre  comme  avant.  Je 
ne  sais  qu'une  chose,  c'est  que  le  tableau  est  un  David.  »  Il  y  a  sans 
aucun  doute  des  artistes  qui  étudient  les  détails  d'un  tableau  après  en 
avoir  regardé  l'ensemble.  Il  y  en  a  même  qui  regardent  d'abord  ou 
uniquement  les  détails.  Mais  cela  n'empêche  pas  qu'en  général  les 
peintres  regardent  d'abord  ou  uniquement  l'ensemble,  «  en  peintres  ». 

Un  expert  chargé  d'examiner  un  tableau  commence  généralement, 
au  contraire,  par  le  détail  vu  de  près.  Souvent  même,  son  premier 
mouvement  machinal  est  de  le  retourner  pour  voir  la  toile  ou  le 
panneau,  les  vieux  cachets  posés  sur  les  châssis,  les  vieilles  inscrip- 
tions qui  s'y  trouvent.  Puis,  revenant  à  la  peinture,  il  la  tâtera  de 
l'ongle  près  du  bord,  sous  le  cadre,  pour  voir  si  elle  a  cette  consis- 
tance d'émail  qui  ne  se  trouve  guère  dans  une  peinture  vieille  de 
moins  d'un  siècle  ;  et  malgré  le  nom  du  peintre  ancien  auquel  le 
tableau  est  attribué,  ce  seul  coup  d'ongle  pourra  dans  certains  cas  lui 


«    LA    MORT   DE    MARAT   »,    DE    DAVID  S; 


prouver  irrévocablement  qu'il  a  affaire  à  une  copie  ou  une  imitation 
moderne.  Entrant  davantage  dans  le  cœur  de  son  sujet,  l'expert 
examinera  de  près,  souvent  même  à  la  loupe,  les  détails  de  l'exécu- 
tion ;  il  saura  bien  vite  si  l'œuvre  qu'il  a  sous  les  yeux,  possède  l'exé- 
cution libre,  franche,  spontanée,  parfois  capricieuse,  d'une  œuvre 
originale,  ou  l'exécution  sage,  timide,  parfois  maladroite,  d'une 
simple  copie.  Connaissant  la  manière  spéciale  dont  chaque  artiste 
ancien  faisait,  par  exemple,  le  feuille  des  arbres,  il  n'aura  besoin  que 
de  regarder  à  la  loupe  un  bout  de  rameau  pour  pouvoir  affirmer  que 
l'œuvre  soumise  à  son  examen  n'est  pas  de  tel  ou  tel  peintre.  Et  de 
même  qu'il  y  a  des  peintres  qui  regardent  les  détails  d'un  tableau 
après  en  avoir  regardé  l'ensemble,  de  même,  il  y  a  des  experts  qui 
regardent  l'ensemble  d'un  tableau  après  en  avoir  regardé  les  détails. 
Ceux-là  sont  les  plus  sûrs  de  ne  pas  se  tromper,  à  condition  pourtant 
qu'ils  soient  capables  d'apprécier  les  qualités  dont  l'ensemble  constitue 
les  chefs-d'œuvre  de  l'art.  Mais  cela  n'empêche  pas  qu'en  général  les 
experts  regardent  un  tableau  d'abord  ou  uniquement  dans  le  détail, 
c'est-à-dire  «  en  experts  ». 

Des  deux  procédés,  le  premier  nous  paraît  supérieur,  à  condition 
d'être  employé  par  un  artiste  supérieur.  Le  second  n'est  pas  en  soi 
une  chose  mauvaise  :  bien  au  contraire,  il  permet  souvent  de  faire  des 
remarques  auxquelles  un  artiste  aurait  pu  ne  pas  penser.  Ainsi,  — 
qu'on  veuille  bien  nous  excuser  de  prendre  cet  exemple,  —  c'est  à  la 
suite  de  constatations  d'expert,  uniquement  d'expert,  que  nous  avons 
affirmé  l'existence  d'un  effet  de  soleil  clair,  sans  ombres  noires,  sous 
le  vernis  de  certains  tableaux  de  Rembrandt,  tels  que  la  Ronde  de 
Nuit  et  Le  bon  Samaritain.  Nous  ne  pousserons  pas  l'humilité  jus- 
qu'à déclarer  que  nos  recherches  se  soient  appuyées  sur  une  méthode 
illusoire;  mais  il  faut  convenir  que  l'observation  la  plus  attentive 
des  détails  peut  induire  quelquefois  en  erreur,  témoin  l'exemple 
suivant  : 

Il  y  a  dix  ou  douze  ans,  nous  avons  eu  une  conversation  assez 
curieuse  avec  un  sculpteur  à  propos  de  la  merveilleuse  tête  de  cire  du 
musée  de  Lille,  qu'une  tradition  sans  consistance  attribue  à  Raphaël. 
N'étant  pas  encore  allé  à  Lille,  nous  ne  pouvions  admirer  ce  chef- 
d'œuvre  que  d'après  une  grande  photographie,  amplement  suffisante 
d'ailleurs  pour  donner  une  idée  de  son  charme  exquis,  de  sa  noblesse 


88  L'ARTISTE 


de  style,  de  la  largeur  de  son  modelé.  L'auteur  inconnu  de  ce  chef- 
d' œuvre  avait  certainement  dû  vivre  dans  l'atmosphère  respire'e  par 
Raphaël  ou  Léonard.  Tel  était,  au  moins,  notre  humble  avis. 
Là-dessus,  notre  interlocuteur  fit  une  déclaration  tout  à  fait  inat- 
tendue : 

—  Ce  buste  est  du  xvme  siècle. 
Vous  imaginez  notre  ctonnement. 

—  Oui,  continua-t-il,  examinez  cette  draperie  :  on  voit  sans  peine 
qu'elle  a  été  travaillée  avec  un...  (il  nomma  un  instrument  dont  le 
nom  nous  échappe  aujourd'hui).  Eh  bien,  cet  outil  était  tout  à  fait 
inconnu  au  temps  de  Raphaël  ;  il  n'était  pas  encore  inventé  ;  il  n'a  été 
employé  qu'à  partir  du  xvm8  siècle.  Allez  au  Louvre,  vous  pourrez 
facilement  vous  en  convaincre.  Donc  la  tête  de  cire  estduxvme  siècle, 
je  ne  sors  pas  de  là! 

On  ne  peut  guère  discuter  un  fait  brutal,  qui  crève  les  yeux  par  son 
évidence.  Pourtant  il  nous  semblait  impossible  que  l'on  acceptât  cette 
date  sans  se  mettre  en  contradiction  avec  les  lois  mêmes  de  l'histoire 
de  l'art.  Quoi?  un  homme  de  génie  serait  tombé  du  ciel  comme  cela, 
ne  ressemblant  en  rien  à  aucun  de  ses  contemporains,  retrouvant, 
par  un  merveilleux  phénomène  d'atavisme,  les  façons  de  penser,  de 
voir,  de  sentir,  qui  avaient  disparu  depuis  deux  siècles?  Cela  ne  s'est 
jamais  vu  !  Les  artistes  les  plus  semblables  à  leurs  grands  prédéces- 
seurs —  Ingres,  qui  a  tant  admiré  Raphaël  ;  Prudhon,  qui  descend  en 
droite  ligne  du  Corrège  ;  Corot,  dont  l'œuvre  entière  a  eu  son  germe 
dans  quelques  sépias  de  Claude  Lorrain;  Henner,  qui  semble  un 
arrière-petit-fils  des  Corrège,  des  Léonard  et  des  Giorgione  —  ont 
tous  une  physionomie  qui  les  fait  reconnaître  au  premier  coup  d'œil 
pour  des  hommes  de  notre  siècle  :  l'auteur  de  la  tête  de  cire  ne  pouvait 
pas  échapper  à  cette  règle  absolue. 

Et  pourtant  l'observation  de  notre  sculpteur,  au  sujet  de  l'exécution 
de  la  draperie,  était  absolument  juste.  Les  traces  de  l'outil  étaient 
irrécusables.  Comment  concilier  les  deux  termes  de  cette  antinomie  ? 
Fallait-il  croire  que  cet  outil,  inventé  à  l'époque  de  la  Renaissance, 
employé  une  seule  fois  en  ce  temps-là  pour  un  seul  ouvrage,  avait 
été  ensuite  oublié  pendant  deux  siècles?  Cette  hypothèse  semblait  être 
la  seule  qui  nous  permît  de  conserver  notre  sentiment.  Aux  objec- 
tions qu'elle  soulevait  par  son  allure  compliquée,  par  son  air  d'invrai- 


i   \    MORT    DE    MARAT    ».    DE    DAVID  89 


semblance  manifeste,  nous  ne  pouvions  que  répondre  :  E  pur  si 
miiove!  La  tête  de  cire  n'est  pas  du  siècle  dernier  ! 

L'explication  vraie  était  beaucoup  plus  simple. 

On  sait  que.  par  un  scrupule  fort  respectable,  l'administration  du 
Musée  de  Lille  refuse  de  laisser  mouler  ce  précieux  ouvrage.  Mais  la 
tète  n'a  pas  toujours  appartenu  au  musée,  et  certaines  traces  de 
plâtre,  restées  dans  les  creux  de  la  chevelure, prouvaient  sans  conteste 
qu'elle  avait  été  moulée  jadis.  En  effet,  il  en  existait  un  moulage  dans 
une  ville  d'Italie.  Il  y  a  cinq  ou  six  ans,  on  tira  de  ce  plâtre  plusieurs 
surmoulages,  dont  un  fut  acquis  par  M.  Eugène  Miïntz  pour  la  collec- 
tion de  l'Ecole  des  Beaux-Arts.  Or,  —  voici  le  joint  —  ce  surmoulage 
s'arrêtait  un  peu  plus  bas  que  le  cou,  et  il  ne  montrait  aucune  trace 
de  fichu.  Tout  le  morceau  de  la  draperie  avait  donc  été  ajouté  et  ajusté 
après  coup  ;  et  c'est  pour  la  draperie  seule  qu'on  avait  employé  l'outil 
signalé  par  notre  sculpteur.  D'autre  part,  une  gravure  italienne,  de 
la  fin  du  xve  siècle,  reproduisait  la  tête  sans  la  draperie,  ce  qui  était 
un  supplément  de  preuve  et  presque  un  acte  de  naissance,  à  quelques 
années  près. 

Ainsi  donc,  les  centaines  de  milliers,  les  millions  peut-être,  de  visi- 
teurs du  musée  de  Lille  qui  étaient  passés  devant  cette  précieuse 
œuvre  d'art,  l'avaient  regardée  uniquement  en  artistes  (compétents 
ou  non,  d'ailleurs)  concentrant  leur  attention  sur  la  partie  principale, 
la  tête,  et  apercevant  à  peine  la  draperie.  Aucun  d'eux,  pas  même  les 
plus  grands  sculpteurs,  n'avait  songé  à  remarquer  que  ce  léger  fichu, 
aux  plis  un  peu  trop  chiffonnés,  était  relativement  moderne.  En 
revanche,  un  sculpteur  qui  s'était  avisé  de  regarder,  non  en  artiste  et 
en  philosophe  d'art,  mais  en  expert,  avait  fait  une  remarque  très  juste 
et  très  ingénieuse.  Il  est  vrai  que,  cette  remarque  ne  s'appliquant  qu'à 
un  détail,  l'artiste  avait  eu  le  tort  de  l'étendre  à  l'ensemble,  ce  qui  le 
fit  tomber  dans  une  grosse  erreur  sur  le  point  principal. 

A  notre  avis,  dans  la  question  du  Marat,  les  experts  jurés  ont 
commis  une  erreur  analogue.  Ils  ont  étudié  le  tableau  trop  exclusive- 
ment de  près  dans  le  détail,  et  s'ils  ont  ensuite  jeté  un  coup  d'œilsur 
l'ensemble,  c'a  été  trop  tard,  au  moment  où  leur  siège  était  déjà 
fait,  inconsciemment. 

Nous  avons  pris  quelques  notes  sur  les  deux  peintures  rivales  lors- 
qu'elles furent  exposées  face  à  face  parmi  les  Portraits  du  siècle,  à 


9o  L'ARTISTE 


l'École  des  Beaux-Arts.  Au  premier  coupd'œil,  il  était  facile  de  voir 
que  le  Maral  de  M.  Durand-Ruel  était  postérieur  à  l'autre,  et  que 
certaines  de  ses  parties  avaient  été,  non  pas  faites  d'après  nature, 
mais  copiées  sur  le  tableau  primitif  :  l'encrier,  par  exemple,  était 
d'une  exécution  lourde,  sec  sur  les  bords,  avec  des  ombres  noires; 
dans  la  plume  posée  à  côté  de  l'encrier,  le  bout  trempé  d'encre  était 
d'un  noir  de  cirage;  le  couteau  était  assez  mollement  peint;  les 
ombres  portées  des  plis  du  tapis  n'étaient  pas  sans  quelque  lourdeur. 
Rien  n'était  plus  tentant  que  de  raisonner  comme  pour  la  tête  de  cire, 
et  de  conclure  de  la  partie  au  tout.  C'est  ce  que  les  experts  jurés  ont 
fait,  et  la  pente  de  l'erreur,  ici,  était  d'autant  plus  douce,  qu'en  effet 
le  tableau  ayant  été  commencé  en  copie,  les  travaux  que  David  allait 
faire  sur  ce  dessous  étranger  ne  pouvaient  pas  ressembler  absolument 
par  l'exécution  à  ceux  qu'il  aurait  faits  sur  une  toile  vierge.  Consta- 
tant une  différence  réelle  entre  les  deux  tableaux,  dans  l'exécution  de 
la  poitrine,  des  bras  et  des  mains,  les  experts  ont  conclu  que  cette 
différence  était  l'expression  de  la  supériorité  de  l'ancien  tableau  sur  le 
nouveau,  de  la  touche  du  maître  sur  celle  de  l'élève.  C'est  là  qu'ils  se 
sont  égarés. 

Si,  avant  de  scruter  les  détails  secondaires,  ils  avaient  fait  porter 
leur  examen  sur  la  valeur  picturale  de  l'ensemble,  ils  auraient  vu 
clairement  ce  qu'ils  ont  laissé  passer  sans  presque  le  remarquer,  c'est- 
à-dire  la  fermeté  plus  grande  du  modelé  du  second  tableau,  dans  la 
figure  et  les  linges. 

Jetons  un  coup  d'œil  d'artiste  sur  le  second  Marat,  dont  la  photo- 
gravure ci-jointe  reproduit  en  grande  partie  les  qualités.  Plaçons-nous 
à  bonne  distance,  de  telle  sorte  que  les  minuties  de  l'exécution  dispa- 
raissent. 

Vu  dans  ces  conditions,  le  tableau  est  une  œuvre  achevée,  où  se 
réunissent  des  mérites  nombreux  et  divers.  Le  clair-obscur  en  est 
d'une  excellente  harmonie,  profonde  et  simple,  mais  riche  en  con- 
trastes, où  l'encrier,  avec  sa  petite  note  sombre,  les  plumes  et  les 
feuilles  de  papier  avec  leurs  notes  claires,  répercutent  habilement  les 
grandes  valeurs  claires  ou  foncées  de  toute  la  composition.  La  lumière, 
coulant  en  nappe  du  haut  d'une  fenêtre  qu'on  devine  à  gauche, 
laisse  dans  la  pénombre  la  plus  grande  partie  du  corps,  communi- 
quant ainsi  à  ce  qu'elle  éclaire  une  importance   plus  grande;    après 


«    LA    .MORT    DE    MARAT    »,    DE    DAVID  ,.i 

avoir  vivement  frappé,  par  exemple,  le  deltoïde  droit,  elle  glisse 
en  diminuant  d'intensité,  ne  modelant  plus  l'avant-bras  que  par 
des  nuances  délicates,  senties  plutôt  qu'exprimées;  puis  jetant  une 
lueur  un  peu  moins  vague,  mais  très  discrète  encore,  sur  le  dos  de  la 
main  et  les  premières  phalanges,  de  manière  à  laisser  la  plume 
blanche  briller  doucement  sur  le  drap  vert  et  les  linges  non  éclairés. 
Le  bras  gauche,  au  contraire,  est  dans  l'ombre  depuis  l'épaule  jusqu'à 
la  saignée,  pendant  que  son  avant-bras,  franchement  éclairé,  détache 
une  ligne  souple  et  nerveuse  sur  le  fond  sombre  ;  les  tendons  du  poi- 
gnet sont  d'une  vérité  criante  sans  aucune  vulgarité  de  réalisme  ; 
quant  à  la  main  gauche  avec  le  papier  qu'elle  tient,  c'est  un  véritable 
portrait,  non  pas  sans  doute  de  la  main  de  Marat,  mais  peu  importe. 
Le  cou  et  la  poitrine,  éclairés  seulement  par  des  reflets,  sont  d'une 
admirable  largeur  de  modelé.  Mais  rien  de  tout  cela  ne  vaut  la  tête, 
si  tant  est  qu'on  puisse  séparer  impunément  par  l'analyse  les  frag- 
ments d'une  œuvre  où  tout  se  tient.  On  le  peut,  après  tout,  car  si  le 
tableau  avait  le  malheur  d'être  brûlé  et  s'il  n'en  restait  qu'un  bras,  ce 
serait  assez  pour  affirmer  la  puissance  de  celui  qui  l'a  exécuté.  La 
tête,  qui  retombe  de  tout  son  poids  de  chose  morte  sur  ce  torse  lour- 
dement infléchi,  la  tète  est  vivante,  oserons-nous  dire,  dans  le  sens 
artistique  du  mot,  c'est-à-dire  qu'on  y  sent  la  construction  et  la  sou- 
plesse de  ce  qui  a  vécu.  Elle  est  peinte  si  sobrement  qu'on  n'y  trou- 
verait pas  un  seul  coup  de  pinceau  inutile,  et  pourtant  elle  a  tout 
l'essentiel,  car  une  touche  de  plus  serait  de  trop.  C'est  la  vie  même 
dans  la  mort,  nous  ne  trouvons  pas  d'autre  expression.  Et  quelle 
vérité  de  lumière  !  et  quel  sentiment  de  la  nature  dans  la  valeur  du 
timide  reflet  de  la  joue  droite,  reflet  juste  assez  visible  pour  alléger  la 
masse  d'ombre  qui  enveloppe  la  moitié  du  visage,  mais  pas  assez  fort 
pour  détruire  l'unité  de  cette  masse  et  sa  relation  avec  la  grande 
valeur  claire  de  tout  le  reste  de  la  tête  !  Et  quelle  couleur  livide  !  Et 
le  linge  qui  sert  de  coiffure  à  Marat  !  Ses  plis  nombreux  sont  dessinés 
avec  tant  de  justesse  qu'on  se  demande  si  Ingres  lui-même  aurait  fait 
mieux.  La  griffe  d'un  grand  maître  se  voit  d'ailleurs  dans  une  foule 
de  détails,  dans  la  décision  du  pinceau  qui  a  marqué  le  trait  rouge 
de  la  blessure,  qui  a  posé  çà  et  là  une  goutte  coulante  de  sang  sur  la 
poitrine,  une  tache  rouge  sur  le  linge,  une  nuance  rougeâtre  dans 
l'eau  de  la  baignoire.  Allons,  l'œuvre  que  nous  venons  d'analyser  et 


92  L'ARTISTE 

d'admirer  en  toute  conscience  est  bien  de'cidément  un  chef-d'œuvre 
digne  du  Louvre. 

Nous  le  répétons,  si  les  experts-jurés  avaient  regardé  le  tableau  en 
artistes,  ce  qui  leur  eût  été  bien  facile,  avant  de  le  regarder  par  le 
menu,  leur  conclusion  aurait  été  singulièrement  modifiée.  .Mais. 
influencés  par  le  fichu  de  la  tète  de  cire,  en  d'autres  termes  par  le  fait 
que  certaines  parties  accessoires  de  la  composition  étaient  des  copies 
du  premier  tableau,  ils  en  ont  conclu  que  le  tableau  tout  entier  était 
évidemment  une  copie,  et  la  différence  de  facture  qu'ils  ont  remarquée 
entre  les  parties  principales  des  deux  ouvrages  ne  pouvait,  dans  leur 
esprit  prévenu,  être  en  faveur  de  la  copie,  dont  la  facture  s'est  ainsi 
trouvées  peut-être  plus  ferme,  mais  moins  libre  et  moins  spontanée  ». 
L'examen  d'artiste,  au  contraire,  les  aurait  amenés  à  dire  :  «  peut- 
être  moins  libre  et  moins  spontanée,  mais  certainement  plus  ferme  »  ; 
et  ils  auraient  été  forcés  de  conclure  que  cette  plus  grande  fermeté 
d'exécution,  que  ce  modelé  admirablement  juste  et  puissant  ne  pou- 
vait être  le  fait  d'un  élève,  d'un  copiste,  cet  élève  s'appelût-il 
Gérard  (i). 

Voilà  la  conviction  que  nous  n'avons  cessé  d'avoir  depuis  le  jour  où 
le  rapprochement  des  deux  tableaux  dans  une  salle  de  l'École  des 
Beaux-Arts  nous  permit  d'en  faire  l'examen  comparatif;  et  aujour- 
d'hui, après  les  affirmations  isolées  et  collectives  d'un  bon  nombre 
d'artistes,  dont  quelques-uns  (c'est  là  le  grand  point)  sont  tout  à  fait 
éminents,  nous  pouvons  dire  sans  crainte  :  voilà  la  vérité. 

Oui,  dans  les  parties  importantes  de  la  composition,  la  prétendue 
copie  égale  et  dépasse  même  l'original.  C'est  justement  dans  la  tête,  le 
corps,  le  bras  et  les  mains,  que  la  facture  du  tableau  primitif  faiblit 
légèrement,  et  que  le  modelé  devient  un  peu  creux;  on  dirait  que, 
dans  ces  parties,  la  couleur,  étendue  en  couche  trop  légère,  a  été 
absorbée  par  la  préparation  de  la  toile,  tandis  que  la  prétendue  copie 

(i)  L'inventaire  du  iS  fe'vrier  1854,  fait  après  le  de'cès  de  M.  David  aîné',  fils 
du  grand  peintre,  portait  la  mention  suivante  :  «  Un  tableau,  Mort  de  Marat, 
copie  de  celui  de  David  par  Langlois,  3oo  fr.  »  C'est  celui  de  M.  Durand-Ruel. 
Louis  David  a  eu  deux  élèves  du  nom  de  Langlois,  l'un  dessinateur-graveur,  né 
à  Pont-de-1'Arche  (Eure)  en  1777;  l'autre,  peintre,  né  à  Paris,  en  1779.  Le  pre- 
mier aurait  eu  à  peine  dix-sept  ans,  et  le  second  quinze,  au  moment  où  la  copie 
a  été  faite.  11  faut  donc  éliminer  les  Langlois  et  préférer  la  tradition  qui  nomme 
Gérard;  celui-ci,  né  en  1770,  aurait  eu  vingt-trois  ans  à  l'époque  précitée. 


»    LA    .MORT    DE    MARAT    »,   DE    DAVID  q3 


donne  l'impression  d'une  lumière  plus  franche,  modelant  plus  solide- 
ment un  corps  mieux  construit  et  plus  ferme.  Il  faut  avoir  le  courage 
de  le  dire  parce  que  cela  est. 

Cette  constatation  faite  sans  restriction  aucune,  nous  sommes  prêt 
à  accorder  au  tableau  original,  d'une  authenticité  incontestable  et 
incontestée,  toutes  les  supériorités  qu'on  voudra,  toutes  celles  qu'il 
possède,  celle  de  plusieurs  accessoires  plus  vivement  exécutés  et 
rendus,  du  fond  plus  vibrant,  d'une  exécution  plus  primesautière,  où 
palpite  encore  la  fièvre  des  premières  heures  d'inspiration.  Mais  il 
faudra  toujours  en  revenir  à  dire  que  le  second  tableau,  loin  d'être 
une  copie,  est  une  œuvre  très  personnelle,  où  David  a  mis  tout  son 
génie  d'artiste,  où  il  a  profité  des  études,  des  recherches,  des  défail- 
lances même  de  son  premier  travail,  pour  faire  mieux  sur  certains 
points. 

En  somme,  les  deux  œuvres  s'équivalent  à  peu  près  sans  être 
pareilles,  l'une  toute  de  fougue  et  d'inspiration,  l'autre  remarquable 
surtout  par  la  pondération  et  la  puissance.  Chacun,  selon  son  tempé- 
rament, peut  préférer  l'une  ou  l'autre,  certain  de  ne  passe  tromper  de 
beaucoup.  Mais  puisque  c'est  la  seconde  qui  est  contestée,  répétons 
encore  une  fois,  au  risque  d'être  fastidieux,  que  les  artistes  les  plus 
éminents  de  ce  temps  la  tiennent  pour  un  chef-d'œuvre  de  David,  et 
que  la  postérité  ratifiera  sans  aucun  doute  leur  jugement. 

E.    DURAND-GRÉVILLE. 


3 ^(P^W? 


t 


ESSAIS    SUR    L'HISTOIRE 


PEINTURE     FRANÇAISE 


XOTES    ET   FRAGM  E  A"  T  S) 


IV 


es  guerres  qui,  dans  l'état  pré- 
sent de  richesses  et  de  lumières 
égalisées,  ne  sauraient  plus  être 
aujourd'hui  pour  les  peuples 
que  des  causes  de  destruction 
et  d'amoindrissement,  ont  été, 
à  certaines  époques  anciennes, 
des  instruments  souvent  féconds 
de  civilisation  et  de  transfusion 
de  sciences  et  d'arts.  Ainsi  en 
avait-il  été   des  croisades,  ainsi 

en  fut-il   plus   tard  de  nos  guerres  dans  le  Milanais. 

De  même  qu'autour  de   chacun  des  tyranneaux   magnifiques  des 

petites  principautés  d'Italie,  avait  surgi  un  groupe  d'artistes  pour 

(i)  Voir  L'Artiste  d'avril,  juin  et  juillet  derniers  (1SS9,  I,  247>  39$;  n>  ")• 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE         <p 

l'ornement  et  la  splendeur  de  sa  cour  et  de  ses  palais,  de  même  en 
France,  dès  qu'il  se  forma  une  cour,  à  Angers,  à  Aix  et  à  Tarascon 
autour  du  roi  René,  une  autre  cour  à  Dijon,  autour  des  ducs  de 
Bourgogne,  une  autre  autour  du  roi  de  France,  on  vit  quasi  subite- 
ment sortir  de  terre,  auprès  d'eux,  une  troupe  de  peintres  et  de 
sculpteurs,  et  d'orfèvres,  et  de  brodeurs,  et  de  tapissiers.  Là  où  est 
une  cour  et  partant  la  richesse,  là  aussitôt  paraît  l'artiste  avec  ses 
ingéniosités  de  luxe  et  de  parade.  Et  celle  du  roi  de  France  n'ayant 
pas  tardé  à  effacer  et  anéantir  toutes  les  autres,  il  n'y  eut  plus  qu'une 
école,  ou  plutôt  une  école  supérieure,  qui,  après  sa  première  et 
brillante  station  à  Tours,  puis  son  long  passage  par  Fontainebleau, 
fut  celle  de  Paris,  la  grande  école  nationale,  qui  va  du  Rosso  à 
Freminet,  et  de  Vouet  à  David  et  à  Ingres.  Si  l'on  rencontre  encore 
des  artistes  à  Lyon,  à  Aix,  à  Toulouse,  à  Dijon,  c'est  qu'il  y  a  là  des 
gouvernements  de  province  et  des  parlements,  un  centre  de  puissance 
et  de  richesse,  des  portraits  à  peindre,  des  églises  à  décorer,  matière 
et  place,  en  un  mot,  à  éclat  et  à  magnificence. 

Comme  avait  fait  Nie.  Froment,  pour  le  roi  René,  des  tableaux 
de  gnmd  prix,  des  peintures  de  bannières,  d'arcs  de  triomphe,  etc., 
ainsi  fit  Jean  Perréal  pour  les  Valois,  Charles  VIII,  Louis  XII, 
François  Ier.  M.  Charvet  a  rassemblé  en  un  copieux  volume,  tous  les 
documents  épars  que  les  éruditsde  notre  siècle  avaient  fait  sortir  des 
archives,  sur  ce  peintre,  enlumineur,  sculpteur,  architecte. 

Il  est  dans  les  habitudes,  j'allais  dire  dans  les  instincts  de  la  cour 
de  France,  d'user  de  l'artiste  familier  comme  d'un  instrument  bon  à 
tout  peindre.  Cela  se  verra  par  Maître  Roux  et  le  Primatice,  par 
Freminet  et  par  S.  Vouet,  et  par  ce  qu'on  attend  du  Poussin,  et  par 
Lebrun,  et  par  Boucher,  et  jusqu'à  David.  Et  d'ailleurs  par  leur 
éducation  générale,  les  artistes  de  la  Renaissance  étaient  préparés  à 
tout  concevoir  et  à  tout  exécuter.  C'est  ainsi  que  nous  voyons  Jehan 
Perréal,  qui  se  plaisait  à  se  faire  nommer  Jehan  de  Paris, accommoder 
à  Lyon,  en  1483,  un  charriot  pour  transporter  saint  François  de  Paule 
au  Plessis-lez-Tours,  où  l'attend  le  vieux  roi  Louis  XI;  —  organiser 
pour  la  même  ville,  les  entrées  du  cardinal  de  Bourbon  (1485),  du 
duc  de  Savoie  (1489),  celles  de  Charles  VIII  (1490),  en  collaboration 
avec  le  peintre  Jean  Prévost,  —  de  la  reine  Anne  de  Bretagne  (1494), 
de  Louis  XII  et  de  la  même  reine  Anne  (1499)),  —  de  l'archevêque 

1889    —   L'ARTISTE   —   T.    II  7 


96  L'ARTISTE 

François  de  Rohan  (i5o6), —  nouvelle  entrée  du  roi  (i5oy),  —  du 
connétable  de  Bourbon  et  de  François  Ier  (i5i5).  Entre  temps,  il 
accompagne  Charles  VIII  dans  sa  campagne  d'Italie  jusqu'à 
Naples  (1495);  en  1499,  on  le  trouve  à  Milan,  portraiturant  le 
cardinal  de  Rouen  et  une  jeune  fille  ;  —  et  comme  il  est  partout  à 
la  fois,  la  même  année,  on  le  retrouve,  je  l'ai  dit,  travaillant  pour 
le  roi  à  Lyon.  En  i5o2,  Louis  XII  le  remmène  en  Italie,  où  il 
dessine  le  portrait  d'un  enfant  monstrueux  dans  cette  même  ville 
de  Milan,  où  Léonard  se  plaisait  à  dessiner  des  têtes  grotesques. 
A  Lyon,  qui  est  sa  ville  préférée,  il  se  mêle  de  tout  et  à  tout  : 
d'architecture  de  fortifications,  de  voirie,  de  fêtes  de  toute  sorte. 
Il  est  à  Tours,  il  est  à  Blois,  il  est  à  Saint-Germain-en-Laye,  il 
dessine  les  profils  du  roi  et  de  la  reine  pour  les  orfèvres  qui  vont 
les  traduire  en  médailles-,  il  donne  les  «  patrons  »  des  tombeaux  de 
François  de  Bretagne  pour  Nantes,  et  de  Philibert  de  Savoie  pour 
Brou,  que  va  exécuter  tous  deux  le  grand  sculpteur  Michel  Colombe. 
Il  a  dessiné  les  costumes  de  la  nouvelle  reine  Marie  d'Angleterre.  Il 
modèle,  d'après  nature,  la  figure  de  Louis  XII  qui  vient  de  mourir  et 
l'articule  en  mannequin  pour  la  cérémonie  des  funérailles.  Perréal, 
tout  le  monde  parle  de  ce  ■<  valet  de  chambre  et  excellent  peintre  »  de 
nos  trois  rois  dans  les  livres  et  dans  les  lettres  du  temps  :  Charles  VIII, 
J.  Lemaire,  J.  d'Auton,  Cornélius  Agrippa,  la  reine  de  Navarre, 
Geoffroy  Tory;  lui-même  n'a  pas  la  plume  paresseuse  quand  il  s'agit 
d'expliquer  ses  travaux  et  ses  projets.  Mais  dès  que  nous  cherchons 
une  de  ses  peintures  authentiques,  la  certitude  nous  manque.  Un 
tableau,  nouvellement  offert  par  M.  Bancel,  porte  son  nom  au 
Louvre.  Cette  agréable  peinture  de  la  Vierge  aux  Donateurs,  et  que 
pour  moi  je  crois  bien  française,  par  le  ton  pâle  et  doux  des  deux 
têtes  du  jeune  homme  et  de  la  jeune  femme,  ne  serait  estimée  en 
Flandre  qu'un  ouvrage  de  second  ordre  de  l'école  de  Rogier  van  der 
Weyden.  Pour  un  Français  d'une  époque  d'influence  étrangère, 
l'œuvre  était  fort  habile  et  devait  suffire  dans  son  pays  à  une  grande 
renommée;  à  en  croire  celle  qui  s'attacha  à  Perréal,  il  dut,  outre  les 
portraits  à  nous  désignés,  exécuter,  quoique  nous  les  ignorions,  plus 
d'un  tableau  de  la  sorte.  Artiste  de  cour,  et  courtisan  tiraillé  par 
toutes  les  besognes,  son  titre  de  peintre  le  flattait  entre  tous,  et  nous 
ne  pouvons  penser  qu'il  ne  l'ait  mérité  par  le  plus  de  peintures  qu'il 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE         97 

ait  pu,  et  qui  lui  assurèrent  au  loin  un  crédit  supérieur  à  celui  de  ses 
confrères.  En  un  mot,  quoi  qu'en  disent  aujourd'hui  les  sceptiques 
qui  cherchent  en  vain  de  leurs  yeux  des  tableaux  de  Jehan  Perréal, 
il  est  certain,  comme  eût  dit  son  contemporain  M.  de  la  Palisse,  il 
est  certain  qu'il  peignait,  puisqu'il  fut  peintre  du  roi,  peintre  du  roi 
et  aussi  peintre  de  Marguerite  d'Autriche,  la  duchesse  de  Savoie. 

Perréal  et  Bourdichon  sont  à  peu  d'années  près  du  même  âge. 
Ils  se  côtoient  à  la  cour;  le  roi,  quand  il  les  entraîna  à  sa  suite,  entre- 
tient à  Perréal  un  cheval,  à  Bourdichon  une  mule;  la  reine  Anne  les 
tient  en  même  estime  et  les  occupe  tous  les  deux.  Ce  dernier, 
semble-t-il,  devait  être  plus  modeste,  plus  enfermé  dans  son  atelier, 
car  les  poètes  le  chantent  moins  ;  et  nous  avons  été  longtemps  sans 
pouvoir  affirmer  connaître  plus  certainement,  de  nos  yeux,  une 
œuvre  de  l'un  que  de  l'autre.  Deux  griffonnis  de  Perréal  au  bas  d'un 
compte  et  d'un  mémoire,  voilà  aujourd'hui  encore  son  lot  le  plus  sûr. 
Quant  à  Jehan  Bourdichon,  de  Tours,  le  plus  fameux  continuateur 
avec  son  compatriote  Jehan  Poyet,  de  la  tradition  du  Tourangeau 
J.  Fouquet,  on  savait  bien  que  la  reine  et  le  roi  l'avaient  appliqué  à 
toutes  sortes  de  besognes  bizarres,  telles  que  ces  «  vingt-quatre 
peintures  où  il  y  a  pourtraict  en  chascune  un  bastiau,  plusieurs 
demoiselles  et  mariniers,  contenant  chascun  demye  peau  de  par- 
chemin »,  ou  «  pourtraire  le  roy  au  vif,  entier  vestu  de  veloux 
tanné  »,  ou  «  l'ymaige  de  la  mort  lanatomine  (l'anatomie)  tout  son 
corps  semé  de  vers. . .,  etc.  »,  ou  composer,  comme  dit  Eug.  Muntz 
d'après  Jal,  des  modèles  d'uniformes,  de  meubles,  d'ustensiles.  On 
savait  qu'en  1494,  Bourdichon  décorait  des  bannières,  où  l'aidait  le 
même  Jehan  Prévost  qui  avait  jadis  travaillé  à  l'entrée  de  Louis  XI 
à  Lyon.  On  savait  que,  par  ordre  de  Louis  XII,  Bourdichon  avait 
peint  le  portrait  de  saint  François  de  Paule,  le  jour  de  son  décès 
en  1 507,  et  que  ce  portrait,  du  temps  de  Mariette,  se  voyait  encore 
à  Rome  dans  le  Vatican,  François  Ier  l'ayant  envoyé  à  Léon  X,  lors 
de  la  canonisation  du  saint.  Mais  enfin,  grâce  au  document  publié 
dans  les  Nouvelles  Archives  de  l'art  français  (1880-81,  p.  1-11), 
par  M.  A.  Steyert,  nous  tenons  Bourdichon  et  le  pouvons  juger. 
En  1 5oj,  la  reine  Anne  lui  fait  payer  io5o  livres  tournois  pour  avoir 
«  richement  et  sumptueusement  historié  et  enlumyné  unes  grans 
Heures  pour  nostre  usaige  et  service,  où  il  a  mys  et  employé  grant 


98  L'ARTISTE 

temps,  que  aussi  en  faveur  d'autres  services  qu'il  nous  a  cy  devant 
faiz  ».  Jehan  Bourdichon  est  donc,  à  n'en  pouvoir  plus  douter,  l'en- 
lumineur du  plus  fameux  missel  connu  en  France,  les  Heures 
d'Anne  de  Bretagne.  Cette  œuvre  très  considérable  fait,  à  coup  sur, 
le  plus  grand  honneur  au  peintre.  Le  feuillet  où  est  représentée  la 
reine  à  genoux,  ayant  près  d'elle  sainte  Marguerite,  sainte  Anne  et 
sainte  Ursule,  les  autres  feuilles  où  se  voient  les  figures  des  Evangé- 
listes  et  le  saint  Sébastien,  sont  de  belles  ou  de  fortes  inspirations 
d'un  véritable  artiste.  Mais  pour  les  autres  très  nombreuses  compo- 
sitions de  ce  célèbre  livre,  quels  que  soient  une  certaine  gravité  noble 
et  élevée  dans  l'arrangement  des  scènes  pieuses,  et  le  sentiment  vrai- 
ment religieux  et  sincère  de  presque  toutes  ces  figures,  parfois  une 
remarquable  vigueur  personnelle,  j'ai  peine  à  m'exalter  sur  le  talent 
du  peintre.  Son  dessin  est  lourd  et  épais,  ses  tètes  banales  et  mono- 
tones, rondes  et  sans  beauté,  et  entièrement  de  pratique.  Celui  qui  a 
fait  cela  a  certainement  vu  l'Italie;  mais  il  reste,  malgré  lui,  fidèle 
aux  procédés  et  aux  routines  de  l'école  natale,  sans  guère  chercher 
au  delà,  et  sans  se  douter  que  ce  qu'il  fallait  rapporter  de  l'Italie 
d'alors,  c'était  son  singulier  et  âpre  amour  de  la  nature.  La  nature, 
dans  ce  livre,  elle  est  dans  toutes  les  autres  menues  pages,  celles  en 
marge  desquelles  le  peintre  a  représenté,  avec  une  variété  et  une 
naïveté  adorables,  la  flore  et  les  insectes  de  son  pays;  si  en  dehors  de 
ces  portraits  de  nos  plantes  françaises,  quelque  chose  me  touche 
plus  particulièrement  dans  ce  volume,  c'est,  par  ci  par  là,  les  scènes 
familières  au  grand  air,  qui  nous  conservent  avec  bonhomie  l'image 
de  la  vie  rustique  sous  ce  règne  heureux  de  la  bonne  Anne  de 
Bretagne.  Mais  Fouquet,  entre  nous,  était  un  tout  autre  homme, 
singulièrement  plus  vif  et  plus  artiste,  et  qui  avait  autrement  profité 
du  voyage  delà  les  monts.  —  On  avait  attribué  à  tort  les  bordures 
de  pages  des  grandes  Heures  d'Anne  de  Bretagne  à  Jehan  Poyet, 
autre  Tourangeau,  qui  avait  peint,  pour  la  même  princesse,  des 
«  petites  Heures  à  l'usage  de  Rome  ». 

La  vraie  reine  des  artistes  en  ce  temps  bénit,  c'est  la  bonne  Anne  de 
Bretagne.  Elle  les  cherche  partout,  elle  les  affaire  tous  :  J.  Perréal,  et 
Jehan  de  Cormont  auquel  elle  fait  à  Paris  peindre  pour  sa  chapelle, 
en  1493,  une  «  image  de  Notre-Dame  »;  et  à  Nantes  le  Michel 
Colombe,  l'honneur  de  sa  province  ;  et  tout  ce  groupe  si  curieux  et  si 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE         99 

attrayant  de  l'école  de  Tours  :  J.  Fouquet,  J.  Bourdichon,  et  J.  Poyet, 
qui  lui  enluminent  ses  grandes  et  petites  heures. 

Dans  la  pre'cieuse  dédicace  de  sa  Perspective  que  je  crois  avoir  été 
l'un  des  premiers  à  citer,  Jean  Pèlerin  mêle  les  noms  de  nos  peintres 
français  aux  plus  fameux  des  pays  étrangers,  de  façon  à  les  présenter 
tous  au  même  niveau,  et  peut-être  aux  yeux  de  ses  contemporains  de 
Lorraine  et  de  France,  pesaient-ils  d'un  même  poids  dans  la  renom- 
mée courante  : 

O  bons  amis,  trespassez  et  vivens, 
Grans  esperiz  Zeusins  et  Appelliens 
Decorans  France,  Almaigne  et  Italie, 
Geffelin,  Paoul,  et  Martin  de  Pavye, 
Berthelemy,  Fouquet,  Poyet,  Copin, 
André  Montaigne  et  d'Amyens  Colin, 
Le  Pclusin,  Hans,  Fris,  et  Léonard, 
Hugues,  Lucas,  Luc,  Albert,  et  Benard, 
Jehan  Jolis,  Hans  Grun  et  Gabriel, 
Yuastele,   Urbain,   et   l'ange   Micael, 
Symon  du  Mans  :  Dyamans,  margarites,  etc 

M.  Eug.  Muntz,  dans  son  livre  de  la  Renaissance  en  Italie  et  en 
France  à  l'époque  de  Charles  VIII,  a  tracé  une  curieuse  comparaison 
de  ce  que  la  France  et  l'Italie  se  devaient  l'une  à  l'autre  dans  cet  art 
du  xve  siècle  qui  fut  pour  les  deux  pays  d'une  importance  décisive. 
Et  si  l'Italie  finit  par  l'emporter  dans  la  balance,  rien  d'étonnant  qu'un 
Français,  en  i5o5,  un  Français  mi-Poitevin  mi-Lorrain,  comme  ce 
Pèlerin,  qui  entend  de  tous  côtés  à  la  fois  au  nord,  au  midi,  au 
levant,  au  couchant,  sonner  d'un  même  éclat  la  renommée  de  cent 
artistes  de  même  ardeur,  ne  les  ait  confondus  dans  une  égale  admira- 
tion. 

Ce  Poyet-là,  vous  vous  rappelez  en  quels  termes  en  parlait,  en  1 556, 
le  jurisconsulte  tourangeau  Jean  Brèche,  dans  son  commentaire 
De  verborum  signifîcatione,  cité  par  M.  de  Montaiglon  (Archives  de 
!  art  français,  2e  série,  t.  I,  p.  296)  :«  Inter  pictores  Joannes  Fouquet- 
tus,  atqite  ejusdem  filii  Lodovicus  et  Francisais.  Quorum  temporibus 
fuit  et  Joannes  Poyet  tus,  Foucquettiis  ipsis  longe  sublimior  optices 
et  picturce  scientia.  Hos  demum  sequuti  sunt  Joannes  Ambasîus,  Ber- 
nardus  et  Joannes  Deposceus.  »  Voilà  J.  Poyet  placé  bien  haut;  peut- 
être  le  méritait-il;  mais  pour  lui  comme  pour  les  autres,  il  nous  faut 


ioo  L'ARTISTE 

attendre  ses  preuves,  c'est-à-dire  ses  œuvres.  J.  Pèlerin  qui,  il  est 
vrai,  est  de  Vendée  et  par  conséquent  voisin  de  Tours,  fait  entrer 
J.  Poyet  dans  sa  glorieuse  nomenclature;  c'est  bon  signe  pour  le  Tou- 
rangeau. Il  nommera  de  même  Colin  d'Amiens,  celui  qui  est  appelé 
par  Louis  XI,  avec  J.  Fouquet,  Jacob  Lichtemont  de  Bourges,  et 
Pierre  de  Hennés  ou  de  Heuves  à  modeler  et  peindre  l'effigie  de 
Charles  VII  pour  les  funérailles  royales,  comme  fera  plus  tard 
Perréal  pour  Louis  XII.  Peintre  de  confiance  du  très  défiant 
Louis  XI,  Colin  est  chargé  par  lui  de  peindre  son  portrait  sur  un 
programme  d'une  très  étrange  et  très  puérile  minutie  qu'a  relaté 
M.  de  Laborde  dans  sa  Renaissance  des  arts  à  la  cour  de  France. 
Pèlerin  nommera  aussi  Simon  du  Mans,  Simon  Hayeneuve  de  son 
nom  de  famille,  né  à  Château-Gontier  en  1450,  mort  au  Mans 
en  1546,  et  celui-là  peintre  et  surtout  architecte  et  dessinateur  d'ar- 
chitecture, jouissant,  bien  par  delà  de  sa  province,  d'une  réputation 
immense  durant  tout  le  cours  de  sa  très  longue  vie.  V.  Geoffroy 
Tori  (Champ-Fleury,  f,s  XIIII  r°  et  XLI  v°,  édition  de  i526)  et 
Lacroix  du  Maine  (Bibliothèque  historique,  Paris,  L'Angelier, 
1584,  p.  457). 

Dans  un  autre  dénombrement  poétique  du  même  moment,  Jean 
Lemaire  en  sa  Couronne  Margaritique  fait  défiler,  mêlés  à  ces  glo- 
rieux Italiens  et  Flamands  ci-dessus  vantés  par  J.  Pèlerin,  une  suite 
de  ces  habiles  Français  de  son  temps  dont  les  œuvres  décrites  par  les 
comptables  de  nos  princes,  sortent  aujourd'hui  de  la  fouille  denos  archi- 
ves :  Marmion  de  Valenciennes,  dont  il  pourrait  rapprocher  le  Jean 
Bellegambe  à  nous  connu  désormais  par  son  célèbre  polyptyque  de 
Douai  ;  et  Antoine  Petit,  de  Bordeaux,  auquel  on  attribue  le  portrait 
du  roi  Louis  XI, peint  pour  les  chanoines  de  la  cathédrale  Saint-André 
de  Bordeaux,  en  1476. 

A  l'autre  bout  du  siècle,  de  1 382  à  141 1 ,  on  rencontre  en  fréquente 
occasion  le  nom  de  Colart  de  Laon;  mais  à  en  juger  par  les  trou- 
vailles de  M.  Ulysse  Robert  {Nouvelles  archives  de  l'Art  français, 
18S0-81),  ce  Colart,  valet  de  chambre  du  roi  et  du  duc  d'Orléans, 
n'est  guère  qu'un  peintre  de  devises,  un  décorateur  de  pavois  et  de 
harnais  de  joutes  et  d'étendards  et  bannières. 

Parmi  les  meilleures  lettres  de  noblesse  de  la  peinture  française, 
après  les  quelques  tableaux   que  l'on  rencontre  de  l'école    bourgui- 


ESSAIS  SUR  [/HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE        101 


gnonnc,  soit  au  Louvre,  soit  autour  d'Avignon  et  en  Provence,  il  faut 
compter  les  précieux  cadres  du  Puy  de  Notre-Dame  d'Amiens.  ■ —  A 
qui  attribuer  cette  tant  curieuse  série  et  délicieuse  en  ses  meilleurs 
morceaux,  ceux  qui  avoisinent  i520,  conservés  aujourd'hui  au  musée 
de  la  ville,  et  dont  l'un  s'est  échappé  jusqu'au  musée  de  Cluny? 

Que  les  noms  des  très  habiles  artistes  qui  ont  peint  les  tableaux  de 
Notre-Dame  du  Puy  d'Amiens  nous  soient  demeurés  inconnus,  rien 
là  qui  doive  étonner.  On  ne  saurait  espérer  les  trouver  dans  les  archives 
de  la  cathédrale.  Les  donateurs  seuls  de  ces  tableaux  étaient  connus 
de  la  confrérie,  qui  ne  se  souciait  que  de  l'œuvre  et  de  la  gentillesse 
de  son  allusion  au  nom  du  donateur,  mais  point  du  toutou  secondai- 
rement de  la  valeur  du  peintre.  C'est  donc  dans  les  chartriers  ou 
papiers  de  familles  que  l'on  peut  seulement  rencontrer  par  hasard 
un  marché  passé  avec  tel  ou  tel  peintre  de  France  ou  de  Flandre,  car 
je  ne  sais  pourquoi  il  me  semble  qu'il  y  a  des  deux  pays  ;  le  plus 
ancien  tableau  conservé  me  paraît  d'un  pinceau  flamand;  les  autres, 
ceux  de  la  meilleure  série,  je  les  crois  français  à  je  ne  sais  quelle 
délicate  finesse  et  élégance  dans  les  figures. 

Il  conviendrait  défaire  même  recherche  pour  les  tableaux  de  Notre- 
Dame  du  Puy  d'Abbeville,  fort  intéressants  eux  aussi  par  une  mode 
pareille  de  devises  allusives  aux  noms  des  familles  donatrices,  et 
portant  eux  aussi  la  marque  d'un  art  français  bien  proche  parent  du 
flamand. 

Songez  donc,  toute  l'Europe  en  même  temps  réveillée,  depuis 
Bruges  jusqu'à  Naples,  Avignon,  Aix,  Paris,  Lyon,  Dijon,  Tours, 
Amboise,  Rouen,  Gaillon,  Amiens,  Bourges,  d'un  bout  à  l'autre  de 
l'Italie  les  plus  grandes  et  les  plus  petites  villes,  et  toute  l'Allemagne 
côtoyant  les  Flandres  et  la  Bourgogne,  et  cela,  pour  la  France,  depuis 
Charles  V  jusqu'aux  derniers  Valois;  c'est  une  fête  universelle  des 
yeux  :  entrées  de  princes,  carrousels  aux  draps  d'or  et  aux  costumes 
éclatants,  cérémonies  de  paix  ou  d'alliances,  mariages  ou  funérailles, 
pompes  religieuses,  décorations  des  monuments  partout  renouvelées, 
tout  est  aliment  et  prétexte  à  ce  besoin  de  créer,  de  briller  et  d'émer- 
veiller. C'est  la  jeunesse  de  l'art  dans  toute  sa  sève  amoureuse  et 
féconde,  heureuse  de  vivre  et  comme  étonnée  elle-même  de  sa  vie 
débordante. 

Vous  aurez  remarqué  que  tout  ce  mouvement  mémorable  de  la 


,02  L'ARTISTE 

première  Renaissance  française  se  passe  en  quelques  années,  des 
dernières  du  roi  Louis  XI  aux  premières  de  François  Ier  :  Fouquet, 
Bourdichon,  .T.  Perréal,  J.  Poyet,  sans  parler  de  Michel  Colombe  et 
des  Juste;  c'est  ainsi  que  procèdent  et  ont  toujours  procédé  en  France 
toutes  les  grandes  explosions  de  notre  art  national.  Une  trentaine 
d'années  ont  suffi  à  ceux-là  ;  elles  suffiront,  et  moins  encore,  au  grand 
mouvement  du  temps  d'Anne  d'Autriche,  à  celui  du  temps  de  David, 
à  celui  de  M.  Ingres,  à  la  brillante  fusée  romantique. 

Il  est  juste  de  dire  que  pour  ce  merveilleux  mouvement  de  la 
Renaissance  en  France,  les  ministres,  esprits  élevés  et  ambitieux  du 
beau  pour  eux-mêmes  et  pour  leur  pays,  firent  autant  que  les  princes 
qu'ils  servaient  :  Etienne  Chevalier,  pour  Charles  VII  et  Louis  XI, 
le  chancelier  Rollin  pour  la  Bourgogne,  le  cardinal  Georges  d'Amboise 
pour  Louis  XII.  Plus  tard,  à  l'époque  classique,  Richelieu,  Mazarin, 
Fouquet,  Colbert  ne  feront  pas  moins  pour  le  branle  magnifique 
du  xviie  siècle  que  Louis  XIII  et  que  Louis  XIV.  Certes,  depuis 
Charles  V,  qui  faisait  peindre  son  portrait  par  Jean  de  Bruges,  son 
peintre  attitré,  et  qui  rassemblait  dans  sa  librairie  du  Louvre  tant  de 
riches  manuscrits,  les  ducs  de  Berryetde  Bourgogne  et  René  d'Anjou 
ont  une  initiative  de  goût  et  un  amour  instinctif  des  belles  choses  qui 
se  retrouveront  dans  la  curiosité  personnelle  des  derniers  Valois;  mais 
à  défaut  du  roi  ou  des  princes  du  sang  royal,  il  y  a  encore  un  grand 
prestige,  bien  favorable  à  l'autorité  souveraine,  à  voir  des  premiers 
ministres,  comme  Georges  d'Amboise  à  Gaillon  et  le  grand  cardinal 
en  son  château  de  Richelieu,  ou  Fouquet  à  Vaux,  faire  sortir  de  terre 
à  l'heure  propice,  ces  splendides  palais  où  tous  les  arts  sont  conviés, 
et  sans  compter,  à  leur  plein  épanouissement.  Gaillon, «  maison  la  plus 
superbe  qu'il  y  ait  en  France  après  les  maisons  royales  »,  avait  coûté, 
en  huit  ans,  au  premier  des  d'Amboise,  près  de  trois  millions  d'au- 
jourd'hui, et  il  faut  dire  que  les  maçons  et  les  sculpteurs  avaient  à 
peu  près  tout  absorbé;  les  peintres  n'y  sont  quasi  pour  rien,  leur 
heure  n'étant  pas  encore  venue.  Et  nous  savons  désormais,  par  le 
précieux  volume  publié  par  M.  A.  Deville,  les  Comptes  de  dépenses  de 
la  construction  du  château  de  Gaillon,  que  pour  l'architecture  et  ses 
merveilleux  ornements,  l'Italie,  quoi  que  l'on  eût  dit  jusqu'à  ce  jour, 
n'y  prit  quasi  nulle  part  ;  tout  fut  œuvre  de  Normands  et  de  Français, 
sauf  trois  ou  quatre  d'au  delà  des  monts,  sur  plus  décent  ouvriers  de 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE        io3 


nos  provinces.  André  de  Solario,  de  Milan,  l'élève  de  Léonard,  est 
envoyé  à  Gaillon,  en  août  i5oy,  par  le  grand-maître  Charles  d'Am- 
boise,  neveu  du  cardinal  et  gouverneur  du  duché  de  Milan,  pour 
peindre  la  chapelle  du  château;  il  y  reste  deux  ans,  jusqu'en 
octobre  i5oc),  et  y  laisse  au  cardinal  «  un  beau  tableau  de  la  Nativité 
de  Notre-Seigneur  ».  A  coup  sûr,  il  dut  y  laisser  aussi  des  enseigne- 
ments profitables  à  ce  groupe  de  peintres  que  nomme  M.  Dcville, 
venus  de  Rouen  et  des  environs,  déjà  pour  la  plupart  renommés  dans 
leur  province  et  associés  à  la  confrérie  des  peintres  et  imagiers  de 
Rouen  :  Jehan  Testefort,  Richard  Duhay,  Pierre  Leplastricr,  Lyenard 
de  Feschal,  Pierre  Archambault,  Jehan  Barbe,  Jérôme  de  Tour- 
nielles,  etc.  La  nature  des  travaux  de  tous  ceux-ci  n'est  pas  clairement 
indiquée  dans  les  comptes  des  dépenses  du  cardinal,  et  l'on  doit  suppo- 
ser que  leurs  ouvrages  de  peinture  et  dorure  s'appliquaient  surtout,  au 
point  où  en  était  le  château,  à  des  besognes  de  décor  et  à  des  détails 
d'ornement  plutôt  qu'à  des  compositions  d'histoire,  bien  que  plu- 
sieurs fussent  notoirement  dans  leur  ville  des  maîtres  verriers  ou  des 
marchands  de  peintures  et  images  ;  mais  il  est  impossible  de  croire 
que,  choisis  parmi  les  plus  habiles  et  les  plus  intelligents  de  la  pro- 
vince, l'étude  des  travaux  et  des  procédés  du  peintre  mandé  à  grands 
frais  d'Italie  n'ait  pas  eu  sur  eux  et  leurs  entours  la  plus  vive 
influence. 


(A  suivre. 


PH.  DE  CHENNEVIÈRES. 


LES    LITHOGRAPHIES   DE   DELACROIX 


Es  le  début  de  sa  carrière, 
Delacroix  se  montra 
préoccupé  des  procédés 
de  reproduction  :  le  n°  i 
du  catalogue  de  son 
œuvre  complet,  rangé 
chronologiquement  (i), 
iy  ?/■  '    ^8   -   ^3_?  -,-J — "^~^¥^fe^\       est  un  essai  d'eau-forte 

exécuté  en  1814;  le  n°  2, 
un  essai  de  burin;  le 
n°  3,  une  aquatinte;  le 
n°  6,  une  lithographie. 
Celle-ci  est  de  1816.  Elle  parut  dans  le  SMiroir,  journal  satirique 
et  libéral  d'alors.  Delacroix  avait  dix-huit  ans.  Je  n'ai  pas  besoin 
de  dire  qu'il  faut  voir,  dans  cette  première  caricature,  comme  dans 
les  cinq   ou   six  autres  qui  suivirent,  de  simples  tâtonnements,  ou 


(1)  L'œuvre  complet  d'Eugène  Delacroix,  peintures,  dessins,  gravures, 
lithographies ,  catalogue  et  reproduit  par  Alfred  Robaut ,  commenté  par 
Ernest  Chesneau  ;  Paris,  Charavay  frères,  i885.  Les  vignettes  qui  figurent  dans 
le  texte  de  cet  article  sont  empruntées  à  ce  grand  inventaire,  devenu  le  manuel 
de  tous  ceux  qui  veulent  parler  d'Eugène  Delacroix.  Leur  exactitude  en  un 
format  si  restreint  peut  passer  pour  parfaite.  Quant  au  goût  avec  lequel  elles 
ont  été  dessinées,  le  lecteur  en  peut  juger  par  ses  yeux. 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX 


[05 


La  Consultation. 


plutôt  des  pièces  de  circonstance.  Aussi  les  caricatures  de  Delacroix, 
qui,  je  ne  sais  pourquoi,  sont  signalées  par  tous  les  critiques, 
sont-elles  en  même  temps  jugées  avec  sévérité.  Cependant,  s'il 
est  vrai  que  les  Ecrevisses  à  Longchamps  ou  le  Déménagement  de 
Dame  Censure  sont  choses  peu  dignes  du  maître,  une  exception  doit 
être  faite  en  faveur  de  la  Consultation.  Exécutée  avec  un  soin  visible, 
elle  témoigne  hautement  de  ce  que  le  maître  aurait  pu  faire  en  ce 
genre.  On  y  a  signalé  l'influence  anglaise  et  le  souvenir  d'Hogarth, 
ce  qui  est  juste  ;  mais  en  quoi  cette 
observation  peut-elle  diminuer  le  mérite 
d'une  tentative  heureuse  et  dont  per- 
sonne depuis  ne  nous  a  donné  l'équi- 
valent ? 

Les  croquis  de  Médailles  grecques 
sont  le  véritable  frontispice  de  l'œuvre 
lithographique  de  Delacroix.  Il  en  existe 
six  feuilles;  toutes,  sauf  une,  sont  soi- 
gneusement signées  et  datées  de  1825  (1).  Elles  contiennent  ensemble 
quarante-huit  médailles.  On  doit  présumer  qu'elles  ont  été  faites,  non 
d'après  les  originaux,  mais  simplement  sur  des  soufres,  car  on  sait 
que  Delacroix  avait  dans  son  atelier  une  collection  de  soufres  qu'il 
tenait  de  son  ami  le  baron  Schwiter.  Mais  le  point  importe  peu,  ce 
qui  est  intéressant,  c'est  la  beauté  particulière  et  supérieure  de  ces 
études  et  leur  place  dans  la  carrière  du  maître.  Elles  montrent  qu'au 
lendemain  de  ses  premiers  grands  succès,  entre  le  Dante  et  Virgile 
et  Marina  Jaliero,  il  retournait  à  l'antique.  Elles  prouvent  qu'avec 
l'instinct  du  génie,  au  lieu  de  s'adresser  aux  statues  des  musées,  toutes 
alors  retouchées  et  défigurées  par  la  Renaissance,  il  savait  aller  droit 
aux  seuls  monuments,  restés  intacts,  d'un  art  tant  vanté  et  si  peu 
connu.  Enfin  elles  offrent  à  la  réflexion  des  artistes,  aussi  bien  qu'à 
celle  des  critiques,  un  aliment  inattendu  par  la  nature  des  effets  cher- 
chés et  l'exécution  large  et  souple  au  moyen  de  laquelle  ils  sont 
obtenus.  Ce  que  Delacroix  voulait  de  ces  têtes  et  de  ces  symboles,  ce 


!  il  II  faut  y  joindre  :  Thésée  vainqueur  du  centaure  Euryte,  fort  jolie  pièce 
d'après  un  des  me'topes  du  Parthénon.  Delacroix  n'a  certainement  fait  cette 
petite  pièce  qu'après  avoir  vu  les  marbres  d'Elgin.  En  serait-il  de  même  des 
Médailles? 


io6 


L'ARTISTE 


n'était  ni  des  lignes,  ni  des  canons,  mais  le  relief,  la  couleur,  la  vie. 
Même  il  accentue  la  rudesse  de  certaines  formes  et  choisit  exprès  les 
exemples  archaïques,  comme  si  son  goût,  à  cinquante  ans  de  distance, 
pressentait  le  nôtre. 

Macbeth  chc-  les  sorcières,  non  daté,  mais  de  1825  comme  les 
Médailles,  est  la  première  grande  pièce  où  se  manifestent  pleinement 
les  formules  ordinaires  du  style  d'Eugène  Delacroix.  Elle  est  exécutée 
presque  entièrement  au  grattoir,  ce  qui  n'est  pas  très  heureux  en  bien 
des  endroits.  Mais,  cette  singularité  mise  à  part,  c'est  une  œuvre 
importante.  La  figure  de  Macbeth  est  entièrement  belle,  sa  pose,  très 
simple,  traduit  le  combat  intérieur  qui  se  livre  au  fond  de  son  âme 
violente  et  primitive.  Le  diamant  qu'il 
porte  à  sa  toque,  et  que  le  feu  du  chaudron 
fait  étinceler,  semble  marquer  son  front 
du  signe  de  gloire  et  de  fatalité.  Une 
fumeuse  lumière  l'enveloppe  en  même 
temps  que  les  trois  sorcières,  et  toute  la 
scène  est  pleine  de  grandeur. 

Cette  année  1825  est  celle  où  Delacroix 
passa  la  Manche  et  fit  à  Londres  un  séjour 
d'environ  six  mois.  Je  n'ai  pu  savoir  si  le 
Macbeth  a  été  exécuté  avant  ce  voyage  ou 
après.  Ce  qui  est  certain  c'est  que  le  jeune  voyageur  employa  le 
temps  du  mieux  qu'il  put,  et  s'intéressa  à  toutes  les  distractions 
du  pays.  Il  alla  souvent  au  théâtre  et  vit  plusieurs  pièces  de 
Shakespeare  avec  Kean  pour  lequel  il  eut  tout  de  suite  une  admi- 
ration enthousiaste.  Il  vit  encore  d'autres  pièces  et  voici  comment 
lui-même  nous  a  rendu  compte  d'une  de  ces  représentations.  «  J'ai 
vu  une  pièce  de  Faust  qui  est  la  plus  diabolique  qu'on  puisse  ima- 
giner. Le  Méphistophélès  est  un  chef-d'œuvre  de  caricature  et  d'in- 
telligence; c'est  le  Faust  de  Gœthe,  mais  arrangé.  Ils  en  ont  fait  un 
opéra  mêlé  de  comique  et  de  tout  ce  qu'il  y  a  déplus  noir.  On  voit  la 
scène  de  l'église  avec  le  chant  du  prêtre  et  l'orgue  dans  le  lointain. 
L'effet  ne  peut  aller  plus  loin  au  théâtre.»  (Lettre  à  J.-B.  Pierret, 
18  juin  1825.)  Qui  pourra  fixer  la  part  revenant  aux  acteurs  anglais 
dans  la  conception  du  Faust  d'Eugène  Delacroix,  et  dans  le  détail  de 
chacune  de  ses  compositions?  Comme  eux  en  tous  cas,  et  il  faut  le 


Macbeth  chc^  les  sorcières. 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX  107 


reconnaître,  comme  tout  son  temps,  ce  qu'il  a  vu  dans  l'œuvre  à  inter- 
préter c'est  le  drame  et  la  légende.  Le  texte  lui  échappait  et  par  con- 
séquent cette  magie  du  style  de  Gœthe,  qui  met  son  poème  dans  le 
ciel,  au-dessus  et  au  delà  de  l'humanité. 

On  ne  doit  donc  pas  s'étonner  que  les  pièces  du  Jaust  soient  de 
mérite  assez  inégal.  D'abord  ce  qu'il  y  a  de  frais  et  de  naïf  dans  le 
personnage  de  Marguerite  est  à  peine  rendu;  de  là,  dans  les  scènes 
où  cette  fraîcheur  et  cette  naïveté  font  le  charme  inexprimable  des 
vers  de  Goethe,  je  ne  sais  quoi  d'incomplet  et  d'à  côté.  Telle  la  Pre- 
mière rencontre  de  Jaust  et  de  Marguerite,  qu'on  croirait  inspirée 
plutôt  par  quelque  passage  de  Rabelais,  bien  truculent,  que  par  la 
réponse  modeste  : 

Bin  weder  FrSulein,  weder  schtin 


telle  encore  la  scène  du  t7(o«t'/,  gracieuse  assurément,  mais  qui  reste 
si  loin  de  l'idéale  chanson  : 

Meine  Ruh  ist  hin 
Mein  Hcr-  ist  Schwer! 

Ailleurs,  dans  les  scènes  de  violence  ou  de  sorcellerie  fantatisque,  on 
aperçoit  souvent  (le  mot  n'est  pas  de  moi)  comme  un  parti  pris  de 
grimace.  Il  y  a  des  têtes  qui  tournent  sur  leurs  corps  comme  si  elles 
y  étaient  fichées  au  bout  d'un  pivot,  des  bras  et  des  jambes  qui  se 
plient  à  angles  raides  comme  des  membres  de  bois.  Involontairement 
on  se  souvient  du  Théâtre  des  marionnettes.  Ici  encore  la  <rPKencontre 
de  Jaust  et  de  Marguerite  me  servira  d'exemple.  S'il  en  fallait  d'au- 
tres, je  citerais  la  Juile  de  Jaust  après  la  mort  de  Valeutiu,  et  même 
cette  belle  pièce  qui  avait  attiré  l'admiration  de  Gœthe:  la  Taverne 
des  Etudiants.  Le  personnage  de  gauche,  que  l'on  oublie  heureu- 
sement, tout  occupé  qu'on  est  des  autres,  est  un  parfait  manne- 
quin dont  le  chapeau  ne  tient  pas  plus  à  la  tète  que  la  tète  aux 
épaules. 

D'autres  pièces,  par  bonheur,  sans  être  complètement  exemptes 
d'exagérations  romantiques,  sont  d'une  force  et  d'une  ampleur  d'in- 
vention vraiment  superbes.  Ainsi  cette  scène  du  Tiroken  où  le  spectre 
de  Marguerite,  avec  sa  petite  raie  au  cou,  rappelle  et  dépasse  le  cau- 
chemar d'Edgar   Poë.  Ainsi  encore   l'admirable   scène  finale  :  Mar- 


ioS 


L'ARTISTE 


Marguerite  en  prison. 


guérite  en  prison,  suppliée  de  fuir  par  Faust,  folle  et  s'effarant  au  son 
d'une  voix  que  son  oreille  reconnaît,  et  que  son  intelligence  ne  com- 
prend plus  :  une  merveille  de  pathétique, 
où  l'on  finit  par  ne  plus  voir  que  la  figure 
de  Marguerite,  cette  tête,  ce  sein,  ce  corps 
maigri  et  défait,  ce  magnifique  et  si  simple 
mouvement  d'étonnement  et  de  folie,  une 
des  plus  pures  et  des  plus  touchantes  inspi- 
rations du  maître. 

Enfin  sur  ces  dix-sept  pièces  du  Jaust, 
comment  ne  s'en  trouverait-il  pas  où  la  plus 
sévère  analyse  ne  découvrirait  que  des  beautés?  Je  les  ai  sous  les 
yeux,  ces  chères  merveilles,  où  le  génie  du  grand  peintre  me  parle 
en  même  temps  que  celui  du  grand  poète,  et  ma  seule  crainte  est  de 
ne  savoir  où  m'arrèter. 

Voici  d'abord  Y  Apparition  de  SMéphistophélès  dans  le  cabinet  de 
Jaust,  par  les  qualités  purement  plastiques,  l'énergie  du  style,  l'éclat 
de  la  coloration,  le  sérieux  du  travail,  la  plus  belle  pièce  de  la  suite, 
sans  contredit. 

Et  tout  à  côté  je  place,  avec  des  qualités  semblables,  Jaust  et 
Wagner  cheminant  dans  la  plaine,  suivis  du  barbet.  L'exécution 
n'en  a  peut-être  pas  tout  à  fait  autant  de 
moelleux,  mais  la  disposition  du  groupe  des 
deux  hommes  est  si  pittoresque,  l'effet  du 
soleil  couchant  au  fond  de  l'horizon  si  écla- 
tant et  si  original  ! 

Voici  maintenant  le  Duel  de  Jaust  et  de 
Valcntin  avec  son  décor  fantastique  de 
pignons  et  de  clochetons.  Qui  a  vu  les 
vieilles  villes  de  l'Allemagne  centrale, 
Brunswick  ou  Hildesheim?  Delacroix  n'y 
avait  jamais  été,  et  pourtant  son  génie  les  a 
su  reproduire.  Mais  le  décor  n'est  rien  quand  on  s'attache  aux  per- 
sonnages. L'épée  de  Faust  plonge  dans  la  poitrine  de  Valcntin  qui 
chancelle,  et  dans  les  mouvements  de  l'un  et  de  l'autre,  toute  leur 
histoire  est  écrite.  L'un  meurt  «  comme  un  soldat  et  un  brave  », 
l'autre  assassine,  mais  en  assassinant  il  n'est  pas  libre  :  il  obéit  à  une 


Faust   et   Wagner 
suivis  du  barbet. 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX 


109 


force  supérieure  et  méchante  à  laquelle  il  s'est  donné  autrefois  et  ne 
peut  plus  se  reprendre. 

Le  Galop  de  Jaust  et  de  Mêphistophélès 
me  paraît  plus  beau  encore;  on  se  rappelle      i&g 
comment  Goethe  le  montrait  et   le  com- 
mentait à    Eckermann  :  et   de  fait,  c'est       ^ ^":  %  ■^'^SW--,, 
l'invisible  rendu  visible.  Je  laisse  de  côté       *$-^;W£$  ifff^ 
la   coloration    de   la  pièce,   son    éclat,  sa 
perfection  technique  :  le   calme   ironique      ^g 
de  Mêphistophélès   sur  son  coursier  fan-     '^ 
tastique,  l'air  tendu,  subjugue, hors  de  soi,      Dud  deFaust  et  de  VaUntin. 
de   Faust   sur    le   cheval   magnifiquement 

lancé  mais  réel  et  terrestre  qu'il  monte,  tout  ici  nous  prend  et  nous 
emporte  hors  de  ce  monde.  Goya  seul  a  trouvé  des  effets  de  cette  na- 
ture; encore  dans  Goya  se  mèle-t-il  toujours  une  nuance  de  carica- 
ture dont  notre  goût  français  a  quelque  peine  à  ne  pas  être  sur- 
pris. 

J'ai  laissé  pour  la  fin  la  scène  de  l'Eglise,  la  plus  grandiose  de 
toutes.  Comme  à  la  représensation  de  Londres,  le  prêtre  est  à  l'autel, 
dans  toute  la  pompe  du  culte  catholique,  et  il  semble  qu'on  entende 
la  voix  des  fidèles,  soutenue  par  les  profondes  mélodies  de  l'orgue. 
Toute  la  pièce  est  romantique  au  plus  haut 
point  et  jusque  dans  les  lignes  magnifiques  :  .    tojj   §  v'j'vi 

de  Marguerite  posée  de  profil,  à  genoux, 
brisée  par  la  voix  qu'elle  entend,  jusque 
dans  les  costumes  et  dans  les  visages,  ce 
sont  les  formes,  les  idées  et,  si  l'on  veut, 
les  superstitions  du  Romantisme  qui  triom- 
phent; seulement  Delacroix  fond  tout  cela 
au  feu  de  son  inspiration,  et  tout  à  coup  Marguerite  à  l'église. 
le  rêve    impuissant   de    ses   contemporains 

est  réalisé  :  nous  avons  un  chef-d'œuvre  qui,  suivant  le  mot  de 
Goethe,  «  va  du  ciel  à  la  terre  ». 

Le  Jaust  parut  en  1828.  Sur  l'accueil  qu'il  reçut,  voici  ce  que 
Delacroix  lui-même  nous  a  rapporté  (lettre  à  M.  Ph.  Burty, 
Ier  mars  1862)  :  «Vous  savez  que  Motte  fut  l'éditeur.  Il  eut  la  malen- 
contreuse idée  d'éditer  ces    lithographies  avec   un    texte   qui   nuisit 


L'ARTISTE 


beaucoup  au  débit  (i),  sans  parler  de  l'étrangeté  des  planches,  qui 
furent  l'objet  de  quelques  caricatures,  et  me  posèrent  de  plus  en 
plus  comme  le  coryphée  de  l'Ecole  du  Laid.  Gérard  toutefois,  tout 
académicien  qu'il  était,  me  fit  compliment  de  quelques  dessins,  surtout 
de  celui  du  cabaret.  Je  ne  me  rappelle  pas  ce  que  j'en  retirai  :  quel- 
que chose  comme  cent  francs,  et  de  plus  une  gravure  de  Lawrence,  le 
portrait  de  Pie  VII.  » 

Peu  de  mots  suffiront  à  compléter  ces  souvenirs  :  un  article  ano- 
nyme, assez  bienveillant,  parut  dans  une  petite  revue  intitulée  le 
Journal  des  Artistes  (Livraison  du  16  mars  1828).  Cet  article  est 
curieux  en  ce  que  l'auteur  commence  par  y  faire  profession  d'ortho- 
doxie, comme  pour  s'excuser  de  reconnaître  un  peu  plus  loin  le 
mérite  des  principales  pièces,  notamment  de  la  scène  de  l'église.  La 
vérité  c'est  que  le  Jaust  passa  presque  inaperçu  et  que  les  artistes 
restèrent  aussi  indifférents  que  le  public.  Il  y  avait  pourtant  là  de 
quoi  faire  réfléchir  les  uns  comme  les  autres  :  pour  ceux  qui  aiment 
à  la  fois  l'art  et  les  lettres,  c'étaient  les  premières  illustrations  d'une 
telle  portée  morale;  pour  les  praticiens,  c'était  tout  un  ordre  nouveau 
déformes  et  d'effets  qui  s'ouvrait  à  leur  étude  et  à  leur  imitation.  Je 
reviendrai  là-dessus  plus  tard. 

Une  dernière  observation  pourtant,  afin  de  vous  épargner  une  mé- 
prise où  j'étais  moi-même  autrefois  tombé.  Ceux  qui  ne  connaissent 
le  Jaust  qu'en  épreuves  modernes,  ou  relativement  telles,  peuvent 
se  dire  qu'ils  ne  le  connaissent  pas.  Il  faut  l'avoir  vu  en  tout  premier 
tirage,  sur  chine  :  alors  seulement  on  sait  ce  que  Delacroix  a  voulu, 
et  ce  qu'il  a  exécuté  en  effet,  mais  pour  trop  peu  de  privilégiés,  car 
les  pierres  se  sont  gâtées  vite,  et  ce  qu'elles  ont  donné  ensuite  n'était 
bon  qu'à  le  calomnier.  Presque  toutes  les  pièces  de  la  série  ont  même 
été  tirées,  à  quelques  épreuves,  avec  des  croquis  dans  les  marges.  Ce 
sont  des  raretés  deux  fois  précieuses  ;  en  effet,  ces  croquis  ne  sont  pas, 
comme  on  pourrait  le  croire,  de  simples  essais  de  crayon,  mais  sou- 
vent de  vrais  dessins  :  j'allais  dire  des  essais  de  pensée,  de  nerveu- 
ses confidences,  des  soubresauts  ou  des  distractions  de  l'inspiration. 
On  y  trouve  de  tout  :  des  accessoires,  casques,  gardes  d'épées,  harnais 


(1)    La    traduction  de  Stapfcr.   Goethe  s'est  montré   moins  sévère  pour  son 
traducteur.  Il  est  vrai  que  c'était  dans  son  rôle. 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX 


de  cheval;  des  académies;  des  animaux  surtout,  anatomies  de  cheval, 
silhouettes  de  lions  ou  de  tigres,  études  de  serpent;  jusqu'à  des  pay- 
sages; ou  de  véritables  esquisses  de  compositions,  comme  un  choc 
de  cavaliers.  Aucun  document  ne  représente  mieux  cette  espèce  de 
bouillonnement  qui  se  faisait  dans  le  cerveau  de  Delacroix  au  travail. 


(A  suivre.) 


GERMAIN    HEDIARD. 


1SS9   L'ARTISTE    —    T.    Il 


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LA   JEUNESSE    D'HENRI    REGNAULT 


ppelé  à  présider,  ces  jours  derniers,  la  distribution  des  prix 
aux  élèves  du  collège  Henri  IV,  M.  Larroumet  a  prononcé 
une  allocution  remarquable  par  l'élévation  des  pensées  et 
l'élégance  de  langage  qui  lui  est  familière.  Après  avoir  rappelé 
les  liens  qui  l'unissent  à  la  maison,  où  il  a  jadis  professé  la 
rhétorique,  le  directeur  des  Beaux-Arts  a  raconté  aux  élèves 
la  carrière  scolaire  et  la  fin  héroïque  d'Henri  Regnault  qui  compte  parmi  les 
plus  glorieux  de  leurs  devanciers  «  qui  ont  grandi  à  l'ombre  de  la  tour  de 
Clovis  ».  Il  a  annoncé  qu'à  la  rentrée  prochaine  le  buste  du  grand  artiste  mort 
sur  le  champ  de  bataille  de  Buzenval,  se  dresserait  dans  l'une  des  cours  du 
collège,  comme  le  symbole  du  premier  des  devoirs,  le  dévouement  à  la  patrie. 
Nous  donnons  ici  la  partie  de  ce  beau  discours  qui  contient  le  récit  de  la 
jeunesse  d'Henri  Regnault,  qu'aucun  biographe  n'avait  encore  racontée  dans 
une  forme  aussi  heureuse  et  avec  d'aussi  intéressants  détails. 


Sur  les  bancs  où  vous  êtes,  Henri  Regnault  était  le  plus  aimable 
et  le  plus  gai  des  enfants  de  Paris,  l'intelligence  la  plus  prompte  et  la 
plus  vive,  le  cœur  le  plus  généreux,  le  caractère  le  plus  loyal  et  le 
plus  droit;  être  d'élite  offrant  en  germe  toutes  les  qualités  essentielles 
qui  promettent  chez  l'enfant  un  homme  de  premier  ordre. 

Dès  qu'il  fut  en  âge  de  voir  et  de  comprendre,  le  futur  peintre 
éclatait  en  lui  et  toutes  ses  facultés  étaient  tournées  vers  un  même 
but  :  observer  la  nature  et  la  vie,  les  saisir  dans  leur  vérité  complète, 
évoquer  le  passé,  fixer  le  présent  et  surtout  pénétrer  l'âme  des  êtres 
et  des  choses,  saisir  derrière  les  formes  la  cause  intérieure  qui  les 
façonne.  Dans  les  auteurs  que  ses  maîtres  lui  expliquaient,  ses  goûts 


LA   JEUNESSE    D'HENRI    REGNAULT  u3 


allaient  aux  plus  simples  et  aux  plus  forts.  Peu  sensible  aux 
gentillesses  de  forme  ou  de  pensée,  épris,  au  contraire,  de  vérité  et 
de  grandeur,  son  admiration  le  portait  vers  les  esprits  mâles  et 
fermes  :  il  se  passionnait  pour  Homère  et  la  Bible,  qui  devaient 
rester  ses  lectures  favorites  et  ses  bréviaires  de  voyage;  la  noble 
mélancolie  et  l'épicurisme  stoïque  de  Lucrèce  le  transportaient;  il 
s'inquiétait  de  la  source  de  cette  pensée  profonde  et  demandait  avec 
insistance  comment  un  tel  poète  s'était  formé. 

Entre  tous  les  exercices  scolaires,  celui  qu'il  préférait,  c'était 
l'explication,  la  lecture  directe  des  auteurs.  Quand  il  prenait  la 
plume,  c'était  pour  montrer  le  dédain  de  tout  ce  qui  est  terne  et 
banal  :  si  le  sujet  proposé  ne  lui  disait  rien,  si  son  cœur  ou  son 
imagination  n'étaient  pas  touchés,  il  était  stérile  et  sec;  avait-il 
saisi  et  compris,  l'idée  jaillissait,  la  forme  se  colorait  et  plusieurs 
de  ces  exercices  d'enfant  ou  de  jeune  homme  offraient  une  ampleur 
de  développement  que  l'un  de  ses  maîtres  n'hésite  pas  à  qualifier  de 
«  superbe  ». 

L'artiste  pur  se  montrait  déjà  dans  les  préférences  que  lui  inspirait 
tel  ou  tel  exercice  scolaire,  et  les  succès  qu'il  leur  devait.  Vous  n'aimez 
plus  guère  les  vers  latins,  me  dit-on,  et  je  crois  que  vous  avez  tort; 
Regnault  les  aimait  beaucoup.  La  recherche  patiente  du  mot  juste, 
la  nécessité  de  faire  entrer  le  plus  de  sens  possible  dans  une  forme 
limitée,  la  conduite  ingénieuse  du  développement  et  de  la  phrase, 
les  efforts  auxquels  oblige  le  vers  latin  honnêtement  pratiqué,  les 
qualités  qu'il  exige  ou  qu'il  développe  expliquent  le  goût  de  Regnault 
et  condamnent  vos  dédains.  En  rhétorique,  il  obtenait  un  prix  avec 
un  petit  chef-d'œuvre  de  couleur  et  de  souplesse,  le  Charmeur  de 
serpents,  où  l'élégance  effrayante  de  ses  modèles,  l'enroulement  des 
anneaux,  le  chatoiement  des  écailles  étaient  rendus  avec  la  vigueur 
d'un  peintre  et  la  précision  d'un  poète. 

Il  montrait  enfin  et  développait  dans  ses  exercices  classiques  une 
faculté  maîtresse,  qui  n'est  pas  plus  commune  chez  les  artistes  que 
chez  les  littérateurs,  la  science  des  ensembles,  la  subordination  de 
la  partie  au  tout,  le  dédain  du  détail  caressé  pour  lui-même;  il  savait 
composer. 

Ainsi,  sentiment  personnel,  observation  directe,  science  de  la 
composition,  voilà  ce  que  Regnault  développait  en  lui  par  l'éducation 


,,4  L'ARTISTE 

classique,  avec  la  plume  et  le  crayon,  car  il  dessinait  déjà  beaucoup. 
Tout  enfant,  à  cinq  ans,  il  reproduisait  sur  le  papier  tout  ce  qui 
l'avait  frappe  dans  ses  promenades,  de  préférence  les  animaux,  qu'il 
observait  avec  une  attention  pénétrante,  comme  Géricault  à  son  âge. 
Externe  et  libre  de  ses  loisirs,  il  passait  de  longues  heures  au  Jardin 
des  Plantes,  devant  les  cages  des  fauves,  ne  se  contentant  pas  de  les 
copier  et  combinant  déjà  leurs  attitudes,  avec  un  mélange  surprenant 
de  vérité  et  d'invention,  jetant  un  tigre  sur  un  cheval,  des  chiens  sur 
un  cerf,  attelant  des  bœufs  dans  l'effort  du  travail.  Pendant  les 
vacances,  il  étudiait  le  chenil  de  Meudon  et  les  écuries  de  Saint- 
Cloud,  et,  dans  son  désir  de  serrer  les  formes  de  plus  près,  modelait 
en  terre  glaise  un  cheval  dont  la  belle  construction  l'avait  frappé. 
Au  lycée,  il  chargeait  de  croquis  les  marges  de  ses  livres  ou  dessinait, 
avant  de  l'écrire,  le  sujet  qu'il  devait  traiter.  La  plupart  de  ces 
essais  sont  malheureusement  perdus;  il  nous  reste,  cependant,  de 
grandes  esquisses  au  fusain  des  batailles  d'Issus,  d'Arbelles  et  de 
Rocroy,  mêlées  furieuses  de  cavalerie,  qui  promettaient  un  grand 
peintre  d'histoire,  avec  l'énergie  d'un  Delacroix  et  un  scrupule  de 
dessin,  que  le  grand  romantique  n'a  malheureusement  pas  connu. 
Après  une  lecture  de  Tacite,  il  remettait  à  M.  Duruy  une  mort  de 
Vitellius  qui  n'était  pas  indigne  du  modèle  et  que  le  professeur 
s'empressait  d'envoyer  au  père  «  en  prophétisant  (je  répète  ses 
expressions)  qu'un  grand  artiste  nous  était  né  ». 

Messieurs,  on  accuse  parfois  notre  éducation  universitaire  de 
manquer  de  souplesse,  d'imposer  le  même  moule  à  tous  les  esprits 
et  la  même  règle  à  toutes  les  natures.  Voici  pourtant  un  élève  assez 
fantaisiste,  qui  n'a  guère  été  gêné  dans  son  développement.  Il  arrivait 
quelquefois  à  Regnault  de  remplacer  un  devoir  par  un  dessin;  cela 
ne  l'empêchait  pas,  en  fin  d'année,  de  remporter  sa  large  part  de 
récompenses,  et  ses  professeurs  ne  lui  en  voulaient  pas  trop  de 
quelques  irrégularités  dans  le  travail.  L'un  se  contentait  de  sourire 
et  mettait  le  dessin  en  lieu  sûr,  en  quoi  il  était  fort  avisé;  un  autre, 
comme  M.  Victor  Duruy,  l'envoyait  à  sa  famille,  avec  une  marque 
d'espérance  et  de  sympathie;  un  troisième  corrigeait  un  anachronisme 
ou  relevait  un  détail  risqué;  aucun  d'eux  ne  songeait  à  contrarier 
cette  vocation  naissante.  Ayez  seulement  du  génie,  mes  chers  amis, 
et  vous  verrez  comme  vos  maîtres  seront  accommodants. 


LA    JEUNKSSK    D'HLNKI     IŒGNAULT  u5 

Celui  dont  l'antiquité  inspirait  ainsi  les  premiers  essais  devait 
cependant  être  surtout  un  artiste  épris  de  vie  moderne,  d'impression 
personnelle,  de  choses  vues  directement.  L'éducation  classique  ne 
tue  donc  pas  toujours,  comme  on  le  dit  volontiers,  l'originalité  et  le 
sens  du  réel  au  profit  de  l'esprit  d'imitation.  Nombre  d'artistes  se 
piquent  aujourd'hui  de  s'interdire  toute  évocation  du  passé,  tout 
effort  d'imagination;  le  vrai  peintre,  d'après  eux,  ne  saurait  que 
copier.  D'autres  estiment,  au  contraire,  que  même  dans  les  sujets 
contemporains,  l'observation  ne  doit  être  qu'un  moyen,  l'intention 
restant  le  but  suprême.  L'humanité,  selon  une  belle  parole,  se 
compose  de  plus  de  morts  que  de  vivants;  jouir  du  présent  ne  suffit 
pas,  il  faut  remonter  dans  le  passé,  pour  embrasser  toute  la  vie 
humaine.  Il  y  a  dans  chacun  de  nous  assez  d'influences  héréditaires 
pour  nous  permettre  de  supposer,  sans  mensonge,  ce  qu'ont  fait  les 
hommes  d'autrefois;  ce  pouvoir  de  résurrection  est  le  plus  noble 
privilège  de  notre  nature,  et,  sans  le  souvenir,  sans  le  sentiment  de 
la  solidarité  humaine  à  travers  les  âges,  nous  tomberions  de  plus 
d'un  degré. 

Regnault  emportait  donc  du  lycée,  Messieurs,  cette  forte  éducation 
classique  et  ce  goût  de  l'antiquité  sans  lesquels  il  peut  y  avoir,  je  le 
reconnais,  de  grands  hommes  et  de  grands  artistes,  mais  qui,  jusqu'à 
présent,  est  encore  un  des  plus  sûrs  moyens  d'aider,  sinon  de 
susciter  le  talent  ou  le  génie.  Il  écrivait  quelques  années  après  : 
«  Plus  je  lis  l'antiquité,  plus  je  vois  que  deux  hommes  seulement, 
parmi  nos  contemporains,  l'ont  comprise  :  Ingres  et  Delacroix. 
Presque  tous  les  sujets  ont  été  traités  cent  fois  chacun  ;  suivant  moi, 
ils  sont  neufs  et  toujours  neufs,  et  peuvent  être  présentés  maintenant 
d'une  façon  intéressante  pour  tout  le  monde. C'est  si  beau  l'antiquité!  » 
L'éducation  qu'il  avait  reçue  ici  lui  permettait  cette  profession  de  foi; 
il  n'avait  pas  besoin  d'ériger  l'ignorance  en  esthétique. 

Les  facultés  dont  nous  venons  de  constater  l'éveil,  l'École  des 
Beaux-Arts  et  l'atelier  les  développèrent  avec  une  rapidité  dont  je  ne 
connais  pas  d'exemple  aussi  surprenant  dans  l'histoire  des  maîtres 
les  plus  précoces.  Ses  portraits,  ses  natures  mortes  ou  vivantes,  ses 
paysages,  ses  études  historiques  de  ce  temps-là  sont  plus  que  des 
essais;  plusieurs  sont  des  couvres  définitives.  La  passion  de  la 
lumière   et  de    la  couleur   s'était  réveillée   en   lui    :    «   Si  le  poète, 


ii6  L'ARTISTE 

écrit-il,  aime  l'hiver,  les  veillées  au  coin  du  feu,  nous  autres  peintres 
nous  abhorrons  tout  ce  qui  n'est  pas  la  lumière,  la  belle  lumière, 
le  beau  soleil,  la  belle  chaleur  qui  nous  permet  de  travailler  en 
chemise  et  en  pantoufles.  Nous  ne  pouvons  pas  peindre,  les  pieds 
dans  une  chancelière;  il  nous  faut  la  liberté  de  nos  mouvements, 
il  nous  faut  le  ciel  bleu.  Peut-être  plus  tard,  dans  mes  voyages, 
trouverai-je  un  climat  plus  égal  que  le  nôtre,  où  le  bleu  sera 
toujours  au-dessus  de  moi.  Haine  au  gris!  C'est  là  mon  cri  de 
guerre.  » 

J'admire  comme  vous,  Messieurs,  cette  profession  de  foi  pleine 
d'élan.  Pourtant,  je  serais  tenté  de  discuter  un  peu  le  «  cri  de  guerre  » 
final.  A  le  mal  comprendre,  on  risquerait  de  s'égarer.  Regnault 
voulait  dire  que  les  tableaux  doivent  être  colorés,  et  il  avait  raison  ; 
mais  il  ne  faut  pas  proscrire  absolument  le  gris.  Ce  peut  être  une 
jolie  couleur  et  capable  de  grands  services.  Sans  elle,  en  effet,  il 
n'y  a  ni  demi-teintes,  ni  clair  obscur,  ce  double  charme  de  la 
peinture-,  il  n'y  a  pas  davantage  de  modelé  énergique,  car  le  relief 
s'obtient  par  la  gradation  des  valeurs,  l'opposition  des  ombres  et 
de  la  lumière,  la  distinction  des  plans,  et  tout  cela  c'est  du  gris. 
La  palette  d'où  le  gris  est  absent  ne  connaît  guère  la  délicatesse  et 
risque  de  fournir  de  la  brutalité  lorsqu'on  lui  demande  de  la  vigueur. 
Or,  si  j'avais  à  apprécier  complètement  le  talent  de  Regnault,  je 
serais  bien  obligé  de  vous  dire  que  le  relief  et  la  perspective  lui 
ont  manqué  parfois.  Aimons  la  couleur  et  la  lumière,  qui  sont  la 
vie  de  l'art,  mais  ne  détestons  pas  le  gris  qui  peut  en  être  le  charme; 
soyons  forts,  si  nous  pouvons,  mais  tâchons  d'être  fins;  sans  cela, 
nous  ne  serions  qu'à  moitié  français. 

Mais  je  ne  veux  pas  discuter,  Messieurs;  je  ne  songe  pas  même 
à  vous  dire  ce  que  fut  la  glorieuse  carrière  de  votre  camarade,  avec 
quelle  fécondité  et  quelle  force,  en  quatre  ans,  de  l'École  des  Beaux- 
Arts  au  champ  de  bataille  de  Buzenval,  il  obéit  aux  trois  inspirations 
qui  se  partagèrent  la  direction  de  son  talent  :  l'antiquité,  avec 
I  "éturie  et  Coriolan,  Orphée  aux  enfers,  Thétis  et  Achille,  Automédon, 
■Judith  et  Hulophernc ;  la  vie  contemporaine,  avec  le  Portrait  de 
Mme  Duparc,  la  Madrilène,  le  Toréador,  Juan  Prim;  l'Orient, 
avec  Salomé,  le  Départ  pour  la  fantasia,  l'Exécution  à  Grenade, 
la  Sortie  du  pacha.  Après  Ingres   et  Delacroix,  on  pouvait  espérer 


LA    JEUNESSE    D'HENRI    REGNAULT  117 


que  cette  succession  d'œuvres,  dont  plusieurs  sont  des  chefs-d'œuvre, 
allait  inaugurer  une  nouvelle  école  de  l'art  français;  ce  qui  était 
certain,  c'est  qu'il  y  avait  là  un  génie  déjà  maître  de  lui-même, 
possédant  au  suprême  degré  le  sens  de  la  couleur  et  de  la  lumière, 
la  science  de  la  composition,  l'amour  de  la  vie  et  de  la  vérité, 
qualités  communes  en  tout  temps  chez  nos  peintres,  mais  auxquelles 
il  joignait  l'originalité  profonde  qui  fait  les  novateurs.  Si  vous 
voulez  bien  connaître  Regnault,  adressez-vous  aux  maîtres  qui  ont 
jugé  chacune  de  ses  œuvres  dès  leur  apparition  et  aux  écrivains 
attirés  par  cette  noble  figure;  et  puissé-je  simplement  vous  inspirer 
le  désir  de  l'étudier  avec  eux. 

GUSTAVE    LARROUMET. 


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H>    l.  v,  >    L^ 


DONATELLO 


(0 


ii 


ONATEi.r.o  apparaît  au  moment  où 
toute  l'activité  des  sculpteurs  est 
consacrée  à  de  grandes  statues  pour 
les  édifices  florentins,  pour  le  Dôme, 
le  Campanile  et  Or  san  Michèle. 
Donatello,  comme  cela  arrive  tou- 
jours, imite  ses  prédécesseurs  et  il 
est  difficile  de  distinguer  ses  pre- 
mières oeuvres  de  celles  de  Nicolo 
d'Arezzo,  de  Nani  di  Bartolo,  de 
Nani  di  Banco  et  de  CiulTagni.  Les 
vingt  premières  années  de  sa  vie  artistique  sont  employées  presque 
exclusivement  à  des  travaux  de  grande  statuaire  dont  il  est  difficile  de 
déterminer  exactement  la  date.  Les  documents  relatifs  à  cette  période 
sont  cependant  assez  nombreux,  mais  il  n'est  point  toujours  aisé  de 
savoir  à  quelle  œuvre  ils  se  rapportent  (2).   En  outre,  il  ne  faut  pas 

(1)  Voir  L'Artiste  de  juillet  (1889,  II,  17). 

(2)  On  trouve  par  exemple  la  commande  d'un  David  en  1407.  Mais  quel  est  ce 
David  ?  Est-ce  le  Zucchone  comme  le  disent  quelques  écrivains  ?  c'est  inadmis- 
sible. Est-ce  le  marbre  du  Bargello,  ainsi  que  l'assure  la  critique  allemande  ?  ou 


DONATELLO 


"9 


oublier  qu'il  y  a  toujours  un  laps  de  temps  plus  ou  moins  long  entre 
la  commande  et  l'exécution.  Il  est  néanmoins  possible  d'établir  une 
classification  vraisemblable.  Pour  cela  quelques  dates  suffisent. 
Sachant  que  le  Saint  Marc  d'Or  san  Michèle  est  de  1410,  et  que  le 
Jérémie  est  postérieur  à  142b,  on  peut  rétablir  toute  la  suite  des 
faits.  Et,  du  reste,  les  documents  ne  seraient  pas  là  pour  nous  dire  ces 
dates,  qu'on  les  devinerait  aisément.  N'est-ce  pas  toujours  la  marche 
inévitable  de  l'artiste,  imiter  d'abord  les  œuvres  des  anciens  maîtres 
avant  de  créer  désœuvrés  personnelles;  être  monotone,  inexpressif, 
froidement  solennel,  avant  d'être  varié,  vif  et  ardent  comme  la  vie  i 

Le  point  de  départ  et  le  point  d'arrivée  connus,  on  peut  classer  les 
principales  œuvres  de  cette  époque  selon  Tordre  suivant  : 

Les  deux  Prophètes  de  la  porte  de  la  Mandorla. 

Le  Saint  Pierre  et  le  Saint  sMarc  d'Or  san  Michèle. 

Le  Saint  Jean  du  Dôme. 

L Abraham,  le  Saint  Jean  et  YHabacuc  du  Campanile. 

Le  Pogge  du  Dôme  (1). 

Le  Jérémie  (2)  et  le  Zucchone  (3)  du  Campanile. 

Dans  cette  série  on  peut  considérer  comme  se  rattachant  à  la 
période  d'imitation  les  deux  Prophètes  de  la  Mandorla,  le  Saint 
Pierre  et  le  Saint  Marc  d'Or  san  Michèle  et  le  Saint  Jean  du  Dôme. 
L'Abraham  et  le  Saint  Jean  du  Campanile  marqueraient  la  transi- 
tion et  l'acheminement  vers  la  manière  qui  comprend  le  Pogge,  le 
Jérémie  et  le  Zucchone. 

Lorsque  Donatello  sculpte  les  statues  de  la  Mandorla  et  d'Or  san 
Michèle,  il  a  vingt-quatre  ans,  et,  de  la  part  d'un  homme  de  cet  âge, 
il  ne  faut  pas  s'attendre  à  de  grandes  réformes  artistiques;  aussi  ces 
statues  ne  sont-elles  que  des  œuvres  très  pauvres  d'observation  et  de 
sentiment,  statues  lourdes,  prétentieuses  et  déjà  maniérées,  qui  sont 
loin  d'égaler  les  statues  florentines  de  l'âge  précédent,  celles  de  Nicolo 

ne  serait-ce,  ainsi  que  je  le  pense,  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  statues  ?  Même 
incertitude  pour  retrouver  le  Josué  commandé  en  141 2,  etc. 

(1)  Il  est  établi  que  cette  statue  ne  représenté  pas  le  Pogge,  mais,  pour  la 
clarté  de  l'exposition,  nous  lui  conserverons  ce  nom  sous  lequel  elle  est  univer- 
sellement connue. 

(2)  Statue  désignée  également  sous  le  nom  d'Eféckiel,  reproduisant  les  traits 
de  Francesco  Soderini. 

(3)  Portrait  de  Barduccio  Cherichini,  statue  dite  aussi  le  David. 


i2o  L'ARTISTE 

d'Arezzo  et  de  Nani  di  Banco  (1).  On  a  cherché  à  expliquer  les  œu- 
vres de  cette  époque  par  l'influence  de  l'art  antique.  Cette  opinion  vient 
d'être  vivement  combattue  par  M.  von  Tschudi  :  «  Si  Donatello,  dit- 
il,  est  réellement  allé  à  Rome  avec  Brunclleschi  en  1403,  pour 
étudier  les  œuvres  antiques,  il  est  bien  extraordinaire  que  l'on  ne  ren- 
contre dans  aucune  de  ses  œuvres  l'influence  de  ces  études,  soit  dans 
la  forme,  soit  dans  la  technique.  "Toutefois, si  l'on  tientà  trouver  dans 
l'œuvre  de  Donatello  une  trace  de  l'influence  de  l'art  antique,  il  faut 
absolument  interroger  les  œuvres  de  sa  jeunesse,  car  cette  influence 
de\ient  insaisissable  dans  les  œuvres  de  la  maturité  de  son  génie. 
Que  Donatello  se  soit  inspiré  ou  non  de  l'art  antique  dans  sa  jeunesse, 
il  est  certain  qu'à  ce  moment  il  ressemble  à  ses  contemporains,  et  il 
leur  ressemble  tellement  qu'il  est  parfois  difficile  de  le  reconnaître. 
C'est  ainsi  qu'on  est  en  désaccord  pour  savoir  laquelle  des  deux 
statues  placées  dans  l'abside  du  Dôme  serait  le  Saint  Jean  de  Dona- 
tello. Les  uns  tiennent  pour  le  saint  Jean  à  barbe  longue,  d'autres 
pour  le  saint  Jean  à  barbe  courte,  reproduit  dans  l'ouvrage  de 
M.  Cavalucci.  Il  est  vrai  que  ce  dernier,  pour  avoir  adopté  cette  opi- 
nion, s'est  fait  tancer  sévèrement  par  M.  von  Tschudi,  qui  lui  reproche 
d'avoir  pris  un  Nani  di  Banco  pour  un  Donatello.  Si  erreur  il  y  a, 
elle  n'est  pas  grave.  On  ne  saurait  offenser  la  jeunesse  de  Donatello 
en  lui  attribuant  un  chef-d'œuvre  de  Nani  di  Banco.  Si,  pour  tran- 
cher la  question,  il  suffisait  de  choisir  la  plus  belle  des  deux  statues, 
l'hésitation  ne  serait  pas  possible,  le  saint  Jean  à  barbe  longue  étant 
de  beaucoup  supérieur  au  saint  Jean  à  barbe  courte.  Mais  la  question 
n'est  pas  aussi  simple.  Et  si  l'on  examine  le  style  du  premier,  on 
trouve  qu'il  est  très  différent  du  style  de  Donatello  et  qu'il  rappelle 
un  maître  très  attaché  a  l'art  ancien,  un  pur  giottesque. 
Reconnaissons,    du  reste,  combien  il  est  difficile  de  parler   avec 

(i)  Nnni  di  Banco,  sur  lequel  Vasari  a  écrit  tant  de  fables  ridicules,  est  le  plus 
grand  des  prédécesseurs  immédiats  de  Donatello.  Il  est  l'auteur  du  délicieux 
bas-relief  de  la  Mandorla,  des  jolies  historiettes  d'Or  san  Michèle  et  de  la 
grandiose  figure  de  Saint  Eloi  qui  ne  le  cède  qu'aux  belles  œuvres  de  la  matu- 
rité de  Donatello.  Il  n'est  plus  nécessaire  de  réfuter  l'erreur  de  Vasari  qui  fait 
de  Nani  di  Banco  un  élève  de  Donatello,  quand  au  contraire  il  aurait  pu  être 
son  maître.  Nani  di  Banco  est  mort  en  142 1,  et  si  on  lui  assigne  une  vie 
moyenne  de  cinquante  à  soixante  ans,  durée  que  le  nombre  et  la  beauté  de  ses 
œuvres  justifient,  il  était  plus  âgé  que  Donatello  d'un  quart  de  siècle. 


DONATELLO 


quelque  précision  de  cette  période  de  l'art  italien.  Ce  n'est  pas  que 
les  œuvres  manquent,  mais  on  ne  sait  à  qui  les  attribuer.  Ainsi  il  y  a 
au  Dôme  et  au  Campanile  de  Florence  plus  de  vingt  grandes  statues 
appartenant  aux  maîtres  immédiatement  antérieurs  à  Donatello. 
Voici  comment  nous  proposerions  de  les  classer  :  quatre  statues 
placées  sur  la  face  du  Campanile  qui  regarde  le  Dôme,  laites  sans 
doute  vers  i35o,  seraient  les  œuvres  les  plus  anciennes  de  cette  série, 
œuvres  admirables,  aussi  belles,  sinon  plus  belles,  que  toutes  celles 
qui  ont  suivi;  on  louera  sans  réserve  la  grâce  féminine  des  Sybilles,  la 
majesté  du  David  et  du  Salomon,  la  grande  simplicité  et  le  naturel  des 
draperies.  Ici  il  n'y  a  pas  encore  trace  d'art  maniéré  ;  c'est  le  grand 
style  de  Giotto  et  des  Français  du  xin0  siècle.  Les  quatre  statues 
placées  sur  la  face  opposée  du  Campanile  sont  d'un  art  postérieur, 
déjà  moins  simple;  les  têtes  conservent  un  grand  caractère  expressif, 
mais  les  draperies  sont  déjà  tourmentées.  Les  sculpteurs  florentins, 
suivant  les  errements  des  derniers  peintres  de  l'école  giottesque, 
s'éloignent  de  plus  en  plus  de  la  simplicité  pour  s'attacher  aux  effets 
violents,  cherchant  le  caractère,  non  dans  le  naturel,  mais  dans  le 
compliqué.  Ils  exagèrent  les  attitudes,  cambrent  inutilement  les  corps, 
surchargent  les  draperies.  Cet  épaississement  des  draperies  est  le 
caractère  des  grandes  statues  des  chapelles  du  Dôme,  œuvres  de 
Nicolo  d'Arezzo  et  de  Nani  di  Banco,  parmi  lesquelles  se  trouve  le 
Saint  Jean  de  Donatello,  si  difficile  à  distinguer.  Mais  si  ces  dernières 
statues  renferment  déjà  des  germes  de  décadence,  elles  sont  néan- 
moins extrêmement  belles.  Leurs  visages,  aux  traits  si  profondément 
caractérisés,  font  prévoir  les  chefs-d'œuvre  de  l'âge  mûr  de  Donatello. 
Enfin,  il  faut  citer  les  œuvres  de  Ciuffagni  et  de  Nani  di  Bartolo, 
maîtres  du  même  âge  que  Donatello,  beaucoup  plus  voisins  de  lui  que 
Nicolo  d'Arezzo  et  que  Nani  di  Banco.  C'est  surtout  avec  les  œuvres 
de  Ciuffagni  et  de  Nani  di  Bartolo  que  l'on  peut  confondre  les  œuvres 
de  la  jeunesse  de  Donatello. 

Dans  ses  premiers  travaux,  Donatello,  en  raison  de  sa  jeunesse,  ne 
pouvait  atteindre  à  la  puissance  de  ses  prédécesseurs.  Ses  premières 
œuvres  sont  insignifiantes,  froidement  solennelles,  et  Michel-Ange  les 
a  très  finement  raillées  en  disant  du  Saint  SVlarc  d'Or  san  Michèle  : 
«  Comment  ne  pas  croire  à  l'Evangile  prêché  par  un  si  honnête 
homme  ?  »  Le  trait  de  génie  de  Donatello  fut  de  renoncer  aux  «  non- 


L'ARTISTE 


nêtes  gens  »  et  de  créer  des  personnages  dont  on  pût  dire  autre  chose 
que  ce  banal  éloge  réservé  aux  gens  dépourvus  de  caractère.  Aux 
honnêtes  gens  il  va  substituer  des  êtres  actifs  et  pensants,  des  figures 
martelées  par  la  vie,  les  figures  vivantes  des  Florentins  du  xv1'  siècle. 
Donatello  comprit  vite  dans  quelle  impasse  se  trouvait  le  sculpteur 
voué  à  reproduire  un  art  ancien,  qu'il  fût  de  Rome  ou  du  moyen  âge; 
il  comprit  que  le  seul  moyen  de  renouveler  l'art  était  de  demander  à 
la  nature  même  des  modèles  de  vérité  et  de  beauté,  et  il  créa  ces  inou- 
bliables statues  du  Pogge,  du  Zucchone  et  du  Jérémie.  Renonçant  au 
type  monotone  des  apôtres  aux  gros  yeux  et  aux  cheveux  frisés,  se 
rattachant  à  la  vraie  tradition  de  toutes  les  grandes  époques  et  repre- 
nant la  doctrine  même  du  grand  Giotto,  il  s'inspira  des  figures  floren- 
tines, et  il  eut  le  bonheur  d'avoir  pour  modèles  les  plus  grands 
hommes  de  son  époque,  des  figures  transfigurées  par  la  pensée.  Le 
Pogge,  le  Zucchone  et  le  Jérémie  sont  le  manifeste  et  le  programme 
que  suivra  l'école  florentine  pendant  tout  un  siècle. 

Donatello,  qui  avait  pu  s'inspirer  du  monde  vivant  pour  les  figures, 
n'osa  pas  modifier  le  costume  traditionnel  adopté  pour  les  apôtres, 
et  par  le  style  tourmenté  de  ses  draperies  il  aggrava  les  défauts  de  ses 
prédécesseurs,  de  telle  sorte  que  son  œuvre  si  absolument  belle  lors- 
qu'on regarde  les  visages,  demeure  défectueuse  en  son  ensemble. 
Parfait  lorsqu'il  s'appuie  sur  la  nature,  répréhensible  lorsqu'il  s'en 
éloigne,  Donatello  subit  la  loi  qui  dirige  toute  l'histoire  de  l'art.  Ce 
qui  prouve  la  supériorité  de  l'œuvre  vivante  sur  toutes  les  imagina- 
tions de  l'esprit,  c'est  la  splendeur  du  Saint  Georges  de  Donatello. 
Ici  l'artiste  n'a  plus  à  songer  à  des  costumes  traditionnels;  il  doit 
faire  un  guerrier,  et  dans  ce  monde  troublé  du  xve  siècle,  les  modèles 
sont  en  foule  autour  de  lui.  Pour  créer  un  parfait  chef-d'œuvre,  il  n'a 
qu'à  regarder  et  à  comprendre. 

Cette  première  période  de  la  vie  de  Donatello  soulève  deux  ques- 
tions intéressantes.  La  première  est  de  reconnaître  laquelle  des  deux 
statues  du  Dôme  de  Florence,  est  le  Saint  Jean  de  Donatello  ;  la 
seconde,  de  préciser  la  date  du  Pogge.  M.  von  Tschudi  identifie 
cette  statue  avec  le  Josué  commandé  en  1412,  ce  qui  la  classe  au 
même  moment  que  les  statues  d'Or  san  Michèle.  Nous  pensons  que 
Le  style  du  Pogge,  de  la  tête  en  particulier,  le  lie  étroitement  au 
groupe  qui  comprend  le  Zucchone  et  le  Jérémie,  et  doit  le  faire  con- 


DONATELLO  ia3 


sidérer  comme  exécuté  vers  1420.  Au  surplus  les  trois  statues  :  le 
Pogge  et  surtout  le  Zucchone  et  le  Jêrêmie  me  paraissent  de  style  si 
avancé,  que  je  n'accepte  qu'avec  de  grandes  réserves  la  date  de  1425, 
communément  indiquée;  une  date  postérieure  me  paraissant  beaucoup 
plus  probable.  Je  rappellerai  qu'en  i4'35,  Donatello  travaillait  à  une 
statue  qui  pourrait  bien  être  le  Zucchone  ou  le  Jêrêmie. 

A  ces  premières  productions  qui  rentrent  dans  la  catégorie  des 
oeuvres  monumentales,  statues  destinées  à  décorer  des  édifices,  taillées 
à  grands  traits,  dans  la  recherche  des  effets  solennels,  va  succéder 
toute  une  série  de  petites  statues  faites,  non  pour  être  plaquées  contre 
un  mur,  mais  pour  être  vues  de  tous  les  côtés,  finies  et  polies  comme 
des  œuvres  d'orfèvrerie,  où  l'imitation  de  la  nature  sera  poussée  à 
ses  dernières  limites.  Donatello,  après  avoir  subi  la  tyrannie  des 
commandes,  devient  libre  de  son  choix  et  il  cherche  les  motifs  qui 
lui  permettent  les  études  sincères  d'après  nature  et  surtout  l'étude 
du  nu.  Les  œuvres  caractéristiques  de  cette  nouvelle  phase  de  sa  vie, 
qui  s'étend  de  1420  environ  à  1444,  sont  le  David  en  bronze  du  Bar- 
gello,  le  Saint  Jean-Baptiste  des  Martelli,  le  Cupidon  et  la  Judith. 

Dans  les  statues  monumentales  des  années  précédentes,  Donatello 
avait  déjà  manifesté  son  désir  de  sculpter  le  nu,  et  ce  développement 
progressif  du  nu  pourrait  à  lui  seul  fixer  la  date  de  certaines  statues, 
ainsi  le  sculpteur  découvre  une  jambe  dans  le  Saint  Jean,  un  bras 
dans  le  Zucchone,  et  le  Jêrêmie  est  une  statue  presque  demi-nue,  dont 
on  voit  la  jambe,  le  bras  et  la  poitrine.  Le  caractère  essentiel  du 
David,  de  la  Judith,  du  Cupidon  et  du  Saint  Jean  des  Martelli,  est 
l'absence  de  l'expression  et  de  la  pensée.  Tout  l'effort  de  Donatello 
est  concentré  dans  la  recherche  d'une  jolie  pose  et  d'un  heureux 
groupement  de  lignes.  Sous  ce  rapport  le  David  et  la  Judith  sont 
particulièrement  remarquables.  Tout  concourt  à  faire  du  David  une 
de  ces  œuvres  riantes  que  l'on  aimerait  à  avoir  toujours  près  de  soi, 
non  pour  élever  l'esprit,  mais  pour  charmer  les  yeux.  Quelle  grâce 
dans  ce  jeune  adolescent!  quelle  finesse  de  formes!  quel  joli  mouve- 
ment de  jambes  et  de  bras  !  comme  la  tête  est  bien  encadrée  par  les 
boucles  soyeuses  de  la  chevelure,  comme  elle  est  coquettement  coiffée 
par  le  large  chapeau  autour  duquel  s'enroule  une  couronne  de  feuil- 
lage !  Et  quel  joli  détail  forment  les  jambières  qui  enserrent  le 
mollet,  comme  leurs  ciselures  font  ressortir  les  souplesses  de  la  peau 


124 


L'ARTISTE 


et  quelle  charmante  base  pour  la  statue  que  la  tête  de  Goliath  avec 
son  casque  aux  longues  ailes  de  bronze  !  C'est  là  une  œuvre  d'un  art 
infini. 

De  même  science  est  la  Judith  de  la  Loggia  dei  Lanzi.  Ici  la  fan- 
taisie de  Donatello  atteint  à  sa  dernière  limite  et  crée  une  œuvre  de 
la  plus  rare  originalité,  un  des  plus  délicieux  bijoux  de  l'art  florentin. 
Donatello  qui,  dans  la  dernière  période  de  sa  vie,  va  devenir  un  maître 
si  expressif,  si  violent,  uniquement  préoccupé  d'exprimer  des  idées 
et  les  idées  les  plus  tragiques,  n'attache  pas  ici  la  moindre  attention 
au  côté  dramatique.  Dans  le  motif  si  émouvant  de  la  Judith*  il  n'a  vu 
qu'une  chose,  l'effet  délicieux  et  imprévu  qui  pouvait  résulter  du 
groupement  d'une  femme  vêtue  et  d'un  homme  nu.  Judith  est  debout; 
placée  entre  les  jambes  d'Holopherne,  elle  l'a  saisi  par  les  cheveux, 
a  relevé  le  buste  qu'elle  serre  contre  elle  et,  le  bras  levé,  avec  un  joli 
geste,  comme  si  elle  allait  placer  une  fleur  dans  ses  cheveux,  elle 
s'apprête  à  lui  couper  la  tête.  Ici  les  oppositions,  déjà  cherchées  dans 
le  David,  se  multiplient.  La  Judith  avec  toute  sa  complication  de  sa 
toilette,  sa  robe  tortillée,  sa  ceinture  flottante,  les  broderies  du  cor- 
sage, le  voile  de  la  tête,  fait  le  contraste  le  plus  piquant  avec  ce 
long  corps  qui  s'enroule  dans  ses  jupons.  Rien  n'est  plus  fin  dans 
l'œuvre  de  Donatello  que  le  corps  d'Holopherne,  les  jambes  pendant 
au-dessous  du  piédestal  dans  un  mouvement  si  singulier,  le  bras,  le 
torse  et  la  tête  surtout,  si  noble  dans  l'encadrement  de  ses  longs  che- 
veux. Le  charme  de  ce  groupe  est  encore  doublé  par  son  élégant 
piédestal  triangulaire  sur  lequel  se  déroulent  trois  rondes  bachiques 
d'enfants  (i).  La  Judith  ne  jouit  pas  de  la  réputation  qu'elle  mérite. 
Cela  ne  tient  qu'à  une  chose,  à  la  déplorable  façon  dont  elle  est  expo- 
sée. Faite  pour  décorer  un  boudoir,  elle  est  placée  sous  les  immenses 
voûtes  de  la  Loggia  dei  Lanzi  où  seules  des  statues  colossales  peuvent 
faire  figure;  et,  comble  de  malheur,  pour  les  besoins  de  la  symétrie, 
la  mignonne  statuette  est  hissée  sur  un  énorme  et  ridicule  piédestal, 
qui  a  le  double  inconvénient  de  la  rendre  invisible  et  de  détruire 
l'harmonie  de  ses  lignes. 

A  la  même  idée  de  décoration  raffinée  appartient  le  petit  Cupidon 


(i)  Voir,  dans  la  livraison  précédente,  la  reproduction  de  la  Judith.  [L'Artiste, 
889,II,i7.) 


DAVID   DE  DONATï 


\TELLO  i25 


de  bronze,  d'un  accoutrement  si  piquant,  qui  agite  les  bras  et  sourit. 
Ici  la  fantaisie  de  Donatello  a  été  de  revêtir  le  petit  Amour  d'une 
culotte  maintenue  sur  les  côtés  et  ouverte  par  devant  et  par  derrière, 
laissant  voir  ce  que  l'on  s'efforce  le  plus  ordinairement  de  cacher. Cette 
statue  a  les  caractères  généraux  des  œuvres  de  Donatello  de  la  même 
époque;  je  dois  dire  toutefois  que  cette  attribution  a  été  contestée  et 
que  des  critiques  dont  l'opinon  a  une  grande  valeur  seraient  disposés 
à  considérer  ce  Cupidon  comme  une  œuvre  antique,  en  se  basant  sur 
ce  que  le  bronze  ne  serait  pas  florentin.  Mais  cette  assertion  n'aurait 
toute  sa  valeur  qu'à  la  suite  d'une  analyse  chimique  de  la  matière,  si  tant 
est  que  le  métal  employé  soit  assez  différent  pour  permettre  une 
distinction.  A  ne  considérer  que  des  raisons  de  pure  esthétique,  il  me 
semble  que  le  Cupidon  n'est  pas  un  antique,  mais  bien  le  produit  de 
l'imagination  capricieuse  d'un  Italien  du  xve  siècle.  Je  n'en  voudrais 
pour  preuve  que  la  singularité  du  vêtement.  Cette  forme  du  pantalon 
fixé  à  la  ceinture  ou  au  justaucorps  par  des  aiguillettes  qui  permet- 
tent de  l'ouvrir  par  devant  et  par  derrière,  en  le  maintenant  fixé  sur 
les  côtés,  est  habituelle  au  xve  siècle.  A  cette  époque,  tout  le  monde 
porte  des  pantalons  collants,  vêtement  très  incommode  pour  les  tra- 
vailleurs parce  qu'il  ne  permet  pas  de  se  baisser  facilement.  Or, 
j'ai  souvent  remarqué,  dans  les  fresques,  des  ouvriers  dont  le  panta- 
lon s'ouvre  par  derrière  et  retombe  en  restant  fixé  seulement  sur  la 
hanche,  ainsi  que  cela  a  lieu  dans  le  Cupidon. 

Le  David,  la  Judith  et  le  Cupidon  sont  en  bronze.  Le  Saint  Jean 
des  Martelli  est  un  marbre  traité  dans  le  même  sentiment  d'élégance 
et  de  distinction.  Je  signalerai  la  singulière  analogie  qui  existe  entre 
le  Saint  Jean  des  Martelli  et  le  Saint  Jean  du  Bargello,  attribué  à 
Benedetto  deMajano.  L'analogie  est  si  grande  qu'on  peut  se  deman- 
der si  le  premier  ne  serait  pas  dû  au  même  ciseau  qui  a  sculpté  le 
second  :  c'est  la  même  pose,  la  même  disposition  des  jambes,  des 
bras  et  des  mains,  le  même  vêtement  en  peau  de  chèvre,  et  le  même 
petit  manteau  couvrant  l'épaule  et  descendant  jusqu'à  terre  en  se 
liant  à  la  jambe  pour  donner  à  la  statue  une  base  solide.  Toutefois 
l'aspect  général  de  la  statue  des  Martelli  est  plus  simple,  moins 
maniéré,  la  tête  a  plus  de  caractère,  et  l'œuvre  tout  entière  est 
exécutée  avec  une  précision,  un  serré  anatomique  qui  ne  se  retrouve 
plus  dans  la  manière  un  peu  molle  de  Benedetto. 


:2G  L'ARTISTE 

Le  grand  haut-relief  de  Y  Annonciation  de  Santa  Croce  avait  tou- 
jours été  classé  parmi  les  premières  oeuvres  de  Donatello.  M.  Sch- 
marsow  propose  de  le  reporter  vers  1433.  L'Annonciation,  en  effet, 
ne  rappelle  en  rien  la  première  manière  de  Donatello;  c'est  l'œuvre 
habile,  très  habile,  quoique  largement  et  rapidement  exécutée,  d'un 
maître  dans  la  maturité  du  talent,  comme  l'attestent  la  beauté  de  la 
composition,  l'attitude  si  charmante  de  la  Vierge  qui  se  retourne  avec 
un  mouvement  que  seul  peut  trouver  et  rendre  un  maître  expérimenté 
et  raffiné,  et  enfin  la  grande  souplesse  des  draperies,  très  amplement 
traitées  et  qui  n'ont  plus  rien  de  la  raideur  et  du  convenu  des  maîtres 
du  xive  siècle.  Le  développement  de  l'architecture  et  de  la  décoration, 
développement  anormal  dans  l'œuvre  de  Donatello,  pourrait  faire 
supposer  que  Y  Annonciation  appartient  à  la  série  des  travaux  faits 
en  collaboration  avec  Michellozzo  à  partir  de  1425.  A  l'appui  de 
cette  opinion,  je  ferai  remarquer  l'analogie  existant  entre  la  Vierge  de 
Y  Annonciation  et  une  des  trois  statues  qui  décorent  la  base  du  monu- 
ment de  Jean  XXIII  au  Baptistère  de  Florence  :  Y  Espérance  est 
représentée  sous  la  forme  d'un  ange  dont  le  mouvement  est  le  même 
que  celui  de  la  Vierge  de  l'Annonciation.  Cette  analogie  qui  permet 
de  rapprocher  les  deux  œuvres,  pourrait  à  la  rigueur  fournir  une 
indication  sur  leur  date  respective.  En  effet,  si  le  mouvement  de  tor- 
sion de  la  Vierge  résulte  tout  naturellement  de  la  pensée  à  exprimer 
dans  le  sujet  de  Y  Annonciation  et  donne  bien  l'idée  d'une  personne 
qui,  entendant  du  bruit,  se  retourne,  dans  la  figure  représentant 
l'Espérance,  ce  mouvement  ne  correspond  plus  à  aucune  nécessité, 
et  l'on  pourrait  voir  là  comme  le  souvenir  d'une  forme  que  Donatello 
se  serait  rappelée  avec  complaisance  :  ce  qui  ferait  reporter  YAnnon- 
ciation  à  une  date  antérieure  à  1424.  J'ajouterai  que  le  monument 
est  couronné  par  deux  groupes  d'enfants  qui  peuvent  être  classés 
parmi  les  œuvres  les  plus  souples  et  les  plus  savantes  de  Donatello. 
Sur  ce  point,  on  remarquera  cette  singularité  que  le  bas-relief  est  en 
pierre  et  que  les  enfants  sont  en  terre  cuite;  que  le  monument  n'avait 
pas  été  conçu  pour  être  couronné  par  des  groupes,  et  que  ceux-ci  ont 
été  posés  après  coup,  sur  une  place  trop  étroite  pour  les  recevoir.  D'où 
la  question  de  savoir  s'ils  ne  sont  pas  d'une  époque  postérieure,  et 
partant  l'impossibilité  de  s'appuyer  sur  eux  pour  fixer  la  date  du 
monument. 


DONATELLO 


De  1425  à  1433,  Donatello  travaille  en  collaboration  avec  Miche- 
lozzo.  Depuis  quelques  années  on  est  disposé  à  attribuer  à  Miche- 
lozzo  seul  le  monument  Aragazzidc  Montepulciano,  et  l'œuvre  com- 
mune ne  comprendrait  plus  que  le  monument  un  peu  lourd  de 
Jean  XXIII  du  Baptistère  de  Florence  et  le  tombeau  de  Brancacci  de 
Naples,  œuvre  somptueuse,  delà  plus  rare  élégance  et  de  la  plus  fine 
exécution.  Trois  statues  de  femmes  soutiennent  l'urne  sépulcrale,  sur 
laquelle  est  étendu  le  corps  du  défunt,  dominé  par  deux  figures  d'anges 
du  plus  admirable  caractère. 

A  cette  série  d'œuvres  où  l'architecture  tient  une  large  place  (relief 
de  V Annonciation,  monuments  de  Jean  XXIII  et  de  Brancacci)  vient 
s'ajouter  le  bel  autel  que  M.  Schmarsow  a  retrouvé  dans  la  chapelle 
des  Beneficiati  à  Saint-Pierre  de  Rome,  autel  fait  pour  recevoir  une 
image  miraculeuse,  comprenant  comme  motif  principal  un  grand 
encadrement  d'architecture,  et  comme  décoration  des  enfants  age- 
nouillés et  une  Mise  au  tombeau,  sujet  qui  apparaît  ici  pour  la  pre- 
mière fois  dans  l'œuvre  de  Donatello  et  qui  sera  le  motif  favori  de  ses 
dernières  années.  Enfin,  comme  œuvre  essentielle  de  cette  époque, 
nous  citerons  les  ravissantes  rondes  d'enfants  qui  décorent  !a  chaire 
du  Frato  (142S-1438)  et  la  Cantoria  de  Florence  (1433-1440).  Nous 
nous  réservons  d'en  parler  ultérieurement. 

On  peut  considérer  comme  appartenant  à  la  manière  qui  nous 
occupe  et  comme  en  étant  la  première  manifestation,  le  David  en 
marbre  du  Bargello,  statue  encore  un  peu  raide  et  maladroite,  mais 
qui  la  première  indique  chez  Donatello  la  recherche  de  l'élégance  et  du 
charme  de  la  forme.  M.  von  Tschudi  assigne  à  cette  statue  la  date 
de  1410  et  il  l'identifie  avec  le  David  commandé  à  cette  époque  pour 
le  Dôme.  Il  nous  semble  qu'il  y  a  là  une  confusion  et  que  le  David 
du  Bargello  n'a  pas  les  caractères  d'une  statue  destinée  à  décorer  la 
façade  d'une  église.  Lorsque  Donatello  conçoit  un  David  pour  le 
Dôme,  ce  doit  être,  non  le  petit  pâtre  vainqueur  de  Goliath,  mais  le 
roi,  le  poète  inspiré.  Il  n'y  a  pas,  selon  nous,  de  preuves  pour  classer 
le  David  en  1410,  et  nous  le  reporterions  plus  volontiers  vers  141 5. 

[A  suivre.)  MARCEL  REYMOND. 

1889  —  l'artiste  —  T.  11  9 


M.     ANTONIN     PROUST 


Lettre  ornée,  d'après  Th.  de  Bry. 


parfait 
l'abord 


vant  de  consacrer 
aux  diverses  expo- 
sitions artistiques, 
qui  sont  la  parure 
et  l'honneur  de 
l'Exposition  uni- 
verselle de  1889, 
les  études  qu'elles 
méritent,  il  n'est 
pas  inutile  de  leur 
donner  comme 
frontispice  le  por- 
trait, rapidement 
esquissé,  de  celui 
qui  a,  dès  le  pre- 
mier jour,  présidé 
à  leur  organisa- 
tion. 

M.  Antonin 
Proust  est,  au  vrai 
sens   du    mot,   un 


gentleman.  La  figure  est  douce  et  calme,  l'allure  distinguée; 
est  aimable,  la  conversation  est  aisée  et  spirituelle.  M.  Proust 


XNIN    PROUST 


M.    ANTONIN    PROUST  129 


a  été  ministre  :  on  ne  le  dirait  point.  Il  le  sera  encore,  ce  qui  arrive 
rarement,  de  nos  jours,  à  ceux  qui  l'ont  été  déjà.  La  politique,  en 
effet,  a  des  droits  sur  lui  :  il  est  député  des  Deux-Sèvres;  ses  électeurs 
s'apprêtent  à  le  réélire  :  ils  aiment  ses  opinions  sages  et  modelées, 
qui  se  gardent  de  tous  les  excès.  Aussi  bien,  nous  ne  voulons  pas  nous 
occuper  ici  du  rôle  qu'a  pu  jouer, dans  les  assemblées  parlementaires, 
M.  Antonin  Proust.  Ce  que  nous  savons,  c'est  que  Gambetta  —  qui 
avait  le  don  précieux  de  connaître  rapidement  les  hommes,  et  qui 
avait,  avant  tout,  le  culte  de  la  patrie  —  Gambetta  avait  appelé 
M.  Proust  auprès  de  lui  pour  l'aider  à  réaliser  ce  rêve  qu'il  caressait, 
la  fondation  d'une  République  ouverte  et  libérale,  protégeant  les  arts 
et  les  lettres,  delà  «  République  Athénienne  »  comme  on  l'a  dit. 

Je  retiens  donc  ici  «  l'artiste  ».  C'est  de  lui  seulement  que  nous 
voulons  nous  occuper  :  lui  seul  nous  intéresse,  et  nous  allons  suc- 
cinctement rappeler  les  différentes  manifestations  qui  l'ont  signalé  aux 
amateurs,  aux  connaisseurs,  à  tous  ceux  qui  ont  souci  de  la  gloire 
artistique  de  la  France. 

M.  Antonin  Proust  fut  nommé  membre  du  Conseil  supérieur  des 
Beaux- Arts  en  1876.  M.  Waddington,  aujourd'hui  ambassadeur  de 
France  à  Londres,  était  ministre.  Dès  la  première  séance  à  laquelle  il 
assista,  le  nouveau  conseiller  proposa  de  créer  un  musée  des  monu- 
ments français,  du  xueau  xixc  siècle,  par  le  moulage.  La  proposition 
n'eut  aucun  succès  devant  le  Conseil  supérieur  des  Beaux-Arts. 
M.  Proust  ne  se  rebuta  point.  Il  n'abandonne  pas  ses  idées  facile- 
ment :  c'est  une  qualité.  La  proposition  qu'avait  repoussée  le  Conseil 
supérieur  des  Beaux-Arts,  il  la  présenta  de  nouveau  en  187g,  à  la 
commission  des  Monuments  historiques,  qui  l'adopta,  et  c'est  elle 
qui  a  donné  naissance  au  musée  de  ce  genre  qui  occupe  les  deux  ailes 
du  Trocadéro  et  qui  est  de  toute  beauté.  Les  richesses  artistiques  de 
la  France  entière,  qui  en  compte  tant,  sont  reproduites  là  avec  une 
fidélité  parfaite  :  c'est  un  enchantement. 

La  même  année,  en  1876,  sur  la  proposition  de  M.  Proust,  la 
Chambre  votait  le  premier  crédit  pour  les  écoles  de  dessin  départe- 
mentales. Jusque-là  dans  les  départements  trois  institutions  de  ce 
genre  étaient  seules  subventionnées  :  c'étaient,  si  nos  souvenirs  sont 
bien  exacts,  celles  de  Dijon,  de  Lyon,  de  Toulouse.  Est-il  besoin  de 
faire  ressortir  l'utilité  de  ces  écoles  qui  portent  le  goût  et  le  sentiment 


i3o  L'ARTISTE 

artistiques  dans  l'esprit  et  l'àme  des  enfants  des  classes  populaires? 
Le  projet  n'était  qu'une  préface  à  celui  qui  fut  déposé  en  1878,  par 
le  même  auteur,  et  qui  avait  pour  but  l'organisation  des  écoles  d'art 
décoratif.  Il  traîna  quelque  temps  dans  les  cartons,  allant  d'une  com- 
mission à  l'autre,  comme  toujours,  malgré  l'importance  qu'il  présentait 
pour  le  développement  artistique  de  notre  démocratie,  jusqu'au  jour 
où,  repris  par  le  gouvernement  (en  1879,  croyons-nous),  il  amena  le 
vote  de  la  subvention  annuelle  de  trois  cent  cinquante  mille  francs 
qui  figure  au  budget.  Subvention  encore  bien  minime,  mais  qui  sera 
augmentée,  peut-être,  lorsqu'on  aura  terminé  les  petits  chemins  de 
fer  absolument  inutiles  qui  sont  en  construction  ou  en  préparation... 
Quelques  mois  après,  de  concert  avec  M.  de  Ronchaud,  M.  Proust 
organisait  la  mission  Dieulafoy,  qui  a  donné  de  si  beaux  résultats,  en 
assurant  les  ressources  des  voyageurs  sur  les  crédits  du  budget. 

Nous  arrivons  à  l'année  1881.  Gambetta  confie  à  M.  Proust  le 
ministère  des  Beaux-Arts,  ministère  nouveau,  ministère  créé  : 
Gambetta  comprend  l'importance  et  reconnaît  la  grandeur  de  l'art 
français.  Il  est  lui-même  un  artiste.  Il  ne  trouve  pas  qu'un  ministère 
spécial  soit  de  trop  pour  les  arts  de  la  France,  et  il  appelle  à  sa  tête 
celui  que  son  goût  éclairé,  ses  travaux  préparatoires,  les  mesures  que 
nous  venons  d'énumérer,  désignent  pour  ce  poste.  Gambetta  ne 
demeura  pas  longtemps  au  pouvoir;  je  n'ai  pas  à  expliquer  pourquoi 
ni  à  montrer  les  conséquences  de  cette  chute.  M.  Proust  le  suivit  :  le 
ministère  des  Arts  disparut  avec  lui.  Et  cependant,  dans  les  quelques 
mois  qu'il  avait  duré,  les  jours  avaient  été  bien  remplis.  Que  fait,  en 
effet,  M.  Proust,  ministre  des  Arts?  Il  réunit  dans  ce  ministère  les 
bâtiments  civils,  les  édifices  diocésains  et  tous  les  services  techniques 
du  ministère  des  Travaux  publics  ;  il  classe  toutes  les  écoles  d'ensei- 
gnement des  arts  en  trois  catégories,  décide  la  suppression  des  ateliers 
de  l'École  des  Beaux-Arts,  ouvre  l'enquête  sur  les  ouvriers  des 
industries  d'art,  crée  l'École  du  Louvre  et  fait  promulguer  un  décret 
sur  l'organisation  des  musées.  Il  achète  les  Courbet,  qui  sont  actuel- 
lement au  Louvre,  et  la  collection  Timbal,  commande  à  M.  Falguière 
le  couronnement  de  l'Arc  de  Triomphe  et  fait  procéder  à  l'inventaire 
du  mobilier  national  dans  le  but  de  créer  le  Musée  du  mobilier 
national,  décore  Manet,  Bracquemond,  Gustave  Moreau,  etc.  Ce  n'est 
pas,  on  le  voit,  une  petite  besogne  ;  l'espace  me  manque  pour  ajouter 


M.    ANTONIN    PROUST 


à  cette  e'numération  les  observations  de  détail  qu'elle  comporte...  La 
plupart  de  ces  mesures,  discutées  tout  d'abord,  ont  été,  dans  la  suite, 
appliquées,  et  elles  ont  aujourd'hui  d'excellents  effets.  Elles  portent 
toutes  la  marque  d'un  esprit  avide  et  curieux  de  progrès,  d'un  homme 
désireux  de  donner  libre  carrière  à  tous  lesartistes  sans  distinction,  de 
favoriser  tous  les  genres  et  de  ne  pas  s'en  tenir  à  un  art  classique  et 
officiel,  qui  aboutit  bientôt  au  vide,  au  néant. 

Ayant  repris  son  mandat  de  député, M.  Proust  est  nommé  en  1882 
président  de  l'Union  centrale  des  Arts  décoratifs  et  demande  l'autori- 
sation de  faire  une  loterie  pour  la  construction  d'un  South  Kensing- 
ton.  Le  musée,  hélas!  n'est  pas  encore  construit... 

Il  y  a  cinq  ans  enfin,  c'était  le  i3  avril  1884,  une  réunion  était 
tenue  salle  Wagram  sous  la  présidence  de  M.  Hérisson,  ministre  du 
Commerce.  M.  Proust  propose  de  célébrer  le  Centenaire  de  la  Révo- 
lution par  une  Exposition  universelle  :  l'idée  est  acceptée  et  il  est 
nommé  président  de  la  commission  de  préparation  de  l'Exposition 
universelle.  Le  S  novembre,  d'accord  avec  cette  commission, il  choisit 
l'emplacement,  dresse  le  plan  général  des  constructions  et  établit  le 
budget.  Le  i3  mars  1 885,  il  présente  son  rapport  :  il  insiste  pour  que 
l'Exposition  de  188g  ait  le  caractère  centennal.  Des  événements 
politiques  graves  surviennent;  les  élections  générales  ont  lieu  :  on 
oublie  un  peu  l'Exposition.  On  pense  de  nouveau  à  elle  en  188G  : 
AI.  Proust  est  chargé  par  M.  Lockroy,  alors  ministre  du  Commerce, 
d'une  mission  tendant  à  assurer  la  participation  de  sociétés  étran- 
gères. En  1888,  il  est  nommé  commissaire  général  des  Beaux-Arts.  Il 
organise  le  palais  des  Beaux-Arts,  l'exposition  décennale  et  l'exposi- 
tion centennale,  cette  splendeur,  et  enfin  l'exposition  des  objets  d'art 
français  au  Trocadéro.. . .  Entre  temps,  il  prépare  l'exposition,  des 
artistes  français  à  Copenhague,  qui  obtient  un  grand  succès,  et,  plus 
récemment,  réussit  à  grouper  un  certain  nombre  de  collectionneurs 
pour  faire  à  la  vente  Secrétan  l'acquisition  de  la  Remise  des  clievreuils, 
de  Courbet,  qui  est  un  fait  accompli,  et  celle  de  V Angélus,  de  Millet, 
pour  laquelle,  hélas  !  la  France  n'a  pas  été  assez  riche.  . . 

Tels  sont,  trop  précipitamment  rappelés,  les  services  rendus  par 
AI.  Proust  aux  arts  français,  services  qui  lui  ont  valu,  dans  le  monde 
des  artistes,  les  plus  chaudes  sympathies  et  les  plus  vraies  amitiés. 
Jeune  encore,  M.  Proust  a  derrière  lui  un  passé  qui  suffirait  à  rem- 


i32  L'ARTISTE 

plir  les  vœux  de  tout  autre  et  à  assurer  une  réputation  glorieuse.  Et 
il  n'a  point  fini.  Il  est  de  ceux  qui  ne  veulent  point  que  l'art  français 
s'endorme  dans  la  douce  quiétude  que  donnent  les  longs  succès  du 
passé  :  il  désire  qu'il  aille  toujours  en  avant  et  de  l'avant.  Il  n'est  ni 
téméraire  ni  brouillon  :  il  est  décidé,  audacieux  quelquefois,  et  il  a 
l'esprit  net.  Ce  sont  là  des  qualités  bien  françaises  et  c'est  par  ces  qua- 
lités que  M.  Proust  a  réussi  :  car,  être  Français  au  sens  large  du  mot, 
c'est  encore  ce  qui  vaut  le  mieux  en  France  sûrement,  et,  au  dehors, 
peut-être  encore. 

ADOLPHE  ADERER. 


>V1 


W  V 


POÉSIES 


LA     LIBELLULE 


rès  de  V  étang,  sur  la  prèle 
Vole,  agaçant  le  désir, 
La  Libellule  au  corps  frêle, 

Qu'on  voudrait  en  vain  saisir. 


Est-ce  une  chimère,  un  rêve 
Qui  traverse  un  rayon  d'or?.. 
Tout  à  coup  elle  fait  trêve 
A  son  lumineux  essor. 

Elle  part,  elle  se  pose, 
Apparaît  dans  un  éclair 
Et  fuit,  dédaignant  la  rose 
Pour  le  lotus  froid  et  clair. 

A  la  fois  puissante  et  libre, 
Sœur  du  vent,  fille  du  ciel, 
Son  aile  frissonne  et  vibre 
Comme  le  luth  d'Ariel. 


Fugitive,  transparente, 
Faite  d'azur  et  de  nuit. 
Elle  semble  une  âme  errante 
Sur  Veau  qui  dans  l'ombre  luit. 


i34  L'ARTISTE 

Radieuse,  elle  se  joue 
Sur  les  lotus  entrouverts 
Comme  un  baiser  sur  la  joue 
De  la  Naïade  aux  yeux  verts. 

Que  chcrche-t-elle  ?  une  proie; 
Sa  devise  est  :  cruauté'  ; 
Le  carnage  met  en  joie, 
Son  implacable  beauté. 


CAMILLE  SAINT-SAENS. 


SOURCE    TARIE 


Bfiiutrefois  j'ai  connu,  dans  les  îles  normandes, 
fUâll  Avoisinant  la  mer,  un  rapide  cours  d'eau, 
Qui  roulait  dans  un  val,  sous  un  flottant  rideau 
De  fleurs  à  ses  deux  bords,  fleurs  petites  et  grandes. 

Et  l'épilobe  rose  et  la  reine  des  prés 

Y  tenaient  compagnie  aux  menthes  parfumées. 

Le  clair  miroir  des  eaux  rendait  aux  fleurs  charmées 

Bouquets  bleus,  thyrses  d'or  et  longs  épis  pourprés. 

Le  monde  aérien  des  vertes  demoiselles, 
Les  papillons  d'azur  et  les  papillons  blancs, 
A  la  pointe  des  joncs  et  des  roseaux  tremblants, 
Se  berçaient  à  loisir  en  reposant  leurs  ailes. 

Et  dans  cette  oasis  de  paix  et  de  fraîcheur, 
Farouche  oiseau  craintif  qui  venait  en  maraude, 
En  jetant  sur  les  eaux  son  reflet  d'émeraude. 
Passait  vite  en  droit  fil  plus  d'un  martin-pécheur . 


POESIES  i35 


Mais  quelques  ans  plus  tard,  quand  je  suis  revenu, 
Pèlerin  fatigue',  dans  ce  coin  de  prairie, 
Mes  yeux,  surpris  d'abord,  ne  l'ont  pas  reconnu  ; 
L'herbe  était  desséchée  et  la  source  tarie. 

