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7 :
50
_Le littomL yougoslave
de^rAdriatique :
I. Les nationalités sur le littoral yougoslave
Par le Dr. Arthur Qavazzi, Professeur à l'Université, Membre de l'Aca-
démie Yougoslave de Zagreb.
II. Aperçu de l'histoire du littoral oriental
de TAdriatique
Par le Dr. F. de SiSIé, Professeur à l'Université, Membre de l'Académie
yougoslave de Zagreb.
m. La civilisation yougoslave sur TAdriatique
Par le Dr. Branko Vodnlk, Professeur agrège à l'Université de Zagreb
IV. La Yougoslavie économique
Par Philippe Lukas, Professeur à l'Académie de Commerce.
Rédige au nom du Conseil national
par M. Rojc
Zagreb 1919
Imprimerie provinciale
Le littoral yougoslave
de l'Adriatique:
I Les nationalités sur le littoral yougoslave.
Par le Dr. Arthur Gavazzi. Pag. 1—14.
II Aperçu de l'histoire du littoral oriental
de l'Adriatique.
Par le Dr. F. de Sisic. Pag. 15—28.
m La civilisation yougoslave sur l'Adriatique.
Par le Dr. Branko Vodnik. Pag. 29—48.
IV La Yougoslavie économique.
Par Philippe Lukas. Pag. 49—72.
Rédigé au nom du Conseil national
par M. Rojc.
BIBLIOTEKA
EKONOMSKOG INSTITUTA
Zagreb 1919.
Imprimerie provinciale.
'«r>
Les nationalités sur le littoral yougoslave.
Par le Dr. Arthur Gavazzi,
Professeur à l'Université, Membre de l'Académie yougoslave de Zagreb.
L'État des Yougoslaves a été fondé le \" décembre 1918.
Sa superficie est d'environ un quart de million de kilomètres
carrés, soit 8 fois celle de la Belgique et 7 fois celle de la
Hollande. Mais le nombre de ses habitants est de beaucoup
inférieur, puisque avec ses 14.000.000, il n'est que deux fois
plus peuplé que la Belgique.
Ce jeune Etat comprend toutes les contrées qui récemment
encore faisaient partie de la Serbie, de la Crna Gora (pr. tseurna
gora, Monténégro), de l'Autriche et de la Hongrie. C'est une
masse nationale dans laquelle ne se trouvent que sporadiquement
quelques éléments ethniques étrangers, tels que des Allemands,,
des Madjares, des Russes, des Slovaques, des Italiens. Ces élé-
ments étrangers sont en nombre si peu important par rapport à
celui des Yougoslaves qu'on peut les considérer tout tranquil-
lement comme de petites oasis.
Les Yougoslaves commencèrent à émigrer de leur an-
cienne patrie (aux environs des Carpathes) en leur pays actuel
vers la moitié du VI^ siècle après J. Ch. L'élément romain a
peu à peu disparu devant les nouveaux venus; une faible partie
s'en est sauvée dans les villes fortifiées du littoral, une autre
dans les montagnes, pour y vivre en bergers. Quelques familles
à peine de Romains des villes ont conservé leur nationalité,
tandis que les Romains des montagnes se sont complètement
assimilés — par suite de leur petit nombre — avec les Slaves.
Venise, on le sait très bien, pendant le cours de sa domination,
a opprimé les Yougoslaves et tâché de les dénationaliser, afin
de créer à l'aide des renégats une base pour ses aspirations
impérialistes sur la côte orientale de l'Adriatique. Le résu'.^at
en a été peu important: ce n'est que dans les villes du littoral —
particulièrement à Zadar — que quelques Yougoslaves se sont
transformés en Italiens. Mais lorsque le littoral yougoslave
tomba sous la domination autrichienne, de tristes temps com-
2052215 \ -'^«■■•«■«'"'T^
mencèrent pour la population. Les maîtres allemands de l'Autriche
inaugurèrent leur méthode ancienne et éprouvée: ils persécutèrent
les Yougoslaves et traitèrent les Italiens <en amis intimes.
C'est dans cette manière d'agir que nous trouvons la
raison des événements politiques en Yougoslavie. Dans les
premières dizaines d'années du siècle passé commença en
effet à se répandre l'idée ethnique de l'unité des trois ra-
meaux de Yougoslaves sous le nom général d'„Illyriens". Mais
comme ce nom ne répondait pas aux sentiments nationaux,
l'évêque bien connu J. J. Strossmajer établit toute cette idée
sur une base plus solide. 11 accepta le principe géographique-
ethnographique: Les Croates, les Serbes et les Slovènes sont
d'après leur origine des Slaves, qui parlent la même langue
(avec plusieurs dialectes), et se trouvent d' après leur situation
au sud de la zone allemande-hongroise. Sur la base de ces
principes essentiellement naturels il se mit à propager l'idée
de la communauté de ces trois rameaux nationaux, mais sous
le nom de «Yougoslaves". Cette idée de l'unité nationale des
Yougoslaves se relia avec l'idée de l'unité politique, qui vient
enfin de se réaliser après bien des peines et des souffrances.
L'aspiration des Yougoslaves vers l'unité politique était un
épouvantail pour les Allemands d'Autriche et les Madjares: ceux
ci ont bien compris que leur puissance et leur pouvoir tom-
beraient du jour où les Yougoslaves seraient les maîtres chez
eux. Il leur fallait donc combattre cette idée de l'unité politique
yougoslave. L'autorité austro-hongroise trouva dans ce but une
base opportune dans les Italiens du littoral yougoslave, bien
assurée que leur petit nombre ne saurait lui nuire. Dans les
villes où existaient des bureaux d'État à cause d'une population
nombreuse, l'Autriche fit de la langue italienne la langue offi-
cielle et mit des Italiens à la tête des bureaux. Partout elle les
favorisa, et aussi à l'occasion du recensement de la population,
persuadée qu'elle n'avait rien à craindre d'eux, même si elle
augmentait artificiellement leur nombre de quelques dizaines de
mille. Toutes les statistiques en ont été fraudées au détriment
des Yougoslaves et en faveur des Italiens dans une telle mesure
que de tels procédés ont inspiré du dégoût à des érudits mêmes.
Le professeur de Faculté Monsieur N. Krebs dit ouvertement*
„Le reproche, élevé volontiers du côté italien, .que l'Autriche
triche dans les résultats statistiques en faveur des Slaves, ne
saurait être maintenu; les essais que nous avons faits nous ont
prouvé bien plus qu'un recensement conduit soigneusement devrait
diminuer le nombre des Italiens." C'est d'une manière plus
tranchante encore que l'érudit K. Czoernig junior s'attaque
à une autorité qui permet aux commissaires de recensement
de se laisser diriger par leur opinion politique. II cite entre
beaucoup d'autres ce cas intéressant: A Nerezine (île de Cres)
706 Italiens et 340 Yougoslaves ont été inscrits en 1880 par le
commissaire. A l'appui de ce résultat fut ouverte une école
primaire de langue italienne. Mais bientôt on constata que les
enfants de Nerezine ne savaient pas un traître mot d'italien,
et l'école dut être transformée en école yougoslave sur la de-
mande même des parents. C'est ainsi que l'Autriche fit tous
les recensements sur le littoral yougoslave. Aussi faut il ne s'en
servir — suivant l'opinion de Czoernig lui même — qu'avec
la plus grande résepve.
Un facteur important a exercé une grande influence sur le
résultat des recensements de la population du littoral yougo-
slave: c' est ,,la Lega nazionale" bien connue. Dotée par le
gouvernement italien de ressources pécuniaires importantes,
la „Lega" a ouvert en majeure partie des écoles primaires
parmi la population slave: elle a distribué gratuitement aux
enfants des habits, des chaussures, des livres de classe et tout
les accessoires, dans le seul but de les attirer le plus possible
dans sa- sphère. L' élément slave du pays, pauvre en res-
sources matérielles, s' est laissé séduire: la ,,Lega" a réussi à
dénationaliser quelques habitants, mais la grande majorité est
restée jusqu' aujourd'hui yougoslave.
A côté de tous ces défauts mentionnés, nous devons nous'
servir, faute d'autres, des listes de recensement „officielles"
austro-italiennes de 1910.
Nous exposerons les rapports de nationalités en divisant
le littoral yougoslave en quatre groupes naturels:
a) le premier groupe comprend la Dalmatie continentale
avec les îles voisines — à 1' exception des îles de Rab et de
Pag;
b) le deuxième groupe comprend les îles du Quarnéro :
Rab, Pag, Krk, Cres et Losinj ;
c) le troisième groupe comprend le littoral de la frontière
istrienne à la frontière dalmate: de Rijeka a Zrmanja;
d) le quatrième groupe est la presqu'île istrienne.
6
a) D'après le recensement officiel autrichien de 1910 il y
avait en Dalmatie 634.855 habitants, dont:
Yougoslaves: Italiens :
611.211, soit 96,3",, 18.028 soit 2,8',,
La Dalmatie est donc un pays-essentiellement slave. Et
pourtant, l'Italie veut, d'après le Pacte de Londres, lui arracher
Jes arrondissements politiques ou judiciaires suivants:
Yougoslaves: Italiens:
arrond. judic. de Zadar^) 50.003 soit 80,4% 11.574, soit 18,6";,
»)
>>
,, Biograd
8.599
„
99,7" 0
20 ,
, 0,2",,
arrond.
polit.
„ Hvar
26.293
>)
97,77o
586 ,
, 2,2 . n
»>
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„ Korcula-) 21.186
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, 2.0"/o
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„ Imotski
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99,8" 0
46 ,
, 0,1%
>>
>>
„ Vrlika
13.696
I>
99,9" 0
5 „
, O.O'/o
Total 388.194, soit 97,3" 0 14.250, soit 2,4",.
" Cette statistique austro-italienne n'est pas digne de confiance,
et pourtant, par elle, on peut se faire une idée du caractère
national de ces pays de la Dalmatie: il y a plus de 97" ,i de
Slaves et moins de 3',, d' Italiens et de leurs partisans.
b) Sur les îles du Quarnéro (Pag, Rab, Krk, Cres et
Losinj) il y avait d' après le recensement officiel de 1910
54.000 habitants, dont:
42.300 Yougoslaves, soit 78" n
contre 9.700 Italiens, soit 18",,.
Les Italiens donc ne forment pas même la cinquième
partie de toute la population des îles du Quarnéro ; la majeure
partie d'entre eux, d'ailleurs, habite les grandes localités.
') Dans r arrondissement politique de Zadar j'ai omis les arron-
dissements judiciaires de Rab et de Pag, que les Italiens voudraient
aussi occuper, mais je les ai ajoutés au groupe des îles du Quarnéro.
-) Dans r arrondissement politique de Korcula j'ai omis 1' arron-
dissement judiciaire Peljesac (terre ferme), puisqu'il n'est pas men-
tionné dans le Pacte de Londres.
Italiens:
Yougoslaves:
Ville de Krk 1494, soit 86,8"n
226, soit 13,2%
„ „ Cres 2255, „ 55,7%
1798 „ 44,3%
„ Veliki Losinj 865, ., 54,7" o
716 „ 45,3%
„ Mali Losinj 3569, ,, 75,5" ,,
1161 „ 24,5%
Total 8183, „ 67,8% 3901 „ 32,2",,
Donc de tous les Italiens qui habitent les îles du Quar-
Tiéro, 84,4",, se trouvent concentrés dans les quatre villes
citées: toutes les autres localités sont purement yougoslaves.
c) De la frontière istrienne (près Rijeka) jusqu' à la fron-
tière dalmate s' étend le ,, littoral croate". Toute la contrée
compte 125.192 habitants, dont 49.806 reviennent à Rijeka et
ses faubourgs. D' après la statistique officielle de 1910 il y
avait sur le Littoral:
Yougoslaves. Italiens. d' autres nationalités.
90.461, soit 72% 25.004, soit 20", i 9.727, soit 8"o.
Ces 20% d' Italiens sont tout naturellement concentrés
dans la ville même de Rijeka (Fiume). Rijeka se compose de
la ville, au sens même du mot, et des faubourgs Drenova,
Kozala, Plase. Dans les faubourgs (ainsi que dans la ville y
attenant de Susak) tous les habitants sont d' enragés Yougo-
slaves, tandis que dans la ville il y a quelque peu d' Italiens,
mais bien plus de Talijanasi^). Personne au monde ne voudra
-croire que les chefs du parti italien à Rijeka: Grosic, GrbaC,
Stiglic, Korosac, Sirola, etc. sont de véritables Italiens, puisque
leurs noms sont purement yougoslaves et qu'eux mêmes sont
nés sur le territoire yougoslave et de parents purement yougo-
slaves.
A côté des dates de 1910 nous allons mentionner aussi
-celles des années précédentes, pour en déduire quelques re-
marques.
Rijeka.
Population
totale Yougoslaves Italiens Madjares
1880 20.981 10.227 soit 49" û 9.237 soit 44% 379 soit 2%,-
1890 29.494.13.478 „ 46 „ 13.012 „ 44 „ 1.062 „ 4„
1900 38.955 16.197 „ 42 „ 17.354 „ 45 „ 2.842 „ 7„
1910 49.806 15.692 „ 32 „ 24.212 ,, 49 „ 6.493 „ 13 „
1) Les Yougoslaves appellent Talijanasi (soi disant Italiens) ces
Yougoslaves qui se disent Italiens, bien qu'ils n'aient absolument rien
■de r italien.
8
Un regard jeté sur ces chiffres pourrait bien nous con-
vaincre que le nombre des Yougoslaves de Rijeka diminue re-
lativement (en 1910 même absolument), tandis que celui des
Italiens augmente. Pour faire comprendre ces chiffres de la
statistique officielle madjare-italienne, il nous faut insister sur
quelques moments politiques tout récents.
Lorsqu'en 1867 est né le dualisme dans l'ancienne mo-
narchie austro-hongroise, la ville de Trieste resta dans la pos-
session de l'Autriche comme port d'exportation important. Il
fallait aussi un port à la Hongrie. En 1868, un compromis
fut signé entre la Hongrie et la Croatie, mais, quant à Rijeka,
on ne put s'entendre. Les Madjares enlevèrent alors à la
Croatie d'une manière violente la ville de Rijeka et son arron-
dissement, après avoir créé une espèce de „corpus separatum'*
politique. Pour se l'asservir, ils se mirent à persécuter les You-
goslaves de Rijeka. C'est ainsi que pour 13 milliers de Yougo-
slaves ils fermèrent toutes les écoles nationales existantes,
tandis que pour 13, milliers d' «Italiens" (en 1890) ils ouvri-
rent des écoles italiennes-madjares. Cette confrérie italienne-
madjare ne permit pas aux Yougoslaves d'ouvrir, même à leurs
propres frais, une école primaire nationale, et tout cela se passa
au su du monarque austro-hongrois, avec son approbation et son
appui. Les Italiens et les Madjares, dans leurs écoles, pendant
des dizaines d'années, inoculèrent la haine contre tout ce qui
était slave, afin de dénationaliser le plus possible les habitants.
Si l'on tient compte de la manière dont furent faites les listes
statistiques de toutes les années et tout particulièrement celle
de 1910, sans le moindre doute il y a à Rijeka plus de Yougo-
slaves que d'Italiens. Les commissaires italiens — de même
qu'en Dalmatie et en Istrie — , pendant le recensement, ont
demandé au bas peuple yougoslave s'il savait parler l'italien, et,
sur sa réponse affirmative, ils l'ont inscrit parmi les Italiens.
Qu'on s'avise, par contre, de demander aux habitants de Ri-
jeka s'ils savent parler le ' yougoslave, il n'y aura plus alors
un 'seul Italien, car tous savent et parlent cette langue. Et
c'est bien là la preuve la plus éclatante que Rijeka ne pourrait
subsister sans les alentours et l'arrière pays, quand bien même
toute la ville serait vraiment italienne.
