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Full text of "Le littoral yougoslave de l'Adriatique"

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_Le  littomL  yougoslave 
de^rAdriatique  : 

I.  Les  nationalités  sur  le  littoral  yougoslave 

Par  le  Dr.  Arthur  Qavazzi,  Professeur  à  l'Université,  Membre  de  l'Aca- 
démie Yougoslave  de  Zagreb. 

II.  Aperçu  de  l'histoire  du  littoral  oriental 

de  TAdriatique 

Par  le  Dr.  F.  de  SiSIé,  Professeur  à  l'Université,  Membre  de  l'Académie 
yougoslave  de  Zagreb. 

m.  La  civilisation  yougoslave  sur  TAdriatique 

Par  le  Dr.  Branko  Vodnlk,  Professeur  agrège  à  l'Université  de  Zagreb 

IV.  La  Yougoslavie  économique 

Par  Philippe  Lukas,  Professeur  à  l'Académie  de  Commerce. 


Rédige  au  nom  du  Conseil  national 
par  M.  Rojc 


Zagreb  1919 

Imprimerie  provinciale 


Le  littoral  yougoslave 
de  l'Adriatique: 


I  Les  nationalités  sur  le  littoral  yougoslave. 

Par  le  Dr.  Arthur  Gavazzi.  Pag.  1—14. 

II  Aperçu  de  l'histoire  du  littoral  oriental 

de  l'Adriatique. 

Par  le  Dr.  F.  de  Sisic.  Pag.  15—28. 

m  La  civilisation  yougoslave  sur  l'Adriatique. 

Par  le  Dr.  Branko  Vodnik.  Pag.  29—48. 

IV  La  Yougoslavie  économique. 

Par  Philippe  Lukas.  Pag.  49—72. 


Rédigé  au  nom  du  Conseil  national 
par  M.  Rojc. 


BIBLIOTEKA 
EKONOMSKOG  INSTITUTA 


Zagreb  1919. 

Imprimerie  provinciale. 


'«r> 


Les  nationalités  sur  le  littoral  yougoslave. 

Par  le  Dr.  Arthur  Gavazzi, 

Professeur  à  l'Université,  Membre  de  l'Académie  yougoslave  de  Zagreb. 

L'État  des  Yougoslaves  a  été  fondé  le  \"  décembre  1918. 
Sa  superficie  est  d'environ  un  quart  de  million  de  kilomètres 
carrés,  soit  8  fois  celle  de  la  Belgique  et  7  fois  celle  de  la 
Hollande.  Mais  le  nombre  de  ses  habitants  est  de  beaucoup 
inférieur,  puisque  avec  ses  14.000.000,  il  n'est  que  deux  fois 
plus  peuplé  que  la  Belgique. 

Ce  jeune  Etat  comprend  toutes  les  contrées  qui  récemment 
encore  faisaient  partie  de  la  Serbie,  de  la  Crna  Gora  (pr.  tseurna 
gora,  Monténégro),  de  l'Autriche  et  de  la  Hongrie.  C'est  une 
masse  nationale  dans  laquelle  ne  se  trouvent  que  sporadiquement 
quelques  éléments  ethniques  étrangers,  tels  que  des  Allemands,, 
des  Madjares,  des  Russes,  des  Slovaques,  des  Italiens.  Ces  élé- 
ments étrangers  sont  en  nombre  si  peu  important  par  rapport  à 
celui  des  Yougoslaves  qu'on  peut  les  considérer  tout  tranquil- 
lement comme  de  petites  oasis. 

Les  Yougoslaves  commencèrent  à  émigrer  de  leur  an- 
cienne patrie  (aux  environs  des  Carpathes)  en  leur  pays  actuel 
vers  la  moitié  du  VI^  siècle  après  J.  Ch.  L'élément  romain  a 
peu  à  peu  disparu  devant  les  nouveaux  venus;  une  faible  partie 
s'en  est  sauvée  dans  les  villes  fortifiées  du  littoral,  une  autre 
dans  les  montagnes,  pour  y  vivre  en  bergers.  Quelques  familles 
à  peine  de  Romains  des  villes  ont  conservé  leur  nationalité, 
tandis  que  les  Romains  des  montagnes  se  sont  complètement 
assimilés  —  par  suite  de  leur  petit  nombre  —  avec  les  Slaves. 
Venise,  on  le  sait  très  bien,  pendant  le  cours  de  sa  domination, 
a  opprimé  les  Yougoslaves  et  tâché  de  les  dénationaliser,  afin 
de  créer  à  l'aide  des  renégats  une  base  pour  ses  aspirations 
impérialistes  sur  la  côte  orientale  de  l'Adriatique.  Le  résu'.^at 
en  a  été  peu  important:  ce  n'est  que  dans  les  villes  du  littoral  — 
particulièrement  à  Zadar  —  que  quelques  Yougoslaves  se  sont 
transformés  en  Italiens.  Mais  lorsque  le  littoral  yougoslave 
tomba  sous  la  domination  autrichienne,  de  tristes  temps   com- 


2052215  \  -'^«■■•«■«'"'T^ 


mencèrent  pour  la  population.  Les  maîtres  allemands  de  l'Autriche 
inaugurèrent  leur  méthode  ancienne  et  éprouvée:  ils  persécutèrent 
les  Yougoslaves  et  traitèrent  les  Italiens <en  amis  intimes. 

C'est  dans  cette  manière  d'agir  que  nous  trouvons  la 
raison  des  événements  politiques  en  Yougoslavie.  Dans  les 
premières  dizaines  d'années  du  siècle  passé  commença  en 
effet  à  se  répandre  l'idée  ethnique  de  l'unité  des  trois  ra- 
meaux de  Yougoslaves  sous  le  nom  général  d'„Illyriens".  Mais 
comme  ce  nom  ne  répondait  pas  aux  sentiments  nationaux, 
l'évêque  bien  connu  J.  J.  Strossmajer  établit  toute  cette  idée 
sur  une  base  plus  solide.  11  accepta  le  principe  géographique- 
ethnographique:  Les  Croates,  les  Serbes  et  les  Slovènes  sont 
d'après  leur  origine  des  Slaves,  qui  parlent  la  même  langue 
(avec  plusieurs  dialectes),  et  se  trouvent  d'  après  leur  situation 
au  sud  de  la  zone  allemande-hongroise.  Sur  la  base  de  ces 
principes  essentiellement  naturels  il  se  mit  à  propager  l'idée 
de  la  communauté  de  ces  trois  rameaux  nationaux,  mais  sous 
le  nom  de  «Yougoslaves".  Cette  idée  de  l'unité  nationale  des 
Yougoslaves  se  relia  avec  l'idée  de  l'unité  politique,  qui  vient 
enfin  de  se  réaliser  après  bien  des  peines  et  des  souffrances. 
L'aspiration  des  Yougoslaves  vers  l'unité  politique  était  un 
épouvantail  pour  les  Allemands  d'Autriche  et  les  Madjares:  ceux 
ci  ont  bien  compris  que  leur  puissance  et  leur  pouvoir  tom- 
beraient du  jour  où  les  Yougoslaves  seraient  les  maîtres  chez 
eux.  Il  leur  fallait  donc  combattre  cette  idée  de  l'unité  politique 
yougoslave.  L'autorité  austro-hongroise  trouva  dans  ce  but  une 
base  opportune  dans  les  Italiens  du  littoral  yougoslave,  bien 
assurée  que  leur  petit  nombre  ne  saurait  lui  nuire.  Dans  les 
villes  où  existaient  des  bureaux  d'État  à  cause  d'une  population 
nombreuse,  l'Autriche  fit  de  la  langue  italienne  la  langue  offi- 
cielle et  mit  des  Italiens  à  la  tête  des  bureaux.  Partout  elle  les 
favorisa,  et  aussi  à  l'occasion  du  recensement  de  la  population, 
persuadée  qu'elle  n'avait  rien  à  craindre  d'eux,  même  si  elle 
augmentait  artificiellement  leur  nombre  de  quelques  dizaines  de 
mille.  Toutes  les  statistiques  en  ont  été  fraudées  au  détriment 
des  Yougoslaves  et  en  faveur  des  Italiens  dans  une  telle  mesure 
que  de  tels  procédés  ont  inspiré  du  dégoût  à  des  érudits  mêmes. 
Le  professeur  de  Faculté  Monsieur  N.  Krebs  dit  ouvertement* 
„Le  reproche,  élevé  volontiers  du  côté  italien,  .que  l'Autriche 
triche  dans  les  résultats  statistiques  en  faveur  des  Slaves,  ne 
saurait  être  maintenu;  les  essais  que  nous  avons  faits  nous  ont 


prouvé  bien  plus  qu'un  recensement  conduit  soigneusement  devrait 
diminuer  le  nombre  des  Italiens."  C'est  d'une  manière  plus 
tranchante  encore  que  l'érudit  K.  Czoernig  junior  s'attaque 
à  une  autorité  qui  permet  aux  commissaires  de  recensement 
de  se  laisser  diriger  par  leur  opinion  politique.  II  cite  entre 
beaucoup  d'autres  ce  cas  intéressant:  A  Nerezine  (île  de  Cres) 
706  Italiens  et  340  Yougoslaves  ont  été  inscrits  en  1880  par  le 
commissaire.  A  l'appui  de  ce  résultat  fut  ouverte  une  école 
primaire  de  langue  italienne.  Mais  bientôt  on  constata  que  les 
enfants  de  Nerezine  ne  savaient  pas  un  traître  mot  d'italien, 
et  l'école  dut  être  transformée  en  école  yougoslave  sur  la  de- 
mande même  des  parents.  C'est  ainsi  que  l'Autriche  fit  tous 
les  recensements  sur  le  littoral  yougoslave.  Aussi  faut  il  ne  s'en 
servir  —  suivant  l'opinion  de  Czoernig  lui  même  —  qu'avec 
la  plus  grande  résepve. 

Un  facteur  important  a  exercé  une  grande  influence  sur  le 
résultat  des  recensements  de  la  population  du  littoral  yougo- 
slave: c'  est  ,,la  Lega  nazionale"  bien  connue.  Dotée  par  le 
gouvernement  italien  de  ressources  pécuniaires  importantes, 
la  „Lega"  a  ouvert  en  majeure  partie  des  écoles  primaires 
parmi  la  population  slave:  elle  a  distribué  gratuitement  aux 
enfants  des  habits,  des  chaussures,  des  livres  de  classe  et  tout 
les  accessoires,  dans  le  seul  but  de  les  attirer  le  plus  possible 
dans  sa-  sphère.  L'  élément  slave  du  pays,  pauvre  en  res- 
sources matérielles,  s'  est  laissé  séduire:  la  ,,Lega"  a  réussi  à 
dénationaliser  quelques  habitants,  mais  la  grande  majorité  est 
restée  jusqu'  aujourd'hui  yougoslave. 

A  côté  de  tous  ces  défauts  mentionnés,  nous  devons  nous' 
servir,  faute  d'autres,  des  listes  de  recensement  „officielles" 
austro-italiennes  de  1910. 

Nous  exposerons  les  rapports  de  nationalités  en  divisant 
le  littoral  yougoslave  en  quatre  groupes  naturels: 

a)  le  premier  groupe  comprend  la  Dalmatie  continentale 
avec  les  îles  voisines  —  à  1'  exception  des  îles  de  Rab  et  de 
Pag; 

b)  le  deuxième  groupe  comprend  les  îles  du  Quarnéro  : 
Rab,  Pag,  Krk,  Cres  et  Losinj  ; 

c)  le  troisième  groupe  comprend  le  littoral  de  la  frontière 
istrienne   à  la  frontière  dalmate:  de  Rijeka  a  Zrmanja; 

d)  le  quatrième  groupe  est  la  presqu'île  istrienne. 


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a)  D'après  le  recensement  officiel  autrichien  de  1910  il  y 
avait  en  Dalmatie  634.855  habitants,  dont: 

Yougoslaves:  Italiens  : 

611.211,  soit  96,3",,  18.028  soit  2,8',, 

La  Dalmatie  est  donc  un  pays-essentiellement  slave.  Et 
pourtant,  l'Italie  veut,  d'après  le  Pacte  de  Londres,  lui  arracher 
Jes  arrondissements  politiques  ou  judiciaires  suivants: 

Yougoslaves:  Italiens: 

arrond.  judic.  de  Zadar^)     50.003  soit  80,4%     11.574,  soit  18,6";, 


») 

>> 

,,  Biograd 

8.599 

„ 

99,7"  0 

20     , 

,      0,2",, 

arrond. 

polit. 

„  Hvar 

26.293 

>) 

97,77o 

586     , 

,         2,2  .  n 

»> 

>) 

„  Korcula-)  21.186 

>j 

98,07n 

436     , 

,      2.0"/o 

■»> 

>> 

,,  Knin 

54.653 

») 

99,57n 

186     , 

,        0,3"/n 

■»» 

>> 

,,  Benkovac 

:  43.945 

•) 

99,8"  n- 

84     , 

,        0,2"'n 

5> 

V 

„  Sibenik 

56.004 

>i 

97,1"„ 

968     , 

,      1,7"  « 

arronjd. 

judic. 

„  Trogir 

28.789 

>> 

99,1".. 

239     , 

,        0,8"/n 

j' 

)) 

„  Sinj 

43.008 

>5 

99,3"  ft 

106     , 

,      0,2'o 

■>> 

>> 

„  Imotski 

42.018 

J> 

99,8"  0 

46     , 

,      0,1% 

>> 

>> 

„  Vrlika 

13.696 

I> 

99,9"  0 

5     „ 

,      O.O'/o 

Total      388.194,  soit  97,3"  0      14.250,  soit    2,4",. 

"  Cette  statistique  austro-italienne  n'est  pas  digne  de  confiance, 
et  pourtant,  par  elle,  on  peut  se  faire  une  idée  du  caractère 
national  de  ces  pays  de  la  Dalmatie:  il  y  a  plus  de  97" ,i  de 
Slaves  et  moins  de  3',,  d'  Italiens  et  de  leurs  partisans. 

b)  Sur  les  îles  du  Quarnéro  (Pag,  Rab,  Krk,  Cres  et 
Losinj)  il  y  avait  d'  après  le  recensement  officiel  de  1910 
54.000  habitants,  dont: 

42.300  Yougoslaves,    soit  78"  n 
contre     9.700  Italiens,  soit  18",,. 

Les  Italiens  donc  ne  forment  pas  même  la  cinquième 
partie  de  toute  la  population  des  îles  du  Quarnéro  ;  la  majeure 
partie  d'entre  eux,  d'ailleurs,  habite  les  grandes  localités. 


')  Dans  r  arrondissement  politique  de  Zadar  j'ai  omis  les  arron- 
dissements judiciaires  de  Rab  et  de  Pag,  que  les  Italiens  voudraient 
aussi  occuper,  mais  je  les  ai  ajoutés  au  groupe  des  îles  du  Quarnéro. 

-)  Dans  r  arrondissement  politique  de  Korcula  j'ai  omis  1'  arron- 
dissement judiciaire  Peljesac  (terre  ferme),  puisqu'il  n'est  pas  men- 
tionné dans  le  Pacte  de  Londres. 


Italiens: 

Yougoslaves: 

Ville  de  Krk             1494,     soit  86,8"n 

226,     soit  13,2% 

„     „    Cres           2255,       „     55,7% 

1798        „    44,3% 

„    Veliki  Losinj     865,       .,     54,7"  o 

716        „     45,3% 

„    Mali  Losinj     3569,       ,,     75,5" ,, 

1161        „     24,5% 

Total  8183,       „     67,8%  3901        „     32,2",, 

Donc  de  tous  les  Italiens  qui  habitent  les  îles  du  Quar- 
Tiéro,  84,4",,  se  trouvent  concentrés  dans  les  quatre  villes 
citées:    toutes   les   autres  localités  sont  purement  yougoslaves. 

c)  De  la  frontière  istrienne  (près  Rijeka)  jusqu'  à  la  fron- 
tière dalmate  s'  étend  le  ,, littoral  croate".  Toute  la  contrée 
compte  125.192  habitants,  dont  49.806  reviennent  à  Rijeka  et 
ses  faubourgs.  D'  après  la  statistique  officielle  de  1910  il  y 
avait  sur  le  Littoral: 

Yougoslaves.  Italiens.  d' autres  nationalités. 

90.461,  soit  72%  25.004,  soit  20", i  9.727,  soit  8"o. 

Ces  20%  d'  Italiens  sont  tout  naturellement  concentrés 
dans  la  ville  même  de  Rijeka  (Fiume).  Rijeka  se  compose  de 
la  ville,  au  sens  même  du  mot,  et  des  faubourgs  Drenova, 
Kozala,  Plase.  Dans  les  faubourgs  (ainsi  que  dans  la  ville  y 
attenant  de  Susak)  tous  les  habitants  sont  d'  enragés  Yougo- 
slaves, tandis  que  dans  la  ville  il  y  a  quelque  peu  d'  Italiens, 
mais  bien  plus  de  Talijanasi^).  Personne  au  monde  ne  voudra 
-croire  que  les  chefs  du  parti  italien  à  Rijeka:  Grosic,  GrbaC, 
Stiglic,  Korosac,  Sirola,  etc.  sont  de  véritables  Italiens,  puisque 
leurs  noms  sont  purement  yougoslaves  et  qu'eux  mêmes  sont 
nés  sur  le  territoire  yougoslave  et  de  parents  purement  yougo- 
slaves. 

A  côté  des  dates  de  1910  nous  allons  mentionner  aussi 
-celles  des  années  précédentes,  pour  en  déduire  quelques  re- 
marques. 

Rijeka. 

Population 

totale  Yougoslaves  Italiens  Madjares 

1880  20.981     10.227  soit  49"  û  9.237  soit  44%  379  soit    2%,- 

1890  29.494.13.478    „    46  „  13.012    „    44  „  1.062    „      4„ 

1900  38.955     16.197    „    42  „  17.354    „    45  „  2.842    „      7„ 

1910  49.806     15.692    „    32  „  24.212    ,,    49  „  6.493    „    13  „ 

1)  Les  Yougoslaves  appellent  Talijanasi  (soi  disant  Italiens)  ces 
Yougoslaves  qui  se  disent  Italiens,  bien  qu'ils  n'aient  absolument  rien 
■de  r  italien. 


8 

Un  regard  jeté  sur  ces  chiffres  pourrait  bien  nous  con- 
vaincre que  le  nombre  des  Yougoslaves  de  Rijeka  diminue  re- 
lativement (en  1910  même  absolument),  tandis  que  celui  des 
Italiens  augmente.  Pour  faire  comprendre  ces  chiffres  de  la 
statistique  officielle  madjare-italienne,  il  nous  faut  insister  sur 
quelques  moments  politiques  tout  récents. 

Lorsqu'en  1867  est  né  le  dualisme  dans  l'ancienne  mo- 
narchie austro-hongroise,  la  ville  de  Trieste  resta  dans  la  pos- 
session de  l'Autriche  comme  port  d'exportation  important.  Il 
fallait  aussi  un  port  à  la  Hongrie.  En  1868,  un  compromis 
fut  signé  entre  la  Hongrie  et  la  Croatie,  mais,  quant  à  Rijeka, 
on  ne  put  s'entendre.  Les  Madjares  enlevèrent  alors  à  la 
Croatie  d'une  manière  violente  la  ville  de  Rijeka  et  son  arron- 
dissement, après  avoir  créé  une  espèce  de  „corpus  separatum'* 
politique.  Pour  se  l'asservir,  ils  se  mirent  à  persécuter  les  You- 
goslaves de  Rijeka.  C'est  ainsi  que  pour  13  milliers  de  Yougo- 
slaves ils  fermèrent  toutes  les  écoles  nationales  existantes, 
tandis  que  pour  13,  milliers  d'  «Italiens"  (en  1890)  ils  ouvri- 
rent des  écoles  italiennes-madjares.  Cette  confrérie  italienne- 
madjare  ne  permit  pas  aux  Yougoslaves  d'ouvrir,  même  à  leurs 
propres  frais,  une  école  primaire  nationale,  et  tout  cela  se  passa 
au  su  du  monarque  austro-hongrois,  avec  son  approbation  et  son 
appui.  Les  Italiens  et  les  Madjares,  dans  leurs  écoles,  pendant 
des  dizaines  d'années,  inoculèrent  la  haine  contre  tout  ce  qui 
était  slave,  afin  de  dénationaliser  le  plus  possible  les  habitants. 
Si  l'on  tient  compte  de  la  manière  dont  furent  faites  les  listes 
statistiques  de  toutes  les  années  et  tout  particulièrement  celle 
de  1910,  sans  le  moindre  doute  il  y  a  à  Rijeka  plus  de  Yougo- 
slaves que  d'Italiens.  Les  commissaires  italiens  —  de  même 
qu'en  Dalmatie  et  en  Istrie  — ,  pendant  le  recensement,  ont 
demandé  au  bas  peuple  yougoslave  s'il  savait  parler  l'italien,  et, 
sur  sa  réponse  affirmative,  ils  l'ont  inscrit  parmi  les  Italiens. 
Qu'on  s'avise,  par  contre,  de  demander  aux  habitants  de  Ri- 
jeka s'ils  savent  parler  le  '  yougoslave,  il  n'y  aura  plus  alors 
un  'seul  Italien,  car  tous  savent  et  parlent  cette  langue.  Et 
c'est  bien  là  la  preuve  la  plus  éclatante  que  Rijeka  ne  pourrait 
subsister  sans  les  alentours  et  l'arrière  pays,  quand  bien  même 
toute  la  ville  serait  vraiment  italienne. 

A  côté  de  ces  Italiens  de  Rijeka,  leurs  amis,  les  Madjares 
font  aussi  nombre.  Ce  sont  des  employés  des  chemins  de  fer, 
de  tous  les  bureaux  et  écoles  de  Rijeka,  envoyés  avec  la  mis- 


9 


sion  d'inoculer  dans  l'âme  des  Italiens  l'amour  pour  „maman" 
Hongrie.  Ce  procédé  a  fait  de  tels  progrès  que,  dans  le  Con- 
seil municipal  de  Rijeka,  plus  de  16.000  Yougosla- 
ves n'ont  pas  un  seul  conseiller,  tandis  que  6.000  Ma- 
djares  en  ont  12  et  tous  les  autres  conseillers  sont  des  „Italiens" 
de  Rijeka. 

Tout  le  pouvoir  est  donc  entre  les  mains  des  Madjares 
et  des  Italiens,  et,  pour  justifier  cet  abus,  le  recensement  de  la 
population  a  été,  lui  aussi,  conduit  dans  ce  but  au  détriment 
de  la  vérité  et  des  Yougoslaves.  Et  pourtant,  malgré  toutes  ces 
persécutions,  l'industrie,  le  négoce,  les  finances  et  la  navigation 
se  trouvent  presque  complètement  entre  les  mains  des  Yougo- 
slaves. Les  Italiens  de  Rijeka  trouvent  de  leur'  côté  un  appui 
dans  la  populace  à  la  solde  et  dans  les  jeunes  gens  de  20  à 
25  ans  („Giovine  Fiume"),  qui  terrorisent  la  population  tran- 
quille et  assidue  yougoslave. 

d)  D'après  le  recensement  de  1910  il  y  avait  sur  la 
presqu'île  istrienne  environ  364.000  habitants.  La  statistique 
officielle  austro-italienne  a  distribué  les  habitants  par  nationalité 
de  la  manière  suivante: 

Yougoslaves:        Italiens: 
Arrond.  judic.  de  Kopar: 


Kopar 

20,57o 

78,97o 

Pasja  Vas 

yy,y  „ 

0,1  „' 

Dolina 

99,8  „ 

0,0  „ 

Marezige 

99,9  „ 

0.0  „ 

Muggia-Milje 

20,8  „ 

78,6  „ 

Ocisla 

99,6  „ 

0,1  „ 

Pomjan 

83,4  „ 

16.6  „ 

Arrond.  judic. 

de  Pirano: 

Isola 

25,17o 

.    74,4% 

Pirano 

15,8  „ 

82,9  „ 

Arrond.  judic. 

de  Buzet: 

Buzet 

96,07o 

3,97o 

Roc 

93,4  „ 

6,3  „ 

Arrond.  judic. 

de  Podgrad: 

Podgrad 

99,87o 

0,1 7o 

Jelsane 

yy,y  „ 

0,0  „ 

Materija 

yy,y  „ 

0,0  „ 

10 


Yougoslaves: 

Italiens: 

Arrond.  judic.  de 

Volosko: 

Kastav 

99,27o 

0.4% 

Lovran 

73,8  „ 

15,6,,? 

Moscenice 

99,6  „ 

0,4  „ 

Veprinac 

83,7  „ 

0,8  „ 

Volosko 

60,2  „ 

4,9  „ 

Arrond.  judic.  de 

Buje: 

Buje 

8,lVo       • 

91.87o 

Novi  grad 

0,0  „  ?? 

100,0  „  ?? 

'  Groznjan 

27,4  „ 

72,6  „ 

Umag 

5,6  „ 

94,4  „ 

Crni*  Vrh 

0,1  „ 

99,9  „  ?? 

Arrond.  judic. 'de 

Motovun  : 

Motovun 

66,97o 

32,87o 

Oprtalj 

34,0  „ 

66,0  „ 

Visnjan 

51,4,, 

48,4  „ 

Viznada 

38,6  „ 

61,1  „ 

Arrond.  judic.  de 

Porec: 

Vrsar 

52,7"  „ 

47,l"o 

Porec 

32,3  „ 

67,4  „ 

Arrond.  judic.  de 

Pazin  : 

Tinjan 

97,9". 

2,0% 

Boljun 

99,o  „ 

,     0,6  „ 

Zminj 

97,3  „ 

2,7  „ 

Pazin 

91,8,, 

7,9.. 

Arrond.  judic.  de 

Labin: 

Labin 

.    84,8",, 

14,8"o 

Plomin 

73,3  „ 

11,1  „ 

Arrond.  judic.  de  Rovinj  : 

Kanfarnar 

76,3"  0 

23,6"yn 

Bal 

7,3  „ 

92,6  . 

Arrond.  judic.  de 

Vodnjan: 

Barbana 

97,7"n 

2,3",, 

Vodnjan 

43,5  „ 

56,3  „ 

Sv.  Vincenat 

80,3  „ 

19,4  „ 

Arrond.  judic.  de 

Pula: 

~ 

Pula 

31,3"v, 

58,97n 

Ville  de  Rovinj 

1,1» 

96.1  „ 

En   moyenne          54,9"» 

38,8 ,0 

tandis  que  2,87ft  retombent  sur  d'autres  nationalités. 


11 

Déjà  cette  statistique  officielle  nous  montre  que  toute 
l'istrie  orientale  et  centrale  est  purement  yougoslave,  tandis  que 
seule  ristrie  occidentale  serait  en  partie  italienne. 

Mais  pourtant  il  faudrait  corriger  dans  cette  statistique 
au  moins  une  faute,  car  elle  est  trop  évidente. 