S'était-elle  perdue  enfilons  souterrains? 
Avait-elle  autre  part  aventuré  sa  course? 
Les  rayons  trop  ardents  des  grands  soleils  marins 
Avaient-ils  dans  son  lit  épuisé  l'humble  source? 

Et  flétri  pour  jamais  les  merveilleuses  fleurs 

Que  j'espérais  revoir?  —  Où  sont-elles,  pensais-jc? 

Si  riches  de  parfums,  si  fraîches  de  couleurs. 

Où  sont  mes  fleurs  de  pourpre,  où  sont  mes  fleurs  de  neige? 

J'allais  comme  au  hasard,  enchevêtrant  mes  pas, 
Scrutant  d'un  pied  rêveur  les  pentes  ravinées, 
Quand  j'aperçus  les  fleurs...,  fleurs  qui  ne  mouraient  pas 
Aux  rives  que  la  source  avait  abandonnées. 

En  gerbe  haute  et  drue  aux  bords  de  l'ancien  cours, 
Les  menthes,  l'épilobe  et  les  blanches  spirées 
S'obstinaient  à  revivre  et  fleurissaient  toujours  : 
Les  belles  que  f  avais  autrefois  respirées. 


III 

En  songeant  aux  cœurs  purs  où  l'amour  a  passé, 
Tai  gardé  souvenir  de  ma  route  fleurie, 
Et,  depuis  ce  jour-là,  bien  souvent  j'ai  pensé 
Aux  chères  floraisons  de  la  source  tarie. 

ANDRÉ  LEMOYNE. 

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CHRONIQUE 


u  début  de  l'article  de  M.  Durand- 
Gréville,  qu'on  a  lu  plus  haut,  sur 
le  Marat  de  David,  notre  collabo- 
rateur rappelle  une  autre  œuvre 
que  le  peintre  avait  déjà  exécutée 
dans  des  circonstances  analogues  : 
la  Mort  de  Le  Pelletier  de  Saint- 
Fargeau,  assassiné  au  Palais-Royal 
par  le  garde  du  corps  Paris.  Ce 
tableau,  après  de  singulières  vicis- 
situdes, comme  il  arrive  souvent 
pour  les  œuvres  d'art  lorsqu'elles 
touchent  de  trop  près  aux  questions  de  parti,  serait  aujourd'hui  perdu,  s'il 
faut  en  croire  les  renseignements  que  donnait  à  son  sujet,  il  y  a  quelques 
mois,  le  journal  Le  Temps,  au  moment  où  s'organisait  aux  Tuileries,  dans 
la  salle  des  Etats,  l'exposition  historique  de  la  Révolution  française  qui  a 
groupé  de  si  curieux  documents.  «  De  ces  pièces  éparses,  rapportait  Le 
Temps,  une  de  celles  que  la  commission  du  musée  aurait  le  plus  souhaité 
ramener  au  jour,  est  à  coup  sûr  ce  célèbre  tableau  de  David,  que  personne 
ne  se  vante  d'avoir  vu  depuis  plus  de  soixante  ans,  et  dont  la  conservation 
même  est  devenue  un  problème  :  Le  Pelletier  sur  son  lit  de  mort.  Mais  il 
parait  bien  qu'il  faut  en  faire  son  deuil  cette  fois  encore. 

«  De  nombreux  lecteurs  du  Temps  se  souviennent  sans  doute  qu'en  1880 
M.  Jules  Claretie  avait  ici  même  demandé  des  nouvelles  de  cette  œuvre 
précieuse  et  obtenu,  grâce  au  concours  de  Y  Intermédiaire  des  chercheurs, 
des  communications   intéressantes.    Un  curieux  persévérant,  M.  Maurice 


CHRONIQUE  ,3; 


Tourneux,  a  fait  récemment  à  une  publication  spéciale  et  répandue  seule- 
ment parmi  les  amateurs,  la  Revue  de  l'Art  français,  une  communication 
par  laquelle,  en  s'aidant  du  journal  intime  et  inédit  d'Etienne  Dele'cluze, 
il  arrive  à  préciser  plus  qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'à  présent  certains  détails 
de  l'étrange  disparition. 

«  Delécluze  était  élève  de  David  ;  il  a  exercé  fort  longtemps  la  critique 
d'art  au  Journal  des  Débats;  et  bien  des  artistes  qui  sont  encore  jeunes  ont 
passé  sous  sa  férule  (i).  Lié  avec  le  fils  de  David,  après  la  mort  du  maître,  il 
visita  avec  l'empressement  qu'on  peut  concevoir  les  œuvres  appartenant  à 
la  succession,  et  fut  surtout  frappé  du  Marat  et  du  Le  Pelletier,  qui  étaient 
restés  longtemps  cachés  sous  une  couche  de  blanc  et  qu'il  n'avait  jamais 
vus.  Voici  comment  il  décrit  le  tableau  disparu  :  «  Le  Pelletier,  mort,  est 
«  étendu  sur  un  lit,  le  corps  découvert  jusqu'à  la  ceinture  et  laissant  voir 
«  la  blessure  que  fit  le  sabre  dirigé  par  Paris,  au-dessus  de  l'os  des  iles. 
«  Au-dessus  de  la  poitrine  du  personnage  est  suspendu,  comme  l'épée  de 
«  Damoclès,  un  sabre  des  gardes  du  roi,  corps  dans  lequel  servait  Paris  ; 
«  dans  la  lame  est  enfilé  un  morceau  de  papier  sur  lequel  est  écrit  :  Je  vote 
«  la  mort  du  tyran.  Dans  l'angle  droit  du  tableau,  on  lit  :  A  Pelletier, 
«  David.  »  Après  une  seconde  visite,  il  reprend  :  «  Le  Jeu  de  Paume,  le 
«  Marat  et  le  Peletier  sont  certainement  les  ouvrages  de  David  faits  avec 
«  le  plus  de  verve.  Il  faut  ajouter  le  portrait  de  Pie  VIL  Dans  ces  quatre 
o  productions,  il  a  été  lui,  tout  à  fait  lui-même.  »  Delécluze  est  au  cou- 
rant des  négociations  entre  les  héritiers  de  David  et  ceux  du  convention- 
nel assassiné.  Le  frère  de  Le  Pelletier  était  sur  les  rangs  ;  mais  sa  fille,  qui 
avait  épousé  un  de  ses  cousins,  Le  Pelletier  de  Mortefontaine,  tenait  à 
avoir  le  tableau,  coûte  que  coûte.  Mme  de  Mortefontaine  était  royaliste,  et 
même  une  ultra.  Les  héritiers  avaient  de  la  méfiance  et  lui  tenaient  la  dra- 
gée haute.  Elle  finit  par  leur  arracher  le  :  Vous  m'en  direz  tant.  Delécluze 
ne  précise  pas  le  gros  chiffre  ;  il  paraît  qu'il  était  de  cent  mille  francs.  Les 
vendeurs  n'en  prirent  pas  moins  des  précautions  contre  une  destruction 
qu'ils  avaient  des  motifs  de  redouter.  L'acte  de  vente  fut  passé  devant 
notaire.  Il  y  était  stipulé  que  le  nouveau  propriétaire  était  autorisé  à  faire 
effacer  le  sabre  suspendu  et  les  inscriptions,  mais  que,  ceci  fait,  l'ouvrage 
devait  être  représenté  tous  les  six  mois  à  l'un  des  héritiers  David.  C'était 
peut-être  bien  souvent,  et  cette  clause  paraît  n'avoir  pas  reçu  longtemps 
d'exécution.  Quand,  bien  plus  tard,  M.  Jules  David,  parent  et  biographe 
du  maître,  a  fait  des  démarches,  il  n'a  pu  obtenir  des  héritiers  de  Mmo  de 
Mortefontaine,  ni  la  vue  du  tableau,  ni  même  un  renseignement.  David 
avait  fait  aussi  un  dessin  ;  mais  Mme  de  Mortefontaine  l'avait  acquis 
dès  1S10.  Après  avoir  eu  le  tableau  même,  elle  avait  envoyé  ce  dessin  à 
son  oncle  pour   le  consoler  d'avoir  eu  le  dessous.  Félix  Le  Pelletier  avait 

(i)  Delécluze  a  été  un  des  collaborateurs  de  L'Artiste. 


i3S  L'ARTISTE 

considéré  cela  comme  un  don  et  disposa  du  dessin  par  testament  ;  mais  il 
fut  revendiqué  par  les  filles  de  Mmc  de  Mortefontaineet  le  jugement  ordonna 
qu'il  leur  fût  restitué  immédiatement.  Dessin  et  tableau  sont  depuis  lors 
dans  les  mêmes  oubliettes,  à  supposer  qu'en  dépit  de  la  clause  de  l'a  vente 
ils  n'aient  pas  péri.  Il  reste  seulement  au  cabinet  des  Estampesune  épreuve 
d'une  gravure  faite  par  Tardieu  ;  encore  le  haut  en  a-t-il  été  déchiré,  tou- 
jours pour  faire  disparaître  le  sabre  et  la  mention  du  vote  régicide. 

«  Peut-être  n'est-il  pas  hors  de  propos  de  terminer  sur  cette  anecdote 
que  conte  Delécluze  dans  son  journal  :  «  Pendant  qu'on  s'apitoyait  sur  le 
«  sort  de  cette  personne  qui  va  être  rançonnée  par  la  famille  David  pour 
«  obtenir  le  tableau  du  martyr  Le  Peletier,  Mrae  la  marquise  de  Catelan, 
«  qui  ne  laisse  jamais  échapper  l'occasion  de  draper  ses  voisins,  dit  : 
«  Mme  de  Mortefontaine  est  bien  royaliste  ;  cependant  elle  n'a  pas  jugé  à 
«  propos  de  refuser  ou  de  rendre  les  fermes  dont  elle  a  été  dotée  par  la 
«  Convention,  après  avoir  été  déclarée  Fille  de  la  Nation.  »  Et  Delécluze 
confesse  que  ce  souvenir  a,  en  effet,  singulièrement  calmé  sa  propre  com- 
passion. » 

La  compétence  de  Delécluze  en  matière  d'art  donne  une  sérieuse  autorité 
à  son  appréciation  sur  le  tableau  de  Le  Pelletier  de  Saint-Fargeau,  et  la 
place  qu'il  lui  assigne,  dans  l'œuvre  de  David,  à  côté  du  Serment  du  Jeu 
de  paume,  du  Marat  et  du  Pie  VII,  est  bien  pour  faire  regretter  la  dispa- 
rition de  cette  toile.  Rien  ne  démontre,  toutefois,  qu'elle  ait  été  détruite  ; 
on  peut  donc  espérer  qu'avec  le  temps  quelque  circonstance  la  fera  sortir 
des  «  oubliettes  »  où  notre  confrère  semble  présumer,  non  sans  vraisem- 
blance, que  l'esprit  de  parti  l'a  condamnée  à  demeurer  reléguée. 


L'Académie  des  Beaux-Arts  a  rendu  son  jugement  dans  les  concours 
pour  le  prix  de  Rome;  en  voici  les  résultats  : 

Pour  la  peinture,  deux  grands  prix  —  celui  de  l'an  dernier  n'ayant  pas 
été  décerné  —  ont  été  attribués  :  à  MM.  Laurent  et  Thys;  second  grand 
prix  :  M.  Danguy;  deuxième  second  grand  prix  :  M.  Lenoir.  Le  sujet  du 
concours  était  :  Jésus  guérissant  un  paralytique. 

Celui  du  concours  de  sculpture  était  :  Le  retour  de  l'Enfant  prodigue, 
à  traiter  en  bas-relief  :  grand  prix,  M.  Desvergues;  second  grand  prix, 
M.  Recipon  ;  deuxième  second  grand  prix,  M.  Baralis. 

En  architecture,  il  n'a  pas  été  décerné  de  grand  prix  ;  premier  second 
grand  prix,  M.  Despradelles,  élève  de  M.  Pascal  ;  deuxième  second  grand 
prix,  M.  Morice,  élève  de  M.  Blondel  ;  une  mention  a  été  accordée  à 
M.  Demerle,  élève  de  M.  Ginain.  Pour  sujet  de  concours  on  avait  donné: 
Un  établissement  de  bains  de  mer. 


CHRONIQUE  j39 


L'Académie  des  Beaux-Arts  doit  décerner  prochainement  le  prix 
Deschaumes,  d'une  valeur  de  i,5oo  francs,  prix  qui,  selon  la  volonté  du 
testateur,  doit  être  attribué  à  un  jeune  architecte  «  le  moins  fortuné  et 
vivant  avec  une  ou  plusieurs  sœurs  auxquelles  il  a  donné  des  preuves  de 
dévouement  et  de  vertu  fraternels  ».  Malgré  ses  recherches,  la  section 
n'ayant  pu  encore  découvrir  de  candidat,  lAcadémie  des  Beaux-Arts  a 
décidé  de  faire  un  appel  à  tous  les  architectes  qui  croient  réunir  les  condi- 
tions stipulées. 


Au  Louvre  deux  nouvelles  salles  annexées  au  département  de  la  sculp- 
ture du  moyen  âge  et  de  la  Renaissance,  viennent  d'être  ouvertes  au 
public.  L'œuvre  la  plus  importante  qui  y  est  exposée,  est  le  tombeau  de 
Philippe  Pot,  dont  nous  avons  déjà  parlé  ici  au  moment  où  l'Etat  en  a 
fait  l'acquisition;  c'est,  on  le  sait,  le  chef-d'œuvre  de  l'école  bourgui- 
gnonne. 

Voici,  parmi  les  œuvres  acquises  par  l'Etat  au  dernier  Salon,  celles  que 
le  comité  consultatif  des  Musées  nationaux  a  désignées  pour  figurer  au 
musée  du  Luxembourg  : 

Peintures  :  Commencement  de  crue  sur  le  Loir,  par  Busson; 

La  Toussaint,  par  Friant; 

Une  question  difficile,  par  Kuehl  ; 

Le  Belvédère  de  Trianon,  par  Lansyer  (en  échange  de  la  Lande,  par  le 
même,  qui  sera  retirée  du  musée)  ; 

Le  baptême,  par  Renard; 

Étude  de  jeune  fille,  par  Ch.  Chaplin  (en  échange  des  Bulles  de  savon, 
par  le  même,  qui  seront  retirées)  ; 

Le  pont  Valentré  à  Cahors,  par  Yon  (en  échange  de  la  Rivière  d'Eure, 
qui  sera  pareillement  retirée)  ; 

Aquarelle  :  Au  bord  du  Loing,  par  Larsson; 

Sculptures  :  Psyché  sous  l'empire  du  mystère,  marbre  par  Mmo  Léon 
Berteaux  (en  échange  de  la  Jeune  fille  au  bain,  marbre  par  la  même,  qui 
sera  retiré  du  Luxembourg  pour  être  placé  au  palais  de  l'Elysée)  ; 

La  Muse  d'André  Chénier,  marbre  par  Puech. 

Le  remaniement  annuel  du  musée  du  Luxembourg  n'aura  pas  lieu  avant 
le  mois  de  novembre,  époque  où  les  ouvrages  prêtés  à  l'Exposition  uni- 
verselle rentreront  au  musée. 

Il  est  regrettable  qu'aucun  crédit  n'ait  été  voté  pour  permettre  à  l'Etat 
de  faire,  à  l'Exposition  universelle,  quelques  acquisitions  parmi  les  sections 
étrangères,  en  vue  du  Luxembourg.  La  peinture  anglaise  notamment  n'est 


I4o  L'ARTISTE 

pas  représentée  dans  le  musée,  si  ce  n'est  par  un  paysage  panoramique  de 
W'vld  ;  or,  au  Champ-de-Mars,  cette  section  contient  plusieurs  marines 
fort  remarquables,  parmi  lesquelles  il  aurait  été  à  souhaiter  que  l'Etat  eût 
pu  faire  choix  de  quelques  toiles  pour  enrichir  nos  collections. 

La  foule  innombrable  d'étrangers  qu'attire  à  Paris  l'Exposition  univer- 
selle amené  dans  les  musées  nationaux  un  surcroît  de  visiteurs.  Au 
Louvre,  l'aménagement  des  salles  et  des  galeries  est  bien  fait  pour  éviter 
l'encombrement.  Mais,  au  Luxembourg,  il  n'en  est  pas  de  même  :  l'issue 
unique  que  possède  le  musée  et  qui  suffit  à  peine,  en  temps  ordinaire,  à 
assurer  la  circulation,  est,  à  certaines  heures,  le  théâtre  d'une  véritable 
cohue.  Le  double  courant,  en  sens  opposés,  de  la  foule  qui  s'écoule  et  du 
flot  des  nouveaux  arrivants  obstrue  la  circulation  dans  la  salle  de  sculpture 
et  aux  portes  qui  mettent  en  communication  les  diverses  salles.  Il  y  a  là 
un  réel  danger  pour  les  marbres,  qui  sont,  d'ailleurs,  beaucoup  trop  à 
l'étroit  dans  la  galerie  d'entrée,  et  pour  les  toiles  placées  dans  le  voisinage 
des  portes.  Ces  jours-ci,  le  hasard  nous  amena,  l'après-midi,  dans  les 
parages  du  Luxembourg,  au  moment  où  arrivaient  cinq  de  ces  énormes 
véhicules  adoptés  par  les  agences  de  voyage  pour  promener,  à  travers  les 
curiosités  de  Paris,  les  caravanes  d'Anglais.  Le  contingent  d'insulaires 
qu'ils  ont  déversé  sur  le  seuil  du  musée,  à  une  heure  où  la  foule  du  public 
était  déjà  très  compacte,  dépassait  certainement  la  centaine.  C'a  été  miracle, 
en  vérité,  qu'il  ne  soit  arrivé  malheur  à  aucune  des  statues  ou  des  toiles. 

Pour  obvier  à  ce  grave  inconvénient,  un  moyen  s'impose,  qui  est  aussi 
simple  qu'urgent  :  c'est  de  pratiquer,  dans  la  dernière  salle  du  musée,  une 
porte  s'ouvrant  sur  le  jardin  du  Luxembourg  et  qui  serait  exclusivement 
réservée  à  la  sortie  du  public.  Grâce  à  cette  seconde  issue,  la  circulation  se 
pourrait  faire  sans  encombre,  et  les  oeuvres  d'art  seraient  ainsi,  à  peu  de 
frais,  préservées  d'accidents  qu'on  aura  certainement  à  déplorer  avant  peu 
si  l'administration  ne  s'occupe  de  remédier  au  fâcheux  état  de  choses  que 
nous  signalons. 

M"°  Grandjean  vient  de  faire  don  au  musée  de  Cluny  d'une  magnifique 
collection  d'oeuvres  d'art,  qui  comprend  des  sculptures  et  des  bronzes  de 
la  Renaissance,  des  émaux  de  Limoges,  des  objets  de  premier  ordre  du 
xviiic  siècle,  des  tableaux  de  la  même  époque,  et  surtout  des  pièces  uniques 
en  pâte  tendre  de  porcelaine  de  Sèvres;  parmi  ces  dernières,  un  vase  à  fond 
rose,  mesurant  à  peine  quarante  centimètres,  est  estimé  plus  de 
2  5o,ooo  francs.  Un  certain  nombre  des  objets  qui  composent  la  collection 
de  M"°  Grandjean  figurent  actuellement  à  l'exposition  rétrospective  du 
Trocadéro.  C'est  pendant  la  visite  de  M.  Carnot  à  cette  exposition,  que  la 
généreuse  donatrice,  présentée  par  M.  Antonin  Proust  au  président   de  la 


CHRONIQUE  [4i 


République,  pria  ce  dernier  de  vouloir  bien  accepter  officiellement,  pour 

le  musée  de  Cluny,  toute  sa  collection.  Elle  est  évaluée  a  près  de  quatre 
millions. 


Le  jury  chargé  de  juger  le  concours  pour  les  médailles  de  l'Exposition 
universelle  de  1889,  réuni  sous  la  présidence  de  M.  Tirard,  a  choisi  la 
maquette  de  M.  Loris  Bottée,  pour  la  médaille  destinée  au*  exposants 
récompensés,  et  la  maquette  de  M.  Daniel  Dupuis,  pour  la  médaille  corn- 
mémorative.  lia  décidé,  en  outre,  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  d'accorder  de 
mention. 


Les  journaux  annoncent  qu'une  restitution  en  relief  du  Parthénon,  au 
vingtième,  va  être  exposée  au  Champ-de-Mars,  dans  le  palais  des  Arts 
libéraux.  On  dit  que  cette  restitution  a  été  commandée  par  le  Muséum 
métropolitain  d'art  de  New-York,  auquel  un  riche  citoyen  de  cette  ville  a 
légué  sa  fortune  pour  la  création  d'une  collection  historique  de  modèles 
d'architecture.  Le  musée  fait  donc  exécuter  par  le  monde  entier  des  repro- 
ductions en  relief  des  monuments  les  plus  célèbres;  il  en  formera  une 
galerie  qui  sera  la  première  de  ce  genre. 


Au  congrès  de  la  propriété  artistique  qui  a  été  tenu  à  l'école  des  Beaux- 
Arts,  sous  la  présidence  de  M.  Meissonier,  quelques  résolutions  ont  été 
votées  par  l'assemblée,  parmi  lesquelles  nous  mentionnerons  les  suivantes  : 

La  nature  du  droit  de  l'artiste  sur  ses  œuvres  est  un  véritable  droit  de 
propriété  ;  la  loi  civile  ne  le  crée  pas,  elle  ne  peut  que  le  protéger  et  en 
régler  l'exercice. 

La  durée  du  droit  de  propriété,  lequel  appartient  à  l'artiste  sa  vie  durant, 
est  de  cinquante  ans  après  son  décès. 

L'acquisition  d'une  œuvre  d'art  n'entraîne  pas,  à  moins  de  stipulation 
contraire,  le  droit  pour  l'acquéreur  de  la  reproduire  par  un  procédé  quel- 
conque; exception  est  faite  lorsqu'il  s'agit  d'un  portrait  commandé.  Quant 
à  l'acquisition  faite  par  l'Etat,  elle  rentre  dans  le  droit  commun. 

Les  artistes  qui  ont  pris  part  au  congrès  espèrent  qu'une  loi  interviendra 
pour  ratifier  leurs  délibérations,  ainsi  que  cela  s'est  produit  à  la  suite  du 
congrès  de  1878  :  neuf  lois  nouvelles  sur  la  propriété  artistique  ont  été 
promulguées  en  Espagne,  dans  les  Pays-Bas,  en  Italie,  en  Suisse,  en 
Hongrie,  en  Belgique,  en  Portugal,  en  Tunisie  et  dans  la   principauté   de 


142 


LARTISTE 


Monaco.  En  France,  une  loi   est   en   préparation  depuis   1879;   le   projet 
attend  toujours  la  discussion  devant  les  Chambres. 


Au  nombre  des  dernières  nominations  et  promotions  dans  la  Légion 
d'honneur,  nous  rencontrons  les  noms  de  :  MM.  Félicien  Rops,  artiste 
peintre;  Armand  Gouzien,  inspecteur  des  Beaux-Arts;  Blavette,  Gauthier, 
Hénard,  Lambert,  Montel,  Saladin,  Echernier,  architectes  ;  Victor  Wilder, 
critique  musical  :  au  grade  de  chevalier;  —  M.  Coutan,  statuaire  :  au  grade 
d'officier;  —  MM.  Puvis  de  Chavannes,  artiste  peintre;  André  architecte  : 
au  crade  de  commandeur. 


Le  monument  élevé  par  souscription  à  la  mémoire  de  l'amiral  de  Coli- 
gny,  vient  d'être  inauguré.  Il  est  placé  dans  le  petit  jardin  situé  dans  la  rue 
de  Rivoli,  entre  les  arcades  et  l'Oratoire.  Adossé  au  chevet  du  temple,  il 
offre  la  forme  d'un  cénotaphe  :  sur  le  soubassement  s'appuient  deux  statues 
assises,  en  marbre, la  Patrie  et  la  Religion;  contre  le  piédestal  qui  supporte 
la  statue  de  Coligny,  une  Bible  ouverte,  où  sont  gravées  des  citations. 
L'amiral  est  représenté  debout,  la  main  droite  crispée  sur  la  poitrine,  la 
main  gauche  reposant  sur  la  garde  de  l'épée  ;  le  geste  est  énergique,  l'at- 
titude a  de  la  gravité,  mais  l'expression  de  la  physionomie  est  plutôt 
attristée.  Il  semble,  d'ailleurs,  que  pour  représenter  un  personnage  vêtu  à 
la  mode  du  seizième  siècle,  pour  rendre  le  costume  dont  les  détails  prêtent 
peu  aux  lignes  sculpturales  avec  la  toque,  le  pourpoint,  les  chausses,  les 
longues  bottes,  etc.,  le  bronze  se  fût  autrement  mieux  prêté  que  le  marbre 
à  l'interprétation  pittoresque;  la  statue  aurait  eu  un  tout  autre  accent. 

Deux  colonnes  doriques,  d'un  galbe  gracieux,  soutiennent  un  entable- 
ment et  un  couronnement  avec  deux  urnes  Renaissance  entre  lesquelles 
se  détachent  les  armes  de  Coligny  entourées  de  branches  de  laurier. 
Toute  la  partie  décorative  est  très  heureusement  conçue  dans  le  style  du 
seizième  siècle.  On  souhaiterait  que  les  deux  statues  allégoriques  de  la 
Patrie  et  de  la  Religion  fussent  d'une  expression  mieux  caractérisée,  la 
première,  dont  la  jambe  gauche  émerge  de  la  draperie  par  un  mouvement 
assez  inattendu,  manque  de  style.  L'ensemble  architectural  est,  du  reste, 
d'un  grand  caractère,  et  l'on  regrette  que  la  distance  qui  sépare  les  arcades 
de  la  rue  de  Rivoli,  du  monument  dont  la  hauteur  dépasse  dix  mètres,  ne 
permette  pas  un  recul  suffisant  pour  en  apprécier  pleinement,  dans  tout 
son  développement,  la  belle  ordonnance.  Cette  œuvre  est  due  à  la  colla- 
boration de  MM.  Scellier,  architecte,  et  Crauk,  statuaire. 


CHRONIQUE 


Le  jury  du  concours  pour  la  décoration  picturale  de  la  mairie  du 
XIVe  arrondissement  a  rendu  son  jugement  au  second  degré.  Le  prix 
d'exécution  a  été  attribué  au  projet  de  M.  Chabas.  M.  Tanoux  a  obtenu 
la  première  prime  et  M.  G.  Roussel  la  seconde. 

Sur  le  rapport  de  M.  Emile  Richard,  le  Conseil  municipal  de  Paris  a 
décide  que  la  décoration  de  la  salle  des  Cariatides,  à  l'Hôtel  de  Ville,  qui 
avait  été  confiée  au  peintre  Alexandre  Cabanel,  sera,  à  cause  du  décès  de 
ce  dernier,  exécutée  par  M.  Emile  Lévy.  Cette  salle  est  celle  qui  se  trouve 
au  premier  étage,  entre  les  deux  grands  escaliers  d'honneur;  la  décoration 
picturale  de  la  salle  des  Cariatides  comprend  les  tympans  et  les  voussures. 

En  outre,  le  Conseil  municipal  a  désigné  comme  membres  du  jury 
chargé  de  juger  les  projets,  pour  la  partie  de  la  décoration  qui  est  mise  au 
concours,  MM.  Bonnat,  Lhermitte.  Delaunay,  Merson,  Puvis  de  Cha- 
vannes,  Roll,  Besnard,  Fantin-Latour.  Enfin  le  sculpteur  Rodin  est 
nommé  membre  de  la  commission  de  décoration. 

Les  acquisitions  votées  par  le  Conseil  municipal  parmi  les  œuvres 
exposées  au  dernier  Salon,  sont  les  suivantes  : 

Peinture.  —  Roll,  Y  Eté  10,000  fr.;  Boutigny,  Un  brave  6.000;  Gueldry, 
YEclusée  4.5oo;  Richet,  Forêt  de  Fontainebleau  3. 000;  Sauvage,  Un 
défournement  i.5oo. 

Sculpture.  —  Icard,  Protection  et  Avenir  (plâtre)  6.000;  Gardet,  Chien 
danois  (marbre)  8.000;  Chatrousse,  l'Histoire  inscrivant  le  centenaire 
(statue  pierre)  6.000;  Houssin,  Glaneuse  (plâtre)  4.000. 

On  remarquera  que  la  toile  de  M.  Roll,  Y  Eté,  était  comprise  aussi  sur 
la  liste,  précédemment  publiée  ici,  des  acquisitions  projetées  par  l'État. 
Avant  que  ce  dernier  ait  pris  une  décision  définitive  au  sujet  de  ses  achats, 
est  intervenu  le  vote  du  Conseil  municipal.  Il  nous  paraît  regrettable,  en 
un  certain  sens,  que  l'administration  des  Beaux-Arts  ait  laissé  cette  œuvre 
lui  échapper,  car  elle  aurait  pu  remplacer,  non  sans  avantage,  dans  le 
musée  du  Luxembourg,  une  autre  toile  de  M.  Roll,  la  Guerre,  qui  fut 
acquise  au  Salon  de  1887,  et  qui,  en  dépit  de  sa  grande  dimension,  est  loin 
d'avoir  l'importance  et  la  valeur  artistique  de  Y  Eté. 

Un  concours  est  ouvert  entre  tous  les  sculpteurs  français  par  la  ville  de 
Paris,  suivant  une  décision  du  Conseil  municipal,  pour  l'érection  d'une 
statue  à  Condorcet,  sur  le  refuge  du  quai  Conti,  symétriquement  à  la 
statue  de  Voltaire  placée  sur  le  quai  Malaquais,  à  l'autre  extrémité  du 
palais  Mazarin. 

Voici  les  principales  conditions  de  ce  concours  :  la  statue  aura  trois 
mètres  de  hauteur.  Les  concurrents  produiront  des  esquisses  au  sixième 
de  l'exécution.  Chaque  esquisse  sera  signée  de  son  auteur.  Toutes  les 
1S89  —  l'artiste  —  t.  11  10 


i44  L'ARTISTE 

esquisses  qui  dépasseront  cette  dimension,  soit  om,5o,  seront  exclues  de 
droit.  Le  concours  ne  comprenant  pas  les  piédestaux,  aucun  piédestal  ne 
sera  admis. 

Les  esquisses  devront  être  déposées  à  la  salle  Saint-Jean  Hôtel  de 
Ville)    ou   en  tout    autre  lieu  qui   sera  ultérieurement   désigné,  le   lundi 

21  octobre,  avant  cinq  heures  du  soir. 

Le  jugement  sera  rendu,  au  plus  tard,  le  dixième  jour  de  l'exposition 
publique,  qui  durera  quinze  jours  et  commencera  le  samedi  26  octobre.  Le 
jury  chargé  du  classement  des  projets,  sera  composé  du  Préfet  de  la  Seine 
ou  son  délégué,  président;  de  trois  membres  designés  par  les  concurrents, 
de  six  membres  désignés  par  le  Conseil  municipal,  de  deux  membres 
désignés  par  l'Administration  et  de  l'Inspecteur  en  chef  des  Beaux-Arts  et 
des  Travaux  historiques,  secrétaire. 

Les  concurrents  procéderont  à  l'élection  de  leurs  trois  jurés  le  mardi 

22  octobre,  à  deux  heures  précises,  dans  la  salle  Saint-Jean,  à  l'Hôtel  de 
Ville,  sous  la  présidence  du  Préfet  de  la  Seine  ou  de  son  délégué  et  de 
deux  membres  de  la  Commission  des  Beaux-Arts,  du  Conseil  municipal. 
L'élection  se  fera,  au  premier  tour  de  scrutin,  à  la  majorité  absolue;  au 
second  tour  de  scrutin,  elle  aura  lieu  à  la  majorité  relative.  Le  Conseil 
municipal  désignera  six  autres  jurés  soit  dans  son  sein,  soit  en  dehors. 
Tout  membre  du  jury  qui  sera  parent  ou  allié  d'un  candidat  à  un  degré 
quelconque,  sera  récusé  d'office  par  l'Administration.  Les  artistes  concur- 
rents ne  recevront  pas  d'autre  convocation  que  celle  qui  est  indiquée  dans 
le  programme.  Ils  apporteront  les  pièces  nécessaires  pour  que  le  bureau 
puisse,  le  jour  de  l'élection,  constater  au  besoin  leur  identité  et  leur  qualité 
de  Français. 

Trois  esquisses  pourront  être  choisies  parmi  les  œuvres  des  concur- 
rents. Les  auteurs  de  ces  esquisses  seront  chargés  d'exécuter  chacun  le 
modèle  de  la  figure  de  Condorcet  conformément  à  leur  esquisse  au  tiers 
de  l'exécution  définitive.  L'artiste  qui,  sur  son  modèle,  aura  réuni  les 
suffrages  du  jury,  sera  chargé  de  l'exécution  définitive;  les  deux  autres 
classés  suivant  le  mérite  de  leurs  œuvres,  recevront  :  le  premier,  une 
prime  de  i,5oo  francs,  le  second,  une  prime  de  1,000  francs.  Dans  le  cas 
où  aucun  des  trois  modèles  ne  serait  jugé  digne  par  le  jury  d'être  exécuté, 
les  trois  concurrents  n'en  recevront  pas  moins  une  prime  fixe  de  800  francs 
chacun. 

Il  sera  donné  à  chacun  des  concurrents  un  délai  de  six  mois  pour  faire 
le  modèle;  le  jugement  de  ce  second  degré  du  concours  aura  lieu  dans 
la  première  quinzaine  de  mai  1890.  Les  modèles  et  les  esquisses  des 
concurrents  primés  appartiendront  à  l'Administration. 

Si  le  jury  use  de  son  pouvoir  de  ne  pas  décerner  le  prix  d'exécution, 
ou  s'il  le  décerne,  il  devra,  dans  l'un  ou  l'autre  cas,  motiver  son  jugement 
par  un  rapport  écrit  rendu  public. 


CHRONIQUE  i45 


Une  somme  de  8,000  francs  sera  mise  à  la  disposition  de  l'artiste 
désigné  par  le  jury  pour  l'exécution  définitive  du  modèle,  grandeur 
d'exécution,  lequel  sera  coule  en  bronze  aux  frais  de  la  Ville.  Il  pourra 
être  payé  des  acomptes  en  raison  de  l'avancement  de  l'œuvre,  sans  que. 
toutefois,  ces  acomptes  dépassent  les  deux  tiers  de  la  valeur  du  travail 
effectué.  L'auteur  du  modèle  primé  devra  surveiller  la  fonte  et  s'eut, 
avec  le  fondeur  pour  tous  les  détails  relatifs  à  l'exécution  de  l'œuvre. 

Tout  artiste  qui  en  fera  la  demande  recevra  l'exemplaire  du  programme 
avec  la  désignation  de  l'emplacement  du  monument.  Il  devra,  a  cet  effet, 
s'adresser  à  l'Hôtel  de  Ville,  direction  des  Travaux  (bureau  des  Beaux- 
Arts  . 

Les  esquisses  qui  n'auront  pas  été  réservées  par  le  jury,  devront  être 
enlevées  dans  un  délai  de  cinq  jours  après  la  clôture  de  l'exposition 
publique,  par  les  soins  des  concurrents,  l'Administration  devant  se 
trouver  dans  l'obligation  de  ne  pas  conserver  les  objets  en  question  passé 
ce  délai. 

Un  nouveau  concours  est  ouvert,  par  la  Ville  de  Paris,  pour  la  production 
d'un  poème  destiné  à  servir  de  livret  pour  une  composition  musicale  en 
plusieurs  parties,  avec  soli  et  chœurs.  Le  sujet,  auquel  on  aura  la  faculté 
de  donner  la  forme  historique,  légendaire  ou  symbolique,  devra  offrir  un 
caractère  national  et  exprimer  les  sentiments  de  l'ordre  le  plus  élevé. 

Les  auteurs  peuvent  se  procurer  à  l'Hôtel  de  Ville,  bureau  des  Beaux- 
Arts,  le  programme  de  ce  concours  dont  le  prix  est  de  mille  francs.  Le 
dernier  délai  pour  la  remise  des  manuscrits,  est  fixé  au  i5  novembre  pro- 
chain. 

La  ville  de  Paris  possède,  au  n°  5~  de  la  ruedeReuilly,  une  école  profes- 
sionnelle gratuite  pour  les  industries  du  meuble,  des  bronzes  d'art  et  de  la 
gravure,  dite  école  Boulle.  Les  bâtiments  de  cette  école  étant  en  mauvais 
état  et  insuffisants  pour  recevoir  tous  les  élèves  qui  s'y  font  inscrire,  le 
Conseil  municipal  en  a  décidé  la  reconstruction.  Les  plans  et  devis  de  cette 
reconstruction  vont  être  mis  au  concours.  Il  s'agit  d'édifier  des  classes, 
ateliers  et  magasins  pouvant  recevoir  environ  400  élèves,  répartis  entre  les 
diverses  professions  qui  touchent  aux  industries  enseignées  à  l'école  : 
ebénisterie,  tapisserie,  tournage,  modelage,  fonte,  soudure,  ciselure.  Le 
programme  exact  des  travaux  à  exécuter,  avec  la  surface  des  salles  à  cons- 
truire, va  être  prochainement  déterminé  par  le  Conseil,  et  il  sera  mis 
ensuite  à  la  disposition  des  architectes  qui  voudraient  prendre  part  au  con- 
cours. 

M.  Osiris  a  fait  exécuter  à  ses  frais  par  MM.  Falguière  et  Mereié  un 
groupe  à  la  mémoire  d'Alfred  de  Musset.  Il  en  fait  don  au  Conseil    muni- 


i46  L'ARTISTE 

cipal,  qui  accepte  et  qui  lui  assigne  pour  emplacement  le  terre-plein 
place  Saint-Augustin,  où  est  actuellement  un  bassin. 


L'Union  artistique  des  Ardennes  organise  sa  deuxième  exposition  d'ou- 
vrages de  peinture,  sculpture,  dessins,  etc.,  laquelle  aura  lieu  à  Charleville 
du  22  septembre  au  20  octobre  prochain.  Les  artistes  qui  voudront  y  pren- 
dre part  devront  adresser  dès  à  présent  une  demande  à  M.  le  Président  de 
la  société,  à  Charleville,  qui  leur  enverra  tous  renseignements. 


Le  gouvernement  suisse  ouvre  un  concours  pour  la  construction,  à 
Berne,  d'un  monument  qui  devra  servir  de  musée  et  de  palais  d'exposition 
des  Beaux-Arts. 


Une  exposition  des  Beaux-Arts  aura  lieu  à  Madrid,  au  mois  d'avril  pro- 
chain. La  reine  régente  vient  de  signer  le  décret  qui  autorise  l'organisa- 
tion de  cette  exposition. 


Un  de  nos  collaborateurs  a  précédemment  étudié  ici  la  collection 
Secrétan.  La  vente  de  cette  collection  restera  mémorable  et  nous  croyons 
devoir  en  enregistrer  les  résultats. 

Dirigée  par  MM.  Chevallier,  commissaire-priseur,  et  Ferai,  expert,  elle 
a  débuté  par  l'adjudication  des  dessins  et  aquarelles  qui  faisaient  partie  de 
la  collection  :  le  Portrait  du  Poussin,  dessin  à  la  mine  de  plomb  par 
Ingres,  sur  une  demande  de  i,5oo  fr.,  est  vendu  950  fr.  —  Portrait  de  La 
Fontaine,  dessin  par  le  même,  demande  i,5oo  fr.,  vendu  1,600  fr. — 
Portrait  de  l'acteur  Régnier,  aquarelle  par  Delacroix,  demande  2,000  fr., 
adjugé  1,000  fr.  —  Rabelais,  aquarelle  par  Delacroix,  demande  2,000  fr., 
payé  i,35o  fr.  —  Eug.  Lami,  Présentation  du  Dauphin  par  Louis  XIV 
aux  ambassadeurs  d'Espagne,  aquarelle,  sur  une  demande  de  4,000  fr., 
vendu  5,ioo  fr.  —  Eug.  Lami,  le  Rendez-vous  de  chasse,  aquarelle, 
demande  4.000  fr.,  adjugé  4,3oo  fr.  —  Eug.  Lami,  Un  Jour  de  réception 
a  Versailles,  aquarelle,  demande  3, 000  fr.,  payé  3,200  fr.  —  Meissonier, 
Portrait  d'homme,  dessin  au  fusain,  demande  2,000  fr.,  vendu  900  fr. — 
■nier,   Portrait  de  Corneille,  dessin   aux  deux  crayons,  demande 


CHRONIQUE  147 


i,5oo  fr.,  payé  1,000  fr.  —  Meissonier,  Gentilhomme  frisant  sa  moustache, 
sépia  rehaussée  d'aquarelle  et  de  gouache,  demande  S, 000  fr.,  vendue 
10,100  fr.  —  Meissonier,  Gentilhomme  Louis  XIII,  dessin  à  l'encre  de 
Chine,  demande  6,000  fr.,  payé  6,200  fr.  —  Meissonier,  Trompette  à 
cheval,  dessin  à  la  plume  avec  taches  d'encre  de  Chine  et  de  gouache  au 
pinceau,  demande  10,000  fr.,  vendu  6,5oo  fr. —  Meissonier,  Un  Spadassin, 
sépia  rehaussée  de  gouache,  demande  8,000  fr.,  pavé  7,250  fr.  —  Meisso- 
nier, les  Joueurs  d'échecs,  dessin  à  la  sépia,  demande  20,000  fr.,  payé 
22,5oofr. —  Louis  Leloir,  la  Sérénade,  aquarelle,  demande  i5,ooo  fr., 
vendu  16,200  fr.  —  J.-F.  Millet,  Paysan  faisant  boire  deux  vaches,  sur 
une  demande  de  20,000  fr.,  adjugé  26,000  fr.  —  J.-F.  Millet,  la  Bergère, 
pastel,  demande  20,000  fr.,  adjugé  25,200  fr.  —  Decamps,  Jésus  parmi  les 
docteurs,  aquarelle,  demande   i5,ooofr.,  vendu  28,5oo  fr. 

On  a  procédé  ensuite  à  la  vente  des  tableaux  :  Enfants  arabes,  d'Eugène 
Fromentin,  adjugé  13,900  fr.,  sur  une  demande  de  20,000  fr.  — Eug. 
Fromentin,  Cavalie?~s  arabes,  demande  i5,ooo  fr.,  vendu  13,700  fr. — 
Géricault,  Un  Lancier  (ce  tableau  a  appartenu  à  Eugène  Delacroix,  et  a 
fait  partie  de  la  galerie  du  prince  Napoléon),  vendu  14,100  fr.,  sur  une 
demande  de  10,000  fr.  — Delacroix,  Tigre  surpris  par  un  serpent,  adjugé 
35,5oo  fr.,  sur  une  demande  de  25, 000.  —  J.-F.  Millet,  L'Angelus,  sur 
une  demande  de  3oo,ooofr.,  adjugé  553, 000  fr.  —  J.-F.  Millet,  le  Retour 
à  la  Fontaine,  étude,  20,600  fr.  —  Prud'hon,  Andromaque,  demande 
25,ooo  fr.,  payé  10,100  fr.  —  Th.  Rousseau,  la  Hutte  des  charbonniers, 
demande  120,000  fr.,  payé  75,5oo  fr. —  Th.  Rousseau,  la  Ferme  sous  bois, 
(vendu  1 ,525  fr.  à  la  vente  de  dix-sept  de  ses  œuvres,  faite  parle  peintre 
le  16  mai  1 863),  adjugé  58,5oo  fr. —  Th.  Rousseau,  Jean  de  Paris, 
42,000  fr.  —  Th.  Rousseau,  le  Printemps,  adjugé  33, 000  fr.  —  Troyon, 
le  Passage  du  gué  obtient  le  prix  delà  demande,  120.000  fr. — -Troyon, 
Vaches  au  pâturage,  45,000  fr.  —  Troyon,  le  Chien  d'arrêt,  acheté 
4,5oo  fr.  au  Salon  de  i855,  adjugé  70,000  fr.  —  Troyon,  Pâturage 
normand,  3i,5oofr.  —  Troyon,  la  Descente  des  vaches,  37,100  fr.  — 
Troyon,  Berger  ramenant  son  troupeau,  demande  40,000  fr.,  vendu 
43,000  fr.  —  Troyon,  la  Basse-cour,  demande  25, 000  fr.,  vendu 
36,200  fr.  — Ziem,  Canal  en  Hollande,  20,5oo  fr.  —  Bonington,  Sur  la 
plage,  demande  20,000  fr.,  vendu  29,100  fr.  —  Corot,  le  Matin,  demande 
5o,ooo  fr.,  adjugé  56, 000  fr.  —  Corot,  Biblis,  la  dernière  œuvre  du  maître, 
demande  60,000  fr.,  adjugée  84,000  fr.  —  Corot,  le  Soir,  demande 
1 5,ooo  fr.,  vendu  16,000  fr.  —  Corot,  Y  Etang,  demande  4,000  fr.,  vendu 
6,100  fr.  —  Courbet,  la  Remise  des  chevreuils,  sur  une  demande  de 
20,000  fr.,  adjugé  76,000  fr.  —  Couture,  le  Trouvère,  sur  une  demande 
de  25,000  fr.,  vendu  14,000  fr. —  Daubigny,  la  Rentrée  des  moutons, 
demande  40,000  fr.,  vendu  42,500  fr.  —  Daubigny,  Ruisseau  dans  la  forât, 
demande  i5,ooo  fr.,    vendu  i5,ioo    fr.  —  Decamps,  Joseph  vendu  par  ses 


i48  L'ARTISTE 


frcrcs,  demande  80,000  fr.,  adjuge  40,500  fr.  —  Decamps,  les  Singes 
experts,  demande  75.0011  fr.,  vendu  70,600  fr.  —  Decamps,  le  Frondeur, 
demande  60,000  fr.,  adjugé  92,000  fr.  —  Decamps.  Bourreaux  turcs, 
demande  3o,ooofr.,  vendu  33,5oo  fr.  —  Decamps,  Bouledogue  et  terrier 
écossais,  demande  25, 000  fr.,  vendu  46,000  fr.  —  Eugène  Delacroix, 
le  Retour  de  Christophe  Colomb,  36, 000  fr.  —  Eug.  Delacroix.  Desdémone 
maudite  par  son  père,  sur  une  demande  de  20,000  fr..  pavé  i5,ooo  fr.  — 
Diaz,  Diane  chasseresse,  demande  5o,ooo  fr.,  adjugé  71,000  fr.  —  Diaz,  la 
Descente  des  Bohémiens,  vendu  33, 000  fr.  —  Diaz.  Vénus  et  Adonis, 
demande  3o,ooo  fr.,  vendu  36, 000  fr.  —  Diaz,  Vénus  et  l'Amour,  sur  une 
demande  de  25, 000  fr.,  payé  17,800  fr.  —  Diaz,  Mare  sous  bois,  g, 000  fr., 
Étude  de  femme  nue,  6,700  fr.  —  Jules  Dupré,  Bords  de  rivière, 
40,000  fr.  —  Fortuny,  Fantasia  arabe,  demande  3o.ooo  fr.,  vendu 
24,300  fr.  —  Eug.  Fromentin,  les  Gorges  delà  Chiffa,  demande  5o,ooofr., 
vendu  43,000  fr.  —  Eug.  Fromentin,  la  Chasse  au  faucon,  41,000  fr. — 
Eug.  Fromentin,  Y  Alerte,  25,700  fr.  —  Géricault,  les  Courses  libres  à 
Rome,  2,200  fr.  —  Ingres,  Œdipe  et  le  Sphinx,  sur  une  demande  de 
3o,ooo,  payé  17,000  fr.  —  Isabey,  Un  mariage  dans  l'église  de  Delft,  sur 
une  demande  de  5o.ooo  fr.,  arrivé  à  75,100. 

Les  peintures  de  Meissonier,  indépendamment  des  dessins  mentionnés 
ci-dessus,  formaient  une  part  importante  de  la  collection  Secrétan.  Voici 
les  prix  d'adjudication  auxquels  elles  ont  atteint  :  Les  Trois  Fumeurs, 
demande  40,000  fr.,  vendu  42,000  fr.  —  Joueurs  de  boules  à  Antibes, 
adjugé  60,000  fr.  sur  une  demande  de  40,000  fr.  —  Ecrivain  méditant, 
demande  5o,ooo  fr.,  vendu  45,000  fr.  —  Lecture  du  manuscrit,  demande 
40,000  fr.,  vendu  39,000  fr.  — Liseur  en  costume  rose,  demande  5o,ooo  fr., 
vendu  66.000  fr.  —  Troupe  de  mousquetaires,  demande  5o,ooo  fr., 
vendu  36, 600  fr.  —  Fumeur  en  costume  rouge,  demande  5o,ooo  fr.,  vendu 
35,5oo  fr.  —  Liseur  blanc,  demande  40,000  fr.,  vendu  36, 000  fr.  —  Le 
Baiser,  demande  25, 000  fr.,  vendu  17,000  fr.  — Le  Peintre,  demande 
20,000  fr.,  adjugé  29,000  fr.  —  Causerie,  demande  3o,ooo  fr.,  vendu 
26,000  fr.  —  Récit  du  siège  de  Berg-op-Zoom  (médaillon  ayant  exacte- 
ment la  dimension  d'une  pièce  de  5  fr.,  soit  4  cent  1/2  de  diamètre), 
demande  12,000  fr.,  vendu  20,104  fr.  —  Amateur  de  peinture,  i5,ioo  fr. 
—  Hussard  appuyé  sur  son  cheval,  16,000  fr.  —  Liseur  en  costume  rose, 
demande  5o,ooo  fr.,  adjugé  66,000  fr.  —  Joueurs  de  boules  à  Versailles, 
demande  100,000  fr.,  adjugé  71,000  fr.  —  Ecrivain  méditant,  demande 
5o,ooo  fr.,  adjugé  45,000  fr.  —  Le  Vin  du  curé,  demande  80,000  fr., 
adjugé  90,100  fr.  —  Cuirassiers  (i8o5),  demande  25o,ooo  fr.,  acquis 
190,000  fr.  —  Dans  les  fossés  d' Antibes,  demande  100,000  fr.,  vendu 
44,5oo  fr.  —  Le  peintre  et  l'amateur,  sur  une  demande  de  70,000  fr., 
payé  63,ioo  fr.  —  Jeune  homme  écrivant  une  lettre,  sur  une  demande  de 
5o,ooo  fr.,  payé  65,5oo  francs. 


CHRONIQUE  149 


Voici  les  résultats  de  l'adjudication  des  tableaux  anciens  : 

Pieter   de   Hoogh,   Intérieur  hollandais,  vendu    276, fr.,  sur  une 

demande  de  i5o,ooo  fr.  —  Frans  Hais,  Portait  de  Pieter  Van  Jeu  Broeke 
d'Anvers,  fondateur  de  Batavia,  demande  60,000  fr.,  vendu  1  io,5oo  fr.  — 
Antonio  de  Moor,  Portrait  d'Edouard  VI,  roi  d'Angleterre,  sur  une 
demande  de  20,000  fr.,  adjuge  9.200 fr.  —  Boucher,  le  Sommeil  de  Venus, 
demande  10,000  fr.,  vendu  S,5oo  fr.  —  Canale.  Vue  de  Venise,  demande 
60,000  fr.,  vendu  5 3. 000  fr.  —  Albert  Cuvp,  V Artiste  dessinant  d'après 
nature,  vendu  41,000  fr.,  sur  une  demande  de  40,000  fr.  —  Gérard  Dow, 
Femme  âgée  regardant  des  objets  précieux,  demande  12,000  fr.,  vendu 
10,200  fr.  — Drouais,  Portrait  de  Mmo  Du  Barry,  demande  40,000  fr., 
adjuge'  36,5oo  fr.  —  Antoine  van  Dyck,  Portrait  en  pied  de  César- Alexan- 
dre Scaglia,  adjugé  14,500  fr.,  sur  une  demande  de  25, 000  fr.  —  Van 
Dyck,  Portrait  d'Anne  Cavendicsh,  lady  Riche,  demande  100.000  fr., 
atteint  74,000  fr.  —  Fragonard,  VHeureuse  Famille,  demande  25, 000  fr., 
adjugé  45,000  fr.  —  Claude  Lorrain,  Site  d'Italie  au  soleil  couchant, 
demande  i5,ooo  fr.,  vendu  6,5oo  fr.  —  Greuze,  Portrait  de  M"e  Leroux 
demande  20,000  fr.,  vendu  10,900  fr.  —  Frans  Hais,  Portraits  de  Scrive- 
rius  et  de  sa  femme,  sur  une  demande  de  60,000  fr.,  poussés  à  91,000  fr. 

—  Frans  Hais,  Famille  hollandaise,  demande  5o,ooo,  vendu  3o.5oo  fr.  — 
Th.  de  Keyser,  Portrait  d'un  homme  de  loi,  demande  25, 000  fr.,  vendu 
22,000  fr.  —  Portrait  de  jeune  dame,  et  Famille  hollandaise  dans  un  inté- 
rieur, par  Th.  de  de  Keyser,  le  premier,  21,000  fr.,  sur  une  demande  de 
20,000  fr.,  le  second  23, 000  fr.,  sur  une  demande  de  20,000.  —  Lancret, 
Les  plaisirs  de  l'hiver,  demande  3 5. 000  fr..  vendu  34,200  fr.  —  Quentin 
Matzys,  Portrait  d'Etienne  Gardener,  évêque  de  Winchester  et  grand 
chancelier  d'Angleterre,  3o,ooo  fr.  —  Van  der  Meer  de  Delft,  la  Dame  et 
la  Servante,  demande  80,000  fr.,  vendu  75,000  fr.  —  Van  der  Meer  de 
Delft,  le  Billet  doux,  demande  60,000  fr.,  vendu  62.5oo  fr.  —  Gabriel 
Metsu,  Intérieur  hollandais,  demande  35, 000  fr.,  vendu  64,500  fr.  — 
Metsu,  le  Déjeuner,  demande  40,000  fr.,  vendu  80,000  fr.  —  Van  Ostade, 
le  Jeu  interrompu,  adjugé  26,5oo  fr.,  sur  une  demande  de  3o,ooo  fr. — 
Pater,  VEnscignc  de  Gersain,  20,000  fr.,  le  prix  de  la  demande.  —  Paul 
Potter,  les  Chevaux  du  Stathouder,  demande  20,000  fr.,  vendu  20,5oo  fr. 

—  Rembrandt,  YHomme  à  l'armure,  demande  40,000  fr.,  adjugé  23, 000  fr. 

—  Rembrandt,  Portrait  de  la  sœur  de  l'artiste,  demande  25, 000  fr., 
vendu  29.500  fr.  —  Reynolds,  la  Veuve  et  son  enfant,  adjugé  27,000  fr., 
sur  une  demande  de  25, 000  fr.  —  Rubens,  David  et  Abigail,  demande 
80,000  fr.,  adjugé  1 12,000  fr.  —  Ruisdaél,  YEcluse,  demande  i5,ooo  fr., 
vendu  37,000  fr.  —  Slingelandt,  la  Dentelièrc,  demande  20,000  fr., 
vendu  26,5oo  fr.  —  Jean  Steen,  le  Lever,  demande  10,000  fr..  vendu 
16,000  fr.  —  David  Teniers  le  jeune,  les  Cinq  sens,  représentés  par  cinq 
sujets,  adjugés  6o,2  5ofr.  —  Teniers,  la  Ferme  19,000  h.;  le  Puits,  21, 5 00  fr., 


i5o  L'ARTISTE 


sur  une  demande  de  i5,ooo  fr.  —  Terburg,  la.  Dépêche,  demande  20,000  fr., 
adjugé,  1  i,5oo  fr.  —  Tiepolo,  le  Christ  descendu  de  la  croix,  12,100  fr.  — 
Velazquez,  Portrait  de  Philippe  IV,  adjugé  12,000  fr. 

Les  principales  enchères  obtenues  à  l'adjudication  des  objets  d'art  com- 
pris dans  la  collection  sont  les  suivantes  : 

Une  suite  de  cinq  magnifiques  tapisseries  du  temps  de  la  Régence  repré- 
sentant des  scènes  d'acrobates,  des  danseurs,  des  acteurs  de  la  comédie 
italienne  et  des  animaux  sous  des  portiques  fleuris  et  des  dais  formés  de 
draperies  d'après  les  dessins  de  Berain,  et  le  tout  en  couleurs  sur  fond 
havane  clair,  adjugées  25, 000  fr.  —  Deux  groupes  en  marbre  blanc,  com- 
posés chacun  d'un  enfant  nu  debout  sur  un  dauphin  et  sonnant  de  la 
conque,  attribués  à  Vicenso  Danti,  vendus  1 1,100  fr.  —  Amphitrite,  marbre 
de  l'école  de  Fontainebleau  6,400  fr.  —  Deux  groupes  en  marbre  de 
l'école  française,  Vénus  et  l'Amour,  8,000  fr.  —  Cheminée  monumentale 
en  marbre,  de  l'école  italienne  moderne,  4,3oo  fr.  —  Un  beau  groupe  en 
marbre  par  Falconet,  monument  élevé  à  la  gloire  de  la  grande  Catherine, 
et  composé  d'un  médaillon  ovale,  qui  présente  en  bas-relief  le  buste 
casqué,  de  profil,  de  l'impératrice.  Ce  médaillon  repose  sur  un  fût  de 
colonne  et  est  soutenu  par  une  Renommée  figurée  par  une  femme  de- 
bout, drapée  en  partie  et  qui  l'enlace  de  fleurs.  — ■  Statue  en  marbre,  Eve 
debout  tentée  par  le  serpent,  par  Falguière,  vendue  12,000  fr.  —  Deux 
statuettes  en  marbre  par  Gauthier,  représentant  :  l'une  un  enfant  bac- 
chant  couronné  de  pampres  et  qui  porte  du  raisin  dans  sa  chemise  rele- 
vée ;  l'autre  une  jeune  fille  debout  qui  porte  des  œufs  et  des  épis  de  blé 
qu'un  coq  placé  près  d'elle  semble  vouloir  lui  disputer,  20,600  fr.  —  Statue 
en  marbre  attribuée  à  Girardon,  Apollon,  3, 800  fr.  —  Groupe  en  marbre 
de  deux  figures  nues,  par  Emile  Leysalle,  Les  danseurs,  5, 800  fr.  —  Groupe 
en  marbre  représentant  Enée  portant  Anchise  et  suivi  par  Ascagne,  attri- 
bué à  Puget,  7,5oo  fr.  —  Buste  en  marbre  de  Pajou,  signé  Roland, 
l'an  VIII,  9,000  fr.  —  Un  bas-relief  rectangulaire  par  Clodion  :  Bac- 
chante nue  et  satyre  assis  tenant  chacun  un  enfant  sur  leurs  genoux, 
8,100  fr.  —  Un  bas-relief  rectangulaire,  attribué  à  Clodion,  représentant  le 
Triomphe  de  Bacchus,  6,000  fr.  — Un  groupe  par  Clodion,  Offrande  à 
V Amour,  1 1,000  fr.  —  Bas  relief  rectangulaire  en  hauteur  signé  Clodion  et 
daté  de  1765,  il  représente  trois  nymphes  debout  et  se  donnant  la  main, 
2,5oo  fr.  —  Statuette  signée  des  prénoms  de  Clodion,  Pierre-Michel  : 
Femme  satyre  portant  un  chien  griffon,  4,700  fr.  —  Statuette  attribuée  à 
Clodion  :  Bacchante  nue  courant,  3, 800  fr. —  Deux  terres  cuites  de  Marin: 
Bacchante  debout,  3, 000  fr.  ;  Bacchante  nue,  3, 800  fr.  —  Buste  de  femme, 
bronze  italien  du  seizième  siècle  sur  piédouche  en  porphyre  rouge  orien- 
tal, 3,68o  fr.  — Buste  du  cardinal  de  Richelieu,  bronze  du  temps,  6,000  fr. 
—  Grand  groupe  en  bronze  du  temps  de  Louis  XIV,  représentant  une 
scciic  tirée  de  l'histoire  de   Didon,  8,100   fr.  —  Deux  groupes  se   faisant 


CHRONIQUE  i5i 


pendant  et  composes  chacun  de  trois  figures,  l' Enlèvement  d'Orithye  par 
Borée,  et  l'Enlèvement  de  Proserpine  par  Pluton,  bronzes  français  du 
temps  de  Louis  XIV,  io,5oo  t"r.  — Hercule  enfant,  bronze  de  la  même 
époque,  5,900  fr.  — ■  Un  beau  vase  en  ancienne  porcelaine  de  Sèvres,  pâte 
tendre  fond  bleu,  turquoise  à  feuilles  en  relief,  mesurant  42  centimètres 
de  hauteur,  vendu  20,100  fr.,  sur  une  demande  de  3o,ooo  fr. —  Un  autre 
vase  également  en  ancienne  porcelaine  pâte  tendre,  à  panse  ovoïde,  fond 
vert  pomme,  hauteur  q3  centimètres,  19,000  fr..  sur  une  demande  de 
3o,ooo  fr. —  Deux  vases  en  ancienne  porcelaine  pâte  tendre,  de  forme 
ovoïde  à  gorge,  à  couvercle  et  à  anses  à  enroulements,  surmontés  de 
bustes  d'enfants  en  ronde  bosse,  4,400  fr.  —  Deux  vases  à  panse  cylindri- 
que, en  ancienne  porcelaine  pâte  tendre,  à  fond  bleu  semé  d'œils-de- 
perdrix  d'or  et  bouquets  de  fleurs  polychromes  sur  la  panse,  6,100  fr. — 
Un  grand  vase  ovale  de  plan  et  à  quatre  ressauts,  en  ancienne  porcelaine 
pâte  tendre,  à  décor  bleu  et  or,  et  à  festons  de  feuillages  verts,  5, 600  fr.  — 
Un  service  de  table  et  à  dessert,  en  ancienne  porcelaine  de  Sevrés  pâte 
tendre,  décoré  de  bouquets  et  de  jetés  de  fleurs  polychromes,  8,000  fr.  (se 
composaitdecenttrente-septpièces).  —  Un  tête-à-tête,  égalementen  ancienne 
porcelaine  pâte  tendre,  décoré  d'ornements  et  de  rosaces  exécutés  en  or 
sur  fond  bleu  de  roi  et  enrichi  de  festons  de  fleurs  polychromes,  3,900  fr. 

—  Parmi  les  autres  porcelaines,  un  groupe  important  d'ancienne  porce- 
laine de  Saxe,  représentant  le  Triomphe  d'Apollon  et  composé  de  dix 
figures  allégoriques,  a  été  adjugé  7,5oo  fr. —  Parmi  les  bronzes  d'ameu- 
blement :  une  grande  pendule  du  temps  de  Louis  XVI,  en  bronze  ciselé 
et  doré,  4,700  fr.,  et  deux  grands  candélabres  de  la  fin  du  xvme  siècle, 
Bacchante  et  Faune,  d'après  Clodion,  en  bronze  vert,  portant  chacun  une 
corne  d'abondance  d'où  s'échappent  huit  branches  porte-lumières,  vendus 
27,100  fr.  —  Parmi  les  meubles  :  un  meuble  de  salon  du  temps  de 
Louis  XVI,  en  bois  sculpté  et  doré,  se  composant  d'un  grand  canapé  et 
de  quatre  fauteuils,  7,5oo  fr. 

Dix-sept  tableaux  qui  formaientle  complément  de  la  collection  Secrétan 
et  se  trouvaient  à  Londres,  ont  été  vendus  dans  cette  ville  :  Pater,  Scènes 
dans  un  camp,  deux  pendants  adjugés  1 8,8 10  fr.  —  Pater,  Scènes  cham- 
pêtres, deux  pendants,  21,460  fr.  —  Hobbema,  Paysage,  87,500  fr.  — 
Hobbema,  Paysage  avec  personnages  et  animaux,  137,900  fr.  —  Isaac 
Ostade,  le  Cabaret,  29,800  fr.  —  Adrian  Van  de  Velde,  l'Heure  de  la 
traite,  74,000  fr.  —  Philippe  Wouwermans,  Prise  d'une  ville,   10,400  fr. 

—  Ph.  Wouwermans,  Déchargement  d'un  navire,  i2,3oo  fr. —  Perugino, 
Madone,  84,000  fr.  —  Decamps,  Intérieur  de  cour,  adjuge  54,100  fr.  — 
Eugène  Delacroix,  Christophe  Colomb  au  monastère,  3o,5oo  fr.  —  Eugène 
Delacroix,  le  Giaour,  33, 000  fr.  —  J.-F.  Millet,  le  Vanneur,  8o,5oo  fr.— 
Troyon,  le  Garde-chasse,  54,5oo  fr.  —  Troyon,  les  Hauteurs  de  Suresnes, 
79,5oo  fr. 


i52  L'ARTISTE 

Le  total  de  la  vente  a  dépassé  six  millions  et  demi  :  c'est  la  première  fois 
que  l'adjudication  d'une  collection  d'œuvres  d'art  donne  un  tel  résultat. 
L'enchère  la  plus  importante  a  été  obtenue  par  V Angélus  de  Millet, 
adjugé  553,ooo  francs  à  M.  Antonin  Proust,  représentant  un  syndicat 
d'amateurs  qui  s'étaient  concertés  pour  en  faire  l'acquisition  et  se  propo- 
saient de  le  mettre  à  la  disposition  de  l'Etat  pour  le  musée  du  Louvre.  Sur 
la  demande  de  M.  Fallières,  ministre  de  l'Instruction  publique  et  des 
Beaux-Arts,  la  commission  du  budget  avait  voté  l'acquisition  du  tableau 
de  Millet  :  malheureusement,  la  procédure  parlementaire  n'a  pas  permis 
de  mettre  à  l'ordre  du  jour  en  temps  utile  pour  que  le  Sénat  pût  le  voter, 
après  la  Chambre,  le  projet  de  loi  déposé  par  le  gouvernement.  En 
conséquence,  ce  projet  a  été  retiré,  et  le  tableau  a  été  remis  à  une  associa- 
tion artistique  composée  d'Américains  qui,  après  avoir  été  le  concurrent 
de  M.  Antonin  Proust  dans  la  lutte  des  enchères,  avait  offert  à  ce  dernier 
de  se  charger  du  tableau  au  prix  de  l'adjudication. 

«  J'accepte  le  fait  sans  amertume,  dit,  à  ce  sujet,  M.  Antonin  Proust 
dans  une  lettre  adressée  au  Temps,  mais  non  sans  regret  et  en  gardant  la 
plus  vive  sympathie  à  ceux  qui  ont  tenté  avec  moi  de  retenir  en  France  le 
chef-d'œuvre  de  Millet. 

«  Nous  étions  vingt-huit  (Français,  Russes  et  Danois)  —  une  triple 
alliance  —  qui  nous  étions  coalisés  pour  que  Y  Angélus  restât  au  Louvre. 

«  Nous  avons  échoué  ! 

«  Ce  sont  ces  mêmes  Américains  qui  ont  récemment  pris  l'initiative 
d'honorer  Barye  par  un  monument,  qui  vont  honorer  Millet  dans  sa  plus 
belle  œuvre,  dans  cette  œuvre  qui  n'est  pas  seulement  une  peinture  admi- 
rable, qui  est  encore  une  des  conceptions  les  plus  élevées  de  la  pensée 
française.  Ce  sont  eux  qui  vont  posséder  ce  symbole  de  notre  vieille 
Europe  où  le  travail  est  glorifié  sous  sa  forme  la  plus  rude,  avec  la  foi 
religieuse  et  traduite  dans  sa  ferveur  la  plus  naïve. 

«  Quand  Y  Angélus  nous  a  été  adjugé  au  milieu  d'une  véritable 
explosion  de  patriotisme  —  sur  ce  point  on  n'a  rien  exagéré  —  les  Amé- 
ricains sont  venus,  séance  tenante,  nous  déclarer  qu'ils  s'étaient  arrêtés  par 
égard  pour  la  France  ;  mais  qu'ils  demandaient,  dans  le  cas  où  l'État 
français  ne  deviendrait  pas  propriétaire  de  Y  Angélus,  que  la  toile  leur  fût 
cédée  au  prix  d'adjudication. 

«  Je  leur  adresse  à  nouveau  aujourd'hui,  au  nom  de  mes  amis  et  au 
mien,  l'expression  de  mes  plus  vifs  remerciements  pour  cet  acte  de  cour- 
toisie, et  je  les  avise  que  Y  Angélus  est  la  propriété  de  Y  American  Art 
Association.  » 

V Angélus  avait  été  acquis  par  M.Secrétan  à  la  vente  JohnW.  Wilson,en 
1881,  au  prix  de  160,000  fr.  Il  y  a  lieu  de  regretter  qu'à  ce  moment  il  ne  se 
soit  pas  rencontré,  dans  l'administration,  une  personnalité  assez  soucieuse 
des  choses  de  l'art  et  à  la  fois  assez  autorisée  pour  en  faire  l'acquisition. 


CHRONIQUE  i53 


On  raconte  que  V Angélus  avait  été  paye  i, 800  francs  à  Millet.  Afin  de 
faire  profiter  la  famille  du  grand  artiste  de  la  vogue  qui  s'attache  aujour- 
d'hui à  ses  œuvres,  on  s'est  préoccupé  de  chercher  une  combinaison 
a  re'solu  de  faire  une  exposition  publique  du  tableau  dans  une  galerie  pari- 
sienne. Le  produit  des  entrées  de  cette  exposition,  qui  a  duré  deux  jours,  a 
été  partagé  entre  la  veuve  du  peintre  et  une  œuvre  de  bienfaisance. 

Le  syndicat  constitué  par  M.  Antonin  Proust  a  acquis  à  la  même  vente 
la.  Remise  des  chevreuils,  de  Courbet,  au  prix  de  76,000  francs.  Les  ama- 
teurs syndicataires  ont  généreusement  offert  le  tableau  à  l'Etat  pour  le 
Louvre.  C'est  là  un  magnirique  cadeau  dont  tous  ceux  qui  s'intéressent  a 
notre  grand  musée  national  ont  le  devoir  d'être  reconnaissants  envers 
M.  Antonin  Proust  et  les  amateurs  que  ce  dernier  a  su  grouper  autour  de 
lui  dans  un  but  aussi  essentiellement  patriotique. 

L'importance  de  cette  vente  avait  relégué  au  second  plan  les  autres 
collections  adjugées,  en  ces  temps  derniers,  à  l'hôtel  Drouot.  Signalons 
pourtant  la  vente  des  tableaux  anciens  ayant  appartenu  au  comte  d'Oultre- 
mont,  de  Bruxelles  :  un  portrait  de  femme  par  Rembrandt  a  été  poussé 
à  75,000  fr.;  un  portrait  d'homme,  à  45,000.  Un  triptyque,  représentant 
différentes  scènes  de  la  Passion,  attribue  à  un  maître  de  l'école  allemande, 
a  été  vendu  26,000  fr.;  un  tableau  de  Jean  Steen.  Intérieur  au  dix- 
septième  siècle,  a  été  payé  i3,5oo  fr. ;  les  Joueurs,  par  Van  Mieris, 
19,000  fr.;  Portrait  présume  du  maître,  par  Quentin  Matzys,  5, 100  fr.; 
Portrait  de  Marie  Larp,  par  Franz  Hais,  9,600  fr.;  Portrait  de  messire 
Pierre  Tiarck,  belle  œuvre  du  même,  20,100  fr.;  la  Vierge,  l'Enfant 
Jésus  et  sainte  Anne,  par  Van  Dyck,  3, 000  fr.;  et  enfin  Portrait  d'enfant, 
par  Gérard  Dow,  8,100  fr.  Cette  collection,  qui  ne  comprenait  que  douze 
tableaux,  a  produit  220,800  fr. 

On  lit  dans  Le  Temps  : 

«  De  temps  en  temps  on  annonce  qu'on  vient  de  découvrir  un  tableau 
important,  qu'un  collectionneur  vient  d'acheter  pour  quelques  francs  un 
Rembrandt,  un  Raphaël  ou  un  Titien,  et  le  public,  avec  raison,  n'ajoute 
qu'une  foi  relative  à  ces  découvertes  extraordinaires.  Mais,  en  plein  Paris, 
dans  un  local  fréquenté  par  les  amateurs  et  les  marchands,  acheter  en 
vente  publique  un  tableau  authentique  d'un  peintre  vivant,  pour  quelques 
francs,  voilà  qui  est  nouveau,    et  cependant  c'est  ce  qui  vient  d'arriver. 

«  Il  v  a  quelques  jours,  avait  lieu  au  premier  étage  de  l'hôtel  Drouot, 
une  vente  après  décès.  Cette  vente,  peu  importante,  comprenait  quelques 
tableaux,  et  parmi  ceux-ci  un  tout  petit  panneau  mesurant  treize  centi- 
mètres en  largeur  sur  dix  en  hauteur,  et  représentant  un  soldat  ivre  à  la 
porte  d'une  auberge;  à  droite  et  au  bas  de  ce  petit  tableau  un  M  et,  à 
cheval  sur  le  premier  jambage  de  cette  lettre,  un  E  renversé. 


i54  L'ARTISTE 

«  Ce  tableau  fut  acheté  une  centaine  de  francs,  le  commissaire-priseur 
l'avant  simplement  annoncé  comme  tableau  sans  attribution.  Il  avait  été 
acheté  en  commun  par  plusieurs  personnes  qui  le  revisèrent,  la  vente  ter- 
mince.  On  sait  ce  qu'on  appelle  revision  à  l'hôte]  Drouot.  Pour  ne  pas 
pousser  les  enchères  et  pour  pouvoir  profiter  de  la  plus-value  d'un  objet 
présenté  en  vente,  des  marchands  se  l'ont  un  signe  convenu,  et  un  seul 
pousse  les  enchères,  et  la  vente  terminée,  ils  remettent  l'objet  en  vente 
parmi  eux,  et  les  associés  se  partagent  la  différence. 

«  Ce  petit  tableau  devint  la  propriété  d'un  M.  S...,  qui  le  céda  immédia- 
tement à  M.  F...,  voulant  se  défaire  de  son  acquisition,  vint  l'offrir  à  un 
expert  de  la  rue  Laffite,  M.  Bernheim  jeune.  «  Mais  c'est  un  Meissonier 
«  que  vous  me  montrez  là  !  »  lui  dit  l'expert. 

«  On  juge  de  la  stupéfaction  de  M.  F...,  qui  se  trouvait  avoir  une  œuvre 
authentique  du  peintre  de  «  1814»,  adjugée  à  peine  100  francs  par  un 
commissaire-priseur  de  Paris.  Nous  avons  demandé  à  M.  Bernheim  de 
nous  confier  pour  quelques  instants  ce  petit  tableau,  et  nous  avons  été  le 
montrer  au  maître.  Aucun  doute,  M.  Meissonier  nous  a  déclaré  que  c'était 
une  œuvre  de  lui. 

«  La  loi  oblige  à  avoir  recours  aux  commissaires-priseurs  pour  liquider 
une  succession,  surtout  lorsqu'il  y  a  des  mineurs.  Ces  officiers  ministériels 
touchent  chaque  année  des  sommes  élevées  ;  ne  pourraient-ils  se  donner 
la  peine  de  faire  examiner  les  objets  qu'on  leur  confie  pour  Être  vendus  en 
vertu  de  la  loi  ?  On  est  arrivé  à  faire  les  ventes  après  décès  avec  une  préci- 
pitation telle  qu'on  ne  peut  plus  voir  les  objets  qu'on  va  vendre.  L'hôtel 
Drouot  est  devenu  un  local  réservé  à  quelques  marchands  qui  font  impu- 
nément la  revision  que  la  loi  condamne.  » 

A  défaut  des  qualités  spéciales  de  facture  qui  distinguent  les  œuvres 
de  Meissonier,  le  monogramme  adopté  de  tout  temps  par  le  célèbre  artiste 
(un  E  adossé  à  un  M)  et  dont  sont  signées  un  grand  nombre  de  ses  œuvres, 
peintures  et  dessins,  aurait  pu,  semble-t-il,  donner  l'éveil  au  commissaire- 
priseur  qui  dirigeait  la  vente,  sinon  aux  deux  acquéreurs  successifs  de  ce 
petit  tableau.  L'aventure,  au  surplus,  n'a  rien  de  bien  étonnant  si  l'on 
songe  qu'en  ces  jours  d'été  les  salles  de  l'hôtel  des  ventes  n'offrent  qu'un 
confort  extrêmement  relatif,  peu  fait  pour  attirer  et  retenir  les  curieux,  et 
surtout  si  l'on  veut  bien  considérer  que  l'usage  s'est  implanté,  parmi  les 
amateurs,  de  ne  s'intéresser  qu'aux  ventes  d'oeuvres  d'art  qui  s'annoncent 
à  grand  renfort  de  réclame;  à  telles  enseignes  que  les  frais  de  publicité 
(pour  n'en  citer  qu'un  exemple  tout  récent)  faits  à  l'occasion  de  la  vente  de  la 
collection  Secrétan,  ont  dépassé,  dit-on,  le  demi-million. 


Le  Directeur-Gérant  :  Jean  Alboue. 


LE   MANS  —   UIl'RIMLRIE   EDMOND   BONNOYER 


LE    SALON    DE   GAND 


e  Salon  de  Gand  est  très  médiocre. 
Toutes  les  espérances  et  toutes  les 
toiles  des  peintres  sont  à  la  Ville 
magique,  surgie  aux  bords  de  la 
Seine,  avec  ses  dûmes  bleus,  ses 
minarets,  ses  halls  immenses, 
pareils  à  des  cathédrales.  La  cité 
de  Gand,  perdue  au  milieu  de  la 
Flandre,  sous  le  beffroi  fameux 
qui  veille  sur  elle,  a  été  aban- 
donnée à  la  grêle  de  fer  de  ses 
carillons  et  à  la  mélancolie  de  ses  vieux  canaux.  Peu  ont  daigné  lui 
rendre  visite,  et  les  peintres  français  qui  arrivaient  nombreux,  à 
chacun  de  ses  Salons  triennaux,  l'ont  délaissée  pour  sa  rivale.  Quel- 
ques-uns ont  envoyé  un  simple  souvenir.  Ainsi  M.  Pantin- Latour 
nous  montre  son  Immortalité,  allégorie  peu  digne  du  pinceau  du  très 
grand  portraitiste  qu'il  est,  et  qui  certes  ne  fera  pas  rayonner  sa  gloire 
d'un  éclat  nouveau. 

M.  Besnard  est  plus  intéressant  avec  sa  Sirène,  d'un  effet  décoratif 
très  imprévu.  Cette  sirène  en  jupon  brun,  coiffée  «à  la  chienne», 
comme  une  grisette,  avec   son    sourire    très    engageant   en  sa  face 
1889  —  l'artiste  —  T.  II  11 


1 5G  L'A  K  TIS  TE 


polissonne  et  son  regard  brillant,  a  un  air  de  canotière  d'Asnières, 
costumée  en  Mignon.  Elle  se  dresse  sous  des  feuilles  de  marronnier, 
au  bord  d'une  mer  étrangement  rouge,  sur  qui  elle  profile  sa 
silhouette  tentante  et  bizarre.  Voilà  de  l'art  décoratif  bien  compris  et 
pimenté  d'un  modernisme  au  charme  captivant.  Toutefois  ce  n'est 
pas  la  meilleure  chose  de  M.  Besnard.  Sa  sirène  manque,  surtout 
dans  la  partie  inférieure  du  corps,  de  solidité-,  et  cette  verte  jeunesse, 
tant  rieuse,  ne  montre  pas  assez  la  rondeur  de  ses  jambes  sous  la  jupe. 

La  Madone  de  M.  Dagnan-Bouveret  est  chaste  à  côté  de  cette  fille 
à  l'œil  allumé,  à  la  hanche  insolente.  La  Madone,  portant  un  bambin 
adorable,  emmaillotté  de  blanc,  vêtue  elle-même  de  lin  candide, 
se  dresse  en  une  sorte  de  gloriette  formant  corridor;  elle  paraît 
d'une  beauté  un  peu  froide  et  pâle,  mais  pleine  de  grâce  et  pure. 
M.  Dagnan-Bouveret  tente  le  «  plein  air  »;  il  obtient  des  effets 
lumineux  et  clairs  dans  les  fonds  de  son  tableau,  mais  un  glacis 
verdâtre,  tel  un  hivernal  manteau,  en  éteint  la  chaleur.  M.  Dagnan  a 
crainte  d'oser  et  possède  un  fonds  de  classicisme.  Mais  sa  madone  — 
et  que  de  fois  a-t-on  peint  des  madones  !  —  tranche  sur  les  autres 
par  un  sentiment  plus  ému  et  une  expression  de  vie  plus  réelle. 

A  M.  Rochegrosse  n'adressons  nul  éloge,  malgré  la  joaillerie  dont 
il  émaille  sa  toile  et  les  boulettes  en  papier  de  cuivre  ou  d'étain  qu'il 
y  a  enchâssées.  C'est  peu  honnête  de  remplacer  le  coup  de  pinceau 
qui  fera  resplendir  le  cœur  d'une  marguerite  ou  d'une  rose,  par  un 
morceau  de  verre  ou  quelque  cabochon  équivoque.  Le  tableau  de 
M.  Rochegrosse,  représentant  le  Tannhaùser  au  Venusberg,  avec  sa 
Vénus  aux  chairs  sucrées,  son  fade  chevalier,  ses  lloraisons  d'écran, 
est  vraiment  une  quincaillerie  de  goût  douteux,  et,  au  point  de  vue 
artiste,  une  mauvaise  plaisanterie.  Pourquoi  peindre  des  visages, 
quand  on  ne  daigne  pas  peindre  les  fleurs?  Il  y  a  chez  les  marchands 
de  jouets  des  figures  de  poupées  ravissantes  que  M.  Rochegrosse 
pourrait  parfaitement  adapter  aux  corps  porcelaineux  de  ses  Vénus. 

M.  Comerre  ne  nous  séduit  guère  avec  son  portrait  d'enfant  en 
costume  Louis  XV,  très  maniéré;  non  plus  que  M.  Agache,  exposant 
une  Jeune  fille  d'un  faire  trop  habile  et  artificiel.  M.  Tattegrain  n'est 
pas  heureux  en  sa  peinture  historique:  Louis  XIV  aux  Dunes, 
creuse  et  couleur  de  craie.  Un  banal  Louis  XIV,  huit  jours  après 
la   victoire  de   Zuidcoote,  parcourt   le   champ   de  bataille  et  regarde 


LE    SALON    DE    GAND  137 


des  cadavres  en  caoutchouc  et  des  chevaux  morts,  enflés  comme 
des  vessies.  Nous  n'aimons  pas  davantage  le  tableau  de  M.  Ferrier  : 
Bella  matribus  detestata,  qui  sent  le  concours  d'académie,  le  poncif 
mille  fois  repris.  C'est  le  vieux  jeu  auquel  ne  convient  plus  que 
les  prud'hommes  de  l'art;  une  sorte  de  discours  latin  de  la  pein- 
ture, composé  d'après  les  ce  auteurs  ».  Parmi  les  paysagistes  français, 
signalons  notamment  M.  Emile  Breton  et  sa  Veillée,  épaisse  et 
noire  pourtant;  M.  Demont,  dont  le  Gros  temps  est  très  obscur  et 
imbibé  de  tons  couleur  de  brique;  M.  Guillemet  :  sa  Tour  de  la 
Hougue  forme  une  jolie  note  de  tons. 

D'autres  Français  exposent  encore;  ainsi  M.  Dantan,  qui  redonne 
un  coin  d'atelier  et  un  Coup  de  collier;  M.  André  Zorn,  dont  le 
tableau  :  A  l'air  a  des  qualités  de  grâce  lumineuse;  deux  de  ses 
baigneuses  ont  des  silhouettes  bien  baignées  d'atmosphère,  assises 
sur  des  dunes  un  peu  roses  et  factices. 

Parmi  les  autres  peintres  étrangers  à  la  Belgique,  notons  surtout 
un  Norvégien,  M.  Gronvold,  qui  expose  deux  tableaux  :  Coucher  de 
soleil  et  une  Dévoie.  Peinture  sincère  et  honnête,  sans  ficelle  de 
métier,  et  pleine  d'émotion.  Quoi  de  plus  vrai,  de  plus  vivant  que 
ces  deux  vieux  regardant  le  soleil  se  coucher  par-dessus  les  flots  ? 
Quelle  mélancolie  s'exhale,  telle  qu'un  doux  air,  très  simple,  de  ce 
tableau  qui  est,  je  dirai,  d'une  exquise  modestie  d'art  !  Les  Hollan- 
dais ne  valent  guère.  M.  Mesdag,  un  des  peintres  les  plus  inégaux, 
montre  des  toiles  pauvres  et  minces,  qui  vont  à  la  chromolithographie. 
Les  Allemands  exhibent  quelques  lourds  et  détestables  produits  de 
l'école  de  Dusseldorf  ou  de  Munich. 

Les  Belges  :  avant  toutes,  deux  toiles  d'Edouard  d'Agnessens,  le 
peintre  célèbre,  mort  il  y  a  trois  ans.  Ces  toiles  sont  je  ne  sais  com- 
ment au  Salon  de  Gand,  où  l'on  n'accepte  que  des  œuvres  de  l'année. 
Elles  forment  le  joyau  de  l'exposition  belge,  et  on  ne  les  trouve  cer- 
tes pas  indiscrètes  d'avoir  enfreint  le  règlement.  La  Diana  Vernon 
surtout  est  splendide,  largement  brossée,  à  belle  pâte  ;  la  couleur  est 
riche  comme  celles  des  vieux  portraits  flamands,  pleine  de  sang,  de 
coulée  généreuse;  et  le  faire  est  d'un  rude  manieur  de  brosse,  super- 
bement doué  et  né  pour  la  belle  peinture.  Combien  sec,  à  côté  de  cette 
belle  générosité,  le  tableau  de  M.  Vanaise  :  Légende  de  saint  Martin! 
Ce  tableau  a  le  tort  d'évoquer  le   souvenir  d'un  tableau  célèbre  de 


i58  L'ARTISTE 

Van  Dyck,  représentant  le  même  sujet.  Il  est  exécuté  en  une  tonalité 
sourde,  dans  une  note  rappelant  les  vieux  maîtres  espagnols;  et  l'on 
dirait  que  la  patine  du  temps  a  déjà  embruni  sa  surface.  L'atmosphère 
où  s'agitent  les  personnages  est  étouffante;  il  y  a  des  coins  pareils  à 
des  morceaux  de  Gobclins.  Tout  est  emprunté,  l'idée,  la  couleur,  la 
facture,  et  l'on  pourrait  attendre  plus  d'originalité  d'un  artiste 
tel  que  M.  Yanaise. 

Nous  aimons  mieux  le  tableau  de  M.  Verheyden  :  Scieurs  de  long, 
malgré  ses  proportions  beaucoup  trop  grandes.  Deux  scieurs  de  long 
sont  en  la  foret  de  Soignes.  L'un  d'eux  est  affalé,  harassé,  sur  un 
tronc  d'arbre  ;  l'autre  aiguise  les  dents  d'une  scie.  Cela  se  passe  près 
d'une  hutte  qui  fume  dans  le  soir,  sous  la  haute  futaie.  C'est  bien  la 
solennité  religieuse  des  forêts  qui  imprègne  ce  tableau,  la  mélancolie 
des  feuillées  au  soleil  couchant  ;  et  les  deux  scieurs  «  tiennent  »  avec 
ce  paysage  sylvestre  :  des  hommes  des  bois,  résignés,  osseux,  cour- 
bés par  la  lutte  contre  les  chênes.  Tout  cela  exécuté  d'une  couleur 
robuste,  à  pâte  solide.  Les  verts  et  les  bruns  organisent  une  harmonie 
riche  et  sobre,  et  le  tableau,  dirais-je,  sent  le  bois. 

M.  Léon  Abry  est  un  spirituel  observateur  qui  silhouette  avec 
beaucoup  de  verve  les  soldats  belges.  Quant  à  M"0  Alix  d'Anethan,  une 
élève  de  M.  Alfred  Stevens,  sa  peinture  est  celle  d'une  jeune  lille  très 
aristocratique  et  très  artiste.  Son  Atelier  de  couture  est  d'une  exquise 
saveur  de  ton,  et  son  Portrait  de  MUù  Marie  G.  a  une  grâce  char- 
mante. Mlle  dAncthan  emprunte  beaucoup  à  M.  Stevens,  mais  dans 
le  manteau  de  son  maître  elle  s'est  taillé  une  jolie  toilette,  en  soie 
ingénue,  allant  bien  à  ses  épaules  féminines.  Mlle  d'Anethan  est  colo- 
riste d'instinct,  et  certaines  de  ses  nuances  ont  des  tendresses  d'aile 
de  papillon.  Mais  il  y  a  longtemps  que  nous  eussions  dû  signaler 
deux  toiles  rutilantes  de  M.  Alfred  Verwée,  le  maître  animalier.  Des 
poulains,  des  juments  et  des  bœufs,  caparaçonnés  de  chaudes  cou- 
leurs, se  frottent  leurs  peaux  rudes  et  réconfortent  leurs  poitrails  en 
d'humides  prés  au  fond  desquels  les  maisonnettes  jettent  le  cri  rouge 
de  leurs  toitures.  La  peinture  de  M.  Verwée  est  mâle  et  solide,  et  sa 
palette  prend  au  terreau  llamand  son  opulence  grasse  et  sa  vigueur. 

L'école  d'Anvers,  —  composée  de  peintres  de  genre,  vague  reflet 
du  prestigieux  intimiste  Henri  de  Brackeleer,  —  nous  montre  de  la 
peinture  —  honnête  !  —  de  MM.  Jules  Lambeaux,  Van  Snick  et  Mer- 


I  E    S  \l  ON    DE    GAND  i5g 


tens.  M.  Van  Snick  s'érige  un  peu  au-dessus  des  autres  par  une  cou- 
leur moins  bitumeuse  et  par  une  observation  plus  pénétrante  du  type 
de  ses  personnages.  A  ce  point  de  vue.  signalons  son  Hospice. 

Parmi  les  paysagistes  belges,  en  premier  lieu  :  M.  Frantz  Courtens, 
dont  les  plus  belles  œuvres  sont  à  l'exposition  de  Paris  et  qui  n'a 
envoyé  ici  que  La  cul turc  des  tulipes,  très  noire,  et  l'Aube,  peinture 
peu  solide,  où  l'on  ne  retrouve  guère  la  patte  du  maître.  M.  Courtens 
est  le  chef  de  l'école  de  Termonde.  —  école  de  paysagistes  peignant  à 
gras  pinceaux,  avec  de  larges  coulées  de  couleurs,  —  peinture  maté- 
rielle, lourde,  souvent,  et  brutale.  Parmi  les  oeuvres  de  cette  école, 
signalons  les  envois  de  MM.  Baertsoen,  Meyers,  Rosseels  et  Bogaert. 
Une  note  à  M.  Orner  Coppens,  un  tout  jeune  artiste,  qui  cherche  à 
éclaircir  la  palette  et  à  assouplir  la  pâte  trop  épaisse  de  l'école  de  Ter- 
monde.  Citons  encore  Mme  Wytsman,  qui  expose  des  bouquets  de 
fleurs  aux  joveuses  clartés  ;  M.  Wytsman  et  ses  effets  de  neige  très 
frileux;  M.  Coosemans,  un  des  vétérants  du  paysage  belge  :  son  sous 
bois  nous  paraît  ouateux;  M.  Emile  Claus,  dont  le  faire  s'ensoleille 
chaque  jour  davantage  ;  M.  Heymans,  un  de  nos  meilleurs  peintres, 
dont  la  touche  est  à  la  fois  grasse  et  fine,  et  qui  dit  à  merveille  les  jours 
âpres  des  bruyères  campinoises  et  les  lumières  baignant  leurs  sables 
arides;  M.  Marcette,  qui  a  des  morceaux  amusants,  pleins  de  brio; 
M.  Verstraete,  qui  cherche  un  peu  la  poésie  en  chacune  de  ses  toiles. 

Ne  disons  rien  de  plus  de  la  peinture  à  ce  Salon.  La  médiocrité 
règne  absolument  et  ne  permet  qu'une  conclusion  :  en  Belgique  — 
comme  en  France,  je  crois  —  les  jeunes  peintres  et  les  artistes  de 
valeur  désertent  les  Salons  et  organisent  des  expositions  restreintes 
et  choisies,  sans  se  mettre  sous  l'aile  officielle  du  gouvernement. 
Ainsi  on  ne  risque  pas  de  voisiner  avec  les  innombrables  toiles 
d'amateurs  et  de  peintres  ratés  qui  tapissent  les  murs   des   Salons. 

Quant  à  la  sculpture,  sauf  des  bustes  de  caractère  deM.  Yinçotte.un 
marbre  de  M.  Devigne,  un  Chien  blessé  de  M.  Frémiet,  les  statuettes 
d'un  très  jeune,  M.  Minne,  élève  de  M.  Rodin,  nous  pensons  que  seul 
intéresse  le  grand  carton  au  fusain  du  sculpteur  Jef  Lambeaux  : 
Humanité.  C'est  une  immense  allégorie  représentant  toutes  les  pas- 
sions humaines  qui  évoluent  autour  d'un  squelette  :  la  Mort.  D'un 
côté,  les  mauvaises  passions  :  la  guerre,  la  brutalité,  le  meurtre,  le 
viol,  l'envie,  avec,  émergeant  d'elles,  le  Christ  en  croix.  De  l'autre 


iCo  L'ARTISTE 

cote,  les  bonnes  passions  :  l'amour,  la  maternité,  l'ivresse,  la  joie. 
Un  effet  de  clarté  s'épand  de  derrière  la  Mort  et  ruisselle  sur  les 
bonnes  passions  avec  des  nuances  pareilles  à  celles  que  Donatello 
affinait  en  ses  bas-reliefs,  tandis  que  les  passions  mauvaises  restent 
dans  l'ombre.  Il  y  a  là  un  effet  de  lumière  obtenu  par  les  procédés  du 
fusain  et  que  le  marbre  —  si  la  frise  s'exécute  —  sera  sans  doute 
impuissant  à  rendre.  En  somme  ce  carton  ne  réalise  pas  son  titre 
prétentieux  :  Humanité,  et  toute  cette  allégorie  de  passions  (le  pre- 
mier titre  que  M.  Jef  Lambeaux  avait  donné  à  son  œuvre  était  :  Les 
passions  humaines)  n'est  guère  qu'un  prétexte  à  des  cambrements  de 
torses  nus  et  à  des  glorifiements  de  chairs  opulentes.  En  eux  on 
retrouve  la  patte  et  le  nerf  de  M.  Lambeaux.  La  sarabande  des 
femmes  nues  symbolisant  la  luxure,  l'ivresse,  l'amour,  est  un  poème 
de  joie  sensuelle,  et  quelques  corps  luttant  qui  représentent  la  guerre, 
ont  des  robustesses  singulières  de  muscles.  M.  Lambeaux  est  surtout 
un  sculpteur  de  nymphes  et  de  satyres,  descendus,  semble-t-il,  d'un 
tableau  de  Jordaens.  On  reproche  à  son  carton  un  manque  total  de 
modernisme.  Ce  sont  des  femmes  pareilles  à  celles  de  Rubens  — 
moins  héroïques,  pourtant  —  qui  y  figurent,  et  beaucoup  de  groupes 
sont  trop  visiblement  inspirés  par  Michel-Ange.  Ce  n'est  pas  la 
femme  de  nos  temps  —  la  femme  de  Carpeaux,  de  Rops,  de  Rodin 
—  qui  dresse  ses  flancs  en  cette  œuvre  nouvelle  ;  ce  ne  sont  pas  des 
mâles  peinant  en  les  carcasses  laborieuses  que  Constantin  Meunier  a 
si  bien  modelées  dans  ses  bronzes  tragiques;  M.  Jef  Lambeaux  a  eu 
un  tort  très  grand,  de  vouloir  faire  des  œuvres  héroïques,  très  natu- 
relles en  des  temps  de  renaissance  et  d'orgueil,  mais  peu  logiques  en 
nos  époques  tourmentées,  incertaines  et  douloureuses.  Son  immense 
fusain  manque  totalement  de  signification.  On  ne  recommence  pas 
des  périodes  d'art.  Chaque  siècle  a  sa  production  comme  chaque 
zone  a  sa  flore.  Quand  une  école  est  entrée  dans  les  tombeaux  du 
temps  et  qu'on  descelle  la  pierre  qui  la  couvre,  il  ne  peut  surgir 
qu'un  revenant. 

EUGÈNE  DEMOLDER. 
55 


CE  DE, 


DONATELLO 


(0 


m 


f.tte  deuxième  manière  de  Donatello 
commencée  par  le  David  <  n  marbre 
et  continuée  par  le  David  en  bronze, 
la  Judith  et  le  Cupidou,  va  aboutir 
à  l'admirable  Saint  Jean-Baptiste  du 
Bargello,un  des  marbres  du  maître, 
où  le  nu  est  le  plus  finement  tra- 
vaillé. Cette  statue  peut  être  consi- 
dérée comme  inaugurant  la  troi- 
sième manière  de  Donatello,  la 
manière  dramatique.  Quelque  charme  qu'il  y  ait  pour  un  artiste 
à  ciseler  amoureusement  de  jolies  formes,  il  est,  surtout  dans  notre 
monde  moderne,  une  préoccupation  à  laquelle  les  grands  esprits  ne 
sauraient  se  soustraire,  c'est  de  voir  dans  la  nature,  non  plus  seule- 
ment l'aspect  matériel  des  êtres,  mais  le  ressort  caché  qui  les  fait 
mouvoir;  c'est,  après  s'être  réjoui  du  charme  de  leur  forme,  de 
prendre  part  à  toutes  les  émotions  de  leur  cœur  et  à  toutes  aspira- 
tions de  leur  âme.  Au  Donatello  solennel  et  au  Donatello  raffiné  va 


(i)  Voir  L  Artiste  de  juillet  et  août  (1SS9,  II,  17  et  118J. 


1Ô2.  L'ARTISTE 

succéder  le  Donatello  expressif.  Cette  recherche  de  l'expression,  qui 
se  manifeste  déjà  nettement  dans  le  Saint  Jean-Baptiste  du  Bargello, 
va  devenir  la  préoccupation  presque  exclusive  de  Donatello  et  consti- 
tuera sa  vraie  grandeur.  Quelle  que  soit  la  valeur  de  ses  statues 
monumentales  et  de  ses  gracieuses  statuettes,  il  n'y  a  rien  là  qui 
dépasse  sensiblement  l'œuvre  des  grands  maîtres  du  xr  siècle.  Pour 
être  le  premier  dans  une  école  qui  comprend  Ghiberti,  Luca  délia 
Robbia,  Desiderio  da  Settignano,  Antonio  Rossellino,  Pollajuolo  et 
Verrochio,  il  faut  quelque  chose  de  plus,  il  faut  pouvoir  ajouter  aux 
figures  du  Pogge  et  du  Zucchone  l'œuvre  de  Padoue,  les  chaires  de 
Saint-Laurent  et  la  Madeleine. 

La  Madeleine  marque  le  point  culminant  des  recherches  de  Dona- 
tello dans  la  voie  de  l'expression  dramatique.  Ce  n'est  plus  ici  un  jeu 
pour  divertir  des  dilettanti,  quelque  sensuelle  image  pour  décorer 
le  salon  de  fête  d'un  Médicis;  c'est  une  œuvre  qui  va  droit  à  l'âme  et 
la  secoue  comme  un  cri  du  Dante.  Cette  Madeleine  fait  revivre  tout 
entier  le  monde  du  moyen  âge  avec  ses  inquiétudes  et  ses  terreurs, 
ce  monde  si  violemment  dominé  par  la  foi,  qui,  pour  réprimer 
l'ardeur  de  ses  passions,  eut  recours  à  des  prodiges  de  pénitence.  La 
belle  pécheresse  que  les  siècles  suivants  nous  représenteront  comme 
une  des  images  les  plus  séduisantes,  comme  une  Vénus  de  l'art 
chrétien,  ce  bouquet  de  chair  rose,  voyez  ce  que  Donatello  en  a  fait  : 
la  plus  terrible  évocation  de  la  pénitence  et  du  renoncement;  un 
squelette  conservant  juste  ce  qu'il  faut  de  vie  pour  pouvoir  souffrir 
encore.  Depuis  le  xvi0  siècle,  la  Madeleine  a  cessé  d'être  très 
appréciée  en  Italie.  On  ne  sera  pas  surpris  d'apprendre  que  Bandi- 
nelli  la  tenait  pour  une  œuvre  des  plus  grossières.  Mais  nous  rappel- 
lerons avec  grand  plaisir  que  Charles  VIII,  roi  de  France,  lors  de 
son  passage  à  Florence,  s'en  était  épris  et  en  offrait  un  prix  très 
élevé  :  «  Mais,  dit  le  chroniqueur,  on  la  lui  aurait  donnée  plutôt  que 
de  la  vendre-,  aucun  prix  ne  pouvant  la  payer.  » 

A  la  même  manière  appartient  l'admirable  Sain/  Jean-Baptiste  de 
Sienne,  dont  on  connaît  la  date  :  1457,  neuf  ans  avant  la  mort  de 
Donatello.  L'analogie  du  style  me  fait  placer  la  Madeleine  vers  la 
même  époque,  après  le  retour  de  Padoue.  Cette  classification  est 
fondée  sur  ce  fait  qu'avant  la  période  padouane,  il  n'y  a  aucune 
œuvre  certaine  de  Donatello,  ayant  un  violent  caractère  dramatique. 


DONATELLO 


Ce  caractère  apparaît  pour  la  première  fois  à  Padoue,  et  il  va 
toujours  aller  en  s'accentuant  ;  sur  ce  point  particulier  le  Saint  Jean- 
Baptiste  de  Sienne  et  la  Madeleine  sont  le  manifeste  le  plus  éclatant 
des  dernières  recherches  du  maître  (i). 

Aujourd'hui,  avec  les  idées  que  nous  recevons  de  notre  éducati  >n 
classique,  nous  ne  pouvons  accepter  dès  le  premier  abord  et  sans 
restriction  de  telles  conceptions  artistiques.  Ici  Donatcllo,  à  ren- 
contre des  artistes  anciens,  pense  que  la  recherche  essentielle  et 
unique  de  l'artiste  ne  saurait  être  la  beauté  des  formes,  l'être  dans 
la  plénitude  de  sa  santé,  de  son  développement,  de  sa  normalité. 
Donatello  ne  recule  pas  devant  la  forme  usée  par  la  vie,  déformée 
par  la  douleur.  S'il  le  fait,  ce  n'est  pas  en  vertu  de  cette  idée  que  les 
formes  n'ont  pas  de  beauté  en  elles-mêmes,  ce  n'est  pas  en  vertu 
d'un  réalisme  indifférent,  qui  serait  la  négation  même  de  l'art,  mais 
en  vertu  d'une  recherche  supérieure.  Donatello  est  réaliste  parce 
qu'il  est  spiritualiste.  C'est  l'importance  souveraine  accordée  à  la 
pensée,  qui  Ta  conduit  à  cette  conception  de  l'œuvre  d'art.  Pour  lui. 
l'essentiel  n'est  plus  la  forme,  mais  l'idée  qu'elle  représente;  le  but 
souverain  pour  l'artiste  est  d'exprimer  une  idée;  et,  de  même  qu'il 
sera  jeune  et  souriant  pour  représenter  la  femme  et  l'enfant,  de 
même  il  sera  terrible  pour  exprimer  les  conceptions  dramatiques  de 
la  vie  religieuse.  A  l'idéal  grec  se  substitue  l'idéal  moderne,  tel  que 
l'âme  chrétienne  l'a  fait. 

Les  idées  soutenues  par  Donatello  ne  prévalurent  pas  en  Italie. 
Elles  furent  entravées  par  l'influence  romaine,  qui,  propagée  par 
Ghiberti  dès  le  commencement  du  xve  siècle,  devint  définitivement 
triomphante  entre  les  mains  de  Michel-Ange  et  de  Raphaël. 

Autour  du  Saint  Jean  de  Sienne  et  de  la  Madeleine,  se  groupent 
le  Saint  Jean-Baptiste  de  Venise,  le  Saint  Jérôme  de  Faenza  (œuvre 
de  l'école  de  Donatello,  sinon  de  Donatello  lui-même),  le  Christ. 
la  Vierge  et  les  six  Saints,  de  Padoue,  statues  admirables  de  simpli- 
cité, de  noblesse  et  de  sentiment.  La  tête  du  Saint  François  est,  avec 
la  tête  de  la  Madeleine,  l'œuvre  maîtresse  de  Donatello  et  comme  son 
testament  artistique. 

(i)  Dans  l'étude  de  l'œuvre  de  Donatello,  la  fixation  de  la  date  de  la  Madeleine 
est  un  des  points  les  plus  importants.  La  reporter  à  une  date  antérieure  à  1440, 
c'est  fausser  et  rendre  incompréhensible  toute  la  vie  de  Donatello. 


i64  L'ARTISTE 

A  propos  du  Christ  de  Padoue,  si  digne  et  si  émouvant,  est-il 
nécessaire  de  faire  justice  des  ridicules  fables  invcnte'es  par  Vasari  ? 
Brunellcschi  sculptant  un  Christ  uniquement  pour  prouver  à 
Donatello  qu'il  ne  savait  faire  que  des  paysans!  Vasari,  du  reste,  dit, 
dans  sa  vie  de  Brunelleschi,  que  le  Christ  de  Donatello  et  celui  de 
Brunellcschi  ont  été  faits  avant  1401,  époque  à  laquelle  ces  deux 
maîtres  n'avaient  encore  produit  aucune  sculpture,  et  cela  ôte  tout 
crédit  à  son  historiette  (1).  Le  Christ  de  Donatello,  auquel  se  rapporte 
l'anecdote  de  Vasari,  est  un  Christ  en  bois,  placé  à  Santa  Croce.  Si 
on  cherche  à  fixer  sa  date,  en  le  comparant  aux  autres  œuvres  du 
maître,  on  voit  qu'il  est  impossible  de  le  rapprocher  des  ouvrages  de 
sa  jeunesse,  de  ceux  qui  datent  de  141 5,  tel  que  le  Saint  Georges, 
et  encore  moins  des  Prophètes  de  la  porte  de  la  Mandorla,  de  1408. 
Le  Christ  de  Santa  Croce  se  rapproche  des  œuvres  faites  par 
Donatello  à  partir  de  1430  ;  le  dessin  des  bras,  du  torse  et  des 
jambes  rappelle  le  Saint  Jean- Baptiste  en  marbre  du  Bargello,  la 
Madeleine,  le  Christ  de  Padoue  et  le  Christ  pleuré  par  les  anges. 
Il  a  tous  les  caractères  de  la  période  réaliste  de  Donatello  ;  mais  la 
raideur  de  l'attitude,  l'exécution  sommaire  et  sans  grande  précision 
doivent  le  faire  considérer  comme  une  des  premières  œuvres  de  cette 
période.  De  la  fable  invraisemblable  contée  par  Vasari  il  ne  faut 
retenir  qu'un  fait,  l'étonnement  produit  sur  les  artistes  du  xvi°  siècle, 
par  la  sculpture  réaliste  de  Donatello.  A  ces  gens  prétentieux,  pour 
qui  la  nature  n'était  pas  assez  belle,  qui  s'avisaient  de  chercher  dans 
leur  imagination  de  prétendues  formes  idéales  et  qui  n'y  trouvaient 
qu'un  reflet  de  la  Vénus  de  Médicis  et  de  la  Niobé,  les  sincérités 
de  Donatello  devaient  paraître  bien  étranges,  et,  parce  qu'il  s'avisait 
de  faire  des  hommes,  on  lui  reprochait  de  faire  des  paysans. 

Hanté  par  ses  idées  nouvelles,  Donatello  devait  être  conduit  à 
délaisser  la  statuaire  en  ronde  bosse  pour  adopter  la  forme  du  bas- 
relief,  qui  permet  de  réunir  de  nombreux  personnages  et  qui  met  le 


(1)  Manetti,  un  contemporain  de  Brunelleschi,  a  cité  le  Crucifix  de  Brunel- 
lcschi, mais  sans  donner  aucune  indication  sur  sa  date  et  sans  dire  un  mot  de 
l'anecdote  de  Vasari.  En  étudiant  le  Christ  de  Brunelleschi,  en  le  comparant 
avec  le  bas-relief  du  Sacrifice  d'Abraham,  fait  par  Brunelleschi,  en  1410,  lors 
du  concours  pour  les  portes  du  Baptistère,  on  acquiert  la  conviction  que  ce 
Christ  ne  saurait  être  antérieur  à  1420. 


DONATELLO  iG5 


sculpteur  sur  le  même  pied  que  le  peintre  au  point  de  vue  des 
ressources  expressives.  Les  dernières  années  de  Donatello  sont 
consacrées  presque  exclusivement  à  des  scènes  historiques  rendues 
par  la  forme  du  bas-relief. 

L'œuvre  en  bas-relief  de  Donatello  comprend  essentiellement  le 
Saint  Georges  d'Or  san  Michèle,  le  Festin  d'Hérode  de  Sienne,  les 
Madones  des  monuments  Jean  XXIII  et  Brancacci,  la  Mise  au 
tombeau  de  l'autel  de  Rome,  et  surtout  les  bas-reliefs  du  Santo 
de  Padoue  et  des  chaires  de  Saint-Laurent.  Ces  diverses  œuvres  ont 
le  même  caractère.  Dès  le  Festin  d'Hérode  de  1427,  Donatello  a  arrêté 
les  principaux  éléments  de  son  style,  et  avec  l'âge  il  ne  fera  que  les 
développer.  De  Sienne  à  Rome,  de  Rome  à  Padoue,  de  Padoue  à 
Saint-Laurent,  le  style  de  Donatello  se  développe  d'unemanière  régu- 
lière, obéissant  aux  mêmes  lois  qui  guidaient  son  ciseau  dans  la 
grande  statuaire.  Il  va  vers  l'expression  de  plus  en  plus  violente, 
agitant  et  tordant  le  bronze,  le  faisant  pleurer  et  crier,  avec  une  fougue 
telle  que  ses  bas-reliefs  peuvent  lutter  avec  les  œuvres  les  plus  émou- 
vantes de  Rubens  et  de  Delacroix. 

La  recherche  du  mouvement  et  de  l'expression,  sans  être  aussi  pré- 
pondérante et  aussi  exclusive  que  dans  les  chaires  de  Saint-Laurent, 
est  déjà  le  caractère  essentiel  des  bas-reliefs  de  Padoue.  Ces  derniers 
représentent  quatre  scènes  de  la  vie  de  saint  Antoine  (1).  Ils  sont 
conçus  tous  les  quatre  sur  le  même  modèle;  extrêmement  allongés,  la 
moitié  en  hauteur  seulement  du  bas-relief  est  occupée  par  les 
figures,  le  sommet  étant  rempli  par  des  décorations  architecturales. 
Il  s'ensuit  que  le  motif  de  Donatello  se  développe  sur  une  très  lon- 
gue ligne  ;  forme  anormale,  très  éloignée  de  la  forme  de  Ghiberti 
qui  resserre  la  composition  dans  un  carré.  Ici  la  longueur  est  plus  de 
cinq  fois  la  hauteur.  Et  cette  disposition  paraît  avoir  été  choisie  par 
Donatello  pour  rendre  avec  plus  d'énergie  l'idée  du  mouvement,  pour 
représenter  la  cohue  populaire,  ces  foules  soulevées  par  la  parole  du 
saint,  qui  se  précipitent  sur  ses  pas,  anxieuses,  étonnées,  reconnais- 
santes, se  serrant  à  s'étouffer  pour  voir  de  plus  près  le  miracle.  Afin 

(1)  Saint  Antoine  donnant  la  parole  à  un  enfant  nouveau-né  pour  prouver 
l'innocence  de  sa  mère:  —  Guérison  du  jeune  homme  qui  s'est  coupé  le  pied;  — 
L'âne  refusant  de  manger  l'hostie; —  Saint  Antoine  ouvrant  la  poitrine  de  l'avare 
pour  prouver  que  son  cœur  est  resté  dans  son  coffre-fort. 


i66  L'ARTISTE 


d'éviter  la  confusion  qui  pouvait  résulter  de  son  parti  pris,  Donatello 
a  employé  les  ressources  les  plus  ingénieuses.  Il  dispose  dans  le  fond 
du  tableau  un  motif  architectural  en  trois  parties,  tantôt  l'intérieur 
d'une  église  à  trois  nefs,  tantôt  une  place  bordée  d'édifices,  et  il  isole 
légèrement  la  composition  principale  à  l'aide  d'un  motif  d'architecture 
sur  lequel  il  dispose  un  groupe  de  personnages  très  apparents,  les 
élevant  sur  le  piédestal  d'une  colonne  pour  leur  donner  plus  de  gran- 
deur et  rompre  ainsi  l'uniformité  des  lignes.  Ces  admirables  groupes 
de  ligures  serrées  contre  un  pilier,  que  nous  verrons  si  souvent  dans 
les  œuvres  de  Véronèse  et  de  Rubens,  nous  les  trouvons  pour  la  pre- 
mière fois  dans  les  bas-reliefs  de  Donatello.  Sauf  dans  le  Saint 
Antoine  remettant  le  pied  à  un  enfant,  où  l'on  voit  une  perspective 
de  place  avec  des  fuites  de  personnages,  Donatello  dispose  toujours 
ses  figures  sur  le  premier  plan  et  place  le  point  de  vue  à  la  hauteur 
des  tètes.  Il  rassemble  sa  composition  et  n'emploie  que  la  perspective 
nécessaire  pour  donner  l'idée  d'une  foule  animée.  Entre  le  premier 
personnage  et  le  dernier,  il  n'y  a  jamais  que  l'espace  de  quelques 
mètres.  Plus  varié  que  le  bas-relief  grec,  moins  excessif  que  celui  de 
Ghiberti,  l'art  de  Donatello  est  le  véritable  point  de  départ  de  l'art 
moderne. 

A  l'encontre  de  Ghiberti, qui  aime  les  surfaces  profondément  creusées, 
Donatello  cherche  les  reliefs  simples,  les  surfaces  sans  saillies,  et  par- 
fois son  bronze  à  peine  soulevé  a  les  aspects  d'une  gravure.  Chez  Ghi- 
berti, les  figures  du  premier  plan  ont  un  relief  si  vif  qu'elles  semblent 
détachées  et  prêtes  à  tomber  ;  chez  Donatello,  les  figures  du  premier 
plan  elle-mêmes  sont  sans  épaisseur  et  se  modèlent  par  des  procédés 
analogues  à  ceux  de  la  peinture,  sans  aucun  de  ces  heurts  qui  donnent 
à  l'œuvre  de  Ghiberti  de  la  sécheresse  et  de  la  dureté,  qui  noircissent 
le  bas-relief  et  le  tachent  de  lumières  et  d'ombres  trop  vives. 

Au  point  de  vue  de  la  science  du  bas-relief,  Ghiberti  est  très  infé- 
rieur à  Donatello.  La  seconde  porte  du  Baptistère,  qui  seule  repré- 
sente réellement  ses  conceptions  personnelles,  est  une  œuvre  d'un 
art  fort  contestable.  On  l'a  dit  mille  fois  :  Ghiberti  viole  les  lois  de  la 
sculpture.  Mais,  si  nous  le  blâmons,  ce  n'est  pas  pour  avoir  contre- 
venu à  des  théories  esthétiques  presque  toujours  discutables,  c'est  pour 
avoir  mal  fait  ce  qu'il  a  voulu  faire.  Les  perspectives  qu'il  a  cherchées, 
il  ne  les  a  pas  rendues.  Ses  fonds  sont  trop  compliqués,  les  détails  ne 


D  0  N  A 1 


167 


sont  pas  à  leur  place,  les  arbres  et  les  rochers  des  derniers  plans  vien- 
nent trop  en  avant  et  concourent  à  embrouiller  une  composition  déjà 
confuse.  Aux  accessoires  trop  encombrants  Ghiberti,  par  une  seconde 
erreur,  unit  des  scènes  multiples,  de  telle  sorte  que  le  bas-relief,  an 
lieu  de  s'imposer  par  un  bel  ensemble,  s'émiette,  se  brise,  a  l'air 
d'être  haché.  Le  mérite  de  Ghiberti  n'est  pas  dans  l'ordonnance  du 
bas-relief,  mais  dans  la  beauté  des  détails.  Son  mérite  est  d'avoir 
créé  tout  un  monde  de  délicieuses  figures,  d'avoir  l'ait  revivre  la  grâce 
et  la  féminilité  de  Praxitèle. 

Donatello  et  Ghiberti,  qui  ont  vécu  côte  à  côte  dans  la  même  ville, 
sont  aussi  différents  l'un  de  l'autre  qu'il  est  possible  de  l'être  :  signe 
de  grande  vitalité  pour  un  peuple  quand  les  esprits  ne  sont  pas  tous 
identiques,  la  variété  étant  une  preuve  de  la  vie.  A  côté  du  fougueux 
Donatello,  le  doux  Ghiberti.  Donatello  a  le  monde  des  âmes  et  Ghi- 
berti celui  des  corps.  Ghiberti  est  un  contemplatif,  non  un  penseur  ; 
il  aime  les  belles  formes  et  cet  amour  lui  suffit.  Pas  une  inquiétude, 
pas  une  émotion,  pas  un  nuage  dans  cet  azur.  Ghiberti  est  de  tous  les 
modernes  celui  qui  par  la  pensée  et  par  la  forme  se  rapproche  le  plus 
des  Grecs  du  ivc  siècle,  tandis  que  Donatello  serait  celui  qui  s'en 
écarte  le  plus. 

A  côté  de  Donatello  et  de  Ghiberti,  il  faut  placer  Lucca  délia  Rob- 
bia,  si  Ton  veut  connaître  toute  la  fécondité  des  premières  années 
du  xvc  siècle.  Lucca  délia  Robbia  est  en  même  temps  un  penseur  et  un 
raffiné  d'élégance.  Il  est  gracieux  comme  Ghiberti  et  sensible  comme 
Donatello,  mais  sa  sensibilité  recule  devant  les  scènes  dramatiques 
pour  rechercher  les  plus  douces  émotions  de  la  pensée  chrétienne. 
Comme  Donatello,  il  aime  les  enfants  que  Ghiberti  n'a  pas  su  voir, 
et  à  l'encontre  de  Donatello  il  oublie  leurs  cris  et  leurs  violences  pour 
ne  voir  que  leur  mine  rieuse  et  leur  grâce  enchanteresse.  Plus  encore 
que  Ghiberti,  qui  est  toujours  impassible,  plus  que  Donatello,  qui 
est  trop  violent,  il  sera  un  des  chefs  les  plus  écoutés  du  xv°  siècle  ita- 
lien. La  grâce  de  ses  formes,  le  charme  de  sa  pensée  sera  le  lot  des 
Desiderio,  des  Mino  da  Fiesole,  des  Rossellino  et  des  Benedetto  da 
Mayano.  Son  sourire  éclairera  tout  son  siècle  et  se  transmettra  jusqu'à 
Botticelli,  Pérugin  et  Léonard. 

{A  suivre.)  MARCEL  REYMOND. 


.'•--/--': 


LES    LITHOGRAPHIES   DE   DELACROIX 


Suite  (i) 


n  même  temps  avec  son  Faust,  ou 
peut-être  un  peu  avant,  mais  en  tous 
cas  depuis  son  retour  d'Angleterre, 
Delacroix  exécutait  plusieurs  pièces 
détachées.  Une  d'elles,  qui  ne  paraît 
pas  avoir  été  publiée,  égale  assuré- 
ment les  plus  splendides  de  son 
œuvre,  c'est  le  Combat  du  Giaour 
et  du  Pacha.  Vous  devinez  que  le 
sujet  est  emprunté  au  poème  de  Byron, 

His  breast  with  wounds  unnumber'd  riven, 
His  back  to  earth,  his  face  to  heaven, 
Fallen  Hassan  lies,  his  unclosed  eye 
Yet  lowering  on  his  enemy . . . 
And  o'er  him  bends  thaifoe,  with  brow 
As  dark,  as  him  lhal  bled  below . . . 

A  l'allure  épique  de  la  composition,  à  la  façon  dont  elle  est  dispo- 

(i)Voir  L'Artiste  d'août  (1889,  II,  104). 


- 


COM!- 
d'aPTe  :.r  Delacroix. 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX 


sée  sur  le  paysage,  au  mouvement  magnifique  du  cheval  qui  s'enlève, 

on  dirait  une  page  de  Gros,  mais  combien  plus  vivante  et  plus  pas- 
sionnée !  Le  moment  choisi  est  un  véritable  paroxysme,  et  les  vers  Je 
Byron  l'expriment  avec  une  énergie  concise  qui  lui  est  particulière, 
et  que  la  critique  de  nos  jours  n'apprécie  pas  toujours  a  sa  valeur. 
Sans  être  moins  aigu,  Delacroix  n'est  point  aussi  sobre  :  mais  de 
quelle  poésie  éclatante  il  accompagne  cet  échange  suprême  de  deux 
regards,  celui  du  mourant  et  celui  du  meurtrier!  Ce  paysage  qui 
ondule  dans  la  lumière,  ces  costumes  qui  volent  et  qui  chatoient, 
cette  pose  du  Giaour,  ramassé  sur  son  cheval,  comme  une  bête  prête  à 
bondir,  c'est  tout  l'Orient,  ou  plutôt  c'est  tout  Delacroix  résumé  dans 
un  chef-d'œuvre. 

La  Fuite  du  contrebandier,  qui  n'est  qu'un  titre  de  romance,  est 
loin  d'avoir  la  même  importance.  C'est  néanmoins  une  fort  jolie 
pièce  et  digne  d'être  citée.  Elle  est  dessinée  avec  un  soin  extrême, 
et  le  beau  cheval  noir  qui  emporte  le  contrebandier,  montre  tout  ce 
que  Delacroix  savait  faire  quand  il  voulait  pour  un  instant  ne  .s'atta- 
cher qu'à  la  nature. 

Les  portraits  sont  encore  de  la  même  époque.  On  sait  que  Dela- 
croix en  a  peint  fort  peu,  au  moins  de  son  plein  gré,  car  je  ne  compte 
pas  parmi  ses  œuvres  volontaires  les  portraits  de  la  pension  Gou- 
baux.  Il  en  a  lithographie  quelques-uns,  avec  plus  ou  moins  de  suc- 
cès. Celui  de  Goethe,  qui  commence  la  série  du  Jaust,  est  un  des 
plus  connus,  sinon  des  meilleurs.  Delacroix  n'avait  jamais  vu  le 
modèle,  et  d'ailleurs  les  traits  de  Gœthe,  si  froids  et  si  durs  à  la  fin 
de  sa  carrière,  n'étaient  pas  faits  pour  l'inspirer. 

Le  portrait  de  M.  de  Blacas,  ministre  de  la  maison  du  Roi,  est  un 
peu  dans  le  même  genre  ;  on  le  recherche  à  cause  des  croquis  répan- 
dus dans  les  marges.  Celui  de  l'abbé  Martial  Marcet  est  lin  et  plein 
d'expression.  Celui  du  baron  Schwiter  est,  selon  moi,  le  plus  beau 
de  tous,  coloré,  vigoureux,  plein  d'éclat  et  de  vie.  Delacroix  connais- 
sait bien  la  figure,  d'ailleurs  belle  et  caractérisée,  de  son  ami;  il  l'avait 
dessinée  et  peinte  plusieurs  fois.  Sa  lithographie  est  excellente. 

Je  reviens  à  l'ordre  chronologique  et  aux  sujets  littéraires. 

La  même  année  que  le  Jaust,  parurent  encore  chez  Motte  deux 
grandes  pièces  jumelles  :  Jane  Shore  et  Hamlet  au  cimetière. 

Jane   Shore  est   la   reproduction    d'une   aquarelle   que    Delacroix 


L'ARl  IS  TE 


avait  faite  au  sortir  d'une  représentation  donnée  à  Paris,  en  1827, 
par  des  artistes  anglais.  L'effet  en  est  assez  beau,  les  lignes  caracté- 
ristiques, mais  le  sujet  est  théâtral,  ce 
qui  n'a  rien  d'étonnant,  et  l'exécution 
un  peu  froide,  comme  celle  d'un  homme 
qui  se  copie  lui-même. 

Ilamlcl  au  cimetière  conserve  aussi  je 
ne  sais  quoi  d'exagéré  et  de  factice  qui 
rappelle  la  scène.  A  mon  sens,  le  sou- 

.       „,  venir  des  représentations  de  Paris  s'y 

Jane  Snore.  r  J 

manifeste  avec  évidence.  C'est  du 
Shakespeare  arrangé  au  goût  romantique.  Toutefois,  si  le  personnage 
principal  est  vieilli,  s'il  n'a  rien  de  cette  fleur  d'élégance  dont 
Shakespeare  parait  son  Hamlet,  le  décor  est  beau,  bien  disposé, 
plein  d'intérêt.  Au  reste,  une  preuve  que  Delacroix  n'était  point 
mécontent,  même  beaucoup  plus  tard,  de  cette  inspiration  première, 
c'est  que  nous  la  trouvons  reproduite  presque  sans  variante  dans  un 
tableau  de  1859. 

Le  Cheval  effrayé  sortant  de  l'eau  n'est  qu'une  étude,  mais  d'une 
impétuosité  sans  égale.  Ce  cheval  de  Delacroix,  qui  peut  passer  pour 
le  type  de  son  idéal  équestre,  ce  n'est  ni  le  cheval  du  Parthénon,  ni 
celui  du  Marc-Aurèle  du  Capitule,  ni  celui  de  Rubens,  ni  celui  de 
Géricault,  ni  celui  de  Gros  :  c'est  une  bête  de  noblesse  pareille,  mais 
qui  semble  personnifier  l'emportement  du  mouvement  :  la  crinière 
surtout  est  fulgurante. 

Dans  les  derniers  mois  de  1829,  parut,  chez  Caugain,  une 
illustration  des  Chroniques  de  France  de  Mme  Tastu,  en  dix 
pièces  lithographiées  «  par  MM.  Boulanger,  Delacroix,  Déveria  et 
C.  Roqueplan  ».  Delacroix,  pour  sa  part  donna  deux  lithographies 
sur  Duguesclin.  Il  faut  s'y  arrêter  un  instant  :  ce  sont  les  seules  où 
il  ait  abordé  l'histoire  proprement  dite  et  le  moyen  âge,  puisque  le 
Faust  et  Y  Hamlet,  par  un  anachronisme  certainement  volontaire, 
nous  apparaissent  dans  un  décor  du  temps  de  Shakespeare. 

L'Entrée  de  Duguesclin  à  Pontorson  me  donne  l'impression  d'une 
page  deMichelet.  On  peut  contester  l'exactitude  de  ces  restitutions 
où  l'imagination  a  tant  de  part  :  on  n'en  saurait  méconnaître  la  haute 
valeur  artistique  ou  littéraire.   Le  personnage  principal,  Duguesclin 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX 


Entrée  de  Duguesclin 

à  Pontorsoit. 


sur  son  lourd  cheval  noir,  est  une  superbe  statue  vivante,  et  quand  le 
hasard  vous  le  remet  sous  les  yeux,  ainsi  qu'il  vient  de  m'arriver,  au 
sortir  d'une  exposition  de  nos  plus  modernes 
sculpteurs,  on  se  demande  si  Delacroix  n'avait 
pas  déjà  trouvé  précisément  ce  qu'ils  cherchent  : 
la  rude  physionomie  d'autrefois  suggérée  par 
les  traits  et  les  habitudes  de  corps  de  nos 
paysans  d'aujourd'hui. 

L'autre  composition,  La  sœur  de  Duguesclin, 
repoussant  l'assaut  du  château,  n'offre  pas  le 
même  intérêt  historique.  Cependant  les  deux 
femmes,  l'une   qui  se  précipite  sur  l'ennemi, 

la  torche  et  l'épée  à  la  main  ;  l'autre  qui  se  renverse  en  arrière, 
dans  un  geste  éperdu,  sont  deux  admirables  figures.  Leurs  lignes 
onduleuses  comme  l'eau  agitée  sont  caractéristiques  du  goût  de 
dessin  de  Delacroix. 

Les  sujets  tirés  de  Walter  Scott,  étaient  destinés  à  une  édition  du 
fameux  romancier. 

La  Fiancée  de  Lammermoor  est  une  belle  composition,  d'exécution 
un  peu  molle  et  qui  rappelle  assez  la  manière  de  C.  Roqueplan. 
Front  de  Bœuf  et  la  Sorcière  est  au  contraire  une  œuvre  très  rude, 
mais  animée,  étrange,  curieuse.  M.  E.  Chesneau  la  décrit  ainsi  :  «  La 
force  du  mouvement  est  admirable  et  malgré  la  richesse  du  lieu  où 
elle  se  passe,  des  boiseries  sculptées,  des  hautes  courtines,  des  armes 
jetées  dans  l'ombre,  elle  prend  un  caractère  absolument  fantastique, 
tenant  précisément  à  l'habile  contraste  d'un  décor  somptueux  et  de 
personnages  à  demi  nus  et  dépenaillés.  » 

Front  de  Bœuf  et  le  Juif  n'a  point  la  même  largeur  d'effet,  mais 
une  des  figures  est  très  intéressante  :  celle  du  Juif.  Son  costume,  sa 
physionomie,  sa  pose,  la  barbe  tendue  en  avant,  tout  en  lui  exprime 
sa  race  avec  une  singulière  énergie  :  c'est  un  type. 

La  quatrième  pièce  :  Richard  et  Wamba  est  celle  que  je  trouve 
la  plus  jolie.  Le  paysage  d'abord  en  est  charmant,  plein  de  légè- 
reté, de  couleur  et,  si  j'ose  dire,  de  mouvement.  Il  poétise  à 
merveille  une  scène  où  Delacroix  a  poussé  jusqu'aux  limites  ce 
qu'on  appellerait  aujourd'hui  d'un  mot  qu'il  ne  connaissait  pas  : 
le  réalisme.  Rien  de  plus  amusant  aussi  que  la  figure  gamine  de 

1889    —   L'ARTISTE    —   T.    II  12 


i7- 


L  ARTISTE 


Wamba  sur  son  superbe  cheval  qui  se  cabre  comme  un  coursier  de 
Rubens. 

A  la  même  illustration  de  Walter  Scott  était  probablement  destinée 
la  pierre  de  Steenie  que  Delacroix  reprit  en  1841  et  ne  se  décida 
jamais  à  publier.  Si  l'exécution  matérielle  en  est  défectueuse,  la 
composition  et  l'idée  en  sont  pourtant  bien  belles.  Le  sujet  est 
emprunté  à  cette  légende  de  Redgauntlet  où  l'imagination  de  Walter 
Scott,  nourrie  des  vieilles  ballades  écossaises,  rivalise  presque  avec 
elles;  le  moment  choisi,  celui  où  le  pauvre  fermier,  toujours  suivi  par 
son  mystérieux  compagnon,  commence  moitié  à  se  fâcher,  et  pour  dire 
vrai, moitié  à  s'épouvanter.  — «  Que  me  voulez-vous,  l'ami?  »  dit-il... 
Les  deux  cavaliers  sont  arrivés  à  fond  de  train  jusqu'au  premier  plan  : 
l'arrêt  subit  du  cheval  de  Steenie  qui 
retourne  la  tête  en  même  temps  que 
son  maître,  l'élan  brisé  de  l'autre 
cavalier  et  de  sa  monture,  la  combi- 
naison des  deux  attitudes,  l'instantanéité 
de  la  scène  ont  quelque  chose  de  sai- 
sissant. 
Steenie. 

Toutes  les  illustrations  qui  précèdent 

(sauf  Steenie)  sont  exécutées  par  les  procédés  difficiles  et  hasardeux 
dits  au  lavis  et  à  la  flanelle,  et  dont  Delacroix  nous  a  décrit  le 
maniement  dans  une  de  ses  lettres  :  «  Dans  l'emploi  de  l'estompage, 
la  plus  grande  liberté.  Quand  vous  avez  dessiné  et  même  char- 
bonné  votre  pierre,  frottez  avec  de  la  flanelle,  puis  redessinez  et 
charbonnez  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  modelé  à  votre  fantaisie. 
Puis,  avec  un  grattoir,  vous  enlevez  le  plus  ou  moins  de  noir,  en 
ayant  soin  de  ne  pas  aller  jusqu'au  grain  de  la  pierre.  Ce  frottage 
étend  et  rend  vague  ce  que  vous  avez  trop  prononcé  dans  votre 
premier  jet,  et  dans  le  vague  que  cela  cause,  sans  effacer  néan- 
moins, cela  vous  donnera  le  moyen  de  redessiner  encore  et  de 
corriger  votre  idée.  Quand  vous  avez  gratté  et  fait  des  clairs, 
vous  pouvez  encore  mettre  du  noir,  et  estomper  de  même  jusqu'à  ce 
que  vous  ayez  rendu  votre  idée.  Risquez  un  peu  et  vous  trouverez 
de  vous-même  toute  cette  sorcellerie.  »  (Lettre  à  M.  Gaultron,  sans 
date,  tome  I,  page  284,  édit.  Charpentier.) 

Delacroix  devait  donner  le   dernier  mot  de  cette  sorcellerie  dans 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX 


■73 


les  deux  pièces  capitales  de  son  œuvre  :  le  Lion  de  l'Atlas  et  le  Tigre 
royal,  qui  appartiennent  également  à  cette  féconde  année  [829. 

On  sait  quelle  sympathie  instinctive  le  maître  éprouvait  pour  les 
grands  félins.  Dès  le  commencement  de  sa  carrière,  ses  amis  le  sur- 
prenaient au  Jardin  des  Plantes,  installé  devant  le  bâtiment  des 
fauves,  le  crayon  à  la  main.  Au  Maroc,  le  drame  de  l'Arabe  guettant 
le  lion  hantait  son  esprit  sans  cesse.  Un  attrait  particulier,  une 
sorte  de  charme  le  ramenait  périodiquement  vers  ces  animaux  au 
pelage  de  rude  velours,  aux  mouvements  souples,  aux  attitudes  en- 
dormies, et  toujours  prêts  à  bondir.  Entre  eux  et  lui,  il  y  avait 
comme  une  affinité  de  nature,  un  de  ces  liens  secrets  qui  tiennent 
aux  plus  intimes  profondeurs. 

Toutes  ces  splendeurs  du  vêtement  des  fauves,  toutes  ces  ondula- 
tions  de    leurs  formes,  toutes  ces  tromperies  de  leur  nonchalance, 
toute  cette  puissance  latente  de  leurs  muscles,  toute  cette  mélancolie 
grandiose  des  solitudes  où  ils  vivent,  Delacroix  les  a   rendues  dans 
son     double     chef- 
d'œuvre.    Le    Lion 
et  le  Tigre  sont  des 
tableaux    complets, 
des  pages  magistra- 
les où  se  résume  le 
mystère  d'une   par-  Tigre  royal. 

tie  de  la   Création. 
Enfin,  si  l'on  veut  bien  se  rappeler  que  Delacroix  a  fait  son  voyage 
du  Maroc  seulement  deux  ans  plus  tard,  en  i83i,  on  ne  pourra  s'em- 
pêcher d'y   reconnaître   un    des   plus  rares   exemples  de   l'intuition 
du  génie. 

Au  reste,  ici,  la  perfection  atteinte  était  si  manifeste,  la  beauté  si 
souveraine,  que  le  succès  d'admiration,  sinon  le  succès  de  vente, 
fut  éclatant  et  n'a  point  cessé  de  grandir.  Depuis  le  jour  où,  dans  un 
premier  élan  d'enthousiasme,  C.  Dutillcux  écrivait  à  un  ami, 
en  i83o  :  «  Il  vient  de  paraître  de  lui  deuxbelles  lithographies  :  un 
Lion  et  un  Tigre;  c'est  beau  comme  un  Delacroix  (1)  »,  ces  deux 


Lion  de  l'Atlas. 


(1)  Constant  Dutilleux,  qui  devint  plus  tard  l'ami  de  Delacroix  et  l'un  de  ses 
exécuteurs  testamentaires,  fut  un  esprit  remarquablement  ouvert,  un  artiste  de 


'74 


L 'A  R  TIS  TE 


chefs-d'œuvre  n'ont  obtenu  que  des  louanges.  Les  juges  les  plus  froi- 
dement disposes  les  admirent.  M.  Delaborde  leur  donne  rang  à  côté 
des  plus  belles  lithographies  de  Géricault  et  de  Charlet.  Cependant 
il  ne  leur  a  jamais  fait  place  dans  la  petite  exposition  de  la  Biblio- 
thèque, où  figurent  tant  de  gloires  de  moindre  éclat. 

L'ordre  des  idées,  sinon  celui  des  dates,  appelle  ici  trois  autres 
pièces,  très  importantes  encore,  et  qui  complètent  glorieusement 
l'œuvre  de  Delacroix,  peintre  des  fauves. 

Le  Cheval  sauvage  terrassé  par  un  Tigre  ne  le  cède  guère  au 
Tigre  royal  que  par  les  dimensions. 

L'exécution  est  différente,  plus  serrée  encore  peut-être,  assurément 
aussi  belle,  la  coloration  intense  et  profonde,  l'effet  terrible  :  à  ce 
dernier  mot,  le  sourire  vous  vient  aux  lèvres  ;  mais  il  faut  voir  dans 
cette  composition  admirable  avec  quelle  exultation  méchante,  la 
bête  se  pose  et  se  piète  sur  sa  proie,  tous  les  muscles  tendus,  la  queue 
raidie  et  battant  l'air.  J'ajoute  que  cette  pièce  est  une  des  plus  rares, 
et  la  plus  recherchée  de  l'œuvre  du  maître,  celle  qui  dans  le  commerce 
atteint  les  plus  hauts  prix-,  d'après  le  catalogue  de  M.  Robaut,  elle 
aurait  été  faite  en  1828. 

Le  Jeune  tigre  jouant  avec  sa  mère  parut  ici  même  en  i83r.Ce 
n'est  qu'une  toute  petite  pièce,  mais  c'est  une  perle  de  grâce  et  de 
délicatesse.  Delacroix  y  a  reproduit  sans  variante  la  célèbre  étude 
peinte,  exposée  par  lui  au  Salon  de  la  même  année,  et  depuis  léguée 
au  Louvre  par  M.  Maurice  Cottier.  La  transparence  de  l'exécution  y 
est  poussée  jusqu'aux  dernières  limites,  sans  nuire  en  rien  à  la  solidité 
de  l'effet.  En  certains  endroits,  comme  la  patte  de  la  tigresse,  on 
jurerait  que  la  couleur  est  venue  s'ajouter  au  blanc  et  noir  de  l'im- 
pression lithographique.  Quant  au  dessin,  peut-être  est-il  plus  par- 
fait encore  que  celui  du  Tigre  royal,  plus  élégant  dans  le  choix  des 
lignes,  plus  discret  dans  leur  balancement  (1). 


valeur  et  trop  peu  connu.  Nos  musées  parisiens  ne  possèdent  rien  de  lui,  mais 
au  Champ-de-Mars,  actuellement,  une  de  ses  bonnes  toiles  peut  donner  l'idée 
de  sa  manière  délicate  et  pleine  de  charme. 

(1)  Delacroix  n'a  fait  expressément  pour  L'Artiste  que  cette  pièce  et  le  Jeune 
Clifford;  mais  L'Artiste  a  public,  depuis,  plusieurs  des  lithographies  que  je 
viens  de  décrire,  sans  parler  de  toutes  les  œuvres  peintes  d'Eugène  Delacroix 
qu'y  ont  reproduites  d'autres  graveurs  ou  lithographes.  Bien  des  lecteurs  n'ont 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX  i75 


Exécuté  en  1844,  pour  la  publication  des  Artistes  contemporains, 
le  Lion  dévorant  un  cheval  est  à  peu  près  la  dernière  lithographie 
du  maître.  Le  travail  en  est  plutôt  large  que  précieux,  mais  d'une 
sûreté  superbe  et  d'une  autorité  sans  pareille.  Une  fort  belle  pièce  de 
Géricault,  de  même  sujet  et  de  disposition  presque  semblable,  appelle 
naturellement  la  comparaison.  On  ne  peut  refuser  à  Géricault  un 
dessin  plus  simple,  une  façon  plus  logique  décomposer.  Mais  comme 
l'œuvre  de  Delacroix  nous  saisit  mieux  et  nous  prend  au  cœur  ! 
Là,  nous  n'éprouvions  qu'une  noble  impression  esthétique;  ici, 
c'est  le  drame  de  la  vie  qui  se  dénoue  sous  nos  yeux,  c'est  la  loi 
implacable  de  l'entre-dévorement  des  êtres,  qui  se  symbolise  dans 
cette  pitoyable  victime,  dans  ce  vainqueur  aux  crins  hérissés,  aux 
griffes  tendues,  aux  yeux  luisants  de  toutes  les  convoitises  de  la 
faim. 

Dans  les  premiers  jours  de  i832,  Delacroix  partit  pour  l'Afrique, 
en  compagnie  du  comte  de  Mornay,  ambassadeur  de  France  près  de 
l'Empereur  du  Maroc.  Il  n'en  devait  revenir  qu'en  juillet,  après  un 
séjour  de  plusieurs  mois  au  Maroc,  une  excursion  dans  le  sud  de 
l'Espagne  et  une  autre  à  Oran  et  Alger.  On  a  beaucoup  parlé  de 
l'influence  de  ce  voyage  sur  la  carrière  de  Delacroix  :  à  mon  sens  on 
l'a  exagérée.  Je  viens  d'en  donner  une  preuve  au  sujet  du  Tigre  royal 
qui  est  antérieur  et  qui  contient  un  des  plus  magnifiques  paysages 
africains  que  Delacroix  ait  jamais  peints.  Avant  de  voir  le  désert  il 
l'avait  donc  deviné.  Toutefois  il  n'est  pas  douteux  que  ce  voyage  ait 
achevé  d'éclairer  sa  palette  et  de  l'enrichir.  Au  point  de  vue  spécial 
où  nous  nous  plaçons,  il  eut  encore  pour  effet  de  l'éloigner  de  la 
pierre  lithographique  pendant  au  moins  une  année.  Tout  entier  aux 
impressions  et  aux  souvenirs  qu'il  venait  d'accumuler,  il  était  naturel 
qu'il  cherchât  à  les  fixer  au  plus  vite  dans  des  œuvres  peintes. 
Presque  aussitôt  vint  s'ajouter  à  cette  occupation  pleine  de  charme 
la  grande  entreprise  du  Salon  du  Roi,  au  Palais-Bourbon.  Enfin, 
c'était  le  moment  où  Villot  faisait  des  essais  d'eau-forte  et  ramenait 
son  ami  vers  ce  procédé.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  le  voyage  du 
Maroc  ait  inspiré  à  Delacroix  quelques  pièces  seulement,  qui  ne  sont 

pas  oublié,  sans  doute,  qu'ils  ont  reçu  de  ce  journal  le  Macbeth,  les  Croquis  de 
médailles,  le  Cheval  effrayé  sortant  de  l'eau.  Mais  quand  la  maison  est  d'aussi 
vieille  noblesse,  n'est-il  pas  permis  d'en  rappeler  quelquefois  les  titrçs  ? 


i-G 


L 'A  R  TJS  TE 


même  pas  des  lithographies  mais  des  autographies  à  la  plume.  Je 
vous  citerai  :  Les  Femmes  d'Alger,  claire  et  gracieuse  variante,  à 
deux  personnages  seulement,  du  fameux 
tableau  du  même  nom  :  les  Muletiers  de 
Tetouan,  groupe  d'un  dessin  audacieux 
et  puissant;  les  Costumes  de  Tanger  : 
cette  dernière  composition  représente  un 
jeune  marchand  debout,  dépliant  des 
étoffes  devant  un  vieux  Maure,  assis 
sur  une  pierre.  Rien  de  plus  caractérisé 
que  ces  deux  figures  et  le  contraste  qu'elles 
font,  Tune  si  élégante  en  sa  nonchalance,  l'autre  si  curieusement 
ramassée,  presque  simiesque  et  pourtant  si  belle  encore  de  lignes 
et  de  mouvement. 