A côté de ces Italiens de Rijeka, leurs amis, les Madjares
font aussi nombre. Ce sont des employés des chemins de fer,
de tous les bureaux et écoles de Rijeka, envoyés avec la mis-
9
sion d'inoculer dans l'âme des Italiens l'amour pour „maman"
Hongrie. Ce procédé a fait de tels progrès que, dans le Con-
seil municipal de Rijeka, plus de 16.000 Yougosla-
ves n'ont pas un seul conseiller, tandis que 6.000 Ma-
djares en ont 12 et tous les autres conseillers sont des „Italiens"
de Rijeka.
Tout le pouvoir est donc entre les mains des Madjares
et des Italiens, et, pour justifier cet abus, le recensement de la
population a été, lui aussi, conduit dans ce but au détriment
de la vérité et des Yougoslaves. Et pourtant, malgré toutes ces
persécutions, l'industrie, le négoce, les finances et la navigation
se trouvent presque complètement entre les mains des Yougo-
slaves. Les Italiens de Rijeka trouvent de leur' côté un appui
dans la populace à la solde et dans les jeunes gens de 20 à
25 ans („Giovine Fiume"), qui terrorisent la population tran-
quille et assidue yougoslave.
d) D'après le recensement de 1910 il y avait sur la
presqu'île istrienne environ 364.000 habitants. La statistique
officielle austro-italienne a distribué les habitants par nationalité
de la manière suivante:
Yougoslaves: Italiens:
Arrond. judic. de Kopar:
Kopar
20,57o
78,97o
Pasja Vas
yy,y „
0,1 „'
Dolina
99,8 „
0,0 „
Marezige
99,9 „
0.0 „
Muggia-Milje
20,8 „
78,6 „
Ocisla
99,6 „
0,1 „
Pomjan
83,4 „
16.6 „
Arrond. judic.
de Pirano:
Isola
25,17o
. 74,4%
Pirano
15,8 „
82,9 „
Arrond. judic.
de Buzet:
Buzet
96,07o
3,97o
Roc
93,4 „
6,3 „
Arrond. judic.
de Podgrad:
Podgrad
99,87o
0,1 7o
Jelsane
yy,y „
0,0 „
Materija
yy,y „
0,0 „
10
Yougoslaves:
Italiens:
Arrond. judic. de
Volosko:
Kastav
99,27o
0.4%
Lovran
73,8 „
15,6,,?
Moscenice
99,6 „
0,4 „
Veprinac
83,7 „
0,8 „
Volosko
60,2 „
4,9 „
Arrond. judic. de
Buje:
Buje
8,lVo •
91.87o
Novi grad
0,0 „ ??
100,0 „ ??
' Groznjan
27,4 „
72,6 „
Umag
5,6 „
94,4 „
Crni* Vrh
0,1 „
99,9 „ ??
Arrond. judic. 'de
Motovun :
Motovun
66,97o
32,87o
Oprtalj
34,0 „
66,0 „
Visnjan
51,4,,
48,4 „
Viznada
38,6 „
61,1 „
Arrond. judic. de
Porec:
Vrsar
52,7" „
47,l"o
Porec
32,3 „
67,4 „
Arrond. judic. de
Pazin :
Tinjan
97,9".
2,0%
Boljun
99,o „
, 0,6 „
Zminj
97,3 „
2,7 „
Pazin
91,8,,
7,9..
Arrond. judic. de
Labin:
Labin
. 84,8",,
14,8"o
Plomin
73,3 „
11,1 „
Arrond. judic. de Rovinj :
Kanfarnar
76,3" 0
23,6"yn
Bal
7,3 „
92,6 .
Arrond. judic. de
Vodnjan:
Barbana
97,7"n
2,3",,
Vodnjan
43,5 „
56,3 „
Sv. Vincenat
80,3 „
19,4 „
Arrond. judic. de
Pula:
~
Pula
31,3"v,
58,97n
Ville de Rovinj
1,1»
96.1 „
En moyenne 54,9"»
38,8 ,0
tandis que 2,87ft retombent sur d'autres nationalités.
11
Déjà cette statistique officielle nous montre que toute
l'istrie orientale et centrale est purement yougoslave, tandis que
seule ristrie occidentale serait en partie italienne.
Mais pourtant il faudrait corriger dans cette statistique
au moins une faute, car elle est trop évidente.
En Istrie se sont développés de l'ancienne „lingua rustica"
deux dialectes vieux-romans. Le dialecte du Nord a déjà dis-
paru: à Milje (Muggia) il s'est éclipsé il y a quelques dizaines
d'années et a été remplacé par la langue itaîlienne dans la ville
elle même et par la langue yougoslave dans les environs (Sko-
fija, Hribi, Plavje, etc.). Le dialecte du Sud s'est maintenu par
ci par là, entremêlé de mots italiens, dans les villages de
Dignano (Vodnjan), Gallesano, Bal, Fasana, Sisan et Rovigno
(Rovinj). Entre ces deux pays vieux-romans s'est introduite la
langue yougoslave :elle sépare complètement les pays
littoraux „romans" de l'istrie septentrionale des
pays littoraux „roman s" de l'istrie méridionale. Elle
s'étend jusqu' à la mer entre l'embouchure de la Mirna et celle
du Lim, entourant de tous côtés la petite ville «italienne" de
Porec. Il n'y a donc point de continuité continentale sur la côte
occidentale istrienne entre les groupes nationaux „italiens",
respectivement „romans". La langue de ces Yougoslaves de
l'istrie occidentale s'est conservée dans toute sa pureté ; elle ne
s'est quelque peu corrompue que dans les arrondissements judi-
ciaires de Buje, de Motovun et de Porec. Dans cette langue,
en effet, se sont introduits plus ou moins de mots italiens par
le fait que la population était plus ou moins éloignée des petites
villes «italiennes" du littoral.
La statistique austro-italienne officielle n'a pas tenu compte
de ce „dialecte" yougoslave, et a tout simplement inscrit toute
cette population parmi les Italiens. Il y a environ 20.000 per-
sonnes (d'après N. Krebs) qui parlent le susdit dialecte et qu'il
faut inscrire parmi les Yougoslaves. Si nous réparons donc
seulement cette erreur de la statistique officielle — et cela en
toute bienveillance à l'égard des Italiens — il y a:
Yougoslaves: Italiens:
dans l'arrond. judic. de:
Buje 12.337 9.398
Motovun . 16.613 4.833
/ Porec 8.775 8.325
. soit: 37.725 22.556
12
TRIESTE y^.TRST ^^ q^ ^
PKMN
MUGOIA ^y
O
V
\ ^
Italiens mêlés de
Yougoslaves
Vieux-Romans
mêlés de You-
goslaves.
Carte ethnographique de la presqu'île istrienne d'après le lecensemtnt
officiel austro-italien de 1910.
13
contre, dans la statistique officielle:
Yougoslaves: Italiens:
18-996 41.285
soit donc 18.792 de plus 18.792 de moins.
D'après cette correction peu importante il y aurait sur la
presqu'île istrienne:
Yougoslaves: Italiens:
207.993, soit 60,4",, contre 115.440, soit 33,5'!,,
Un arbitre impartial n'y trouverait certainement pas même
25''/o de vrais Italiens.
Tout ce qui est italien, on le voit, est concentré dans
certaines villes de la côte occidentale istrienne: à Kopar
(Capodistria), Milje (Muggia), Izola (Isola), Umago, Porec (Pa-
renzo), Rovinj (Rovigno) et Pula (Pola). Dans toutes ces villes
il y a d'après la statistique officielle austro-italienne 58.471
Italiens et partisans contre 15.964 Yougoslaves.
La moitié de tous les habitants italiens de la
presqu'île istrienne demeure dans ces sept villes.
Le reste en est dispersé dans les autres grandes localités de l'Istrie,
mais il s'y trouve en sensible minorité vis à vis des Yougo-
slaves. Il résulte bien clairement de tout cela que la popula-
tion rurale entière de l'Istrie est purement slave,
tandis que seulement celle des villes de la côte
occidentale est en majeure partie italienne, mais
fortement mêlée d'éléments slaves. Si une commission
impartiale, était chargée de demander consciencieusement aux
habitants de chaque village de la zone litigieuse de la côte occi-
dentale de l'Istrie à quelle nationalité ils appartiennent, il est
certain qu'on n'y compterait pas même 30.000 vrais Italiens.
Quant à la nationalité des environs de Trieste, voici
ce qu'en écrit le nouvelliste Dali' Ongaro: „Nous ne devons
pas en juger d'après l'idiome qu'on parle dans la ville même
de Trieste; c'est de tous les coins du monde que sont venus
ses habitants; nous devons pénétrer dans les chaumières des
paysans des environs, si nous voulons connaître la nationalité
du pays." La ville de Trieste elle même est habitée en grande
partie par une population italienne, mais ce n'est qu'une oasis
italienne sur le territoire slave. Entre Trieste et Monfalcone la
population est purement yougoslave; ce n'est qu'à partir de
Monfalcone, par Zagraj (Sagrado) et Cormons, que commence
IbibÏiotbka i
BKQHOM. IWSTITUTA J
14
à l'Ouest le territoire italien. Et même sur ce territoire il y a
aussi beaucoup de localités yougoslaves, bien que les Austro-
Italiens les aient italiénisées: telles Monfalcone (Trzic), Redi-
puglia (Predipolja), Gradisca (Gradisce), etc., tandis que Gorica,
heureusement, a été, est restée et restera slave.
De Trieste (exclusivement) jusqu'à Spic, la frontière la plus
méridionale de la Dalmatie, il y a sur le littoral yougoslave —
répétons le — d'après la statistique officielle austro-italienne:
951.965 Yougoslaves soit 817n contre seulement
168.172 Italiens, et ses partisans soit 14" o.
L'étranger, qui traverse le littoral yougoslave, peut faci-
lement être induit en erreur par les apparences, s'il n'apprend
point à connaître la population, ses mœurs, sa vie et toute sa:
culture. Cette opinion se trouve bien justifiée par la remarque
que fait l'écrivain américain, Madame Emily Greene Balch, pro-
fesseur au Wellesley Collège dans son livre „Our slavic fellow.^
citizens" (New-York, 1910): , L'Italie, par son architecture et
sa manière de vivre bien joliment aimable, comme la Turquie,
par ses costumes et les coutumes de l'Orient voisin, cachent
le fond slave aux yeux des étrangers. Nous nous approchons tout
naturellement des objets de leur côté le plus connu, et juste-
ment de cette manière, de même que nous connaissons seu-
lement la forme germanisée des noms slaves — Agram au lieu de
Zagreb, Lemberg au lieu de Lwôu^ —, de même, sur ce littoral
yougoslave, nous ne connaissons que la forme italienne des
noms. Nous disons Fiume au lieu de Rijeka, Ragusa au lieu
de Dubrovnik, Monténégro au lieu de Crna Gora. Cette no-
menclature, l'aspect vénitien des villes et la langue italienne
qu'on parle par les hôtels, tout cela induit l'étranger en erreur.
L'élément italien est à la vérité prépondérant dans les parties
moins importantes du district de Gorica — Gradiska et de
ristrie, et dans la ville de Trieste, mais le reste de la popu-
lation de toute la côte adriatique d'Autriche et de Hongrie est
essentiellement serbo-croate. En Dalmatie, que les touristes
. considère ordinairement comme une autre Italie plus pittoresque,
plus de 977n de la population parle le croate ou le serbe, qui
ne sont qu'une seule et même langue, mais d'alphabet différent."
C'est donc un fait absolument incontestable que toute
la côte orientale de la mer Adriatique est habitée par
une population yougoslave à rexception de quelque ville
littorale.
Aperçu de Thistoire du littoral oriental
de TAdriatique.
Par F. de §lsic
Professeur à r Université, Membre de l'Académie yougoslave de Zagreb.
Les Yougoslaves apparaissent tardivement sur la scène
historique par le fait qu' a leurs plus jeunes débuts ils n' avaient
point d' organisations indépendantes d' importance. Ce sont à
vrai dire d' autres peuples, les Goths et les Avares surtout,
qui les introduisent dans le monde. Les luttes avec ces peuples
organisés militairement amenèrent les Slaves à commencer a
se grouper en tribus importantes sous la conduite d' un duc,
au côté duquel on cite expressément le conseil des notables.
Ainsi organisés en tribus, les Yougoslaves passent alors de
r Ukraine et de la Pologne actuelles du sud-ouest au commen-
cement du VI^ siècle de 1' ère chrétienne le Danube inférieur
et pénétrent dans 1' empire byzantin. Ils n' apparaissent donc
pas au commencement de leur histoire comme un peuple uni-
que avec un but unique — à 1' instar des Goths ou des Francs
-— mais en groupes. Aussi 1' expansion et 1' établissement slave
dans la péninsule des Balkans ne se sont ils accomplis que
graduellement sans événements particuliers, comme 1' eau qui
suinte ou comme les eaux d' une rivière débordée qui inondent
lentement le pays environnant. Cette manoeuvre, les Yougoslaves
r exécutent dans la seconde moitié du VI^ siècle et dans la
première moitié du VII^ en compagnie des Avares. C est à
cette époque qu' ils s' établissent dans tous les pays actuels
de Bulgarie, Serbie, Macédoine, Hongrie occidentale du sud,
Croatie, Slavonie, Bosnie, Herzégovine, Crna Gora (pr. tseurna
gora, Monténégro), Istrie, Dalmatie et tous les pays slaves
jusqu'à la frontière italienne aux abords de la Soca (Isonzo) à
l'ouest jusqu' à la source de la Mour et de la Mourica (Murz)
au Nord. Ils pénétrèrent en compagnie des Avares pour la pre-
mière fois dans la province impériale byzantine de Dalmatie à
16
la fin du VI^ siècle, et par la suite de plus en plus souvent et for-
tement, à tel point que dès 600 le pape Grégoire I^"^ craignait
sérieusement que les Slaves ne fissent irruption par 1' Istrie en
Italie même. Jusqu' au commencement du Vll^ siècle le littoral
actuel dalmate fut épargné, mais après la mort tragique de 1' em-
pereur byzantin Mauritius (602), alors ou 1' anarchie régnait dans
r empire, ce fut son tour à lui aussi. Après bien d' autres
villes romaines florissantes disparut finalement aussi vers 614
la célèbre Salona, 1' ancien centre romain de la province de
Dalmatie, et avec elle la puissance de l'empire byzantin dans
le nord-ouest de la péninsule des Balkans. La détresse de
r empire byzantin atteignit son comble, lorsqu' en 626 les Slaves
et les Avares attaquèrent Constantinople même. Mais les Slaves,
battus sur mer, se retirèrent et les Avares abandonnèrent le
champ de bataille. L'insuccès sous les murs de Constanti-
nople porta un coup terrible à la puissance des Avares, car
il était un signe évident de leur faiblesse. Bientôt leur sujets
de la veille, les Slaves s' abattirent sur eux de tous les côtés,
et se délivrèrent de leur domination de la Save à la Mer Adria-
tique: est ainsi que se termina vers la moitié du VIl^ siècle —
sous le règne de 1' empereur byzantin Héraclius — 1' étabhs-
sement des Slaves dans leur pays actuel.
Pendant ces invasions en Dalmatie, 1' ancien élément
roman a disparu en grande partie, et ne s' est conservé qu'en
partie sur les île^s voisines de Krk (Veglia), Cres (Cherso),
Losinj (Lussin) et Rab (Arbe) et dans quelques villes romaines
fortifiées du littoral, telles que Zadar (Zara) et Trogir (Traù).
Une partie des fugitifs de Salona détruite se réfugia dans le
palais que 1' empereur Dioclétien s' était fait bâtir dès le com-
mencement du IV^ siècle après son renoncement à la pourpre
impériale. Ce vaste palais sur les bords de la mer fut, lui aussi,
à la vérité pillé, mais non détruit, et offrit aux fugitifs un abri
suffisamment sûr. Ceux ci s' élevèrent peu à peu des habita-
tions durables et posèrent ainsi les fondements de la ville
appelée Spalatum , aujourd'hui Split (Spalato). Au sud-est
d' autre part les survivants de 1' ancienne ville romaine Epidau-
rum se réfugièrent sur un ilôt voisin de la côte, où ils fon-
dèrent peu à peu la ville appelée Raguse (Dubrovnik, en slave).