En  Istrie  se  sont  développés  de  l'ancienne  „lingua  rustica" 
deux  dialectes  vieux-romans.  Le  dialecte  du  Nord  a  déjà  dis- 
paru: à  Milje  (Muggia)  il  s'est  éclipsé  il  y  a  quelques  dizaines 
d'années  et  a  été  remplacé  par  la  langue  itaîlienne  dans  la  ville 
elle  même  et  par  la  langue  yougoslave  dans  les  environs  (Sko- 
fija,  Hribi,  Plavje,  etc.).  Le  dialecte  du  Sud  s'est  maintenu  par 
ci  par  là,  entremêlé  de  mots  italiens,  dans  les  villages  de 
Dignano  (Vodnjan),  Gallesano,  Bal,  Fasana,  Sisan  et  Rovigno 
(Rovinj).  Entre  ces  deux  pays  vieux-romans  s'est  introduite  la 
langue  yougoslave :elle  sépare  complètement  les  pays 
littoraux  „romans"  de  l'istrie  septentrionale  des 
pays  littoraux  „roman  s"  de  l'istrie  méridionale.  Elle 
s'étend  jusqu'  à  la  mer  entre  l'embouchure  de  la  Mirna  et  celle 
du  Lim,  entourant  de  tous  côtés  la  petite  ville  «italienne"  de 
Porec.  Il  n'y  a  donc  point  de  continuité  continentale  sur  la  côte 
occidentale  istrienne  entre  les  groupes  nationaux  „italiens", 
respectivement  „romans".  La  langue  de  ces  Yougoslaves  de 
l'istrie  occidentale  s'est  conservée  dans  toute  sa  pureté  ;  elle  ne 
s'est  quelque  peu  corrompue  que  dans  les  arrondissements  judi- 
ciaires de  Buje,  de  Motovun  et  de  Porec.  Dans  cette  langue, 
en  effet,  se  sont  introduits  plus  ou  moins  de  mots  italiens  par 
le  fait  que  la  population  était  plus  ou  moins  éloignée  des  petites 
villes  «italiennes"  du  littoral. 

La  statistique  austro-italienne  officielle  n'a  pas  tenu  compte 
de  ce  „dialecte"  yougoslave,  et  a  tout  simplement  inscrit  toute 
cette  population  parmi  les  Italiens.  Il  y  a  environ  20.000  per- 
sonnes (d'après  N.  Krebs)  qui  parlent  le  susdit  dialecte  et  qu'il 
faut  inscrire  parmi  les  Yougoslaves.  Si  nous  réparons  donc 
seulement  cette  erreur  de  la  statistique  officielle  —  et  cela  en 
toute  bienveillance  à  l'égard  des  Italiens  —  il  y  a: 

Yougoslaves:  Italiens: 

dans  l'arrond.  judic.  de: 

Buje  12.337  9.398 

Motovun  .    16.613  4.833 

/  Porec  8.775  8.325 

.  soit:  37.725  22.556 


12 


TRIESTE  y^.TRST  ^^         q^      ^ 


PKMN 


MUGOIA   ^y 


O 


V 


\   ^ 


Italiens  mêlés  de 
Yougoslaves 


Vieux-Romans 
mêlés  de  You- 
goslaves. 


Carte    ethnographique   de   la  presqu'île  istrienne  d'après  le  lecensemtnt 
officiel  austro-italien  de  1910. 


13 

contre,  dans  la  statistique  officielle: 

Yougoslaves:  Italiens: 

18-996  41.285 

soit  donc  18.792  de  plus      18.792  de  moins. 

D'après  cette  correction  peu  importante  il  y  aurait  sur  la 
presqu'île  istrienne: 

Yougoslaves:  Italiens: 

207.993,  soit  60,4",,      contre       115.440,  soit  33,5'!,, 

Un  arbitre  impartial  n'y  trouverait  certainement  pas  même 
25''/o  de  vrais  Italiens. 

Tout  ce  qui  est  italien,  on  le  voit,  est  concentré  dans 
certaines  villes  de  la  côte  occidentale  istrienne:  à  Kopar 
(Capodistria),  Milje  (Muggia),  Izola  (Isola),  Umago,  Porec  (Pa- 
renzo),  Rovinj  (Rovigno)  et  Pula  (Pola).  Dans  toutes  ces  villes 
il  y  a  d'après  la  statistique  officielle  austro-italienne  58.471 
Italiens  et  partisans  contre  15.964  Yougoslaves. 

La  moitié  de  tous  les  habitants  italiens  de  la 
presqu'île  istrienne  demeure  dans  ces  sept  villes. 
Le  reste  en  est  dispersé  dans  les  autres  grandes  localités  de  l'Istrie, 
mais  il  s'y  trouve  en  sensible  minorité  vis  à  vis  des  Yougo- 
slaves. Il  résulte  bien  clairement  de  tout  cela  que  la  popula- 
tion rurale  entière  de  l'Istrie  est  purement  slave, 
tandis  que  seulement  celle  des  villes  de  la  côte 
occidentale  est  en  majeure  partie  italienne,  mais 
fortement  mêlée  d'éléments  slaves.  Si  une  commission 
impartiale,  était  chargée  de  demander  consciencieusement  aux 
habitants  de  chaque  village  de  la  zone  litigieuse  de  la  côte  occi- 
dentale de  l'Istrie  à  quelle  nationalité  ils  appartiennent,  il  est 
certain  qu'on  n'y  compterait  pas  même   30.000  vrais   Italiens. 

Quant  à  la  nationalité  des  environs  de  Trieste,  voici 
ce  qu'en  écrit  le  nouvelliste  Dali'  Ongaro:  „Nous  ne  devons 
pas  en  juger  d'après  l'idiome  qu'on  parle  dans  la  ville  même 
de  Trieste;  c'est  de  tous  les  coins  du  monde  que  sont  venus 
ses  habitants;  nous  devons  pénétrer  dans  les  chaumières  des 
paysans  des  environs,  si  nous  voulons  connaître  la  nationalité 
du  pays."  La  ville  de  Trieste  elle  même  est  habitée  en  grande 
partie  par  une  population  italienne,  mais  ce  n'est  qu'une  oasis 
italienne  sur  le  territoire  slave.  Entre  Trieste  et  Monfalcone  la 
population  est  purement  yougoslave;  ce  n'est  qu'à  partir  de 
Monfalcone,  par  Zagraj  (Sagrado)  et  Cormons,  que  commence 


IbibÏiotbka      i 
BKQHOM.  IWSTITUTA  J 


14 

à  l'Ouest  le  territoire  italien.  Et  même  sur  ce  territoire  il  y  a 
aussi  beaucoup  de  localités  yougoslaves,  bien  que  les  Austro- 
Italiens  les  aient  italiénisées:  telles  Monfalcone  (Trzic),  Redi- 
puglia  (Predipolja),  Gradisca  (Gradisce),  etc.,  tandis  que  Gorica, 
heureusement,  a  été,  est  restée  et  restera  slave. 

De  Trieste  (exclusivement)  jusqu'à  Spic,  la  frontière  la  plus 
méridionale  de  la  Dalmatie,  il  y  a  sur  le  littoral  yougoslave  — 
répétons  le  —  d'après  la  statistique  officielle  austro-italienne: 
951.965  Yougoslaves  soit  817n  contre  seulement 

168.172  Italiens,  et  ses  partisans        soit  14"  o. 

L'étranger,  qui  traverse  le  littoral  yougoslave,  peut  faci- 
lement être  induit  en  erreur  par  les  apparences,  s'il  n'apprend 
point  à  connaître  la  population,  ses  mœurs,  sa  vie  et  toute  sa: 
culture.  Cette  opinion  se  trouve  bien  justifiée  par  la  remarque 
que  fait  l'écrivain  américain,  Madame  Emily  Greene  Balch,  pro- 
fesseur au  Wellesley  Collège  dans  son  livre  „Our  slavic  fellow.^ 
citizens"  (New-York,  1910):  , L'Italie,  par  son  architecture  et 
sa  manière  de  vivre  bien  joliment  aimable,  comme  la  Turquie, 
par  ses  costumes  et  les  coutumes  de  l'Orient  voisin,  cachent 
le  fond  slave  aux  yeux  des  étrangers.  Nous  nous  approchons  tout 
naturellement  des  objets  de  leur  côté  le  plus  connu,  et  juste- 
ment de  cette  manière,  de  même  que  nous  connaissons  seu- 
lement la  forme  germanisée  des  noms  slaves  —  Agram  au  lieu  de 
Zagreb,  Lemberg  au  lieu  de  Lwôu^  —,  de  même,  sur  ce  littoral 
yougoslave,  nous  ne  connaissons  que  la  forme  italienne  des 
noms.  Nous  disons  Fiume  au  lieu  de  Rijeka,  Ragusa  au  lieu 
de  Dubrovnik,  Monténégro  au  lieu  de  Crna  Gora.  Cette  no- 
menclature, l'aspect  vénitien  des  villes  et  la  langue  italienne 
qu'on  parle  par  les  hôtels,  tout  cela  induit  l'étranger  en  erreur. 
L'élément  italien  est  à  la  vérité  prépondérant  dans  les  parties 
moins  importantes  du  district  de  Gorica  — Gradiska  et  de 
ristrie,  et  dans  la  ville  de  Trieste,  mais  le  reste  de  la  popu- 
lation de  toute  la  côte  adriatique  d'Autriche  et  de  Hongrie  est 
essentiellement  serbo-croate.  En  Dalmatie,  que  les  touristes 
.  considère  ordinairement  comme  une  autre  Italie  plus  pittoresque, 
plus  de  977n  de  la  population  parle  le  croate  ou  le  serbe,  qui 
ne  sont  qu'une  seule  et  même  langue,  mais  d'alphabet  différent." 

C'est  donc  un  fait  absolument  incontestable  que  toute 
la  côte  orientale  de  la  mer  Adriatique  est  habitée  par 
une  population  yougoslave  à  rexception  de  quelque  ville 
littorale. 


Aperçu  de  Thistoire   du  littoral   oriental 
de   TAdriatique. 

Par  F.  de  §lsic 

Professeur  à  r  Université,   Membre  de  l'Académie  yougoslave  de  Zagreb. 

Les  Yougoslaves  apparaissent  tardivement  sur  la  scène 
historique  par  le  fait  qu'  a  leurs  plus  jeunes  débuts  ils  n'  avaient 
point  d'  organisations  indépendantes  d'  importance.  Ce  sont  à 
vrai  dire  d'  autres  peuples,  les  Goths  et  les  Avares  surtout, 
qui  les  introduisent  dans  le  monde.  Les  luttes  avec  ces  peuples 
organisés  militairement  amenèrent  les  Slaves  à  commencer  a 
se  grouper  en  tribus  importantes  sous  la  conduite  d'  un  duc, 
au  côté  duquel  on  cite  expressément  le  conseil  des  notables. 
Ainsi  organisés  en  tribus,  les  Yougoslaves  passent  alors  de 
r  Ukraine  et  de  la  Pologne  actuelles  du  sud-ouest  au  commen- 
cement du  VI^  siècle  de  1'  ère  chrétienne  le  Danube  inférieur 
et  pénétrent  dans  1'  empire  byzantin.  Ils  n'  apparaissent  donc 
pas  au  commencement  de  leur  histoire  comme  un  peuple  uni- 
que avec  un  but  unique  —  à  1'  instar  des  Goths  ou  des  Francs 
-—  mais  en  groupes.  Aussi  1'  expansion  et  1'  établissement  slave 
dans  la  péninsule  des  Balkans  ne  se  sont  ils  accomplis  que 
graduellement  sans  événements  particuliers,  comme  1'  eau  qui 
suinte  ou  comme  les  eaux  d'  une  rivière  débordée  qui  inondent 
lentement  le  pays  environnant.  Cette  manoeuvre,  les  Yougoslaves 
r  exécutent  dans  la  seconde  moitié  du  VI^  siècle  et  dans  la 
première  moitié  du  VII^  en  compagnie  des  Avares.  C  est  à 
cette  époque  qu'  ils  s'  établissent  dans  tous  les  pays  actuels 
de  Bulgarie,  Serbie,  Macédoine,  Hongrie  occidentale  du  sud, 
Croatie,  Slavonie,  Bosnie,  Herzégovine,  Crna  Gora  (pr.  tseurna 
gora,  Monténégro),  Istrie,  Dalmatie  et  tous  les  pays  slaves 
jusqu'à  la  frontière  italienne  aux  abords  de  la  Soca  (Isonzo)  à 
l'ouest  jusqu'  à  la  source  de  la  Mour  et  de  la  Mourica  (Murz) 
au  Nord.  Ils  pénétrèrent  en  compagnie  des  Avares  pour  la  pre- 
mière fois  dans  la  province  impériale  byzantine  de  Dalmatie  à 


16 

la  fin  du  VI^  siècle,  et  par  la  suite  de  plus  en  plus  souvent  et  for- 
tement, à  tel  point  que  dès  600  le  pape  Grégoire  I^"^  craignait 
sérieusement  que  les  Slaves  ne  fissent  irruption  par  1'  Istrie  en 
Italie  même.  Jusqu'  au  commencement  du  Vll^  siècle  le  littoral 
actuel  dalmate  fut  épargné,  mais  après  la  mort  tragique  de  1'  em- 
pereur byzantin  Mauritius  (602),  alors  ou  1'  anarchie  régnait  dans 
r  empire,  ce  fut  son  tour  à  lui  aussi.  Après  bien  d'  autres 
villes  romaines  florissantes  disparut  finalement  aussi  vers  614 
la  célèbre  Salona,  1'  ancien  centre  romain  de  la  province  de 
Dalmatie,  et  avec  elle  la  puissance  de  l'empire  byzantin  dans 
le  nord-ouest  de  la  péninsule  des  Balkans.  La  détresse  de 
r  empire  byzantin  atteignit  son  comble,  lorsqu'  en  626  les  Slaves 
et  les  Avares  attaquèrent  Constantinople  même.  Mais  les  Slaves, 
battus  sur  mer,  se  retirèrent  et  les  Avares  abandonnèrent  le 
champ  de  bataille.  L'insuccès  sous  les  murs  de  Constanti- 
nople porta  un  coup  terrible  à  la  puissance  des  Avares,  car 
il  était  un  signe  évident  de  leur  faiblesse.  Bientôt  leur  sujets 
de  la  veille,  les  Slaves  s'  abattirent  sur  eux  de  tous  les  côtés, 
et  se  délivrèrent  de  leur  domination  de  la  Save  à  la  Mer  Adria- 
tique: est  ainsi  que  se  termina  vers  la  moitié  du  VIl^  siècle  — 
sous  le  règne  de  1'  empereur  byzantin  Héraclius  —  1'  étabhs- 
sement  des  Slaves  dans  leur  pays  actuel. 

Pendant  ces  invasions  en  Dalmatie,  1'  ancien  élément 
roman  a  disparu  en  grande  partie,  et  ne  s'  est  conservé  qu'en 
partie  sur  les  île^s  voisines  de  Krk  (Veglia),  Cres  (Cherso), 
Losinj  (Lussin)  et  Rab  (Arbe)  et  dans  quelques  villes  romaines 
fortifiées  du  littoral,  telles  que  Zadar  (Zara)  et  Trogir  (Traù). 
Une  partie  des  fugitifs  de  Salona  détruite  se  réfugia  dans  le 
palais  que  1'  empereur  Dioclétien  s'  était  fait  bâtir  dès  le  com- 
mencement du  IV^  siècle  après  son  renoncement  à  la  pourpre 
impériale.  Ce  vaste  palais  sur  les  bords  de  la  mer  fut,  lui  aussi, 
à  la  vérité  pillé,  mais  non  détruit,  et  offrit  aux  fugitifs  un  abri 
suffisamment  sûr.  Ceux  ci  s'  élevèrent  peu  à  peu  des  habita- 
tions durables  et  posèrent  ainsi  les  fondements  de  la  ville 
appelée  Spalatum ,  aujourd'hui  Split  (Spalato).  Au  sud-est 
d'  autre  part  les  survivants  de  1'  ancienne  ville  romaine  Epidau- 
rum  se  réfugièrent  sur  un  ilôt  voisin  de  la  côte,  où  ils  fon- 
dèrent peu  à  peu  la  ville  appelée  Raguse  (Dubrovnik,  en  slave). 
Bien  que  1'  empire  byzantin,  occupé  par  de  sérieuses  guerres 
incessantes  avec  les  Arabes,  ne  pût  guère  se  soucier  du  reste  de 
ses  sujets,  avec  lesquels  il  avait  perdu  toutes  relations  directes 


17 

par  terre,  ceux-ci  pourtant,  même  après  la  destruction  de  Salona, 
voyaient  encore  dans  1'  empereur  byzantin  leur  maître  et  pro- 
tecteur, tout  en  conservant  leurs  anciennes  traditions  chrétien- 
nes. Ce  n'  est  qu'  après  la  perte  de  1'  exarchat  de  Ravenne 
(750)  que  1'  empire  se  soucie  davantage  des  débris  de  son 
ancienne  province  de  Dalmatie.  D'ailleurs  les  relations  entre 
le  reste  des  Romans  et  les  Slaves  païens  voisins  s'  étaient 
améliorés,  de  sorte  qu'  on  pouvait  songer  aussi  à  quelque  re- 
nouvellement de  r  ancien  état  de  choses.  Avant  tout,  on  réta- 
blit à  Split  (Spalato)  1'  archevêché  comme  succession  de  Salona 
détruite,  mais  il  fut  subordonné  au  patriarche  de  Constantinople. 
Vers  780,  le  mausolée  de  1'  empereur  Dioclétien  fut  transformé 
en  cathédrale  de  Saint  Domnius  (évêque  et  martyr  de  Salona 
•f  304).  L'  organisation  politique  fut  centralisée  dans  la  ville 
bien  conservée  de  Zadar  (Zara),  où  résida  le  gouverneur  impé- 
rial, qui  portait  le  titre  de  stratège  ou  de  proconsul,  et  avait 
aussi  sous  son  ressort  les  villes  de  Trogir  (Traù),  Split  (Spa- 
lato), Dubrovnik  (Raguse)  et  Kotor  (Cattaro)  et  les  îles  de  Krk 
(Veglia),  Cres  (Cherso),  Losinj  (Lussin)  et  Rab  (Arbe).  Cette 
autorité  continua  à  porter  1'  ancien  nom  de  Dalmatie  (le  thème 
de  Dalmatie)  et  formait  une  partie  intégrante  de  1'  empire  by- 
zantin. 

Cependant,  les  Slaves  se  répandaient  dans  les  immen- 
ses étendues  de  la  péninsule  des  Balkans  et  de  ses  pays  limi- 
trophes du  nord-ouest  (dans  les  anciennes  provinces  romaines 
de  Pannonie  et  de  Norique),  sans  tendance  formelle  déformer, 
un  État  unique,  mais  avec  la  seule  tendance  de  trouver  des 
endroits  propices  à  ses  organisations  patriarchales  par  tribus. 
Ils  ont,  en  effet,  continué  dans  leur  nouvelle  patrie  cette  ma- 
nière de  vivre  politique  qu'  ils  avaient  établie  dans  leurs  pre- 
miers foyers.  Aussi  ont-ils  institué  vers  le  IX^  siècle  sur  le 
littoral  adriatique  plusieurs  gouvernements,  dont  deux  étaient 
les  plus  importants:  entre  1'  embouchure  de  la  Rasa  (Arsa) 
dans  r  Istrie  actuelle  du  sud-est  et  1'  embouchure  de  la  Ce- 
tina  dans  la  Dalmatie  actuelle  centrale  s'  étendait  la  Croatie, 
et  au  sud-est  de  celle-ci,  sur  les  bords  de  la  Piva,  de  la 
Tara  et  du  Lim  la  Serbie.  De  ces  deux  centres  se  répandirent 
par  la  suite  le  nom  de  croate  au  nord  jusqu'  à  la  Drave  et 
au  sud  jusqu'  à  la  Neretva,  et  le  nom  de  serbe  au  nord  dans 
la  Bosnie  actuelle  du  sud-est  et  de  1'  est  et  au  sud-ouest 
dans  les  provinces  méridionales  actuelles  de  Dalmatie,  d'  Her- 

2 


18 

zégovine  et  de  Crna  Gora.  C  est  ainsi  qu'  un  seul  et  même 
peuple,  qui  parlait  dès  les  temps  les  plus  anciens  une  seule  et 
même  langue,  connu  tout  d'  abord  seulement  sous  le  nom 
collectif  de  SJaves,  commença  à  se  grouper  autour  des  deux 
noms  généalogiques  de  Croates  et  de  Serbes.  De  même  que 
dans  la  suite,  durant  des  siècles,  la  puissance  politique  de 
r  une  ou  de  1'  autre  de  ces  peuplades  s'  étendit,  de  même 
respectivement  le  nom  national  politique  embrassa  un  espace 
tantôt  plus  grand,  tantôt  plus  petit;  de  plus,  des  centres  poli- 
tiques différents  et  bientôt  après,  une  religion  différente  —  les 
Croates  en  effet  reconnurent  1'  Église  catholique  latine,  et  les 
Serbes,  1'  Église  grecque  orthodoxe  —  firent  avec  le  temps  d'  un 
seul  et  même  ensemble  ethnique  deux  corps  indépendants,  lais- 
sant à  un  avenir  plus  heureux  et  plus  judicieux  le  soin  de 
réparer  ce  que  le  passé  avait  si  funestement  négligé. 

L'histoire  politique  de  la  côte  adriatique  orientale  com- 
mence à  lafinduVIII^  siècle,  et  au  commencement  du  IX^  siècle.  Les 
armées  de  Charlemagne  viennent  de  conquérir  1'  Istrie  et  bientôt 
après  elles  soumettent  à  leur  autorité  la  Croatie  jusqu'à  l' embou- 
chure de  la  Cetina,  tandis  que  la  Dalmatie  [c'est-à-dire  les 
îles  de  Krk  (Veglia),  Cres  (Cherso),  Losinj  (Lussin)  et  Rab 
(Arbe)  et  les  villes  de  Zadar  (Zara),  Trogir  (Trau),  et  Split 
(Spalato),  resta  à  1'  empire  byzantin.  Les  Croates  furent  alors 
—  au  commencement  du  IX^  siècle  —  baptisés  par  des  mis- 
sionnaires francs,  d'où  s'en  suivit  ^ans  la  ville  de  Nin  (Nona) 
la  création  d'un  évêché  croate  particulier,  soumis  directement 
à  r  autorité  du  pape.  V  empereur  Charlemagne  laissa  d'ailleurs 
aux  Croates  complète  autonomie  avec  un  duc  à'  leur  tête,  choisi 
librement  par  le  peuple,  mais  reconnu  par  l' empereur.  Dans 
les  affaires  militaires  seules  le  duc  croate  était  soumis  à  l'au- 
torité du  margrave  de  Frioul  et,  de  plus,  il  était  tenu  de  payer 
un  tribut  annuel  à  1'  empereur  des  Francs. 

Lorsque,  quelques  dizaines  d'années  plus  tard,  sous  les 
faibles  successeurs  de  Charlemagne,  l'immense  empire  de  ce- 
lui-ci s'écroula,  la  Croatie  devait  tomber  sous  la  puissance  alle- 
mande. Mais  ce  changement  provoqua  parmi  les  Croates  une 
révolte  qui  se  termina  vers  877  par  1'  affranchissement  de  la 
Croatie.  C  est  alors  que  la  Croatie  devint  un  État  complètement 
indépendant  sur  les  bords  de  la  mer  Adriatique. 

A  la  même  époque,  la  Serbie,  la  Dalmatie  actuelle  du  sud 
et  la  Crna  Gora   tombèrent  sous  1'  autorité  suprême  byzantine. 


19 

A  cette  occasion,  les  Serbes  de  ces  contrées  furent  baptisés 
et  entraînés  dans  le  giron  de  1'  Église  grecque  orthodoxe;  mais, 
à  part  cela,  ils  vécurent,  eux  aussi,  sous  leurs  propres  ducs, 
qui  conduisirent  en  toute  indépendance  le  sort  de  leur  peuple. 
Seules  les  villes  de  Dubrovnik  (Raguse)  et  de  Kotor  (Cattaro) 
continuèrent  à  faire  directement  partie  de  1'  empire  byzantin. 

Cependant  1'  État  croate  commença  à  s'affermir  et  à  s'éle- 
ver de  plus  en  plus  sous  la  dynastie  de  la  famille  du  duc 
Trpimir,  qui  régna,  à  quelques  exceptions  près,  jusque  vers  la 
fin  du  XI^  siècle.  Vers  924,  la  Croatie  devient  un  royaume  et 
obtient  de  1'  empire  byzantin  sous  son  administration  ces  îles 
et  villes  dalmates,  qui  venaient  enfin  de  passer  du  patriarchat 
de  Constantinople  sous  la  juridiction  du  pape  romain.  L'  em- 
pereur byzantin  d'  alors,  Constantin  Porphyrogénète  nous  a 
donné  une  idée  des  forces  militaires  de  la  Croatie  au  X^  siècle. 
Il  lui  attribue  faculté  de  lever  une  armée  de  100.000  fantassins 
et  60.000  cavaliers.  Sa  flotte  se  montait  à  80  sagènes,  capables 
de  contenir  chacune  40  hommes,  et  à  cent  condures,  montées  par 
dix  ou  vingt  hommes.  ,,Cela  suppose,  dit  M.  Rambaud,  de 
l'Académie  Française,  une  population  de  seize  cent  mille  à  deux 
millions  d'  habitants".  Cette  puissance  militaire  importante  a 
permis  à  la  Croatie  de  pouvoir  repousser  1'  ennemi  de  ses 
frontières.  Ce  même  empereur  Constantin  écrit  —  d'  autres 
chroniques  byzantines  le  confirment  aussi  —  que  les  troupes 
bulgares  de  F  empereur  Siméon,  dans  une  guerre  avec  les  Cro- 
ates, ont  été  totalement  défaites  par  eux.  La  Croatie  s'  élève 
aussi  culturellement  et  à  ce  point  de  vue  c'  est  un  fait  bien 
caractéristique  qu'  elle  a  su  à  cette  époque  obtenir  dans  1'  église 
r  emploi  de  la  langue  slave,  droit  qu'  elle  a  en  partie  gardé 
'jusqu'  à  nos  jours^  „Plus  voisine  d'ailleurs  de  la  mer  et  des 
peuples  policés,  c'est  elle  qui,  au  X^  siècle,  est  à  la  tête  de 
la   civilisation  slavo-illyrienne",  dit  M.  Rambaud. 