'"^■■.■■■Vtf&l] 


Femmes  d'A  Ifrer. 


(A  suivre.) 


GERMAIN    HEDIARD. 


LE  NETTOYAGE  DE  LA  «   RONDE  DE  NUIT   » 


pe 


es  lecteurs  de  L'Artiste  connaissent  nos  idées 
sur  la  couleur  et  l'effet  primitifs  de  la  plupart 
des  ouvrages  de  Rembrandt,  et,  en  particulier, 
du  grand  tableau  d'Amsterdam.  Le  nettoyage 
de  ce  tableau,  effectué  au  commencement  de 
juin   dernier,  est  venu   appuyer  vigoureuse- 
ment  les  opinions  si  souvent  énoncées  dans 
cette    Revue.    Dire  qu'il 
convaincra  tous  les  hési- 
tants    serait     beaucoup 
s'avancer;  mais  c'est  un 
argument  de  plus  ajouté 
à   tant   d'autres,  et 
l'argument  serait  de- 
venu   décisif    si    le 
nettoyage   avait   été 

—  ce  qu'il  n'est  pas 

—  un   dévernissage 
complet. 

Rappelons  les  faits 
déjà  anciens, 
ndant  un   séjour  à  Londres,  nous  avions    ren- 


i7S  L'ARTISTE 

contré  notre  chemin  de  Damas  en  apercevant,  haut  perche'e  dans  une 
des  salles  de  la  National  Gallery,  une  peinture  d'environ  trois  pieds 
de  long,  qui  était  une  copie  très  ancienne  de  la  Ronde  de  nuit,  et 
qui  reproduisait,  sans  aucun  doute  possible,  ce  tableau  dans  son  état 
primitif.  Cette  copie  (M.  de  Vries  a  trouvé  qu'elle  était  de  Gérard 
Lundens  et  de  1660)  prouvait  sans  conteste  que  le  tableau  primitif 
avait  été  mutilé  par  l'ablation  de  quatre  bandes,  dont  une  d'environ 
60  centimètres  ;  elle  bouleversait  en  outre  toutes  les  opinions  cou- 
rantes sur  la  couleur  du  tableau.  Voici  ce  que  nous  écrivions  dans 
la  Revue  bleue  Tannée  suivante  (3  novembre  i883),  après  avoir  été 
examiner  soigneusement  l'original  à  Amsterdam  : 

«  Rembrandt  serait  bien  surpris  s'il  pouvait  voir  ce  que  le  temps 
et  les  vernisseurs  ont  fait  de  son  œuvre...  Dans  la  Ronde  de  nuit,  la 
robe  en  satin  blanc  —  un  peu  crème,  —  de  la  petite  fille  au  coq  est 
devenue  franchement  d'un  beau  jaune.  Ses  cheveux,  autrefois  d'un 
blond  à  peine  doré,  sont  maintenant  roux  comme  ceux  d'une  Véni- 
tienne. Son  visage,  que  Rembrandt  avait  fait  d'une  fraîcheur  éblouis- 
sante, est  tout  couturé  de  points  et  de  raies  d'une  boue  brunâtre  qui 
remplit  les  creux  laissés  par  le  pinceau. 

«  Une  autre  fillette,  qu'on  entrevoit  à  côté  d'elle,  avait  un  petit 
col  blanc  et  une  robe  bleue  :  aujourd'hui  le  col  est  d'un  jaune  sale, 
tandis  que  la  robe  est  franchement  vert-jaune,  et,  par  endroits,  vert- 
brun  clair. 

«  Quant  au  lieutenant  du  premier  plan,  son  justaucorps,  jadis  en 
cuir  blanc,  est  aujourd'hui  d'un  jaune  intermédiaire  entre  le  citron  et 
le  safran. 

«  La  tonalité  générale  du  tableau  était  claire  et  grise,  avec  des 
ombres  pour  ainsi  dire  saturées  de  lumière  ;  elle  est  aujourd'hui 
fumeuse  et  rousse  comme  s'il  s'agissait  en  effet  d'une  promenade  de 
nuit  éclairée  par  des  torches. 

«  Quelle  heureuse  surprise  ce  serait  pour  le  monde  artistique,  si 
le  directeur  du  Musée  d'Amsterdam,  avec  toute  la  discrétion,  toute  la 
prudence,  tous  les  ménagements,  bref,  toutes  les  garanties  néces- 
saires, faisait  dévernir  ce  chef-d'œuvre  et  nous  le  montrait  tel  qu'il  a 
été  autrefois,  tel  qu'il  est  encore,  d'ailleurs,  sous  l'épais  vitrage  de 
vernis  qui  le  laisse  deviner  !  » 

Il  y  avait  là-dedans  quelques  indications  qui  pouvaient   prêter   et 


LE    NETTOYAGE    DE    LA   <r    RONDE    DE   NUIT   »  179 

qui  ont,  en  effet,  prêté  à  des  malentendus  :  au  lieu  de  «  blanc  un 
peu  crème  »,  pour  la  robe,  il  aurait  fallu  dire  simplement  «  crème  »  ; 
le  justaucorps  du  lieutenant  n'était  pas  blanc  comme  du  papier,  mais 
d'un  jaune  très  clair  et  très  doux.  Notre  impression  générale  n'en 
était  pas  moins  juste.  Revenant  à  la  charge  dans  la  Galette  des 
Beaux-Arts  (ia  novembre  iSS5  et  icr  février  1887),  nous  affirmions 
que  dans  ce  tableau  comme  dans  la  plupart  de  ses  ouvrages,  —  sauf 
pendant  les  dernières  années  de  sa  vie,  —  Rembrandt  avait  montré 
une  grande  prédilection  pour  les  ombres  transparentes  et  une  véri- 
table horreur  pour  les  ombres  noires  ;  nous  disions  que  la  copie  de 
la  National  Gallery,  lors  de  la  vente  Boendermaker  en  1768,  était 
citée  comme  «  étonnante  par  le  grand  éclat  du  soleil  »  ;  que  toutes 
les  collerettes  du  tableau  d'Amsterdam,  devenues  rousses,  avaient 
jadis  été  parfaitement  blanches;  que  dans  le  drapeau,  par  exemple, 
les  bandes  sombres  n'étaient  pas  d'un  vert  olive,  ni  même  d'un  vert 
bleuâtre,  mais  parfaitement  bleues;  et  nous  prononcions  encore  une 
fois  le  mot  de  dévernissage. 

Enfin  le  17  juillet  de  la  même  année,  dans  la  Revue  bleue,  après 
avoir  résumé  l'histoire  de  la  Ronde  de  nuit,  nous  terminons  par 
cette  prédiction  : 

«  A  notre  avis,  un  nettoyage  très  discret,  confié  à  des  mains  com- 
pétentes, est,  en  tout  état  de  cause,  parfaitement  inoffensif...  Mais  le 
courant  actuel  n'est  guère  au  dévernissage. 

«  Toutefois  il  n'est  pas  besoin  d'être  prophète  pour  savoir  ce  qui 
se  passera  bientôt.  Il  y  a  quelques  années,  certains  détails  de  la  com- 
position étaient  visibles,  qui  ne  le  sont  plus  aujourd'hui  ;  le  travail  de 
craquelage  continue  :  quand  on  a  transporté  cette  vaste  toile  au  nou- 
veau Musée  (en  1 885),  il  s'est  nécessairement  produit  dans  les  ver- 
nis, sous  l'influence  des  vibrations  et  des  secousses,  une  foule  de 
cassures  imperceptibles  qui  deviennent  et  deviendront  de  jour  en 
jour  plus  longues,  plus  larges  et  plus  profondes;  si  bien  qu'au  bout 
d'un  laps  de  temps  peu  considérable,  le  vernis  craquelé  sera  presque 
absolument  opaque. 

«  En  ce  moment-là,  qui  est  peut-être  beaucoup  plus  rapproché 
qu'on  ne  croit,  on  se  posera  de  nouveau  l'éternelle  question  :  Faut- 
il  dévernir,  ou  faut-il  ajouter  encore  une  couche  de  vernis  qui  rous- 
sira, se  fendillera  et  rendra  bientôt  le  tableau  encore  plus  sombre  ? 


j8o  L'ARTISTE 


«  Notez  qu'à  cette  époque  tout  le  monde  saura  que  la  Ronde  de 
nuit  est  une  Ronde  de  jour,  un  effet  de  plein  soleil  malheureusement 
dérobé  sous  d'innombrables  couches  d'un  vernis  roux...  Un  vrai 
désir  de  dévernissage  se  sera  emparé  de  tout  le  monde,  et  les  sages 
conservateurs,  sous  la  pression  presque  inconsciente,  mais  irrésistible, 
de  l'opinion  publique,  déverniront!  » 

Nous  ne  croyions  pas  faire  une  prédiction  à  si  courte  échéance  : 
moins  de  deux  ans  après,  vers  la  fin  de  mai  dernier,  la  Chronique  des 
Arts  annonçait  que  la  commission  nommée  par  la  ville  avait  remis 
la  Ronde  de  nuit  entre  les  mains  de  M.  Hopman,  restaurateur  des 
peintures  du  Musée,  fils  du  M.  Hopman  qui  avait  été  chargé,  en  i852, 
de  rentoiler  le  même  tableau. 

M.  Hopman  fils,  répondant  à  notre  demande  dans  une  lettre  datée 
du  i5  juin,  nous  donna  sur  l'opération  très  heureusement  ter- 
minée les  plus  intéressants  détails.  Nous  en  reproduirons  textuelle- 
ment le  passage  suivant  : 

«...  Depuis  des  années,  le  Rembrandt  était  couvert  d'une  couche 
épaisse  de  vernis  dont  le  temps  avait  rompu  la  cohésion  moléculaire  ; 
le  vernis  était  devenu  terne  et  craquelé,  rude  et  opaque  sur  presque 
toute  la  surface.  Cette  rudesse  et  cette  opacité  avaient  tellement  aug- 
menté dans  les  dernières  années,  qu'il  était  parfaitement  impossible 
d'entrevoir  seulement  la  beauté  caractéristique  du  tableau,  de  sorte 
que  quelques  personnes  qui  s'y  intéressaient,  pensaient  qu'il  était 
urgent  de  le  dévernir  tout  à  fait.  Cependant  cela  n'était  absolument 
pas  nécessaire.  Il  suffisait  de  rendre  le  vernis  transparent  jusqu'à  ia 
couche  des  couleurs...  » 

M.  Hopman  s'est  contenté  de  frotter  légèrement  du  bout  des  doigts 
—  ce  qui  est  un  commencement  de  dévernissage  «  au  pouce  »  —  les 
parties  les  plus  rudes  du  tableau,  celles  où  le  vernis,  très  craquelé, 
était  presque  réduit  en  poudre;  puis  il  a  continué  sur  toute  la  surface 
pour  égaliser  un  peu  le  travail.  Il  a  ensuite  employé  le  procédé  Pet- 
tenkofer.  Ce  procédé  consiste  ordinairement  à  exposer  un  tableau,  la 
peinture  en  dessous,  aux  vapeurs  qui  s'élèvent  d'une  cuvette  conte- 
nant de  l'alcool.  Les  vapeurs  d'alcool  pénètrent  le  vernis,  le  ramè- 
nent à  l'état  pâteux  et  en  font  disparaître  toutes  les  craquelures.  Dans 
le  cas  du  tableau  d'Amsterdam,  il  a  fallu  modifier  non  pas  le  prin- 
cipe, mais  l'exécution  du  procédé.  Ce  tableau  a  été  couche  à  plat  par 


LE   NETTOYAGE    DE    LA    «    RONDE    DE    NUIT   »  181 

terre,  la  peinture  en  dessus;  on  l'a  recouvert  d'un  châssis  de  même 
dimension,  profond  d'une  quinzaine  de  centimètres,  garni  d'une 
double  mousseline  de  laine  imbibée  d'alcool.  Les  vapeurs  ont  rempli 
l'espace  intermédiaire  et  produit  la  «  régénération  »  du  vernis.  Au 
bout  de  vingt  minutes,  quand  le  châssis  a  été  enlevé,  la  peinture, 
selon  l'expression  de  M.  Hopman,  «  s'est  montrée  plus  belle  que  per- 
sonne de  la  génération  présente  n'a  pu  la  voir.  » 

Les  avis  ont  été  unanimes  sur  cette  belle  opération,  dont  le  résultat, 
pour  être  prévu  par  quelques-uns,  n'était  pas  moins  admirable.  M.  de 
Graef  van  Polsbroek,  —  descendant  du  capitaine  Cock  qui  est  au 
premier  plan  du  tableau,  et  possesseur  de  l'album  de  famille  de  ce 
capitaine,  —  nous  a  écrit  son  impression  : 

«  Le  tableau  de  Rembrandt  n'est  plus  reconnaissable.  Toutes  les 
figures  sont  très,  très  distinctes.  La  lumière  jaillit  sur  tous  les  visages. 
Les  détails  d'architecture  de  droite  paraissent  dans  toute  leur  ma- 
gnificence. Le  médaillon  est  très  distinct,  tout  comme  le  petit  gamin 
à  gauche  du  tableau.  En  un  mot,  ce  n'est  plus  une  garde  de  nuit,  mais 
une  sortie  de  la  garde  nationale  à  cinq  heures  environ  du  soir,  au 
mois  de  septembre,  par  un  beau  soleil.  Tout  est  très  bien  éclairé  par 
ce  soleil.  Il  y  a  une  force  de  lumière  que  Rembrandt  seul  pouvait 
obtenir  avec  son  pinceau.  » 

M.  Bredius,  ancien  conservateur  des  peintures  du  Rijks-Museum 
d'Amsterdam,  aujourd'hui  directeur  du  Musée  Royal  (Mauritshuys) 
de  La  Haye,  nous  disait  brièvement  la  même  chose  en  d'autres 
termes  :  «  Le  tableau  a  énormément  gagné.  On  y  voit  des  nuances, 
des  teintes,  des  couleurs  qu'on  ne  voyait  pas  auparavant,  et  tout  y  est 
plus  transparent.  » 

Le  Nieuwe  Rottcrdamsche  Courant  du  i  i  juin  s'exprime  comme 
suit  :  «  La  restauration  est  terminée,  et,  le  dimanche  de  la  Pente- 
côte, non  seulement  le  tableau  avait  été  remis  à  son  ancienne  place, 
—  un  peu  plus  bas,  —  mais  la  salle  a  été  ouverte  au  public.  Bien  que 
Téclairage,  hier,  à  cause  du  temps  couvert,  ne  fût  pas  favorable,  nous 
avons  été  frappé  par  l'étonnante  amélioration  que  l'ouvrage  a  subie, 
par  l'éclatante  lumière  qu'il  répand  et  par  la  puissance  du  coloris 
dont  il  brille;  de  même  les  ombres  et  les  parties  droite  et  gauche  de 
la  partie  supérieure  du  tableau  sont  devenues  plus  claires.  Avant  ce 
nettovage,  personne  n'avait  vu  le  tableau   ainsi,  et  c'est  maintenant 


i82  L'ARTISTE 

pour  la  première  fois  qu'on  le  voit,  aussi  net  qu'il  pouvait  l'être  au 
moment  où  il  venait  d'être  fait. 

«  En  quoi  a  consisté  la  restauration  '<  Les  retouches  n'ont  pas 
disparu,  la  surface  n'a  pas  été  touchée,  le  vernis  n'a  pas  été  enlevé, — 
le  vieux  vernis  a  été  seulement  «  régénéré  ».  Le  vernis,  qui  formait 
comme  une  feuille  de  parchemin,  abîmait  presque  absolument  ce 
chef-d'œuvre.  Et  maintenant  que  le  vernis  est  redevenu  transparent, 
il  paraît  évident  que  c'est  à  lui  principalement  qu'il  fallait  im- 
puter ce  que  certains  attribuaient  à  un  éclairage  insuffisant. 

«  Pendant  que  M.  Hopman,  le  restaurateur  si  habile,  était  occupé 
à  cette  restauration,  le  bruit  se  répandit  dans  Amsterdam  qu'un 
accident  avait  déchiré  la  toile  en  deux.  Inutile  de  dire  que  ce  n'était 
qu'une  malveillante  invention.  » 

Le  Nederlandsche  Spectator  de  La  Haye  publie  dans  son  numéro 
du  i5  juin  une  lettre  dont  nous  traduisons  aussi  les  passages  inté- 
ressants : 

«...  Et  le  grand  ouvrage  de  Rembrandt  apparaît  dans  toute  sa 
noblesse,  car  il  est  maintenant  débarrassé  de  la  sale  couche  à  reflet 
bleuâtre  qui,  depuis  aussi  longtemps  qu'il  nous  en  souvient,  le  recou- 
vrait, et  à  travers  laquelle  la  lumière  pénétrait  seulement  pendant  les 
après-midi  de  soleil  pour  lesquelles  la  vieille  salle  du  Trippenhuys 
était  renommée.  C'est  seulement  à  présent  que  le  tableau  est  devenu 
transparent;  les  tons  d'or  sont  plus  radieux  qu'autrefois;  les  roux 
chauds  chantent  plus  que  jamais.  Le  changement  le  plus  surprenant 
consiste  toutefois  en  ceci  que  le  fond,  autrefois  masse  opaque,  laisse 
voir  à  présent  toutes  sortes  de  détails  que  l'on  soupçonnait  à  peine 
auparavant.  Et  comment  tout  cela  a-t-il  été  obtenu  ?  Uniquement  en 
faisant  disparaître  la  crasse.  M.  Hopman,  qui  a  accompli  cette  tâche 
difficile,  a  le  droit  d'être  content  de  son  travail. 

«...  Cette  radieuse  lumière  de  Rembrandt  fait  pâlir  le  coloris 
des  autres  maîtres  qui  ont  été  dignement  choisis  pour  lui  tenir  com- 
pagnie (dans  cette  salle).  » 

Un  seul  journal  mit  une  sourdine  à  ces  éloges,  c'est  De  Amster- 
dammer  Weeklbad  (feuille  hebdomadaire  d'Amsterdam).  Son  rédac- 
teur anonyme  blâme,  il  est  vrai,  la  salle  et  non  pas  le  nettoyage.  Il 
raconte  en  détail  — mais  nous  sommes  forcé  de  résumer  —  que  cette 
salle,  la  plus  importante  du  beau  musée  construit  par  M.  Cuypers,  ne 


LE    NETTOYAGE    DE    LA    «    RONDE    DE   NUIT    »  ,sj 


satisfit  personne  lors  de  l'ouverture  du  musée.  Le  tableau  reflé- 
tait une  lumière  surabondante,  venue  d'en  haut,  que  l'on  essaya, 
quelques  temps  après,  d'arrêter  en  partie  par  un  grand  baldaquin. 
Le  résultat  étant  encore  mauvais,  on  procéda  au  nettoyage,  ôtant 
une  partie  du  vernis,  faisant  disparaître  les  crevasses  du  vernis  res- 
tant et  le  ramenant  à  l'état  frais. 

«  Il  va  de  soi,  ajoute  le  critique,  que  le  résultat  obtenu  n'est  que 
temporaire  :  à  la  longue,  la  peinture  redeviendra  telle  que  nous 
l'avons  vue  au  Trippenhuys,  telle  que  nous  avons  appris  là  à  l'aimer 
et  à  l'admirer. 

«  Le  tableau  restauré  a  été  replacé  un  peu  plus  bas,  les  orne- 
ments d'or  gênants  ont  été  retirés  de  la  bordure,  le  baldaquin  déjà 
existant  a  été  agrandi. 

«  Ces  efforts  ont-ils  amené  le  résultat  désiré  ?  Actuellement,  alors 
que  la  Ronde  de  nuit  éclaircie  montre  encore  plus  chantante  sa 
chaude  gamme  de  couleur,  il  devient  évident  que  le  mode  d'éclai- 
rage est  complètement  mauvais  et  que  dans  cette  salle,  jamais,  quoi 
que  l'on  fasse,  on  n'arrivera  à  mettre  le  tableau  dans  les  conditions 
qu'il  réclame  si  clairement,  si  nettement. 

«  Quand  on  veut  mettre  un  tableau  à  son  avantage,  il  faut  le  pla- 
cer dans  un  milieu  sérieux  et  un  peu  sombre.  Alors  les  couleurs  res- 
tent des  couleurs,  tandis  que,  par  contraste  avec  un  fond  et  des 
murs  latéraux  clairs,  elles  sont  condamnées  à  paraître  noires.  » 

Disons  en  passant  que  cette  dernière  remarque  est  très  juste.  Mais 
pourquoi  ces  conditions-là  ne  seraient-elles  pas  obtenues  dans  cette 
salle  même?  Il  suffirait  que  l'architecte,  se  conformant  à  des  lois 
inéluctables,  sacrifiât  au  tableau  la  couieur  de  la  salle  et  donnât  aux 
murailles  ainsi  qu'au  plafond  une  tonalité  où  domineraient  les  tons 
sombres,  comme  cela  existe  dans  la  plupart  des  musées.  Il  deviendrait 
alors  inutile  de  chercher  dans  le  même  édifice  une  autre  salle  «  pla- 
cée à  l'ouest,  pas  trop  grande,  avec  un  plafond  d'un  dessin  grandiose 
et  d'une  couleur  sévère,  et  de  riches  tentures  de  cuir  doré  »,  et  le  cri- 
tique n'aurait  plus  besoin  de  s'écrier  en  terminant  :  «  Qui  nous 
rendra  la  Ronde  de  nuit  comme  nous  l'avons  vue  jadis,  lorsque,  tout 
simplement,  par  une  après-midi  ensoleillée,  nous  entrions  au  Trip- 
penhuys et,  plein  d'admiration,  nous  sentions  notre  tendresse  croître 
pour  la  grande  manifestation  d'une  aussi  noble  puissance!...  » 


jS4  L'ARTISTE 

Citons  encore  un  mot  de  M.  D.-C.  Meyer,  auteur  d'une  très  bonne 
étude  sur  Les  tableaux  de  gardes  civiques,  qui  d'ailleurs  ne  partage 
pas  nos  idées  sur  la  couleur  primitive  de  la  Sortie  des  gardes  civi- 
ques :  «  Heureusement  le  tableau  n'a  souffert  en  rien.  On  a  su  rendre 
le  vernis  plus  transparent;  le  tableau  est  rajeuni,  rafraîchi,  et  a  gagné 
en  clarté  et  en  profondeur.  » 

En  somme,  il  n'y  a  eu  dans  la  presse  hollandaise  que  des  éloges 
pour  le  fait  même  du  nettoyage  de  la  Ronde  de  nuit  et  pour  la  façon 
dont  le  travail  a  été  exécuté.  C'est  un  résultat  très  important,  étant 
donnés  les  préjugés,  très  naturels  mais  parfois  un  peu  exagérés,  que 
nourrissent  beaucoup  de  peintres  et  d'amateurs  contre  tout  ce  qui 
ressemble  de  près  ou  de  loin  à  un  dévernissage  ou  même  à  un  sim- 
ple nettoyage.  Ils  peuvent  citer  en  effet  des  cas  où  l'opération  a  mal 
réussi;  mais  on  doit  remarquer  que  ces  cas-là,  d'ailleurs  très  rares, 
se  rencontrent  lorsqu'un  directeur  de  musée  s'avise  de  faire  nettoyer 
et  dévernir  à  la  fois  des  centaines  de  tableaux.  Dans  ces  conditions  en 
effet,  toute  surveillance  est  impossible,  l'exécution  est  confiée  à  des 
subalternes  ignorants  ou  peu  consciencieux,  et  tous  les  malheurs 
sont  à  craindre.  C'est  une  autre  affaire  quand  le  nettoyage  d'un 
tableau  est  confié  à  un  homme  habile  et  consciencieux,  sous  le  con- 
trôle d'une  commission  bien  choisie. 

On  ne  saurait  entourer  de  trop  de  précautions  un  travail  de  ce 
genre;  et  pour  notre  part,  bien  que  nous  soyons  partisan  du  déver- 
nissage des  tableaux  qui  ont  besoin  de  cette  opération,  nous  ne  lais- 
serons jamais  passer,  sans  protester  courtoisement,  mais  fermement, 
un  dommage  quelconque  porté  à  un  tableau  de  maître  sous  prétexte 
de   «  restauration  » . 

C'est  ainsi  que,  dernièrement  encore,  nous  avons  signalé  l'audace 
d'un  peintre  qui  —  avec  le  consentement  de  la  commission  de  sur- 
veillance, —  avait  non  pas  repeint  un  tableau  de  Van  der  Helst  et  la 
seconde  Leçon  d'anatomie  de  Rembrandt,  appartenant  tous  deux  à 
la  municipalité  d'Amsterdam,  mais  ajouté  de  la  peinture  au  bord  de 
ces  deux  toiles.  Vérification  faite,  le  mal  n'était  pas  irréparable,  en  ce 
sens  que  la  peinture  ajoutée  pouvait  être  enlevée  sans  aucun  danger 
pour  les  ouvrages  ainsi  «  restaurés  ».  Mais  il  faut  absolument, 
répéterons-nous  à  toute  occasion,  que  ces  deux  perfectionnements 
disparaissent.   L'excuse    du    peintre  est  qu'il  a   voulu    rétablir  des 


LE    NETTOYAGE    DE    LA    «    RONDE    DE    NUIT    ..  i85 


parties  détruites  depuis  très  longtemps,  l'une  par  accident,  l'autre  pat- 
mutilation  volontaire.  Mais  où  en  serions-nous,  si,  dans  tous  les 
musées,  on  se  mettait  à  rétablir  les  parties  manquantes  des  tableaux 
anciens?  Ce  sont  les  faits  de  ce  genre  cpii,  malheureusement,  per- 
mettent aux  artistes  de  protester  en  bloc  contre  toute  espèce  de 
nettoyage  même  innocent,  contre  toute  opération  même  indispensa- 
ble à  la  conservation  d'un  tableau. 

Nous  trouvons  cependant  plus  juste  de  louer  hautement  toute  opé- 
ration utile  et  de  blâmer  sans  réserve  toute  opération  nuisible.  Cela 
est  meilleur  aussi  comme  résultat.  En  effet,  c'est  dans  l'intransigeance 
même  de  certains  protestataires,  que  les  conservateurs  puisent  le 
droit  de  n'agir  qu'à  leur  fantaisie  ;  au  contraire  les  conservateurs 
seront  amenés  à  agir  avec  prudence  quand  ils  sauront  qu'on  va  les 
louer  pour  toute  opération  nécessaire,  et  qu'on  va  les  blâmer  sans 
hésitation  pour  tout  crime  de  lèse-peinture. 

Mais  il  faut  revenir  à  la  Sortie  des  gardes  civiques. 

Jusqu'ici  nous  avons  donné  l'impression  générale  des  critiques  et 
amateurs  hollandais  sur  son  nettoyage.  Entrons  un  peu  plus  à  fond 
dans  le  détail  des  résultats  obtenus.  Cela  nous  permettra  de  tirer 
ensuite  des  conclusions  ;  de  dire  jusqu'à  quel  point  le  tableau  s'est 
rapproché  de  son  état  primitif;  d'évaluer  la  proportion  de  vernis 
qui  a  été  enlevée  sur  les  diverses  parties  du  tableau. 

Cette  dernière  évaluation  n'est  pas  inutile,  car  les  avis  sont  par- 
tagés sur  la  question  pourtant  bien  simple  de  savoir  si  on  a  seulement 
ravivé  le  vernis,  ou  si  l'on  a  d'abord  ôté  une  partie  plus  ou  moins 
importante  du  vernis  avant  de  soumettre  le  tableau  au  procédé 
Pettenkofer.  Nous  avons  sous  les  yeux  deux  lettres  de  gens  notables 
qui  pensent  qu'il  n'y  a  pas  eu  le  plus  léger  commencement  de  déver- 
nissage. Il  est  vrai  que  M.  Hopman  affirme  avoir  «  frotté  légèrement 
du  bout  des  doigts  »  la  surface  du  vernis  ;  mais  cette  expression  pour- 
rait se  traduire  dans  le  sens  de  l'absence  absolue,  ou  à  peu  près 
absolue,  de  dévernissage;  et  la  question  reste  en  suspens.  Heureu- 
sement, il  est  possible  de  la  résoudre  sans  consulter  aucun  procès- 
verbal  de  l'opération. 

En  réunissant  tous  les  renseignements  imprimés  ou  épistolaires 
que  nous  avons  reçus  de  MM.  de  GraelT,  Meyer,  etc.,  etc.,  on  peut  se 
faire  une  idée  nette  des  changements  produits  : 


i8f.  L'ARTISTE 

Le  ton  général  est  devenu  plus  clair  sur  beaucoup  de  points,  spé- 
cialement dans  les  ombres  et  les  demi-teintes  ;  toutes  les  figures, 
même  celles  du  dernier  plan,  sont  à  présent  nettement  visibles,  ainsi 
que  les  lignes  d'architecture  et  de  menus  détails  tels  qu'un  caillou  au 
premier  plan  et  deux  brandebourgs,  autrefois  tout  à  fait  invisibles, 
sur  la  poitrine  de  l'homme  situé  entre  le  lieutenant  et  le  capitaine. 
Tuits  les  changements  qui  ont  eu  lieu  dans  ce  sens  ont  rapproché  le 
tableau  d'Amsterdam  de  sa  copie  de  Londres;  et  comme  cette  copie 
a  été  faite  en  1G60,  dix-huit  années  seulement  après  l'apparition  du 
tableau,  il  est  évident  que  les  changements  signalés  ont  rapproché  le 
tableau  de  son  état  primitif,  au  moins  au  point  de  vue  de  l'effet  lu- 
mineux. 

Voyons  la  couleur.  Le  drapeau,  avant  le  nettoyage,  était  d'un  vert- 
brunâtre  dans  ses  bandes  sombres,  et  sa  dernière  bande  foncée  se 
confondait  tellement  bien  avec  le  fond  du  tableau,  que  des  gens  de 
valeur  à  qui  nous  en  avions  signalé  l'existence,  nous  avaient  déclaré, 
après  un  nouvel  examen,  que  le  tableau  avait  seulement  quatre  bandes 
et  que  cette  cinquième  bande  n'avait  jamais  existé  que  dans  notre 
imagination.  Or,  aujourd'hui,  la  cinquième  bande,  sans  se  détacher 
très  nettement  sur  la  muraille,  est  devenu  visible,  et  sa  couleur  n'est 
plus  d'un  vert-brunâtre,  mais  d'un  vert-bleuâtre,  et  même  d'un  bleu- 
verdâtre  dans  ses  parties  les  moins  sombres,  ce  qui  la  rapproche  un 
peu  du  bleu  primitif  conservé  pur  dans  la  copie  de  Londres. 

La  robe  de  la  seconde  fillette,  qui  était  d'un  vert-jaune  et,  par 
endroits,  d'un  vert-brun  sale,  est  aujourd'hui  bleu  de  ciel,  absolument 
comme  dans  la  copie  de  Londres.  Sa  collerette,  jadis  d'un  gris-jau- 
nâtre, est  devenue  blanche,  non  pas  d'un  blanc  de  papier,  cela  va 
sans  dire,  mais  enfin  blanche,  comme  dans  la  copie  de  Londres.  Le 
même  changement  est  arrivé  à  la  collerette  du  sergent  noir  debout 
près  du  bord  droit  du  tableau,  au-dessus  du  tambour  :  celle-là  aussi 
a  perdu  toute  la  crasse  et  tout  le  jaune-roux  que  la  poussière  et  le 
vernis  avaient  ajoutés  à  sa  couleur  primitive. 

On  voit  aussi,  plus  distinctement  qu'autrefois,  le  bout  de  ruban 
rouge  qui  se  trouve  à  l'extrémité  du  bois  de  la  lance  inclinée,  au- 
dessus  de  la  tête  du  sergent  noir. 

L'homme  rouge  qui  charge  sa  carabine  (situé  près  de  l'enfant 
courant  et  du  sergent  assis),  avait  à  son  chapeau,  avant  le  nettoyage, 


1-E    NETTOYAGE    DE    LA    «    RONDE    DE    NUIT   »  1S7 

une  plume  d'un  gris  jaune.  Dans  les  après-midi  de  beau  soleil,  un 
œil  averti  pouvait  y  distinguer  non  sans  peine  un  reste  de  rose  ou  de 
rouge  clair,  qui  provenait  de  ce  que  la  plume  avait  été  primitivement 
rouge  clair,  comme  le  montrait  la  copie  de  Londres.  Aujourd'hui, 
après  le  de'vernissage,  cette  plume  est  devenue  d'un  «  rouge  clair 
tirant  un  peu  sur  l'orangé  ». 

Ainsi  il  est  établi  que  le  tableau  d'Amsterdam,  par  suite  de  son 
dévernissage,  à  subi,  sur  beaucoup  de  points,  d'importants  change- 
ments de  couleur,  tous  annoncés  par  nous  dans  nos  travaux  antérieurs, 
et  tous  ayant  pour  résultat  de  ramener  la  couleur  du  tableau  à  celle 
des  points  correspondants  de  la  copie  de  Londres  ou,  tout  au  moins, 
de  l'en  rapprocher,  quand  le  changement  a  été  moindre.  Nulle  part  il 
n'y  a  eu  divergence.  N'est-ce  pas  la  preuve  que  la  copie  de  Lundens 
était  très  fidèle  ? 

Nous  prévoyons  une  objection  :  Puisqu'on  a  nettoyé  le  tableau, 
pourquoi,  au  lieu  de  devenir  semblable  à  la  copie  sur  certains  points, 
même  nombreux,  n'a-t-il  pas  pris  absolument  l'aspect  de  la  copie  sur 
tous  les  points  ? 

C'est  parce  que  le  tableau  a  été  inégalement  nettoyé.  Là  où  le 
vernis  a  été  enlevé  à  peu  près  complètement  —  sauf  une  couche  assez 
mince  pour  être  incolore, —  les  couleurs  primitives,  le  blanc  des  colle- 
rettes, le  bleu  de  la  robe,  le  rouge  clair  de  la  plume,  ont  reparu  abso- 
lument. Là  où  le  vernis,  plus  épais  ou  moins  craquelé,  a  résisté 
davantage,  il  y  a  eu  un  simple  commencement  d'évolution  vers  la 
couleur  primitive  :  le  terrain  du  premier  plan  par  exemple,  reste  encore 
sous  une  couche  de  vernis  qui  le  rend  un  peu  trop  jaune;  quant  au 
drapeau,  qui  est  seulement  passé  du  vert-brun  au  vert-bleu,  combien 
devrait-il  perdre  de  nouvelles  couches  de  vernis  pour  redevenir  sim- 
plement bleu  ? 

C'est  encore  mieux,  ou  pis,  pour  le  groupe  central.  On  dirait 
qu'une  vraie  fatalité  s'est  appesantie  sur  les  figures  les  plus  claires, 
pour  les  empêcher  de  bénéficier  des  avantages  de  l'opération  !  Il  y  a, 
dans  le  costume  du  lieutenant  vêtu  de  blanc  et  de  jaune,  quelques 
traces  de  nettoyage  :  certains  ornements  d'un  bleu-verdàtre,  couleur 
de  vieille  turquoise,  semblent  être  devenus  d'un  bleu  à  peu  près  pur, 
et  la  ceinture  de  soie  blanche  «  à  reflets  dorés  »,  selon  l'expression  de 
Vosmaè'r,  a  aujourd'hui  des  reflets  bleuâtres;  mais  les  bas  en  soie 

1889  —  l'artiste T.  II  l3 


iSS  L'ARTISTE 

qui  étaient  blancs  (comme  en  témoignent  la  copie  de  Londres  et 
l'aquarelle  de  M.  de  Graelï  van  Polsbrock),  sont  toujours  d'un  jaune 
semblable  à  celui  du  justaucorps,  un  peu  plus  clair  toutefois.  Quant 
à  la  fillette  au  coq,  elle  est  absolument  inébranlable  au  milieu  des 
changements  qui  transformaient  presque  le  tableau.  Elle  est  toujours 
aussi  rousse  de  chevelure,  et  sa  robe  est  tout  aussi  jaune  que  par  le 
passé.  On  dirait  d'une  gageure  ! 

Les  gens  attentifs  savent  pourtant  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  couleur 
de  cette  robe.  D'abord,  elle  est  d'un  jaune  très  doux,  on  pourrait  dire 
un  blanc  crème,  dans  la  copie  de  Londres.  Ensuite,  c'est  un  fait 
avéré  qu'en  i852,  lors  du  rentoilage  nécessité  par  l'état  du  tableau, 
le  directeur  du  musée  eut  la  curiosité  de  voir  ce  qui  arriverait  si  on 
enlevait  l'énorme  couche  de  vernis  roussi  qui  recouvrait  cette  robe; 
M.  Hopman  père,  le  restaurateur  chargé  de  ce  travail,  nettoya  si  bien, 
que  la  robe  devint  d'un  jaune  doux  qui  faisait  un  violent  contraste 
avec  le  jaune  intense  et  doré  des  parties  environnantes.  M.  Hopman 
fils,  qui  a  pu  être  au  courant  des  détails  de  cette  expérience,  et  que 
nous  avons  interrogé  à  ce  sujet,  a  bien  voulu  nous  donner  là-dessus 
son  opinion.  Selon  lui,  la  partie  nettoyée  de  la  robe  était  devenue 
«  plus  claire  et  moins  jaune  »  ;  il  nous  faisait  observer  que  cette 
couleur  plus  claire  et  moins  jaune  n'était  pas  la  couleur  primitive,  car 
son  père  «  n'avait  pas  pénétré  »  jusqu'à  la  peinture.  M.  Hopman 
avait  bien  raison  de  faire  cette  remarque,  qui  mettait  la  responsabilité 
de  son  père  à  couvert;  mais  nous  avons,  tout  le  monde  en 
conviendra,  le  droit  d'en  conclure  que  si  le  dévernissage  avait  été 
poussé  à  fond,  la  couleur  de  la  robe  serait  devenue  encore  un  peu 
plus  claire  et  un  peu  moins  jaune,  se  rapprochant  ainsi  de  son  état 
primitif  et  de  la  couleur  de  la  même  robe  dans  le  Lundens. 

Une  chose  non  moins  certaine,  c'est  que  le  nettoyage  actuel,  qui  a 
été  poussé  presque  à  fond  sur  certains  points,  a  été  extrêmement 
timide  dans  les  figures  claires  et  spécialement  dans  la  fameuse  robe. 
Il  faut  supposer  sans  doute  que  sur  ces  parties,  le  vernis  était  à  peu 
près  intact,  ce  qui  lui  a  permis  de  résister  victorieusement  aux  solli- 
citations du  pouce  de  l'opérateur,  tandis  qu'en  d'autres  points  du 
tableau,  le  vernis  craquelé,  réduit  presque  en  poussière,  est  tombé 
sous  l'action  du  plus  léger  frottement. 

Nous  avons  donc,  en  résumé,  dans  la  Ronde  de  miil  actuelle,  un 


LE  NETTOYAGE  DE  LA  «  RONDE  DE  NUIT  » 


tableau  qui  s'est  notablement  rapproché  de  son  état  primitif,  mais 
qui  a  conservé,  surtout  dans  ses  parties  claires,  une  patine  artificielle, 
violemment  jaune  ou  rousse.  La  petite  réserve  que  nous  faisons  ne 
doit  pas  nous  empêcher  de  rendre  un  très  sincère  hommage  aux 
membres  de  la  commission  municipale  qui  ont  ordonné  le  nettoyage 
de  la  Ronde  de  nuit  et  à  l'habile  restaurateur  qui  a  exécuté  cette 
opération  délicate. 


[A  suivre.) 


E.  DURAND-GREVILLE. 


LE    PROJET    DE    DÉCORATION    SCULPTURALE 

DU    PANTHÉON 


a  magnifique  entreprise  de  la  décoration  du  Panthe'on,  due  à 
l'initiative  de  notre  e'minent  collaborateur,  le  marquis  de 
Ghennevières,  au  temps  qu'il  était  directeur  des  Beaux-Arts, 
et  dont  la  partie  picturale  est  près  d'être  terminée,  va  se 
compléter  prochainement  par  l'exécution  d'un  ensemble  d'oeu- 
vres de  sculpture,  groupes,  statues  et  bas-reliefs.  Cette  partie  de  la  décoration, 
dont  le  projet  a  été  préparé  par  une  sous-commission  présidée  par  M.  Gustave 
Larroumet,  directeur  des  Beaux-Arts,  a  fait  l'objet  d'un  rapport  rédigé  par  ce 
dernier  et  adressé  au  ministre  de  l'Instruction  publique  et  des  Beaux-Arts,  qui 
l'a  approuvé. 

A  ce  sujet,  il  est  à  peine  besoin  de  rappeler  aux  lecteurs  de  L'Artiste  que 
M.  de  Chennevières,  après  avoir  été  le  promoteur  de  cette  œuvre  monumentale, 
qui  restera,  avec  la  décoration  de  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris,  l'ensemble  décoratif 
le  plus  grandiose  et  la  plus  belle  expression  artistique  de  notre  siècle,  s'en  est 
fait  l'historien  dans  notre  Revue  (i).  Le  rapport  de  M.  Larroumet  forme  le 
complément  nécessaire  de  cette  histoire;  il  offre,  au  surplus,  le  plus  haut 
intérêt  par  les  considérations  artistiques  et  patriotiques,  qui  y  sont  excellem- 
ment exprimées  :  à  ce  double  titre  ce  remarquable  document  a  sa  place 
marquée  ici. 

Rapport  an  Ministre  de  V Instruction  publique  et  des  Beaux-Arts 

Monsieur  i.e  Ministre, 

Dans  la  première  réunion  que  la  Commission  des  travaux  d'art, 
constituée  par  décret  du  12  février  1889,  tenait  sous  votre  présidence, 

(1)  Voir,  dans  L'Artiste  (1S84-1885,  passim),  Les  décorations  du  Panthéon,  par 

Ph.  de  Chennevières. 


LE  PROJET  DE  DECORATION  SCULPTURALE  DU  PANTHEON     191 

le  14  mars  suivant,  elle  adoptait  à  l'unanimité  le  projet  présenté  à  son 
examen  sur  la  décoration  sculpturale  du  Panthéon  et  décidait  que  sa 
sous-commission  permanente  (1}  en  étudierait  immédiatement  l'exé- 
cution, en  s'adjoignant,  pour  cet  objet,  outre  M.  Jules  Comte, 
directeur  des  bâtiments  civils  et  des  palais  nationaux,  M.  de  Chenne- 
vières,  directeur  honoraire  des  Beaux-Arts,  qui  avait  préparé  le  projet 
de  décoration  picturale  dont  l'achèvement  touche  à  sa  fin,  MM.  Bailly 
et  Charles  Garnier,  architectes,  MM.  Chapu  et  Eugène  Guillaume, 
sculpteurs.  M.  Le  Deschault,  architecte  de  l'édifice,  serait  appelé  à 
siéger  avec  voix  consultative. 

Ainsi  complétée,  la  sous-commission  réunie  d'abord  au  Panthéon, 
puis  au  Palais-Royal,  n'a  pas  consacré,  du  19  mars  au  12  juin  1889, 
moins  de  neuf  séances  à  l'examen  du  projet.  J'ai  l'honneur  de  vous 
soumettre  le  résultat  de  ses  délibérations,  dont  je  vous  ai  déjà  entre- 
tenu oralement,  au  fur  et  à  mesure  des  séances.  J'aurais  rempli  ce 
devoir  bien  plus  tôt,  si  le  Parlement  n'avait  eu  à  s'occuper  inci- 
demment du  projet,  et  si,  par  suite,  je  n'avais  dû  attendre,  avec  cette 
haute  sanction,  les  modifications  qu'il  pouvait  être  amené  à  y  intro- 
duire. Non  seulement  il  a  bien  voulu  approuver  le  projet  de  l'Admi- 
nistration des  Beaux-Arts,  mais  elle  peut  se  féliciter  d'avoir,  en 
quelque  sorte,  devancé  le  vœu  du  législateur. 

I 

La  sous-commission  a  d'abord  étudié  les  diverses  parties  du  projet, 
au  point  de  vue  de  l'idée  à  traduire  et,  constatant  qu'il  était  possible 
de  les  réaliser,  elle  en  a  voté  successivement  l'adoption,  telles  qu'elles 
étaient  présentées. 

Il  s'agissait,  dès  lors,  de  désigner  les  emplacements  définitifs  des 
monuments  et  de  tracer  aux  artistes  qui  en  seraient  chargés  un 
programme  d'exécution,  assez  sommaire  pour    ne  pas    gêner    leur 

(i  i  Cette  sous-commission  est  composée  de  MM.  Gustave  Larroumet,  directeur 
des  Beaux-Arts,  président;  Kaempfen,  directeur  des  musées  nationaux;  Lafe- 
nestre,  conservateur  au  musée  du  Louvre;  Yriarte,  Burty,  Henry  Havard, 
inspecteurs  des  Beaux-Arts;  Bonnat,  artiste  peintre,  membre  de  l'Institut; 
Chaplain,  graveur  en  médailles,  membre  de  l'Institut;  Dalou,  sculpteur;  Dutert, 
architecte;  Paul  Mantz,  directeur  général  honoraire  des  Beaux-Arts;  Baumgart, 
chef  du  bureau  des  travaux  d'art,  secrétaire. 


1Q2 


L  ARTISTE 


liberté  d'invention,  assez  détaillé  pour  maintenir,  avec  le  caractère 
propre  de  chaque  monument,  l'unité  de  la  conception  générale. 

Pour  le  monument  commémoratif  de  la  Révolution  française,  le 
projet  de  l'administration  lui  assignait  l'hémicycle  qui  termine  l'axe 
longitudinal.  Plusieurs  membres  émirent  d'abord  l'avis  qu'il  serait 
mieux  en  vue  et  plus  au  large,  soit  au-dessous  du  dôme,  soit  dans  le 
bras  supérieur  de  la  croix.  M.  l'architecte  Le  Deschault  fit  alors 
observer  que  ces  deux  parties  de  l'édifice  étaient  soutenues  par  des 
voûtes  trop  faibles  pour  le  poids  qu'on  voulait  leur  imposer.  Il  fut 
constaté,  en  outre,  que,  si  un  groupe  important  était  placé  dans  l'axe 
longitudinal,  il  altérerait  gravement  l'impression  produite  par  la  vue 
d'ensemble  du  Panthéon,  que  l'œil  doit  pouvoir  embrasser  dans 
toute  sa  longueur  ou  toute  sa  largeur.  Il  fut  donc  décidé  que  le  monu- 
ment conserverait  la  place  primitivement  indiquée. 

Quant  à  la  forme  de  ce  monument,  elle  devait  nécessairement 
comprendre  comme  motif  principal  une  image  de  la  France,  entourée 
de  la  Liberté,  de  l'Égalité  et  de  la  Fraternité.  Sur  le  soubassement, 
une  suite  de  bas-reliefs  pourraient  représenter  les  trois  phases  prin- 
cipales de  la  Révolution,  c'est-à-dire  la  proclamation  d'un  nouveau 
droit  social,  la  défense  du  territoire  et  l'expansion  des  idées  nouvelles. 
On  s'est  même  demandé  si  cette  dernière  représentation  ne  serait  pas 
mieux  placée  contre  le  mur  de  l'hémicycle,  sous  forme  de  haut-relief 
circulaire,  divisé  en  trois  compartiments  par  les  colonnes  engagées 
dans  ce  mur.  En  ce  cas,  le  monument  isolé  aurait  moins  d'importance 
en  hauteur  et  en  largeur  et  formerait,  en  avant  du  haut-relief,  comme 
un  autel  de  la  patrie.  Cette  disposition  ingénieuse  offrirait  peut-être 
l'inconvénient  de  diminuer,  comme  ampleur,  le  monument  de  la 
Révolution  et  de  lui  enlever  le  caractère  de  motif  principal  qu'il  a 
dans  l'idée  générale  de  la  décoration.  Le  mieux  serait  donc  de  laisser 
à  l'artiste  chargé  de  l'exécution  le  soin  de  concilier,  s'il  le  peut, 
l'importance  du  motif  isolé  avec  celle  des  bas-reliefs,  en  décidant 
lui-même  si  ceux-ci  doivent  être  séparés  de  ce  motif  ou  faire  corps 
avec  lui.  La  sous-commission  examinerait  ensuite  sa  maquette,  et  un 
nouvel  échange  d'idées,  appuyé  sur  une  représentation  visible, 
achèverait  certainement  de  préciser  un  programme  très  net  dans  son 
principe,  mais  dont  une  partie  reste  encore  incertaine. 


LE  PROJET  DE  DECORATION   SCULPTURALE  DU   PANTHEON     iq3 


II 

Les  monuments  destinés  à  "s'élever  en  hauteur  contre  les  quatre 
pans  coupés  offerts  par  les  piliers  du  dôme,  ne  pouvaient  provoquer 
les  mêmes  divergences  de  vues  au  sujet  de  leur  emplacement  ou  de 
leur  conception.  Il  y  avait  seulement  à  se  demander  sous  quel  aspect 
seraient  envisagées  les  quatre  époques  de  l'histoire  de  France  (moyen 
âge,  renaissance,  dix-septième  siècle,  dix-huitième  siècle),  qu'il  s'agis- 
sait de  représenter  et  si  l'on  demanderait  au  sculpteur  des  hauts- 
reliefs  ou  des  figures  séparées.  Ce  dernier  programme  a  semblé  pré- 
férable. Des  groupes  composés  de  figures  en  ronde  bosse,  qui  iraient 
en  pyramidant,  auraient,  en  effet,  l'avantage  d'accuser  les  lignes  de 
l'édifice,  tout  en  les  respectant.  Ces  groupes,  composés  de  trois  ou 
quatre  figures,  seraient  supportés  par  des  motifs  d'architecture  rap- 
pelant, autant  que  possible,  l'époque  figurée  par  le  monument  lui- 
même;  le  monument  du  moyen  âge  aurait  donc  un  caractère  gothi- 
que, et  ainsi  du  reste.  Cette  conception  présenterait  l'avantage  de 
mettre,  dans  cette  partie  de  la  décoration,  une  variété  expressive  et 
claire. 

Quant  au  sens  de  la  représentation,  la  sous-commission  précise 
ainsi  les  idées  que  doivent  traduire  chacun  des  quatre  groupes  : 

i°  Le  groupe  du  moyen  âge  représentera  la  foi  religieuse  et  son 
action  dans  les  diverses  manifestations  de  la  pensée  et  de  l'activité 
humaine  (art,  poésie,  héroïsme  militaire); 

2°  Le  groupe  de  la  renaissance  représentera  l'art  et  la  littérature  au 
xvie  siècle,  mais  en  indiquant  que  l'art  (dans  ses  trois  parties  ; 
architecture,  sculpture,  peinture,  surtout  les  deux  premières),  est  la 
plus  éclatante  manifestation  de  ce  temps; 

3°  Le  groupe  du  xvne  siècle  représentera  la  littérature  (philosophie 
morale,  poésie  dramatique,  éloquence),  qui  est  alors  la  gloire  de  notre 
pays  et  l'école  de  l'Europe; 

4°  Le  groupe  du  xvme  siècle  représentera  la  philosophie,  c'est-à-dire 
la  pensée  française  préparant.,  par  la  recherche  abstraite  et  la  science, 
un  état  social  fondé  sur  la  liberté  et  la  justice. 

Ces  quatre  grandes  divisions  de  notre  histoire  offraient  une  abon- 
dante variété  d'aspects  dont  chacun  avait  son  intérêt  propre;  mais 


i94 


L'ARTISTE 


cette  richesse  même  imposait  l'obligation  de  tout  ramener  à  quatre 
idées  maîtresses,  aussi  simples  que  compréhensives,  et  capables  de 
résumer  dans  une  vaste  synthèse  les  idées  secondaires  que  dégage 
l'analyse.  La  sous-commission  a  pensé  que  ces  idées  maîtresses 
étaient  la  foi,  l'art,  la  littérature  et  la  philosophie.  Elle  n'avait  pas 
à  s'occuper  d'un  siècle,  le  nôtre,  qui  n'est  pas  encore  terminé  et  qui 
trouvera  sa  glorification  dans  les  monuments  de  l'avenir;  mais  si, 
comme  on  peut  le  dire  dès  maintenant,  c'est  la  science  qui  doit  être 
l'honneur  du  siècle  de  Cuvier,  d'Ampère  d'Arago,  de  Leverrier,  de 
Claude  Bernard  et  de  Pasteur,  le  Panthéon  offrira  une  histoire  singu- 
lièrement glorieuse  et  complète  de  la  France  jusqu'à  la  Révolution  en 
attendant  l'ouverture  du  xxc  siècle. 

III 

Descartes  devait  primitivement  recevoir  la  sépulture  dans  l'ancienne 
église  Sainte-Geneviève  ;  Voltaire,  Rousseau  et  Mirabeau  eurent  la 
leur  au  Panthéon;  Victor  Hugo  a  inauguré  la  nouvelle  consécration 
de  l'édifice  aux  restes  des  grands  hommes;  Lazare  Carnot,  Marceau, 
La  Tour-d'Auvergne  et  Baudin  y  reposent  depuis  le  4  août  de  la  pré- 
sente année  en  vertu  de  la  loi  du  10  juillet  1889. 

Dans  le  projet  de  l'Administration  des  Beaux-Arts,  préparé  anté- 
rieurement à  cette  loi,  Descartes,  Voltaire,  J.-J.  Rousseau,  Mirabeau 
et  Victor  Hugo  devaient  avoir  chacun  son  monument  distinct;  un  autre 
monument  devait  grouper  les  plus  illustres  généraux  de  la  Révolution 
autour  de  Lazare  Carnot.  Cette  dernière  partie  du  programme  se 
trouve,  non  pas  modifiée,  mais  complétée  et  précisée  par  la  loi  du  10 
juillet  portant  que  :  «  Un  monument  commémoratif  en  l'honneur  de 
Hoche  et  de  Kléber  sera  élevé  dans  l'intérieur  du  temple  ».  Dans  la 
pensée  du  législateur,  cette  disposition  avait  surtout  pour  but  de  sup- 
pléer à  la  présence  effective  des  restes  des  deux  généraux  dans  les 
caveaux  du  Panthéon. 

La  sous-commission  des  travaux  d'art  avait  commencé  par  ratifier 
l'idée  émise  par  le  projet  de  décoration,  en  décidant  que  les  monu- 
ments de  Descartes,  de  Voltaire  et  de  Rousseau  seraient  placés  en 
avant  et  sur  les  côtés  du  monument  de  la  Révolution,  ceux  de  Mira- 
beau et  de  Carnot  dans  le  bras  droit  de  la  croix,  le  premier  au  centre, 


LE  PROJET  DE  DÉCORATION  SCULPTURALE  DU  PANTHEON     ig5 


Plan  du  Panthéon,  avec  l'indication  de  l'emplacement  des  divers  monuments 

qui  doivent   former  la  décoration  sculpturale. 

(Echelle  :  om,ooi  par  mètre.) 


A  Révolution  française. 

2?  Voltaire. 

C  J.-J.  Rousseau. 

D  Descartes. 

E  Moyen  âge. 

F  Renaissance. 


G  svii6  siècle. 
H  \viiie  siècle 

I  Généraux  de  la  Révolution. 
./  Orateurs  de  la  Restauration. 
K  Mirabeau. 
L  Victor  Hugo. 


i96  L'ARTISTE 


le  second  contre  le  mur  du  fond.  D'autre  part,  la  commission  spéciale 
instituée  par  M.  le  Ministre  de  l'intérieur  sous  la  présidence  de 
M.  Alphand,  commissaire  général  des  fêtes  du  Centenaire,  pour  pré- 
parer la  cérémonie  du  4  août,  voulut  bien,  après  avoir  pris  connais- 
sance du  même  projet,  le  ratifier  à  son  tour  pour  ce  qui  regardait 
le  monument  des  généraux  de  la  Révolution,  en  vertu  des  pouvoirs 
que  la  loi  nouvelle  donnait  au  Ministère  de  l'intérieur.  Elle  émit  donc 
l'avis  que  le  monument  de  Hoche  et  de  Kléber,  prévu  par  cette  loi, 
serait  élevé  à  l'emplacement  déjà  terminé  pour  Lazare  Carnot,  et 
c'est  là  que  la  première  pierre  en  a  été  posée  par  M.  le  Président  de 
la   République. 

Quant  au  monument  de  Victor  Hugo,  le  projet  le  mettait  au  milieu 
du  bras  gauche  de  la  croix  ;  en  arrière,  contre  le  mur  du  fond,  devait 
s'élever  celui  des  orateurs  et  des  publicistes  de  la  Restauration  per- 
sonnifiés par  le  général  Foy,  Manuel  et  Armand  Carrel.  La  sous- 
commission  des  travaux  d'art  a  ratifié  aussi  le  choix  de  ces  deux  em- 
placements. 


IV 


Quel  devait  être  le  caractère  de  ces  divers  monuments?  Ici  des 
divergences  de  vues  se  sont  d'abord  produites. 

Plusieurs  membres  de  la  sous-commission,  considérant  qu'il  s'agis- 
sait de  représenter  des  morts,  dans  l'édifice  même  où  plusieurs  d'entre 
eux  avaient  leur  sépulture,  émettaient  l'avis  qu'il  fallait  donner  un 
caractère  funéraire  aux  monuments  qui  leur  étaient  consacrés,  et  ils 
rappelaient  des  exemples  célèbres  :  le  Richelieu,  de  Girardon,  sur  son 
lit  de  mort,  soutenu  par  la  Religion  et  ayant  à  ses  pieds  l'Histoire  en 
pleurs-,  le  Ma^arin,  de  Coysevox,  en  prière  sur  un  sarcophage  et 
attendant  à  genoux  l'heure  suprême,  tandis  que  la  France,  le  Com- 
merce et  la  Guerre  expriment  leur  douleur  au  pied  du  monument  ; 
lu  Maréchal  de  Saxe,  de  Pigalle,  descendant  l'escalier  du  monument 
autour  duquel  sont  réunis  les  trophées  de  ses  victoires,  vers  le  tom- 
beau que  lui  ouvre  la  Mort  et  d'où  la  France  s'efforce  de  l'écarter. 
D'autres  objectaient  que  l'on  ne  saurait  comparer  ces  représentations, 
inspirées  par  des  deuils  alors  récents  et  qui  surmontaient  de  vrais 


LE  PROJET  DE  DÉCORATION  SCULPTURALE  DU  PANTHEON     197 

tombeaux,  avec  la  célébration,  faite  par  une  postérité  déjà  reculée, 
de  personnages  entrés  dans  l'histoire  définitive  et  pour  qui  la  mort 
n'est  plus  que  la  consécration  de  leur  gloire;  ils  pensaient  donc  que 
ces  monuments  devaient  revêtir  un  caractère  d'apothéose  sereine, 
que  les  images  funèbres  devaient,  sinon  en  être  absentes,  du  moins 
n'y  pas  dominer,  qu'il  y  fallait  surtout  traduire  les  idées  toujours 
vivantes  qui  avaient  inspiré  ces  grands  morts.  La  majorité  s'est  ran- 
gée à  ce  dernier  avis. 

En  outre,  d'après  les  emplacements  choisis,  le  voisinage  des  pein- 
tures murales,  la  disposition  des  autres  monuments,  la  nécessité  de 
respecter  l'aspect  architectural  de  l'édifice,  la  sous-commission  trace 
aux  artistes  le  programme  suivant  : 

Chacun  des  monuments  devra  comprendre,  comme  figure  princi- 
pale, le  personnage  ou  les  personnages  auquel  il  est  consacré.  Un 
certain  nombre  de  figures  secondaires  devront  y  trouver  place  et  for- 
mer groupe  avec  celle-là. 

Le  monument  de  Descartes,  placé  au  pied  de  l'escalier  conduisant 
à  l'hémicycle  du  fond,  devra  être  assez  bas  pour  ne  pas  masquer  le 
monument  de  la  Révolution  française.  Le  philosophe  sera  donc  re- 
présenté assis;   autour  de  lui  figureront  la  Raison  et  la  Méditation. 

Les  monuments  de  Mirabeau  et  de  Victor  Hugo,  plus  isolés,  pour- 
ront présenter  leur  personnage  debout,  avec  deux  ou  trois  figures 
allégoriques.  Pour  ceux-ci,  Monsieur  le  Ministre,  selon  votre  dési- 
gnation et  comme  il  va  être  dit  plus  loin,  deux  artistes  ont  déjà  pré- 
paré l'exécution  du  projet,  conformément  au  programme  de  la  sous- 
commission,  dont  je  les  ai  entretenus  par  votre  ordre,  et  leur  maquette 
va  lui  être  incessamment  soumise. 

Enfin,  le  monument  des  généraux  de  la  Révolution  et  celui  des 
orateurs  et  publicistes  de  la  Restauration,  disposés  à  l'aplomb  de 
murs  très  élevés,  devront  offrir  des  figures  disposées  en  pyramide,  en 
nombre  proportionné  à  l'objet  du  monument. 

Restait  le  choix  des  statues  isolées,  au  nombre  de  quatre-vingts 
environ,  qui  doivent  être  placées  contre  les  colonnes  qui  soutiennent 
l'édifice  et  qui,  groupées  autour  des  monuments  des  quatre  époques 
de  l'histoire  de  France,  de  la  Révolution  et  des  monuments  individuels, 
doivent  traduire  par  des  représentations  personnelles  les  idées  géné- 
rales exprimées  dans  ces  monuments.  Il  y  avait  là  un  choix  de  noms 


,98  L'ARTISTE 

assez  long  à  établir,  en  raison  de  leur  grand  nombre.  La  sous-com- 
mission a  pris  connaissance  des  belles  pages  que  je  signalais  dans  mon 
rapport  du  12  février  et  dans  lesquelles  Edgard  Quinet  examine  quels 
sont,  entre  nos  grands  hommes,  ceux  qui,  par  l'étendue  de  leur  génie, 
l'éclat  de  leurs  œuvres  et  de  leurs  services,  leur  dévouement  aux  idées 
de  justice  et  de  liberté,  méritent  d'être  admis  dans  le  temple  de  la 
reconnaissance  nationale.  Elle  a  émis  l'avis  qu'avant  de  passer  à  cet 
examen  de  détail,  il  importait  de  remplir  d'abord  les  grandes  lignes 
du  projet,  c'est-à-dire  d'exécuter  les  groupes  des  quatre  époques  et 
les  monuments  isolés  des  grands  hommes.  Ceux-ci  une  fois  élevés, 
on  pourra  prendre  une  époque  déterminée,  la  période  révolutionnaire 
ou  la  période  romantique,  par  exemple,  choisir  entre  les  personnages 
que  ces  périodes  ont  produit  ceux  qui  les  résument  le  mieux  et  distri- 
buer d'un  seul  coup  aux  artistes  les  figures  à  représenter.  De  cette 
manière  les  ressources  dont  dispose  l'Administration  des  Beaux-Arts, 
au  lieu  d'être  éparpillées  sur  toute  la  surface  de  l'édifice,  pourront 
être  concentrées  successivement  sur  chaque  point,  et,  peu  à  peu,  la 
décoration  totale  se  complétera  par  l'achèvement  de  chaque  partie 
séparée. 


Comme  je  le  rappelais  plus  haut,  les  Chambres  ont  nettement 
indiqué  le  vœu  que  la  décoration  du  Panthéon  commençât  au  plus 
tôt.  En  effet,  au  cours  de  la  dernière  discussion  du  budget,  dans  la 
séance  du  1  y  juin  1889,  l'honorable  M.  Maurice  Faure  montait  à  la 
tribune  de  la  Chambre  des  députés  pour  demander  au  Gouvernement 
où  en  était  ce  projet,  dont  il  voulait  bien  faire  un  éloge  ratifié  par 
l'approbation  de  la  Chambre.  Je  répondis,  d'après  vos  instructions, 
que  les  études  préparatoires  touchaient  à  leur  fin  et  que  l'exécution 
allait  commencer  incessamment.  Au  Sénat,  dans  la  séance  du  ier  juil- 
let 1889  où  fut  discutée  la  loi  sur  la  translation  au  Panthéon  des  restes 
de  Lazare  Carnot,  Marceau,  La  Tour-d'Auvergne  et  Baudin,  l'hono- 
rable M.  Hippolyte  Maze,  rapporteur  du  projet,  exprimait  la  même 
pensée. 

Vous  avez  voulu,  Monsieur  le  Ministre,  répondre  à  ce  double  vœu  et 
tenir,  sans  plus  tarder,  l'engagement  pris,  en  décidant  l'exécution  im- 


LE  PROJET  DE  DÉCOR  \  [TON   SCI  LPT1   RAI  E   DU   PAIS  I  HÉl  >  ■ 

médiate  des  monuments  de  .Mirabeau  et  de  Victor  Hugo.  Ce  qui  vous  a 
déterminé  à  commencer  par  eux,  c'est  qu'ils  sont  de  dimension  moyenne 

et  que  la  dépense  provoquée  par  eux,  c'est-à-dire  75,000 francs  environ 
pour  chacun,  n'excédera  pas  les  ressources  de  l'exercice  en  cours;  en 
outre, par  leur  emplacement  dans  l'édifice,  ils  permettront  déjuger  l'effet 
produit  par  la  disposition  de  grandes  masses  sculpturales  dans  le  Pan- 
théon. Dès  l'ouverture  du  prochain  exercice,  les  deux  monuments, 
plus  coûteux,  des  généraux  de  la  Révolution  et  des  orateurs  de  la 
Restauration  pourront  être  commencés  et  leur  dépense  répartie  sur 
deux  annuités.  A  ce  moment,  la  Commission  des  travaux  d'art  aura 
pu  être  convoquée  en  séance  plénière  et  examiner,  dans  leur  ensemble, 
les  décisions  proposées  par  la  sous-commission.  Dans  la  discussion 
qui  s'engagera  alors,  quelques  questions  de  détail  soulevées  au  cours 
de  la  première  séance,  notamment  au  sujet  du  monument  des  orateurs 
de  la  Restauration,  et  que  la  sous-commission  n'a  pas  examinées, 
pourront  être  résolues. 

Au  cours  de  la  discussion  du  projet,  la  sous-commission  avait  établi, 
sur  votre  demande,  une  liste  des  artistes  auxquels  l'exécution  des 
grandes  parties  de  ce  projet  pourrait  être  confiée.  Sur  cette  liste,  vous 
avez  choisi  les  noms  de  M.  Injalbert,  pour  le  monument  de  Mirabeau, 
et  de  M.  Rodin,  pour  celui  de  Victor  Hugo.  Je  n'ai  pas  à  faire  l'éloge 
de  ces  deux  artistes  ni  aies  comparer;  mais  je  puis  indiquer  les  motifs 
qui  ont  déterminé  votre  choix.  Ils  sont  entièrement  opposés  d'origine 
et  de  tendances;  par  cela  même  il  vous  a  semblé  intéressant  dé  leur 
donner,  avec  deux  sujets  également  dignes  de  les  inspirer,  le  moyen 
de  réaliser  l'idée  que  chacun  d'eux  se  fait  de  son  art,  l'un  ne  relevant 
que  de  lui-même,  l'autre  conciliant  l'originalité  avec  la  tradition  de 
ses  maîtres.  En  matière  d'art,  en  effet,  l'État  ne  saurait  plus  avoir  de 
préférences  théoriques,  sans  manquer  à  son  devoir  de  haute  impar- 
tialité et  se  condamner  à  des  injustices  criantes  :  il  doit  se  placer  au- 
dessus  des  écoles  rivales,  qui  ont  toutes  leurs  petitesses  et  leurs  insuf- 
fisances, et  dominer  leur  parti  pris;  il  leur  laisse  donc  le  champ  libre, 
n'épouse  aucune  de  leurs  querelles  et  n'est  sensible  qu'au  talent  attesté 
par  les  œuvres. 

M.  Injalbert  se  propose  de  représenter  Mirabeau  à  la  tribune,  au 
moment  où  le  grand  orateur  achève  le  discours  qui  fut  sa  suprême 
victoire,  épuisa  ses  dernières  forces  et  précéda  sa  mort  de  quelques 


L  A  R  TIS  TE 


jours.  Au  pied  de  cette  tribune,  la  France  nouvelle  écoute  et  s'éveille 
à  la  liberté,  les  trois  ordres  de  la  nation  se  réunissent  dans  une  étreinte 
fraternelle,  et,  derrière  l'orateur,  l'Éloquence  l'inspire  et  le  soutient. 

M.  Rodin  a  choisi,  pour  son  monument,  le  Victor  Hugo  de  l'exil, 
celui  qui  eut  la  constance  de  protester  pendant  dix-huit  ans  contre  le 
despotisme  qui  l'avait  chassé  de  la  patrie.  Il  a  considéré  que  le  grand 
poète  n'avait  jamais  possédé  la  plénitude  plus  complète  de  son  génie 
que  durant  cette  période,  où  il  retrouvait  les  plus  gracieuses  comme 
les  plus  fortes  inspirations  de  sa  jeunesse,  en  y  joignant  le  génie  de 
l'invective  politique  et  l'expression  de  la  plus  profonde  pitié  humaine. 
Il  Ta  donc  représenté  assis  sur  le  rocher  de  Guernesey;  derrière  lui, 
dans  la  volute  d'une  vague,  les  trois  muses  de  la  Jeunesse,  de  l'Age 
mûr  et  de  la  Vieillesse,  lui  soufflent  l'inspiration. 

VI 

Il  importe  de  donner  à  tous  ces  monuments  un  caractère  qui  main- 
tienne l'unité  de  l'ensemble  dans  la  variété  des  détails.  Aussi  les 
maquettes  seront-elles  soumises  à  la  sous-commission  au  fur  et  à 
mesure  de  leur  achèvement,  et  ceux  des  inspecteurs  des  beaux-arts 
qui,  en  qualité  de  membres  de  cette  sous-commission,  ont  pris  part  à 
toute  l'étude  du  projet,  rempliront  leurs  fonctions  ordinaires  et  assu- 
reront l'observation  des  idées  émises,  en  suivant  la  marche  des  travaux. 

Mon  collègue,  M.  Jules  Comte,  directeur  des  bâtiments  civils  et  des 
palais  nationaux,  a  bien  voulu  m'autoriser,  dès  le  début,  à  m'entendre 
avec  M.  Le  Deschault,  architecte  du  Panthéon,  et  prêter  à  mon  admi- 
nistration le  concours  de  cet  artiste  aussi  habile  que  dévoué.  M.  Le 
Deschault  avait  été  chargé,  pour  la  décoration  picturale,  de  tous  les 
travaux  d'échafaudages  et  de  mise  en  place.  C'est,  naturellement,  sous 
sa  direction  qu'auraient  lieu  tous  les  travaux  du  même  genre  néces- 
sités par  la  décoration  sculpturale.  Il  aurait,  en  outre,  une  part  de 
collaboration  plus  directe.  Chacun  des  monuments  projetés  comprend 
une  partie  d'architecture  plus  ou  moins  considérable.  Les  artistes  res- 
tant libres  de  l'établir  eux-mêmes  ou  en  collaboration  avec  tel  archi- 
tecte qui  leur  conviendrait  de  choisir,  ils  devront  s'entendre  avec 
M.  Le  Deschault  pourque  leurs  conceptions  ne  risquent  pas  ou  d'altérer 
l'architecture  du  Panthéon  ou  d'être  en  désaccord  avec  elle. 


LE  PROJET  DE  DECORATION  SCULPTURALE  DU  PANTHEON     201 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire,  Monsieur  le  Ministre,  que  tous  les 
membres  de  la  sous-commission  des  travaux  d'art  ont  apporté  le 
même  soin  et  les  mêmes  lumières  à  l'examen  du  projet  dont  j'ai 
l'honneur  de  vous  soumettre  aujourd'hui  les  résultats,  et  que  l'Admi- 
nistration leur  doit  à  tous  la  même  reconnaissance.  Mais  je  trahirais, 
j'en  suis  sûr,  le  désir  de  la  sous-commission  elle-même,  si  je  ne 
faisais  une  mention  spéciale  du  concours  particulièrement  utile  que 
lui  a  prêté  M.  Charles  Garnier,  en  représentant  sous  une  forme 
visible,  au  fur  et  à  mesure  de  la  discussion,  les  projets  proposés  et 
leurs  divers  changements,  par  une  série  de  croquis  où  la  richesse 
d'invention  et  le  sens  décoratif  de  l'éminent  architecte  ont  fait  de  lui 
comme  un  secrétaire  artistique,  apportant  à  chaque  séance  le  procès- 
verbal  dessiné  de  la  séance  précédente. 

Je  vous  demande,  Monsieur  le  Ministre,  de  vouloir  bien  honorer 
de  votre  approbation  le  présent  rapport  et  revêtir  de  votre  signature 
les  projets  d'arrêtés  qui  l'accompagnent. 

Veuillez  agréer,  Monsieur  le  Ministre,  l'expression  de  mes  senti- 
ments respectueux  et  dévoués. 


Palais-Royal,  le  10  septembre  18S9. 


Le   Directeur    des    Beaux-Arts, 
GUSTAVE    LARROUMET. 


Approuvé  : 
Paris,  le  16  septembre  1S89. 
Le  Ministre  de  l'Instruction  publique  et  des  Beaux-Arts 
A.    FALLIÈRES. 


^ 


'ERSONNAGES  : 


ORGON,  bourgeois  de  Paris. 
ANGÉLIQUE,  sa  tille. 
NÉRINE,  suivante  d'Angélique. 
CLITANDRE,  amant  d'Angélique. 
DAMIS,  rival  de  Clitandre. 
PASQUIN,  valet  de  Clitandre. 
BASQUE,  valet  de  Damis. 
UN    NOTAIRE. 


Un  carrerour  de  Paris,  au  temps  de  Louis  XIV.  A  droite,  la  maison  d'Orgon;  à  gauche,  celle  d'un  notaire. 
Au  lever  du  rideau,  la  scène  est  vide;  mais,  après  quelques  bruits  de  voix  à  la  cantonade,  la  porte  de  la 
maison  d  Orgon  s'ouvre  brusquement,  livrant  passage  à  celui-ci  et  à  sa  lillc. 


LE    MARIAGE    D'ANGELIQUE 


SCENE  PREMIERE 
ORGON,  ANGÉLIQUE,  NÉRINE. 

ORGON 

Ion,  c'est  mon  dernier  mot. 

ANGÉLIQUE,  le  poursuivant 

Mais... 

ORGON 

Le  dernier! 


ANGELIQUE 

J'espère. 

ORGON,  l'interrompant 

Que  tu  vas  te  soumettre  aux  désirs  de  ton  père. 

ANGÉLIQUE 

Mais  quand  je  le  voudrais,  je  ne  le  pourrais  plus, 
Clitandre. .. 


Ta,  ta,  ta,  tes  cris  sont  superflus. 
Mon  cerveau,  comme  à  toi,  n'est  pas  d'une  alouette. 
A  ton  âge,  le  coeur  est  une  girouette 
Que  le  premier  galant  tourne  de  son  côté; 
Mais  Damis  te  plaira,  dès  qu'il  l'aura  tenté. 


Votre  Damis,  pourtant,  ne  peut  comme  Clitandre 
Être  beau,  noble,  fier,  brave,  superbe,  tendre... 

1889    —    L'ARTISTE    —    T.    II  14 


L'ARTISTE 


Soit...  mais,  grave  défaut  dont  je  dois  faire  cas, 
Clitandre  est  sans  famille  et  n'a  pas  deux  ducats; 
Damis,  tout  au  contraire,  ayant  —  ne  t'en  déplaise  — 
Beaucoup  plus  qu'il  n'en  faut  pour  vivre  fort  à  l'aise 
Et  te  combler  encor  de  cent  colifichets, 
Est  bien  l'époux  rêvé  que  pour  toi  je  cherchais  ; 
Donc,  je  m'en  vais  l'attendre  au  coche  de  Versailles 
Et,  pour  demain  matin,  régler  vos  fiançailles. 

ANGÉLIQUE 

Monsieur,  écoutez-moi. 

ORGON 

Je  n'écoute  plus  rien. 

(La  ramenant  vers  la  maison,) 

Allons.... 

ANGÉLIQUE 

De  grâce... 

ORGON 

Non  !  rentre. 

(A  Nérine  qui  est  demeurée  sur  le  seuil  :) 

Si  ce  vaurien 
De  Clitandre,  Nérine,  osait,  en  mon  absence, 
Venir  encourager  sa  désobéissance, 
Ferme-lui  notre  porte  au  nez,  mets  les  verroux  ; 
Et,  pour  peu  qu'il  s'obstine  à  braver  mon  courroux, 
Eteins-lui  son  ardeur  avec  un  pot  d'eau  fraîche... 

ANGÉLIQUE 

Mon  père  !... 

ORGON,  lui  tournant  le  dos 

A  tout  à  l'heure. 

(Il  sort.) 


LE    MARIAGE    D'ANGELIQUE  2o5 

SCÈNE    II 
ANGÉLIQUE,    NÉRINE 


Heureusement,  il  prêche 
Au  désert,  comme  on  dit  ;  car  s'il  compte  sur  moi... 

(A.  Angélique  qui  se  désespère:) 

Séchez  vos  pleurs,  madame,  et  calmez  votre  émoi. 

ANGÉLIQUE 

S'il  allait  être  affreux,  ce  Damis! 

NÉRINE 

Bah  !  qu'importe. 

ANGÉLIQUE 

Qu'importe  ? 

NÉRINE 

Eh!  oui,  ma  foi!  D'ici  qu'à  votre  porte 
Il  vienne,  du  notaire  et  des  clercs  escorté, 
Pour  conclure  avec  vous  cet  hymen  détesté, 
On  peut  avoir  raison  de  monsieur  votre  père. 

ANGÉLIQUE 

Quoi  !  tu  l'espérerais  encor? 


Si  je  l'espère  ? 
Contre  deux  amoureux  restés  persévérants 
Toujours  s'use  à  la  fin  la  rigueur  des  parents; 
Si  petit  dieu  qu'il  soit,  l'Amour  est  un  grand  maître 
Qui  sait  mille  moyens  habiles  à  soumettre 
Les  plus  rétifs.  Allez,  il  vous  tendra  sa  main. 

ANGÉLIQUE 

Fera-t-il  un  miracle,  hélas  !  avant  demain  ? 


2o6  L'ARTISTE 


Bien  sûr,  qu'il  le  fera!...  Deux  lèvres  éclatantes 
Lt  fraîches,  comme  on  voit  les  vôtres,  si  tentantes  : 
Ces  jolis  yeux,  trop  prompts  à  se  noyer  de  pleurs  ; 
Ce  front  pur  qui,  sans  moi,  se  voilait  de  pâleurs  ; 
Une  taille  élégante  et  dans  le  goût  de  celle 
Que  voici  ;  la  main  blanche  où,  superbe,  étincelle 
Cet  anneau  ;  sans  compter  l'air  pimpant  et  mutin 
De  ces  beaux  petits  pieds  chaussés  de  clair  satin  ; 
Autant  de  talismans  de  puissance  infaillible, 
Qui  vont  pousser  Clitandre  à  tenter  l'impossible 
Afin... 

ANGÉLIQUE,   d'un  air  de  confusion 

Grâce,  Nérine  ! 


Oh  !  je  veux  achever. 
Madame,  excusez-moi;  car  c'est  pour  vous  prouver 
Que  votre  malheur  n'a  rien  d'irrémédiable. 
Tenez,  moi...  mes  seuls  biens  sont  la  beauté  du  diable, 
Ma  jeunesse  et  l'éclat  de  mes  dents  quand  je  ris; 
Ce  n'est  guère  !  Pasquin  s'en  est  pourtant  épris. 
Je  le  traite,  —  le  sort  d'un  chrétien  n'est  pas  pire 
Chez  les  Turcs  — ;  malgré  tout,  j'ai  sur  lui  tel  empire, 
Qu'à  l'appât  du  baiser  le  moins  substantiel, 
S'il  m'en  prenait  envie,  il  m'irait  jusqu'au  ciel 
Quérir  la  lune... 

ANGÉLIQUE,  d'un  air  de  doute 
Oh! 

NÉRINE,  continuant 

Ni  plus  ni  moins  !  Et  j'estime 
Que,  soudain  menacé  dans  son  bonheur  intime, 
Clitandre  vaudra  bien  le  valet  qui  le  sert. 
Tous  deux,  d'ailleurs,  pour  vous  s'emploiront  de  concert; 
Car  Pasquin  va  penser,  dans  l'espoir  que  je  l'aime, 
Qu'agissant  pour  son  maître,  il  agit  pour  lui-même... 


LE    MARIAGE    D'ANGELIQUE  207 


Eh  !  mais,  oui  !  Le  voici  justement,  ce  faquin  ; 
Clitandre  ne  doit  pas  être  loin... 

Hé  !  Pasquin. 


SCENE    III 
PASQUIN,  NÉRINE,   ANGÉLIQUE 

PASQUIN,  entrant  au  fond 

Çà  !  quelqu'illusion  me  tient  cloue  sur  place. 
Quoi  !  ma  beauté  farouche  enfin  n'est  plus  de  glace, 
Et  c'est  elle,  à  présent,  qui,  devançant  mes  vœux, 
Me  recherche  ! 

NÉRINE 

Pasquin  ! 

PASQUIN 

Qu'est-ce  donc  que  tu  veux, 
Cher  aimant  de  mon  cœur,  lumière  de  ma  vie  ? 

NÉRINE 

Bélître  !  viendras-tu  ? 

PASQUIN 

Le  titre  que  j'envie 
A  tes  yeux,  ce  n'est  point  tout  à  fait  celui-là; 
Mais  enfin  j'obéis,  Nérine;  me  voilà, 
Mon  cher  cœur,.. 

NÉRINE 

Clos  ton  bec  ! 

PASQUIN 

Quoi? 


2oS  L'ARTISTE 


Point  d'oiseux  ramages 
Ton  maître,  à  son  insu,  risque  de  grands  dommages; 
Pars  vite  l'avertir  qu'il  nous  faut  lui  parler... 


Il  vient  là  sur  mes  pas,  mais  je  vais  l'appeler... 

(à  Clitandre  qu'il  aperçoit  en  se  retournant  :) 

Eh  !  monsieur. . .  Dépêchez,  votre  amour  vous  réclame 


SCENE    IV 

CLITANDRE,  ANGÉLIQUE,  PASQUIN,  NÉRINE 

CLITANDRE,  s'avançant  en  hâte  vers  Angélique 

J'ai,  rien  que  de  vous  voir,  le  paradis  dans  l'àme... 

ANGÉLIQUE 

Clitandre!...  Le  hasard  vous  amène  à  propos 
Pour  me  calmer  l'esprit  et  le  mettre  en  repos... 

CLITANDRE 

Quel  déplaisir  vous  tient  à  ce  point  oppressée  ! 
Douteriez-vous  de  moi  ?  Vous  aurais-je  offensée  ? 


Où  prenez-vous  cela?  non,  vous  avez  mon  cœur, 
Clitandre,  et  votre  amour  serait  bientôt  vainqueur, 
S'il  pouvait  ne  tenir  qu'à  moi. 

CLITANDRE 

Belle  Angélique, 
Le  ciel  exaucera  notre  ardente  supplique. 
Un  lien  nous  unit  que  nul  ne  peut  briser, 
Et  votre  père,  en  vain,  tarde  à  favoriser 


LE    MARIAGE    D'ANGELIQUE 


De  nos  feux  mutuels  l'union  légitime. 

Malgré  le  sentiment  qui  contre  moi  l'anime, 

Il  faudra  qu'à  la  fin  ses  refus  obstine's 

Cèdent  devant  les  droits  que  vous  m'avez  donnés. 


Plaise  à  Dieu  !  Mais  l'espoir  où  votre  amour  s'assure 
Calme  à  peine  mon  cœur  alarmé  sans  mesure. 
Le  ciel  n'a  que  le  temps  s'il  se  doit  déclarer, 
Et  je  sens  bien,  hélas!  qu'il  vous  faut  ignorer, 
Pour  vous  montrer  ainsi  confiant  et  tranquille, 
Un  péril  qui  nous  rend  la  constance  inutile. 


Un  péril  ? 


Imminent  I 


CLITANDRE 


ANGELIQUE 


CLITANDRE 


Quoi 


Par  un  triste  hymen, 
Las  !  à  certain  Damis  on  me  livre  demain. 

CLITANDRE 

Est-ce  possible  ? 

ANGÉLIQUE 

Hélas  !  mais  sauvez-moi,  Clitandre  ! 
Vous  seul... 

CLITANDRE 

Rassurez-vous,  je  saurai  vous  défendre. 
Ce  rival  qui  pour  moi  tombe  si  mal  à  point, 
Quel  est-il  ?  D'où  vient-il  ? 

ANGÉLIQUE 

Je  ne  le  connais  point, 


L'ARTISTE 

je  sais  qu'à  l'hôtel  du  coche  de  Versailles 
Mon  père  et  lui,  déjà,  règlent  mes  fiançailles. 

CLITANDUF. 

Il  suffit,  je  m'en  vais  le  trouver  de  ce  pas  ; 
Vous  sachant  le  cœur  pris,  il  n'y  prétendra  pas. 


Mais  si  votre  espérance  était  par  lui  trompée, 
Clitandre  ? 

CL1TANDRE 

Alors,  corbleu  !  d'un  coup  de  cette  épée... 


Vous  battre  ?  Quittez-moi  ce  projet  hasardeux 

Qui  doublerait  ma  peine  et  nous  perdrait  tous  deux... 

CLITANDRE 

Je  veux  bien.  Mais,  ma  foi  !  s'il  préfère  en  découdre, 
Et  qu'à  le  provoquer  il  faille  me  résoudre, 
Ce  sera  de  grand  cœur,  je  vous  jure... 

ANGÉLIQUE 

Oh  !  mon  Dieu  ! 

(Depuis  l'arrivée  de  Clitandre,  Pasquin  et  Nérine  se  sont  tenus  à  l'écart,  causant  et  faisant  le  guet 
au  fond  du  théâtre.) 


Alerte  !  Il  vient  quelqu'un  là-bas,  et  j'ai  tout  lieu 
De  supposer  que  c'est  maître  Orgon  en  personne. 

PASQUIN,   même  jeu 

Oui,  je  le  reconnais;  la  place  n'est  plus  bonne... 


LE    MARIAGE    D'ANGELIQUE 


NERINE,    à  Clitandrc,  en  lui  indiquant  la  rue  opposée  à  celle  par  où  va  venir  Orgon 
Fuyez  par  là,  monsieur... 

A    An 

Vous,  madame,  rentrez... 

CXITANDRE,     remontant 

Non,  puisqu'Orgon  revient,  je  veux... 

PASQUIN,    l'arrêtant 

Non  pas,  courez 
Plutôt  où  vous  disiez,  monsieur...  Partez,  de  grâce  ! 
Nérine  m'a  tantôt  posté  sur  une  trace 
Excellente...  Je  vais  vous  sauver,  laissez-moi 
Seul  avec  Orgon... 

CLITANDRE 

Soit!  je  me  confie  à  toi... 

ANGÉLIQUE,  à  Clitandre  qui  s'en  va 

Mais  pas  de  duel,  au  moins... 

NÉRINE,    à  Angélique,  en  la  reconduisant 

Au  duel  je  ne  crois  guère. 
Pasquin,  qui  n'eut  jamais  rien  d'un  foudre  de  guerre, 
Devant  qu'on  en  soit  là  tentera  cent  détours. 
Merci-Dieu  !  sa  caboche  est  fertile  en  boni  tours, 
Et  s'il  veut,  le  pendard,  agir  d'après  mon  ordre, 
Damis  et  votre  père  auront  fil  à  retordre... 

(A  Pasquin,  une  fois  Angélique  rentrée  :) 

Entendu,  n'est-ce  pas  ?  mon  vilain  damoiseau. 
S'il  te  plaît  de  ma  joue  approcher  ton  museau, 
Tâche  à  nous  bien  servir. 

PASQUIN,  tendant  la  main  a  Nérine,  solennellement 

Tope  là,  je  m'engage  ! 
Mais,  —  achevé  mon  conte,  —  apparais  et  fais  rage 
Contre  moi... 

(Nérine  fait  de  la  tête  un  signe  d'acquiescement  et  rentre  en  fermant  la  porte) 


L'A  R  TJS  TE 


SCENE  V 
PASQUIN,  ORGON 

PASQUIN,    à  part 

Çà!  feignons  un  air  de  sans-souci 
Peu  pressé  de  tirer  ses  grègues  hors  d'ici... 

ORGON,   qui    entre  et  l'aperçoit 

Eh  !  maroufle,  eh  !  canaille,  eh  !  gibier  de  potence  ! 

PASQUIN,    à  part 

Peste!  me  prendrait-il  pour  quelqu'un  d'importance? 

ORGON 

Eh  !  Pasquin... 

PASQUIN,  allant  à  lui 

Serviteur,  monsieur,  vous  me  vantez  ; 
Je  n'ai  point,  que  je  sache,  autant  de  qualite's. 

ORGON,    le  menaçant  de    sa  canne 

Veille  à  ne  railler  point,  ou...  Devant  ma  demeure, 
Réponds,  que  fais-tu  là? 

PASQUIN 

Mais  rien,  monsieur,  je  meure  ! 

ORGON,  le  battant 

Tiens,  voici  pour  t'apprendre  à  me  vouloir  duper. 

PASQUIN 

Écoutez  donc  les  gens  avant  de  les  frapper. 


LE    MARIAGE    D'ANGÉLIQUE  2i3 


ORGON,   le  menaçant  encore 

Eh!  que  puis-je  gagner,  maître  tourbe,  a  t'entendre? 
Prétends-tu  me  cacher  que  tu  viens  pour  Clitandre 
A  ma  fille. .. 


Monsieur,  abaissez  ce  bâton; 
Holà,  je  vous  en  prie,  et  songez  au  dicton  : 
Mouche  oneques  ne  fut  prise  avec... 

oRGON,    le  battant  Je  nouveau 

Ah!  tu  veux  rire.. 

PASQUIN,    se  jetant    à  genoux 

Hai!  de  grâce,  cessez;  je  suis  prêt  à  tout  dire! 

ORGON,   abaissant  sa  canne 

Ah!  ah!  proverbe  ment,  tu  le  vois. 

PASQUIN,  se  relevant 

Je  pourrais 
Peut-être  vous  conter  que,  pour  humer  le  frais, 
Je  vague,  dissipant  mon  ennui  monotone 
Au  spectacle  charmeur  de  ce  beau  ciel  d'automne, 
Et  que  c'est  pur  hasard  si  je  me  trouve  ici; 
Mais  je  n'en  ferai  rien,  non... 

ORGON 

Tu  feras  aussi 
Bien,  car  je  n'en  croirais  pas  un  mot. 

PASQUIN 

La  finesse 

Apparaît  trop  en  vous,  si  peu  qu'on  vous  connaisse. 
Dût  certain  lourd  bâton  n'y  point  mettre  holà, 
Triple  sot  qui  voudrait  vous  chanter  ces  airs-là; 
Vous  n'êtes  point,  monsieur,  de  ces  pères  qu'on  berne, 
Et  vessie,  à  vos  yeux,  ne  fut  jamais  lanterne. 


2i4  L'ARTISTE 

ORGON 

C'est  bon,  viens  au  f.iit. 

PASQUIN 

Mais  au  moins,  vous  m'assurez, 
Si  je  ne  cèle  rien,  que  vous  m'écouterez 
Sans  frapper  ? 

ORGON 

Tu  m'as  l'air  de  chercher  quelqu'histoire, 
Prends-y  garde. 

PASQUIN 

Oh!  monsieur,  ma  franchise  est  notoire! 

ORGON 

Sois  donc  franc,  si  tu  veux  éviter  ma  canne. 

PASQUIN 

Oui! 

(après  un  temps,) 

Lassé  de  vos  rigueurs,  voyant  évanoui 

Tout  l'espoir  qu'il  avait  d'être  un  jour  votre  gendre 

Et  voulant  se  soustraire  au  chagrin  noir  qu'engendre 

Une  bourse  de  qui  l'accès  —  ô  sort  fatal  !  — 

Fut  toujours  méconnu  des  disques  de  métal 

Monnoyé... 

ORGON 

Qu'est  ceci  ? 

PASQUIN,  continuant 

Clitandre,  tout  à  l'heure 
Est  parti. 


Bah! 


Comptant  sur  fortune  meilleure. 
Chez  un  oncle  établi,  voilà  seize  ans  passés, 
Dans  les  Indes,  —  où  l'or  emplit  tous  les  fossés 


I  E    MARIAGE    D'ANGELIQUE 


Et  s'offre,  comme  on  sait,  à  quiconque  en  veut  prendre, — 
Clitandre  a,  sans  délai,  résolu  de  se  rendre. 

Mais  avant  départir,  hein  ?  je  flaire  un  méfait... 

PASQUIN,  d'un  air  dégagé 

Quand  on  aime,  monsieur,  ce  n'est  point  sans  effet  ! 

ORGON 

Tu  dis? 

PASQUIN 

Je  dis  que  quand... 

ORGON 

Oui,  c'est  bon,  continue. 

PASQUIN 

Donc,  quand  l'Amour  nous  tient,  c'est  chose  reconnue 
Qu'on  a  beau  s'insurger  ;  nul  effort  n'y  peut  rien. 
Quant  à  trancher  ainsi  que  le  nœud  gordien 
Les  lacs  de  Cupidon,  monsieur,  je  vous  fais  juge... 

ORGON,   à  part 

Le  maudit  scélérat  !  il  commence  au  déluge  ; 
Mais  si  je  l'interromps,  il  n'en  finira  point; 
Résignons-nous. 

PASQUIN 

Monsieur,  vous  m'accordez  ce  point, 
N'est-ce  pas  ?  Le  silence,  ou  bien,  fort  je  me  trompe, 
Vaut  acquiescement. 

ORGON,  à  part 

S'il  veut  que  je  lui  rompe 
Les  côtes,  il  agit  à  merveille. 

PASQUIN 

Ceux-là 
Dont  sans  pitié  l'Archer  qu'on  prie  en  vain  troubla 


2,6  L'ARTISTE 

L'esprit  pour  les  mieux  prendre  au  piège  de  sa  ruse, 
Si  l'amour  à  vos  yeux  leur  peut  c're  une  excuse... 

ORGON,  à  pari 

Je  suffoque. 

PASQUIN,    continuan 

A  coup  sûr,  vous  allez  pardonner 
Clitandre  et  moi... 

ORGON,  à  part 

Clitandre  et  lui  ?  que  soupçonner? 

PASQUIN,  continuant 

D'avoir... 

ORGON 

D'avoir  quoi? 

PASQUIN,   troublé 

Non,  de  n'avoir  pas... 

ORGON,   en  colère 

Maroufle! 
Lequel  est-ce,  voyons?  décide-toi... 

PASQUIN 

D'un  souffle 
J'étais  près  d'achever  quand  monsieur  m'a  troublé... 
En  un  mot,  sur  l'instant  du  départ,  affolé, 
Ivre  d'amour,  Clitandre  à  sa  suite  m'entraîne 
Ici.  «  Tu  vois,  dit-il,  le  logis  de  ma  reine, 
De  celle  qu'en  dépit  d'un  père...  d'un  père...  »  il 
A  dit  odieux;  mais  moi,  songeant  au  péril 
Qui  viendrait  menacer  l'épargne  des  familles 
Si,  comme  prétendants  à  la  main  de  leurs  filles, 
Les  parents  acceptaient  d'aussi  piètres  galants 
Que  lui,  des  enjôleurs  sans  deux  écus  vaillants, 
Je  l'en  ai  blâmé  fort,  par  le  ciel  qui  m'éclaire! 
Très  fort!...  quoique  tout  bas,  de  peur  de  sa  colère. 

ORGON,   impatient 

Il  n'importe,  poursuis. 


LE    MARIAGE    D'ANGELIQUE  217 

PASQ'  :    . 

«...  De  celle  qu'en  dépit 
D'un...  d'un  père  odieux,  je  m'en  vais  sans  répit 
Enlever...  » 

ORGON,  soudain  furieux 

Enlever  ma  fille  !  Cet  infâme 
Est  venu  l'enlever!  Elle  serait  sa  femme 
Malgré  moi  !  Terre  et  ciel  !  mais,  je  l'empêcherai! 
Il  en  est  temps  encor,  je  les  rattraperai  ! 
Quel  chemin  ont-ils  pris?  Réponds,  ou  je  t'étrangle... 

PASQUIN 

N'envisagez  donc  pas  la  chose  sous  un  angle 
Si  fâcheux. 

ORGON,   se  ruant  sur  Pasqoin 

Misérable  ! 

PASQUIN 

Oh!  lâchez-moi,  tout  doux! 
L'entreprise  a  manqué,  vous  dis-je,  calmez-vous; 
Votre  fille... 

ORGON 

Ma  fille  ? 

PASQUIN,   montrant  la  maison  d'Orgon 

Elle  est  à  vous  attendre 
Là,  monsieur. 

ORGON 

Vrai  ? 

PASQUIN 

De  vrai  ! 

ORGON 

Je  renais  !  mais  Clitandre, 
Dis-moi  i 

PASQUi.N 

Ne  craignez  plus,  il  est  parti  tantôt. 
De  votre  porte  à  peine  heurtions-nous  le  marteau, 


L'ARTISTE 

Qu'un  monstre,  un  vrai  dragon,  monsieur,  une  furie, 
Nérine. . .  à  la  fenêtre  apparaît  et  nous  crie  : 
o  Passez  au  large  !  » 

ORGON 

Bien  ! 

PASQUIN,   continuant 

n  Allez,  c'est  temps  perdu  1 
«  Non  !  vous  n'entrerez  point;  monsieur  l'a  défendu  !  » 
Et  tout  à  coup,  sans  même  attendre  qu'il  réponde, 
La  coquine,  en  riant,  se  penche  et  vous  inonde 
Du  contenu  d'un  pot  Clitandre  qui  s'enfuit. 


Bien  1  fort  bien  ! 


SCENE  VI 


NERINE,  ORGON,  PASQUIN,  ANGELIQUE 

Nérine   et    Angélique,  depuis    un   instant,   écoutaient   Orgon    et   Pasquin    par    l'entre-bàillemenl 
de   la    porte) 

NÉRINE,   à  part 

C'est  l'instant  de  commencer  le  bruit... 

(Haut  à  Orgon  :) 

Ehl  que  vois-je,  monsieur,  vous  parlez  à  ce  traître? 

ORGON,    courant  vers  Angélique 

Ma  fille  ! 

NÉRINE,   à  Pasquin,  très  haut 

Ah  !  tu  reviens  céans,  canaille!  reître! 
Brigand!  lâche!  coquin!  filou!  coupe-jarret! 
Larron  d'honneur  !...  Mais,  quoi?  tu  restes  en  arrêt? 

(Bas  :) 

Est-ce-bien  ? 


LE    MARIAGE    D'ANGELIQUE  219 


PASQUIN,    I  as  à    -Vrine 

Oui,  bravo!  pousse  ferme,  Nérine. 

NÉRINE,    reprenant 

Hors  d'ici  ! 

ORGON,    intervenant 

Quelle  ardeur  ! 

PASQUIN 

La  langue  vipérine  ! 
Venez  à  mon  secours,  Monsieur;  je  n'y  tiens  plus. 

ORGON,    il  Nérine 

Calme-toi. 

NÉRINE,  marchant  vers  Pasquin 

Me  calmer?  Je  veux  qu'il  soit  perclus 
Des  coups  que  mes  deux  poings  cette  fois... 

PASQUIN,   reculant 

Hé  !  là. 

ORGON 

Cesse, 

Nérine. 

NÉRINE 

Mais  monsieur,  apprenez  sa  bassesse 
Et  l'infâme  projet  que,  tantôt,  le  vaurien... 


Oui,  je  sais,  il  m'a  tout  avoué. 

NÉRINE 

Tout  ? 

ORGON 

Sans  rien 
Omettre^;  il  achevait  lorsque  tu  t'es  montrée. 

NÉRINE,  avec  explosion 

Quoi  ?  monsieur,  et  ta  rage  en  vous  n'est  pas  entrée 
1S89  —  l'artiste  —  T.  11 


L'ARTISTE 

Vous  avez  une  fille,  on  vous  la  veut  ravir  ; 
C'en  serait  fait,  sans  moi  qui  veille  à  vous  servir, 
Et  c'est  tout  le  transport  qu'en  vous  la  chose  opère  ? 
Allez  1  vous  n'avez  pas  des  entrailles  de  père... 


Baste  !  ma  fille  est  sauve  et  Clitandre  est  parti. 
Soyons  cléments. 

NÉRINE 

Monsieur,  sachez  qu'à  ce  parti 
Je  ne  me  range  point,  s'il  vous  plaît,  ni  madame, 
Qui  depuis  ce  tantôt  n'e'prouve  plus  dans  l'àme 
Aucun  des  sentiments  qu'elle  avait  jusqu'ici 
Témoignés  en  faveur  de  Clitandre. 

ORGON,   à  part 

Un  souci 
Me  restait  seulement  et  voilà  qu'on  l'enlève  ! 
Ma  fille... 

(Haut:) 
Dis-tu  vrai,  Nérine,  ou  si  je  rêve  ? 

NÉRINE,  lui  désignant  Angélique 

Demandez-lui  plutôt. 

PASQU1N,  basi     Angélique 

Hardi  1  soutenez-la, 
Madame. 

ORGON,    à  Angélique 

En  vérité?  tu  n'éprouves  plus  là 
Cet  amour  malséant  qui  te  faisait  contraire 
A  mes  sages  desseins  et  te  voulait  distraire 
Du  respect  qu'une  fille  instruite  honnêtement 
Doit  toujours... 

ANGÉLIQUE 

Pardonnez  à  mon  aveuglement, 
Mon  père  1  Malgré  vous  je  m'étais  engagée, 
Mais  Clitandre  aujourd'hui  m'a  trop  fort  outragée. 


LE   MARIAGE    D'ANGÉLIQUE 


Quoi  !  se  flatter  que  j'eusse  assez  peu  de  pudeur 

Pour  descendre  avec  lui  jusques  au  déshonneur, 

Et  d'un  enlèvement  accepter  la  folie  ! 

Cette  injure  mortelle  à  jamais  me  délie, 

Mon  cœur  que  je  reprends  vous  redevient  soumis, 

Et  je  n'aspire  plus  qu'à  l'hymen  de  Damis. 

ORGON,   radieux 

Ah  !  béni  soit  le  ciel  !  Tu  me  combles  de  joie! 

Viens,  je  veux  ajouter  une  robe  de  soie 

A  ton  trousseau...  mais  viens,  ma  fille,  dans  mes  bras  ! 

PASQUIN,  continuant  tout  bas  la  conversation  chuchotée  avec  Nérin 

C'est  bien  chez  ce  notaire  ? 

NÉRINE,  de  même 

Oui. 

PASQUIN,    de  même 

Tu  m'y  rejoindras. 
Pars,  rôde  aux  alentours;  empêche  que  Clitandre 
Soudain  n'arrive  ici,  car  il  nous  ferait  prendre... 

NÉRINE,    à  Orgon 

Rentrez  souper,  monsieur,  je  reviens... 

ORGON 

Où  vas-tu  ? 


NERINE, 


nEdentiellement  à  Orgon,  en  lui  désignant  Angélique  comme  à  la  dérobé 


Chut  !  c'est  une  surprise.. 

(A  Pasquia,  en  s'en  allant  :) 

Oh  !  tu  n'as  rien  perdu 
Pour  attendre... 

PASQUIN,  à  part,  avec  admiration 

Trésor  1 

(Haut,  à  Mérine  qui  disparait  :) 

Allez-vous-en,  ortie  ! 


L'ARTISTE 


SCENE  VII 
ORGON,    PASQUIN,   ANGÉLIQUE 

PASQUIN,  s'approchant  d'Orgon 

Ah  !  nous  sommes  en  paix,  la  mégère  est  sortie, 
Et  je  peux  à  présent... 

ORGON 

Encor  toi?  que  veux-tu  ? 

PASQUIN 

Moi  ?  monsieur.  Je  voudrais  renaître  à  la  vertu  ! 

ORGON 

A  la  vertu,  toi?  Non,  l'envie  est  trop  plaisante. 

ANGÉLIQUE,  riant 

En  effet  ! 

ORGON,  pouffant 

Ah! ah! ah! 

PASQUIN,  très  grave 

Ma  misère  présente 
Est  cause  que  je  songe  enfin  au  repentir. 
Oui,  ma  pensée  unique  est  de  me  convertir; 
Mais  rebrousser  chemin  sur  la  pente  du  vice, 
Monsieur,  voilà  le  hic!  quand  on  fut  au  service 
D'un  Clitandre. 

ORGON 

Et  pourquoi? 

PASQUIN 

C'est  un  antécédent 
Déplorable!  J'ai  peur  qu'on  m'en  garde  une  dent 


LE   MARIAGE    D'ANGÉLIQUE 


Chez  force  gens  de  bien,  et  que  cela  m'empêche 
De  me  placer  jamais  chez  eux. 

ORGON 

Oui, battre  en  brèche 
L'estime  où  l'on  te  tient  sera  dur. 

PASQUIN 

Vous  voyez. 

ORGON 

Mais  qu'y  puis-je  ? 

PASQUIN 

Vous  ?  Ah  !  monsieur,  si  vous  vouliez! 
Tenez,  cette  maison...  il  y  loge  notaire 
Fort  digne  homme,  tranquille,  et  vieux  célibataire.. 
Or,  il  cherche  un  valet,  m'a-t-on  dit. 

ORGON 

Eh!  bien  ? 

PASQUIN 

Sur 
Un  mot  de  vous  qu'il  doit  connaître,  je  suis  sûr 
D'être  agréé  par  lui. 

ORGON 

Mais  qu'on  lui  vienne  apprendre 
Que  de  certain  fripon  qui  se  nommait  Clitandre 
Tu  fus  lame  damnée,  il  aura  beau  sujet 
De  me  remercier  du  cadeau. 

PASQUIN,  lamentablement 

Mon  projet 
D'embrasser  la  vertu  sera  donc  chimérique 
Par  votre  faute,  hélas  !  et  sous  les  coups  de  trique, 
O  navrant  désespoir  !  il  me  faudra  toujours 
Plier  le  dos... 

(Se  tournant  vers  Angélique  :) 

Venez,  madame,  à  mon  secours! 
De  chez  vous  la  pitié  n'est  pas  toute  bannie  ! 
Dans  son  coeur,  à  celui  des  tigres  d'Hyrcanie 
Pareil,  vous  ferez  naître  un  plus  doux  sentiment... 

ANGÉLIQUE 

Mon  père,  jusqu'au  bout  serez-vous  pas  clément? 


224  L'ARTISTE 


Mais  je  me  vais  brouiller  avec  ce  bon  notaire, 
Car  il  ne  se  peut  pas  qu'on  lui  fasse  mystère 
Du  passé  de  Clitandre 

(Montrant  Pasquin  :) 

et  du  sien. 

PASQUIN 

Consentez, 
Monsieur,  vous  n'aurez  point  regret  de  vos  bonte's! 

ANGÉLIQUE 

Mon  père,  consentez... 

ORGON,  embarrassé 

Hé! 

PASQUIN,  chaleureusement 

J'ose  vous  promettre 
Qu'à  l'avenir,  servant  chez  un  vertueux  maître, 
Je  deviendrai  parfait 

ORGON,  cédant 

Allons,  soit!  j'y  consens. 

PASQUIN,  avec  les  plus  vives  démontrations  de  joie 

Ah  !  monsieur,  souffrez... 

ORGON,  l'arrêtant 

Non,  réprime  ces  accents. 

PASQUIN,  sins  rien  entendre 

Souffrez  qu'à  vos  genoux  ma  gratitude  entière... 

ORGON,  l'interrompant  de  nouveau  et  lui  montrant  des  papiers 

Non,  non;  tiens,  prends  ceci. 

PASQUIN,  achevant  sa  phrase  et  prenant  les  papiers  qu'il  sort  de  sa  poche 

...  Se  donne  ample  carrière! 


Ces  papiers  prouveront  à  notre  homme  de  loi 
Qu'en  te  les  confiant  je  fais  état  de  toi. 


LE   MARIAGE   D'ANGELIQUE  225 

Va,  c'est  pour  qu'il  ajoute  au  contrat  de  ma  fille 
Les  apports  détaillés  et  titres  de  famille 
Du  futur. 

PASQUIN 

Ah!  monsieur...  Êtes-vous  pas  content 
De  mettre  en  bonne  voie  un  pécheur  repentant? 

ORGON 

Oui,  mais  j'en  vais,  morbleu  !  trouver  ma  soupe  froide. 
Vite,  à  table;  rentrons... 

SCENE    VIII 

PASQUIN 

PASQUIN,  seul 

Ouf!  l'affaire  fut  roide. 
Mais,  en  somme,  je  tiens  le  vieux  loup  dans  mes  rets. 
C'est  même  beaucoup  mieux  que  je  ne  l'espérais  ; 
Voici  qui  va  marcher  !  Par  Bacchus,  dieu  des  treilles 
Et  du  vin  !  puisqu'Orgon  dort  sur  ses  deux  oreilles, 

(montrant  :  d'abord  les  papiers  que  lui  a  remis  Orgon  ;  puis,  la  maison  du  notaire  A 

Ayant  là  de  quoi  faire  à  l'autre  gober  tout, 
Si  je  sais  bien  jouer  mon  rôle  jusqu'au  bout, 
Clitandre,  à  la  nuit  close,  aura  son  Angélique. 

(faisant  le  geste  de  lancer  un  coup  d'épée) 

Eût-il  même  envoyé  l'argument  sans  réplique 

A  ce  Damis  qui  vient  se  poser  en  rival, 

La  machination  qu"en  mon  front...  génial 

J'échafaude,  sera  mille  fois  préférable 

A  trois  pouces  de  fer  enfoncés  en  plein  râble. 

Car,  supposons  Damis  grièvement  blessé, 

Ou  mort...  Clitandre  est-il  par  là  plus  avancé? 

Non  certes  !  Donc,  moi  seul,  à  coup  sûr,  puis  en  faire 

Un  mari;  cependant,  si  c'était  au  contraire 

Clitandre  qui  fût  mort  ?  Il  devrait  être  ici, 

Que  diantre  !  tarde-t-il  ?  Nérine  ..  ah  !  les  voici. 

(A  suivre.)  JOSEPH    GAYDA. 


CHRONIQUE 


F.  peintre  qui  fut  chargé  de  remplacer  Paul  Baudry 
à  sa  mort,  dans  la  part  qui  avait  été  réservée  à 
ce  dernier  dans  la  décoration  picturale  du  Pan- 
théon, fut,  on  le  sait,  M.  Lenepveu.  Celui-ci  a 
exécuté  les  épisodes  de  la  vie  de  Jeanne  d'Arc, 
que  Baudry  n'eut  pas  le  temps  de  retracer  aux 
murs  du  monument,  bien  que  ce  fût  l'un  de  ses 
projets  les  plus  caressés  et  qu'il  s'y  fût  prépare 
de  longue  date  par  ses  lectures  et  par  des  recher- 
ches archéologiques  fort  sérieuses. 

Les  compositions  de  M.  Lenepveu  ornent  le  côté  du  transept  qui  fait 
face  aux  peintures  de  Cabanel,  représentant  la  vie  de  saint  Louis.  Elles 
comprennent  quatre  épisodes  :  la  vocation  à  Domrémy,  la  lutte  à  Orléans, 
le  triomphe  à  Reims  et  le  martyre  à  Rouen.  Les  cntre-colonnemenis 
forment  la  division  naturelle  des  sujets. 

Le  premier  représente  la  plaine  de  Vaucouleurs.  Jeanne  est  encore  la 
fille  des  champs,  «  simple,  bonne  et  douce  »,  comme  l'appelle  son  amie 
Mengette.  Elle  porte  encore  le  sarrau  de  bure  et  le  havresac  des  bergères. 
A  ses  pieds  paissent  quelques  moutons;  derrière  elle,  à  la  porte  d'une 
chaumière,  une  femme  tond  la  laine  d'une  brebis.  Jeanne  tient  à  la  main 
.sa  quenouille  et  file  à  l'ombre  de  l'arbre  des  fées.  Tout  à  coup,  ses  doigts 


CHRONIQUE 


laissent  échapper  le  fuseau.  Une  voix  résonne  à  son  oreille.  Voici,  visibles 
pour  elle  seule,  les  apparitions  qui  chaque  jour  viennent  la  troubler.  Dans 
les  branches  de  l'arbre  Nacre  se  tiennent  sainte  Catherine  et  sainte  Mar- 
guerite, tandis  que  L'archange  saint  Michel,  le  front  ceint  de  rayons  d'or, 
présente  à  Jeanne  la  poignée  de  l'épée  nue. 

La  seconde  composition  nous  mené  devant  Orléans.  Malgré  toutes  les 
difficultés  d'une  telle  entreprise,  l'incrédulité  de  ses  parents,  les  sarcasmes 
de  Baudricourt,  les  hésitations  du  roi  même,  Jeanne  est  parvenue  à  se 
faire  donner  le  commandement  des  troupes  françaises.  Elle  les  a  amenées 
devant  Orléans,  qu'occupe  Bedford,  et  les  conduit  à  l'attaque  des  Porte- 
reaux,  qui  commandent  l'entrée  de  la  ville.  La  Pucelle,  vêtue  d'une 
armure,  tenant  d'une  main  sa  bannière,  tend  de  l'autre  son  épée  vers  la 
ville.  Ses  guerriers,  portant  la  croix  blanche  sur  la  poitrine,  se  précipitent 
à  l'attaque  des  portes.  Ils  appliquent  des  échelles  le  long  des  murs  et 
baissent  les  pont-levis,  malgré  les  Anglais  qui,  du  haut  des  créneaux,  les 
couvrent  de  traits  et  de  pierres. 

La  cathédrale  de  Reims  est  représentée  dans  la  troisième  composition. 
Les  marches  de  l'autel  sont  recouvertes  d'un  drapeau  blanc  semé  de  fleurs 
de  lis  d'or.  Sur  un  coussin,  vêtu  du  manteau  bleu  fleurdelisé  et  doublé 
d'hermine  blanche,  à  genoux  et  les  mains  jointes,  le  roi  de  Bourges  va 
être  sacré  roi  de  France.  L'archevêque  de  Reims,  Rcgnault  de  Chartres, 
entouré  des  évêques  de  Laon  et  de  Châlons,  lui  pose  la  couronne  sur  la 
tête.  A  sa  droite  est  Jeanne  d'Arc,  une  longue  draperie  recouvrant  son 
armure,  l'épée  et  la  bannière  à  la  main.  Sous  les  rayons  polychromes  qui 
descendent  des  vitraux,  la  basilique  apparaît  pleine  de  l'armée  des 
Français,  vêtus  de  cuirasses  et  portant  leurs  lances.  C'est  pour  Jeanne  la 
glorification. 

La  quatrième  composition  représente  le  martyre.  Vêtue  d'une  longue 
robe  blanche,  attachée  par  des  cordes  à  un  poteau  auquel  est  clouée  la 
sentence,  Jeanne  est  montée  sur  le  bûcher  élevé  au  milieu  de  la  place  du 
Vieux-Marché,  à  Rouen.  Des  Anglais  apportent  des  fagots;  le  bourreau, 
vêtu  de  rouge,  se  penche  pour  ramasser  la  torche  enflammée;  une 
dernière  fois,  Jeanne  embrasse  la  croix  que  lui  tend  frère  Isambard. 
L'armée  anglaise  entoure  le  bûcher  à  quelques  pas  duquel  l'huissier, 
Jean  Nassieu,  lit  la  sentence.  Au  fond  de  la  scène,  sur  une  estrade,  se 
tiennent  le  comte  de  Warwick,  le  cardinal  de  Winchester  et  Cauchon, 
l'évêque  de  Beauvais.  Au-dessus  de  la  tête  de  Jeanne,  près  du  clocher  de 
la  cathédrale,  plane,  entourée  de  rayons,  la  colombe  symbolique. 

Cette  œuvre  considérable  a  été  traitée  par  M.  Lenepveu  avec  toute  la 
science  de  composition  et  tout  le  talent  dont  il  a  donné  déjà  maintes 
preuves  dans  ses  grandes  pages  décoratives,  telles  que  le  plafond  de 
l'Opéra;  le  style  en  est  magistral,  l'accent  vraiment  héroïque. 

On   annonce   que,  dans  peu  de   jours,   M.  Joseph   Blanc  aura  terminé 


228  L'ARTISTE 


et  découvrira  au  public  ses  peintures  qui  ont  pour  sujet  l'histoire  de 
Clovis. 


L'Académie  des  Beaux-Arts  a  rendu  son  jugement  dans  le  concours  du 
prix  Troyon.  Le  sujet  à  traiter  était  le  Printemps.  Trente-neuf  concurrents 
y  avaient  pris  part.  Le  premier  prix  a  été  décerné  à  M.  Albert  Rigolot, 
élève  de  M.  Pelouse;  une  première  mention  honorable  à  M.  Jean  Pape; 
une  deuxième  mention  à  M.  Achille  Varin.  On  nous  raconte  qu'un 
concurrent,  mal  informé,  au  lieu  d'un  tableau,  avait  envoyé  un  mémoire. 

Un  décret  autorise  l'acceptation  d'un  certain  nombre  de  legs  faits  par 
M.  Haumont.  Parmi  ces  libéralités,  il  en  est  une  dont  le  montant  est  de 
20,000  francs,  et  qui  est  instituée  en  faveur  de  l'Académie  des  Beaux-Arts, 
pour  fondation  de  prix. 


Il  semble  qu'un  véritable  courant  d'émulation  se  soit  produit  depuis 
quelque  temps  parmi  les  riches  collectionneurs,  qui  les  pousse  aux  plus 
magnifiques  libéralités  en  faveur  du  musée  du  Louvre.  C'est  ainsi  qu'on 
annonce  que  Mme  veuve  Pommery,  de  Reims,  a  acquis  de  M.  Ferdinand 
Bischoffsheim  le  tableau  de  Millet,  les  Glaneuses,  dans  le  dessein  de  l'offrir 
à  l'Etat  par  testament.  Voici,  du  reste,  la  lettre  par  laquelle  Mme  Pommery 
informe  le  directeur  des  Beaux-Arts  de  son  intention  : 

«  Monsieur, 

«  J'ai  l'honneur  de  vous  informer  que,  n'ayant  pu  acquérir  Y  Angélus  de 
Millet,  pour  l'offrir  au  Louvre,  je  viens,  dans  les  mêmes  intentions, 
d'acheter  les  Glaneuses. 

«  J'ai  déjà  adressé  une  promesse  formelle  dans  ce  sens  à  M.  Bischoffsheim, 
et  je  vais  régulariser  ce  don  dans  mon  testament. 

«  Agréez,  etc. 

«  Veuve  Pommery.  » 

A  la  vente  Secrétan  la  généreuse  donatrice  avait  poussé  Y  Angélus  jusqu'à 
3oo,ooo  francs.  C'est  pour  une  somme  égale  qu'elle  a  obtenu  la  cession 
des  Glaneuses,  de  M.  Bischoffsheim.  Ce  dernier  ne  s'est  dessaisi  de  son 
tableau  que  devant  le  désir  formel  de  Mmo  Pommery  de  le  léguer  au 
Louvre.  Il  avait,  du  reste,  repoussé  des  offres  bien  supérieures  qui  lui 
avaient  été  faites,  paraît-il,  par  une  agence  américaine.  Les  Glaneuses 
furent  envoyées  par  Millet  au  Salon  de  1857;  pendant  cette  même  année, 
elles  ont  été  gravées  dans  L'Artiste,  par  Masson. 


CHRONIQUE  229 


D'autre  part,  on  raconte  que  Mmc  veuve  Maurice  Cottier,  suivant  en 
cela  l'exemple  de  son  mari,  a  légué  au  Louvre  son  admirable  collection 
de  tableaux  modernes  qui  comprend,  entre  autres  chefs-d'œuvre,  la 
Bataille  des  Cimbres,  l'œuvre  la  plus  importante  de  Decamps;  les  Murs 
de  Rome  et  YAnier,  du  même  maître;  une  œuvre  remarquable  de  Troyon, 
Pâturage  de  la  Touraine  près  Château  -  Lavallière  ;  Polichinelle,  par 
Meissonier;  trois  œuvres  de  tout  premier  ordre  par  Eugène  Delacroix  : 
Jeune  tigre  jouant  avec  sa  mère,  Hanûet  et  les  deux  fossoyeurs,  du  Salon 
de  iS?9,  et  la  Mort  de  Valentin,  du  Salon  de  1848;  le  Soir,  par  Corot; 
le  Roi  de  Thulc',  par  Ary  Scheffer,  etc. 

Enfin  on  parle  d'une  autre  œuvre  de  Millet,  les  Meules,  qui  figure 
actuellement  à  l'exposition  centennale  du  Champ-de-Mars,  et  serait 
prochainement  offerte  au  Louvre  par  Mme  Sanson-Davillier  à  qui  elle 
appartient.  C'est  Mme  Sanson-Davillier  qui  a  déjà  fait  don  au  Louvre  d'un 
autre  tableau  de  Millet,  fort  remarquable,  le  Printemps.  Les  Meules  et  le 
Printemps  avaient  appartenu  à  M.  Hartmann  et  ils  avaient  figuré  à  la 
vente  faite  à  l'hôtel  Drouot  le  7  mai  1881.  Le  Louvre  avait  acheté  à  cette 
vente,  au  prix  de  129,000  francs,  le  Marais  dans  les  landes,  par  Théodore 
Rousseau,  et  Mmc  Sanson-Davillier,  qui  est  la  fille  de  M.  Hartmann, 
avait  acquis  les  deux  tableaux  de  Millet  avec  l'intention  de  les  offrir  à 
l'État. 


Dans  une  exposition  particulière  que  faisait  récemment  de  quelques- 
unes  de  ses  œuvres  le  sculpteur  Aug.  Rodin,  on  remarquait,  comme  l'une 
des  pièces  les  plus  importantes,  une  statue  en  plâtre  du  peintre  Bastien- 
Lepage.  Le  peintre,  mort  si  prématurément,  était  représenté  en  pleins 
champs,  la  palette  à  la  main,  dans  l'attitude  de  l'étude,  cherchant  à  saisir 
un  ton  du  paysage,  à  noter  une  valeur  ou  un  effet  de  lumière  fugitif  : 
l'expression  était  fortement  rendue  par  le  mouvement  de  tout  le  corps  et 
par  cet  accent  excessif,  comme  exaspéré,  de  la  vie  qui  caractérise  la  manière 
de  M.  Rodin.  C'est  cette  statue,  coulée  en  bronze,  qui  vient  d'être  inau- 
gurée à  Damvillers,  lieu  de  naissance  de  Bastien-Lepage. 

M.  Larroumet,  délégué  par  le  ministre  de  l'Instruction  publique  et  des 
Beaux-Arts  pour  représenter  le  gouvernement  à  cette  cérémonie,  a  marqué, 
en  termes  d'une  exactitude  synthétique,  dans  une  excellente  allocution,  ce 
qu'avait  été  le  talent  de  Bastien-Lepage,  sous  quelle  généreuse  influence, 
due  à  l'étude  attentive  de  la  nature,  il  s'était  développé.  «  Peu  à  peu,  dit 
l'orateur,  s'éveillait  en  lui  le  don  suprême  qui  fait  les  artistes,  c'est-à-dire 
la  puissance  de  créer  par  l'imitation.  » 

Après  avoir  rappelé  que  chaque  œuvre  nouvelle  du  jeune  maître  fut 
comme  une  révélation  et  de  quelle  impression  profonde  chacune  d'elles  a 


23o  L'ARTISTE 


laissé  la  trace  parmi  ceux  de  sa  génération,  M.  Larroumet  a  ajouté  :  «  Au 
moment  où,  d'ordinaire,  les  meilleurs  n'ont  encore  qu'indiqué  leur  origi- 
nalité et  où  l'âge  mûr  commence  seulement  à  tenir  les  promesses  de  la 
jeunesse,  Jules  Bastien-Lepage  mourait,  laissait  des  chefs-d'œuvre,  déga- 
geant une  formule  des  indécisions  ou  des  exagérations  qui  la  compromet- 
taient, indiquant  à  la  peinture  une  voie  nouvelle,  où  ses  jeunes  héritiers 
marchent  d'un  pas  sûr.  Consolons-nous  donc,  Messieurs,  parce  que  sa  vie 
nous  a  laissé,  de  ce  que  sa  mort  nous  a  pris,  et  marquons  sa  place  entre 
les  jeunes  maîtres  fauchés  en  pleine  fleur,  près  de  Géricault  et  de  Henri 
Regnault.  Si  l'agonie  douloureuse  et  lente  que  la  mort  lui  imposa  dut 
exciter  en  lui  des  révoltes  légitimes,  du  moins  sa  courte  existence  ne 
laisse-t-elle  place  à  aucun  regret  :  il  a  aimé  la  nature  et  la  vérité,  elles  l'ont 
récompensé  de  cet  amour  par  des  chefs-d'œuvre  :  il  a  aimé  les  siens  et 
personne  ne  reçut  plus  d'affection  en  échange  de  la  sienne;  il  a  inspiré  des 
amitiés  éclairées  et  fidèles;  il  a  pratiqué  son  art  sans  aucun  sacrifice  à  la 
mode  qui  passe  ou  au  gain  qui  abaisse;  il  n'y  a  eu  place  dans  son  esprit  et 
dans  son  cœur  que  pour  de  généreuses  pensées.  » 

En  terminant,  M.  Larroumet  a  eu  quelques  paroles  élogieuses  pour  le 
sculpteur  Rodin,  «  un  grand  artiste,  a-t-il  dit,  qui  s'est  acquitté  de  cette 
tâche  avec  un  dédain  de  la  convention,  un  souci  de  la  vérité,  un  sens  de  la 
vie  que  Bastien-Lepage  eût  aimés;  le  confrère  vivant  a  traité  le  confrère 
mort  avec  la  sympathie  profonde  qui  unit  les  natures  semblables.  » 


Nous  avons  rapporté,  le  mois  dernier,  comment  un  tableau  parfaitement 
authentique  de  Meissonier  avait  été  vendu  une  centaine  de  francs  à  peine 
à  l'hôtel  Drouot,  par  un  commissaire-priseur  qui  en  ignorait  la  valeur.  Le 
Temps,  à  qui  nous  avions  empruntéle  récit  del'aventure,  nous  apprend  que 
ce  petit  tableau  a  été  revendu  18,000  francs.  Il  ajoute  que  deux  autres  ta- 
bleaux figuraient  dans  la  même  adjudication  et  qu'ils  ont  été  vendus  a 
peu  prèsdans  les  mêmes  conditions.  «  Lepremier,  dit  ce  journal,  était  un  fort 
beau  tableau,  mesurant  70  centimètres  en  hauteur  et  représentant  une 
jeune  femme.  Ce  tableau  était  signé  en  haut  d'un  monogramme  également 
fort  connu,  un  A  et  un  S  entrelacés.  Sans  garantie  d'attribution  il  a  été 
vendu  200  fr.  M.  Alfred  Stevens,  à  qui  on  l'a  montré,  nous  a  déclaré  que 
ce  tableau  était  bien  de  lui.  Le  second  était  une  œuvre  plus  importante 
encore,  c'était  une  toile  ayant  figuré  au  Salon  et  mesurant  1  m.  5o  en  lar- 
geur; il  était  signé  en  toutes  lettres  L.-Eug.  Lambert,  le  peintre  de  chats 
dont  les  œuvres  sont  fort  appréciées.  Ce  tableau  a  été  vendu  3oo  fr.  envi- 
ron.  » 


LES    LIVRES 


La  conversion  de  Mme  de  Warens,  par  Albert  Metzger;  Chambéry, 
Perrin; —  Les  pensées  de  Mme  de  Warens,  par  le  même,  avec  un  portrait 
inédit  d'après  Largillière;  Lyon,  HenrrGeorg. 


ous  les  écrivains  qui  se  sont  occu- 
pés de  Mme  de  Warens,  ne  l'ont 
vue  qu'à  travers  les  pages  des 
Confessions,  dans  cette  apothéose 
de  grâce  et  de  charme,  où  les 
élans  de  la  sensibilité  et  de  la 
passion  de  Jean-Jacques  ne  ces- 
sent, en  dépit  de  tout,  de  l'exalter. 
Ils  l'ont  tous  jugée  avec  la  même 
indulgence  attendrie .  Ce  n'est 
guère  qu'en  Savoie  que  divers 
érudits ,  poussés  par  le  désir 
d'éclairer  au  jour  des  documents  originaux  quelques  points  de  cette 
existence  tourmentée,  ont  publié  certaines  pièces  inédites,  qui  sont  du 
plus  curieux  intérêt  pour  la  biographie  de  Mme  de  Warens.  Après  eux, 
un  de  leurs  compatriotes,  M.  Albert  Metzger,  s'est  évertué  à  compléter 
par  des  documents  nouveaux,  tirés  des  archives  de  la  Savoie,  et  par  des 
lettres  inédites,  les  documents  déjà  produits.  De  ce  précieux  ensemble,  il 
eût  pu  tirer  de  solides  éléments  pour  écrire  une  biographie  authentique 
de  Mme  de  Warens  :  il  a  préféré  mettre  sous  les  yeux  de  ses  lecteurs  les 
pièces  elles-mêmes,  s'abstenant  de  toute  discussion  et  de  toute  apprécia- 
tion personnelles,  et  laissant  à  chacun  le  soin  de  se  composer  un  jugement. 
De  là  l'origine  des  deux  ouvrages  dont  on  a  lu  ci-dessus  les  titres. 

Dans  le  premier,  relatif  à  la  conversion  de  Mme  de  Warens  au  catholi- 
cisme, il  se  rencontre  des  détails  bien  intéressants  sur  le  prosélytisme 
toujours  militant  qui  s'exerçait  en  ce  pays  où  les  deux  religions  avaient 
à  peu  près  une  égale  influence.  M&r  de  Rossillon  de  Bernex,  évêque  de 


232  L'ARTISTE 


Genève,  avait  eu  l'honneur  de  cette  conversion.  C'e'tait  pour  lui  un  grand 
mérite,  aux  yeux  de  tous,  d'avoir  conquis  au  catholicisme  une  personne 
de  qualité.  Le  roi  Victor-Amédée,  qui  pensionna  Mme  de  Warens  dès  le 
jour  de  son  abjuration,  en  félicita  l'évêque.  Ce  dernier,  lui-même,  par  son 
testament,   institua    en    faveur    de    la   convertie    une    rente    viagère    de 
cent  cinquante  livres.  Il  fit  mieux  encore  pour  elle  :  il  opéra  un  miracle 
à  Annecy,  pendant  un  incendie  qui  dévorait  la  maison  contiguë  à  celle 
qu'habitait  la  néophyte.  Au   moment  où   un  vent  violent  projetant  les 
flammes  sur  l'appartement  habité  par  Mme  de  Warens,  allait  l'embraser, 
M§r  de  Bernex,  accouru  à  la  nouvelle  du  sinistre,  rejoint  Mme  de  Warens 
qui,    dans  le  jardin  voisin,  allait  assister,   impuissante,  à  la  ruine  de  sa 
maison,  tombe  à  genoux  avec  elle,  et  se  met  à  prier  avec  ferveur.  Le  vent 
change  tout  à  coup  et  repousse  les  flammes  qui  laissent  intacte  la  maison. 
Rousseau,  qui  y  assistait,  a  raconté  le  fait  dans  les  Confessions.  Quelque 
temps   après   la  mort  de  l'évêque,  on   songea  à  sa   béatification,  et  on 
demanda  à  Jean-Jacques  de  rédiger  un  mémoire  où  fût  relaté  le  miracle 
en  question,  ce  qu'il  fit.  Voici  ce  qu'il  rapporte  à  ce  sujet  dans  les  Confes- 
sions :  «  A  la  prière  du  P.  Boudet,  dit-il,  je  joignis  à  ces  pièces  (destinées 
à  la  béatification  de  Msr  de  Bernex)  une  attestation  du  fait  que  je  viens  de 
rapporter,  en  quoi  je  fis  bien  :  mais  en  quoi  je  fis  mal,  ce  fut  de  donner 
ce  fait  pour  un  miracle.  J'avais  vu  l'évêque  en  prière,  et  durant  sa  prière 
j'avais  vu  le  vent  changer  et  même  très  à  propos  ;  voilà  ce  que  je  pouvais 
dire  et  certifier  :  mais  qu'une  de  ces  deux  choses  fût  la  cause  de  l'autre, 
voilà  ce  que  je  ne  devais  pas  attester,  parce  que  je  ne  pouvais  le  savoir. 
Cependant,  autant  que  je  puis  me  rappeler  mes  idées,  alors  sincèrement 
catholique,  j'étais  de  bonne  foi.  L'amour  du  merveilleux,  si  naturel  au 
cœur  humain,  ma  vénération  pour  ce  vertueux  prélat,  l'orgueil   secret 
d'avoir  peut-être  contribué  moi-même  au  miracle,  aidèrent  à  me  séduire; 
et  ce  qu'il  y  a  de  sûr  est  que,  si  ce  miracle  eût  été  l'effet  des  plus  ardentes 
prières,  j'aurais  bien  pu  m'en  attribuer  ma  part.  Plus  de  trente  ans  après, 
lorsque  j'eus  publié  les  Lettres  de  la  montagne,  M.   Fréron  déterra  ce 
certificat,   je  ne  sais  comment,  et  en  fit  usage  dans  ses  feuilles.  Il  faut 
avouer  que  la  découverte  était  heureuse,  et  Fà-propos  me  parut  à  moi- 
même  très  plaisant.  » 

Un  des  documents  les  plus  curieux  du  livre  est  sans  contredit  une 
longue  lettre  que  M.  de  Warens  écrivit  à  son  beau-frère  sur  la  fuite  de  sa 
femme  et  le  véritable  motif  de  sa  conversion. 

Le  second  ouvrage  contient  les  Pensées  de  Mme  de  Warens,  production 
absolument  apocryphe  comme  le  reconnaît  M.  Metzger,  aussi  bien  que  les 
Mémoires  qui  parurent  sous  son  nom  ;  le  bail  de  la  location  des  Char- 
mettes  et  diverses  pièces  relatives  à  ce  domaine;  plusieurs  autres  ayant 
traita  ses  relations  avec  le  peu  désintéressé  Wintzenried;  enfin  une  note 
sur  un  portrait  inédit  de  Mrac  de  Warens  par  Largillière. 


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LES    LIVRES  233 


Ce  portrait  se  trouve  à  Boston,  où  notre  collaborateur  M.  Durand- 
Gréville,  pendant  un  récent  voyage  qu'il  a  fait  aux  États-Unis,  a  pu 
l'examiner.  Dans  ses  notes  de  voyage  qu'il  a  communiquées  à  l'auteur,  il 
apprécie  ainsi  cette  toile  :  «  L'exécution  de  cette  peinture  est  délicate,  avec 
des  ombres  légères  et  transparentes.  L'œuvre  est  remarquable  et  peut 
passer  pour  un  Largillière  de  la  bonne  époque.  Le  nom  de  Largillière 
était  écrit  par  une  main  inconnue  sur  le  dos  de  la  toile  de  ce  tableau 
avant  qu'il  fut  marouflé.  Ce  portrait  ressemble  beaucoup,  pour  le  visage, 
à  celui  de  Lausanne,  mais  il  semble  être  un  peu  moins  près  du  modèle, 
un  peu  flatté,  la  taille  amincie.  Cependant  la  différence  essentielle  provient 
de  ce  que  le  portrait  de  Boston  a  dû  être  fait  une  bonne  dizaine  d'années 
avant  l'autre  si  on  en  juge  par  l'âge  probable  du  modèle  représenté  dans 
les  deux  tableaux.  »  M.  Metzger  cite  encore,  du  même  critique  dont  les 
lecteurs  de  L'Artiste  ont  eu  l'occasion  d'apprécier  la  compétence  en  ces 
matières,  ces  lignes  extraites  d'une  lettre  :  «  Ce  portrait  est  remarquable- 
ment conservé  et,  comme  valeur  d'art,  peut  rivaliser  avec  les  bons 
Largillière.  J'attache  toujours,  dans  les  questions  d'authenticité,  une 
assez  grande  importance  à  la  valeur  purement  artistique  de  l'ouvrage 
examiné,  car  un  habile  imitateur  peut  s'assimiler,  jusqu'à  un  certain  point, 
la  facture  du  peintre,  mais  il  ne  peut  l'égaler  au  point  de  vue  artistique,  à 
moins  d'être  aussi  fort  que  lui,  auquel  cas  il  ne  s'amuserait  pas  à  faire  des 
pastiches.  »  C'est  le  portrait  dont  une  reproduction  accompagne  ces  pages. 

Celui  du  musée  de  Lausanne  est  aussi  attribué  à  Largillière.  Un  voyage 
qu?  Mme  de  Warens  fit  à  Paris  en  i"3o,  rend  fort  vraisemblables  ces 
attributions,  car  il  est  permis  de  supposer  qu'elle  ait  alors  posé  devant 
Largillière.  Cette  année-là,  elle  avait  atteint  la  trentaine,  ce  qui  semble 
bien  l'âge  de  la  femme  représentée  par  le  portrait  qui  figure  ici. 

L'inédit,  on  le  voit,  a  une  large  part  dans  ces  deux  ouvrages  qui  ont 
le  rare  mérite  de  faire  la  lumière  sur  la  vie  de  la  femme  que  Rousseau  a  le 
plus  aimée  et  dont  l'influence  fut,  en  un  temps,  si  décisive  sur  son 
existence,  au  temps  où  il  atteste  si  ardemment  qu'il  fut  le  plus  heureux. 


Sigilla,  poésies  par  le  comte  Abel  de  Montferrier;  Paris,  Ollendorf. 

Ce  livre  de  poésies  se  divise  en  trois  parties  :  le  Sentier,  Sigilla  et 
Petits  drames  et  tableaux. 

Entrons  dans  le  Sentier,  qui  contient  plus  spécialement  les  pièces 
intimes,  bien  que  l'auteur  ait  pris  soin  de  nous  faire  entendre,  dès  la 
première  page,  que  ce  n'est  pas  de  lui-même  qu'il  va  être  question  : 

Sache-le  donc,  en  bonne  foi, 
Ces  rondeaux,  ces  sonnets,  ces  stances 
Ne  parlent  pas  de  mon  vrai  moi  : 
Ce  sont  de  fausses  confidences. 


i.  ■  A  R  1  1 S  I  i: 


liant  pas  de  ta  pitié, 
Ayant  tous  droits  à  ton  estime, 
Passant,  que  dirait  l'amitié 
Si  je  te  traitais  en  intime  ? 

Félicitons  le  poète  de  la  réserve  un  peu  hautaine  qu'il  exprime  là  et 
d'avoir  osé  dire  au  lecteur  et  ce  qu'il  pouvait  lui  offrir,  et  ce  qu'il  attend 
de  lui  en  retour.  Mais,  cela  dit,  reconnaissons  qu'il  s'est  peut-être  abusé 
lui-même  et  que  ses  «  fausses  confidences  »  paraissent,  en  plus  d'un 
endroit,  entachées  de  sincérité.  Témoin  le  Pays  bleu.  Harmonie  et  bien 
d'autres  pièces  où  il  se  révèle  vrai  poète,  quelque  soin  qu'il  prenne  pour 
ne  pas  se  laisser  surprendre  en  flagrant  délit  d'émotion. 

La  seconde  partie,  Sigilla.  s'ouvre  sur  une  pièce  charmante,  le  mauvais 
poète,  trop  longue  pour  que  nous  la  transcrivions  ici.  Détachons  au 
moins  ces  jolies  strophes,  d'un  sentiment  si  pur  et  d'une  forme  si  achevée  : 

L'INCONSOLÉE 

Tu  l'aimes,  dans  les  jours  d'automne  gris  et  doux, 
Ce  muet  désespoir  au  front  de  la  Nature, 
Qui  s'endort  sans  soupir  et  sans  révolte  endure 
L'inévitable  mort  de  ses  feuillages  roux. 

Le  ciel  a  des  douceurs  dont  la  tristesse  navre; 
Entre  deux  nuaisons,  un  rayon  languissant 
Attache  au  flanc  des  monts  son  éclat  pâlissant. 
Comme  un  dernier  sourire  aux  lèvres  d'un  cadavre. 

Là-bas,  sous  l'horizon  qu'une  flamme  ensanglante, 
Au  fond  des  cieux  muets  l'Astre  vient  d'expirer... 
La  brise  dans  les  bois  rythme  son  ode  lente, 
L'air  en  est  si  plaintif  que  tu  te  sens  pleurer. 

Car  tu  vois  dans  la  mort  de  tant  de  choses  fortes 
L'augure  désolant  des  prochains  avenirs, 
Et  comme  les  sentiers  jonchés  de  feuilles  mortes 
Les  chemins  de  ton  cœur  sont  pleins  de  souvenirs. 

Les  Petits  drames  et  tableaux,  qui  viennent  après,  sont  peut-être  ce 
qu'il  faudrait  le  plus  louer  dans  le  volume.  Nous  ne  pouvons  qu'y 
renvoyer  le  lecteur,  en  lui  recommandant  surtout  le  Bilboquet,  un  petit 
chef-d'œuvre  de  composition  et  de  mise  en  scène,  où  l'on  sent  aisément 
la  main  d'un  homme  de  théâtre;  car  M.  de  Montferrier  est  aussi  un 
homme  de  théâtre,  et  l'on  s'en  apercevra  bien  le  jour  où  il  voudra  tirer 
de  ses  cartons  quelques-unes  des  pièces  qu'il  y  entasse  trop  modestement. 

Tel  est  ce  livre,  qui  est  le  début  du  poète,  et  un  beau  début,  comme 
on  voit.  Ajoutons  qu'il  est  orné  de  quelques  dessins  qui  ont  le  double 
mérite  d'être  joliment  exécutés  et  d'avoir  pour  auteur  M.  de  Montferrier 
lui-même.  —  V.  P. 

Le  Directeur-Gérant  :  Jean  Alboize. 

LE    MANS   —    IMPRIMERIE    EDMOND    MONNOYER 


NOTICE 


SUR     LA     VIE     ET     LES     OUVRAGES 


M.     CABANEL 


LUE  A  L  ACADEMIE  DES  BEAUX-ARTS,  DANS  LA  SEANCE  PUBLIQUE  ANNUELLE 
DU  IQ  OCTOBRE  I  SSg 


Messieurs, 

près  les  maîtres  hautement  novateurs,  l'école  française 
de  peinture  au  xix°  siècle  aura  vu  se  produire  d'autres 
artistes,  maîtres  eux  aussi  à  leur  manière,  dont  l'ori- 
ginalité consiste  surtout  dans  une  singulière  souplesse 
intellectuelle  et,  au  point  de  vue  de  la  pratique,  dans  l'harmonie  et  le 
juste  équilibre  des  moyens  d'expression  employés.  Ces  artistes-là 
semblent  avoir  pris  à  tache  de  résumer  les  progrès  accomplis  en  sens 
contraire  dans  la  première  moitié  du  siècle  et  de  réconcilier  des  doc- 
trines ennemies  en  apparence,  à  force  d'impartialité  personnelle,  de 
science  prudente  et  de  tact.  Leur  habileté  sans  faste,  mais  non  certes 
sans  solidité,  leurs  talents  plutôt  persuasifs  qu'impérieux,  contrastent 
avec  ce  que  les  œuvres  de  leurs  prédécesseurs  immédiats  peuvent 
avoir  de  trop  absolu  aux  yeux  des  uns,  d'incomplet  ou  d'agressif  aux 

1889   —    L'ARTISTE    —    T    .11  10 


23G  L'ARTISTE 


veux  des  autres.  Grâce  à  eux  les  divergences  de  principes  s'effacent 
où  s'atténuent  ;  les  limites  qui  séparent  le  domaine  de  la  forme  pure 
du  champ  de  la  fantaisie  pittoresque  cessent  d'apparaître  aussi  ri- 
goureusement tracées  ;  en  un  mot,  tel  d'entre  nous  dont  les  regards 
s'effrayaient  de  l'intraitable  sévérité  du  style  dans  les  tableaux  d'Ingres 
ou  des  hardiesses  du  coloris  dans  ceux  de  Delacroix,  se  laisse  sans 
difficulté  séduire  par  la  précision  du  dessin  comme  par  le  charme  de 
l'effet,  là  où  de  pareils  mérites  ne  se  montrent  pas  isolés. 