Bien que 1' empire byzantin, occupé par de sérieuses guerres
incessantes avec les Arabes, ne pût guère se soucier du reste de
ses sujets, avec lesquels il avait perdu toutes relations directes
17
par terre, ceux-ci pourtant, même après la destruction de Salona,
voyaient encore dans 1' empereur byzantin leur maître et pro-
tecteur, tout en conservant leurs anciennes traditions chrétien-
nes. Ce n' est qu' après la perte de 1' exarchat de Ravenne
(750) que 1' empire se soucie davantage des débris de son
ancienne province de Dalmatie. D'ailleurs les relations entre
le reste des Romans et les Slaves païens voisins s' étaient
améliorés, de sorte qu' on pouvait songer aussi à quelque re-
nouvellement de r ancien état de choses. Avant tout, on réta-
blit à Split (Spalato) 1' archevêché comme succession de Salona
détruite, mais il fut subordonné au patriarche de Constantinople.
Vers 780, le mausolée de 1' empereur Dioclétien fut transformé
en cathédrale de Saint Domnius (évêque et martyr de Salona
•f 304). L' organisation politique fut centralisée dans la ville
bien conservée de Zadar (Zara), où résida le gouverneur impé-
rial, qui portait le titre de stratège ou de proconsul, et avait
aussi sous son ressort les villes de Trogir (Traù), Split (Spa-
lato), Dubrovnik (Raguse) et Kotor (Cattaro) et les îles de Krk
(Veglia), Cres (Cherso), Losinj (Lussin) et Rab (Arbe). Cette
autorité continua à porter 1' ancien nom de Dalmatie (le thème
de Dalmatie) et formait une partie intégrante de 1' empire by-
zantin.
Cependant, les Slaves se répandaient dans les immen-
ses étendues de la péninsule des Balkans et de ses pays limi-
trophes du nord-ouest (dans les anciennes provinces romaines
de Pannonie et de Norique), sans tendance formelle déformer,
un État unique, mais avec la seule tendance de trouver des
endroits propices à ses organisations patriarchales par tribus.
Ils ont, en effet, continué dans leur nouvelle patrie cette ma-
nière de vivre politique qu' ils avaient établie dans leurs pre-
miers foyers. Aussi ont-ils institué vers le IX^ siècle sur le
littoral adriatique plusieurs gouvernements, dont deux étaient
les plus importants: entre 1' embouchure de la Rasa (Arsa)
dans r Istrie actuelle du sud-est et 1' embouchure de la Ce-
tina dans la Dalmatie actuelle centrale s' étendait la Croatie,
et au sud-est de celle-ci, sur les bords de la Piva, de la
Tara et du Lim la Serbie. De ces deux centres se répandirent
par la suite le nom de croate au nord jusqu' à la Drave et
au sud jusqu' à la Neretva, et le nom de serbe au nord dans
la Bosnie actuelle du sud-est et de 1' est et au sud-ouest
dans les provinces méridionales actuelles de Dalmatie, d' Her-
2
18
zégovine et de Crna Gora. C est ainsi qu' un seul et même
peuple, qui parlait dès les temps les plus anciens une seule et
même langue, connu tout d' abord seulement sous le nom
collectif de SJaves, commença à se grouper autour des deux
noms généalogiques de Croates et de Serbes. De même que
dans la suite, durant des siècles, la puissance politique de
r une ou de 1' autre de ces peuplades s' étendit, de même
respectivement le nom national politique embrassa un espace
tantôt plus grand, tantôt plus petit; de plus, des centres poli-
tiques différents et bientôt après, une religion différente — les
Croates en effet reconnurent 1' Église catholique latine, et les
Serbes, 1' Église grecque orthodoxe — firent avec le temps d' un
seul et même ensemble ethnique deux corps indépendants, lais-
sant à un avenir plus heureux et plus judicieux le soin de
réparer ce que le passé avait si funestement négligé.
L'histoire politique de la côte adriatique orientale com-
mence à lafinduVIII^ siècle, et au commencement du IX^ siècle. Les
armées de Charlemagne viennent de conquérir 1' Istrie et bientôt
après elles soumettent à leur autorité la Croatie jusqu'à l' embou-
chure de la Cetina, tandis que la Dalmatie [c'est-à-dire les
îles de Krk (Veglia), Cres (Cherso), Losinj (Lussin) et Rab
(Arbe) et les villes de Zadar (Zara), Trogir (Trau), et Split
(Spalato), resta à 1' empire byzantin. Les Croates furent alors
— au commencement du IX^ siècle — baptisés par des mis-
sionnaires francs, d'où s'en suivit ^ans la ville de Nin (Nona)
la création d'un évêché croate particulier, soumis directement
à r autorité du pape. V empereur Charlemagne laissa d'ailleurs
aux Croates complète autonomie avec un duc à' leur tête, choisi
librement par le peuple, mais reconnu par l' empereur. Dans
les affaires militaires seules le duc croate était soumis à l'au-
torité du margrave de Frioul et, de plus, il était tenu de payer
un tribut annuel à 1' empereur des Francs.
Lorsque, quelques dizaines d'années plus tard, sous les
faibles successeurs de Charlemagne, l'immense empire de ce-
lui-ci s'écroula, la Croatie devait tomber sous la puissance alle-
mande. Mais ce changement provoqua parmi les Croates une
révolte qui se termina vers 877 par 1' affranchissement de la
Croatie. C est alors que la Croatie devint un État complètement
indépendant sur les bords de la mer Adriatique.
A la même époque, la Serbie, la Dalmatie actuelle du sud
et la Crna Gora tombèrent sous 1' autorité suprême byzantine.
19
A cette occasion, les Serbes de ces contrées furent baptisés
et entraînés dans le giron de 1' Église grecque orthodoxe; mais,
à part cela, ils vécurent, eux aussi, sous leurs propres ducs,
qui conduisirent en toute indépendance le sort de leur peuple.
Seules les villes de Dubrovnik (Raguse) et de Kotor (Cattaro)
continuèrent à faire directement partie de 1' empire byzantin.
Cependant 1' État croate commença à s'affermir et à s'éle-
ver de plus en plus sous la dynastie de la famille du duc
Trpimir, qui régna, à quelques exceptions près, jusque vers la
fin du XI^ siècle. Vers 924, la Croatie devient un royaume et
obtient de 1' empire byzantin sous son administration ces îles
et villes dalmates, qui venaient enfin de passer du patriarchat
de Constantinople sous la juridiction du pape romain. L' em-
pereur byzantin d' alors, Constantin Porphyrogénète nous a
donné une idée des forces militaires de la Croatie au X^ siècle.
Il lui attribue faculté de lever une armée de 100.000 fantassins
et 60.000 cavaliers. Sa flotte se montait à 80 sagènes, capables
de contenir chacune 40 hommes, et à cent condures, montées par
dix ou vingt hommes. ,,Cela suppose, dit M. Rambaud, de
l'Académie Française, une population de seize cent mille à deux
millions d' habitants". Cette puissance militaire importante a
permis à la Croatie de pouvoir repousser 1' ennemi de ses
frontières. Ce même empereur Constantin écrit — d' autres
chroniques byzantines le confirment aussi — que les troupes
bulgares de F empereur Siméon, dans une guerre avec les Cro-
ates, ont été totalement défaites par eux. La Croatie s' élève
aussi culturellement et à ce point de vue c' est un fait bien
caractéristique qu' elle a su à cette époque obtenir dans 1' église
r emploi de la langue slave, droit qu' elle a en partie gardé
'jusqu' à nos jours^ „Plus voisine d'ailleurs de la mer et des
peuples policés, c'est elle qui, au X^ siècle, est à la tête de
la civilisation slavo-illyrienne", dit M. Rambaud.
Mais à la fin du X^ siècle, des désordres intérieurs affai-
blissent de plus en plus 1' État croate. Le doge de Venise
Pierre Orséolo en profite pour obtenir de 1' empereur byzantin
la permission de prendre sous sa protection et administration
les îles et villes dalmates. C est ainsi qu' en l'an 1000 Venise,
pour la première fois, établit provisoirement sa puissance sur
la côte orientale de la mer Adriatique. Quelques années après,
la Croatie se relève et les îles et villes dalmates reviennent
sous la direction de leurs souverains, et même, vers 1069, le
20
roi Pierre Kresimir les ramène sous son entière domination.
Ce roi fut le rénovateur de la puissance de 1' État croate. Il dit
lui-même dans un document qu e „le Dieu tout-puissant a
agrandi son État sur terre et sur mer". Ses capitales étaient
Nin (Nona) et Belgrade (Zara Vecchia) sur là mer qu' il appelle
„notre mer dalmate" ; il portait aussi le titre de roi de Cro-
atie et Dalmatie.
Après sa mort (1074), les désordres intérieurs recom-
mencèrent en Croatie pour se calmer provisoirement sous le
règne de Démétrius Zvonimir, qui fut couronné à Solin (Salona)
près Split (Spalato) par un envoyé du pape Grégoire VII. Ce
roi gouverna éncrgiquement toute la Croatie de la Drave à la
Néretva et toutes les villes et îles dalmates. Après sa mort, des
troubles, plus forts que jamais, attristent de nouveau 1' État
croate. Sous 1' influence de la femme de Démétrius Zvonimir, qui
était la sœur du roi hongrois Ladislas, se forme alors dans la
noblesse croate un parti hongrois, qui appelle le roi Ladislas
dans le pays et lui offre la couronne croate. Ladislas ne réus-
sit pas, mais bien son successeur Koloman, qui fut, en 1102, à
Belgrade, couronné roi de Croatie et Dalmatie avec la couronne-
croate. A cette occasion, Koloman garantit sous la foi du ser-
ment tous les droits publics et politiques au royaume croate:
La Hongrie et la Croatie auront désormais un seul et même
souverain, mais elles formeront deux royaumes particuliers reliés
en communauté politique par la personne du roi.
Le couronnement de Belgrade imposait aussi à Koloman
r obligation de regagner, en sa qualité de souverain légitime
du royaume croate-dalmate, les villes et îles dalmates, qui,
pendant la période d' anarchie en Croatie, étaient retombées
sous la direction de Venise. Dans cette question-là, c'est tou-
jours encore 1' empereur byzantin qui avait le mot décisif. En
1107, celui-ci, pour se gagner l'alliance de Koloman contre les
Normands du sud de l'Italie, lui céda la Dalmatie. Mais lorsque
quelques années plus tard se rompit l'amitié et l'alliance entre
le roi Koloman et l'empereur Alexis Comnène, Venise commence
la lutte pour la Dalmatie. Cette lutte entre les rois hongrois-
croates et Venise pour la possession de la côte orientale de
la mer Adriatique dure sans interruption de 1115 à 1358. Et
le plus intéressant, c'est que les villes et îles dalmates mêmes
s'opposent de toutes leurs forces aux Vénitiens, ne voulant
absolument pas tomber sous leur domination. Zadar (Zara)
21
tout particulièrement, en sa qualité de ville dalmate la plus
importante, se soulève contre la république de S'- Marc chaque
fois qu'elle a pu compter sur l'aide du roi hongrois-croate. Ce
n'est donc que par la force que Venise a pu s'implanter pour
quelque temps dans les villes dalmates et sur le littoral croate.
La plus caractéristique des expéditions vénitiennes fut celle de
1202, alors que le doge conduisit contre Zadar toute l'armée
croisée, qu'il devait faire passer en Palestine; c'est la fameuse
quatrième croisade, qui — directement au service de l'avide
Venise — se termina sous les murs de Constantinople et ne
vit pas même la Terre Sainte. Le roi hongrois-croate Louis l^""
obtint un brillant succès après une longue et terrible lutte sur
terre et sur mer avec Venise, en forçant enfin Venise par la
paix de Zadar (1358) à renoncer à toute la côte de Rjecina
(Fiumara) à Kotor (Cattaro). Dubrovnik (Raguse) tomba aussi
sous le protectorat des rois hongrois-croates (1358 — 1526),
tout en conservant son indépendance politique de république
aristocratique, tandis que Kotor (Cattaro) — ville qui d'ailleurs,
avec les Bouches de Cattaro, se trouva à partir du Xl^ siècle
régulièrement à l'intérieur des frontières de l'État serbe — ne
tomba que provisoirement (1358 — 1385) sous le protectorat du
roi hongrois-croate. La flotte croate redevint alors florissante
et notamment quelques uns de ses amiraux (admiratus regnorum
Croatiae et Dalmatiae) se sont distingués de 1358 à 1413.
L'occupation permanente du territoire de la Dalmatie actuelle
par Venise ne date que du XV^ siècle, lorsqu' après la mort
de Louis I^^ (f 1382) éclatent en Hongrie et en Croatie de
longues guerres de succession, qui finissent par briser entiè-
rement leur force. Et même alors Venise n'obtient du succès
que pacifiquement et durant quelques dizaines d'années. La sépa-
ration de la Dalmatie commença en juillet 1409, lorsque l'An-
gevin Ladislas de Naples, compétiteur de Sigismond de Lu-
xembourg (f 1437), vendit au doge, après un long marchandage,
pour cent mille écus ce qu'il possédait alors de la Dalmatie,
c'est à dire la ville de Zadar, Vrana, Novigrad et l'île de Pag.
De plus, Ladislas renonça en faveur de Venise à ses droits de
roi de Hongrie, Croatie et Dalmatie sur tout le reste de la
Dalmatie. La nouvelle de l'infâme trahison de Ladislas de Naples
fit que les villes et îles Dalmates vexées et attristées se rendirent
en grande partie volontairement sur la base de la convention
à l'autorité vénitienne, pour sauver de cette manière le plus
22
possible leur ancienne autonomie. C'est ainsi que tout de suite
après Zadar se soumirent à Venise dès 1409 les îles de Cres
et Rab et la ville de Nin, puis Skradin en 1411, Sibenik en
1412 (après un long siège), les îles de Hvar, Brac et Koréula
et les villes de Trogir, Split et Kotor en 1420. Omis en 1444
et enfin l'île de Krk en 1481. Vers la fin du XV^ siècle, Venise
était donc en possession de toutes les villes et îles du littoral
à l'exception de Dubrovnik. C'est alors que se répand
aussi le nom de Dalmatie sur ces villes et îles du
littoral qui jusque là n'avaient point formé la notion
géographique de Dalmatie, car la Dalmatie comprenait
avant le XV^ siècle les îles de Krk, Osor et Rab et les villes
Zadar, Trogir et Split. Tout le reste dans leur voisinage immédiat,
tel Klis près Split, Knin ou Sinj, se trouvait encore dans
le royaume de Croatie (in regno nostro Croatiae). Cette
possession permanente, sa plus ancienne, la République de
Venise l'appela plus tard (au XVII^ siècle) „aquisto vecchio",
l'ancienne acquisition, naturellement pour la distinguer de celle
qu'elle avait acquise alors (au XVll^ siècle). Les Bouches
de Cattaro étaient appelées Albanie vénitienne (Albania
ven'eta); elles étaient séparées de la Dalmatie par le territoire
de la République de Raguse. L'état politique géographique sub-
sista ainsi de la moitié du XV^ siècle jusqu'à la moitié du
XVI^, c'est à dire jusqu'un jour où Venise trouva un nouveau
rival dans l'Empire ottoman, qui, après la chute de la Serbie
(1459), de la Bosnie (1463) et de l'Herzégovine (1480) se mit
à s'approcher dangereusement des bords de 1' Adriatique. Dès
la première moitié du XVI^ siècle, les armées du sultan Ba-
jazid II pénétrèrent en Croatie, aux environs de Knin et de
Sinj et bientôt après arrivèrent sous les murs de Split qu'ils
assiégèrent, pour pousser ensuite vers Sibenik, Trogir et Klis.