Mais  à  la  fin  du  X^  siècle,  des  désordres  intérieurs  affai- 
blissent de  plus  en  plus  1'  État  croate.  Le  doge  de  Venise 
Pierre  Orséolo  en  profite  pour  obtenir  de  1'  empereur  byzantin 
la  permission  de  prendre  sous  sa  protection  et  administration 
les  îles  et  villes  dalmates.  C  est  ainsi  qu'  en  l'an  1000  Venise, 
pour  la  première  fois,  établit  provisoirement  sa  puissance  sur 
la  côte  orientale  de  la  mer  Adriatique.  Quelques  années  après, 
la  Croatie  se  relève  et  les  îles  et  villes  dalmates  reviennent 
sous  la  direction   de   leurs   souverains,   et  même,  vers  1069,  le 


20 

roi  Pierre  Kresimir  les  ramène  sous  son  entière  domination. 
Ce  roi  fut  le  rénovateur  de  la  puissance  de  1'  État  croate.  Il  dit 
lui-même  dans  un  document  qu  e  „le  Dieu  tout-puissant  a 
agrandi  son  État  sur  terre  et  sur  mer".  Ses  capitales  étaient 
Nin  (Nona)  et  Belgrade  (Zara  Vecchia)  sur  là  mer  qu'  il  appelle 
„notre  mer  dalmate"  ;  il  portait  aussi  le  titre  de  roi  de  Cro- 
atie et  Dalmatie. 

Après  sa  mort  (1074),  les  désordres  intérieurs  recom- 
mencèrent en  Croatie  pour  se  calmer  provisoirement  sous  le 
règne  de  Démétrius  Zvonimir,  qui  fut  couronné  à  Solin  (Salona) 
près  Split  (Spalato)  par  un  envoyé  du  pape  Grégoire  VII.  Ce 
roi  gouverna  éncrgiquement  toute  la  Croatie  de  la  Drave  à  la 
Néretva  et  toutes  les  villes  et  îles  dalmates.  Après  sa  mort,  des 
troubles,  plus  forts  que  jamais,  attristent  de  nouveau  1'  État 
croate.  Sous  1'  influence  de  la  femme  de  Démétrius  Zvonimir,  qui 
était  la  sœur  du  roi  hongrois  Ladislas,  se  forme  alors  dans  la 
noblesse  croate  un  parti  hongrois,  qui  appelle  le  roi  Ladislas 
dans  le  pays  et  lui  offre  la  couronne  croate.  Ladislas  ne  réus- 
sit pas,  mais  bien  son  successeur  Koloman,  qui  fut,  en  1102,  à 
Belgrade,  couronné  roi  de  Croatie  et  Dalmatie  avec  la  couronne- 
croate.  A  cette  occasion,  Koloman  garantit  sous  la  foi  du  ser- 
ment tous  les  droits  publics  et  politiques  au  royaume  croate: 
La  Hongrie  et  la  Croatie  auront  désormais  un  seul  et  même 
souverain,  mais  elles  formeront  deux  royaumes  particuliers  reliés 
en  communauté  politique  par  la  personne  du  roi. 

Le  couronnement  de  Belgrade  imposait  aussi  à  Koloman 
r  obligation  de  regagner,  en  sa  qualité  de  souverain  légitime 
du  royaume  croate-dalmate,  les  villes  et  îles  dalmates,  qui, 
pendant  la  période  d'  anarchie  en  Croatie,  étaient  retombées 
sous  la  direction  de  Venise.  Dans  cette  question-là,  c'est  tou- 
jours encore  1'  empereur  byzantin  qui  avait  le  mot  décisif.  En 
1107,  celui-ci,  pour  se  gagner  l'alliance  de  Koloman  contre  les 
Normands  du  sud  de  l'Italie,  lui  céda  la  Dalmatie.  Mais  lorsque 
quelques  années  plus  tard  se  rompit  l'amitié  et  l'alliance  entre 
le  roi  Koloman  et  l'empereur  Alexis  Comnène,  Venise  commence 
la  lutte  pour  la  Dalmatie.  Cette  lutte  entre  les  rois  hongrois- 
croates  et  Venise  pour  la  possession  de  la  côte  orientale  de 
la  mer  Adriatique  dure  sans  interruption  de  1115  à  1358.  Et 
le  plus  intéressant,  c'est  que  les  villes  et  îles  dalmates  mêmes 
s'opposent  de  toutes  leurs  forces  aux  Vénitiens,  ne  voulant 
absolument   pas    tomber   sous   leur  domination.    Zadar  (Zara) 


21 

tout  particulièrement,  en  sa  qualité  de  ville  dalmate  la  plus 
importante,  se  soulève  contre  la  république  de  S'-  Marc  chaque 
fois  qu'elle  a  pu  compter  sur  l'aide  du  roi  hongrois-croate.  Ce 
n'est  donc  que  par  la  force  que  Venise  a  pu  s'implanter  pour 
quelque  temps  dans  les  villes  dalmates  et  sur  le  littoral  croate. 
La  plus  caractéristique  des  expéditions  vénitiennes  fut  celle  de 
1202,  alors  que  le  doge  conduisit  contre  Zadar  toute  l'armée 
croisée,  qu'il  devait  faire  passer  en  Palestine;  c'est  la  fameuse 
quatrième  croisade,  qui  —  directement  au  service  de  l'avide 
Venise  —  se  termina  sous  les  murs  de  Constantinople  et  ne 
vit  pas  même  la  Terre  Sainte.  Le  roi  hongrois-croate  Louis  l^"" 
obtint  un  brillant  succès  après  une  longue  et  terrible  lutte  sur 
terre  et  sur  mer  avec  Venise,  en  forçant  enfin  Venise  par  la 
paix  de  Zadar  (1358)  à  renoncer  à  toute  la  côte  de  Rjecina 
(Fiumara)  à  Kotor  (Cattaro).  Dubrovnik  (Raguse)  tomba  aussi 
sous  le  protectorat  des  rois  hongrois-croates  (1358 — 1526), 
tout  en  conservant  son  indépendance  politique  de  république 
aristocratique,  tandis  que  Kotor  (Cattaro)  —  ville  qui  d'ailleurs, 
avec  les  Bouches  de  Cattaro,  se  trouva  à  partir  du  Xl^  siècle 
régulièrement  à  l'intérieur  des  frontières  de  l'État  serbe  —  ne 
tomba  que  provisoirement  (1358 — 1385)  sous  le  protectorat  du 
roi  hongrois-croate.  La  flotte  croate  redevint  alors  florissante 
et  notamment  quelques  uns  de  ses  amiraux  (admiratus  regnorum 
Croatiae  et  Dalmatiae)  se  sont  distingués  de  1358  à  1413. 

L'occupation  permanente  du  territoire  de  la  Dalmatie  actuelle 
par  Venise  ne  date  que  du  XV^  siècle,  lorsqu'  après  la  mort 
de  Louis  I^^  (f  1382)  éclatent  en  Hongrie  et  en  Croatie  de 
longues  guerres  de  succession,  qui  finissent  par  briser  entiè- 
rement leur  force.  Et  même  alors  Venise  n'obtient  du  succès 
que  pacifiquement  et  durant  quelques  dizaines  d'années.  La  sépa- 
ration de  la  Dalmatie  commença  en  juillet  1409,  lorsque  l'An- 
gevin Ladislas  de  Naples,  compétiteur  de  Sigismond  de  Lu- 
xembourg (f  1437),  vendit  au  doge,  après  un  long  marchandage, 
pour  cent  mille  écus  ce  qu'il  possédait  alors  de  la  Dalmatie, 
c'est  à  dire  la  ville  de  Zadar,  Vrana,  Novigrad  et  l'île  de  Pag. 
De  plus,  Ladislas  renonça  en  faveur  de  Venise  à  ses  droits  de 
roi  de  Hongrie,  Croatie  et  Dalmatie  sur  tout  le  reste  de  la 
Dalmatie.  La  nouvelle  de  l'infâme  trahison  de  Ladislas  de  Naples 
fit  que  les  villes  et  îles  Dalmates  vexées  et  attristées  se  rendirent 
en  grande  partie  volontairement  sur  la  base  de  la  convention 
à  l'autorité  vénitienne,   pour  sauver   de    cette  manière  le  plus 


22 


possible  leur  ancienne  autonomie.  C'est  ainsi  que  tout  de  suite 
après  Zadar  se  soumirent  à  Venise  dès  1409  les  îles  de  Cres 
et  Rab  et  la  ville  de  Nin,  puis  Skradin  en  1411,  Sibenik  en 
1412  (après  un  long  siège),  les  îles  de  Hvar,  Brac  et  Koréula 
et  les  villes  de  Trogir,  Split  et  Kotor  en  1420.  Omis  en  1444 
et  enfin  l'île  de  Krk  en  1481.  Vers  la  fin  du  XV^  siècle,  Venise 
était  donc  en  possession  de  toutes  les  villes  et  îles  du  littoral 
à  l'exception  de  Dubrovnik.  C'est  alors  que  se  répand 
aussi  le  nom  de  Dalmatie  sur  ces  villes  et  îles  du 
littoral  qui  jusque  là  n'avaient  point  formé  la  notion 
géographique  de  Dalmatie,  car  la  Dalmatie  comprenait 
avant  le  XV^  siècle  les  îles  de  Krk,  Osor  et  Rab  et  les  villes 
Zadar,  Trogir  et  Split.  Tout  le  reste  dans  leur  voisinage  immédiat, 
tel  Klis  près  Split,  Knin  ou  Sinj,  se  trouvait  encore  dans 
le  royaume  de  Croatie  (in  regno  nostro  Croatiae).  Cette 
possession  permanente,  sa  plus  ancienne,  la  République  de 
Venise  l'appela  plus  tard  (au  XVII^  siècle)  „aquisto  vecchio", 
l'ancienne  acquisition,  naturellement  pour  la  distinguer  de  celle 
qu'elle  avait  acquise  alors  (au  XVll^  siècle).  Les  Bouches 
de  Cattaro  étaient  appelées  Albanie  vénitienne  (Albania 
ven'eta);  elles  étaient  séparées  de  la  Dalmatie  par  le  territoire 
de  la  République  de  Raguse.  L'état  politique  géographique  sub- 
sista ainsi  de  la  moitié  du  XV^  siècle  jusqu'à  la  moitié  du 
XVI^,  c'est  à  dire  jusqu'un  jour  où  Venise  trouva  un  nouveau 
rival  dans  l'Empire  ottoman,  qui,  après  la  chute  de  la  Serbie 
(1459),  de  la  Bosnie  (1463)  et  de  l'Herzégovine  (1480)  se  mit 
à  s'approcher  dangereusement  des  bords  de  1'  Adriatique.  Dès 
la  première  moitié  du  XVI^  siècle,  les  armées  du  sultan  Ba- 
jazid  II  pénétrèrent  en  Croatie,  aux  environs  de  Knin  et  de 
Sinj  et  bientôt  après  arrivèrent  sous  les  murs  de  Split  qu'ils 
assiégèrent,  pour  pousser  ensuite  vers  Sibenik,  Trogir  et  Klis. 
Ce  furent  alors  de  tristes  jours  pour  la  Croatie  :  dès  la 
moitié  du  XVI'^  siècle,  les  Turcs  la  conquirent  toute  entière; 
seules  les  villes  fortifiées  du  littoral  restèrent  sous  la  domina- 
tion de  Venise,  menant  une  vie  désespérée  remplie  de  craintes 
et  de  luttes  continuelles.  II  en  fut  ainsi  jusqu'  à  la  moitié  du 
XVII^  siècle.  A  cette  époque  la  notion  de  Dalmatie  était  iden- 
tique avec  la  possession  vénitienne.  L'ancien  titre  politique 
géographique  de  «Croatie"  disparut  donc  alors, 
dans  le  courant  du  XVI^  siècle,  de  la  Dalmatie  ac- 
tuelle. 


23 

Sur  ces  entrefaites  éclata,  vers  le  milieu  du  XVII^  siècle,  la 
guerre  de  24  ans  (de  Candie)  entre  Venise  et  la  Turquie,  pen- 
dant laquelle -les  Vénitiens  furent  sérieusement  soutenus  par  de 
nombreuses  troupes  volontaires  de  Croates  et  de  Serbes^),  qui 
voulaient  avant  tout  se  délivrer  de  la  domination  turque  into- 
lérable. Cette  guerre  se  termina  par  la  paix  de  Candie  (1669). 
Venise  y  renonça  à  l'île  de  Candie  (Crête),  mais  en  dédom- 
magement elle  étendit  sa  possession  sur  la  côte  adriatique:  la 
nouvelle  frontière  courut  le  long  de  la  côte  sur  la  crête  des 
montagnes  du  golfe  de  Novigrad  jusqu'  à  la  Cetina  inférieure, 
de  sorte  que  Klis  tomba  sous  la  domination  vénitienne.  Cette 
ligne  limitrophe  reçut  —  d'après  l'envoyé  vénitien  qui  la  fixa 
avec  la  commission  turque  —  le  nom  de  linea  Nani,  et  en 
même  temps  ce  territoire  commença  aussi  à  être  considéré  plus 
tard  comme  aquisto  vecchio,  l'ancienne  acquisition.  La 
guerre  contre  les  Turcs  reprit  dès  1684,  après  la  fameuse  ca- 
tastrophe des  Turcs  sous  Vienne,  lorsque  Venise  s'allia  à  l'Au- 
triche et  à  la  Pologne.  Dans  cette  nouvelle  guerre  de  quinze 
ans,  les  Vénitiens  conquirent,  —  surtout  au  prix  du  sang 
des  Croates  et  des  Serbes,  qui,  cette  fois  encore,  les  se- 
condèrent bien  largement  —  Sinj  au  nord  et  Herceg-Novi  (à 
l'entrée  des  Bouches  de  Cattaro)  au  sud.  La  paix  de  Karlovci 
en  Syrmie  (1699)  fixa  la  nouvelle  frontière  entre  Venise  et  la 
Turquie;  le  Vénitien  Grimani  la  détermina,  d'où  le  nom  de 
linea  Grimani.  Cette  frontière  fut  tirée  d'une  façon  toute 
simple:  les  points  Knin,  Sinj  et  Gabela  sur  Neretva  furent 
réunis  par  des  lignes  droites  sans"  souci  des  montagnes  et  autres 
élévations  du  sol.  Autour  de  chacun  de  ces  points,  on  laissa 
une  région  d'une  heure  de  marche  comme  zone  neutre  de  dé- 
fense. Au  sud,  par  contre,  Venise  acquit  presque  entièrement 
les  Bouches  de  Cattaro  et  Budva.  La  linea  Griman'i  était 
donc  la  frontière  de  la  possession  appelée  nuovo  aquisto, 
la  nouvelle'  acquisition,  et  avec  elle,  naturellement,  le  nom  de 
Dalmatie  s'étend  à  nouveau  davantage  dans  l'intérieur,  dans  la 


1)  Les  Serbes  commencèrent  à  s'installer  par  le  territoire  de  la  Dal- 
matie actuelle  au  nord  de  l'embouchure  de  la  Cetina  dès  le  XlVe  siècle, 
mais  leur  établissement  principal  remonte  aux  XVIe  et  XVlIe  siècles,  lors- 
qu'ils vinrent  de  Bosnie.  Les  contrées  situées  au  sud  de  la  Cetina,  res- 
pectivement de  la  Neretva,  furent  de  toujours  des  parties  de  l'organisa- 
tion politique  serbe,  respectivement  bosnienne,  habitées  principalement  par 
une  population  serbe. 


24 

Croatie  d'autrefois.  En  1714  recommence  la  guerre  turco- 
vénitienne,  qui  se  termine  par  la  paix  de  Pozarevac  sur  le 
Danube  (1718).  Cette  paix  reconnaît  la  linea.Mocenigo, 
qui  reste  la  frontière  de  la  Dalmatie  vénitienne  jusqu'  à  la 
chute  de  la  République  de  S'  Marc  (1797),  ou  en  d'autres  mots: 
c'est  cette  frontière  même  qui  existe  aujourd'hui 
encore  entre  la  Dalmatie  et  la  Bosnie-Herzégovi  ne; 
il  faut  en  excepter  uniquement  le  point  le  plus  méridional  Spic 
(Spizza),  qui  n'appartient  à  l'ancienne  monarchie  austro-hon- 
groise qu'en  1878  et  le  territosre  de  l'ancienne  République  de 
Raguse  entre  l'embouchure  de  la  Neretva  et  Herceg  Novi.  La 
possession  nouvellement  acquise,  comprise  entre  ces  deux  lignes 
de  Mocenigo  et  de  Grimani  est  appelée  aquisto  nuovisimo 
et  en  même  temps  le  nom  de  Dalmatie  s'  (tend  à  nouveau 
davantage  à  l'Est  dans  l'ancienne  Croatie.  Cette  explication 
montre  clairement  que  la  notion  politique  géographi- 
que actuelle  de  la  Dalmatie  au  nord  de  la  Neretva 
est  à  vrai  dire  le  dernier  circuit  de  la  possession 
vénitienne  sur  la  côte  orientale  de  l'Adriatique. 
Cette  possession,  par  contre,  est  due  en  partie  à  la  remise  vo- 
lontaire des  villes  et  îles  du  littoral  au  XV^  siècle  et  en  partie 
à  la  vaillance  et  aux  sacrifices  des  Croates  et  des  Serbes  sous 
l'étendard  vénitien  aux  XV1I<^  et  XVIII^  siècles. 

Dubrovnik  avec  son  territoire  et  les  Bouches  de  Cattaro 
(Albania  Veneta),  qui  n'ont  jamais  fait  partie  de  la 
Dalmatie  vénitienne,  font  exception,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit.  Mais  il  y  aurait  encore  quelque  chose  à  accentuer.  Peu 
rassurée  par  le  voisinage  de  Venise,  la  République  de  Du- 
brovnik déclare  à  la  paix  de  Pozarevac  (1718)  qu'elle  a  cédé 
deux  minces  bandes  de  terres,  l'une  au  nord  et  l'autre  au  sud 
de  son  territoire,  à  la  Turquie,  qui  de  cette  manière  s'étend 
jusqu'à  l'Adriatique.  C'est  ainsi  que  se  formèrent  les  enclaves 
de  Neum-Klek  à  l'embouchure  de  la  Neretva  et  de  Suto- 
rina  à  l'entrée  des  Bouches  de  Cattaro;  ces  deux  parties  appar- 
tiennent, aujourd'hui  encore,  à  l'Herzégovine,  qui  s'est  ainsi 
avancée  jusqu'à  la  mer. 

Par  la  chute  de  la  République  vénitienne  (1797)  et  la  paix 
de  Campoformio,  toute  la  Dalmatie  avec  les  îles  du  Quarnéro 
et  les  Bouches  de  Cattaro  (comme  ancienne  possession  véni- 
tienne) passent  dans  les  mains  de  l'Autriche,  tandis  que  Du- 
brovnik continue  à  rester  quelque  temps  encore  une  république 


25 

indépendante.  Sur  la  nouvelle  de  la  chute  de  la  République  de 
Venise,  la  Dalmatie  toute  entière  se  soulève,  et  particulièrement 
les  habitants  des  campagnes,  qui  redoutaient  la  domination  des 
„Jacobins  impies",  les  Français  calomniés  par  les  Franciscains. 
Le  désir  unanime  de  voir  la  Dalmatie  réunie  à  la  Croa- 
tie se  fait  jour  dans  toutes  les  classes  de  la  population.  Aussi 
le  général  autrichien  Mato  Rukavina,  Croate  de  la  Lika 
voisine,  fut-il  reçu  avec  enthousiasme,  lorsqu'il  fit  son  entrée 
dans  le  pays  au  nom  du  roi  hongrois-croate.  Mais  la  réunion 
avec  la  Croatie  n'eut  pas  lieu,  car  l'Autriche  officielle  et  non 
officielle  s'y  opposa,  voyant  sa  proie  dans  la  Dalmatie. 

Cependant,  quelques  années  après,  l'Autriche  perd  la  Dal- 
matie par  la  paix  de  Presbourg  (1805)  et  la  cède  à  l'empereur 
Napoléon,  qui  réunit  Dubrovnik  à  la  Dalmatie  et  aux  Bouches 
de  Cattaro.  C'est  ainsi  que,  pour  la  première  fois,  au 
commencement  du  XIX^  siècle,  le  nom  de  Dalmatie 
signifia  tout  le  territoire  qui  désigne  ce  pays 
aujourd'hui  aussi.  Mais  voilà  qu'en  1809  Napoléon  acquiert 
par  la  paix  de  Schônbrunn  toute  la  Croatie  de  la  rive  droite 
de  la  Save  à  l'embouchure  de  TUna,  la  Carniole,  la  Carinthie 
occidentale,  l'Istrie  avec  Trieste  et  toutes  les  îles  du  Quarnero. 
Napoléon  demanda  ces  pays  pour  avoir  une  communication 
directe  par  terre  avec  la  Dalmatie,  réunie  alors  avec  le  royaume 
d'Italie,  bien  que  son  gouverneur,  Vincenze  Dandolo,  ad- 
ministrât sa  province  presque  indépendamment.  En  1809  Napo- 
léon enlève  la  Dalmatie  à  lltalie  et  crée,  en  la  réunissant  à  ses 
autres  provinces  yougoslaves,  l'Il  1  y  r  i  e  (les  provinces  illy- 
riennes),  à  la  tête  de  laquelle  il  place  le  général  Marmont.  La 
domination  française  ne  dure  que  quelques  années  dans  les 
pays  yougoslaves,  et  pourtant  le  peuple  a  gardé  un  souvenir 
durable  de  ce  gouvernement  qui  était  pour  lui  idéal.  Jamais 
le  peuple  yougoslave  n'a  eu  d'administrateurs,  ni 
de  maîtres  si  généreux,  ni  si  bienveillants  que  le 
général  Marmont,  „duc  de  Raguse".  L'administration, 
les  écoles,  la  justice,  les  questions  économiques,  tout  a  pris 
sous  la  domination  française  le  caractère  d'institutions  qui  se 
soucient  des  intérêts  nationaux.  Les  îles  du  Quarnero  de  Cres, 
Krk,  Losinj  et  de  Rab  et  la  ville  de  Rijeka  (Fiume)  sont  réu- 
nies à  la  Croatie  civile,  à  laquelle  Napoléon  joint  en- 
core l'Istrie  orientale.  Aussi  la  chute  de  Napoléon  fut-elle  un  des 
coups  les  plus  terribles  qui  frappèrent  jamais  les  pays  yougo- 
slaves (1815). 


26 

Le  retour  de  la  domination  autrichienne  fait  revivre  la 
question  de  la  réunion  de  la  Dalmatie  avec  la  Croatie;  mais 
le'gouvernement  de  Vienne  s'y  oppose  conséquemment;  il  a 
maintenant  même  commencé  à  soutenir  l'éli^ment 
italien,  sachant  bien  qu'il  ne  s'échauffe  pas  pour 
de  telles  idées,  mais  que  lautonomie  du  pays  le  conten- 
tera. Le  gouvernement  autrichien,  bien  plus,  refusa  à  la  Croatie, 
jusqu'en  1822,  de  lui  retourner  le  territoire  qui  s'étend  de  la 
rive  droite  de  la  Save  à  la  mer.  Lorsque  pourtant  enfin  il 
le  fit,  il  enleva  à  la  Croatie  l'Istrie  orientale  et  les  îles  de 
Cres,  Krk  et  Losinj  et  les  réunit  à  l'Istrie,  à  laquelle  jamais 
jusqu'alors  ces  îles  n'avaient  appartenu,  tandis  qu'il  rendit 
Rab  à  la  Dalmatie.  Et  c'est  ainsi  que  le  tout  resta  jus- 
qu'aujourd'hui. 

Mais  ce  fut  en  vain:  l'idée  de  la  réunion  nationale  ne  se 
laissa  étouffer  par  aucune  lettre  patente  impériale;  au  contraire, 
elle  se  répandit  de  plus  en  plus,  gagnant  les  esprits  de  la  Soca 
(Ispnzo)  et  des  bords  de  la  mer  jusqu'au  Timok  et  au  Vardar  à 
l'Est.  Il  la  connaissait  bien,  cette  disposition  des  esprits  du  littoral, 

e  grand  patriote  et  homme  d'Etat  italien  Cavour,  lorsque  le 
28  décembre  1860,  il  s'exprimait  en  ces  termes^):  »Évitons 
toute  expression  qui  permette  de  supposer  que  le 
gouvernement  du  roi  (Victor  Emmanuel)  aspire  non 
seulement  à  la  possession  de  Venise,  mais  aussi  à 
celle  de  Trieste  y  compris  l'Istrie  et  la  Dalmatie. 
Je  sais  pertinemment  que,  dans  les  villesdu  litto- 
ral, le  fond   de  la  population   est  de  race  et  de  sen- 

iments  italiens,  mais  que  le  reste  de  la  population 
du  pays  appartient  exclusivement  à  la  race  slave; 
faudrait  donc  sans  aucune  raison  judicieuse  se 
brouiller  avec  les  Croates,  les  Serbes,  les  Madja- 
res  et  les  Allemands,  si  nous  voulions  montrer  que 
nous  aspirons  à  enlever  complètement  cette  grande 
partie  de  l'Europe  cenUale.  Tout  mot  qui  touche 
cette  question,  quelque  légèrement  qu'il  fût  exprimé, 
deviendrait  une  arme  dangereuse  dans  les  mains 
de  nos  ennemis.  Ils  sauraient  bien  s'en  servir  pour 
soulever   l'Angleterre   contre   nous,   car  cette  puis- 


')  GI.  Chiala:  Lettere  ciel  conte  Cavour,  vol.  IV,  139-14U. 


27 

sance  non  plus  ne  saurait  voir  d'un  <i'il  favorable 
la  mer  Adriatique  redevenir,  comme  au  temps  de 
Venise,   mer   italienrîe«. 

Nous  sommes  persuadés  que  les  chefs  actuels  du  peuple 
italien  se  souviendront,  eux  aussi,  de  ces  mots  du  fondateur 
de  l'Italie  moderne  et  qu'ils  ne  voudront  pas  se  convaincre  à 
leurs  propres  dépens  de  leur  profonde  vérité. 


La  civilisation  yougoslave  sur  TAdriatique. 

Par  le  Dr.   Branko  Vodnik,  Professeur  agrégé  à  l'Université  de  Zagreb. 

I. 

Lorsque  les  saints  frères  Cyrille  et  Méthode,  nés  à  Salonique 
en  863,  se  rendirent  sur  l'ordre  de  l'empereur  Michel,  et  à  l'invitation 
du  prince  de  Moravie  Rostislav,  de  Constantinople  en  Moravie, 
le  premier  comme  apôtre  et  théologien,  le  second  comme  po- 
liticien et  organisateur  .  .  .  dans  leurs  saintes  mains  se  trouvait  1  e 
premier  livre  slave.  A  cette  époque,  la  civilisation  à  Con- 
stantinople était  supérieure  à  celle  de  l'Europe  occidentale,  et 
les  Slaves  se  tournèrent  vers  le  côté  oii  la  lumière  était  la  plus 
éclatante.  Pourtant,  même  en  ces  premiers  temps,  ils  imprimèrent 
à  la  civilisation  byzantine  déjà  acceptée,  leur  cachet  particulier. 