M.  Cabanel  occupe  assurément  une  des  premières  places  parmi  ces 
représentants  de  l'esprit  de  mesure  ou,  si  l'on  veut,  d'éclectisme  dans 
l'art.  Coloriste  aussi  délicat  que  dessinateur  habile,  il  déconcerte 
l'opinion  commune  qui  entend,  bon  gré  mal  gré,  diviser  tous  les  pein- 
tres en  deux  classes  et  n'admettre  que  deux  traditions  :  d'une  part, 
celle  qu'ont  fondée  avec  l'éclat  que  l'on  sait  les  écoles  vénitienne  et 
flamande,  de  l'autre  celle  qui  procède  des  grands  exemples  donnés  à 
Florence  et  à  Rome.  Artiste  bien  français  en  ce  sens  que  chez  lui 
l'imagination  est  à  la  fois  excitée  et  disciplinée  par  la  raison,  la  verve 
conseillée  et  comme  surveillée  par  le  goût,  M.  Cabanel  a  su,  dans 
l'exécution  des  tâches  les  plus  variées,  faire  preuve  d'une  sagacité 
invariable  et  s'assouplir  avec  la  même  bonne  grâce  aux  exigences  de 
chaque  sujet. 

Il  y  a  d'ailleurs  dans  les  ouvrages  du  confrère  que  nous  avons  perdu 
quelque  chose  de  plus  remarquable  encore  que  cette  faculté  de  tout 
comprendre  et  de  tout  exprimer,  de  plus  distinctif  que  cette  intelli- 
gence de  l'art  sous  toutes  ses  formes  :  c'est  l'empreinte  d'un  senti- 
ment inné  de  l'élégance,  soit  dans  la  combinaison  des  lignes  et  dans 
la  physionomie  des  figures,  soit  dans  l'association  des  tons  choisis 
pour  les  accessoires.  Talent  d'essence  aristocratique  s'il  en  fut,  natu- 
rellement porté  à  l'amour  des  idées  et  des  choses  d'élite,  M.  Cabanel, 
en  toute  occasion,  a  eu  la  préoccupation  de  l'exquis. 

J'ai  insisté  tout  d'abord  sur  les  caractères  de  ce  talent,  parce  que 
les  œuvres  qui  nous  en  racontent  l'histoire  résument  aussi  l'histoire 
entière  de  la  vie  de  l'homme  auquel  on  les  doit.  Rien  de  moins  acci- 
denté, de  moins  romanesque,  de  plus  uniforme  dans  sa  dignité  stu- 
dieuse, que  cette  existence  remplie  depuis  les  premiers  jours  jusqu'à 
la  fin  par  le  travail  et,  d'un  bout  à  l'autre  également,  favorisée  par  le 
succès.  Les  débuts  mêmes  en   avaient  été  relativement  faciles.  Con- 


NOTICE    SUR    LA    VIE    ET    LES    OUVRAGES    DE    M.    CABANEL      i3y 

trairement  à  ce  qui  s'est  passé  si  souvent  pour  des  commençants 
destinés  à  devenir  des  artistes  célèbres,  Alexandre  Cabanel  n'eut  à 
subir  ni  résistances  à  sa  vocation  sous  le  toit  domestique,  ni,  une  fois 
à  Paris,  ces  dures  épreuves  que  l'isolement  et  la  pauvreté  imposaient 
vers  la  même  époque  à  d'autres  de  vos  futurs  confrères,  à  Perraud 
par  exemple  et  à  Baudry.  A  Montpellier,  où  il  était  né  le  28  sep- 
tembre 1823,  fils  d'un  modeste  fabricant  de  meubles,  il  put,  tout  en- 
fant, se  livrer,  sans  empêchement  d'aucune  sorte,  aux  études  de  son 
choix  et  développer,  en  suivant  les  cours  de  l'École  des  Beaux-Arts, 
des  facultés  qui  d'ailleurs  se  manifestaient  avec  plus  d'évidence  de 
jour  en  jour.  Son  propre  portrait  qu'il  peignit  à  l'âge  de  treize  ans, 
et  que  l'on  conserve  aujourd'hui  dans  sa  famille,  atteste  la  rare  pré- 
cocité d'un  talent  bien  apprécié  au  surplus  par  ceux  qui  avaient  pu 
en  voir  les  premiers  témoignages  :  si  bien  que,  malgré  son  extrême 
jeunesse,  on  voulut  à  un  certain  moment  faire  de  l'apprenti  artiste  un 
professeur.  On  s'avisa  de  lui  confier  la  direction  de  la  classe  de  des- 
sin au  séminaire  de  Saint-Pons,  puis,  à  l'Ecole  même  des  Beaux-Arts 
de  Montpellier,  l'office  de  répétiteur  dans  la  classe  élémentaire  qu'il 
venait  à  peine  de  quitter.  Cabanel  ne  se  laissa  pas  détourner  de  ses 
projets  pour  l'avenir  par  l'estime  où  on  le  tenait  dans  le  présent.  «  Si 
l'on  me  donne  des  élèves,  dit-il,  c'est  apparemment  pour  que  je  leur 
enseigne  ce  que  je  sais  ;  mais  qui  m'enseignera,  à  moi,  ce  que  je  ne 
sais  pas  ?»  Et  afin  d'acquérir  ces  connaissances  qui  lui  manquaient 
encore,  il  continua  de  travailler  pour  son  propre  compte  avec  une  telle 
ardeur  que,  au  bout  de  deux  ans,  un  prix,  remporté  de  haute  lutte 
dans  un  concours  public,  lui  fournissait  les  moyens  d'aller  à  Paris  se 
préparer  aux  entreprises  décisives  et  poursuivre  son  éducation  de 
peintre  dans  le  milieu  le  plus  propre  à  la  compléter. 

Cependant,  si  justement  fière  qu'elle  fût  des  preuves  déjà  faites  et 
de  la  récompense  obtenue,  la  famille  du  petit  lauréat,  sa  mère  sur- 
tout, veuve  dès  cette  époque  et  par  conséquent  principalement  res- 
ponsable, n'envisageait  qu'avec  terreur  la  perspective  d'un  éloigne- 
ment  au  moins  hasardeux.  Comment  se  résoudre  à  laisser  un  enfant 
de  quinze  ans  s'aventurer  à  Paris,  sans  autre  protecteur  que  lui-même, 
sans  autre  sauvegarde  que  son  ingénue  bonne  volonté?  Heureuse- 
ment pour  Cabanel,  le  second  de  ses  frères,  son  aîné  de  neuf  ans, 
prit  le  parti  de  l'accompagner,  entourant  déjà  d'une  sollicitude  quasi- 


23S  1/ ARTISTE 

paternelle,  cette  jeune  vie  dont  il  devait  ensuite  rester  1'allectueux  con 
seiller,  et  pendant  les  quinze  dernières  années,  comme  il  l'avait  été  au 
temps  de  l'adolescence,  le  compagnon  de  tous  les  moments.  Hélas! 
cette  vie  choyée  par  lui  avec  un  dévouement  sans  trêve,  il  devait  un 
jour  la  voir  s'éteindre!  —  Mais  revenons  à  l'époque  où  pour  les  deux 
frères  l'avenir  semblait  n'avoir  point  de  menaces,  où,  pour  le  plus 
jeune  du  moins,  tout  était  sourire  et  promesse,  depuis  les  espérances 
qu'autorisaient  les  progrès  accomplis  par  lui  dans  l'atelier  de  son  nou- 
veau maître,  M.  Picot,  jusqu'aux  succès  obtenus  à  notre  Ecole  des 
Beaux-Arts  et  dont  le  grand  prix  de  Rome  allait  être  bientôt  l'écla- 
tante consécration. 

Ce  n'était  pas  toutefois  que  par  moments  certaines  difficultés  ma- 
térielles ne  vinssent  à  se  présenter  dans  le  cours  de  ses  années  d'étude. 
La  pension  que  la  ville  de  Montpellier  avait  allouée  à  Cabanel  ne 
suffisait  pas  toujours  pour  subvenir  aux  nécessités  de  l'heure  pré- 
sente :  il  fallait  bien  alors  demander  un  surcroît  de  ressources  à  quel- 
ques menus  travaux  acceptés  au  hasard  des  rencontres  et  sans  mar- 
chander sur  le  prix.  Dix  ou  douze  ans  auparavant,  et  à  peu  près  au 
même  âge,  Hippolyte  Flandrin  s'était  trouvé  tout  heureux  d'inspirer 
assez  de  confiance  à  un  gendarme  pour  que  celui-ci  consentît  à  le 
laisser  peindre  son  portrait  de  grandeur  naturelle  en  échange  d'une 
rémunération  de  trente  francs,  augmentée,  il  est  vrai,  l'œuvre  une 
fois  achevée,  d'une  gratification  de  cinq  francs,  en  témoignage  de  la 
satisfaction  du  modèle  :  la  munificence  des  clients  que  Cabanel,  à  son 
tour,  réussissait  à  se  procurer,  ne  dépassait  guère  ces  modestes  limites, 
sauf  le  jour  pourtant  où  un  tableau  entrepris  à  ses  propres  risques  et 
exposé  au  Salon  de  1844,  Jésus  au  jardin  des  Oliviers,  lui  valut  le 
gain  inespéré  d'une  somme  de  cinq  cents  francs  (1). 

Le  moment  était  proche  d'ailleurs  où  une  récompense  bien  autre- 
ment conforme  aux  ambitions  du  jeune  artiste  allait  l'exonérer  de  ces 
préoccupations  et  le  mettre  désormais  à  l'abri  de  ces  éventualités.  Dès 
l'année  suivante,  Cabanel  remportait  le  grand  prix  de  Rome,  à  un 
âge  où  d'ordinaire  il  est  permis  à  peine  d'y  aspirer  puisque,  depuis  la 
fondation  de  l'Institut  de  France,  c'est-à-dire  dans  le  cours  de  près 


(1)  Ce  tableau,  peint  par  Cabanel  à  vingt  ans,  se  voit  aujourd'hui  dans  l'église 
de  Saint-Roch,  à  Montpellier. 


NOTICE    SUR    LA    VIE    ET    LES    OUVRAGES    DE    M.    CABANEL     23y 

d'un  siècle,  deux  peintres  seulement  l'ont  obtenu  avant  vingt  ans,  et 
quatorze,  parmi  lesquels  Ingres  et  Baudry,  entre  vingt  et  vingt-trois 
ans.  Cabanel  a  été  un  de  ces  rares  privilégiés.  Pour  surcroît  de  bonne 
fortune,  ce  fut  à  une  mesure  tout  inusitée,  à  une  sorte  de  dérogation 
aux  règlements,  motivée  par  la  valeur  exceptionnelle  de  son  œuvre, 
qu'il  dut  en  i8q5  de  recevoir  le  titre  de  premier  grand  prix,  en  même 
temps  que  ce  titre  était  conféré  à  un  autre. 

Le  jour  du  jugement,  en  effet,  les  suffrages  de  l'Académie  s'étaient 
portés  d'abord  sur  le  tableau  d'un  des  concurrents  de  Cabanel,  Léon 
Bénouville,  le  futur  auteur  de  cette  touchante  composition,  la  Mort 
de  saint  François  d'Assise,  aujourd'hui  au  Musée  du  Louvre.  La  dé- 
cision une  fois  prise,  il  n'avait  plus  été  possible  de  récompenser  que 
d'un  second  prix  le  tableau  de  Cabanel.  De  là,  aux  termes  d'une  dé- 
claration rendue  publique,  le  regret  exprimé  par  l'Académie  «  de 
n'avoir  point  à  sa  disposition  un  deuxième  premier  grand  prix  pour 
le  lui  accorder  »,  les  deux  ouvrages,  inégalement  récompensés  en  fait, 
«se  distinguant,  ajoutait-elle,  par  des  qualités  qu'il  est  rare  de  rencon- 
trer au  même  degré  dans  les  concours  annuels  ».  L'Académie  toutefois 
ne  voulut  pas  s'en  tenir  à  l'expression  stérile  de  ce  regret.  Cette 
aànée-là  même,  le  premier  grand  prix  décomposition  musicale  n'avait 
pu  être  décerné  :  elle  demanda  au  ministre  et  elle  obtint  de  lui  l'au- 
torisation d'attribuer  à  la  section  de  peinture  le  prix  tombé  pour 
ainsi  dire  en  déshérence.  Grâce  à  cette  substitution  d'un  peintre  à  la 
place  laissée  vacante  par  un  musicien,  l'Académie  de  France  à  Rome 
eut  son  nombre  accoutumé  de  pensionnaires,  et  l'émule  de  Léon 
Bénouville  les  mêmes  droits  et  le  même  sort  que  son  vainqueur  d'un 
moment. 

Les  années  de  séjour  à  la  villa  Médicis  furent  pour  Cabanel  ce 
qu'elles  sont  et  ce  qu'elles  seront  toujours  pour  ceux  qui,  admis  à 
vivre  dans  ce  salutaire  milieu,  se  livrent  de  bonne  foi  aux  influences 
qu'il  lui  appartient  d'exercer;  elles  furent  pour  lui  une  période  de 
recueillement  et  d'efforts.  Autant  qu'aucun  des  pensionnaires  qui 
l'avaient  précédé  ou  qui  se  trouvaient  en  même  temps  que  lui  à 
Rome,  et  beaucoup  mieux  assurément  que  quelques-uns  de  ses  plus 
récents  successeurs,  Cabanel  sut  mettre  à  profit  ces  années  de  l'em- 
ploi desquelles  dépend  le  plus  souvent  pour  un  artiste  le  reste  de  sa 
carrière.  Les  lettres  qu'il  adressait  alors  à  sa  famille,  aussi  bien  que 


M° 


L'ARTISTE 


ses  tableaux  d'envoi,  —  et  chacun  de  ceux-ci  attestait  un  progrès,  — 
montrent  assez  avec  quel  ferme  sentiment  de  tous  ses  devoirs,  avec 
quelle  intelligence  des  vrais  intérêts  de  son  talent,  il  travaillait  à  s'éle- 
ver de  plus  en  plus  au-dessus  des  ambitions  vulgaires  ou,  dans  cer- 
tains moments  périlleux,  à  se  raidir  contre  le  de'couragement.  «  Je 
me  suis  imposé,  écrivait-il  un  jour  à  son  frère,  une  grande  tâche,  une 
tâche  bien  difficile,  bien  redoutable,  puisque  je  cherche  à  figurer 
l'image  du  maître  éternel  du  ciel  et  de  la  terre,  à  représenter  Dieu 
enfin  et,  à  côté  de  lui,  une  de  ses  plus  sublimes  créatures,  divinisée  en 
quelque  sorte  par  son  contact...  Cela  doit  te  donner  une  idée  du  genre 
de  mes  préoccupations  et  te  faire  penser  combien  elles  m'absorbent. 
Ce  terrible  travail  avance  pourtant,  mais  ce  n'est  pas  sans  de  cruels 
déboires.  C'est  la  loi,  je  le  sais,  dans  la  voie  où  mes  instincts  m'ont 
entraîné  et  qui  est  sans  doute  dans  les  arts  la  plus  belle  de  toutes  ; 
mais  il  faut  se  rendre  assez  fort  et  l'aimer  passionnément  pour  sup- 
porter tous  les  mécomptes  qu'on  y  rencontre...  » 

Le  tableau  dont  l'exécution  faisait  ainsi  passer  Cabanel  par  des 
alternatives  d'enthousiasme  et  d'anxiété  qu'explique  de  reste  l'incom- 
parable majesté  du  sujet,  était  cette  Mort  de  Moïse,  aujourd'hui  au 
musée  de  Washington;  tableau  qui  devait  constituer  son  envoi  de 
dernière  année  et  sur  lequel  il  comptait  à  bon  droit  pour  se  mettre, 
dès  son  retour  en  France,  en  sérieux  crédit  auprès  du  public.  Néan- 
moins, avant  d'aller  à  Paris  assister  à  l'exposition  de  son  œuvre,  il 
s'arrêta  à  Montpellier  où,  son  voyage  une  fois  payé,  il  rapportait  pour 
toute  fortune  personnelle  une  somme  de  trente-six  francs.  Il  avait,  on 
le  voit,  grand  besoin  de  s'approvisionner  un  peu  mieux.  Aussi  pro- 
fita-t-il  de  son  séjour  momentané  dans  sa  ville  natale  pour  se  procurer, 
au  moyen  de  quelques  portraits,  les  ressources  qui  devaient  lui  per- 
mettre de  continuer  sa  route  et  de  s'installer  à  Paris;  mais  le  principal 
pour  lui  n'était  pas  là.  Le  désir  qu'il  avait  voulu  avant  tout  satis- 
faire, c'était  celui  de  se  retrouver  au  milieu  des  siens  pour  se  dédom- 
mager auprès  d'eux  de  sa  longue  absence  et  pour  les  aider  à  se  rési- 
gner au  vide  que  la  mort  venait  de  faire  au  foyer  commun.  L'aine 
des  frères  et  des  sœurs  de  Cabanel,  homme  bon  et  dévoué,  qui  tenait 
dans  la  famille  la  place  du  père  dès  longtemps  disparu,  avait  suc- 
combé pendant  que  le  jeune  artiste  était  encore  à  Rome,  et  la  douleur 
de  celui-ci,   à  la   nouvelle  de  cette   perte,  s'était  traduite  dans  des 


NOTICE    SUR    LA   VIE    ET    LES    OUVRAGES    DE    M.    CABANEL     241 

termes  dignes  d'être  recueillis  parce  que,  en  même  temps  que  la  cha- 
leur de  son  affection  fraternelle,  ils  révèlent  sans  équivoque  les  plus 
secrets  instincts  de  son  cœur.  «  O  misère  !  écrivait-il  à  cette  époque, 
il  était  donc  dit  qu'en  embrassant,  il   y  a  quatre  ans,   mon   pauvre 

frère,  je  l'embrassais  pour  la  dernière  fois! Vois-tu,  cher  ami,  le 

plus  terrible  dans  la  mort  c'est  d'être  appelé  à  comparaître  devant 
Dieu  sans  avoir  rempli  ici-bas  la  mission  imposée  par  lui.  Notre  bien- 

aimé  frère  a  noblement  rempli  la  sienne Les  souvenirs  sacrés  qu'il 

nous  laisse  seront  pour  nous  un  appel  permanent  au  devoir.  » 

Le  vœu  que  formait  alors  Cabanel  de  se  rendre  un  jour  utile  aux 
enfants  de  son  frère  et  aux  membres  de  sa  famille  a  été,  vous  le 
savez,  Messieurs,  pleinement  exaucé;  mais  sait-on  aussi  bien,  les 
amis  même  les  plus  anciens  de  Cabanel  savent-ils  que  longtemps 
avant  d'exercer  cette  influence  bienfaisante,  il  faillit  presque  renoncer 
à  l'espoir  et  aux  moyens  de  l'acquérir,  et  qu'à  un  certain  moment, 
unique  certes  dans  sa  vie  entière,  il  se  sentit,  lui  si  courageux  d'ordi- 
naire, si  accoutumé  à  envisager  son  devoir  en  face,  tenté  de  fléchir  et 
de  se  dérober? 

Ce  fut  à  l'occasion  de  cette  Mort  de  Moïse  dont  je  parlais  tout  à 
l'I.  jure  que  l'incident  se  produisit.  Rentré  dans  Paris,  Cabanel  avait 
hâte  de  revoir  son  œuvre  exposée  depuis  la  veille  à  l'Ecole  des  Beaux- 
Arts.  Il  venait  de  sortir  de  chez  lui  lorsque  ses  yeux  tombent  sur  un 
journal  où  il  aperçoit  tout  d'abord  son  nom  :  «  J'eus  la  curiosité, 
écrivait-il  quelques  jours  plus  tard,  de  lire  cet  article  où  l'on  s'oc- 
cupait de  moi;  jamais  effondrement  pareil  à  ce  qui  s'ensuivit.  Ce 
tableau  où  j'avais  mis  toute  mon  âme,  un  journaliste  en  se  jouant  le 
couvrait  de  boue;  ce  qui  avait  été  pour  moi  une  source  d'espérance  et 
de  bonheur  devenait  maintenant  un  supplice.  Je  sentis  mon  âme 
bouillonner  et,  malgré  cela,  je  me  décide  à  aller  à  l'École.  Je  traverse 
le  pont  des  Arts.  Oh  !  dans  ce  trajet,  j'ai  souffert  tout  ce  qu'un  cœur 
peut  souffrir.  Il  me  semblait  que  l'eau  m'attirait.  Vraiment  sans  le 
souvenir  de  ma  mère  et  de  vous  tous,  c'en  était  fait  de  moi  !...  » 

Répondre  par  le  suicide  aux  attaques  plus  ou  moins  injurieuses 
d'un  feuilleton,  c'eût  été  sans  doute  s'exagérer  singulièrement  la  portée 
de  l'offense  et  se  venger  plus  que  de  raison  de  l'agresseur.  Cabanel 
prit  le  bon  parti  en  continuant  son  chemin  jusqu'à  l'École,  où  les 
éloges  qu'il   reçut  en  face  de  son   tableau  achevèrent  bientôt  de    le 


L'ARTISTE 


détourner  de  son  lugubre  dessein  et  de   lui  rendre  la  confiance  en  lui- 
même,  si  violemment  ébranlée  un  instant  auparavant. 

Rien  de  mieux  justifié  d'ailleurs  que  les  encouragements  générale- 
ment donnés  alors  au  peintre  de  Moïse,  sauf  pour  nous  aujourd'hui 
à  lui  savoir  plus  de  gré  encore  d'œuvres  produites  à  d'autres  époques. 
Lu  tableau  auquel  Cabanel  a  dû  le  commencement  de  sa  réputation 
était  en  effet  un  ouvrage  remarquable,  très  savant  même,  mais  d'une 
science  un  peu  empruntée,  d'une  vigueur  un  peu  trop  renouvelée  dans 
la  conception  et  dans  le  style  des  exemples  que  nous  ont  légués  le 
peintre  des  Voûtes  de  la  chapelle  Sixtine  et  le  peintre  de  la  Vision 
d'E\échiel.  Il  y  avait  là  les  témoignages  manifestes  d'un  talent  bien 
informé,  déjà  mûr  à  certains  égards  :  on  ne  pouvait  y  pressentir 
encore  ces  mérites  tout  autrement  personnels,  ces  qualités  de  délica- 
tesse et  de  grâce  que  les  œuvres  qui  suivirent  allaient  si  heureuse- 
ment mettre  en  lumière. 

Le  premier  travail  qui  fournit  à  Cabanel  l'occasion  de  se  montrer 
plus  indépendant  fut  une  série  de  peintures  décoratives  pour  un  des 
salons  de  l'ancien  Hôtel  de  Ville  de  Paris,  peintures  représentant  les 
Dou^e  Mois  de  l'Année.  Comme  celles  dont  Lehmann  avait  orné  la 
galerie  des  Fêtes,  comme  d'autres  monuments  considérables  de  l'art 
contemporain,  elles  ont  péri  dans  l'incendie  de  1871  ;  mais  les  car- 
tons d'après  lesquels  Cabanel  les  avait  exécutées  sur  place  ont  été 
assez  récemment  reproduits  parla  gravure.  A  défaut  du  charme  que 
les  originaux  empruntaient  d'un  coloris  attrayant  et  limpide,  on  peut 
donc,  même  aujourd'hui,  apprécier  à  leur  valeur  ces  compositions 
vraiment  neuves  sur  des  thèmes  tant  de  fois  traités  déjà. 

Toutes  les  peintures  décoratives  signées  par  Cabanel  ont  au  reste, 
quelle  qu'en  soit  la  date,  cette  fraîcheur  imprévue  dans  l'invention  et, 
dans  l'effet  pittoresque,  cette  suavité.  Qu'il  ait  à  figurer,  pour  orner 
les  plafonds  ou  les  murs  de  quelques  habitations  particulières  à  Paris, 
les  Quatre  Ages  de  l'homme  ou  les  Quatre  Eléments,  les  Cinq  Sens  ou 
les  Heures,  il  ne  se  contentera  pas  de  juxtaposer  suivant  les  règles  les 
hôtes  d'un  Olympe  banal  ou  les  représentants  mythologiques  attitrés 
des  passions,  des  voluptés  ou  des  phénomènes  terrestres.  Ici  les  plai- 
sirs delà  jeunesse,  les  joies  plus  pures  de  la  famille  ou  les  graves 
plaisirs  de  l'étude  sont  personnifiés,  en  regard  d'une  image  des  tra- 
vaux des  champs,  par  des  êtres  sans  consécration  classique,  sans   éti- 


NOTICE   SUR    LA   VIE    ET    LES    OUVRAGES    DE    M.    CABANEL      243 

quette  historique  ou  légendaire.  Un  jeune  homme  élégamment  vêtu  à 
la  mode  du  xvL'  siècle  a  pour  échanson  une  sorte  d'Hébé  anonyme 
dont  le  corps  est  à  peine  recouvert  d'une  draperie  légère.  Là,  au  lieu  de 
l'Apollon  officiel  et  de  ses  neuf  compagnes  inévitables,  des  figures 
imaginées  en  dehors  du  Dictionnaire  de  la  Fable  ou  des  recettes 
d'école,  représentent  les  Arts,  les  Sciences  et  les  Lettres,  sous  des 
apparences  renouvelées,  moitié  des  souvenirs  de  l'antiquité  grecque, 
moitié  des  souvenirs  de  la  renaissance  italienne,  —  ou  plutôt  toutes 
ces  figures  n'appartiennent  ni  à  un  pays  spécial  ni  à  une  époque. 
Elles  appartiennent,  sans  acception  d'âge  ni  de  costume,  à  la  famille 
humaine;  elles  résument  des  idées  ou  des  sentiments  communs  à 
tous. 

Enfin,  là  même  où  le  caractère  expressément  mythologique  du 
sujet  interdisait,  sous  peine  de  contresens,  les  libertés  prises  ailleurs, 
lorsqu'il  s'agissait,  par  exemple,  pour  Cabanel  de  retracer  le  Triom- 
phe de  Flore  sur  le  vaste  plafond  qui  surmonte  l'escalier  d'un  des 
anciens  pavillons  des  Tuileries,  c'était  avec  le  même  soin  qu'il  évitait 
de  tomber  dans  l'imitation  inerte  d'un  certain  style  ou  de  certains 
types;  c'était  avec  la  même  habileté  qu'il  trouvait  le  secret  d'intéresser 
à  la  fois  l'esprit  et  le  regard  à  une  scène  dont  la  poésie  toute  de  sur- 
face ne  pouvait  ressortir  que  de  l'harmonieuse  combinaison  des  lignes 
et  des  séductions  du  coloris.  Dérouler  pour  ainsi  dire  d'un  bout  à 
l'autre  d'un  champ  immense  une  guirlande  de  formes  et  de  tons  qui 
devaient  s'associer  sans  se  confondre  et  se  définir  sans  s'isoler  ;  don- 
ner à  chaque  figure,  à  chaque  ajustement,  à  chaque  accessoire,  une 
signification  précise,  sans  que  ces  explications  de  détail  compromis- 
sent l'unité  de  l'ensemble,  —  tel  était  le  problème  que  Cabanel  avait 
à  résoudre  et  qu'il  a  résolu  avec  autant  de  grâce  que  d'autorité.  Bou- 
cher et  les  peintres  de  son  école  au  xvin0  siècle  se  fussent  contentés  en 
pareil  cas  de  tracer  du  bout  du  pinceau  quelque  madrigal  pittoresque 
dans  le  style  fardé  du  temps,  et  de  transformer  en  suivantes  de  Flore 
les  héroïnes  du  monde  galant  ou  les  bergères  de  la  Comédie  italienne; 
à  une  époque  plus  rapprochée  de  la  nôtre,  certains  élèves  de  David 
eussent  tout  uniment  groupé  sur  la  toile  une  douzaine  ou  deux  de 
statues  coloriées  :  Cabanel  a  placé  son  idéal  plus  haut  et  cherché  ses 
inspirations  en  meilleur  lieu.  Si  agréable,  si  franchement  décoratif 
qu'en  soit  l'aspect,  son  œuvre  se  distingue  plus   remarquablement 


244  L'ARTISTE 


encore  par  l'élévation  du  style  et  par  le  charme  sérieux  des  inten- 
tions :  intentions  d'un  caractère  très  personnel  et  de  la  valeur  des- 
quelles il  semble  que  l'artiste  lui-même  ait  eu  pleine  conscience  lors- 
que, au  moment  de  livrer  son  travail  aux  regards  du  public,  il  s'épan- 
chait ainsi  dans  une  lettre  confidentielle  :  «  Mon  plafond  touche  à  sa 
fin...  Il  me  serait  bien  doux  de  pouvoir  te  le  montrer.  C'est,  selon 
moi,  ce  que  j'ai  fait  de  mieux  jusqu'à  présent.  J'ai  pris  beaucoup  de 
peine,  je  me  suis  bien  souvent  fait  du  mauvais  sang;mais  rien  n'égale 
la  satisfaction  que  l'on  éprouve  à  voir  enfin  réussie  une  œuvre  bien  à 
soi,  une  œuvre  qui  est  la  moelle  de  vos  os,  l'essence  de  votre  cœur, 
une  véritable  création  en  un  mot...  » 

Peut-être  en  effet,  —  avec  cette  radieuse  Naissance  de  Vénus  qu'il 
suffira  de  mentionnner  pour  en  rappeler  à  chacun  la  rare  élégance  et 
le  lumineux  coloris,  —  peut-être  le  Triomphe  de  Flore  est-il,  dans 
l'ordre  des  sujets  mythologiques,  l'ouvrage  le  plus  original  et,  en 
même  temps,  le  plus  achevé  qu'ait  laissé  Cabanel.  En  tout  cas,  dans 
le  domaine  de  la  peinture  d'histoire  proprement  dite,  il  n'y  aura  que 
stricte  justice  à  tenir  pour  son  chef-d'œuvre  la  suite  des  scènes  con- 
sacrées sur  les  murs  du  Panthéon  à  la  mémoire  de  saint  Louis,  —  de 
même  que  s'il  fallait,  parmi  tant  de  beaux  portraits  exécutés  par  lui, 
désigner  celui  qui  démontre  le  mieux  la  supériorité  de  son  talent  dans 
ce  genre  spécial,  ce  serait  sans  doute  l'admirable  toile  représentant  la 
Fondatrice  de  l'Œuvre  des  Petites  Sœurs  des  pauvres  qu'il  convien- 
drait de  choisir  :  portrait  absolument  irréprochable,  qui,  par  l'onction 
du  style,  par  la  savante  simplicité  de  la  mise  en  scène,  par  l'expres- 
sion pénétrante  de  la  physionomie  intime  et  des  habitudes  morales 
du  modèle,  mériterait  de  prendre  place  un  jour  au  musée  du  Louvre, 
en  regard  de  ces  deux  Religieuses  de  Port-Roj-al  dont  le  pinceau  de 
Philippe  de  Champaigne  a  dépeint  l'âme  aussi  visiblement  pour  nous 
qu'il  en  a  reproduit  la  personne  extérieure  et  les  traits. 

Est-ce  donc  qu'avant  d'exécuter  le  noble  ouvrage  qui  paraissait  il  y 
quelques  années  seulement,  Cabanel  n'avait  pas  donné  la  mesure  de 
son  habileté  à  rendre,  avec  la  même  justesse  que  les  apparences  phy- 
siques, les  coutumes  d'esprit  particulières,  les  caractères  secrets  des 
personnages  qui  posaient  devant  lui  ?  Les  beaux  portraits,  entre  bien 
d'autres,  de  M.  Roither  et  de  l'architecte  M.  Armand  suffiraient  de 
reste  pour  prouver  le  contraire.    Ils  montreraient    en   outre,   et  non 


NOTICE    SUR    LA    VIE    ET    LES    OUVRAGES    DE    M.    CABANEL      z45 

moins  clairement,  ce  que,  au  point  de  vue  technique,  la  manière  de 
Cabanel  a  en  soi  de  distinctif  et  de  nouveau.  Dans  cet  art  du  portrait 
où  tant  de  peintres  appartenant  à  notre  école  ont  successivement 
excelle,  —  depuis  Clouet  et  ses  émules  au  xvi"  siècle  jusqu'aux  con- 
temporains ou  aux  continuateurs  de  Rigaud  et  de  Largillière  et  depuis 
ceux-ci  jusqu'à  Ingres,  Flandrin,  Lehmann,  Baudry,  sans  parler  des 
maîtres  qui  nous  restent,  —  Cabanel  a  su,  avec  une  finesse  qui  lui  est 
propre,  allier  à  la  véracité  la  plus  scrupuleuse  l'indépendance  du  goût 
dans  l'emploi  des  moyens  d'expression.  Les  portraits  de  femmes,  par 
exemple,  que  pendant  plus  d'un  quart  de  siècle  il  n'a  cessé  d'envoyer 
d'année  en  année  aux  Salons  ou  à  des  expositions  particulières,  trou- 
veraient-ils de  nos  jours  des  équivalents  ailleurs  ?  D'autres  peut-être 
auront  dans  l'exécution  d'œuvres  de  ce  genre  apporté  plus  de  brio, 
plus  d'ampleur,  ou  parfois  plus  de  sévère  simplicité  :  nul  n'y  aura  mis 
plus  de  délicatesse,  nul  mieux  que  lui  n'aura  compris  la  femme  qui 
est  véritablement  une  femme  du  monde.  Cette  grâce  aisée,  ce  charme 
tout  en  nuance  qui  vient  de  la  race,  de  l'éducation,  des  habitudes,  il 
en  a  été,  —  on  le  disait  naguère  avec  raison,  —  l'interprète  excep- 
tionnellement ingénieux  et  comme  le  poète.  Depuis  la  jeune  fille  parée 
pour  une  fête  jusqu'à  l'aïeule  en  habits  de  deuil,  il  a  réussi  à  person- 
nifier sous  des  formes  également  significatives  la  confiance  ingénue, 
les  joies  sans  arrière-pensée  d'une  vie  à  son  aurore  et  la  tristesse 
sereine  d'une  vie  qui  s'achève,  désabusée  par  les  épreuves  de  la 
croyance  au  bonheur  ici-bas,  mais  malgré  tout  fidèle  encore  aux  sou- 
venirs et  aux  coutumes  du  milieu  où  elle  s'est  écoulée.  En  un  mot, 
dans  les  rangs  de  la  société  d'élite  qui  lui  fournissait  le  plus  ordinai- 
rement des  modèles,  Cabanel  n'aura  rencontré  aucun  type  dont  il  ne 
fût  en  mesure  de  sentir  et  de  rendre  à  souhait  la  dignité,  la  mélancolie 
ou  la  grâce. 

Que  si,  en  dehors  des  œuvres  sorties  directement  de  la  main  de 
Cabanel,  on  veut  se  rappeler  toutes  celles  qu'il  a  suscitées  par  ses 
encouragements  ou  améliorées  par  ses  conseils;  si  l'on  veut  tenir 
compte  du  nombre  et  surtout  de  la  diversité  des  talents  formés  dans 
le  cours  des  trente  dernières  années  à  son  école,  —  depuis  Henri 
Regnault,  le  premier  en  date  de  ceux  qui  la  quittèrent  pour  la  villa 
Médicis  jusqu'à  tant  de  peintres  d'histoire,  de  genre,  de  portrait,  de 
paysage  même,  dont  les  ouvrages  figurent  avec  honneur  dans  chacune 


24C  L'ARTISTE 


de  nos  expositions  périodiques,  —  on  appréciera  en  même  temps  que 
l'étendue  de  l'influence  exercée  par  le  maître,  le  rare  libéralisme  de 
ses  doctrines  et  le  désintéressement  absolu  de  ses  enseignements. 
Jamais  chef  d'école  en  effet  ne  songea  moins  que  celui-là  à  exiger  de 
ses  élèves  qu'ils  ne  vissent  que  par  ses  propres  yeux,  qu'ils  ne  crus- 
sent qu'à  l'autorité  de  ses  exemples;  jamais  guide  ne  fut  à  la  fois 
mieux  disposé  et  plus  expert  à  diriger  chacun  dans  sa  voie  particu- 
lière et  à  proportionner  à  la  nature  de  ses  aptitudes  les  indications  ou 
les  avis  qu'il  convenait  de  lui  donner. 

Oui,  les  résultats  obtenus  en  font  foi,  Cabanel  a  eu  au  plus  haut 
degré  ce  don  de  pénétration  et  cette  généreuse  abnégation  personnelle. 
Que  de  jeunes  intelligences  n'a-t-il  pas  ainsi  fécondées  ou  peut-être 
révélées  à  elles-mêmes!  De  combien  de  talents  n'a-t-il  pas  assuré 
l'éclosion  par  cela  seul  qu'il  avait  su  dès  le  premier  moment  en  cul- 
tiver les  germes  sans  les  contraindre  !  Aussi  la  confiance  était-elle 
grande  et  la  reconnaissance  devait-elle  être  durable  chez  tous  ceux  qui 
se  succédaient  dans  son  atelier.  Plusieurs  à  leur  tour  se  sont  élevés  aux 
premiers  rangs  ;  beaucoup  aujourd'hui,  dans  tous  les  genres  de  pein- 
ture, contribuent  à  maintenir  en  bon  point  l'école  française  :  en  est-il 
un  seul  parmi  eux  qui  ne  sente,  qui  ne  proclamerait  au  besoin  ce 
qu'il  a  dû  à  son  maître  et  ce  qui  revient  de  droit  à  celui-ci  dans  la 
réputation  acquise  ou  dans  les  succès  de  chacun? 

Nulle  part  d'ailleurs,  moins  qu'ici,  le  souvenir  ne  saurait  se  perdre 
de  l'intérêt  actif  que  Cabanel  portait  à  ses  élèves.  Qui  de  vous,  Mes- 
sieurs, ne  se  rappelle  l'empressement  avec  lequel  son  regard  interro- 
geait leurs  œuvres  dès  le  seuil  de  la  salle  où  étaient  exposés  les  mor- 
ceaux de  concours  soumis  au  jugement  de  l'Académie,  et,  lorsque 
telle  de  ces  œuvres  lui  paraissait  mériter  vos  suffrages,  le  zèle  qu'il 
mettait  à  en  faire  ressortir  les  qualités?  Il  pouvait  bien  arriver  par- 
fois qu'à  force  de  bienveillance  il  ne  laissât  pas  involontairement  de  se 
les  exagérer  quelque  peu  à  lui-même;  mais  le  plus  souvent  ses  préfé- 
rences spontanées  ne  se  trouvaient-elles  pas  d'accord  avec  votre  jus- 
tice puisque,  outre  onze  premiers  grands  prix  de  Rome,  vingt-six 
seconds  grands  prix  ou  mentions  ont  été,  depuis  l'année  1866,  décer- 
nés par  vous  à  des  peintres  dont  Cabanel  avait  été  le  professeur  ? 

La  mort,  une  mort  brusque,  à  peine  pressentie  autour  de  Cabanel, 
même  quelques  instants  avant  celui  qui  devait  être   pour  lui   le  der- 


NOTICE    SUR    LA    VIE    ET    LES    OUVRAGES    DE    M.    CABANEL      247 

nier,  est  venue,  au  commencement  de  l'année  où  nous  sommes,  gla- 
cer ce  cœur  chaleureux  et  dévoue',  immobiliser  cette  main  si  habile. 
Cabanel  a  succombé,  à  un  âge  qui  n'était  pas  encore  la  vieillesse, 
dans  tout  l'éclat  d'une  renommée  déjà  longue  et  d'un  talent  plus  sûr 
que  jamais.  Il  a  jusqu'à  la  fin  travaillé  avec  une  ardeur  que  n'avaient 
pu  ralentir  depuis  deux  ans  les  atteintes  du  mal  qui  devait  un  jour 
l'emporter,  et  dont  il  croyait  réussir  à  enrayer  les  progrès  à  force 
d'énergie  morale  et  de  vaillante  résistance.  Nous  ne  le  verrons  plus 
dans  le  sein  de  cette  famille  académique  à  laquelle  il  appartenait 
depuis  1 863,  occuper  sa  place  accoutumée  à  côté  des  plus  chers  com- 
pagnons de  sa  jeunesse  et  des  maîtres  d'une  autre  époque  ou  d'une 
autre  origine  devenus  comme  eux  ses  amis  :  mais  quelque  pénible 
pour  nous  que  puisse  être  désormais  son  absence,  elle  ne  laissera  pas 
s'affaiblir  notre  attachement  à  sa  mémoire  et,  —  je  l'affirme  en  votre 
nom,  Messieurs,  —  le  respect  qu'inspire  à  quiconque  en  a  été  témoin 
cette  vie  si  méritoire  dans  son  unité  et  à  tous  égards  si  bien  remplie. 


V"  HENRI  DELABORDE. 


LA     PEINTURE     MODERNE 


A    L'EXPOSITION    UNIVERSELLE 


aissons  de  côté  les  vaines  classifica- 
tions des  Beaux-Arts  à  l'Exposi- 
tion universelle.  La  vérité  est  que 
nous  avons  devant  les  yeux  cent 
ans  de  peinture  et  que  nous  pou- 
vons nous  permettre  un  jugement 
non  seulement  sur  le  passé  mais 
encore  sur  le  présent. 

Les  artistes  de  la  nouvelle  école 
—  les  modernistes  —  nous  refu- 
sent ce  droit.  Ils  sont  nouveaux, 
disent-ils;  nous  ne  pouvons  les  mettre  à  la  place  qui  leur  est  due  et 
si  le  public  ne  les  aime  pas  autant  qu'ils  s'aiment,  il  faut  en  accuser 
la  résistance  instinctive  de  la  foule  à  tout  ce  qui  est  nouveauté. 

L'Exposition  centennale  leur  donnerait  tort  si  elle  était  plus  com- 
plète, si,  au  lieu  de  commencer  à  1789,  elle  avait  commencé  à  1770. 
Les  dates  des  évolutions  artistiques  ne  se  précisent  pas  comme  les 
dates  de  la  chronologie.   L'année    1789  fut  si  prodigieuse,  renversa 


LA    PEINTURE    MODERNE    A    L'EXPOSITION    UNIVERSELLE      249 

d'une  telle  secousse  l'ancien  édifice  social,  que  nous  ne  pouvons 
nous  défendre  de  cette  idée  qu'un  ouragan  terrible  dépeupla  la 
France  en  un  jour  et  que,  le  lendemain,  une  génération  nouvelle, 
comme  une  moisson  subite,  se  trouva  debout,  d'un  seul  coup,  pour 
remplacer  les  disparus  et  refaire  le  monde.  L'art  ne  connaît  pas  ces 
transformations  foudroyantes  et  son  vrai  centenaire  remonte  à  quel- 
ques années  plus  haut.  Si  l'on  avait  pu  transporter  au  Champ  de 
Mars  quelques-unes  des  toiles  du  Louvre,  nous  aurions  eu  sous  les 
yeux  un  cycle  complet  et  nous  aurions  pu  faire  de  curieux  rappro- 
chements entre  la  peinture  de  la  fin  du  xvni0  siècle  et  la  peinture  con- 
temporaine. 

Dans  la  deuxième  moitié  du  siècle  dernier,  l'art  s'affine,  se  subti- 
lise, s'anémie.  Les  colorations  chaudes  et  sanguines  disparaissent,  et 
le  bleu  envahit  toutes  les  palettes,  comme,  de  nos  jours,  le  violet  a 
remplacé  partout  la  brûlante  couleur  des  maîtres  de  i83o.  Chez 
Greuze  et  chez  tous  ses  contemporains,  avant  l'arrivée  de  David,  chez 
les  peintres  de  figures  comme  chez  les  paysagistes,  un  voile  bleuâtre 
couvre  tout,  l'ombre  et  la  lumière,  les  chairs  et  les  vêtements,  les 
horizons  et  les  premiers  plans.  Alors  comme  aujourd'hui,  mêmes 
conventions  de  tonalités,  même  insuffisance  de  dessin  et  de  compo- 
sition, même  petitesse,  même  absence  d'expression.  Notre  nouveauté 
n'est  que  le  retour  de  la  décadence  périodique  de  l'art. 

Et  la  démonstration  est  encore  rendue  plus  complète  par  la  visite 
la  plus  sommaire  à  l'Exposition  centennale.  Cette  Exposition  qui, 
dans  la  pensée  de  ses  organisateurs,  devait  constater  la  supériorité  de 
l'art  moderniste  et  la  défaite  définitive  de  la  peinture  d'histoire 
comme  de  l'art  romantique,  aboutit  à  la  glorification  complète  des 
maîtres  de  i83o  et  à  l'apothéose  du  plus  intransigeant  des  peintres 
d'histoire,  David,  comme  du  plus  sévère  des  réalistes,  Ingres.  L'école 
nouvelle  fait  mince  figure  devant  le  Sacre  de  Napoléon;  nos  jeunes 
peintres  n'ont  encore  rien  produit  qui  promette  une  œuvre  aussi 
implacable  de  dessin,  aussi  hardie  de  geste  que  Jupiter  et  Thétis. 

Tout,  d'ailleurs,  dans  ces  galeries  d'art  rétrospectif  est  jeune  et 
moderne.  Tout  y  est  sain  :  on  y  respire  à  l'aise.  Au  milieu  de  tous 
ces  paysages  on  se  sent  en  pleine  campagne,  dans  le  parfum  des 
champs  et  des  forêts  ;  on  se  sent  en  pleine  humanité  devant  tous 
ces  portraits.  Partout,  l'œil  est  satisfait,  partout  l'esprit  s'ouvre  et 


2  3o  L'ARTISTE 


s'épanouit.  On  ne  se  demande  pas  si  tel  ou  tel  a  du  talent;  il  n'y  a 
pas  de  discussion,  le  consentement  est  unanime.  Il  n'en  a  pas  toujours 
été  ainsi,  il  est  vrai,  et  certains  de  ces  maîtres  applaudis  aujourd'hui, 
ont  fourni  leur  nom  au  martyrologe  de  l'art;  mais  s'ils  furent 
rejete's  par  leurs  contemporains,  ce  ne  fut  seulement  que  pour  avoir 
mis  trop  de  nature  et  pas  assez  de  conventions  dans  leurs  tableaux. 

Au  rez-de-chaussée,  dans  les  salles  où  l'école  moderniste  expose 
ses  dernières  productions,  on  ne  peut  se  défendre  d'un  secret  malaise. 
On  se  trouve  sous  un  autre  ciel,  dans  un  autre  climat,  devant  une 
nature  qui  n'est  pas  celle  qui  nous  entoure;  tantôt  une  brume  blanche 
et  opaque,  tantôt  des  reflets  violacés  s'étendent  uniformément  sur  ces 
paysages  et  ces  portraits.  Où  est  le  soleil  ?  Où  est  la  chaleur?  Où  est 
le  sang?  Où  est  la  vie?  Nous  savons  bien  qu'il  s'agit  ici  du  plein  air, 
chose  toute  nouvelle  et  dont  les  maîtres  anciens  ne  se  doutèrent  pas. 
Nous  savons  bien  que  la  découverte  est  réelle  et  qu'avant  Manet,  le 
mot  n'avait  pas  été  prononcé;  mais  le  public,  indifférent  aux  théories 
nouvelles  et  ne  jugeant  que  ce  qu'il  voit,  s'étonne  d'une  si  profonde 
différence  entre  les  oeuvres  anciennes  et  les  œuvres  contemporaines. 
Où  est  la  vérité?  Qui  se  trompe?  Assurément  la  jeunesse  a  raison 
puisqu'elle  l'affirme,  cependant  il  serait  bien  osé  de  soutenir  que  ni 
Rousseau,  ni  Millet,  ni  Corot  ne  surent  mettre  sur  leurs  toiles  l'air 
et  la  lumière. 

Il  est  certain  que  le  bleu  et  le  violet  existent  dans  la  nature, 
mais  ils  y  existent  en  même  temps  que  des  milliers  d'autres 
reflets  dont  les  peintres  ne  se  préoccupent  pas  ou  qu'ils  ne  voient 
point.  L'art  n'est,  par  lui-même,  qu'une  généralisation;  la  repro- 
duction de  certains  aspects  particuliers  de  la  nature  relève  plus  de  la 
curiosité  que  de  l'art.  Celui  qui  choisit  un  des  innombrables  reflets 
qui  nous  entourent  et  en  couvre  sa  toile  en  sacrifiant  tous  les  autres, 
est  plus  loin  de  la  vérité  éternelle  que  celui  qui,  sans  rien  analyser, 
reproduit  les  objets  tels  qu'ils  se  présentent  au  premier  coup  d'œil. 
Nos  yeux,  s'accoutumant  à  l'analyse,  perçoivent  peut-être  quelques 
couleurs  que  nos  ancêtres  ne  voyaient  point;  soit.  Mais  l'art  ne 
bénéficie  de  cette  acquisition  que  comme  d'un  détail,  car  jamais  notre 
œil,  si  borné,  si  imparfait,  ne  percevra  l'infinité  des  jeux  de  la 
lumière.  Et  les  percevrait-il  tous,  que  nous  n'aurions  pas  encore  le 
droit  de  dire  que  nous  possédons  la  vérité,  étant  comme  nous  le 


LA    PEINTURE    MODERNE   A   L'EXPOSITION    UNIVERSELLE     z5i 

sommes,  dans  l'incertitude  absolue  de  la  véritable  couleur  des  objets. 
La  forme  des  choses,  vue  par  l'œil  et  contrôlée  par  la  main,  nous 
donne  au  contraire  une  pleine  satisfaction.  Il  ne  s'agit  plus  ici  de 
feuilleter  le  Contraste  simultané  des  couleurs,  de  juxtaposer  des 
complémentaires  sur  une  toile  et  de  se  dire  que  l'œuvre  d'art  est 
complète  quand  elle  est  jolie  de  valeurs;  il  s'agit  de  la  vérité  éternelle 
des  formes. 

La  plupart  de  nos  artistes  semble  ignorer  que,  dans  la  nature,  toute 
forme  n'existe  que  par  suite  d'un  nombre  infini  d'enchaînements  néces 
saires,  de  lois  inéluctables.  Celui  qui  modifie  une  forme  ancienne,  fait 
entrer  l'illogisme,  la  fantaisie  puérile,  dans  l'ordre  absolu  des  trans- 
formations; il  crée  un  monstre  dont  il  ne  pourrait  justifier  l'existence. 
Celui  qui,  au  contraire,  reproduit  fidèlement  un  contour  ou  un  modelé, 
reproduit  la  forme  visible  d'un  mystère  plus  grand  que  les  plus  hautes 
conceptions  humaines.  Une  forme  exacte  contient  une  parcelle  de  vérité 
complète  et  c'est  par  là  que  les  anciens  maîtres,  si  pieux  observateurs 
de  la  nature,  sont  assurés  de  vivre  dans  notre  admiration,  malgré  les 
siècles  qui  ont  flétri  l'éclat  premier  de  leurs  tableaux. 

Ils  avaient  aussi  tenu  compte  de  quelques  observations  qui  leur 
avaient  paru  être  les  fondements  de  leur  art,  par  exemple  que  tous 
les  objets  ont  leur  relief,  que  leurs  surfaces,  en  perspective,  nous 
apparaissent  polies,  que,  dans  la  nature,  on  ne  voit  pas  de  tou- 
ches, etc.,  etc.  Ces  remarques  élémentaires  n'ont  pas  été,  pour  eux, 
de  ces  règles  qui  arrêtent  le  génie.  Elles  les  ont,  au  contraire,  puis- 
samment soutenus,  et  ont  contribué,  pour  une  bonne  part,  à 
l'indestructible  solidité  de  leurs  œuvres. 

Aujourd'hui,  la  probité  rigoureuse  du  dessin  est  méprisée  comme 
le  souci  de  la  composition.  A  quelques  exceptions  près,  les  œuvres 
contemporaines  ne  vont  pas  plus  loin  que  l'ébauche  et  les  plus 
applaudies  ne  sont  que  des  esquisses  heureuses.  Et  si  l'on  y  rencontre, 
à  tout  instant,  le  germe  des  plus  brillantes  qualités,  l'élégance,  l'ha- 
bileté de  facture,  l'intelligence  des  valeurs,  ce  ne  sont  là  que  des 
promesses  en  fleurs  que  ne  fécondent  ni  la  conscience  austère  ni  le 
labeur  implacable.  Nous  avons  besoin  d'un  David. 

GASTON  SCHÉFER. 

1889   —   L'ARTISTE   —   T.    II  17 


LE  NETTOYAGE  DE  LA  «  RONDE  DE  NUIT  » 


Suite  (i) 


près  la  très  heureuse  opération 
qui  venait  de  rendre  au  tableau 
d'Amsterdam  une  partie  de  son 
ancienne  jeunesse,  un  sentiment 
de  curiosité  assez  naturel  devait 
inciter  bien  des  gens  à  s'enquérir 
de  ce  que  le  tableau  avait  pu  être 
au  moment  où  le  grand  artiste, 
en  164-2,  venait  d'y  poser  la  der- 
nière touche. 

Le  moyen  le  plus  simple  de  s'éclairer  eût  été,  semble-t-il,  de  tenir 
à  peu  près  ce  langage  à  la  commission  chargée  par  la  municipalité 
d'Amsterdam  de  conserver  les  tableaux  appartenant  à  la  ville  : 
"  Messieurs,  maintenant  que  votre  habile  dévernisseur  a  si  heureu- 
sement rempli  la  mission  que  vous  lui  aviez  confiée,  vous  vous 
rendez  compte  des  changements  qu'une  simple  revivitieation  du 
vernis,  précédée  d'un  léger  commencement  de  dévernissage,  a  fait 
subir  à  la  Ronde  de  nuit.  Le  résultat  est  très  beau.  Néanmoins  vous 


11  Voir  L'Artiste  de  septembre  (1SS9,  II,  1771. 


LE    NETTOYAGE    DE    LA    «    RONDE    DE    NUIT    »  253 

pouvez  constater  sans  peine  que  le  vernis  a  disparu  inégalement  dans 
les  diverses  régions  de  la  surface  de  la  peinture.  Un  dévernissage 
plus  complet,  plus  égal  par  cela  même,  rapprocherait  la  Ronde  de 
nuit  de  son  état  primitif.  Il  faut  donc  prier  M.  Hopman  de  recom- 
mencer son  œuvre  et  de  la  pousser  jusqu'au  bout.  »  Vous  devinez  sans 
peine  combien  ce  discours  aurait  eu  peu  de  chances  de  succès.  On  ne 
recommence  pas  au  pied  levé  une  opération  semblable. 

Restait  un  autre  moyen  d'investigation,  moins  direct  mais  presque 
aussi  sûr  :  c'était  de  demander  au  directeur,  si  consciencieux  et  si 
éclairé,  de  la  National  Gallery,  Sir  Frédéric  Burton,  s'il  ne  jugerait 
pas  convenable  d'éclaircir  la  question  en  faisant  dévernir  la  précieuse 
copie  exécutée  par  Lundens  d'après  la  Ronde  de  nuit.  En  effet,  la 
copie  de  Lundens,  beaucoup  moins  maltraitée  que  l'original,  avait 
été  pourtant  passablement  jaunie  et  quelque  peu  obscurcie  par  deux 
ou  trois  couches  d'un  vernis  très  ancien. 

Sir  Fr.  Burton  avait  de  tout  temps  attribué  une  certaine  importance 
à  cette  copie.  En  juin  1887,  dès  que  l'agrandissement  de  son  beau 
musée  avait  rendu  un  remaniement  possible,  il  avait  fait  descendre  le 
Lundens  de  sa  place  un  peu  hors  de  vue,  pour  le  mettre  sur  la 
cimaise,  en  bonne  lumière.  Notre  suggestion  au  sujet  d'un  dévernis- 
sage possible  ne  fit,  pour  ainsi  dire,  que  devancer  ses  propres  inten- 
tions. Réponse  courtoisement  affirmative,  dévernissage  du  petit 
panneau,  envoi  d'une  grande  et  belle  photographie  d'après  le  tableau 
nettoyé  et  de  renseignements  précis  sur  les  changements  survenus,  — 
tout  cela  se  succéda  avec  une  rapidité  merveilleuse.  Nous  aurions  eu 
entre  les  mains  la  baguette  d'une  fée,  que  les  choses  ne  se  seraient 
pas  passées  plus  rapidement,  ni  plus  agréablement. 

Mais  les  lecteurs  de  L'Artiste  n'ont  eu  que  par  fragments  épars 
l'histoire  du  petit  tableau;  et  s'ils  connaissent  maintenant  nos  opi- 
nions sur  la  couleur  primitive  de  l'original,  ils  ont  le  droit  de  se 
trouver  moins  renseignés  sur  le  fait  de  sa  mutilation.  Reprenons 
donc  par  le  menu  le  récit  de  nos  recherches. 

En  1882,  époque  du  voyage  à  Londres,  auquel  nous  avons  fait 
plusieurs  fois  allusion,  aucun  des  écrivains  d'art  qui  avaient  publié 
des  études  sur  la  Ronde  de  nuit  n'avait  attaché  d'importance  à  la 
copie  de  Londres;  aucun  d'eux  ne  s'était  aperçu  qu'elle  donnait  des 
renseignements   précis  sur  l'état  primitif  de  l'original.   Dans   cette 


254  L'ARTISTE 

copie,  en  elïet,  non  seulement  la  couleur  est  beaucoup  moins  rompue 
et  la  clarté  beaucoup  plus  grande,  mais  la  composition  y  est  plus 
large  en  tous  sens;  le  drapeau  n'est  plus  tronqué  par  le  bord  supé- 
rieur du  cadre,  il  a  assez  d'espace  pour  flotter  librement;  entre  la 
bordure  inférieure  et  la  pointe  du  pied  du  capitaine,  il  y  a  une 
distance  appréciable,  suffisante  pour  donner  du  recul  aux  figures; 
du  côté  droit,  on  voit  presqu'en  entier  le  corps  du  tambour,  dont  la 
tète  ne  sort  plus  de  derrière  le  cadre  comme  d'un  guignol;  enfin,  du 
coté  gauche,  il  y  a  place  pour  un  bord  de  quai,  un  parapet  de  pont  et 
trois  figures  plus  ou  moins  cachées  par  le  parapet. 

Dès  le  premier  coup  d'ceil,  notre  conviction  fut  faite  :  nous  avions 
sous  les  yeux  une  copie  fidèle  de  l'œuvre  originale,  et  il  ne  nous 
restait  plus  qu'à  chercher  par  quel  concours  de  circonstances  le 
chef  d'oeuvre  avait  perdu,  en  même  temps  que  sa  clarté,  des  portions 
importantes  de  sa  composition  primitive. 

Aucune  objection  possible,  d'ailleurs.  La  peinture  de  Londres 
étant  d'une  fidélité  scrupuleuse  dans  toutes  les  parties  qui  se  retrou- 
vent encore  à  Amsterdam,  il  était  évident  que  les  parties  manquantes 
dans  l'original  avaient  été  coupées.  Que  la  mutilation  fut  le  fait  de 
Rembrandt  lui-même,  il  n'y  fallait  pas  songer.  Le  grand  Hollandais 
aurait  étriqué  volontairement  sa  composition  en  lui  ôtant  tout  ce  qui 
lui  donnait  de  l'espace,  de  la  légèreté,  de  l'élégance,  de  l'air  respira- 
ble  ?  Non, cent  fois  non  ! 

Du  reste,  le  fait  de  la  mutilation  avait  été  affirmé  il  y  a  très 
longtemps;  et  une  tradition  entêtée  avait  persisté  à  ce  sujet  parmi  les 
artistes.  Certains  disaient  que  la  toile  était  repliée  en  partie  derrière 
le  cadre.  Les  historiens  d'art,  qui  se  croyaient  mieux  renseignés,  qui 
savaient  par  exemple  que  le  tableau  avait  été  rentoilé  en  i85'2  par 
M.  Hopman  père,  ne  pouvaient  attacher  aucune  importance  à  ce 
racontar.  Ils  niaient  la  mutilation  tout  simplement.  Consciencieux 
comme  il  convenait  à  leur  profession  d'historiens,  ils  citaient,  mais 
plutôt  à  titre  de  curiosité  sans  conséquence,  les  documents  qui  plai- 
daient en  faveur  de  l'idée  d'une  mutilation. 

En  i852,  M.  Schcltema,  le  savant  archiviste  d'Amsterdam,  un  des 
hommes  qui  ont  le  plus  contribué  à  élaguer  les  nombreuses  erreurs 
dont  la  biographie  de  Rembrandt  était  encombrée,  profita  de  l'inau- 
guration de  la  statue  du  grand  artiste  à  Amsterdam  pour  résumer 


LE    NETTOYAGE    DE    LA    «   RONDE    DE    NUIT    » 


dans  un  discours  très  remarquable  ses  récentes  recherches.  Peu  de 
temps  après,  il  publia  ce  discours  en  brochure,  en  y  ajoutant  une 
masse  de  documents  presque  tous  inédits.  Mais  ni  Gérard  Je  Nerval, 
qui  avait  assisté  à  l'inauguration  de  la  statue  et  qui  en  avait  rendu 
compte  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  ni  le  Bulletin  de  l'Académie 
royale  de  Belgique,  ni  le  Kunstblatt,  ni  VAthenceum,  ni  les  autres 
journaux  ou  revues  qui  résumèrent  la  brochure  ne  firent  attention  au 
passage  suivant  du  discours  de  M.  Scheltema  : 

«  J.  van  Dijk  a  écrit  sur  cette  œuvre  d'art  (la  Ronde  de  nuit),  qui  se 
trouvait  dans  la  petite  salle  du  conseil  de  guerre,  à  l'ancien  hôtel  de 
ville,  une  page  remarquable  :  «  Ce  tableau,  dit-il,  est  digne  d'admi- 
«  ration  au  point  de  vue  de  la  puissance  singulière  du  pinceau.  C'est 
«  un  vigoureux  effet  de  soleil,  très  brusquement  rendu  parla  couleur, 
«  et  il  est  très  surprenant  qu'une  telle  rudesse  ait  pu  se  concilier  avec 
«  une  telle  netteté;  car  la  bordure  du  pourpoint  de  buffle  du  lieute- 
«  nant  est  d'une  couleur  si  épaisse,  qu'on  pourrait  y  râper  de  la 
«  muscade,  et  l'écusson  d'Amsterdam  soutenu  par  un  lion  est  net  et 
«  détaillé  comme  si  la  peinture  en  avait  rendu  le  poli...  Il  est  déplo- 
ie rable  qu'on  ait  tant  retranché  de  ce  tableau  pour  pouvoir  le  placer 
«  entre  les  deux  portes  (de  la  petite  salle  du  conseil  de  guerre),  car  il 
i  v  avait  à  droite  (gauche  du  spectateur)  deux  figures  de  plus,  et,  à 
«  gauche  (droite  du  spectateur),  l'homme  au  tambour  était  entier, 
«  comme  on  peut  le  voir  sur  le  modèle  authentique,  actuellement 
"  dans  les  mains  de  M.  Boendermaker.  » 

Van  Dijk,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  son  homonyme  flamand, 
vivait  au  xvni0  siècle.  Il  publia,  en  1758,  une  Description  de  toutes  les 
peintures  de  VHôtel  de  ville  d'Amsterdam  (Beschrijving  van  aile  de 
Schilderijen  op  het  stadhuis  van  Amsterdam.,  où  se  trouvait  cet 
intéressant  passage.  Mais  Scheltema,  après  l'avoir  cité,  s'empresse  de 
dire  : 

«  Il  pourrait  se  faire  que  le  modèle  mentionné  ne  soit  qu'une 
esquisse  de  Rembrandt,  qu'il  n'a  pas  tout  à  fait  suivie  dans  son 
tableau:  du  moins  il  est  notoire  que,  grâce  à  l'abondance  de  son 
génie  et  à  sa  tendance  continue  à  la  perfection,  il  modifiait  et  amé- 
liorait souvent,  dans  l'exécution,  son  premier  projet.  Que  ce  soit  ici 
le  cas,  on  peut  le  supposer  plutôt  que  de  croire  qu'on  ait  agit  si 
impitoyablement  à  l'égard  de  l'art.  » 


256  L'ARTISTE 

Impitoyablement?  Certes,  non  :  ces  choses-là  se  font  presque  tou- 
jours sans  la  moindre  malice,  par  pure  ignorance;  mais  M.  Scheltema 
ne  connaissait  ni  le  «  modèle  authentique  »,  ni  la  copie  de  Londres, 
et,  en  présence  d'une  assertion  dont  il  n'avait  pas  la  preuve  matérielle, 
il  avait  peut-être  bien  le  droit  de  douter. 

Burger,  qui  avait  inséré,  en  i858,  dans  la  Rente  universelle  des 
arts,  la  traduction  de  la  brochure  de  Scheltema,  et  qui  en  publia, 
en  186Ô,  une  nouvelle  édition  corrigée  et  augmentée,  était  un  peu 
mieux  en  mesure  de  se  faire  une  opinion  sur  l'hypothèse  de  la  muti- 
lation; car  il  avait  eu  sous  les  yeux  la  grande  gravure  de  Claessens, 
œuvre  assez  médiocre  au  point  de  vue  de  Fart,  qui  reproduisait  assez 
exactement  la  composition  primitive.  Entre  les  deux  éditions  de  la 
brochure  de  Scheltema,  il  avait  discuté,  dans  ses  Musées  de  Hol- 
lande, l'assertion  de  Van  Dijk,  et  il  l'avait  laissé  tomber  presque 
absolument,  disant  que  les  figures  ajoutées  «  n'étaient  guère  rem- 
branesques  »,  ce  qui  signifiait  qu'il  aimait  mieux  les  croire  inven- 
tées par  le  graveur.  Dans  la  seconde  édition  de  la  brochure  de 
Scheltema,  il  met  simplement  en  note  au  bas  du  passage  précité  : 
«  Voir  sur  cette  prétendue  esquisse  de  la  Ronde  de  nuit  et  sur  la 
prétendue  mutilation  :  Musées  de  Hollande,  p.  17  et  suivantes.  »  Et 
c'est  tout. 

Vosmaër,  dans  son  excellent  ouvrage,  Rembrandt,  sa  rie  et  ses 
œuvres  (2e  éd.,  1876),  rappelle  négligemment  la  mention  faite  par 
Van  Dijk  de  «  l'esquisse  ou  modèle  en  petit  »  de  la  Ronde  de  nuit 
qu'aurait  possédée  M.  Boendermaker,et  «  qui  ne  s'est  plus  retrouvée». 
Quant  à  la  mutilation,  il  se  borne  à  dire  :  «  Cette  assertion  (de 
Van  Dijk)  paraît  peu  fondée  et  la  composition  ne  suggère  pas  l'idée 
d'une  telle  mutilation  ».  Il  est  évident,  au  contraire,  et  toute  personne 
qui  comparera  deux  photographies  exécutées,  l'une  d'après  l'original, 
l'autre  d'après  la  copie  de  Londres,  trouvera  aussi  évident  que  le 
grand  tableau  a  été  mutilé. 

Notre  premier  soin  à  notre  retour  de  Londres,  en  1882,  fut  de 
rechercher  l'histoire  de  la  précieuse  petite  copie.  Pour  nous,  il  était 
clair  comme  le  jour  que  cette  copie  avait  été  faite  au  xvu'-  siècle, 
quand  la  Ronde  de  nuit,  que  l'on  appelait  alors  tout  simplement 
Sortie  des  gardes  civiques,  était  encore  dans  toute  sa  fraîcheur  cl 
dans  tout  son  éclat;  mais  le  métier  d'un  historien  quelconque  est  de 


LE    NETTOYAGE    DE    LA    «    RONDE    DE    NI  II 


mettre  sous  les  yeux  des  lecteurs  le  plus  grand  nombre  possible  de 
preuves  convaincantes. 

Le  Catalogue  des  peintures  de  la  National  Gallery  (47e  édition,  [867) 
appelait  ce  petit  tableau  Les  mousquetaires  d'Amsterdam;  il  ajoutait 
sans  commentaires  :  «  ...  Les  principales  figures  sont  des  portraits  : 
les  deux  figures  extrêmes  situées  à  gauche  du  spectateur  ne  son! 
pas  actuellement  dans  le  grand  tableau  d'Amsterdam,  mais  elles 
sont  dans  la  gravure  faite  d'après  lui  par  Frey...  Cet  ouvrage  fut 
primitivement  dans  la  collection  Randon  du  Boisset,  d'où,  en  1777, 
il  passa  dans  celle  de  M.  Laffitte,  banquier  à  Paris.  Il  fut  importé 
plus  tard  en  Angleterre  et  acheté  par  M.  Gillow.  Il  fut  donné  à  l'Etat 
comme  une  oeuvre  de  Rembrandt  par  le  Révérend  Thomas  Hallord, 
en  1857.  » 

Vosmaê'r  répète  les  mêmes  indications,  en  y  ajoutant  que  «  du  temps 
de  Smith,  il  appartenait  à  M.  William  Brelt  ».  Smith  est,  par  paren- 
thèse, l'auteur  d'un  ouvrage  devenu  classique,  le  Catalogue  raisonné 
des  ouvrages  des  peintres  de  toutes  les  écoles,  dont  le  volume  qui 
s'occupe  de  Rembrandt  parut  en  1 836. 

Mais  avant  d'arriver  chez  M.  Randon  du  Boisset,  où  était  donc 
cette  précieuse  copie?  Ici  encore  on  est  passé  à  côté  de  la  vérité  sans 
l'apercevoir.  Mieux  que  cela,  on  l'a  regardée  en  face  et  on  ne  l'a  pas 
reconnue. 

«  On  s'étonne,  dit  Yosmaër,  de  ne  trouver  dans  les  études,  les 
dessins,  les  croquis,  aucune  préparation  pour  cette  œuvre  capitale  (la 
Ronde  de  nuit).  Nous  savons  seulement  que  Rembrandt  a  fait  une 
esquisse  peinte  en  petit,  qui  se  trouvait  dans  la  collection  Boender- 
maker  en  1768,  mais  qui  ne  s'est  plus  retrouvée  :  car  le  petit  tableau 
de  la  National  Gallery  est  notoirement  une  copie.  » 

L'erreur  est  vraiment  quelque  chose  de  semblable  à  Protée.  Elle 
prend  toutes  les  formes  avec  une  subtilité,  une  aisance  d'allures  dignes 
de  l'insaisissable  dieu  marin.  Dans  le  cas  actuel,  par  exemple,  peut-on 
mieux  raisonner  que  ne  le  fait  Vosmaè'r  ?  D'un  côté,  voici  une  œuvre 
«  qu'on  n'a  jamais  retrouvée  »  et  que  Van  Dijk  signale  positivement 
comme  le  «  modèle  authentique  »,  peint  par  Rembrandt  lui-même, 
du  grand  tableau  d'Amsterdam;  d'autre  part,  voilà  un  ouvrage 
dont  la  facture  unie  et  calme  dénote  clairement  la  main  d'un  sage 
copiste.   N'est-il    pas    évident    que    ces    deux    peintures    sont   bien 


258  L'ARTISTE 


distinctes  et  qu'on  ne  peut  les  confondre  sans  tomber  dans  une  erreur 
grossière  ? 

Cela  est  évident  peut-être,  mais  cela  est  faux,  par  la  raison  bien 
simple  que  la  prétendue  esquisse  originale,  le  prétendu  «  modèle 
authentique  »  n'a  jamais  existé.  Ce  que  Van  Dijk  appelait  ainsi  n'était 
rien  autre  chose  que  la  fameuse  petite  copie  de  Londres.  Nous  allons 
le  prouver. 

Vosmaër,  à  propos  de  ce  qu'il  croit  être  une  «  esquisse  »  ou  une 
«  ébauche  »,  cite  et  traduit  en  partie  le  passage  suivant  du  catalogue 
publié  pour  la  vente  de  la  galerie  Boendermaker,  qui  eut  lieu  en  1768 
à  Amsterdam.  Nous  le  traduisons  intégralement  :  «  Un  très  beau 
tableau  représentant  la  sortie  d'une  compagnie  de  gardes  civiques 
sous  la  conduite  du  capitaine  Frans  Banning  Kok,  seigneur  de 
Purmerland  et  Ilpendam,  lieutenant  Willem  van  Ruitenberg,  sei- 
gneur de  Vlaardingen,  porte-drapeau  Jan  Visscher  Cornelissen  et 
quelques  autres  personnages  appartenant  à  cette  compagnie  et  quel- 
ques spectateurs;  composition  de  plus  de  vingt-cinq  figures;  ce  tableau 
est  étonnant  par  la  grande  force  et  l'exécution  extraordinaire,  et  par 
le  grand  éclat  du  soleil;  peint  d'une  manière  très  claire  sur  un  pan- 
neau de  26  pouces  1/2  de  hauteur  sur  33  1/2  de  largeur.  —  N.  B.  Ce 
tableau  est  tout  à  fait  semblable  comme  composition  au  tableau  peint 
par  Rembrandt  avec  des  figures  de  grandeur  naturelle,  qui  se  trouve 
dans  la  petite  salle  du  conseil  de  guerre...  etc.  » 

Peint  sur  panneau,  comme  la  copie  de  Londres,  avec  l'adjonction 
des  mêmes  figures  et  fractions  de  figures;  peint  d'une  manière  très 
claire  et  remarquable  par  le  grand  éclat  du  soleil,  comme  la  copie  de 
Londres...  Si,  avec  cela,  les  dimensions  s'accordent,  il  faudra  vrai- 
ment beaucoup  de  mauvaise  volonté  pour  ne  pas  admettre  l'identi- 
fication. 

Or,  le  tableau  de  Londres,  mesuré  sans  cadre,  a  26  pouces  de 
hauteur  et  32  3/4  de  largeur.  Si  nous  admettons  que  le  tableau  Boen- 
dermaker a  été  mesuré  dans  le  cadre,  comme  cela  arrive  fort  souvent, 
cette  différence  n'aura  rien  d'extraordinaire,  car  elle  suppose  seule- 
ment que  le  cadre  cachait  un  peu  plus  d'un  demi-centimètre  du 
panneau  en  haut  et  en  bas,  et  moins  d'un  centimètre  à  droite  et  à 
gauche.  Des  différences  de  mesure  de  cet  ordre-là  sont  tout  à  fait 
acceptables,  pour   un   tableau   de   trois  pieds   de   long,  et  ceux   qui 


LE    NETTOYAGE    DE    LA   «    RONDE    DE    NUIT    »  25g 


exigeraient  une  précision  plus  grande  devraient  renoncer  à  identifier 
jamais  deux  tableaux. 

Nous  pouvons  aller  un  peu  plus  loin  et  suivre  presque  de  l'œil  le 
voyage  à  la  suite  duquel  un  petit  tableau  disparaît  définitivement  de 
son  pays  natal  sous  forme  d'esquisse,  pour  apparaître  brusquement 
à  Paris  sous  forme  de  copie. 

En  effet,  on  se  souvient  que  sous  forme  d'esquisse  originale,  il  a  été 
acheté  à  Amsterdam,  lors  delà  vente  Bocndermaker,  en  1768,  par  un 
M.  Fouquet.  Or,  en  1777,  AI.  Randon  du  Boisset  étant  mort,  sa  célèbre 
collection  est  mise  en  vente,  et  sur  la  première  page  du  Catalogue 
des  tableaux,  dessins,  etc.  du  Cabinet  de  feu  Randon  dit  Boisset,  rédigé 
par  Rem}'  et  Julliot,  se  trouvent  les  indications  suivantes  :  «  Le  présent 
Catalogue  se  distribue  :  à  Paris,  chez  Musier  père,  quai  des  Augustins, 
chez  Pierre  Remy,  peintre,  rue  des  grands  Augustins,  chez  Julliot, 
marchand,  rue  Saint-Honoré,  et  chez  le  sieur  Charriot,  huissier  pri- 
seur,  quai  de  la  Ferraille;  ci  Londres,  chez  M.  Thomas  major,  gra- 
veur du  roi  ;  à  Amsterdam,  chez  le  sieur  Pierre  Fouquet  Junior;  à 
Bruxelles,  chez  M.  Danoot,  banquier.  » 

Sauf  le  dernier,  qui  est  banquier,  et  le  premier,  dont  la  profession 
est  inconnue,  tous  les  individus  nommés  sur  cette  page  sont  des 
artistes  ou  des  marchands  d'objets  d'art.  Fouquet  était  donc  probable- 
ment l'un  ou  l'autre,  et  si  on  l'avait  choisi  pour  cette  vente  c'est  qu'il 
avait  été  en  relation  avec  Randon  du  Boisset.  Rien  n'est  moins  éton- 
nant que  la  présence  ,  en  1777,  dans  la  galerie  du  défunt,  du  petit 
tableau  acheté  par  Fouquet  en  1768  à  Amsterdam, —  à  moins  que 
vous  ne  préfériez  supposer  qu'il  y  a  dans  tout  cela  une  série  prodi- 
gieuse de  coïncidences,  qu'il  existait  deux  Fouquet  et  deux  tableaux, 
ou  même  qu'un  seul  Fouquet  avait  eu  cette  destinée  bizarre  d'être  en 
1 777  pour  quelque  chose  dans  la  vente  d'une  copie  dont  personne  n'a- 
vait jamais  entendu  parler  auparavant,  alors  qu'en  1768  il  avait  acheté 
une  esquisse  originale  dont  on  n'a  retrouvé  depuis  aucune  trace  ! 

Nous  voilà  donc  en  mesure  de  remonter  jusqu'à  1758,  époque  où 
Vun  Dijk  constate  chez  Boendermaker  la  présence  de  cette  copie  qu'il 
croyait  être  l'esquisse  originale.  Mais  avant  cette  époque  ? 

Ici  se  place  une  trouvaille  qui  n'est  pas  de  notre  fait.  M.  A.  de  Vries, 
conservateur-adjoint  au  cabinet  des  Estampes  d'Amsterdam  (mort 
depuis  prématurément),  avait  remarqué  dans  l'ouvrage  bien  connu 


2Co  L'ARTISTE 

de  Gérard  Hoct  et  Ter  Vesten  la  mention  d'une  Sortie  de  gardes 
civiques  peinte  par  Gérard  Lundens,  «  tableau  très-achevé  »,  vendu 
263  florins  en  171 2,  à  la  vente  de  la  galerie  Van  der  Liep.  Cette  men- 
tion n'avait  pas  échappé  d'ailleurs  à  l'éruditet  consciencieux  Vosmaër; 
seulement  le  biographe  de  Rembrandt  s'était  imaginé  qu'il  s'agissait 
d'un  grand  tableau  —  disparu  aussi  depuis  lors  —  que  le  capitaine 
Cock  et  sa  compagnie  auraient  commandé  «  vers  1660  »  à  Gérard 
Lundens.  Mais  M.  de  Vries,  lisant  plus  attentivement  le  passage,  vit 
qu'il  s'agissait  évidemment  d'une  copie  du  tableau  de  Rembrandt  et 
identifia  sans  trop  de  peine  cette  copie  à  celles  de  Londres.  La  mort 
l'empêcha  de  publier  quoi  que  ce  fût  à  ce  sujet;  mais  il  avait  parlé 
de  sa  découverte  à  plusieurs  personnes,  entr'autres  à  M.  Bredius, 
aujourd'hui  directeur  du  musée  de  La  Haye,  et  à  M.  D.  C.  Meyer 
junior. 

Reste  à  savoir  sur  quel  document  s'est  appuyé  Vosmaër  pour  attri- 
buer à  l'année  1660  environ  la  commande  faite  par  le  capitaine  Cock 
à  Gérard  Lundens  du  tableau  de  garde  civique  qui  se  trouve  être  en 
définitive  notre  petit  tableau.  Nous  n'avons  pas  pu  mettre  la  main  sur 
ce  document;  mais  en  attendant,  il  reste  toujours  acquis  que  la  copie 
a  été  exécutée  par  un  artiste  contemporain  de  Rembrandt,  plus  jeune 
de  quinze  à  vingt  ans  que  le  maître,  et  cela  du  vivant  du  capitaine 
Cock.  La  date  1660  est  donc  parfaitement  vraisemblable. 

Nos  efforts  pour  renouer  la  chaîne  d'une  façon  continue  entre  la 
copie  de  Londres  et  la  copie  de  Lundens  n'ont  pas  pour  unique  résultat 
de  contenter  les  besoins  d'exactitude  inhérents  à  tout  historien  d'art 
qui  se  pique  d'être  sérieux;  ils  en  auront  un  autre,  direct  et  pra- 
tique, c'est  de  donner  au  tableau  de  Londres  la  valeur  d'un  témoin 
mieux  informé  en  ce  qui  concerne  l'état  primitif  de  la  peinture  ori- 
ginale. 

N'est-il  pas  évident,  en  effet,  que  si  le  capitaine  Cock,  si  le  riche 
seigneur  de  Purmerland  et  Ilpendam  a  commandé  une  copie  du  tableau 
accroché  aux  murailles  de  la  grande  salle  du  Tir  des  Arquebusiers, 
il  a  tenu  à  ce  que  cette  copie  lui  rappelât  le  plus  fidèlement  possible  la 
peinture  originale?  Aurait-il  permis  que  le  copiste  déplaçât  le  centre 
de  la  composition,  agrandît  le  tableau  dans  tous  les  sens,  y  ajoutât 
des  personnages  et  des  portions  de  personnages,  remplaçât  du  foncé 
par  du  clair,  des  tonalités  rousses  par  une  couleur  générale  blonde, 


LE  NETTOYAGE  DE  LA  «  RONDE  DE  NUIT 


261 


du  bleu  pur  par  du  vert-bleu  dans  les  bandes  sombres  du  drapeau, 
etc.  etc.  ?  Évidemment  non. 

D'ailleurs,  providence  inconsciente  des  chercheurs  futurs,  le  même 
capitaine  Code  avait  fait  faire,  six  ou  sept  ans  auparavant,  une  autre 
copie,  moins  importante  comme  dimension  et  comme  exactitude  dans 
le  détail,  mais  qui  ne  venait  pas  alfirmer  moins  nettement  le  fait  de 
la  mutilation.  Force  nous  sera  d'en  dire  un  mot  avant  d'arriver  au 
nettoyage  des  Lundens  et  aux  conclusions  définitives  qu'on  en  peut 
tirer  sur  l'état  primitif  du  grand  tableau  d'Amsterdam. 


(A  suivre. 


E.   DURAND-GREViLLE. 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX 


Fin  (i> 


dire  vrai,  Delacroix  ne  revint  à  la 
lithographie  qu'en  [834;  d'abord  en 
faveur  de  L'Artiste  pour  lui  donner 
le  Jeune  Cliffbrd,  puis  bientôt  pour 
commencer  la  grande  série  de  YHamlel. 
Ici  encore  je  crois  nécessaire  de  vous 
mettre  en  garde  contre  certaines  idées 
reçues  :  «  Hamlet,  treize  sujets  des- 
sinés par  Eug.  Delacroix.  —  A  Paris, 
chez  Gihaut  »,  parut  seulement  en  i  843 . 
Raisonnant  sur  ces  neuf  années  qui  séparent  les  premières  pièces 
des'plus  récentes,  on  a  représenté  le  maître  se  pénétrant  du  drame 
de  Shakespeare  par  une  méditation  sans  cesse  reprise  et  entretenue, 
finissant  par  enfanter  son  œuvre  après  une  prodigieuse  gestation.  Il 
su  Hit  de  regarder  les  dates  écrites  de  sa  main  sur  ses  compositions 
pour  faire  évanouir  une  telle  légende  :  quatre  pièces  sont  datées 
de  1834,  trois  de  i835,  quatre  de  i8q3,  aucune  des  années  intermé- 
diaires :  d'où  la  preuve  que  YHamlet  fut  exécuté  par  inspirations  et 


(1  )  Voir  L'Artiste  d'uoùt  et  septembre  (1SS9,  II,  104  et  1G8). 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX  2Ô3 


par  clans,  comme  tout  ce  que  faisait  Delacroix,  mais  sans  rien  de  cet 
appareil  douloureux  dont  on  s'est  plu  à  l'entourer  et  qui  ne  convenait 
pas  plus  à  son  génie  qu'à  son  caractère. 

Ce  qui  n'est  pas  douteux,  c'est  que  VHamlet  est  justement  regardé 
comme  la  plus  complète  à  tous  égards  des  trois  grandes  suites  de 
Delacroix.  C'est  là  que  sa  pensée  a  montré  le  plus  de  profondeur, 
c'est  là  que  son  dessin  est  resté  en  même  temps  le  plus  contenu  et  le 
plus  décisif;  quittant  le  procédé  au  lavis,  si  facilement  boueux  et 
flou,  il  s'en  est  tenu  au  simple  crayon  et  en  a  su  tirer  des  effets  de 
lumière  et  de  coloris  d'une  virtuosité  exceptionnelle.  Pour  parler 
dignement  de  ces  treize  pièces  et  des  trois  autres  qui  ne  furent 
publiées  qu'au  second  tirage,  après  la  mort  de  Delacroix,  il  faut  les 
prendre  une  à  une.  Mais  ce  commentaire  a  déjà  été  fait  plus  d'une 
fois;  notamment  par  Paul  de  Saint-Victor,  ici  même,  dans  un  de  ces 
articles  qu'on  ne  recommence  pas  (i),  puis  par  M.  E.  Chesneau  à 
l'aide  de  documents  d'un  intérêt  hors  ligne,  tirés  des  cartons  de 
M.  Pli.  Burty,  et  avec  ce  goût  qu'il  met  à  tout  ce  qu'il  touche  (2). 
Ont-ils  tout  dit  et  puis-je  encore  m'inscrire  à  leur  suite  parmi  les 
commentateurs  de  Delacroix?  Mon  excuse  est  qu'il  faut  que  je  vous 
pari:  ici  de  VHamlet,  dussé-je  ne  faire  que  répéter  ou  citer. 

1.  La  série  s'ouvre  par  une  pièce  de  composition  calme,  d'exécution 
claire  et  simple  :  aucun  drame  ne  saurait  se  passer  d'exposition.  Ici 
c'est  bien  la  reine  qui  console  Hamlet,  mais  surtout  c'est  Delacroix 
qui  nous  présente  Hamlet  et  sa  mère,  au  milieu  de  toute  la  cour. 
Regardez-les  bien  tous  deux,  elle  dans  sa  dignité  royale,  lui  dans  sa 
grâce  d'adolescent,  afin  de  ne  pas  méconnaître  leur  beauté  tout  à 
l'heure,  quand  la  douleur,  l'ironie,  le  remords,  la  folie  auront  passé 
sur  eux  et  bouleversé  leurs  traits. 

2.  Au  reste,  vous  n'attendrez  guère.  Voici  la  Terrasse  cPElseneur, 
avec  une  admirable  vue  de  paysage  et  de  créneaux  éclairés  par  la 
lune.  Le  spectre  s'éloigne  d'un  pas  automatique,  la  visière  levée,  la 
face  à  demi  retournée  vers  'nous.  Qu'il  est  beau,  l'élan  du  jeune 
Hamlet  voulant   s'arracher  aux    bras    de    ses   deux   amis,  et   plus 

(1)  L'Artiste,  livraison  du  i5  juillet  1864. 

(2)  Peintres  et  Statuaires  romantiques,  page  23o  et  passint.  Tous  les  rensei- 
gnements qu'on  va  trouver  sur  les  dessins  pre'paratoires  de  VHamlet  sont  em- 
pruntes à  ce  volume  excellent. 


264  L'ARTISTE 

encore  à  leurs  prières,  pour  courir  vers   ce  fantôme   effrayant   et 
chéri  ! 

3.  Nous  sommes  au  lendemain.  Hamlet  est  seul  avec  le  spectre.  La 
confidence  épouvantable  est  faite  :  scène  de  terreur,  mais  où  s'op- 
posent à  merveille  la  noblesse  du  vieil  Hamlet  et  la  ruse  impétueuse 
qui  n'est  pas  un  des  traits  les  moins  profonds  du  caractère  de  son 
fils. 

4.  La  folie  est  arrivée,  et  l'ironie  avec  elle  :  «  Que  lisez-vous,  Mon- 
seigneur? —  Des  mots,  des  mots,  des  mots  ».  Il  faut  voir  l'air  pater- 
nel et  empressé  du  vieux  conseiller  de  cour,  le  superbe  dédain  du 
jeune  homme.  Évidemment,  en- faisant  sa  réponse,  Hamlet  pose, 
mais  il  pose  pour  lui-même.  En  agissant  il  se  regarde  agir,  en  par- 
lant il  s'écoute.  Comment  n'aurait-il  pas  l'air  de  marcher  dans  un 
rêve?  Nulle  part  cet  étrange  dédoublement  moral  n'est  traduit 
comme  ici-,  au  reste,  cette  belle  pièce,  où  je  n'ai  qu'une  imperfection 
de  détail  à  relever,  l'inexplicable  draperie  qui  tombe  du  bras  d'Ham- 
let,  a  été  travaillée  et  méditée  par  le  maître  avec  une  sorte  de  prédi- 
lection. Dans  les  premiers  croquis  le  livre  était  presque  vertical  :  il 
s'est  incliné  peu  à  peu  jusqu'à  être  tel  que  nous  le  voyons  dans 
l'œuvre  définitive.  Et  dans  cette  seule  position  du  livre,  quelle  ironie! 
C'est  ainsi  que  Delacroix  reprenait  sa  pensée  et  savait  la  mûrir. 

5.  Hamlet  raillant  Ophélie.  «  Nous  sommes  tous  d'insignes  vau- 
riens :  ne  crois  aucun  de  nous,  entre  au  monastère.  »  Cette  pièce 
avait  été  rejetée  de  la  première  publication;  quelques  lourdeurs 
d'exécution  s'y  mêlent  en  effet  à  des  beautés  de  premier  ordre. 
C'est  à  Shakespeare  lui-même  que  Delacroix  a  demandé  l'attitude  de 
son  héros  :  «  Cela  fait,  il  m'a  lâchée,  puis,  la  tête  retournée  sur  son 
épaule,  on  eût  dit  qu'il  trouvait  son  chemin  sans  le  secours  de  ses 
yeux,  car  il  est  sorti  sans  se  servir  d'eux,  et  jusqu'à  la  fin  il  n'a  cessé 
de  diriger  sur  moi  leur  lumière  ».  Hamlet  est  devenu  cruel,  insultant, 
méchant,  brutal  même  :  il  dit  dans  le  texte  de  Shakespeare  bien 
d'autres  choses  que  les  quelques  mots  transcrits  plus  haut;  il  serait 
insupportable  sans  l'infinie  douleur  qui  crispe  ses  traits.  Mais  il 
soulVre  visiblement  autant  que  sa  victime,  plus  qu'elle  peut-être,  et 
c'est  ce  qui  l'absout.  Non  qu'Ophélie  fasse  un  mouvement  :  elle  est 
toute  droite  sur  son  siège,  les  deux  mains  sur  ses  genoux,  le  cou  à 
peine  penché,  les  yeux  clos  :  on  dirait  presque  d'une  statue.  Mais 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX 


205 


quel  grand  geste  désespéré  tut  jamais  éloquent  comme  cette  muette 
attitude:  Toutes  les  fureurs  de  l'orage  sont  exprimées  dans  la  deur 
qu'il  vient  de  briser... 

6.  Scène  des  comédiens.  Étrange  scène,  de  composition  inattendue 
et  comme  orientale;  Hamlet  aux  genoux  d'Ophélie  semble  Don  Juan 
à  ceux  d'Haydée.  Peut-être  cette  pièce  serait-elle  très  brillante  si  elle 
était  mieux  venue  au  tirage,  mais  on  n'en 

trouve  pas  de  bonnes  épreuves,  la  pierre 
ayant  été  bridée  à  la  morsure. 

7.  Scène  de  la  flûte.  «  Voudriez- vous 
jouer  de  cette  flûte?  —  Monseigneur,  je 
ne  puis.  —  Je  vous  en  conjure.  »  Dela- 
croix a  saisi  l'instant  où  Hamlet  raille 
encore,  où  pourtant  l'indignation  grossit 
tellement  en    lui   qu'elle  va    éclater.    La 

pièce,  dans  son  ensemble,  est  pleine  d'élégance,  et  le  jeune  Guil- 
denstern  est  charmant  dans  son  costume  clair  et  sa  pose  de  courtisan; 
mais  derrière  eux  la  figure  de  son  compagnon  porte  déjà  tous  les 
signes  de  l'effroi. 

8.  Hamlet  tente  de  tuer  le  roi.  Vous  avez  bien  présent  à  la  pensée 
le  grand  monologue  du  roi  qui  commence  ainsi  : 

O,  my  offense  is  rank,  it  smells  to  heaven; 
It  luth  the  primai  eldest  curse  upon't, 
A  brother's  murder  !  —  Pray  can  I  not. 


Scène  des  comédiens. 


A  la  fin,  brisé,  le  coupable  tombe  à  genoux;  c'est  alors  qu'entre 
Hamlet.  Ce  qu'il  fallait  montrer,  c'était  l'accablement  du  roi,  c'était 
surtout  la  complexité  des  pensées  d'Hamlet;  le  roi,  vous  n'avez  qu'à 
jeter  les  yeux  sur  cette  figure  de  vieillard  affaissé  dans  son  manteau 
de  pourpre  et  le  front  au  mur;  pour  Hamlet,  Delacroix  avait  trouvé 
d'abord  un  mouvement  différent  :  il  portait  la  main  droite,  l'index 
replié,  à  ses  lèvres;  le  geste  était  fin,  il  n'était  pas  assez  décisif.  Dans 
un  second  croquis  la  main  s'était  abaissée  :  c'était  l'instant  de  calcul 
et  de  doute.  Dans  la  lithographie,  Hamlet  tire  à  demi  son  épée,  de 
telle  façon  pourtant  qu'on  aperçoit  parfaitement  qu'elle  ne  sortira  pas 
du  fourreau.  Cette  figure  d'Hamlet  est  la  plus  violente,  et  l'une  des 
plus  pathétiques  de  la  suite. 


L'ARTISTE 


u.  10,  ii.  Le  ïneurtre  de  Polonius.  —  Le  Médaillon.  —  Le 
cadavre  de  Polonius.  Delacroix  a  consacré  trois  compositions  à  cette 
grande  scène  dernière  du  troisième  acte,  la  plus  belle  peut-être  et  la 
plus  dramatique  de  tout  le  drame.  Il  y  a  peu  de  chose  à  dire  de  la 
première  :  elle  annonce  les  deux  autres.  La  seconde  en  revanche  est 
capitale.  Je  voudrais  citer  toute  la  description  si  adroite  et  si  juste 
qu'en  a  faite  M.  E.  Chesneau.  En  voici  seulement  la  conclusion  :  «  Ne 
«  me  parle  plus,  tes  paroles  m'entrent  dans  l'oreille  comme  autant  de 
«poignards!  Assez,  mon  doux  Hamlet».  C'estlemoment  que  l'artiste 
a  choisi,  le  sommet  de  la  scène.  Le  col  nu,  la  poitrine  palpitante, 
debout  sur  ses  jambes  qui  fléchissent  et  tremblent  sous  lui,  Hamlet 
maintient  sous  le  regard  de  la  reine  le  médaillon  de  son  père.  Elle, 
renversée,  affaissée  dans  sa  pourpre,  elle  se  penche  et  appuie  la  tête 
sur  l'épaule  de  son  fils,  elle  étend  une  main  pour  éloigner  le  cruel 
vengeur,  de  l'autre  elle  étreint  tendrement  le  bras  de  son  enfant,  en 
mère  et  en  suppliante.  Toute  la  douleur  et  tout  l'emportement 
de  cette  magnifique  scène  revivent  dans  cette  composition  admi- 
rable. » 

Je  préfère  encore  la  pièce  qui  suit,  celle  que  j'ai  appelée  Le  cadavre 
de  Polonius.  Aussi    éloquente    d'inspiration    et   de  disposition   que 
Y  Hamlet  raillant  Ophélie,  elle  est  infiniment  supérieure  d'exécution  : 
c'est  pour  moi  la  plus  belle  de  toute  la  suite.  Dans  un  des   croquis 
préparatoires,  on  voyait  Hamlet  devant  le  cadavre,  étonné  et  comme 
pris  de  remords;  c'était  vulgaire.  Dans  un  autre,  Hamlet  avait  pris  le 
cadavre  par  une  jambe  et  le  tirait  à  reculons;  c'était  conforme  au  texte 
de  Shakespeare,  mais  dégoûtant.  Avec  quelle 
netteté,  au  contraire,  et  quelle  mesure  toutes 
les    péripéties   de    la    scène    se    lisent   dans 
l'Hamlet     de     la    composition    définitive  ! 
Comme  ses  traits  boursouflés  rendent  visi- 
bles les  contre-coups  de  passion  qui  l'étouf- 
fent  encore  !  comme  sa  pose  est  élégante  et 
Hamlet  devint  le  cadavre       dédaigneuse  pourtant!    comme   il   écarte   la 
de  Polonius.  tapisserie  d'un  mouvement   facile  et  laisse 

tomber  de  haut  «  sur  cette  guenille  de  vieil- 
lard »  son  regard  à  demi  égaré  et  ses  paroles  méprisantes  :  «  Vrai- 
ment   ce    conseiller  est  maintenant   bien   tranquille,    bien    discret, 


LES  LITHOGRAPHIES  DR  DELACROIX  267 


bien   grave,  lui   qui    vivant    était  un  drôle  si  niais  et  si   bavard  ». 
(E.  Chesneau.) 

12.  La  chanson  d'Ophélie  ne  faisait  pas  partie  de  la  publication  pre- 
mière. On  voudrait  savoir  pourquoi  elle  fut  rejetée.  En  elle-même  la 
pièce  est  jolie.  Ophélie  surtout  est  une  figure  fort  agréable,  à  genoux, 
penchée,  et  soulevant  son  voile  comme  un  linceul  plein  de  fleurs,  pour 
accompagner  sa  chanson  : 

White  lus  shroud  as  the  mountain  snow 
Larded  ail  with  sweetflowers... 

La  composition  ne  me  paraît  avoir  qu'un  défaut  général,  celui  d'être 
peu  d'accord  avec  le  texte  de  Shakespeare.  L'Ophélie  de  Delacroix  se- 
rait aussi  bien  une  Marguerite  en  prison  après  la  faute,  que  la  douce 
enfant  sur  laquelle  on  va  dire  tout  à  l'heure  en  jetant  des  Heurs  sur 
sa  tombe  :  «  Siveets  to  thesweet.  » 

i3.  La  Mort  d'Ophélie  est  un  thème  que  Delacroix  a  plusieurs  fois 
repris,  sans  pourtant  s'écarter  jamais  de  sa  composition  initiale;  ce 
qu'il  y  a  vu,  c'est  un  délicieux  sujet  de 
paysage  humide  et  clair.  Aussi  ne  comprend- 
on  bien  la  lithographie,  si  jolie  qu'elle  soit, 
que  si  l'on  connaît  les  études  peintes,  et  les 
nuances  délicates  de  leurs  colorations;  je 
vous  citerai  particulièrement  celle  où  Ophélie 
porte  une  robe  violet  pâle,  la  plus  charmante  Mort  d'Ophélie. 

à  mon  gré. 

14.  Hamlct  au  cimetière.  Delacroix  a  traité  ce  sujet  au  moins  six 
ou  sept  fois,  dont  deux  en  lithographie.  Vous  n'avez  pas  oublié  le  pre- 
mier Hamlet  en  largeur,  daté  de  1828.  Celui  qui  figure  ici,  se  rap- 
proche, sans  l'égaler,  de  l'admirable  peinture  de  iSSq,  celle  qui  doit 
venir  au  Louvre  par  suite  du  legs  de  M.  Cottier.  Sauf  en  cette  der- 
nière composition,  je  trouve  que  Delacroix  a  toujours  forcé  le  drame 
de  cette  scène,  à  mon  avis  plus  triste  que  violente. 

i5,  16.  La  violence  était  à  sa  place  dans  la  Lutte  cT Hamlet  et  de 
Laertes  sur  la  fosse  d'Ophélie.  Delacroix  l'avait  poussée  à  un  tel 
paroxysme,  qu'il  n'osa  point  sans  doute  publier  cette  pièce  dans  l'édi- 
tion primitive.  Il  eut  tort  pourtant  de  la  retrancher  :  c'est  elle  qui 
donne   la  note  éclatante  et   marque  le  comble  du  trouble,  avant  la 

1889   L'ARTISTE   T.    II  l8 


2f.8  L  ,1  R  TIS  TE 

pièce  finale  du  Duel,  où,  suivant  les  règles  du  drame  antique,  tous  les 
mouvements  tumultueux  de  la  passion  se  recomposent  dans  la  mort 
et  dans  la  beauté  (i). 

Je  vous  ai  dit  quel  avait  été  le  succès  du  Faust  ou  plutôt  son  insuc- 
cès. La  publication  de  VHamlet  eut  un  sort  encore  plus  déplorable. 
Delacroix  l'avait  prise  à  ses  frais;  Villain  était  l'imprimeur,  et  l'édi- 
teur, Gihaut.  Se  défiant  de  sa  spéculation,  sur  laquelle  il  hasardait  la 
somme  encore  grosse  pour  lui  de  cinq  ou  six  cents  francs,  Delacroix 
n'avait  fait  tirer  qu'à  vingt  épreuves  sur  chine,  et  soixante  sur  blanc, 
en  tout  quatre-vingts.  Le  prix  des  premières  était  de  vingt  francs, 
celui  des  secondes  de  quinze  francs  pour  toute  la  suite;  Gihaut  n'en 
vendit  pas  cinq  exemplaires.  On  avouera  qu'il  était  permis  de  se 
décourager  à  moins. 

On  peut  croire  qu'en  effet  Delacroix  se  découragea,  car  la  suite  de 
Gœt{  ne  fut  jamais  achevée.  Il  s'y  était  mis  dès  i836,  et  l'avait  menée 
concurremment  avec  VHamlet  jusqu'au  jour  où  l'échec  misérable  de 
ce  dernier  lui  ôta  toute  espérance;  sept  compositions  seulement  en 
avaient  été  exécutées. 

La  série  de  Gœt\  de  Berlichingen  n'a  point  et  ne  pouvait  point 
avoir  la  portée  morale  de  VHamlet  ni  même  du  Faust.  Le  sujet  par 
sa  nature  s'y  refusait.  En  revanche,  il  offrait  la  plus  abondante  série 
de  situations  dramatiques;  il  entrait  à  merveille  dans  le  goût  exotique 
et  archaïque  du  moment;  il  se  prêtait  comme  nul  autre  aux  riches 
développements  d'une  imagination  éprise  de  mouvement  et  de  cou- 
leur. Delacroix  conçut  ses  compositions  dans  des  intentions  exclusi- 
vement pittoresques,  il  leur  donna  des  dimensions  plus  grandes  que 
celles  de  VHamlet,  et  même  du  Faust;  il  mit  à  leur  exécution  un  soin 
visible,  qui  suffisait  à  leur  faire  dans  son  œuvre  une  importance  un 
peu  méconnue. 

Je  vous  en  décrirai  trois  seulement.  D'abord  celle  qui  représente  le 
vieux  général  écrivant  ses  mémoires.  Au  lieu  de  s'en  tenir  aux  vrais 


(1)  J'ajoute  pour  les  amateurs  que  les  dessins  définitifs  de  presque  toutes  les 
pièces  de  l'Hamlet  ont  été  conservés,  et  que  quatre  d'entre  eus,  ceux  des 
numéros  3,  5,  io  et  i5  sont  reproduits  dans  la  précieuse  publication  des  fac- 
similés  de  M.  Robaut.  Leur  comparaison  avec  les  lithographies  est  donc  à  la 
portée  de  chacun.  On  y  peut  juger  du  point  précis  où  Delacroix  arrêtait  les 
détails  de  son  exécution,  avant  de  se  mettre  à  la  pierre  lithographique. 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX 


26g 


types  allemands  du  xvic  siècle,  que  les  bois  de  l'époque  lui  fournis- 
saient en  abondance,  Delacroix  a  voulu  trouver  pour  son  héros  une 
physionomie  plus  expressive  :  il  y  a  réussi  pleinement.  La  figure  de 
son  Gœtz,  qu'on  prendrait  pour  un  portrait,  tant  elle  est  imprévue  et 
vraie,  rend  avec  éloquence  le  découragement  de  l'homme  de  guerre 
condamné  au  repos.  A  côté  de  lui,  sa  femme  appuyée  au  dossier  de 
son  siège  est  délicieusement  belle  et  familière.  On  croit  entendre  leur 
dialogue.  «  Elisabeth  :  Écris  ton  histoire  que 
tu  as  déjà  commencée;  donne  à  tes  amis  un 
moyen  de  confondre  tes  ennemis,  à  la  posté- 
rité la  joie  de  ne  pas  te  méconnaître.  — 
Gaty  :  Ah!  écrire,  ce  n'est  qu'une  oisiveté 
affairée,  je  n'en  ressens  que  du  dégoût.  » 

Après  cette  page  où  la  mélancolie  du  calme 
est  si  pénétrante,  il  faut  mettre  pour  le  con- 
traste VEnlèvement  de  Weislingen.   C'est  la     Gœt^  écrivant  ses  mémoires. 
plus  furieuse  mêlée  qu'on   puisse   rêver,   la 

rage  de  la  lutte  poussée  jusqu'au  tourbillon.  Mais,  aux  yeux  de  ceux 
qui  aiment  Delacroix,  la  pièce  n'en  a  que  plus  de  prix.  On  y  étudiera, 
comme  nulle  part,  ce  dessin  du  maître,  en  son  temps  si  méconnu,  si 
éloquent  néanmoins  avec  ses  lignes  qui  ondulent  comme  le  drapeau 
dans  la  bataille. 

Mais  la  plus  belle,  selon  moi,  des  pièces  du  Gœ%  et  la  plus  saisis- 
sante, c'est  Gœti  recueilli  par  les  Bohé- 
miens. Elle  serait  digne  de  Rembrandt  par- 
le pathétique  autant  que  par  l'effet.  Vous 
vous  rappelez  le  sujet  :  c'est  vers  la  fin  du 
drame;  Gœtz  a  repris  son  épée  et  sa  vie 
d'aventures.  Tout  à  coup    nous    sommes 
transportés   dans    la    lande   déserte.    Les 
Bohémiens,  race  nomade,  séparée  du  reste 
du  peuple,  indifférente  à  ses  maux,  causent 
dans   leur    camp    et    se    racontent    leurs 
prises.  C'est  alors  que   Gœtz  égaré,  san- 
glant, épuisé,  paraît   et  demande   secours  à  ces   malheureux    qu'il 
défendra  tout  à  l'heure.  Delacroix  a  fait  son   Gœtz  beau  comme  un 
Christ  humain.  Avec  quelle   profonde  mais  virile  mélancolie,  il  se 


Gœt\  recueilli  par  les 
Bohémiens . 


27o  L'ARTISTE 

laisse  aller  sur  son  cheval,  et  s'abandonne  à  son  sauveur!  Avec  quelle 
sollicitude  et  quelle  charité  le  chef  des  Bohémiens,  une  sorte  de 
moujick  en  costume  des  pays  d'Orient,  le  recueille  et  le  touche! 
Toute  la  vie  de  guerre  est  là,  avec  les  sentiments  de  pitié  et 
de  fraternité  qu'elle  fait  jaillir  des  cœurs  les  plus  rudes.  A  quoi 
bon  dire  encore  que  le  cadre  est  digne  du  tableau  :  les  personnages 
accessoires,  jeunes  Bohémiens  de  l'autre  côté  du  cheval,  femmes 
par  derrière,  aussi  bien  que  le  paysage  assombri  par  l'heure,  et  le 
ciel  qu'un  reste  de  jour  éclaire  à  l'horizon? 

Delacroix  ne  fit  tirer  son  Gœt~  qu'à  un  tout  petit  nombre  d'épreuves, 
pour  lui-même  et  pour  quelques  amis;  c'est  ce  que  nous  apprend  une 
lettre  à  Villain  du  6  décembre  1843(1842?).  La  publication  partielle 
qui  a  mis  quatre  des  sept  pièces  dans  le  commerce  n'eut  lieu  que 
depuis  sa  mort,  sur  un  tirage  de  Bertauts.  Tous  les  croquis  des 
marges  n'y  ont  même  pas  été  effacés. 

Mais  on  sait  que  les  compositions  du  Gœt\  servirent  à  Delacroix 
pour  une  autre  tentative.  En  1845,  quatre  d'entre  elles  paraissaient 
dans  le  Magasin  pittoresque,  dessinées  sur  bois  par  lui-même,  et 
gravées  sur  ces  dessins  par  les  graveurs  ordinaires  de  la  revue  de 
M.  Charton.  Comparer  ces  bois  aux  lithographies,  c'est  une  fois  de 
plus  saisir  le  travail  de  la  pensée  du  maître,  et  sa  façon  de  revenir  sur 
l'inspiration  première.  Deux  sont  justement  la  reproduction  des  litho- 
graphies que  je  viens  d'analyser.  Dans  le  Gœt\  écrivant  ses  mémoires, 
les  changements  sont  tous  de  détail.  Le  groupe  est  resserré,  les  cos- 
tumes sont  plus  fidèles,  les  attitudes  mieux  définies,  notamment  celle 
d'Elisabeth,  les  draperies  plus  libres;  en  revanche  la  figure  de  Gœtz 
a  perdu  de  son  individualité,  elle  est  plus  rude,  plus  simple.  Elisa- 
beth, autrement  coiffée,  est  beaucoup  moins  jolie,  elle  a  peut-être 
plus  de  grandeur.  En  un  mot,  la  lithographie  est  d'une  inspiration 
plus  fraîche,  le  bois  d'une  correction  plus  mûrie  :  au  goût  de  chacun 
de  se  prononcer  entre  les  deux  ouvrages.  Dans  le  Gœt-  clie^  les  Bohé- 
miens, les  variantes  sont  bien  plus  accentuées.  Le  paysage  si  expres- 
sif de  la  lithographie  disparaît  :  le  ciel  du  soir,  la  couleur  rembra- 
nesque  de  l'ensemble  sont  abandonnés.  Plus  de  jeunes  Bohémiens 
derrière  le  groupe  principal,  ni  de  femmes  sur  la  gauche  :  seulement 
une  petite  fille,  charmante  il  est  vrai,  mais  qui  n'est  là  que  pour  l'ef- 
fet pittoresque.  Delacroix  a-t-il  pensé  que  la  gravure  sur  bois  serait 


LES    LITHOGRAPHIES    DE    DELACROIX 


impuissante  à  rendre  les  effets  si  beaux  que  la  pierre  lui  avait  don- 
nés? ou  bien  sous  l'empire  d'autres  idées,  a-t-il  voulu  s'en  tenir  exclu- 
sivement aux  exemples  des  vieux  maîtres  du  bois? 

Il  n'est  pas  douteux  qu'à  cette  époque  un  travail  en  ce  sens  ne  se 
soit  fait  dans  sa  pensée.  L'article  explicatif  qui  accompagne  les  bois 
du  Gcetz,  contient  en  effet  à  son  début,  les  lignes  suivantes  :  «  Celui 
qui  vient  retracer  les  mœurs  simples  mais  énergiques  du  moyen  âge, 
doit  se  garder  d'employer  les  crayons  moelleux  qui  conviennent  aux 
bergeries.  C'est  avec  une  pointe  de  fer  qu'il  burinera  les  traits  des 
vieux  héros,  rudes  et  inflexibles  comme  leurs  armures.  On  pourrait 
dire  d'ailleurs  que,  pour  donner  une  idée  fidèle  de  la  vie  dans  les 
siècles  passés,  on  ne  saurait  mieux  faire  que  de  montrer  les  hommes, 
à  peu  près  tels  que  les  représentaient  les  artistes  de  leur  temps. 

«  De  quel  style,  par  exemple,  la  gravure  sur  bois  eût-elle  figuré,  au 
xvi°  siècle,  l'histoire  de  Berlichingen  à  la  main  de  fer?  C'est  la  ques- 
tion que  M.  Eugène  Delacroix  semble  avoir  voulu  résoudre  dans 
quatre  esquisses  qu'il  a  faites  sur  bois  à  notre  intention,  et  où  l'on 
retrouvera  la  naïveté,  la  large  manière  et  toutes  les  fortes  qualités  des 
anciens  maîtres.  Pour  un  essai  semblable  il  était  impossible  de  faire 
choix  d'un  meilleur  sujet...  »  (Magasin  pittoresque,  i8q5,  page  140.) 
Des  paroles  aussi  nettes  ne  sauraient  êtres  prises  pour  un  simple 
développement  littéraire  :  visiblement  elles  traduisent  les  idées  de 
Delacroix.  Occupé  de  ses  grands  travaux  du  Palais-Bourbon  et  du 
Luxembourg,  il  se  trouvait  naturellement  ramené  à  Rubens  et  par  là 
aux  bois  de  Christophe  Jegher.  Il  était  vivement  frappé  de  leurs  qua- 
lités de  force  et  de  style;  il  les  étudiait  assidûment,  et  s'en  pénétrait 
jusqu'à  faire  des  copies  peintes  de  Rubens  d'après  eux  (1).  Surtout  il 
leur  empruntait  une  façon  particulière  de  dessiner  à  la  plume  dont 
nous  avons  l'exemple  complet  dans  la  dernière  de  ses  œuvres  sur 
pierre,  la  brillante  autographie  d'Hercule  et  Antée  ;  rude  méthode, 
aujourd'hui  peu  comprise  de  la  foule,  mais  qui  satisfaisait  autrefois 
Titien  et  Rubens;  larges  hachures,  brusques,  sommaires,  rapides, 
mais  toujours  dictées  par  le  sens  de  la  forme,  incomparables  surtout 
pour  faire  vibrer  la  lumière  dans  l'irrégularité  des  tailles. 

Au  reste,  cette  autographie  d'Hercule  et  Antée  mérite  bien  de  nous 


ii)  Suzanne  au  bain.  (Numéro  ii-j  du  catalogue  de  M.  Robaut. 


272  L'ARTISTE 


arrêter  à  plus  d'un  titre.  Elle  n'est  pas  seulement  Tunique  sujet 
mythologique  et  décoratif  que  Delacroix,  ait  mis  sur  pierre,  elle  est 
aussi,  dans  cet  ordre,  une  de  ses  compositions  les  plus  grandioses  et 
les  plus  belles.  Les  reliefs  ont  réellement  une  ampleur  sculpturale. 
On  sait  que  de  fois,  en  présence  d'œuvres  de  Delacroix,  Préault, 
Barye,  Mène,  tous  nos  grands  sculpteurs  d'esprit  ouvert  se  sont 
écriés  :  «  Cet  homme  était  autant  sculpteur  que  peintre.  »  Tout  à 
l'heure  j'avais  mis  en  regard  le  noble  groupe  de  Jean  Bologne,  l'Enlè- 
vement des  Sabines,  gravure  en  clair  obscur  d'A.  Andréani.  Dans  les 
deux  ouvrages,  c'était  une  entente  égale  de  l'équilibre  des  masses,  une 
égale  puissance  dans  le  développement  des  lignes.  Par  un  point  seu- 
lement, dans  ces  deux  arts  si  divers,  Delacroix  l'emporte;  il  y  a  chez 
lui,  si  j'ose  ainsi  parler,  plus  de  nature,  moins  de  facture.  En  regar- 
dant le  maître  du  xvie  siècle,  ce  sont  toutes  les  merveilleuses  traditions 
de  l'art  italien  qui  vous  reviennent  à  la  pensée.  Devant  le  maître  de 
nos  jours,  on  oublie  presque  l'art,  pour  ne  penser  plus  qu'à  cette 
bestiale  et  grandiose  bataille  entre  deux  êtres  surhumains  dont  l'un 
étouffe  l'autre  dans  ses  bras,  tandis  que  la  Terre,  sa  mère,  assiste, 
impuissante  et  farouche,  à  sa  défaite. 

Nous  voici  au  bout  de  cette  revue,  trop  longue  peut-être,  non  de 
toutes  les  lithographies  de  Delacroix,  mais  des  principales,  j'entends 
de  celles  qui  m'ont  paru  le  mieux  représenter  sa  pensée.  Ai-je  achevé 
cependant  de  vous  les  faire  connaître?  c'est  le  propre  des  vrais  grands 
hommes  de  soulever  autour  d'eux  mille  questions  et  de  laisser,  dans 
ce  qu'ils  ont  fait,  un  sujet  de  méditation  inépuisable.  On  a  dit  de 
l'œuvre  de  Rembrandt  que  c'était  un  monde.  C'en  est  un  aussi  que 
l'œuvre  que  je  viens  d'analyser,  avec  cette  différence  que  Delacroix 
est  encore  tout  près  de  nous,  et  que  sur  ses  travaux  comme  sur  lui- 
môme,  nous  avons  une  abondance  de  renseignements  qui  manquent 
totalement  sur  la  personne  de  Rembrandt  et  sur  ses  ouvrages.  Je 
dois  m'arrêter  pourtant,  et  ne  veux  plus  ajouter  que  quelques  mots 
concernant  exclusivement  le  lithographe. 

Un  fait  est  évident  :  c'est  qu'une  lithographie  de  Delacroix  se 
reconnaît  à  première  vue.  A  la  rigueur,  telle  lithographie  de  Bouquet 
d'après  Decamps  (je  cite  exprès  un  des  maîtres  les  plus  accentués) 
pourrait  être  prise  pour  une  pièce  originale.  Je  ne  connais  rien  de 


LES    LITHOGRAI'Hir.S    1>F.    HKLACROIX 


personne  qui  puisse  être  pris  pour  un  Delacroix.  Delacroix  litho- 
graphe (je  ne  parle  pas  du  peintre)  a  donc  une  manière.  Cependant, 
aussitôt  qu'on  y  regarde  de  près  et  que  l'on  compare  les  pièces 
diverses  du  maître  pour  définir  cette  manière,  on  est  surpris.  On 
cherche  les  points  de  ressemblance  dans  la  facture,  dans  les  effets 
désirés  et  obtenus,  dans  le  goût  général  de  l'exécution,  et  l'on  ne 
trouve  pas.  C'est  une  variété  sans  fin  dans  le  procédé,  un  recommen- 
cement infatigable  de  tentatives,  toujours  aussi  vite  abandonnées.  On 
croirait  que  le  maître  apporte  une  sorte  de  coquetterie  à  se  déprendre 
de  toute  habitude.  Il  est  précis,  non  sans  sécheresse,  dans  la  Consul- 
tation; il  est  d'une  richesse  et  d'un  éclat  incomparable  dans  le  Faust. 
il  est  coloré  dans  YHamlcl  et  souvent  d'une  extrême  transparence.  Il 
s'en  tient,  dans  toutes  les  pièces  qui  précèdent,  aux  seuls  effets  du 
crayon,  et  dans  le  Gœt\,  il  semble  aspirer  à  ceux  de  la  peinture  qu'il 
atteint  réellement  dans  ses  lions  et  ses  tigres.  Ainsi,  même  quand  il 
vient  d'affirmer  sa  pensée  avec  la  plus  fière  certitude,  il  reste  comme 
incertain  sur  le  mode  de  l'exprimer.  Il  trouve  bien  une  formule  et 
dix  formules,  toutes  originales  et  du  plus  vif  intérêt;  aucune  ne 
paraît  lui  donner  une  satisfaction  définitive. 

Alors  on  est  bien  forcé  d'en  venir  à  cette  conclusion  singulière  et 
vraie  pourtant  :  c'est  que  le  seul  lien  par  où  l'œuvre  de  Delacroix 
forme  un  tout  si  énergique,  c'est  son  dessin;  que  c'est  lui  qui  donne 
aux  moindres  croquis  l'effet,  le  caractère,  la  vie,  et  qu'il  est  aussi 
impossible  de  confondre  que  de  méconnaître.  Et  avec  cette  notion 
nouvelle  que  de  choses  s'expliquent,  qui  sans  cela  paraissent  inexpli- 
cables! En  voici  deux  :  l'absence  d'origines  à  tout  cet  œuvre  si 
important  et  si  admirable;  l'absence  d'école  aussi  et  d'influence  sur  le 
sort  de  l'art  lithographique.  Seul  peut-être  des  hommes  de  son 
temps,  Delacroix  ne  doit  rien  ni  à  Géricault  ni  à  Bonington  ses  amis, 
ni  à  Charlet  qu'il  a  tant  admiré.  On  a  parlé  de  Goya,  parce  que  les 
Taureaux  de  Bordeaux  se  sont  trouvés  à  sa  vente,  mais  il  faudrait 
des  points  d'imitation  ou  de  simple  ressemblance.  Vainement  on  ten- 
tera de  prouver  le  contraire  :  Delacroix  en  lithographie  s'est  fait  lui- 
même,  et  ce  n'est  pas  un  des  moindres  charmes  de  ses  productions 
que  cette  continuelle  invention  du  procédé  suivant  le  besoin  ou  le 
caprice  de  l'inspiration  naissante.  Pas  plus  d'élèves,  enfin,  que  de 
maîtres  :  c'est  au  plus  beau  moment  de  sa  carrière,  nous  l'avons  vu, 


274 


L'ARTISTE 


que  Delacroix  laisse  échapper  de  sa  main  le  crayon  lithographique  : 
c'est  au  moment  où  tout  ce  qu'il  y  a  d'artistes  de  talent  s'essaye  à  son 
tour  sur  la  pierre.  Quelqu'un  se  trouvc-t-il  qui  profite  des  enseigne- 
ments qu'un  maître  reconnu,  un  peintre  chef  d'école  vient  de  jeter  à 
pleines  mains  dans  le  Gœt^,  dans  l'Hamlet,  dans  tant  de  pièces  admi- 
rables et  même  admirées?  Non,  tous  obéissent  à  une  autre  direction, 
et  littéralement  Delacroix  lithographe  a  passé  seul  au  milieu  de  son 
temps.  Y  a-t-il  perdu  quelque  chose,  et  peut-on  dire  que  la  solitude 
ait  jamais  fait  tort  à  la  grandeur? 

GERMAIN     HÉDIARD. 


DONATELLO  (I) 


IV 


côté  des  quatre  bas-reliefs  du 
Santo  de  Padoue,  on  doit  grou- 
per divers  bas-reliefs  qui  mar- 
quent un  pas  de  plus  dans  la 
voie  expressive  :  ce  sont  les  Pieta 
de  Padoue  et  de  Londres,  et  la 
grande  Mise  au  tombeau  de  Pa- 
doue. Les  deux  Pieta  sont  des 
compositions  très  simples  et  très 
émouvantes,  représentant  le  Christ 
mort  soutenu  par  des  enfants  qui 
pleurent.  Quant  à  la  Mise  au  tombeau,  c'est  une  magistrale  com- 
position se  développant  avec  ampleur  dans  une  violence  d'effet  que 
Rubens  seul  a  pu  égaler. 

A  la  même  série  appartiendrait  la  Mise  au  tombeau  de  Vienne, 
mais  un  peu  de   froideur  dans  la   composition,   la  monotonie  des 


(ij  Voir  L'Artiste  de  juillet,  août  et  septembre  (1889,  II,  17,  118  et  iGij 


2J0 


L'ARTISTE 


attitudes,  l'abus  des  visages  tournés  de  profil,  le  type  romain  trop 
accusé  peuvent  faire  douter  de  l'authenticité  de  cette  œuvre,  qui  dans 
tous  les  cas  doit  être  tenue  pour  très  inférieure  à  la  Mise  au  tombeau 
de  Padoue  (i). 

Avant  de  quitter  Padoue  et  de  parler  des  derniers  bas-reliefs  faits 
a  Florence  par  Donatello,  il  convient  d'ouvrir  une  parenthèse  pour 
signaler  la  statue  équestre  de  Gattamelata,  œuvre  qui  avait  motivé  la 
venue  de  Donatello  à  Padoue.  Je  ferai  remarquer  particulièrement,  à 
l'appui  de  la  thèse  que  je  soutiens  ici,  avec  quelle  scrupuleuse  fidélité, 
Donatello  se  soumet  aux  indications  du  modèle.  Dans  cette  statue 
tout  est  emprunté  à  la  nature.  Le  type  du  cheval,  quoi  qu'on  en  ait 
dit,  est  sans  aucun  rapport  avec  les  chevaux  grecs  ou  romains.  C'est 
une  monture  énorme,  comme  l'était  la  race  créée  pour  porter  des 
harnais  de  guerre,  tout  bardés  de  fer.  Dans  le  harnachement  du 
cheval,  dans  le  costume  du  cavalier,  pas  une  trace  d'emprunt  à  l'art 
antique.  On  peut  admirer  sans  restriction  l'allure  frémissante  du 
cheval,  la  pose  si  simple  et  si  noble  du  Gattamelata  et  la  tète  qui  est 
un  morceau  hors  ligne,  digne  pendant  du  Pogge  et  du  Zticchone. 

A  Padoue,  Donatello  eut  auprès  de  lui  un  certain  nombre  d'élèves 
dont  on  sait  les  noms  :  Giovanni  de  Pise,  Antonio  Celino,  Urbano  de 
Cortone  et  Francesco  del  Valente.  Le  nombre  de  ces  élèves  a  été 
accru  par  suite  d'une  singulière  méprise.  Dans  un  des  bas-reliefs  du 
Santo  (celui  de  l'Avare),  sur  deux  pierres  sépulcrales,  on  relève  lès 
inscriptions  suivantes  : 

S  Di  pie  S  Ant 

RO    ET    BA  DI    GIO 

KTOLOM  DE    SE 

EO  E   SVOV 
E    SUO 

Ces  mots  de  pure  fantaisie,  qui  n'ont  d'autre  but  que  de  figurer 

(i)  Je  dois  dire  ici  que  M.  Tschudi,  dont  l'opinion  a  tant  de  valeur,  ne  met 
pas  en  doute  l'authenticité  du  bas-relief  de  Vienne.  «  C'est,  dit-il,  une  riche 
composition  parfaitement  ordonnée,  d'une  éloquence  entraînante  et  d'une  telle 
certitude  et  excellence  d'exécution  qu'elle  laisse  transparaître  en  tous  les  points 
la  main  du  maître.  Toutefois  l'influence  de  l'art  antique  est  ici  plus  sensible  que 
dans  tous  les  autres  bas-reliefs  de  Donatello.  »  Par  contre  l'œuvre  est  tenue 
pour  apocryphe  par  M.  Gaetano  Milanesi,  l'éminent  historien  de  l'art  florentin. 


^■a^vapy^y-y-y  y  y  y-y  v  y-y-  v  y  Y  y-Y  V  Y  Y  YY^Y^-Y-V 


DONATELLO  "77 


une  inscription  tombale,  ont  été  lus  ainsi  :  Serdi  Pietro  e  Bartolomeo 
et  suorum.  Ser  Antonio  di  Giovanni  de  Senis  et  suorum.  Et  à  la  suite 
de  cette  lecture  on  a  donné  le  jour  à  des  artistes  qui  n'ont  jamais 
existé.  Cette  erreur, créée  par  Gonzati  et  acceptée  par  tous  les  écrivains, 
vient  d'être  réfutée  par  M    Venturi  (Rivista  critica). 

Nous  rapprocherons  des  bas-reliefs  de  Padoue  les  deux  portes  de 
Saint-Laurent  à  Florence,  portes  faites  immédiatement  avant  la 
période  padouane  ou  dès  le  retour  de  Donatello  à  Florence.  Un  pur 
bijou  ces  deux  portes;  aucune  œuvre  de  Donatello  ne  révèle  plus  la 
finesse  de  son  intelligence  et  les  infinies  ressources  dont  il  disposait. 
Ayant  une  porte  à  exécuter,  Donatello  reste  fidèle  à  la  tradition  des 
grands  artistes  du  moyen  âge  et,  sans  suivre  les  errements  de 
Ghiberti,  il  conserve  la  division  régulière,  nettement  marquée,  qui 
résulte  de  l'assemblage  des  diverses  pièces  de  bois  formant  une  porte. 
Chaque  battant  est  divisé  en  cinq  compartiments,  entourés  chacun 
d'une  large  bordure.  Se  rappelant  les  formes  simples,  si  décoratives, 
des  dyptiques  consulaires  et  des  ivoires  bysantins,  Donatello  n'em- 
ploie pour  toute  décoration  que  deux  personnages  debout,  motif  qui, 
en  se  reproduisant  uniformément  dans  chaque  caisson,  donne  à  la 
porte  un  grand  effet  décoratif.  Et  pour  savoir  de  quelles  ressources 
peut  disposer  le  génie  inventif  d'un  artiste,  il  faut  voir  comment 
Donatello,  sans  rompre  les  lois  de  l'harmonie,  a  pu  varier  un  thème 
aussi  uniforme.  Remarquons  que  Donatello  a  construit  deux  portes 
sur  le  même  modèle  et  que  le  motif  est  reproduit  vingt  fois  sans  être 
jamais  le  même.  Ces  deux  personnages  qui  marchent,  pensent,  écri- 
vent, causent,  discutent,  tantôt  gravement,  tantôt  avec  la  plus  vive 
animation,  créés  avec  tout  l'esprit  de  Donatello,  révélant  sa  merveil- 
leuse habileté  dans  l'art  de  modeler  une  main,  un  pied,  une  figure, 
un  bout  d'étoffe,  sont  un  des  plus  fins  régals  qui  puissent  réjouir 
l'œil  d'un  artiste. 

Nous  signalerons  la  frappante  analogie  qui  existe  entre  les  portes 
de  Saint-Laurent  et  un  des  bas-reliefs  sculptés  par  Luca  délia  Robbia 
au  Campanile  de  Florence.  Dans  ce  bas-relief,  un  des  chefs-d'œuvre 
de  l'art  florentin,  où  la  Philosophie  est  représentée  par  deux  person- 
nages debout,  discutant  avec  violence,  Luca  délia  Robbia  a  fait 
preuve  d'une  énergie  et  d'une  gravité  qui  ne  lui  est  pas  habituelle. 
On   pourrait  se  demander    qui,    de    Donatello    ou    de    Luca    délia 


278  L'ARTISTE 


Robbia,  a  eu  la  primeur  de  cette  idée  qui  s'épanouit  si  largement 
dans  les  portes  de  la  sacristie  de  Saint-Laurent,  et  qui  se  trouve  déjà 
indiquée  dans  les  stucs  faits  par  Donatello  pour  le  dessus  des  portes 
de  cette  sacristie.  Le  bas-relief  de  Luca  délia  Robbia  et  les  stucs  de 
Saint-Laurent  sont  à  peu  près  de  la  même  époque,  de  14'i-  à  1  140, 
A  raison  du  caractère  anormal  que  présente  dans  l'œuvre  de  Luca 
délia  Robbia  le  bas-relief  du  Campanile,  il  est  permis  d'affirmer 
que  c'est  lui  qui  s'est  inspiré  de  Donatello.  Et  dans  cet  ordre  d'hy- 
pothèses pour  prouver  l'autorité  de  Donatello  sur  Luca  délia  Robbia, 
je  rappellerai  ce  fait  singulier  qu'en  1438  Donatello  a  fait  un  modèle 
en  cire,  de  figures  et  d'histoires,  pour  un  autel  de  marbre  que  Luca 
délia  Robbia  devait  sculpter  au  Dôme  de  Florence. 

Nous  arrivons  enfin  à  la  dernière  œuvre  de  Donatello,  aux  Chaires 
de  Saint-Laurent  qui  sont  comme  le  résumé  de  toutes  ses  recherches 
et  de  toute  sa  science  :  œuvre  belle  entre  les  plus  belles,  dessinée 
comme  un  Albert  Durer,  mouvementée  comme  un  Rubens,  profonde 
comme  un  Rembrandt,  dramatique  comme  un  Jean  Bellin.  Il  n'y  a 
plus  trace  ici  d'art  conventionnel  ;  aucune  figure  ne  vient  étaler  des 
grâces  inutiles  et,  au  milieu  d'une  scène  dramatique,  faire  parade  de 
son  élégance.  Pas  un  détail  qui  détourne  l'œil  et  la  pensée;  chaque 
trait,  chaque  forme  est  comme  un  clou  qui  enfonce  plus  avant 
l'émotion. 

Il  est  fort  intéressant  de  comparer  les  bas-reliefs  de  Saint-Laurent 
avec  ceux  de  Padoue.  Ces  œuvres  sont  séparées  par  quelques  années 
à  peine;  mais  Donatello  a  des  ressources  si  variées,  il  renouvelle  si 
constamment  son  art  en  le  perfectionnant  que  ces  deux  séries  de  bas- 
reliefs  n'ont  presque  rien  de  commun  entre  elles.  Comparée  à  celle 
de  Padoue,  l'œuvre  de  Saint-Laurent  marque  un  pas  en  avant  dans 
la  voie  de  l'art  libre.  Ici  la  pensée  est  souveraine  maîtresse;  tout, 
absolument  tout,  lui  est  subordonné.  Aussi  le  bas-relief  prend  une 
variété  de  composition,  un  accent  de  vérité,  une  puissance  expressive 
que  les  bas-reliefs  de  Padoue  n'avaient  pas.  L'œuvre  de  Padoue  a  en 
propre  une  exécution  extrêmement  finie.  Donatello  entouré  de  nom- 
breux élèves,  a  accumulé  les  difficultés  du  travail,  chargeant  les  fonds 
à  l'excès,  multipliant  les  détails.  A  Saint-Laurent  l'œuvre  est  plus 
simple,  la  main  du  maître  est  plus  apparente  et  son  âme  parle  plus 
haut.  Les  quatre  bas-reliefs  du   Santo  étaient  construits  à  peu  près 


DONATELLO 


sur  le  même  modèle;  ici  chaque  bas-relief  est  déforme  différente  et 
de  la  forme  la  plus  imprévue,  et  rien  dans  l'art  moderne  n'est  plus 
libre  et  plus  beau  que  le  Christ  devant  Pilate,  la  Mise  au  tombeau 
et  la  Descente  de  croix  (i). 

Relativement  à  ces  deux  chaires,  il  se  passe  un  fait  bien  singulier. 
On  en  parle  légèrement  et  un  peu  vite  dans  les  livres;  et  ce  discrédit 
vient  de  ce  que  Vasari  a  prétendu  que  les  chaires  laissées  inachevées 
par  Donatello  ont  été  terminées  par  Bertoldo  son  élève.  Mais  il  suffit 
de  voir  les  bas-reliefs  de  Saint-Laurent  pour  comprendre  que  la 
pensée  première  et  l'exécution  du  plus  grand  nombre  des  bas-reliefs 
révèlent  le  génie  de  Donatello  dans  toute  sa  puissance  (2).  On  con- 
naît mal  Bertoldo;  mais  le  peu  que  l'on  possède  de  lui  :  une 
Médaille  de  Mahomet,  un  groupe  le  Bellérophon  et  Pégase  de  la 
collection  Ambras  de  Vienne,  et  un  bas-relief  des  Uffizzi,  ne  permet 
pas  de  lui  assigner  une  place  prépondérante.  Au  surplus  Bertoldo 
nous  apparaît  comme  un  des  maîtres  les  plus  éloignés  de  la  fougue 
réaliste  de  Donatello,  et  comme  un  de  ceux  qui  portent  la  respon- 
sabilité d'avoir  détourné  l'art  italien  de  sa  voie  pour  le  mettre  à 
la  remorque  de  l'art  antique.  C'est  dans  l'atelier  de  Bertoldo, 
directeur  des  Antiques  de  la  collection  des  Médicis,  que  Fra  Bar- 
tholomeo  et  Michel-Ange  prirent  le  goût  des  draperies  lourdes,  des 
formes  tourmentées  ou  sans  précision,  qui  perdirent  l'école  italienne 
en  la  détournant  de  l'étude  de  la  nature  pour  l'immobiliser  dans  l'imi- 
tation du  passé. 

Ne  cherchons  donc  pas  à  diminuer  la  part  de  Donatello  dans 
l'œuvre  de  Saint-Laurent.  Le  froid,  le  solennel,  le  Romain  Bertoldo 

(1)  Comment  peut-il  se  faire  que  notre  e'cole  de  sculpture  moderne  ait  si 
absolument  renoncé  au  bas-relief,  une  forme  d'art  si  admirable  ?  Avec  le  bas- 
relief,  le  sculpteur  double  les  ressources  de  son  art.  Comme  le  peintre,  il  peut 
grouper  des  personnages,  varier  ies  lignes  à  l'infini  et  développer  les  grands 
sujets  historiques.  Et  pour  se  placer  au  point  de  vue  pratique,  qui  tient  une  si 
grande  place  dans  le  développement  de  l'art,  le  bas-relief  a  ce  dernier  avantage 
de  correspondre  beaucoup  plus  que  la  grande  statuaire  aux  besoins  de  la 
civilisation  moderne.  Nos  petits  appartements  se  prêtent  mal  à  recevoir  de 
grandes  statues;  mais  tous  nos  salons  pourraient  être  décorés  avec  un  bas-relief 
comme  ils  le  sont  avec  un  tableau. 

(2)  Deux  bas-reliefs  paraissent  inférieurs  aux  autres  :  Jésus  au  jardin  des 
Oliviers  et  la  Descente  du  Saint-Esprit:  si  quelques  bas-reliefs  ont  été  achevés 
par  Bertoldo  après  la  mort  de  Donatello,  ce  sont  ceux-là. 


28o  L'ARTISTE 

n'y  est  pour  rien.  C'est  du  Donatello  dans  toute  sa  pureté,  c'est   la 
Heur  de  son  art  (i). 

En  étudiant  cette  œuvre  immense  de  Donatello  qui  aurait  fait  la 
fortune  de  dix  sculpteurs,  nous  n'avons  encore  rien  dit  de  ce  qui  fut 
une  des  préoccupations  les  pius  constantes  de  sa  vie,  son  amour  pour 
les  petits  enfants.  Personne  ne  les  a  plus  aime's,  et  seul  Rubens  a  su 
leur  faire  une  aussi  large  place  dans  ses  œuvres.  Si  l'on  voulait  comp- 
ter les  enfants  éclos  sous  le  ciseau  de  Donatello,  c'est  par  centaines 
qu'il  faudrait  le  faire.  Il  a  composé  des  œuvres  entières  avec  des 
motifs  enfantins,  telles  que  les  Rondes  de  la  chaire  du  Prato  et  de  la 
Cantoria  du  Dôme  de  Florence,  les  Porteurs  de  guirlandes  de  la  sa- 
cristie du  Dôme,  les  Jeux  bachiques  du  piédestal  de  la  Judith,  les 
Musiciens  de  Padoue;  en  outre,  il  n'est  pour  ainsi  dire  pas  une  seule 
de  ses  œuvres  où  une  petite  place  ne  leur  soit  réservée.  Partout, 
même  là  où  sa  présence  est  la  plus  inattendue,  un  enfant  se  voit 
comme  une  signature.  A  Vienne,  dans  le  Festin  d'Hérode,  le  bour- 
reau met  en  fuite  deux  enfants  tout  épouvantés;  à  Padoue,  dans  les 
foules  qui  assistent  aux  miracles  du  saint,  toujours  quelque  enfant  est 
pendu  aux  jupes  de  sa  mère.  Même  dans  les  Pieta,  dans  un  motif  où 
personne  n'a  songé  à  les  faire  intervenir,  Donatello  en  fait  des  acteurs 
principaux,  et  sur  le  corps  du  Christ  il  verse  les  larmes  des  petits 
enfants. 

Donatello  devait  apporter  dans  l'observation  de  l'enfant  cette  lumi- 
neuse intelligence  qui  brille  dans  la  moindre  de  ses  œuvres.  L'idée 
essentielle  qu'il  s'en  est  faite  est  que  l'enfant  est  un  être  qui  bouge  et 

(i)  Voici  l'indication  des  sujets  des  deux  chaires  : 

Partie  ante'rieure  :    Crucifixion.  —  Descente  de  croix.  Donatello. 
Partie  latérale  :          Mise  au  tombeau.  Id. 

Id.  Le  Christ  devant  Caïplie  et  Pilate.        Id. 

Partie   poste'rieure  :  Jésus  au  jardin  des  Oliviers.  Id. 

Id.  Saint  Marc.  —  La  Flagellation.  Bois  du  xvic  siècle. 

Partie  ante'rieure  :    Le  Christ  aux  limbes.  —   Résur- 
rection. —  Ascension.  Donatello. 
Partie  latérale  :          Les  Maries  au  sépulcre.  Id. 

Id.  Descente  du  Saint-Esprit.  Id. 

Partie   postérieure  :  Martyre  de  saint  Laurent.  Id. 

Id.  Saint  Luc. — Jésus  insulté.  Bois  du  xvic  siècle. 


DONATELLO 


qui  crie.  Là  où  tant  d'autres  ne  voient  qu'une  jolie  poupée  rose  tou- 
jours gracieuse  et  riante,  Donatello  voit  la  vie  naissante,  l'activité  d'un 
organisme  jeune,  le  bruit  et  l'action.  Comme  elle  court,  comme  elle 
saute,  cette  longue  farandole  qui  se  déroule  sur  la  chaire  de  Prato  et 
la  Cantoria  de  Florence;  comme  ils  sont  fous  les  petits  vendangeurs 
de  la  Judith;  comme  ils  chantent  bien  les  musiciens  de  Padoue  ;  comme 
ils  ont  peur  à  Sienne;  comme  ils  pleurent  dans  les  Pie/a;  comme  ils 
sont  hardis  ou  craintifs  sur  les  corniches  du  Dôme  et  de  Santa  Croce! 
Quel  monde  turbulent  et  quelle  variété  !  Le  secret  du  génie  de  Dona- 
tello est  dans  l'intensité  de  son  observation,  sa  fidélité  à  la  nature  et 
l'accord  intime  entre  l'œuvre  et  la  pensée.  Place-t-il  des  enfants  sur 
une  corniche?  il  pense  aussitôt  aux  divers  sentiments  que  fera  naître 
cette  situation  anormale;  chez  les  uns  la  peur,  chez  d'autres  la 
jactance,  et  au  lieu  d'une  œuvre  banale  nous  avons  une  œuvre 
qui  vit. 

Il  nous  reste  une  question  à  traiter,  la  plus  délicate  de  toutes,  la  plus 
obscure.  Jusqu'ici  en  parlant  de  Donatello  nous  n'avons  invoqué  pour 
caractériser  sa  manière,  que  des  œuvres  d'une  authenticité  indiscutable  ; 
mais,  à  côté  des  œuvres  certaines,  dont  la  date  même  nous  est  connue, 
vient  prendre  place  toute  une  série  d'œuvres  sans  état  civil,  qui  dans 
les  divers  musées  d'Italie  et  d'Europe,  portent  le  nom  de  ce  grand 
maître.  Ce  sont  principalement  des  bustes  de  petits  enfants  et  des 
bas-reliefs  représentant  des  Madones. 