Ce furent alors de tristes jours pour la Croatie : dès la
moitié du XVI'^ siècle, les Turcs la conquirent toute entière;
seules les villes fortifiées du littoral restèrent sous la domina-
tion de Venise, menant une vie désespérée remplie de craintes
et de luttes continuelles. II en fut ainsi jusqu' à la moitié du
XVII^ siècle. A cette époque la notion de Dalmatie était iden-
tique avec la possession vénitienne. L'ancien titre politique
géographique de «Croatie" disparut donc alors,
dans le courant du XVI^ siècle, de la Dalmatie ac-
tuelle.
23
Sur ces entrefaites éclata, vers le milieu du XVII^ siècle, la
guerre de 24 ans (de Candie) entre Venise et la Turquie, pen-
dant laquelle -les Vénitiens furent sérieusement soutenus par de
nombreuses troupes volontaires de Croates et de Serbes^), qui
voulaient avant tout se délivrer de la domination turque into-
lérable. Cette guerre se termina par la paix de Candie (1669).
Venise y renonça à l'île de Candie (Crête), mais en dédom-
magement elle étendit sa possession sur la côte adriatique: la
nouvelle frontière courut le long de la côte sur la crête des
montagnes du golfe de Novigrad jusqu' à la Cetina inférieure,
de sorte que Klis tomba sous la domination vénitienne. Cette
ligne limitrophe reçut — d'après l'envoyé vénitien qui la fixa
avec la commission turque — le nom de linea Nani, et en
même temps ce territoire commença aussi à être considéré plus
tard comme aquisto vecchio, l'ancienne acquisition. La
guerre contre les Turcs reprit dès 1684, après la fameuse ca-
tastrophe des Turcs sous Vienne, lorsque Venise s'allia à l'Au-
triche et à la Pologne. Dans cette nouvelle guerre de quinze
ans, les Vénitiens conquirent, — surtout au prix du sang
des Croates et des Serbes, qui, cette fois encore, les se-
condèrent bien largement — Sinj au nord et Herceg-Novi (à
l'entrée des Bouches de Cattaro) au sud. La paix de Karlovci
en Syrmie (1699) fixa la nouvelle frontière entre Venise et la
Turquie; le Vénitien Grimani la détermina, d'où le nom de
linea Grimani. Cette frontière fut tirée d'une façon toute
simple: les points Knin, Sinj et Gabela sur Neretva furent
réunis par des lignes droites sans" souci des montagnes et autres
élévations du sol. Autour de chacun de ces points, on laissa
une région d'une heure de marche comme zone neutre de dé-
fense. Au sud, par contre, Venise acquit presque entièrement
les Bouches de Cattaro et Budva. La linea Griman'i était
donc la frontière de la possession appelée nuovo aquisto,
la nouvelle' acquisition, et avec elle, naturellement, le nom de
Dalmatie s'étend à nouveau davantage dans l'intérieur, dans la
1) Les Serbes commencèrent à s'installer par le territoire de la Dal-
matie actuelle au nord de l'embouchure de la Cetina dès le XlVe siècle,
mais leur établissement principal remonte aux XVIe et XVlIe siècles, lors-
qu'ils vinrent de Bosnie. Les contrées situées au sud de la Cetina, res-
pectivement de la Neretva, furent de toujours des parties de l'organisa-
tion politique serbe, respectivement bosnienne, habitées principalement par
une population serbe.
24
Croatie d'autrefois. En 1714 recommence la guerre turco-
vénitienne, qui se termine par la paix de Pozarevac sur le
Danube (1718). Cette paix reconnaît la linea.Mocenigo,
qui reste la frontière de la Dalmatie vénitienne jusqu' à la
chute de la République de S' Marc (1797), ou en d'autres mots:
c'est cette frontière même qui existe aujourd'hui
encore entre la Dalmatie et la Bosnie-Herzégovi ne;
il faut en excepter uniquement le point le plus méridional Spic
(Spizza), qui n'appartient à l'ancienne monarchie austro-hon-
groise qu'en 1878 et le territosre de l'ancienne République de
Raguse entre l'embouchure de la Neretva et Herceg Novi. La
possession nouvellement acquise, comprise entre ces deux lignes
de Mocenigo et de Grimani est appelée aquisto nuovisimo
et en même temps le nom de Dalmatie s' (tend à nouveau
davantage à l'Est dans l'ancienne Croatie. Cette explication
montre clairement que la notion politique géographi-
que actuelle de la Dalmatie au nord de la Neretva
est à vrai dire le dernier circuit de la possession
vénitienne sur la côte orientale de l'Adriatique.
Cette possession, par contre, est due en partie à la remise vo-
lontaire des villes et îles du littoral au XV^ siècle et en partie
à la vaillance et aux sacrifices des Croates et des Serbes sous
l'étendard vénitien aux XV1I<^ et XVIII^ siècles.
Dubrovnik avec son territoire et les Bouches de Cattaro
(Albania Veneta), qui n'ont jamais fait partie de la
Dalmatie vénitienne, font exception, comme nous l'avons
déjà dit. Mais il y aurait encore quelque chose à accentuer. Peu
rassurée par le voisinage de Venise, la République de Du-
brovnik déclare à la paix de Pozarevac (1718) qu'elle a cédé
deux minces bandes de terres, l'une au nord et l'autre au sud
de son territoire, à la Turquie, qui de cette manière s'étend
jusqu'à l'Adriatique. C'est ainsi que se formèrent les enclaves
de Neum-Klek à l'embouchure de la Neretva et de Suto-
rina à l'entrée des Bouches de Cattaro; ces deux parties appar-
tiennent, aujourd'hui encore, à l'Herzégovine, qui s'est ainsi
avancée jusqu'à la mer.
Par la chute de la République vénitienne (1797) et la paix
de Campoformio, toute la Dalmatie avec les îles du Quarnéro
et les Bouches de Cattaro (comme ancienne possession véni-
tienne) passent dans les mains de l'Autriche, tandis que Du-
brovnik continue à rester quelque temps encore une république
25
indépendante. Sur la nouvelle de la chute de la République de
Venise, la Dalmatie toute entière se soulève, et particulièrement
les habitants des campagnes, qui redoutaient la domination des
„Jacobins impies", les Français calomniés par les Franciscains.
Le désir unanime de voir la Dalmatie réunie à la Croa-
tie se fait jour dans toutes les classes de la population. Aussi
le général autrichien Mato Rukavina, Croate de la Lika
voisine, fut-il reçu avec enthousiasme, lorsqu'il fit son entrée
dans le pays au nom du roi hongrois-croate. Mais la réunion
avec la Croatie n'eut pas lieu, car l'Autriche officielle et non
officielle s'y opposa, voyant sa proie dans la Dalmatie.
Cependant, quelques années après, l'Autriche perd la Dal-
matie par la paix de Presbourg (1805) et la cède à l'empereur
Napoléon, qui réunit Dubrovnik à la Dalmatie et aux Bouches
de Cattaro. C'est ainsi que, pour la première fois, au
commencement du XIX^ siècle, le nom de Dalmatie
signifia tout le territoire qui désigne ce pays
aujourd'hui aussi. Mais voilà qu'en 1809 Napoléon acquiert
par la paix de Schônbrunn toute la Croatie de la rive droite
de la Save à l'embouchure de TUna, la Carniole, la Carinthie
occidentale, l'Istrie avec Trieste et toutes les îles du Quarnero.
Napoléon demanda ces pays pour avoir une communication
directe par terre avec la Dalmatie, réunie alors avec le royaume
d'Italie, bien que son gouverneur, Vincenze Dandolo, ad-
ministrât sa province presque indépendamment. En 1809 Napo-
léon enlève la Dalmatie à lltalie et crée, en la réunissant à ses
autres provinces yougoslaves, l'Il 1 y r i e (les provinces illy-
riennes), à la tête de laquelle il place le général Marmont. La
domination française ne dure que quelques années dans les
pays yougoslaves, et pourtant le peuple a gardé un souvenir
durable de ce gouvernement qui était pour lui idéal. Jamais
le peuple yougoslave n'a eu d'administrateurs, ni
de maîtres si généreux, ni si bienveillants que le
général Marmont, „duc de Raguse". L'administration,
les écoles, la justice, les questions économiques, tout a pris
sous la domination française le caractère d'institutions qui se
soucient des intérêts nationaux. Les îles du Quarnero de Cres,
Krk, Losinj et de Rab et la ville de Rijeka (Fiume) sont réu-
nies à la Croatie civile, à laquelle Napoléon joint en-
core l'Istrie orientale. Aussi la chute de Napoléon fut-elle un des
coups les plus terribles qui frappèrent jamais les pays yougo-
slaves (1815).
26
Le retour de la domination autrichienne fait revivre la
question de la réunion de la Dalmatie avec la Croatie; mais
le'gouvernement de Vienne s'y oppose conséquemment; il a
maintenant même commencé à soutenir l'éli^ment
italien, sachant bien qu'il ne s'échauffe pas pour
de telles idées, mais que lautonomie du pays le conten-
tera. Le gouvernement autrichien, bien plus, refusa à la Croatie,
jusqu'en 1822, de lui retourner le territoire qui s'étend de la
rive droite de la Save à la mer. Lorsque pourtant enfin il
le fit, il enleva à la Croatie l'Istrie orientale et les îles de
Cres, Krk et Losinj et les réunit à l'Istrie, à laquelle jamais
jusqu'alors ces îles n'avaient appartenu, tandis qu'il rendit
Rab à la Dalmatie. Et c'est ainsi que le tout resta jus-
qu'aujourd'hui.
Mais ce fut en vain: l'idée de la réunion nationale ne se
laissa étouffer par aucune lettre patente impériale; au contraire,
elle se répandit de plus en plus, gagnant les esprits de la Soca
(Ispnzo) et des bords de la mer jusqu'au Timok et au Vardar à
l'Est. Il la connaissait bien, cette disposition des esprits du littoral,
e grand patriote et homme d'Etat italien Cavour, lorsque le
28 décembre 1860, il s'exprimait en ces termes^): »Évitons
toute expression qui permette de supposer que le
gouvernement du roi (Victor Emmanuel) aspire non
seulement à la possession de Venise, mais aussi à
celle de Trieste y compris l'Istrie et la Dalmatie.
Je sais pertinemment que, dans les villesdu litto-
ral, le fond de la population est de race et de sen-
iments italiens, mais que le reste de la population
du pays appartient exclusivement à la race slave;
faudrait donc sans aucune raison judicieuse se
brouiller avec les Croates, les Serbes, les Madja-
res et les Allemands, si nous voulions montrer que
nous aspirons à enlever complètement cette grande
partie de l'Europe cenUale. Tout mot qui touche
cette question, quelque légèrement qu'il fût exprimé,
deviendrait une arme dangereuse dans les mains
de nos ennemis. Ils sauraient bien s'en servir pour
soulever l'Angleterre contre nous, car cette puis-
') GI. Chiala: Lettere ciel conte Cavour, vol. IV, 139-14U.
27
sance non plus ne saurait voir d'un <i'il favorable
la mer Adriatique redevenir, comme au temps de
Venise, mer italienrîe«.
Nous sommes persuadés que les chefs actuels du peuple
italien se souviendront, eux aussi, de ces mots du fondateur
de l'Italie moderne et qu'ils ne voudront pas se convaincre à
leurs propres dépens de leur profonde vérité.
La civilisation yougoslave sur TAdriatique.
Par le Dr. Branko Vodnik, Professeur agrégé à l'Université de Zagreb.
I.
Lorsque les saints frères Cyrille et Méthode, nés à Salonique
en 863, se rendirent sur l'ordre de l'empereur Michel, et à l'invitation
du prince de Moravie Rostislav, de Constantinople en Moravie,
le premier comme apôtre et théologien, le second comme po-
liticien et organisateur . . . dans leurs saintes mains se trouvait 1 e
premier livre slave. A cette époque, la civilisation à Con-
stantinople était supérieure à celle de l'Europe occidentale, et
les Slaves se tournèrent vers le côté oii la lumière était la plus
éclatante. Pourtant, même en ces premiers temps, ils imprimèrent
à la civilisation byzantine déjà acceptée, leur cachet particulier.
Le premier livre slave fut une traduction de la langue
grecque, mais il était écrit en glagolite, lettres slaves, et
l'esprit en était aussi slave ; le premier livre slave exprime la
résistance politique et culturale du prince Rostislav contre l'État
des Francs, donc contre la nationalité allemande, de peur que
brandissant l'étendard de la croix, elle n'arrivât à anéantir pour
toujours la liberté politique des jeunes peuples slaves qui ve-
naient d'apparaître dans l'histoire des nations. Le christianisme
occidental, unifié par la langue latine morte, était entravé et non
libre, et précisément les théologiens allemands lui donnaient
un caractère de pllis en plus dogmatique, tandis que le chris-
tianisme à l'est était plus libéral, permettant à côté de l'Église
grecque toute, une série d'Églises nationales. Aussi les Slaves
se tournèrent-ils vers l'Orient où il y avait plus de civilisation
et plus de liberté, estimant que la véritable civilisation ne peut
exister sans la liberté, de même que la vraie liberté ne peut
être sans civilisation.
La première civilisation slave s'établit en Moravie, et
de là comme d'un foyer rayonnant, commença à influencer les
tribus slaves du nord et du sud, mais cela dura à peine une
30
vingtaine d'années, car en attendant, les Allemands et les
Magyars renversèrent l'État morave.
L'État fut renversé, mais dans sa civilisation, bien que
toute nouvelle, il y avait une telle force de vie et de dévelop-
pement, qu'étant prédestinée aux Slaves, elle ne put pas être
anéantie par la chute de la Moravie. Elle fut transportée aux
Yougoslaves. Sous l'influence immédiate de la sphère grecque,
le nouvel alphabet cyrillique, emprunté à l'alphabet grec, fit
reculer la glagolite, et pendant le schisme, ces pays plus soumis
;i l'influence de l'Église orientale, restèrent unis à Byzance.
Une lutte des plus difficiles attendait les Croates, peuple yougo-
slave, qui avaient émigré du nord et étaient parvenus jusqu'à
l'Adriatique ; ce peuple mi-civilisé, mi-sauvage et de nature
guerrière, avec une religion naturelle qui ne s'était pas. encore
élevée jusqu'au degré d'une mythologie, s'installa sur les bords
de l'Adriatique pour garder durant des siècles, au prix des
plus terribles luttes, le littoral oriental de l'Adriatique, voulant
là, sur les ruines de l'empire romain et sur la partie la plus
civilisée du sol yougoslave, au contact immédiat du monde
extérieur, marcher parmi les Yougoslaves à la tête de tous les
progrès de la civilisation.
Sur l'Adriatique, de Duklia à Rasa, fut créé l'État croate,
le plus ancien royaume sur le territoire de l'ancienne Autriche-
Hongrie. Hésitant entre l'orient et l'occident, cet État finit par
se joindre au X^ siècle, à l'occident. Mais en embrassant
l'Église occidentale, le peuple croate sut, même dans sa civili-
sation moyen-âgeuse, parfaitement conserver son caractère na-
tional. Sur l'Adriatique fut fondée une Église nationale
avec le service divin en paléo-slave et avec des livres glago-
litiques. Ce phénomène exceptionnel, dans l'histoire de l'Église
occidentale, est une preuve de la force et de la particularité de
l'esprit yougoslave sur l'Adriatique, ce qui est encore davantage
démontré par le fait que l'Église catholique nationale, bien que
sur un territoire assez restreint, s'est conservée encore jusqu' à
nos jours. L'énorme pouvoir politique et ecclésiastique dont
disposait le pape au moyen-âge était en vain et inutile; en vain
les Latins obtenaient dans l'Église les places les plus élevées;
inutile fut la plus forte pression de la République vénitienne:
le simple curé glagoliticien, ferme et sans plier, organisait sur
l'Adriatique en Dalmatie, sur le littoral croate, en Istrie et dans
31
les îles, son Église nationale et la civilisation nationale du
moyen-âge.