Le  premier  livre  slave  fut  une  traduction  de  la  langue 
grecque,  mais  il  était  écrit  en  glagolite,  lettres  slaves,  et 
l'esprit  en  était  aussi  slave  ;  le  premier  livre  slave  exprime  la 
résistance  politique  et  culturale  du  prince  Rostislav  contre  l'État 
des  Francs,  donc  contre  la  nationalité  allemande,  de  peur  que 
brandissant  l'étendard  de  la  croix,  elle  n'arrivât  à  anéantir  pour 
toujours  la  liberté  politique  des  jeunes  peuples  slaves  qui  ve- 
naient d'apparaître  dans  l'histoire  des  nations.  Le  christianisme 
occidental,  unifié  par  la  langue  latine  morte,  était  entravé  et  non 
libre,  et  précisément  les  théologiens  allemands  lui  donnaient 
un  caractère  de  pllis  en  plus  dogmatique,  tandis  que  le  chris- 
tianisme à  l'est  était  plus  libéral,  permettant  à  côté  de  l'Église 
grecque  toute,  une  série  d'Églises  nationales.  Aussi  les  Slaves 
se  tournèrent-ils  vers  l'Orient  où  il  y  avait  plus  de  civilisation 
et  plus  de  liberté,  estimant  que  la  véritable  civilisation  ne  peut 
exister  sans  la  liberté,  de  même  que  la  vraie  liberté  ne  peut 
être  sans  civilisation. 

La  première  civilisation  slave  s'établit  en  Moravie,  et 
de  là  comme  d'un  foyer  rayonnant,  commença  à  influencer  les 
tribus   slaves  du   nord  et  du  sud,   mais  cela  dura  à  peine  une 


30 

vingtaine   d'années,   car   en   attendant,    les    Allemands     et    les 
Magyars  renversèrent  l'État  morave. 

L'État  fut  renversé,  mais  dans  sa  civilisation,  bien  que 
toute  nouvelle,  il  y  avait  une  telle  force  de  vie  et  de  dévelop- 
pement, qu'étant  prédestinée  aux  Slaves,  elle  ne  put  pas  être 
anéantie  par  la  chute  de  la  Moravie.  Elle  fut  transportée  aux 
Yougoslaves.  Sous  l'influence  immédiate  de  la  sphère  grecque, 
le  nouvel  alphabet  cyrillique,  emprunté  à  l'alphabet  grec,  fit 
reculer  la  glagolite,  et  pendant  le  schisme,  ces  pays  plus  soumis 
;i  l'influence  de  l'Église  orientale,  restèrent  unis  à  Byzance. 
Une  lutte  des  plus  difficiles  attendait  les  Croates,  peuple  yougo- 
slave, qui  avaient  émigré  du  nord  et  étaient  parvenus  jusqu'à 
l'Adriatique  ;  ce  peuple  mi-civilisé,  mi-sauvage  et  de  nature 
guerrière,  avec  une  religion  naturelle  qui  ne  s'était  pas.  encore 
élevée  jusqu'au  degré  d'une  mythologie,  s'installa  sur  les  bords 
de  l'Adriatique  pour  garder  durant  des  siècles,  au  prix  des 
plus  terribles  luttes,  le  littoral  oriental  de  l'Adriatique,  voulant 
là,  sur  les  ruines  de  l'empire  romain  et  sur  la  partie  la  plus 
civilisée  du  sol  yougoslave,  au  contact  immédiat  du  monde 
extérieur,  marcher  parmi  les  Yougoslaves  à  la  tête  de  tous  les 
progrès  de  la  civilisation. 

Sur  l'Adriatique,  de  Duklia  à  Rasa,  fut  créé  l'État  croate, 
le  plus  ancien  royaume  sur  le  territoire  de  l'ancienne  Autriche- 
Hongrie.  Hésitant  entre  l'orient  et  l'occident,  cet  État  finit  par 
se  joindre  au  X^  siècle,  à  l'occident.  Mais  en  embrassant 
l'Église  occidentale,  le  peuple  croate  sut,  même  dans  sa  civili- 
sation moyen-âgeuse,  parfaitement  conserver  son  caractère  na- 
tional. Sur  l'Adriatique  fut  fondée  une  Église  nationale 
avec  le  service  divin  en  paléo-slave  et  avec  des  livres  glago- 
litiques.  Ce  phénomène  exceptionnel,  dans  l'histoire  de  l'Église 
occidentale,  est  une  preuve  de  la  force  et  de  la  particularité  de 
l'esprit  yougoslave  sur  l'Adriatique,  ce  qui  est  encore  davantage 
démontré  par  le  fait  que  l'Église  catholique  nationale,  bien  que 
sur  un  territoire  assez  restreint,  s'est  conservée  encore  jusqu'  à 
nos  jours.  L'énorme  pouvoir  politique  et  ecclésiastique  dont 
disposait  le  pape  au  moyen-âge  était  en  vain  et  inutile;  en  vain 
les  Latins  obtenaient  dans  l'Église  les  places  les  plus  élevées; 
inutile  fut  la  plus  forte  pression  de  la  République  vénitienne: 
le  simple  curé  glagoliticien,  ferme  et  sans  plier,  organisait  sur 
l'Adriatique  en  Dalmatie,  sur  le  littoral  croate,  en  Istrie  et  dans 


31 

les  îles,  son  Église  nationale  et  la  civilisation  nationale  du 
moyen-âge. 

Lorsque  la  réformation  allemande  essaya  d'arriver,  par  les 
Yougoslaves,  jusqu'  à  Rome,  en  fondant  une  imprimerie  à 
Urach,  où  on  imprimait  pour  les  Yougoslaves  des  livres  avec 
des  lettres  cyrilliques,  glagolitiques  et  latines  (1561 — 1564),  les 
prêtres  glagoliticiens  les  plus  cultivés  d'Istrie  et  du  littoral  croate 
se  réunirent  autour  de  cette  imprimerie  :  Etienne  Konzul  Istranin, 
Antoine  Dalmatin,  Georges  Cvecic,  Georges  Jurisic  et  autres, 
et  ils  s'efforcèrent  comme  écrivains  de  répandre  le  protestan- 
tisme dans  le  midi  slave.  Originaire  d'Istrie  était  aussi  Mathieu 
Vlacic  (Mathias  Flacius  lUyricus),  professeur  à  l'université  de 
Wittenberg,  Jena,  Strassbourg  et  Anvers,  véritable  encyclopé- 
diste de  la  Réformation  et  aussi  son  chef  avec  Luther  et  Mélan- 
chton.  Les  prêtres  glagoliticiens  acceptaient  avec  enthousiasme 
les  livres  glagolitiques  imprimés,  car  la  hiérarchie  romaine 
désirait  que  les  Glagoliticiens  restassent  sans  livres  et  sans 
civilisation,  pour  quils  périssent  dans  l'ignorance.  Pourtant  le 
protestantisme  n'y  prit  pas  racine  ;  tout  en  se  servant  de  livres 
glagolitiques  de  l'imprimerie  protestante,  ils  restèrent  ce  qu'ils 
étaient  avant:  des  prêtres  nationaux.  Ils  ne  se  souciaient  pas 
de  subtilités  théologiques,  ils  détestaient,  comme  toujours, 
la  haute  hiérarchie  étrangère,  ils  se  servaient  de  la  langue 
nationale  ;ï  l'église;  avant  et  après  le  Concile  de  Trente,  ils 
se  mariaient  et  vivaient  la  vie  de  famille,  de  sorte  que  la 
Réformation  ne  leur  apporta  rien  de  nouveau  qui  piit  les  attirer. 

La  littérature  glagolitique  du  moyen-âge  nous  a  laissé  plu- 
sieurs documents  précieux  qui  prouvent  une  civilisation  remar- 
quable chez  les  Glagoliticiens,  par  exemple:  le  Missefdu  prince 
Novak  (1386)  et  le  Missel  de  Hrvoj,  duc  de  Spalato,  avec  des 
Initiales  magnifiques  du  commencement  du  XV^  siècle  ^);  le 
Code  de  Vinodol  (1288)  est  d'une  grande  importance,  c'est  un 
des  plus  vieux   recueils   slaves    du   droit  coutumier   populaire. 

Très  intéressant  est  aussi  l'Évangile  slave  glagoli- 
tique de  Reims  (1395),  appartenant  à  la  bibliothèque  de 
la  ville  de  Reims,  sur  lequel  les  rois  de  France,  le  jour  du 
sacre,  prêtaient  serment.  M.  V.  Jagic  dit  au  sujet  des   travaux 


1)  Missale   Glagoliticum  Hervoiae,  Ducis  Spalatensis.  Recensuerunt 
V.  Jagic,  L.  Thallôczy,  F.  Wickhoff.  Vienne,  1891. 


32 

des  Glagoliticiens:  „Si  tous  les  livres  avaient  été  conservés  dont 
les  fragments,  plus  ou  moins  grands,  se  trouvent  encore  aujourd'- 
hui en  grand  nombre  à  Zagreb,  à  Ljubljana  et  à  St-  Péters- 
bourg,  puis  à  Vienne,  Prague  et  aussi  chez  des  particuliers, 
il  faudrait  rendre  hommage  aux  Glagoliticiens  croates,  comme 
à  des  modèles  d'application  dans  la  copie  des  livres  glagoli- 
tiques;  et  si  un  jour  on  arrivait  à  réunir  et  à  éditer  les 
exemplaires  les  mieux  écrits  et  ornés  des  magnifiques  Initiales, 
le  monde  impartial  de  nos  pays  et  de  l'extérieur  admirerait  cette 
page  de  notre  civilisation  du  moyen-âge"^) 

Au  moyen-âge,  les  Yougoslaves  ont  eu  deux  centres  de 
civilisation:  l'un,  dans  l'ancienne  Serbie,  où  avait  été  créée  une 
grande  et  riche  civilisation  sous  l'influence  de  Byzance,  malheu- 
reusement écrasée  dans  sa  plus  belle  floraison,  par  l'invasion 
turque;  l'autre  centre  était  sur  l'Adriatique,  que  même  l'intrusion 
des  Magyars,  des  Turcs,  des  Vénitiens  et  des  Allemands  ne 
parvint  à  détruire  complètement.  Les  Glagoliticiens  ont  accompli 
une  grande  œuvre  de  civihsation  nationale. 

L'  Église  nationale  et  la  littérature  glagolitique  furent  du- 
rant des  siècles  des  barricades  dont  les  Yougoslaves  sur 
l'Adriatique,  durent  entourer  eux-mêmes,  leur  pays  et  leur  âme 
contre  l'influence  étrangère;  ils  ont  aussi  prouvé  qu'ils  ne  pou- 
vaient être  arrachés  de  l'Adriatique  par  leurs  quatre  ennemis 
qui  se  servaient  con.tre  eux  d'armes,  de  politique  et  de  civili- 
sation: les  armes,  ils  les  repoussaient  héroïquement;  la  politique, 
ils  la  supportaient  et  y  survivaient;  et  quant  à  la  civilisation, 
ils  l'acceptaient  sans  danger  et  l'assimilaient  à  leur  âme. 

II. 

Comme  au  moyen-âge,  les  Yougoslaves  devaient  se  barri- 
cader, de  même,  au  commencement  de  la  nouvelle  époque,  au 
moment  de  la  Renaissance,  il  leur  était  nécessaire  de  se  mettre 
en  avant  pour  rivaliser  avec  leur  voisine  l'Italie  qui  était  de- 
venue le  berceau  d'une  nouvelle  civilisation  européenne. 

La  Renaissance,  ainsi  que  tous  les  grands  mouvements, 
avait  un  caractère  national  et  en  même  temps  un  caractère 
général    humain,  et  elle  put  créer  une  grande  littérature    natio- 


1)  V  Jagic  et  B.   Vodnik:   Histoire  de    la  littérature  croate,   Zagreb, 
1913,  page  24. 


33 

nale  italienne  et  eut  une  influence  sur  toutes  les  nations  éclai- 
rées de  l'Europe. 

Ce  furent  justement  les  Yougoslaves  qui  répondirent  les 
premiers  à  son  appel.  A  partir  de  la  moitié  du  XV^  siècle,  ils 
créèrent  leur  civilisation  de  Renaissance  qui  est  dans  l'hi- 
stoire des  civilisations  de  tous  les  Slaves,  la  plus 
ancienne,  la  plus  riche,  et  qui  tient  une  place  impor- 
tante dans  l'histoire  de   la  civilisation  européenne. 

Déjà,  parmi  les  humanistes,  il  y  a  toute  une  série  d'huma- 
nistes yougoslaves  qui  se  servent  dans  leurs  écrits  de  langue 
grecque  et  latine.  Le  Ragusain  Élie  Crijevic  (Aelius  Lampridius 
Cerva),  disciple  de  Pomponius  Laetus,  fut  couronné  à  l'Aca- 
démie du  Quirinal  comme  poeta  laureatus.  Le  franciscain  ra- 
gusain Georges  Dragisic  (Georgius  Benignus),  partisan  du  do- 
minicain Jérôme  Savonarole,  humaniste  et  philosophe  ecclésias- 
tique, fut  le  maître  de  Jean  de  Médicis  qui  devint  l'illustre 
pape  Léon  X. 

Parmi  les  plus  anciens  imprimeurs,  se  distingue  André  Pal- 
tasic  de  Cattaro  (Andréas  de  Paltascichis  de  Cattaro).  Le  Ra- 
gusain Dobrusko  Dobric  (Boninus  de  Boninis),  son  plus  jeune 
camarade,  fut  en  renom  vers  la  fin  du  XV^  siècle  comme  libraire, 
imprimeur  et  éditeur,  avec  ses  éditions  qui  parurent  à  Venise, 
Vérone,  Brescia  et  Lyon.  Lucien  Lovranac  (Luciano  de  Lovrana) 
•de  Lovran  en  Istrie,  bâtit  le  magnifique  palais  ducal  d'Urbino 
et  le  palais  de  Gubbio,  il  fut  le  maître  de  Donato  Bramante, 
architecte  de  la  nouvelle  Église  de  Saint-Pierre  à  Rome.  En 
Italie,  fut  aussi  célèbre  comme  peintre,  André  Medulic  de 
Sebenico  (Andréa  Schiavone)  élève  de  Titien;  mais  plus  célèbre 
encore  fut  le  miniaturiste  Jules  KJovic  (Giulio  Clovio,  1498— 
1578)  de  Grizane  sur  le  littoral  croate;  son  paroissien  qui  se 
trouve  dans  la  bibliothèque  du  Musée  national  de  Naples,  est 
considéré  comme  une  des  œuvres  les  plus  parfaites  de  pein- 
ture en  miniature;  un  de  ses  missels  précieux  est  en  la  posses- 
sion de  lord  Holford  en  Angleterre!^) 

Ainsi  les  Yougoslaves  de  l'Adriatique  partagent  non-seu- 
lement les  progrès  du  nouveau  temps  de  l'Italie,  mais  ils  con- 
tribuent beaucoup  eux-mêmes  au  développement  de  la  Renais- 
sance, et  prennent  une  place  honorable  parmi  les  artistes  et  les 
érudits  de  leur  temps. 


1)  Bradley:  The  life,  timesant  works  of  Giulio  Clovio.  London,  1891. 

3 


34 

Les  circonstances  d'alors,  sur  les  bords  de  l'Adriatique^ 
n'étaient  pas  favorables  au  progrès  de  la  civilisation  ;  le  roi 
ungaro-croate  Ladislas  de  Naples,  voyant  qu'il  ne  pourrait  se 
maintenir  sur  son  trône,  vendit  en  1409  pour  100.000  ducats 
les  villes  de  Zara,  de  Novigrad,  de  Vrana  et  l'île  de  Pag,  avec 
ses  droits  sur  toute  la  Dalmatie,  à  la  République  de  Venise  qui 
de  là,  étendit,  durant  le  XV^  siècle,  son  pouvoir  sur  tout  le 
littoral  dalmate  et  sur  les  îles  environnantes.  Cet  état  dura 
jusqu'à  la  décadence  de  la  république  de  St.  Marc  (1797). 

Vers  cette  même  époque,  après  la  chute  de  la  Serbie 
(1459),  de  la  Bosnie  (1463)  et  de  1'  Herzégovine  (1482),  la  pres- 
sion turque  se  faisait  toujours  plus  fortement  sentir  en  Dal- 
matie, du  côté  continental,  s'avançant  même  jusqu'aux  villes 
du  bord  de  la  mer.  La  Dalmatie,  menacée  du  côté  de  la  mer 
par  la  République  vénitienne  ennemie,  inquiétée  dans  le  dos 
par  les  Turcs,  n'avait  pu  créer  un  'centre  de  civilisation,  où  la 
civilisation  yougoslave  eût  pu  se  développer  naturellement, 
et  c'est  pourquoi  quantité  de  grands  hommes  yougoslaves, 
ne  pouvant  travailler  en  repos,  furent  obhgés  de  quitter  leur 
pays  et  de  partir  à  l'étranger. 

Dans  la  Dalmatie  vénitienne,  il  n'y  avait  pas  de  liberté 
politique,  et  là  où  celle-ci  manque,  il  ne  saurait  y  avoir  de  civi- 
lisation. Mais  heureusement,  il  existait  sur  1'  Adriatique  une 
petite  république  yougoslave,  du  nom  de  Saint-Biaise  qui  avait 
son  siège  à  Raguse  et  qui  devint,  à  cette  époque,  le  centre  de 
la  civilisation  des  Yougoslaves  sur  l'Adriatique. 

Dans  la  „Dubravka"  (1628)  pastorale  de  Jean  Gundulic, 
cette  liberté  politique  de  Raguse,  qui  devait  être  le  point  le 
plus  attrayant  pour  les  Dalmates  opprimés,  a  été  remarquable- 
ment bien  symbolisée  dans  la  scène,  où  le  jour  de  la  célébration 
de  la  Liberté  de  Raguse,  on  voit  arriver,  parmi  les  bergers 
libres  des  forêts,  un  pauvre  vieux  pêcheur,  qui  fuyant  devant 
les  violences  vénitiennes,  venait  chercher  là,  dans  ses  vieux 
jours  un  abri  „dans  le  doux  nid  de  la  liberté  chérie". 

A  Raguse  florit,  à  partir  du  XV^  siècle  une  si  belle,  si 
forte,  si  riche  poésie  épique,  lyrique  et  dramatique  yougoslave 
de  la  Renaissance  que  la  plus  grande  nation  pourrait  en  être 
fière.  Les  plus  grands  peuples  slaves  n'ont  pas  eu  à  cette 
époque  une  telle  littérature:  et  tout  cela  naquit  de  lame  yougo- 
slave sur  ce  petit  lambeau  de  liberté  ragusaine!  Les  poètes 
ragusains  marchaient  de  pair  avec  leurs  contemporains  d'Italie. 


35 

Leur  simultanéité  peut  être  prouvée  par  ce  fait,  que  la  traduc- 
tion de  „r  Aminte"  du  Tasse  par  Dinko  Zlataric  avait  été 
imprimée  avant  1'  original  italien.  Les  savants  allemands  ne 
s'  occupèrent  jamais  de  la  littérature  des  petits  peuples  slaves, 
mais  le  phénomène  de  la  Renaissance  ragusaine  ne  laissa  pas 
de  les  étonner,  W.  Creizenach,  professeur  à  1'  université  de  Cra- 
covie,  dans  son  ouvrage  „Geschichte  des  neueren  Dramas" 
(Histoire  du  théâtre  moderne)  Halle,  1901,  y  consacre  un 
chapitre  spécial,  intitulé  :  Das  serbokroatische  Drama  in  Dal- 
matien, (p.  506 — 526)  où  il  traite  du  drame  ragusain-dalmate  du 
XVI^   siècle. 

A  Marin  Drzic,  le  plus  grand  auteur  comique  ragusain 
de  cette  époque,  Creizenach  a  réservé  une  première  place  dans 
r  histoire  du  théâtre  moderne,  et  de  la  pastorale  fantastique- 
allégorique  de  cet  auteur  „Plakir"  il  dit:  „En  tous  cas,  c'  est 
une  œuvre  des  plus  intéressantes  du  genre  mi-fantasque,  mi- 
réahste  et  qui  a  trouvé  ensuite  une  interprétation  inimitable 
dans  le  „Songe  d'  une  nuit  d'  été"  de  Shakespeare. 

W.  Creizenach  n'  a  étudié  que  le  XVI^  siècle  du  théâtre 
ragusain-dalmate,  et  c'est  seulement  vers  le  XVII  ^  siècle 
qu'  apparut  le  plus  grand  poète  yougoslave  sur  1'  Adriatique  : 
Jean  Gundulic  (1588—1638).  Sa  pastorale  „Dubravka"  et 
son  épopée  romantique-héroïque  „Osman"  peuvent  hardiment 
être  comptées  parmi  les  plus  grandes  œuvres  de  cette  époque. 
„Dubravka"  est  une  pastorale  tout  à  fait  originale,  sans  cette 
sentimentalité  conventionnelle  qui  se  trouve  dans  les  meilleures 
pièces  italiennes  de  ce  genre  ;  elle  est  pleine  de  poésie,  de 
sentiments  nobles,  profonds,  rehaussée  par  1'  idée  da  la  liberté 
et  inspirée  d'  un  grand  souffle  patriotique;  et  quoique  certains 
critiques  littéraires  d'  Italie  considèrent  ,,1'  Aminte"  du  Tasse 
comme  sa  plus  belle  œuvre,  on  peut  dire  que  la  „Dubravka" 
sous  tous  les  rapports  est  supérieure  à  ,,1'  Aminte". 

„Osman",  épopée  romantique  du  XVII^  siècle,  où  est  dé- 
crite la  lutte  désespérée,  qu'  alors  le  christianisme  devait  livrer 
contre  les  Turcs,  pour  laquelle  les  Yougoslaves  ont  donné  tant 
de  héros  et  de  martyrs  restés  inconnus,  est  considérée  par  M. 
Murko,.  professeur  de  langue  et  littérature  slave  à  l'Université 
de  Leipzig  comme  une  plus  grande  œuvre  que  la  „Jérusalerri 
délivrée"  du  Tasse^). 


^)  M.  Murko:  Die  sùdslavischen  Literaturen.  Die  Kultur  der  Gegen- 
wart  (Les  littératures  yougoslaves.  La  civilisation  du  temps  présent)  Teilil, 
Abt.  9.  Leipzig  1908.  * 


36 

Au  XV^  et  au  XVI*  siècle,  la  Dalmatie  vénitienne  possède 
aussi,  à  côté  de  1'  élément  pur  slave  dans  les  villages,  un  grand 
nombre  de  gens  cultivés  dans  les  villes;  c'  est  pour  cela,  qu'  à 
cette  époque,  il  y  eut  en  Dalmatie  quelques  grands  écrivains. 
Marko  Marulic  (1450—1524)  de  Split  (Spalato)  fut  non 
seulement  dans  son  pays  considéré  comme  un  grand  poète 
yougoslave,  mais  il  fut  aussi  à  1'  étranger  reconnu  comme  un 
des  plus  forts  penseurs  chrétiens  du  début  de  la  Réformation; 
aussi  traduisait-on  ses  œuvres  en  français,  portugais,  allemand 
et  italien,"  lesquelles  furent  imprimées  à  Florence,  Bâle,  Cologne, 
Paris  et  Anvers. 

Dans  r  île  de  Hvar  (Lésina)  apparurent  deux  grands  poètes 
tout-à-fait  originaux:  An  ni  bal  Luci  c  (1485— 1553)  et  Pierre 
Hektorovic  (1487—1572).  Lucie  est  un  poète  lyrique  exquis; 
il  a  écrit,  en  se  tenant  à  la  tradition  et  à  la  donnée  nationale, 
le  drame  „Robinja"  (une  esclave).  Creizenach  déclare  que  ce 
drame  a  une  grande  importance  dans  1'  histoire  du  théâtre  mo- 
derne, étant  un  des  premiers  essais  du  genre  romantique-profane. 
Seulement  après  Lucie  se  développa  le  drame  romantique-pro- 
fane chez  les  Anglais  et  chez  les  Espagnols;  mais  la  pression 
vénitienne  se  faisant  sentir  toujours  plus  fortement,  empêchait 
chez  les  Yougoslaves  sur  1'  Adriatique  le  développement  du 
théâtre  dans  ce  sens,  et  les  traditions  nationales  yougoslaves, 
riches  et  brillantes  qui  se  trouvaie^nt  si  bien  concentrées  dans 
la  poésie  épique  nationale,  restèrent  elles  aussi,  pour  le  théâtre 
des  Yougoslaves  jusqu'au  XIX^  siècle  sans  aucune  impor- 
tance. Pierre  Hektorovic  a  composé  une  épopée  de  pêcheurs 
„Ribanje"  (La  pêche),  dans  laquelle  apparaît  pour  la  première 
fois  dans  la  littérature  yougoslave  la  poésie  épique  nationale 
dans  toute  sa  force.  Le  savant  russe  N.  Petrovski  qui  a  écrit 
sur  Hektorovic  un  ouvrage  entier,  fait  ressortir  1'  importance 
extraordinaire  pour  ce  temps  du  démocratisme  de  ce  poète, 
et  la  grande  valeur  artistique  de  „Ribanje"  par  rapport  à  la 
poésie  cenventionnelle  de  ce  genre  en  Italie  :  «Hektorovic, 
seigneur  de  Lésina,  avec  ses  idées  démocratiques  sur  la  société 
est  r  ami  intime  de  ses  pêcheurs,  chanteurs  nationaux,  et  comme 
artiste,  il  est  un  réaliste  remarquable,  et  avec  son  réalisme,  il 
a  devancé  son  temps  de  troix  siècles  entiers^)". 


')  H.    neTpoBCKiii:      0    coinHeHinxi.     llerpa     TeKTopoEHia      (Oeuvres 
poétiques  de  Pierre  Hektorovic,  Kazan  1901). 


37 

Aussi  dans  la  Dalmatie  du  nord,  les  sentiments  de  la 
nationalité  chez  les  gens  cultivés  sont  profonds  vers  la  fin  du 
XV*^  et  XVI^  siècle,  même  plus  profonds  qu'à  Spalato  et  à  Lésina, 
car  autour  de  Zara,  centre  du  pouvoir  vénitien,  la  pression  de 
Venise  et  des  Turcs  était  la  plus  forte.  Voilà  ce  que  Jan  Hasistein- 
sky  z  Lobkovic,  qui  voyageait  en  1493  de  la  Bohême  au  Saint- 
Sépulcre  dit  de  Zara  dans'  son  journal  de  voyage'^):  «Cette  ville 
est  assez  grande,  il  s'y  trouve  aussi  des  seigneurs  vénitiens;  on 
y  parle  grec,  italien,  mais  le  plus,  slave,  et  autour  de  cette  ville 
toute  la  population  est  slave".  Zara  avait  donc  jusqu'  à  un 
certain  point  le  caractère  d'  une  ancienne  colonie  grecque  ;  les 
fonctionnaires  vénitiens  et  les  immigrants  lui  donnaient  un  peu 
le  caractère  italien,  mais  en  somme,  elle  était  encore  à  cette 
époque,  après  un  siècle  presque  entier  de  domination  vénitienne, 
une  ville  entièrement  slave  par  elle-même  et  surtout  par  ses 
environs.  C  est  pour  cela  que  Zara  a  pu  donner  le  jour  à 
Pierre  Zoranic  (né  en  1508)  qui  a  écrit  un  roman  pastoral 
„PIanine"  (Les  montagnes)  1'  œuvre  la  plus  patriotique  de 
l'ancienne   httérature   yougoslave  sur  1'  Adriatique. 