Relativement  aux  bustes  d'enfants,  il  semble  qu'ilsoit  facile  d'arriver 
à  une  certitude,  les  œuvres  de  Donatello  nous  fournissant  d'innom- 
brables points  de  comparaison.  Eh  bien,  c'est  l'étude  attentive  des 
œuvres  certaines  qui  a  conduit  la  critique  à  suspecter  la  plupart,  sinon 
la  généralité  de  ces  bustes.  Ce  sont  des  œuvres  douces,  un  peu  molles, 
aux  traits  fins,  sans  grand  caractère,  où  la  principale  préoccupation 
de  l'artiste  est  un  arrangement  de  cheveux,  un  modelé  de  chairs  grasses, 
détails  dont  Donatello  s'est  toujours  désintéressé.  Au  lieu  de  ce  mo- 
delé si  poussé  et  si  fini  qui  caractérise  tous  ces  bustes,  nous  trouvons 
toujours  chez  Donatello  un  modelé  vif  et  violent;  au  lieu  de  ces  figures 
douces,  calmes,  inexpressives,  toujours  des  expressions  énergiques; 
au  lieu  d'une  exécution  molle,  une  facture  ferme  jusqu'à  la  brutalité. 
Les  cheveux  notamment,  si  fins  et  si  soyeux  dans  les  bustes  dont 
nous  parlons,  sont  presque  toujours  exécutés  par  Donatello,  comme 


2S2  L'ARTISTE 


des  paquets  de  cordes  (t).  Nous  pensons  qu'il  faut  rayer  de  son  œuvre 
toute  cette  se'rie  sur  laquelle  s'est  faite  la  légende  d'un  doucereux  Do- 
natello. 

Même  observation  et  pour  les  mêmes  raisons  relativement  aux 
nombreux  reliefs  réprésentant  des  Madones.  Ce  sont,  du  reste,  ainsi 
que  les  bustes  d'enfants,  des  œuvres  d'un  grand  prix,  et  si  on  les 
enlève  à  Donatello  ce  n'est  pas  en  raison  de  leur  infériorité,  mais  uni- 
quement en  raison  de  la  particularité  de  leur  style. 

Dans  l'art  du  portrait  Donatello  fut  inimitable,  et  presque  toutes 
ses  statues  devraient  être  étudiées  à  ce  point  de  vue  particulier.  Les 
figures  du  Pogge,  de  YHabaccuc,  du  Zucchone,  du  Jérêmie,  du 
Gattamelata  et  du  Saint  François,  sont  des  œuvres  stupéfiantes, 
certainement  un  de  ses  plus  grands  titres  de  gloire.  Ce  que  Donatello 
voit  dans  le  portrait,  c'est  le  grand  caractère  de  la  figure.  Il  le  marque 
si  profondément  que  ses  personnages  semblent  doués  d'une  vie  sur- 
naturelle. Plus  que  personne  il  a  su  leur  donner  un  grand  sentiment 
de  noblesse,  de  sérieux,  de  gravité,  non  en  atténuant  les  particularités 
de  la  physionomie  mais  en  les  poussant  à  l'extrême. 

En  dehors  de  ces  statues,  Donatello  a-t-il  fait  des  portraits  ?  A  cette 
question  on  ne  répond  que  par  une  seule  œuvre  :  le  buste  peint  de 
Niccolo  d'U^ano.  Cette  œuvre  est  fort  remarquable,  mais  c'est  une 
de  celles  dont  nous  contesterions  le  plus  volontiers  l'attribution  à 
Donatello.  La  figure  sans  doute  est  pleine  de  vie,  elle  l'est  à  un  point 
surprenant,  mais  la  pose  est  maniérée,  l'observation  n'est  pas  très 
pénétrante,  elle  manque  de  ce  sérieux,  de  cette  profondeur  qui  est  la 
marque  du  maître.  Certains  détails  d'autre  part  sont  en  désaccord 
avec  les  habitudes  de  Donatello  qui  évitait  les  détails  insignifiants. 
Cette  œuvre  me  paraît  être  d'une  date  postérieure  à  Donatello;  elle 
n'a  déjà  plus  la  simplicité  de  la  première  moitié  du  xvc  siècle  et  se 
rapproche  de  l'art  du  Mellini  de  Benedetto  da  Majano.  Il  n'existe  pas 
le  moindre  document  autorisant  cette  attribution  à  Donatello,  pas  plus 

(i)  «  Pour  la  chevelure,  e'erit  Perkins,  les  anciens  étaient  certainement  sans 
rivaux,  mais  nul  sculpteur  ancien  ou  moderne  n'a  jamais  surpassé  Donatello 
dans  l'art  de  donner  aux  cheveux  le  naturel  et  la  souplesse.  »  Nous  croyons  que 
cet  éloge  de  Perkins,  si  souvent  reproduit,  n'est  fondé  que  sur  des  œuvres 
apocryphes  et  doit  être  adressé  non  à  Donatello  mais  à  ses  successeurs,  notam- 
ment à  Desiderio  da  Settignano,  à  Antonio  Rossellino,  à  Benedetto  da  Majano, 
auteurs  probables  des  bustes  d'enfants  et  des  Madones  attribués  à  Donatello. 


DONATELLO  283 


qu'il  n'en  existe  pour  voir  là  un  portrait  de  Nicolo  d'Uzzano.  Nous 
sommes  dans  le  monde  de  l'invention  pure  (i). 

A  propos  de  nos  dernières  observations,  nous  rappellerons  com- 
bien on  a  eu  de  tendance  en  Italie,  depuis  plusieurs  siècles,  à  grouper 
sous  un  seul  nom,  sous  le  plus  célèbre,  les  œuvres  de  toute  une  école. 
La  gloire  de  Donatello  a  attiré  à  elle  comme  un  aimant  toutes  les 
œuvres  du  xve  siècle.  Le  plus  grand  service  à  rendre  à  l'histoire  de 
l'art  italien  est  de  faire  disparaître  cette  confusion  et  de  restituer  à 
une  foule  d'artistes  qu'on  oublie,  la  gloire  à  laquelle  ils  ont  droit. 

Dans  cette  étude  sur  Donatello,  nous  avons  attaché  une  grande 
importance  à  la  classification  des  œuvres.  L'œuvre  d'un  maître  ne 
prend  toute  sa  valeur  que  le  jour  où  elle  est  classée  :  seul  un  classe- 
ment rigoureux  montre  ce  que  l'artiste  a  cherché,  ce  qu'il  a  reçu  de  ses 
devanciers  et  ce  qui  fut  son  œuvre  propre.  Voici,  en  résumé,  l'ordre 
chronologique  qu'il  faut  adopter,  selon  nous,  pour  cataloguer  l'œuvre 
de  Donatello  : 

(L'astérisque  indique  les  dates  certaines) 

*  1404  Donatello  travaille  dans  l'atelier  de  Ghiberti. 

*  de  1406  à  140S         Deux  Prophètes  sur  la    porte  de  la  Mandorla  (Dôme  de 

Florence). 
^    Saint  Marc  d'Or  san  Michèle. 
"*  (    Saint  Pierre  d'Or  san  Michèle. 

*  1414  Saint  Georges  d'Or  san  Michèle. 

/    Saint  Jean  Evangéliste  du  dôme  de  Florence. 

\    Abraham  et  Isaac  du  Campanile. 

de  141 5  à  1420      1     r-v      j  1       i     D        11 

^  !     David  en  marbre  du  Bargello. 

\     Saint  Jean  du  Campanile. 

(     Habacuc  du  Campanile, 
vers   1425  1      t     n  j     t>- 

'     Le  Pogge  du  Dôme. 

*  1423  Saint  Jean-Baptiste  de  Berlin  (fait  pour  le  dôme  d'Orvieto). 

*  de  1424  a  1427         Monument  Jean  XXIII  du  baptistère  de  Florence. 

*  1427  Monument  Brancacci  de  Naples. 

Travaux  à  Sienne  :  1.  Effigie  tombale  de  G.  Pecci. 

\  2.   Le  Festin  d'Hcrode,  bas-relief. 

*de  1427  à  1428     l  „,„..,„, 

)  J-  La  Foi  et  1  Espérance. 

4.  Deux  enfants. 

(1)  Pour  maintenir  à  Donatello  l'attribution  de  ce  buste,  M.  von  Tschudi  est 
obligé  de  supposer  que  la  peinture  qui  le  recouvre  est  postérieure  à  l'exécution 
du  buste;  mais  c'est  une  hypothèse  peu  vraisemblable.  Le  buste,  fait  pour  être 
peint,  a  été  peint  par  le  sculpteur  lui-même. 

1889  —  l'artiste  —  t.  11  19 


2S4  L'ARTISTE 


dei4?8à  14J4         Chaire  de  Prato. 

*  1423  Autel  de  Saint-Pierre  de  Rome. 

/     Annonciation    de  Santa  Croce. 
\    Saint  Jean  des  Martelli. 
vers  14'jo  <^    David  en  bronze  du  Bargello. 

f    Cupidon  du  Bargello. 
(     Judith. 

Le  Zucchone  du  Campanile. 
Jéremie  du  Campanile, 
de  1430  a  1444     ^    Saint  Jean-Baptiste  en  marbre  du  Bargello. 
Le  Christ  soutenu  par  les  anges  de  Londres. 
La  sacristie  de  Saint-Laurent. 
Travaux  à  Padoue  :  A  Gattamelata. 

B  Chapelle  du  Santo. 

1.  Quatre  bas-reliefs. 

2.  Sept  statues. 
de  1444  à  1450    {                                        3.  Quatre  symboles  des  Évangélistes. 

4.  Enfants  musiciens. 

5.  Crucifix. 

6.  Mise  au  tombeau. 

7.  Pie  ta. 
(     Saint  Jean-Baptiste  de  Venise.. 
t     Madeleine  du  baptistère  de  Florence. 

*  1457  Saint  Jean-Baptiste  de  Sienne. 

*  de  1462  à  1466  Deux  Chaires  de  Saint-Laurent  à  Florence. 


145  1 


De  notre  classification  il  résulte  que  toutes  les  recherches  de 
Donatello  ont  été  dirigées  vers  le  mouvement,  l'expression  et  la  vie. 
Le  résumé  de  sa  pensée  est  à  Padoue  et  à  Saint-Laurent.  Il  s'y  montre 
le  maître  le  plus  ardent  et  le  plus  dramatique  que  l'on  ait  jamais  vu. 
On  peut  ne  pas  aimer  Donatello,  mais  il  faut  avant  tout  reconnaître 
ce  qu'il  a  été.  Il  ne  faut  pas  faire  de  lui  un  champion  de  la  Renais- 
sance, voir  dans  son  œuvre  si  vivante  un  reflet  des  fadeurs  de  la  Vénus 
de  Médicis  et  de  Y  Apollon  du  Belvédère.  Que  Donatello  l'ait  voulu, 
ou  non,  son  oeuvre  est  la  plus  violente  protestation  qu'un  artiste  ait 
jamais  fait  entendre  contre  l'influence  de  l'ancien  art  romain.  A  ce 
titre  il  est  cher  aux  modernes,  et  après  les  trois  siècles  de  décadence 
que  l'imitation  du  passé  nous  a  valus,  le  nom  de  Donatello  reparaît 
dans  notre  ciel,  comme  l'étoile  brillante  qui  doit  nous  guider  dans  la 
voie  de  la  vérité. 

MARCEL   REYMOND. 


LETTRE    AU    DIRECTEUR    DE    L'ARTISTE 


Paris,  le  3o  septembre  1889. 


Mon  cher  ami. 


l  vous  paraîtra  peut-être  intéressant  de 
faire  connaître  aux  lecteurs  de  L'Ar- 
tiste quelques  détails  sur  l'authenti- 
cité de  l'esquisse  de  la  Naissance  de 
Henri  IV,  esquisse  qui  figure  à  l'ex- 
position rétrospective  du  Champ-de- 
Mars.  Ces  détails,  je  les  ai  recueillis 
de  la  bouche  même  d'Eugène  Devé- 
ria,  dans  une  conversation  que  j'eus 
avec  le  célèbre  maître  romantique,  à 
l'époque  où  la  toile  dont  il  s'agit  fut  achetée  par  Alfred  Bruyas,  pour 
entrer  dans  la  remarquable  collection  de  tableaux  modernes,  que  cet 
amateur  éclairé  a  depuis  généreusement  offerte  à  la  ville  de  Montpel- 


Je  crois  bien  me  souvenir  que  c'est  en  1861  que  Bruyas  put  enfin 
acquérir  cette  fameuse  esquisse  de  Devéria,  qu'il  guettait  depuis 
longtemps   et  qui  complétait  admirablement   la  collection  d'eeuvres 


28G  L 'A  R  TIS  TE 

romantiques  di  primo  cartello,  qui  devait  former  le  monument  le 
plus  curieux  de  la  peinture  française  de  1824  à  1848. 

Alfred  Bruyas  savait  que,  tous  les  ans,  je  partais  pour  Pau  afin 
d'aller  suivre  les  conseils  d'Eugène  Deve'ria  qui  avait  bien  voulu  m'ac- 
cepter  comme  élève  et  diriger  mes  premiers  pas  dans  la  carrière  artis- 
tique; il  s'empressa  de  me  faire  voir  sa  nouvelle  acquisition,  et  me 
chargea  d'annoncer  au  maître  toute  la  joie  qu'il  éprouvait  d'avoir  pu 
retrouver  enfin  cette  œuvre  remarquable.  En  arrivant  à  Pau,  j'annon- 
çai l'heureuse  nouvelle  à  Eugène  Devéria  qui  l'accueillit  avec  un 
indulgent  et  bienveillant  sourire,  et  se  contenta  de  me  répondre  : 
«  Tout  cela  c'est  très  bien,  mon  cher  enfant,  mais,  par  malheur,  je 
n'ai  jamais  fait  d'esquisse  peinte  pour  mon  tableau  de  la  Naissance 
de  Henri  IV.  »  Et  il  poursuivit,  me  racontant  ainsi  la  genèse  de  ce 
célèbre  tableau  :  «  Nous  venions  d'être  reçus  avec  peine,  Louis  Bou- 
langer et  moi,  dans  les  supplémentaires  à  l'école  des  Beaux-Arts; 
devant  cet  insuccès,  mon  frère  Achille  nous  conseilla  d'abandonner 
l'école.  Nous  louâmes  alors  en  commun  un  grand  atelier,  rue  Notre- 
Dame-des-Champs.  Avec  une  audace  que  notre  jeunesse  seule  excu- 
sait, rompant  avec  toutes  les  traditions,  nous  cherchâmes  l'un  et 
l'autre  notre  sujet  directement  sur  la  toile  même,  et  sous  la  direction 
éminente  de  mon  frère  Achille,  nous  pûmes  arriver  au  Salon  de  1827, 
Boulanger  avec  son  fameux  Ma^eppa,  moi  avec  la  Naissance  de 
Henri  I V.  Les  deux  tableaux,  dont  on  avait  beaucoup  parlé  dans  les 
ateliers  avant  le  Salon,  avaient  enthousiasmé  tous  nos  jeunes  amis 
romantiques,  et  quelques-uns  en  avaient  fait  des  pochades  ;  je  crois 
même  me  rappeler  que  Bonnigton  en  avait  fait  une  :  peut-être  est-ce 
celle-là  que  Bruyas  a  pu  acquérir.  Mais,  je  vous  le  répète,  pour  moi, 
je  n'ai  jamais  fait  d'esquisse  peinte  de  mon  tableau.  Il  eut  au  Salon 
un  succès  inespéré,  et  presque  tous  mes  anciens  amis,  élèves  comme 
moi  du  peintre  Lethière,  —  que  j'avais  quitté  brusquement  à  la  suite 
d'une  correction  d'un  de  mes  dessins  que  je  n'approuvais  pas,  —  aban- 
donnèrent à  leur  tour  notre  vieux  professeur,  et  vinrent  me  supplier 
de  fonder  un  atelier  et  d'être  leur  patron,  ce  qui  fit  dire  au  vieux  clas- 
sique délaissé,  avec  le  sourire  narquois  qui  lui  était  habituel  :  «  Bien, 
«  bien,  mes  amis.  Devéria  a  franchi  le  fossé,  beaucoup  d'autres  y  fe- 
«  ront  la  culbute.  » 

Lorsque  Devéria  eut  fini,  je  ne  voulus  pas  encore   me  tenir   pour 


LETTRE   AU    DIRECTEUR   DE   L'ARTISTE 


battu,  et  je  lui  posai  une  nouvelle  objection  :  «  Cependant,  lui  dis-je, 
dans  l'esquisse  que  j'ai  vue,  il  y  a  plusieurs  variantes;  le  superbe 
épagneul,  par  exemple,  est  remplacé  par  deux  lévriers,  l'un  debout, 
l'autre  couché.  »  —  «  C'est  possible,  mais  c'est  encore  une  preuve  que 
l'esquisse  n'est  pas  de  moi.  L'histoire  de  l'épagneul  du  premier  plan 
est  même  intimement  liée  à  l'histoire  du  tableau  de  la  Naissance  de 
Henri  IV.  Ce  magnifique  épagneul  appartenait  à  une  de  mes  meil- 
leures amies,  M™  Prévost-  Paradol,  de  la  Comédie -Française. 
Mme  Prevost-Paradol  étant  venue  me  voir  un  jour  avec  son  chien,  bien 
avant  que  j'eusse  commencé  mon  tableau,  je  trouvai  l'animal  si  beau 
que  je  ne  résistai  pas  à  la  tentation  de  faire  une  étude  de  cette  superbe 
bête.  N'ayant  sous  la  main  que  la  vaste  toile,  vierge  encore,  qui 
devait  servir  à  mon  futur  tableau,  je  n'hésitai  pas  et  ébauchai  d'enthou- 
siasme cette  étude  de  chien  qui  fut  admirée  par  tous  nos  amis.  Plus 
tard,  ne  voulant  pas  sacrifier  un  morceau  aussi  bien  réussi,  je  partis  de 
là  pourcomposer  mon  tableau,  et  je  n'en  jurerais  pas,  mais  ce  fut  peut- 
être  à  cet  incident  que  je  dus  ma  composition  toute  en  hauteur.  Quoi 
qu'il  en  soit,  vous  voyez  que  ce  changement  même  vient  à  l'encontre 
de  votre  assertion.  » 

Lorsque  je  rentrai  à  Montpellier,  quelques  mois  plus  tard,  je 
racontai  à  Bruyas,  comme  Devéria  m'en  avait  chargé,  la  conversation 
que  nous  avions  eue  à  ce  sujet.  Mais  Bruyas  n'en  voulut  jamais 
démordre  et  récusa  l'affirmation  de  Devéria. 

Quant  à  moi,  je  me  borne,  mon  cher  ami,  à  vous  redire  ce  qui  m'a 
été  dit  par  Eugène  Devéria  lui-même.  L'esquisse  est  superbe  et  digne 
du  maître;  peut-être  est-elle  de  Bonnigton.  Que  les  chercheurs  et  les 
critiques  les  plus  compétents  découvrent  le  véritable  auteur;  je  me 
borne  à  vous  déclarer  que,  dans  ce  que  je  viens  de  vous  rapporter,  je 
n'ai  fait  que  répéter  les  propres  paroles  de  Devéria,  qui  sont  restées 
profondément  gravées  dans  mon  souvenir. 

Votre  dévoué, 


EUGENE     BAUDOUIN 


LE    MARIAGE    D'ANGÉLIQUE 


COMEDIE-PASTICHE    EN    UN    ACTE,    EN    VERS 


Fin   (  1 | 


SCENE    IX 
CLITANDRE,   NÉRINE,    PASQUIN 

PASQUIN 

Eh  bien,  !  quoi  de  nouveau,  dites-moi,  je  vous  prie  ? 


Damis  avait  déjà  quitté  l'hôtellerie 

Pour  n'y  rentrer  que  tard,  il  parait,  dans  la  nuit. 

CLITANDRE 

Il  a  l'habit  de  cour,  le  valet  qui  le  suit 

Porte  un  manteau  rayé;  mais,  à  travers  la  ville, 

Où  diable  le  chercher  ? 

PASQUIN 

Bah!   laissez-le  tranquille 


i)  Voir  L'Artiste  de  septembre  (1889,  II,  202). 


LE    MARIAGE    D'ANGÉLIQUE 


CLITANDRE 

Mais  toi,  dis-moi;  Nérine  en  venant  m'a  conté... 

PASQUIN,   avec  suffisance 

Oh  !  moi,  j'ai  re'ussi  bien  mieux  de  mon  côte'. 

CLITAN  DRE 

Explique-moi... 

PASQUIN 

Parbleu  !  s'il  faut  que  je  vous  die. 
J'ai  pour  vous  inventé  certaine  comédie 
Où  vous  devrez  entrer  plus  tard,  au  dénouement, 
Pour  épouser,  masqué  sous  un  déguisement... 
Vous  savez,  ce  fripier,  ici  près,  dans  la  rue 
Tout  contre  le  tripot  du  «  Grand  Coquesigrue  »  ? 
Courez-y  de  ma  part.  Vous  lui  demanderez 
Un  costume  d'exempt,  pour  moi  ;  puis,  vous  prendrez 
Dans  ses  nippes,  pour  vous,  un  habit  de  bravache 
Avec  longue  rapière  et  très  forte  moustache. 
Il  nous  faut  tous  les  deux,  en  revenant  ici, 
Etre  complètement  méconnaissables. 

CLITANDRE 

Si 
Tu  veux  rire,  Pasquin,  cette  heure  est  mal  choisie. 

PASQUIN 

Rire  ?  Je  n'en  ai  pas  plus  que  vous  fantaisie. 

CLITANDRE 

Mais  cette  mascarade  où  je  ne  comprends  rien? 

PASQUIN 

Ce  n'est  point  nécessaire;  allez,  grimez-vous  bien. 
Je  vous  dirai  tantôt...  J'entre  chez  ce  notaire 
Et  je... 

CLITANDRE 

Mais  il  est  fou,  Nérine. 

NÉRINE 

En  cette  affaire, 
Moi,  je  l'écouterais,  monsieur,  aveuglément. 
Que  pouvez-vous  avoir  à  perdre  en  ce  moment  ? 


29o  L'ARTISTE 

CLITANDRE 

Pas  grand'ehose,  il  est  vrai.... 

NÉRINE 

Donc,  allez  ! 

PASQUIN 

Le  temps  presse  ! 

CLITANDRE 

Allons,  donc... 

PASQUIN,  à  Clilandrc  qui  sort 

Je  vous  suis... 

SCÈNE   X 

PASQUIN,   NÉRINE 

PASQUIN 

Toi,  rejoins  ta  maitresse; 
Son  amour  pour  Clitandre  est  en  excellent  point. 
Qu'elle  attende  la  nuit  et  ne  se  trouble  point; 
Mais,  dès  qu'elle  ouïra  crier  sous  sa  fenêtre  : 
«  Au  meurtre  !  à  l'assassin  !  »  elle  devra  paraître 
Et  venir  dans  la  rue  avec  Orgon  et  toi. 

NÉRINE 

C'est  tout  ? 

PASQUIN,  avançant  les  lèvres  pour  lui  prendre  un  baiser 

Puis-je  approcher,  mon  idole? 

NÉRINE,  le  repoussant  mollement 

Ma  foi 
Non,  c'est  trop  tôt. 

PASQUIN 

Rien  qu'un...  pour  me  donner  courage... 

NÉRINE,  consentant 

Un  tout  petit,  alors... 

PASQUIN,  aptes  un  bruyant  baiser 

Lac  d'amour  où  je  nage  ! 


LE    MARIAGE    D'ANGELIQUE 


NERINE 

Adieu  ! 

PASQUIN,   réclamant  un  autre  bai: 

Nérine... 

NÉRINE,  rentrant  chez  Orgon 

Adieu,  Pasquin. 


SCENE  XI 
PASQUIN,  puis  LE  NOTAIRE 


Trêve  aux  chansons  ! 
Fini  l'acte  premier,  incontinent  passons 
Au  deuxième. 

Il  frappe  à  la  porte  du  notaire.) 

Ho!  quelqu'un.  Eh  !  monsieur  le  notaire, 
Eh  !  monsieur  le... 

LE    NOTAIRE,  sortant 

Ma  foi  !  je  voudrais  te  le  taire, 
Que  tu  le  vois,  j'allais  sortir;  mais  qu'à  cela 
Ne  tienne,  entre  céans;  aussi  bien, 

(Désignant  la  maison  d'Orgon  :.: 

J'irai  là 
Tout  à  l'heure. 

PASQUIN 

Vraiment  !  vous  alliez  chez  mon  maître, 
Monsieur  Orgon? 

LE     NOTAIRE 

J'allais  moi-même  lui  soumettre, 
N'ayant  pas  de  valet  que  j'en  puisse  charger, 
Un  contrat  qu'il  me  vint  prier  de  rédiger. 


2g2 


L'ARTISTE 


PASQUIN 

En  y  laissant  en  blanc  les  apports... 

LE  NOTAIRE,  surpris 

Quoi  ? 
PASQUIN,   à  pan 

L'aubaine 
Est  bonne  ! 

(Haut  :) 

Oui,  je  le  sais,  épargnez-vous  la  peine... 

(Lui  prenant  le  contrat. ) 

Donnez-moi  ce  contrat,  je  le  lui  remettrai... 

LE   NOTAIRE,  protestant 

Mais... 

PASQUIN 

Je  venais  le  prendre... 

LE    NOTAIRE 

Eh  !  non,  rends-le  ;  j'irai 
Moi-même.  Il  faut  qu'Orçon  me  donne... 

PASQUIN,   l'interrompant 

Qu'il  vous  donne 
Les  apports  détaillés  du  futur,  je  soupçonne  ? 

LE  NOTAIRE 

Justement. 

PASQUIN,  lui  donnant  les  papiers  que  lui  a  remis  Orgon 

Les  voici. 

LE    NOTAIRE 

Dans  ce  cas,  je  n'ai  plus... 

PASQUIN 

Compulsez  ces  papiers,  tâchez  qu'ils  soient  tous  lus 
Quand  je  rapporterai 

Montrant   le  contrat,! 

celui-ci,  tout  à  l'heure. 

LE    NOTAIRE 

Ce  sera  fait.  Chez  moi  je  t'attends  à  demeure. 

(Il  rentre.) 


LE    MARIAGE    D'ANGELIQUE  293 


PASQUIN 

Bien  joue,  l'acte  deux!  Au  trois  donc,  s'il  vous  plaît; 
Et  puisqu'Hymcn  nous  fuit,  saisissons-le  au  collet... 

(11  sort.) 


SCENE  XII 

DAMIS,  BASQUE 

BASQUE,  désignant  la  maison  d'Orgon 

Voici  bien  la  maison... 

DAMIS 

Tu  sais  combien  je  t'aime, 
Et  que  tu  peux  compter  sur  ma... 

BASQUE,    l'arrêtant 

Connu,  le  thème  ! 
Sitôt  qu'il  vous  survient  un  nouvel  embarras... 


Mon  bon  ami,  dis-moi  que  tu  m'en  tireras. 
Que  tu  vas  détourner  de  moi  ce  mariage... 


J'ai  beau  mettre,  monsieur,  ma  cervelle  au  pillage. 
Je  me  heurte  sans  cesse  à  l'inconvénient 
Capital... 

DAMIS 


Quoi  ?  mon  père 


BASQUE 

Oui.  Nul  expédient 


Ne  pourra... 

DAMIS 

Cherche,  invente... 


294  L'ARTISTE 


BASQUE 

Ah!  la  lâcheuse  affaire. 

DAMIS 

Surpasse-toi... 

BASQUE 

Par  Dieu  !  Je  ne  vois  rien  à  faire 
Que  de  vous  résigner,  monsieur... 

DAMIS,  s'emportant 

Comment,  butor! 
Tète  vide  !  c'est  là  ce  que... 

BASQUE,  impassible 

Vous  avez  tort 
De  me  tarabuster.  Injures  ni  menace 
Ne  vous  sauveront  pas  d'un  plongeon  dans  la  nasse 
Aux  maris,  j'imagine... 

DAMIS 

Eh!  j'enrage  de  voir 
Que  tu  te  fais  un  jeu  de  m'ôter  tout  espoir  ! 
Pourquoi  te  rebuter  dès  le  premier  obstacle? 
Ne   m'as-tu    pas    déjà,    par   trois  fois,  à  miracle 
Préservé  de  l'hymen.-1 

BASQUE 

C'est  que... 

DAMIS 

Si  tu  voulais 
Vraiment,  tu  pourrais  bien  encore... 

BASQUE 

Eh  !  morbleu,  les 
Trois  fois  en  question,  c'était  tout  autre  chose. 
Mais  monsieur  votre  père,  en  sa  terrible  prose, 
Nous  a  déclaré  hier,  —  j'y  songe  avec  effroi,  — 
Quelles  suites  aurait,  pour  vous  comme  pour  moi, 
Un  quatrième  hymen  rompu  par  notre  faute! 

DAMIS,  avec  Jécouragemeni 

11  est  vrai. 

BASQUE 

Là!  tout  beau.  Vous  comptez  sans  votre  hôte, 
En  croyant  que  je  vais  pour  vous  risquer  la  mort 
Sous  le  bâton.  D'ailleurs  n'auriez-vous  pas  remord 


LE    MARIAGE    D'ANGELIQUE  295 


De  me  faire  encourir  un  trépas  inutile? 

Car  enfin,  je  veux  bien  que  mon  esprit  fertile 

Vous  de'livre  aujourd'hui  ;  c'est  à  recommencer 

Demain.  Puisqu'il  le  faut,  bah  !  tant  vaut  y  passer 

Tout  de  suite.  Après  tout,  le  beau  motif  de  geindre... 

On  vous  veut  marier?  Vous  êtes  bien  à  plaindre  ! 

Au  lieu  de  ces  beautés  coquettes  de  la  Cour, 

Qui  tiennent  la  dragée  haute  et  vous  brident  court. 

D'amours  à  chers  deniers,  de  votre  Cydalise 

Qui  se  moque  de  vous  et  qui  vous  dévalise, 

Vous  aurez  une  femme  à  vous;  oui,  rien  qu'à  vous... 

Dont  l'avoir  doublera  le  vôtre,  vertuchoux! 

Qui,  vous  aimant  pour  rien,  quoique  étant  jeune  et  belle, 

Ne  saura  ce  que  c'est  d'être  à  vos  vœux  rebelle  ! 

Une  femme,  monsieur,  qui  vous  dorlotera 

De  bon  cœur,  nuit  et  jour,  et  qui  se  laissera, 

N'ayant  pas  d'autre  loi  que  votre  fantaisie, 

Sans  vous  adorer  moins,  battre  avec  frénésie, 

Si  peu  que  par  hasard  vous  en  ayez  l'humeur. .. 

Est-ce  point  là,  ma  foi!  le  plus  parfait  bonheur? 


Brou  !...  L'éternel  printemps,  le  mois  de  mai  sans  pluie. 
C'est  lugubre... 

BASQUE 

Eh  !  plus  tard,  si  l'hymen  vous  ennuie, 
Qui  vous  empêchera,  —  comme  tant  d'autres  font,  — 
De  retourner  encore  à  Cydalise  ?  Au  fond, 
Je  m'en  moque,  pourvu  que  mon  échine  évite 
La  bastonnade. 


Oyez  le  beau  conseil  !...  Va  vite 
Le  redire  à  mon  père,  il  sera  de  son  goût. 
Mais  moi,  tenant  l'hymen  plus  odieux  que  tout, 
Je  n'entends  pas,  mon  cher,  me  tremper  à  sa  source  ; 
Ainsi  donc... 

BASQUE,  réfléchissant 

Oui,  je  tiens,  ce  semble,  une  ressource... 


L'ARTISTE 


DAMIS,  avec  joie 

Tu  vois  bien? 

BASQUE 

Oh  !  monsieur,  une,  rien  qu'une... 

DAMIS 

Enfin, 
Qu'importe  !  c'en  est  une  et  je  vais  voir  la  fin... 

BASQUE,    hochant  la  tèle 

Peut-être... 

DAMIS 

Ta  ressource  ? 

BASQUE 

Hélas!  elle  est  douteuse... 

DAMIS 

Dis  toujours... 

BASQUE 

Que  d'Orgon  la  fille  soit  boiteuse, 
Bossue  ou  brêche-dents...  je  ne  suppose  pas 
Qu'on  vous  veuille  contraindre  à  sauter  le  grand  pas 
Avec  elle. 

DAMIS 

C'est  juste. 

BASQUE 

Oui,  monsieur;  mais,  l'est-elle  ? 

DAMIS,  avec  la  conviction  de  l'espérance 

Elle  l'est  !  j'en  suis  sûr. 

BASQUE 

Oh!  votre  esprit  s'attelle 
A  l'espoir  un  peu  trop  vivement...  Il  faudrait 
S'assurer...  Frappons-la,  sa  suivante  parait, 
Et  nous  lui  demandons... 

DAMIS 

Oui,  mais  si  c'est  le  père  ? 
On  ne  peut  vraiment  pas  demander  au  cerbère... 


LE    MARIAGE    D'ANGELIQUE  297 


BASQUE 


D'autant  que  rien  n'égale  au  regard  des  hiboux 
Les  affreux  oisillons  que  dans  leurs  sombres  trous 
Pour   l'hymen  des  phénix  ils  tiennent  en  réserve... 

(montrant  Clitandre  et  Pasquin  qui  paraissent  au  fond,  déguisé?  tou>  Jeux 

Mais  il  vient  quelqu'un  là  qui,  je  crois,  nous  observe... 


SCENE   XIII 


CLITANDRE,  PASQUIN,  DAMIS,  BASQUE 


CI.ITANDRE,  basa  Pasquin 

Vois  donc,  Pasquin...  Habit  de  cour,  manteau  rayé... 
Ce  sont  eux... 

PASQUIN,  basa  Clitandre 

Las!  monsieur,  j'en  suis  tout  effrayé. 
Mais  ils  s'en  vont,  je  crois... 

CLITANDRE,  basa  Pasquin 

Suivons-les. 

PASQUIN,  bas  à  Clitandre 

Je  veux  être 
Pendu  si  j'en  fais  rien  !  Laissons-les  disparaître, 
N'allons  pas   tout-à-trac  dans  le  port  naufrager... 

DAMIS,  bas  et  montant  vers  eux  avec  Basque 

Tudieu  !  je  veux  savoir  ce  qu'à  nous  déranger 
Ont  ces  gens-là. 

PASQUIN,  tirant  Clitandre  parle  bras 

Monsieur,  évitez  la  rencontre; 
Ils  viennent,  détalons... 

DAMIS 

Hé!  là-bas,  qu'on  se  montre! 


29S  L'ARTISTE 

PASQUIN,    bas 

Patatras! 

CLITANDRE,  marchant  vers  Daniis 

Est-ce  vous  qu'à  la  fille  d'Orgon?... 

DAMIS,    l'interrompant 

Eh  !  quoi,  vous  connaissez  aussi  ce  vieux  dragon? 
Mais  vous  devez  connaître  alors  la  demoiselle? 

CLITANDRE 

Angélique  ? 

DAMIS 

Oui,  parlez...  Est-elle  laide  ou  belle  ? 

CLITANDRE 

Elle  est  la  plus  charmante  et  la  plus  belle  à  voir.  . 

DAMIS 

Hélas! 

CLITANDRE 

Comment?  hélas  ! 

DAMIS 

Heu  !  mon  dernier  espoir 
De  ne  l'épouser  point  était  qu'elle  fût  laide. 

CLITANDRE 

Vous  n'y  prétendez  pas?  Joie!  ivresse  !  il  la  cède... 

(Serrant  avec  effusion  les  mains  de  Damîs,) 

Oh!  rival  généreux... 

DAMIS,  se  défendant 

Non.  Un  père  inhumain, 
Malgré  ma  résistance,  à  l'autel  de  l'Hymen 
Voulait  sacrifier  ma  liberté  jalouse  ; 
Mais  puisque  vous  voilà... 

(à  Basque  :) 

Sauvé,  Basque!  il  l'épouse. 

CLITANDRE 

Plus  d'alarme!  Pasquin. 


LE    MARIAGE    D'ANGELIQUE  299 


En  épousez-vous  mieux? 
N'attendez  rien  d'Orgon,  le  vieux  cuistre  n'a  d'yeux 
Que  pour  l'argent  ;  lui  seul  attendrirait  sa  vue, 
Mais  comme  votre  bourse  en  est  fort  dépourvue... 


Entendez-vous,  monsieur?  Mais,  s'il  n'épouse  pas, 
C'est  vous... 


Le  mariage,  hélas  !  m'est  sans  appas  ; 
Comment  diable  en  sortir  ? 

BASQUE 

Dame  !... 

PASQUIN,   à  Damis 

Ici,  je  replace 
Mon  stratagème  adroit...  Sans  vous,  à  cette  place, 
Sous  ces  habits  qui  sont  d'un  pur  déguisement, 
Nous  l'eussions  vu  déjà  réussir  pleinement... 


Que  ne  le  disais-tu?...  Commencez  l'entreprise 
Au  plus  tôt,  nous  partons...  Le  sort  vous  favorise  ! 
Quant  à  mes  vœux,  croyez  que  vous  les  avez  tous... 
Bonne  chance... 

CLITANDRE 

Merci  ! 

PASQUIN,   pris  d'une  idée  subite,  à  Damis 

Non,  restez voulez-vous 

Nous  aider? 

DAMIS,   revenant 

De  grand  cœur  ! 

PASQUIN 

Votre  emploi  nécessite 
Un  changement  de  front,  mais  notre  réussite 
En  sera  beaucoup  plus  certaine. 

1S89    —    L'ARTISTE   —   T.    II 


L'ARTISTE 


DAMIS 

Que  faut-il 

Faire  ?  dis... 

l'ASQUIN,    ruminant  son  idée 

Certe  !  avec  tout  son  esprit  subtil, 
Ulysse  n'aurait  pas  trouvé  mieux... 

(à  Damis  :j 
Votre  épéc  ? 

(Damis  la  lui  donne.) 
Couchez-vous  là... 
(Posant  l'épée  à  côté  de  Damis  qui  se  couche  à  terre  près  de  la  maison  d'Orgon,) 

Qu'elle  ait  l'air  de  s'être  échappée 
De  votre  main...  Parfait!  Surtout,  n'oubliez  pas 
Que  vous  êtes  plongé  dans  un  profond  trépas. 
Ne  bougez  plus,  à  moins  que  je  ne  vous  le  dise... 


Sois  tranquille. 

PASQUIN,    à    Basque 

Viens,  toi. 

(Lui  désignant  Clitandre  qui  a  dégainé  sa  rapière  et  qui  s'avance  aussi  :) 

Fais  comme  moi,  maîtrise 
Monsieur... 

(A  Clitandre,  tandis  que  Basque  et  lui-même  le  saisissent  au  collet  cl  par  les  bras  :) 

Débattez-vous,  feignez  d'avoir  dessein 
D'échapper... 

(Clitandre  se  débat.) 

Bien!... 

( à  Basque:) 

Et  nous,  crions  : 

(il  cric  en  déguisant  sa  voixj 

A  l'assassin  ! 
Au  meurtre  !  ! 

BASQUE 

A  l'assassin! 

PASQUIN 

Au  meurtre!  ! 


LE   MARIAGE    D'ANGÉLIQUE  Soi 

SCENE  XIV 
LES  MÊMES,  NÉRINE;  puis,  ORGON  ET  ANGÉLIQUE;  puis,  LE  NOTAIRE 

NÉRINE,   apparaissant  sur  le  seuil  de  la  maison  d'Qrgon,  avec  une  lanterne,  et  criant  vers  l'intérieur 

Mais  on  tue 
Quelqu'un  là...  venez  donc  ! 

PASQU1N,  toujours  déguisant  sa  voix 

Main-forte  ! 

BASQUE 

Il  s'évertue 
En  vain,  nous  le  tenons... 

PASQUIN,   bas   à    N'érine 

Nérine,  va  frapper 
Chez  le  notaire... 

NÉRINE,  de  même 

Bien. 

PASQUIN 

Il  va  nous  échapper, 
Le  brigand  !... 

BASQUE 

Çà  !  main-forte... 

NÉRINE,  frappant  à  la  porte  du  notaire 

Au  secours  1 

BASQUE 

Çà  !  main-forte.. 

NÉRINE,  toujours  frappant  chez  le  notaire 

Au  secours  !  au  secours  !  ! 

ORGON,  paraissant,  suivi  d'Angélique 

Un  cadavre,  à  ma  porte  ! 


L'ARTISTE 

PASQUIN,  à  Orgon 

Voici  le  meurtrier,  monsieur... 

BASQUE,  à  Orgon.  en  secouant  Clitandre 

C'est  ce  vaurien.  . 

PASQUIN 

Nous  le  tenons. 

LE  NOTAIRE,  qui  a  ouvert  sa  porte  depuis  un  instant  et  qui  se  décide  enlin  à  approcher 

Je  vois,  mais  le  tenez-vous  bien  ? 

ORGON,  demeuré  auprès  de  Damis,  à  Nérine 

Eclaire-moi,  Nérine;  il  n'est  pas  mort  peut-être... 
O  ciel  !  mais  c'est  Damis  ! 

ANGÉLIQUE,  s'avançant 

Quoi  !  Damis  ? 


NERINE 


BASQUE,  d'un  ton  pleurard 


LE    NOTAIRE,  à  Orgo 


Lui! 

Mon  maître  ! 


Votre  gendre  ? 

PASQUIN,  à  Orgon 

S'il  faut  en  croire  son  valet, 
Ce  malheureux  seigneur  tranquillement  allait 
Entrer  chez  vous,  monsieur,  quand  soudain,  par  derrière, 
Est  venu  le  frapper  d'un  coup  de  sa  rapière 
Ce  lâche  spadassin  depuis  longtemps  suspect 
A  la  police. 

BASQUE 

J'ai  dit  vrai  ! 

PASQUIN   à    Basque,  en  lui  passant  un  des  pistolets  qui  garnissent  sa  ceinture  et  lui  désignant  Clitandre 

Tiens-le  en  respect, 
Que  je  puisse  dresser  procès-verbal  du  crime; 
On  vengera  le  mort,  et  moi,  j'aurai  ma  prime... 

(Basque  prend  le  pistolet  qu'il  lient  braqué  sur  Clitandre  immobile.  Pasquin  sort  de 
sa  poche  le  contrat  extorqué  au  notaire  et  feint  d'y  ^lilïonner  avec  une  plume  qu'il  tire 
aussi  de  sa  poche  et  qu'il  trempe  dans  une  petite  bouteille  suspendue  à  l'un  des  boutons 
ds  son  pourpoint.) 


LE    MARIAGE    D'ANGÉLIQUE  3o3 

ORGON,  menaçant  Clitandrc  du  poing 

Oui,  vengeance  ! 

TOUS,  sauf  Pasquin 

Vengeance  ! 

NLRINE,  regardant  Damis,  hypocritement 

Helas  !  le  beau  mari 
Qu'il  eût  fait... 

ORGON 

Quel  dommage,  hélas  ! 

LE  NOTAIRE,  à  Orgon 

J'en  suis  marri 
Pour  vous. 

ANGÉLIQUE,  basa  Nérine.  lui  montrant  Damis 

Dis,  comprends-tu  qu'il  soit  de  l'aventure? 

PASQUIN,    au  notaire  en  lui  présentant  le  contrat 

Monsieur,  nppuvez-moi  de  votre  signature. 

(le  notaire  signe.) 
NÉRINE,   bas  à  Angélique 

Ah  !  madame,  Pasquin  est  un  fameux  valet  ! 

TASQUIN,  même  jeu  à  Orgon 

Vous  aussi,  monsieur! 

là  Angélique  :) 

Vous,  madame,  s'il  vous  plaît  î 

ORGON,  à  part 

Perdre  un  gendre  pareil  !  la  malechance  est  rare... 

PASQUIN,  même  jeu,  à  Clitandre 

Toi,  gredin  ! 

(joyeusement,  de  sa  voix  naturelle,  à  Damis.  après  que  Clitandrc  a  signé  :) 

C'est  fini;  ressuscitez,  Lazare! 

ORGON,  reconnaissant  Pasquin  qui  se  démasque 

Pasquin  ! 

LE  NOTAIRE,  ébahi  de  voir  se  relever  Damis 

Il  n'était  donc  pas  mort  ! 


304  L'ARTISTE 


ORCON,  avec  menace,  a  Pasquin 

Toi?  scélérat... 

PASQUIN,  sans  s'émouvoir,  déployant  le  contrat  sous  le  nez  du  notaire 

Connaissez-vous  ceci  ? 

LE  NOTAIRE,  levant  les  bras  au  ciel 

Parbleu  !  c'est  mon  contrat... 

PASQUIN,  retirant  vivement  le  contrat  et  désignant  successivement  Angélique  et  Clitandr 
qui  se  démasque  à  son   tour 

Oui,  par  lequel  madame  épouse  enfin  Clitandre. 

LE  NOTAIRE,  à  part 

Clitandre  ?  l'héritier  ? 

ORGON,   furieux 

Je  vous  ferai  tous  pendre  ! 

CLITANDRE,  tombant  aux  genoux  d'Orgon 

Pardonnez-nous,  monsieur,  c'était  le  seul  moyen... 

ORGON,  inflexible 

Je... 

LE  NOTAIRE,  à  Orgon 

Son  oncle  est  défunt,  lui  laissant  tout  son  bien. 
Cent  mille  écus.. . 

CLITANDRE 

Ciel  ! 

ANGÉLIQUE 

Quoi  ? 

ORGON 

Cent  mille  écus  ? 


J'espère 


Cent  mille  écus. 


Ah!  mais...  ça,  c'est  une  autre  paire 
De  manches.  Tiens,  Clitandre,  Angélique  est  à  toi... 


LE    MARIAGE    D'ANGÉLIQUE  3o5 


IQUE   et    CL1TANDRE,  courant  l'un  vers  l'autre 
Ah  ! 

DAMIS,   à  Basque 

Me  voilà  sauvé  ! 

BAS.  I 

Mais  pour  combien  ? 

DAMIS,  avec  un  geste  J'insou 

Ma  foi  ! 
PASQUIN,  à  Xérine 

Ai-je  droit  de  baiser  à  présent,  ma  divine? 

NÉRINE 

Je  t'épouse,  Pasquin... 

PASQUIN.  moitié  penaud,  moitié  content 

Oh!  non,  c'est  trop,  Nérine... 

ORGON,  désignant  Xérine  et  montrant  sa  maison 

Çà,  tandis  qu'elle  ira  quérir  les  violons. 
Entrez-là,  mes  amis...  Vive  Dieu  !  nous  voulons 
Avec  vous,  jusqu'au  jour,  célébrer  dans  la  joie 
Cet  heur  inattendu  que  le  ciel  nous  envoie... 

NÉRINE,  au  public 

Mesdames  et  Messieurs,  conformément  aux  us, 
A  Clitandre,  soudain  plus  riche  que  Cr 
Par  Orgon  radieux  Angélique  est  unie. 
Damis  l'échappe  encor;  mais,  la  pièce  finie, 
Moi,  j'entraîne  Pasquin  vers  l'Hymen  enchanteur. 
Adieu  donc...  Et  soyez  indulgents  pour  l'auteur 
Dont  la  Muse,  au  Théâtre  encor  peu  familière, 
S'appuie  en  ce  début  sur  celle  de  Molière. 

(La  toile  tombe) 

JOSEPH    GAYDA. 


CHRONIQUE 


i  k  la  liste  .les  promotions  et  nomi- 
nations dans  la  Légion  d'hon- 
neur, faites  à  l'occasion  de  l'Ex- 
position universelle,  nous  relevons 
les  suivantes  : 

Grand  -  croix  :  M.  Meisso- 
nier,  artiste  peintre,  président  du 
groupe  I,  membre  du  jury  des 
récompenses,  exposant  hors  con- 
cours. 

Grand-officier  :  M.  Paul  Du- 
bois, statuaire,  directeur  de  l'Ecole 
des  Beaux-Arts,  membre  du  jury  des  recompenses,  exposant  hors  con- 
cours. 

Commandeurs  :  MM.  Jules  Breton,  artiste  peintre,  exposant  hors  con- 
cours; Carolus  Duran,  artiste  peintre,  exposant  hors  concours;  A.  Fal- 
guière,  sculpteur,  exposant  hors  concours;  Antonin  Mercié,  sculpteur, 
grand-prix. 

Officiers  :  MM.  Bracquemond,  graveur  en  taille-douce,  membre  du  jury 
des  récompenses  de  la  classe  5i,  exposant  hors  concours;  Cazin,  artiste 
peintre,  exposant  hors  concours;  Chipiez,  architecte,  grand-prix;  Cor- 
mon,  artiste  peintre,  grand-prix;  Léo  Delibes,  membre  de  l'Institut,  com- 
positeur, organisateur  de  concours  de  musique;  Duez,  artiste  peintre, 
exposant  hors  concours;  Foulhoux,  architecte  des  bâtiments  des  colonies; 
Gervex,  artiste  peintre,  exposant  hors  concours;  Philippe  Gille,  membre 
du  jury  des  récompenses  de  la  classe  3,  rapporteur;  Roll,  artiste  peintre, 


CHRONIQUE  3o7 


exposant  hors  concours;  Roty,  graveur  en  médailles,  grand-prix;  de  Saint- 
Maiveaux.  sculpteur,  médaille  d'or. 

Chevaliers  :  MM.  Aubert,  artiste  peintre,  médaille  d'argent;  Radin, 
professeur  à  la  manufacture  nationale  de  Beauvais;  Baude,  graveur,  mé- 
daille d'or;  Boilvin,  graveur,  grand-prix;  Captier,  sculpteur,  médaille 
d'argent;  Cariés,  sculpteur,  grand-prix;  Carpezat,  peintre  décorateur, 
exposant,  grand-prix;  Carrière,  artiste  peintre,  médaille  d'argent;  de 
Coninck,  artiste  peintre,  médaille  d'argent;  Courtois,  artiste  peintre,  mé- 
daille d'or;  Dampt,  sculpteur,  médaille  d'or;  Dawant,  artiste  peintre,  mé- 
daille d'or;  Desbois,  sculpteur,  médaille  d'or;  Dubufe,  artiste  peintre, 
médaille  d'or;  Dumilàtre,  sculpteur,  médaille  d'argent;  Friant,  artiste 
peintre,  médaille  d'or;  Gounouilhou,  imprimeur,  médaille  d'or;  Grenaud, 
professeur  de  dessin  à  l'école  des  Arts  décoratifs  de  Limoges;  Hédin, 
directeur  de  l'école  des  Beaux-Arts  de  Lyon;  Hugues,  sculpteur,  médaille 
d'or;  Jacquet,  graveur,  grand-prix;  Léon  Kerst,  publiciste,  rapporteur  de 
la  Commission  des  auditions  musicales;  Lamotte,  graveur,  médaille  d'or; 
Lefort,  architecte,  médaille  d'or;  Lerolle,  artiste  peintre,  exposant  hors 
concours;  Mathey,  artiste  peintre,  médaille  d'or;  Mathieu-Meusnier, 
sculpteur,  médaille  de  bronze;  Ch.  Meissonier,  artiste  peintre,  médaille 
d'or;  Peinte,  sculpteur,  grand-prix;  Petitgrand,  architecte,  médaille  d'or; 
Poilpot,  artiste  peintre,  auteur  du  panorama  de  la  Compagnie  transatlan- 
tique; Renouf,  artiste  peintre,  médaille  d'or;  Rixens,  artiste  peintre,  mé- 
daille d'or;  Roger  Jourdain,  artiste  peintre,  aquarelliste;  Soyer,  peintre 
émailleur,  exposant  hors  concours;  Tattegrain,  artiste  peintre,  médaille 
d'or;  Tournv.  professeur  à  la  manufacture  nationale  des  Gobelins; 
Vianesi,  chef  d'orchestre  de  l'Opéra,  a  [pris  part  à  l'exécution  des  grands 
concerts  officiels  de  l'Exposition. 


L'Académie  des  Beaux-Arts  a  tenu  sa  séance  publique  annuelle  sous  la 
présidence  de  M.  Chapu,  assisté  de  M.  le  vicomte  Delaborde,  secrétaire 
perpétuel.  Au  début  de  la  séance,  a  été  exécutée  une  ouverture  composée 
par  M.  Paul  Vidal,  ancien  pensionnaire  de  Rome,  intitulée  :  Marche  du 
sacre  de  Charles  VIL  Le  président  a  prononcé  ensuite  une  remarquable 
allocution  dans  laquelle  il  a  d'abord  rendu  hommage  à  la  mémoire  du 
peintre  Cabanel.  Après  avoir  parlé  des  fondations  récentes  qui  permettront 
de  venir  en  aide  aux  infortunes  des  artistes,  en  particulier  du  legs  fait  par 
le  peintre  Anastasi  et  de  celui  des  frères  Galignani  qui  a  servi  à  construire 
une  maison  de  retraite,  actuellement  inaugurée,  M.  Chapu,  s'adressant 
aux  jeunes  artistes  qui  ont  été,  cette  année,  les  lauréats  de  l'Académie,  s'est 
exprimé  en  ces  termes  : 

«  Ne  rêvez  pas  aux  trop  grandes  entreprises  :  un  sujet  d'importance  rai- 


3oS  L'ARTISTE 

sonnahle,  mais  bien  et  solidement  traité,  fera  plus  pour  vos  progrès  et 
votre  réputation  que  de  vastes  ambitions  traduites  par  des  formes  insuffi- 
santes. Une  petite  monnaie  grecque  contient  en  réalité  plus  d'art  que  le 
groupe  du  Taureau  de  Dircé.  Cherchez  loyalement  l'expression  parfaite; 
redoutez  les  prétentions  et  les  intentions  vides.  Ne  vous  détournez  donc 
pas  des  œuvres  du  passé.  On  vous  le  disait  l'année  dernière  à  cette  même 
place  :  Appliquez-vous  à  deviner  ce  qui  a  produit,  chez  les  maîtres,  ce 
grand  souffle  d'art,  cette  intelligence  pénétrante  de  la  nature,  cette  puis- 
sance, en  un  mot,  de  pensée  et  de  vision  dont  leurs  œuvres  sont  si  haute- 
ment empreintes. 

«  Quel  a  été  leur  secret  ?  Ils  ont  aimé,  ils  ont  admiré  avec  autant  de 
sincérité  que  d'enthousiasme  la  grande  œuvre  de  Dieu;  ils  ont  demandé 
avec  foi  de  tout  leur  cœur,  et  ils  ont  obtenu,  parce  que  c'est  aux  plus 
fervents  qu'il  est  le  plus  accordé.  Voyez,  et  faites  comme  eux.  ». 

Voici  la  liste  des  prix  décernés  en  vertu  des  diverses  fondations  : 

GRANDS    PRIX 

Peinture.  —  (Jésus  et  le  Paralytique).  —  Grand  prix,  M.  Thys  (Gaston). 
L'Académie  n'ayant  pas  décerné  le  grand  prix  en  1 888,  a  pu,  cette  année, 
attribuer  cette  récompense  à  M.  Laurent  (Ernest-Joseph).  Premier  second 
grand  prix,  M.  Danguy  (Jean-Célestin);  deuxième  second  grand  prix, 
M.  Lenoir  (Charles-Amable). 

Sculpture  {Le  retour  de  V  enfant  prodigué).  —  Grand  prix,  M.  Desver- 
gnes  (Jean-Charles)  ;  premier  second  grand  prix,  M.  Récipon  (Georges); 
deuxième  second  grand  prix,  M.  Baralis  (Louis-Augustin). 

Architecture  (Un  établissement  de  bains  de  mer).  —  L'Académie  n'a  pas 
décerné  le  premier  grand  prix.  Premier  second  grand  prix,  M.  Despradclle 
(Constant-Désiré);  deuxième  second  grand  prix,  M.  Morice  (Gabriel-Ma- 
rie-Louis); mention  honorable,  M.  Demerlé  (Stéphane-Eugène-Marie). 

Composition  musicale  (Sémélé).  ■ —  Cantate  à  trois  personnages  par 
M.  Eugène  Adenis.  L'Académie  n'a  pas  décerné  de  grand  prix  ni  de  pre- 
mier second  grand  prix.  Deuxième  second  grand  prix,  M.  Fournier  (Emile- 
Eugène-Alix). 

Prix  Leprince.  MM.  Thys  et  Laurent,  pour  la  peinture,  M.  Desvergnes, 
pour  la  sculpture. 

Prix  Alhumbert  (de  600  francs).  —  M.  Barbottin,  graveur  en  taille- 
douce. 

Prix  Deschaumes  (de  i,5oo  fr.).  —  M.  Sergent  (René],  architecte. 

Prix  Maillé-Latour-Landry.  —  M.  Hannaux,  sculpteur. 

Prix  Bordin  (sujet  pour  1889  :  De  la  fabrication  des  monnaies  et  des 
médailles,  et  de  ses  rapports  avec  les  progrès  de  l'art  de  la  gravure  en  mé- 
dailles, depuis  V  antiquité  jusqu'à  nos  jours).  —  Le  seul  mémoire  adressé 
ayant  été  jugé  insuffisant,  l'Académie,  usant  de  la  faculté  que  lui  a  laissée 


CHRONIQUE  309 


le  donateur  de  de'cerner  le  prix  à  des  ouvrages  re'cemment  publiés  sur  les 
beaux-arts,  a  attribue  le  prix  à  M.  Havard  pour  son  Dictionnaire  de 
l'ameublement  et  de  la  décoration. 

Prix  Trémont  (de  2,000  francs).  —  Partage'  entre  MM.  Desvergnes  et 
Baralis,  sculpteurs,  et  M.  Boisselot,  compositeur  de  musique. 

Prix  Georges  Lambert,  décerné  à  des  artistes,  ou  à  des  veuves  d'artistes, 
comme  marque  publique  d'estime.  Partage  entre  Mlles  Paulin-Guérin, 
Mmes  Colin  et  Viger,  et  M.  Chambard. 

Prix  Achille  Leclère  (de  1,000  francs).  —  Le  sujet  du  concours  de 
1889  était  :  Un  monument  commémoratif  à  ériger  dans  l'intérieur  du  Pan- 
théon, en  l'honneur  des  Français  ayant  illustré  le  pays.  Vingt  projets  ont  ' 
été  déposés.  L'Académie  n'a  pas  décerné  le  prix.  Elle  a  accordé  une  pre- 
mière mention  honorable  à  M.  Cousin  (Gaston),  et  une  deuxième  mention 
honorable  à  M.  Hannotin  (Paul). 

Prix  Chartier  (de  5oo  fr.),  destiné  à  encourager  la  musique  dite  de 
chambre,  en  faveur  d'un  auteur  français,  M.  Bernard. 

Prix  Troyon  (sujet  :  le  Printemps). —  Quarante  tableaux  ont  été  en- 
voyés au  concours.  Prix,  M.  Rigolot  ;  mentions  honorables,  MM.  Pape 
et  Varin. 

Prix  Jean  Leclaire  (deux  prix  de  5oo  fr.).  —  MM.  Breffendille  et  Bo- 
nifassi. 

Fondation  Lusson  (prix  de  5oo  fr.).  —  M.  Despradelle,  architecte. 

Fondation  Laboulbène.  —  Ce  prix  est  distribué  tous  les  ans,  par  por- 
tions égales,  aux  élèves  peintres  admis  en  loge,  et  cela  à  la  tin  du 
concours. 

Fondation  Cambacérès  (de  la  valeur  de  3, 000  fr.).  —  Prix  partagé  entre 
MM.  Danguy  pour  la  peinture,  Récipon  pour  la  sculpture,  et  Sulpis  pour 
la  gravure  en  taille-douce. 

Fondation  Pigny  (de  la  valeur  de  2,000  fr.).  —  M.  Despradelle. 

Prix  Desprez  (de  1,000  fr,).  —  M.  Fournier  (Edouard-Biaise),  sculp- 
ture. 

Prix  Brizard  (de  3, 000  fr.).  —  M.  Darien  (Henry),  pour  son  tableau  inti- 
tulé :  la  Pêche  aux  guideaux  à  Villerville. 

Prix  Maxime  David  (de  400  fr.).  —  A  la  meilleure  des  miniatures  pré- 
sentées aux  expositions  nationales  des  beaux-arts.  Prix  décerné  cette  année, 
pour  la  première  fois,  à  Mlle  Pomey  (Thérèse). 

prix  de  l'école  des  beaux-arts 

Fondations  de  Caylus  et  de  La  Tour.  —  MM.  Blanchecotte,  Gasc  et 
Lavergne. 

Grandes  médailles  d'émulation.  —  MM.  Lavergne,  Gasc,  Baralis  et  Buf- 
fendille. 


3io  L'ARTISTE 

Prix  Abel  Blouet.  —  M.  Eustache. 

Pui\  Jay.  —  M.  du  Bois  d'Auberville. 

M.  le  vicomte  Delabordc  a  lu  ensuite  la  remarquable  notice  sur  Cabanel, 
que  l'Artiste  publie  au\  premières  pages  de  celte  livraison,  grâce  à  L'obli- 
geante communication  qui  lui  en  a  été  faite  par  réminent  secrétaire  per- 
pétuel. 

La  séance  s'est  terminée  par  l'exécution  de  la  scène  lyrique  qui  a  rem- 
porté le  deuxième  secondgrand  prix  de  composition  musicale,  et  dont  l'au- 
teur est  M.  Fournier  (Emile-Eugène-Alixi,  né  à  Paris,  le  1 1  octobre  1864, 
élevé  de  M.  Léo  Delibes,  membre  de  l'Académie. 

Sur  le  rapport  de  M.  Muller,  l'Académie  a  adopté  pour  sujet  du  prix 
Bordin,  de  1 891,  le  programme  suivant  : 

0  Démontrer  l'erreur  ou  la  vérité  contenue  dans  l'exclamation  suivante 
de  Pascal  : 

«  Quelle  vanité  que  la  peinture  qui  attire  l'admiration  par  la  ressem- 
'i  blance  des  choses  dont  on  n'admire  pas  les  originaux!  » 

Dans  une  des  séances  suivantes,  l'Académie  a  entendu  la  lecture  d'une 
notice  sur  les  œuvres  de  M.  Bertinot,  par  M.  Roty.  Ce  dernier,  on  le  sait, 
a  succédé  à  M.  Bertinot  dans  la  section  de  gravure. 

Les  dernières  séances  ont  été  occupées  par  la  lecture  des  rapports  des 
diverses  sections  sur  les  envois  de  Rome  de  cette  année. 


Pendant  une  séance  du  congrès  français  de  chirurgie  qui  tenait  sa  ses- 
sion dans  le  grand  amphithéâtre  de  la  Faculté  de  médecine  de  Paris,  un 
incendie,  causé  par  l'installation  défectueuse  d'un  calorifère,  a  éclaté  subi- 
tement. Avant  qu'on  ait  eu  le  temps  d'organiser  les  secours,  les  flammes 
ont  atteint  les  trois  vastes  toiles  peintes  par  Matout,  placées  au-dessus  de 
la  tribune.  Celle  du  milieu,  représentant  Ambroise  Paré  faisant  pour  la 
première  fois  l'opération  de  la  ligature  des  artères,  et  mesurant  g™  3o  de 
haut  sur  5  mètres  de  large,  a  été  complètement  détruite  par  les  flammes  ; 
à  peine  quelques  lambeaux  en  restent-ils,  adhérant  au  cadre  et  au  châssis. 
Les  deux  autres  tableaux  dont  les  sujets  sont  :  la  Première  clinique  chirur- 
gicale à  l'Hôtel-Dicu  et  le  Premier  cours  d'anatomie physiologique  dans 
l'église  Saint- Julien-le-Pauvre,  bien  que  moins  détériorés  que  le  premier, 
peuvent  être  considérés  comme  perdus.  Un  buste  d'Hippoerate,  qui  sur- 
montait la  tribune,  a  subi  le  même  sort  ;  il  est  tombé  à  terre  et  s'est  brisé. 


A  la  suite  du  concours  au  premier  degré  qui  avait  eu  lieu  pour  la  déco- 
ration de  la  mairie  de  Nogent-sur-Marne,  trois  artistes  avaient  été  désignés 


CHRONIQUE 


pour  fournir  un  panneau  à  la  grandeur  d'éxecution  de  leur  projet;  c'étaient 
MM.  Debon,  Karbowski  et  François  Lafon.  Après  le  nouvel  examen  du 
jury,  la  décision  suivante  a  été  prise  :  le  premier  prix  a  été  attribué  a 
M.  Karbowski,  qui  est  chargé  de  l'exécution  des  peintures  décoratives  ;  le 
deuxième  prix  a  été  décerné  à  M.  Debon,  et  le  troisième  à  M .  Lafon. 

Quatre-vingt-six  artistes  ont  pris  part  au  concours  ouvert  par  le  conseil 
municipal  de  Paris  pour  l'érection  d'une  statue  à  Condorcet,  sur  l'empla- 
cement de  la  place  Conti.  L'élection  des  membres  du  jury  charge  de 
classer  les  esquisses,  laissés  au  choix  des  artistes,  avait  donné  les  résultats 
suivants:  jurés  titulaires,  MM.  Barrias,  Chapu,  Etienne  Leroux  ;  jurés 
supplémentaires,  MM.  Bartholdi,   Paul  Dubois,  Guillaume. 

Le  jury  a  appelé  à  prendre  part  au  deuxième  degré  du  concours  les  trois 
artistes  dont  voici  les  noms  par  ordre  alphabétique  :  MM.  Louis  Noël, 
Perrin  et  Steiner.  Ces  trois  artistes  ont  six  mois  pour  produire  des  modèles 
grandeur  d'exécution,  entre  lesquels  sera  fait  le  choix  définitif  au  mois  de 
mai  prochain. 

La  décoration  picturale  de  l'Hôtel  de  Ville  a  donné  lieu  à  plusieurs 
concours.  On  sait,  en  effet,  que  diverses  parties  de  cette  décoration  n'ont 
pas  été  comprises  dans  les  commandes  faites  directement. 

L'un  de  ces  concours  avait  pour  objet  la  décoration  du  salon  situé  à 
l'angle  du  quai  et  de  la  place  ;  le  sujet  imposé  était  la  Défense  de  Paris. 
Vingt  concurrents  ont  envoyé  des  esquisses,  entre  lesquelles  plusieurs 
étaient  exceptionnellement  remarquables.  Le  jury  avait  la  faculté  d'aug- 
menter le  nombre  des  artistes  appelés  à  prendre  part  au  deuxième  degré, 
sans  que  le  totai,  fixé  primitivement  à  trois,  pût  dépasser  le  nombre  de 
cinq.  Usant  de  cette  faculté,  le  jury  a  fixé  son  choix  sur  les  esquisses  des 
artistes  ci-après  indiqués  en  suivant  l'ordre  alphabétique  :  MM.  Arus, 
Paul  Baudouin,  Adolphe  Binet,  Delance,  Henri  Dupray  et  René 
Gilbert. 

Un  délai  de  trois  mois  est  donné  à  chacun  de  ces  cinq  concurrents  pour 
la  production  d'un  fragment  grandeur  d'exécution  d'une  des  parties  carac- 
téristiques de  leurs  esquisses.  Le  jugement  définitif  sera  rendu  dans  le 
courant  de  février  1890. 

Un  autre  concours  a  eu  lieu  pour  la  décoration  de  quinze  coupoles  et  de 
deux  loggias  de  la  galerie  Lobau.  Aucun  des  projets  présentés  n'a  paru 
digne  d'être  primé  ;  pourtant  le  programme  laissait  aux  artistes  une  entière 
liberté  sur  le  choix  des  sujets.  Le  jury  a  donc  décidé  qu'il  n'y  avait  pas 
lieu  d'admettre  les  esquisses  à  l'épreuve  du  second  degré.  Il  a  été  arrêté 
par  la  commission  ,  conformément  à  la  délibération  de  principe  du  conseil 
municipal,  qu'un  nouveau  concours  serait  ouvert. 

La  commission  a  pensé  que  la  faiblesse  des  projets  provenait  de  ce  que 
deux  concours  étaient  ouverts  simultanément,  et  elle  s'est  rangée  à  cet  avis 
qu'il  ne  fallait  plus  procéder  de  la  même  façon  à  l'avenir,  et  que  ce  ne 


3 12  L'ARTISTE 

serait  dorénavant  que  lorsque  le  résultat  d'un  concours  serait  définitive- 
ment acquis,  qu'il  y  aurait  lieu  J'en  ouvrir  un  autre. 

Rappelons  que  cinq  nouveaux  concours  auront  lieu  prochainement, 
pour  la  décoration  des  emplacements  suivants  :  plafond  de  la  bibliothèque 
du  Conseil;  plafond  et  parois  verticales  de  la  salle  du  Budget;  plafond  de 
la  salle  à  manger;  plafond  et  parois  verticales  du  salon  d'introduction 
(iet  côté  sud,  2e  coté  nord). 


Le  département  des  Estampes,  de  la  Bibliothèque  Nationale,  a  fait  der- 
nièrement l'acquisition  d'une  série  de  costumes  dessinés  par  M.  Auguste 
Raffet  et  réunis  en  deux  volumes  sous  ce  titre  :  Costumes  militaires  sous 
les  deux  sièges  de  Paris  iSjo-iSji .  L'auteur  explique,  dans  les  notes 
qui  accompagnent  son  recueil,  qu'il  n'a  pu  se  procurer  les  uniformes  et 
les  noms  de  tous  les  corps  qu'il  a  rencontrés,  parce  qu'à  cette  époque  l'in- 
dividu qui  se  servait  d'un  crayon  dans  la  rue  était  qualifié  d'espion  et  qu'il 
a  failli  plusieurs  fois  être  traité  comme  tel;  il  n'en  a  pas  moins  rassemble 
35o  dessins  pris  au  jour  le  jour,  au  fur  et  à  mesure  des  événements. 
Chaque  pièce  porte  des  indications  donnant  le  détail  du  costume  et  de 
l'armement,  et  souvent  des  renseignements  complémentaires  sur  le  corps 
auquel  appartenait  le  modèle  et  les  circonstances  dans  lesquelles  le  dessi- 
nateur a  pu  prendre  son  croquis.  Il  est  intéressant  de  signaler  aux  peintres 
et  aux  historiens,  une  source,  peut-être  unique,  de  documents  sur  le  siège 
et  la  Commune.  Où  trouver  ailleurs,  en  effet,  le  costume  des  ours  de 
Nantes,  des  guides  de  Garibaldi  et  des  innombrables  francs-tireurs,  éclai- 
reurs  ou  vengeurs  dont  les  noms  abracadabrants  ont  l'air  de  quelque  farce 
lugubre?  Ces  deux  volumes  sont  précédés  d'une  liste  de  corps  du  siège  et 
de  la  Commune,  qui,  à  elle  seule,  évoque  les  pages  les  plus  lamentables  de 
cette  histoire,  et  ils  seront  peut-être  un  jour  le  meilleur  complément  au 
dernier  volume  des  convulsions  de  Paris. 


Le  comte  Lepic,  qui  vient  de  mourir  subitement  à  l'âge  de  cinquante 
ans,  était  un  peintre  de  talent  et  un  aqua-fortiste  d'une  grande  originalité. 
Il  était  fils  du  général  comte  Lepic,  mort  il  y  a  quelques  années,  et  petit- 
fils  du  général  du  premier  empire.  Après  avoir  passé  par  l'Ecole  des  Beaux- 
Arts  et  travaillé  dans  l'atelier  de  Cabanel,  il  s'adonna  à  peu  près  exclusi- 
vement à  la  peinture  de  marine  ;  ses  toiles  dans  ce  genre  se  distinguent 
par  la  sincérité  de  l'observation  et  par  la  franchise  de  la  facture  ;  quelques- 
unes  furent  fort  remarquées  aux  Salons  annuels,  en  particulier  celle  qu'il 


L'AKTUTA 


CHRONIQUE  3i3 


avait  intitulée  le  Retour  et  qui  représentait  l'entrée  à  Portsmouth  du 
bateau  qui  transportait  en  Angleterre  le  cercueil  du  prince  impérial,  en 
1879.  Nous  citerons  aussi  la  Plage  de  Berck,  Mer  calme  devant  Boulogne, 
l'Effet  de  brouillard  dans  la  mer  du  Nord,  Y  Inondation  de  la  Seine  à 
Chaton,  Pare  à  virer,  Bateau  cassé,  la  Rentrée  du  pilote,  etc. 

Les  eaux-fortes  de  Lepic  sont  remarquables  par  une  saveur  très  person- 
nelle, unie  à  unegrande  vigueur  d'exécution;  il  a  publié  autrefois,  chez  l'im- 
primeur Cadart,  plusieurs  séries  de  planches  intéressantes,  ayant  pour  sujet 
des  études  de  marines.  Ses  préférences  se  partageaient  entre  ces  derniers 
sujets  et  des  études  d'animaux.  Il  a  gravé,  avec  une  très  heureuse  liberté 
d'interprétation,  divers  tableaux  de  chiens  d'après  Jadin,  et  produit,  dans 
le  même  genre,  quelques  estampes  originales  ;  de  ce  nombre  est  l'eau-forte, 
Chien  d'aveugle  (1),  qui  accompagne  ces  pages. 

Le  comte  Lepic  fut  pendant  quelque  temps  le  dessinateur  de  l'Opéra  ; 
il  avait  succédé  à  M.  Lacoste  dans  cet  emploi.  C'est  sur  ses  dessins  qu'ont 
été  exécutés  les  costumes  du  Cid,  l'opéra  de  M.  Massenet. 


Robecchi,  le  peintre  en  décors  bien  connu  et  qui,  depuis  une  vingtaine 
d'années,  a  fourni  un  nombre  considérable  de  toiles  pour  les  théâtres  pari- 
siens, est  mort  récemment  à  Ecouen.  Un  de  ses  décors  les  plus  remarqua- 
bles fut  celui  du  palais  du  duc  d'Albe,  qu'il  exécuta  en  collaboration  avec 
M.  Amable,  pour  l'œuvre  de  M.  Paladilhe,  Patrie,  à  l'Opéra.  Robecchi 
était  âgé  de  soixante-trois  ans. 


Le  peintre  Gaston  Mélingue,  né  à  Paris  en  1840,  vient  de  mourir  à  Aix- 
les-Bains.  Élève  de  Léon  Cogniet,  il  avait  débuté  au  Salon  de  1861  avec 
les  Galants  Trompettes,  tableau  qui  fut  très  remarqué.  On  cite  encore  : 
Garde-pêche  (i863),  Bacchante  portée  par  deux  Faunes  (1879),  Amazones 
(1870),  l'Huître  et  les  Plaideurs  (1872),  Rabelais  à  l'hôtellerie  de  la  Lam- 
proie à  Chinon  (1873),  le  Juif  errant  (1874),  Dîner  che^  Molière  à  Auteuil 
(1877),  Mlle  de  Montpensier  à  la  Bastille  (1878),  Edward  Jenner  (1S79), 

(1)  Sur  une  épreuve  de  cette  planche,  Lepic  avait  écrit  la  légende  que  voici  : 
Passant  qui  fuis,  écoute,  arrête  !... 
Si  j'étais  l'aveugle  Milton, 
Tu  donnerais  un  ducaton. 
Qui  que  tu  sois,  pense  à  la  gloire, 
Soldat,  grisette,  étudiant, 
Donne  une  obole  à  la  mémoire. 
D'Homère  aveugle  et  mendiant. 

Lepic. 


3 14  L'ARTISTE 


Le  droit  de  première  nuit,  les  Racoleurs,  Molière  et  [sa  troupe,  etc. 
Gaston  Mélingue  était  le  fils  du  célèbre  comédien  et  le  frère  du  peintre 
d'histoire  Lucien  Mélintme. 


Sur  la  façade  des  Tuileries  qui  borde  la  rue  de  Rivoli  et  s'étend  du  pa- 
villon de  Rohan  à  la  rue  qui  fut  établie,  il  y  a  quelques  années,  en  bordure 
du  jardin,  sont  pratiquées  de  nombreuses  niches  destinées  à  recevoir  des 
statues.  Jusqu'à  présent  huit  de  ces  niches  seulement  étaient  occupées;  ce 
sont  celles  qui  surmontent  les  guichets  du  pavillon  de  Rohan  par  lesquels 
la  rue  de  Rivoli  est  mise  en  communication  avec  la  cour  du  Carrousel. 
Elles  sont  ornées  des  statues  en  pierre  de  Hoche,  Marceau,  Desaix,  Kléber, 
Ney,  Soult,  Lannes  et  Masséna. 

Il  est  question  de  compléter,  par  des  statues  semblables,  la  décoration 
de  cette  façade.  C'est  là  un  projet  dont  il  y  a  lieu  de  louer  l'administration 
des  palais  nationaux,  car  les  longues  rangées  de  ces  niches  vides  accentuent 
encore  la  froideur  de  l'architecture  dans  cette  partie  des  Tuileries  qui  est 
d'un  style  assez  terne.  Parmi  les  figures  qui  y  seront  représentées,  on  cite 
Jeanne  d'Arc,  Mmc  de  Sévigné,  Bouchardon,  Mmc  de  Staël,  Lazare  Carnot, 
l'organisateur  de  la  victoire,  etc.  D'après  le  rapport  rédigé  dans  ce  but  par 
l'architecte  du  Louvre,  M.  Guillaume,  la  dépense  totale  pour  ces  statues, 
au  nombre  de  quarante-six,  sera  d'environ  200,000  francs. 


Une  plaque  commémorative  vient  d'être  placée,  par  ordre  de  la  com- 
mission des  monuments  historiques,  sur  la  maison  n°  1 1  du  quai  d'Orsay. 
Elle  porte  l'inscription  suivante  : 

Le  peintre  Jean-Dominique  Ingres,  né  à  Montauban  le  20  août  ijSo, 
est  mort  dans  cette  maison,  le  1 4  janvier  186 J. 


Sur  la  façade  de  la  maison  portant  le  n°  4  sur  le  quai  des  Célestins,  le 
même  comité  a  fait  placer  l'inscription  suivante  : 

Antoine-Louis  Barj-e,  ne' à  Paris  le  24  septembre  i"gS,  est  mort  dans 
cette  maison  le  25  juin  i8j5. 


Le  Directeur-Gérant  :  Jean  Alboize 


LE    MANS    IMPRIMERIE    EDMOND    MON.NOVER 


■  ■ 


*  r    / 


EMILE     AUGIER 


ugier  '.Guillaume -Victor -Emile), 
«  auteur  dramatique,  né  àValence 
«  (Drôme",  le  17  septembre  1820, 
«  mort  à  Croissy  (Seine-et-Oise), 
«   le  :5  octobre  1S89.   » 

Ainsi  s'exprimera Gambier  dans 
l'édition  prochaine  de  son  lexique 
à  l'usage  des  collégiens. 

«  ...Petit-fils  de  Pigault-Lebrun 
«  et  l'un  des  maîtres  du  théâtre 
moderne,  a  publié  un  volume  de  poésies  et  les  Pariétaires  (1844); 
les  Méprises  de  l'Amour,  cinq  actes,  vers,  non  représentés  (1844)', 
la  Ciguë,  deux  actes,  vers  OJéon,  1844);  Un  Homme  de  Heu, 
trois  actes,  vers  (Théâtre-Français,  1 845)  ;  Y  Aventurière,  quatre 
actes,  vers  (Théâtre- Français,  1848)  ;  YHabil  vert,  un  acte,  prose, 
en  collaboration  avec  Alfred  de  .Musset  Variétés,  1849);  Gabrielle, 
cinq  actes,  vers  (Théâtre- Français,  1849);  Le  Joueur  de  /Iule, 
un    acte,    vers    (Théâtre-Français,    i85o);    Sapho,  opéra  en   trois 


.SS9 


I.  ARTISTE 


3iG  L'ARTISTE 

«  actes,  musique  de  Charles  Gounod  (Académie  de  musique,  1 85 1)  ; 
«  Diane,  cinq  actes,  vers  (Théâtre  Français,  i852);  Philiberte,  trois 
«  actes,  vers  (Gymnase,  1 853)  ;  le  Gendre  de  M.  Poirier,  quatre 
«  actes,  prose,  en  collaboration  avec  Jules  Sandeau  (Gymnase,  1854); 
«  Ceinture  dorée,  trois  actes,  prose,  en  collaboration  avec  Edouard 
«  Foussier  qui  a  gardé  l'anonyme  (1 855)  ;  la  Pierre  de  touche,  cinq 
«  actes,  prose  (Théâtre-Français,  i855);  le  Mariage  d'Olympe,  trois 
«  actes,  prose  (Vaudeville,  i855);  la  Jeunesse,  cinq  actes,  vers 
«  (Odéon,  i858)  ;  les  Lionnes  pauvres,  cinq  actes,  prose,  en  collabo- 
«  ration  avec  Edouard  Foussier  (Vaudeville,  1 858)  ;  Un  beau  mariage, 
«  quatre  actes,  prose,  en  collaboration  avec  Foussier  (Gymnase,  i85g); 
«  les  Effrontés,  cinq  actes,  prose  (Théâtre-Français,  1S61)  ;  le  Fils 
«  de  Giboyer,  cinq  actes,  prose  (Théâtre-Français,  1862);  Maître 
«  Guérin,  cinq  actes,  prose  (Théâtre-Français,  1864);  la  Contagion, 
«  cinq  actes,  prose  (Odéon,  1866);  Paul  Forestier,  quatre  actes,  vers 
«  (Théâtre-Français,  1868);  le  Post-scriptum,  un  acte,  prose, 
«  (Théâtre-Français,  1869);  Lions  et  renards,  cinq  actes,  prose 
«  (Théâtre- Français,  1869)  ;  Jean  de  Thommeray,  cinq  actes,  prose, 
«  en  collaboration  avec  Jules  Sandeau  (Théâtre-Français,  1873); 
«  Madame  Caverlet,  quatre  actes,  prose  (Vaudeville,  1876);  Le  prix 
«  Martin,  trois  actes,  prose,  en  collaboration  avec  Labiche  (Palais- 
«  Royal,  187G)  ;  les  Fourchambault,  cinq  actes,  prose  (Théàtre-Fran- 
«  çais,  1878).  —  Chevalier  de  la  Légion  d'honneur  en  i85o,  officier 
«  en  i858,  commandeur  en  1868,  grand-officier  en  1878,  membre  de 
«  l'Académie  française  en  i858.  » 

Ainsi  répéteront,  plus  ou  moins  exactement,  les  confectionneurs  de 
dictionnaires  des  grands  hommes. 

«   Fut  non  seulement  un  dramaturge  considérable,  sinon  le 

«  plus  considérable,  mais  encore  un  grand  homme  de  bien,  un  hon- 
«  nête  homme,  doublé  d'une  belle  âme;  il  eut  un  grand  talent,  un 
«  grand  cœur  et  un  grand  caractère.  » 

«    Il  donna  un  nouvel  essor  à  la  langue  française 

«   Esprit  français,  esprit  gaulois 

«   Il  était   beau,  ressemblant  au  roi    vert-galant  Henri  IV, 

«  dont  il  semble  qu'il  eût  hérité  les  sentiments  chevaleresques  et  la 
«  gaîté  saine.  » 

Ainsi  chanteront  les  panégyristes. 


EMILE  AUGIER  217 


Les  statisticiens  pourront  en  outre  faire  remarquer  qu'Emile 
Augier  n'écrivit  en  vers  ses  drames  ou  comédies  que  dans  sa  première 
jeunesse,  de  vingt-quatre  à  trente-trois  ans.  Dès  l'année  1 854,  en  effet, 
il  trahit  et  abandonne  complètement  la  Muse,  avec  laquelle  il  ne 
renoue  plus  qu'une  fois  des  relations  éphémères,  pour  produire  Paul 
Forestier,  en  1868,  alors  qu'il  avait  quarante-huit  ans:  l'Été  de  la 
Saint-Martin  de  la  vie. 

Ainsi  les  hommes  sérieux,  au  seuil  de  la  vieillesse,  trompent  volon- 
tiers pour  une  nuit  l'épouse  légitime  avec  quelque  ancienne  maîtresse. 

Ils  observeront  encore,  —  les  statisticiens,  —  que  si  Augier  a  été 
fécond  surtout  aux  environs  de  i85o,  il  a  été  particulièrement  bril- 
lant vers  1861,  quand  il  eût  atteint  l'âge  déraison,  et  dépassé  la 
quarantaine. 

La  statistique  enfin  enregistrera  ce  fait  qu'Emile  Augier  n'a 
été  que  rarement  heureux  avec  ses  collaborateurs.  A  part  le  Getidre 
de  M.  Poirier,  dont  l'idée  première  était  de  Sandeau,  et  qui  demeure 
au  répertoire,  —  jusques  à  quand?  c'est  ce  que  nous  tâcherons  de 
démêler  plus  loin,  —  les  seules  œuvres  solides  d'Emile  Augier  sont 
d'Emile  Augier  seul. 


Oublions  maintenant  les  dates,  les  listes,  les  chiffres,  et  considérons 
l'auteur  dramatique,  l'homme  et  l'œuvre. 

«  Je  suis  né  en  1820,  écrivait  plaisamment  Emile  Augier,  et  depuis 
lors  je  n'ai  rien  fait.  »  Cette  boutade  d'un  homme  très  spirituel  a  pu 
être  mise  sur  le  compte  de  sa  timidité.  Qui  sait  pourtant  si  le  brillant 
auteur,  prévoyant  le  verdict  de  la  postérité,  ne  se  rendait  pas  justice, 
brutalement  ?  L'anglais  Haris,  dans  son  Lexicon,  définit  l'auteur  et 
l'artiste:  celui  qui  a  le  pouvoir  de  devenir  la  cause  de  quelque  effet. 
A  ce  compte,  il  faudrait  bien  convenir  qu'Augier  ne  fut  pas  artiste 
dans  le  sens  idéal  du  mot,  car  il  n'a  rien  produit,  pas  même  une 
école,  pas  même  des  élèves.  —  Oh  !  cela  non  ;  il  tenait  par-dessus 
tout  à  ne  se  point  donner  des  airs  de  pédagogue.  Mais  si  nous  adop- 
tions la  définition  d'Haris,  qui  donc  mériterait  le  nom  d'  «  auteur  » 

parmi  nos  dramaturges?  Aristophane,  oui.  Peut-être  Molière 

Et  encore?...   Assurément  Voltaire  et  Beaumarchais,  Victor  Hugo 


3  iS  L'ARTISTE 

sans  doute,  et  Dumas  père,  un  peu.  Et  puis?  Le  plus  grand  de  nos 
artistes  de  théâtre  serait  donc  Mercier,  le  pauvre  Mercier,  si  inconnu, 
si  oublié,  qui  écrivit  le  Déserteur.  La  reine  de  France,  ayant  assisté 
a  la  première  représentation  du  drame,  pleura  tellement  que  le  roi 
touché,  décréta  l'abolition  de  la  peine  de  mort  en  matière  de  désertion. 
Voilà  bien  un  effet  dont  Mercier  fut  la  cause.  Pauvre  Mercier  !  On 
ne  lui  rend  pas  justice. 

Non.  Si  les  événements,  parfois,  poussent  le  poète  comique  à  sortir 
de  son  rôle  et  à  transformer  les  tréteaux  du  théâtre  en  tribune,  la 
mission  du  dramaturge,  en  temps  normal,  n'est  pas  là.  La  comédie 
est  faite  pour  «  châtier  »  les  mœurs  «  en  riant  »  et  non  point  pour  les 
corriger.  Emile  Augier  le  comprenait.  Il  n'a  point  taché,  comme  cer- 
tains autres,  de  se  grossir  à  l'instar  de  la  grenouille.  Il  fut  ou  voulut 
paraître  modeste,  et  cette  qualité  lui  sera  comptée. 

Il  n'eut  ni  affectation,  ni  pédantisme.  Il  faisait  du  théâtre  pour 
s'amuser  et  aussi  pour  amuser,  si  possible,  les  contemporains.  Rien 
de  plus.  Il  n'a  pas  écrit  de  pièce  à  thèse.  Il  n'était  pas  sectaire.  Il  n'a 
jamais  eu  l'ambition  de  réformer  le  théâtre,  non  plus  que  la  vie.  Il  ne 
marchait  pas  avec  une  poétique  dans  les  mains  en  guise  de  Saint-Sacre- 
ment. Il  n'employait  pas  les  ficelles,  et  dédaignait  les  «  procédés  », 
surtout  les  partis  pris.  Eclectique  dans  l'âme,  il  n'entra  dans  aucune 
chapelle,  et,  ce  qui  vaut  mieux,  il  n'en  créa  pas  de  nouvelles.  Les 
grands  mots  ne  lui  suffisaient  guère.  Les  «formules»  le  faisaient 
sourire.  «Réalisme,  naturalisme,  conventions,  traditions,  vérité,  psy- 
chologie, décadentisme,  cruellisme,  pessimisme  »,  qu'est-ce  que  cela 
pouvait  bien  lui  faire:  Il  parlait  rarement  de  Shakespeare  et  de 
Diderot,  et  même  de  M.  Scribe.  Il  ne  parlait  pas  de  lui  non  plus.  Il 
parlait  peu,  quoiqu'on  dise. 

Si  d'aventure  on  lui  demandait  le  secret  du  théâtre,  et  la  façon  dont 
il  fabriquait  ses  pièces  dramatiques,  il  rappelait  cette  vieille  charge  de 
Dumanet  au  sergent  Pitou  : 

«  —  Sergent,  comment  est-ce  qu'on  fabrique  un  canon  ? 

«  —  Dumanet,  on  prend  un  trou,  et  l'on  met  du  bronze  autour.  » 

Et  il  ajoutait  :  «  C'est  ainsi  que  je  fais  mes  comédies.  » 

11  disait  juste.  Il  fut  romantique,  classique,  fantaisiste,  héroïque, 
familier,  naturaliste,  violent,  amer,  gai,  trivial  même,  souvent  bon, 
souvent  mauvais,  parfois  médiocre,  tour  à  tour,  sans  s'en  douter,  sans 


EMILE  AUGIER  3 19 


le  vouloir,  sans  le  faire  exprès.  Un  M.  Jourdain  en  matière  de  théâtre. 
Un  Jourdain  mâtiné  de  Chrysale.  Un  vrai  bourgeois  gentilhomme. 
Peut-être  aussi  un  vrai  gentilhomme  bourgeois. 


J.-J.  Weiss,  blagueur  à  froid,  se  gaussait  un  jour  des  gens  qui 
croient  avoir  tout  inventé.  «  Nous  sommes,  plaisantait-il,  de  la  géné- 
ration qui  pense  avoir  découvert  la  Méditerranée.  Thiers  est  persuadé 
qu'il  est  l'inventeur  du  système  d'équilibre  ;  Claude  Bernard,  savant 
admirable,  ferait  bon  marché  de  ses  recherches  scientifiques,  si  l'on 
voulait  lui  concéder  qu'il  a  inventé  la  méthode  empirique,  et  Zola,  de 
bonne  foi,  se  figure  qu'il  a  trouvé  le  roman  expérimental.  Nul  ne  veut 
avouer  que  ce  que  l'on  fait  a  été  fait  depuis  des  siècles  et  des  siècles 
encore.  « 

Augier,  du  moins,  n'a  rien  inventé,  et  il  le  sait.  Pourtant  il  ne  pro- 
cède d'aucun  autre.  Il  obéit  à  son  tempérament,  à  ses  nerfs,  à  sa  bile, 
à  ses  penchants,  à  ses  instincts.  Comme  littérateur,  il  n'a  point  révo- 
lutionné le  style;  fils  d'Amyot,  de  Marot,  de  Voiture.de  Malherbe, 
de  Pascal  qui  fixa  la  langue  française,  de  Bossuet  qui  l'enrichit,  il  fut 
de  ceux  que  Montaigne  visait:  «Le  maniement  des  beaux  esprits 
donne  prix  au  langaige,  en  l'estirant  et  ployant.  »  Augier  n'a  point 
apporté  de  mots;  il  a  seulement  consacré  l'usage  de  quelques-uns,  et 
il  a  enrichi  les  autres  en  appesantissant  et  en  enfonçant  leur  significa- 
tion et  leur  usage,  en  leur  imprimant  des  mouvements  inaccoutu- 
més. 

S'il  n'avait  point  connu  Plaute  et  le  Captif,  peut-être  n'eût-il  pas 
écrit  le  Joueur  de  flûte.  Plaute,  grand  coutumier  de  ces  métamor- 
phoses, a  pu  lui  fournir  aussi  sinon  le  sujet  du  moins  le  type  de 
Maître  Guérin,  avec  son  Euclion,  qui  avait  déjà  servi  à  Molière  pour 
Y  Avare.  Qui  sait  si  Victor  Hugo  n'a  pas  donné  à  Augier  le  sujet  de 
Diane,  et  si  la  Mère  coupable  de  Beaumarchais  n'a  pas  inspiré 
Madame  Caverlet  dans  son  plaidoyer  en  faveur  du  divorce? 

Mais  on  irait  loin  dans  cette  voie.  Térence  et  Molière  et  Diderot 
et  Sedaine  y  passeraient. 

Nul  n'est  absolument  «  original  »  en  ce  bas  monde,  si  ce  n'est 
—  probablement  —    Eupolis,  Cratinus  et   les  dramaturges   de   la 


320  L'ARTISTE 


82e  olympiade  dont  les  chefs-d'œuvre  ne  sont  même  point  arrivés 
jusqu'à  nous. 


Ce  fut  un  homme  assurément, —  cet  Augier,  —  et  il  eût  pu  prendre 
la  vieille  devise  :  «  Homosum,  et  nil  humanum  a  me  alienum  puto.  » 
Il  eut  les  fiertés  et  les  défaillances  du  mâle,  ses  grandeurs  et  quel- 
ques-unes de  ses  petitesses,  ses  vertus  brillantes  et  plusieurs  de  ses 
vices.  Mais,  dans  les  nations  civilisées,  jadis,  et  même  à  Vicence,  le 
condamné  qui  pouvait  se  faire  reconnaître  pour  le  premier  de  son 
art  obtenait  sa  grâce.  Emile  Augier,  qui  au  demeurant,  rassurez- 
vous,  ne  fut  point  un  criminel,  fut  le  premier  de  son  art. 

Il  était  grand,  robuste  et  beau.  Et  il  faut  faire  justice  une  fois  pour 
toutes  de  cette  légende  que  les  panégyristes  accréditent,  et  qui  le 
fait  ressembler  à  Henri  IV.  Pourquoi  à  Henri  IV  ?  A  cause  de  sa 
barbe  sans  doute  ?  C'est  à  cet  accessoire  que  se  borne  en  réalité 
toute  la  ressemblance.  Je  constate  que  nos  contemporains  ont  une 
idée  bien  vague  du  roi  de  France  et  de  Navarre.  Dans  une  des 
vitrines  du  château  de  Frohsdorf,  se  trouve  un  masque  de  plâtre, 
merveilleusement  conservé,  coulé  sur  un  moulage  pris  au  chevet  du 
roi  défunt.  Le  visage  est  plat,  plus  haut  que  large;  le  nez,  très  long, 
est  presque  écrasé,  et  sur  le  front,  bombé  mais  relativement  étroit, 
se  dressent  encore  vigoureusement  des  mèches  de  cheveux  taillés  en 
brosse.  Or,  Emile  Augier  avait  le  visage  très  large,  le  nez  très  effilé, 
le  front  très  développé  et  ravagé  dès  le  premier  âge  par  une  précoce 
calvitie.  Entre  Henri  IV  et  Augier,  nulle  similitude.  Pourquoi  plutôt 
n'avoir  pas  comparé  le  dramaturge  français  à  Shakespeare?  L'aspect 
général  est  le  même. 


Emile  Augier  a  fait  ses  études  au  collège  Henri  IV,  ce  qui  est 
plus  facile  que  de  lui  ressembler.  Il  avait  pour  condisciple  le  duc 
d'Aumale,  plus  jeune  que  lui  de  dix-huit  mois  à  peine.  Le  duc  d'Au- 
male  le  prit  en  affection,  le  soutint  dès  le  début  et  le  chargea  du  soin 
de  la  magnifique  bibliothèque  de  Chantilly.  Emile  Augier  y  demeura 
jusqu'au  jour  où,  les  événements  de  1848  étant  survenus,  il  se  laissa 
séduire  par  le    caractère  libéral  et  artistique  du  prince   Napoléon, 


EMILE  AUGIER 


dont  il  resta  des  lors  l'ami  et  le  protégé.  N'ayant  jamais  fait  de 
politique  militante,  il  ne  se  croyait  pas  lié  par  un  parti.  Il  était  plus 
spécialement  un  autoritaire  doublé  d'un  indépendant.  A  ce  compte, 
l'Empire  devait  lui  plaire. 

Petit  péché  de  jeunesse,  cette  défection. 

En  i838,  en  sortant  du  collège,  Augier  était  entré  à  l'École  Nor- 
male, avec  Got.  Il  se  contenta  tout  d'abord  de  rimer  de  petits  vers 
innocents,  bons  à  mettre  en  musique  par  Gounod,  tels  que  ses  stances 
à  une  jeune  fille  : 

Moi  qui  suis  déjà  vieux  (!)  dans  les  choses  humaines, 
Dont  le  cœur  a  saigné  plus  souvent  qu'à  son  tour, 
Je  ne  regrette  pas  le  sang  pur  dont  mes  veines 
Ont  rougi  les  buissons  où  je  cherchais  l'amour! 
Car  ce  que  m'ont  appris  la  ronce  et  les  épines, 
C'est  qu'il  n'est  rien  de  bon  au  monde  que  d'aimer; 
Que  même  les  douleurs  de  l'amour  sont  divines, 
Et  qu'il  vaut  mieux  briser  son  cœur  que  le  fermer! 


Dès  qu'il  sort  de  l'école,  c'est  pour  aller  à  l'Odéon.  Le  goût  du  théâ- 
tre l'avait  pris.  On  ne  sait  comment.  Seul  Got  pourrait  le  dire.  Augier 
frappe  à  la  porte  de  Lireux,  directeur  du  second  Théâtre-Français... 
Et  la  porte  s'ouvre.  Qui  donc  a  dit  que  les  «  jeunes  »  ne  pouvaient 
jamais  se  faire  jouer  ?  Il  suffisait,  en  ce  temps-là,  d'apporter  la  Ciguë, 
drame  en  vers.  Un  bon  drame  de  début,  tout  plein  de  souvenirs  clas- 
siques. Lireux  monta  la  Ciguë,  et  comme,  ce  soir-là,  la  direction  du 
théâtre  du  Palais-Royal  donnait  la  première  représentation  d'une 
revue,  on  ne  jugea  pas  à  propos  de  convoquer  la  presse,  sûr  qu'on 
était  par  avance  que  la  presse  ne  se  dérangerait  point  pour  si  peu,  et 
préférerait  les  calembredaines  d'un  Duvert  aux  accents  lyriques  d'un 
poète  normalien.  La  presse,  en  effet,  ne  se  dérangea  point.  Et  pour- 
tant, l'année  d'après,  les  portes  du  Théâtre-Français  s'ouvraient 
toutes  grandes  à  YHommc  de  bien,  comédie  en  vers,  moderne  celle-là, 
qui,  hélas!  ne  réussit  point,  et  dont  on  n'aura  plus  guère,  je  pense, 
l'occasion  de  parler.  Mais  cet  échec  n'était  pas  pour  décourager 
l'athlète. 


322  L'ARTISTE 


Moins  de  trois  ans  plus  tard,  l'Aventurière  paraissait  sur  cette 
même  scène  de  Molière;  c'était  une  tragi-comédie,  une  œuvre  de 
jeunesse  encore,  que  le  poète  pourtant  affectionna  particulièrement 
pendant  toute  sa  vie,  car  il  occupa  ses  loisirs  à  l'orner,  à  l'embellir, 
surtout  à  lui  enlever  ses  scories.  Cette  Aventurière  passa  au  travers  de 
mille  vicissitudes  comme  d'autant  de  cerceaux  en  papier.  Il  la  réduisit, 
la  comprima,  la  prolongea,  comme  un  père  essaierait  de  faire  d'un  en- 
fant bancal,  vivace  néanmoins.  Il  voulait  flageller  l'amour  des  vieillards 
pour  les  courtisanes,  mais  cet  objectif  disparut  derrière  le  luxe  des  «  bas- 
côtés  »  et  le  jeu  des  acteurs.  Dona  Clorinde  est  aimée  charnellement 
du  vieux  Monte-Prade,  et  se  fait  introduire,  elle  catin,  dans  la  mai- 
son patriarcale  du  noble  duc  qui  veut  être  son  époux.  Heureusement 
des  accidents  se  produisent,  et  le  vieux  Monte-Prade  désabusé  se 
sépare  de  l'infâme.  La  morale  le  veut.  Le  devoir  aussi.  Tel  est  le 
fond-  du  drame.  Mais  ce  drame  passe  au  second  plan,  en  réalité,  car 
Augier  a  planté  ici  et  là  des  types  si  originaux,  si  amusants,  un  capi- 
tan  de  l'ancienne  Comédie,  si  drolatique,  un  fils  si  héroïque  que  le 
spectateur  oublie  tout  le  principal  et  ne  s'amuse  qu'à  l'accessoire. 
Notons,  en  passant,  que  l'une  des  dernières  reprises  de  l'Aventu- 
rière fut  consacrée  à  Mme  Sarah  Bernhardt,  et  que  la  grande  tragé- 
dienne quitta  Paris,  furtivement,  au  lendemain  de  cette  reprise,  où 
elle  avait  été  presque  annihilée  par  le  voisinage  de  Coquelin.  C'est 
en  définitive  à  Augier  que  nous  devons  la  fugue  de  Sarah  Bernhardt 
et  sa  retraite  définitive  de  la  Comédie-Française,  retraite  bien  souvent 
regrettée  par  ses  détracteurs  comme  par  ses  amis. 


A  la  création,  en  tous  cas,  —  car  il  faut  essayer  de  procéder  par 
ordre,  —  l'Aventurière  permit  décidément  à  Augier  de  mettre  le  pied 
à  l'étrier.  Du  coup,  sa  réputation  fut  établie. 

Depuis  lors,  la  verve  d'Augier  est  intarissable.  Pour  avoir  la 
gloire  de  travailler  avec  Musset,  il  écrit  un  petit  vaudeville  senti- 
mental, l'Habit  vert,  dans  la  note  d'Indiana  et  Charlemagne  ou  de  la 
Corde  sensible;  mais  là  se  borne  sa  fantaisie  pour  les  théâtres  de 
second  ordre,  qui  ne  lui  rapporteraient  ni  assez  de  gloire  ni  assez 
d'argent.  Le  Théâtre-Français  l'attire  toujours,  et  quand  il  sent 
qu'on  va  crier  à  l'accapareur,  il  se   tourne   vers  le  Gymnase,  où  il 


EMILE  AUGIER  323 


trouve,  en  Rose  Chéri,  en  Adolphe  Dupuis,  en  Bressant,  en  Landrol 
et  en  Berton  père,  des  interprètes  dignes  de    lui. 

Sa  chance  est  inégale.  Ses  succès  sont  divers.  Mais  il  n'est  jamais 
vaincu,  même  lorsqu'il  n'est  pas  victorieux.  On  le  discute,  mais  on 
l'écoute.  Il  donne  Gabrielle,  tragédie  bourgeoise,  —  en  vers,  toujours, 
—  et  sa  gloire  est  extrême.  Gabrielle,  c'est  la  bourgeoise  atteinte 
d'idéalisme  aigu,  c'est  la  «  précieuse  ridicule  »  qui  dédaigne  le  milieu 
terre-à-terre  dans  lequel  elle  vit,  et  cherche  un  ciel...  autre  part.  Elle 
ne  comprend  que  bien  tard  —  mais  à  temps  —  grâce  à  son  mari, 
que  la  maternité  est  belle,  et  que  la  tète  blonde  d'une  fillette  com- 
porte sa  poésie.  Et  elle  se  repent,  et,  nouvelle  Pauline,  elle  est  désa- 
busée!... Et  elle  s'écrie  en  sautant  au  cou  de  son  prosaïque  mari  : 

0  père  de  famille!  O  poète!  Je  t'aime! 

Cette  œuvre  plus  médiocre  encore  que  bourgeoise  malgré  sa 
renommée  et  qui,  dans  dix  ans,  fera  l'effet  d'une  tragédie  de  Du  Bel- 
loy,  vaut  à  Emile  Augier  un  prix  de  7,000  francs  à  l'Académie,  qui 
bientôt  l'admet  dans  son  sein,  suivant  le  cliché  consacré,  à  la  mort 
de  M.  de  Salvandy.  Son  vers  est  attaqué,  mais  sous  son  vers  il  y 
a  une  pensée,  et  si  l'on  tourne  la  forme  en  ridicule,  on  rend  justice 
au  fond.  On  lui  reproche  de  mettre  en  poésie  des  pensées  ultra- 
banales : 

Ne  coudoyons-nous  pas  chaque  jour  dans  le  monde 
Des  femmes  contre  qui  la  me'disance  abonde  ? 


Oh!  le  Parisien  d'apathie  est  pourvu. 

Prépare  une  chemise,  entends-tu?  La  meilleure... 

Fais-nous  faire,  tu  sais  ?  ce  machin  au  fromage. . . 

Ces  machius-Vd,  et  bien  d'autres  encore,  sont  des  verrues, 
évidemment.  Mais  qui  n'a  pas  de  verrue  en  ce  monde?  Peut- 
être  eût-il  été  meilleur  pour  Augier  de  ne  travailler  qu'en  prose,  ou 
tout  au  moins  de  ne  faire  parler  qu'en  prose  les  petits  bourgeois  dont 
il  s'est  tant  occupé. 

Il  est  assez  curieux,  à  ce  propos,  de  citer  le  jugemçnt  porté   $ur 


324  L'ARTISTE 

lui,  dès  i852,  par  Rochefort,  alors  simple  expéditionnaire  à  l'Hôtel 
de  Ville,  et  qui  signait  encore  —  et  déjà  !  —  Henri  de  Rochefort.  Ces 
lignes  ont  paru  dans  la  première  édition  du  Dictionnaire  de  la  Con- 
versation de  Duckett  : 

«  Ce  qui  distingue  M.  Augier,  c'est  d'avoir  cherché  à  substituer 
«  une  sorte  de  comédie  de  sentiment  à  la  comédie  de  caractères,  qui 
«  semble  épuisée,  et  à  l'imbroglio  qui  n'intéresse  plus.  Son  style 
«  n'est  pas  non  plus  le  style  banal  et  maniéré  de  la  comédie  du  dix- 
«  huitième  siècle;  mais  s'il  est  facile  et  coulant,  si  le  vers  est  quel- 
«  quefois  bien  frappé,  il  n'est  pas  toujours  exempt  d'incorrection 
«  ni  de  mauvais  goût. 

«  Hexri  de  Rochefort.  » 

Cette  critique,  —  bourgeoise  aussi,  —  n'est  pas  dépourvue  de  jus- 
tesse. 


Entre  temps,  l'Empire  ayant  été  proclamé,  le  prince  Napoléon  qui 
avait  obtenu  sa  liste  civile  fit  construire  cette  adorable  villa  latine  de 
l'avenue  Montaigne  qui  excita  longtemps  l'envie  des  potentats  de  la 
finance.  Emile  Augier  qui,  je  l'ai  dit,  s'était  entiché  du  brillant 
prince  Napoléon,  fut  un  des  hôtes  assidus  du  petit  palais  pompéien. 
Détail  bien  inconnu  :  il  y  joua  la  comédie,  lors  de  l'inauguration  du 
monument,  et  revêtit  la  tunique  d'Ariobarzane  du  Joueur  de  flûte, 
en  compagnie  de  Théophile  Gautier  qui  jouait  Bomilcar,  de  Samson, 
de  Got,  de  Geffroy,  de  Madeleine  Brohan  alors  dans  tout  l'éclat  de 
sa  beauté  resplendissante,  et  de  Mlle  Favart,  très  ingénue  en  ce 
temps-là.  Le  décor  était  tout  trouvé  :  l'atrium  de  la  villa.  Ce  n'était 
pas  Corinthe  puisque  c'était  Pompéi,  et  la  statue  de  César  rempla- 
çait celle  de  l'Amour,  exigée  par  la  brochure.  Mais  l'illusion  n'en 
était  pas  moins  complète.  J'ai  sous  les  yeux  une  estampe  de  Fla- 
meng,  d'après  Boulanger,  estampe  publiée  dans  Y  Artiste  en  i856  et 
relatant  cet  incident  peu  connu  de  la  vie  du  poète.  Augier  avait 
encore  ses  beaux  cheveux  frisés  au  vent  et  déjà  son  front  dénudé  à 
demi. 

Peu  de  temps  après  cette  époque,  un  très  riche  baron  qui  l'aimait 
mourut  en  lui  léguant...  sa  femme.  C'était  une  façon  délicate  de  lui 


EMILE  AUGIER  3z5 


abandonner  sa  fortune.  Augier  n'était  point  disposé  à  aliéner  son 
indépendance.  Il  refusa  les  présents  et  la  veuve,  et  n'accepta  qu'à 
titre  de  souvenir  un  legs  d'une  importance  relative,  grâce  auquel  il 
put,  en  y  joignant  ses  économies,  acheter  sa  belle  propriété  de  Croissy. 

Plus  tard  seulement  il  renonça  au  célibat. 

Il  était  allé  au  Palais-Royal  où  l'on  donnait  une  revue,  le  Banc 
d'huîtres.  Il  fut  séduit  par  la  grâce  d'une  aimable  jeune  fille  qui 
entrait  dans  la  carrière,  espérant,  comme  tant  d'autres,  arriver  au 
Théâtre-Français,  à  l'instar  de  Rachel  et  de  Mme  Dorval,  en  commen- 
çant par  l'autre  bout  de  la  galerie  :  la  galerie  Montpensier.  Cette  jeune 
fille  se  nommait  Laure  Lambert,  et  jouait  «  la  Rose.  »  Un  roman  fut 
ébauché...  et  dénoué  devant  M.  le  maire.  M"e  Lambert,  Mme  veuve 
Augier  désormais,  demeura  la  compagne  discrète,  malheureusement 
inféconde,  de  celui  qui  fut  si  tendre,  dans  ses  œuvres,  pour  les  enfants 
et  pour  les  grands-pères. 


Cependant  Augier,  après  le  Joueur  de  flûte,  ayant  essayé  un  nou- 
veau drame  en  vers,  écrit  sur  la  demande  de  Rachel  :  Diane,  drame 
qui  ne  réussit  guère,  contre-coup  et  contre-sens  de  Marion  Delorme  ; 
et  ayant  donné  encore  une  comédie  en  vers,  pastiche  du  xvm°  siècle, 
Philiberte,  aimable  badinage  sans  portée,  quoique  d'un  charme 
infini,  se  décida  à  parler  tout  simplement  en  prose. 

Jules  Sandeau  venait  d'éditer  son  volume  de  Sacs  et  parchemins, 
suite  de  nouvelles  où  il  mettait  en  opposition  la  fortune  et  la  noblesse, 
l'écu  d'or  et  l'écu  héraldique.  Augier  écrivit  avec  Jules  Sandeau 
le  Gendre  de  M.  Poirier.  La  comédie  est  délicieuse,  quant  à  l'esprit 
et  quant  à  la  verve,  —  je  ne  me  lasse  pas  de  la  relire  et  de  la  réen- 
tendre, —  mais  je  la  trouve  détestable  comme  tendances.  Un  gen- 
tilhomme ruiné  épouse  la  fille  d'un  négociant  millionnaire.  Quand  il 
Ta  épousée,  ce  drôle  la  trompe,  la  ruine  et  trouve  étonnant  que  le 
beau-père  juge  le  procédé  de  mauvais  goût.  Ce  n'est  que  par  gran- 
deur d'âme  qu'il  reconnaît  ses  torts,  à  la  fin,  et  qu'il  revient  à  sa 
femme. 

Le  pis  est  que  M.  Augier,  tout  le  long  de  sa  pièce,  prend  parti 
pour  le  jeune  duc  séduisant  et  débraillé,  et  n'a  pas  assez  de  brocards 


326  L'ARTISTE 

à  l'adresse  du  vieux  père  Poirier,  lequel  n'a  que  le  tort  d'être 
riche  et  de  se  laisser  tondre. —  Comédie,  dira-t-on.  —  Soit;  mais 
alors  mauvaise  comédie.  Elle  va  contre  son  but ,  car  le  spectateur 
malgré  lui  se  sent  entraîné  vers  le  sacripant.  —  Comédie  de  mœurs, 
c'est  entendu.  —  J'absous  les  auteurs,  et  je  les  absous  doublement,  car 
ils  sont  merveilleux  de  légèreté  et  d'adresse.  Mais  je  ne  puis  m'empê- 
cher  de  remarquer  que  Dumas  fils  a  traité  à  peu  près  le  même  sujet 
dans  l'Etrangère,  et  qu'il  en  a  tiré  des  épisodes  cruels,  autrement 
dramatiques,  autrement  moraux. 


Après  Gabrielle,  Augier  semble  entrer  dans  une  période  de  déca- 
dence. Ceinture  dorée,  comédie  étayée  sur  une  idée  juste,  échoue  à 
cause  de  sa  forme  banale.  La  Pierre  de  touche  et  Un  beau  mariage, 
maladroitement  conçus,  échouent  de  même,  malgré  d'éblouissantes 
éclaircies. 

Il  change  alors  de  genre,  s'accouple  à  Edouard  Foussier,  et  produit 
le  Mariage  d'Olympe,  réponse  à  la  Dame  aux  Camélias  de  Dumas  Mis, 
ex  les  Lionnes  pauvres,  comédie  contre  les  bourgeoises  coquettes  qui 
veulent  dépenser  au  delà  des  ressources  de  leur  ménage.  Ces  deux 
œuvres  font  du  bruit,  mais  en  réalité,  —  il  est  permis  de  le  dire  à  plus 
de  trente  ans  de  distance,  —  elles  n'ont  que  la  valeur  d'un  pam- 
phlet. Est-ce  à  l'influence  de  Foussier  qu'il  faut  attribuer  la  fausseté 
des  situations  et  des  détails?  Peut-être.  De  fait,  rien  n'est  vrai  dans 
ces  œuvres  à  scandale,  d'où  ne  ressort  que  l'esprit  primesautier  et 
familier  d'Augier. 


En  1861,  Augier,  ayant  passé  la  quarantaine,  entre  dans  la  période 
de  gloire  avec  les  Effrontés  et  le  Fils  de  Giboyer.  Il  voulait  flétrir 
la  basse  finance,  les  gens  d'affaires  véreux,  le  journalisme  corrompu, 
les  petites  coteries  politiques  du  moment,  et  surtout  les  cléricaux  et 
les  jésuites,  que  le  prince  Napoléon  lui  avait  appris  à  détester.  Il 
consacra  à  cette  rancune  la  série  des  Effrontés,  du  Fils  de  Giboyer, 
de  la  Contagion  et  de  Lions  et  renards.  Le  prince  Napoléon  avait 


EMILE  AUGIER  327 


déjà  fait  lever  l'interdit  qui  pesait  sur  le  Mariage  d'Olympe  et  les 
Lionnes  pauvres,  il  le  seconda  encore  pour  ces  nouvelles  études 
sociales...  et  politiques. 

Augier,  très  ardent  en  ce  temps-là,  s'était  donné  la  mission  de  cra- 
cher sur  tout  ce  qu'il  jugeait  méprisable.  Il  chargea  de  ce  soin 
Giboyer,  sa  création  et  sa  créature,  un  bohème  hardi,  qui  avait  eu 
des  commencements  difficiles,  de  lourdes  charges,  de  grosses  détail- 
lances,  mais  un  homme  bon  quoique  venimeux,  et  brave  et  spirituel 
comme...  «  si  cane  coûtait  rien  ».  «  Un  peu  à  son  image  »  était  ce 
Giboyer. 

Emile  Augier  en  effet  fut  toujours  un  sceptique  en  même  temps 
qu'un  éclectique.  Il  pensait  volontiers  :  «  Chacun  pour  soi  dans  la  vie. 
Qu"on  me  fiche  la  paix...  Je  la  ficherai  aux  autres.  Je  ne  gène  per- 
sonne dans  ses  infirmités.  Qu'on  tolère  les  miennes  !   » 

C'est  lui  qui,  un  soir,  ayant  bien  dîné  chez  Augustine  Brohan,  se 
laissait  aller,  dans  un  demi-sommeil,  à  quelques...  intempérances 
intempestives. 

—  Dis  donc,  Emile,  interrompit  Mme  Augustine...  Mais  tu...  Oh! 
mon  vieux  !... 

—  Parfaitement!...  Je...  Parfaitement.  Et  puis  après?  Est-ce  que 
je  te  gêne  ?  Ne  te  gène  pas...,  tu  sais... 

C'est  encore  lui  qui,  ayant  congédié  une  amie  d'antan,  dont  il  ne 
m'est  pas  permis  de  rappeler  le  nom  tant  connu,  s'écriait  plai- 
samment : 

—  Enfin  !  je  ne  serai  donc  plus  obligé  de  me  laver  les  pattes  tous 
les  soirs!... 

C'était  bien  lui  Giboyer,  vous  voyez,  du  moins  quant  à  la  forme. 
Et  quant  au  fond  aussi,  car  Giboyer  était  socialiste,  —  un  socialiste 
autoritaire,  qui  voulait  achever  carrément  la  Révolution  de  89.  «  La 
révolution  de  89,  s'écrie-t-il,  ce  n'est  que  le  commencement,  le  tra- 
vail de  démolition.  On  a  fait  table  rase  des  abus  ;  il  reste  à  construire 
une  société,  c'est-à-dire  à  organiser  la  résistance  contre  la  force  des 
choses,  en  créant  une  aristocratie  en  dehors  de  l'argent,  une  aristo- 
cratie du  mérite  personnel.  » 

Et  comme  on  lui  fait  observer  que  le  mérite  ne  se  mesure  pas  à 
la  toise,  comme  les  carabiniers,  qu'on  ne  peut  lui  fixer  qu'un  étalon 
approximatif,    et  qu'on    a  pris    le  plus  facile  à  vérifier  :  le  résultat 


328  L'ARTISTE 

du  travail,  la   fortune,   Giboyer  se  redresse  et  reprenant  son   ton 
familier  : 

—  «  Prêtes-tu  cinq  cents  francs  si  je  te  colle  au  mur? 

—  «  Non. 

—  «  Je  t'y  collerai  donc  pour  rien,  comme  un  pauvre.  La  fortune 
ne  s'acquiert  que  par  le  travail  et  l'intelligence,  je  le  veux  bien  : 
les  facultés  nécessaires  à  l'enrichissement  sont  de  première  catégorie, 
c'est  convenu.  Mais  il  reste  un  tout  petit  point  qui  détruit  ton  étalon 
de  fond  en  comble  :  c'est  que  la  fortune  est  héréditaire  et  que  l'intelli- 
gence ne  Test  pas.   » 

De  là  à  l'abolition  de  l'héritage,  il  n'y  a  qu'un  pas.  Augier  ne  la 
réclame  pas,  mais  il  l'indique,  ce  qui  était  déjà  singulièrement  auda- 
cieux à  une  époque  où  l'argent  régnait  tout  autant  qu'aujourd'hui,  et 
où  nous  ne  jouissions  pas  encore  du  Conseil  municipal...  et  anarchiste 
de  Paris,  vu  que  le  Conseil  était  remplacé  —  avantageusement  —  par 
une  commission  officielle. 

Mais  là  ne  s'arrêtent  point  les  revendications  d'Emile  Augier  dans 
ses  quatre  comédies  et  surtout  dans  les  deux  premières  :  les  Effrontés 
et  le  Eils  de  Giboyer.  Exalter  les  pauvres  honteux  et  réclamer  une 
part  de  soleil  pour  tout  le  monde,  en  constatant  philosophiquement 
qu'il  faut  plus  d'une  génération  à  une  famille  de  portiers  pour  faire 
brèche  dans  la  société,  et  que  les  premiers  assaillants  doivent  rester 
dans  le  fossé  pour  faire  fascine  de  leur  corps  aux  suivants,  c'était 
bien. 

Emile  Augier  ne  s'est  pas  borné  à  demander  l'égalité.  Il  a  attaqué 
brutalement  la  monarchie  héréditaire  et  traditionnelle,  et  le  parti  légi- 
timiste et  orléaniste,  «  régiment  de  colonels  sans  soldats  »,  qui  l'avait 
accueilli  pourtant,  et  la  bourgeoisie  dont  il  était  issu,  «  la  bourgeoisie 
qui  a  pris  la  Révolution  en  horreur  depuis  qu'elle  n'a  plus  rien  à  y 
gagner,  et  voudrait  fixer  le  ilôt  qui  l'apporta  en  refaisant  à  son  profit 
une  petite  France  féodale.  »  Cette  grande  licence  ne  fut  point  par- 
donnée  à  Emile  Augier,  et  l'un  de  ses  collègues  put  s'écrier  : 

Muses!  le  temps  est  bon  pour  gagner  des  e'eus 
En  jouant  du  couteau  sur  les  partis  vaincus! 

En  outre,  Augier  attaqua  violemment  la  presse  légitimiste  sur  le 
dos  de  son  représentant  le  plus  considérable,  Louis  Yeuillot,  qu'il 


EMILE  AUGIER 


montra  comme  «  un  gars  qui  larderait  son  propre  père  d'épigram- 
mes  moyennant  un  modique  salaire,  et  le  mangerait  à  la  croque-au- 
sel  pour  cent  sous  de  plus.  »  Et  il  définissait  ainsi  sa  manière  : 
«  Sa  manière  consiste  à  rouler  le  libre  penseur,  à  tomber  le  philoso- 
phe, en  un  mot  à  tirer  la  canne  et  le  bâton  devant  l'arche.  Un  mélange 
de  Bourdaloue  et  de  Turlupin.  La  facétie  appliquée  à  la  défense  des 
choses  saintes;  le  Dies  iiw  sur  le  mirliton,   n 

Ici  peut-être  Augier  dépassait  les  limites  autorisées.  Il  ne  pouvait 
méconnaître  le  tort  grave  qui  pourrait  résulter  de  ces  épigrammes 
sanglantes,  ni  oublier,  lui  classique,  que  vingt-cinq  ans  après  les 
Nuées,  Anytus  reproduisit  contre  Socrate  les  accusations  ultra-fantai- 
sistes d'Aristophane. 

Le  scandale  fut  considérable,  et  Veuillot  ainsi  mis  en  cause  répondit 
de  sa  meilleure  encre  :  «  Il  me  semble  que  je  peux  me  promener  har- 
diment dans  Athènes,  malgré  la  seringue  d'Aristophane.  On  dit  que 
c'est  un  sifflet,  soit;  je  crois  que  c'est  une  seringue,  et  une  seringue 
chargée  d'eaux  grasses  de  basse-cour.  Au  reste,  Aristophane  ne  me 
reproche  que  la  vérité.  Bàtonniste  devant  l'arche,  c'est  mon  métier, 
en  effet.  On  m'a  accusé  de  vouloir  faire  le  curé  et  même  l'évêque  ;  il 
me  rend  plus  de  justice.  Je  ne  me  suis  jamais  proposé  que  le  rôle 
du  suisse  qui  fait  taire  les  mauvais  drôles  et  met  les  chiens  à  la  porte, 
afin  que  le  service  divin  ne  soit  point  troublé.  J'ai  fait  mon  métier, 
Aristophane  fait  le  sien  qui  est  de  diffamer  les  gens  à  qui  on  admi- 
nistre la  ciguë...  » 

Et  ailleurs  :  ...  «  Augier  me  traite  d'insulteur.  J'ai  attaqué  des 
adversaires  que  j'appelais  par  leur  nom,  qui  étaient  armés  comme 
moi,  plus  armés  que  moi.  J'ai  voulu  être  et  je  crois  avoir  été  un  com- 
battant. Je  ne  me  souviens  pas  de  m'être  embusqué  dans  une  coulisse 
pour  diffamer  des  pseudonymes.  Cela  c'est  le  métier  de  l'insulteur.  Et 
quand  l'opération  s'exerce  en  sécurité  parfaite  contre  les  gens  tenus 
au  secret,  elle  est  de  telle  nature  qu'aucun  vocable  français  ne  le  carac- 
térise parfaitement.   » 

La  riposte  était  vive  et  juste.  Ceux-là  qu'Augier  attaquait  ne  pou- 
vaient se  défendre.  La  censure  était  impitoyable.  Les  insultés  étaient 
des  vaincus.  Et  par  ainsi  le  surnom  d'Aristophane  même  n'était  pas 
juste.  L'auteur  des  Chevaliers  n'était  pas,  lui,  des  flatteurs  de  Cléon, 
et,  comme  l'a  fait  remarquer  Scholl,  Aristophane  attaquait  les  hom- 


33o  L'ARTISTE 

mes  d'Etat  et  les  Dieux  mêmes,  tandis  qu'Emile  Augier,  loin  d'atta- 
quer les  puissants,  détachait  son  manteau  et  retendait  devant  eux, 
comme  l'Écossais  Raleigh  sous  les  pas  de  la  reine.  Au  foyer  du 
The'àtre-Erançais,  un  puissant  duc  disait,  sans  trouver  de  contradic 
teur  :  «  Voilà  une  comédie  que  bien  des  gens  pourraient  faire,  et  une 
action  que  personne  ne  voudrait  avoir  commise.    » 

Ici  la  critique  à  son  tour  dépassait  le  but.  Le  Fils  de  Giboyer  est 
une  remarquable  comédie.  Jusqu'à  nouvel  avis,  je  la  considérerai 
comme  le  chef-d'œuvre  d'Augier,  un  chef-d'œuvre  qui  ne  sera  pas 
compris  ni  apprécié  par  les  masses,  mais  qui,  aujourd'hui,  ques- 
tions de  personnalités  mises  à  part,  ressort  comme  une  des  œuvres  les 
plus  fortes  du  théâtre  contemporain.  Cette  comédie  n'était  pas  neuve, 
non.  On  y  trouve  un  reflet  du  Roman  cT  un  jeune  homme  pauvre,  de 
Feuillet,  et  des  ripostes  de  Beaumarchais  :  «  Vous  ne  trouvez  pas 
Fernande  assez  bien  faite?  »  dit  le  duc  de  sa...  pupille,  Mlle  Maréchal... 
«  Faites  en  donc  autant.  C'est  la  plus  jolie  fille  de  France,  je  m'en 
flatte...  » 

Ainsi  parlait  déjà  Figaro. 

Mais  les  cinq  actes  de  cette  comédie  solide  sont  menés  de  main  de 
maître,  sans  une  invraisemblance,  sans  une  imperfection,  avec  une 
logique  admirable  et  un  esprit  qui  ne  se  dément  jamais. 


A  partir  de  ce  moment,  Augier  s'est  calmé.  Il  n'écrit  plus  qu'à  de 
rares  intervalles.  Neuf  pièces  en  dix-sept  ans.  On  sent  qu'il  n'est  plus 
jeune,  qu'il  a  moins  de  nerfs.  Il  est  plus  éloquent.  Il  a  l'éloquence 
religieuse,  et  ses  théories  sur  la  paternité  dans  Maître  Guérin,  dans 
Paul  Forestier,  dans  Y  Affaire  Caverlet,  dans  les  Fourchambault ,  théo- 
ries trop  connues  pour  que  je  m'y  étende,  semblent  avoir  été  inspi- 
rées, comme  forme,  par  Bossuet  ou  Massillon. 

Il  n'est  plus  jeune,  et  cependant  il  n'est  pas  vieux.  Jamais,  jus- 
qu'à son  dernier  jour,  il  ne  sera  vieux.  Ses  idées  sont  nettes  et  pré- 
cises. Il  comprend  le  danger  qui  peut  résulter  d'une  fécondité  tar- 
dive. Use  retient.  Pour  un  peu  il  aurait  peur.  —  Tel  Alexandre 
Dumas  présentement  n'ose  plus  affronter  une  bataille.  —  Tel  Augier 
était  depuis  quinze    ans.    Il    avait    peur.    D'autant   plus   peur    qu'il 


EMILE  AUGIER 


n'avait  pas  —  et  j'y  insiste  —  d'idées  préconçues  à  faire  prévaloir,  de 
système  à  faire  adopter,  d'esthétique  à  imposer.  Toujours  et  toujours 
il  a  été  et  il  est  resté  l'homme  du  moment,  écrivant  ses  comédies  à  la 
«  va  comme  je  te  pousse!..  »  suivant  les  caprices  de  son  inspiration, 
même  quand  son  inspiration  suit  la  mode. 

Après  la  guerre,  une  «  nouvelle  »  de  Jules  Sandeau  qu'il  n'a  cessé 
de  chérir,  le  séduit.  C'est  Jean  de  Thommeray.  Et  il  écrit  cinq  actes 
pour  la  Comédie-Française  sur  Jean  de  Thommeray.  Et  comme 
c'est  Emile  Perrin  qui  dirige,  alors,  le  théâtre,  il  sacrifie  au  goût  de 
la  mise  en  scène,  et  fait  un  dénoûment  décoratif,  en  plein  quai  Vol- 
taire, pendant  le  siège,  avec  l'Institut  au  fond  et  la  lune  au-dessus 
pour  perspective.  Il  se  sert  même  du  biniou  breton  pour  corser  l'in- 
térêt, à  défaut  d'orchestre,  et  il  fait  exécuter  à  l'avant-scène  des 
manœuvres  militaires  de  mobilisés. 

Sa  fantaisie —  encore  —  le  poussant,  il  écrit  avec  Labiche,  dont  il 
s'était  épris  aussi  depuis  longtemps,  une  charge  en  cinq  actes  pour  le 
Palais-Royal  :  le  Prix  Martin.  Mais  cet  homme,  si  gai  dans  les 
théâtres  graves,  semble  glacial  dans  les  théâtres  pour  rire.  Il  est  amer 
dans  sa  gaîté,  et  cette  amertume  rejaillit  jusque  sur  les  lèvres  de  son 
copain  Labiche,  qui  ne  trouve  plus  moyen  de  s'amuser. 


La  première  fois  que  j'ai  vu  —  de  près  —  Emile  Augier,  c'est  —  il 
y  a  bien  des  années  déjà  —  dans  son  appartement  de  la  rue  de 
Rome.  Une  vieille  servante  vint  m'ouvrir,  et  comme  je  demandais  le 
maître  de  la  maison,  elle  n'eut  qu'à  faire  deux  pas  dans  le  petit  vesti- 
bule de  l'appartement  pour  m'ouvrir  la  porte  d'un  petit  salon  de  bour- 
geois de  province  —  un  petit  salon  bien  banal,  garni  de  meubles  dits 
de  Paris,  et  dépourvu  de  tout  objet  d'art.  C'était  le  salon! 

Emile  Augier  se  tenait  là,  presque  étendu  sur  un  canapé,  —  sur  le 
canapé.  Il  ressentait  peut-être  une  atteinte  de  goutte  et  lisait  une  bro- 
chure. J'entrai  sans  être  annoncé,  mais  non  sans  être  décontenancé 
un  tantinet.  J'avais  une  carte  à  la  main  —  une  carte  que  j'avais  pré- 
parée, que  je  croyais  pouvoir  faire  passer,  —  et  je  me  trouvais  subi- 
tement en  face  du  Maître. 

Il  me  parut  très  grand  ce  jour-là,  plus  grand  encore  que  d'habi- 
tude, et  de  sa  belle  voix  timbrée  et  bien  sonnante  il  m'accueillit  cor- 

1889    —    I.'ARTISTE    —    T.    11  22 


332  L'ARTISTE 

dialcment,  me  parlant  de  l'Institut,  de  ses  travaux,  de  ses  collègues, 
non  pas  en  homme  bavard  —  oh  !  Dieu  !  non  —  plutôt  en  homme  très 
boutonné,  très  concentré,  peu  communicatif,  mais  plein  de  passions, 
et  qui,  par  saccades,  éprouve  le  besoin  de  se  dégonller.  Ce  n'est  qu'au 
bout  de  dix  minutes  qu'il  s'arrêta  pour  me  demander  : 

—  Au  fait,  à  qui  ai-je  l'avantage...  ? 

C'était  un  peu  tard,  mais  il  était  en  train  ce  jour-là,  et  joliment 
séduisant,  je  vous  assure. 

Dans  le  brouhaha  de  la  vie  parisienne,  je  l'ai  entendu  et  vu  bien 
souvent,  depuis  lors,  mais  plus  «  renfermé  »,  —  très  galant  certes, 
très  affable,  mais  par-dessus  tout  très  indifférent.  Même  lorsque  Victor 
Hugo  fêta  Voltaire,  un  matin  de  dimanche,  sur  la  scène  de  la  Gaîté, 
Augier  qui  était  près  du  grand-père,  et  qui  fut  un  voltairien  enragé, 
ne  se  laissa  pas  entraîner  par  l'enthousiasme  général.  Il  applaudit  le 
patriarche  comme  il  fallait,  sans  plus,  et  seulement  aux  bons  endroits. 
J'en  conclus  qu'il  était  froid,  ou  qu'il  tenait  à  paraître  tel. 

Quand  Labiche  —  son  plus  intime  et  son  meilleur  ami  —  mourut, 
je  pensai  que  ce  «  départ  »  allait  frapper  au  cœur  le  vieil  Augier.  — 
Un  de  ses  familiers  que  j'interrogeai  me  répondit  : 

—  Allez  donc  !  Il  est  au-dessus  des  petits  accidents  de  la  vie 
humaine...  C'est  un  homme  fort.  Qu'est-ce  que  l'existence  d'un  homme 
pour  lui  ? 

Cependant,  vers  la  même  époque,  sur  le  pont  des  Arts,  un  matin, 
je  rencontrai  Augier  pour  la  dernière  fois.  Son  œil  était  plus  vague 
qu'à  l'ordinaire,  ses  joues  tombaient,  et  il  s'affalait  sur  le  coussin  de 
son  fiacre. 

—  Décidément  il  a  du  plomb  dans  l'aile,  pensai-je. 

Il  en  avait,  du  plomb  dans  l'aile,  ce  colosse.  Bâti  pour  devenir 
centenaire,  sûr  de  sa  force,  confiant  en  sa  destinée,  il  n'avait  pas  prévu 
le  petit  accident,  le  tout  petit  accident  qui  est  cause  de  tout,  principa- 
lement de  la  mort.  Une  blessure  bête  a  déterminé  une  affection  grave. 
Le  colosse  est  tombé  tout  d'un  coup,  comme  une  masse,  peut-être 
réclamé  par  Labiche  qui  s'ennuyait,  tout  seul,  là-haut. 


Maintenant  c'est  fini.   Il   est  entré  dans  la  postérité.  Comment  la 
postérité  va-t-elle  l'accueillir  ? 


EMILE  AUGIER 


333 


Je  relisais  —  et  je  relis  souvent  —  son  théâtre  complet,  le  théâtre 
qu'il  relisait,  lui  aussi,  sans  cesse,  et  qu'il  modifiait,  qu'il  corrigeait, 
qu'il  assaisonnait  au  goût  du  jour,  et  qu'il  rognait  souvent,  d'après 
le  précepte  de  Scribe,  trop  méconnu  par  Bergerat  :  «  Tout  ce  qui  est 
coupé  n'est  pas  sifflé.  » 

J'ai  la  ferme  conviction  qu'Augier  se  rendait  compte  de  ses  travers 
littéraires,  et  je  crois  que  son  «  théâtre  définitif»  aurait  été  plus  vivace 
s'il  avait  pu  le  corriger  encore  pendant  dix  ans.  Dans  la  forme,  dans 
les  détails,  que  de  scories  !  Que  de  mots  inutiles!  Que  de  modes 
éphémères!  Même  le  Gendre  de  Al.  Poirier  ne  se  maintient  que  grâce 
aux  traditions  de  la  Comédie-Française.  Le  théâtre  d'Augier,  très  beau 
certes,  très  sain,  très  noble,  vieillira  vite,  et  plus  que  bien  d'autres. 
Le  lecteur  restera,  heureusement.  Mais  pour  nos  petits-enfants  qui  ou- 
blieront le  côté  pamphlétaire  de  l'œuvre,  j'en  suis'  pour  ce  que  j'ai  indi- 
qué plus  haut  :  s'il  y  a  une  justice  en  ce  monde,  Augier  demeurera  le 
père  de  Giboyer  —  son  chef-d'œuvre  —  un  chef-d'œuvre. 


LOUIS  BESSON. 


-zzmm 


ESSAIS    SUR    L'HISTOIRE 


PEINTURE    FRANÇAISE 


(NOTES     ET    FRAGMENTS! 


Y 


SECONDE    RENAISSANCE.    —    FONTAINEBLEAU.    —    LE   XVIe    SIECLE    FRANÇAIS 
AU    MUSÉE    DU    LOUVRE 


Assomption  de  la  Vierge  du  Rosso,  dans  le  cloître  de 
l'Annonciade  à  Florence,  est  bien  la  plus  médiocre 
peinture  et  la  moins  capable  de  faire  concevoir 
quelque  espoir  pour  l'avenir  d'un  débutant  comme 
il  était.  Rien,  hélas!  ni  de  simple  ni  de  naïf;  rien  que  de  la  pratique 
et  de  la  plus  maladroite  en  même  temps  que  de  très  effrontée.  Des 
têtes  dans  lesquelles  il  n'y  a  pas  l'ombre  du  sentiment  de  nature;  de 
grandes  draperies  jetées  à  fracas  ;  confusion  dans  les  nombreuses 
figures  des  apôtres,  confusion  dans  les  draperies.  Et  jugez  de  l'effet 
de  cette  fresque  sans  vergogne  d'un  praticien,  justement  placée  entre 
la  Visitation,  chef-d'œuvre  étonnant  du  Pontorme  qui  y  a  cherché  le 
sentiment  d'André  del  Sarte  et  l'a  atteint  à  s'y  méprendre,  et  la 
Nativité  d'André  del  Sarte  qui  fait  pendant  à  ce  triste  Rosso  de  l'au- 

(1)  Voir  l'Artiste  d'avril,  juin,  juillet  et  août  derniers  (1889,  I,  247,  3g5  ;    II, 
11,  94)- 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE       335 


tre  côté  de  l'entrée  du  cloître.  Dès  ses  débuts,  le  Rosso  est  un  sauvage 
maniéré,  un  farouche  malappris,  au  milieu  de  tous  ces  polis  de  son 
temps,  une  imagination  pleine  d'acquit,  et  féconde,  mais  ambitieuse 
et  indisciplinée.  Plus  tard  à  la  cour  de  France,  ayant  tout  oublié  de 
son  pays,  si  ce  n'est  ce  qu'il  a  emporté  du  souvenir  de  Michel-Ange,  il 
poussera  au  sec  la  grâce  tourmentée  et  les  arrangements  capricieux  du 
Buonarotti. 

Aux  Offices,  dans  la  galerie  extérieure,  on  trouve  un  autre  tableau 
de  lui,  représentant  une  vierge  sur  un  trône  et  entourée  de  saints  ;  — 
un  autre  encore  au  Pitti,  de  sujet  analogue  et  dont  Vasari  a  parlé  avec 
les  réserves  qu'il  méritait.  Du  moins  dans  celui  des  Offices,  on  recon- 
naît notre  Rosso,  et  aussi  dans  les  deux  tableaux  de  la  galerie 
Borghese,  à  Rome,  attribués  à  Michel -Ange  et  que  leur  parité 
d'exécution  avec  la  peinture  des  Offices  restitue  certainement  au 
Rosso.  Mais  je  répète  que  son  Assomption  de  l'Annonciade  est  abso- 
lument dépourvue  d'art  et  de  force,  voire  même  de  cette  sauvagerie  qui 
est,  à  Fontainebleau,  le  signe  et  l'intérêt  des  œuvres  du  Rosso.  Elle 
est  justement  lourde  et  sans  caractère  aucun.  —  On  ne  peut  nier 
toutefois  qu'il  n'ait  un  don  d'invention  singulière,  témoin  certaine 
composition  dont  je  possède  le  dessin,  qui  a  appartenu  à  S.  Tho- 
mas Lawrence.  C'est  un  sujet  mystique.  La  Vierge  debout  et  les 
pieds  sur  le  serpent,  présente  un  fruit,  le  fruit  purificateur,  à  la 
bouche  d'Adam,  lequel  est  assis  avec  Eve  sur  les  branches  de 
l'arbre  du  fruit  défendu.  A  droite,  au-dessus  de  la  Vierge,  se  voient 
les  figures  nues  d'Apollon  et  de  Diane.  Cette  composition  bizarre 
fut  exécutée  par  le  Rosso  en  Italie,  dans  une  maison  d'Arezzo,  avant 
son  voyage  en  France,  et  l'on  en  trouve  la  description  dans  sa  vie  par 
Vasari.  Ce  dessin  très  terminé  à  la  pierre  noire  et  dans  le  plus  pur 
goût  florentin,  mis  au  carreau  d'ailleurs  comme  pour  en  assurer  les 
formes  très  cherchées,  les  contours  serrés  et  le  savant  modelé,  n'a  rien 
de  commun,  je  dois  l'avouer,  avec  la  pratique  cassante,  hâtive, 
anguleuse  et  quelque  peu  rude  et  sèche  en  son  maniéré,  qui  distingue 
pour  nous  ses  dessins  de  ceux  du  Primatice.  Quelques  crayonnages 
pareils  à  celui  de  la  Rédemption  d'Adam  pouvaient  donner  à  croire  à 
ceux  qui  attiraient  en  France  ce  maître  Roux,  qu'il  y  apportait  avec 
lui  tous  les  secrets,  même  le  charme  de  l'art  florentin.  Le  Rosso 
avait  pour  vrai  bagage  une  certaine  poésie  barbare,  et  non  sans  gran- 


336  L'ARTISTE 

deur;  quant  au  charme,  quant  à  la  grâce  élégante  et  souple,  importa- 
tion essentielle  de  ces  Italiens  dans  notre  école,  et  qui  allaient  y  prendre 
de  si  profondes  racines  par  nos  J.  Goujon  et  nos  G.  Pilon,  ils 
devaient  venir  dans  le  bagage  d'un  autre,  de  ce  Primatice  destiné  à 
supplanter  et  à  faire  oublier  l'ombrageux  maître  Roux. 

Le  Primatice,  né  à  Bologne  en  i5oq,  mort  à  Paris  en  1570,  et 
que  Ton  sait  avoir  traversé  fort  jeune  les  ateliers  d'Innocenzio  da 
Imola  et  de  Bagnacavallo,  avait  à  peine  vingt  et  un  ans  quand  il 
s'en  alla,  en  i525,  se  mettre  à  Mantoue  sous  la  direction,  et  comme 
aux  gages  de  Jules  Romain,  et  celui-ci  a  toujours  passé  pour  son 
maître.  Je  m'imagine  que  dès  cette  époque,  le  Primatice  était  déjà  un 
parfait  praticien,  et  ce  qu'il  put  apprendre  de  Jules  Romain,  c'est 
l'abondance  et  la  variété  de  la  composition,  dont  il  portait  d'ailleurs 
en  lui-même  le  génie,  car  on  n'a  guère  jamais  vu,  dans  aucune  école, 
un  inventeur  plus  facile,  plus  gracieux,  plus  souple,  et  plus  intarissa- 
ble. D'ailleurs  l'indépendance  que  le  Rosso  et  lui  trouvèrent  à 
Fontainebleau  les  développa  singulièrement  et  leur  ouvrit  à  chacun 
leur  caractère  personnel  qu'on  ne  reconnaît  point  dans  les  œuvres 
italiennes  de  leur  jeunesse. 