Lorsque la réformation allemande essaya d'arriver, par les
Yougoslaves, jusqu' à Rome, en fondant une imprimerie à
Urach, où on imprimait pour les Yougoslaves des livres avec
des lettres cyrilliques, glagolitiques et latines (1561 — 1564), les
prêtres glagoliticiens les plus cultivés d'Istrie et du littoral croate
se réunirent autour de cette imprimerie : Etienne Konzul Istranin,
Antoine Dalmatin, Georges Cvecic, Georges Jurisic et autres,
et ils s'efforcèrent comme écrivains de répandre le protestan-
tisme dans le midi slave. Originaire d'Istrie était aussi Mathieu
Vlacic (Mathias Flacius lUyricus), professeur à l'université de
Wittenberg, Jena, Strassbourg et Anvers, véritable encyclopé-
diste de la Réformation et aussi son chef avec Luther et Mélan-
chton. Les prêtres glagoliticiens acceptaient avec enthousiasme
les livres glagolitiques imprimés, car la hiérarchie romaine
désirait que les Glagoliticiens restassent sans livres et sans
civilisation, pour quils périssent dans l'ignorance. Pourtant le
protestantisme n'y prit pas racine ; tout en se servant de livres
glagolitiques de l'imprimerie protestante, ils restèrent ce qu'ils
étaient avant: des prêtres nationaux. Ils ne se souciaient pas
de subtilités théologiques, ils détestaient, comme toujours,
la haute hiérarchie étrangère, ils se servaient de la langue
nationale ;ï l'église; avant et après le Concile de Trente, ils
se mariaient et vivaient la vie de famille, de sorte que la
Réformation ne leur apporta rien de nouveau qui piit les attirer.
La littérature glagolitique du moyen-âge nous a laissé plu-
sieurs documents précieux qui prouvent une civilisation remar-
quable chez les Glagoliticiens, par exemple: le Missefdu prince
Novak (1386) et le Missel de Hrvoj, duc de Spalato, avec des
Initiales magnifiques du commencement du XV^ siècle ^); le
Code de Vinodol (1288) est d'une grande importance, c'est un
des plus vieux recueils slaves du droit coutumier populaire.
Très intéressant est aussi l'Évangile slave glagoli-
tique de Reims (1395), appartenant à la bibliothèque de
la ville de Reims, sur lequel les rois de France, le jour du
sacre, prêtaient serment. M. V. Jagic dit au sujet des travaux
1) Missale Glagoliticum Hervoiae, Ducis Spalatensis. Recensuerunt
V. Jagic, L. Thallôczy, F. Wickhoff. Vienne, 1891.
32
des Glagoliticiens: „Si tous les livres avaient été conservés dont
les fragments, plus ou moins grands, se trouvent encore aujourd'-
hui en grand nombre à Zagreb, à Ljubljana et à St- Péters-
bourg, puis à Vienne, Prague et aussi chez des particuliers,
il faudrait rendre hommage aux Glagoliticiens croates, comme
à des modèles d'application dans la copie des livres glagoli-
tiques; et si un jour on arrivait à réunir et à éditer les
exemplaires les mieux écrits et ornés des magnifiques Initiales,
le monde impartial de nos pays et de l'extérieur admirerait cette
page de notre civilisation du moyen-âge"^)
Au moyen-âge, les Yougoslaves ont eu deux centres de
civilisation: l'un, dans l'ancienne Serbie, où avait été créée une
grande et riche civilisation sous l'influence de Byzance, malheu-
reusement écrasée dans sa plus belle floraison, par l'invasion
turque; l'autre centre était sur l'Adriatique, que même l'intrusion
des Magyars, des Turcs, des Vénitiens et des Allemands ne
parvint à détruire complètement. Les Glagoliticiens ont accompli
une grande œuvre de civihsation nationale.
L' Église nationale et la littérature glagolitique furent du-
rant des siècles des barricades dont les Yougoslaves sur
l'Adriatique, durent entourer eux-mêmes, leur pays et leur âme
contre l'influence étrangère; ils ont aussi prouvé qu'ils ne pou-
vaient être arrachés de l'Adriatique par leurs quatre ennemis
qui se servaient con.tre eux d'armes, de politique et de civili-
sation: les armes, ils les repoussaient héroïquement; la politique,
ils la supportaient et y survivaient; et quant à la civilisation,
ils l'acceptaient sans danger et l'assimilaient à leur âme.
II.
Comme au moyen-âge, les Yougoslaves devaient se barri-
cader, de même, au commencement de la nouvelle époque, au
moment de la Renaissance, il leur était nécessaire de se mettre
en avant pour rivaliser avec leur voisine l'Italie qui était de-
venue le berceau d'une nouvelle civilisation européenne.
La Renaissance, ainsi que tous les grands mouvements,
avait un caractère national et en même temps un caractère
général humain, et elle put créer une grande littérature natio-
1) V Jagic et B. Vodnik: Histoire de la littérature croate, Zagreb,
1913, page 24.
33
nale italienne et eut une influence sur toutes les nations éclai-
rées de l'Europe.
Ce furent justement les Yougoslaves qui répondirent les
premiers à son appel. A partir de la moitié du XV^ siècle, ils
créèrent leur civilisation de Renaissance qui est dans l'hi-
stoire des civilisations de tous les Slaves, la plus
ancienne, la plus riche, et qui tient une place impor-
tante dans l'histoire de la civilisation européenne.
Déjà, parmi les humanistes, il y a toute une série d'huma-
nistes yougoslaves qui se servent dans leurs écrits de langue
grecque et latine. Le Ragusain Élie Crijevic (Aelius Lampridius
Cerva), disciple de Pomponius Laetus, fut couronné à l'Aca-
démie du Quirinal comme poeta laureatus. Le franciscain ra-
gusain Georges Dragisic (Georgius Benignus), partisan du do-
minicain Jérôme Savonarole, humaniste et philosophe ecclésias-
tique, fut le maître de Jean de Médicis qui devint l'illustre
pape Léon X.
Parmi les plus anciens imprimeurs, se distingue André Pal-
tasic de Cattaro (Andréas de Paltascichis de Cattaro). Le Ra-
gusain Dobrusko Dobric (Boninus de Boninis), son plus jeune
camarade, fut en renom vers la fin du XV^ siècle comme libraire,
imprimeur et éditeur, avec ses éditions qui parurent à Venise,
Vérone, Brescia et Lyon. Lucien Lovranac (Luciano de Lovrana)
•de Lovran en Istrie, bâtit le magnifique palais ducal d'Urbino
et le palais de Gubbio, il fut le maître de Donato Bramante,
architecte de la nouvelle Église de Saint-Pierre à Rome. En
Italie, fut aussi célèbre comme peintre, André Medulic de
Sebenico (Andréa Schiavone) élève de Titien; mais plus célèbre
encore fut le miniaturiste Jules KJovic (Giulio Clovio, 1498—
1578) de Grizane sur le littoral croate; son paroissien qui se
trouve dans la bibliothèque du Musée national de Naples, est
considéré comme une des œuvres les plus parfaites de pein-
ture en miniature; un de ses missels précieux est en la posses-
sion de lord Holford en Angleterre!^)
Ainsi les Yougoslaves de l'Adriatique partagent non-seu-
lement les progrès du nouveau temps de l'Italie, mais ils con-
tribuent beaucoup eux-mêmes au développement de la Renais-
sance, et prennent une place honorable parmi les artistes et les
érudits de leur temps.
1) Bradley: The life, timesant works of Giulio Clovio. London, 1891.
3
34
Les circonstances d'alors, sur les bords de l'Adriatique^
n'étaient pas favorables au progrès de la civilisation ; le roi
ungaro-croate Ladislas de Naples, voyant qu'il ne pourrait se
maintenir sur son trône, vendit en 1409 pour 100.000 ducats
les villes de Zara, de Novigrad, de Vrana et l'île de Pag, avec
ses droits sur toute la Dalmatie, à la République de Venise qui
de là, étendit, durant le XV^ siècle, son pouvoir sur tout le
littoral dalmate et sur les îles environnantes. Cet état dura
jusqu'à la décadence de la république de St. Marc (1797).
Vers cette même époque, après la chute de la Serbie
(1459), de la Bosnie (1463) et de 1' Herzégovine (1482), la pres-
sion turque se faisait toujours plus fortement sentir en Dal-
matie, du côté continental, s'avançant même jusqu'aux villes
du bord de la mer. La Dalmatie, menacée du côté de la mer
par la République vénitienne ennemie, inquiétée dans le dos
par les Turcs, n'avait pu créer un 'centre de civilisation, où la
civilisation yougoslave eût pu se développer naturellement,
et c'est pourquoi quantité de grands hommes yougoslaves,
ne pouvant travailler en repos, furent obhgés de quitter leur
pays et de partir à l'étranger.
Dans la Dalmatie vénitienne, il n'y avait pas de liberté
politique, et là où celle-ci manque, il ne saurait y avoir de civi-
lisation. Mais heureusement, il existait sur 1' Adriatique une
petite république yougoslave, du nom de Saint-Biaise qui avait
son siège à Raguse et qui devint, à cette époque, le centre de
la civilisation des Yougoslaves sur l'Adriatique.
Dans la „Dubravka" (1628) pastorale de Jean Gundulic,
cette liberté politique de Raguse, qui devait être le point le
plus attrayant pour les Dalmates opprimés, a été remarquable-
ment bien symbolisée dans la scène, où le jour de la célébration
de la Liberté de Raguse, on voit arriver, parmi les bergers
libres des forêts, un pauvre vieux pêcheur, qui fuyant devant
les violences vénitiennes, venait chercher là, dans ses vieux
jours un abri „dans le doux nid de la liberté chérie".
A Raguse florit, à partir du XV^ siècle une si belle, si
forte, si riche poésie épique, lyrique et dramatique yougoslave
de la Renaissance que la plus grande nation pourrait en être
fière. Les plus grands peuples slaves n'ont pas eu à cette
époque une telle littérature: et tout cela naquit de lame yougo-
slave sur ce petit lambeau de liberté ragusaine! Les poètes
ragusains marchaient de pair avec leurs contemporains d'Italie.
35
Leur simultanéité peut être prouvée par ce fait, que la traduc-
tion de „r Aminte" du Tasse par Dinko Zlataric avait été
imprimée avant 1' original italien. Les savants allemands ne
s' occupèrent jamais de la littérature des petits peuples slaves,
mais le phénomène de la Renaissance ragusaine ne laissa pas
de les étonner, W. Creizenach, professeur à 1' université de Cra-
covie, dans son ouvrage „Geschichte des neueren Dramas"
(Histoire du théâtre moderne) Halle, 1901, y consacre un
chapitre spécial, intitulé : Das serbokroatische Drama in Dal-
matien, (p. 506 — 526) où il traite du drame ragusain-dalmate du
XVI^ siècle.
A Marin Drzic, le plus grand auteur comique ragusain
de cette époque, Creizenach a réservé une première place dans
r histoire du théâtre moderne, et de la pastorale fantastique-
allégorique de cet auteur „Plakir" il dit: „En tous cas, c' est
une œuvre des plus intéressantes du genre mi-fantasque, mi-
réahste et qui a trouvé ensuite une interprétation inimitable
dans le „Songe d' une nuit d' été" de Shakespeare.
W. Creizenach n' a étudié que le XVI^ siècle du théâtre
ragusain-dalmate, et c'est seulement vers le XVII ^ siècle
qu' apparut le plus grand poète yougoslave sur 1' Adriatique :
Jean Gundulic (1588—1638). Sa pastorale „Dubravka" et
son épopée romantique-héroïque „Osman" peuvent hardiment
être comptées parmi les plus grandes œuvres de cette époque.
„Dubravka" est une pastorale tout à fait originale, sans cette
sentimentalité conventionnelle qui se trouve dans les meilleures
pièces italiennes de ce genre ; elle est pleine de poésie, de
sentiments nobles, profonds, rehaussée par 1' idée da la liberté
et inspirée d' un grand souffle patriotique; et quoique certains
critiques littéraires d' Italie considèrent ,,1' Aminte" du Tasse
comme sa plus belle œuvre, on peut dire que la „Dubravka"
sous tous les rapports est supérieure à ,,1' Aminte".
„Osman", épopée romantique du XVII^ siècle, où est dé-
crite la lutte désespérée, qu' alors le christianisme devait livrer
contre les Turcs, pour laquelle les Yougoslaves ont donné tant
de héros et de martyrs restés inconnus, est considérée par M.
Murko,. professeur de langue et littérature slave à l'Université
de Leipzig comme une plus grande œuvre que la „Jérusalerri
délivrée" du Tasse^).
^) M. Murko: Die sùdslavischen Literaturen. Die Kultur der Gegen-
wart (Les littératures yougoslaves. La civilisation du temps présent) Teilil,
Abt. 9. Leipzig 1908. *
36
Au XV^ et au XVI* siècle, la Dalmatie vénitienne possède
aussi, à côté de 1' élément pur slave dans les villages, un grand
nombre de gens cultivés dans les villes; c' est pour cela, qu' à
cette époque, il y eut en Dalmatie quelques grands écrivains.
Marko Marulic (1450—1524) de Split (Spalato) fut non
seulement dans son pays considéré comme un grand poète
yougoslave, mais il fut aussi à 1' étranger reconnu comme un
des plus forts penseurs chrétiens du début de la Réformation;
aussi traduisait-on ses œuvres en français, portugais, allemand
et italien," lesquelles furent imprimées à Florence, Bâle, Cologne,
Paris et Anvers.
Dans r île de Hvar (Lésina) apparurent deux grands poètes
tout-à-fait originaux: An ni bal Luci c (1485— 1553) et Pierre
Hektorovic (1487—1572). Lucie est un poète lyrique exquis;
il a écrit, en se tenant à la tradition et à la donnée nationale,
le drame „Robinja" (une esclave). Creizenach déclare que ce
drame a une grande importance dans 1' histoire du théâtre mo-
derne, étant un des premiers essais du genre romantique-profane.
Seulement après Lucie se développa le drame romantique-pro-
fane chez les Anglais et chez les Espagnols; mais la pression
vénitienne se faisant sentir toujours plus fortement, empêchait
chez les Yougoslaves sur 1' Adriatique le développement du
théâtre dans ce sens, et les traditions nationales yougoslaves,
riches et brillantes qui se trouvaie^nt si bien concentrées dans
la poésie épique nationale, restèrent elles aussi, pour le théâtre
des Yougoslaves jusqu'au XIX^ siècle sans aucune impor-
tance. Pierre Hektorovic a composé une épopée de pêcheurs
„Ribanje" (La pêche), dans laquelle apparaît pour la première
fois dans la littérature yougoslave la poésie épique nationale
dans toute sa force. Le savant russe N. Petrovski qui a écrit
sur Hektorovic un ouvrage entier, fait ressortir 1' importance
extraordinaire pour ce temps du démocratisme de ce poète,
et la grande valeur artistique de „Ribanje" par rapport à la
poésie cenventionnelle de ce genre en Italie : «Hektorovic,
seigneur de Lésina, avec ses idées démocratiques sur la société
est r ami intime de ses pêcheurs, chanteurs nationaux, et comme
artiste, il est un réaliste remarquable, et avec son réalisme, il
a devancé son temps de troix siècles entiers^)".
') H. neTpoBCKiii: 0 coinHeHinxi. llerpa TeKTopoEHia (Oeuvres
poétiques de Pierre Hektorovic, Kazan 1901).