Marulic,  Lucie,  Hektorovic  et  Zoranic  sont  des  figures 
originales  de  la  littérature  yougoslave ,  mais  après  eux , 
n'  apparaissent  sur  le  territoire  de  la  Dalmatie  vénitienne  que 
quelques  écrivains  sans  aucune  importance.  Les  Vénitiens  ont 
gouverné  la  Dalmatie  comme  si  elle  était  leur  propre  colonie; 
ils  ont  entièrement  épuisé  le  sol  et  le  peuple,  ils  ont  abattu  les 
forêts  pour  construire  leurs  vaisseaux  ,  ils  ont  laissé  le  peuple 
s'exterminer  dans  des  luttes  sanglantes  avec  les  Turcs  et  ils 
ont  dénationalisé  les  gens  cultivés. 

Aussi,  dans  ce  miheu  sans  Hberté,  à  l' époque  où  les 
plus  grands  poètes  apparaissent  dans  Raguse  libre,  la  httérature 
en  langue  nationale  s'est  presque  tout  à  fait  éteinte  sur  le 
même  territoire  où,  auparavant  avaient  été  créées  des  œuvres 
dont  serait  fière   n'  importe   quelle   littérature   de  cette  époque. 

Au  XVIII^  siècle,  on  sent  un  mouvement  quelconque,  mais 
alors,  il  ne  s'agissait  plus  de  créer  de  grandes  œuvres  appelées  à 
représenter  la  civilisation  d'une  nation,  car  les  gens  cultivés 
n'étaient  plus  aptes  à  créer  et  à  s'  assimiler  la  civilisation 
nationale,  il  s'  agissait  seulement  d'  entretenir  chez  le  simple 
peuple  la  conscience  vive  du  sentiment  national. 

2)  Jan  Hasisteinsky  z  Lobkovic:  Putovâni  k  svatému  hrobu  (Voyage 
au  Saint-Sépulcre)  Prag,  1907. 


38 

Le  Père  Philippe  Grabovac,  aumônier  des  soldats  dalmates 
de  r  armée  vénitienne,  a  écrit:  „Cvit  razgovora  naroda"  (La 
fleur  des  causeries  du  peuple,  Venise  1747);  dans  une  chanson 
ée  ce  recueil,  il  chante  la  gloire  d'autrefois,  la  compare  à 
la  léthargie  qui  règne  à  cette  époque  en  Dalmatie  et  il  1'  engage 
à  secouer  son  esclavage;  dans  une  autre,  il  expose  au  peuple 
ce  triste  fait,  qu'  il  combat  et  verse  son  sang  au  profit  d'  au- 
trui. A  cause  de  ces  chansons  révolutionnaires,  on  lui  mit  les 
fers  et  on  le  transporta  de  Vérone  à  Venise;  là,  il  fut  jeté  en 
prison  où  il  mourut  après  avoir  subi  de  grandes  tortures  (1750). 

Son  successeur,  le  Père  André  Kacic  travailla  dans  le 
même  but,  mais  avec  plus  de  prudence.  Voyageant  à  travers 
la  Bosnie  et  l'Herzégovine,  comme  missionnaire  du  pape  pour 
surveiller  les  couvents  des  franciscains,  il  apprit  comme  on 
peut,  même  dans  un  pachalik  turc,  vivre  et  travailler  pour  son 
pays,  et  il  devint  un  opportuniste  prudent  à  1'  instar  des  fran- 
ciscains de  Bosnie. 

11  a  écrit:  „Razgovor  ugodni  naroda  slovinskoga"  (Causeries 
plaisantes  du  peuple  slave,  Venise,  1756),  livre  dans  lequel  il  a, 
à  la  manière  d'  un  „guslar"  (joueur  de  gouslé)  national,  chanté 
tout  au  long  l'époque  entière  des  luttes  yougoslaves  contre 
les  Turcs.  Ses  causeries  ont  été  le  premier  livre  populaire  qui  a 
été  lu  dans  tous  les  pavs  yougoslaves;  les  „guslars",  chanteurs 
nationaux  ont  chanté  ses  chansons  avec  les  leurs  propres,  car 
entre  elles,  il  n'  y  avait  pas  de  différences  notables.  Kacic  ré- 
pandit ainsi  le  premier,  dans  le  peuple  opprimé  et  démembré 
l'idée  de  1'  union  nationale  et  la  confiance  en  la  force  natio- 
nale; malheureusement  le  poète  ne  pouvait  s'exprimer  aussi 
clairement  et  formellement  qu'il  l'aurait  voulu,  car  il  craignait 
d'encourir  la  destinée  tragique  de  Grabovac,  et  il  fut  obligé 
malgré  lui,  de  flatter  le  doge  de  Venise  et  certains  chefs  de 
y  armée  de  Venise. 

Lorsqu'  en  1667  le  grand  tremblement  de  terre  de  Raguse 
mit  la  ville  en  ruines  et  amena  la  république  presque  au  bord 
de  sa  perte,  et  alors  que  les  Turcs  affaiblis  exigeaient  des 
Ragusains  une  contribution  féodale  toujours  de  plus  en  plus 
lourde,  la  liberté  de  Raguse  n'était  déjà  plus  qu'apparente; 
le  commerce,  et  avec  lui  le  bien-être  de  la  république  dispa- 
rurent de  plus  en  plus,  la  Méditerranée  perdit  l'importance 
qu'  elle  avait  eue  jusqu'alors,  et  les  fondements  de  la  riche 
civilisation  ragusaine  s'écroulèrent. 


39 

Dans  la  littérature    triompha   le  formalisme,   et  à   Raguse 

;aussi,   sous   1'  influence   des  jésuites,   les  gens   cultivés  furent 

dénationalisés  ayant  été   élevés   dans  le  latinisme  mort  et  dans 

la  littérature  italienne  contemporaine,  qui  était  elle-même  alors 

en  décadence. 

La  force  de  création  jadis  si  puissante  et  originale  avait 
baissé  et  était  remplacée  par  1'  art  de  1'  imitation,  car  on  subis- 
sait des  influences  de  tous  les  côtés. 

Au  XVIII^  siècle,  Molière  a  un  théâtre  permanent  à  Raguse, 
pour  lequel  on  a  remanié  et  localisé  une  vingtaine  de  ses  co- 
médies; et  cependant  le  pseudo-classicisme  rigide  finit  par 
triompher. 

Vers  cette  époque  surgit  un  grand  homme  connu  du  monde 
entier,  le  ragusain  Ruggiero  Bosko  vie,  une  des  plus  grandes 
intelligences  de  son  temps,  célèbre  mathématicien,  physicien, 
astronome,  philosophe  et  qui  a  encore  aujourd'  hui  son  impor- 
tance comme  père  de  l'atomistique  dynamique. 

.  Il  est  intéressant  de  remarquer  que  vers  la  fin  du  XVIlb 
siècle,  dans  Raguse  dénationalisée,  le  plus  grand  et  le  plus 
populaire  poète  soit  un  Français  Marc  Bruère  Desriveaux, 
né  à  Lyon,  dont  le  père  avait  été  consul  à  Raguse.  Il  s'y  était 
complètement  acclimaté,  et  pendant  que  les  poètes  du  pays 
rivalisaient  à  qui  chanterait  en  meilleur  latin  classique,  (Rai- 
mond  Kunic  a  traduit  en  latin  l'Iliade  et  Bruno  Zamanja, 
l'Odyssée)  ce  Français  nationalisé,  lui,  se  détournait  du  pseudo- 
classicisme depuis  qu'il  avait  découvert  dans  les  alentours  de  Ra- 
guse, l'Homère  ressucité  se  rapprochant  davantage  de  l'esprit  du 
temps,  le  „guslar"  (joueur  de  gouslé)  chanteur  national;  et  l'imitant 
dans  ses  créations  poétiques,  ce  Français  d'  origine  écrit  dans 
la  plus  pure  langue  nationale,  et  blâme  d'  une  satyre  mordante 
les  poètes  ragusains  à  cause  de  leur  dénaturalisation.  Avec 
Rousseau,  il  est  partisan  de  la  vie  naturelle,  qui  dans  les  en- 
virons de  Raguse  s'  était  conservée  intacte;  non  seulement,  il 
a  comprend  théorétiquement,  mais  il  s'  y  adonne  de  tout  son 
cœur  en  suivant  son  inclination. 

Bruère  Desriveaux,  de  tous  les  poètes  ragusains  se  rap- 
proche- le  plus  des  idées  contemporaines  qui  ont  servi,  après 
la  disparition  du  pseudo-classicisme,  au  commencement  du 
développement  du  romantisme. 

La  venue  intéressante  de  Bruère  Desriveaux  est  une  preuve 
de  plus  combien  l'esprit  yougoslave  possède   d'éléments  sym- 


40 

pathiques,  pour  qu'un  étranger  appartenant  à  une  si  grande- 
nation,  les  ait  adoptés  et  développés  quand,  momentanément,  la 
force  nationale  est  venue  à  manquer  aux  indigènes  cultivés. 

Raguse  est  la  première  ville  yougoslave  où  la  civilisation 
française  se  soit  acclimatée  au  XVIII^  siècle.  Molière,  est  aux 
ragusains  de  cette  époque,  ce  que  leur  était  au  XVI*^  siècle.  Marin 
Drzic.  La  langue  française  était  tellement  répandue  à  Raguse 
que  même  les  remanieurs  des  comédies  de  Molière,  blâmaient 
les  dames  de  Raguse  à  cause  de  cette  mode  de  „francezarije" 
(parler,  et  faire  tout  à  la  française). 

Raguse  est  aussi  la  première  ville  où  un  Français  de  nais- 
sance, estimant  les  qualités  de  l'esprit  national  yougoslave  a 
prouvé  qu'  une  harmonie  et  entente  parfaites  étaient  possibles 
entre  l'esprit  français  et  yougoslave,  entre  la  civilisation  fran- 
çaise et  yougoslave. 

Au  XVIII^  siècle,  la  civilisation  sur  l'Adriatique  est  en  dé- 
cadence, mais  dans  les  autres  pays  yougoslaves  le  recul  est 
encore  plus  sensible;  du  reste,  c'est  le  siècle  delà  décadence 
et  même  chez  de  beaucoup  plus  grandes  nations. 

Malgré  tout  cela,  le  XVllI^  siècle  a  accompli  sur  l'Adria- 
tique une  très  importante  tâche;  il  a  préparé  le  terrain  pour 
l'occupation  française,  qui  apporta  aux  Yougoslaves,  les  idées 
d'une  Renaissance  nationale  au  point  de  vue  de  la  politique 
et  de  la  civilisation. 

IIL 

Les  Yougoslaves,  c'est-à-dire:  les  Croates,  les  Serbes  et 
les  Slovènes  sont  une  même  nation  qui,  depuis  des  siècles, 
Vit  continuellement  sur  son  intégral  territoire  ethnographique. 
Cette  nation  a  occupé  un  territoire  qui  se  trouvait  entre  deux 
mondes,  entre  l'Orient  et  l'Occident,  et  son  premier  développe- 
ment politique  et  civilisateur  a  eu  lieu  à  l'époque  où  les  con- 
trastes entre  ces  deux  mondes  étaient  les  plus  forts.  C'est  la. 
cause  pour  laquelle  les  Yougoslaves,  concernant  la  politique 
et  la  civilisation,  ont  été  séparés  en  deux.  Le  pays  lui-même, 
en  raison  de  sa  formation  et  de  ses  traditions  s'est  morcelé  en 
provinces,  de  sorte  que  le  principe  „divide  et  impera"  a  tou- 
jours été  un  moyen  naturel  de  gouverner  les  Yougoslaves:  il 
a  été  employé  par  tous  leurs  dominateurs,  car  les  Yougoslaves 
n'ont  jamais  eu  à  leur  tête,  un  maître  unique,  soit  de  leur  côté,, 
soit  du  côté  étranger. 


41 

Enfin  le  territoire  habité  par  les  Yougoslaves  est  peut- 
être  le  plus  important  de  l'Europe  du  sud,  et  c'est  justement 
là  le  point  tragique  de  leur  histoire;  car  ce  territoire  est  de- 
venu désirable  et  considéré  comme  nécessaire  au  développe- 
ment de  tous  leurs  voisins,  malheureusement  plus  forts  qu'eux; 
et  par  cette  force  brutale,  les  Yougoslaves  furent  toujours  jus- 
qu'à nos  jours  un  peuple  morcelé  comme  il  n'y  en  a  pas  eu 
dans  l'histoire  du  monde.  C'est  pour  cela  que  les  Yougoslaves 
jusqu'au  XIX*^  siècle  ne  purent  pas  avoir  une  unique  civilisation 
et  que  chaque  petite  province  vivait  de  sa  propre  vie,  concer- 
nant la  civilisation.  Mais,  malgré  cela,  depuis  des  siècles,  les 
plus  grands  esprits  yougoslaves  cultivaient  l'idée  slave  et 
yougoslave,  cherchant  à  se  délivrer  et  à  s'unifier  nationalement. 
La  confiance  qu'ils  avaient  nourrie  jusqu'alors  dans  les  grandes 
nations  slaves,  s'était  évanouie.  L'„Osman"  de  Gundulic  était 
seulement  resté  une  belle  illusion  poétique  sur  l'État  polonais 
qu'il  avait   espéré   devoir    être   le  libérateur   des   Yougoslaves. 

Après  Gundulic,  dans  la  seconde  moitié  du  XVII^  siècle, 
apparaît  Georges  Krizanic,  grand  théoricien  politique  qui, 
ayant  confiance  dans  la  Russie,  s'était  rendu  dans  ce  pays 
énigmatique  comme  le  premier  fanatique  de  l'idée  slave;  il  vou- 
lait régénérer  ce  pays,  espérant  qu'une  fois  régénérée,  la  Russie 
deviendrait  la  grande  libératrice  de  tous  l'es  Slaves.  Krizanic 
a  écrit  sa  ^Politique"  pour  les  souverains  russes.  A  cette  époque, 
oii  les  luttes  économiques  et  politiques  commencèrent  en  Europe, 
il  démontre  que  la  Russie  doit  accepter  la  civilisation  occiden- 
tale, qu'elle  doit  aussi  se  soustraire  entièrement  à  l'influence  de 
l'Allemagne  qui  lexploite  économiquement;  elle  deviendrait 
ainsi  politiquement  et  économiquement  libre,  forte,  et  formerait 
un  État  national,  entièrement  slave  qui  serait  à  même  alors  de 
libérer  et  d'unifier  tous  les  autres  Slaves.  La  Russie  ne  com- 
prit pas  le  grand  Yougoslave;  et  à  cause  de  ses  idées  avan- 
cées, Krizanic  dut  passer  la  plus  féconde  partie  de  sa  vie  en 
Sibérie  dans  l'exil.  (1661—1676). 

Au  XIX^  siècle  l'idée  yougoslave  est  devenue  la  pierre 
fondamentale  de  l'idéologie  nationale  en  ne  tenant  pas  compte 
des  divisions  politiques;  à  partir  de  cette  époque,  elle  est  le 
rêve  de  tous  les  gens  cultivés  de  la  nation  et  de  toute  la 
civilisation  qui  se  fond,  seulement  maintenant,  en  une  seule  et 
unique  civihsation,  par  laquelle  l'idée  yougoslave  pénètre  for- 
ement  dans  l'âme  du  peuple.  Et  ce  revirement  foncier  dans  la 


42 

résolution  du  problème  de  l'union  yougoslave,  au  point  de  vue 
de  la  politique  et  de  la  civilisation,  a  été  pour  la  première  fois 
mis  en  branle  et  exécuté  aussi  sur  l'Adriatique,  et  ce  sont  les 
Français,  qui  les  premiers,  en  ont  donné  l'initiative  et  qui  l'ont 
réalisé. 

En  1797  la  République  de  Saint-Marc  s'effondra  et  la 
Dalmatie  épuisée,  appauvrie,  amoindrie  en  territoire  et  en  popu- 
lation, avec  ses  hommes  cultivés  dénationalisés,  se  libéra  de 
la  domination  vénitienne.  A  la  paix  de  Presbourg  en  1805,  la 
Dalmatie  tomba  au  pouvoir  de  Napoléon;  en  1808  la  vieille 
république  ragusaine  tomba  aussi  dans  les  mains  du  grand 
Corse,  qui  à  la  paix  de  Schoenbrunn  obtint  aussi  la  Carniole, 
la  partie  autrichienne  de  l'istrie,  la  Croatie,  les  Confins  militaires 
de  la  Save  jusqu'à  la  mer,  et  aussi  quelques  districts  de  la 
Carinthie,  de  la  Styrie  et  du  Tyrol. 

Napoléon  sut  apprécier  ces  acquisitions,  considérant  les 
Yougoslaves,  comme  il  le  disait  lui-même,  une  sentinelle 
placée  devant  les  portes  de  Vienne.  Tout  le  littoral  de  l'Adria- 
tique, y  compris  les  terres  qui  s'avancent  profondément  à 
l'intérieur,  après  un  démembrement  séculaire,  se  trouvèrent 
enfin  réunis  en  une  seule  main,  sous  une  même  administration 
€t  ayant  à  accomplir  une  seule  mission  politique  et  civih- 
satrice.  Après  avoir  arrondi  ses  acquisitions  dans  le  midi 
yougoslave.  Napoléon  fonda  un  État  autonome  „Pr  ovin  ces 
d'Illyrie"  (1809).  Les  Français  tâchèrent  en  Illyrie,  surtout 
dans  le  domaine  le  plus  négligé  de  la  Dalmatie  vénitienne  de 
faire  avancer,  avant  tout,  la  culture  matérielle,  mais  peu  de 
temps  après,  ils  donnèrent  une  nouvelle  base  à  la  civilisation 
intellectuelle.  On  développa  les  écoles  élémentaires;  on  fonda  25 
lycées  et  deux  établissements  supérieurs  du  genre  Université,  à 
Zara  et  à  Ljubljana.  En  Dalmatie,  il  y  eut  dans  certains  endroits 
des  lycées.»  qui  furent  après' supprimés,  sous  le  régime  autrichien. 
Déjà  en  1806  commença  à  paraître  à  Zara  le  plus  ancien 
journal^  yougoslave  „Kraljski  Dalmatin"  ;  une  littérature  sco- 
laire et  populaire  se  développa,  servant  de  base  sur  laquelle 
devait  plus  tard  se  développer  une  civilisation  supérieure,  et 
tout  cela  dans  la  langue  nationale  et  en  harmonie  avec  les 
particularités  et  les  tendances  de  la  nation. 

Les  Français  furent  les  premiers  qui  donnèrent  aux  Yougo- 
slaves une  idée  moderne  du  mot:  Nation,  qui  depuis  ce  temps- 


43 

là,  signifia   non    seulement,    seigneurs,    nobles   et   clergé,  mais 
aussi  bourgeois  et  paysans. 

En  Illyrie,  on  abolit  les  droits  féodaux  (en  Bosnie  ces 
droits  féodaux  ont  existé  sous  la  domination  austro-hongroise, 
jusqu'à  nos  jours)  et  les  classes  furent  égalisées.  Tous  ressen- 
taient enfin  le  sentiment  de  la  vraie  liberté. 

Lorsqu'une  Seigneurie  de  ce  côté-ci  de  la  Save  faisait 
un  procès  à  ses  vassaux  d'au-delà  de  la  Save  en  Illyrie,  exi- 
geant- certains  droits  injustes,  les  paysans  répondaient  fièrement 
en  latin  dans  le  procès-verbal  :  „Galli  sumus,  ergo  liberi". 

Les  Français,  les  premiers,  trouvèrent  sur  la  base  de  l'idée 
nationale,  la  solution  logique  du  problème  yougoslave  con- 
cernant la  politique  et  la  civilisation.  Tout  au  contraire  de  la 
politique  autrichienne  qui  démembrait,  morcelait  les  pays  yougo- 
slaves, Napoléon,  le  premier,  les  unissait.  Le  premier  État 
yougoslave  uni  donna  une  nouvelle  vie  à  l'idée  de  l'union 
nationale,  et  l'illyrie  aurait,  si  la  chute  de  Napoléon  n'était 
arrivée  si  tôt,  sans  aucun  doute,  rassemblé  autour  d'elle  les 
autres  provinces  yougoslaves  qui  sont  restées  sous  la  domi- 
nation autrichienne,  magyare  et  turque.  Le  problème  de  la 
civilisation  fut  aussi  résolu  d'une  manière  ingénieuse.  Dans 
l'état-major  de  Napoléon,  le  savant  Marcel  de  Serres  était  rap- 
porteur pour  tout  ce  qui  concernait  les  affaires  yougoslaves;  il 
édita  plus  tard  l'ouvrage  „Voyage  en  Autriche  ou  Essai  stati- 
stique et  géométrique  sur  cet  empire"  (Paris,  1814).  Dans  le 
chapitre  intitulé  .-Des  Esclavons  et  de  leur  langage",  il  expose 
des  idées  rema'^quablement  justes  sur  la  civilisation  yougo- 
slave unifiée.  Les  Français  respectaient  aussi  les  idées  des 
écrivains  yougoslaves  et  résolvaient,  d'accord  avec  eux,  toutes 
les  questions.  L'union  politique  réalisée  exigeait  une  prompte 
décision  au  sujet  de  l'union  de  la  culture  intellectuelle. 

L'illyrie  ^devait,  déjà  à  cause  de  l'administration  et  de  l'in- 
struction unifiées,  avoir  une  langue  littéraire  et  une  orthographe 
uniques,  car  jusqu'à  ce  temps,  presque  chaque  province  se. 
servait,  dans  la  littérature,  de  son  propre  dialecte  et  de  sa  propre 
orthographe  qui  se  rapprochait  de  celle  de  la  nation  voisine 
(italienne,  allemande,  magyare).  Ainsi  la  question  de  la  langue 
littéraire  et  de  l'orthographe  était-elle  la  question  fondamentale 
de  notre  union  culturale.  Sous  l'influence  française  parut  le  Vo- 
cabulario  italiano-illyrico-latino  (1810)  de  Joakim  Stulli.  dédié 
.à  Marmont,  gouverneur  de  l'illyrie  napoléonienne,  et  la  Qram- 


44 

matica    délia  lingua   Ilirica    (1808)  de  F.  M.  Appendini,  l'un  et 
l'autre  édités  à  Raguse. 

ATriesteparut  la  „Novaricoslovicailiricka"  (Nouvelle  gram- 
maire illyrique,  1812)  de  Siméon  Starcevic.  Dans  tous  ces  travaux 
se  fait  remarquer  une  visible  tendance  pour  que  les  Yougoslaves 
forment  une  seule  et  même  nation,  pour  qu'ils  parlent  une 
même  langue,  ayant  plusieures  dialectes  différents,  avec  la  remar- 
que qu'il  faut  intro^iuire  dans  la  vie  publique,  dans  les  écoles 
et  dans  la  littérature  Un  seul  dialecte  dit  „Sto"  qui  était  de  tous 
les  dialectes  dalors  le  plus  répandu  et  le  plus  parfait;  l'ortho- 
graphe aussi  devait  être  uniforme  et  s'adapter  aux  exigences 
de  la  langue. 

L'illyrie  française,  dont  le  centre  de  gravité  politique  et 
cultural  était  sur  l'Adriatique,  tomba  en  même  temps  que  Na- 
poléon et  fut  de  nouveau  démembrée  en  plusieurs  parties  ad- 
ministratives, mais  ridée  de  l'État  de  l'illyrie  continuait  cepen- 
dant à  lui  survivre. 

La  vie  de  l'illyrie,  bien  que  courte  fut  cependant  assez 
longue  pour  enraciner  dans  le  peuple  l'idée  de  l'union  nationale 
pour  un  futur  développement. 

Mais  ce  développement  s'annonçait  difficile,  car  après 
l'occupation  française,  toutes  les  puissances  voisines  cherchèrent 
à  opprimer  les  tendances  nationales  des  Yougoslaves.  Les 
Yougoslaves  se  sont  unifiés  plus  difficilement  que  les  autres 
peuples,  car  les  pouvoirs  turcs,  autrichiens  et  hongrois  s'op- 
pqsaient  même  à  leur  union  culturale,  voyant  là  aussi,  un  moyen 
qui  aiderait  les  Yougoslaves  dans  la  propagation  de  leur  idéal 
politique. 

Et  cependant,  bien  que  l'illyrie  de  Napoléon  fût  tombée, 
parut  en  ce  même  temps  le  héros  de  Topola,  Karageorges  qui 
déliyra  la  Serbie  des  Turcs,  et  ce  pays  délivré  devint  le  Pié- 
mont politique  des  Yougoslaves;  mais  seulement  plus  tard  à  Za- 
greb, en  Croatie  fut  créé  le  centre  de  civihsation  danslequel  se  déve- 
loppa l'idée  de  l'union  yougoslave.  C'est  là  que  la  jeunesse 
commença  la  Renaissance  nationale,  résolvant  le  problème  na- 
tional sur  la  même  base,  d'après  la  même  méthode  et  avec  le 
même  nom  i  llyrique  comme  cela  avait  été  dansl  lllyrie  du  temps 
de  Napoléon.  Malheureusement  la  renaissance  nationale  n'a  pu 
unir  tous  les  Yougoslaves  ni  au  point  de  vue  politique  ni  au 
point  de  vue  civilisateur.  Sans  relations  politiques  avec  les  autres 
nation   de  1'  Europe,    les   Yougoslaves   durent  pendant  l'année 


45 

révolutionnaire  de  1848,  les  armes  à  la  main,  défendre  leur 
langue  contre  les  violences  magyarisatrices  des  Magyars  et 
exiger  de  l'Autriche  qu'  elle  créât  un  État  fédératif  pensant 
qu'ils  trouveraient  seulement  ainsi  assez  de  liberté  pour  vivre 
leur  vie  nationale,  et  assez  de  force  pour  libérer  leurs  compa- 
triotes qui  gémissaient  encore  sous  le  joug  turc,  en  Bosnie  et 
en  Herzégovine. 