Le  vrai  maître  du  Primatice,  celui  dont  la  manière  lui  a  formé 
la  main,  n'est-ce  pas  plutôt  le  Parmesan?  où  a-t-il  vu  ses  pein- 
tures ?  Est-ce  à  Bologne  sa  patrie,  où  le  musée  actuel  garde  de  Mazzola 
une  Vierge  avec  l'Enfant  et  quatre  saints,  parmi  lesquels  une 
Sainte  Catherine  agenouillée  et  caressante.  Dans  le  Parmesan  se 
trouvent  le  dessin  du  Primatice  et  sa  couleur  de  convention.  Il  me 
semble  difficile  de  ne  pas  reconnaître  dans  le  peintre  de  la  cour 
des  Valois  une  triple  influence  :  l'invention  de  Jules  Romain  et 
du  Parmesan  et  aussi  les  souplesses  de  raccourcis  de  l'école  de 
Parme  et  du  Corrège,  dans  la  liberté  desquelles  il  se  joue,  et  qui  plus 
tard,  en  notre  temps,  par  l'étude  qu'ils  auront  faite  de  la  galerie 
d'Henri  II  à  Fontainebleau,  serviront,  pour  leurs  propres  décora- 
tions, de  guide  et  de  modèle  aux  grâces  élancées  de  Delacroix  et 
de  Baudry.  —  J'ai  plus  d'une  fois  répété  que  l'une  des  oeuvres  les 
plus  utiles  que  pourrait  nous  donner  la  photographie,  ce  serait  le 
recueil  complet  des  abondants  et  poétiques  dessins  du  Primatice; 
dans  ce  recueil  nous  trouverions  la  clef  de  toute  la  Renaissance 
française,  depuis  François  Ipr  jusqu'aux  peintres  d'Henri  IV  ;  et  à  qui 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE        33j 

entreprendrait  la  liste  de  ces  innombrables  compositions,  je  signa- 
lerais dans  la  galerie  des  dessins,  aux  Offices  de  Florence,  deux 
Primatice  de  la  collection  Mariette.  Il  en  faudrait  chercher  à  Lon- 
dres et  à  Vienne,  un  peu  dans  toute  l'Europe,  et  beaucoup  sont 
rentrés  en  France  à  la  suite  de  la  vente  Woodburn. 

Sur  Niccolo  dell'Abbate,  tout  a  été  dit  par  M.  Fred.  Reiset,  dans 
l'excellent  travail  publié  par  la  Galette  des  'Beaux-Arts  (t.  III,  p.  icp 
et  266,  1859).  Avec  deux  ou  trois  chapitres  pareils,  de  cette  précision, 
de  cette  clarté,  de  ce  bon  jugement,  de  cette  équité  et  de  ce  bon  ordre, 
de  ce  discernement  dans  la  part  de  chaque  artiste,  l'histoire  de  l'École 
de  Fontainebleau  serait  faite  et  définitive.  On  trouve  là  à  la  fois  ce  que 
l'on  peut  savoir  de  l'homme  et  des  ouvrages  qui,  dès  sa  jeunesse,  éta- 
blirent sa  grande  et  juste  renommée  dans  son  pays  de  Modène;  puis 
la  part  immense  prise  par  lui  à  la  décoration  des  galeries  de  Fontai- 
nebleau, quand  appelé  en  France  en  r 55  r ,  sur  la  proposition  du 
Primatice,  il  travailla  durant  vingt  ans,  avec  une  prestesse,  une 
habileté,  une  sûreté,  une  largeur  de  pinceau  infatigables,  à  l'exécu- 
tion des  compositions  sans  nombre  imaginées  et  dessinées  par  le 
surintendant  des  Bâtiments  du  roi,  celui  qu'on  appelait  Francisque 
de  Primadicis  ou  de  Boulongne,  ou  l'abbé  de  Saint-Martin,  et  que 
tant  d'autres  besognes  diverses  écrasaient  à  la  fois.  Le  Primatice 
n'était-il  pas  chargé  tout  ensemble  des  peintures,  des  sculptures,  des 
stucs,  de  la  restauration  et  de  l'entretien  des  tableaux  du  roi,  de  cer- 
tains morceaux  d'architecture,  d'aller  chercher  à  Rome  les  moulages 
des  plus  belles  statues  antiques,  de  les  faire  fondre  à  Paris  d'après 
ces  moulages,  de  donner  le  dessin  du  tombeau  de  François  Ier,  et  de 
diriger  les  travaux  de  cette  œuvre  importante;  décomposer  pareille- 
ment le  tombeau  d'Henri  II,  dont  le  modèle  est  confié  par  lui  à 
Ponce  Jacquio  et  aussi  pour  l'église  des  Célestins,  la  sépulture  desti- 
tinée  au  cœur  du  même  roi;  et  lui-même  prenait  la  tâche  du  modèle 
du  monument  qui  devait  renfermer  le  cœur  de  François  II  pour 
Orléans,  sans  parler  des  cartons  pour  les  tapisseries  et  des  décorations 
pour  les  fêtes  publiques.  Que  seraient  devenues,  pendant  ce  temps, 
les  immenses  parois  des  galeries,  salles  et  chambres  du  Palais,  s'il 
n'avait  eu,  pour  l'aider  à  les  couvrir,  des  artistes  d'une  virtuosité 
égale  à  sa  propre  adresse,  expéditive  et  savante,  et  si  pénétrés  de  sa 
manière  et  de  son   faire   libre  et  souple  et  de  son  élégance  variée  et 


338  L'ARTISTE 

féconde,  qu'on  ne  les  pût  distinguer  de  lui-même.  Ce  que  maître 
Roux  avait  trouvé  dans  Domenico  del  Barbiere,  Primatice  le  trouva, 
et  mieux  encore,  dans  Niccolo  dell'Abbate.  De  cet  accouplement 
sans  pareil  dans  l'histoire  de  l'art,  d'un  tel  inventeur  et  d'un  tel  exé- 
cutant, indémélables  l'un  de  l'autre,  l'exécutant  étant  de  taille  à  inven- 
ter des  imaginations  de  même  grâce  et  de  même  beauté  noble,  sont 
nées,  à  Fontainebleau,  la  Salle  de  Bal,  la  chambre  de  Saint-Louis, 
la  galerie  d'Ulysse,  la  chambre  d'Alexandre,  la  Laiterie. 

Je  ne  parle  pas  de  la  galerie  de  François  Ier,  non  plus  que  de  l'an- 
cienne salle  du  conseil,  ni  du  pavillon  de  Pomone,  décorés  en  partie 
par  le  Rosso,  en  partie  par  le  Primatice  avant  l'arrivée  de  Niccolo, 
ni  de  la  Porte  dorée,  ornée  de  la  Salamandre,  mais  ailleurs  encore 
on  trouve  les  noms  du  Primatice  et  de  Niccolo  confondus  dans  les 
mêmes  entreprises:  l'ancien  pavillon  de  Meudon,  une  galerie  de  l'Hô- 
tel de  Montmorency,  le  château  de  Beauregard  près  de  Blois.  M.Rei- 
set  observe  avec  raison  que  Niccolo,  qui  avait  sa  valeur  très  person- 
nelle, reconnue  de  tous  dès  avant  son  arrivée  en  France,  où  il  débute 
par  les  portraits  du  Roi  et  de  la  Reine,  et  dont  les  dessins  ne  sont 
guères  moins  abondants  que  ceux  du  Primatice,  bien  que  faciles  à 
distinguer  de  ceux-ci,  outre  son  goût  particulier  pour  les  paysages, 
qu'il  traitait  avec  «une  grande  richesse)),  dut  composer  et  peindre  de 
sa  propre  main  un  nombre  considérable  de  décorations  et  de  tableaux: 
à  l'Hôtel  de  Guise,  à  l'Hôtel  de  Toulouse,  à  Chantilly,  dans  la  maison 
proche  des  Bernardins,  qu'occupait, au  temps  de  Sauvai,  le  Conseiller 
Le  Tellier,  etc.,  etc.  Mais  le  Primatice  a  absorbé  dans  sa  gloire  le 
plus  gros  du  renom  de  «  ce  grand  génie  »,  et  le  jour  où  il  attira  Niccolo 
à  Fontainebleau,  il  servit  merveilleusement  sa  propre  réputation, 
l'ensemble  de  son  œuvre  (car  je  ne  sais  si  lui-même  eût  été  aussi 
séduisant  praticien  qu'il  était  brillant  inventeur),  et,  pourquoi  ne  pas 
l'en  remercier  ril  mérita  bien  de  nous  et  des  rois  qui  avaient  mis  en  lui 
leur  confiance.  Niccolo,  il  est  vrai,  n'était  pas  le  seul  Italien  qui  fût 
venu  apporter  son  aideà l'abbé  de  Saint-Martin. Depuis  BenedettoGhir- 
landajo,  frère  de  Domenico,  qui  travailla  plusieurs  années  en  France 
après  1408;  depuis  Léonard  et  ses  Milanais,  et  André  del  Sarte,  et 
son  élève  Squazzella,le  vent  soufflait  d'Italie;  et  dans  le  même  temps 
que  Maître  Roux  et  le  Primatice,  on  connaît  les  noms  de  Domenico 
del   Barbiere,  de  Fr.  Pellegrini,  de  Nie.  Belin,  dit  Modène  (ce  Bclin 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE       339 

ne  fut-il  pour  rien  dans  l'appel  en  France  de  Niccolo  dell'Abbate,  né 
dans  la  même  ville  que  lui  et  dont  il  connaissait  sans  doute  les  ouvra- 
ges ?  il  est  vrai  que  M.  de  Laborde  se  ravise  et  finit  par  lire  Moderne, 
là  où  Félibien  et  lui-même  avaient  d'abord  lu  Modène;  en  tout  cas 
Félibien  compte  Belin  parmi  les  Italiens),  de  Luca  Penni,  de  Fr.  Sal- 
viati,  de  B.  de  Miniato,  de  L.  Regnaudin,  de  Caccianemici,  de 
J.  Barron  et  Fantuzzi  de  Bologne,  de  J.  B.  Bagnacavallo,  qui  s'ache- 
minaient volontiers  par  delà  les  Alpes  pour  chercher  fortune  à  une 
cour  où  s'ordonnaient  de  si  magnifiques  travaux.  Je  ne  parle  ici  que 
des  peintres,  laissant  à  d'autres  les  sculpteurs,  orfèvres,  architectes, 
et  artistes  de  tous  genres,  les  Benvenuto,  les  Ascanio,  les  Rustici, 
les  délia  Robbia,  les  Serlio,  les  Fr.  de  Carpi,  qui  avaient  suivi  le 
même  chemin. 

Dans  toutes  ces  décorations  par  la  peinture  des  palais  royaux,  nos 
Français  ne  jouaient,  pour  l'heure,  qu'un  rôle  d'aides  bien  secon- 
daires :  Dorigny,  Geoffroy  du  Moustier,  L.  Dubreuil,  les  Lérambert, 
G.  Musnier,  les  Rondelet,  J.  Sanson,  G.  Michel,  Ch.  Carmoy,  les 
trois  Martin,  etc.  Félibien  leur  a  fait  leur  part  en  deux  pages;  mais 
l'héritage  n'était  pas  encore  prêt  pour  eux,  et  l'on  eût  couru  risque, 
en  leur  confiant  de  trop  importants  cartons,  d'une  interprétation 
trop  peu  fidèle  de  ce  goût  italien,  de  cette  mode  d'élégance  raffinée 
dont,  —  je  ne  le  lui  reproche  pas,  —  raffolait  alors  toute  la  cour  des 
Valois.  Il  fallait  de  l'unité  dans  la  conduite  d'un  tel  courant  d'art, 
pour  justifier  et  imposer  les  qualités  qu'il  apportait  à  notre  école;  et 
cette  unité  elle  se  trouva  dans  le  Primatice  intimement  confondu 
avec  Nicolo.  —  Jules  Romain  avait  dû  raconter  plus  d'une  fois  au 
Primatice,  pendant  que  celui-ci  travaillait  pour  lui  à  Mantoue,  la  part 
qu'il  avait  prise  aux  grands  ouvrages  de  Raphaël,  et  quel  besoin 
avait  eu  le  divin  Sanzio,  d'aides  et  de  praticiens  soumis  et  discipli- 
nés, pour  exécuter,  là-bas  à  Rome,  d'après  des  dessins  qu'il  n'avait 
pas  le  loisir  de  peindre  lui-même,  les  immenses  fresques  du  Vatican 
et  les  tableaux  sans  nombre  qu'on  lui  demandait  de  toutes  parts, 
pressé  qu'il  était  par  les  perpétuelles  et  incessantes  exigences  des 
Papes  ses  protecteurs,  patrons  capricieux  et  toujours  inquiets  d'une 
mise  en  œuvre  immédiate  de  leurs  commandes.  Il  avait  fallu  à 
Raphaël  vingt  bras  à  la  fois,  tout  ce  qu'il  y  avait  déjà  d'assez  expéri- 
menté parmi  les  apprentis  de  son  atelier,  pour  le  seconder  suffisam- 


340  L ARTISTE 

ment  dans  les  vastes  peintures  dont  il  avait  à  peine  le  temps  de  con- 
cevoir les  pensées  premières  et  d'étudier,  avec  sa  sûreté  ordinaire,  les 
figures  principales.  Mais  dans  cette  troupe  d'aides  et  de  praticiens 
nécessaires,  l'un  deux  devait  primer  les  autres,  et  c'était  lui,  Jules 
Romain,  par  l'étroite  familiarité  qu'il  avait  acquise  avec  la  manière 
et  les  procédés  et  les  types  mêmes  du  maître,  si  bien  que  son  dessin 
semblait  calqué  sur  les  airs  de  tète  et  le  caractère  des  formes  de 
Raphaël.  Le  Primatice  dut  songer  à  cela  et  à  s'assurer  pour  lui- 
même  un  autre  Jules  Romain,  le  jour  où  il  se  vit  débordé  à  Fontai- 
nebleau par  tant  de  commandes  diverses,  et  ce  lui  fut  une  fortune 
sans  pareille  de  mettre  la  main  sur  un  compatriote,  formé  aux  mêmes 
écoles,  d'habileté  tout  au  moins  égale  à  la  sienne,  et  qui  se  prêta 
avec  une  docilité  et  un  désintéressement  admirables,  au  rôle  modeste 
et  peu  profitable  pour  sa  propre  gloire,  qui  en  est  restée  injustement 
effacée,  d'exécutant  des  dessins  du  maître  de  Bologne.  A  eux  deux,  à 
eux  trois,  en  comptant  le  Rosso  qu'il  serait  malséant  d'oublier,  puis- 
qu'il les  précéda,  quoique  de  peu,  dans  ces  grandes  entreprises,  mais 
qui  n'eût  pas,  à  lui  seul,  laissé  la  même  empreinte  sur  notre  école, 
ne  lui  apportant  pas  les  mêmes  qualités  souveraines  de  grâce  délicate 
et  de  souplesse  ondoyante, —  ils  ont,  par  cette  profusion  merveilleuse 
de  compositions,  dont  furent  en  quarante  ans  décorées  nos  maisons 
royales,  de  payennetés  mythologiques  et  héroïques,  et  surtout  amou- 
reuses, ils  ont  créé  cette  brillante  école  de  Fontainebleau,  d'un 
ensemble  et  d'un  caractère  si  particuliers,  dont  l'influence  continuée 
par  une  nouvelle  génération  de  Flamands  italianisés,  se  perpétua  vic- 
torieuse, depuis  François  Ier  jusqu'à  Louis  XIV,  et  du  Maître  Roux 
jusqu'au  Poussin,  car  même  dans  Simon  Vouet  et  ses  élèves  les  plus 
intimes,  il  reste  encore  beaucoup  du  goût  décoratif  du  Primatice;  et 
l'on  sait  que  les  meilleurs  de  ces  élèves,  Le  Brun,  les  deux  Mignard, 
avaient  autant  étudié  à  Fontainebleau  qu'à  Paris.  «  Fontainebleau, 
dit  Félibien  à  propos  de  Nicolas  Mignard,  était  l'école  où  tous  les 
jeunes  hommes  allaient  pour  étudier,  tant  à  cause  des  ouvrages  de 
Freminet  que  l'on  regardait  alors  avec  estime,  qu'à  cause  de  ceux  du 
Primatice  et  de  plusieurs  autres  tableaux  dont  cette  Royale  Maison 
était  décorée.  »  Il  arriva  même  à  Simon  Vouet  ce  qui  était  advenu 
au  Primatice,  comme  à  tous  ces  premiers  peintres  mis  en  vogue  et 
surmenés  de  besognes  par  la  faveur  de   nos  rois  ;    «    malgré  son 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE       34i 

exécution  fort  expéditive,  il  fut  bientôt  forcé  à  ne  plus  faire  que  des 
dessins  servant  de  modèles  à  ses  élèves,  dont  il  n'avait  pas  souvent 
même  le  temps  de  retoucher  la  peinture  ».  C'est  par  de  tels  procédés 
que  se  façonne  plutôt  une  école  de  décorateurs  agréables  et  sédui- 
sants que  d'artistes  émus  et  émouvants. 

On  a,  dans  ces  derniers  temps,  reproché  à  l'art  italien  d'avoir 
dévoyé  notre  premier  art  national,  celui  qui,  prétend-on,  serait  né 
de  notre  terroir,  et  qui  par  sa  naïveté,  avait  plus  d'affinité  avec  les 
peintres  de  Bruges  qu'avec  ceux  de  par  delà  les  monts.  On  s'est 
mépris,  je  crois;  et  la  cause  d'erreur  est  dans  le  choix  des  peintres 
qui  furent,  pour  les  travaux  de  Fontainebleau  et  des  autres  châteaux 
royaux,  attirés  par  François  Ier.  Les  artistes  choyés  par  Louis  XII  et 
les  d'Amboise  n'avaient  pas,  en  effet,  ce  danger  pour  notre  pays  et 
s'accordaient  à  merveille  avec  notre  tempérament  originel  français. 
C'eût  mieux  été  encore  si  le  vieux  Léonard  eût  pu  développer  chez 
nous  l'influence  de  son  génie  et  y  implanter  et  gouverner  un  groupe 
formé  à  ses  leçons.  Mais  les  habiles  gens  qu'appela  François  Ier,  je 
veux  parler  du  Rosso  et  du  Primatice,  n'étaient  pas,  à  vrai  dire,  des 
chefs  d'école,  mais  des  décorateurs;  et  du  décorateur,  voire  du  plus 
attrayant  pour  ses  contemporains,  à  l'homme  de  principes  et  de  pen- 
sée, la  distance  est  grande;  c'est  la  distance  de  Michel-Ange  à  Vasari, 
du  Corrège  au  Primatice  et  à  Niccolo  dell'Abbate,  du  Poussin  à  Le 
Brun.  Le  décorateur  étonne  ou  charme  les  yeux  par  ses  conceptions 
hardies  ou  ingénieuses,  mais  procède  toujours  du  goût  courant  de 
l'architecture  à  laquelle  il  s'associe;  le  maître  est  celui  qui  apporte 
à  l'art  de  son  temps  un  élément  nouveau  et  une  interprétation  parti- 
culière de  la  nature,  que  ses  élèves  vont  s'assimiler  et  répandre  dans 
l'école.  Condamner  et  maudire  l'influence  sur  l'art  français,  du  Pri- 
matice et  des  Italiens  de  son  époque,  n'est  ni  juste  ni  sage,  car,  si  le 
Primatice  n'était  pas  un  vrai  maître  dont  un  jeune  artiste  puisse  avec 
profit  étudier  les  expressions  ni  un  morceau  particulier  de  son 
exécution,  il  n'est  pas  niable  que  lui  et  les  siens  ont  favorisé  dans 
notre  pays  le  sentiment  de  l'élégance,  de  la  grâce  et  de  la  souplesse, 
qui  allait  devenir,  dans  le  progrès  futur  de  notre  art,  une  de  ses  plus 
essentielles  et  comme  de  ses  plus  naturelles  qualités.  Et  d'ailleurs 
il  s'est  bien  vu,  par  la  suite,  que  l'Italie  était  la  patrie  réelle  et  iné- 
vitable de  notre  peinture,  puisqu'à  toutes   les  époques  où  il  a  fallu 


342  L'ARTISTE 

la  retremper  et  la  rajeunir,  c'est  toujours  là  qu'elle  a  retrouvé  ses 
véritables  sources  régénérantes,  pour  le  Poussin  au  xvne  siècle,  pour 
David  à  la  fin  du  xvmc,  et  même  pour  Lemoine  et  Boucher  à  l'imi- 
tation des  Giordano. 

Le  peintre  attire  le  peintre.  Cet  imitateur  delà  nature  imite,  avant 
tout,  ses  semblables.  C'est  pourquoi  nous  voyons,  chaque  année, 
exploités  par  cent  brosses  diverses  le  sujet  d'histoire  ou  de  genre  traité 
avec  succès  au  Salon  précédent  ;  c'est  pourquoi  les  paysagistes  ne  croi- 
ront pouvoir  faire  d'études  profitables  qu'aux  endroits  où  auront 
passé  avant  eux  quelques  habiles  ;  de  là  les  colonies  de  Bougi  val,  de  Bar- 
bizon,  de  Douarnenez.  Dans  l'histoire  de  notre  art  français  on  voit, 
dès  qu'un  maître  étranger  a  réussi  à  la  cour  de  nos  rois,  accourir  à 
sa  suite  un  groupe  de  ses  compatriotes,  lequel  prend  aussitôt  faveur 
parmi  nous,  et  y  exerce  souvent  pour  une  longue  période,  une  influence 
acceptée  par  la  mode,  qui  a  toujours  été  en  France  fort  tendre  aux 
artistes  de  dehors.  Les  Clouet  étaient  venus  de  Flandre,  et  plus  d'un 
Flamand,  durant  le  xvie  siècle,  suivit  certainement  le  même  chemin 
qui  menait  à  Paris  et  à  Fontainebleau,  mais  c'est  surtout  après  le 
grand  courant  italien  de  Léonard  et  de  ses  élèves  et  de  ceux  que  j'ai 
nommés  à  la  suite  du  Rosso  et  du  Primatice,  que  l'on  voit  peu  à  peu 
apparaître,  puis  se  grossir  le  groupe  de  ces  Flamands  italianisés  qui 
semblent  chargés  de  continuer  à  Fontainebleau  la  tradition  de  l'école 
de  Michel-Ange,  mais  de  cette  école  interprétée  par  des  esprits  de  race 
quelque  peu  barbare,  à  la  fois  sauvages  et  maniérés.  C'est  le  moment 
des  Porbus,  des  Ambroise  Dubois,  des  Ninet,  des  de  Hoëy,  sur  les- 
quels prennent  modèle  nos  Toussaint  Dubreuil,  nos  Bunel  et  nos 
Freminet.  Le  goût  des  Valois  n'a  presque  plus  rien  à  voir  là-dedans  ; 
c'en  est  l'outrance  et  la  corruption.  L'ornement  et  la  composition  y 
sont  plus  chargés  et  compliqués,  les  formes  plus  contournées,  c'est 
l'époqued'Henri  IV  plutôt  que  de  sesprécédesseurs.  Vient  un  moment 
où  ils  sont  si  nombreux  et  tiennent  tant  de  place  à  Paris  parmi  les 
gens  du  métier,  que  Henri  IVleurdonne,  à  ces  Flamands,  un  privilège 
spécial  pour  vendre  leurs  tableaux  à  la  foire  Saint-Germain. 

Et  quand  la  faveur  de  Marie  de  Médicis  se  sera  manifestée  pour 
Rubens  par  la  commande  de  la  fameuse  décoration  de  la  galerie  du 
Palais  du  Luxembourg,  et  pour  Van  Dyck  par  les  négociations  rela- 
tives à  la  grande  galerie  du    Louvre,  les  Flamands,  sentant  toujours 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE        343 

plus  ferme  leur  crédit  à  la  cour,  ne  vont  que  se  multiplier  mieux 
encore  à  Paris.  Le  lecteur  en  jugera  rien  qu'en  parcourant  des  yeux  la 
si  plaisante  lettre  de  Nicolas  Wleughels,  sur  son  père  Philippe 
Wleughels  [Mémoires  inédits  sur  les  membres  de  l'Académie  royale, 
t.  Ier,  p.  354-362)  et  où  sans  parler  de  Van  Thulden,  de  Philippe  de 
Champaigne,  et  de  son  neveu  Jean-Baptiste,  de  Juste  d'Egmont,  de 
Ferdinand  Elle,  de  Jac.  Van  Loo,  etc.,  on  voit  fourmiller  dans  le  seul 
quartier  de  la  rue  Tarane  et  de  la  rue  du  Se'pulchre,  les  figures  de 
Van  Mol,  de  Nicasius,  Van  Boucle,  Fouquiers,  Calf,  Wolfart,  Picard, 
Mathieu  et  Nicolas  de  Plate  Montagne  et  jusqu'au  doreur  Gérard 
Locreman.  N'oubliez  pas  J.  Asselyn  et  Herman  Swanevelt  qui  pein- 
dront à  l'hôtel  Lambert,  et  Bertholet  Flemael  qui  décora  la  coupole 
des  Carmes,  Gérard  Gosuin,  le  peintre  de  fleurs,  et  cette  dernière 
fournée  flamande  des  VanderMeulen,desGenoelsetdesMonnoyer  qui 
fournit  à  Le  Brun  des  collaborateurs  si  précieux  pour  les  travaux  du 
roi  aux  Gobelins.  Et  je  ne  nomme  ici  que  quelques-uns  des  peintres  -, 
les  sculpteurs  sont  aussi  nombreux,  qui,  durant  cent  ans,  viennent  de 
Flandre  se  mêler  à  notre  école. 


[A  suivre.) 


PH.  DE  CHENNEVIERES 


LES    ENVOIS    DE    ROME 


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ous  les  ans,  à  la  chute  des 
feuilles,  les  élèves  de  l'École 
de  Rome  nous  convient  à 
venir  admirer  leurs  œuvres, 
et  tous  les  ans  nous  gémis- 
sons de  voir  le  résultat  répon- 
dre si  peu  à  notre  attente, 
de  trouver  si  peu  d'origina- 
lité et  de  vraie  vie  dans  ces 
produits  de  l'enseignement 
classique.  Est-ce  l'institution 
qui  est  trop  vieille?  Sont-ce 
les  règlements  dont  les  minutieuses  prescriptions  entravent  l'essor 
du  génie  ?  Toujours  est-il  que  depuis  longtemps  les  envois  de  Rome 
n'excitent  plus  de  surprise.  A  peine  un  ou  deux  vous  retiennent  et 
prouvent  un  talent  en  quête  d'inconnu.  La  plupart  vous  laissent 
indifférent  ou  même  vous  écœurent  par  des  formules  apprises,  banales 
académies  ou  essais  manques  de  modernisme. 


LES  ENVOIS  DE  ROME  345 


Les  sculpteurs  sont,  comme  toujours,  supérieurs  aux  peintres.  Non 
que  le  bas-relief  de  M.  Boutry  (ire  année)  soit  bien  remarquable. 
L'Amour  et  la  Folie  :  le  sujet  n'est  pas  des  plus  nouveaux.  La 
déesse  au  sourire  facile,  négligemment  assise  sur  un  rebord  d'esca- 
lier, dirige  la  flèche  que  tire  l'Amour  aveugle,  debout  sur  les  marches, 
à  l'entrée  d'un  temple.  L'exécution  est  souple,  mais  ne  dépasse  pas 
un  certain  niveau  d'élégance  coquette  et  de  grâce  chiffonnée.  C'est  de 
l'art  aimable  et  assez  fade.  La  copie  en  marbre  d'après  l'antique  qui 
y  est  jointe,  le  Philosophe  assis  (musée  du  Vatican),  n'est  pas  non 
plus  une  œuvre  passionnante.  M.  Capellaro  (2e  année)  envoie  un 
Pêcheur  lançant  son  filet.  C'est  l'éternel  pêcheur  napolitain  qu'on  a 
revu  tant  de  fois  depuis  Duret  et  Léopold  Robert.  Qui  nous  en  déli- 
vrera donc  ?  Le  motif  est  si  vulgaire,  si  connu  par  avance,  qu'il 
faudrait  plus  qu'un  talent  honnête  et  sage  pour  nous  le  faire  sup- 
porter. 

Avec  M.  Puech  au  moins  on  sort  du  convenu  et  des  banalités 
courantes.  Il  nous  avait  déjà  charmés  par  ses  précédents  envois  :  la 
Nymphe  de  la  Seine,  la  Muse  d'André  Chéuier  surtout,  qu'on  a  eu 
l'occasion  de  revoir  en  marbre  au  dernier  Salon.  Tel  il  se  montrait 
à  nous  dans  ses  premières  œuvres,  tel  on  le  retrouve  aujourd'hui  : 
artiste  ingénieux,  porté  à  la  tendresse  plutôt  qu'aux  violences  du 
sentiment,  mais  qui  sait  trouver  des  choses  neuves  à  dire  et  qui  les  dit 
excellemment,  avec  autant  de  bonne  grâce  que  d'adresse.  Le  Jeune 
homme  enlevé  par  une  Sirène,  qu'il  nous  présente  comme  travail  de 
quatrième  année,  ne  dément  pas  ce  qu'on  pouvait  s'en  promettre 
d'après  le  titre  :  symbolisme  délicat  à  la  Gustave  Moreau,  mélange 
d'émotion  et  de  rêve  sous  une  forme  mollement  caressée.  L'enchan- 
teresse, couronnée  d'herbes  marines,  et  dont  l'épaisse  chevelure  flotte 
au  vent,  nage  ou  plutôt  glisse  sur  les  eaux  d'un  mouvement  souple, 
en  emportant  sa  proie.  La  mer  écume  au  passage  sous  le  poids  de  sa 
double  queue  squameuse,  qui  se  recourbe  et  qui  frémit.  La  figure 
s'ordonne  bien  ainsi  :  tout  l'effort  est  rejeté  dans  la  partie  inférieure  de 
son  être;  le  buste,  la  femme  n'est  que  séduction,  élan  et  grâce. 
Il  n'est  pas  jusqu'à  ces  deux  grandes  ailes,  qu'on  peut  critiquer,  qu'on 
n'est  pas  habitué  à  voir  sur  le  corps  des  Sirènes  et  qui  ne  sont  peut- 
être  après  tout  qu'un  artifice  de  composition  destiné  à  en  maintenir 
l'équilibre,  pour  achever  de  donner  àla  scène  un  caractère  idéal.  Sur 


346  L'ARTISTE 

l'épaule  de  la  jeune  femme  est  un  adolescent,  qui  se  retient  d'une 
main  à  sa  chevelure  et  abandonne  l'autre  à  la  main  qui  l'entraîne. 
Le  corps  rejeté  en  arrière,  les  yeux  fixes,  dans  l'attente  d'un  inconnu 
qu'il  espère  et  redoute  à  la  fois,  il  a  tout  l'attrait  d'un  jeune  cœur  aux 
prises  pour  la  première  fois  avec  le  désir.  Que  manque-t-il  à  l'œu- 
vre pour  être  vraiment  grande,  pour  avoir  un  sens  douloureux  et 
profond?  Peut-être  un  peu  plus  d'àpreté  dans  la  façon  dont  la  Sirène 
enlace  et  saisit  sa  victime.  Elle  paraît  si  douce  et  charmante,  qu'on 
oublie  presque  qu'elle  est  de  celles  dont  les  baisers  font  mourir.  Le 
travail  même  du  marbre,  qui  est  soigneux  et  fin,  contribue  à  accen- 
tuer l'impression  de  volupté  souriante  plutôt  que  tragique.  Quoi  qu'il 
en  soit,  c'est  une  œuvre  poétique  et  rare  en  notre  siècle  de  prose, 
la  meilleure  à  coup  sûr  que  nous  ait  envoyée  cette  année  l'École  de 
Rome.  M.  Puech  exposait  à  côté  une  petite  esquisse  en  plâtre, 
Saint  Antoine  de  Padoue  recevant  l'Enfant  Jésus  des  mains  de  la 
Vierge,  qui  était  comme  la  transcription  sculptée  d'un  Murillo  : 
même  genre  de  dévotion  coquette,  même  grâce  aisée  et  facture 
assouplie.  Un  bel  avenir  s'ouvre  devant  lui,  si  le  monde  ne  vient 
pas  le  gâter,  l'amollir,  le  pousser  trop  avant  dans  le  sens  de  la 
manière  et  du  sourire.  Il  paraît  être  de  ceux  qui  nous  donneront 
souvent  la  joie  de  rêver. 

M.  Vernon  (ire  année),  graveur  en  médailles,  ne  manque  pas  non 
plus  de  talent.  Quatre  bonnes  aquarelles  d'après  des  bronzes  anti- 
ques, la  copie  d'une  monnaie  de  Syracuse,  et  surtout  une  excellente 
tête  d'étude,  profil  de  jeune  Italienne  intitulé  Rosa  (bas-relief  en 
plâtre),  prouvent  encore  mieux  peut-être  que  son  projet  de  médaille,  le 
Génie  de  la  France  nouvelle,  quelle  est  l'habileté  de  sa  main.  C'est  un 
thème  patriotique.  Un  jeune  homme  nu,  debout,  tenant  un  livre, 
s'appuie  du  bras  droit  contre  un  canon  et  de  l'autre  soutient  le 
drapeau  français.  Galliœ  nova  propago  doctrinâ fidens  et  armis,  nous 
dit  l'inscription.  L'exécution  n'est  pas  mauvaise,  un  peu  molle  peut- 
être  dans  le  nu. 

Quant  aux  peintres,  ils  ne  nous  offrent  cette  année  aucune  occasion 
d'être  aimable.  M.  Danger  (ire  année),  outre  un  médiocre  dessin 
d'après  un  Bacchus  du  Capitole  et  une  copie  au  pastel,  tout  au  plus 
passable,  de  la  Vierge  au  donateur  de  Vinci,  qui  est  au  couvent  de 
San  Onufrio  à  Rome,  a  envoyé  un  Actéon  épiant  derrière  un  rideau 


LES  ENVOIS  DE  ROME  347 

d'arbres  Diane  et  ses  nymphes  qui  s'apprêtent  à  entrer  dans  l'eau 
bleue  d'un  lac.  Les  exigences  académiques  voulant  une  figure  nue, 
M.  Danger  a  peint  un  Actéon  en  bois,  avec  une  draperie  violàtre 
tombant  des  reins.  Cela  rappelle  les  plus  mauvais  jours  de  l'e'cole  de 
David,  le  temps  où  les  grands  hommes  étaient  représentés  nus  avec 
un  casque.  M.  Lebayle  (2e  année),  déjà  plus  expert  dans  le  maniement 
des  académies,  emprunte  son  sujet  à  La  Fontaine  :  le  Berger  et  la  Mer. 
La  déesse  essaie  de  se  faire  engageante  pour  le  vieux  berger  assis  sur 
les  roches,  son  chien  entre  les  jambes.  Elle  est  bien  moderne  et  bien 
frêle  pour  figurer  l'antique  élément.  Le  mystère  lui  manque  un  peu, 
et  n'est-ce  pas  plutôt  une  vulgaire  scène  de  séduction  que  la  poétique 
image  du  flot  qui  rit  au  soleil?  Avouons  d'ailleurs  que  l'harmonie  en 
est  fine,  et  que  cela  ferait  un  décor  agréable  au  fond  d'un  boudoir. 
Mais  est-ce  vraiment  assez?  M.  Axilette  (3e  année),  dont  on  pouvait 
espérer  mieux,  tombe  encore  plus  dans  la  confiserie  élégante  à  la  façon 
de  Bouguereau.  Comment  peut-il  comprendre  et  admirer  Michel- 
Ange,  ainsi  que  le  prouve  son  excellente  copie  de  l'Isaïe,  le  prophète 
aux  brusqueries  farouches  et  aux  airs  hautains  de  la  chapelle  Sixtine, 
et  avoir  le  courage  de  traiter  après  cela  un  sujet  de  boîte  à  bonbons, 
comme  celui  qu'il  a  choisi  pour  son  esquisse  ?  Toujours  l'Amour  et  la 
Folie.  Le  motif  a  eu  du  succès  décidément  à  l'École  de  Rome.  Mais 
la  donnée  de  M.  Axilette  est  encore  plus  banale  que  celle  de  M.  Bou- 
try.  Une  Folie  titubante  et  nue,  sa  marotte  à  la  main,  s'avance  en 
donnant  le  bras  à  l'Amour  aveugle  qu'elle  prétend  guider.  Tous  deux 
marchent  sur  les  feuilles  mortes,  dans  un  paysage  d'automne,  et  on 
grelotte  à  les  voir  en  costume  si  sommaire  se  promenant  au  fond  des 
bois. 

M.  Pinta  lui-même  (40  année)  ne  nous  consolera  qu'impar- 
faitement de  toutes  ces  fadeurs  :  car  il  semble  avoir  été  gagné 
à  son  tour  par  la  contagion.  Son  essai  de  peinture  murale,  F  Au- 
rore ,  ne  serait  pas  déplaisant,  procurerait  même  à  l'œil  une 
sensation  douce  et  calme  dans  le  genre  des  grandes  fresques  de 
Puvis  de  Chavannes,  dont  on  retrouve  en  plus  d'un  point  le  sou- 
venir, n'était  la  principale  figure  qui  rompt  un  peu  l'harmonie 
par  je  ne  sais  quelle  féerie  de  théâtre  et  quelle  grâce  de  convention. 
M.  Pinta  a  prétendu  s'inspirer  de  vers  qu'il  inscrit  sur  un  car- 
tel, au  bas  de   la   composition,  dans  la  bordure  où  s'enguirlandent 

I889   —    L'ARTISTE   —  T.    11  23 


348  L'ARTISTE 

des  rameaux  d'olivier,  avec  couronnes    de  pervenches  aux  quatre 
coins   : 

. . .   Lorsqu'au  chant  de  la  grive, 
Tenant  l'enfant  Matin  par  la  main,  elle  arrive. 

Il  est  toujours  fâcheux  d'emprunter  sa  poésie  aux  autres  et  d'avoir 
besoin  d'une  inscription  pour  se  faire  comprendre.  Cette  jeune  femme 
nue  qui  s'avance  légère  sur  les  pentes  gazonnées,  avec  son  vêtement 
d'impalpable  vapeur  flottant  autour  d'elle,  ses  cheveux  qui  voltigent  en 
flammèches  au  vent,  sa  couronne  de  roses  pourpres  soutenue  derrière 
la  tête  comme  par  des  fils  d'archal  et  l'enfant  couronné  de  lauriers  d'or 
auquel  elle  donne  la  main,  peut  symboliser  l'Aurore,  si  l'on  veut, 
et  son  fils  symboliser  le  Jour.  L'artiste  s'est  ingénié  à  les  caractériser 
de  son  mieux.  Pourtant  cela  reste  gauche  et  artificiel  ;  c'est  presque 
un  accessoire,  qu'on  supprimerait  volontiers.  On  nous  dit  que  M.  Pinta 
avait  songé  d'abord  à  baptiser  sa  grande  composition  les  Heures  du 
matin.  Combien  il  eût  mieux  fait  de  s'en  tenir  à  sa  première  idée  et 
de  l'exploiter  plus  à  fond!  Des  femmes  diversement  groupées  et  figu- 
rant les  premières  occupations  du  jour  eussent  fourni  un  thème  beau- 
coup plus  simple  et  charmant.  Il  eût  suffi  de  varier  peut-être  davantage 
le  premier  plan,  et  à  côté  de  celles  qui  dorment,  s'étirent  ou  s'éveillent 
les  yeux  engourdis,  d'en  mettre  d'autres  qui  travaillent  déjà,  qui 
lavent  leur  linge,  par  exemple,  au  bord  d'un  ruisseau.  Celles  qui  font 
leurs  ablutions  à  la  fontaine,  la  petite  bergère  en  robe  blanche  qui 
prie  parmi  ses  moutons,  ingénue  et  candide  comme  la  sainte  Gene- 
viève du  Panthéon,  étaient  déjà  des  motifs  heureusement  trouvés. 
Qu'avait-il  besoin  de  l'Aurore  en  personne  pour  venir  réveiller  les 
dormeuses?  Cela  gâte  les  lignes  tranquilles  du  paysage,  avec  ses  forêts 
d'oliviers  touffus  qui  descendent  jusqu'au  lac  et  ses  collines  roses  bor- 
dant l'horizon.  Sans  elle  l'impression  eût  été  plus  recueillie  et  plus 
paisible.  Ce  sera  une  revanche  à  prendre.  Espérons  que  M.  Pinta  la 
prendra  bientôt. 

Les  graveurs,  de  leurcôté,  n'exposent  pas  d'oeuvres  très  marquantes. 
M.  Barbotin  (2e  année),  outre  un  dessin  d'après  la  Vision  d'Eçéchiel 
de  Raphaël  et  une  assez  bonne  étude  d'après  nature  de  femme  nue, 
Orientale  rêvant  assise  sur  une  terrasse,  nous  montre  la  gravure  ter- 
minée du  Portrait  de  la  mère  de  Raphaël  (musée  de  Florence),  qu'il 


LES  ENVOIS  DE  ROME  349 

présentait  ébauchée  l'année  dernière.  M.  Sulpis  (4e  année)  a  égale- 
ment mené  à  bien  sa  reproduction  de  la  Sibylle  libyque  d'après 
Michel-Ange,  avec  une  finesse  d'œil  et  une  subtilité  de  pointe  dont  il 
nous  avait  déjà  donné  des  échantillons.  Il  a  été  beaucoup  moins 
heureux  dans  son  essai  de  composition  personnelle,  une  Cér'es  maus- 
sade, mi-japonaise  et  bizarrement  attifée,  qui  ne  nous  plaît  que  tout 
juste,  malgré  l'habileté  du  travail. 

Quant  aux  architectes,  échappant  par  la  nature  même  de  leurs 
études  aux  fluctuations  de  la  mode  et  aux  engouements  de  passage, 
ils  ne  nous  offrent  généralement  que  des  œuvres  sérieuses  et  étudiées 
qui  sont,  comme  toujours,  dignes  d'éloge.  C'est  la  section  de  l'École 
de  Rome  où  l'on  fait,  sans  grand  fracas,  peut-être  la  meilleure  et  la 
plus  solide  besogne.  Le  public  les  remarque  à  peine  ;  ils  ne  s'adres- 
sent qu'aux  spécialistes,  et  c'est  là  leur  salut.  MM.  Chedanne, 
Defrasse  et  André  (ir%  2e  et  3e années)  se  préparent  ou  s'essaient  déjà 
à  ces  reconstitutions  archéologiques  qui  sont  l'honneur  de  notre 
école  d'architecture.  MM.  D'Espouy  et  Redon,  tous  deux  en  qua- 
trième année,  donnent  mieux  que  des  promesses  :  le  premier  avec  sa 
Restauration  de  la  basilique  de  Constantin  et  son  Projet  de  décora- 
tion de  voûte,  dans  le  style  rococo  du  xvne  siècle  finissant,  pour  un 
salon  de  la  villa  Médicis  ;  le  second  surtout  avec  sa  belle  Restauration 
du  temple  de  Baalbek,  dont  on  avait  pu  déjà  admirer  des  fragments 
l'année  dernière,  défendent  brillamment  l'École  de  Rome  contre  ses 
détracteurs.  Quand  donc  peintres  et  sculpteurs  suivront-ils  leur 
exemple  et  auront-ils  tous  du  talent? 

PAUL  LEPRIEUR. 


LE  NETTOYAGE  DE  LA  «   RONDE  DE  NUIT   » 


Fin   (î) 


elon  l'usage  adopté  par  tous  les 
seigneurs  et  même  par  beaucoup 
de  bourgeois  de  ce  temps,  le  capi- 
taine Cock  avait  un  album  dans 
lequel  se  trouvaient  une  foule  de 
détails:  renseignements  généalo- 
giques, aquarelles  représentant 
les  armoiries  des  différentes 
branches  de  sa  famille  ou  les 
domaines  qu'il  possédait,  et 
aussi,  ce  qui  nous  intéresse  par- 
ticulièrement, reproductions  des  tableaux  qui  lui  appartenaient  et 
qui  avaient  quelque  rapport  avec  la  famille. 

Cet  album,  en  deux  volumes  petit  in-quarto,  dont  la  reliure  est  de 
velours  grenat,  a  été  heureusement  conservé.  Il  se  trouve  aujourd'hui 
entre  les  mains  de  l'un  des  descendants  du  capitaine,  M.  de  Graeff 
van  Polsbroek,  de  La  Haye,  ancien  ministre-résident  du  roi  des 
Pays-Bas.  Il  attira  pour  la  première  fois  l'attention  des  historiens 
d'art  en  1880,  lors  de  l'exposition  héraldique  de  La  Haye.  Feu  M.  de 


(1)  Voir  l'Artiste  de  septembre  et  octobre  1889  (II,  177,  25î). 


LE  NETTOYAGE  DE  LA  «  RONDE  DE  NUIT  »      35 1 


Vries,  en  ce  temps-là  conservateur  adjoint  au  cabinet  des  estampes 
d'Amsterdam,  fut  le  premier  à  remarquer  qu'il  contenait  une  petite 
aquarelle  exe'cutée  d'après  le  célèbre  tableau  de  Rembrandt. 

Comment  se  fait-il  que  ce  jeune  et  ingénieux  historien  d'art,  con- 
naissant l'existence  de  cette  aquarelle  et  de  la  copie  de  Londres  (resti- 
tuée par  lui-même  à  Lundens),  n'ait  pas  proclamé  du  premier  coup, 
longtemps  avant  tout  le  monde,  la  vérité  sur  l'état  primitif  du 
tableau  ?  Il  soupçonna  la  mutilation  matérielle,  sans  oser  l'affirmer 
d'une  façon  définitive,  et,  bien  qu'il  eût  obtenu  de  M.  van  Polsbroek 
l'autorisation  de  publier  une  gravure  d'après  l'aquarelle,  il  ne  semble 
pas  s'être  aperçu  qu'elle  donnait  des  renseignements  précieux  sur  la 
couleur  primitive  de  la  pseudo  Ronde  de  nuit. 

M.  D.  C.  Meijer  Junior,  après  la  mort  si  tristement  prématurée  du 
jeune  écrivain  son  ami,  publia  en  1886  cette  gravure  d'après  l'aqua- 
relle, dans  un  des  chapitres  de  sa  très  intéressante  et  très  instructive 
étude  sur  les  Tableaux  de  gardes  civiques  (1).  Il  acceptait  le  fait  de 
la  mutilation  matérielle,  mais  tout  en  admettant  que  l'œuvre  origi- 
nale avait  dû  s'obscurcir  et  jaunir  un  peu  par  l'action  du  temps  et  du 
vernis,  il  persistait  à  croire  que  Rembrandt  a  toujours  eu  une  préfé- 
rence pour  les  ombres  fortes  et  les  tonalités  «  dorées.  » 

Je  rendis  compte  de  son  travail  [Galette  des  Beaux-Arts,  jan- 
vier 1887),  et  je  discutai  ce  point  particulier  de  ses  idées  avec  d'au- 
tant plus  de  conviction,  que  MM.  de  Roever  et  Bredius,  directeurs  de 
la  Oud-Holland,  m'avaient  obligeamment  communiqué  une  photogra- 
phie d'après  l'aquarelle.  Ce  document  était  d'une  clarté  stupéfiante: 
on  n'y  trouvait  aucune  ombre  forte,  et  c'était,  sans  aucun  doute 
possible,  un  brillant  effet  de  soleil.  L'effet  était  même  si  clair,  que 
je  crus  devoir  mettre  une  sourdine  aux  conclusions  qu'on  pouvait 
en  tirer.  J'accordai  que  l'aquarelle  avait  pu  légèrement  pâlir.  La 
peinture  originale  avait  dû  être,  par  conséquent,  un  peu  plus  foncée 
que  cette  aquarelle  pâlie,  et  un  peu  plus  claire  que  la  copie  de  Lun- 
dens, nécessairement  devenue  plus  sombre  et  plus  jaune  depuis 
deux  cent  vingt-six  ans.  C'est  entre  ces  limites  extrêmes,  peu  éloi- 
gnées d'ailleurs  l'une  de  l'autre,  que  toutes  les  discussions  sur  la  cou- 
leur primitive  du  tableau  devaient  se  renfermer. 

(1)  Voir  la  Revue  trimestrielle  Oud-Holland  (la  vieille   Hollande)   1RS6,  3e  et 
4e  livraison  ;  1887,  ire  livraison. 


352  L'ARTISTE 

Examinées  dans  le  détail,  les  deux  copies,  quoique  se  ressemblant 
beaucoup,  offraient  de  légères  différences,  dont  la  plus  grande  portait 
sur  la  hauteur  d'un  chapeau.  En  effet,  dans  l'aquarelle,  l'homme  qui 
est  juste  au  dessus  du  capitaine  porte  un  chapeau  de  hauteur  ordi- 
naire, tandis  que  dans  le  Lundens  ce  même  chapeau  est  aussi  haut 
que  celui  du  lieutenant.  Il  faut  dire  que  l'aquarelle  est  une  petite 
pochade,  —  six  pouces  à  peine  sur  quatre,  —  beaucoup  moins  pré- 
cise que  ne  peut  l'être  l'excellente  copie  de  Londres. 

Mais  ces  différences  ne  devaient  pas  empêcher  de  tirer  certaines 
conclusions  évidentes,  par  exemple  celles-ci  : 

i°  Les  deux  copies,  commandées  par  le  capitaine  et  faites  à  sept 
années  de  distance  par  des  gens  qui  ne  s'étaient  certainement  pas 
concertés,  représentaient  le  même  nombre  de  personnages,  la  même 
composition;  elles  confirmaient  donc  d'une  façon  absolue  le  fait  de  la 
mutilation  matérielle  du  tableau  original  lors  de  son  installation 
«  entre  deux  portes  »  dans  la  petite  salle  du  Conseil  de  guerre. 

2°  Ces  deux  copies  étaient  d'accord  pour  reproduire  certains  détails 
qui  ne  sont  plus  visibles  aujourd'hui  dans  la  peinture  originale, 
même  après  le  récent  nettoyage.  C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'on  voit 
très  distinctement,  dans  l'une  et  dans  l'autre,  les  jambes  écartées 
de  l'homme  qui  est  tout  juste  au-dessus  du  chien.  De  deux  choses 
l'une  :  ou  bien  ces  jambes  étaient  déjà  noyées  d'ombre  dans  le  tableau 
original,  et  alors  l'auteur  de  la  modeste  aquarelle  les  aurait  inven- 
tées en  1 653,  et  Lundens  les  aurait  reproduites  vers  1660,  en  les 
perfectionnant  beaucoup  dans  le  détail;  ou  elles  étaient  nettement  visi- 
bles dans  l'original  primitif  et  les  deux  copistes  n'avaient  eu  aucuns 
frais  d'invention  à  faire.  La  première  supposition  paraît  compliquée 
au  point  d'être  tout  à  fait  inacceptable  ;  la  seconde,  au  contraire, 
paraît  évidente,  mais  elle  prouve  indubitablement  que  le  tableau 
primitif  était  clair. 

Lesobjections  qu'on  nous  a  faites  ne  sontpas  de  celles  qui  auraient  pu 
modifier  nos  convictions,  quoiqu'elles  proviennent  de  gens  de  valeur. 

L'un  nous  dit:  «  Il  est  tout  simple  qu'une  copie  à  l'aquarelle  soit 
plus  claire  que  l'original.  C'était  l'usage,  en  Hollande,  de  faire  de 
ces  copies  légères.  »  —  D'accord,  mais  jamais,  au  grand  jamais,  nous 
n'avons  rencontré  une  copie  qui  ajoutât  des  détails  précis  et  impor- 
tants à  l'original. 


LE   NETTOYAGE    DE    LA    «   RONDE    DE    NUIT    »  353 


Un  autre  :  «  La  copie  de  Lundens  ne  peut  servir  de  document, 
car  elle  n'est  pas  fidèle  :  les  têtes  n'y  ressemblent  pas  à  celles  du 
tableau  d'Amsterdam.  »  —  C'est  une  erreur;  les  têtes  et  le  reste 
ressemblent  beaucoup,  comme  on  peut  s'en  assurer  aujourd'hui  en 
comparant  les  belles  photographies  de  Braun,  exécutées  d'après  le 
Rembrandt  et  le  Lundens.  Ce  qui  a  pu  donner  lieu  à  cette  impres- 
sion, c'est  l'énorme  différence  d'épaisseur  des  vernis:  les  têtes  du 
Lundens  ont  les  chairs  couleur  de  chair  et  les  ombres  claires,  tandis 
que  celles  du  grand  tableau  d'Amsterdam  ont  encore,  à  l'heure  qu'il 
est,  des  chairs  rousses,  accentuées  par  des  ombres  fortes.  Si  le  tableau 
était  déverni,  ces  différences  n'existeraient  pas. 

Un  autre:  «  Les  jambes  écartées  de  l'homme  qui  est  au-dessus  du 
chien  ne  sont  pas  placées,  dans  les  deux  copies,  exactement  de  la 
même  façon  par  rapport  au  chien,  ce  qui  prouve  que  les  deux  copies 
sont  d'une  exactitude  insuffisante  dans  les  détails  et  qu'il  ne  faut  tirer 
de  leur  examen  aucune  conclusion  trop  précise.  »  —  Mais  cette 
légère  différence  prouve-t-elle  quoi  que  ce  soit  contre  le  fait  de  l'exis- 
tence ancienne  des  jambes  qui  ne  sont  plus  visibles  dans  l'ori- 
ginal ? 

Le  lecteur  voudra  bien  excuser  ces  minuties;  j'essaie  de  relever 
toutes  les  objections  qui  m'ont  été  faites  par  des  gens  sérieux. 

C'était  beaucoup  que  d'avoir  sous  les  yeux  une  photogravure  et  une 
photographie  de  l'aquarelle.  Mais   voir  l'aquarelle  elle-même   eût  été 

encore  plus  intéressant M.  van  Polsbroek,  profitant  d'un  voyage 

à  Paris,  voulut  bien  apporter  le   précieux  album,  qu'il  me  permit  de 
garder  pendant  quelques  jours. 

Je  crois  avoir  dit,  dans  un  précédent  article,  que  j'avais  eu  soin  de 
noter,  à  Londres  et  à  Amsterdam,  la  couleur  et  la  valeur  exactes  de 
toutes  les  parties  des  deux  tableaux.  Il  me  fut  donc  facile  de  consta- 
ter que  l'aquarelle  se  trouvait  presque  absolument  d'accord  avec  la 
copie  de  Londres.  La  couleur  des  bandes  sombres  du  drapeau,  qui 
était  bleu-vert  ou  au  moins  bleu-verdàtre  à  Londres,  elle  était  dans 
l'aquarelle,  d'un  bleu  pur.  Pour  le  costume  du  lieutenant,  la  con- 
firmation était  tout  aussi  évidente;  elle  l'était  pour  tout  le  reste,  si 
l'on  voulait  bien  se  rendre  compte  que  l'aquarelle  était  une  sépia 
rehaussée  de  couleurs  vives  plutôt  qu'une  aquarelle  pure  et  simple, 
et  que  d'ailleurs  on  ne  pouvait  pas  espérer  retrouver   dans  un  espace 


354  L'ARTISTE 


si  restreint  tous  les  menus  détails  de  la  copie  de  Londres,  où  les 
figures  ont  un  pied  de  hauteur. 

Un  grand  nombre  d'écrivains  d'art,  de  critiques,  d'amateurs  et  de 
peintres,  invités  à  comparer  (grâce  à  l'obligeance  de  MM.  Braun  et 
van  Polsbroek)  tous  les  documents  graphiques  réunis  chez  moi, 
purent  se  faire  sur  la  question,  encore  un  peu  controversée,  une>,opi- 
nion  personnelle.  Ceci  se  passait  au  mois  de  mai  1887. 

Le  nettoyage  du  grand  tableau  d'Amsterdam,  survenu  deux  ans 
après,  a  vérifié  mes  affirmations  sur  la  couleur  et  l'effet  de  cette  œu- 
vre, au  moins  dans  toutes  les  parties  qui  ont  subi  un  dévernissage 
plus  ou  moins  complet.  Notre  conviction,  plus  ferme  que  jamais 
après  cette  vérification  partielle,  est  que  le  tableau  primitif  s'est  par- 
faitement conservé  sous  les  épaisses  couches  de  vernis  qui  en  recou- 
vrent encore  la  plus  grande  partie.  Si  la  robe  de  la  seconde  fillette, 
qui  était  d'un  vert-jaunâtre  et  brunâtre  avant  le  dernier  nettoyage,  a 
retrouvé  la  couleur  bleu  de  ciel  que  nous  lui  avions  toujours  attri- 
buée sur  la  foi  de  la  copie  de  Londres,  pourquoi  les  bandes  sombres 
du  drapeau,  qu'un  léger  commencement  de  dévernissage  a  fait  passer 
du  vert  brun  olive  au  vert  bleu  ne  retrouveraient-elles  pas  aussi  la 
couleur  bleue  de  l'aquarelle  ? 

Ici,  par  parenthèse,  une  autre  objection  nous  avait  été  faite  :  «  Ces 
bandes  sont  bleu  pur  dans  l'aquarelle  et  bleu-vert  dans  le  Lundens. 
N'est-ce  pas  la  preuve  qu'il  faut  se  contenter  de  voir  dans  ces  deux 
copies,  des  à  peu  près  et  non  des  reproductions  fidèles  ?  »  —  Non, 
avions-nous  répondu,  cela  veut  dire  tout  simplement  que  la  copie  de 
Londres  elle-même  a  été  vernie,  —  d'une  main  moins  lourde,  il  est 
vrai, —  et  qu'elle  a  un  peu  jauni. 

Mais  les  mots  ne  sont  que  des  mots;  on  peut  toujours  les  mettre 
en  suscipion.  Rien  ne  vaut  un  bon  fait  bien  établi.  Voilà  pourquoi 
tous  ceux  qui  s'intéressent  à  la  question  présentement  traitée  doivent 
adresser  des  remercîments  au  directeur  de  la  National  Gallery.  Grâce 
à  lui,  on  sait  maintenant  mieux  que  jamais  quel  était  réellement  l'état 
primitif  de  l'effet  de  soleil  que  la  fortune  adverse  devait  travestir  en 
marche  aux  flambeaux. 

Sir  Fr.  Burton  a  poussé  l'obligeance  jusqu'à  faire  pour  nous  un 
véritable  travail  d'annotation  sur  l'état  actuel  de  toutes  les  parties  du 
Lundens  après  le  récent  dévernissage  auquel  il   avait  présidé.  Pour 


LE    NETTOYAGE    DE    LA    «   RONDE    DE    NUIT   »  355 

mieux  répondre  à  certaines  questions  sur  les  points  douteux,  il  a  fait 
transporter  le  tableau  dans  son  propre  appartement  du  musée,  où  une 
bonne  lumière  du  midi  lui  permettait  de  voir  les  plus  petits  détails, 
les  nuances  les  plus  délicates  des  valeurs  et  des  couleurs. 

L'examen  qu'il  a  fait  du  tableau,  figure  par  figure,  vêtement  par 
vêtement,  permettrait  d'évaluer  l'épaisseur  relative  du  vernis  resté 
sur  les  différents  points  de  la  Ronde  de  nuit  d'Amsterdam.  En  ce  qui 
concerne  l'effet  du  tableau,  rien  n'en  dira  plus  long  que  la  photogra- 
vure faite  avec  son  autorisation  d'après  une  excellente  photogra- 
phie du  petit  tableau  déverni.  Pour  la  couleur,  nous  n'avons  qu'à 
suivre  les  notes  qu'il  nous  a  envoyées,  en  les  citant  presque  mot  à 
mot. 

Bien  entendu,  le  nettoyage  du  Lundens  a  été  exécuté  par  une  per- 
sonne très  compétente  et  très  prudente.  Il  a  consisté  uniquement  à 
enlever  par  le  frottement  du  doigt  une  partie  du  vernis  jauni,  sans 
atteindre  tout  à  fait  jusqu'à  la  surface  de  la  peinture  :  on  a  «  laissé 
intacte  la  patine  moelleuse  que  la  peinture  a  naturellement  acquise  par 
l'effet  du  temps.  Le  tableau  est,  d'un  bout  à  l'autre,  dans  un  état  parfait 
de  conservation,  sans  craquelures,  sans  éraflures,  sans  traces  de  retou- 
ches nulle  part...  il  a  ramené  la  petite  peinture  à  son  éclat  primitif. 
Tous  les  détails  sont  maintenant  parfaitement  visibles,  et  le  fin  clua- 
roscuro  qui  sans  aucun  doute  possible  caractérisait  autrefois  le  grand 
ouvrage  de  Rembrandt  apparaît  ici,  les  ombres  les  plus  obscures 
contenant  encore  une  portion  de  lumière  reflétée...  » 

Tous  les  critiques  de  la  Ronde  de  nuit  se  sont  demandé  quel  objet 
mystérieux  était  entre  les  mains  de  la  fillette  à  la  robe  crème  (car  la 
robe  jaune  d'or  d'Amsterdrm  est  bien  décidément  crème  aujourd'hui 
à  Londres,  comme  nous  l'avions  toujours  deviné  sous  le  vernis,  et 
comme  Sir  Fr.  Burton  nous  le  confirme  après  un  nouvel  examen).  La 
plupart  ne  faisaient  pas  même  d'hypothèse.  Nous  avions  cru  y  distin- 
guer en  1882  une  chope  de  verre;  d'autres  y  avaient  vu  un  casque, 
Sir  Fr.  Burton  y  voit  aujourd'hui  clairement  un  gobelet  d'argent.  Il 
pense  d'ailleurs,  avec  Vosmaër  et  d'autres,  que  les  objets  portés  par  la 
fillette  sont  les  prix  destinés  aux  vainqueurs  du  tir. 

Quant  à  la  «  mystérieuse  »  fillette  qui  a  fait  écrire  tant  de  pages 
très  poétiques,  elle  est  toujours  aussi  charmante,  mais  elle  n'a  plus 
rien  du  tout  de  mystérieux.  Ni  Charles  Blanc,  ni  Fromentin,  ni  Vos- 


356  L'ARTISTE 

maè'r  ne  pourraient  plus  la  comparer  à  une  apparition,  à  une  fée,  à 
une  petite  sorcière. 

On  sait  que  Rembrandt  a  toujours  aimé  à  rendre  plus  intimes,  en  y 
ajoutant  des  détails  familiers,  les  scènes  qu'il  représentait.  C'est  ainsi 
qu'il  a  mis,  aboyant  au  tambour  qui  bat  sur  sa  caisse,  un  petit  chien 
que  tout  le  monde  a  vu  jaunâtre  ou  brunâtre  à  Amsterdam  :  à  Lon- 
dres, ce  petit  chien,  exhumé  de  dessous  le  vernis,  est  gris-d'argent, 
avec  le  ventre  plus  clair,  et,  quoique  entièrement  plongé  dans  l'om- 
bre portée  du  groupe  central,  il  est  parfaitement  visible  dans  tous  ses 
détails.  A  l'autre  bout  de  la  composition,  dans  la  partie  disparue, 
l'artiste  avait  mis  la  tête  d'un  petit  enfant,  qui  émergeait  au-dessus 
du  parapet:  le  dévernissage  du  Lundens  a  montré  les  petits  doigts  de 
sa  main  droite,  qui  s'accrochent  au  parapet  et  qui  nous  font  deviner 
d'une  façon  amusante  la  pose  de  l'enfant,  court  de  taille,  dressé  curieu- 
sement sur  la  pointe  des  pieds  pour  «  voir  passer  les  soldats.  » 

Le  costume  du  lieutenant  mérite  un  examen  particulier.  L'année 
dernière,  à  Amsterdam,  il  était  encore  jaune  depuis  le  bout  des  plumes 
du  chapeau  jusqu'à  la  pointe  des  bottes  :  de  légères  nuances  permet- 
taient de  conclure  tout  au  plus  que  les  plumes  et  l'écharpe  avaient  été 
blanches.  Aujourd'hui,  après  un  dévernissage  très  rudimentaire, 
l'écharpe  est  devenue  blanche,  avec  des  reflets  bleuâtres;  la  plume, 
blanche  avec  des  reflets  jaunes.  Quant  aux  bas,  ils  n'ont  pas  cessé 
d'être  jaunes,  mais  ils  sont  devenus  jaune-clair.  En  somme,  l'ensem- 
ble s'est  rapproché  du  Lundens,  tel  que  nous  l'avions  vu  en  1882. 
Une  légère  couche  de  vernis  a  donc  été  enlevée  de  dessus  le  lieute- 
nant. Que  serait  devenue  la  couleur  de  son  costume,  si  on  l'avait 
déverni  plus  à  fond?  C'est  Sir  Fr.  Burton  qui  va  nous  le  dire  en  ren- 
dant compte  du  nettoyage  de  son  précieux  petit  tableau. 

«  Les  longs  bas  qui  montent  beaucoup  plus  haut  que  le  genou  sont 
blancs  ;  la  partie  de  ces  bas  qui  s'étend  depuis  le  dessous  du  genou 
jusqu'en  haut  est  richement  brodée  d'or,  avec  des  lignes  de  points 
bleu  de  ciel.  Il  y  a  en  outre,  vers  le  haut,  plusieurs  nœuds  de  ruban 
d'or. 

«  Dans  ma  dernière  lettre,  je  parlais  de  la  difficulté  de  décrire  les 
couleurs.  Les  bas  du  lieutenant  en  sont  un  exemple.  Ils  représentent 
une  étoffe  blanche,  mais  leur  valeur  réelle  est  grise,  —  gris-perle  ou 
gris-d'argent.  —  En  voici  l'explication.  L'étoffe  des  bas  est  décidément 


LE  NETTOYAGE  DE   LA  «  RONDE  DE  NUIT  »  357 

de  la  soie  ou  du  satin.  Cette  sorte  d'étoffe  ne  reflète  pleinement  la 
lumière  qu'en  ses  points  les  plus  en  relief.  Le  reste  de  sa  surface, 
sauf  la  partie  qui  est  positivement  dans  l'ombre,  sera  dans  la  demi- 
teinte.  Maintenant  sur  la  surface  ronde  d'une  jambe  vêtue  de  cette 
étoffe,  la  région  lumineuse  sera  réduite  à  une  très  petite  largeur.  On 
ne  peut  pas  assez  admirer,  dans  le  cas  présent,  l'art  consommé  avec 
lequel  le  peintre,  tout  en  donnant  l'impression  du  blanc,  a  éteint  le 
ton  général  de  son  étoffe  jusqu'aux  gris-perle  nécessaires  à  son 
dessein.  Il  (Rembrandt  et  Lundens  après  lui)  a  mis  tant  de  sollicitude 
à  préserver  son  inappréciable  gris,  qu'il  n'a  pas  permis  à  la  délicate 
broderie  d'or  d'en  rompre  l'harmonie  générale  ;  et  l'impression  de 
fraîcheur  du  ton  est,  en  outre,  accentuée  par  l'introduction  d'un 
certain  nombre  de  points  de  broderie  bleu-de-ciel.  » 

Il  est  bon  de  remarquer  que  ces  considérations,  outre  leur  intérêt 
purement  esthétique,  renferment  des  indications  merveilleusement 
précises,  qui  font  voir  combien  la  copie  de  Lundens  a  dû  être  fidèle 
dans  les  moindres  détails.  Toute  personne  qui  lira  ce  passage  en 
présence  de  l'original  d'Amsterdam,  retrouvera  sous  les  vieux  vernis 
ces  tons  gris-perle  et  bleu-de-ciel,  —  qui  se  laissent  encore  parfai- 
tement deviner  quand  on  a  l'œil  et  l'esprit  avertis,  —  et  dont 
l'existence  fait  disparaître  la  légende  d'un  Rembrandt  imaginaire  qui 
n'aurait  vu  la  nature  qu'à  travers  des  lunettes  d'un  brun  plus  ou 
moins  doré.  Répétons-le  une  fois  de  plus  avec  insistance,  au  risque 
d'être  fastidieux  :  Rembrandt  voyait  doré  ce  qui  était  doré,  mais  il 
voyait  blanc  ce  qui  était  blanc,  —  les  collerettes,  par  exemple,  ou  les 
bas  de  satin  blanc,  —  il  voyait  couleur  de  chair  ce  qui  était  couleur 
de  chair,  il  voyait  blanc  et  rose  le  teint  des  personnes  blondes  ou 
rousses,  et  s'il  a  manifesté  une  certaine  prédilection  pour  les  tons 
roux,  c'est  uniquement  dans  les  esquisses  non  terminées. 

Combien  de  couches  de  vernis  a-t-il  fallu  accumuler  pour  rendre 
paradoxales  des  vérités  si  simples  ! 

Parmi  les  nombreuses  objections  faites  à  cette  théorie,  j'en  ai  cité 
tout  à  l'heure  une  qui  concernait  le  drapeau,  et  qui  était,  du  reste, 
antérieure  aux  deux  nettoyages  :  «  Vous  prétendez  qu'en  dévernis- 
sant le  grand  tableau,  on  verrait  les  bandes  sombres  du  drapeau,  qui 
sont  aujourd'hui  vert-brun,  devenir  bleues,  et  cela  parce  que  l'aqua- 
relle les  montre  bleues;  Mais  comment  expliquez-vous  qu'elles  ne 


358  L'ARTISTE 


soient  pas  bleues,  mais  seulement  bleu-vert,  dans  la  copie  de 
Londres  ?  Cela  ne  prouve-t-il  pas  que  les  copies  sont  des  à  peu  près 
dont  on  ne  peut  tirer  aucune  indication  vraiment  positive  ?  » 

L'expérience  a  parlé.  Dans  le  grand  tableau,  quelques  frictions  du 
doigt  ont  déjà  transformé  le  vert-brun  en  vert-bleu.  Dans  le  Lundens, 
un  nettoyage  plus  sérieux  a  transformé  le  bleu-vert  en  bleu  pur.  Le 
résultat  est  absolu  :  Sir  Fr.  Burton  ayant  bien  voulu  m'en  aviser,  je 
le  priai  de  vérifier  encore  une  fois  si  ce  bleu  était  bien  pur,  s'il 
n'avait  pas  une  nuance  verdâtre;  il  me  répondit  :  «Le  bleu  des 
bandes  est  à  peu  près  ce  qu'on  appelle  en  anglais  bleu  d'Anvers, 
une  sorte  de  bleu  de  Prusse  plus  froid  et  plus  clair.  S'il  tend  légère- 
ment vers  le  vert  plutôt  que  vers  le  violet,  on  ne  doit  pas  oublier  que 
l'huile  de  lin  a  toujours  une  tendance  à  tourner  au  jaune  avec  le 
temps.  La  véritable  couleur  du  drapeau  est  bien  visible  dans  la  bande 
la  plus  élevée.  Dans  la  plus  basse,  les  plis  étroits  sont  plongés  dans 
une  ombre  brune  transparente  qui  le  fait  paraître  un  peu  plus  vert 
qu'il  n'est  en  réalité.  Je  tiens  à  bien  spécifier  que  le  bleu  du  drapeau, 
quoique  froid,  n'est  pas  verdâtre.  »  L'accord  actuel  des  deux  copies 
et  l'évolution  du  vert-brun  au  vert-bleu  dans  le  grand  tableau 
permettent-ils  de  douter  un  seul  instant  de  l'existence  du  bleu  pur 
sous  l'épaisse  couche  de  vernis  restante  ? 

Encore  un  dernier  détail,  choisi  entre  plusieurs  autres.  En  exami- 
nant, à  Amsterdam  et  à  Londres,  l'homme  dont  le  bas  du  visage  est 
caché  par  le  bras  droit  étendu  du  sergent  noir  et  qui  se  trouve  tout 
juste  au-dessus  du  chien,  j'avais  conjecturé  qu'il  devait  avoir  un 
costume  violacé  dont  la  couleur  était  plus  que  neutralisée  par  un 
grand  excès  de  la  couleur  complémentaire  jaune  contenue  dans  le 
vernis.  En  réalité,  le  vernis  était  d'un  roux  complémentaire  du  bleu. 
Sir  Fr.  Burton  écrit  :  «  Le  costume  est  d'un  bleu  de  ciel  terne,  sans 
trace  de  violet.  Mais  quelques  boutons  de  la  manche,  légèrement  tou- 
chés de  couleur  d'or,  et  les  nombreuses  et  longues  courroies  brunâtres 
auxquelles  sont  pendues  les  cartouches,  modifient  pour  l'œil  la  teinte 
bleue  avec  laquelle  ils  sont  combinés  ».  Nous  avions  donc  tort  sur 
la  nuance,  mais  raison  sur  le  fait  principal,  à  savoir  qu'aujourd'hui, 
dans  l'original,  le  vrai  ton  froid  du  costume  de  cet  homme  est  com- 
plètement caché  par  le  ton  chaud  du  vernis. 
A  chaque  jour  suffit  son  mal.  Il  y  a  sept  ou  huit  ans  à  peine  que 


LE  NETTOYAGE  DE  LA  .<  RONDE  DE  NUIT  »  35g 

nous  avons  aperçu  pour  la  première  fois  la  vérité  sur  la  couleur  et  la 
lumière  de  Rembrandt,  et  déjà  notre  opinion  a  conquis  l'adhésion 
d'hommes  dont  le  nom  seul  est  une  autorité.  Le  grand  tableau  a  subi 
sinon  un  dévernissage  complet,  du  moins  un  nettoyage  important; 
le  Lundens  a  été  descendu  sur  la  cimaise,  puis  déverni  prudemment, 
mais  complètement.  Nos  idées,  sur  la  Ronde  de  nuit  tout  au  moins, 
ont  été  citées  et  approuvées  dans  la  dernière  édition  du  Catalogue  des 
peintures  de  la  National  Gallery.  Elles  ont  reçu  une  approbation 
tout  aussi  explicite  dans  les  articles  de  M.  A.  Bredius,  dont  le  juge- 
ment a  pour  nous  un  grand  prix,  dans  le  cours  fait  à  l'Ecole  des 
Beaux-Arts  par  M.  Eugène  Miintz,  l'un  de  nos  historiens  d'art  les 
plus  universellement  connus,  et  dans  les  appréciations  verbales  ou 
manuscrites  de  plus  d'un  grand  artiste.  Tout  cela  nous  permet  d'es- 
pérer que  nos  idées  feront  leur  chemin  sans  trop  d'encombre. 

Et  maintenant,  pour  finir,  une  observation  générale. 

Les  bienveillants  lecteurs  de  ces  lignes  se  tromperaient  fort  s'ils 
nous  attribuaient  la  prétention  d'avoir  «  découvert  »  Rembrandt.  Il 
arrive  trop  souvent  que  ceux  qui  ont  fait  une  petite  trouvaille  sur  un 
point  déterminé,  s'imaginent  faire  une  grande  révolution  et  boule- 
verser de  fond  en  comble  les  opinions  reçues.  Nous  tenons  beaucoup 
non  seulement  à  ne  pas  tomber  dans  ce  travers,  mais  encore  à  ne  pas 
avoir  l'air  d'y  tomber.  Rembrandt  est  un  vaste  génie  ;  il  faudrait 
un  volume  pour  analyser  l'une  après  l'autre  les  nombreuses  qualités 
qu'il  a  accumulées  dans  son  œuvre  :  vérité  et  largeur  du  dessin  et 
du  modelé,  recherche  du  caractère,  intensité  et  justesse  de  l'expres- 
sion tant  dans  les  visages  que  dans  le  geste,  naturel  du  mouvement, 
sens  intime  de  la  vie,  verve  de  l'exécution,  sentiment  du  pittoresque, 
richesse  de  l'imagination,  tant  d'autres  encore  !  Les  motifs  d'admira- 
tion ne  manquent  pas,  et  sur  tous  ces  points,  nous  n'avons  jamais  eu 
qu'à  suivre  l'admiration  de  nos  prédécesseurs  et  de  nos  maîtres. 

Sur  deux  points  seulement,  il  nous  a  été  permis  de  dire  quelque 
chose  de  nouveau.  Mais  là  encore,  l'admiration  de  nos  prédécesseurs 
était  loin  de  se  fourvoyer  complètement.  S'ils  se  trompaient 
en  admirant  de  mystérieuses  profondeurs  auxquelles  le  maître 
n'avait  jamais  pensé,  ils  admiraient  inconsciemment  quelque 
chose  de  réel,  l'harmonie  merveilleuse  du  coloris  et  la  pro- 
digieuse  entente   de   la   lumière   qui  caractérisent   pour  ainsi   dire 


36o  L'ARTISTE 


l'œuvre  entier  de  Rembrandt,  et  qui  conservent  encore  tout  leur 
charme  sous  le  vernis.  On  peut  même  dire  que  ces  vernis  roussis, 
en  ôtant  à  l'œuvre  une  part  de  vérité,  en  lui  donnant  une  fausse 
apparence  de  fantastique,  ne  laissaient  pas  que  de  lui  apporter  une 
harmonie  encore  plus  grande. 

Mais  enfin  il  y  avait  là  une  erreur,  et  la  vérité  devait  être  rétablie. 
De  plus,  cette  appréciation  en  partie  fausse  de  la  couleur  et  de  la 
lumière  de  Rembrandt  a  créé  depuis  un  demi-siècle  toute  une  école 
de  peintres  aux  colorations  rousses  et  sombres.  Tel  artiste  de  valeur 
que  l'on  pourrait  nommer,  en  France  même  et  surtout  à  l'étranger, 
traduit  la  nature  de  telle  sorte  que  ses  tableaux  ont  l'air  d'avoir  été 
déjà  ensevelis  dans  les  vieux  vernis.  On  peut  prédire  sans  crainte 
d'erreur  qu'avant  un  demi-siècle,  toutes  les  peintures  exécutées  dans 
cette  gamme  seront  absolument  indéchiffrables. 

Ajoutons  encore  que  si  les  dangers  du  vernis  ne  deviennent  pas 
l'objet  de  l'attention  générale,  les  chefs-d'œuvre  de  tous  les  musées 
seront,  avec  le  temps,  de  plus  en  plus  sombres. 

Ils  ne  le  sont  déjà  que  trop  :  on  fera  bien  d'y  prendre  garde. 

E.  DURAND-GRÉVILLE. 


LES  DESSINS  DE  JEAN-PAUL  LAURENS 


LES     RÉCITS    MEROVINGIENS 


J.-P.  Laurens  expose  chez  Durand- 
Ruel  les  quarante-deux  dessins  dont 
il  a  illustre'  les  Récils  mérovingiens 
d'Augustin  Thierry  (i).  Il  y  a  ajouté 
quelques-unes  des  nombreuses  étu- 
des peintes  qui  lui  ont  servi  de 
matériaux  pour  son  oeuvre.  Mais 
nous  n'avons  pas  besoin  de  cette 
preuve  palpable  pour  reconnaî- 
tre, dans  ces  dessins  lavés  à  l'en- 
i.  cre  de  Chine,  autantde  toiles  pleines 
de  couleur.  Ce  sont  là,  en  effet,  de  véritables   tableaux   d'une  puis- 

(i)  L'édition  pour  laquelle  M.  Jean-Paul  Laurens  a  dessiné  cette  suite  de 
compositions, a  été  faite  par  la  maison  Hachette,  et  passe,  à  bon  droit,  pour 
l'une  des  plus  magnifiques  productions  de  la  librairie  contemporaine.  Elle  forme 
un  superbe  volume  in-folio,  imprimé  avec  une  rare  perfection  typographique, 
en  très  beaux  caractères  spécialement  fondus  pour  cette  publication.  C'est  par 
l'héliogravure  qu'ont  été  reproduits  en  fac-similé  les  dessins  de  M.  J.-P.  Lau- 
rens :  l'artiste  a  lui-même  surveillé  l'exécution  des  planches,  dans  lesquelles  se 
retrouvent  ainsi  toutes  les  qualités  des  compositions  originales.  Quoique  récem- 


362  L'ARTISTE 

sance  de    composition  et  d'une  conscience  d'exécution  de  premier 
ordre. 

Cette  suite  elle-même  est  un  tout  complet  dont  il  serait  difficile  de 
détacher  tel  ou  tel  morceau,  tant  l'artiste  s'est  identifié  avec  l'écrivain 
et  a  serré  de  près  la  chaîne  ininterrompue  des  faits.  Cette  logique 
inflexible  n'est  pas  une  des  moindres  grandeurs  de  ces  Récits  qui 
semblent  une  effroyable  tragédie  dont  chaque  mot  est  un  meurtre,  dont 
chaque  acte  est  une  catastrophe  et  qui  se  dénoue  dans  une  crypte 
funèbre  par  la  mort  de  tous  ses  acteurs. 

Toute  grandeur  humaine  ne  se  fonde  que  dans  le  sang.  L'antique 
coutume  du  sacrifice  humain,  du  sang  innocent  répandu,  de  la  victime 
expiatoire  immolée,  est  le  symbole  de  la  plus  haute  des  fatalités.  L'his- 
toire ne  nous  montre  pas  un  peuple  qui  ait  été  grand  et  dont  les  ori- 
gines ne  plongent  au  milieu  des  crimes,  de  même  qu'elle  ne  nous  offre 
aucune  vérité,  si  pure  et  si  pacifique  soit-elle,  qui  n'ait  eu  besoin  de 
sang  pour  naître  et  se  fortifier. 

Les  commencements  de  l'histoire  de  France  n'échappent  pas  à  cette 
loi.  Elle  est  écrite  en  lettres  rouges  dans  les  Récits  mérovingiens,  et  le 
talent  austère  de  J. -P.  Laurens  l'a  rendue  visible  aux  yeux.  Nous 
pouvons  comme  toucher  du  doigt  la  fatalité  qui  pesa  sur  la  famille 
mérovingienne.  Les  crimes  inéluctables  de  la  race  d'Œdipe  ou  des 
Atrides  s'y  retrouvent  presque  tous.  Père,  mari,  femme,  mère,  enfants, 
tous  se  rencontrent  pour  se  maudire  et  s'égorger;  et  pour  achever  ce 
spectacle  lugubre,  tous  ceux  qu'une  main  humaine  n'a  pas  frappés, 
tombent  à  leur  tour  terrassés  par  un  mal  mystérieux.  Cette 
famille  d'Hilperick  et  de  Frédégonde  disparut  tout  entière  dispersée 
par  le  meurtre  et  la  maladie  ;  elle  ne  se  retrouva  plus  que  dans  les 
cryptes  où  elle  fut  ensevelie.  Ce  fut  la  seule  paix  qu'elle  connut,  et 
le  dernier  dessin  de  la  série,  qui  nous  montre  un  coin  de  leur  nécro- 
pole, n'est  pas  le  moins  saisissant  par  l'ombre  et  le  silence  dont  il  est 
l'image. 

ment  paru,  ce  livre  a  e'té  bientôt  épuisé;  il  ne  tardera  pas  à  devenir  une  rareté 
bibliographique.  Aussi  la  maison  Hachette  a-t-elle  eu  l'heureuse  pensée  d'en 
publier  une  autre  édition,  dans  le  format  grand  in-40,  où  les  illustrations  ont 
été  reproduites  par  le  procédé  Poirel;  quoique  d'une  exécution  moins  somptueuse 
et  d'un  aspect  moins  monumental,  elle  constitue  pourtant  un  bel  ouvrage  de 
luxe,  admirablement  imprimé. 


LES  DESSINS  DE  JEAN-PAUL  LAURENS 


363 


La  suite  de  ces  dessins  tragiques  est  interrompue  çà  et  là  par  des 
scènes  adoucies  ou  par  une  idylle  délicate.  La  plus  fraîche  est  cette 
scène  mystique  où  Fortunatus  lit  ses  vers  à  Radegonde,  au  couvent  de 
Poitiers.  Dans  le  coin  d'une  salle  où,  par  les  baies  supérieures,  entrent 
avec  la  lumière  la  vigne  vierge  et  les  clématites  en  tîeur,  Fortunatus, 
assis  à  une  large  table,  lit  son  poème.  Devant  lui,  Radegonde  et  sa 
compagne  écoutent  avec  onction  cette  poésie  subtile  d'un  christia- 
nisme encore  imprégné  des  parfums  du  paganisme.  Le  recueillement, 
la  tendresse,  la  commuuion  de  trois  âmes  planent  sur  cette  scène 
exquise.  Tout  est  blanc,  tout  est  immaculé  dans  ces  cœurs  pleins 
d'un  jeune  Dieu;  tout  est  embaumé  de  pureté  sereine,  de  cette  tran- 
quilité  idéale  où  aspirent  les  êtres  nobles  submergés  au  milieu  des 
révolutions.  L'artiste  a  mis  dans  cette  scène  la  grâce  que,  seuls, 
les  talents  robustes  savent  exprimer  :  la  grâce  sans  mignardise,  la 
douceur  encore  puissante. 

Nous  formons  le  vœu  que  cette  collection  de  dessins  ne  sorte  pas 
de  notre  pays  où,  elle  pourrait  être  d'un  utile  enseignement  pour  la 
génération  qui  se  prépare  d'artistes  aimables  et  irréfléchis. 


OUTIS 


18S9    —   L'ARTISTE    —   T.    Il 


JULES     DUPRÉ 


e  maître  qui  vient  de  disparaître  ne 
fut  pas  seulement  un  admirable 
paysagiste  ;  en  lui,  nous  devons  sa- 
luer un  des  créateurs  du  paysage 
français.  D'autres  le  précédèrent, 
—  son  premier  Salon  date  de  i83i, 
et  près  de  dix  ans  avant,  Roqueplan, 
Huet  et  Fiers  exposaient  déjà  des 
œuvres  où  le  goût  nouveau  se  faisait  sentir,  —  mais  ces  précurseurs, 
sauf  peut-être  Georges  Michel,  ne  furent  pas  des  artistes  de  premier 
ordre,  et  Jules  Dupré  reste,  lui,  le  premier  en  date  des  grands  paysa- 
gistes romantiques. 

Est-ce  donc  son  fondateur  que  notre  école  de  paysage  vient  de 
perdre  ?  Risquer  une  pareille  affirmation  serait  peut-être  beaucoup 
dire  :  lorsque,  plein  de  force,  de  courage,  de  jeunesse  et  d'enthou- 
siasme, Jules  Dupré  entra  dans  la  lutte,  l'action  était  déjà  commencée; 
mais  il  fut  de  ceux  qui  décidèrent  de  la  victoire;  avant  lui,  il  y  avait 
eu  des  tirailleurs  hardis  et  aventureux,  il  appartenait,  lui,  à  la  race 
des  combattants  solides  et  puissants,  qui   portent  la  déroute  chez 


JULES  DUPRE  365 

l'ennemi.  Ce  n'est  peut-être  pas  lui  qui  découvrit  le  premier  la  terre 
promise,  mais  il  fut  à  la  tète  des  valeureux  soldats  qui  en  firent  la 
conquête. 

A  cette  place  même,  j'ai  déjà  essayé,  il  y  a  quelques  années,  d'étu- 
dier la  question  des  origines  de  notre  moderne  école  de  paysage.  Je 
combattis  alors  l'opinion,  généralement  admise,  d'après  laquelle  la 
formule  de  l'art  nouveau  nous  aurait  été  révélée  par  Constable  et 
les  peintres  et  aquarellistes  anglais  qui  exposaient  au  Salon  de  1824. 
Je  m'efforçai  d'établir  qu'avant  la  prétendue  révélation,  il  y  avait 
chez  nous  des  artistes  qui,  rompant  avec  la  tradition  académique, 
s'étaient  placés  en  face  de  la  nature  pour  lui  demander  de  les  inspirer. 
A  la  vérité  le  fait  est  bien  connu,  même  des  critiques  qui  font  la  part 
la  plus  large  à  l'influence  anglaise,  mais  peut-être  n'a-t-on  pas  assez 
compris  qu'en  1824,  puis  en  1827,  les  Anglais  arrivèrent  chez  nous 
juste  au  bon  moment  pour  s'attribuer  l'honneur  d'une  victoire 
longuement  préparée  avant  eux  et  en  dehors  d'eux. 

Comment  expliquer  que  les  tableaux  de  Constable  aient  obtenu  le 
succès  qu'ils  ont  eu,  si  l'on  n'admet  pas  que  nos  artistes  se  trouvaient 
alors  en  état  d'apprécier  ces  tableaux?  Quels  sont  ceux  qui  ont  eu  la 
plus  grande  part  à  la  rénovation  de  notre  école  de  paysage  ?  Les 
artistes  qui,  lentement,  patiemment,  préparèrent  l'évolution  vers  la 
nature,  ou  ceux  dont  le  succès  n'est  que  la  constatation  de  cette 
évolution  ?  L'antériorité  du  paysage  naturaliste  chez  les  Anglais  est 
loin  d'être  démontrée.  N'oublions  pas  que  Constable  fut,  au  moins  à 
son  époque,  le  seul  naturaliste  anglais;  notre  Georges  Michel  est  né 
treize  ans  avant  lui,  c'est  vers  1 S 1 5  qu'il  paraît  être  entré  dans  sa 
seconde  manière,  —  celle  où  sa  grande  préoccupation  était  de  rendre 
la  nature  avec  exactitude.  —  Peut-être  Constable  a-t-il  précédé  chro- 
nologiquement Michel  dans  cette  voie,  mais  Michel  n'est  pas  celui  de 
nos  peintres  qui  a  été  tourmenté  le  plus  anciennement  par  le  désir 
de  la  sincérité.  D'ailleurs,  il  n'est  pas  question  denier  ici  l'influence 
anglaise,  tout  justement  le  grand  artiste  qui  vient  de  disparaître  fut 
peut-être  celui  de  nos  paysagistes  que  la  manière  de  Constable  semble 
avoir  le  plus  impressionné. 

Nous  trouvons  au  début  de  la  carrière  de  Jules  Dupré  une  de 
ses  peintures  qui  nous  le  montre  absolument  imbu  de  la  manière  de 
Constable.  Celui  qui  devait  être  un  des  premiers  parmi  nos  paysa- 


36Ô  L'ARTISTE 

gistcs  a  commencé  par  s'approprier  les  procédés  savants  de  la 
technique  anglaise.  Il  y  a  là  un  fait  qui  ne  saurait  nous  étonner. 
Constable  possède  une  telle  virtuosité  que  les  plus  indépendants,  les 
plus  hardis  parmi  les  novateurs  français  de  la  première  heure,  durent 
paraître  bien  timides  aux  jeunes  artistes  qui,  comme  Dupré,  entraient 
dans  la  vie  artistique  avec  cet  ardent  et  complet  amour  de  l'art  qui 
fait  de  ceux  qui  en  sont  possédés  des  passionnés,  confondant  dans 
une  même  adoration  et  la  facture  et  le  sentiment  qu'elle  parvient  à 
exprimer.  Aujourd'hui,  nous  avons  vu  tant  d'habiles  que  nous  sommes 
devenus  un  peu  froids  au  sujet  des  recherches  de  l'exécution  ; 
mais  cette  indifférence  ne  pouvait  pas  exister  aux  environs  de  i83o, 
le  «  pignochage  »  propret  des  élèves  de  Bidault  exaspérait  les  jeunes 
paysagistes  émancipés  de  la  tutelle  académique,  et  leur  admiration 
pour  la  manière  nouvelle  s'accroissait  de  l'horreur  que  leur  inspi- 
raient les  vieilles  méthodes  qui  semblaient  conçues  en  vue  d'empêcher 
les  artistes  de  produire  des  œuvres  d'art  et  les  peintres  de  peindre 
véritablement. 

La  génération  à  laquelle  appartenait  Jules  Dupré  chercha  à  s'iden- 
tifier les  procédés  anglais-,  elle  resta  cependant  bien  française  de 
sentiment,  et  lorsque  l'heure  de  l'engouement  fut  passée,  il  se  trouva 
qu'une  école  originale  s'était  formée,  qui,  après  avoir  beaucoup 
emprunté,  se  trouva  ne  rien  devoir  à  personne.  Peut-être  eût-il 
mieux  valu  ne  rien  prendre  à  Constable  et  suivre  la  voie  si  large 
ouverte  par  Georges  Michel;  notre  paysage  fût  demeuré  plus  simple, 
mais  aussi  plus  vrai  et  plus  grand. 

Il  me  semble  qu'un  des  éléments  principaux  qui  ont  contribué  à 
former  l'admirable  talent  de  Jules  Dupré,  doit  être  cherché  dans 
l'aspect  particulier  des  sites  qu'il  a  peints.  Il  y  a  là,  d'ailleurs,  un 
simple  exemple  d'une  loi  générale  dans  les  arts  :  c'est  la  nature 
hollandaise  qui  a  fait  les  paysagistes  hollandais,  tout  comme  les 
belles  carnations  des  Flamandes  sont  pour  beaucoup  dans  la  superbe 
coloration  de  Rubens  (i).  Évidemment  il  ne  faudrait  pas  donner 
trop  d'importance  à  une  contingence  qui  ne  doit  point  quitter  la 
seconde  ligne;  il  convient  pourtant  d'en  tenir  compte,  sans  quoi  l'on 

(i)  Cependant  c'est  dans  le  milieu  gris  du  Paris  moderne  que  Delacroix  a 
peint  ses  tableaux  à  la  coloration  prodigieuse;  mais  Delacroix  avai:  visité  le 
Maroc  au  début  de  sa  carrière. 


JULES  DUPRE  367 


risquerait  de  laisser  inexpliquée,  ou  d'expliquer  faussement  l'origine 
de  certaines  habitudes  artistiques  du  maître  dont  nous  parlons. 

Au  début  de  sa  carrière,  nous  voyons  Jules  Dupré  peindre  surtout 
dans  trois  contrées,  le  Berry,  le  Limousin,  les  Landes.  Ces  deux 
derniers  pays,  bien  que  fort  éloignés  l'un  de  l'autre,  bien  que  soumis 
à  des  influences  climatologiques  différentes,  présentent  entre  eux  des 
rapports  frappants  au  point  de  vue  de  l'aspect  pittoresque  (i);  dans 
l'un  comme  dans  l'autre  les  arbres  sont  très  puissants,  très  vigoureux, 
et  appartiennent  à  des  espèces  dont  le  feuillage  a  une  coloration  d'une 
extrême  sonorité,  ce  sont  des  chênes,  des  châtaigniers,  des  noyers; 
point  ou  peu  d'arbres  aux  verts  gris  et  fins,  tels  que  les  trembles  ou 
les  saules,  peu  d'arbres  aussi  aux  formes  grêles,  mais  au  contraire 
des  silhouettes  solides,  massives  même,  des  profils  énergiquement 
accentués,  indiquant  des  charpentes  végétales  carrément  établies, 
et  puis  des  dessous  de  bois  bien  fournis,  constitués  par  des  espèces 
variées,  ajoncs,  fougères,  genêts  ou  bruyères  d'un  ton  toujours  riche 
et  puissant,  un  ciel  d'un  bleu  intense,  coupé  parfois  de  lourds  nuages 
blancs,  des  eaux  claires  où  les  larges  feuilles  des  nénuphars  jettent 
au  soleil  leurs  éclatantes  notes  vibrant  comme  des  émeraudes. 
C'étaient  bien  là  les  motifs  qu'il  fallait  à  cet  étincelant  coloriste  doublé 
d'un  dessinateur  singulièrement  robuste. 

Il  est  bien  naturel,  sans  doute,  qu'un  artiste  au  tempérament 
généreux,  tel  qu'était  Dupré,  ait  choisi  pour  l'objet  de  ses  études  une 
nature  exubérante,  richement,  violemment  colorée;  mais  il  est  incon- 
testable que  la  nature  a  puissamment  aidé  l'artiste  à  se  former.  C'est 
devant  ces  paysages  chantants  dans  une  harmonie  forte,  mâleetfière, 
que  le  maître  a  appris  à  faire  vibrer  sur  sa  toile  les  tons  de  son 
opulente  palette.  C'est  devant  ces  sites  grandioses,  ombragés  par  des 
chênes  séculaires  à  la  formidable  ossature,  que  Jules  Dupré  a  pris 
ce  goût  pour  les  silhouettes  largement  dessinées,  qui  est  comme  une 
de  ses  caractéristiques.  Peut-être  ne  trouverait-on  pas  dans  toute 
notre  école  un  paysagiste  aussi  varié  que  Dupré;  il  a  peint  tout  et  un 
peu  partout,  mais  il  y  a  des  inégalités  dans  son  oeuvre.  Les  artistes  et 
les  critiques  sont  unanimes  pour  distinguer  deux  Dupré,  dont  l'un 

(i)  Je  ne  songe  pas  en  ce  moment  à  la  région  où  les  pins  maritimes  pre'domi- 
nent  dans  une  telle  proportion  qu'il  semble  qu'il  n'y  existe  point  d'autres 
arbres. 


368  L'ARTISTE 

est  sensiblement  supérieur  à  l'autre,  et  le  meilleur  des  deux  c'est 
bien  évidemment  le  Dupré  du  Pacage  limousin,  de  VEntrée  du 
village  dans  les  Landes,  etc. 

Dupré  est  un  romantique,  c'est  dire  que  l'idéal  qu'il  poursuit  se 
trouve  dans  les  régions  tourmentées  où  se  joue  le  drame  des  colora- 
tions superbes,  se  heurtant  avec  des  éclats  magnifiques  ;  c'est  dire 
qu'il  choisit  ses  motifs  de  manière  à  avoir  des  arbres  à  grande 
tournure,  des  rochers  aux  formes  dures  et  après,  des  terrasses 
puissamment  contrastées.  Toutes  ces  choses  belles  et  fortes,  il  les 
voit  d'un  œil  plein  de  santé,  qui  n'atténue  pas  la  franchise  des  loca- 
lités; il  les  peint  d'une  main  vaillante,  qui  souligne  hardiment  la 
forme  et  procède  virilement  par  touches  posées  avec  volonté,  évitant 
les  veuleries  de  l'indécision  tout  aussi  bien  que  le  désordre  des  repentirs. 

Mais,  dira-t-on,  Dupré  a  peint  un  peu  partout  et,  en  somme,  c'est 
surtout  aux  environs  de  Paris  qu'il  a  vécu  et  travaillé,  mais  il  lui 
est  arrivé  la  même  aventure  artistique  qu'à  Eugène  Delacroix  qui, 
pendant  toute  sa  vie  de  peintre,  est  resté  sous  l'impression  des 
spectacles  prestigieux  qu'il  avait  vus  pendant  son  excursion  au  Maroc. 
Peut-être  aussi  rappellera-t-on  le  voyage  en  Angleterre  et  la  vallée 
de  Southampton  que  le  maître  a  peinte  au  début  de  sa  carrière. 
Mais  la  Vallée  est  une  œuvre  isolée,  qui  ne  se  rattache  que  par 
certaines  qualités  matérielles  à  la  méthode  artistique  de  l'illustre 
paysagiste. 

En  187g,  M.  Jules  Claretie  a  publié  sur  Jules  Dupré,  une  brochure 
du  plus  haut  intérêt,  écrite  d'après  des  souvenirs  personnels  ou  sur 
des  notes  fournies  par  le  maître.  On  trouve  là  quelques  propos  d'ate- 
lier où  Jules  Dupré  nous  donne,  dans  un  langage  expressif  et  pitto- 
resque, une  sorte  de  résumé  de  son  esthétique  particulière.  Il  est 
intéressant  d'étudier  Jules  Dupré  dans  ses  théories;  cette  méthode, 
appliquée  à  un  sincère  comme  il  était,  ne  peut  manquer  de  le  faire 
bien  connaître. 

Jules  Dupré,  qui  a  su  parfois  faire  si  vrai  cependant,  n'était  pas 
un  réaliste,  surtout  en  théorie.  La  pensée  suivante  est  curieuse  pour 
nous,  parce  qu'elle  nous  fait  comprendre  quelle  était  l'intensité  de 
l'idéalisme  du  maître  :  «  Toute  œuvre  d'art,  aimait-il  à  dire,  doit  par- 
tir du  sens  pour  arriver  à  l'idée,  comme  un  arbre  qui  a  sa  cime  en 
plein  ciel,  mais  sa  racine   en    pleine  terre.    »  La  pensée  suivante  est 


JULES  DUPRE  369 


fort  juste  et  en  même  temps  d'un  tour  bien  ingénieux  :  «  La  nature 
n'est  que  le  prétexte,  l'art  est  le  but,  en  passant  par  l'individu.  Pour- 
quoi dira-t-on  un  Van  Dyck,  un  Rembrandt,  avant  de  dire  ce  que  le 
tableau  représente  ?  c'est  que  le  sujet  disparaît  et  que  l'individu  seul, 
le  créateur  subsiste.  En  veut-on  un  autre  exemple  ?  On  dit  communé- 
ment :  bête  comme  un  chou.  Mais  qui  donc  oserait  dire  bête  comme  un 
chou  peint  par  Chardin?  C'est  que  l'individu,  l'être  humain  a  passé 
par  là.  » 

Voici  maintenant  une  vérité  où  le  paradoxe  n'a  rien  à  réclamer  :  «  Un 
jour,  raconte  M.  Claretie,  M.  Comte,  directeur  des  postes  sous  Louis- 
Philippe,  soutenait  à  Dupré  que  le  daguerréotype  finirait  par  tuer  la 
peinture.  «  Allons  donc  !  dit  le  maître,  tant  qu'on  n'aura  pas  inventé 
«  une  machine  qui  aura  un  cœur  et  une  àme,  les  artistes  n'auront 
«  rien  à  craindre.  »  Il  est  d'avis,  continue  son  biographe,  que  l'œuvre 
d'art  vraiment  digne  de  ce  nom  doit  être  une  création  dans  la  créa- 
tion, capable  de  vous  prendre,  de  vous  saisir,  de  vous  entraîner  jus- 
qu'à vous  faire  tout  oublier,  Don  Quichotte,  par  exemple,  dont  les 
malheurs  imaginaires  vous  arrachent  sûrement  à  vos  préoccupations 
personnelles.  »  Peut-être  cependant  cette  pensée  serait-elle  encore 
plus  juste  si  le  maître  avait  dit  que  l'œuvre  d'art  est  nécessairement 
une  création  dans  la  création.  L'œuvre  d'art,  ayant  la  nature  pour 
point  de  départ,  peut  être  sincère  :  elle  ne  saurait  être  vraie  au  sens 
absolu  du  mot,  car  il  n'est  pas  possible  à  un  artiste  de  copier  exacte- 
ment la  nature,  puisqu'il  ne  la  voit  qu'avec  son  œil  particulier,  qu'il 
est  impressionné  par  elle  selon  son  tempérament.  Les  réalistes  ont 
voulu  faire  vrai,  ils  ont  cherché  à  voir  avec  leurs  propres  yeux,  à  sen- 
tir avec  leur  propre  cœur,  à  se  dépouiller  des  préjugés  d'école,  à 
répudier  les  opinions  toutes  faites,  à  oublier  les  anciennes  formules; 
ils  sont  ainsi  parvenus  à  être  sincères  et  leurs  œuvres  ont  entre  elles 
un  air  de  parenté,  quelle  que  soit  l'époque  où  elles  ont  été  exécutées, 
—  il  y  a  toujours  eu  des  réalistes,  —  mais  encore  une  fois  les  réalistes 
eux-même  n'ont  pu  être  absolument  vrais. 

Il  est  certain  que  théoriquement  Jules  Dupré  ne  voulait  pas  être 
absolument  vrai  ;  le  mot  suivant  que  je  trouve  encore  dans  la  plaquette 
de  M.  Claretie,  le  prouve  surabondamment  :  «  La  nature,  disait-il, 
n'est  rien,  l'homme  est  tout.  Rien  n'est  bête  comme  une  montagne  : 
un  peintre  arrive,  la  regarde,  la  copie  et  la  déniaise.  »  Tout  ceci,  d'aiU 


37o  L'ARTISTE 


leurs,  n'est  que  la  paraphrase  variée,  gaie,  bon  enfant,  de  re'ternellc 
formule  :  «  L'art,  c'est  l'homme  ajouté  à  la  nature.  » 

Peut-être  y  a-t-il  des  réalistes  croyant  copier  fidèlement  la  nature, 
alors  qu'ils  ne  font  —  forcément  —  que  l'interpréter.  Dupré  me  paraît 
avoir  été,  dans  une  certaine  mesure,  bien  entendu,  sujet  à  une  erreur 
inverse;  romantique  en  théorie,  il  a  le  tempérament  artistique  d'un 
réaliste.  Ce  robuste,  ce  puissant  est  aussi  un  sincère  ;  en  face  de  la 
nature,  il  est  «  empoigné  »,  il  jette  ses  théories  par-dessus  les  mou- 
lins et  il  peint  tout  bonnement  ce  qu'il  voit  et  tel  qu'il  le  voit.  Au 
reste,  il  se  montre  surtout  romantique  par  le  choix  des  sites  qu'il  aime 
à  reproduire, par  le  choix  des  effets  qu'il  préfère  peindre;  les  soleils 
couchants,  les  ciels  d'orages  l'émeuvent  plus  que  les  temps  calmes, 
les  heures  de  la  journée  où  le  paysagiste  peut  longuement  étudier  le 
même  motif  ;  à  ce  propos,  M.  Jules  Claretie  rapporte  une  jolie  scène 
qu'il  emprunte  à  M.  A.  Besnus  :  «  Cette  page  nous  montre  Dupré 
une  nuit  d'orage,  sous  les  éclairs,  accoudé  au  pont  de  l'Isle-Adam, 
et  regardant  les  colorations  verdâtres  du  ciel  et  les  lividités  des  illu- 
minations soudaines  :  «  Dupré,  ému,  me  prenait  nerveusement  le 
«  bras,  dit  M.  Besnus,  quand  je  manquais  un  effet,  occupé  à  regar- 
«  der  un  point  opposé  :  «  Vous  n'avez  pas  vu,  disait-il,  que  c'est 
a  beau!  que  c'est  beau!  je  le  regardai  dans  cette  minute  où  le  ciel 
«  était  d'argent,  sa  belle  tête  était  convulsée,  il  pleurait.  » 

En  résumé,  si  on  l'étudié  dans  ses  origines,  on  s'aperçoit  que  trois 
causes  principales  ont  influé  sur  ce  développement  du  maître  :  il  y  eut 
d'abord  le  travail  d'après  nature  qu'il  paraît  avoir,  de  bonne  heure, 
poursuivi  avec  une  grande  ardeur  ;  puis  vint  l'enseignement  qu'il 
demanda  à  la  peinture  anglaise,  aux  conseils  de  Constable  qu'il  reçut 
pendant  un  voyage  en  Angleterre.  Quelle  part  faut-il  faire  à  cette 
puissante  influence  ?  je  ne  sais  trop,  n'ayant  pas  eu  l'occasion  de  voir 
les  premiers  paysages  de  Jules  Dupré  (i);  d'ailleurs  l'influence  anglaise 
sur  son  propre  talent  était  très  franchement  avouée  par  Jules  Dupré. 
Reste  à  savoir  s'il  ne  s'exagérait  pas  quelque  peu  ce  qu'il  devait  à  nos 

(i)  Voici  ce  que  nous  dit  M.  Jules  Claretie  au  sujet  des  premières  études  de 
Dupré  :  <i  II  reste  de  ce  temps  quelques  études  très  curieuses  par  les  recher- 
ches des  jolies  tonalités  grises,  des  mouvements  singuliers  des  ciels  et  de  l'élé- 
gance des  arbres.  Mellet,  le  beau-frère  de  Jules  Dupré,  conservait  de  cette 
époque  (vers  1826  ou  1827J  deux  tableaux  qui  représentent  des  vues  de  la  pro- 
priété de  son  père,  donnant  une  idée  assez  juste  des  transformations  opérées  par 


JULES  DUPRE  37i 


voisins.  J'ai  dit  plus  haut  que  je  pensais  que  la  nature  particulière  de 
certaines  contrées  où  il  avait  beaucoup  étudié  et  dont  il  avait  été  fort 
impressionné,  avait  eu  une  action  très  appréciable  sur  la  direction 
prise  par  le  maître  au  moment  où  il  commençait  à  être  en  pleine  pos- 
session de  lui-même.  Il  y  a  là  un  point  curieux  que  j'ai  cru  devoir 
signaler,  mais  je  n'y  insiste  pas  davantage. 

Jules  Dupré  aimait  à  réfléchir  sur  son  art,  —  cas  moins  rare  que 
l'on  ne  croit,  chez  les  vrais  artistes;  —  les  «  mots  »,les  définitions, 
les  axiomes  dont  certains  de  ses  amis  se  souviennent  encore,  indiquent 
de  façon  péremptoire  que  le  maître  s'était  créé  pour  lui-même  une 
théorie  complète  de  son  art;  cette  théorie  où  étaient  entrés  sans  doute 
quelques  préceptes,  quelques  originales  remarques  de  Constable, 
grand  théoricien  comme  on  sait,  cette  théorie,  dis-je,  doit  être  prise 
en  très  sérieuse  considération  lorsqu'il  s'agit  de  déterminer  les  causes 
premières  qui  ont  aidé  au  développement  de  son  génie. 

Les  romantiques  eurent  bientôt  fait  d'abandonner  les  paysages 
«  composés  »,  mais  quelques-uns  conservèrent  pourtant  une  certaine 
prédilection  pour  les  motifs  étudiés,  pour  les  sites  se  formulant  par 
des  lignes  noblement  pondérées.  Notre  charmant  Corot,  pour  ne  citer 
qu'un  exemple,  resta  fidèle  à  ce  goût  jusqu'à  la  fin  de  sa  carrière. 
D'autre  part,  le  paysage  «intime»,  pour  me  servir  d'une  expres- 
sion moderne  qu'il  serait  superflu  d'expliquer,  eut,  dès  les  débuts  du 
romantisme,  d'assez  nombreux  partisans.  Jules  Dupré  ne  semble 
pas  avoir  eu  de  préférence  exclusive  pour  l'un  de  ces  deux  genres,  il 
ne  repoussa  pas  systématiquement  les  arbres  aux  formes  majestueuses, 
les  rochers  aux  silhouettes  dramatiques,  comme  aussi  il  ne  rechercha 
pas  de  parti  pris  «  les  petits  coins  »  qui  ne  rappellent  aucun  beau 
vers  de  Virgile.  En  général  ses  tableaux  sont  conçus  dans  une 
donnée  assez  simple.  Evidemment  il  est  préoccupé  de  l'agencement 
des  lignes  lorsqu'il  choisit  son  motif;  mais  il  se  garde  de  toute 
affectation  de  lyrisme  artistique  et  sait  constamment  demeurer 
champêtre.  D'ailleurs,  ce  à  quoi  il  tient,  ce  qui  le  «  prend  »  surtout, 
c'est  la  coloration,  il  aime  à  faire  jouer  au  soleil  son  rôle  d'enchan- 
teur, il  se  plaît  à  la  recherche  des  plus  riches  harmonies,  il  est  le 

Dupré  sur  l'école  enfantine  et  caduque  de  Demarne.  Dupré  ne  fut  pas  aussi 
vite  que  Rousseau  dépouillé  de  l'éducatien  de  la  routine,  mais  sans  être  un 
petit  prodige,  on  sait  déjà  que  ces  études  de  jeunesse  ne  sont  point  banales.  » 


372  L'ARTISTE 


peintre  des  magiques  spectacles,  mais  il  sait  se  tenir  dans  la  gamme 
purement  symphonique.  loin  des  fracas  qui  sont  à  la  couleur  ce  que 
les  cris  sont  au  chant.  Et  au  service  de  son  art  puissant  et  fier,  il  met 
une  exécution  d'une  singulière  virtuosité.  Il  ne  saurait  y  avoir  de  pâte 
plus  généreuse,  de  touche  plus  énergique  et  plus  voulue  que  la  sienne  : 
l'exécution  du  maître  n'est  pas  seulement  pour  être  appréciée  par  les 
hommes  du  métier,  par  les  dilettanti  de  savoureuse  peinture;  elle  n'est 
pas  inutilement  spirituelle,  ou  énergique  sans  grandes  raisons.  Elle  est 
nécessairement  ce  qu'elle  est,  on  ne  peut  pas  imaginer  qu'elle  soit 
autre,  car  elle  concourt  d'une  manière  si  effective  à  la  beauté  de 
l'œuvre,  que  cette  œuvre  ne  serait  plus  la  même  si  on  pouvait  sup- 
poser l'exécution  changée  (i). 

Et  maintenant,  si  nous  nous  demandons  ce  que  le  maître  a  apporté 
d'originalité  et  sentiment  nouveau  dans  l'art  où  il  a  excellé,  nous 
trouverons  qu'il  fut  l'un  des  premiers  à  simplifier  notre  paysage, 
un  des  premiers  aussi  à  poursuivre  la  poésie  par  la  couleur.  L'art  de 
Dupré  est  avant  tout  un  art  expressif,  et  lui-même  est  un  poète  qui 
rime  avec  le  pinceau  et  qui  chante  avec  de  la  couleur  ;  mais,  en  vrai 
peintre  qu'il  est  aussi,  la  peinture  ne  l'embarrasse  pas  dans  son  vol 
vers  l'idéal,  aussi  reste-t-il  un  dessinateur  puissant,  un  prodigieux 
coloriste  et  un  robuste  exécutant. 

Jules  Dupré  est  né  à  Nantes  le  5  avril  1S1  t.  Dans  l'acte  de  nais- 
sance, le  père  de  Jules,  François  Dupré,  est  qualifié  d' «  artiste»,  et 
parmi  les  témoins  qui  l'assistent,  je  remarque  un  certain  Joseph 
Machereau,  également  qualifié  d'artiste  :  le  jeune  Dupré  ne  naquit 
donc  pas  dans  un  milieu  «  bourgeois  »,  il  en  a  été  ainsi  pour  beaucoup 
de  grands  artistes,  et  s'il  n'est  pas  absolument  nécessaire  d'être  un 
«  enfant  de  la  balle  »  pour  devenir  un  peintre  célèbre  ou  un  illustre 

(i)  Un  détail  des  habitudes  artistiques  de  Jules  Dupré  a  donné  lieu  à  certains 
commentaires  où  l'on  retrouve  quelque  peu  de  «  l'épatement  »  craintif  du  bour- 
geois d'autrefois  pénétrant  dans  un  atelier  de  peintre.  Il  s'agit  des  palettes  du 
maître  auxquelles  il  ne  prodiguait  pas  les  soins  les  plus  méticuleux.  —  Delacroix 
en  agissait  de  même,  paraît-il.  —  Ce  n'était  pas  par  négligence  que  Dupré 
«  faisait  »  rarement  sa  palette,  mais  comme  beaucoup  de  peintres,  il  trouvait 
difficilement  le  ton  sur  une  palette  absolument  propre,  il  était  gêné  par  le  ton 
triste  et  uniforme  du  bois,  tandis  que  sur  une  vieille  palette,  il  était  tout  au 
contraire  aidé  par  la  riche  mosaïque  des  tons  trouvés  au  cours  des  séances 
précédentes.  Beaucoup  d'artistes  éprouvent  une  sérieuse  gène  lorsqu'il  leur  faut 
travailler  avec  une  palette  neuve. 


JULES  DUPRÉ  373 


sculpteur,  à  coup  sûr  la  chose  ne  saurait  nuire.  François  Dupré  était 
peintre,  mais  peu  confiant  dans  son  étoile  artistique,  très  jeune,  il 
était  devenu  fabricant  de  porcelaine  à  Parmain,  petit  village  situé  près 
de  risle-Adam  dont  sa  famille  était  originaire.  Jules  fut  formé  de 
bonne  heure  au  métier  de  céramiste.  Son  père  voyait  en  lui  son 
successeur  et,  très  sagement,  il  voulut  qu'il  possédât  à  fond  et  dans 
tous  ses  détails  la  pratique  de  l'art  du  porcelainier.  Aussi  l'installa-t-il 
de  bonne  heure  au  tour,  puis  il  lui  enseigna  à  décorer  la  porcelaine. 
M.  Hustin  nous  dit  que  le  maître  avait  conservé  un  plat  orné  de 
décors  polychromes,  datant  de  cette  époque  et  qui  se  trouve  encore 
dans  son  atelier  de  l'Isle-Adam.  Chaque  dimanche,  nous  apprend 
M.  Jules  Claretie,  le  jeune  peintre  sur  porcelaine  parcourait  les 
alentours  de  l'Isle-Adam  et  en  face  de  la  nature  exécutait  des  études 
où  Ton  remarque  déjà  cette  consciencieuse  observation  qui  demeu- 
rera une  de  ses  caractérisques  (i).  Jules  Dupré  fut  ensuite  envoyé  à 
Paris,  chez  un  de  ses  oncles,  céramiste  comme  François  Dupré  ;  là, 
il  se  lia  avec  des  jeunes  gens  que  le  besoin  —  il  y  a  eu  peu  de  peintres 
sur  porcelaine  par  vocation  —  obligeait  à  enluminer  des  assiettes  : 
c'étaient  Jadin,  Cabat  et  Diaz.  Ce  dernier  aimait  à  répéter  un  joli 
mot  qui  indiquait  bien  quelle  conviction  lui  et  ses  camarades  met- 
taient dans  l'étude  de  la  céramique  :  «  La  porcelaine,  disait-il,  n'est 
bonne  que  pour  faire  des  castagnettes.  » 

L'usine  de  Parmain  ne  donnant  pas  des  résultats  très  brillants, 
François  Dupré  alla  diriger  la  fabrique  de  Caussac-Bonneval,  dans 
la  Haute-Vienne.  Ce  fut  à  Caussac  que  notre  jeune  peintre  exécuta 
son  premier  tableau,  commencé  et  terminé  tout  entier  sur  nature, 
«  toile  de  quarante,  nous  dit  M.  Claretie,  qui  représentait  une  verte 
prairie  ombragée  d'arbres,  dans  laquelle  paissaient  des  vaches.  Ce 
tableau  fut  vendu,  après  sa  première  exposition,  à  l'architecte  Veugny.  » 

fi)  «  Ce  qu'il  faut  le  plus  admirer  en  lui,  depuis  i83o  jusqu'en  1889,  pendant 
soixante  anne'es  de  production,  nous  dit  M.  Georges  Lafenestre  dans  son  étude 
sur  la  Peinture  française  à  l'Exposition,  publiée  récemment  par  la  Revue  des  Deux- 
Mondes,  c'est  l'énergie  opiniâtre  avec  laquelle  cet  observateur  passionné  s'est 
efforcé  de  nous  révéler  la  grandeur  intime  et  profonde  qui  éclate,  pour  le  grand 
artiste,  dans  les  spectacles  les  plus  communs  d'une  nature  peu  accidentée.  »  Je 
cite  l'observation,  parce  qu'elle  m'a  paru  très  juste  en  ce  qu'elle  fait  bien  res- 
sortir en  peu  de  mots  les  deux  côtés  principaux  de  la  personnalité  de  Jules 
Dupré,  qui  fut  à  la  fois  naturaliste  et  idéaliste,  ces  deux  expressions  prises  dans 
une  certaine  acception. 


374  L'ARTISTE 


En  1829,  la  famille  Dupré  revient  à  Paris  sans  avoir  fait  fortune, 
comme  on  le  pense.  Le  jeune  peintre  s'installe  dans  une  mansarde 
de  la  rue  Neuve-Saint-Georges  et  courageusement  il  se  met  au 
travail.  Il  faut  vivre.  Jules  Dupré  brosse  des  toiles  qu'il  écoule  assez 
péniblement  chez  quelques  marchands  de  tableaux,  au  prix  de  40  à 
80  francs.  Il  se  trouve  heureux,  car  il  est  enfin  délivré  de  l'exaspérante 
porcelaine.  Voyez-vous  le  malheureux  artiste,  amoureux  de  la 
virtuosité  et  fanatique  de  l'empâtement,  pignocher,  pointiller,  blai- 
reauter  de  veules  paysages  sur  la  panse  de  ces  vases  aux  anses  en  col 
de  cygne  qui,  vers  1825,  faisaient  la  joie  esthétique  de  M.  Joseph 
Prudhomme  et  de  sa  nombreuse  famille?  En  i83i,  le  futur  maître 
en  est  à  sa  deuxième  mansarde,  rue  de  la  Tour-d'Auvergne,  n°  7. 
Mais  un  rayon  de  soleil  illumine  tout  à  coup  son  misérable  grenier  : 
il  est  reçu  au  Salon;  le  brave  garçon  a  le  vent  en  poupe.  Les  critiques 
d'art  lui  prodiguent  leurs  éloges,  mais  l'acheteur  ne  vient  pas. 
Cependant  Achille  Ricourt  lui  a  payé  un  tableau  100  francs,  on 
peut  se  demander  si  de  la  part  du  directeur  de  L'Artiste  ce  n'est  pas 
là  un  simple  encouragement.  Un  beau  matin  un  acheteur  se  présente, 
mais  là  un  acheteur  «  pour  de  vrai  »,  personne  ne  lui  avait  recom- 
mandé le  jeune  artiste,  il  venait  de  lui-même,  guidé  par  son  flair  de 
fin  connaisseur;  car  cet  acheteur  n'était  pas  le  premier  venu.  C'était 
le  baron  d'Ivry.  Il  était  peintre,  amateur  et  collectionneur  de  croûtes, 
disait-on  dans  sa  famille;  seulement  parmi  ces  croûtes,  si  la  collec- 
tion du  baron  d'Ivry  avait  été  conservée,  on  trouverait  l'œuvre  à 
peu  près  complet  de  Georges  Michel. 

Ici  se  place  une  scène  bizarre  et  charmante,  attendrissante  et  drola- 
tique, dont  Alfred  Sensier,  qui  l'avait  entendu  raconter  à  Jules  Dupré 
lui-même,  nous  a  conservé  le  souvenir  dans  ses  notes.  Le  baron  d'Ivry 
qui  était  un  matinal  —  ce  diable  d'homme  avait  décidément  toutes 
les  originalités  —  surprend  Dupré  au  lit.  Pendant  que  le  jeune 
artiste  s'habille,  l'amateur  furette  dans  l'atelier,  décroche  une 
étude,  l'examine,  demande  le  prix,  puis  il  aligne  les  pièces  de  20  francs 
sur  la  table  du  peintre;  enfin  il  prie  Jules  Dupré,  qui  était  déjà  «  son 
petit  Dupré»,  de  lui  porter  tout  cela  à  son  hôtel,  rue  Basse-du- 
Rcmpart,  le  lendemain  à  quatre  heures  du  matin.  Tel  fut  le  premier 
acheteur  de  Dupré. 

Au  Salon  de  1 S33  le  maître  exposa  la Récureuse,  qui  lui  valut  une 


JULES  DUPRE  375 


médaille  de  deuxième  classe,  car,  chose  assez  curieuse,  c'est  comme 
peintre  de  genre  et  non  comme  paysagiste  que  Jules  Dupré  reçut  sa 
première  récompense.  Les  Environs  de  Southampion  furent  exposés 
en  i836.  A  propos  de  cette  toile,  M.  Paul  Mantz  écrivait  tout  récem- 
ment dans  la  Galette  des  Beaux- Arts  :  «  L'influence  anglaise  y  paraît 
évidente.  Tout  remue  et  s'agite  dans  les  Environs  de  Southampion, 
le  vent  fait  voler  la  crinière  des  chevaux  échevelés  et  entasse  dans  le 
ciel  de  gros  nuages  chargés  de  pluie;  tout  est  vivant  dans  cette 
solitude  marécageuse  où  le  moindre  détail  semble  parler  de  la  mer 
voisine...  »  Ce  mouvement,  cette  agitation  sont  bien  anglais  en  effet. 
Notre  paysage  est  moins  troublé,  moins  bavard,  dirai-je  volontiers,  et 
cela  peut-être  n'en  vaut  que  mieux,  la  fonction  du  paysage  est  plutôt 
de  faire  rêver.  D'ailleurs,  Jules  Dupré  avait  alors  de  bonnes  raisons 
d'anglomaniser  quelque  peu,  il  revenait  d'Angleterre  où  il  avait  été 
appelé  par  un  amateur  de  ce  pays,  lord  Graves;  il  y  avait  voyagé  en 
véritable  artiste,  curieux  des  paysages  et  des  tableaux.  Là-bas  il  avait 
été  trouver  Constable,  et  tous  deux  s'étaient  entretenus  longuement. 
Les  deux  grands  paysagistes  étaient  faits  pour  se  comprendre,  non 
seulement  parce  qu'ils  avaient  des  vues  analogues  sur  leur  art,  mais 
encore  parce  qu'ils  parlaient  le  même  langage  artistique,  et,  en  effet, 
lorsqu'on  lit  les  propos  d'atelier  du  Français  recueillis  par  Alfred 
Sensier  ou  Jules  Claretie,  on  se  rappelle  les  jolies  lettres  où  l'Anglais 
parle  peinture.  C'est  la  même  franchise  et  la  même  finesse  de  juge- 
ment, même  originalité  et  même  justesse  dans  la  comparaison  ;  l'un 
et  l'autre  trouvent  des  mots  qui  font  images  et  ferment  la  bouche  du 
contradicteur  le  plus  obstiné,  en  lui  rendant  la  riposte  particuliè- 
rement difficile. 

Ce  fut,  paraît-il,  ce  beau  tableau  des  Environs  de  Southampton 
qui  mit  Dupré  en  relation  avec  Delacroix;  ce  dernier  fut  très  frappé 
par  cette  toile  de  son  jeune  confrère. 

A  la  même  exposition  où  parut  ce  tableau,  on  remarquait  aussi  un 
superbe  Pacage  limousin  du  même  peintre.  Cette  dernière  œuvre 
s'impose  tout  d'abord  par  sa  maîtrise  et  sa  virtuosité,  mais  à  mesure 
qu'on  l'étudié,  l'admiration  ne  fait  que  s'accroître  en  devenant  plus 
raisonnée  :  elle  est  admirablement  composée  et  c'est  la  nature  toute 
seule  qui  s'est  occupée  de  la  composition  ;  mais  avec  quelle  science, 
quel  tact,  dirai-je  volontiers,  l'artiste  a  choisi  son  motif!  Et  puis, 


3;>.  L'ARTISTE 


comme  les  arbres  aux  silhouettes  grandioses  s'élancent  fièrement 
vers  le  ciel,  —  un  ciel  comme  en  sait  faire  le  maître,  —  quelle 
puissance  et  quel  brjo  dans  l'exécution  des  premiers  plans  !  Et 
lorsque  le  peintre  exécutait  ces  toiles  splendides  il  n'avait  que  vingt- 
quatre  ans. 

Ce  maître  robuste  et  fier  était  un  tendre,  un  doux,  un  sympathique; 
ajoutez  à  cela  qu'il  ne  connut  jamais  et  dans  aucune  mesure  ces  senti- 
ments d'envie  et  de  jalousie  dont  les  âmes  des  artistes,  même  les 
plus  grands,  sont  trop  souvent  tourmentées  :  ce  grand  peintre  était 
aussi  un  brave  homme  au  cœur  sincère  et  chaud.  En  1829  il  commen- 
çait à  être  connu  dans  les  ateliers;  cette  notoriété  naissante  lui  attira 
un  jour  la  visite  d'un  pauvre  diable  de  rapin,  qui,  timidement,  lui 
apportait  une  étude  dont  il  était  satisfait.  Ce  rapin,  c'était  Cabat,  et  on 
peut  penser  si  Dupré  apprécia  sa  peinture  qui  alors  était  toute  de  sin- 
cérité; il  eut  un  mouvement  charmant,  il  amena  son  nouvel  ami  chez 
Mme  Hulin,  —  un  de  ses  Mécènes  à  40  francs  la  toile,  —  et,  ma  foi, 
il  ne  sortit  qu'après  lui  avoir  emballé  deux  tableaux  de  Cabat.  Alfred 
Sensier  qui  rapporte  le  fait  ajoute  excellemment  :  «  A  côté  de  l'artiste, 
il  y  a  l'homme  qui  fournit  un  caractère  assez  rare  dans  le  monde  des 
artistes,  et  qui  comme  tant  d'autres  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  de 
s'entourer  de  précautions  et  de  silence  pour  faire  prévaloir  son  inté- 
rêt et  sa  production.  » 

Avec  Théodore  Rousseau,  Jules  Dupré  Lmontra  le  même  dévoue- 
ment, le  même  oubli  de  lui-même,  et  ceci  fut  d'autant  plus  remarqua- 
ble qu'ils  suivaient  la  même  voie  artistique.  Alors  que  le  talent  de 
Rousseau  était  encore  contesté  par  à  peu  près  tout  le  monde,  Dupré 
se  mit  en  tête  de  le  faire  «  comprendre  »,  multipliant  les  démarches 
pour  obtenir  la  réception  de  ses  tableaux,  —  et  c'était  si  difficile  que 
ce  fut  impossible,  —  lui  trouvant  des  acquéreurs  pour  ses  toiles  impi- 
toyablement refusées,  le  recommandant  aux  critiques,  plus  infatués 
que  ceux  d'aujourd'hui  et  admettant  difficilement  qu'un  peintre  en 
sût  plus  long  qu'eux  sur  la  peinture.  Aussi  le  brave  Dupré  reçut-il 

quelques  rebuffades,  mais   il  oubliait  vite  et recommençait.   J'ai 

quelque  soupçon  que  Rousseau  ne  sut  pas  rendre  amitié  pour  ami- 
tié   mais  passons.  Dupré  se  montra  aussi  excellent  avec  Troyon, 

ce  fut  lui  qui  le  forma  par  ses  conseils,  ses  encouragements. 

En  1841  il  revint  à  l'Isle-Adam  et  s'installa  avec  Rousseau,  au  vil- 


JULES  DUPRÉ  377 

lage  de  Montsault,  sur  la  lisière  de  la  forêt.  Peu  après  son  installation 
il  perdit  son  père,  et  sa  mère  vint  le  rejoindre  ;  Rousseau  le  quitta 
bientôt. 

Le  succès  venait  peu  à  peu  et  avec  lui  quelques  récompenses.  Nous 
avons  vu  qu'il  obtint  une  deuxième  médaille  en  iS33  ;il  était  nommé 
chevalier  delà  Légion  d'honneur  en  1845,  puis  il  y  eut  un  temps 
d'arrêt;  en  1867  il  obtenait  une  nouvelle  seconde  médaille, —  récom- 
pense dérisoire;  — en  1SG9  il  devint  officier  de  la  Légion  d'honneur. 
Au  moment  de  la  guerre,  Jules  Dupré  se  trouvait  avec  sa  famille  à 
Cayeux,  en  même  temps  que  Millet,  il  y  resta  jusqu'en  mars  187 1. 
C'est  là  qu'ont  été  peintes  les  quelques  marines  qui  font  partie  de 
l'œuvre  de  Dupré.  Depuis,  le  maître  quitta  peu  sa  chère  forêt  de  l'Isle- 
Adam,  notons  cependant  une  excursion  qu'il  fit  dans  le  Gers,  à  Caste- 
ras,  vers  la  même  époque  (1). 

Dupré  avait  une  très  verte  vieillesse. 

Voici  ce  que  raconte  M.  Claretie  :  «  Sa  vie  même,  c'est  son  'atelier, 
sa  famille,  ses  chers  enfants,  sa  femme  si  remarquable  et  si  dévouée, 
sa  charmante  fille  qui  a  épousé  M.  de  Gisors,  un  architecte  dont  l'a- 
venir est  digne  du  passé  de  son  aïeul.  On  l'arrache  difficilement  à  ce 
cher  atelier  des  bords  de  l'Oise  où  il  s'enferme  avec  volupté,  faisant 
son  feu  lui-même  en  hiver,  heureux  de  sa  solitude  avec  ses  ébauches, 
ses  projets,  ses  tableaux.  De  grands  paysages  inachevés,  —  une 
immense  toile  commandée  depuis  des  années,  pour  le  Luxembourg, 
—  des  études  du  Limousin  ou  des  bords  de  l'Oise,  sont  accrochés 
côte  à  côte  avec  telle  figure  de  vieille  paysanne  limousine,  peinte 
autrefois  par  Jules  Dupré  et  d'un  accent  singulièrement  fier  et  puis- 
sant. On  est  ébloui  par  cette  couleur  superbe.  C'est  là,  le  pinceau  à 
la  main,  que  Jules  Dupré  est  heureux.  Même  le  dimanche  venu,  alors 
que  sa  famille  qu'il  adore  est  rassemblée,  que  ses  fils  sont  là,  sous  les 
yeux  dévoués  de  leur  mère,  Jules  Dupré  travaille  encore  une  partie 
de  la  journée  et  descend  s'asseoir  à  la  table  de  famille,  encore  vêtu  de 
son  costume  d'atelier.  Il  vit  peu  au  dehors,  se  donnant  tout  à  son  art 

(1)  Pendant  la  première  partie  de  sa  carrière  artistique  Dupré  voyagea  beau- 
coup, mais  toujours  en  France,  sauf  l'excursion  prolongée  qu'il  fit  en  Angle- 
terre, puis  en  Ecosse.  Nous  le  voyons  pendant  sa  jeunesse  parcourir  le  Berry,  le 
Limousin,  les  Landes,  les  départements  longeant  les  Pyrénées,  la  Picardie,  la 
forêt  de  Compiegne,  etc.  Rousseau  l'accompagna  dans  une  partie  de  ces  péré- 
grinations. 


3/S 


L'ARTISTE 


qu'il  honore  et  à  son  intime  bonheur  qu'il  savoure,  plus  heureux 
d'entendre  une  sonate  de  Mozart  jouée  par  sa  fille,  ou  d'écouter  un 
ami,  de  causer  ou  de  lire,  que  de  se  dépenser  à  travers  ce  monde  où 
Buflbn  disait  que  pour  quelques  minutes  de  satisfaction  on  trouvait 
des  heures  de  bâillement.  » 

Il  y  a  quelques  mois  seulement  que  j'ai  vu  Dupré  pour  la  dernière  fois, 
je  le  trouvai  changé  :  il  me  parut  avoir  beaucoup  vieilli  ;  sa  belle  tète  si 
fine  avait  pris  une  physionomie  inquiète  en  quelque  sorte.  Vague- 
ment j'eus  l'impression  que  le  grand  artiste  se  sentait  déjà  bien  près 
de  la  porte  qui  s'ouvre  sur  le  grand  inconnu.  D'ailleurs,  toujours  aussi 
affable,  il  a  peint  jusqu'au  dernier  moment,  il  a  été  bon  jusqu'à  son 
dernier  souffle. 


ÇA  suivre) 


CAMILLE  LEYMARIE. 


ZINGARELLE 


a  petite  Zurah.  moins  liante  que  sa  harpe, 
Qui  chante  le  Danube  et  sou  grand  miroir  bleu, 
A,  du  premier  coup  d'oeil,  pris  mon  cœur  en  écharpe, 
Mais  j'ai  dit  à  l'espoir  un  éternel  adieu. 

Elle  est  folle  d'amour  pour  un  maigre  Tsigane, 
Blondin  pâle  aux  cheveux  d'étoupe  embroussaillés, 
Qui,  de  ses  doigts  noueux,  poudrés  de  colophane, 
Suspend  à  son  archet  les  gens  émerveillés. 

Né  sur  un  tas  de  paille,  oit  mûrissait  la  nèfle, 
Vrai  fils  de  la  pusta,  sous  le  nom  de  Schandor, 
Nom  d'un  maître  vainqueur,  le  vaillant  roi  de  trèfle, 
Il  a  su  conquérir  la  chanteuse  à  voix  d'or  ; 

Chanteuse  à  voix  d'or  pur,  dont  le  timbre  ensorcelle... 
Et  la  foule  s'empresse...  on  fait  cercle  autour  d'eux, 
Et  les  pièces  d'argent  pleuvait  dans  l'escarcelle, 
Pour  fêter  en  plein  air  ce  grand  orchestre  à  deux . 

Ils  ont  couru  déjà  l  Espagne  et  l'Italie, 

En  oiseaux  migrateurs,  jour  et  nuit  voyageant 

Où  les  porte  le  vent  de  leur  chère  folie, 

Mettant  d'accord  l'amour,  la  musique  et  l'argent. 

Par  les  chemins  fleuris  de  la  verte  Bohême, 
Ils  changent  de  foret,  de  montagne  et  de  ciel, 
Chantant  tous  les  couplets  de  leur  divin  poème 
Dans  un  oubli  profond  du  voyage  éternel  ! 


1SS9 


L  ARTISTE    —   T.    Il 


ANDRE  LEMOYNE. 

25 


3So  L'ARTISTE 


CRÉPUSCULE     D'AUTOMNE 

K|l]ù  sont  les  longs  jours,  les  nuits  brèves, 
KHI  Les  souffles  tièdes,  parfumés, 
Tous  nos  désirs  et  tous  nos  rêves 
Et  nos  souvenirs  bien-aimés  ? 

Où  sont  les  lourdes  masses  vertes 
Houleuses  sous  les  deux  brûlants 
Et  les  corolles  entrouvertes 
Et  les  beaux  insectes  tremblants  ? 

Et  les  vifs  jets  d'eau  dans  les  vasques 
Où  les  moineaux  ébouriffés 
Lustraient  leurs  plumes,  sur  les  masques 
Des  larges  Tritons  décoiffés  ? 

Plus  de  nids  chantant  dans  les  arbres, 
Plus  d'iris,  de  rhododendrons, 
Plus  d'amants  cherchant  près  des  marbres 
Des  rêves  de  décanterons. 

Les  marronniers  et  les  platanes 
Perdent  leur  robe  de  brocart. 
—  Par  ci,  par  là,  quelques  soutanes, 
Seules,  s'attardent  à  ïécart. 

Les  maigres  rosiers  en  quenouilles, 
Dans  les  parterres  indécis, 
N'ont  pour  chantres  que  les  grenouilles 
Qui  s'assemblent  sur  les  glacis. 

Par  les  taillis  clairs,  les  vieux  faunes, 

Noirs  de  lichen,  le  ne^  cassé, 
Songent  devant  les  feuilles  jaunes 
Que  soulève  le  vent  glacé. 

Pris  dans  leurs  gaines  jusqu'aux  hanches, 
Ils  regardent  venir  la  nuit, 
Sous  les  larmes  vertes  des  branches 
Qui  les  enveloppent  sans  bruit. 


POESIES  38i 

Tout  s'assombrit,  et  tout  frissonne, 
Et,  frileux,  dans  son  ciel  trop  grand, 
Le  bon  Dieu,  tout  rêveur,  tisonne 
Les  braises  du  soleil  mourant. 

I  Versailles.) 

LÉONCE  BE  NE  DITE. 


SOMMEIL    D'ENFANT 


ous  tes  rideaux  de  mousseline 
Calme,  tu  dors,  ô  mon  enfant! 


J'entends  un  chant  de  mandoline  : 
Il  s'attriste  aux  rumeurs  du  vent. 

Calme,  tu  dors,  ô  mon  enfant  ! 
Un  sourire  entr'ouvre  tes  lèvres. 
Il  s'attriste  aux  rumeurs  du  vent 
Sur  un  motif  aux  fugues  mièvres. 

Un  sourire  entr'ouvre  tes  lèvres 
Faisant  briller  tes  yeux  mi-clos. 
Sur  un  motif  aux  fugues  mièvres 
Le  chant  se  meurt  dans  des  sanglots. 

Faisant  briller  tes  yeux  mi-clos 
Un  songe  effleurc-t-il  ta  couche  ? 
Le  chant  se  meurt  dans  des  sanglots 
Ainsi  qu'une  plainte  farouche. 

Un  songe  cffleurc-t-il  ta  couche  ? 
Entrevois-tu  des  Paradis  ? 
Ainsi  qu'une  plainte  farouche 
Les  accords  se  sont  enhardis. 


3S2 


L'ARTISTE 


Entrevois-tu  des  Paradis? 
Mon  œil  sur  ton  front  les  devine. 
Les  accords  se  sont  enhardis, 
L'dpre  chanson  devient  divine. 

Mon  œil  sur  ton  front  les  devine  : 
0  mon  enfant,  quel  rêve  pur  ! 
L'dpre  chanson  devient  divine 
Bercée  en  un  rythme  plus  sur. 

O  mon  enfant  quel  rêve  pur  ! 
Ton  haleine  en  est  parfumée . 
Bercée  en  un  rythme  plus  sûr, 
L'âme  frémit  comme  une  aimée. 

Ton  haleine  en  est  parfumée  ; 
Ta  bouche  aux  baisers  vient  s'offrir, 
V âme  frémit  comme  une  aimée; 
Le  firmament  semble  s'ouvrir. 

Ta  bouche  aux  baisers  vient  s'offrir. 
Ton  œil  s 'entr 'ouvre  et  me  câline. 
Le  firmament  semble  s'ouvrir 
Sous  tes  rideaux  de  mousseline. 


ACHILLE  ROUQUET. 


CHRONIQUE 


es  que  la  conservation  des  principales 
constructions  éleve'es  pour  l'Expo- 
sition universelle  sur  l'emplacement 
du  Champ-de-Mars  a  été  décidée 
par  l'Etat,  de  concert  avec  la  ville  de 
Paris,  et  qu'il  a  été  question  d'y 
transférer  l'exposition  annuelle  de 
la  Société  des  artistes  français,  c'a 
été,  parmi  ces  derniers,  l'occasion 
d'une  effervescence  et  d'une  émotion 
extraordinaires.  Les  vastes  locaux 
de  l'Exposition  mettaient  à  la  dispo- 
sition des  artistes  des  kilomètres  de  cimaise,  —  cette  cimaise  tant  enviée 
au  Salon,  et  l'éternel  objet  de  si  ardentes  convoitises,  —  et  pouvaient,  sous 
ce  rapport,  donner  toutes  satisfactions  aux  exigences  des  exposants.  Cette 
combinaison  avait  rallié,  parmi  ces  derniers,  un  certain  nombre  de  parti- 
sans. Mais  le  plus  grand  nombre  a  énergiquement  protesté  :  reléguer  le 
Salon  au  Champ-de-Mars,  ont  déclaré  les  artistes,  serait  la  ruine  de  leur 
Société  ;  le  public  qui  est,  lui,  essentiellement  routinier,  a  pris,  depuis  de 
longues  années,  l'habitude  d'aller  aux  Champs-Elysées  ;  consentirait-il  à 
les  suivre  dans  ces  lointains  parages?  Ne  serait-ce  pas,  de  gaieté  de  cœur, 
compromettre  la  situation,  actuellement  très  prospère,  de  l'association  ? 
Cette  dernière,  au  surplus,  qui  ne  voit  pas  sans  déplaisir  les  expositions 
particulières   devenir  tous  les  jours  plus  nombreuses  et,  il  faut  bien  en 


384  L'ARTISTE 

convenir,   plus   favorablement    accueillies  du   public,   craindrait  que  la 
migration  projetée  ne  fût  pour  elle  une  sérieuse  cause  d'affaiblissement. 

Ces  doléances  ont  été  portées  en  haut  lieu,  et  l'État  a  décidé  que  le 
Palais  de  l'Industrie  demeurerait,  comme  par  le  passé,  affecté  au  Salon 
annuel.  Pour  combien  d'années  encore?  Voilà  ce  dont  la  Société  des 
artistes  français,  riche  désormais  et  disposant  de  capitaux  importants, 
devrait  se  préoccuper.  Il  est  certain  qu'elle  ne  sera  bien  fermement  consti- 
tuée et  sûre  d'un  avenir  durable  que  le  jour  où  elle  n'aura  plus  à  demander 
l'hospitalité  à  l'Etat  pour  faire  ses  expositions,  où  elle  possédera  un  local 
à  elle  et  y  sera  maîtresse  absolue. 


Dans  ses  dernières  séances,  l'Académie  des  Beaux-Arts  a  entendu  la 
lecture  des  différents  rapports  sur  les  envois  de  Rome. 

L'Académie  a  jugé  le  concours  d'architecture  pour  la  fondation  Chau- 
desaigues.  Le  prix  (de  la  valeur  de  2,000  fr.)  a  été  décerné  à  M.  Marc 
Honoré,  élève  de  M.  André.  Une  première  mention  a  été  accordée  à 
M.  Hannotin,  élève  de  M.  Geerhart;  une  deuxième  mention,  à  M.  Mais- 
trasse,  élève  de  M.  Guadet  ;  une  troisième,  à  M.  Charpentier,  élève  de 
M.  Ginain  ;  une  quatrième,  à  M.  Tabourdeau,  élève  de  M.  Roulin.  Le 
sujet  de  ce  concours  était  ainsi  formulé  :  Projet  d'un  établissement  hospi- 
talier dans  l'Afrique  centrale.  Cet  établissement  comprendra  un  caravan- 
sérail et  une  maison  religieuse. 