37
Aussi dans la Dalmatie du nord, les sentiments de la
nationalité chez les gens cultivés sont profonds vers la fin du
XV*^ et XVI^ siècle, même plus profonds qu'à Spalato et à Lésina,
car autour de Zara, centre du pouvoir vénitien, la pression de
Venise et des Turcs était la plus forte. Voilà ce que Jan Hasistein-
sky z Lobkovic, qui voyageait en 1493 de la Bohême au Saint-
Sépulcre dit de Zara dans' son journal de voyage'^): «Cette ville
est assez grande, il s'y trouve aussi des seigneurs vénitiens; on
y parle grec, italien, mais le plus, slave, et autour de cette ville
toute la population est slave". Zara avait donc jusqu' à un
certain point le caractère d' une ancienne colonie grecque ; les
fonctionnaires vénitiens et les immigrants lui donnaient un peu
le caractère italien, mais en somme, elle était encore à cette
époque, après un siècle presque entier de domination vénitienne,
une ville entièrement slave par elle-même et surtout par ses
environs. C est pour cela que Zara a pu donner le jour à
Pierre Zoranic (né en 1508) qui a écrit un roman pastoral
„PIanine" (Les montagnes) 1' œuvre la plus patriotique de
l'ancienne httérature yougoslave sur 1' Adriatique.
Marulic, Lucie, Hektorovic et Zoranic sont des figures
originales de la littérature yougoslave , mais après eux ,
n' apparaissent sur le territoire de la Dalmatie vénitienne que
quelques écrivains sans aucune importance. Les Vénitiens ont
gouverné la Dalmatie comme si elle était leur propre colonie;
ils ont entièrement épuisé le sol et le peuple, ils ont abattu les
forêts pour construire leurs vaisseaux , ils ont laissé le peuple
s'exterminer dans des luttes sanglantes avec les Turcs et ils
ont dénationalisé les gens cultivés.
Aussi, dans ce miheu sans Hberté, à l' époque où les
plus grands poètes apparaissent dans Raguse libre, la httérature
en langue nationale s'est presque tout à fait éteinte sur le
même territoire où, auparavant avaient été créées des œuvres
dont serait fière n' importe quelle littérature de cette époque.
Au XVIII^ siècle, on sent un mouvement quelconque, mais
alors, il ne s'agissait plus de créer de grandes œuvres appelées à
représenter la civilisation d'une nation, car les gens cultivés
n'étaient plus aptes à créer et à s' assimiler la civilisation
nationale, il s' agissait seulement d' entretenir chez le simple
peuple la conscience vive du sentiment national.
2) Jan Hasisteinsky z Lobkovic: Putovâni k svatému hrobu (Voyage
au Saint-Sépulcre) Prag, 1907.
38
Le Père Philippe Grabovac, aumônier des soldats dalmates
de r armée vénitienne, a écrit: „Cvit razgovora naroda" (La
fleur des causeries du peuple, Venise 1747); dans une chanson
ée ce recueil, il chante la gloire d'autrefois, la compare à
la léthargie qui règne à cette époque en Dalmatie et il 1' engage
à secouer son esclavage; dans une autre, il expose au peuple
ce triste fait, qu' il combat et verse son sang au profit d' au-
trui. A cause de ces chansons révolutionnaires, on lui mit les
fers et on le transporta de Vérone à Venise; là, il fut jeté en
prison où il mourut après avoir subi de grandes tortures (1750).
Son successeur, le Père André Kacic travailla dans le
même but, mais avec plus de prudence. Voyageant à travers
la Bosnie et l'Herzégovine, comme missionnaire du pape pour
surveiller les couvents des franciscains, il apprit comme on
peut, même dans un pachalik turc, vivre et travailler pour son
pays, et il devint un opportuniste prudent à 1' instar des fran-
ciscains de Bosnie.
11 a écrit: „Razgovor ugodni naroda slovinskoga" (Causeries
plaisantes du peuple slave, Venise, 1756), livre dans lequel il a,
à la manière d' un „guslar" (joueur de gouslé) national, chanté
tout au long l'époque entière des luttes yougoslaves contre
les Turcs. Ses causeries ont été le premier livre populaire qui a
été lu dans tous les pavs yougoslaves; les „guslars", chanteurs
nationaux ont chanté ses chansons avec les leurs propres, car
entre elles, il n' y avait pas de différences notables. Kacic ré-
pandit ainsi le premier, dans le peuple opprimé et démembré
l'idée de 1' union nationale et la confiance en la force natio-
nale; malheureusement le poète ne pouvait s'exprimer aussi
clairement et formellement qu'il l'aurait voulu, car il craignait
d'encourir la destinée tragique de Grabovac, et il fut obligé
malgré lui, de flatter le doge de Venise et certains chefs de
y armée de Venise.
Lorsqu' en 1667 le grand tremblement de terre de Raguse
mit la ville en ruines et amena la république presque au bord
de sa perte, et alors que les Turcs affaiblis exigeaient des
Ragusains une contribution féodale toujours de plus en plus
lourde, la liberté de Raguse n'était déjà plus qu'apparente;
le commerce, et avec lui le bien-être de la république dispa-
rurent de plus en plus, la Méditerranée perdit l'importance
qu' elle avait eue jusqu'alors, et les fondements de la riche
civilisation ragusaine s'écroulèrent.
39
Dans la littérature triompha le formalisme, et à Raguse
;aussi, sous 1' influence des jésuites, les gens cultivés furent
dénationalisés ayant été élevés dans le latinisme mort et dans
la littérature italienne contemporaine, qui était elle-même alors
en décadence.
La force de création jadis si puissante et originale avait
baissé et était remplacée par 1' art de 1' imitation, car on subis-
sait des influences de tous les côtés.
Au XVIII^ siècle, Molière a un théâtre permanent à Raguse,
pour lequel on a remanié et localisé une vingtaine de ses co-
médies; et cependant le pseudo-classicisme rigide finit par
triompher.
Vers cette époque surgit un grand homme connu du monde
entier, le ragusain Ruggiero Bosko vie, une des plus grandes
intelligences de son temps, célèbre mathématicien, physicien,
astronome, philosophe et qui a encore aujourd' hui son impor-
tance comme père de l'atomistique dynamique.
. Il est intéressant de remarquer que vers la fin du XVIlb
siècle, dans Raguse dénationalisée, le plus grand et le plus
populaire poète soit un Français Marc Bruère Desriveaux,
né à Lyon, dont le père avait été consul à Raguse. Il s'y était
complètement acclimaté, et pendant que les poètes du pays
rivalisaient à qui chanterait en meilleur latin classique, (Rai-
mond Kunic a traduit en latin l'Iliade et Bruno Zamanja,
l'Odyssée) ce Français nationalisé, lui, se détournait du pseudo-
classicisme depuis qu'il avait découvert dans les alentours de Ra-
guse, l'Homère ressucité se rapprochant davantage de l'esprit du
temps, le „guslar" (joueur de gouslé) chanteur national; et l'imitant
dans ses créations poétiques, ce Français d' origine écrit dans
la plus pure langue nationale, et blâme d' une satyre mordante
les poètes ragusains à cause de leur dénaturalisation. Avec
Rousseau, il est partisan de la vie naturelle, qui dans les en-
virons de Raguse s' était conservée intacte; non seulement, il
a comprend théorétiquement, mais il s' y adonne de tout son
cœur en suivant son inclination.
Bruère Desriveaux, de tous les poètes ragusains se rap-
proche- le plus des idées contemporaines qui ont servi, après
la disparition du pseudo-classicisme, au commencement du
développement du romantisme.
La venue intéressante de Bruère Desriveaux est une preuve
de plus combien l'esprit yougoslave possède d'éléments sym-
40
pathiques, pour qu'un étranger appartenant à une si grande-
nation, les ait adoptés et développés quand, momentanément, la
force nationale est venue à manquer aux indigènes cultivés.
Raguse est la première ville yougoslave où la civilisation
française se soit acclimatée au XVIII^ siècle. Molière, est aux
ragusains de cette époque, ce que leur était au XVI*^ siècle. Marin
Drzic. La langue française était tellement répandue à Raguse
que même les remanieurs des comédies de Molière, blâmaient
les dames de Raguse à cause de cette mode de „francezarije"
(parler, et faire tout à la française).
Raguse est aussi la première ville où un Français de nais-
sance, estimant les qualités de l'esprit national yougoslave a
prouvé qu' une harmonie et entente parfaites étaient possibles
entre l'esprit français et yougoslave, entre la civilisation fran-
çaise et yougoslave.
Au XVIII^ siècle, la civilisation sur l'Adriatique est en dé-
cadence, mais dans les autres pays yougoslaves le recul est
encore plus sensible; du reste, c'est le siècle delà décadence
et même chez de beaucoup plus grandes nations.
Malgré tout cela, le XVllI^ siècle a accompli sur l'Adria-
tique une très importante tâche; il a préparé le terrain pour
l'occupation française, qui apporta aux Yougoslaves, les idées
d'une Renaissance nationale au point de vue de la politique
et de la civilisation.
IIL
Les Yougoslaves, c'est-à-dire: les Croates, les Serbes et
les Slovènes sont une même nation qui, depuis des siècles,
Vit continuellement sur son intégral territoire ethnographique.
Cette nation a occupé un territoire qui se trouvait entre deux
mondes, entre l'Orient et l'Occident, et son premier développe-
ment politique et civilisateur a eu lieu à l'époque où les con-
trastes entre ces deux mondes étaient les plus forts. C'est la.
cause pour laquelle les Yougoslaves, concernant la politique
et la civilisation, ont été séparés en deux. Le pays lui-même,
en raison de sa formation et de ses traditions s'est morcelé en
provinces, de sorte que le principe „divide et impera" a tou-
jours été un moyen naturel de gouverner les Yougoslaves: il
a été employé par tous leurs dominateurs, car les Yougoslaves
n'ont jamais eu à leur tête, un maître unique, soit de leur côté,,
soit du côté étranger.
41
Enfin le territoire habité par les Yougoslaves est peut-
être le plus important de l'Europe du sud, et c'est justement
là le point tragique de leur histoire; car ce territoire est de-
venu désirable et considéré comme nécessaire au développe-
ment de tous leurs voisins, malheureusement plus forts qu'eux;
et par cette force brutale, les Yougoslaves furent toujours jus-
qu'à nos jours un peuple morcelé comme il n'y en a pas eu
dans l'histoire du monde. C'est pour cela que les Yougoslaves
jusqu'au XIX*^ siècle ne purent pas avoir une unique civilisation
et que chaque petite province vivait de sa propre vie, concer-
nant la civilisation. Mais, malgré cela, depuis des siècles, les
plus grands esprits yougoslaves cultivaient l'idée slave et
yougoslave, cherchant à se délivrer et à s'unifier nationalement.
La confiance qu'ils avaient nourrie jusqu'alors dans les grandes
nations slaves, s'était évanouie. L'„Osman" de Gundulic était
seulement resté une belle illusion poétique sur l'État polonais
qu'il avait espéré devoir être le libérateur des Yougoslaves.
Après Gundulic, dans la seconde moitié du XVII^ siècle,
apparaît Georges Krizanic, grand théoricien politique qui,
ayant confiance dans la Russie, s'était rendu dans ce pays
énigmatique comme le premier fanatique de l'idée slave; il vou-
lait régénérer ce pays, espérant qu'une fois régénérée, la Russie
deviendrait la grande libératrice de tous l'es Slaves. Krizanic
a écrit sa ^Politique" pour les souverains russes. A cette époque,
oii les luttes économiques et politiques commencèrent en Europe,
il démontre que la Russie doit accepter la civilisation occiden-
tale, qu'elle doit aussi se soustraire entièrement à l'influence de
l'Allemagne qui lexploite économiquement; elle deviendrait
ainsi politiquement et économiquement libre, forte, et formerait
un État national, entièrement slave qui serait à même alors de
libérer et d'unifier tous les autres Slaves. La Russie ne com-
prit pas le grand Yougoslave; et à cause de ses idées avan-
cées, Krizanic dut passer la plus féconde partie de sa vie en
Sibérie dans l'exil. (1661—1676).
Au XIX^ siècle l'idée yougoslave est devenue la pierre
fondamentale de l'idéologie nationale en ne tenant pas compte
des divisions politiques; à partir de cette époque, elle est le
rêve de tous les gens cultivés de la nation et de toute la
civilisation qui se fond, seulement maintenant, en une seule et
unique civihsation, par laquelle l'idée yougoslave pénètre for-
ement dans l'âme du peuple. Et ce revirement foncier dans la
42
résolution du problème de l'union yougoslave, au point de vue
de la politique et de la civilisation, a été pour la première fois
mis en branle et exécuté aussi sur l'Adriatique, et ce sont les
Français, qui les premiers, en ont donné l'initiative et qui l'ont
réalisé.
En 1797 la République de Saint-Marc s'effondra et la
Dalmatie épuisée, appauvrie, amoindrie en territoire et en popu-
lation, avec ses hommes cultivés dénationalisés, se libéra de
la domination vénitienne. A la paix de Presbourg en 1805, la
Dalmatie tomba au pouvoir de Napoléon; en 1808 la vieille
république ragusaine tomba aussi dans les mains du grand
Corse, qui à la paix de Schoenbrunn obtint aussi la Carniole,
la partie autrichienne de l'istrie, la Croatie, les Confins militaires
de la Save jusqu'à la mer, et aussi quelques districts de la
Carinthie, de la Styrie et du Tyrol.
Napoléon sut apprécier ces acquisitions, considérant les
Yougoslaves, comme il le disait lui-même, une sentinelle
placée devant les portes de Vienne. Tout le littoral de l'Adria-
tique, y compris les terres qui s'avancent profondément à
l'intérieur, après un démembrement séculaire, se trouvèrent
enfin réunis en une seule main, sous une même administration
€t ayant à accomplir une seule mission politique et civih-
satrice. Après avoir arrondi ses acquisitions dans le midi
yougoslave. Napoléon fonda un État autonome „Pr ovin ces
d'Illyrie" (1809). Les Français tâchèrent en Illyrie, surtout
dans le domaine le plus négligé de la Dalmatie vénitienne de
faire avancer, avant tout, la culture matérielle, mais peu de
temps après, ils donnèrent une nouvelle base à la civilisation
intellectuelle. On développa les écoles élémentaires; on fonda 25
lycées et deux établissements supérieurs du genre Université, à
Zara et à Ljubljana. En Dalmatie, il y eut dans certains endroits
des lycées.» qui furent après' supprimés, sous le régime autrichien.
Déjà en 1806 commença à paraître à Zara le plus ancien
journal^ yougoslave „Kraljski Dalmatin" ; une littérature sco-
laire et populaire se développa, servant de base sur laquelle
devait plus tard se développer une civilisation supérieure, et
tout cela dans la langue nationale et en harmonie avec les
particularités et les tendances de la nation.
Les Français furent les premiers qui donnèrent aux Yougo-
slaves une idée moderne du mot: Nation, qui depuis ce temps-
43
là, signifia non seulement, seigneurs, nobles et clergé, mais
aussi bourgeois et paysans.
En Illyrie, on abolit les droits féodaux (en Bosnie ces
droits féodaux ont existé sous la domination austro-hongroise,
jusqu'à nos jours) et les classes furent égalisées. Tous ressen-
taient enfin le sentiment de la vraie liberté.
Lorsqu'une Seigneurie de ce côté-ci de la Save faisait
un procès à ses vassaux d'au-delà de la Save en Illyrie, exi-
geant- certains droits injustes, les paysans répondaient fièrement
en latin dans le procès-verbal : „Galli sumus, ergo liberi".
Les Français, les premiers, trouvèrent sur la base de l'idée
nationale, la solution logique du problème yougoslave con-
cernant la politique et la civilisation. Tout au contraire de la
politique autrichienne qui démembrait, morcelait les pays yougo-
slaves, Napoléon, le premier, les unissait. Le premier État
yougoslave uni donna une nouvelle vie à l'idée de l'union
nationale, et l'illyrie aurait, si la chute de Napoléon n'était
arrivée si tôt, sans aucun doute, rassemblé autour d'elle les
autres provinces yougoslaves qui sont restées sous la domi-
nation autrichienne, magyare et turque. Le problème de la
civilisation fut aussi résolu d'une manière ingénieuse. Dans
l'état-major de Napoléon, le savant Marcel de Serres était rap-
porteur pour tout ce qui concernait les affaires yougoslaves; il
édita plus tard l'ouvrage „Voyage en Autriche ou Essai stati-
stique et géométrique sur cet empire" (Paris, 1814). Dans le
chapitre intitulé .-Des Esclavons et de leur langage", il expose
des idées rema'^quablement justes sur la civilisation yougo-
slave unifiée. Les Français respectaient aussi les idées des
écrivains yougoslaves et résolvaient, d'accord avec eux, toutes
les questions. L'union politique réalisée exigeait une prompte
décision au sujet de l'union de la culture intellectuelle.