La  marche  de  l'unification  de  la  civilisation  a  fait  tout  de 
même  de  grands  progrès,  car  jusqu'à  cette  époque-là,  il  n'y 
avait  que  des  littératures  régionales,  c'est-à-dire  que  chaque 
province  écrivait  seulement  pour  elle-même,  avec  son  dialecte 
et  son  orthographe,  mais  à  partir  de  la  Renaissance  nationale, 
il  y  a  trois  littératures:  littérature  serbe,  croate  et  Slovène. 
Entre  la  littérature  serbe  et  croate,  il  n'  y  a  même  aucune  dif- 
férence, excepté  dans  l'alphabet,  les  Serbes  se  servant  de 
lettres  cyrilliques,  tandis  que  les  Croates  emploient  des  lettres 
latines;  mais  entre  la  littérature  croato-serbe  et  celle  des  Slovènes, 
il  y  a  une  petite  différence  dans  le  dialecte.  Bien  que  la  Re- 
naissance nationale  n'ait  pas  pu  parfaitement  réaliser  l'union 
nationale,  elle  a  donné  aux  Yougoslaves  le  même  idéal  en 
politique  et  en  civilisation  qui,  après  l'année  manquée 
-de  1848,  où  à  la  place  du  fédéralisme  s'était  installé  l'absolutisme 
de  Bach,  devenait  quand  même  de  plus  en  plus  visible. 

A  la  demande  de  la  diplomatie  turque  qui  s'effrayait  de 
voir  pénétrer  l'idée  illyrique  en  Bosnie  et  en  Herzégovine,  encore 
sous  la  domination  turque,  l'Autriche  défendit  en  1843  qu'on 
employât  le  nom:  illyrique.  Depuis  ce  temps  le  nom:  Yougo- 
slave sert  d'appellation  commune  pour  les  Serbes,  Croates  et 
Slovènes,  et  comme  chef  de  la  nation,  avec  la  devise  de  l'idée 
yougoslave,  apparaît  vers  la  seconde  moitié  du  XIX^  siècle  le 
grand  évêque  Joseph  Georges  Strossmayer,  le  célèbre  ora- 
teur Hbéral  au  Concile  du  Vatican.  La  vie  nationale  et  civilisée 
se  développa  jusqu'à  nos  jours  sous  le  nom  de  yougoslave 
et  les  tendances  à  l'unification  y  devenaient  toujours  plus  claires. 

En  1867,  Strossmayer  fonda  à  Zagreb  l'Académie  yougo- 
slave pour  qu'elle  devînt  le  centre  scientifique  des  Serbes,  Cro- 
ates et  Slovènes.  Mais  les  autres  branches  de  la  civilisation 
inclinèrent  aussi  à  se  réunir,  notamment  celle  de  la  littérature. 

Les  littératures:  croate,  serbe  et  Slovène  ont  produit,  il 
est  vrai,  au  XIX^  siècle  de  grandes  œuvres,  mais  lorsque  les 
petits    contrastes    auront    disparu,    alors     une     littérature 


46 

yougoslave  unique  créée  pour  12  millions  d'âmes,  présen- 
tera seulement  l'expression  parfaite  de  l'esprit  yougoslave. 
Le  contraste  entre  la  littérature  serbe  et  croate  existe  dans 
la  différence  de  l'alphabet;  le  comte  Janko  Draskovic.  chef 
politique  de  la  renaissance  nationale  dans  la  première  moitié 
du  XIX^  siècle,  proposa  que  les  Croates  se  servissent  de 
l'alphabet  cyrillique,  mais  la  proposition   ne   fut  pas  acceptée. 

Le  chef  des  intellectuels  serbes  modernes,  le  D"^  Jean 
Skerlic,  déclara  à  son  tour  en  1910,  au  congrès  des  écrivains 
yougoslaves  de  Ljubljana  qu'il  se  chargeait  de  faire  accepter 
aux  Serbes  l'alphabet  latin. 

Ainsi  les  plus  grandes  intelligences  yougoslaves  furent 
les  porteurs  de  l'idée  de  l'union  nationale  et  ce  procès  d'unifi- 
cation de  la  civilisation  yougoslave  est  à  présent  en  tant  pa- 
rachevé, que  l'union  politique  des  Serbes,  Croates  et 
Slovènes  en  un  État,  sousla  dynastie  des  Karageor- 
gévic  qui  donna  le  libérateur  de  la  Serbie  et  des 
Yougoslaves,  est  le  faitnaturel  d'une  terminaison 
logique  de  tous  les  efforts  accomphis  jusqu'ici,  et 
de  cette  façon  la  question  yougoslave  se  trouve 
définitivement  résolue. 

Dans  les  efforts  civilisateurs  accomplis  jusqu'  à  présent,, 
la  source  de  la  nouvelle  vie  yougoslave  n'a  que  commencé  à 
jaillir.  Unis  au  point  de  vue  de  la  civilisation  et  de  la  poli- 
tique, ils  n'ont  plus  qu'à  créer  une  culture  intellectuelle  par 
laquelle  ils  acquerront  dans  le  monde,  comme  travailleurs  civi- 
hsateurs,  la  même  renommée  qu'ils  ont  acquise  comme  guerriers 
dans  l'histoire  qui  les  a  placés  au  premier  rang.  L'héroïsme 
devint  le  trait  principal  du  caractère  yougoslave,  et  cet  hé- 
roïsme fut  toujours  au  service  de  la  civilisation 
contre  la  barbarie.  Les  souffrances  des  Yougoslaves 
dans  les  luttes  séculaires  qu'ils  soutinrent  contre  les  Turcs 
sauvèrent  la  civilisation  européenne  de  l'anéantissement  par  le 
sabot  turc.  Aussi  le  poète  ragusain  Vladislav  Mencetic,  célébrant 
les  héros  de  la  famille  de  Zrinski,  a-t-il  bien  .  dit  déjà  au 
XVII^  siècle: 

L'Italie  aurait  depuis  longtemps  sombré 
Dans  les  vagues  de  l'esclavage, 
*  Si  la  mer  ottomane  n'était  venue  se  briser 

Contre  les  écueils  croates. 


47 

Les  terres  de  l'Adriatique  sont  le  berceau  de  la  plus 
ancienne  civilisation  yougoslave;  elles  doivent  aussi,  à  l'avenir, 
mettre  les  Yougoslaves  en  relation  avec  le  monde  entier  ; 
elles  possèdent  les  traditions  les  plus  grandes  et  les  plus  belles; 
elles  ont  donné  le  jour  à  de  grands  hommes.  Parmi  eux,  nous 
comptons:  le  sculpteur  Jean  Mestrovic,  le  peintre  Vlaho  Bu- 
kovac,  les  poètes  Jean  Mazuranic,  Silvius  Kranjcevic,  Ivo  Voj- 
novic  et  Vladimir  Nazor.  Les  terres  de  l'Adriatique  seront  aussi 
dans  l'avenir  la  source  et  le  centre  de  la  civilisation  yougo- 
slave; si  elles  sont  mutilées,  l'avenir  des  Yougoslaves  sera 
aussi  mutilé;  c'est  pourquoi  l'intégralité  complète  des  terres 
yougoslaves  sur  l'Adriatique  est  l'impératif  catégorique  de  la 
vie  politique  et  civilisée  des  Yougoslaves. 


La  Yougoslavie  économique. 

(Court  aperçu.) 
(  Par  Philippe   Lukas,  Professeur  à  l'Académie  de  Commerce.) 

1"  Lignes  fondamentales  du  développement  économique. 

L'espace  est  le  fondement  de  toute  économie,  car  c'est 
la  partie  de  la  surface  terrestre  sur  laquelle  l'homme  se  meut 
et  développe  ses  forces  physiques  et  intellectuelles.  En  second 
lieu,  l'économie  dépend  des  conditions  naturelles  qui  résultent 
des  circonstances  géologiques,  morphologiques,  climatériques 
et  floristiques-fauniques  d'un  pays.  La  situation  géographique 
joue  là  dedans  un  rôle  très  influent.  En  troisième  lieu,  l'éco- 
nomie dépend  du  travail  de  l'homme,  car  toutes  les  ressources 
naturelles  resteraient  des  capitaux  morts,  si  l'homme  ne  les  ex- 
ploitaient pas,  et  si  l'économie  ne  les  développait  pas  suivant 
certaines  lois  sociales.  Le  mode  d'exploitation  dépend  des  forces 
productives  intellectuelles,  qui  trouvent  leur  expression  dans 
la, technique  et  l'organisation  du  travail.  L'économie,  c'est 
en  premier  lieu,  le  travail  avec  la  nature  et,  en  se- 
cond lieu,  le  travail  contre  la  nature. 

Au  point  de  vue  de  la  grandeur  de  l'étendue^ 
de  la  situation  géographique  et  de  la  richesse  des 
ressources  et  forces  naturelles,  la  Yougoslavie 
figure  parmi  les  pays  richement  dotés,  mais,  au 
point  de  vue  du  degré  de  la  culture  matérielle,  elle 
se  trouve  au  début  de  son  développement  écono- 
mique, car  elle  ne  vient  que  de  commencer  à  ex- 
ploiter ses  ressources  et  ses  forces,  tandis  que  les 
biens  culturels  ne  sont  qu'en  train  de  se  faire 
sentir. 

2"  Superficie,  situation,  frontières. 

La  Yougoslavie  a  une  superficie  d'environ  250.000  kil.  carr., 
elle  est  un  peu  plus  petite  que  la  Grande  Bretagne  sans  l'Ir- 
lande, qui  en  a  une  de  231.000  kil.  carr. 

4 


50 

Elle  comprend  les  Etats  de  Serbie  et  de  Crna  Gora  (Mon- 
ténégro) et  les  parties  yougoslaves  de  l'ancienne  monarchie 
austro-hongroise.  Elle  forme  le  pays  de  transition  entre  l'Eu- 
rope centrale,  la  mer  Egée  et  la  mer  Adriatique.  Tandis  que  le 
royaume  de  Serbie  en  tant  qu'Etat  moravien-vardarien  forme 
le  centre  de  la  péninsule  des  Balkans  et  relie  l'Europe  centrale 
avec  la  péninsule  des  Balkans,  la  mer  Egée  et  l'Asie  Mineure, 
les  pays  yougoslaves  de  l'ancienne  monarchie  austro-hongroise 
forment  le  territoire  de  transition  entre  les  pays  alpins  et  da- 
nubiens d'une  part  et  la  mer  Adriatique  d'autre  part.  Mais 
tandis  que  le  royaume  de  Serbie  barre  la  route  à  ces  forces 
qui  tendent  à  une  plus  vaste  sphère  politique  et  à  l'expansion 
intercontinentale  (Express-Orient,  chemins  de  fer  de  Bagdad, 
Europe  Centrale),  les  pays  yougoslaves  de  l'ancienne  monarchie 
austro-hongroise  sont  un  objet  de  lutte  entre  les  pays  et  forces 
des  Alpes  et  du  Danube  et  les  forces  qui  agissent  sur  la  mer 
Adriatique. 

De  la  Soca  jusqu'  à  la  Bojana,  les  Yougoslaves  forment 
une  chaîne  ininterrompue,  flanquant  la  partie  orientale  de  la  mer 
Adriatique.  Tandis  que  les  frontières  maritimes  sont  sans  conteste 
naturelles,  les  frontières  continentales  de  la  côte  occidentale 
sont  différemment  comprises  par  les  Yougoslaves  et  les  Italiens. 

L'Italie  est  sans  aucun  doute  une  des  plus  belles  indivi- 
dualités continentales,  un  ensemble  borné  par  des  frontières 
naturelles,  mais  elle  s'étend  de  la  Sicile  aux  Alpes  sans  la  dé- 
passer. C'est  dans  cette  étendue  naturelle  que  se  trouve  la  force 
de  l'Italie,  et  sur  ce  territoire  se  développèrent  deux  peuples, 
le  peuple  romain  dans  les  anciens  temps  et  le  peuple  italien 
dans  les  temps  modernes.  Lorsque  l'Etat  romain  franchit  ces 
frontières  naturelles,  il  perdit  son  caractère  national  et  devint 
une  sorte  de  forme  juridique  internationale  pour  les  acquisitions 
culturelles  de  peuples  sur  la  périphérie  de  la  mer  Méditerranée. 
Après  la  chute  de  l'Empire  romain,  l'Italie  se  trouva  dans  son 
territoire  naturel,  sur  lequel  se  développa  le  peuple  italien. 

Aux  temps  de  son  expansion,  les  frontières  de  l'Italie 
furent  portées  à  l'Est  jusqu'  à  la  Rase  (Arse)  en  Istrie,  jamais 
plus  loin;  mais  tout  cela  n'est  pas  fondé  géographiquement  et 
disparut,  d'ailleurs,  bien  vite  au  temps  des  émigrations  des 
peuples,  sans  que  le  nom  d'Italie  ne  se  conservât  sur  ce  ter- 
ritoire géographiquement  différent.  Les  circonstances  ethniques 
et  autres   de   ces   deux   pays   nous  font  voir  combien  diverse- 


^  51 

ment  agit  le  territoire  naturel.  Tandis  qu'en  Italie,  tous  les  peu- 
ples, et  même  leurs  conquérants  (les  Goths,  les  Normands,  les 
Lombards),  se  sont  assimilés  avec  les  indigènes  et  devenus 
Italiens,  l'Istrie  a  pris  une  forme  ethnographique  toute  différente. 

L'élément  roman,  maigre  la  domination  de  Venise  de  plus 
de  1000  ans,  ne  s'est  nulle  part  maintenu,  excepté  quelque  peu 
dans  les  villes  et  sur  les  côtes  occidentales,  et  cela,  par  la  loi 
géographique  de  conservation,  d'après  laquelle  les  survivants  des 
peuples  déchus  trouvent  en  tout  temps  et  en  tout  lieu  leur  salut 
ou  dans  les  montagnes,  ou  sur  les  côtes  (les  Celtes,  dans  le 
pays  de  Galles,  en  Bretagne  et  en  Normandie;  les  Grecs,  en 
Asie  Mineure)  le  long  des  bords  de  la  mer. 

Pour  pouvoir  apprécier  la  situation  géographique  de  ces 
contrées  que  les  Italiens  réclament  pour  eux,  il  faut  avoir  de- 
vant les  yeux  les  lignes  naturelles  de  l'Europe  entière. 

Le  continent  européen  peut  se  diviser  en  deux  moitiés 
naturelles,  l'une  découpée,  à  l'Ouest,  l'autre  massive,  à  l'Est. 
La  partie  orientale  est  Hmitée  par  la  ligne  du  Dnjester  et  de  la 
Vistule  et  la  partie  occidentale  par  la  ligne  Dantzig-Trieste.  A 
l'Est  de  la  première  ligne  se  trouve  le  tronc  continental  de 
l'Europe,  et,  à  l'Ouest  de  la  seconde,  une  sorte  de  péninsule 
européenne  de  climat  océanien  et  mi-océanien.  Au  centre  s'é- 
tend une  partie  de  transition,  où  se  font  sentir  dans  le  climat, 
la  flore  et  la  culture  les  influences  des  deux  autres  parties. 

La  ligne  la  plus  importante  et  en  général  la 
ligne  culturelle  la  plus  marquante  de  I'  Europe 
qui  sépare  les  races  romanes  et  germaines  de  la 
race  et  de  la  langue  slaves,  se  trouve  sur  la  li- 
gne Dantzig-Trieste.  Il  y  a  bien  quelques  trangressions 
d'un  côté  et  de  l'autre,  mais  elles  sont  si  peu  importantes 
qu'elles  ne  changent  point  1'  essence  du  problème.  Les  Slaves 
ont  franchi  cette  ligne  de  démarcation  et  ont  passé  en  forme 
de  coin  dans  la  plaine  lombarde;  les  Italiens  se  sont  mainte- 
nus sur  la  périphérie  occidentale  de  1'  Istrie;  mais  toutes  ces 
transgressions  peuvent  se  résoudre  sur  la  base  du  principe 
national  dans  l'esprit  des  principes  de  Wilson.  Ceux  qui  ^de- 
mandent ces  pays  pour  1'  Italie  sur  la  base  de  la  géographie 
ou  de  la  ligne  de  partage  des  eaux,  sans  tenir  compte  de 
l'ethnographie  et  des  autres  facteurs  physiques,  ne  sont  pas 
moins  téméraires  que  ces  géographes  autrichiens  qui  réclament 
la  plaine  Lombarde  sur  la  base  de  la  ligne  de  partage  des  eaux 
ap'ennine. 


52  ^ 

Ce  n'est  pas  seulement  le  principe  ethnographique,  mais 
aussi  la  géographie  qui  parle  en  faveur  des  Slovènes.  La  Soca 
passée,  en  venant  de  l'Italie,  on  rencontre  une  tout  autre 
constitution  du  sol  et  de  toutes  nouvelles  apparitions  de  la 
nature.  La  formation  calcaire  du  sol  près  de  Monfalcone  pénè- 
tre jusqu'à  la  mer  et  s'  étend  jusqu'à  la  Bojana. 

Les  îles  voisines  de  la  terre  ferme,  d'après  leur  forme,  leur 
formation  et  leur  direction  concordante,  ne  sont  que  des  parties 
du  continent  et  se  sont  formées  à  la  suite  du  déplacement 
séculaire  des  côtes  dalmates  et  istriennes,  pendant  lequel  la  mer 
a  pénétré  dans  les  bas  fonds  pour  les  transformer  en  canaux  et 
baies,  tandis  que  les  monts,  se  dressant  au  dessus  de  la  mer, 
ont  formé  des  îles.  Les  côtes  de  la  terre  ferme  et  les 
îles  de  la  mer  forment  un  ensemble  organique 
géographique,  dont  1'  un  ne  saurait  se  détacher 
de  r  autre,  sans  causer  la  déformation  de  1'  orga- 
nisme tout  entier.  Les  limites  qui  séparent  1'  Ita- 
lie de  la  Yougoslavie  se  trouvent  au  milieu  de 
la     mer    Adriatique   dans   la    direction  de   son    axe. 

Revendiquer  pour  l'Italie,  sur  la  base' de  la  géogra- 
phie, les  côtes  orientales  de  la  mer  Adriatique,  ce  n'  est 
pas  moins  fondé  que  de  demander  pour  1'  Allemagne  les 
côtes  de  Finlande.  Les  géographes  italiens  voudraient  peut 
être  baser  les  prétentions  de  l'Italie  aux  îles  et  côtes  dalma- 
tes et  istriennes  sur  la  loi  connue  de  la  force  de  réunion  de 
la  mer.  La  mer,  en  effet,  réunit  des  côtes  opposées,  et  même 
toutes  les  côtes  du  monde,  en  un  ensemble,  mais  ce  ne  sont 
que  des  liens  de  communications  et  de  commerce;  les  liens 
politiques  exigent  d'autres  conditions  plus  fortes.  .Jadis,  la 
chose  était  toute  simple  à  cet  égard,  lorsque  la  vie  politique 
et  commerciale  se  passait  dans  le  voisinage  des  côtes;  mais, 
de  nos  jours,  les  continents  sont  organisés,  et  les  communi- 
cations continentales  balancent  suffisamment  déjà  les  avantages 
de  la  mer;  les  côtes,  aujourd'hui,  ne  font  face  qu'aux 
besoins  de  leur  arrière  pays. 

La  mer,  au  point  de  vue  géographique  poli- 
tique, remplit  les  fonctions  de  limites,  c'est  à 
dire  qu'elle  sépare  les  Etats,  tandis  que  sa  force  de 
réunion  se  manifeste  aussi,  en  second  lieu,  au  point  de  vue 
des  communications  et  du  commerce.  Côtes  opposées, 
esprit   opposé,    dit    on  bien  caractéristiquement  en  anglais. 


53 

3«  Climat. 

Ne  parlons  du  climat  que  pour  faire  ressortir  les  différen- 
ces floristiques  et  culturelles  qui  existent  entre  le  littoral  et 
r  arrière  pays,  et  pour  attirer  1'  attention  sur  la  Rivière  (Cor- 
niche) dalmate,  qui,  par  la  chaleur  des  mois  d'hiver,  passe 
avant  les  bains  hivernaux  français  et  autres. 

La  latitude  géographique,  la  constitution  du  sol  et  la  situ- 
ation sur  la  mer,  voilà  les  facteurs  essentiels  du  climat. 

D'après  la  latitude  géographique,  la  Yougoslavie  appar- 
tient à  la  zone  tempérée;  d'  après  la  constitution  du  sol  et 
r  altitude,  on  remarque  dans  l' arrière  pays  d'  assez  grandes 
différences  entre  l'été  et  l'hiver;  d'après  la  situation  sur  la 
mer,  on  trouve  en  Yougoslavie  une  petite  contrée  climatérique 
méditerranéenne  de  caractères  climatériques  identiques  à  ceux 
qu'on  rencontre  en  Italie  et  dans  la  France  méridionale. 

L'influence  particulière  sur  le  climat  de  la  Yougoslavie 
résulte  de  la  direction  des  montagnes,  qui  s'  élèvent  immédia- 
tement jusqu'  à  la  mer,  parallèlement  aux  côtes.  La  tempéra- 
ture en  est  abaissée  à  l'intérieur,  car  les  montagnes  ne  lais- 
sent point  pénétrer  le  souffle  marin,  mais,  en  même  temps,  elle 
en  est  élevée  sur  le  littoral,  où  il  fait  plus  chaud  que  dans  les 
autres  endroits  de  même  latitude  géographique  et  de  même 
situation  méditerranéenne.  Les  températures  annuelles  moyen- 
nes et  les  températures  moyennes  du  mois  le  plus  froid  de 
r  année  nous  le  prouvent  au  mieux. 


Dubrovnik  : 

16V 

en 

janvier  9^2 

Korcula  : 

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Hvar: 

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9^ 

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Athènes 

16",8 

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Naples 

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„      8«,4. 

L'énergie  calorique  développée  par  la  mer  pendant  1'  hiver 
est  limitée  à  une  bande  étroite  de  la  côte,  ce  qui  fait  que  la 
température  y  est  si  élevée,  mais,  déjà  à  quelques  centaines  de 
mètres  de  la  mer,  cette  influence  cesse,  un  doux  climat  conti- 
nental y  règne  avec  des  oscillations  de  chaleur  plus  ou  moins 
grandes  et   la   flore   de  1'  Europe  centrale  et  de  la   mer  Noire. 

4"   Peuple. 
La  Yougoslavie  compte  environ  14.000.000  d'habitants,  qui 
se  divisent  en  trois   groupes:   les   Serbes,    les    Croates    et   les 


54 

Slovènes.  A  l'origine,  il  n'y  avait  aucune  difft^rence  entre  eux; 
des  influences  culturelles  et  une  vie  historique  diverse  les  ont 
différencies,  mais  pourtant,  ils  ont  conservé  entre  eux  un  vif 
sentiment  de  l'unité  nationale,  et  leur  attitude  actuelle  n'est  que 
la  conséquence  de  leurs  aspirations  et  de  leurs  efforts. 

L'étendue  géographique  occupée  par  les  Yougoslaves 
possède  cette  particularité  qu'elle  ne  forme  pas  un  ensemble 
naturel  unique,  à  l'instar  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  mais 
qu'elle  se  compose  de  quelques  provinces  plus  ou  moins  petites. 
A  l'exception  de  la  Serbie,  qui,  d'après  l'artère  principale  des 
fleuves  Morava-Vardar,  peut  s'appeler  Etat  mora  vi  en-var- 
d  a  r  i  e  n,  les  autres  Yougoslaves  occupent  les  formations  calcaires 
Alpines-istriennes,  croato-dalmates,  bosniennes  et  les  parties 
orientales  des  Alpes  et  du  Danube  moyen.  Tandis  que  la 
Croatie  méridionale,  la  Dalmatie,  la  Bosnie  et  Herzégovine  et 
la  Crna  Qora  ont  un  dos  orographique  commun  dans  la  Velika 
et  la  Mala  Kapela,  Pljesevica  et  les  Alpes  danubiennes  avec 
dçux  penchants,  l'un  vers  le  Nord,  l'autre  vers  le  Sud  du  côté 
de  la  mer,  la  Slovénie  et  les  pays  croates-slavoniens  sont  réunis 
en  un  ensemble  par.  le  bassin  de  la  Save  et  de  la  Drave,  qui 
de  Triglava   se  continue  vers  l'Est  sans  aucune  limite  visible. 

Les  Slovènes  se  déplacèrent  le  plus  loin  des  Yougoslaves 
vers  l'Ouest  et  occupèrent  les  parties  des  Alpes  orientales, 
justement  celles  qui  se  trouvent  entre  la  mer  et  les  autres  pays 
alpins.  Ce  fut  pour  leur  développement  d'une  importance 
capitale,  car,  dans  l'organisation  des  pays  alpins,  ils  vinrent 
comme  composants  de  forces  plus  puissantes,  les  Allemands. 
Aussi  sont  ils  restés,  au  point  de  vue  de  l'organisation,  derrière 
les  autres  Yougoslaves,  à  qui  le  nombre  et  la  situation  ont 
permis  une  plus  grande  liberté  de  développement. 

Les  Croates  ont  occupé  à  l'Est  des  Slovènes  le  pays 
compris  entre  la  Save  et  la  Drave  et  la  partie  orientale  de  la 
péninsule  avec  les  côtes  istriennes  et  dalmates  les  plus  décou- 
pées. On  y  trouve  une  infinité  d'îles,  de  baies  et  de  canaux 
ouverts  largement  vers  le  Sud  et  l'Ouest,  ce  qui  fait  que  de 
ce  côté  s'est  toujours  fait  sentir  une  forte  influence,  surtout 
alors  où  le  continent  n'était  pas  encore  organisé  politiquement. 
Le  littoral  Yougoslave  est  peu  fertile  et  peu  étendu;  aussi  n'a 
on  jamais  pu  y  fonder  d'Etat  de  grand  style,  bien  que  sur  lui 
se  trouvât  le  centre  de  l'Etat  croate  et  de  l'Etat  ragusien.  Cette 
partie  fut  d'ailleurs  un  objet  perpétuel  de  luttes  entre  les  forces 
continentales  et  maritimes. 


00 

Au  point  de  vue  ethnique,  il  n'y  a  point  de  différence 
entre  les  Yougoslaves.  A  côté  de  tous  les  mélanges  étrangers 
il  s'est  formé  un  type  unique,  connu  sous  le  nom  de  race 
*dinarique,  caractérisé  par  la  haute  taille  et  le  crâne  brachicéphale. 
Dans  ses  études  sur  le  caractère  distinctif  du  corps,  l'anthro- 
pologue anglais  W.  Ripley  (The  Race  of  Europe,  London,  1900.) 
en  arrive  à  conclure  que  les  Illyriens  modernes  (Arbanais)  et 
les  Serbo-Croates  forment  un  type  unique  physique,  connu 
sous  le  nom  de  race  dinar ique.  D'après  cela,  cette  opinion 
de  quelques  écrivains  italiens  n'est  pas  fondée,  suivant  laquelle 
les  habitants  de  l'Istrie  et  de  la  Dalmatie  appartiendraient 
ethniquement  au  peuple  itahen^). 