M.  le  comte  Pillet-Will  a  informé  M.  Antonin  Proust,  commissaire 
spécial  des  Beaux-Arts  à  l'Exposition  universelle,  qu'il  faisait  don  aux 
musées  nationaux  de  deux  tableaux  de  Robert  Fleury  :  Galilée  devant  le 
Saint- Office  et  Christophe  Colomb  reçu  par  Ferdinand  et  Isabelle  la 
Catholique  à  son  retour  d'Amérique.  Ces  deux  toiles  furent  acquises  en  1846, 
par  M.  le  comte  Pillet-Will,  au  prix  de  3o,ooo  francs. 

M.  Barthélémy  Cabanel  vient  d'offrir  à  l'Etat  un  beau  portrait  peint  par 
son  frère  Alexandre,  le  regretté  professeur  à  l'École  des  Beaux-Arts.  Ce 
portrait,  qui  représente  l'architecte  Armand,  figurera  parmi  les  collections 
du  musée  du  Luxembourg. 

Mmc  Viardot,  qui  possède  la  partition  originale  du  Don  Juan  de  Mozart, 
vient  d'informer  M.  Ambroise  Thomas,  directeur  du  Conservatoire,  et 
M.  le  ministre  de  l'Instruction  publique  et  des  Beaux-Arts,  que,  par  une 
clause  de  son  testament,  elle  lègue  cet  inestimable  autographe  à  la  biblio- 
thèque de  notre  école  de  musique.  Cette  partition  autographe  a  figuré,  il  y 
deux  ans,  à  l'exposition  qui  fut  organisée  à  l'Opéra,  dans  la  galerie  de  la 
bibliothèque,  lorsqu'on  célébra  à  ce  théâtre  le  centenaire  du  chef-d'œuvre 
de  Mozart. 


CHRONIQUE  3S5 


Le  musée  du  Louvre  ne  possède  aucune  œuvre  du  sculpteur  Carpeaux. 
Cette  lacune  si  regrettable  sera,  probablement,  comblée  avant  peu. 
Mme  veuve  Carpeaux  est  demeurée  propriétaire  de  plusieurs  modèles 
exécutés  par  le  grand  artiste,  notamment  de  celui  de  la  fontaine  de  l'Ob- 
servatoire :  Les  quatre  parties  du  monde  soutenant  la  sphère,  et  de  celui  du 
Groupe  de  la  danse  qui  décore  la  façade  de  l'Opéra.  Ce  dernier  modèle, 
demi-grandeur  d'exécution,  est  particulièrement  d'une  délicatesse  char- 
mante. Pressentie  par  un  délégué  de  l'administration  du  musée  du  Louvre, 
qui  s'est  rendu  chez  elle,  suivant  un  vœu  du  comité  consultatif  d'achat, 
Mme  Carpeaux  a  consenti  à  en  entrer  en  tractation  pour  la  vente  de  ces 
deux  belles  œuvres.  Le  chiffre  de  i  7,000  francs  a  été  accordé,  d'un  commun 
accord,  après  quelques  pourparlers.  La  direction  du  musée  du  Louvre  s'est 
réservée  toutefois  de  ne  rendre  définitive  qu'en  janvier  prochain,  cette 
double  acquisition. 


Le  musée  du  Luxembourg  est  fermé  pour  cause  de  travaux  intérieurs. 
Ce  remaniement  annuel  est,  cette  fois,  très  considérable,  et  les  salles  ne 
pourront  guère  être  ouvertes  au  public  avant  les  premiers  jours  de  janvier. 
Doivent,  en  effet,  prendre  place  dans  les  galeries  les  tableaux  et  statues 
prêtés  pour  l'exposition  rétrospective,  les  ouvrages  acquis  au  Salon  de  1 888 
et  qui  avaient  été  réservés  en  dépôt  pour  figurer  à  l'exposition  décennale, 
les  acquisitions  du  Salon  de  1889,  et  quelques  autres  peintures  attribuées 
au  musée  à  des  titres  divers.  Ces  ouvrages  sont  : 


PEINTURES 


Provenant  de  l'Exposition  rétrospective  :  Les  Foins,  de  Bastien-Lepage  ; 
Labourage  nivernais,  de  Rosa  Bonheur;  Bataille  de  Solfe'rino,  de  Meis- 
sonier;  Portrait  de  M""  de  Calonne,  de  Ricard;  Armures,  de  Vollon. 

Acquisitions  du  Salon  de  1888,  non  placées  encore  :  Maîtrise  d'en/anis, 
souvenir  d'Italie,  de  Dawant;  Le  Rêve,  de  Détaille  ;  Avignon  en  décembre, 
de  Dufour;  Saint  Sébastien,  d'Henner;  Manda  Lamétrie,  fermière,  de 
Roll;  Le  soir  à  Druillat,  de  Rapin. 

Acquisitions  du  Salon  de  1889  :  Crue  sur  le  Loir,  de  Busson;  Etude  de 
jeune  fille,  de  Chaplin;  Déjeuner  de  carême,  de  Fouace;  La  Toussaint, 
de  Friant;  Visite  à  l'hôpital,  de  Geoffroy;  Une  question  difficile,  de  Kuehl; 
le  Belvédère  du  Petit-Trianon,  de  Lansyer;  La  maison  abandonnée,  de 
Boutet  de  Monvel;  Le  Baptême,  de  Renard;  Le  pont  Valentré à  Cahots, 
d'Yon. 

Attribuées  à  titres  divers  :  Faucheurs  de  Julien  Dupré,  legs  de  feu 
Mme  Boucicaut;  Portrait  de  M.  Armand,  de  Cabane],  don  de  M.  Barthé- 
lémy Cabanel;  Chant  passionné,  d'Alfred  Stevens,  acquisition  de  l'État; 
Jour  d'hiver,  de  Fritz  Thaulon,  acquisition  de  l'Etat;  Pêcheur,  de  Zorn, 


386  L'ARTISTE 


provenant   du  Salon  de  1888;    Galilée   et  Christophe  Colomb,  de  Robert 
Fleury,  dons  de  M.  Pillet-Will. 

DESSINS 

Revenant  de  l'exposition  rétrospective  :  Barateuse,  de  Millet  (pastel); 
Inauguration  de  l'Opéra,  de  Détaille;  Massacre  des  Mameluks,  de  Bida; 
Réfectoire  de  moines  grecs,  du  même. 

Acquisition  du  Salon  de  18S9  :  La  Céramique,  de  Larsson  (aqua- 
relle). 

SCULPTURES 

Revenant  de  l'exposition  rétrospective  :  Jeanne  d'Arc,  de  Chapu;  Tête 
de  nègre,  de  Cordier  (buste  en  bronze  et  marbre);  Chanteur  florentin,  de 
Paul  Dubois  (statue  en  bronze);  Vainqueur  au  combat  de  coqs,  de  Fal- 
guière  (statue  en  bronze);  Tarcisius,  martyr  chrétien,  du  même  (statue  en 
marbre);  M§r  Darboy,  de  Guillaume  (buste  en  marbrej  ;  Ciseleur,  de 
Maniglier  (statue  en  bronze)  ;  'Age  d'airain,  de  Rodin  (statue  en  bronze), 
destiné  aux  jardins. 

Provenant  du  Salon  de  1888,  non  encore  placés  :  Orphée,  de  Peinte 
(groupe  en  bronze)  ;  L'Aveugle  et  le  Paralytique,  de  Turcan  (groupe  en 
marbre). 

Acquisitions  du  Salon  de  1889  :  La  Muse  d'André'  Chénier,  de  Puech 
(statue  en  marbrej  ;  Psyché  sous  l'empire  du  mystère,  de  Mmc  Léon  Ber- 
teaux  (statue  en  marbre). 

Attribuées  au  musée,  à  titres  divers  :  Un  tombeau,  de  Mercié  (marbre); 
la  Vierge  au  lys,  de  Delaplanche  (statue  en  marbre);  Abel,  de  Cariés 
(statue  en  marbre)  ;  Agar  et  Ismaël,  d'Aizelin  (groupe  en  marbre)  ;  Im- 
provisateur, de  Charpentier  (statue  en  bronze)  ;  Phaéton,  de  Houssin 
(groupe  en  bronze). 

Quelques-uns  de  ces  ouvrages  seront  placés  en  échange  d'anciens 
ouvrages  des  mêmes  auteurs,  qui  seront  retirés  du  musée. 

Sur  la  façade  postérieure  du  musée,  donnant  sur  le  jardin,  seront  placées 
prochainement  les  statues  monumentales  de  MM.  Franceschi  et  Aimé 
Millet,  la  Peinture  et  la  Sculpture,  commandées  pour  compléter  la  déco- 
ration du  bâtiment. 


Afin  de  perpétuer  le  souvenir  des  fêtes  du  Centenaire  de  1789  et  de 
l'Exposition  universelle,  l'administration  des  Beaux-Arts  vient  de  com- 
mander à  M.  Roll,  un  tableau  qui  doit  représente  la  Fête  d'ouverture  du 
Centenaire  célébrée  d  Versailles  dans  la  galerie  des  glaces,  le  3  mai  iSSy. 
M.  Gervex  est  chargé  de  représenter  la.  Distribution  des  récompenses  de 
l'Exposition  universelle,  au  palais  de  l'Industrie.  Le  souvenir  de  l'exposi- 
tion des  œuvres  de  Barye,  à  l'école  des  Beaux-Arts,  sera  consacré  par  une 


CHRONIQUE  387 


médaille  commémorative,  représentant  sur  la  face  le  profil  du  grand 
sculpteur  animalier,  et  sur  le  revers  une  de  ses  oeuvres  principales,  le 
Lion  au  serpent  ;  l'exécution  de  cette  médaille  est  confiée  à  M.  Henri 
Patey,  prix  de  Rome.  La  cérémonie  d'inauguration  de  la  nouvelle  Sor- 
bonne,  par  le  président  de  la  République,  au  mois  d'avril  dernier,  sera  le 
sujet  d'une  autre  médaille  qui  va  être  gravée  par  M.  Chaplain,  de  l'Institut. 
M.  Waltner  est  chargé  de  graver  le  tableau  de  M.  Dagnan-Bouveret,  les 
Bretonnes  au  pardon,  qui  a  obtenu  la  médaille  d'honneur  au  Salon  de 
cette  année. 


Le  Conseil  municipal  de  Paris  vient  de  désigner  M.  Philippe  Burty, 
pour  remplacer  M.  Henri  Rochefort,  dans  la  Commission  consultative  de 
la  décoration  picturale  de  l'Hôtel  de  Ville. 


Un  comité  s'est  constitué  à  Versailles,  sous  la  présidence  honoraire  de 
M.  Charton,  sénateur,  pour  élever  une  statue  au  sculpteur  Houdon.  ne 
dans  cette  ville.  Une  souscription  est  ouverte  :  le  Conseil  municipal  de 
Versailles  a  voté  10,000  francs  pour  ce  monument.  Le  comité  a  adopté  un 
projet  de  M.  Tony  Noël. 


M.  Mounet-Sully,  de  la  Comédie-Française,  sqr  la  proposition  du 
ministre  de  l'Instruction  publique  et  des  Beaux-Arts,  vient  d'être  nommé 
chevalier  de  la  Légion  d'honneur.  A  cette  occasion,  il  est  intéressant  de 
constater  que  M.  Mounet-Sullv  est  le  premier  comédien  qui  ait  été  décoré 
en  tant  que  comédien.  Avant  lui  plusieurs  acteurs  avaient  déjà  reçu  cette 
distinction,  mais  les  décrets  qui  la  leur  conféraient  visaient  en  eux  des 
titres  tout  autres  que  celui  de  comédien.  C'est  ainsi  que  MM.  Got,  Delau- 
nay,  Maubant  ont  reçu  la  décoration  comme  professeurs  au  Conservatoire  ; 
M.  Faure,  le  chanteur,  pareillement;  M.  Febvre,  comme  fondateur  et 
président  de  l'hôpital  français  à  Londres  ;  Mmc  Marie  Laurent,  en  qualité 
de  présidente  de  l'Orphelinat  des  Arts.  Seul  jusqu'à  ce  jour,  parmi  les 
acteurs  décorés,  M.  Mounet-Sully  l'a  été  à  ce  titre;  il  est  ainsi  qualifié  dans 
le  décret  :  «  Sociétaire  de  la  Comédie-Française;  depuis  dix-huit  ans  à  la 
Comédie-Française  ;  titres  exceptionnels.  » 

Au  nombre  des  décorations  faites  par  le  ministère  de  l'Intérieur,  nous 
remarquons  la  nomination  au  grade  de  chevalier,  de  M.  Georges  Boyer, 
rédacteur  du  «  courrier  des  théâtres  »  au  Figaro  ;  «  publiciste,  services 
distingués  dans  la  presse  »,  mentionne  le  décret. 

Sur    la    proposition    du    ministre   des  Affaires  étrangères,    M.    Hugo 


388  L'ARTISTE 


Salmson,  artiste  peintre,  président  du  comité  national  suédois  à  l'Expo- 
sition universelle,  membre  du  jury  des  récompenses,  a  été  promu  au  grade 
d'officier  de  la  Légion  d'honneur.  Le  même  décret  nomme  chevaliers  : 
MM.  Anders  Zorn, artiste  peintre  suédois;  Whistler,  artiste  peintre  anglais; 
Mesdag,  artiste  peintre  néerlandais;  Sargent,  artiste  peintre  américain; 
Meunier,  statuaire  belge,  Jimenez  Luis,  artiste  peintre  espagnol;  Zacha- 
rian,  artiste  peintre  ottoman  ;  Otlet,  membre  de  la  commission  de  l'expo- 
sition internationale  de  l'art  français. 


Huit  concurrents  ont  pris  part,  cette  année,  au  concours  du  prix  d'en- 
couragement à  la  ciselure,  fondé,  comme  on  sait,  par  M.  Crozatier.  Le 
prix  a  été  décerné  ex  œquo,  à  M.  Girardot  (Ernest),  pour  une  statuette  en 
bronze,  Chasseur  à  la  source,  et  à  M.  Crépet  (Léon),  qui  a  exposé  un 
buste  de  femme  pris  sur  acier;  chacun  de  ces  deux  lauréats  touchera  une 
somme  de  25o  francs. 

La  commission  a  accordé  également  une  mention  honorable  à  M.  Man- 
genot  (Charles),  pour  une  statuette  en  bronze  intitulée  Refrain  de  prin- 
temps. 


Dans  une  intéressante  collection  d'œuvres  anciennes,  estampes,  dessins 
et  tableaux,  qui  a  été  vendue,  ces  jours  derniers,  à  l'hôtel  Drouot,  figu- 
raient :  un  pastel  de  Nattier,  représentant  Mlle  Nattier,  la  fille  aînée  du 
peintre,  en  buste,  vue  de  face,  coiffure  basse  avec  ruban,  les  épaules  nues, 
le  corsage  garni  d'étoffes  flottantes  bleues  et  blanches;  ce  pastel,  qui  était 
orné  d'un  très  beau  cadre  en  bois  sculpté,  mesurant  54  centimètres  en  hau- 
teur sur  44  en  largeur,  a  été  vendu  10,100  fr.  ;  deux  pendants,  par 
Lawreince,  à  sujets  galants  :  le  Déjeuner  en  tête  à  tête  et  l'Ouvrière  en 
dentelle,  4,000  fr.;  une  esquisse  de  Fragonard,  la  Fontaine  d'amour, 
4,o5o  fr. ;  le  portrait  d'une  jeune  femme,  par  Tournières,  3,700  fr.;  une 
très  belle  gouache,  signée  A. -P.  Baudouin,  1,768  fr.;  le  Jardinier 
galant,  5,5oo  fr.;  un  dessin  de  Borel,  Fête  de  campagne,  i,36o  fr.;  par 
François  Boucher  :  une  Jeune  Fille  couchée  jouant  avec  des  colombes,  aux 
crayons  de  couleur  et  au  pastel,  charmant  dessin  du  maître,  2,5oo  fr.; 
deux  compositions  ovales  faisant  pendants,  à  la  plume  et  au  lavis  d'aqua- 
relle, signées  de  J.-B.  Huet,  et  datées  1785  :  V Amour  couronné  par  les 
Grâces  et  les  Grâces  essayant  les  flèches  de  l'Amour,  2,700  fr.;  dans  les 
estampes  :  Debucourt,le  Menuet  de  la  mariée  et  la  Noce  au  château,  900  fr.; 
du  même,  YEscalade  ou  les  Adieux,  et  Heur  et  Malheur  ou  la  Cruche 
cassée,  deux  pendants  en  couleur,  1,225  fr.  ;  de  Janinet,  Marie-Antoinette 
d'Autriche,  reine  de  France  et  de  Navarre,  in-folio  en  couleur,  1,100  fr.; 
deux  pendants  en  couleur  d'après  Lawreince  :  le  Déjeuner  en  tête  à  tête  et 


CHRONIQUE  38g 


l'Ouvrière  en  dentelle,  très  belles  épreuves  en  couleur  avant  toutes  lettres, 
avec  marge,  des  deux  compositions  vendues  dans  la  même  collection,  ont 
été  adjugés  i,55o  fr. 

La   collection  Tollin,    composée  d'objets    d'art  de  toute   espèce  et   de 
tableaux,  vient  d'être  mise  aux  enchères  à  la  galerie  de  la  rue  de  Sèze.  Les 
faïences  ont  atteint  des  prix   considérables  :   une  gourde  en    faïence   de 
Nîmes,  à  panse  légèrement  renflée,  décorée  sur  fond  bleu,  en  bistre  jaune 
et  vert  clair,  sur  la  panse,  d'un  écu  d'azur  au  lion  d'or,  avec  un  lion  pour 
cimier  entouré  d'une  banderole  portant  la  devise  :    Seigneur,  il  espère  en 
toy,  de  la  fin  du  seizième  siècle,  vendue  6,600  fr.  Une  assiette  crème  de  la 
même  fabrique,  au  centre,  dans  un  médaillon  ovale,  un  écusson  d'armoi- 
rie,  en  forme  de  losange,  partie  d'azur  au  lion  d'or  et  d'azur  au  chef  d'ar- 
gent, surmonté  de  la  devise  :  Seigneur,   nous  avons  spèrc  en  toy,  adju- 
gée 3,5o6  fr.  Une  assiette  creuse  à  larges  bords  de  la  fabrique  de  Gurbio. 
Au  centre,  sur  un  fond  lamé  de  jaune  à  reflets  métalliques,  un  buste  de 
femme  de  profil  à  gauche,  accompagné  de  l'inscription  :    1544  Francesca 
Bclla.  Cette  assiette,  qui  avait  24  centimètres  de  diamètre,  a  été  poussée 
à    5,ioo  fr.  Un  vase  de  pharmacie  de  forme  tronçonique,  delà  fabrique 
d'Urbino,  a  été  vendu  4,100  fr.  Un  plat  rond,  à  reflets  métalliques,  avec 
fond  et  rehauts  de  bleu,  de  la  fabrique  de   Pesaro,    3,25o  fr.   Un  bassin 
rond,  à  reflets  métalliques  jaunes  mordorés,  avec    rehauts   bleus,   de   la 
fabrique  de  Malaga,  3, 100  fr.  Les  tableaux  anciens  se  sont  moins  bien 
vendus.  La  Présentation  au  Temple,  de  Wilhelm  de  Cologne,  qui  avait  été 
payée  14,500  fr.  à  la  vente  Beurnonville,  en  1881,  n'a  plus  obtenu  que 
9,400  fr.,  sur  une  demande  de   10,000  fr.   La   Construction   d'une  villa 
italienne,  par  Lucas  Signorelli,  4,000  fr.,  sur  une  demande  de  6,000  fr. 
Un  triptyque  double  à  volets  peints  sur  les  deux  faces,  attribué  à  Antonio 
de  Rincon,   a  obtenu  le  prix  demandé,   soit  6,000  fr.  La  Vierge  et  les 
Saints,   par  Lippi,  4,200  fr.,   sur  une  demande   de  6,000  fr.   Parmi    les 
objets  d'art  :  une  coupe  montée  sur  le  pied  bas,  à  l'intérieur  de  laquelle  on 
voit  le  jeune  Samson  déchirant  un  lion  ;  au  bas,  on  lit  :  Sansont  et  les  ini- 
tiales de  l'émailleur  Pierre  Raymond  ;  revers  décoré  de  cartouches  compo- 
sés de  cuirs  découpés,  ornés  de  masques  de  femme;  émail  de  Limoges, 
seizième  siècle,  mesurant  onze  centimètres  en  hauteur  sur  un  diamètre  de 
vingt-huit  centimètres,  vendue  5, 600  fr.    Un  groupe  en  bronze,  Hercule 
vainqueur  de  Cerbère,  patine  brun  clair,  France,  époque  Louis  XIV  :  sur 
socle  de   style  Louis    XIV  en  marqueterie  d'écaillé    et  corne,  garni    de 
bronzes  ciselés  et  dorés;  hauteur  du  bronze,  cinquante  centimètres;  hau- 
teur du  socle  seize  centimètres;  payé  4,5oo  fr.  Trois  bas-reliefs  en  albâtre, 
rehaussés  de  dorure,  dont  deux  rectangulaires  représentant  Y  Adoration  des 
mages  et  la  Présentation  au  temple,  et  l'autre,  semi-circulaire,  représentant 
Dieu  le  père,  Italie,  seizième  siècle,  4,000  fr.  Un  retable  divisé  en  trois 
compartiments,  en  bois  sculpté,  peint  et  doré  ;  Flandre,  commencement 


39o  L'ARTISTE 

du  seizième  siècle,  4,200  fr.  Un  grand  cabinet  rectangulaire,  en  bois 
d'ébène,  fermant  à  deux  vantaux  et  contenant  un  tabernacle  et  quatorze 
tiroirs  ;  ce  meuble  repose  sur  une  table-support  à  huit  colonnettes  et  dont 
la  ceinture  contient  quatre  tiroirs  ornés  de  feuillages  grave's,  époque 
Louis  XIII  ;  4,5 10  fr. 

Une  tapisserie  à  sujet,  dans  le  goût  de  Van  Eyck,  représentant  Y  Adora- 
tion des  rois  mages,  Flandre,  quinzième  siècle,  mesurant  3  mètres  en  hau- 
teur sur  3  m.  20  en  largeur,  a  été  payée  ib,5oo  fr.  Un  panneau  rectangu- 
laire de  tapisserie  représentant  trois  scènes  du  Nouveau  Testament,  sépa- 
rées par  des  colonnettes  gothiques  :  le  Massacre  des  Innocents,  la  Fuite  en 
Egjyte  et  le  Christ  an  milieu  des  docteurs,  costumes  tissés  d'or,  premières 
années  du  seizième  siècle,  Flandre,  mesurant  1  mètre  en  hauteur  sur 
2  m.  14  en  longueur  :  8,000  fr.  Une  suite  de  trois  panneaux  rectangulaires 
de  tapisseries  représentant  ÏHistoire  de  Gombault  et  Mace'e,  adjugée 
10,800  fr.  Une  tapisserie  genre  des  Gobelins  :  le  Génie  de  la  guerre  vient 
troubler  le  repos  d'une  famille  d'artisans,  dix-septième  siècle,  5, 000  fr. 
Une  tapisserie  de  Flandre,  à  sujet,  dans  le  goût  de  Teniers  et  représentant 
la  Rentrée  des  moissonneurs,  mesurant  3  m.  40  en  hauteur  sur  4  m.  yS  en 
largeur,  vendue  i3,ooo  fr.  Une  suite  de  tapisseries  d'Aubusson  composée 
de  quatre  panneaux  rectangulaires,  mesurant  2  m.  3o  en  hauteur  et  en  lar- 
geur, adjugée  10,700  fr. 

Le  total  de  cette  vente  s'est  élevé  à  la  somme  de  322,955  francs. 

Quelques  tableaux  ayant  appartenu  au  peintre  Edouard  Frère,  mort  il  y 
quelques  années,  ont  été  mis  en  vente  récemment  :  une  toile  de  Delacroix, 
la  Fiancée  d'Abydos,  a  été  adjugée  1  5,o5o  fr.  ;  c'est  la  quatrième  fois  que  ce 
tableau  passait  en  vente  publique,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  rappeler  les 
prix  qu'il  a  atteints  successivement  :  en  1854,  470  fr.  ;  en  i858,  1,270  fr.  : 
en  1882,  il  avait  été  acheté  par  Frère  au  prix  de  i5,ooo  fr.  Il  mesure 
5i  centimètres  sur  44.  Un  paysage  deDiaz,  Sous  bois,  s'est  vendu  2,010  fr.;' 
une  petite  étude  de  Corot,  Effet  de  soleil  couchant,  3.o5o  fr. 

Dans  une  vente  récente,  qui  a  eu  lieu  à  l'Hôtel  Drouot  et  contenait  plu- 
sieurs toiles  de  Corot,  un  petit  tableau,  le  Matin,  sur  une  demande  de 
8.000  francs,  a  été  vendu  10.100  francs;  Femme  à  une  fontaine,  demande 
4.000  francs,  vendu  5.65o  francs;  Vue  d'Italie,  demande  6.000  francs, 
adjugé  5.900  francs;  Jeune  femme  au  repos,  5. 000  francs;  Paysage  au 
soleil  couchant,  demande  2.000  francs,  payé  4.000  francs.  Parmi  les 
autres  tableaux,  signalons  :  la  Famille  malheureuse,  par  Tassaert, 
2.o5o  francs;  le  Vieux  pêcheur,  par  Vollon,  1.750  francs,  sur  une 
demande  de  1.000  francs. 


Aux  obèques  de  Jules  Dupré,  qui  ont  eu  lieu   à  l'Isle-Adam    au   milieu 
d'une  grande  affluence  d'amis  et  d'admirateurs  du  maître  qui   laisse   de  si 


CHRONIQUE  3<)i 


sympathiques  et  unanimes  regrets,  M.  Gustave  Larroumet,  directeur  des 
Beaux-Arts,  chargé  de  représenter  le  gouvernement,  a  pris  la  parole  pour 
saluer  le  grand  artiste  qui  vient  de  s'éteindre.  En  termes  excellents,  M.  Lar- 
roumet a  précisé  la  place  que  Jules  Dupré  a  tenue  dans  ce  siècle,  la  magni- 
fique impulsion  qu'il  a  donnée  à  l'art  contemporain,  et  le  rang  que  la 
postérité  lui  assignera  à  côté  des  plus  grands  peintres  de  la  nature,  Claude 
Lorrain,  Ruysdaël  et  Hobbema.  «  Il  faudrait,  a-t-il  dit,  remonter  de  deux 
cents  ans  en  arrière  pour  trouver,  dans  l'universelle  patrie  artistique,  des 
maîtres  dont  l'initiative  ait  été  égale  à  la  sienne.  »  De  même  que  ces  maî- 
tres, il  avait  demande  à  la  seule  contemplation  de  la  nature,  à  son  émotion 
personnelle  en  face  des  spectacles  grandioses  qu'il  a  si  héroïquement  inter- 
prétés, l'inspiration  et  cette  mystérieuse  influence  qu'elle  exerce  sur  les 
véritables  artistes,  en  dehors  de  toute  tradition  et  de  toute  école.  «  Il  nous 
faisait  éprouver  l'émotion  qu'il  avait  ressentie  lui-même,  car  il  prétendait 
mettre  toute  son  âme  dans  chacune  de  ses  toiles,  disant  avec  raison  que 
la  nature  n'existe  que  par  rapport  à  l'homme  et  que  l'art  c'est  la  traduction, 
par  celui  qui  voit  et  pense,  des  choses  aveugles  et  inconscientes.  »  Tel  est, 
exactement  formulé,  l'art  de  Jules  Dupré  ou,  comme  on  dit  à  présent,  son 
tempérament  artistique.  M.  Larroumet  a,  en  terminant,  défini  avec  non 
moins  d'exactitude  son  caractère  :  «  Jamais  un  sacrifice  au  goût  du  jour, 
au  désir  du  succès,  à  l'amour  du  gain.  L'artiste  se  doublait,  dans  cette 
nature,  d'un  honnête  homme  délicat  et  fier.  » 

Sait-on  que  ce  maître  incomparable  n'avait  jamais  obtenu  au  Salon  de 
récompense  supérieure  à  une  deuxième  médaille  ?  Cela,  du  reste,  se  rapporte 
bien  aux  dernières  paroles  citées  plus  haut.  Quelle  récompense,  au  sur- 
plus, eût  été  digne  de  lui? Le  jury  de  l'Exposition  universelle  lui  avait 
bien  décerné  une  médaille  d'honneur;  mais,  quand  on  songe  à  l'œuvre 
génial  de  Jules  Dupré,  comment  nepas  être  frappé  de  l'inanité  puérile  des 
récompenses  officielles? 

La  veille  de  la  mort  du  grand  artiste,  on  remettait  au  ministre  des  Beaux- 
Arts,  la  liste  des  propositions  pour  la  Légion  d'honneur  :  en  tète  de  cette 
liste  figurait  la  promotion  au  grade  de  commandeur,  de  Jules  Dupré.  Cette 
initiative  est  tout  l'éloge  du  jury  des  Beaux-Arts. 


Le  sculpteur  François  Etcheto,  né  à  Madrid  de  parents  français,  vient  de 
succomber,  à  peine  âgé  de  trente-six  ans.  Ses  œuvres  se  distinguent  par 
des  qualités  de  vie,  d'originalité  et  de  verve.  Les  plus  remarquées  parmi 
celles  qu'il  a  exposées  au  Salon  annuel,  sont  un  Diogène.  la  lanterne  et  le 
bâton  à  la  main,  à  la  recherche  d'un  homme,  et  le  François  Villon,  en 
bronze,  qui  orne  le  square  Monge. 


Voici  le  répertoire  qui  sera  représenté  sur  la  scène  du  théâtre  de  Monte- 


3g2  L'ARTISTE 

Carlo,  pendant  la  saison  lyrique  de  1890,  sous  la  direction  de  M.  A.  Gan- 
drey  : 

Samedi  4  et  mardi  7  janvier,  Faust,  Mmcs  Caron,  Degrandi;  MM.  Ver- 
gnet,  Bouhy. 

Samedi  11  et  mardi  14  janvier,  la  Statue,  Mmc  Caron;  MM.  Vcrgnet, 
Bouhy,  Cordier. 

Samedi  18  et  mardi  21  janvier,  le  Voyage  en  Chine,  Mlle  Levasseur; 
MM.  Mouliérat,  Isnardon. 

Samedi  25  et  mardi  28  janvier,  le  Domino  noir,  Mlle  Levasseur; 
MM.  Mouliérat,  Isnardon. 

Samedi  Ier  et  mardi  4  février,  la  Fille  du  régiment,  M"e  Levasseur; 
MM.  Isnardon,  Mouliérat,  Gourdon. 

Samedi  8  et  mardi  1 1  février,  le  Médecin  malgré  lui,  Mllc  Deschamps; 
MM.  Mouliérat,  Isnardon. 

Samedi  i5  et  jeudi  20  février,  Hamlet,  Mmes  Melba,  Deschamps; 
M.  Dereims. 

Samedi  22  et  mardi  25  février,  Roméo  et  Juliette,  Mmes  Melba,  Degrandi  ; 
M.  Dereims. 

Samedi  icr  et  mardi  4  mars,  le  Nouveau  Seigneur,  les  Noces  de  Jeannette, 
M"e  Paulin  ;  M.  Soulacroix;  M"c  Levasseur,  M.  Soulacroix. 

Samedi  S  et  mardi  11  mars,  Zampa,  M"0  Levasseur;  MM.  Soulacroix, 
Waimpo. 

Samedi  14  et  mardi  18  mars,  Joli  Gilles,  M"8  Paulin  ;  MM.  Soulacroix, 
Isnardon. 

Samedi  22  et  mardi  25  mars,  la  Fête  au  village  voisin,  M"e  Levasseur; 
MM.  Soulacroix,  Isnardon. 

Samedi  29  et  lundi  3i  mars,  le  Pilote  (œuvre  inédite),  M"es  Levasseur, 
Paulin;  MM.  Soulacroix,  Isnardon. 

Chacune  des  représentations  comportera  des  divertissements  donnés 
par  le  corps  de  ballet.  Ce  programme  des  plus  séduisants,  cette  interpré- 
tation des  plus  remarquables  et  toute  de  premier  ordre  assurent,  pour  cet 
hiver,  à  la  colonie  étrangère,  qui  vient  demander  au  littoral  méditerranéen 
les  bienfaits  de  son  merveilleux  climat,  des  distractions  artistiques,  dignes 
des  grandes  capitales  de  l'Europe. 


LES    LIVRES 


Henri  Regnault (1843-1871),  par  Gustave  Larroumet;  Paris,  Quantin. 


n  présidant,  cette  année,  la  distribution 
des  prix  aux  élèves  du  lycée  Henri  IV, 
M.  Gustave  Larroumet  s'est  très  heu- 
reusement souvenu  que  le  peintre 
Henri  Regnault  avait  fait  ses  études 
classiques  dans  cet  établissement,  et  il 
a  pris,  pour  sujet  de  son  allocution, 
cette  époque  de  la  vie  du  grand  artiste 
et  sa  fin  héroïque  sur  le  champ  de 
bataille.  Parler  à  des  jeunes  gens  de 
l'un  de  leurs  plus  glorieux  devanciers, 
déjà  illustre  à  vingt-huit  ans,  leur  ra- 
conter ce  qu'il  fut  à  leur  âge  lorsqu'il  s'asseyait  sur  ces  mêmes  bancs,  leur 
dire  comment  il  est  tombé  au  champ  d'honneur,  en  combattant  pour  la 
patrie,  tout  cela  exprimé  en  un  langage  d'une  rare  élévation,  ne  pouvait 
manquer  de  passionner  leur  imagination  pleine  des  grands  souvenirs  de 
l'antiquité  et  d'y  éveiller  l'écho  des  plus  nobles  sentiments. 

La  faveur  très  marquée  qui  a  unanimement  accueilli  ce  discours  (1), 
a  déterminé  l'auteur  à  le  publier,  en  y  joignant  un  ensemble  de  documents 
fort  intéressants  sur  diverses  circonstances  de  la  vie  de  Regnault,  lesquels 

(i(  De9  fragments  importants  du  remarquable  discours  de  M.  Larroumet  ont 
été  insérés  ici,  au  lendemain  de  la  cérémonie,  sous  ce  titre  :  La  jeunesse  d'Henri 
Regnault,  V.  l'Artiste  d'août  dernier  (1S89,  II,  112). 


394 


L'ARTISTE 


émanent  de  ses  maîtres  et  de  ses  camarades  de  collège.  Les  admirateurs  du 
peintre  sauront  gré  de  cette  publication  à  l'auteur,  parce  que,  —  même 
après  les  divers  ouvrages  qui  ont  pour  objet  l'étude  de  la  vie  et  de  l'œuvre 
de  Regnault,  —  ce  discours,  abstraction  faite  de  l'attrait  littéraire,  nous 
renseigne  sur  les  années  de  jeunesse,  sur  l'éveil  des  précieuses  facultés  qui 
devaient  plus  tard  faire  de  Regnault  le  grand  artiste  dont  les  amis  de  l'art 
français  regretteront  toujours  la  fin  prématurée. 

Deux  documents  graphiques  accompagnent  ces  pages  :  c'est  d'abord  un 
beau  dessin  fait  par  M.  Joseph  Blanc,  ancien  camarade  de  Regnault  à  la 
villa  Médicis,  d'après  le  moulage  du  visage  qui  fut  fait  lorsque  le  cadavre 
fut  rapporté  de  Buzenval.  C'est  ensuite  la  reproduction  en  fac-similé  d'un 
portrait,  le  dernier  sans  doute  qui  ait  été  fait  de  son  vivant,  de  Regnault  en 
uniforme  militaire,  par  M.  Bida.  Ainsi,  on  le  voit,  tout,  dans  le  livre  publié 
par  M.  Larroumet,  provient  d'un  commun  sentiment  d'affection  et  de  tou- 
chante sympathie  pour  la  mémoire  du  grand  peintre,  tout  concourt  à  en 
faire  un  pieux  hommage  rendu  à  sa  gloire  :  c'est  avoir  bien  mérité  de  l'art 
et  de  la  patrie. 


Le  Directeur-Gérant  :  Jean  Alboize. 


LE    MANS.    —    IMPRIMERIE    EDMOND    MONNOYER 


DRAME   LYRIQUE    ET   DRAME  MUSICAL 


ous  vivons  à  une  épo- 
que    étrange     :     des 
esprits  inquiets  sont 
occupés     sans     cesse 
à    tout    remettre    en 
question  ,     pour      le 
plaisir,   parce  que 
c'est  le  goût  du  jour, 
parce   que  le  moder- 
nisme le  veut.   Dans 
l'art,    c'est    une    fu- 
reur, bien  que  le  pu- 
blic, sans   montrer  à 
ce    mouvement    une 
bien  grande  résistance,  ne  manifeste  aucun  désir  de  changement   tout 
changement  répugnant  à  son  humeur  routinière;  et  l'on  en  vient  à  se 
demander  si  ce  goût  invétéré  du  public  pour  la   routine  n'est  pas  un 
des  facteurs  essentiels  de  la  civilisation,  en  voyant  de  quel  pas  elle 

1SS9  —  l'artiste  —  T.  Il 

26 


L'ARTISTE 

marcherait   sous  le  fouet  des  e'nergumènes  qui  la  poussent,  sans  ce 
frein  modérateur  que  nous  maudissons  souvent. 

Pour  ne  parler  que  de  la  musique,  il  n'y  en  aurait  déjà  plus;  ceci 
n'est  pas  une  plaisanterie.  Après  avoir  voulu  affranchir  le  drame 
lyrique  des  entraves  dont  gémissaient  tous  les  esprits  clairvoyants,  on 
a  déclaré  toute  autre  musique  que  celle  du  drame  lyrique  moderne, 
indigne  de  l'attention  des  gens  intelligents  ;  puis  on  a  disloqué  la 
musique,  supprimant  complètement  le  chant  au  profit  de  la  déclama- 
tion pure,  ne  laissant  de  vraiment  musicale  que  la  partie  instrumentale, 
développée  à  l'excès;  alors  on  a  ôté  à  celle-ci  toute  pondération,  tout 
équilibre,  on  Ta  peu  à  peu  rendue  informe  et  réduite  en  bouillie 
insaississable  et  fluide,  destinée  seulement  à  produire  des  sensations, 
des  impressions  sur  le  système  nerveux;  et  maintenant  on  vient  nous 
dire  qu'il  n'en  faut  plus  du  tout. 

Je  ne  sais  si  vous  lisez  les  articles  de  M.  de  Récy  dans  la  Reinie 
bleue.  Ils  sont  fort  bien  faits.  J'ai  quelque  embarras  à  parler  de  mon 
estimable  confrère,  parce  que  sa  critique  m'est  généralement  favo- 
rable ;  mais  c'est  bien  l'esprit  le  plus  indépendant  qui  existe,  et  s'il  trou- 
vait ma  musique  mauvaise,  tout  le  bien  que  je  pourrais  dire  de  lui  ne 
l'empêcherait  pas  d'en  convenir.  A  un  talent  littéraire  sérieux  il  joint 
la  qualité  assez  rare  de  connaître  la  musique  à  fond,  et  un  remarquable 
esprit  d'analyse  qui  lui  est  particulier.  Il  analyse  peut-être  trop 
quelquefois,  ce  qui  le  rend  par  moments  difficile  à  l'excès  ;  ses  sévé- 
rités, qui  frisent  parfois  l'injustice,  viennent  de  là,  non  d'un  parti 
pris  ou  d'un  jugement  hâtif  et  superficiel.  Il  n'est  jamais  banal,  n'obéit 
à  aucun  mot  d'ordre,  ne  fait  partie  d'aucune  coterie,  et  ses  opinions 
sont  bien  à  lui.  Il  est  allé  à  Bayreuth,  comme  tout  le  monde,  et  a  dit 
sur  ce  qui  s'y  passe  des  choses  originales  et  sensées,  ce  qui  n'est  plus 
comme  tout  le  monde  et  devait  déplaire  à  beaucoup  de  gens  ;  mais  de 
cela  il  ne  se  soucie  guères.  Malheureusement,  comme  il  sait  très 
bien  l'allemand,  il  a  lu  par  là  de  mauvais  livres  et  il  n'a  pu  échapper 
entièrement  à  leur  contagion. 

Voici  le  plat  qu'il  nous  a  rapporté  : 

«  De  toutes  les  formes  musicales,  l'opéra  est  la  plus  transitoire,  au 
point  qu'on  se  demande  à  la  lecture  comment  faisaient  les  anciennes 
partitions  pour  se  comporter  dramatiquement  à  la  scène.  Que 
subsiste-t-il   aujourd'hui    du    répertoire    de    Lulli,   de    Haendel,    de 


DRAME  LYRIQUE  ET'DRAME  MUSICAL 

Gluck  :  Que  restera-t-il  demain  de  Rossini,  de  Meyerbeer  ?  Seul, 
Mozart  aura  survécu,  il  est  le  seul  qui  tienne  encore  debout  sur  les 
planches;  mais  son  école  ?  Où  sont  les  Spontini,  les  Paër,  les  Méhul  ? 
Une  reprise  ici  et  là  :  une  ouverture,  un  finale  qu'on  exécute  dans  les 
concerts,  et  puis  rien  que  des  noms  qui  surnagent  pour  servira  la 
discussion;  rien  que  des  conceptions  esthétiques. ..  Autre  chose  est 
la  musique  instrumentale  ou  purement  vocale  :  Bach  et  Palestrina 
défient  les  siècles;  mais  les  opéras  de  Haendel  et  de  Scarlatti,  essayez 
donc  d'y  aller  voir  !  » 

Cela  est  traduit  d'un  M.  Riehl,  dans  un  livre  publié  à  Stuttgard. 

Et  loin  de  s'inscrire  en  faux,  M.  de  Récy,  après  nous  avoir  pré- 
senté ce  monstre  de  sophisme,  lui  ajoute  une  queue;  in  caudà  vehe- 
ii uni  : 

«  La  logique  dans  l'opéra  !  Commencez  par  lui  donner  ce  que  sa 
nature  lui  refuse,  ce  fonds  de  vérité  relative  indispensable  à  L'illusion 
artistique.  Dans  la  [tragédie  ou  le  drame,  à  côté  de  la  part  du  convenu, 
j'aperçois   la  part  du  réel  ;  mais  l'opéra  n'est  qu'un  perpétuel  défi   à 

ma  raison Quand   j'ai   là,  devant  moi,  sur   la  scène,  des   êtres 

humains  qui  agissent  et  qui  parlent,  venir  les  faire  chanter  par  sur- 
croît, c'est  vouloir  m'empècher  de  les  prendre  au  sérieux.  Et  ne  me 
répétez  pas  que,  pour  un  héros  de  tragédie,  chanter  ou  parler  en 
vers  est  également  bizarre;  car  le  vers  est  la  forme  ailée  du  langage; 
il  est  fait  des  mots  de  la  langue  courante,  tandis  que  la  parole 
chantée  n'est  pas,  que  je  sache,  un  moyen  naturel  d'exprimer  sa 
pensée.  » 

Aussi  naturel  qu'un  autre,  mon  cher  confrère  ;  et  je  vous  le  prou- 
verai. Mais  il  me  faut  prendre  d'abord  le  taureau  parles  cornes,  et 
commencer  par  le  commencement.  Ce  ne  sera  peut-être  pas  très 
amusant;  j'en  demande  pardon  d'avance  au  lecteur. 

Donc,  l'opéra  est  une  forme  transitoire,  les  opéras  ne  font  que 
paraître  et  disparaître.  Mais  il  en  est  ainsi  de  toutes  les  manifesta- 
tions de  l'art  dramatique.  Les  bibliothèques  sont  pleines  de  tragédies, 
de  comédies,  de  drames  qui  ont  vécu  dramatiquement  et  n'existent 
plus  que  pour  la  lecture.  Où  jouerait-on  Corneille,  Racine  et  Molière, 
sans  le  Théâtre-Français  et  l'Odéon  qui  sont  forcés  de  les  jouer? 
quel  théâtre  pourrait  jouer  Shakespeare  en  entier  et  tel  qu'il  est 
écrit:  On  s'imagine  difficilement  comme  les  anciennes  partitions  se 


L'ARTISTE 

comportaient  à  la  scène  ;  on  s'imagine  plus  difficilement  encore  com- 
ment s'y  comportait  le  Prométhée  d'Eschyle. 

Oui,  la  forme  dramatique  brille  un  moment  pour  rentrer  ensuite 
dans  une  ombre  éternelle,  dans  l'ombre  des  bibliothèques  à  laquelle 
sont  condamnées  dès  leur  naissance  les  autres  formes  littéraires,  et 
quand  la  musique  entre  dans  cette  forme,  elle  subit  nécessairement  le 
même  sort.  Mais  si  son  éclat  ne  dure  qu'un  instant,  quel  instant  glo- 
rieux! Quelle  autre  forme  d'art  peut  se  vanter  d'agir  avec  cette  puis- 
sance, de  passionner  à  ce  point  la  foule:  Elle  passe  ;  mais  tout  passe 
en  ce  monde.  La  jeune  fille  s'épanouit  en  fleur  de  beauté  :  elle  se 
marie,  la  maternité  alourdit  sa  taille  et  flétrit  son  teint,  la  voilà  pour 
toute  sa  vie  une  mère  de  famille.  Dira-t-on  qu'elle  a  eu  tort  d'être 
belle  ?  La  fourmi  prend  un  jour  des  ailes  et  s'envole  dans  un  rayon 
de  soleil  :  cette  ivresse  ne  dure  que  quelques  heures.  Un  compositeur 
illustre  a  écrit  sur  ce  sujet  une  mélodie,  dans  laquelle  il  nous  apprend 
que  la  bestiole  arrache  elle-même  ses  ailes  «  avec  ses  pattes  de 
devant  »,  les  études  entomologiques  de  mon  célèbre  confrère  lui 
ayant  sans  doute  révélé  que  les  pattes  de  derrière  étaient  impropres  à 
cet  usage;  et  pattes  de  devant,  de  derrière  et  du  milieu  lui  suffiront 
désormais  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours  de  fourmi.  Dira-t-on  qu'elle  a  eu 
tort  d'avoir  des  ailes  ? 

C'est  encore  une  bonne  plaisanterie,  de  prétendre  que  Palestrina 
et  Sébastien  Bach  défient  les  siècles  ;  cela  est  bon  à  dire  au  peuple, 
comme  le  dit  Lucrèce  Borgia  au  duc  de  Ferrare.  La  vérité,  pour 
Palestrina,  c'est  que  personne  ne  sait  comment  s'exécutait  sa  musique 
et  ne  pourrait  dire  au  juste  ce  qu'elle  signifie;  aucune  indication  de 
mouvement  ou  d'expression  ne  guide  les  chanteurs  et  toute  tradition 
est  depuis  longtemps  perdue  ;  ses  œuvres,  du  plus  haut  intérêt,  admi- 
rables sujets  d'étude,  sont  des  fossiles,  que  l'on  restaure  comme  on 
peut  pour  leur  donner  une  apparence  de  vie.  Il  a  été  de  mode  pen- 
dant longtemps  de  chanter  la  musique  de  Palestrina  et  de  son  école 
le  plus  lentement  et  le  plus  piano  possible  ;  et  comme  un  chœur 
suffisamment  nombreux  et  bien  exercé,  soutenant  ainsi  des  sons 
murmurants  sur  des  accords  harmonieux,  est  une  chose  des  plus 
agréables  à  entendre,  le  bon  public  se  pâmait.  «  Palestrina  !  quel 
génie  !  »  Oui,  mais  si  Palestrina  s'était  trouvé  là,  il  aurait  peut-être 
demandé  naïvement   de    qui   était  ce  joli  morceau  qu'on   exécutait. 


DRAME  LYRIQUE  ET  DRAME  MUSICAL 

Depuis,  réfléchissant  combien  il  était  peu  vraisemblable  qu'on  eût, 
pendant  tout  le  seizième  siècle,  retenu  sa  respiration,  on  a  mis  des 
nuances  dans  cette  musique,  on  a  varié  les  mouvements  ;  Richard 
Wagner  a  ainsi  restauré  le  Stabat  Mater  de  Palestrina,  avec 
toute  l'intelligence  qu'on  peut  supposer.  Mais  c'est  de  la  pure  fan- 
taisie. 

Sébastien  Bach  est  plus  près  de  nous  :  on  s'y  retrouve  mieux,  c'est 
une  civilisation  qui  touche  à  la  nôtre.  Sur  les  cent  cinquante  can- 
tates d'église  qu'il  a  écrites,  combien  en  exécute-t-on,  même  en  Alle- 
magne ?  Beaucoup  sont  devenues  matériellement  inexécutables,  du 
moins  sans  adaptation,  l'auteur  y  ayant  employé  des  instruments  qui 
n'existent  plus;  les  voix  y  sont  admirablement  traitées,  mais  d'une 
façon  qui  s'éloigne  étrangement  de  nos  habitudes  modernes  ;  il  est 
telle  de  ces  cantates  dont  l'exécution  offrirait  des  énigmes  presque 
impossibles  à  résoudre,  et  l'on  ne  comprend  guères  comment  elles 
ont  pu  être  résolues  dans  un  temps  où  les  instruments,  mal  cons- 
truits, ne  pouvaient  avoir  ni  la  justesse,  ni  l'égalité  des  sons  sans 
lesquelles  cette  musique  hérissée  de  difficultés  ne  semblerait  pas 
devoir  être  supportable.  Une  faible  partie  de  l'œuvre  de  Sébastien 
Bach,  ce  colosse  de  la  musique,  est  accessible  au  public;  le  reste  ne 
subsiste  que  pour  la  lecture. 

Et  pourtant  ce  ne  sont  pas  là  des  oeuvres  de  théâtre  ! 
Venons  maintenant  à  ce  reproche  spécieux,  fait  au  drame  lyrique, 
d'être  un  défi  à  la  raison,  qui  pourrait  bien  aller  jusqu'à  admettre  le 
vers,  mais  se  refuserait  à  pousser  la  complaisance  jusqu'à  pactiser 
avec  le  chant.  On  pourrait  répondre  par  la  question  préalable  :  aucun 
art  ne  peut  tenir  devant  les  exigences  de  la  raison  pure,  pas  plus  les 
vers  que  le  chant,  pas  plus  le  chant  que  la  peinture  qui  représente  le 
mouvement  par  l'immobilité.  La  réfutation,  prise  ainsi,  serait  trop 
facile  !  Tout  art  existe  en  vertu  d'une  convention  et  n'existe  que  par 
elle;  que  dis-je  ?  le  langage  lui-même.  Que  signifient  pour  la  grande 
majorité  de  mes  lecteurs  les  caractères  et  les  sons  de  la  langue  chi- 
noise, de  la  langue  indoue?  rien,  absolument  rien.  Pour  obéir  à  la 
raison  pure,  il  faudrait  supprimer  toute  langue  et  toute  littérature,  s'en 
tenir  au  geste  et  à  l'onomatopée. 

N'allons  pas  si  loin  ;  ne  poussons  rien  à  l'absurde,  il  n'est  pas  néces- 
saire. Le  vers  est  la  forme  ailée  du  langage,  soit.  Le  vers    est   mieux 


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L'ARTISTE 


encore,  il  est  la  forme  pure,  la  forme  cristallisée  du  langage  dont  la 
prose  est  l'état  amorphe.  M.  Théodore  de  Banville  a  démontré  com- 
ment le  vers  était  contenu  dans  la  prose,  comment  le  poète  ne  faisait 
autre  chose  que  de  l'en  dégager. 

Le  chant  est  exactement  dans  le  même  cas;  il  est  impossible, 
entendez-vous  bien,  impossible  de  parler  sans  chanter,  non  seulement 
en  vers,  mais  en  prose.  Dès  que  vous  élevez  la  voix,  dès  qu'un  senti- 
ment un  peu  vif  vous  surexcite,  vous  déclamez,  et  sans  vous  en  douter 
vous  improvisez  un  récitatif,  entremêlé  de  fragments  de  mélodie. 
Ainsi  que  dans  la  prose  on  rencontre  à  chaque  instant  des  vers  fortuits 
et  inconscients,  de  même  dans  toute  parole  une  oreille  suffisamment 
délicate  et  exercée  découvre  à  tout  moment  des  séries  de  sons  musi- 
caux que  l'on  pourrait  noter.  Des  professeurs  de  déclamation  défen- 
dent à  leur  élèves  de  chanter  les  vers  :  je  les  défie  bien  de  faire  autre- 
ment, à  moins  de  dire  toutes  les  syllabes  sur  la  même  note,  comme  on 
lit  l'Évangile  en  chaire:  encore  est-ce  une  manière  de  chant. 

Ce  chant  rudimentaire  est  l'origine  de  la  partie  vocale  du  drame 
lyrique.  Quant  à  l'orchestre,  il  est  autour  de  nous,  en  nous-même, 
dans  les  mille  bruits  qui  nous  entourent,  dans  les  battements  de  notre 
cœur  : 

La  musique  est  dans  tout,  un  hymne  sort  du  monde! 

Cette  musique  vague,  vocale  et  instrumentale,  le  musicien  l'amène 
à  la  forme  musicale  achevée,  comme  le  poète  extrait  les  vers  de  la 
prose.  Le  chant  est  donc  aussi  bien  que  le  vers  une  façon  naturelle 
d'exprimer  sa  pensée;  l'union  de  la  musique  et  de  la  poésie,  quand 
elle  est  complète,  constitue  la  forme  lyrique  parfaite,  et  Richard 
Wagner  a  eu  tout  à  fait  raison  de  dire  que  le  drame  lyrique  était 
l'expression  suprême  du  drame. 

Cela  est  si  vrai,  que  le  drame  lyrique,  même  incomplet,  même 
détourné  de  son  but,  déformé,  avili  de  toutes  les  manières,  a  toujours 
été  depuis  qu'il  existe,  de  toutes  les  formes  d'art,  la  plus  attractive. 

Aussi  M.  de  Récy,  qui  peut  bien  se  laisser  éblouir  un  instant  par  les 
prestidigitateurs  d'outre  Rhin,  mais  qui  se  reprend  vite,  n'hésite-t-il 
pas  à  en  convenir.  «  Cet  art  faux  », dit-il,  «  est  un  art  nécessaire;  nous 
«  pouvons  en  médire,  mais  non  pas  nous  en  passer....  Rien    de  plus 


DRAME  LYRIQUE  ET  DRAME  MUSICAL 


«  légitime,  et  moi-même  j'y  prends  un  extrême  plaisir.  Alors  à  quoi 
«  bon  tant  disserter  :  » 

C'est  parler  d'or  ;  et  un  art  nécessaire,  dont  on  ne  saurait  se  passer, 
auquel  les  esprits  sérieux  trouvent  un  plaisir  extrême,  ne  saurait  être 
plus  faux  qu'un  autre,  ou  bien  alors  tous  les  autres  sont  également  faux. 

Pourquoi  donc  le  battre  en  brèche  ? 

Parce  que,  ainsi  que  nous  le  disions  en  commençant,  on  veut  tout 
remettre  en  question; et  aussi  parce  que  le  mysticisme,  un  mysticisme 
violent,  nouveau  et  inattendu,  s'est  introduit  dans  la  place. 

Ceci  mérite  une  étude  à  part. 

Les  incompris  de  l'art,  ceux  qui,  sous  prétexte  que  le  beau  est 
parfois  difficilement  accessible,  s'imaginent  que  l'inaccessible  est 
nécessairement  beau,  ont  coutume  de  se  retrancher  dans  leur  foi 
artistique,  cette  foi  dont  nul  artiste  digne  de  ce  nom  ne  saurait  se 
passer.  Les  artistes  sérieux  en  parlent  rarement,  par  la  raison  qui 
empêche  les  princes  de  parler  de  leur  noblesse  et  les  millionnaires 
de  leur  fortune;  mais  on  en  parle  beaucoup  dans  les  cénacles  où  l'on 
disserte  à  perte  de  vue  sur  l'art  et  l'esthétique.  Il  est  arrivé  qu'à  force 
de  disserter  sur  ces  matières,  on  a  fini  par  être  dupe  des  mots  et 
assimiler  la  foi  artistique  à  la  foi  religieuse,  qui  est  une  chose  fort 
différente. 

La  foi  religieuse  ne  connaît  que  l'aflirmative;  si  elle  consent  à 
discuter,  c'est  pour  pulvériser  son  adversaire,  et  il  ne  peut  en  être 
autrement.  De  brillants  écrivains,  pour  qui  j'ai  autant  de  respect  que 
d'admiration,  s'efforcent  d'introduire  dans  nos  mœurs  une  foi  tolé- 
rante, un  esprit  à  la  fois  scientifique  et  religieux.  Quand  je  lis  leurs 
admirables  articles,  leurs  variations  étincelantes  sur  ce  sujet,  je  ne 
puis,  malgré  tout  mon  respect,  éloigner  de  mon  imagination  les 
images  irrévérencieuses  du  civet  sans  lièvre,  du  mariage  de  la  carpe 
et  du  lapin.  Ces  grands  esprits  ne  veulent  voir  que  la  surface  de  la 
question  et  négligent  volontairement  le  fond,  qu'ils  connaissent  mieux 
que  personne  ;  on  est  pourtant  bien  forcé  d'y  venir  un  jour  ou  l'autre. 
Une  religion  n'est  une  religion  que  par  sa  prétention  à  enseigner  la 
vérité  absolue,  dont  le  dépôt  lui  a  été  confié  par  une  révélation  surna- 
turelle. On  ne  transige  pas  avec  la  vérité  absolue.  Aussi  la  foi  engen- 
dre-t-elle  logiquement  l'intolérance,  le  fanatisme  et  en  dernier  ressort 
le  mysticisme,  qui  est  le  renoncement  à  tout  ce  qui  n'est  pas  la  vérité 


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L'ARTISTE 


révélée.  On  ne  veut  pas  qu'il  en  soit  ainsi,  et  l'on  s'en  prend  à  la 
logique  :  «  Rien  n'est  plus  faux,  »  dit-on  couramment,  comme  on 
disait  il  y  a  cinquante  ans  :  «  Rien  n'est  méprisable  comme  un  fait.  » 
Ce  sont  là  des  modes,  comme  les  chapeaux. 

Si  nous  analysons  la  foi  artistique,  nous  nous  trouvons  en  pré- 
sence d'un  ordre  d'idées  tout  différent.  La  foi  artistique  ne  se  réclame 
d'aucune  révélation  surnaturelle  ;  elle  ne  saurait  prétendre  à  l'affir- 
mation de  vérités  absolues.  Elle  n'est  qu'une  conviction,  formée  en 
partie  des  études  de  l'artiste,  en  partie  de  sa  façon  instinctive  de 
comprendre  l'art,  qui  constitue  sa  personnalité  et  qu'il  doit  pré- 
cieusement respecter.  Elle  a  le  droit  de  persuader  et  de  conquérir  les 
âmes,  non  de  les  violenter. 

Or,  c'est  précisément  le  contraire  que  nous  voyons.  La  foi  artistique 
s'est  faite  dogmatique  et  autoritaire;  elle  lance  des  anathèmes,  elle 
condamne  les  croyances  antérieures  comme  des  erreurs,  ou  les  admet 
comme  une  préparation  à  son  avènement,  comme  un  Ancien  Testa- 
ment précurseur  de  la  Loi  nouvelle;  et  comme  la  logique,  qu'on  le 
veuille  ou  non,  ne  perd  jamais  ses  droits,  l'intolérance,  le  fanatisme 
et  le  mysticisme  sont  accourus  à  la  suite.  Notre  temps,  d'ailleurs, 
n'est  pas  rebelle  au  mysticisme  dans  l'art,  par  un  phénomène  de 
constraste  qui  n'est  pas  sans  exemple.  Sous  la  Terreur,  on  se  plaisait 
à  représenter  sur  la  scène  d'innocentes  bucoliques;  de  même,  à  notre 
époque  scientifique  et  utilitaire,  on  voit  éclore,  dans  la  littérature  et 
dans  l'art  sous  toutes  ses  formes,  le  goût  du  mystérieux  et  de  l'in- 
compréhensible. Se  peut-il  rien  voir  de  plus  étrange  que  l'énorme 
succès  du  théâtre  annamite  de  l'Exposition,  qui  aurait  fait,  a-t-on 
dit,  pour  plus  de  3oo,ooo  francs  de  recettes?  On  n'entendait  que  des 
cris  de  bête  égorgée,  des  miaulements  ressemblant  tellement  à  ceux 
des  chats,  qu'on  se  demandait  avec  inquiétude,  après  les  avoir  enten- 
dus, si  les  chats  n'ont  pas  un  langage;  quant  à  la  partie  instrumen- 
tale, prenez  une  poulie  mal  graissée,  votre  batterie  de  cuisine,  un 
chien  empoisonné  et  battez  un  tapis  sur  le  tout,  vous  en  aurez  à  peu 
près  l'idée. 

Mais  il  était  impossible  d'y  rien  comprendre.  Les  ouvreuses,  en 
femmes  intelligentes,  vous  distribuaient  des  programmes  quelcon- 
ques, sans  rapport  avec  ce  qui  se  passait  sur  la  scène,  qui  achevaient 
de  vous  égarer;  aussi  quel  plaisir  ! 


DRAME  LYRIQUE  ET  DRAME  MUSICAL  4o3 

Savez-vous  bien  que  ce  succès  jette  un  jour  singulier  sur  celui  du 
théâtre  de  Bayrcuth  :  On  sait  que  la  majorité  du  public  y  est  com- 
posée de  gens  venus  de  tous  les  points  du  globe,  ignorant  la  langue 
allemande  et  ne  sachant  pas  une  note  de  musique;  ils  ne  cherchent 
pas  même  à  comprendre,  et  viennent  là  pour  se  faire  hypnotiser.  Est- 
ce  bien  là  ce  que  l'auteur  avait  rêvé  ? 

Laissons  ces  naïfs,  et  occupons-nous  des  adeptes,  des  purs,  Ceux-ci 
sont  de  vrais  fanatiques.  L'œuvre  du  Maître  ne  saurait  être  discutée; 
on  l'écoute  en  silence,  comme  la  parole  de  Dieu  tombant  du  haut  de 
la  chaire.  Si  d'interminables  longueurs  engendrent  un  terrible  ennui, 
on  ne  s'en  préoccupe  pas  plus  que  de  celui  qu'exhale  le  chant  mono- 
tone des  Psaumes,  à  l'office  des  Vêpres;  si  l'on  ne  peut  comprendre 
certains  passages  d'une  obscurité  vraiment  impénétrable,  on  humilie 
sa  raison  devant  la  parole  divine,  et  des  commentateurs  s'exercent  sur 
ces  mystères  comme  on  l'a  fait  sur  ceux  de  la  Bible;  si  certaines  sau- 
vageries musicales  déchirent  l'oreille,  on  endure  patiemment  ces 
beautés  cruelles,  on  reçoit  avec  joie  les  souffrances  que  le  Maître 
nous  inflige  pour  le  bien  de  notre  âme.  On  subit  avec  reconnaissance 
les  fatigues  d'un  long  pèlerinage 

Renoncement,  humilité,  abandon  de  la  volonté  et  de  la  raison, 
amour  de  la  souffrance,  c'est  tout  le  mysticisme.  Les  mystiques  chré- 
tiens espéraient  une  compensation  dans  l'autre  vie;  nos  néo-mysti- 
ques pensent-ils  revivre  dans  un  paradis  esthétique,  où  ils  pourront 
adorer  le  Très-Saint-Drame-Musical  en  esprit  et  en  vérité?  Ce  n'est 
pas  impossible;  rien  n'est  impossible. 

Mais  le  mysticisme,  source  des  voluptés  ineffables,  en  si  grand 
honneur  au  moyen  âge,  a  été  jugé;  on  sait  où  il  mène  :  à  l'étiole- 
ment,  au  nihilisme,  au  néant.  La  logique  a  encore  fait  des  siennes. 
On  nous  a  fait  le  tableau  du  Drame  Musical  (les  mots  «  Drame 
Lyrique  »  ne  répondent  plus  aux  idées  actuelles)  tel  qu'il  devrait  être 
pour  atteindre  à  sa  perfection.  Un  sujet  essentiellement  svmbolique; 
pas  d'action  :  les  personnages  devant  être  des  idées  personnifiées,  non 
des  êtres  vivants  et  agissants.  Et  de  déduction  en  déduction,  on  est 
arrivé  à  conclure  que  le  drame  idéal  est  une  chimère  irréalisable  et 
qu'il  ne  faut  plus  écrire  pour  le  théâtre  ! 

Avec  de  pareilles  exagérations,  on  finirait  par  faire  regretter  l'ancien 
opéra  italien.  C'était  bien  pauvre  et  bien  plat,  mais  c'était  au  moins 


404 


L'ARTISTE 


un  cadre,  sculpté  et  doré  avec  plus  ou  moins  de  goût,  dans  lequel 
apparaissaient  de  temps  à  autre  de  merveilleux  chanteurs  formés  à 
une  admirable  école.  Cela  valait,  en  tous  cas,  beaucoup  mieux  que 
rien.  A  défaut  d'ambroisie,  plutôt  manger  son  pain  sec  que  de  se 
laisser  mourir  de  faim 

C.    SAINT-SAINS 


ESSAIS    SUR    L'HISTOIRE 


PEINTURE    FRANÇAISE 


NOTES     ET     FRAGMENTS! 


VI 


LE   XVIe   SIECLE   AU   LOUVRE.   —    ECOLES    PROVINCIALES 


uand  on  étudie  au  Louvre,  les  origines 
de  la  peinture  française,  dans  cette 
courte  halte  de  notre  grande  galerie 
consacrée  à  nos  premiers  maîtres 
antérieurs  au  xvnc  siècle,  on  est  tout 
d'abord  attristé  par  la  cruelle  indi- 
gence en  ce  point  de  notre  musée 
national,  et  par  les  lacunes  immenses 
qu'il  laisse  trop  voir,  pour  une 
période  que  l'on  sait  aujourd'hui 
avoir  été  si  riche.  On  y  voudrait 
trouver  quelque  tableau  des  Puys  d'Amiens  ou  quelque  œuvre 
d'Enguerrand  Charanton,  ou   de  Nicolas   Froment  ou  de  tel   autre 


(i)  V.   L'Artiste  d'avril,  juin,    juillet,  août  et  novembre  (1889,  I,  247,  3q5;  II, 
11,  94). 


4o6  L'ARTISTE 

autre  peintre  du  «  Roi  de  Sicile  ».  Telle  qu'est  cette  salle  si  pauvre, 
on  v  rencontre  pourtant  des  points  de  repère  essentiels,  de  ces  pein- 
tures du  xive  et  du  xve  siècle,  dites  de  l'école  de  Bourgogne,  et  où  se 
reconnaît  certaine  influence  italienne  de  Simone  Memmi  et  autres 
florentins  primitifs, mêmes  expressions  sincères  et  naïves,  avec  toute- 
fois moins  de  préoccupations  ardentes  de  la  nature  que  chez  les  Flo- 
rentins de  la  même  époque. 

Il  faut  de  là  sauter  à  .1.  Fouquet,  lequel,  je  l'ai  dit,  se  ressent  si 
évidemment  de  la  double  influence,  éternelle  désormais,  dans  le  courant 
français  :  la  flamande  et  l'italienne;  celle  des  miniaturistes  italiens  de 
son  temps.  Léonard  ne  l'aurait  pas  renié  parmi  les  siens  et  eût  pu 
honorer  son  intensité  de  recherche  et  d'expression  dans  ses  deux  por- 
traits d'Etienne  Chevalier  et  de  Charles  VII.  Son  coloris  riche  et 
profond  est  un  mélange  des  Flamands  contemporains  de  Van  Eyck  et 
des  écoles  italiennes  du  nord  ;  et  l'on  peut  admirer  autant  que  les 
Fouquet,  le  portrait,  du  même  temps  ou  peu  postérieur,  de  Guillaume 
de  Montmorency. 

L'influence  flamande  s'en  va  prédominant  avec  les  Clouet.  Les 
portraits  qui  sont  là  sous  ce  nom,  avec  leur  légèreté  de  pinceau,  leur 
exquise  délicatesse  de  chairs,  et  leur  dessin  plein  de  finesse,  ont  la 
suavité  de  ton  de  cette  école  qui  nous  arrive  de  Bruxelles  par  le  vieux 
Jean  Clouet,  et  où  se  transfusent  aussitôt  la  distinction  et  l'élégance 
qu'ils  puisent  dans  le  goût  de  la  cour  de  France. 

François  Clouet  (le  Janetde  Marot),  Corneille  de  Lyon  ou  du  moins 
le  joli  maître  auquel  on  attribue  les  ravissants  petits  cadres  à  fond 
vert  ou  bleuâtre,  tous  les  peintres  crayonneurs  de  la  cour  des  Valois, 
sont  des  artistes  d'une  qualité  adorable,  parfois  coloristes  d'une  fraî- 
cheur charmante,  toujours  grands  portraitistes,  jusques  dans  les 
crayons  des  derniers  Du  Monstier,  par  l'observation  des  visages  et 
leur  ensemble  d'expression  ;  mais  les  détails  surtout  du  costume  char- 
ment les  peintres  et  les  amusent-,  ils  excellent  aux  broderies  et  arabes- 
ques d'or  qui  dessinent  les  contours  des  pourpoints  et  manteaux,  et 
aux  merveilleux  bijoux  et  colliers  émaillés  qui  entourent  le  col  ou 
couvrent  la  poitrine  des  princesses.  — Oui,  nos  peintres  d'alors,  dans 
le  meilleur  de  leur  art,  sont  avant  tout  des  portraitistes,  cédant, 
je  le  veux  bien,  le  pas  à  Holbein,  mais  fort  capables  de  rivaliser,  en 
leurs  bons  jours,  avec  Antonello,  avec   Mabuse,  avec  Cranack,  avec 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE        407 

Barthel  Bcham.  Voyez  là  le  François  Ier,  de  grandeur  naturelle,  à 
mi-corps,  en  costume  blanc,  noir  et  or,  infiniment  précieux  pour  le 
délié  et  le  bon  goût  des  ornements  et  rinceaux  de  broderie.  Il  a  pour 
le  moins  autant  de  caractère  que  les  bons  portraits  italiens  de  ce 
temps.  Le  dessin  des  mains  en  est  large  et  grand,  et  la  portraiture  de 
la  tête  en  est  d'une  sincérité  parfaite  dans  l'exagération  non  trichée 
des  traits,  la  petitesse  des  yeux,  la  longueur  du  nez;  le  peintre  traduit 
son  modèle,  son  teint,  son  masque  entier,  et  non  sans  grand  aspect, 
avant  de  songer  à  l'arranger  comme  fera  le  Titien  :  celui-ci  certes  est 
un  plus  grand  maître;  celui-là  n'est  point  de  taille  ordinaire. 

Puis  vient  le  Jugement  dernier  de  Jean  Cousin  ;  ce  fut  un  homme 
heureux  que  ce  Jean  Cousin.  Grâce  à  un  tableau  de  dimension  moyenne, 
assez  bien  arrangé,  dans  le  groupement  facile  de  ses  figurines  sans 
nombre,  mais  auquel  sont  supérieurs  mille  ouvrages  en  n'importequel 
pays  d'art,  son  nom  a  eu  l'honneur  d'ouvrir  durant  trois  siècles  l'his- 
toire de  la  peinture  française.  Et  avec  cela  il  n'est  peintre  plus  difficile 
à  caractériser  quand  on  n'a  sous  les  yeux  que  ce  Jugement  dernier. 
Faut-il  s'en  prendre  à  des  repeints  postérieurs  qui  auraient  épaissi 
la  peinture  du  maître  ?  Il  est  certain  qu'on  ne  saurait  par  cette  œuvre 
seule  se  faire  une  idée  nette  ni  de  son  dessin,  qui  d'ailleurs  semble 
tout  de  pratique,  ni  de  son  coloris;  on  voit  seulement  qu'il  est  grand 
docteur  en  anatomie,  car  les  infinies  variétés  d'attitudes  de  ses  innom- 
brables personnages  ne  lui  coûtent  rien.  Il  est  l'homme  de  ce  seul 
tableau,  si  l'on  excepte  cette  Eva prima  Pandora  restée  là-bas  à  Sens 
et  dont  la  place  serait  bien  au  Louvre  pour  nous  mieux  expliquer  son 
auteur.  Il  n'est  pas  artiste  de  cour;  il  n'est  point  des  pensionnés  du 
roi,  ni  de  la  cohorte  de  Fontainebleau  ;  car,  si  l'on  trouve  une  seule 
fois  un  Jean  Cousin  mentionné  comme  «  imager  »  dans  les  comptes 
des  bâtiments  (en  i54o-5o),  je  ne  pense  pas  qu'il  s'agisse  du  nôtre. 
Lui,  à  vrai  dire,  est  un  peintre  provincial  travaillant  beaucoup  à  Paris. 
Il  a  dans  la  main,  comme  ceux  de  son  temps,  tous  les  arts  du  dessin  : 
il  est  peintre,  il  est  sculpteur,  il  est  verrier,  il  est  graveur;  l'impor- 
tance de  ses  verrières  dans  les  églises  parisiennes  a  surtout  contribué 
grandement  à  sa  renommée,  en  un  temps  où  tous  les  artistes  de 
quelque  valeur  sont  groupés  là  bas  à  Fontainebleau,  loin  de  Paris, 
absorbés  par  la  direction  immédiate  des  Italiens  ;  et  ce  Français  étonne, 
travaillant  librement  hors  du  courant  des  gagistes  du  roi.  Ce  n'est  pas 


4oS  L'ARTISTE 

qu'il  soit  indépendant  de  la  manière  italienne  à  laquelle  nul  ne  se 
soustrait.  Il  s'y  rattache  par  son  goût  de  dessin  qui  est  exacte- 
ment fidèle  à  la  mode  de  son  temps  et  plutôt  au  Rosso  qu'au  Prima- 
tice. 

Je  veux  bien  croire  que  ses  œuvres,  aujourd'hui  perdues  pour  nous, 
ont  été  très  abondantes.  Les  plus  sûrs  témoignages  de  sa  manière 
nous  sont  venus  par  ses  eaux-fortes,  qui  ne  nous  donnent  la  mesure 
que  d'un  maître  sans  grand  caractère  particulier  de  forme  ni  d'expres- 
sion, si  ce  n'est  celui  d'une  certaine  vigueur  un  peu  âpre,  sèche  et 
nerveuse.  J'imagine,  entre  nous,  que  la  meilleure  inspiration  de  sa 
longue  vie  qui  remplit  près  d'un  siècle,  fut  la  publication  de  son  livre 
de  Pourtraicture,  par  lequel  il  popularisa  son  nom  dans  les  ateliers 
des  siècles  à  venir,  en  faisant  preuve  d'une  connaissance  parfaite  des 
proportions  du  corps  humain  et  de  la  manière  d'en  exprimer  les 
raccourcis  par  des  procédés  géométriques.  Il  en  a  gardé  la  réputation 
du  premier  peintre  français  qui  s'avisât  d'écrire  sur  son  art,  et  soyez 
sûrs  que  cela  ne  l'a  point  desservi  auprès  de  Félibien,  son  confrère  en 
telle  littérature  et  qui  s'est  si  fort  échauffé  sur  son  chapitre. 

Cependant  commençaient  à  se  débrouiller,  eux  aussi,  et  à  se  déga- 
ger de  leurs  maîtres  italiens,  sans  rompre  toutefois  avec  leurs  tradi- 
tions, au  milieu  des  grands  travaux  qui  les  éparpillaient  entre  le 
Louvre,  les  Tuileries,  Fontainebleau,  Saint-Germain  et  les  églises  et 
hôtels  de  Paris,  un  certain  nombre  de  peintres  vraiment  français,  qui 
remplirent  la  période  de  Catherine]de  Médicis  à  Henri  IV:  Toussaint 
Du  Breuil,  le  vrai  continuateur  abondant  et  souple  de  la  manière  du 
Primatice  et  de  Niccolo;  Ant.  Caron,  compositeur  ingénieux  des 
tapisseries  delà  Reine  mère;  Guillaume  Dumée,  auquel  je  restituerai, 
sur  le  témoignage  d'un  dessin  signé  de  lui  et  que  je  possède,  le  tableau 
de  Chariclée  subissant  l'épreuve  du  feu,  que  le  catalogue  Villot 
attribue,  au  Louvre,  à  Ambr.  Dubois  ;  Jac.  Bunel,  bienvenu  du  roi 
Henri  et  dont  le  maître  tableau  de  l'Assomption  de  la  Vierge,  peint 
pour  l'église  des  Feuillants  Saint-Honoré,  et  donné  en  i8o3  au  musée 
de  Bordeaux,  montre  dans  la  tournure  de  ses  apôtres  un  goût  assez 
grandiose  ;  et  Roger  de  Rogery,  et  Gabr.  Honnet,  et  le  peintre-archi- 
tecte Du  Perac,  et  enfin  Martin  Fréminet  dont  on  voit  au  Louvre  un 
Mercure  ordonnant  à  Enée  d'abandonner  Didon.  Je  n'entends  point 
faire  d'ailleurs  un  éloge  exagéré  de  ce  groupe  de  décorateurs  en  qui 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE       409 

se  termine  un  mouvement  d'art  singulier,  dans  lequel  le  maniérisme 
et  le  contournement  des  formes  débordent  par  trop  le  précieux  prin- 
cipe de  la  grâce  française.  Leur  coloris,  rude  et  froid,  voire  un  peu 
sauvage,  sans  liant  ni  recherche,  se  ressentirait  plutôt  du  Rosso  que 
du  Niccolo.  Pour  ces  fresquistes  ou  élèves  de  fresquistes,  le  coloris 
est  le  cadet  de  leurs  soucis;  mais  la  liberté  de  leur  composition  est 
extrême,  leur  imagination  toujours  prête  à  pondre,  et  pourvu  qu'il 
conserve  en  tout  l'élégance  à  la  mode,  ou  l'exubérance  qui  passe  pour 
génie,  leur  dessin  n'est  jamais  à  court.  Parmi  eux  se  maintenaient, 
il  est  vrai,  ces  Flamands  favorisés  dont  j'ai  parlé  :  les  Ambr.  Dubois 
les  De  Hoè'y,  les  Porbus;  mais  enfin  les  Français  semblaient  désormais 
occuper  de  haute  lutte  la  tète  de  leur  propre  école.  Henri  III  nom- 
mait du  Breuil  son  peintre  ordinaire  et  Fréminet  devenait  bien  en 
titre,  après  la  mort  de  Pierre  Du  Monstier,  Premier-Peintre  de 
Henri  IV.  Ce  roi  lui  donnait  même  à  décorer,  dans  cette  «  manière 
fière  et  terrible  »,  comme  dit  Felibien,  que  Fréminet  avait  apprise  à 
Rome  en  se  pénétrant  des  Prophètes  et  des  Sibylles  de  la  chapelle 
Sixtine,  la  chapelle  du  château  de  Fontainebleau,  —  dernière  grande 
manifestation  de  la  peinture,  suprême  effort  de  la  seconde  Renaissance 
franco-italienne  dans  ce  palais  des  Valois,  qui  avait  vu,  près  de  cent  ans 
auparavant,  s'ouvrir  parle  Florentin  Rosso  la  fameuse  école  de  Fon- 
tainebleau et  qui  la  voyait  clore  par  le  Parisien  Fréminet,  mais  fidèle 
et  soumise  jusqu'au  bout  à  la  même  influence  dominatrice  et  tour- 
mentée du  tout  puissant  Michel-Ange.  Il  faut  lire  dans  le  journal 
d'Héroard,  les  premières  leçons  que  le  petit  Dauphin  prend  avec  Fré- 
minet, de  ce  joli  jeu  du  dessin  que  le  roi  Louis  XIII  reprendra  plus 
tard  avec  Simon  Vouet. 

Quand  Fréminetmouruten  i6ic),ceSimon  Vouet,  pensionné  depuis 
cinq  ans  sur  la  recommandation  de  la  Reine  mère,  aurait  déjà  pu 
revenir  de  Rome,  et  Poussin  cherchait  les  moyens  de  gagner  l'Italie. 
C'est  assez  dire  qu'un  nouvel  âge  de  la  peinture  s'apprêtait  pour  la 
France. 


Viendrait  peut-être  ici  en  la  place  qui  lui  appartient  une  esquisse 
de  l'histoire  de  nos  écoles  provinciales,  en  caractérisant  en  quelques 
mots  chacune  d'elles  selon  leur  génie  local.  —  J'ai  déjà  indiqué  plus 


4,o  L'ARTISTE 

haut,  à  propos  des  suivants  du  Memmi   et  autour  du    roi  René,    ce 
qu'il  s'était  aggloméré  d'artistes  dans  le  Comtat  et  la  Provence  depuis  le 
xiu°  jusqu'au  xviic  siècle;  —  ce  qu'il  en  courait  autour  de  Dijon,  dans 
la  Bourgogne  et  dans  le  Bourbonnais; —  ce   que    les   d'Amboise   en 
employaient  à  Gaillon  et  à  Alby; —  ce  qu'était  l'école  de  Tours  avec 
les  Fouquet,  Bourdichon  et  Poyet.  —  Il  n'est  province,   depuis  lors, 
qui  n'ait  continué  à  se  fournir,  par  les  peintres  de  son  cru,  les  œuvres 
d'art  nécessaires  à  la  décoration  de  ses  monuments  sacrés  et  profanes, 
et  les  portraits  que  réclame  la  légitime  vanité  de  ses  familles  illustres  ; 
qui  n'ait  trouvé  dans  ses  principales  villes,   sièges  de  gouvernements 
ou  de  parlements,  le  groupe  d'habiles  gens  suffisamment  armés  pour 
traduire  dans  de  tels  ouvrages  le   tempérament    d'art  de    leur    région 
natale.  En  ce  sens,  Paris  qui,  en  l'absence  de  ses  rois,    si  longtemps 
retenus  dans  les  châteaux  des  bords  de  la  Loire,  ou  à  Fontainebleau, 
ou  à  Saint-Germain,  n'est  qu'une  tête  de  province  un  peu  plus  favorisée 
qu'une  autre,  n'est  pas  plus  riche  en   peintres  ou  enlumineurs   que 
Rouen,  ou  Lyon,  ou  Dijon,  ou  Troyes,  ou  Toulouse,  ou  la  Lorraine  ; 
et  pour  ne  parler  que  de  la  Provence,  et  du  Comtat,  d'Aix  et  d'Avi- 
gnon, à  l'heure  où  s'ouvre  le  xvue  siècle,  ces   deux  villes  n'ont  quasi 
rien  à  envier,  comme  abondance  d'œuvres   et  d'ouvriers  d'art,   à   la 
capitale  même  de  la  France.  —  Lisez,  pour   Avignon,    les  Notes    de 
M.  Achard  [Archives  de  V  art  français, T .  IV,  p.  1 85- 187)  fournissant  la 
liste  des  quarante  artistes  avignonais  travaillant  au  xvne  etxvme  siècles, 
et  faisant  suite  à  celle  recueillie  par  le  même  savant  archiviste   poul- 
ie xive,  xve  et  xvie  siècles  et  que  nous  avons  déjà  transcrite  plus  haut. 
—  Celle-là,  s'il  m'en  souvient,  se  clôt,  ou  à  peu  près,  par  le  nom  de 
Simon  de  Chàlons  en  Champagne,  dont  le  musée  d'Avignon  montre 
des  tableaux  signés  et  datés  de  1  545  à    i565.    Simon    n'était   pas  le 
premier  qui,  depuis  le  roi  René,  fût  venu   du   Nord  dans  le  Comtat, 
mais  il  y  apporte  un  très  singulier  mélange  d'aspirations  à  la  correc- 
tion de  formes  et  de  draperies  italiennes,  un  certain  artdecomposition, 
sec  et  froid  de  coloration,   de    la   bonhomie  champenoise  qui    reste 
malgré  elle  un    peu   paysanne,    tout  en    cherchant  la   légèreté   et  la 
manière  savante,  quelque  chose,  en  moins  dégourdi,  de    cet  air   mi- 
flamand  mi-florentin  des  prédécesseurs   italianisés  d'Ambr.    Dubois. 
Très  Français  toutefois,  Français  du  Nord,  et  qui  étonne  l'œil  dans  un 
musée  du  Midi,  ce  Simon,  par  ses   italianismes,  me  fait    songer,  par 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE       411 


avance,  au  J.  Boucher  de  Bourges,  près  duquel  iront  plus  tard 
étudier  d'autres  Champenois,  et  qui  datait  volontiers  ses  dessins  de 
Rome.  Aurait-il  point,  lui  aussi,  passé  par  là?  —  Hàtons-nous  de 
dire  que  la  ville  parlementaire  n'était  guère  moins  foisonnante  en 
peintres  que  la  cité  papale. 

Deux  siècles  après  les  peintres  du  Roi  de  Sicile,  cent  ans  après  le 
peintre  du  tableau  des  premiers  parlementaires  de  Provence  qui  se 
voit  encore  aujourd'hui  dans  l'église  du  Saint-Esprit,  venait,  en  ren- 
trant sans  doute  d'Italie,  vers  [610,  se  fixer  quelques  années  à  Aix,  et 
de  là  rayonner  dans  les  villes  diverses  de  la  Provence,  un  peintre  né  à 
Bruges  en  Belgique,  imitateur  assez  brutal  du  Caravagc,  avec  un  fonds 
traditionnel  gardé  des  vieux  maîtres  flamands,  portraitiste  vigoureux, 
et  duquel  Peyresc  son  protecteur  écrivait  à  Rubens  qu'il  peignait 
avec  de  bonnes  couleurs.  C'était  Louis  Finson,  ou  Finsonius,  dont  on 
connaît  dans  la  cathédrale  d'Aix  l' Incrédulité  de  saint  Thomas;  dans 
L'église  Saint-Jean  la  Résurrection  dû  Christ;  au  pavillon  Lanfant  la 
Salutation  angêlique;  dans  Saint-Trophime  d'Arles  la  grande  toile  à 
puissant  effet  de  la  Lapidation  de  saint  Etienne  et  une  Adoration  des 
Mages  ;  à  la  Costa,  une  Descente  de  croix;  et  venu  on  ne  sait  d'où,  à 
Paris,  dans  l'église  Saint-Nicolas-des-Champs,  sous  le  faux  nom  de 
Lenain,  une  Présentation  au  temple,  où  se  voit  comme  dans  la  Lapi- 
dation de  saint  Etienne  le  portrait  de  l'artiste  lui-même;  et  la  répé- 
tition du  même  tableau  de  la  Présentation  signée  et  datée  de  1 6 1 5 , 
dans  la  chapelle  du  lycée  de  Poitiers;  le  musée  de  Marseille  pos- 
sède aujourd'hui  les  portraits,  peints  mutue'lement,  de  Finsonius 
par  son  ami  et  compatriote  Martin,  de  Martin  par  Finsonins  ;  et  ce 
Finson  dont  les  portraitures  passaient  plus  tard  en  Provence,  au 
dire  même  de  Mariette,  pour  «  aller  de  pair  avec  celles  de  Van 
Dyck  »,  avait  représenté  les  plus  nobles  figures  de  son  temps,  réu- 
nies à  Aix.  Peyresc,  son  patron,  il  le  peignit  à  diverses  reprises  (et  le 
Peyresc  du  musée  de  Versailles  doit  être  de  son  pinceau);  Malherbe, 
Duvair,  P.  Hurault  de  l'Hôpital,  J.  B.  Boyer  d'Eguilles,  et  tous  les 
parlementaires  de  Provence  ;  enfin  le  chef-d'œuvre  de  l'artiste,  le 
portrait  de  sa  mère,  que  nous  avons  pu  acquérir  à  la  vente  du  peintre 
Clérian.  Il  se  noya,  dit-on,  dans  la  Rhône,  à  Arles,  en  1  ô 3 2 ,  mais 
il  avait  laissé  à  Aix,  un  élève  habile,  du  nom  de  F.  Mimault,  dont 
on  trouve  un  Baptême  du  Christ,  daté  de  iG55,  dans   l'église  de  la 

1S89   —    L'ARTISTE   —   T.    II  27 


4i2  L'ARTISTE 

Madeleine  ;  et  Laurent  Fauchier,  l'admirable  portraitiste,  à  qui 
Puget  confia  l'instruction  de  son  propre  fils  et  dont  la  mort  est 
racontée  dans  les  lettres  de  M"IC  de  Sevigné  de  laquelle  il  peignit  la 
fille,  avait  appris  son  art  en  imitant  comme  modèle,  dans  sa  jeunesse, 
les  ouvrages  de  Finsonius. 

Vers  i638,  un  autre  Belge,  celui-ci  natif  de  Bruxelles,  Jean  Daret, 
s'arrêtait  dans  la  même  ville  d'Aix,  et,  trente  années  durant,  en  rem- 
plissait toutes  les  églises  et  chapelles  de  confréries  d'une  multitude 
d'agréables,  douces,  dévotes  et  harmonieuses  peintures,  empruntées 
au  goût  du  Guerchin  et  du  Guide  ;  mais  de  plus  il  y  exécutait,  pour 
l'hôtel  Chasteau-Renard  et  pour  un  appartement  galant  consacré  par 
le  duc  deMercœur  à  la  belle  du  Canet,  des  décorations  d'une  élégance, 
d'une  invention  et  d'une  grâce  de  pinceau  fort  admirées  alors  par 
Romanelli  et  par  le  Roi  lui-même,  et  qui  certainement  pouvaient  aller 
de  pair  avec  ce  que  les  Bolonais  et  Vouet  et  ses  élèves  pratiquaient 
de  plus  brillant  à  la  même  époque,  soit  dans  les  palais  d'Italie  soit 
dans  nos  hôtels  de  la  place  Royale  (i). 

Cette  suavité  tranquille  du  pinceau  et  de  l'expression  se  continue 
dans  l'école  provençale  par  les  tableaux,  très  répandus  dans  le  Comtat 
et  à  Aix,  de  Reynaud  le  Vieux,  de  Nimes,  dont  on  trouve  le  nom 
parmi  ceux  des  copistes  habiles,  Mignard,  Chaperon,  etc.,  que  le  Pous- 
sin est  chargé  par  Chantelou  de  surveiller  à  Rome,  et  qui  a  laissé  à 
Saint-Louis-des-Français  un  des  meilleurs  tableaux  qui  décorent  là- 
bas  notre  église  nationale;  —  et  cette  douceur  de  ton,  et  cet  agrément 
de  composition,  toujours  et  avant  tout  italiens,  grâce  au  courant  du 
voisinage,  bien  que,  un  moment  interrompues  par  les  colorations 
violentes  de  Nie.  Pinson  de  Valence,  le  Pinson  du  musée  d'Aix  et  de 
la  chapelle  Saint-Louis  dans  Saint-Louis  des  Français,  —  et  de  Fau- 
dran,  —  et  du  grand  Puget  et  de  son  fils  imitateurs  des  Génois  (V.  le 
Sauveur  du  monde  et  la  Vierge  de  P.  Puget,  exposés  à  Marseille 
en  1861),  —  et  par  les  toiles  abondantes  et  noires  de  Michel  Serre, 
plein  de  la  verve  un  peu  brutale  des  Espagnols,  —  se  perpétueront 
quand  même  à  la  suite  de  Nie.  Mignard,  par  S.  Barras,  par  Pierre 

(i)  A  la  vente  Paulin  Talabot  (14  novembre  1 S Sy ) ,  a  été  adjugé  au  prix  de 
i;53o  francs,  un  grand  plafond  de  Jean  Daret,  représentant  Diane  et  Calisto,  il 
provenait  d'un  hôtel  d'Aix.  «  transformé  depuis  en  monastère,  et  les  religieuses 
avaient  fait  peindre  des  draperies  pour  recouvrir  les  corps  des  nymphes  ». 


I  SSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA   PEINTURE  FRANÇAISE       4i3 


et    Ignace    Parrocel,    par   les   Yanloo,  Jean- Baptiste   et  Carie,   par 
Ph.  Sauvan  et  par  Dandré-Bardon. 

Ajouterai-je  que  la  grande  faveur  dont  jouirent  de  bonne  heure  les 
paysages  italiens  et  les  marines  méditerranéennes  de  Joseph  Vernet 
développe  dans  ses  compatriotes  du  Comtat  et  des  côtes  provençales 
un  groupe  très  habile  de  paysagistes  et  de  mariniers,  les  Lacroix,  les 
Henri,  les  David  de  Marseille,  etc.,  groupe  qui  vient  finir  par  Cons- 
tantin, dernier  pasticheur  de  J.  Vernet  et  de  Salvator  Rosa,  et  qui 
lut    lui-même  le  premier   maître  de    Granet  et  de  M.    de   Forbin. 

La  nomenclature  et  la  filiation  des  écoles  provinciales  présentent 
des  ramifications  infinies,  et  pour  en  tracer  un  tableau  suffisamment 
pondéré,  il  faudrait  dépouiller  à  l'aise  toutes  les  archives  de  nos 
grandes  villes.  Ce  travail  a  bien  été  quelque  peu  débrouillé  par  les 
historiens  des  deux  derniers  siècles  et  surtout  par  les  érudits  spéciaux 
du  nôtre.  J'ai  pu  citer,  pour  ma  part,  à  propos  de  Jean  Boucher  de 
Bourges,  le  maître  de  P.  Mignard,  la  série  de  noms  d'artistes  que  le 
baron  de  Girardot  avait  recueillis  dans  les  comptes  des  dépenses  de 
la  ville  de  Bourges  dépouillés  par  lui  depuis  i486  jusqu'en  1792,  et 
qu'avaient  complétée  les  recherches  de  M.  H.  Boyer.  Et  à  l'occasion 
de  J.  Mosnier.  l'un  des  peintres  favoris  de  Marie  de  Médicis.  j'ai 
reproduit  la  page  de  l'Histoire  de  Blois  de  J.  Bernier,  où,  en  dehors 
de  Jacob  Bunel,  de  Tibergeau  et  de  J.  Mosnier,  sont  groupés  ces  inté- 
ressants peintres  en  émail  Christophe  Morlière,  Robert  Yauquer, 
Isaac  Grisblin  et  J.  Macé  le  marqueteur  «  peintre  en  bois  »,  qui  for- 
mèrent à  Blois  une  petite  école  spéciale  si  intéressante. 

Pour  jalonner  l'histoire  de  la  peinture  française,  rien  n'est  plus 
utile  que  ces  séries  de  tableaux  traditionnels,  consacrés  à  des  œuvres 
votives  dans  les  principaux  centres  d'art  de  notre  école  nationale. 
Nous  avons  déjà  parlé  des  tableaux  du  Puy,  d'Amiens  et  d'Abbeville; 
nous  parlerons  plus  tard  des  mays  de  Notre-Dame  de  Paris.  —  A 
Toulouse,  à  Narbonne,  à  Lyon,  à  Paris  encore,  c'étaient  des 
suites  de  portraitures  d'échevins ,  de  capitouls ,  ou  de  consuls 
destinées  aux  Hôtels  de  Mlle.  M.  Roschach,  conservateur  des 
archives  communales,  a  pu  nous  dresser  la  liste  des  artistes,  enlu- 
mineurs et  peintres,  qui,  de  i3Ô2  à  1788,  ont  exécuté  les  portraits 
des  capitouls  de  Toulouse,  et  la  représentation  des  événements  mémo- 
rables de  chaque  année,  soit  sur  les  murailles  de  la  chapelle  capitu- 


4 14  L'ARTISTE 

laire,  soit  sur  le  fameux  Livre  blanc,  consacré  aux  annales  de  la  ville. 
Je  transcris,  d'après  Les  doit'e  Livres  de  Vhistoire  de  1  \>ulou$e  (1887), 
cette  précieuse  liste  qui  fournit,  à  elle  seule,  le  cadre  complet  de  la 
peinture  toulousaine  : 

P.  Dal  Vilar  (r362);  Jehan  Noguier  (i388-Q2,  1403-0?  ;  Jehan 
Aymes  1420);  Guiraut  Salas  (1439-40);  Antoine  de  Logny  (i4?o  ; 
Daniel  de  Saint-Valéry  (146?);  Colin  de  Trysia  ,140?  ;  Guillem 
Viguier,  dit  Papillon  (1469,  1487,  1498'  ;  Laurent  Robyn  (147?,  1488, 
1489,  1497,  i5o3);  Liénard  de  la  Chièse  (4498);  Pierre  Gony, 
Frison  (i5o3);  Jehan  Merle  (i5i3);  Mathurin  Cochin  (  1 5 1 7 )  ;  Antoine 
Ferret  (i?2o,  1  53 1) ;  Jehan  Peyre  Mashuquet  (i522);  Jacques  Be- 
telha  (1 52  3)  ;  Charles  Pingault  (  1 5 3 5 )  ;  Servais  Cornouaille  (i??7, 
mai  i5Ô2,  1564);  Bernard  Nalot(i54o);  Guillaume  Garnier  (1 541) ; 
Jehan  Faguelin,  dit  le  Page  (i55o,  i556-6o);  François Michard  (i55o); 
Martin  Le  Guoys  ( 1 553);  Jean  Gibert,  ditCupido  (1577-8?);  Arnaud 
Arnaud  (1584-87);  Jacques  Bolvène  (i588-i6o3);  Jacques  Cler- 
jac  (1599);  Guillaume  Desambec  et  Jeham  Camp  (1601);  Charles 
Galery  (1601,  ibo5);  Pierre  Pujol,  d'Alby  (i6o3);  Bernard  Léves- 
que  (1606);  Pol  van  der  Schoolen  et  Jean  Sneegans  (1607)  ;  David 
Varin  du  Jardin  (1608,  1609);  Jean  Chalette  (161 1-4?);  Hilaire 
Pader(ib43,  i66o-6i-63);  Denis  Parrant,  Colombe  du  Lis  (1644); 
Antoine  Durand  (1645-47-48,  i658-63, 1670-73);  Jean  Floutou(i6b4); 
Jean-Pierre  Rivais  (1674-84);  Antoine  Panât  (1689-90);  André 
Lèbre(r  69 1-93);  Jean  Michel  (1694- 1702);  Antoine  Rivais  (1703- 1734); 
Guillaume  Cammas  (  1 736-55)  ;  Pierre  Rivais  (1756-78);  Lambert 
François  Thérèse  Cammas  (1779-80);  Labcyrie  (1782-88). 

M.  Roschach  avait  déjà  donné,  avant  le  volume  d'où  j'extrais  cette 
liste,  une  étude  spéciale  sur  Jean  Chalette,  où  il  avait  rassemblé  les 
documents  épars  sur  ce  tant  remarquable  peintre  et  miniaturiste,  l'un 
des  plus  dignes  de  gloire  entre  nos  artistes  provinciaux,  et  qui  était 
venu  de  Troyes  à  Toulouse,  y  apportant  une  vigueur  et  une  franchise 
de  pinceau  que  rappellent  singulièrement  les  Lenain,  instruits,  l'on 
dirait,  à  la  même  école,  et  quasiment  du  même  pays.  J'ai  essayé 
moi-même  de  faire  apprécier  ce  grand  portraitiste,  si  fin  en  ses 
miniatures  du  Livre  blanc,  dans  l'appendice  qui  complète  mon 
tome  IVe  des  Peintres  provinciaux,  et  où  je  profitai  de  l'occasion  de 
cet  étrange  Hilaire  Pader,  tellement  singulier  par  sa  peinture  mais 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE        |.i5 


surtoutpar  ses  livres,  pour  passer  en  revue  les  Tournier,  les  Fredeau, 

les  dynasties  des  Troy  et  des  Rivais,  et  Gamelin  et  M.  Roques  le 
maître  de  M.  Ingres,  c'est-à-dire  les  plus  gros  noms  de  l'école  tou- 
lousaine, brutalement  influencée,  malgré  elle  et  de  siècle  en  siècle, 
par  les  violences  de  lumière  et  d'ombre  du  soleil  espagnol. 

Il  est  bien  un  autre  artiste  languedocien  que  je  voudrais  ajouter  à 
cette  liste.  Ce  n'est  point  un  peintre,  à  proprement  parler;  ce  fut  un 
dessinateur.  Tous  les  peintres  sont  dessinateurs;  tous  les  dessinateurs 
ne  sont  pas  peintres.  Est-ce  une  raison  cependant  pour  que  ces  der- 
niers n'obtiennent  place  dans  aucune  histoire  de  la  peinture;  et  s'ils 
ne  sont  introduits  là,  où  leur  biographie  trouve-t-elle  sa  case?  Ce 
sont  des  artistes,  après  tout,  et  souvent  fort  grands,  supérieurs  même, 
par  la  pensée  et  la  main,  à  beaucoup  de  manieurs  de  pinceaux. 
Notre  siècle  à  nous  en  a  connu  plusieurs  de  cette  espèce,  et  de  la 
taille  des  plus  hauts  :  Gavarni,  Daumier,  Charlet,  RalTet  et  Bida,  ce 
dernier  né  dans  les  mêmes  parages  que  le  rustre  bizarre  qui  m'arrête 
un  moment  ici.  De  même,  au  xvir'  siècle,  Callot,  Abr.  Bosse,  Saint- 
Igny,  Isr.  Silvestre,  Seb.  Leclerc,  B.  Picart,  Chauveau  et  Berain 
et  Gillot,  qui  font  assez  jolie  figure  dans  le  cadre  de  l'art  français. 
Il  faut  dire  pourtant  que  celui  dont  je  parle  fut  vraiment  un  être  à 
part. 

Chaque  école  n'a-t-elle  pas  ses  artistes  errants  ?  Ils  sont  de  leur 
province,  ils  sont  de  Paris,  ils  sont  de  l'étranger,  ils  sont  du  pays  où 
les  appelle  leur  tempérament  :  tel  a  été  le  fécond  et  hardi  dessinateur 
Raymond  de  La  Fage.  Ses  contemporains  ne  le  comparaient  à  rien 
moins  qu'à  Michel-Ange  et  au  Carrache  ;  pour  moi,  aujourd'hui,  c'est 
un  Gustave  Doré;  même  abondance  et  prhnesaut  d'invention  ;  imagi- 
nation exubérante  et  jamais  prise  au  dépourvu,  génie  un  peu  gascon, 
si  vous  voulez,  par  son  audace  et  sa  vantardise  inconsciente,  mais 
visant  vraiment  au  grand  selon  le  diapason  de  son  siècle,  et  étonnant 
ses  alentours  par  la  furie  de  son  improvisation  et  je  ne  sais  quelle 
science  innée,  qui  lutte  avec  une  vigueur,  une  sûreté  de  plume,  une 
ampleur  de  formes,  et  une  verve  sans  égales,  contre  les  sujets  les 
plus  héroïques  de  la  Bible  et  de  l'histoire.  Oui,  La  Fage  fut  un 
Gustave  Doré,  et  il  obtint  de  son  époque  la  même  admiration  que 
celui-ci  de  la  nôtre.  Il  n'a  pas  couvert  de  peinture  autant  de  milliers 
de  toises  que  Doré,  bien  que  La  Fage  se  soit,  dit-on,  exercé  à  quelques 


4iG  L'ARTISTE 

grisailles;  mais  ces  milliers  de  toises  peintes  ne  comptent  pas  dans 
l'œuvre  de  Doré,  non  plus  que  leurs  essais  de  coloriage  dans  l'œuvre 
de  tous  ces  dessinateurs  renommés  que  j'ai  cités  plus  haut,  et  dont 
pas  un.  j'imagine,  n'a  pu  échapper,  en  ses  heures  de  loisir,  à  la  tenta- 
tion du  pinceau.  Mais  les  dessinateurs,  eux  aussi,  ont  leur  palette  de 
lavis  et  de  sanguine,  et  elle  est  la  même  que  celle  des  peintres,  alors 
que  ceux-ci  s'exercent  aux  croquis  et  aux  études  qui  doivent  préparer 
leurs  tableaux,  et  il  n'est  point,  pour  les  uns  comme  pour  les  autres, 
de  maniement  différent  de  la  plume  ou  des  crayons,  selon  le  goût 
préféré  par  leur  tempérament  ou  par  la  mode  de  leur  temps  ;  et  pour- 
quoi —  dût-elle  sembler  hors  place  et  démesurée,  —  ne  pas  tracer  ici 
l'esquisse  sommaire  des  procédés  du  dessin  usités  par  nos  grands 
maîtres  au  cours  des  deux  siècles  derniers  ? 

Pour  ne  pas  sortir  de  notre  école  française,  nous  voyons  Simon 
Youet  habituer  ses  nombreux  élèves,  pour  les  études  premières  de 
leurs  toiles,  au  beau  noir  gras  et  coulant  de  la  pierre  d'Italie,  avec 
rehauts  de  blanc,  dont  il  a  appris  l'usage  à  Rome. 

Le  Poussin  ne  connaît  guère  que  sa  plume  avec  son  lavis  de 
bistre;  c'est  le  procédé  des  vigoureux  et  des  simples,  le  procédé 
naturel  des  peintres  d'histoire,  celui  qui  se  prête  à  l'effet,  libre,  so- 
lide et  immédiat,  à  l'expression  franche  et  preste  de  l'invention  de 
l'artiste.  —  Le  Sueur  aime  pour  ses  compositions,  la  mine  de  plomb 
et  ses  doux  tons  argentins;  il  a  retenu  de  l'atelier  de  Youet  la  pierre 
d'Italie  pour  l'étude  de  ses  figures  partielles.  —  Le  doux  et  moelleux 
crayon  avait  plu  au  xvme  siècle,  ou  plutôt  les  trois  crayons  avec  leur 
coquet  et  frais  mélange,  et  plus  particulièrement  encore  la  sanguine 
familière  à  Watteau  et  à  Bouchardon,  aux  sculpteurs  comme  aux 
peintres. 

Le  Brun,  pour  faire  face  à  l'abondance  de  ses  imaginations,  a  besoin 
du  crayon  noir  qu'il  a,  lui  aussi,  rapporté  de  Rome,  et  dontMignard 
a  gardé,  comme  lui,  l'usage,  laissant  la  sanguine  à  Séb.  Bour- 
don et  à  J.  Blanchard.  —  Mais  dès  que  nous  entrons  dans  le 
xvnr"  siècle,  le  maniement  de  la  sanguine  devient  d'une  pratique 
presque  exclusive,  par  l'invasion  des  coloristes,  les  Delafosse  et  les 
Coypel,  et  Gillot,  surtout  Watteau  avec  son  goût  pour  les  trois 
crayons,  et  Portail,  et  Pater  et  Lancret,  et  Vanloo  et  Lépicié,  et  Bou- 
chardon avec  tous  ses  sculpteurs,  et  Hubert  Robert  et  Fragonard  en 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE       417 

leurs  paysages  d'Italie,  tandis  qu'en  ses  paysages  français  Oudry  a 
conservé  la  pierre  noire.  —  Grcuze  et  Frago,  pour  leurs  compo- 
sitions familières,  se  sont  fait  un  procède1  de  pinceau  trempé  d'encre 
de  Chine,  où  la  plume  n'a  que  peu  d'emploi.  —  David  cherche  ses 
groupes  et  ses  figures  isolées,  avec  la  mine  de  plomb  d'abord,  plus 
tard  avec  le  crayon  noir;  il  n'use  guère  de  la  plume  et  du  lavis 
d'encre  que  pour  quelques  dessins  donnant  l'ensemble  de  ses  grandes 
créations.  Mais  le  crayon  noir  il  le  transmettra  à  Girodet  et  à  maint 
autre  de  ses  élèves,  et  c'est  avec  cet  instrument  que  l'élève  d'un  autre 
atelier,  M.  Heim,  a  exécuté  ces  séries  si  curieuses  de  petits  portraits 
que  possède  aujourd'hui  le  Louvre.  —  Nous  n'avons  guère  pourtant 
le  droit  de  condamner  ce  crayon  noir  si  dur  et  si  brutal,  puisque 
déjà  Prud'hon  l'a  pris  en  affection  dans  presque  tous  ses  dessins;  Mais 
il  saura  en  assouplir  merveilleusement  la  crudité  violente  par  le 
modelé  de  ses  retraits  de  blanc;  il  emprunte  à  ce  noir  certains 
moyens  de  force  et  d'ampleur  pour  le  caractère  de  ses  dessins,  je  ne 
sais  quelle  profondeur  d'impression  mystérieuse,  que  vient  aviver  la 
grâce  caressante  de  ses  blancs.  Il  y  a  certes  quelque  chose  du  senti- 
ment des  ressources  puissantes  offertes  par  cette  matière  pour 
l'expression  de  la  grandeur,  dans  l'application  qu'a  faite  de  ce  même 
cravon  noir  J.-Fr.  Millet  à  ses  dessins. 

M.  Ingres  choisit,  tout  d'abord  et  de  préférence,  pour  ses  délicieux 
petits  portraits  de  jeunesse,  la  mine  de  plomb  qu'il  manie  avec 
tant  de  finesse  et  de  souplesse;  dans  les  figures  étudiées  pour  ses 
tableaux,  il  usera  de  la  pierre  d'Italie;  quant  au  dur  crayon  noir  qu'il 
a  vu  manier  jadis  dans  l'atelier  de  son  maître  vénéré,  il  semble  en 
avoir  oublié  l'usage  par  delà  les  monts,  et  l'a  laissé  aux  doigts  de 
Girodet,  de  Gérard  et  de  Guérin.  Avec  Géricault,  le  jour  où  il  quitte 
sa  ferme  plume,  la  mine  de  plomb  redevient  l'instrument  plus  léger. 
plus  coulant  et  familier  de  nos  dessinateurs  coloristes  et  ils  n'y  renon- 
ceront guère  plus. 

Pour  en  revenir  aux  recherches  historiques  sur  nos  écoles  provin- 
ciales, depuis  quarante  ans,  le  branle  est  donné.  Que  n'ont  pas  trouvé 
M.  de  la  Fons-Melicocq  sur  les  Artistes  du  nord  de  la  France  et  du 
midi  de  la  Belgique,  aux  xi\'',  xve  et  xvie  siècles,  et  M.  A.  Durieux  sur 
les  Artistes  cambresiens?  et  M.  Ch.  Gérard  sur  les  Artistes  de 
l'Alsace  pendant  le  moyen  dge?  et  M.   Ch.  Ginoux  sur  les  Artistes 


4iS  L'ARTISTE 


de  Toulon?  Et  M.  E.  Parrocel  sur  ceux  de  Marseille?  Et  MM.  A.. 

Salmon  et  Ch.  de  Grandmaison  sur  ceux  de  Tours  ?  Et  M.  Ch.  Ma- 
rionneau  sur  ceux  de  Nantes  et  de  Bordeaux?  Et  M.  Ch.  Braquehaye 
sur  ceux  employés  au  château  de  Cadillac  ?  Et  M.  Th.  Lhuillicr  sur 
ceux  de  Meaux  ?  Et  M.  H.  Stein  sur  les  peintres  et  sculpteurs  de  la 
ville  de  Grenoble  ?  Et  M.  l'abbé  Dehaisnes  sur  les  anciens  artistes 
de  la  Flandre  et  de  l'Artois  ?  Et  M.  P.  Marmottan  sur  les  peintres  de 
Saint-Omer  ? 

Nous,  si  heureux  autrefois  de  butiner  quelques  noms  et  quelques 
notes  sur  les  peintres  lyonnais,  dans  le  précieux  petit  livre  de  J.  de 
Bombourg,  et  dans  les  Lyonnais  dignes  de  mémoire  par  l'abbé 
Pernetti,  que  ne  devons-nous  pas  à  M.  Natalis  Rondot,  pour  ce 
gigantesque  labeur  qui  lui  a  permis  de  recueillir,  dans  les  archives 
du  département  du  Rhône  et  dans  celles  de  la  ville  de  Lyon,  la  liste 
fabuleuse  des  5,400  maîtres  ou  ouvriers  ayant  travaillé  à  Lyon  depuis 
le  xiv"  jusqu'au  xvme  siècle,  et  dont  il  a,  pour  les  seuls  peintres,  com7 
mimique  084  extraits  à  la  réunion  des  sociétés  de  Beaux-Arts  des 
départements  en  1887?  «  Sur  ces  5,400,  maîtres,  dit-il,  q8o  étaient 
peintres  ou  enlumineurs,  918  étaient  peintres,  savoir  :  36  au  xive  siè- 
cle, 127  au  xv°,  482  au  xvr%  188  au  xvn%  85  au  xviii8.  62  étaient  enlu- 
mineurs, savoir  :  i3  au  xive  siècle,  27  au  xv%  9  au  xvi%  i3  au  xvne; — 
94  peintres  (dix  sur  cent)  étaient  certainement  étrangers;  49  étaient 
flamands,  23  italiens,  12  allemands,  10  espagnols,  hollandais,  écos- 
sais, suédois;  un  certain  nombre  de  peintres  étaient,  en  même  temps, 
soit  verriers,  soit  sculpteurs,  soit  graveurs.  47  étaient  peintres  et 
verriers,  41  peintres  et  tailleurs  d'histoires  ou  graveurs,  02  peintres  et 
tailleurs  d'images  ou  sculpteurs.  »  Et  l'introduction  que  M.  N.  Ron- 
dot a  donnée  à  sa  liste  de  peintres  est  une  histoire  fort  complète  et 
définitive  de  l'histoire  de  l'école  lyonnaise,  car  il  en  classe  à  merveille 
les  groupes  et  les  caractères  principaux,  les  portraitistes  autour  de 
Corneille  de  la  Haye,  les  dessinateurs  de  sujets  de  sainteté  ou  d'his- 
toire pour  les  graveurs  de  librairie,  autour  du  Petit-Bernard  et  de 
Perrissin,  et  ainsi,  à  travers  les  très  savants  décorateurs  officiels  des 
fêtes  et  de  l'Hôtel  de  Ville,  Horace  Le  Blanc,  G.  Pantho,  Th.  Blan- 
chet,  Paul  Mignard  et  les  autres,  jusqu'aux  derniers  Lyonnaisillustres, 
postérieurs  aux  Stella,  —  Boissieu,  Flandrin,  Chenavard  et  Meis- 
sonier, 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE       419 


S'il  s'agissait  de  Troyes,  nous  n'avions  pour  arrondir  notre  butin, 
d'autre  bréviaire  que  les  livres  de  Grosley;  mais  que  n'y  ont  pas 
ajoute  les  recherches  de  M.  Alb.  Babeau  sur  Dominique  del  Barbiere, 
le  Florentin,  et  François  Gentil,  et  sur  tous  ces  Troycns  qui  travail- 
laient avec  Domenico  tantôt  dans  leur  ville  tantôt  à  Fontainebleau; 
les  peintres  :  Jacques  Cochin,  l'ancêtre  de  la  lignée  fameuse  des  dessi- 
nateurs et  graveurs,  Charles  Colin,  Nicolas  Cordonnier,  Nicolas 
Hallain,  Nicolas  Blampignon,  Colin,  François  et  Jean  Pothier; 
les  imagers  :  Jacques,  François,  Antoine  et  Hubert  Julyot  ?  —  Et 
surtout  et  avant  lui,  que  ne  nous  donnait  pas  M.  Natalis  Rondot, 
fouillant  les  archives  de  la  ville  de  Troyes  et  du  département  de 
l'Aube,  pour  y  recueillir  comme  il  faisait  pour  Lvon,  la  trace  de  plus 
de  trois  mille  maîtres  et  ouvriers  ayant  travaille  à  Troyes  depuis  le 
xivd  jusqu'au  xvu°  siècle,  et  dans  cette  foule  d'artistes,  5oo  peintres, 
180  verriers,  35  enlumineurs. 

La  Lorraine  est  une  terre  où  germe  un  art  très  particulier,  fantai- 
siste, gai  et  généreux,  élégant,  fin  et  bizarre,  nourri  de  lait  de  chèvre; 
il  suffit  de  nommer  Callot,  Bellange  et  de  Ruet,  les  Henriet  et  les 
Silvestre  et  les  Leclerc,  et  nous  avons  vu  dans  notre  siècle  s'y  repro- 
duire, sous  le  nom  d'école  de  Metz,  un  groupe  de  même  nature  indé- 
pendante, autour  du  grand  pastelliste  Maréchal  :  de  Lemud,  Penguilly 
L'Haridon,  Devilly,  etc.  L'étude  de  l'école  lorraine  nous  séduisit  de 
bonne  heure,  et  voilà  quarante  ans  que  nous  en  essayâmes  l'un  des 
chapitres,  avec  la  collaboration  de  Montaiglon,  sous  l'étiquette  de 
Claude  de  Ruet.  —  La  petite  cour  de  Nancy,  gracieuse,  coquette, 
galante,  festoyante,  guerroyante  et  chevaleresque,  une  cour  à  carrou- 
sels, et  autour  de  laquelle  spadassins,  comédiens  et  bohémiens  abon- 
dent, a  toujours  été  plus  riche  en  dessinateurs  d'imagination  capri- 
cieuse et  vive  et  en  graveurs  à  la  pointe  leste  et  fière  et  preste, 
traduisant  les  faits  et  gestes  de  leurs  ducs  et  de  leurs  duchesses,  qu'en 
peintres  majestueux  et  de  parade.  Leur  province  a  fourni  à  l'art 
universel  trois  noms  mémorables  :  le  sculpteur  Ligier  Richier,  Jacques 
Callot  et  Claude  Gellée  ;  mais  même  ceux-là  ne  sont  pas  de  ceux 
qu'on  peut  appeler  des  classiques  ni 'des  académiques.  Dans  la  pre- 
mière moitié  du  xvne  siècle,  un  Lorrain  obtint  cependant,  comme 
peintre  d'histoire,  un  assez  grand  renom  en  Italie  :  ce  fut  Charles 
Meslin  ou  Mellin.  Il  avait  travaillé  dans  le  cloître  des  Minimes,  à  la 


420 


L'ARTISTE 


Trinité  du  Mont,  et  naturellement  dans  l'église  Saint-Nicolas  des 
Lorrains. Nous  retrouvons  de  lui  une  Visitation  de  la  Vierge  à 
sainte  Elisabeth,  dans  la  voussure  à  droite  de  la  quatrième  chapelle  à 
gauche,  de  Saint-Louis-des-Français  à  Rome.  On  savait  que  Mcllin 
avait  été  élève  de  S.  Vouet,  et  cette  peinture  n'y  contredit  pas;  car 
elle  est  dessinée  et  coloriée  dans  la  plus  irrécusable  manière  de  son 
maître  français.  Elle  est  signée  :  Carol*  Lorenen* pin.  On  attribuait 
au  même  Mellin  une  Salutation  angélique  et  une  Assomption  peintes 
au-dessus  et  au-dessous  de  sa  Visitation.  Elles  n'ont  aucun  rapport 
avec  notre  Lorrain,  Y  Assomption  d'ailleurs  est  signée,  et  bien  lisi- 
blement :  Joseph  Manno  inr.  pin.  C'est  un  libre  génie  que  celui 
de  l'art  lorrain  ;  son  verre  n'est  pas  grand,  mais  il  boit  dans 
son  verre,  comme  dit  le  poète;  et  de  même  que  ses  artistes  avaient 
gardé  envers  la  France,  conquérants  généreux  de  leur  duché,  une 
attitude  patriotique,  d'une  piété  noble  et  respectée  de  tous,  ainsi 
les  historiens  de  cet  art,  et  il  n'en  a  pas  manqué,  ont-ils  conservé  un 
patriotisme  attendri  et  passionné  pour  les  peintres,  dessinateurs, 
sculpteurs  et  graveurs  qui  avaient  honoré  leur  province.  Après  le 
P.  Husson,  son  biographe  de  l'autre  siècle,  M.  Meaume  a  repris, 
avec  l'exactitude  et  la  méthode  nouvelles,  l'examen  approfondi  de  la 
vie  et  des  ouvrages  de  Jacques  Callot.  A  propos  de  Callot,  je  voudrais 
ne  pas  perdre  une  note  que  j'ai  prise  jadis  dans  le  3°  volume  du  très 
précieux  recueil  de  dessins  formé  par  Baldinucci,  et  que  possède  le 
musée  du  Louvre  ;  là  se  trouvent  deux  dessins  à  la  plume  attribués 
par  le  savant  collectionneur  à  Giulio  Parigi  Maestro  ciel  Callolti ;  ils 
représentent  des  vues  de  fermes  italiennes,  aux  fenêtres  mal  trouées 
et  aux  toits  plats,  entourées  de  treilles  et  de  massifs  d'arbres,  et  de 
paysans  allant  et  venant.  On  les  prendrait  pour  des  dessins  de  Callot 
lui-même,  s'ils  n'exagéraient  encore  le  pointillé  fini  de  sa  plume  dans 
les  feuilles  d'arbres  ;  leurs  petits  personnages,  soit  qu'ils  causent  au 
bord  d'un  puits,  soit  qu'ils  voyagent  à  cheval  dans  un  chemin  mon- 
tant, soit  qu'ils  guident  une  charrette  traînée  par  des  bœufs,  soit  qu'ils 
pèchent  au  bord  d'une  rivière,  soit  enfin  qu'ils  rament  dans  une 
barque  microscopique,  sont  d'une  vivacité,  d'une  justesse  et  d'une 
gaieté  de  mouvement  extraordinaires.  La  manière  dont  la  plume  est 
conduite  et  sa  précieuse  délicatesse  sont  entièrement  d'un  graveur  à 
l'eau-forte.  S'il  n'était,  au  dire  de  Baldinucci,  le  maître  de  Callot,  on 


ESSAIS  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  FRANÇAISE       421 


le  prendrait  pour  son  élève,  ou  tout  au  moins  pour  son  camarade  dans 
l'atelier  de  Cantagallina.  Ce  n'est  certes  pas  en  France  que  Callot  prit 
des  leçons  de  ce  Giulio.  Ses  petites  fabriques,  ses  mouvements  de 
terrain  sont  purement  italiens,  et  s'il  faut,  en  dehors  des  œuvres  de 
son  élève,  lui  chercher  une  analogie,  Giulio  Parigi  fait  penser  à  Panl 
Bril.  I!  n'y  a  point  d'ailleurs  à  mettre  en  doute  l'enseignement  donné 
à  Callot  par  ce  petit  maître  qu'il  devait  rencontrer  à  Rome.  Les 
biographes  de  Callot  disent  en  effet  que  lorsqu'il  partit,  pour  la  troi- 
sième fois,  pour  l'Italie  et  Rome,  à  la  suite  d'un  gentilhomme  que  le 
duc  de  Lorraine  envoyait  au  pape,  il  s'appliqua  dès  son  arrivée  à 
dessiner  sous  Jules  Parigi,  le  plus  habile  peintre  delà  ville,  et  que 
voulant  apprendre  à  graver  au  burin,  il  entra  chez  Philippe  Thomas- 
sin,  natif  deTroyes  en  Champagne,  qui  s'était  établi  à  Rome  et  qui 
était  alors  en  réputation  pour  la  gravure.  Quant  à  ce  titre  donné  à 
Parigi  du  «  plus  habile  peintre  de  la  ville  »,  vous  jugez  qu'il  faut  en 
rabattre.  Cependant,  si  c'est  lui  qui  apprit  à  dessiner  à  notre  Lorrain, 
je  conviens  qu'il  lui  donna  un  dessin  de  peintre  plutôt  que  de  gra- 
veur. Les  figurines  de  Callot  sont  d'un  mouvement  fier  et  vivant,  libre 
et  juste;  ses  compositions  trouvées  de  prime  saut,  au  bout  du  pin- 
ceau, sont  accentuées  dans  leurs  larges  teintes  d'un  coloris  riche  et 
chaleureux,  de  vrais  effets  de  peinture.  Il  est  bien  entendu  d'ailleurs 
que  je  ne  crois  point  à  son  talent  de  peintre,  il  n'en  avait  pas  besoin. 
Je  ne  saurais,  que  voulez-vous  ?  avoir  guères  plus  de  confiance 
dans  YHomme  à  l'escargot  des  Offices,  ou  dans  le  Christ  montré 
au  peuple  du  Palais  Pitti,  que  dans  les  Misères  de  la  guerre  du 
palais  Corsini.  Mais  ses  estampes  ont  eu  le  don  de  provoquer 
nombre  de  petits  manieurs  de  brosse  de  son  temps  à  les  colo- 
rier sur  toile,  et  je  n'ai  rencontré  vraiment  de  lui  que  la  très  fine 
et  vive  esquisse  du  martyre  de  saint  Sébastien  que  possèdent  les 
cartons  du  Louvre  et  que  Mariette  avait  recueillie  avec  tant  d'autres 
de  ses  études  et  croquis.  ■ —  M.  Meaume  a  fait  semblable  honneur  à 
Claude  de  Ruet,et  aussi  aux  Henriet  et  aux  Silvestre;  et  encore  à 
Seb.  Leclerc  et  à  ses  ancêtres.  Au  même  moment,  M.  H.  Lepage 
publiait  ses  notes  sur  les  peintres  lorrains  desxve,  xvie  et  xvne  siècles 
et  son  livre  sur  le  palais  ducal  de  Nancy. 

M.  l'abbé  Ouin   Lacroix  nous   rendit,  vers  le  même  temps,  grand 
service,  en  ajoutant  à  ce  que  nous  avaient  appris  M.  A.  Deville  par  sa 


422  L'ARTISTE 

publication  des  comptes  de  Gaillon,  que  nous  avons  utilisés  plus  haut, 
et  M.  A.  Salmon  sur  les  peintures  du  château  du  Vaudreuil,  dès  i355, 
par  Girart  d'Orléans  et  Jean  Coste,  —  son  volume  sur  les  anciennes 
corporations  de  métiers  et  des  confréries  religieuses  de  l'ancienne 
capitale  de  la  Normandie,  qui  nous  éclairait  sur  l'organisation  et  les 
privilèges  de  nos  vieux  artistes  normands.  Encore  sa  reproduction 
des  statuts  de  iSoj  et  de  1 63 1  était-elle  incomplète  pour  les  noms  des 
maîtres,  et  M.  de  Montaiglon  a-t-il  bien  fait,  en  rééditant  dans  les 
Archives  de  Fart  français,  les  deux  pièces  curieuses  qui  nous  révè- 
lent les  noms  des  quatorze  peintres  ou  tailleurs  d'images,  en  novem- 
bre 1507  dans  la  ville  et  banlieue  de  Rouen  et  signataires  des  premiers 
statuts:  Jean  Toutain,  Guillaume  le  Bourgeois,  Pierre  Damian,  Denis 
le  Rebours,  Nicolas  Quesnel,  Richard  du  Hay,  Pierre  le  Plastrier, 
Jean  Testefort,  Jean  Larcher,  Robinet  Brunel,  Pierre  Huilart,  Jean 
le  Sannier,  Guillaume  Quesnel  l'aîné,  et  Jean  de  Lion;  de  ces 
quatorze,  M.  Deville  en  a  cité  quatre  dans  ses  comptes  de  Gaillon. 
Cette  réimpression  nous  fournit  en  outre  les  noms  des  confrères  et 
sœurs  de  la  confrérie  des  peintres  et  sculpteurs  érigée  à  Rouen,  sous 
l'invocation  de  saint  Luc,  en  l'église  paroissiale  de  Saint-Herbland, 
le  17  septembre  i63i,  qui  ont  contresigné  les  statuts  nouveaux  : 
Samuel  Allain,  Pasquet  Busquet,  Pierre  Bremontier,  Noël  Jouvenet, 
Pierre  Rouillard,  Guillaume  Caron,  Pierre  Abraham,  Antoine  Bour- 
get,  Jean  Lapidé,  Michel  Michel,  Jacques  Touzé,  Nicolas  Petit,  Jean 
de  S.  Igny,  Simon  Grevin,  Etienne  Mazeline,  Guillaume  Abraham, 
Charles  de  Grève,  Louis  Bremontier,  Pasquet  Allain, Charles  Sancère, 
Pierre  le  Borgne,  Jean  le  Pilleux,  Jean  Bury,  Jean  Guillard,  Charles 
de  Gruchet,  Pierre  Petit,  Mathieu  d'Angerville,  Louis  Hautement, 
Pierre  Moriot,  Charles  Conard,  Laurent  l'Evêque,  Noël  Heude,  Jean 
Bernard,  Jean  Freville  —  Après  quoi  vous  trouverez  les  noms  des 
maîtres  élus  de  la  confrérie  de  Saint-Luc,  depuis  1  «33 1  jusqu'à  1 7 14  ; 
voire  des  maîtres  vivants  en  l'année  1713  et  ils  sont  67,  joli  nombre, 
même  pour  une  capitale  de  province. 

Rouen  est  donc  de  bonne  heure  un  nid  de  peintres,  d'imagers  et  de 
verriers.  Ses  innombrables  églises,  depuis  leurs  portes  jusqu'à  leurs 
vitraux,  sont  des  plus  ornées  et  des  plus  flamboyantes  de  France, 
mais  de  bonne  heure  aussi,  ses  artistes,  facilement  attirés  par  le 
voisinage  de  Paris,  se  laissent  aller  à  porter  de  ce  côté  leurs  études  et 


ESSAIS    SUR    L'HISTOIRE    DE    LA    PEINTURE    FRANÇAISE    423 

leurs  travaux.  Il  est  vrai  que  facilement  aussi  le  mal  du  pays  les  re- 
gagne, et  on  les  voit,  comme  Saint-Igny,  reçu  maître  trois  ans  plus 
tôt  à  Paris,  en  1628,  reprendre  leur  rang  dans  la  maîtrise  de  leur 
ville  natale,  ou  bien  garder  pieusement  leur  titre  de  confrère  de  Saint- 
Luc  de  Rouen,  s'ils  sont  fixés  à  Paris.  Très  disposés  d'ailleurs  à  entre- 
croiser leurs  familles,  comme  les  Jouvenet  et  les  Restout,  et  les  Halle 
et  les  Levieil,  ils  conservent  entre  eux  un  esprit  de  corps  et  de  race 
qui  leur  fait  prendre  pour  parrains  et  marraines  à  leurs  enfants  ceux 
qui  sont  demeurés  attachés  à  leur  terre  d'origine  :  car  certains,  et 
non  des  pires,  ont  résisté  à  la  tentation  de  Paris,  comme  LeTellier 
de  Yernon  et  Sacquespée  de  Caudebec,  qui  n'iront  point  chercher 
plus  loin  que  Rouen,  fortune  pour  leur  talent. 

Notez  que  chacun  est  provincial  à  l'heure  où  nous  en  sommes  de 
cette  histoire  :  chacun,  même  le  Parisien,  porte  écrit  sur  son  chapeau 
le  nom  de  sa  province  ;  et  longtemps  encore  il  en  sera  ainsi  'rappe- 
lez-vous dans  Félibien  rénumération  des  élèves  de  S.  Vouet)  ;  môme 
quand  ils  travaillent  à  Paris,  J.  Cousin  reste  de  Sens,  et  Delaune  reste 
d'Orléans,  les  Lenain  restent  de  Laon,  comme  Poussin  restera  des 
Andelys,  Stella  de  Lyon,  Claude  Mellan  restera  d'Abbeville,  Nanteuil 
restera  de  Reims,  Girardon  restera  de  Troyes.  Vous  verrez  qu'en  allant 
à  Rome,  le  Valentin  avait  pu.  chemin  faisant,  perdre  son  nom  de 
famille,  mais  jamais  le  nom  de  sa  ville  natale  de  Coulommiers. 

[A  suivre).  PH.  DE  CHENNEVIÈRES. 


LES    POETES    FÉMININS 


ALFRED   DE  MUSSET 


I 


oir  beaucoup  d'hommes  d'à  pre'sent,  le  jour 
où  ils  ont  «  découvert  »  Musset,  entre  quinze 
et  vingt  ans,  demeure  à  tout  à  jamais  comme 
une  tache  lumineuse,  parmi  bien  des  teintes 
vulgaires  ou  sombres.  C'est  un  jour  d'ivresse 
insensée  :  c'est  une  joie  d'intelligence  et  d'ima- 
gination, comme  on  en  connaît  peu  à  cet  âge.  On  se  sent,  peut-être 
pour  la  première  fois,  une  pensée,  un  cœur.  Toutes  les  vagues  idées, 
tous  les  sentiments  obscurs  qui  s'agitaient  au  fond  de  l'être,  du  coup 
se  cristallisent.  Tous,  le  livre  les  donne  précis,  arrêtés,  et  si  beaux 
sous  la  forme  voluptueuse  et  caressante  du  vers.  On  retrouve  partout 
un  peu  de  soi-même-,  on  est  dans  le  ravissement  d'avoir  pensé  ou 
senti  déjà  tant  de  choses  sublimes  ;  on  s'admire  presque,  et  on  voue 
au  poète  une  adoration  éternelle.  Alors,  d'eux-mêmes,  les  vers,  à 
peine  lus,  s'enfoncent  dans  la  mémoire.  Au  milieu  d'un  thème  grec, 
entre  deux  phrases  de  Tacite,  on  se  prend  à  déclamer: 


Je  suis  venu  trop  tard  dans  un  monde  trop  vieux... 

N'est-ce  pas  le  bon  temps  ? 

Les  années  passent.  On  entre  dans  la  vie,  bien  convaincu  d'en  con- 


(i)  V.  dans   l'Arliste    I1SS8,    I.  27C,    3(>2;  II,    173,    269)    :     Les  féminins    du 
roman   :  Dickens  et  M.  Alphonse  Daudet,  et  M.  Octave  Feuillet. 


LES    POETES    FEMININS  425 


naître  d'avance  le  fin  mot.  On  voit  pourtant  beaucoup  de  choses  que 
l'on  ne  soupçonnait  guère.  On  est  un  peu  trompé,  un  peu  bafoue1, 
parfois  un  peu  aimé;  enfin  on  tâche  de  vivre.  En  vivant,  on  oublie 
Musset  et  la  joie  de  jadis.  Il  se  trouve  même  des  ingrats,  qui,  dès 
leur  première  barbe,  se  retournent  injurieusement  contre  leur  ancien 
poète.  Il  se  trouve  jusqu'à  des  esprits  forts  pour  dire  :  «  Musset  n'existe 
pas  »;  ce  qui  est  bien  simple. 

D'autres  anne'es  passent  encore;  le  tour  d'esprit,  le  caractère,  les 
goûts,  après  bien  des  oscillations,  semblent  enfin  se  fixer.  On  revient 
sur  beaucoup  d'enthousiasmes,  ou  d'erreurs.  On  se  reprend  à  lire 
quelque  vieux  livre  négligé,  et  il  arrive  qu'on  le  voie  tout  autrement. 

On  voit  ainsi  Musset,  comme  un  ancien  et  très  cher  ami.  Mais  on 
le  voit  à  distance,  du  dehors.  Peut-être  est-on,  de  la  sorte,  mieux 
placé. 


La  première  impression,  alors,  en  face  de  cet  homme  que  l'on  sait 
poète  entre  tous  les  poètes,  n'est  pas  une  impression  de  poésie,  mais  de 
dandysme.  Et  c'est  une  gène,  une  déception  de  se  heurtera  telle  appa- 
rence. On  s'inquiète  ;  on  cherche  autre  chose.  L'impression  reste; 
elle  ne  trompe  pas  tout  à  fait.  N'a-t-on  pas  rappelé  récemment  que 
Musset,  pour  entrer  au  Jockey,  aurait  sacrifié  les  plus  belles  de  ses 
Nuits?  Comme  M.  Ingres,  et  comme  tant  d'autres,  il  gardait  le  regret 
d'une  carrière  manquée.  Sa  carrière  à  lui  eût  été  le  dandysme.  Tel 
que  nous  le  connaissons  dans  son  œuvre,  tel  que  l'ont  représenté 
David  ou  Landelle,  ce  Musset,  gentilhomme  de  race,  toutes  les  élé- 
gances l'enchantaient,  lui  montaient  au  cerveau,  comme  monte  un 
parfum  aux  narines  des  femmes;  toutes  les  banalités  l'écœuraient, 
simplement  :  entendez  ces  élégances  ou  banalités  dans  les  idées,  aussi 
bien  que  dans  les  formes  physiques,  dans  la  vie  de  l'esprit  comme 
dans  la  vie  des  sens. 

Il  aimait  à  se  parer,  nous  le  savons  ;  c'était  son  dandysme  extérieur  : 
<(  Le  luxe  lui  causait  une  sorte  d'ivresse, —  dit  son  frère,  Paul  de 
Musset.  —  Il  admirait  comme  un  enfant  l'éclat  des  lumières,  les  den- 
telles, les  bijoux.  Danser  avec  une  vraie  marquise,  parée  de  vrais 
diamants,  dans  une  salle  éclairée  à  giorno,  lui  semblait    le  comble  du 


4z6  L'ARTISTE 

bonheur."  Il  avait  dans  sa  mise  ce  presque  rien  raffiné,  par  où,  au 
milieu  d'un  salon,  les  dandys  se  distinguent  entre  eux,  où  les  femmes 
croient  reconnaître  une  flatterie.  Vraiment,  n'était-ce  pas  la  joie  des 
veux,  dans  une  fête  mondaine,  que  ce  poète,  presque  adolescent, 
beau  en  tout  comme  un  dieu,  et  le  front  lauré  déjà  de  sa  jeune  gloire? 
Les  femmes  venaient  à  lui;  les  aventures  se  succédaient.  Il  y  en  avait 
«  de  boccaciennes  et  de  romanesques  »  (i).  Ou  bien  c'était  à  Enghien, 
à  Mortefontaine,avec  Alfred  Tattet  et  d'autres,  de  somptueuses  orgies. 
Sa  vie,  jusqu'à  la  décadence  des  dernières  années,  est  toute  brillante  à 
la  surface  de  cette  élégance,  de  cet  éclat. 

Faut-il  le  dire  ?  ce  succès  mondain,  ce  succès  féminin,  toute  cette 
parade  a  été  le  malheur  du  poète,  notre  malheur  à  nous  qui  comptons 
tristement,  les  beaux  vers  perdus.  Un  bal,  une  partie  fine,  une 
amourette  arrêtaient  le  travail, coupaient  l'inspiration, et,  sur  la  table, 
le  poète  parti  au  plaisir,  quelque  chef-d'œuvre  mort-né  refroidissait, 
ainsi  qu'il  en  fut  pour  la  Nuit  de  juin. 

Chose  plus  grave,  le  bal,  l'amourette,  la  partie  fine  devinrent  des 
nécessités.  La  vie  sainte,  recueillie,  retirée  de  l'aède  qui  contemple 
l'essence  des  choses,  ce  pauvre  grand  poète  ne  l'a  jamais  connue,  ne 
Ta  jamais  supportée.  Il  écrivait  par  à  coups,  dans  le  tumulte  d'une 
grande  douleur  ou  d'une  volupté  aiguë.  Les  vers  coulaient  alors  har- 
monieux, profonds,  sensuels  à  bouleverser  une  vierge,  ou  douloureux 
à  faire  pleurer.  Puis  la  source  s'arrêtait.  La  douleur  était  calmée,  la 
volupté  oubliée.  Ce  n'était  plus  dans  l'âme  de  Musset  que  sécheresse, 
vide,  ennui  suprême.  Il  fallait  attendre  quelque  secousse  nouvelle, 
que  le  poète  de  la  veille  n'avait  même  pas  le  courage  de  chercher. 
Pour  s'étourdir,  pour  s'exciter,  il  courait,  après,  à  la  lumière  joyeuse, 
à  la  fête  du  monde,  de  l'amour.  La  recherche  du  plaisir  était  l'aliment 
de  sa  vie:  la  moitié  de  sa  poésie  nous  a  dit  ses  rancœurs.  Le  poète  a 
été  victime  du  dandy. 

Ce  dandy-là  est  tout  extérieur.  C'est  lui  qui  a  le  goût,  qui  se 
donne  le  besoin  de  l'élégance  physique,  du  délicat,  de  l'imprévu  dans 
les  mœurs,  même  du  sens  dessus  dessous.  Un  autre  dandy  apparaît 
mieux  chez  Musset,  celui  qui  a  les  mêmes  goûts,  mais  intellectuels, 
le  dandy  littéraire. 

(i)  Paul  de  Musset. 


LES    POETES    FEMININS 


Celui-là  ne  s'est  affiné  et  dépouille  qu'à  la  longue.  Au  début,  il 
n'était  guère  qu'enfant  terrible,  damoiseau  impertinent  et  fier,  un  peu 
bruyant,  un  peu  bravache,  amoureux  de  l'esclandre.  C'est  le  Musset 
des  Contes  d'Espagne  et  d'Italie,  de  "Don  Pae\,  de  la  Ballade  à  la 
lune.  etc.  Il  est  irrésistible  :  il  a  tant  de  verve  et  d'éclat,  une  si  belle 
allure  française!  La  sève  déborde,  c'est  la  jeunesse  même.  J'imagine 
que  bien  des  hommes,  parmi  les  plus  renfrognés  de  l'année  i83o  où 
il  y  en  eut  beaucoup,  se  surprirent,  en  lisant  ces  fantaisies,  à  se 
gausser  d'eux-mêmes,  tant  l'irrévérence  en  est  amusante,  conta- 
gieuse. On  riait,  et  on  croyait  à  un  peu  de  gourms  passagère.  Au 
vrai  c'était  un  caractère  tout  entier  qui  se  révélait  dans  un  genre 
nouveau. 

L'ironie,  pour  légère  qu'elle  soit,  a  la  pointe  trop  aiguë.  Elle  part 
du  fond  de  l'âme.  Elle  vient  d'un  souverain  mépris  pour  tous  ces 
vains  soucis  qui  tourmentent  les  humains,  ambition  d'honneurs,  de 
pouvoir  ou  de  richesse.  Elle  vient  d'un  dégoût  naturel  de  sentiments 
vulgaires  à  force  de  simplicité,  comme  l'amour  du  prochain,  de  la 
famille,  le  respect  de  la  vieillesse  ou  de  la  vertu  des  femmes.  Elle 
vient  enfin  d'une  irritation  désordonnée  contre  ces  barrières  que  les 
hommes,  pour  vivre  en  société,  ont  élevées  autour  d'eux  et  entre  eux, 
le  respect  humain,  l'opinion  publique  et  surtout  le  devoir.  Dès  les 
débuts,  le  poète,  c'est  à  savoir  le  dandy,  se  met  à  planer  bien  au-des- 
sus de  ces  intérêts,  de  ces  sentiments,  de  ces  règles  de  raison. 

Cela  esc  curieux  et  tout  à  fait  divertissant  de  s'isoler  ainsi  de  la  foule 
qui  passe,  et  de  railler  pêle-mêle  la  routine  des  sots,  et  la  bonne 
volonté  des  braves  gens  qui,  bousculés  de  part  et  d'autre,  s'efforcent 
encore  de  marcher  bien  droit.  Mais  à  ce  métier,  on  s'isole  trop.  La 
raillerie  devient  bien  facile,  et  on  ne  sent  plus  sur  sa  poitrine  d'homme 
le  remous  de  ces  ondes  qui  agitent  l'humanité.  On  ne  vibre  plus  à  la 
secousse  lointaine  ou  voisine.  On  n'a  plus  de  charité,  plus  de  pitié. 