L'illyrie ^devait, déjà à cause de l'administration et de l'in-
struction unifiées, avoir une langue littéraire et une orthographe
uniques, car jusqu'à ce temps, presque chaque province se.
servait, dans la littérature, de son propre dialecte et de sa propre
orthographe qui se rapprochait de celle de la nation voisine
(italienne, allemande, magyare). Ainsi la question de la langue
littéraire et de l'orthographe était-elle la question fondamentale
de notre union culturale. Sous l'influence française parut le Vo-
cabulario italiano-illyrico-latino (1810) de Joakim Stulli. dédié
.à Marmont, gouverneur de l'illyrie napoléonienne, et la Qram-
44
matica délia lingua Ilirica (1808) de F. M. Appendini, l'un et
l'autre édités à Raguse.
ATriesteparut la „Novaricoslovicailiricka" (Nouvelle gram-
maire illyrique, 1812) de Siméon Starcevic. Dans tous ces travaux
se fait remarquer une visible tendance pour que les Yougoslaves
forment une seule et même nation, pour qu'ils parlent une
même langue, ayant plusieures dialectes différents, avec la remar-
que qu'il faut intro^iuire dans la vie publique, dans les écoles
et dans la littérature Un seul dialecte dit „Sto" qui était de tous
les dialectes dalors le plus répandu et le plus parfait; l'ortho-
graphe aussi devait être uniforme et s'adapter aux exigences
de la langue.
L'illyrie française, dont le centre de gravité politique et
cultural était sur l'Adriatique, tomba en même temps que Na-
poléon et fut de nouveau démembrée en plusieurs parties ad-
ministratives, mais ridée de l'État de l'illyrie continuait cepen-
dant à lui survivre.
La vie de l'illyrie, bien que courte fut cependant assez
longue pour enraciner dans le peuple l'idée de l'union nationale
pour un futur développement.
Mais ce développement s'annonçait difficile, car après
l'occupation française, toutes les puissances voisines cherchèrent
à opprimer les tendances nationales des Yougoslaves. Les
Yougoslaves se sont unifiés plus difficilement que les autres
peuples, car les pouvoirs turcs, autrichiens et hongrois s'op-
pqsaient même à leur union culturale, voyant là aussi, un moyen
qui aiderait les Yougoslaves dans la propagation de leur idéal
politique.
Et cependant, bien que l'illyrie de Napoléon fût tombée,
parut en ce même temps le héros de Topola, Karageorges qui
déliyra la Serbie des Turcs, et ce pays délivré devint le Pié-
mont politique des Yougoslaves; mais seulement plus tard à Za-
greb, en Croatie fut créé le centre de civihsation danslequel se déve-
loppa l'idée de l'union yougoslave. C'est là que la jeunesse
commença la Renaissance nationale, résolvant le problème na-
tional sur la même base, d'après la même méthode et avec le
même nom i llyrique comme cela avait été dansl lllyrie du temps
de Napoléon. Malheureusement la renaissance nationale n'a pu
unir tous les Yougoslaves ni au point de vue politique ni au
point de vue civilisateur. Sans relations politiques avec les autres
nation de 1' Europe, les Yougoslaves durent pendant l'année
45
révolutionnaire de 1848, les armes à la main, défendre leur
langue contre les violences magyarisatrices des Magyars et
exiger de l'Autriche qu' elle créât un État fédératif pensant
qu'ils trouveraient seulement ainsi assez de liberté pour vivre
leur vie nationale, et assez de force pour libérer leurs compa-
triotes qui gémissaient encore sous le joug turc, en Bosnie et
en Herzégovine.
La marche de l'unification de la civilisation a fait tout de
même de grands progrès, car jusqu'à cette époque-là, il n'y
avait que des littératures régionales, c'est-à-dire que chaque
province écrivait seulement pour elle-même, avec son dialecte
et son orthographe, mais à partir de la Renaissance nationale,
il y a trois littératures: littérature serbe, croate et Slovène.
Entre la littérature serbe et croate, il n' y a même aucune dif-
férence, excepté dans l'alphabet, les Serbes se servant de
lettres cyrilliques, tandis que les Croates emploient des lettres
latines; mais entre la littérature croato-serbe et celle des Slovènes,
il y a une petite différence dans le dialecte. Bien que la Re-
naissance nationale n'ait pas pu parfaitement réaliser l'union
nationale, elle a donné aux Yougoslaves le même idéal en
politique et en civilisation qui, après l'année manquée
-de 1848, où à la place du fédéralisme s'était installé l'absolutisme
de Bach, devenait quand même de plus en plus visible.
A la demande de la diplomatie turque qui s'effrayait de
voir pénétrer l'idée illyrique en Bosnie et en Herzégovine, encore
sous la domination turque, l'Autriche défendit en 1843 qu'on
employât le nom: illyrique. Depuis ce temps le nom: Yougo-
slave sert d'appellation commune pour les Serbes, Croates et
Slovènes, et comme chef de la nation, avec la devise de l'idée
yougoslave, apparaît vers la seconde moitié du XIX^ siècle le
grand évêque Joseph Georges Strossmayer, le célèbre ora-
teur Hbéral au Concile du Vatican. La vie nationale et civilisée
se développa jusqu'à nos jours sous le nom de yougoslave
et les tendances à l'unification y devenaient toujours plus claires.
En 1867, Strossmayer fonda à Zagreb l'Académie yougo-
slave pour qu'elle devînt le centre scientifique des Serbes, Cro-
ates et Slovènes. Mais les autres branches de la civilisation
inclinèrent aussi à se réunir, notamment celle de la littérature.
Les littératures: croate, serbe et Slovène ont produit, il
est vrai, au XIX^ siècle de grandes œuvres, mais lorsque les
petits contrastes auront disparu, alors une littérature
46
yougoslave unique créée pour 12 millions d'âmes, présen-
tera seulement l'expression parfaite de l'esprit yougoslave.
Le contraste entre la littérature serbe et croate existe dans
la différence de l'alphabet; le comte Janko Draskovic. chef
politique de la renaissance nationale dans la première moitié
du XIX^ siècle, proposa que les Croates se servissent de
l'alphabet cyrillique, mais la proposition ne fut pas acceptée.
Le chef des intellectuels serbes modernes, le D"^ Jean
Skerlic, déclara à son tour en 1910, au congrès des écrivains
yougoslaves de Ljubljana qu'il se chargeait de faire accepter
aux Serbes l'alphabet latin.
Ainsi les plus grandes intelligences yougoslaves furent
les porteurs de l'idée de l'union nationale et ce procès d'unifi-
cation de la civilisation yougoslave est à présent en tant pa-
rachevé, que l'union politique des Serbes, Croates et
Slovènes en un État, sousla dynastie des Karageor-
gévic qui donna le libérateur de la Serbie et des
Yougoslaves, est le faitnaturel d'une terminaison
logique de tous les efforts accomphis jusqu'ici, et
de cette façon la question yougoslave se trouve
définitivement résolue.
Dans les efforts civilisateurs accomplis jusqu' à présent,,
la source de la nouvelle vie yougoslave n'a que commencé à
jaillir. Unis au point de vue de la civilisation et de la poli-
tique, ils n'ont plus qu'à créer une culture intellectuelle par
laquelle ils acquerront dans le monde, comme travailleurs civi-
hsateurs, la même renommée qu'ils ont acquise comme guerriers
dans l'histoire qui les a placés au premier rang. L'héroïsme
devint le trait principal du caractère yougoslave, et cet hé-
roïsme fut toujours au service de la civilisation
contre la barbarie. Les souffrances des Yougoslaves
dans les luttes séculaires qu'ils soutinrent contre les Turcs
sauvèrent la civilisation européenne de l'anéantissement par le
sabot turc. Aussi le poète ragusain Vladislav Mencetic, célébrant
les héros de la famille de Zrinski, a-t-il bien . dit déjà au
XVII^ siècle:
L'Italie aurait depuis longtemps sombré
Dans les vagues de l'esclavage,
* Si la mer ottomane n'était venue se briser
Contre les écueils croates.
47
Les terres de l'Adriatique sont le berceau de la plus
ancienne civilisation yougoslave; elles doivent aussi, à l'avenir,
mettre les Yougoslaves en relation avec le monde entier ;
elles possèdent les traditions les plus grandes et les plus belles;
elles ont donné le jour à de grands hommes. Parmi eux, nous
comptons: le sculpteur Jean Mestrovic, le peintre Vlaho Bu-
kovac, les poètes Jean Mazuranic, Silvius Kranjcevic, Ivo Voj-
novic et Vladimir Nazor. Les terres de l'Adriatique seront aussi
dans l'avenir la source et le centre de la civilisation yougo-
slave; si elles sont mutilées, l'avenir des Yougoslaves sera
aussi mutilé; c'est pourquoi l'intégralité complète des terres
yougoslaves sur l'Adriatique est l'impératif catégorique de la
vie politique et civilisée des Yougoslaves.
La Yougoslavie économique.
(Court aperçu.)
( Par Philippe Lukas, Professeur à l'Académie de Commerce.)
1" Lignes fondamentales du développement économique.
L'espace est le fondement de toute économie, car c'est
la partie de la surface terrestre sur laquelle l'homme se meut
et développe ses forces physiques et intellectuelles. En second
lieu, l'économie dépend des conditions naturelles qui résultent
des circonstances géologiques, morphologiques, climatériques
et floristiques-fauniques d'un pays. La situation géographique
joue là dedans un rôle très influent. En troisième lieu, l'éco-
nomie dépend du travail de l'homme, car toutes les ressources
naturelles resteraient des capitaux morts, si l'homme ne les ex-
ploitaient pas, et si l'économie ne les développait pas suivant
certaines lois sociales. Le mode d'exploitation dépend des forces
productives intellectuelles, qui trouvent leur expression dans
la, technique et l'organisation du travail. L'économie, c'est
en premier lieu, le travail avec la nature et, en se-
cond lieu, le travail contre la nature.
Au point de vue de la grandeur de l'étendue^
de la situation géographique et de la richesse des
ressources et forces naturelles, la Yougoslavie
figure parmi les pays richement dotés, mais, au
point de vue du degré de la culture matérielle, elle
se trouve au début de son développement écono-
mique, car elle ne vient que de commencer à ex-
ploiter ses ressources et ses forces, tandis que les
biens culturels ne sont qu'en train de se faire
sentir.
2" Superficie, situation, frontières.
La Yougoslavie a une superficie d'environ 250.000 kil. carr.,
elle est un peu plus petite que la Grande Bretagne sans l'Ir-
lande, qui en a une de 231.000 kil. carr.
4
50
Elle comprend les Etats de Serbie et de Crna Gora (Mon-
ténégro) et les parties yougoslaves de l'ancienne monarchie
austro-hongroise. Elle forme le pays de transition entre l'Eu-
rope centrale, la mer Egée et la mer Adriatique. Tandis que le
royaume de Serbie en tant qu'Etat moravien-vardarien forme
le centre de la péninsule des Balkans et relie l'Europe centrale
avec la péninsule des Balkans, la mer Egée et l'Asie Mineure,
les pays yougoslaves de l'ancienne monarchie austro-hongroise
forment le territoire de transition entre les pays alpins et da-
nubiens d'une part et la mer Adriatique d'autre part. Mais
tandis que le royaume de Serbie barre la route à ces forces
qui tendent à une plus vaste sphère politique et à l'expansion
intercontinentale (Express-Orient, chemins de fer de Bagdad,
Europe Centrale), les pays yougoslaves de l'ancienne monarchie
austro-hongroise sont un objet de lutte entre les pays et forces
des Alpes et du Danube et les forces qui agissent sur la mer
Adriatique.
De la Soca jusqu' à la Bojana, les Yougoslaves forment
une chaîne ininterrompue, flanquant la partie orientale de la mer
Adriatique. Tandis que les frontières maritimes sont sans conteste
naturelles, les frontières continentales de la côte occidentale
sont différemment comprises par les Yougoslaves et les Italiens.
L'Italie est sans aucun doute une des plus belles indivi-
dualités continentales, un ensemble borné par des frontières
naturelles, mais elle s'étend de la Sicile aux Alpes sans la dé-
passer. C'est dans cette étendue naturelle que se trouve la force
de l'Italie, et sur ce territoire se développèrent deux peuples,
le peuple romain dans les anciens temps et le peuple italien
dans les temps modernes. Lorsque l'Etat romain franchit ces
frontières naturelles, il perdit son caractère national et devint
une sorte de forme juridique internationale pour les acquisitions
culturelles de peuples sur la périphérie de la mer Méditerranée.
Après la chute de l'Empire romain, l'Italie se trouva dans son
territoire naturel, sur lequel se développa le peuple italien.
Aux temps de son expansion, les frontières de l'Italie
furent portées à l'Est jusqu' à la Rase (Arse) en Istrie, jamais
plus loin; mais tout cela n'est pas fondé géographiquement et
disparut, d'ailleurs, bien vite au temps des émigrations des
peuples, sans que le nom d'Italie ne se conservât sur ce ter-
ritoire géographiquement différent. Les circonstances ethniques
et autres de ces deux pays nous font voir combien diverse-
^ 51
ment agit le territoire naturel. Tandis qu'en Italie, tous les peu-
ples, et même leurs conquérants (les Goths, les Normands, les
Lombards), se sont assimilés avec les indigènes et devenus
Italiens, l'Istrie a pris une forme ethnographique toute différente.
L'élément roman, maigre la domination de Venise de plus
de 1000 ans, ne s'est nulle part maintenu, excepté quelque peu
dans les villes et sur les côtes occidentales, et cela, par la loi
géographique de conservation, d'après laquelle les survivants des
peuples déchus trouvent en tout temps et en tout lieu leur salut
ou dans les montagnes, ou sur les côtes (les Celtes, dans le
pays de Galles, en Bretagne et en Normandie; les Grecs, en
Asie Mineure) le long des bords de la mer.
Pour pouvoir apprécier la situation géographique de ces
contrées que les Italiens réclament pour eux, il faut avoir de-
vant les yeux les lignes naturelles de l'Europe entière.
Le continent européen peut se diviser en deux moitiés
naturelles, l'une découpée, à l'Ouest, l'autre massive, à l'Est.
La partie orientale est Hmitée par la ligne du Dnjester et de la
Vistule et la partie occidentale par la ligne Dantzig-Trieste. A
l'Est de la première ligne se trouve le tronc continental de
l'Europe, et, à l'Ouest de la seconde, une sorte de péninsule
européenne de climat océanien et mi-océanien. Au centre s'é-
tend une partie de transition, où se font sentir dans le climat,
la flore et la culture les influences des deux autres parties.
La ligne la plus importante et en général la
ligne culturelle la plus marquante de I' Europe
qui sépare les races romanes et germaines de la
race et de la langue slaves, se trouve sur la li-
gne Dantzig-Trieste. Il y a bien quelques trangressions
d'un côté et de l'autre, mais elles sont si peu importantes
qu'elles ne changent point 1' essence du problème. Les Slaves
ont franchi cette ligne de démarcation et ont passé en forme
de coin dans la plaine lombarde; les Italiens se sont mainte-
nus sur la périphérie occidentale de 1' Istrie; mais toutes ces
transgressions peuvent se résoudre sur la base du principe
national dans l'esprit des principes de Wilson. Ceux qui ^de-
mandent ces pays pour 1' Italie sur la base de la géographie
ou de la ligne de partage des eaux, sans tenir compte de
l'ethnographie et des autres facteurs physiques, ne sont pas
moins téméraires que ces géographes autrichiens qui réclament
la plaine Lombarde sur la base de la ligne de partage des eaux
ap'ennine.