Les  Yougoslaves  sont  physiquement  sains  et  moralement 
d'une  grande  fécondité.  D'après  les  données  statistiques,  le 
nombre  des  naissances  dépasse  celui  des  décès  en  moyenne, 
de  1901  à  1910,  de  14,8  pour  mille. 


1)11  n'est  pas  sans  intérêt  de  faire  remarquer  qu'il  y  a  des  écrivains 
italiens  (entre  autres,  Carlo  Errera:  Una  carta  etnico-linguistica)  qui  mê- 
lent les  moments  ethniques  et  linguistiques,  afin  de  pouvoir,  de  cette 
manière,  signaler  un  nombre  d'Italiens  plus  grand  qu'il  ne  l'est  en  réa- 
lité. Le  caractère  principal  des  peuples  est  la  volonté  d'  après  laquelle 
chacun  se  dit  appartenir  à  un  certain  groupe  social.  Aussi  Renan  prétend 
il  justement  que  cet  aveu  se  manifeste  par  un  plébiscite  de  chaque  jour. 
La  langue,  cela  va  de*soi,  est  un  des  moteurs  principaux  de  la  volonté, 
mais  la  langue  seule  ne  forme  pas  le  peuple.  Les  Irlandais,  par  exemple, 
parlent  anglais,  les  Norvégiens  danois,  et  pourtant  ce  caractère  lingui- 
stique ne  saurait  faire  dire  à  personne  que  les  Irlandais  sont  des  Anglais 
et  les  Norvégiens  des  Danois,  et  cela  pour  cette  raison  que  ces  peuples 
ne  veulent  pas  qu'il  en  soit  ainsi.  En  second  lieu,  la  langue  italienne  n'est 
pas  justement  si  répandu  dans  le  pays  que  pourrait  le  croire  celui  qui 
arrive  du  côté  de  la. mer  et  juge  tout  le  pays  d'après  l'impression  faite 
sur  lui  dans  les  villes,  car  à  l'intérieur  presque  personne  ne  parle  italien.  De 
plus,  faisons  le  remarquer,  presque  tous  les  Italiens  parlent  aussi  slave  tout 
aussi  bien  que  les  quelques  pour  cent  de  Yougoslaves  parlent  italien,  de 
sorte  que  les  Italiens  ne  peuvent  pas  en  appeler  au  caractère  linguistique 
du  pays.  Si  la  langue  italienne  est  plus  répandue  qu'elle  ne  devrait  l'être  d' 
après  le  caractère  ethnique  du  peuple,  cela  résulte  de  deux  facteurs:  le  pre- 
mier, ce  sont  les  anciennes  réminiscences,  dont  il  est  resté  bien  peu  dans 
le  pays;  le  second,  qui  est  plus  important,  c'est  la  politique  autrichienne, 
qui,  lorsqu'elle  dominait  la  province  lombardo-vénitienne,  voulut  aussi 
créer  en  Dalmatie  les  mêmes  circonstances  culturelles,  pour  se  façonner 
les  fonctionnaires  nécessaires.  Elle  n'ouvrit  que  des  écoles  italiennes  en 
Dalmatie  et  sur  le  Littoral  croate,  et,  plus  tard,  elle  aida  les  Italiens,  pour 
entraver,  avec  leur  assistance,  la  réunion  des  Yougoslaves  de  ces  con- 
trées en  un  ensemble  national,  ce  qui  lui  a  longtemps  réussi. 


56 

Le  grand  nombre  des  naissances  démontre  non  seulement 
leur  vigueur  physique,  mais  aussi  leur  force  démographique 
future,  qui  se  manifestera  au  point  de  vue  de  la  défense  et  de 
l'économie. 

Socialement,  les  Yougoslaves  sont  un  des  peuples  les  plus 
démocratiques  de  la  terre,  car,  en  Serbie,  Crna  Gora  et  Bosnie, 
il  ny  a  pas  de  noblesse,  et  dans  les  contrées  de  1  ancienne 
monarchie  austro-hongroise,  les  nobles  y  sont  très  rares. 

Malheureusement,  au  point  de  vue  culturel,  les  Yougo- 
slaves se  trouvent  assez  en  arrière  vis  à  vis  des  peuples  occi- 
dentaux, obligés  qu'ils  ont  été  de  dépenser  toute  leur  énergie 
pour  dc'fendre  leur  existence  nationale;  quant  à  ceux  de 
l'ancienne  monarchie,  des  gouvernements  étrangers  leur  ont 
imposé  toutes  les  entraves  possibles,  pour  les  empêcher  de 
s'élever  culturellement.  Tandis  que,  par  exemple,  il  y  a,  en 
moyenne,  en  Autriche,  une  école  primaire  pour  1.250  habitants 
en  Bosnie  et  Herzégovine  il  y  en  a  une  pour  3.715. 

* 

5^  Production  agricole. 

La  Yougoslavie  est  un  pays  éminemment  agricole,  et  même, 
d'  après  le  pour  cent  des  habitants  qui  s^  occupent  d'  agri- 
culture, elle  est  la  première  en  Europe.^)  Cependant  le  mode 
de  travail  agricole  est  encore  assez  primitif,. au  moins  dans  une 
grande  partie  du  pays.  Les  machines  modernes  s"  emploient 
très  rarement,  et  il  y  a  encore  bien  loin  jusqu'  à  la  culture  in- 
tensive du  sol.  Et  pourtant,  la  production  est  assez  grande  ; 
une  culture  rationnelle  1'  élèvera  considérablement. 

Le  tableau  ci  joint  contient  les  noms  des  espèces  importantes 
de  plantes  et  la  quantité  de  la  production  ;  bien  d'  autres  plantes 
utiles  (lin,  chanvre,  arbres  fruitiers)  ne  sont  pas  mentionnées, 
parce  que  la  statistique  de  toute  la  production  n'  en  est  pas 
confirmée,  bien  qu'  elle  soit  assez  importante. 

La  production  absolue  est  assez  grande,  mais  la  production 
relative  est  bien  faible.  Au  Danemark,  un  hectare  donne  30  quin- 


^)  En  1910  se  sont  occupés  d'  agriculture  : 

en  Serbie  84",,    en  Ualie  59% 

en  Bosnie  et  Herzégovine  88"  „    en  France  49''/o 

en  Croatie  et  Slavonie        85"  „    en  Angleterre^  13"/ft 

en  Dalmatie  83,  7"  „    en  Russie  75"  „ 

en  Slovénie  65% 


57 


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58 


taux  de  froment,  en  Angleterre  21,  tandis  que  dans  la  contrée 
la  plus  fertile  de  la  Yougoslavie,  les  pays  riverains  de  gauche 
du  Danube,  où  la  terre  (Loss)  est  de  beaucoup  plus  fertile  qu'  au 
Danemark  et  en  Angleterre,  on  récolte  10,2  quintaux,  à  peine 
par  hectare. 

Ce  tableau  fait  ressortir  en  même  temps  de  grandes  diffé- 
rences entre  les  territoires  productifs  particuliers  de  la  Yougo- 
slavie (Istrie  ^  Dalmatie).  Non  seulement  la  production  totale 
des  céréales  à  pain  peut  couvrir  les  besoins  de  la  population, 
mais  même  une  partie  en  pourra  être  exportée  (environ  15.000.000 
de  quintaux  de  farine). 


' 

Bêtes 

à 
cornes 

Chevaux 

Moutons 

et 
Chèvres 

Porcs 

Volaille 

Serbie 

1.000.000 

152.617 

3.800.000 

900.000 

Croatie 
et  Slavonie 

1.200.000 

350.000 

950.000 

1.100.000 

Slovénie 

506.000 

59.000 

86.000 

544.000 

Istrie 

64.490 

21.000 

203.000 

17.209 

Bosnie  et 
Herzégovine 

1.300.000 

224.000 

2.500.000 

511.000 

i 

Dalmatie 

104.714 

42.000 

1.100.000 

70.844 

Pays  riverains 
du  Danube 

839.000 

516.000 

1.900.000 

1.300.000 

Cma  gora  et 

Serbie 
Vardarienne 

Inconnu 

« 

Total 

5.014.204  ■ 

1.364.617 

10.539.000 

4.443.053 

■ 

Dans  la  production  du  froment,  d'  après  le  nombre  d  ha- 
bitants, la  Yougoslavie  figurera'  avec  160  kgr.  par  personne  au 
quatrième  rang  en  Europe  : 


59 

Bulgarie      avec      400  kgr. 

Roumanie       „         348     „ 

France  „  228     „ 

Yougoslavie  „  160     „ 

Quant  à  la  production  du  maïs,  la  Yougoslavie,  avec  ses 
37  à  40  millions  de  quintaux,  prendra  la  première  place  en 
Europe,   suivie   à   de   grands   intervalles    par   les    autres    Etats 

européens: 

Roumanie  avec  28  millions  de  quintaux, 

Italie  „      21 

Espagne         ,       7       „  „  „      , 

France  „       6       „  „  „ 

Le  pain  de  maïs  est  le  pain  de  beaucoup  préféré  du  paysan 
yougoslave,  d'où  il  restera  pour  l'exportation  une  plus  grande 
quantité  de  froment. 

A  côté  d'une  assez  belle  production  de  plantes  commer- 
ciales (lin,  chanvre,  tabac,  betterave  à  sucre,  chrysanthèmes),  de 
fruits  (prunes,  amandes^  figues^  pommes,  poires,  oranges, 
citrons,  caroubes)  et  de  plantes  à  huile  (navettes,  olives),  il 
faut  faire  ressortir  la  grande  valeur  des  forêts^  yougoslaves.  Les 
10.000.000  d'  arpents^  de  forêts  couvrent  un  espace  deux  fois 
plus  grand  que  ne  1'  est  la  Belgique  toute  entière.  Jusqu'  à  pré- 
sent, on  a  exporté  de  grandes  quantités  de  bois,  des  planches  et 
des  douves  surtout,  dans  l'Europe  méridionale  et  occidentale 
(à  Cette,  en  France)  ;  1'  organisation  de  meilleures  communica- 
tions en  élèvera  considérablement  l'exportation. 

6"  Elevage. 

Suivant  le  sol  et  le  climat,  l'élevage  des  bestiaux  est  très 
différent.  Au  Sud,  dans  la  zone  méditerranéenne,  où  rarement 
il  pleut  l'été,  ce  qui  fait  que  le  sol  passe  au  steppe,  l'élevage 
des  bêtes  à  cornes  est  faible;  dans  l'arrière  pays,  au  contraire, 
où  il  pleut  l'été  et  où  la  culture  des  prés  est  développée,  l'éle- 
vage des  bêtes  à  cornes  est  assez  avancé. 

Les  races  qualitatives  importées,  en  particuher  les  bonnes 
vaches  à  lait,  se  trouvent  surtout  en  Slovénie  et  Croatie  ;  vers 
l'Est,  les  races  sont  plus  faibles.  Le  nombre  des  moutons  s'élève 


1)  La  Dalmatie  et  l' Istrie  fournissent  17.000  quintaux  cl'  amandes. 

2)  La  Dalmatie  fournit  annuellement  60.000  quintaux  de  figues. 
•0  La  Dalmatie  fournit  40.000  hl.  d'huile  d'olive,  l'istrie  6000. 

*)  1.737  arpents  ~  1  hectare. 


60 

en  chiffres  ronds  à  15.000.000  de  têtes ^);  daprès  le  nombre 
des  habitants,  la  Yougoslavie  occupe  le  deuxième  rang.  Pour 
100  habitants  il  y  a: 


en  Bulgarie 

189 

moutons, 

„    Yougoslavie 

107 

n           > 

„    Roumanie 

96 

»                 5 

„    Espagne 

81 

n            > 

„    Grande  Bretagne 

59 

»           > 

„    France 

43 

»           > 

„    Italie 

4 

» 

Les  Yougoslaves  se  nourrissent  avant  tout  de  viande  de 
moutons.  Le  nombre  de  la  volaille  ne  figure  pas  parmi  les  don- 
nées statistiques;  au  point  de  vue  volaille,  te  Yougoslavie 
occupe  une  place  importante;  jusque  maintenant  il  a  été  exporté 
un  grand  nombre  de  dindes  et  d'œufs  sur  les  marchés  de  l'Ouest, 
à  Londres  particulièrement.  L'élevage  des  bêtes  à  cornes  se 
trouve  aussi  à  une  belle  hauteur,  et  la  Slovénie  peut  exporter 
du  lait  et  du  beurre,  la  Serbie  de  la  viande.  L'élevage  des 
porcs  n'est  pas  moins  important  ;  avec  ses  5.000.000  de  têtes, 
en  communauté  avec  la  Serbie  vardarienne  et  la  Crna  Gora,  il 
occupe,  d'après  le  nombre  des  habitants,  la  quatrième  place  en 
Europe;  pour  100  habitants  il  y  a: 

au  Danemark     '  54  porcs, 

en  Allemagne  34      „     , 

„    Roumanie  29      „     , 

„    Yougoslavie  28      „     . 

La  Serbie  a  jusqu'ici  exporté  principalement  du  bœuf  et  du 
porc  gelé  et  de  la  graisse,  et  cette  branche  d'exportation  con- 
tinuera à  se  développer  favorablement  dans  cette  direction. 

7"  Richesses  minérales. 

Les  événements  géologiques  historiques  qui  ont  formé  le 
relief  extérieur  de  la  Yougoslavie  sont  la  cause  des  diverses 
espèces  de  richesses  minérales. 


^)  Le  tableau  n'indique  que  10.500.000  têtes  ;  mais  on  n'y  a  pas  fait 
figurer  la  Crna  Gora  et  la  Serbie  vardarienne  (53.200  l<il,  carr.),  qui  four- 
nissent sûrement  4.00(1.000  de  têtes  au  moins.  La  Yougoslavie  toute  en- 
tière fournit  donc  le  nombre  ci  dessus. 


61 

Dans  les  formations  archéennes  et  paléozoïques  de  Bosnie 
-et  de  Serbie  on  trouve  des  minerais  de  fer,  de  plomb,  de 
cuivre,  d'or.^) 

Dans  les  formations  mézozoïques  des  Alpes  calcaires  du 
Sud,  on  trouve  des  minerais  de  plomb  et  de  zinc,  du  mercure 
et  de  la  houille  (Pecuh  [Fiinfkirchen],  etc..  Les  formations  ter- 
tiaires contiennent  des  couches  de  houille  en  Istrie  et  en  Dal- 
matie.  Les  minéraux  les  plus  importants  sont:  la  houille,  dont 
on  a  extrait  en  1913,  sans  tenir  compte  des  pays  riverains  du 
Danube  (mines  de  Pecuh),  environ  32.000.000  de  quintaux-), 
le  mercure,  dont  on  a  produit  à  Idrija,  en  Carniole,  8.200  quin- 
taux d'une  valeur  de  3.900.000  couronnes. 

Le  deuxième  minéral,  si  important  pour  l'industrie,  le  mi- 
nerai de  fer,  se  trouve  aussi  en  belles  quantités.  Le  gisement 
le  plus  considérable  est  celui  de  Vares  en  Bosnie,  où  le  mi- 
nerai est  extrait  et  fondu.  La  production  annuelle  s-'  y  élève  à 
16.000.000  de  quintaux  de  minerai,  dont  on  reçoit  500.000  quin- 
taux de  fer  brut.  Pendant  la  guerre,  on  a  commencé  à  en 
extraire  à  Ljubija,  et-  ce  minerai  semble  avoir  un  plus  grand 
pour  cent  de  fer  que  celui  de  Varesa.  Il  y  a  aussi  des  minerais 
de  plomb,  de  zinc  et  de  soufre,  mais  la  production  n'en  est 
pas  grande. 

La  Croatie  et  la  Dalmatie  méridionales,  avec  tout  leur 
système  calcaire,  abondent  en  immense  quantité  en  cryolite 
pour  l'extraction  de  l'aluminium;  pendant  la  guerre,  on  en  a 
produit  en  plusieurs  endroits  (seulement  en  Istrie,  200.000 
quintaux). 

La  marne  pour  la  fabrication  du  ciment  abonde  dans 
toutes  les  contrées  de  la  Yougoslavie,  et  tout  particulièrement 
en  Croatie  et  en  Dalmatie,  dont  cette  dernière  travaille  pour 
l'e'xportation.  Les  pierres  de  construction  et  le  marbre  se  trou- 
vent en  grande  quantité  dans  le  Velebit  et  en  Dalmatie;  d'im- 
posants palais  (celui  de  Dioclétien  à  Split  et  le  parlement  de 
Vienne)  sont  construits  avec  les  pierres  de  Brac  ou  de  Korcula. 
Le  marbre  d'Unesic  s'exporte  de  Dalmatie. 


')  La  Serbie  donne  annuellement  une  petite  quantité  d'or,  450  kgr. 
d'argent,  900  kgr.,  mais  7.000  tonnes  de  minerai  de  cuivre. 

')  Slovénie  :  18.000.000  de  quintaux;  Bosnie  et  Herzégovine:  8.400.000; 
Serbie:  4.000.000;  Croatie  et  Slavonie:  1.100.000;  Dalmatie  et  Istrie:  le 
reste.  L'Italie  en  extrait  5.000.000;  de  là  sa  convoitise  pour  Siveric  en 
Dalmatie. 


62 

La  Yougoslavie  possède  de  grandes  richesses  d' eaux  mi- 
nérales et  acidulées;  citons  en  les  plus  connues:  Koviljaca,  en 
Serbie;  llide  près  Sarajevo,  en  Bosnie;  Topusko,  Krapinske 
Toplice,  Varazdinske  Toplice,  Stubicke  Toplice,  Sutinske  To- 
plice,  en  Croatie;  les  bains  d'iode  de  Lipik,  en  Slavonie;  les 
bains  sulfureux  de  Split,  en  Dalmatie;  Rogatec,  en  Styrie,  etc. 

8"  Développement  culturel. 

a)  Industrie. 
Le  problème  industriel  est  partout,  en  premier  lieu,  la 
conséquence  de  1"  organisation  sociale  de  la  société  et  du  par- 
tage du  travail,  ce  qui  suppose  une  certaine  civilisation  et  une 
certaine  densité  de  la  population.  En  second  lieu,  le  dévelop- 
pement de  l'industrie  dépend  de  la  quantité  des  matières  pre- 
mières, du  capital  disponible,  de  la  force  consommatrice  du 
pays,  de  l'esprit  d'entreprise,  de  l'habileté  des  ouvriers,  des 
marchés  extérieurs  et  de  la  situation  géographique.  La  Yougo- 
slavie dispose  de  beaucoup  de  ces  conditions,  bien  que,  pour 
une  plus  grande  impulsion  de  l'industrie  au  point  de  vue  de 
r  exportation,  elle  ne  produise  pas  assez  de  fer,  ni  de  houille. 
Mais  le  manque  de  houille  noire  peut  se  suppléer  par  la  ho- 
nille  blanche,  qui,  elle,  ne  s'épuise  pas.^) 


1)  Le  géologue  compétent,  professeur  Dr.  Frech,  compte  que  la  quan- 
tité probable  de  houille  bosnienne  s'  élève  à  3^':,  milliards  de  tonnes. 
Mais,  outre  la  houille  noire,  la  Yougoslavie  possède  en  grandes  quanti- 
tés de  la  houille  blanche.  Jusqu'ici  des  études  techniques  ont  été  faites 
sur  une  partie  des  eaux,  et,  d'  après  1'  ingénieur  Th.  Schenkel  (Karst- 
gebiete  und  ihre  Wasserkraîte),  la  force  hydraulique  de  toutes  les  eaux 
de  la  province  de  Lika  s'élève  à  200.000  HP., 
de  la  Recina  2.000        „   , 

de  lajRicica  15.800       „  , 

de  la  province  de  Dalmatie  195.000     „  . 

(d'après  lui  et  d'après  le  technicien  Baucic,  qui  a  étudié  ces  eaux,  mais 
n'a  pas  encore  publié  le  résultat  de  ses  travaux).  Déjà  maintenant,  il 
existe  des  installations  de  SS.'JOO  HP  sur  la  Krka,  de  36.000  HP  sur  la 
Cetina  (près  Gabavica).  On  y  a  construit  un  bassin  pour  100.(00  HP,  et 
si  l'on  y  terminait  l'installation,  cette  centrale  serait,  par  la  force  hydrau- 
lique, la  première  en  Europe,  tandis  qu'elle  n'est  que  la  deuxième. 

La  Trebinjcica,  en  Herzégovine,  pourrait  procurer  une  force  de 
7(1  à  80.00*-)  HP  et  aussi  les  rivières  de  la  contrée  calcaire  de  la  Yougo- 
slavie livreraient  environ  600.000  HP. 

Pour  une  force  de  cheval  d'  une  heure  on  a  besoin  de  1  à  1  kgr 
5  de  charbon  avec  7.000  calories;  pour  600.000  forces  de  cheval  d'une 
heure  il  faudrait  35.000.000  de  quintaux  de  charbon.  Ces  forces  hydrau- 
liques auraient  donc  une  valeur  annuelle  de  35.0(-i0.000  de  quintaux  de 
charbon  de  Cardiff. 


63 

La  caractéristique  du  travail  industriel  actuel,  c'est  qu'il 
se  fait  dans  de  petites  entreprises  et  qu'il  est  lié  à  la  trans- 
formation des  matières  premières  du  pays  et  à  la  production 
domestique.  Le  travail  industriel  vient  de  commencer  à  se 
développer,  et  le  pays  devra  avoir  recours,  longtemps  encore, 
aux  marchés  occidentaux-. 

L'industrie  textile,  en  tant  qu'elle  ne  sert  pas  à  la 
production  domestique,  est  bien  faible;  tous  les  articles 
de  coton,  laine  et  lin  sont  venus  de  l'étranger.  La  confection 
est  en  général  d'origine  étrangère.  Certaines  espèces  de  travaux 
textiles  sont  prospères  dans  le  pays,  tels  la  toile  bosnienne, 
les  tapis  de  Pirot,  les  broderies  et  dentelles  de  Slavonie  et 
Dalmatie  (Pag,  Konavlje).  Les  dentelles  de  certaines  contrées 
peuvent,  par  leur  exécution  et  la  finesse  de  leurs  desseins, 
figurer  à  côté  des  produits  de  la  Flandre. 

L'industrie  alimentaire  est  mieux  développée  et  se  livre-  à 
l'exportation  dans  quelques  branches.  Citons  lés  abattoirs,  la 
fabrication  des  conserves  de  viande,  la  préparation  du  saucisson, 
le  sèchement  des  prunes,  la  fabrication  de  la  marmelade  de 
prunes,  la  fabrication  de  l'esprit  de  vin  et  des  liqueurs  (eau  de 
vie  de  prunes,  rosolio  dalmate,  marasquin,  muscat),  la  prépa- 
ration des  sardines  à  la  Nantes  (Vis),  la  fabrication  du  sucre 
(importation  nécessaire)  et  de  la  bière.  Des  manufactures  de 
tabac,  il  y  en  a  dans  toutes  les  contrées,  mais  surfont  en  Bosnie. 

L'industrie  du  bois  est  bien  développée,  quant  aux  planches 
et  aux  douves,  et  l'e'xportation  s'en  fait  en  grand  ;  mais  pour 
les  articles  de  bois,  la  Yougoslavie  en  est  réduite  à  l'importation. 
Il  y  a  bien  quelques  fabriques  de  meubles  qui  se  distinguent 
par  leurs  créations,  mais  cependant  l'importation  de  produits 
étrangers  est"  nécessaire. 

La  préparation  des  cuirs  est  bien  avancée,  et  même,  la 
fabrique  de  cuir  de  Zagreb  était  considérée  comme  la  première 
de  l'ancienne  monarchie;  mais  les  produits  de  cuir  venaient 
presque  complètement  du  dehors. 

Les  produits  chimiques  de  quelques  articles  sont  en  pleine 
production  et  sont  exportés^),  tandis  que  d'autres  (fabriques 
d'allumettes)  couvrent  les  besoins  des  habitants. 


')  La  fabrication  du  carbide  et  de  l'engrais  artificiel  à  Sibenik  et 
à  Dugi  Rat  (près  Split)  a  déjà  une  renommée  européenne.  La  fabrique 
de  carbide  de  Dugi  Rat  a  produit  pendant  la  guerre  80  tonnes  de  carbide 
par  jour,  et  se  trouve  être,  par  là,  la  première  en  Europe. 


64 

Les  fabriques  de  ciment  (Portiand)  travaillent  pour  l'ex- 
portation; le  ciment  de  Split  est  expédia  en  Italie,  en  Egypte, 
en  Afrique  et  en  Argentine. 

La  construction  de  bateaux  compte  quelques  chantiers 
maritimes,  mais  la  plus  grande  partie  des  bateaux  du  pays  sont 
construits  en  Angleterre;  la  Yougoslavie  continuera  à  être  dé- 
pendante de  l'Angleterre  dans  cette  branche  de  commerce. 

Toutes  les  autres  branches  de  l'industrie  sont  faiblement 
développées  dans  le  pays;  elles  doivent  compter  sur  une  forte 
importation.  Il  faudra  tout  particulièrement:  des  locomotives, 
des  wagons,  des  automobiles,  des  aéroplanes,  des  appareils 
téléphoniques  et  télégraphiques,  des  fils,  des  instruments  de  pré- 
cision, des  instruments  de  physique,  des  articles  d'école,  des 
accessoires  géographiques,  des  globes,  des  cartes,  des  compas, 
des  sextants,  des  atlas,  des  livres  scientifiques,  des  articles  de 
luxe  de  cuivre,  d'argent  et  d'or,  des  montres,  des  nouveautés» 
des  marchandises,  de  soie,  de  laine  et  de  coton,  du  fil,  des 
habits  de  confection,  des  articles  de  toile,  de  feutre,  des  jouets, 
des  instruments  de  musique,  des  marchandises  de  peau,  des 
gants  surtout,  des  couleurs,  des  fusils  et  armes,  des  appareils 
et  accessoires  photographiques,  des  drogues,  des  médicaments, 
des  huiles  éthériques,  du  savon,  des  télescopes  et  prismes,  du 
laiton,  de  la  houille  pour  les  ports,  des  marchandises  de  terre 
€t  de  porcelaine,  du  riz,  du  jute,  du  caoutchouc,  des  denrées 
coloniales,  etc.  .  . 

6''  Communications  et  commerce. 

Le  principe  cher  aux  Habsbourgs  „divide  et  imper  a" 
ne  s'  est  plus  fait  sentir  dans  aucune  partie  de  l'administration 
politique  que  dans  le  service  des  communications.  Les  voies 
de  communications  n'ont  pas  seulement  une  importance  com- 
merciale, elles  sont  aussi  une  force  politique;  aussi  l'ancienne 
monarchie  austro-hongroise  a-t-elle  construit  des  voies  de  com- 
munications en  premier  lieu,  pour  favoriser  ses  peuples  domi- 
nants, les  Allemands  et  les  Madjares,  et,  en  second  lieu,  elle 
les  a  construites  de  manière  à  séparer  de  plus  en  plus  les 
Yougoslaves  les  uns  des  autres.  La  Dalmatie  centrale,  en  étendue 
la  partie  principale  de  la  Dalmatie,  n'est  pas  réunie  par  une 
voie  ferrée  à  la  Bosnie,  son  arrière  pays  naturel:  c'est  la  poli- 
tique divide.  La  Croatie  n'est  pas  encore  reliée  directement 
par  une  voie  ferrée  à  la  Dalmatie,  où  habite  le  même   peuple. 