Que  reste-t-il  donc,  et  que  nous  offre  le  poète  ?  Il  s'offre  lui-même. 
Voici  ce  qu'il  a  vu,  ce  qu'il  a  senti  dans  sa  solitude  intellectuelle.  Il 
est  encore  bien  jeune  :  il  n'a  pas  vingt-deux  ans.  Ses  souffrances  ont 
été  rares;  ses  joies  n'ont  été  que  des  plaisirs.  Il  n'a  pas  eu  le  temps, 
à  lui  tout  seul,  de  vibrer  bien  fort,  et  il  nous  conte  tout  bonnement 
Mardoche,  les  Marrons  du  feu,  Namouna,  etc.  C'est  de  la  fantaisie, 
ou  de  l'observation  nette,  piquante.  C'est  à  peine  de  la  poésie.  Tout 

1889    —    L'ARTISTE    —   T.    Il  28 


42s  L'ARTISTE 

au  plus  dans  la  Coupe  et  les  /.erres,  dans  Portia,  dans  Namouna, 
quelques  traînées  d'images  vives  éblouissent,  des  suites  de  belles 
sonorités  font  pressentir  les  harmonies  des  Nuits.  Mais  le  souffle 
manque  partout.  Il  ne  faut  pas  le  chercher,  et  s'en  tenir  au  plaisir  de 
la  cadence  souple,  libre,  un  peu  sans  gêne  du  vers,  au  plaisir  de  ces 
fables  romanesques  et  de  ces  moqueries  acides  sans  grande  méchan- 
ceté. 

Avec  les  Poésies  nouvelles,  le  dandysme  réapparaît,  nouveau  lui 
aussi.  Il  semble  plus  rare.  Les  Nuits  n'en  portent  que  des  traces. 
Mais,  en  revanche,  il  s'épanouit  dans  Rolla,  qui,  de  tout  l'œuvre  de 
Musset,  en  est  la  plus  forte  expression.  Etre  jeune,  se  sentir  un  cœur, 
une  âme,  se  ruiner  à  tout  prix  en  trois  ans,  et  s'en  aller  mourir  dans 
les  bras  d'une  fille,  voilà  vraiment  un  plan  d'existence  dont  le  dandysme 
n'a  jamais  été  dépassé!  Musset  s'en  est  tenu  à  une  conception  poétique. 
Peut-être,  dans  une  heure  d'ironie  suprême,  a-t-il  regardé  plus  loin, 
jusqu'à  l'exécution  matérielle  de  son  idée.  Mais  il  n'était  pas  de  force, 
et  dans  l'exécution  seulement  littéraire,  il  s'est  révolté,  il  s'est  indigné 
contre  sa  propre  pensée.  Un  peu  avant  Rolla,  dans  les  Caprices  de 
Marianne  (mai  1 833),  le  poète  avait  déjà  gourmande  son  dandysme. 
Il  s'était  dédoublé  en  Octave  et  Cœlio;  et  dans  ce  dialogue  étincelant, 
dans  cette  lutte  étourdissante  de  verve  et  d'esprit  entre  Marianne  et 
Octave,  il  est  arrivé,  peut-être  malgré  Musset  lui-même,  qu'Octave 
n'a  pas  toujours  le  dessus.  C'est  bien  pis  dans  Rolla.  L'homme  qui 
avait  souffert  déjà  de  quelques  déceptions,  le  poète  qui  se  dégageait  de 
jour  en  jour,  ont  pleuré  sur  la  cruelle  destinée  du  héros.  Le  poème 
qui  est  sorti  de  cette  collaboration  imprévue,  a  l'étrange  bizarrerie 
d'une  aventure  sinistre,  répugnante,  racontée  avec  des  larmes,  un 
attendrissement,  un  désespoir  qui  la  rendent  touchante,  et  font 
presque  aimer  Rolla.  Le  dandysme  est  au  point  de  départ.  A  l'arrivée 
on  ne  le  voit  plus.  Mais  nous  ne  l'oublions  pas  :  nous  l'avons  senti 
plus  amer  que  dans  les  Premières  poésies.  Chez  l'homme  de  vingt- 
trois  ans,  il  n'est  pas  seulement  un  parti  pris,  comme  chez  l'enfant 
de  dix-huit  ans.  Il  a  subi  l'épreuve  des  faits,  de  quelques  profonds 
dégoûts,  de  quelques  rudes  douleurs,  et  il  se  môle  de  rancune  contre 
le  sort.  C'est  un  alliage  passager  qui  le  rend  plus  humain.  Peu  après 
on  le  voit  se  tremper,  s'effiler.  Il  a  enfin  l'éclair  et  la  netteté  d'une 
fine  épée.  Mais  alors  la  poésie  ne  le  supporte  plus.  Il  ne  trouve  sa 


LES    POETES    FEMININS  429 


place  que  dans  une  prose  inventée  tout  exprès,  et  dont  le  secret,  hélas  ! 
a  l'air  d'être  perdu. 

La  comédie  On  ne  badine  pas  avec  l'amour  marque  bien  cet  affine- 
ment,  ce  degré  plus  haut  de  recherche  et  d'ironie.  Mon  Dieu!  se  faire 
très  aimable  pour  le  premier  venu,  afin  de  piquer  un  peu  et  de  rame- 
ner à  ses  pieds  celui  qu'on  aime,  où  donc  est  la  femme  qui  ne  s'est 
pas  donné  ce  plaisir,  une  fois  dans  sa  vie  ?  C'est  une  ruse  que  pas  mal 
d'hommes  ont  retournée  contre  les  femmes,  avec  quelle  lourdeur! 
Ils  réussissent  pourtant.  Mais,  bien  entendu,  on  ne  se  préoccupe 
jamais  de  celui  ou  de  celle  qui  a  servi  d'instrument,  qu'on  a  fait  espé- 
rer un  moment,  et  qu'on  laisse,  après,  se  remettre  tout  à  son  aise  de 
sa  déception.  On  a  une  bonne  excuse.  On  aime  ailleurs  :  on  a  agi 
presque  sans  conscience.  Ce  serait,  au  surplus,  un  hasard  inouï, 
qu'une  amabilité,  un  empressement  passager  pussent  faire  le  malheur 
de  celui  ou  de  celle  qui  en  ont  été  l'objet.  Ils  devaient  sentir,  n'est-ce 
pas  ?  qu'il  y  avait  là  comédie,  simple  comédie.  Sans  cela,  à  quoi  servi- 
rait d'avoir  de  l'esprit? 

Mais  Rosette  n'a  pas  d'esprit.  Perdican  le  sait  bien.  Usait  que  c'est 
une  enfant  naïve,  tendre,  toute  prête  à  donner  son  cœur  sans  retour. 
Cela  lui  va  mieux  ainsi.  Une  coquette,  une  femme  d'esprit  ne  se  lais- 
seraient pas  prendre  au  jeu.  Et  il  faut  que  le  jeu  réussisse,  que 
Camille  croie  Perdican  aimé,  entièrement  aimé  d'une  autre.  Ah  !  la 
petite  Rosette  ne  résiste  guère  ;  elle  aime  tout  de  suite,  et  comme  ce 
n'était  qu'une  comédie,  elle  en  meurt.  N'est-ce  pas  du  plus  pur 
dandysme  ? 

Et  le  Chandelier,  n'est-ce  pas  encore  de  la  quintessence  d'ironie 
fine  ?  Et  les  Deux  Maîtresses  et  le  Fils  du  Titien  ":  Dans  les  œuvres  en 
prose,  il  faudrait  presque  tout  citer. 

Musset,  on  l'a  dit  depuis  longtemps,  est,  par  le  tour  d'esprit,  de  la 
race  de  Régnier  et  de  La  Fontaine.  Mais  le  détachement  hautain  lui 
est  bien  particulier.  Personne,  avant  lui,  dans  toute  notre  littérature, 
n'avait  eu,  à  ce  degré,  le  dédain  des  moindres  préjugés,  des  moindres 
lieux  communs. 

Le  dédain  littéraire  qui  perce  dans  tant  de  chefs-d'œuvre,  n'est  que 
la  condition  immuable  où  le  poète  a  chanté,  où  l'artiste  a  travaillé. 
C'est  ce  dédain  qui  a  poussé  Musset  à  se  chanter  lui-même.  Qu'a  donc 
été  sa  poésie  ? 


43o  L'ARTISTE 


Don  Paë%,  Portia,  Mardoche,  Namouna  sont  des  histoires  de 
femmes.  Rolla  va  se  tuer  dans  les  bras  d'une  femme.  Chacune  des 
Xuitsa  suivi  quelque  aventure  amoureuse.  Enfin  toute  l'œuvre  en 
prose  de  Musset,  contes,  nouvelles,  comédies  ou  proverbes,  c'est  la 
femme  qui  la  peuple  et  l'anime.  Elle  a  e'té,  tant  qu'a  vécu  notre  poète, 
son  seul  vrai  souci. 

Il  en  devait  être  ainsi,  on  le  sent,  rien  qu'à  voir  cette  attitude  de 
dandy  où  Musset  s'est  posé  tout  naturellement  au  début  de  sa  vie, 
pour  la  garder  jusqu'à  la  fin.  Un  dandy  ne  peut  avoir  d'agrément  que 
près  des  femmes.  Les  hommes  ne  l'intéressent  pas.  Il  les  méprise; 
il  ne  leur  donne  rien  de  lui-même,  de  son  intelligence  ou  de  son  dévoue- 
ment. Il  les  inquiète,  d'ailleurs,  et  sent  bien  leur  raillerie  constam- 
ment prête.  Il  n'a  ni  leurs  mesquineries,  ni  leurs  ridicules,  ni  leurs 
robustes  aspirations.  Dans  cette  indifférence  suprême,  à  tous  les  bons 
ou  mauvais  tracas  qui  emplissent  notre  vie,  le  dandy  se  trouve  tout 
de  suite  en  face  de  la  femme,  et,  pour  peu  qu'il  ait  des  sens,  il  recon- 
naît que  ce  tête-à-tête  lui  va  mieux  que  tout.  Rien  qu'une  simple  cau- 
serie lui  donnera  un  plaisir  infini.  La  femme  la  plus  médiocre, pourvu 
qu'elle  soit  parisienne,  a  plus  encore  de  dandysme  intellectuel  que  lui- 
même,  et,  telle  qu'il  la  verra,  dansle  monde, chez  elle,  toujours  parée 
et  armée,  elle  le  piquera  d'honneur  et  le  vaincra  au  jeu  de  l'ironie. 

Mais  s'il  va  plus  loin  que  la  causerie,  s'il  aime,  s'il  est  aimé,  qu'en 
sera-t-il  de  lui  et  d'elle  ?  Là,  Musset  donne  la  réponse  tout  entière.  Il 
n'a  fait  que  cela  toute  sa  vie  :  aimer  et  être  aimé. 

Son  isolement  moral  lui  faisait  plus  rares  les  objets  d'émotion, 
d'activité  sentimentale.  En  dernière  analyse,  il  était  pour  lui-même 
tous  ces  objets.  Il  est  par  là  bien  moderne  ;  ceux  qui  parlent  aujour- 
d'hui de  la  subjectivité  de  leurs  sensations  pourraient  tous  se  réclamer 
de  lui. 

Les  sentiments  les  plus  tendres,  ceux  qui  nous  semblent  faits  avant 
tout  d'expansion,  ceux  où  l'être  aimant  semble  se  dépouiller  de  lui- 
même,  l'amitié,  l'amour  se  renfermaient  au  contraire  chez  Musset  : 
l'être  aimé  arrivait  là,  par  occasion,  pour  jouir  de  ce  beau  feu.  Il  pou- 
vait bien  changer  vingt  fois,  l'amour  ne  changeait  pas.    C'était,    de 


LES    POÈTES    FKMININS 


toutes  les  manières  dont  le  poète  pouvait  sentir  sa  personnalité  vivre 
et  vibrer  son  âme,  la  manière  qu'il  préférait.  Nulle  autre  n'avait 
pareille  intensité.  Nulle  autre  ne  lui  donnait  cette  joie  intime  de  l'ac- 
tivité suprême  dans  tout  son  être.  Voilà  sans  doute  le  résultat  inespéré 
du  dandysme,  c'est  qu'il  conduit  à  aimer  non  pas  les  femmes,  mais 
l'amour  lui-même.  .Musset  eut  ce  bonheur.  Il  est  probable  que  parmi 
celles  qu'il  choisit,  beaucoup  souffrirent  de  cet  égoisme  ramassé,  con- 
centré. Mais  il  était  poète  :  il  a  chanté  ses  passions;  et  pour  nous, 
pour  toute  la  postérité,  les  femmes  qu'il  a  aimées  se  perdent,  dispa- 
raissent comme  des  brindilles  dans  un  brasier.  Son  amour  à  lui,  voilà 
ce  qui  reste,  ce  qui  nous  charme. 

Et  cet  amour  nous  charme  peut-être  surtout  parce  qu'il  est  féminin, 
parce  que,  toute  sa  vie,  Musset  y  a  cherché  ce  que  les  femmes  y  cher- 
chent, elles  aussi,  parce  qu'en  aimant,  il  n'a  pas  vu,  plus  qu'elles  ne 
font,  au  delà,  ni  à  côté.  Il  n'a  pas  demandé  à  l'amour  l'évocation 
d'une  vie  factice,  il  n'a  pas  eu  de  ces  élans  d'admirable  générosité,  de 
ces  besoins  de  sacrifier  sa  chair,  son  sang,  son  âme,  de  ces  appétits  de 
souffrance,  où  les  êtres  faits  de  sensibilité  trouvent  des  joies  si  pures. 
Non,  il  a  aimé  pour  le  plaisir  d'aimer. 

Mais  alors  c'est  Don  Juan9  l'homme  de  l'amour,  l'homme  qui  fait 
métier  d'aimer  ?  Sainte-Beuve  avait  donc  raison,  quand,  en  parlant 
des  Premières  poésies  et  du  portrait  de  Don  Juan  dans  Namointa,  il 
disait  que  ces  quelques  strophes  étaient  la  clef  de  voûte  de  tout  l'édi- 
fice, que  là  se  consolidait  l'unité  de  l'œuvre  ?  L'œuvre  tout  entier  de 
Musset  serait  donc  la  complète  histoire  de  Don  Juan,  d'un  Don  Juan 
mâle  et  femelle,  de  deux  êtres,  un  homme,  une  femme,  qui,  chacun 
suivant  son  sexe,  donneraient  le  symbole  unique  et  suprême  de 
l'amour. 

Est-ce  vrai  ? 

Quant  aux  femmes,  d'abord,  il  n'est  pas  de  modèle  littéraire  auquel 
comparer  les  types  conçus  par  Musset.  Il  y  a  mieux  :  les  modèles  sont 
dans  l'histoire,  dans  la  vie.  Ce  sont  ces  grandes  amoureuses,  ces 
grandes  pécheresses,  à  qui  on  a  tant  pardonné  jadis,  à  qui  nous  par- 
donnons encore.  On  pardonne  ainsi  les  atteintes  à  la  simple  morale, 
aux  intérêts  de  la  famille,  aux  intérêts  sociaux,  toutes  ces  grandes  et 
sublimes  banalités,  dont  Musset  lui-même  a  toujours  eu  quelque 
dégoût.  C'est  la  nature  qui  l'emporte  sur  la  société  :  ces  femmes  mys- 


432  L'ARTISTE 

térieuses  ont  figuré,  dans  d'autres  siècles,  une  de  ces  forces  incon- 
scientes, irrésistibles,  avec  qui  il  faut  tâcher  de  vivre  en  paix,  parce 
qu'on  ne  peut  ni  les  supprimer,  ni  s'en  rendre  maître.  Elles  suivaient 
leur  destinée  :  l'amant  n'est  rien,  l'amour  est  tout.  Elles  donnaient 
ainsi  ces  types  de  quelques  courtisanes  grecques  ou  romaines,  de 
Marie  la  Magdaléenne,  des  dames  de  la  Renaissance,  dont  la  vie  nous 
semble  aujourd'hui  une  fable  triomphante  de  joie  et  d'impudeur, 
grandiose  presque  dans  sa  puissance  et  sa  brutalité. 

Leur  devise  à  toutes  était  celle  de  Don  Juan  :  Mille  c  tre.  Niera-t-on 
qu'elles  aient  aimé?  Il  est  tant  de  façons  d'aimer.  Leur  façon  à  elles 
fut  simplement  bestiale,  mais  robuste  et  saine  dans  la  bestialité.  Elles 
avaient  des  sens,  non  pas  affinés,  mais  actifs,  toujours  en  éveil.  On  les 
voit  grandes,  fortes,  l'œil  brillant,  la  lèvre  rouge,  assez  charnue,  la 
peau  douce,  sèche  et  chaude,  le  rire  toujours  épanoui.  Elles  exhalent 
un  parfum  de  vigoureuse  sensualité.  Ainsi  faites,  pourraient-elles  ne 
pas  oublier  que  l'homme  d'aujourd'hui  n'est  pas  celui  d'hier?  Elles 
s'attachent  sans  doute,  de  temps  à  autre,  par  le  souvenir  de  la  volupté. 
C'est  un  souvenir  fragile,  et  qui  s'évanouit  devant  quelque  autre 
volupté  égale  ou  plus  vive.  La  sensation  présente,  le  plaisir  du 
moment  a  tant  de  force  chez  ces  femmes  qu'elles  n'ont  pas  le  loisir  de 
songer  à  l'avenir,  ni  au  passé,  d'être  troublées  par  un  souvenir,  ni 
par  un  désir.  Du  moins,  à  chaque  désir  la  satisfaction  est  trop  prompte 
et  trop  complète  pour  laisser  la  moindre  inquiétude,  le  moindre 
malaise  d'inassouvissement.  Cela  seul  explique  pour  toutes  leur 
vagabondage  d'amour.  Il  faut  qu'elles  soient  satisfaites.  Le  résul- 
tat, c'est  l'absence  du  désir  souffrant,  l'allure  joyeuse  et  libre  de  leur 
vie. 

Mais  elles  vivaient  en  des  temps  païens,  en  des  temps  de  verdeur, 
de  renouveau,  où  l'humanité  semblait  grise  de  jeunesse.  La  Grèce  au 
ve  siècle,  Rome  sous  les  premiers  empereurs,  l'Italie  et  la  France 
après  i5oo,  avaient  toutes  cette  plénitude  de  vie,  qui  fait  rire,  chanter, 
qui,  à  elle  seule,  est  une  joie,  la  joie  la  plus  simple  et  la  plus  forte.  Un 
immense  courant  de  bien-être  et  de  matérialité  noyait  les  maussades 
et  les  rêveurs.  C'était  si  bon  de  vivre  et  on  était  si  fort!  Pourquoi  se 
charger  la  cervelle  des  soucis  du  lendemain,  des  aspirations  vers 
l'inconnu?  Dans  l'amour,  ce  trop  plein  de  vigueur  et  de  sève,  cette 
exubérance  de  bonheur  faisait  explosion.  On  s'aimait  donc  violemment. 


LES    POÈTES    FEMININS  , 


à  pleins  bras,  à  pleines    lèvres,  sans    scrupule  de  moralité,    pour    le 
plaisir. 

Des  temps  si  beaux  passent  vite  dans  l'histoire.  Le  xvi-  siècle,  qui 
fut  le  dernier  bienheureux,  finit  lui-même  en  un  malaise  universel. 
C'en  est  fait  désormais  de  la  joie  de  vivre.  Au  xvne  siècle,  l'énergie 
nationale  est  tout  intellectuelle;  puis  on  retrouve  partout  la  majesté 
de  Versailles  et  l'hypocrisie  nouvelle  de  la  l'orme.  L'amour  lui-même 
en  est  guindé,  et  la  religion,  qui  vient  se  mêler  à  l'affaire,  lui  inflige  à 
son  tour  une  dernière  déformation.  Elle  le  fait  raisonneur,  elle  l'op- 
presse d'exaltation  cérébrale. 

On  arrive  peu  à  peu  à  l'amour  sentimental  et  au  libertinage,  qui 
se  partagent  très  nettement  le  xvni"  siècle,  ou  s'y  réunissent  sans 
grande  cérémonie,  dans  un  trait  de  mœurs,  dans  une  œuvre  d'art. 
C'est  le  temps  de  Manon  Lescaut.  Plus  tard  viendront  l'Emile  et 
les  Confessions  :  un  retour  à  la  nature  ?  si  l'on  veut,  mais  retour  pré- 
tentieux, cérébral,  et  partant  maladif  plus  que  brutal.  La  sensualité 
est  extrême,  à  n'en  pas  douter.  Mais  elle  s'affine  comme  les  mœurs. 
Toutes  les  œuvres  légères,  petits  contes,  estampes  égrillardes,  en 
donnent  la  preuve.  La  femme  se  rapetisse.  Son  corps  n'a  plus  qu'une 
gentillesse  potelée.  L'œil  est  tout  chez  elle,  et  le  regard  aigu,  fripon, 
parle  à  lui  seul  mieux  que  la  plastique.  Puis  un  goût  nouveau  est  venu 
à  cette  petite  créature,  le  goût  de  la  conversation,  de  la  causerie  pour 
mieux  dire.  Elle  cause  toujours,  même  quand  elle  aime.  C'est  miracle 
de  lui  voir  manier  les  idées  les  plus  pesantes,  l'économie  politique, 
sans  se  blesser,  et  tout  aussitôt  les  scandales  fort  malpropres  du  jour, 
sans  se  salir.  Elle  effleure  :  elle  imagine  le  sous-entendu,  cette  mer- 
veille qui  est  peut-être  tout  l'esprit  français,  le  mot  qui  fait  penser  ou 
deviner  tout  ce  qu'il  ne  dit  pas. 

Le  temps  de  Musset  n'est  pas  bien  loin  de  tout  cela.  Mais,  après  la 
Révolution  qui  avait  rajeuni  l'humanité,  qui  avait  ouvertdes  horizons 
si  larges  et  si  beaux,  après  l'épopée  triomphale  de  l'Empire,  les 
désastres  de  1 8 1 5  ont  refermé  l'avenir.  Les  hommes  se  sont  sentis 
tout  vieux  d'une  telle  déception  après  de  telles  espérances.  Toutes  les 
générations,  de  1 8  ro  à  i  S 1 5,  sont  marquées  du  même  sceau  :  elles  sont 
déçues  dès  leur  naissance.  «  Alors,  —  dit  Musset  lui-même,  —  il 
s'assit  sur  un  monde  en  ruines  une  jeunesse  soucieuse.  Tous  ces 
enfants  étaient  des  gouttes  d'un  sang  brûlant  qui  avait  inondé  la  terre; 


434  L'ARTISTE 

ils  étaient  nés  au  sein  de  la  guerre,  pour  la  guerre.  Ils  avaient  rêvé 
pendant  quinze  ans  des  neiges  de  Moscou  et  du  soleil  des  Pyramides  ; 
on  les  avait  trempés  dans  le  mépris  de  la  vie  comme  de  jeunes  épées. 
Ils  n'étaient  pas  sortis  de  leurs  villes,  mais  on  leur  avait  dit  que  par 
chaque  barrière  de  ces  villes  on  allait  aune  capitale  d'P^urope.  Ils 
avaient  dans  la  tète  tout  un  monde  :  ils  regardaient  la  terre,  le  ciel, 
les  rues  et  les  chemins;  tout  cela  était  vide  et  les  cloches  de  leurs 
paroisses  résonnaient  seules  dans  le  lointain  (i).  » 

Dans  ce  vide  et  ce  silence,  le  mieux  était  peut-être  de  se  résigner, 
d'accepter  l'avenir  tel  qu'il  s'annonçait,  vulgaire  et  positif,  et  de  cher- 
cher tout  ce  que  ce  siècle  a  trouvé  depuis,  le  merveilleux  dans  l'utile. 

.Mais,  si  on  se  sentait  bien  à  terre,  on  ne  voulait  pas  se  l'avouer. 
Puis,  par  instants  encore,  des  flammes  surgissaient  des  vieilles 
cendres,  des  tentateurs  appelaient  à  l'enthousiasme  les  pauvres  âmes 
desemparées.  Chateaubriand  avait  lancé  ses  premiers  livres.  On  se 
précipita.  Etait-ce  le  remède?  C'était  le  sentiment  religieux.  Qu'en 
pouvait-on  faire  ?  Le  breuvage  avait-il  tant  de  force  qu'il  pût  apaiser, 
guérir  tous  ces  cœurs  malades  :  L'épreuve  fut  décisive.  Chacun  sentit 
que  la  foi  avait  ressuscité  le  monde...  jadis;  chacun  sentit  en  soi  un 
second  miracle  impossible.  Ce  fut  un  nouveau  découragement.  Du 
moins,  Chateaubriand  avait  ravivé  une  source  de  joie  oubliée;  et  à 
défaut  du  sentiment  religieux  qui  était  le  but,  on  eut  l'exaltation  sen- 
timentale qui  aurait  dû  y  aboutir.  Le  présent  n'est  pas  bon  :  on  attend, 
on  espère,  on  désire.  C'est  une  fièvre,  une  fièvre  inutile  qui  dure 
toute  la  vie. 

Chez  toutes  les  héroïnes  poétiques  de  Musset,  qui,  semble-t-il, 
devraient  un  peu  refléter  cet  étatd'àme,  rien  ne  ressort,  rien  ne  retient 
l'attention,  que  la  sensualité.  Nous  verrons  plus  tard  à  l'étudier.  Pour 
l'instant  n'est-il  pas  curieux  de  remarquer  que  Musset,  dans  toute  sa 
poésie,  n'a  imaginé  que  des  types  de  femmes  élémentaires.  C'est  une 
originalité  à  cette  époque  de  romantisme.  Du  moins  la  sensualité  de 
ces  femmes  est-elle  une  puissance,  comme  au  xvie  siècle?  Certes  il  s'en 
faut.  Toutes  ces  créatures,  Portia,  Namouna,  Belcolor,  Marion,etc, 
sont  bien  loin  des  grandes  amoureuses.  Elles  n'en  ont  gardé  que 
l'inconscience,  mais  une  inconscience  chétive,  et  dans  leurs  cervelles 

(i)  Confession  d'un  enfant  du  siècle  ip.  4'. 


LES    POETES    FEMININS  435 


de  petits  animaux,  l'instinct  de  l'amour  et  de  la  volupté  n'est  qu'une 
force   modeste,   parmi  tant  d'autres. 

Les  femmes  des  Comédies  ou  des  Contes  ont  plus  de  relief.  Comme 
amoureuses,  elles  ne  valent  pas  mieux.  Elles  ne  sont  pas  qu'amou- 
reuses :  là  est  pour  toutes  le  grand  mal.  Elles  ont  un  autre  et  plus 
grave  défaut,  c'est  de  ne  pas  se  faire  connaître  assez.  Elles  n'ont  que 
des  gestes  et  des  paroles.  Ce  que  nous  savons  d'elles,  c'est  le  dehors, 
l'apparence  extérieure.  C'est  peut-être  en  somme  tout  ce  que  Musset 
lui-même  en  a  su. 

Il  était  sans  doute  trop  absorbé  par  son  propre  amour.  Quand  il 
aimait,  ni  la  force,  ni  l'envie  ne  lui  restaient  de  regarder  au  fond  des 
yeux  qui  faisaient  son  bonheur,  d'y  chercher  la  pensée,  la  vie  intime. 
Il  avait  en  lui-même  trop  d'émotions  et  de  secousses.  Quelles  furent 
ces  émotions?  La  joie?  Les  chants  qu'il  nous  a  laissés,  sont-ce  les 
chants  joyeux  et  clairs  du  mâle  triomphant? —  Le  désir, puis  le  regret, 
voilà  tout  ce  qu'on  peut  y  trouver,  comme  si  le  passé  ou  l'avenir 
étaient  seuls  matières  à  poésie,  et  que  la  sensation  présente  ne  pût 
même  se  faire  jour.  C'est  à  ce  point  que  Don  Juan,  ce  type  de  force 
surhumaine,  ce  puissant  jouisseur  du  présent,  est  apparu  à  Musset  ce 
que  Musset  se  sentait  lui-même,  chercheur  de  chimère,  homme  du 
désir  éternel.  Entre  les  deux  hommes,  il  y  a  toute  la  distance  d'une 
robuste  virilité  à  une  sorte  d'énervement  factice. 

Pourtant  l'œuvre  de  Musset  est  d'une  beauté  impérissable.  Le 
désir  serait  donc  à  lui  seul  une  source  de  poésie  ? 

[A  suivre  LOUIS    DELZONS 


LES  SCULPTURES  DEJ.  DUGOULLON 


AU   GRAXD   SEMINAIRE   D'ORLEANS 


aris  n'a  pas  le  monopole  des  publications 
de  luxe.  Il  est  assez  fréquent  que  des  ama- 
teurs, des  artistes,  des  éditeurs  désinté- 
ressés de  la  province  mettent  au  jour  des 
monographies  tirées  à  petit  nombre  dans 
lesquelles  un  maître  de  l'ancienne  France, 
un  monument  ignoré,  une  œuvre  rare 
sont  étudiés  à  loisir  et  avec  amour.  On 
connaît  l'œuvre  du  roi  René  superbement 
édité  par  le  comte  de  Quatrebarbes  d'An- 
gers, il  y  a  près  d'un  demi-siècle  ;  la  ca- 
thédrale de  Lyon  a  été  de  la  part  de 
M.  Bégule  l'objet  d'une  publication  d'une 
richesse  exceptionnelle;  M.  Rostan  de 
Saint-Maximin  dans  le  Var  s'est  fait  l'historiographe  attentif  et  enthousiaste  de 
l'église  de  sa  ville,  et  la  cathédrale  d'Albi  a  fourni  à  M.  Aillaud  l'occasion  de  faire 
paraître  un  livre  justement  apprécié.  Voici  que  M.  Herluison,  l'auteur-éditeur 
dont  l'éloge  serait  superflu,  s'est  épris  des  stalles  de  du  Goullon  conservées  au 
grand  séminaire  d'Orléans.  Un  artiste.  M.  Désiré  Dubreuil,  a  partagé  l'admira- 
tion de  M.  Herluison  pour  ces  sculptures,  et  les  deux  Orléanais  ont  demandé  à 
notre  confrère  M.  Henry  Jouin  de  raconter  l'histoire  des  bas-reliefs  dont  ils  pré- 
paraient des  reproductions.  M.  Jouin  s'est  acquitté  de  sa  tâche  avec  tout  le  soin 
qu'il  pouvait  apporter  à  une  œuvre  de  cet  ordre.  Son  texte  s'imprime.  Il  n'en 
sera  tiré  que  cinquante  exemplaires.  Nous  devons  à  l'obligeance  des  éditeurs  la 
communication  des  bonnes  feuilles  et  nous  sommes  heureux  d'en  pouvoir 
offrir  la  primeur  aux  lecteurs  de  l'Artiste. 


LES  SCULPTURES  DE  J.  DU  GOULLON         437 


I 

Un  poète  oriental  raconte  qu'un  sage  traversant,  à  l'heure  de  midi, 
la  rue  de  la  Médressé,  à  Bagdad,  fut  distrait  de  sa  rêverie  par  les  feux 
d'une  aigrette  de  diamants  exposée,  dans  son  écrin  ouvert,  à  la 
devanture  d'un  joaillier.  Le  marchand  s'aperçut  de  la  présence  du  sage. 
Flairant  un  acheteur,  il  quitta  son  comptoir  et  s'approcha  : 

«  Étranger,  dit-il  au  passant,  en  lui  mettant  l'aigrette  dans  la  main, 
admire  ce  joyau.  Il  a  brillé  sur  le  front  de  Saladin,  le  prince  victo- 
rieux qui  a  triomphé  du  calife  Adhed-Ledinillah  et  que  la  défaite 
attendait  sous  les  murs  de  Mossoul.  Un  pâtre  a  trouvé  dans  le  sable 
cette  œuvre  rare.  Elle  sera  tienne,  si  tu  veux  y  mettre  le  prix!  » 

Le  sage  contempla,  silencieux,  durant  quelques  secondes,  l'aigrette 
historique,  puis  la  rendant  au  joaillier  avec  un  sourire  où  perçait  le 
doute  :  «  Un  peu  de  lumière  et  beaucoup  d'ombre!  »  dit-il,  puis  il 
reprit  sa  marche  et  on  le  vit  s'acheminer  vers  les  portes  de  la 
ville. 

Un  peu  de  lumière  et  beaucoup  d'ombre!  Telle  est  la  devise  que 
pourrait  adopter  l'historien.  Le  sage  de  Bagdad  avait  raison.  L'assu- 
rance du  joaillier  ne  suffit  point  à  le  convaincre. 

Réédifier  le  passé,  dire  la  genèse  d'un  joyau,  d'une  toile  anonyme, 
d'une  sculpture  qui  nous  séduit  et  dont  on  aimerait  à  préciser  l'ori- 
gine, est  une  tâche  délicate.  Faut-il  voir  en  cela  une  permission  de 
Dieu  qui  ne  veut  pas  que  l'orgueil  humain  soit  en  mesure  de  pronon- 
cer sur  toutes  choses?  Est-ce  un  avertissement  donné  à  notre  intelli- 
gence, qui  toujours  s'embarrasse  de  remonter  à  la  cause  lorsqu'elle 
n'est  affectée  que  par  l'effet  ?  Je  ne  veux  point  creuser  ce  problème. 
Dans  le  domaine  philosophique,  la  recherche  des  causes  est  comman- 
dée. Il  n'en  est  pas  de  même  dans  le  domaine  de  l'art.  En  présence 
de  l'œuvre  la  plus  achevée  qu'une  main  d'homme  ait  travaillée,  la 
vraie  sagesse  est  de  jouir.  Qu'importe  un  nom  d'artiste,  une  date,  une 
destination  première,  des  transformations  successives,  des  péripéties 
étranges,  si  l'ouvrage  que  je  contemple  porte  dans  ses  saillies  ou  sur 
ses  méplats  quelques  reflets  de  beauté  ? 

Je  regarde,  je  me  recueille,  je  rêve  et  je  prie. 

La  vraiesource  de  toutchef-d'œuvre  est  au-dessus  du  maître  qui  l'a 
produit,  au-dessus  du  génie  qui  l'a  conçu  dans  une  heure  d'inspira- 


438  L'ARTISTE 

tion.  N'est  ce  pas  Victor  Cousin  qui  a  dit  que  ce  rapide  éclair  de  la 
pensée,  dont  l'homme  n'est  pas  comptable,  que  la  volonté  seule  ne 
peut  engendrer,  «  répand  dans  l'âme  un  sentiment  d'amour  pour 
l'auteur  même  de  toute  inspiration  :  »  Parole  juste  et  profonde.  Ce  sont 
peut-être  les  hommes  de  génie  qui  ont  le  moins  de  mérite.  Ils  parais- 
sent au  milieu  de  nous  les  mains  pleines  d'or,  mais  les  richesses  dont 
ils  sont  les  dispensateurs,  ce  sont  eux  qui  les  ont  amassées.  Un  don 
supérieur  et  magnifique  leur  a  été  fait  et  ils  le  transmettent.  Inten- 
dants superbes  des  trésors  de  Dieu,  ils  passent,  comme  le  semeur 
dans  son  champ,  à  travers  les  siècles. 

Q'importe  l'âge  ou  le  nom  du  semeur  !  L'épi  lui  survivra  et  les 
moissons  prochaines  seront  l'aliment  de  tout  un  peuple.  M.  Dubreuil 
a  pris  le  bon  parti.  Le  semeur  l'a  moins  inquiété  que  la  moisson.  Ce 
livre  est  son  œuvre.  Les  fines  sculptures  de  la  chapelle  du  grand 
séminaire  d'Orléans,  reproduites  par  l'habile  artiste,  forment  un 
livre  d'art  que  tous  voudront  ouvrir  et  qui  sera  l'aliment  des  esprits 
élevés. 

Je  serais  bien  tenté  de  suivre  l'exemple  de  M.  Dubreuil.  Après  tout, 
pouquoi  non  ?  Pourquoi  ne  ferais-je  pas  comme  lui?  Visiteur  attentif 
et  charmé  de  la  chapelle  du  séminaire,  pourquoi  ne  dirais-je  pas  ce 
que  renferment  de  séductions  ces  dossiers  de  stalles  sculptés  d'une 
main  savante  et  délibérée  par  un  maître  lointain  ? 


II 


L'attitude  aisée  de  l'archange  dans  la  scène  de  Y  Annonciation  ;  l'em- 
pressement humilié  des  Rois  mages  offrant  à  l'Enfant-Dieu  l'or,  la 
myrrhe  et  l'encens;  le  mouvement,  la  vie,  le  naturel  des  groupes  que 
l'artiste  a  disposés  dans  le  tableau  de  la  Présentation  au  Temple,  sont 
autant  de  traits  que  je  ne  saurais  sans  peine  mettre  en  belle  lumière. 

Quoi  de  plus  vrai  que  l'expression  des  docteurs  irrésolus,  mais  déjà 
touchés  par  les  enseignements  d'un  Dieu!  L'un  de  ces  philosophes 
discute  timidement  avec  Jésus.  Trois  autres,  placés  à  la  gauche  de 
l'Enfant,  expriment  le  recueillement,  la  colère,  la  conviction.  Et  der- 
rière les  colonnes  du  temple  apparaissent,  émus  et  radieux,  Marie 
et  Joseph,  son  bâton  de  voyage  à  la  main,  heureux  des  paroles  qu'ils 
surprennent  sur  les  lèvres  de  l'Enfant  divin. 


LES  SCULPTURES  DE  J.  DU  GOULLON 


Puis,  c'est  le  Baptême  de  Jésus,  venu  dans  une  barque  sur  le  Jour- 
dain jusqu'au  point  où  l'attend  le  Précurseur;  c'est  h  Christ  dans  le 
désert,  tenté  par  Satan;  c'est  le  Christ  transfiguré,  inondant  d'une 
lumière  inconnue  ses  apôtres  ravis,  pendant  que  Moïse  et  Élie  appa- 
raissent dans  l'espace,  faisant  cortège  au  corps  impondérable  du 
Sauveur;  c'est  le  Paralytique  au  bord  de  la  piscine,  alors  que  le 
Christ,  escorté  par  la  foule  qui  sera  témoin  du  miracle,  exauce  la 
prière  de  ce  malheureux.  Je  prendrais  plaisir  à  l'analyse  de  ces  pan- 
neaux variés,  aux  comparaisons  que  suggère  l'étude  de  ces  sculptures 
éloquentes. 

L'une  des  scènes  les  plus  originales  est  assurément  celle  de  la 
Résurrection  de  Lazare.  Il  en  faut  observer  tous  les  détails.  Jésus  fait 
un  geste  d'empire  et  prononce  les  paroles  toutes-puissantes  ;  des 
hommes  ont  enlevé  la  pierre  du  sépulcre  ;  le  ressuscité  se  dresse  et 
joint  les  mains  en  signe  d'adoration  ;  Marie,  sœur  de  Lazare,  est  à 
genoux  ;  Marthe  dépouille  son  frère  d'un  linceul  inutile,  et  d'obscurs 
témoins  marquent  par  leurs  gestes  que  l'odeur  fétide  du  cadavre  se 
dissipe. 

Voici  l'Entrée  dans  Jérusalem,  puis  les  Vendeurs  chassés  du 
Temple.  Ici  encore  l'imagination  de  l'artiste  l'a  merveilleusement 
servi.  Le  tumulte  est  à  son  comble.  Un  marchand  emporte  sur  ses 
épaules  une  vaste  volière  mal  fermée  d'où  s'envolent  des  colombes  ; 
un  autre,  le  torse  nu,  essaie  d'entraîner  un  taureau  qui  résiste;  un 
troisième  plie  sous  le  poids  d'une  lourde  poche,  tandis  qu'un  Juif 
rapace,  demi-rampant  sur  le  sol,  ramasse  avidement,  jusque  sous 
les  pieds  du  Christ  dont  le  fouet  vengeur  va  l'atteindre,  des  pièces  de 
monnaie  tombées  de  son  comptoir  renversé  ! 

Plus  loin,  Jésus  lave  les  pieds  de  ses  disciples,  et  Judas,  malhabile 
à  cacher  le  sac  dans  lequel  est  renfermé  le  prix  de  sa  trahison,  attend 
que  son  tour  soit  venu  d'obtenir  du  Sauveur  cette  marque  touchante 
de  son  affection  pour  les  siens.  Judas  reparaît  encore  dans  le  tableau 
de  la  Cène.  L'artiste  l'a  représenté  en  lutte  avec  sa  conscience.  Son 
visage  est  contracté;  ses  épaules  fléchissent;  l'œil  est  voilé;  mais 
sans  qu'il  y  prît  garde,  le  pied  du  traître  a  déjà  glissé  du  lit  sur  lequel 
il  est  assis  ;  la  soif  du  lucre  l'emporte  :  Judas  va  quitter  la  salle  du 
banquet  pour  consommer  son  crime.  Et  pendant  ce  temps,  faisant 
opposition  à  l'image  déprimée  d'Iscariote,  le   Christ,    saint   Pierre   et 


440  L'ARTISTE 

saint  Jean,  placés  à  l'extrémité  supérieure  de  la  table,  forment  un 
groupe  superbe  d'inspiration,  d'humilité,  d'amour,  où  la  cadence 
des  lignes  ajoute  encore  à  la  justesse  et  à  la  majesté  de  l'expression. 
Le  Sauveur  est  au  jardin  des  Oliviers.  Ses  disciples  se  sont  endor- 
mis. Seul  il  veille.  Et  voilà  que  des  anges  lui  apportent  un  calice  et 
une  croix,  c'est-à-dire  l'emblème  et  la  réalité  du  suppliceque  va  subir 
le  Christ  pour  la  race  humaine.  Mais  Jésus  s'est  redressé,  les  disciples 
sont  debout,  voici  des  hommes  d'armes  ;  guidés  par  le  traître,  à  la 
lueur  des  torches,  ils  s'approchent  de  Jésus,  et  Judas,  les  bras  ouverts, 
donne  à  son  Maître  le  baiser  menteur.  Les  soldats  déroulent  les 
cordes  solides  à  l'aide  desquelles  ils  vont  s'assurer  de  Jésus-,  c'est  la 
mêlée;  un  apôtre  a  dégainé,  il  va  blesser  un  homme  tombé  à  terre. 

Le  panneau  sur  lequel  est  rappelé  YEcce  Homo  est  admirablement 
composé.  D'un  côté,  Pilate,  Jésus  et  un  garde  sur  une  estrade;  aux 
pieds  de  Pilate,  une  jeune  mère,  l'œil  ardent,  les  lèvres  tendues  et 
méchantes;  au  fond,  la  tribune  du  prétoire,  au-dessus  de  laquelle 
apparaissent  les  faces  patibulaires  delà  foule  hostile  et  houleuse. 

Jésus  porte  sa  croix;  ses  forces  l'ont  trahi;  les  gardes  commandent 
à  Simon  le  Cyrénéen  de  venir  en  aide  au  condamné.  Le  sacrifice  est 
consommé;  le  Christ  est  crucifié  ;  les  gardes  redescendent  au  pas  de 
leurs  montures  les  pentes  du  Calvaire;  la  Vierge,  saint  Jean,  la 
Madeleine,  une  sainte  femme,  ont  été  les  seuls  témoins  de  l'agonie  du 
Sauveur. 

La  Descente  de  croix  vaut  un  tableau  de  maître  ;  la  composition,  le 
style  font  le  plus  grand  honneur  à  l'artiste  qui  a  sculpté  cette  scène. 
La  Mise  au  tombeau  est  moins  heureuse.  Par  contre,  la  Résurrection, 
le  Repas  avec  les  disciples  d'Emmaiis,  la  Descente  du  Saint-Esprit 
dans  le  cénacle,  où  se  trouvent  assemblés  les  disciples  et  la  Vierge, 
sont  autant  de  pages,  sinon  sans  lacunes,  tout  au  moins  fort  origina- 
les et  renfermant  de  belles  parties. 

Une  observation  générale  que  nous  ne  pouvons  taire  doit  être  faite 
au  sujet  de  la  maturité,  parfois  de  la  vieillesse,  des  personnages.  Le 
ciseau  robuste  du  sculpteur  s'est  plu  à  l'interprétation  des  visages 
aux  accents  un  peu  rudes.  On  peut  le  regretter.  Il  y  aurait  eu  plus  de 
charme  dans  un  certain  nombre  de  tableaux,  si  l'artiste  avait  pris 
garde  aune  tendance  inconsciente  de  son  esprit  et  de  sa  main.  Il 
convient  toutefois  d'ajouter  que  plusieurs  scènes  font  exception  dans 


LES    SCULPTURES    DE   J.    DU    GOULLON  441 

l'ensemble,  au  sujet  des  types  trop  accusés,  trop  durs,  et,  partant, 
légèrement  de'pourvus  de  noblesse.  Le  Christ  au  Jardin  Jésus  assisté, 
par  Simon  le  Cyrênéen  et  la  Descente  Je  croix  sont  des  tableaux  qui 
échappent  aux  restrictions  que  nous  venons  de  formuler.  Dans  ces 
divers  panneaux,  le  sculpteur  a  traité  le  bois  avec  un  doigt  souple  et 
léger,  habile  à  tracer  de  fins  profils.  Au  surplus,  n'exagérons  pas  la 
critique.  Deux  planches  de  ce  recueil  permettent  au  lecteur  de  juger 
delà  richesse  d'un  panneau  complet,  et  d'apprécier  l'harmonie  de  la 
décoration  générale  de  la  chapelle  par  le  rapprochement  de  ces  vingt- 
trois  panneaux  si  remarquables  et  si  précieux.  Nous  serions  désavoué 
si  nous  inisistions  imprudemment  sur  quelques  détails. 

L'ensemble,  l'aspect  général,  priment  toute  autre  question  :  or, 
l'ensemble  est  vraiment  remarquable,  l'aspect  est  d'un  grand  effet. 

D'ailleurs,  nous  ne  pouvons  l'oublier,  ce  ne  sont  point  des  éloges 
qu'on  attend  de  nous,  mais  bien  l'historique  des  sculptures  du  grand 
séminaire.  Si  long  qu'ait  été  le  détour  oratoire  dont  nous  venons 
d'user,  nous  voici  revenu  à  notre  point  de  départ  :  il  faut  s'exécuter. 
Si  encore  nous  avions  la  ressource  de  nous  tirer  d'embarras  à  la  façon 
du  sage  de  Bagdad!  Si  un  aphorisme,  sous  notre  plume,  pouvait  tenir 
lieu  d'une  démonstration  !  A  la  bonne  heure  !  .Mais  on  ne  croit  plus 
aux  sages,  en  cette  fin  de  siècle.  Les  sages  parlent  trop  peu,  et  dùt-on 
perdre  ses  paroles,  on  ne  compte  guère,  en  ce  temps-ci,  pour  quel- 
que chose,  que  dans  la  mesure  où  l'on  occupe  ses  contemporains 
par  de  longs  discours  ! 

Ce  n'est  pas  que  le  sujet  sur  lequel  on  nous  demande  d'écrire  nous 
soit  absolument  étranger,  mais,  situation  cruelle  autant  que  dange- 
reuse, nous  allons  peut-être  heurter  des  opinions  reçues. 

III 

Une  tradition  veut  que  les  dossiers  des  stalles  du  grand  séminaire 
aient  été  sculptés  pour  la 'chapelle  de  Versailles,  par  du  Goullon, 
d'après  les  dessins  de  Le  Brun.  Deux  des  médaillons  de  ces  stalles 
auraient  déplu  à  Louis  XIV,  qui  aurait  fait  don  de  toutes  les 
sculptures  à  son  premier  aumônier,  M?r  de  Coislin,  évèque  d'Orléans. 
Ce  prélat,  dont  Saint-Simon, peu  suspect  de  bienveillance,  loue  en  maint 
endroit  la  charité,  le  zèle,  la  piété,  les  mœurs,  aurait  fait  transporter 
dans  son  diocèse  le  présent  du  roi,  qui  servit  à  la    décoration   de    la 


442  L'ARTISTE 

cathédrale  de  Sainte-Croix.  Enlevées  de  la  cathédrale  durant  la  Révo- 
lution, les  sculptures  de  du  Goullon  furent  placées,  en  ce  siècle,  dans 
la  chapelle  du  séminaire. 

Telle  est,  à  grands  traits,  l'histoire  des  œuvres  d'art  que  M.  Dubreuil 
rend  aujourd'hui  populaires.  MM.  Lottin,  de  Buzonnière,  René 
Biémont,  historiographes  Orléanais,  tiennent  tous,  à  quelques  varian- 
tes près,  le  même  langage  sur  le  point  qui  nous  occupe. 

Tout  d'abord,  deux  sculpteurs,  sinon  un  plus  grand  nombre,  ont 
porté  le  nom  de  du  Goullon.  L'un,  dont  le  prénom  ne  nous  est  pas 
connu,  a  travaillé  le  marbre.  lia  été  employé  dans  les  Bâtiments  du 
Roi.  Plusieurs  vases  des  jardins  de  Versailles  sont  signés  de  lui.  Cet 
artiste  meurt  en  1686  (1).  C'est  ce  du  Goullon  qui  a  été  le  collabora- 
teur de  Le  Brun. 

Le  second  du  Goullon  travaillera  le  bois.  Jules  est  son  prénom.  Lui 
aussi  est  occupé  dans  les  Bâtiments  du  Roi,  mais  seulement  vers  1698, 
et  il  ne  mourra  qu'en  i-3i  ou  1732.  C'est  ce  Jules  du  Goullon 
qui  doit  être  l'auteur  des  dossiers  des  stalles  du  grand  séminaire 
«  ainsi  qu'il  se  voit  dans  le  milieu  de  la  première  médaille  en  entrant 
parla  porte  du  Jubé  »,  comme  en  témoigne  Beauvais  de  Préaux, 
en  1778,  alors  que  les  stalles  décoraient  encore  la  cathédrale  de 
Sainte-Croix. 

Il  résulte  de  cet  exposé  que  Le  Brun,  mort  en  1690,  est  nécessaire- 
ment étranger  à  la  composition  de  ces  curieux  ouvrages,  qui  ne  furent 
exécutés  que  vers  1702  ou  1703. 

Du  Goullon  a-t-il  sculpté  ces  stalles  pour  la  chapelle  de  Versailles  ? 
LcsComptes  des  bâtiments  permettraient  d'en  douter.  C'est  seulement 
en  1709  que  notre  artiste  reçut  un  paiement  pour  des  sculptures  des- 
tinées à  la  chapelle  du  château.  Et  les  stalles  d'Orléans  étaient  la 
propriété  de  M^r  de  Coislin  dès  1704.  Durant  les  trois  premières 
années  du  siècle,  du  Goullon  décora  de  ses  sculptures  l'appartement 
de  M""-'  de  Maintenon  au  château  de  Marly  ;  on  le  vit  encore  sculpter 
la  porte  de  la  chapelle  de  Meudon,  mais  sa  présence  ne  fut  pas  jugée 
utile  à  Versailles. 

Ces  points  établis,  et  nous  ne  prétendons  pas  être  affirmatif  sur  la 
question  de  savoir  si  les  stalles  d'Orléans  n'ont  point,  en  dépit    du 

^i)  Voir  Comptes  des  Bâtiments,  cidit.  Guiffrey,  1,  II,  col.  i:83. 


LES  SCULPTURES  DE  J.  DU  GOULLON 


silence  des  documents,  été  destinées  à  la  chapelle  de  Versailles,  nous 
ne  pouvons  que  souscrire  au  témoignage  de  nos  devanciers.  Cepen- 
dant, avouons  que  nous  avons  lu  de  notre  mieux  les  Mémoires  de 
Saint-Simon  et  que  nous  n'avons  pas  découvert  la  mention  de  l'offre 
faite  par  Louis  XIV  à  M-1'  de  Coislin,des  stalles  du  grand  séminaire. 
.Mais,  outre  que  peut-être  nous  avons  mal  lu,  Saint-Simon  n'a  pas 
tout  dit.  Au  surplus,  il  ne  nous  déplairait  pas  que  Saint-Simon  n'eût 
point  tenu  le  langage  qu'on  lui  prête.  Ne  lui  fait-on  pas  dire  que 
levêque  d'Orléans  ne  fut  redevable  au  roi  de  posséder  les  stalles  que 
parce  motif  que  le  roi  ne  les  avait  pas  jugées  dignes  de  la  chapelle 
de  Versailles?  C'est  amoindrir  le  donateur,  diminuer  le  donataire  et 
déprécier  le  présent.  Quoi  donc!  Louis  XIV  tenait,  ce  semble,  en 
assez  haute  estime  le  grand  aumônier,  qu'il  avait  fait  cardinal,  pour 
ne  lui  point  offrir  une  chose  de  rebut.  Puis,  on  n'a  pas  songé  aux 
conditions  dans  lesquelles  s'exécutaient,  au  temps  de  Louis  XIV,  les 
travaux  de  peinture  et  de  sculpture  commandés  pour  le  compte  de  la 
Couronne.  C'était -le  croquis  initial,  la  composition  dessinée  qui, 
soumise  à  l'approbation  du  premier  peintre,  puis  du  ministre  chargé 
des  Bâtiments,  puis  du  roi  en  personne,  décidait  de  la  commande. 
Un  visa  favorable  avait-il  été  donné  sur  un  dessin,  l'œuvre  peinte  ou 
sculptée  recevait  sa  forme  définitive,  et  l'artiste  n'avait  pas  à  craindre 
que  la  composition,  une  fois  terminée,  fût  l'objet  d'un  refus. Lors  donc 
qu'on  nous  représente  Louis  XIV  mécontent  de  la  disposition  donnée 
à  deux  des  scènes  traitées  par  du  Goullon  et  s'opposant  à  ce  que  les 
les  stalles  prissent  place,  pour  ce  motif,  dans  la  chapelle  de  Versailles, 
on  se  trompe. 

Sans  être  dans  le  secret  du  cardinal  de  Coislin,  j'admettrai  plus 
volontiers  que  cette  Éminence,  ayant  pu  apprécier  à  Meudon,  à  Marly 
ou  à  Versailles,  le  talent  très  fin,  très  souple,  de  Jules  du  Goullon.  lui 
aura  commandé  les  stalles  que  nous  admirons  aujourd'hui  au  grand 
séminaire.  Observez,  je  vous  prie,  que  mon  hypothèse  n'a  rien  d'in- 
vraisemblable. L'évèque  d'Orléans,  écrit  Saint-Simon,  ne  bénéficia 
jamais  de  la  moindre  partie  des  revenus  attachés  à  son  siège  épiscopal. 
Il  les  employait  en  bonnes  œuvres.  Rien  ne  nous  défend  de  penser 
que  le  prélat  eut  un  jour  le  désir  d'enrichir  le  chœur  de  sa  cathédrale 
de  stalles  à  hauts  dossiers  sculptés  par  un  habile  praticien. 

Cependant,  la  légende  subsiste,  et  toute  légende  a  pour  base  un  fait 

lSSl)   L  ARTISTE    —   T.    Il  2<~) 


-m  L'ARTISTE 

historique.  D'où  vient  cette  tradition  que  Le  Brun  serait  l'auteur  des 
compositions  sculptées  par  Jules  du  Goullon  ?  La  cathédrale  d'Orléans 
possède  un  siège  épiscopal  de  grande  allure  offert  par  Louis  XIV  à 
M61  de  Coislin.  Une  stalle  avec  balustre,  que  l'on  croit  avoir  appar- 
tenu à  Mme  de  Maintenon,  visible  aujourd'hui  à  la  campagne  du 
grand  séminaire,  compléta  le  présent  du  roi.  Il  n'est  pas  permis  de 
voir  dans  le  siège  épiscopal  une  oeuvre  du  xvme  siècle.  Nous  som- 
mes en  présence  d'-un  travail  de  haut  style,  aux  colonnes  ornées,  au 
riche  baldaquin  dont  le  plein  cintre,  décoré  de  têtes  d'anges  sur  son 
pourtour,  est  dominé  par  deux  anges  soutenant  l'écu  fleurdelisé.  Un 
avant-corps,  très  richement  sculpté,  surmonté  d'une  balustrade,  limite 
les  gradins  du  trône.  Que  Le  Brun  ait  tracé  le  dessin  de  ce  meuble 
opulent,  nous  l'admettons  sans  peine.  Il  serait  aisé  de  citer,  dans 
l'œuvre  du  maître,  plusieurs  décorations  d'églises  dont  certains 
détails  se  rapprochent  des  ornements  du  siège  épiscopal  d'Orléans. 
Faut-il  admettre  que  les  sculptures  de  du  Goullon,  placées  d'a- 
bord dans  la  cathédrale,  à  proximité  d'une  œuvre  du  xvue  siè- 
cle offerte  par  Louis  XIV  à  Mgr  de  Coislin,  ont  causé  l'erreur  que 
nous  essayons  d'expliquer  ?  Le  fait  est  admissible.  Il  se  peut  qu'on 
ait  attribué  au  même  artiste  la  conception  de  travaux  très  divers, 
visiblement  produits  à  des  époques  différentes.  Le  siège  épiscopal  de 
la  cathédrale  ne  saurait  être  l'œuvre  de  Jules  du  Goullon,  et,  par 
contre,  ce  n'est  pas  Le  Brun  qui  a  dessiné  les  dossiers  des  stalles  du 
grand  séminaire. 

Jules  du  Goullon  fut  chargé,  vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  de 
sculpter  les  stalles  de  Notre-Dame  de  Paris.  Bon  nombre  d'historiens 
admettent  volontiers  que  l'artiste  ne  nous  a  guère  laissé  d'autres 
ouvrages.  Les  sculptures  des  stalles  du  grand  séminaire  d'Orléans 
s'ajoutent  à  l'œuvre  du  maître  et  nous  révèlent  ce  qu'il  était  en  mesure 
d'exécuter  au  début  du  xvme  siècle. 

Les  archives  de  l'évêché  nous  apprennent  que,  par  une  délibération 
de  1705,  le  chapitre  de  la  cathédrale  décida  que,  durant  la  pose  des 
stalles,  l'office  canonial  se  ferait  dans  la  chapelle  de  la  Sainte-Vierge. 
Par  une  délibération  de  l'année  suivante,  le  chapitre  régla  que  la 
rentrée  au  chœur  aurait  lieu  la  veille  de  la  Conception,  c'est-à-dire 
le  7  décembre   1706. 

En    1746,  le  chapitre  édicté   un  règlement  d'administration  inté- 


LES    SCULPTURES    DE   J.    DU   GOULLON  44D 

rieure.  L'un  des  articles  de  ce  règlement  porte  qu'il  demeure  interdit 
de  jamais  tendre  de  noir  le  chœur  de  la  cathédrale  afin  de  ne  pas 
gâter  les  stalles. 

On  n'a  pas  les  mêmes  attentions  en  1794.  La  démolition  immédiate 
des  murs  du  chœur  a  été  résolue  le  7  février.  On  enlève  rapidement 
les  boiseries  qui  demeureront  entassées,  d'abord  dans  l'une  des  cha- 
pelles de  la  cathédrale,  et,  plus  tard,  dans  les  greniers  de  l'évêché. 

En  1829,  lorsque  les  bâtiments  du  grand  séminaire  furent  rendus  à 
leur  première  destination,  ces  boiseries  furent  placées  dans  la  chapelle, 
et,  huit  ans  plus  tard,  en  1 837,  à  la  demande  de  M?r  Brumauld  de  Beau- 
regard,  le  ministre  des  cultes  autorisa  le  placement  définitif  des  stalles 
de  du  Goullon  où  elles  se  trouvaient  déposées.  C'est  du  moins  ce  qui 
résulte  des  documents  conservés  aux  archives  du  grand  séminaire,  et 
notamment  d'une  lettre  très  explicite  de  M.  Pagot,  architecte  du 
gouvernement,  datée  du  27  mars  1837. 

On  le  voit,  quelques  faits  précis,  quelques  dates  sont  indiscutables 
dans  l'histoire  des  précieuses  sculptures  reproduites  par  M.  Dubreuil. 
Mais  combien  d'hypothèses,  combien  de  contradictions  et  d'invrai- 
semblances exigeraient  une  discussion  serrée,  longue,  fastidieuse.  Un 
peu  de  lumière  et  beaucoup  d'ombre!  L'assurance  du  joaillier  de- 
Bagdad  ne  vaut  pas  la  réserve  du  sage.  Les  vrais  sages,  ce  sont 
M.  Dubreuil  et  M.  Herluison  qui  présentent  au  lecteur  les  pages 
impérissables,  lumineuses,  destinées  à  charmer  tous  les  regards, 
tandis  qu'ils  m'ont  demandé  de  m'astreindre  à  des  solutions  ardues, 
qui  ne  peuvent  intéresser  que  de  rares  esprits.  Ce  n'en  est  pas  moins 
un  grand  honneur  pour  moi  d'avoir  pu  m'associer  à  leur  œuvre  d'ar- 
tiste, de  bibliophile  et  de  Français. 

HENRY  JOUIN. 


L'EXPOSITION  ARTISTIQUE  D'ANGERS 


a  vraie  décentralisation  ne  consiste  pas  à  faire  de 
petites  sociétés  d'artistes  du  cru,  mais  à  créer  hors 
du  centre  quelque  chose  de  nouveau,  à  élargir  d'an- 
ciens cadres.  C'est  lace  qui  nous  intéresse  particu- 
lièrement dans  l'exposition  ouverte  à  Angers, 
le  9  novembre  dernier.  Voyez  plutôt  ce  que  dit  le 
règlement  :  «  Art.  2.'  —  L'Exposition  sera  divisée  en  deux  sections  : 
Beaux-Arts  et  Arts  industriels.  Art.  3.  -  La  section  des  Beaux-Arts 
comprendra  les  Peintures,  Dessins,  Aquarelles,  etc.,  Sculptures, 
Gravures,  Architecture.  Art.  4.  -  La  section  des  Arts  industriels 
comprendra  les  Photographies,  Vitraux,  Céramiques,  Emaux, 
Bronze  et  Fonte  d'art,  Broderies,  Fleurs  artificielles,  Meubles, 
Tissus  d'ameublement,  Tentures  décoratives.  »  Ce  qu'on  n'aurait 
certainement  pas  osé  proposer  pour  la  Salon  annuel  de  Paris,  se  trouve 
réalisé  sans  efforts  à  Angers. 

Toute  fondation  nouvelle  permet  ainsi  d'éliminer  certains  éléments 
de  routine.  Il  est  vrai  que  Paris  les  a  éliminés  en  fait,  quand  il  a  conçu 
l'idée  de  musées  et  d'expositions  d'art  décoratif;  et  d'ailleurs,  quel 
emplacement  suffirait  chez  nous,  s'il  fallait  adjoindre  aux  œuvres  d'art 
pur,  mêmeavec  le  choix  le  plus  sévère,  la  masse  énorme  des  ouvrages 


L'EXPOSITION    ARTISTIQUE  D'ANGERS  447 

d'art  décoratif  que  produit  une  ville  de  trois  millions  d'âmes,  la  ville 
du  monde,  par-dessus  le  marché,  où  ces  œuvres-là  abondent  le  plus! 
Quoi  qu'il  en  soit,  le. programme  de  l'exposition  d'Angers  est  excel- 
lent. Il  a  été  élaboré  par  la  Société  des  Amis  des  arts,  qui  vient  à 
peine  denaître,  ayant  été  autorisée  par  arrêté  préfectoral  du  2  septem- 
bre 1887,  et  qui  a  les  meilleures  chances  de  longue  vie  et  de  succès. 
Subventionnée  par  le  Conseil  général  de  Maine-et-Loire,  ce  qui  est 
bien  quelque  chose,  elle  compte  déjà  plus  de  quatre  cents  membres 
fondateurs  et  titulaires. 

Nous  ne  pouvons  pas  citer  tout  ce  qu'il  y  a  d'intéressant  dans  cette 
première  exposition,  plus  riche  qu'on  n'aurait  pu  s'y  attendre  pour 
un  début.  Voici  le  résumé  de  quelques  notes  prises  en  marge  du  cata- 
logue :  M1Ie  Arosa  nous  montre,  dans  Sous  bois,  un  frais  paysage 
«  étoffé  »  d'une  nymphe  assez  élégante.  Le  Laivn -Tennis  de  M.  Paul 
Audra  est  le  portrait  presque  en  pied  d'une  jeune  fille  en  béret,  prête 
a  lancer  la  balle.  Elle  gagnera  la  partie,  car  elle  est  solide  et  bien 
construite;  —  nous  parlons  de  la  peinture.  Bien  modelée  aussi  la  tète 
de  jeune  fille  dans  le  tableau  de  M.  Bellet  :  Par  la  fenêtre.  M.  Henri 
Biva  met  sur  un  tapis  vert  des  Pommes  très  savoureuses  d'exécution. 
Voici  une  esquisse  très  remarquable,  intitulée  Cour  d'assises,  par 
M.  Brunclair.  C'est  presque  une  pochade,  et  tout  y  est:  la  lumière 
ambiante  d'abord,  les  physionomies  des  juges,  de  l'accusée  et  des 
gendarmes,  celles  des  témoins  et  de  la  foule.  L'artiste  n'a  qu'à  repren- 
dre ce  sujet  en  plus  grand  pour  obtenir  au  Salon  un  succès  mérité. 
M.  Achille  Cesbron  est  un  Angevin  naturalisé  Parisien  par  de  longs 
succès;  les  chrysanthèmes  qui  entourent  la  bière  d'une  jeune  fille, 
a  parfum  de  fleur,  elle  s'est  exhalée  »,  sont  une  ravissante  nature 
morte,  pleine  de  poésie  et  de  charme;  quanta  des  Pommes  de  terre  en 
robe  de  chambre,  Chardin  les  aurait  sans  doute  vues  plus  largement 
dans  le  modelé,  mais  il  est  difficile  de  rendre  avec  plus  de  justesse  le 
ton  gris  de  la  peau  et  le  ton  légèrement  soufré  de  la  pulpe  inté- 
rieure qui  a  crevé  l'enveloppe;  c'est  le  cas,  ou  jamais,  de  dire  qu'on 
en  mangerait.  Les  Enfants  de  chœur  de  M.  Carpentier  sont  dans  la 
bonne  voie  :  la  peinture  en  est  légère  et  blonde,  ce  qui  ne  l'empêche 
pas  d'être  assez  solide  ;  c'est  encore  un  régal  que  la  Poule  au  pot  de 
M.  Eugène  Claude.  Une  poularde  plumée,  une  lampe  de  cuivre,  un  pot 
de  terre  vernissée,  voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour  se  montrer  dessina- 


448  L'ARTISTE 

teur  et  peintre.  Dans  les  Cerises  de  M.  Cormeray,  un  esprit  chagrin 
pourrait  trouver  à  blâmer  les  verdures  du  fond  un  peu  cahotées 
de  valeurs  et  pas  très  justes  de  ton;  mais  la  fillette  de  grandeur  natu- 
relle, qui  salue  ironiquement  un  épouvantait  à  moineaux,  est  remar- 
quablement étudiée  dans  la  lumière.  Il  faut  citer  en  courant  :  un  joli 
Panier  de  roses  deMIle  Faux;  deux  petits  Intérieurs  pleins  de  lumière, 
de  Mlu  Fanny  Fleury;  un  Ange  gardien,  maniéré,  mais  très  habile, 
de  M.  G.  Ferrier.  La  Dernière  communion  de  M.  Fournier  est  un  des 
clous  de  l'exposition  :  la  femme  morte  sur  un  lit,  éclairée  par  deux 
cierges,  le  curé,  dont  la  tête  d'un  beau  caractère  se  détache  sur  une 
lucarne,  donnent  une  impression  profonde  de  vérité  et  d'har- 
monie. Dans  les  autres  figures  et  accessoires,  l'artiste  emploie  des  gris 
de  qualité  un  peu  trop  égale  et  même  ça  et  là  un  peu  lourde  :  il  est 
permis  de  n'être  pas  impressionniste;  mais  sans  aller  jusque-là,  on 
pourrait  faire  vibrer  ses  gris  en  y  laissant  deviner  les  couleurs  com- 
posantes; cette  remarque  n'enlève  rien,  d'ailleurs,  à  notre  vive  sym- 
pathie pour  une  œuvre  sincère  et  émouvante.  Il  y  a  vraiment  du  bon 
dans  la  peinture  soignée,  serrée,  un  peu  trop  froide,  de  M.  Pomey  {Le 
Café  et  Inflexible).  L'artiste  ne  pourrait-il  pas  mettre  un  peu  plus  de 
diable-au-corps  dans  son  exécution  ?  M'ie  Guyon  se  montre  une  bonne 
élève  de  Stevens  dans  sa  figure  de  femme  assise  Dans  la  foret.  A 
signaler  deux  intéressants  portraits  de  M"e  Hildebrand,  surtout  celui, 
—  bien  dessiné  et  d'une  jolie  couleur,  —  de  M.  de  R.  ;  ainsi  qu'un 
petit  portrait  sérieux  et  fin  de  M.  Lebasque.  Un  peu  trop  de  fini 
dans  les  Barques  échouées  de  M.  Ravanne;  mais  le  ciel  et  l'eau  sont 
très  légèrement  faits  et  d'un  ton  distingué.  La  Petite  Berceuse  et  les 
Ramasseurs  de  bois  de  M.  G.  Renault  montrent  un  jeune  artiste  qui  a 
le  courage  de  chercher  les  qualités  essentielles,  dessin,  lumière,  plutôt 
que  l'habileté  de  l'exécution  ;  c'est  le  rebours  du  cours  ordinaire  des 
choses,  mais  c'est  le  vrai  moyen  d'aller  loin. 

M.  Roll  n'a  pas  dédaigné  de  participer  à  une  exposition  de  pro- 
vince, lui  qui  tient  la  tête  de  la  jeune  école.  Il  a  eu  le  bon  goût 
d'envoyer,  non  pas  une  de  ses  rognures  d'atelier,  mais  une  œuvre 
dont  il  peut  être  fier,  très  supérieure  même  par  le  sentiment  de 
nature  à  certains  pastels  exposés  à  Paris  chez  Georges  Petit.  Son 
pavsage  intitulé  Dans  les  sapins  rend  à  merveille  la  valeur  franche, 
à  la  fois    puissante  et  légère,  des  feuillages  de   sapins  sur   un  ciel 


L'EXPOSITION    ARTISTIQUE  D'ANGERS  440 


brouillé.  Les  rayons  du  soleil  tombent  obliquement,  à  travers  les 
arbres,  sur  les  fouillis  d'herbes  folles  d'une  vaste  clairière;  tout  cela, 
ciel  gris  et  bleu,  feuillages  d'un  vert  neutre,  herbes,  aux  tons  chan- 
geants, forme  une  harmonie  un  peu  agitée,  mais  riche  et,  en  somme, 
assez  simple-,  or,  n'oublions  pas  que  la  simplicité,  l'unité,  est  le  secret 
des  bons  ouvrages  dans  l'art. 

M.  Paul  Roux  a  mis  un  peu  de  Harpignies.  et  il  a  bien  fait,  dans 
sa  vue  du  Rodj-  près  Brest.  Il  aime  les  tonalités  blondes  et  lumi- 
neuses. Qu'il  élimine  encore  quelques  détails  secondaires,  qu'il  accen- 
tue au  contraire  les  détails  principaux  :  ce  n'est  qu'un  dernier  pas  à 
faire  pour  arriver  au  très  bon.  La  Marc  de  M.  Paul  Sain  est  bordée 
d'arbres  très  bien  dessinés.  Il  n'y  faudrait  qu'un  peu  plus  de  vibra- 
tion dans  la  couleur.  En  revanche  il  en  faudrait  un  peu  moins  dans 
l'intéressant  Vieux  Pilote  de  M.  Tessier,  dont  les  tons  papillotent  un 
peu.  L'unité  des  tons  est  dans  la  couleur  ce  que  le  style  est  dans  la 
ligne.  Un  amical  «  bonjour  »  au  Moine  nerveusement  peint  de 
M.  Valadon.  M.  Pierre  Vautier  avec  sa  Patache  de  la  douane  près  du 
pont  National,  nous  a  fait  penser  un  peu  à  Lépine  :  ce  n'est  pas  du 
tout  un  mauvais  compliment  que  nous  voulons  lui  faire.  La  Rivière 
dans  un  village,  avec  son  vieux  pont,  est  un  Veyrassat,  c'est  tout  dire. 
Veyrassat  a  trouvé  sa  note,  il  la  garde,  —  parfois  un  peu  plus 
brillante,  parfois  un  peu  plus  lourde.  —  Un  coup  d'œil  aux 
Pêches  et  raisins  de  M"e  Villebeysex,  bien  arrangées  et  d'un  aspect 
agréable,  et  passons  à  l'aquarelle  et  au  pastel.  Nous  trouverions  ici 
largement  de  quoi  louer,  notamment  dans  les  fleurs.  Mais  il  faut  se 
borner.  M.  Berthelon  a  «  de  la  patte  »  dans  sa  très  habile  aquarelle 
Le  Tréporl.  Il  sait  distribuer  les  valeurs  par  masses  bien  franches. 
M.  Bernard-Louis  Borione  est  sorti  de  Meissonier  en  passant  par 
les  tout  petits  maîtres,  Plassans,  etc.  Il  sait  friper  un  costume 
de  seigneur  du  xvne  siècle,  retrousser  le  nez  d'une  soubrette,  enve- 
lopper d'une  charmante  demi-teinte  les  joueurs  assis  devant  la 
table  d'écarté  dans  le  fond  d'une  Taverne  flamande.  Maîtresse  Poi- 
rier, par  M.  Élie  Cesbron,  est  un  très  grand  portrait  au  crayon  noir 
où  l'on  trouve  les  défauts  mais  aussi  les  qualités  d'un  bon  dessin  de 
graveur.  Holbein  aurait  mis  quelques  détails  de  moins.  M.  Charon  a 
pris  une  jeune  femme  aux  yeux  clairs,  il  l'a  priée  de  regarder  un  peu 
haut,  il  a  copié  simplement  et  sincèrement  ce  qu'il  voyait,  et  il  a  fait 


450  L'ARTISTE 

quelque  chose  de  tout  à  fait  remarquable,  qui  prouve  qu'il  pourra 
faire  un  jour  de  bons  tableaux  :  nous  n'entendons  pas  par  là  de 
grandes  compositions  bien  pondérées,  avec  un  sujet  bien  intéressant 
et  un  dessin  quelconque.  A  notre  avis,  les  qualités  primordiales, 
dessin,  modelé,  style,  doivent  primer  les  qualités  de  goût  et  d'imagi- 
nation. M.  Iwill  manque  un  peu  d'intensité  et  de  profondeur  :  mais 
il  voit  juste  et  fin,  témoin  les  deux  vues  de  Saint-  Vaast  et  de  Bruges, 
La  Prière  de  M.  Landelle  est  encore  une  tête  de  jeune  fille  aux  yeux 
levés  vers  le  ciel;  c'est  d'une  habileté,  d'une  délicatesse  extrême  : 
pourquoi  préféré-je  celle  de  M.  Charon,  qui  est  loin  d'être  aussi 
bien  faite  ?  C'est  peut-être  qu'ici  la  naïveté  même  est  une  pro- 
messe de  mieux,  tandis  que  dans  son  pastel,  M.  Landelle  a  atteint 
toute  la  perfection  qu'il  peut  atteindre.  M.  Mignon  est  déjà  d'une 
audace  de  main  presque  effrayante  pour  son  avenir.  Son  Croquis  est  une 
sépia  représentant  une  jeune  personne  debout,  bien  campée,  je  veux 
dire  très  naturellement  posée,  tenant  des  deux  mains  son  ombrelle 
fermée.  On  dirait  l'œuvre  d'un  homme  déjà  arrivé,  qui  a  enlevé  au 
bout  du  pinceau  une  esquisse  où  la  verve  n'exclut  pas  la  justesse  du 
mouvement  et  de  la  forme.  C'est  effrayant,  avons-nous  dit,  parce  que 
l'auteur  est  jeune.  Les  nations  et  les  individus  commencent  générale- 
ment parfaire  de  l'art  «  primitif  »,  c'est-à-dire  sincère  presque  jusqu'à 
l'excès.  C'est  le  bon  moyen.  Mais  peut-être  M.  Mignon  a-t-il  aussi 
commencé  par  là.  Il  fera  bien,  en  tout  cas,  de  s'y  retremper  de  temps 
en  temps.  M.  Nozal  est  impeccable  dans  ses  pastels.  Son  Etang  de 
Saint-Cuciifa  et  sa  Marine  à  Élretat  manquent  de  la  poésie  du 
mystère.  Ce  n'est  qu'un  reproche  négatif,  car  ils  ont  tout  le  reste.  Les 
deux  Intérieurs  de  Mme  la  comtesse  de  Terves  sont  charmants  et  lar- 
gement faits.  M"c  Turner  a  une  variété  de  procédés  bien  faits  pour 
intriguer.  Elle  expose  une  série  de  petites  marines  à  l'huile  exécutées, 
si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  «  de  chic  devant  la  nature  ».  C'est  très 
habile  et  très  lâché  à  la  fois.  Dans  cette  voie-là,  on  peut  arriver  au 
succès  devant  le  public  moyen,  mais  c'est  tout.  En  revanche,  voici 
une  étude  à  la  sanguine,  un  simple  dessin  fait  d'après  un  simple 
modèle  nu  :  eh  bien  !  c'est  très  remarquable  par  l'accent  d'un 
dessin  dont  la  justesse  aiguë  indique  un  œil  pénétrant  et  sincère  : 
voilà  le  bon  chemin. 
Aux    fleurs    maintenant.    Citons    quelques    noms    :    M"''  Alanic, 


L'EXPOSITION    ARTISTIQUE    D'ANGERS 


M.  Henri  Biva,  avec  ses  excellentes  Roses  de  Nice;  Mm"  Corne-Vé- 
tault  avec  ses  Roses  Irémières  richement  harmonieuses  ;  M™8  Cresty; 
.M"c  Dybrowska;  M.  Picou,  qui  a  fait  un  ensemble  très  décoratif  avec 
des  boules  de  neige  souplement  modelées  et  des  pavots  d'un  rouge 
éclatant;  M.  Flornoy,  qui  sait  faire  tourner  sous  le  regard  ses  Horten- 
sias bleus  dans  un  pot  de  faïence;  M.  Rivoire,  beaucoup  moins 
intime,  mais 'd'une  habileté  de  main  prestigieuse;  M:ic  Salard,  avec 
ses  Chrysanthèmes,  fleur  à  la  mode,  et  si  jolie  fleur. 

Les  graveurs  sont  peu  nombreux,  mais  ils  méritent  tous  d'être 
cités.  M.  Bellanger  a  reproduit  sur  bois,  avec  une  finesse  extrême,  le 
fronton  du  projet  de  monument  à  Victor  Hugo  par  le  sculpteur 
Dalou  ;  son  burin  a  trouvé  des  égratignements  particuliers  pour 
exprimer  l'aspect  d'un  fusain  de  Lhermitte,  le  Sabotier.  Connaissez- 
vous  la  «  gravure  d'or  »  ?  Si  nous  n'étions  pas  renseigné  par  le  cata- 
logue, nous  n'aurions  jamais  pensé  à  désigner  sous  ce  nom  une  Idylle 
de  MIle  Le  Doux,  qui  a  l'air  d'un  émail,  mais  qui  est,  en  tout  cas, 
ravissante.  Moins  aimables,  mais  d'un  plus  grand  art,  les  quatre 
eaux-fortes  de  M.  Léonfanti,  qui  ont  pour  caractère  la  franchise  et  la 
sobriété  des  vieux  maîtres,  à  un  degré  quelque  peu  moindre,  naturel- 
lement. Mlle  Poynot  manque  précisément  de  cette  sobriété,  mais  elle 
manie  l'eau-forte  avec  une  habileté  si  remarquable,  et  elle  réunit  tant 
de  qualités  diverses!  Sa  Palombella,  d'après  Henner,  et  sa  Paysan- 
nerie, d'après  Debat-Ponsan,  seraient  certainement  récompensées,  si 
l'article  14  du  règlement  de  l'exposition  d'Angers  n'avait  pas  dit 
expressément  :  «  Il  ne  sera  pas  décerné  de  récompenses  ». 

Pour  la  sculpture,  citons  vite  les  bustes  de  MM.  Belouin,  Macé, 
Saulo,  et  d'élégantes  courses  de  chevaux  par  M.  le  comte  de  Ruillé. 
Cela  fait,  il  faudra  mettre  hors  de  pair  un  petit  bronze  du  grand 
sculpteur  Rodin.  Pas  joli,  le  sujet  !  Une  vieille  femme  nue,  assise  sur 
un  rocher  ou  elle  s'appuie  de  la  main,  une  jambe  repliée,  la  tête  pro- 
fondément baissée.  Vous  devinez  les  sillons  et  les  crevasses  qui  par- 
courent ce  corps  raviné  commeun  terrain  sous  des  pluies  torrentielles, 
les  méplats  avachis  qui  remplacent  des  formes  peut-être  belles  jadis... 
Est-ce  l'âge  tout  seul,  n'est-ce  pas  aussi  la  misère  ou  la  douleur 
morale  qui  a  réduit  ce  corps  dans  un  pareil  état  ?  Quelle  a  été  l'idée 
de  l'artiste  en  choisissant  un  pareil  modèle  pour  le  plaisir  de  nos 
yeux  ?  On  nous  dit  que  ce  bronze  représente  l'une  des  figures  qui  se 


452  L'ARTISTE 

trouvent  au  seuil  des  portes  de  l'enfer.  S'il  en  est  ainsi,  le  côté  intel- 
lectuel de  cette  œuvre  étrange  gagnera  quelque  chose  en  logique  et  en 
clarté.  Mais  le  génie  de  l'artiste  est  déjà  là  tout  entier.  Que  l'on 
approuve  ou  que  l'on  blâme  le  choix  de  son  sujet,  il  est  impos- 
sible de  ne  pas  voir  derrière  ce  petit  bronze  un  grand  artiste  qui  sait 
pétrir  du  pouce  et  faire  jaillir  de  la  glaise,  quoi  :  la  vie,  élément 
essentiel  de  l'art;  la  vie  sous  une  forme  à  la  fois  générale  et  indivi- 
duelle. Le  bronze  de  M.  Rodin  nous  a  fait  penser  tout  de  suite  à 
Rembrandt,  qui,  dans  sa  peinture  comme  dans  ses  eaux-fortes,  savait 
si  bien  transfigurer  la  laideur  sans  lui  ôter  son  caractère,  ou  plutôt 
en  accentuant  ce  caractère,  et  produisait  ainsi  des  chefs-d'œuvre. 
Sans  aucun  doute,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  il  est  dans  la 
nature  de  nous  tous  de  préférer  un  type  merveilleux  tel  que 
celui  de  la  Vénus  de  Milo,  par  exemple;  mais  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  la  laideur  même,  vue  par  l'œil  d'un  artiste,  peut  servir  de 
prétexte  à  de  superbes  œuvres  d'art. 

Pour  l'architecture,  nous  avons  remarqué  un  élégant  projet  de 
monument  pour  la  mémoire  de  Grégoire  Bordillon,  bienfaiteur  de  la 
ville,  et  une  très  intéressante  restitution  du  superbe  château 
d'Angers  avec  ses  hautes  murailles  et  ses  nombreuses  tours,  tel  qu'il 
était  encore  au  xvc  siècle.  M.  Beignet,  architecte,  a  conçu,  etM.  Roche- 
reau,  serrurier  à  Angers,  a  exécuté  en  fer  forgé  une  fort  jolie  porte 
latérale  d'appui  de  communion.  Ce  travail  n'a  qu'un  défaut,  c'est 
d'être  parfait  comme  une  pièce  d'horlogerie.  Nos  anciens  batteurs  de 
fer  se  servaient  de  l'œil  plus  que  delà  règle  et  du  cordeau;  cela  donnait 
à  leur  œuvre  quelque  chose  d'ingénu  et  de  fort,  que  nous  avons  peine 
à  retrouver  aujourd'hui. 

La  reliure  est  un  art,  tout  le  monde  le  sait  ;  il  est  même  permis  de 
dire  que  cet  art  est  particulièrement  français.  M.  Ch.  Girard,  en  ce 
genre,  n'invente  pas,  mais  il  imite  avec  une  grande  habileté  les 
reliures  du  xvi°,  du  xvne  et  du  xvme  siècle. 

La  photographie  aussi  est  un  art,  quoique  de  bons  esprits  pensent 
le  contraire.  Il  ne  serait  pas  très  difficile  de  prouver  que  l'appareil 
photographique  est  un  outil  comme  le  pinceau,  et  que  les  meilleurs 
photographes  sont  ceux  qui  savent  choisir,  poser,  éclairer  leur 
modèle  selon  les  lois  de  l'art.  Ace  point  de  vue,  nous  croyons  pouvoir 
dire  que  M.  Fernand  Bertault  est  un  artiste. 


L'EXPOSITION    ARTISTIQUE    D'ANGERS 


Faut-il  pousser  jusqu'au  paradoxe  apparent  et  dire  qu'un  piano  est 
un  objet  d'art,  même  quand  il  n'est  pas  orné  de  sculptures  et  de 
peintures?  Au  Salon  et  peut-être  même  à  une  exposition  des  Arts  dé- 
coratifs de  Paris,  on  n'y  songerait  pas.  A  Angers,  on  a  eu  raison 
d'admettre  les  pianos,  non  comme  appartenant  aux  arts  du  dessin, 
mais  comme  tenant  d'aussi  près  que  possible  à  l'art  musical.  Un 
facteur  de  pianos  qui  a  trouvé  le  moyen  de  donner  la  largeur  de  son 
et  le  velouté  aux  notes  aiguës  des  gammes  supérieures  se  montre,  par 
là  même,  tout  à  fait  artiste.  Voilà  pourquoi  on  a  bien  fait  d'exposer 
parmi  les  œuvres  de  sculpture,  de  serrurerie  et  de  photographie,  un 
piano  de  M.  Lépicier. 

Nous  allions  poser  notre  signature  au  bas  de  ces  lignes,  lorsqu'aux 
addenda  du  catalogue  nous  avons  trouvé  une  œuvre  assez  impor- 
tante :  Le  lendemain deM.  Laurent  Desrousseaux.  C'est  sans  doute  le 
lendemain  d'une  tempête,  car  plusieurs  personnages,  debout  ou  à 
genoux,  entourent  un  cadavre  qui  a  dû  passer  la  nuit  dans  la  carcasse 
du  navire  échoué  où  il  se  trouve  en  ce  moment.  M.  Laurent 
Desrousseaux  est  un  habitué  des  Salons  de  Paris.  Il  est  habile,  il  voit 
assez  juste  les  tons,  les  valeurs  et  les  attitudes.  Un  peu  plus  de  sincé- 
rité et  d'émotion  devant  la  nature  ne  gâterait  rien  dans  cette  œuvre, 
qui  est  d'ailleurs  fort  intéressante  telle  quelle. 

Voilà  une  étude  plus  longue  que  celles  qu'on  accorde  généralement 
dans  les  journaux  de  Paris  aux  expositions  de  province.  Nous  ne 
croyons  pourtant  pas  avoir  signalé  uu  seul  ouvrage  dépourvu  de 
valeur,  et  peut-être  même  en  avons-nous  oublié  plus  d'un  qui  aurait 
mérité  d'être  mentionné.  C'est  dire  que  l'exposition  d'Angers  a 
débuté  d'une  façon  brillante. 

E.  D.-G. 


JULES     DUPRÉ 


(0 


ules  Di'pré  débuta  au  Salon  en 
r83i  ;  mais,  comme  nous  l'avons 
vu,  il  faisait  de  la  peinture  plu- 
sieurs anne'es  avant  cette  date. 
M.  Jules  Claretie,  qui  a  vécudans 
l'intimité  du  maître  et  s'est  sou- 
vent renseigné  près  de  lui,  parle 
d'un  tableau  antérieur  à  i83o;  il 
s'agit  d'une  œuvre  d'un  genre  par- 
ticulier :  «  Dupré,  le  grand  pein- 
tre des  chênes,  un  des  poètes  de  la  forêt,  a  pourtant  fait  des  études 
de  villes,  quelque  chose  comme  des  Canaletti,  genre  mis  à  la 
mode  depuis  quelques  années  par  les  peintres  de  la  «  modernité  ».  Il 
existe  de  lui  un  tableau  sur  châssis,  représentant  le  port  Saint-Nico- 
las, tout  peuplé  de  voitures,  de  marchandises,  de  paysans  débarquant 
des  légumes,  de  charrettes,  de  chevaux  et  même  de  poules.  Le  pont 


i    V.  l'Artiste  de  novembre    1889,  II.  364). 


JULES    DUPRE  455 


Ro}ral  apparaît.  A  droite  se  montrent  les  arbres  du  jardin  des  bains 
Vigier,  des  peupliers  et  des  ormes.  Effet  gris,  gai,  grouillant,  de  très 
jolies  touches  sur  les  voitures,  une  grande  habileté  de  main.  Il  y  a  là 
comme  une  recherche  de  Bonington  et  déjà  un  grand  progrès  sur 
Demarne,  Leprince;  mais  le  maître  s'y  tient  encore  dans  l'école  du 
passé;  joli  tableau  néanmoins,  il  date  d'avant  i83o  probablement.  » 
A  cette  époque  le  maître  n'est  pas  en  possession  complète  de  son  art,  il 
hésite,  il  en  est  encore  aux  hardiesses,  — ■  très  disciplinées  malgré  les 
apparences,  —  que  Bonington  avait  enseignées  à  ses  camarades  les 
romantiques  français.  Dupré,  gris,  Dupré  posant  de  très  jolies  tou- 
ches avec  une  très  grande  habileté  de  main,  c'est  le  Dupré  de  la  veille  ; 
il  nous  prépare  le  vrai  Dupré,  mais  quelle  distance  l'en  sépare 
encore  ! 

Sauf  pendant  les  premières  années  de  sa  carrière,  le  grand  paysa- 
giste n'exposa  que  rarement  au  Salon.  Il  produisit  beaucoup  pour- 
tant, mais  ses  tableaux,  le  plus  souvent  vendus  à  l'avance,  allaient 
enrichir  les  galeries  particulières,  aucun  bruit  ne  se  faisait  autour 
d'eux,  car  Dupré  avait  horreur  de  la  réclame.  Au  Salon  de  i83g  il 
parut  avec  un  tableau  dont  il  a  fréquemment  repris  le  thème,  sur 
lequel  il  a  exécuté  les  plus  charmantes  variations,  Animaux  passant 
un  gué  :  des  eaux  calmes,  quelques  grands  arbres,  un  troupeau  de 
vaches  passant  à  gué  ou  venues  pour  s'abreuver,  au  soleil  couchant. 
Ce  motif  reparaît  souvent  dans  son  oeuvre  sous  des  titres  divers  et 
avec  des  modifications  importantes. 

On  doit  placer  vers  1840  l'exécution  par  Jules  Dupré  des  Batailles 
de  Hondschoote  et  de  Wattignies,  dont  la  première  se  trouve  au 
musée  de  Lille.  Dupré  peintre  de  batailles,  voilà  qui  est  pour  sur- 
prendre au  premier  abord.  Un  jour  Eugène  Lami,  qui  avait  reçu  la 
commande  des  deux  batailles  dont  je  viens  de  dire  les  noms,  se  sou- 
vint que  Van  der  Meulen  et  Huismans  avaient  collaboré  ensemble  ;  il 
proposa  à  Jules  Dupré,  qui  accepta,  d'essayer,  suivant  cet  illustre 
exemple,  de  faire  à  eux  deux  les  tableaux  commandés.  Avec  sa  vail- 
lance habituelle  le  paysagiste,  se  mit  à  l'œuvre  avec  des  documents  que 
lui  fournit  son  confrère;  Hondschoote  fut  bientôt  complètement 
ébauché.  Ce  fut  alors  le  tour  d'Eugène  Lami  ;  mais  la  verve  endiablée 
de  l'artiste  se  trouva  comme  paralysée  tout  à  coup  :  les  tons  gris  atté- 
nués et  fins,   qu'il  trouvait  d'ordinaire  sur  sa  palette,  ne  pouvaient 


456  L'ARTISTE 

supporter  le  voisinage  des  vigueurs  de  coloration  du  maître  paysagiste. 
Après  plusieurs  essais  infructueux,  il  fallut  y  renoncer  :  ceci  avait  tué 
cela.  Lami  appela  à  son  aide  le  peintre  Godefroy,  qui  exécutait  les 
fonds  de  paysages  dans  les  tableaux  d'Horace  Vernet  ;  à  eux  deux  ils 
peignirent  un  Hondschoote  fort  convenable  et  un  Wattignies  auquel 
il  n'y  a  rien  à  dire.  On  peut  voir  les  deux  tableaux  au  musée  de  Ver- 
sailles. Godefroy  demanda  à  Lami,  pour  sa  rémunération,  la  vraie 
Bataille  de  Hondschoote  par  Dupré;  elle  figure  aujourd'hui  au  musée 
de  Lille,  qui  Ta  acquise  de  Godefroy  lui-même. 

Le  Salon  de  i852  fut  le  dernier  Salon  annuel  auquel  le  maître 
exposa.  Mais  il  était  représenté  par  de  nombreux  tableaux  à  une 
exposition  qui  eut  lieu,  en  1860,  au  boulevard  des  Italiens;  ses 
envois  étaient  :  le  Troupeau  de  bétail  traversant  un  gué,  le  Troupeau 
s'abreuvanl  dans  une  mare  au  pied  d'un  chêne,  un  Torrent  dans  la 
Creuse,  la  Chaumière  normande,  le  Chemin  traversant  un  bois  dans  les 
Landes,  la  Marc  au  soleil  couchant ,  la  Clairière,  et  le  Berger  condui- 
sant un  troupeau.  Voici  comment  s'exprimait  Théophile  Gautier  à 
propos  de  cette  exposition  :  «  Une  réputation  qui  jadis  jeta  un  vif 
éclat  et  qui  depuis  était  un  peu  rentrée  dans  l'ombre,  la  réputation  de 
Jules  Dupré,  dissipant  les  brouillards  interposés  entre  elle  et  le 
public,  rayonne  comme  une  aurore  enflammée  à  cette  exhibition  du 
boulevard  des  Italiens.  Non  par  frivole  bouderie,  mais  lassé  d'une 
lutte  corps  à  corps  avec  la  nature,  tout  jeune  encore,  le  grand  artiste 
qu'on  nomme  Jules  Dupré  s'était  retiré  de  l'arène.  Il  avait  voulu 
peindre  la  lumière,  faire  frissonner  l'eau,  courir  la  sève  dans  les 
feuillages,  et,  avec  des  audaces  et  des  efforts  de  Titan,  il  escaladait  les 
cieux  pour  rapporter  au  bout  de  son  pinceau  une  paillette  de  soleil. 
S'il  a  travaillé  depuis,  c'est  dans  son  atelier,  au  fond  des  grands  bois, 
et,  le  soir,  effaçant  sa  toile  ou  la  retournant  contre  le  mur  pour  ne  plus 
la  regarder.  Que  d'essais  réussis,  que  de  chefs-d'œuvre  perdus  par  cet 
inquiet  génie,  toujours  ivre  de  son  idéal,  toujours  mécontent  de  lui- 
même  !  »  C'était  là  la  véritable  raison  de  son  abstention  aux  Salons 
annuels  :  le  fier  artiste  fuyait  la  cohue  pour  trouver  le  recueille- 
ment. 

Je  ne  crois  pas  que  Jules  Dupré  se  soit  jamais  essayé  à  graver  à 
l'eau-forte,  mais  il  a  exécuté  pour  V Artiste  un  certain  nombre  de 
lithographies,  en   voici  la  nomenclature  :   Vue  prise  à  Alencon,   le 


JULES    DUPRE 


457 


Pacage  limousin,  Un  moulin  dans  la  Sologne,  Vue  prise  en  Nor- 
mandie, Vue  prise  dans  le  port  de  Plymouth,  Vue  prise  en  Angleterre 
(d'après  son  tableau  du  Salon  de  i83G),  Les  bords  de  la  Somme.  Ces 
lithographies  sont  exécutées  simplement  mais  avec  beaucoup  de 
largeur  et  une  belle  entente  de  l'effet.  La  plus  remarquable  de  toutes 
me  paraît  être  Le  Pacage  limousin,  les  noirs  en  sont  fort  beaux,  très 
intenses,  mais  non  opaques;  les  demi-teintes  légères  sont  employées 
avec  sobriété,  l'aspect  présente  une  énergie  dont  les  derniers  lithogra- 
phes nous  ont  malheureusement  déshabitués. 

CAMILLE  LEYMARIE. 


C^*  *e^?  «-Sa?-  yf»  -  . 


UNE  ÉDITION  NOUVELLE  DE  «  POLYEUCTE  » 


-, 

:  y  ^J\ 


Ifc*       $^ 


Pierre    Corneille 


Désireux  de  figurer  à  l'Exposition 
universelle  avec  une  œuvre  digne  de 
la  vieille  réputation  de  leur  maison, 
les  grands  éditeurs  de  Tours,  MM.  Al- 
fred Marne  et  fils,  ont  fixé  leur  choix 
sur  une  édition  de  Polyeucte,  et  ce 
choix  leur  a  été  dicté  par  les  tradi- 
tions même  de  leur  librairie  essentiel- 
lement catholique  et  classique.  Ces 
traditions,  au  surplus,  ne  se  bornent 
pas  là  :  l'art  et  le  goût,  qui  sont  de 
fondation  dans  la  maison,  ont  large- 
ment contribué  à  faire  de  ce  livre  un 
de  ceux  qui  ont  été  l'honneur  de  la 
librairie  française  à  l'Exposition  de 
1889.  Nul  ouvrage  n'a  été  plus  ad- 
miré, nul  ne  méritait  mieux  de  l'être. 
On  sait   quelles  admirables  publica- 


!■•'  songe  de  I  '  • 


Frises  dessinées  par  Léon  Leniept,  gravées  par  Léon  Rousseau,  pour  Polyeucte 
i  889  —  l'artiste  —  T.  11 


46o  L'ARTISTE 

tions  sont  les  belles  éditions  des  grands  classiques,  imprimées  par  la 
maison  Marne;  avec  quel  soin,  quelle  tenue,  et,  pour  tout  dire  en 
un  mot,  quel  style,  typographiquemcnt  parlant,  elle  sont  été  établies. 
Le  Polyeucte  qui  vient  d'être  mis  au  jour,  renchérit  encore  sur  celles- 
là  par  la  splendeur  du  format,  les  magnificences  de  l'illustration  et 
de  l'ornementation,  par  les  recherches  d'érudition  qui  y  ont  con- 
couru. 

Jamais  le  chef-d'œuvre  de  Corneille  n'avait  revêtu  une  forme  aussi 
magnifique,  telle  qu'on  la  souhaiterait  pour  tous  les  chefs-d'œuvre. 
Composé  avec  des  caractères  spécialement  fondus  pour  cette  édition, 
d'après  les  types  des  Didot  qui  firent  la  célébrité  des  éditions  du 
Louvre,  mais  avec  certaines  modifications  qui  ajoutent  à  leur  élégance, 
sans  en  altérer  la  belle  ordonnance,  le  texte  du  grand  Corneille  a  une 
ampleur  superbe,  qui,  à  la  lecture,  semble  en  accentuer  la  majesté. 
D'ailleurs,  par  un  scrupule  très  louable,  nulle  annotation  au  bas  des 
pages,  nul  renvoi  qui  en  vienne  amoindrir  la  pure  physionomie; 
les  notes  et  les  commentaires  ont  été  rejetés  à  la  fin  du  volume,  en 
des  appendices  spéciaux  où  sont  traitées  les  diverses  matières  qui  ont 
trait  à  l'œuvre  du  poète. 

L'illustration  comprend  un  portrait  de  Corneille  et  cinq  grandes 
compositions,  se  rapportant  à  chacun  des  actes  de  la  tragédie. 
M.  Albert  Maignan  a  été  chargé  par  les  éditeurs  de  dessiner  ces 
compositions.  Le  peintre  a  apporté  beaucoup  de  conscience  dans  cette 
tâche  extrêmement  ardue,  il  est  juste  d'en  convenir  ;  ce  n'est  assu- 
rément pas  chose  aisée  que  de  faire  vivre  pour  les  yeux  les  person- 
nages que  le  poète  a  créés  à  la  taille  de  son  génie;  et  si,  en  thèse 
générale,  toute  illustration  d'un  livre  est  fatalement  décevante  en  ce 
que  la  main  de  l'artiste  est  impuissante  à  réaliser  ce  que  l'imagi- 
nation individuelle  de  chaque  lecteur  a  rêvé,  combien  plus  illusoire 
nous  paraît  à  l'avance  le  succès  quand  il  s'agit  de  nous  représenter  les 
figures  surhumaines  des  héros  de  Polj-eucte,  qui  ne  vivent  que  par  les 
sentiments  les  plus  nobles,  les  passions  les  plus  sublimes  !  Où  trouver 
en  ce  temps  profondément  sceptique,  l'artiste  capable' —  tel  Delacroix 
pour  Shakespeare  ou  Eschyle  —  d'une  inspiration  assez  élevée  pour 
se  hausser  jusqu'au  génie  de  Corneille  et  l'interpréter  par  des  formes 
plastiques?  Loin  de  nous  la  pensée  de  faire  son  procès  à  M.  Maignan 
et  de  marquer  à  son  endroit  l'ombre  d'une   intention  désobligeante  ; 


UNE    EDITION   NOI  VELLE    DE    POLYEUCTE  4.1 


'■*>■;  i 


m> 


Atfelta  Duclos  (1670-1748),  d'après  un  portrait  de  Nattier 
appartenant  à  M.  Alexandre  Dumas. 


l'entreprise  e'tait  singulièrement  difficile,  c'est  déjà  un  honneur  de 
l'avoir  tentée.  Le  côté  dramatique  et  pittoresque  par  lequel  il  l'a 
abordée  lui  a   fourni  d'heureux  effets  ;    la  scène    du  quatrième  acte, 


462  L'ARTISTE 

dans  laquelle  il  a  groupe  Polyeucte  et  Pauline,  est  d'un  beau  sen- 
timent. MM.  Bracquemond,  Waltner,  Le  Coûteux  et  Boilvin, 
chargés  d'interpréter  à  l'eau-forte  les  compositions  de  M.  Maignan, 
les  ont  rendues  avec  une  rare  habileté.  La  gravure  du  portrait  de 
Corneille  avait  été  réservée  à  Ferdinand  Gaillard,  mais  la  mort  l'a 
empêché  de  terminer  son  œuvre,  et  c'est  à  M.  Burney,  un  de  ses 
élèves  les  plus  distingués,  qu'est  échu  ie  soin  de  l'achever;  il  s'en  est 
acquitté  tout  à  son  honneur. 

Dans  ce  bel  ouvrage,  un  des  éléments  qui  n'est  pas  le  moins  inté- 
ressant, c'est  l'ornementation  du  texte,  qui  comprend  les  frises,  les 
lettres  ornées  et  les  culs-de-lampe.  L'artiste  qui  a  traité  cette  partie 
s'\  est  montré  dessinateur  de  goût,  ingénieux  et  délicat.  Par  un  com- 
merce assidu  avec  les  documents  graphiques  du  dix-septième  siècle, 
M.  I.eniept  a  réussi  à  merveille  à  s'assimiler  très  exactement  le  style 
décoratif  du  temps,  sans  que  cette  fréquentation  ait  nui  en  rien  à  sa 
propre  originalité.  Dans  quelques  vignettes  reproduites  ici  d'après 
l'ouvrage  publié  par  la  librairie  Marne,  le  lecteur  ne  manquera  pas 
d'apprécierles  charmantes  qualités  de  décorateur  dont  il  a  fait  preuve, 
secondé  en  cela  par  un  graveur  de  mérite.  M.  Léon  Rousseau,  dont 
l'éducation  technique  a  été  faite  à  la  maison  de  Tours 

Après  ce  rapide  aperçu  de  l'aspect  artistique,  si  nous  considérons 
le  coté  critique  et  historique  de  la  publication,  nous  devons  men- 
tionner d'abord  l'introduction  écrite  par  M.  Léon  Gautier,  de  l'Ins- 
titut. Cette  étude  emprunte  à  la  compétence  que  l'auteur  a  acquise  en 
matière  d'érudition  littéraire,  une  autorité  toute  spéciale;  elle  précise 
le  caractère  des  personnages  et  fait  justice  des  objections  qui,  depuis 
l'origine,  ont  été  rééditées  contre  la  tragédie  chrétienne  de  Corneille. 
Au  reproche  de  «  fanatisme  »  qu'on  a  tant  de  fois  renouvelé  contre  le 
personnage  de  Polyeucte,  M.  Gautier  oppose  un  fier  argument,  qui  est 
aussi  d'une  profonde  justesse,  c'est  que  les  actes  héroïques,  un  peu 
fous  même,  sont  utiles  au  développement  de  toute  vie  religieuse  et 
sociale.  «  En  somme,  ajoute-t-il,  on  voudrait  un  Polyeucte  «  juste 
«milieu  »  ;  mais  j'ose  me  demander,  non  sans  quelque  hésitation,  ce 
que  serait  devenue  l'humanité  si  elle  n'avait  jamais  été  que  «  juste 
><  milieu  ».  Une  telle  modération  lui  aurait  sans  doute  épargné  bien  des 
crimes,  mais  elle  l'aurait,  je  pense,  rendue  incapable  de  certaines 
grandeurs  sans  lesquelles  ce  monde  ne  saurait  vivre.  »  Ne  faudrait-il 


Portrait  de    Rachel 


464  L'ARTISTE 

pas  renoncer  à  comprendre  cette  œuvre   sublime  si  on    la  jugeait  en 
dehors  du  sentiment  chrétien  ? 

Sous  le  titre  d'Eclaircissements  sont  groupés,  à  la  fin  du  volume, 
les  commentaires  qui  ont  pour  objet  l'étude  des  origines  de  Polyeucte 
dans  la  légende  et  dans  l'histoire;  des  recherches  sur  les  procès  des 
martyrs,  aux  premiers  temps  du  christianisme;  enfin  l'histoire  de 
l'œuvre  au  théâtre  et  les  jugements  de  la  critique.  Sur  ces  divers 
sujets  les  renseignements  sont  présentés  avec  l'érudition  la  plus  com- 
plète et  s'appuient  sur  d'intéressants  documents  ;  parmi  ces  derniers 
nous  citerons  les  reproductions  de  peintures,  sculptures  et  autres 
monuments  relatifs  à  l'histoire  des  martyrs,  qui  accompagnent  la 
notice  de  AI.  Paul  Allard.  L'interprétation  du  drame  de  Corneille,  les 
costumes,  les  décors,  la  mise  en  scène  ont  fourni  à  MM.  Léon  Le 
Grand  et  Edouard  Garnierla  matière  de  deux  curieux  chapitres  sur  le 
théâtre  en  France.  Entre  bien  d'autres  particularités,  il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  retenir  que  le  rôle  de  Polyeucte  avait  toujours  été,  jusque 
vers  le  milieu  de  ce  siècle,  délaissé  ou  dédaigné  par  les  grands  tra- 
gédiens, qui  le  considéraient  comme  secondaire  et  indigne  de  leur 
talent,  l'abandonnant  aux  débutants  ou  aux  comédiens  de  deuxième 
ordre  ;  leurs  préférences  étaient  pour  le  rôle  de  Sévère,  beaucoup  plus 
noble  à  leur  yeux.  C'est  Beauvallet  qui,  le  premier,  remit  en  honneur 
et  en  sa  vraie  place  le  personnage  de  Polyeucte.  La  Champmeslé, 
M110  Duclos,  Mlle  Gautier,  Adrienne  Lecouvreur,  la  Clairon,  Rachel, 
pour  ne  citer  que  les  plus  célèbres,  ont  interprété  le  rôle  de 
Pauline.  A  propos  de  Rachel,  Jules  Janin  a  écrit  :  «  Elle  était  surtout 
la  Pauline  de  Corneille,  en  tout  ce  quatrième  acte  admirable  et  rempli 
des  émotions  les  plus  touchantes.  Et  comme  elle  disait  jusqu'aux  nues 
ce  grand  cri  : 


Je  sais,  je  vois,  je  crois,  je  suis  désabusée  ! 

«  En  ce  moment  solennel  tout  brillait,  tout  parlait,  tout  brûlait 
dans  cette  personne  héroïque.  Elle  avait  dix  coudées,  elle  était  immor- 
telle. »  Les  noms  des  principaux  comédiens  dont  la  critique  ait 
conservé  le  souvenir  pour  la  supériorité  avec  laquelle  ils  ont  joué  le 
rôle  de  Sévère,  sont  ceux  de  Baron,  de  Lekain  et  de  Talma.  Dans 
les  notices  dont  nous  parlons,  les  détails  abondent  sur  le  jeu  de  tous 
cas  acteurs,  sur  leur  façon    de  comprendre  leurs  rôles,  sur  leurs  cos- 


■m 


Frontispice  dt  la   première  édition  de  Polyeucte    i"| 3 


L'ARTISTE 


tûmes.  Il  est  plaisant  de  constater  aujourd'hui,  sur  ce  dernier  point, 
combien  peu  de  souci  on  eut.  au  théâtre,  de  la  vérité  historique,  au 
dix-septième  et  au  dix-huitième  siècle,  en  voyant  le  ridicule  des  cos- 
tumes alors  en  usage  dans  la  tragédie,  et  dont  le  frontispice  de  l'édi- 
tion originale  reproduit  ici,  d'après  le  livre  publié  parla  librairie  Marne, 
donne  une  idée  fort  exacte. 

Une  bibliographie  de  Polyeucte,  faile  avec  le  soin  le  plus  mi- 
nutieux, termine  cette  incomparable  édition,  pour  laquelle,  on  le  voit, 
rien  n'a  été  négligé  de  ce  qui  pouvait  la  rendre  instructive  et 
attrayante,  documentaire  et  artistique.  Il  serait  difficile  de  dire  quel 
concours  d'efforts  multiples  et  de  talents  divers  il  a  fallu  pour  réaliser 
ce  magnifique  ouvrage,  et  quelle  admirable  entente  de  l'art  typogra- 
phique pour  les  coordonner  dans  cette  belle  harmonie  qui  reste  le 
secret  des  publications  sorties  de  la  grande  librairie  de  Tours. 

PIERRE  DAX 


L'ARTISTE 


Ll 


LE  JOUEUR  DE  BASSE 


I.ASCRETI 


Bi'.ï  cheveux  boucles  et  poudrés  de  frais, 
Bsll   Coquet  et  charmant  sous  l'habit  de  soie. 
L'artiste,    le  cœur  plein  d'intime  joie, 
Berçant  son  loisir,  joue  a  sons  discrets. 

Or,  un  rossignol  s'est  pose  tout  près, 

Sur  un  églantier  dont  la  branche  ploie . 
Et,  n'osant  bouger  de  peur  qu'on  le  voie, 
Enflûtements  doux  semble  dire  :     Apres  :' 

Le  musicien  module  et  varie 

Un  thème  des  Sept  Douleurs  de  Marie. 

L'oratorio  du  vieux  Scarlatti. 

Mais  sans  s  attarder  aux  plaintes  dolentes, 
Il  s' égayé  et  perle  en  fins  staccati 
Un  air  de  ballet  des  Indes  galantes. 


THEODORE  MAURER. 


4GS  L'ARTISTE 


LA     PATINEUSE 


FfH  '  £c''e  fcrmc  ct  S!ir  'e'5  ^lcs 

f$M   Glaces  par  la  bise  hivernale, 
La  patineuse  matinale 
Dessine  ses  hardis  -ig^ags. 

Dans  la  moiteur  de  sa  pelisse 
Bravant  les  frimas  du  matin. 
Sur  l'arête  de  son  patin. 
Légère  et  rieuse,  elle  glisse. 

Le  petit  ne\  au  vent,  le  corps 
Cambré,  la  taille  provocante. 
Elle  est  la  mondaine  élégante 
Et  la  reine  de  tous  les  sports. 

Et  tandis  qu'alerte,  elle  passe. 
Souriante  à  tous  les  saluts. 
Les  cygnes,  qui  ne  nagent  plus. 
Envieux,  jalousent  sa  grâce. 

Elle  aime  l'hiver  rigoureux. 
Les  bals,  les  soupers,  les  premières. 
Et  sous  la  clarté  des  lumières. 
Les  diamants  jetant  leurs  feux. 

Mais  riaye\  crainte  qu'elle  oublie 
Celui  qui  sans  abri,  sans  pain. 
Souffrant  du  froid  et  de  la  faim. 
Lui  tend  la  main  et  la  supplie. 

Pour  ses  plaisirs  payant  rançon, 
Elle  sait,  du  bien  coutumière, 
Cacher  toujours  son  aumonière 
Dans  le  duvet  de  son  manchon. 


PAUL    FERRIER 


POESIES  469 


A   CELLE   QUI    N'EXISTE   PAS 

E39B&S  rivantes,  pour  Toi,  f 'ai  laissé  la  caresse. 
es!  Sans  espoir  d'accomplir  mon  rêve  et  mes  desseins 
Et  de  cueillir  les  fleurs  neigeuses  de  tes  seins, 
A  Toi  j'ai  réserve'  ma  moisson  de  tendresse. 

Des  vulgaires  amours  dédaignant  les  larcins, 
Sans  rien  te  demander  je  me  donne,  0  Maîtresse! 
Et  j'ai  dit  aux  désirs  de  ma  chaste  jeunesse  : 
Envolez-vous  vers  Elle  en  radieux  essaims. 

Quand  je  suis  heureux,  c'est  que  ta  lèvre  extatique, 
Meffleurant  d'un  baiser  douloureux  et  mystique, 
M'a  souri  doucement  ou  m'a  parlé  tout  bas; 

Et  sachant  que  mon  rêve  est  un  rêve  impossible, 
Mais  sûr  de  te  savoir  à  tous  inaccessible, 
Je  t'adore,  certain  que  Tu  n'existes  pas. 


CHEVALERIE 

adis,  au  temps  lointain  des  paladins  errants, 
La  cuirasse  d'airain  couvrait  un  cœur  fidèle, 
Et,  si  Dieu  conquérait  par  les  gestes  des  Francs, 
Eux  n'auraient  pas  compris  le  Paradis  sans  Elle; 

Car  votre  âme  rêvait,  ô  rudes  conquérants  ! 
Quand  vos  nefs  sur  la  mer  voguaient  à  tire  d'aile, 
Tout  autant  de  la  Dame  au  front  clair,  aux  yeux  francs, 
Que  d'Ascalon  la  blanche  ou  Byqxnce  la  belle. 

Moi,  c'est  devant  la  table  ou  je  penche  mon  front, 
Suivant  avec  effort  la  pensée  au  vol  prompt, 
Que  je  te  vois  passer  avec  ta  grâce  exquise. 

Mais  ces  divers  combats  veulent  le  même  cœur, 

Et  je  pourrai,  le  jour  où  je  serai  vainqueur, 

Comme  un  preux  d'autrefois,  dire  :  Je  t'ai  conquise  !... 


47» 


L  'A  R  TIS  TE 


LARME     D'ETOILE 

^gS'ai  réré  d'un  amour  doux,  et  tendre,  et  puissant, 
jsgj  Qui  me  verse  la  force  aux  heures  de  tristesse. 
Apaise  /nés  douleurs  avee  une  caresse 
Et  d'un  regard  mouillé  rafraîchisse  mon  sang. 

Jamais  je  n'ai  trouvé  l'idéale  maîtresse. 

Comme  un  brouillard  des  prés,  au  matin  blanchissant, 

Mon  rêve  s'est  enfui  de  mon  cœur  bondissant 

Et  V  aube  froide  et  rose  a  chassé  la  tendresse. 

Mais,  aux  lèvres  des  fleurs  j'ai  cueilli  des  murmures, 
Et  les  soupirs  d'amour  que  disent  les  ramures. 
Où  la  brise  du  soir  met  d'étranges  aveux: 

Et,  parfois,  j'ai  senti  tomber  du  ciel  sans  voile, 
Quand  les  vents  de  la  nuit  effleuraient  mes  cheveux. 
Dans  mon  cœur  solitaire  une  larme  d'étoile. 

LOUIS    FARGES. 


L'ARTISTE 


DE    TOLBIAC 
Fraôment  d  une  fresque  du  F: 


CHRONIQUE 


sa  débarrassé  tout  récemment,  des  échafaudages  qui  1rs 
dissimulaient  aux  regards  des  visiteurs,  les  peintures  que 
M.  Joseph  Blanc  vient  de  terminer,  aux  murs  du  Pan- 
théon. Le  sujet  qui  lui  avait  été  dévolu  dans  le  vaste 
projet  de  décoration  picturale  du  monument,  élabore  par 
le  marquis  de  Chennevières,  alors  directeur  des  Beaux-Arts,  était  em- 
prunté à  l'histoire  de  Clovis.  Ilcomprend  quatre  entre-colonnements,  dont 
trois  sont  occupés  par  le  Vœu  de  Claris  à  la  bataille  de  Tolbiac;  le  qua- 
trième est  rempli  par  un  épisode  distinct,  le  Baptême  de  Clovis. 

Dans  une  note  communiquée  à  M.  de  Chennevières  par  M.  Joseph 
Blanc  lui-même,  ce  dernier  a  indiqué  la  pensée  de  son  œuvre  au  moment 
où  il  l'a  conçue  et  telle  qu'il  l'a  exécutée  :  nous  ne  saurions  mieux  faire 
que  de  la  reproduire  ici  pour  en  donner  une  description  exacte,  a  laquelle 
l'artiste  a  très  scrupuleusement  conformé  l'exécution. 

«  Entre-colonnement  de  gauche  :  L'armée  ennemie  s'avance  au  galop 
des  chevaux  comme  une  immense  vague.  Le  roi  des  Allemands,  menacé 
par  l'archange  saint  Michel,  détourne  son  cheval  et  s'apprête  a  fuir:  dans 
les  airs  l'archangj  Raphaël  ou  Gabriel  tient  déployé  l'étendard  de  la  Croix 
dont  il  repousse  1»:;  lances  ennemies. 

a  Centre  :  Clovis,  qui  déjà  trois  fois  a  reculé,  pense  au  Dieu  dont  lui  a 
parlé  Clotilde;  il  lève  les  veux  au  ciel,  étend  les  bras  et  fait  vœu  de  se  faire 
chrétien,  si  seulement  il  sort  sain  et  sauf  de  cette  bataille.  Son  ri ls  Théo- 
doric,  désarçonné,  cherche  à  repousser  le  cheval  de  son  père;  mais  l'ani- 


472  L 'A  R  TIS  TE 

mal,  plein  encore  de  la  bataille,  recule  avec  peine.  Dans  le  ciel,  le  Christ 
entend  la  prière  et  d'une  main  entr'ouvre  les  nuages  pour  faire  place  à  l'ar- 
mée céleste;  de  l'autre,  il  indique  aux  anges  l'armée  ennemie  qu'ils  doi- 
vent mettre  en  fuite;  des  anges  sonnent  de  la  trompette,  un  autre  tire 
l'épée;  dans  les  nuages  quelques  autres  lancent  des  foudres.»  C'est  ce  frag- 
ment de  la  fresque  de  M.  Joseph  Blanc,  qui  est  reproduit  dans  la  gravure 
ci-contre. 

«  Entre-colonnement  de  droite  :  Sighebert,  roi  des  Ripuaires,  blessé  à  la 
jambe,  est  tiré  de  son  cheval  par  ses  compagnons  et  porté  à  l'écart.  Les 
soldats  fuient  dans  les  chariots  gardés  par  des  femmes  qui  les  repoussent. 
L'une  d'elles,  dans  son  désespoir,  jette  son  enfant  au  milieu  des  fuyards, 
préférant  le  voir  mort  que  vivre  fils  d'un  lâche;  un  autre  repousse  l'éten- 
dard gaulois  et  d'un  geste  indique  leurs  ennemis;  dans  le  ciel,  un  ange 
montre  Dieu  qui  vient  en  aide  aux  Franks  et  fait  prendre  courage  aux 
vaincus.  Voici  ce  que  je  trouve  dans  Henri  Martin  :  «  Sighebert,  roi  des 
'<•  Ripuaires,  ayant  été  atteint  d'une  blessure  au  genou  et  forcé  de  quitter 
«  le  combat,  le  désordre  se  mit  parmi  ses  soldats,  et  toute  l'armée  franke 
«  commença  de  plier  et  de  pencher  grandement  vers  sa  perte.  »  Vous 
voyez  combien  cela  est  clair,  et  je  me  félicite  d'avoir  mis  cette  figure  de 
Sighebert  dans  ma  composition;  du  reste,  si  vous  vouliez  avoir  quelques 
détails  de  plus,  voyez  la  page  241  du  premier  volume  de  V Histoire  de 
France  par  Henri  Martin,  il  suit  pas  à  pas  le  texte  de  Grégoire  de  Tours, 
ou,  pour  mieux  dire,  il  le  donne  en  entier. 

«  Le  baptême  :  Clovis  vainqueur  remplit  son  vœu.  Il  est  debout  dans  la 
piscine,  vêtu  de  blanc  comme  les  néophytes.  Saint  Rémy,  debout  derrière 
lui,  abaisse  la  tête  et  tient  de  la  main  droite  la  coquille  pleine  de  l'eau  du 
baptême;  il  lève  les  yeux  au  ciel  et  semble  remercier  Dieu  de  la  joie  qu'il 
éprouve  à  voir  ce  chef  frani<  se  courber  enfin  et  devenir  chrétien.  Clotilde, 
à  genoux,  assiste  à  cet  acte  et  prie  Dieu  avec  reconnaissance;  quelques 
guerriers  se  dépouillent  de  leurs  vêtements  et  se  préparent  à  prendre  la 
place  de  leur  chef;  un  compagnon  de  Clovis  garde  ses  vêtements  et  ses 
armes;  les  trompettes  retentissent.  » 

On  doit  féliciter  hautement  M.  Joseph  Blanc  des  admirables  qualités  de 
dessinateur  et  de  décorateur  dont  il  vient  de  donner  une  preuve  éclatante 
dans  l'exécution  de  cette  fresque.  Il  a  pleinement  réalisé  les  espérances  que 
notre  éminent  collaborateur,  M.  de  Chennevières,  avait  fondées  sur  son 
talent  et  dont  il  parlait  dans  V Artiste  lorsque,  dans  ses  articles  sur  les  Dé- 
corations du  Panthéon,  il  écrivait,  au  sujet  de  l'œuvre  future  de  M.  Joseph 
Blanc:  «  Il  est  permis  de  pressentir  que  l'ensemble  de  son  travail  sera 
celui  qui,  après  la  peinture  de  Puvis  de  Chavannes.  fera  le  plus  étroite- 


CHR0NIQ1   i  .,-:; 

ment  corps  avec  la  muraille  de  l'édifice,  i  Quelques-uns  pourront  peut- 
être  trouver  à  reprendre  au  caractère,  plutôt  profane  et  païen  que  religieux. 
du  groupe  des  ligures  célestes  :  nous  estimons  que  les  superbes  qualités 
«  d'harmonieux  et  tranquille  décorateur  et  de  vigoureux  dessinateur  »  qui 
se  sont  affirmées  une  fois  de  plus,  et  avec  éclat,  dans  cette  vaste  composi- 
tion, sont  dignes  de  tous  éloges. 


Un  peintre  de  talent,  l'un  des  plus  justement  apprécies  parmi  les  artistes 
qui  composent  la  Société  des  aquarellistes  français,  Ferdinand  Heilbuth, 
vient  de  mourir  à  Paris.  Il  était  né  à  Hambourgen  1826;  après  avoir  quelque 
temps  séjourné  à  Rome,  il  vint  s'établir  à  Paris  où  il  fut  l'élève  de  Gleyre. 
Il  s'adonna  à  la  peinture  de  genre  et  d'histoire  et  v  apporta  une  distinction 
peu  commune,  une  certaine  habileté  de  composition  et  une  élégance 
d'exécution  assez  rare  en  ces  sortes  d'oeuvres.  Lorsque  la  vogue  revint  à 
l'aquarelle,  Heilbuth  produisit,  par  ce  procédé  qu'il  a  largement  contribué 
à  remettre  en  honneur,  des  œuvres  exquises  qui  tiennent  autant  du  pavsage 
que  du  tableau  de  genre  et  où  il  a  excellé  à  grouper  des  fines  silhouettes  de 
Parisiennes  dans  des  sites  ensoleillés,  dans  des  parcs  élégants,  au  bord  de 
pièces  d'eau  qui  s'égaient  de  canotiers  et  de  mondaines  élégantes.  C'est 
surtout  par  ses  aquarelles  que  s'est  faite  sa  réputation. 

Naturalisé  Français  depuis  une  dizaine  d'années,  Heilbuth  s'est  rappelé 
que  la  France  avait  fait  sa  célébrité,  en  laissant  toute  sa  fortune  pour  venir 
en  aide  aux  artistes  nécessiteux.  Il  a  légué  la  nue  propriété  de  sa  for- 
tune, qui  est  considérable,  à  la  caisse  de  secours  pour  les  artistes,  fondée 
par  le  baron  Taylor.  Tout  ce  que  contient  son  atelier,  sa  galerie  de 
tableaux,  son  mobilier  seront  réalisés  en  vente  publique,  conformément  à 
ses  volontés  ;  le  produit  de  cette  adjucation,  joint  à  celui  de  la  vente  de  son 
hôtel  de  la  rue  Ampère,  formera  le  capital  qui  appartiendra  à  l'association 
des  artistes,  et  dont  l'usufruit  sera  attribué  à  divers  membres  de  la  famille 
de  l'artiste.  Par  là  Heilbuth  a  bien  mérité  de  sa  patrie  d'adoption. 


On  se  rappelle  qu'il  y  a  quelques  années  le  conseil  de  fabrique  de  l'église 
Saint-Gervais  avait  aliéné  cinq  tapisseries  célèbres,  qui  se  trouvaient  dans 
cette  église  et  représentaient  la  vie  des  saints  Gervais  et  Protais.  Cette  vente 
faite  indûment  amena  l'intervention  du  Conseil  municipal  de  Paris  et  fut 
annulée  par  les  tribunaux,  à  la  suite  d'une  action  judiciaire  intentée  par  la 
préfecture  delà  Seine.  La  ville  de  Paris  rentra  en  possession  de  ces  magni- 


4-{  L'ARTISTE 

tiques  tapisseries.  Elles  viennent  d'être  placées  dans  le  musée  municipal 
d'Auteuil,  récemment  installé,  comme  on  sait,  dans  un  immeuble  que  pos- 
sède la  Ville  dans  la  rue  La  Fontaine,  et  servant  précédemment  d'entrepôt 
pour  les  appareils  à  gaz  du  service  municipal,  et  à  la  fois  de  dépôt  pour  les 
statues  et  autres  œuvres  d'art  qui  ne  recevaient  pas  une  destination  im- 
médiate. Une  aile  nouvelle,  qui  vient  d'y  être  édifiée,  contient  en  outre 
plusieurs  tableaux  importants,  notamment  Y  Incendie  de  Courbet  et  la  Fête 
du  14  Juillet  de  Roll. 


Le  Directeur-Gérant  :  Jean  Albout. 


LE    MANS.    —    IMPRIMERIE    EDMOND    MONNOYER 


TABLE    DES    MATIERES 


DU   TOME    DEUXIEME    DE    r88q 


JUILLET 

Jules  Barbey  d'Aurevilly.  —  E.  Ledrain i 

Essais  sur  l'histoire  de  la  peinture  française.  III.  —  Ph.  de  Ciii  \ni.\  ières 1 1 

Donatcllo.  I.  —  Marcel  Reymo.nd 17 

La  collection  Secrétan.  —  Alphonse  de  Calonni: 25 

Le  Salon  de  z88g  :  La  peinture  orientaliste.  —  Léonce  Benedite 3z 

—  La  peinture    historique   et    la   peinture   anecdotique.    —   Jean 

Alboize 44 

—  La  nature  morte.  —  Camille  I.eymarie 5 1 

La  gravure.  —  F.  Courboin 55 

L'architecture.  —  E.  Loviot 60 

Poésies  :  En  Arormandie.  —  Emile  Blémont 64 

Chronique 71 

AOUT 

«  La  mort  de  Marat  »,  de  David.  —  E.  Durand-Gréville 70 

Essais  sur  l'histoire  de  la  peinture  française.  IV.  —  Pu.  de  Chennevières 94 

Les  lithographies  de  Delacroix,  —  Germain  Hédiard 1 04 

La  jeunesse  d'Henri  Regnault.  —  Gustave  Larroumet 112 

Donatcllo.  II.  —  Marcel  Reymond 11S 

M.  A ntonin  Proust.  —  Adolphe  Aderer 1 28 

Poésies  :  La  libellule.  —  Camille  Saint-Saens 1 33 

—        Source  tarie.  —  André  Lemoy.ne 1 34 

Chronique '^7 

septembre 

Le  Salon  de  Gand.  —  Eugène  Demolder 1 54 

Donatcllo.  III.  —  Marcel  Reymond 161 

Les  lithographies  de  Delacroix  (Suite).  —  Germain  Hédiard 168 

iSSg  —  l'artiste  —  t.   11  ji 


476  L'ARTISTE 


Le  nettoyage  de  la  «  Ronde  de  nuit  ».  —  E.  Durand-Gréville 177 

Le  proj                      ition  sculpturale  du  Panthéon.  —  Gustave  Larroumet igo 

Le  mariage  d'Angélique,  comédie-pastiche  en  un  acte,  en  vers.  —  Joseph  Gayda..  202 

Chronique 226 

Les  Livres 2?  1 

OCTOBRE 

Notice  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  M.  Cabane!.  —  Vicomte  Henri  Delaborde 235 

La  peinture  moderne  a  l'Exposition  universelle.  —  Gaston  Sciiei-er 248 

Le  nettoyage  de  la  «  Ronde  de  nuit  «(Suite).  —  E.  Durand-Gréville 232 

Les  lithographies  de  Delacroix  (Fin).  —  Germain  Hédiard 26a 

Donatello.  IV.  —  Marcel  Revmond 27J 

Lettre  au  directeur  de  L'Artiste.  —  Eugène  Baudouin 285 

Le  mariage  d'Angélique,  comédie-pastiche  en   un   acte,  en   vers  (Fin).    —  Joseph 

Gayda 288 

Chronique 3o6 

NOVEMBRE 

Emile  Augier.  —    Louis  Besson 3i5 

Essais  sur  l'histoire  de  la  peinture  française.  V.  —  Pu.  de  Ciiennevières 334 

Les  envois  de  Rome.  —  Paul  Leprieur 344 

Le  nettoyage  de  la  «  Ronde  de  nuit  »  (Fin) .  —  E.  Dura.nd-Gréville 35o 

Les  dessins  de  J.-P.  Laurens  pour  les  «  Récits  mérovingiens  ».  —  Outis 36i 

Jules  Dupré.  I.  —  Camillle  Levmarie 364 

Poésies  :  Zingarelle.  —  André  Lemovne 379 

—        Crépuscule  d'automne.  —    Léonce  Benedite ' 38o 

Sommeil  d'enfant.  —  Achille  Rouquet 38 1 

Chronique 383 

Les  Livres '5)3 

DÉCEMBRE 

Drame  lyrique  et  drame  musical.  —  C.  Saint-Saens ^^ 

Essais  sur  l'histoire  de  la  peinture  française.  VI.  —  Ph.  de  Ciiennevières 405 

Les  poètes  féminins  :  Alfred  de  Musset.  I.  —  Louis  Delzons 424 

Les  sculptures  de  J.  du  Goullon  au  grand  séminaire   d'Orléans.  —  Henry  Jouin...  43(5 

L'exposition  artistique  d'Angers.  —  E.  D.-G 44° 

Jules  Dupré.  II.  —  Camille  Levmarie -P4 

Une  édition  nouvelle  de  Polyeucte.  —  Pierre  Dax 4^8 

Poésies  :  Le  Joueur  de  basse.  —  Théodore  Maurer 4b7 

La  Patineuse.  —  Paul  Ferrier 1*8 

—        Sonnets.  —  Louis  Farces 4^9 

Chronique ^~' 


TABLE  DES    M  \\  [ÈRES  477 


TABLE    DES    GRAVURES     HORS     IIXTK 


./.  Barbey  d'Aurevilly,  portrait  gravé  à  L'eau-forte  pai    Lucn      Q\ 
Judith,  groupe  en  bronze  de  Dona  1 1  i  m     Loggia  dei   Lanzi,  à  Florence). 
Le  Benedicite,  tableau  J'André  Crochepierre  (Salon  de  [88g  . 


La  mort  de  Marat,  tableau  de  Louis  David. 

David,  statue  en  bronze  de  Donatello  [Musée  national  de  Florence),  gravée  a  l'eau-forte 

par  Eugène  Decisy. 
Antonin  Proust,  portrait    peint   par   Edouard  Manei    [Exposition   universelle),   gi 

l'eau-forte  par  F.  Courboin. 

septembre 
Saint  Jean-Baptiste,  statue   en    marbre  de  Donatello     Musée  de    Bargello),  gravée   par 

A.  Nargeot. 
Combat  du  Giaour  et  du  Pacha,  d'après  la  lithographie  originale  d'Ei  gi  ni    lu  i    >  roix. 
Madame  de  Warens,  portrait  peint  par  Largillière. 


La  Ronde  de  nuit,  copie  peinte  par  Gérard  Lundens  (1660    d'après  Rembrandt  (National 

Gallery). 

Le  Christ  pleuré  par  les  anges,  bas-relief  en  marbre  de  Donatello   [South  Kensington 

Muséum). 
Chien  d'aveugle,  eau-forte  de  Lepic. 

\o\  EMBRE 

Emile  Augier,  portrait  gravé  à  l'eau-forte  par  F.  Courboin  d'après  le  tableau  d'tDOi  ird 

Dubuie  (Musée  de  Versailles). 
Forlunatus  au  monastère  de  Poitiers,  dessin   de   Jean-Paul    Laurens   pour    les  «   Recils 

mérovingiens  ». 
Martyre,  tableau  de  J.-J.  Henner  (Salon  de  1889  .  gravé  a  l'eau-forte  par  Henri  Martin. 

ni  I  MBRE 

Maturité,  gravure  originale  au  vernis  mou,  par  Félicien  Rops. 

Le  Joueur  de  basse,  tableau  de  Lancret,  gravé  à  l'eau-forte  par  Géry-Bii  hard. 

Clovis  à  la  bataille  de  Tolbiac,  fragment  d'une  fresque  du  Panthéon,  par  Joseph  Blanc. 


t78  L'ARTISTE 


fABLE     DES    GRAVURES    DANS     LE    TEXTE 


La  consultation,  d'après  la  lithographie  cTEugène  Delacroix io5 

Macbeth  c'/u-j    les  sorcières 106 

Marguerite  en  prison 1 08 

Faust  cl  M 'agner  suivis  du  barbet 1 08 

Duel  de  Faust  et  de  l 'aient in 1 09 

Marguerite  à  l'église 1 09 

A,  lettre  ornée  d'après  Th.  de  Bry 128 

Jane  Shore,  d'après  la  lithographie  d'EucÈNE  Delacroix 170 

Entrée  de  Duguesclin  à  Pontorson 171 

Steenie 17- 

Lion  de  l'Atlas 173 

Tigre  royal 1 73 

Femmes  d'.  1  Iger 176 

L,  lettre  ornée  d'après  Th.  de  Bry 177 

Plan  du   Panthéon   avec   l'indication    de   l'emplacement   des  divers   monuments  qui 

doivent  former  la  décoration  sculpturale 193 

Scène  des  comédiens  d'Hamlet,  d'après  la  lithographie  d'EucÈNE  Delacroix 265 

Hamlet  devant  la   cadavre  de  Polonius 2G6 

Mort  d'Ophelic 267 

Gœt\  écrivant  ses  mémoires 2G9 

Gœt^  recueilli  par  les  Bohémiens 269 

Pierre  Corneille,  dessin  de  L.  Len-iept,  gravure  de  L.  Rousseau 458 

Frises  pour  Polycucte 459 

Mlle  Duclos,  d'après  un  portrait  de  Nattier 461 

Portrait  de  Rachel 4u3 

Frontispice  de  l'édition  originale  de  Polycucte •  463 


' 


A  VIS   AUX  ABONNES 


i"  Pnr  suite  d'une  erreur  d'impression,  dans  quelques  exemplaires  de  la 
livraison  d'août  1889,  de  l'Artiste,  la  page  94  est  restée  en  blanc.  Nous  prions 
nos  souscripteurs  de  vérifier  si  cette  lacune  existe  dans  leur  exemplaire,  et, 
dans  ce  cas,  de  \ouloir  bien  nous  en  informer  le  plus  tôt  possible.  Nous  ! 
à  leur  disposition  un  nouvel  exemplaire  de  la  feuille  fi,  dont  la  pape  94  fait  par- 
tie, destiné  à  remplacer  la  feuille  défectueuse. 

Nous  nous  empresserons  de  le  leur  faire  parvenir  sur  leur  demande. 


'  20  A  la  suite  de  la  présente  livraison  de  janvier  [890  se  trouve  broché  un 
carton  comprenant  les  pages  463,  404.  4611  et  470,  dans  lequel  se  trouve  le 
Portrait  de  Rachel.  11  est  destiné  à  être  substitué,  dans  ceux  des  exemplaires  de 
la  livraison  de  décembre  1889,  où  cette  gravure,  par  suite  d'un  accident,  a  été 
mal  tirée. 
Prière  de  faire  cette  vérification  avant  la  reliure. 


Portrait    de    Racket 


.,.,,  L'ARTISTE 


pas  renoncer  à  comprendre  cette  œuvre   sublime  si  on    la   jugeait  en 
dehors  du  sentiment  chrétien  : 

Sous  le  titre  d'Eclaircissements  sont  groupés,  à  la  fin  du  volume, 
les  commentaires  qui  ont  pour  objet  l'étude  des  origines  de  Polyeucte 
dans  la  légende  et  dans  l'histoire;  des  recherches  sur  les  procès  des 
martyrs,  aux  premiers  temps  du  christianisme;  enfin  l'histoire  de 
l'œuvre  au  théâtre  et  les  jugements  de  la  critique.  Sur  ces  divers 
sujets  les  renseignements  sont  présentés  avec  l'érudition  la  plus  com- 
plète et  s'appuient  sur  d'intéressants  documents  ;  parmi  ces  derniers 
nous  citerons  les  reproductions  de  peintures,  sculptures  et  autres 
monuments  relatifs  à  l'histoire  des  martyrs,  qui  accompagnent  la 
notice  de  M.  Paul  Allard.  L'interprétation  du  drame  de  Corneille,  les 
costumes,  les  décors,  la  mise  en  scène  ont  fourni  à  MM.  Léon  Le 
Grand  et  Edouard  Garnier  la  matière  de  deux  curieux  chapitres  sur  le 
théâtre  en  France.  Entre  bien  d'autres  particularités,  il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  retenir  que  le  rôle  de  Polyeucte  avait  toujours  été,  jusque 
vers  le  milieu  de  ce  siècle,  délaissé  ou  dédaigné  par  les  grands  tra- 
gédiens, qui  le  considéraient  comme  secondaire  et  indigne  de  leur 
talent,  l'abandonnant  aux  débutants  ou  aux  comédiens  de  deuxième 
ordre  ;  leurs  préférences  étaient  pour  le  rôle  de  Sévère,  beaucoup  plus 
noble  à  leur  yeux.  C'est  Beauvallet  qui,  le  premier,  remit  en  honneur 
et  en  sa  vraie  place  le  personnage  de  Polyeucte.  La  Champmeslé, 
Mlle  Duclos,  Mlle  Gautier,  Adrienne  Lecouvreur,  la  Clairon,  Rachel, 
pour  ne  citer  que  les  plus  célèbres,  ont  interprété  le  rôle  de 
Pauline.  A  propos  de  Rachel,  Jules  Janin  a  écrit  :  «  Elle  était  surtout 
la  Pauline  de  Corneille,  en  tout  ce  quatrième  acte  admirable  et  rempli 
des  émotions  les  plus  touchantes.  Et  comme  elle  disait  jusqu'aux  nues 
ce  grand  cri  : 

Je  sais,  je  vois,  je  crois,  je  suis  désabusée  '. 

«  En  ce  moment  solennel  tout  brillait,  tout  parlait,  tout  brûlait 
dans  cette  personne  héroïque.  Elle  avait  dix  coudées,  elle  était  immor- 
telle. »  Les  noms  des  principaux  comédiens  dont  la  critique  ait 
conservé  le  souvenir  pour  la  supériorité  avec  laquelle  ils  ont  joué  le 
rôle  de  Sévère,  sont  ceux  de  Baron,  de  Lekain  et  de  Talma.  Dans 
les  notices  dont  nous  parlons,  les  détails  abondent  sur  le  jeu  de  tous 
ces  acteurs,  sur  leur  façon    de  comprendre  leurs  rôles,  sur  leurs  cos- 


P01  SIES 


A    CELLE   OUI    N'EXISTE    PAS 

Efâj&cs  vivantes,  pour  Toi.  j'ai  laisse  la  caresse. 
Eai  Sans  espoir  d'accomplir  mon  rêve  et  mes  d< 
Et  de  cueillir  les  fleurs  neigeuses  de  tes  seins. 
1    Toi  j'ai  réserve  nui  moisson  de  tendresse 

Des  vulgaires  amours  dédaignant  les  Lircins. 
Sans  rien  te  demander  je  me  donne,  ô  Maîtresse! 
Et  j'ai  dit  aux  désirs  de  ma  chaste  jeunesse  : 
Envolez-vous  vers  Elle  en  radieux  essaims. 

Quand  je  suis  heureux,  c'est  que  ta  lèvre  extatique. 
M  effleurant  d  un  baiser  douloureux  et  mystique, 

M'a  souri  doucement  ou  m'a  parle  tout  bas: 

Et  sachant  que  mou  rêve  est  un  rêve  impossible. 
Mais  sûr  de  te  savoir  à  tous  inaccessible. 
Je  t'adore,  certain  que  Tu  n'existes  pas. 


CHEVALERIE 

ŒgjjtÊxdis,  au  temps  lointain  des  paladins  errants, 
WÊM  La  cuirasse  d'airain  couvrait  un  cœur  fidèle. 
Et,  si  Dieu  conquérait  par  les  gestes  des  Francs. 
Eux  n'auraient  pas  compris  le  Paradis  sans  Elle: 

Car  votre  âme  rêvait.  6  rudes  conquérants  ! 
Quand  vos  nefs  sur  la  mer  voguaient  à  tire  d'aile. 
Tout  autant  de  la  Dame  au  front  clair,  aux  yeux  francs. 
Que  d'Ascalon  la  blanche  ou  By\ance  la  belle. 

Moi,  c'est  devant  la  table  ou  je  penche  mou  front. 
Suivant  avec  effort  la  pensée  au  vol  prompt. 
Que  je  te  vois  passer  avec  ta  grâce  exquise. 

Mais  ces  divers  combats  veulent  le  même  cœur, 
Et  je  pourrai,  le  jour  où  je  serai  vainqueur, 

Comme  un  preux  d'autrefois,  dire  :  Je  t'ai  conquise  '.... 


47'1 


L 'A  R  TIS  TE 


LARME     D'ETOILE 

Hëfgr'rt'  rêvé  d  un  amour  doux,  et  tendre  et  puissant, 
fll'J    Qui  me  verse  la  force  aux  heures  de  tristesse. 
Apaise  mes  douleurs  avec  une  caresse 
Et  d'un  regard  mouille  rafraîchisse  mon  sang-. 

Jamais  je  n'ai  trouvé  l'idéale  maîtresse. 

Comme  un  brouillard  des  prés,  au  matin  blanchissant. 

Mon  rêve  s'est  enfui  de  mon  cœur  bondissant 

Et  l'aube  froide  et  rose  a  chassé  la  tendresse . 

Mais,  aux  lèvres  des  fleurs  j'ai  cueilli  des  murmures. 
Et  les  soupirs  d'amour  que  disent  les  ramures. 
Où  la  brise  du  soir  met  d'étranges  aveux; 

Et.  parfois,  j'ai  senti  tomber  du  ciel  sans  voile. 
Quand  les  vents  de  la  nuit  effleuraient  mes  cheveux, 
Dans  mon  cœur  solitaire  une  larme  d'étoile. 

LOUIS    FARGES. 


N        L'^vrtiste;  revue  de  l'art 

2  contemporaine 

A8 

csér.83 

1889 

t. 2 


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