65 

avec  lequel  elle  est  aussi  territorialement  unie  :  c'est  la  politique 
divide;  mais  des  chemins  de  fer  ont  été  construits  de  Vienne 
et  de  Budapest  jusqu'à  la  mer  et  en  Bosnie,  dans  l'intérêt 
des  races  dominantes:  c'est  la  politique  impera.  De  Zagreb 
à  Split,  le  trajet  durait  en  chemin  de  fer  39  heures  et  de  Vienne 
ou  Munchen  à  Trieste,  de  12  à  13  heures. 

Ces  chemins  de  fer,  comme  toute  voie  de  communications, 
«talent  sans  doute  utiles  aux  Yougoslaves,  mais  ils  les  ont 
politiquement  isolés  et  nationalement  affaiblis,  car  ils  ont  apporté 
la  langue,  l'esprit  et  la  force  des  peuples  dominants  sur  le 
territoire  des  Yougoslaves.  Les  voies  ferrées  ont  été  les  meil- 
leurs pionniers  du  germanisme  et  du  madjarisme,  car,  partout 
oiJ  elles  menaient,  des  écoles  publiques  madjares  et  allemandes 
ont  été  ouvertes  dans  le  but  de  coloniser  et  de  dénationaliser 
les  Slaves. 

La  longueur  des  voies  ferrées  s'élève  maintenant  à  en- 
viron 10.000  kms,  soit  4  kms,  de  voie  ferrée  sur  100  kil.  carr. 
au  douzième  rang  en  Europe. 

Le  premier  devoir  de  la  Yougoslavie  dans  ce  sens  sera 
de  construire  une  ligne  de  chemin  de  fer  à  double  voie  qui 
reliera  les  Etats  occidentaux  avec  l'Est.  Cette  ligne  jouerait  le 
rôle  de  la  ligne  européenne  actuelle,  1'  Express  Orient. 

Les  autres  lignes,  qui  attendent  d'être  construites  sans 
retard,  sont  celle  de  Zagreb-Knin-Split  (Sibenik)  par  la  vallée 
de  r  Una  et  celle  de  Beograd-Sarajevo-Split. 

Quant  aux  routes,  la  Yougoslavie  est  encore  plus  mal 
dotée,  au  point  de  vue  non  seulement  de  leur  longueur,  mais 
aussi  de  leur  qualité.  La  Dalmatie  1'  est  mieux  dans  ce  sens, 
car  la  France,  pendant  son  heureuse  domination  de  sept  ans, 
y  a  construit  un  beau  nombre  de  routes^). 


1)  Un  témoignage  classique  de  1'  esprit  de  l' administration  française 
en  Dalmatie  nous  est  donné  par  l'empereur  d'Autriche  François  I^r  lui 
même,  lors  de  sa  visite  en  ce  pays  après  le  départ  des  Français.  A  toutes 
ses  questions,  qui  a  construit  ce  pont,  cette  route,  cette  école,  il  recevait 
invariablement  cette  réponse:  les  Français.  C'est  alors  qu' il  dit  :  „Ah  ! 
<iuel  dommage  que  ce  peuple  ne  soit  pas  resté  ici  quelques  années  en- 
core, tout  serait  construit."  Les  Français  sont  venus  en  Dalmatie,  ex- 
ception faite  des  quelques  années  (1797—1806)  de  la  domination  autri- 
chienne, après  le  gouvernement  de  700  ans  des  Vénitiens,  qui  ont  exigé 
du  peuple  des  soldats  et  des  impôts,  abattu  les  forêts  et  transformé  le 
pays  en  pleine  inculte,  sans  rien  faire  de  bon  pour  lui. 

5 


66 

Dans  ses  rapports  avec  l'extérieur,  la  Yougoslavie  a  la 
mer  et  des  côtes  sur  une  longueur  de  2000  kms,  avec  un  grand 
nombre  de  ports,  qui  ne  peuvent  être  tous  utilisés  dans  la 
même  mesure. 

Les  relations  nlaritimes  étaient  déjà  auparavant  assurées 
par  plusieurs  sociétés  de  navigation  à  vapeur  aux  capitaux 
yougoslaves;  on  a  construit  un  beau  nombre  de  vapeurs  pour 
la  navigation  au  long  cours  et  le  cabotage.  Les  sociétés  les 
plus  importantes  sont:  Dalmatia  (34  vapeurs  d'un  tonnage 
brut  de  9130  tonnes),  la  Compagnie  de  navigation  à 
vapeur  hongroise-croate  à  Rijeka  (42  vapeurs,  17.44S 
tonnes),  la  Société  austro-croate  de  la  Krka  (3  vapeurs), 
la  Navigation  libre  à  Rijeka  (6  vapeurs),  l'O r i e n t  à  Rijeka 
(6  vapeurs,  40.000  tonnes).  A  Dubrovnik  il  y  a  6  sociétés  de 
navigation  avec  36  vapeurs  d'un  tonnage  brut  total  de  IIO.OOO 
tonnes. 


Pour  donner  une  idée  par  un  témoignage  impartial  de  l'administration 
vénitienne  en  Dalmatie,  qui  n'a  pas  ouvert  une  seule  école,  voici  ce  que  dit 
le  journal  officiel  Reggio  Dalmata  dans  son  premier  numéro  du  12  juillet 
1806  à  l'article  de  fond:  „Des  protecteurs  peu  sûrs,  des  ignorants  et  des- 
espions ont  transformé  cette  contrée  florissante  et  intéressante  en  un 
pays  désert  et  triste". 

Ce  sont  les  paroles  de  Vincenzo  Dandolo,   du  premier  gouverneur 
français  (proveditore)  en  Dalmatie,  sur  la  domination  vénitienne  en  ce  pays 
Il  ne  faut  pas  ignorer  que  V.  Dandolo  était  un  Vénitien  de  naissance;  à 
cause   de  ses  principes  démocratiques,   il  a  dû  quitter  Venise,   s'  en  est 
allé  en  France,  d'  où  il  fut  envoyé  en  Dalmatie. 

Les  monuments  architecturaux  ne  sont  pas  1'  œuvre  des  Vénitiens,  mais 
bien  celle  des  habitants  eux  mêmes,  qui  les  ont  élevés  à  force  de  sacrifices, 
rivalisant  entre  eux.  Faute  de  ressources,  il  a  fallu  des  centaines  d'  années 
pour  les  terminer,  ce  qui  explique  cette  direction  des  styles  dans  les  églises 
dalmates.  La  superbe  église  de  Sibenik  attendit  même  1'  occupation  autri- 
chienne, et  pour  la  terminer,  il  fallut  une  subvention  de  Vienne.  Les  sou- 
venirs du  peuple  ne  se  laissent  pas  falsifier;  de  même  que  le  peuple  se 
souvient  de  1'  heureuse  domination  des  Français  —  de  la  grande  et  noble 
nation  —,  de  même  le  souvenir  des  dominations  vénitienne  et  autrichienne 
lui  est  odieux.  Voilà  qui  est  bien  caractéristique:  les  Français  ont  posé 
les  premiers  fondements  de  l'union  des  Yougoslaves,  en .  créant  le 
Royaume  d'  Illyrie;  le  premier  journal  croate,  en  général,  „Kraljski 
Daim  afin",  ce  sont  eux  qui  l'ont  fondé.  Les  Italiens,  aujourd'hui,  100  ans 
plus  tard,  après  la  proclamation  des  principes  de  Wilson,  sont  à  peine 
entrés  dans  les  pays  qu'  ils  enlèvent  des  églises  et  des  cimetières  les 
inscriptions  croates  et  défendent  aux  prêtres  de  parler  croate  avec  leurs 
fidèles  à  1'  église. 


67 

Les  ports  qui  peuvent  entrer  en  compte  dans  le  déve- 
loppement des  communications,  sont  déterminés  par  les  con- 
ditions naturelles  et  locales.  Ce  sont  en  premier  lieu:  Trieste, 
Rijeka,  Susak,  Sibenik,  Split  et  Gruz  (Dubrovnik).  La  direction 
des  communications  d'après  la  situation  des  pays  environnants 
se  trouve  dans  l'axe  de  la  mer  Adriatique,  c'est  à  dire  qu'il  se 
meut  dans  une  direction  longitudinale  et  non  transversale.  Les 
Apennins  et  les  Alpes  Dinariques  s'élèvent  immédiatement  sur 
les  bords  de  la  mer  et  ces  deux  hautes  montagnes  tournent  le 
dos  à  la  mer  Adriatique.  L'arrière  pays  de  la  Yougoslavie, 
malgré  tous  les  obstacles  orographiques,  doit  graviter  vers  la 
mer  Adriatique,  par  manque  d'autre  issue  jusqu'à  la  mer;  l' Italie, 
.an  contraire,  a  toujours  gravité  vers  la  mer  Tyrrhénienne  où 
elle  a  ses  côtes  les  plus  découpées  et  ses  villes  les  plus  gran- 
des. Si  les  Vénitiens  ont  conquis  les  côtes  orientales,  c'était,  tout 
•  d'abord,  pour  protéger  leur  route  longitudinale,  qui  conduisait 
au  Levant  (Echelles);  la  Dalmatie  n'était  pour  eux  qu'un  point 
d'appui,  et  non  un  but  de  commerce. 

D'après  la  situation  productrice  et,  en  général,  écono- 
mique de  la  Yougoslavie,  sa  politique  commerciale  future  est 
toute  simple.  Elle  aura  besoin  de  produits  industriels  et  expor- 
tera des  matières  brutes,  en  premier  lieu  des  denrées  alimen- 
taires et  du  bois,  et,  pour  cette  raison,  elle  devra  jeter  les 
yeux  vers  les  Etats  occidentaux. 

c.  Ports. 

Le  centre  du  commerce  mondial  s'est  déplacé  sur  les 
côtes  de  l'Océan  Atlantique,  de  sorte  que  pas  un  port  de  la 
mer  Adriatique  ne  peut  avoir  l' importance  d' un  emporium 
mondial.  Trieste  occupait,  avant  la  guerre,  dans  le  commerce 
des  marchandises  le  12^  rang  parmi  les  ports  européens;  après 
la  guerre,  son  importance  sera  bien  plus  localisée,  car  elle 
perdra  sans  nul  doute  une  partie  de  son  arrière  pays  central 
et  spécifique. 

Trieste  ne  s'est  pas  élevé  comme  Venise,  par  sa  force 
politique,  et  par  là  elle  n'a  pas  pu  se  développer  commerciale- 
ment, tandis  que  Venise  était  puissante,  car  elle  à  toujours 
soigneusement  veillé  à  ce  qu'  une  ville  de  commerce  quelcon- 
que —  sa  rivale  —  ne  se  développât  point  dans  son  voisinage. 

La  prospérité  de  Trieste  est  exclusivement  l' œuvre  de 
r  organisation  pohtique  et  commerciale  de  son  arrière  pays.  Si 

* 


68 

la  question  de  cette  ville  se  décidait  sans  égard  aux  intérêts 
de  l'arrière  pays  et  même  contrairement  à  eux,  ce  serait  la 
réduire  à  une  stagnation  inévitable.  Pour  décider  de  cette  ques- 
tion, il  ne  faut  pas  perdre  un  moment  des  yeux,  cela  va  de 
soi,  les  intérêts  spécifiques  économiques  et  nationaux  de  la 
ville  elle  même  et  de  ses  environs.  Trieste  est  en  majeure  par- 
tie nationalement  une  ville  italienne,  mais  il  faut  donner  aussi 
à  la  minorité  yougoslave  assez  grande  de  327o  l'occasion  de 
pouvoir  se  développer  nationalement,  d'autant  plus  que  les 
environs  de  la  ville  sont  exclusivement  yougoslaves  et  qu'  ils 
sont  traversés  par  les  deux  lignes  de  chemins  de  fer  qui  relient 
Trieste  à  1'  arrière  pays  voisin  et  lointain. 

Le  ministre  des  affaires  extérieures  Sonnino  avait  aupa- 
ravant une  toute  autre  opinion  sur  cette  question.  Voici  ce  qu'il 
écrivit  sur  Trieste  le  29  mai  1881  dans  le  Rassegna  settima- 
nale  :  „Trieste  est  le  port  le  mieux  situé  pour  le  commerce 
allemand;  sa  population  est  mêlée  comme  tout  ce  qui  habite 
sur  nos  frontières  orientales.  Revendiquer  Trieste  comme  un 
droit  serait  une  exagération  du  principe  des  nationalités."  C'est 
là  ce  que  Sonnino  pensait  de  Trieste  et  des  frontières  de  la 
Soca:  mais  que  doit  il  donc  penser  de  Tlstrie,  où  il  n'y  a  pas 
même  30"'n  d'Italiens,  et  de  la  Dalniatie,  où  il  n'y  en  a  pas 
même  2,57n? 

Tandis  que  le  caractère  national  de  la  ville  de  Trieste 
elle  même,  naturellement  sans  les  environs,  ne  peut  pas  être 
contesté,  la  question  de  Rijeka  est  bien  différente.  Malgré  tous 
les  essais  des  Italiens  et  des  Madjares  réunis  pour  dénationa- 
liser par  force  les  Yougoslaves,  les  différences  ethnographiques 
dans  la  ville  elle  même  sont  si  peu  importantes  que  cela  ne 
saurait  être  décisif  dans  la  question  de  savoir  à  qui  la  ville 
appartient,  d'  autant  moins  que  les  environs,  de  prés  et  de  loin, 
sont,  sans  exception,  yougoslaves  (pag.  7—8). 

Rijeka,  d'  après  le  Pacte  de  Londres  lui  même,  qui  livre 
à  la  merci  des  Italiens  de  grandes  parties  de  la  Yougoslavie, 
n'  entre  pas  dans  la  sphère  des  aspirations  italiennes,  et  pour- 
tant elle  est  occupée  par  eux.  La  raison  en  est  bien  claire. 
Trieste  occupée,  il  resterait  encore  une  porte  à  la  partie  Slo- 
vène de  la  Yougoslavie  pour  arriver  à  la  mer,  c'  est  à  dire  la 
ligne  latérale  de  la  Compagnie  des  Chemins  de  fer  du  Sud 
qui  va  de  S'  Peter  à  Rijqka.  Pour  fermer  aussi  cette  issue  à 
toute  la  Slovénie,  les   Italiens   ont    aussi  occupé  cette  ligne  et 


69 

pris  possession  de  Rijeka,  afin  de  lui  boucher  toutes  les  portes 
et  la  forcer  à  faire  passer  par  les  ports  italiens  son  commerce 
d' importation  et  d'  exportation. 

La  question  de  Rijeka  n'est  pas  seulement  locale,  elle  ne 
regarde  davantage  ni  l'Italie,  ni  les  Yougoslaves,  mais  elle  est 
d'une  grande  importance  internationale,  car  d'autres  grandes  puis- 
sances y  ont  des  intérêts  commerciaux,  et  de  plus  grands  même 
que  ceux  de  l'Italie. 

D'après  la  statistique  de  1911,  par  mer  il  a  été  importé 
à  Rijeka  par  mer  7.750.000  quintaux  de  marchandises,  et  ex- 
porté 8.530.000. 

Il  saute  de  suite  aux  yeux  que  le  commerce  de  Rijeka'^a 
été  plus  exporteur  qu' importeur,  ce  qui,  à  la^  différence  de 
Trieste-),  où  le  contraire  s'est  produit,  prouve  que  Rijeka  dé- 
pend plus  de  son  arrière  pays  continental  que  des  pays  ma- 
ritimes. La  part  de  l'Italie  dans  l'importation  de  Rijeka  était 
de  846.000  quintaux  de  marchandises  d'une  valeur  de  15.000.000 
de  couronnes,  soit,  d'après  la  valeur  totale  des  marchandises  im- 
portées, 7,5" 0.  L'Angleterre  a  importé  1.500.000  q.  de  marchan- 
dises d'  une>aleur  de  22.000.000  cour.  ;  les  Indes,  1.900.000q.  d' une 
valeur  de  49.000.000  cour.;  les  Etats  Unis,  611.000  q.  d'une  va- 
leur de  17.000.000  cour.;  les  ports  dalmates  et  istriens  (Yougo- 
slavie), 1.000.000  q.  d'une  valeur  de  26.000.000  cour.  L'Italie  par- 
ticipait dans  r  exportation  de  Ri^ekap  our  2.050.000  q.,  dune  va- 
leur de  25.000.000  cour.;  la  Grande  Bretagne,  pour  1.030.000  q., 
d'une  valeur  de  29.000.000  cour.;  les  ports  dalmates  et  istriens, 
pour  1.600.000  q.,  d'une  valeur  de  43.000.000  cour.;  les  colonies 
anglaises  en  Asie,  pour  319.000  q.,  d'une  valeur  de  11.000.000 
cour.;  les  Etats  Unis,  pour  670.000  q.,  d'une  valeur  de  12.000.000 
cour.;  la  France,  y  compris  l'Algérie  et  la  Tunisie,  pour  770.000 
q.,  d'une  valeur  de  11.000.000  cour.  La  part  de  l'Italie,  d'après 
la  valeur  totale  de  l' exportation,  est  de  137o,  ce  qui  prouve 
qu'elle  dépend  commercialement  de  l'arrière  pays  rijekain  de  la 
Yougoslavie  actuelle  plus  que  cet  arrière  pays  ne  dépend  de 
l'Itahe. 

Les  nombres  statistiques  susdits  sont  une  preuve  évidente 
que  Rijeka  est,  au  point  de  vue  économique,  plutôt  anglaise, 
américaine,   indienne   et  yougoslave   qu'italienne.  Si  Ton   tient 


0  A  Trieste  l'importation  par  mer  était  de  2L400.000  q.  et  l'expor- 
tation de  9.300.000  q. 


70 

compte  du  commerce  continental,  la  part  du  royaume  de  Serbie 
a  été  de  huit  fois  plus  grande  que  celle  de  Tltalie,  et  celle  des 
pays  riverains  du  Danube  de  200  fois.  Les  intérêts  commerciaux 
de  la  Yougoslavie  et  de  l'Italie  ne  doivent  pas  se  toucher  à 
Rijeka;  il  faut  choisir  un  autre  point,  et  ce  point,  c'est  à  l'Etat 
qui  sera  maître  de  l'arrière  pays,  de  le  décider.  D'après  tout 
cela,  l'arrière  pays  yougoslave  est  plus  utile  à  Rijeka  que  Rijeka 
à  la  Yougoslavie.  On  comprend  que  Rijeka  est  naturellement  le 
port  le  plus  propice  pour  la  partie  occidentale  de  la  Yougo- 
slavie, mais  l'Etat  yougoslave  peut  par  un  tarif  différenciel, 
l'organisation  de  voies  ferrées  et  maritimes,  par  des  tarifs  de 
transit  et  les  prix  de  transport  diriger  le  commerce  vers  les 
ports  les  plus  éloignés,  et  l'Italie  sans  doute  ne  va  pas  vouloir 
occuper  toutes  les  côtes,  pour  1'  en  empêcher.  Angelo  Vivanti, 
écrivain  objectif  italien,  dit  bien  justement:  ^La  politique  de 
conquête  territoriale,  vers  laquelle  le  néo-nationalisme  voudrait 
bien  conduire  l'Italie,  semble  donc  dans  la  zone  de  l'Adriatique 
une  absurdité  économique."  (Irredentismo  adriatico). 

Le  port  de  Sibenik  a  sa  sphère  d'intérêt  dans  l'arrière 
pays  dalmate,  la  Bosnie  occidentale  et  la  Croatie  centrale  (Si- 
benik se  trouve  sur  le  méridien  de  Zagreb).  Les  aspirations 
de  l'Italie  à  ee  port  et  au  territoire  jusqu'à  Knin  ne  peuvent  se 
justifier,  pas  même  sous  un  prétexte  quelconque  d'intérêts  na- 
tionaux, car  ces  contrées  figur.ent  parmi  les  parties  les  plus 
slaves  de  la  Yougoslavie,  où  il  n'y  a  pas  même  17o  d'Italiens. 
Le  vrai  motif,  c'est  l'égo'ïsme  impérialiste  (sacro  egoismo):  l'Italie 
voudrait  arriver  jusqu'aux  chutes  d'eau  de  la  Krka  et  jusqu'aux 
houillières  de  Siveric.  Elle  va  même  plus  loin  dans  sa  convoi- 
tise, jusqu'à  la  ligne  de  partage  des  eaux  de  la  Butusnica, 
pour  mettre  ainsi  la  main  sur  une  partie  de  la  Bosnie.  Dans  le 
coin  de  Knin,  quelle  aurait  en  sa  possession,  se  trouve  la  seule 
porte  naturelle  qui  relie  la  Dalmatie  et  la  Bosnie,  où  passe  au- 
jourd'hui le  chemin  de  fer  de  Steinbeis  et  où  viendra  aboutir, 
après  une  longue  attente,  la  ligne  de  la  Lika,  qui  est  en  con- 
struction: l'Italie,  de  cette  manière,  séparerait  complètement  la 
Dalmatie  de  la  Bosnie  et  de  la  Croatie,  Ce  serait  pour  la  You- 
goslavie une  blessure  par  trop  forte  en  pleine  chair.  D'ailleurs, 
nous. refoulons  l'idée  même  d'une  telle  possibilité. 


71 

Conclusion. 

Il  résulte  de  ce  court  aperçu  que  les  aspirations  de  l'Italie 
aux  côtes  orientales  de  la  mer  Adriatique  manquent  de  base 
nationale,  géographique  et  économique;  elles  sont  le  résultat 
dune  seule  force  motrice:  l'égoïsme  impérialiste. 

Les  porteurs  de  cette  force  brutale,  ce  sont  les  puissances 
centrales,  qui  n'ont  été  vaincues  qu'alors  que  l'humanité  civi- 
lisée, sous  la  conduite  de  Wilson,  a  mis  l'idée  en  avant  et  a 
anéanti  la  puissance  de  la  matière. 

La  manière  d'agir  de  l'Italie  à  l'égard  des  Yougoslaves  ne 
le  cède  pas  à  celle  de  l'Autriche.  Tandis  que  l'Autriche  poly- 
glotte employa  la  force  sous  une  certaine  forme  légale  et  or- 
ganisa la  germanisation  graduellement,  r  Italie,  elle,  unie  nationale- 
ment,  ignore  ces  formes  et  ces  méthodes  et  n'a  recours  qu'à 
la  force  brutale.  Elle  a  en  vue  des  plans  étendus:  l'occupation 
des  parties  orientales  de  la  mer  Adriatique  n'est  qu'une  étape 
dans  la  réalisation  de  plans  impérialistes  plus  grands.  Des  écri- 
vains itahens  parlent  de  contrées  italiennes  qui  ne  sont  pas 
encore  délivrée's  (Malte,  Nice,  la  Corse,  etc.);  la  situation  de 
ritahe  au  milieu  de  la  Méditerranée,  à  portée  de  Tunis,  où  il 
y  a  un  grand  nombre  de  colons  italiens,  avec  le  tiers  de  tous 
les  habitants  répandus  tout  autour  du  grand  bassin,  sa  situation 
demande  d'elle,  suivant  l'opinion  des  écrivains  italiens,  une 
sphère  d'activité  dans  cette  mer  plus  forte  que  celle  qu'elle  a 
eue  jusqu'ici. 

Avant  tout,  1'  Italie  doit,  d'après  eux,  résoudre  le  plus 
petit  problème,  le  problème  adriatique;  il  faut  occuper  toutes  les 
îles  importantes,  s'implanter  à  Pulje,  Sibenik  et  Valona  et  faire 
ainsi  de  1'  Adriatique  une  „mare  clausum",il  faut  y  entraver 
le  développement  d'une  flotte  de  guerre,  pour  pouvo  ir  alors, 
à  pleine  force,  aborder  la  réalisation  du  problème  méditerranéen. 

L'intérêt  des  puissances  occidentales,  contraire  à  celui  de 
r  Italie,  est  bien  celui-ci:  que  la  Yougoslavie  soit  aussi  forte 
que  possible  et  qu'elle  développe  non  seulement  sa  force  con- 
tinentale, mais  aussi  sa  force  m.aritime. 

Les  Allemands  et  les  Madjares  profiteront  de  toutes  les 
complications  internationales,  pour  anéantir,  après  s'être  à  nou- 
veau réunis,  les  Etats  libres  des  petits  peuples.  C'est  la  You- 
goslavie qui  est  la  première  sur  leur  chemin;  elle  aura  à  garder 
la  porte  de  1'  Orient,   par  laquelle  l'Allemagne  a  voulu,   pen- 


72 

dant  cette  guerre,  gagner  la  route  de  Bagdad  et  de  l'Egypte, 
pour  réduire  à  néant  l'imperium  anglais. 

Mais,  en  plus  de  ces  raisons,  les  puissances  occidentales 
et  les  Etats  Unis  réalisent  par  l'établissement  de  la  Yougoslavie 
libre  le  principe  des  nationalités  pricipe  que  Wilson  a  pro- 
clamé et  qu'elles  ont  admis  dans  leur  programme.  Une  forte 
Yougoslavie  est  la  meilleure  garantie  de  la  paix  dans  les 
Balkans. 

Le  problème  des  Balkans  el  de  1'  Adriatique  demande  une 
solution  impartiale  en  faveur  de  la  Yougoslavie;  il  a  aussi  une 
grande  importance  européenne. 

Les  races  slaves  sont  partout  en  contact  Dantzig-Trieste 
avec  les  Allemands,  excepté  sur  une  petite  étendue  sur  la  Soca 
et  en  Istrie,  où  leur  voisins  sont  les  Italiens.  Jusqu'  ici  les  Al- 
lemands n'ont  pas  de  tout  compris  les  ces  slaves,  et  même  ils 
leur  ont  témoigné  leur  inimitié.  Dans  le  propre  intérêt  de  la 
race  romane  elle  même  et  aussi  pour  le  développement  gé- 
néral de  la  civilisation  européene,  les  Slaves  ne  doivent  pas 
rencontrer  chez  les  Italiens  la  même  haine  quaht  à  leurs  justes 
aspirations  nationales  et  politiques.  Le  peuple  qui  comprendra 
leur  esprit  national  et  se  fait  une  juste  idée  de  leur  dévelop- 
pement, ce  peuple  peut,  comptant  suj-  leur  grande  force 
démographique,  jouer,  d'  accord  avec  eux,  le  plus  grand  rôle 
dans  la  destinée  de  1'  Europe. 

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