52 ^
Ce n'est pas seulement le principe ethnographique, mais
aussi la géographie qui parle en faveur des Slovènes. La Soca
passée, en venant de l'Italie, on rencontre une tout autre
constitution du sol et de toutes nouvelles apparitions de la
nature. La formation calcaire du sol près de Monfalcone pénè-
tre jusqu'à la mer et s' étend jusqu'à la Bojana.
Les îles voisines de la terre ferme, d'après leur forme, leur
formation et leur direction concordante, ne sont que des parties
du continent et se sont formées à la suite du déplacement
séculaire des côtes dalmates et istriennes, pendant lequel la mer
a pénétré dans les bas fonds pour les transformer en canaux et
baies, tandis que les monts, se dressant au dessus de la mer,
ont formé des îles. Les côtes de la terre ferme et les
îles de la mer forment un ensemble organique
géographique, dont 1' un ne saurait se détacher
de r autre, sans causer la déformation de 1' orga-
nisme tout entier. Les limites qui séparent 1' Ita-
lie de la Yougoslavie se trouvent au milieu de
la mer Adriatique dans la direction de son axe.
Revendiquer pour l'Italie, sur la base' de la géogra-
phie, les côtes orientales de la mer Adriatique, ce n' est
pas moins fondé que de demander pour 1' Allemagne les
côtes de Finlande. Les géographes italiens voudraient peut
être baser les prétentions de l'Italie aux îles et côtes dalma-
tes et istriennes sur la loi connue de la force de réunion de
la mer. La mer, en effet, réunit des côtes opposées, et même
toutes les côtes du monde, en un ensemble, mais ce ne sont
que des liens de communications et de commerce; les liens
politiques exigent d'autres conditions plus fortes. .Jadis, la
chose était toute simple à cet égard, lorsque la vie politique
et commerciale se passait dans le voisinage des côtes; mais,
de nos jours, les continents sont organisés, et les communi-
cations continentales balancent suffisamment déjà les avantages
de la mer; les côtes, aujourd'hui, ne font face qu'aux
besoins de leur arrière pays.
La mer, au point de vue géographique poli-
tique, remplit les fonctions de limites, c'est à
dire qu'elle sépare les Etats, tandis que sa force de
réunion se manifeste aussi, en second lieu, au point de vue
des communications et du commerce. Côtes opposées,
esprit opposé, dit on bien caractéristiquement en anglais.
53
3« Climat.
Ne parlons du climat que pour faire ressortir les différen-
ces floristiques et culturelles qui existent entre le littoral et
r arrière pays, et pour attirer 1' attention sur la Rivière (Cor-
niche) dalmate, qui, par la chaleur des mois d'hiver, passe
avant les bains hivernaux français et autres.
La latitude géographique, la constitution du sol et la situ-
ation sur la mer, voilà les facteurs essentiels du climat.
D'après la latitude géographique, la Yougoslavie appar-
tient à la zone tempérée; d' après la constitution du sol et
r altitude, on remarque dans l' arrière pays d' assez grandes
différences entre l'été et l'hiver; d'après la situation sur la
mer, on trouve en Yougoslavie une petite contrée climatérique
méditerranéenne de caractères climatériques identiques à ceux
qu'on rencontre en Italie et dans la France méridionale.
L'influence particulière sur le climat de la Yougoslavie
résulte de la direction des montagnes, qui s' élèvent immédia-
tement jusqu' à la mer, parallèlement aux côtes. La tempéra-
ture en est abaissée à l'intérieur, car les montagnes ne lais-
sent point pénétrer le souffle marin, mais, en même temps, elle
en est élevée sur le littoral, où il fait plus chaud que dans les
autres endroits de même latitude géographique et de même
situation méditerranéenne. Les températures annuelles moyen-
nes et les températures moyennes du mois le plus froid de
r année nous le prouvent au mieux.
Dubrovnik :
16V
en
janvier 9^2
Korcula :
'17M
„ 9°,8
Hvar:
16°,5
9^
Nice:
15°,5
„ S'A
Athènes
16",8
„ 8«,2
Naples
l6^
„ 8«,4.
L'énergie calorique développée par la mer pendant 1' hiver
est limitée à une bande étroite de la côte, ce qui fait que la
température y est si élevée, mais, déjà à quelques centaines de
mètres de la mer, cette influence cesse, un doux climat conti-
nental y règne avec des oscillations de chaleur plus ou moins
grandes et la flore de 1' Europe centrale et de la mer Noire.
4" Peuple.
La Yougoslavie compte environ 14.000.000 d'habitants, qui
se divisent en trois groupes: les Serbes, les Croates et les
54
Slovènes. A l'origine, il n'y avait aucune difft^rence entre eux;
des influences culturelles et une vie historique diverse les ont
différencies, mais pourtant, ils ont conservé entre eux un vif
sentiment de l'unité nationale, et leur attitude actuelle n'est que
la conséquence de leurs aspirations et de leurs efforts.
L'étendue géographique occupée par les Yougoslaves
possède cette particularité qu'elle ne forme pas un ensemble
naturel unique, à l'instar de la France et de l'Angleterre, mais
qu'elle se compose de quelques provinces plus ou moins petites.
A l'exception de la Serbie, qui, d'après l'artère principale des
fleuves Morava-Vardar, peut s'appeler Etat mora vi en-var-
d a r i e n, les autres Yougoslaves occupent les formations calcaires
Alpines-istriennes, croato-dalmates, bosniennes et les parties
orientales des Alpes et du Danube moyen. Tandis que la
Croatie méridionale, la Dalmatie, la Bosnie et Herzégovine et
la Crna Qora ont un dos orographique commun dans la Velika
et la Mala Kapela, Pljesevica et les Alpes danubiennes avec
dçux penchants, l'un vers le Nord, l'autre vers le Sud du côté
de la mer, la Slovénie et les pays croates-slavoniens sont réunis
en un ensemble par. le bassin de la Save et de la Drave, qui
de Triglava se continue vers l'Est sans aucune limite visible.
Les Slovènes se déplacèrent le plus loin des Yougoslaves
vers l'Ouest et occupèrent les parties des Alpes orientales,
justement celles qui se trouvent entre la mer et les autres pays
alpins. Ce fut pour leur développement d'une importance
capitale, car, dans l'organisation des pays alpins, ils vinrent
comme composants de forces plus puissantes, les Allemands.
Aussi sont ils restés, au point de vue de l'organisation, derrière
les autres Yougoslaves, à qui le nombre et la situation ont
permis une plus grande liberté de développement.
Les Croates ont occupé à l'Est des Slovènes le pays
compris entre la Save et la Drave et la partie orientale de la
péninsule avec les côtes istriennes et dalmates les plus décou-
pées. On y trouve une infinité d'îles, de baies et de canaux
ouverts largement vers le Sud et l'Ouest, ce qui fait que de
ce côté s'est toujours fait sentir une forte influence, surtout
alors où le continent n'était pas encore organisé politiquement.
Le littoral Yougoslave est peu fertile et peu étendu; aussi n'a
on jamais pu y fonder d'Etat de grand style, bien que sur lui
se trouvât le centre de l'Etat croate et de l'Etat ragusien. Cette
partie fut d'ailleurs un objet perpétuel de luttes entre les forces
continentales et maritimes.
00
Au point de vue ethnique, il n'y a point de différence
entre les Yougoslaves. A côté de tous les mélanges étrangers
il s'est formé un type unique, connu sous le nom de race
*dinarique, caractérisé par la haute taille et le crâne brachicéphale.
Dans ses études sur le caractère distinctif du corps, l'anthro-
pologue anglais W. Ripley (The Race of Europe, London, 1900.)
en arrive à conclure que les Illyriens modernes (Arbanais) et
les Serbo-Croates forment un type unique physique, connu
sous le nom de race dinar ique. D'après cela, cette opinion
de quelques écrivains italiens n'est pas fondée, suivant laquelle
les habitants de l'Istrie et de la Dalmatie appartiendraient
ethniquement au peuple itahen^).
Les Yougoslaves sont physiquement sains et moralement
d'une grande fécondité. D'après les données statistiques, le
nombre des naissances dépasse celui des décès en moyenne,
de 1901 à 1910, de 14,8 pour mille.
1)11 n'est pas sans intérêt de faire remarquer qu'il y a des écrivains
italiens (entre autres, Carlo Errera: Una carta etnico-linguistica) qui mê-
lent les moments ethniques et linguistiques, afin de pouvoir, de cette
manière, signaler un nombre d'Italiens plus grand qu'il ne l'est en réa-
lité. Le caractère principal des peuples est la volonté d' après laquelle
chacun se dit appartenir à un certain groupe social. Aussi Renan prétend
il justement que cet aveu se manifeste par un plébiscite de chaque jour.
La langue, cela va de*soi, est un des moteurs principaux de la volonté,
mais la langue seule ne forme pas le peuple. Les Irlandais, par exemple,
parlent anglais, les Norvégiens danois, et pourtant ce caractère lingui-
stique ne saurait faire dire à personne que les Irlandais sont des Anglais
et les Norvégiens des Danois, et cela pour cette raison que ces peuples
ne veulent pas qu'il en soit ainsi. En second lieu, la langue italienne n'est
pas justement si répandu dans le pays que pourrait le croire celui qui
arrive du côté de la. mer et juge tout le pays d'après l'impression faite
sur lui dans les villes, car à l'intérieur presque personne ne parle italien. De
plus, faisons le remarquer, presque tous les Italiens parlent aussi slave tout
aussi bien que les quelques pour cent de Yougoslaves parlent italien, de
sorte que les Italiens ne peuvent pas en appeler au caractère linguistique
du pays. Si la langue italienne est plus répandue qu'elle ne devrait l'être d'
après le caractère ethnique du peuple, cela résulte de deux facteurs: le pre-
mier, ce sont les anciennes réminiscences, dont il est resté bien peu dans
le pays; le second, qui est plus important, c'est la politique autrichienne,
qui, lorsqu'elle dominait la province lombardo-vénitienne, voulut aussi
créer en Dalmatie les mêmes circonstances culturelles, pour se façonner
les fonctionnaires nécessaires. Elle n'ouvrit que des écoles italiennes en
Dalmatie et sur le Littoral croate, et, plus tard, elle aida les Italiens, pour
entraver, avec leur assistance, la réunion des Yougoslaves de ces con-
trées en un ensemble national, ce qui lui a longtemps réussi.
56
Le grand nombre des naissances démontre non seulement
leur vigueur physique, mais aussi leur force démographique
future, qui se manifestera au point de vue de la défense et de
l'économie.
Socialement, les Yougoslaves sont un des peuples les plus
démocratiques de la terre, car, en Serbie, Crna Gora et Bosnie,
il ny a pas de noblesse, et dans les contrées de 1 ancienne
monarchie austro-hongroise, les nobles y sont très rares.
Malheureusement, au point de vue culturel, les Yougo-
slaves se trouvent assez en arrière vis à vis des peuples occi-
dentaux, obligés qu'ils ont été de dépenser toute leur énergie
pour dc'fendre leur existence nationale; quant à ceux de
l'ancienne monarchie, des gouvernements étrangers leur ont
imposé toutes les entraves possibles, pour les empêcher de
s'élever culturellement. Tandis que, par exemple, il y a, en
moyenne, en Autriche, une école primaire pour 1.250 habitants
en Bosnie et Herzégovine il y en a une pour 3.715.
*
5^ Production agricole.
La Yougoslavie est un pays éminemment agricole, et même,
d' après le pour cent des habitants qui s^ occupent d' agri-
culture, elle est la première en Europe.^) Cependant le mode
de travail agricole est encore assez primitif,. au moins dans une
grande partie du pays. Les machines modernes s" emploient
très rarement, et il y a encore bien loin jusqu' à la culture in-
tensive du sol. Et pourtant, la production est assez grande ;
une culture rationnelle 1' élèvera considérablement.
Le tableau ci joint contient les noms des espèces importantes
de plantes et la quantité de la production ; bien d' autres plantes
utiles (lin, chanvre, arbres fruitiers) ne sont pas mentionnées,
parce que la statistique de toute la production n' en est pas
confirmée, bien qu' elle soit assez importante.
La production absolue est assez grande, mais la production
relative est bien faible. Au Danemark, un hectare donne 30 quin-
^) En 1910 se sont occupés d' agriculture :
en Serbie 84",, en Ualie 59%
en Bosnie et Herzégovine 88" „ en France 49''/o
en Croatie et Slavonie 85" „ en Angleterre^ 13"/ft
en Dalmatie 83, 7" „ en Russie 75" „
en Slovénie 65%
57
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58
taux de froment, en Angleterre 21, tandis que dans la contrée
la plus fertile de la Yougoslavie, les pays riverains de gauche
du Danube, où la terre (Loss) est de beaucoup plus fertile qu' au
Danemark et en Angleterre, on récolte 10,2 quintaux, à peine
par hectare.
Ce tableau fait ressortir en même temps de grandes diffé-
rences entre les territoires productifs particuliers de la Yougo-
slavie (Istrie ^ Dalmatie). Non seulement la production totale
des céréales à pain peut couvrir les besoins de la population,
mais même une partie en pourra être exportée (environ 15.000.000
de quintaux de farine).
'
Bêtes
à
cornes
Chevaux
Moutons
et
Chèvres
Porcs
Volaille
Serbie
1.000.000
152.617
3.800.000
900.000
Croatie
et Slavonie
1.200.000
350.000
950.000
1.100.000
Slovénie
506.000
59.000
86.000
544.000
Istrie
64.490
21.000
203.000
17.209
Bosnie et
Herzégovine
1.300.000
224.000
2.500.000
511.000
i
Dalmatie
104.714
42.000
1.100.000
70.844
Pays riverains
du Danube
839.000
516.000
1.900.000
1.300.000
Cma gora et
Serbie
Vardarienne
Inconnu
«
Total
5.014.204 ■
1.364.617
10.539.000
4.443.053
■
Dans la production du froment, d' après le nombre d ha-
bitants, la Yougoslavie figurera' avec 160 kgr. par personne au
quatrième rang en Europe :
59
Bulgarie avec 400 kgr.
Roumanie „ 348 „
France „ 228 „
Yougoslavie „ 160 „
Quant à la production du maïs, la Yougoslavie, avec ses
37 à 40 millions de quintaux, prendra la première place en
Europe, suivie à de grands intervalles par les autres Etats
européens:
Roumanie avec 28 millions de quintaux,
Italie „ 21
Espagne , 7 „ „ „ ,
France „ 6 „ „ „
Le pain de maïs est le pain de beaucoup préféré du paysan
yougoslave, d'où il restera pour l'exportation une plus grande
quantité de froment.
A côté d'une assez belle production de plantes commer-
ciales (lin, chanvre, tabac, betterave à sucre, chrysanthèmes), de
fruits (prunes, amandes^ figues^ pommes, poires, oranges,
citrons, caroubes) et de plantes à huile (navettes, olives), il
faut faire ressortir la grande valeur des forêts^ yougoslaves. Les
10.000.000 d' arpents^ de forêts couvrent un espace deux fois
plus grand que ne 1' est la Belgique toute entière. Jusqu' à pré-
sent, on a exporté de grandes quantités de bois, des planches et
des douves surtout, dans l'Europe méridionale et occidentale
(à Cette, en France) ; 1' organisation de meilleures communica-
tions en élèvera considérablement l'exportation.
6" Elevage.
Suivant le sol et le climat, l'élevage des bestiaux est très
différent. Au Sud, dans la zone méditerranéenne, où rarement
il pleut l'été, ce qui fait que le sol passe au steppe, l'élevage
des bêtes à cornes est faible; dans l'arrière pays, au contraire,
où il pleut l'été et où la culture des prés est développée, l'éle-
vage des bêtes à cornes est assez avancé.
Les races qualitatives importées, en particuher les bonnes
vaches à lait, se trouvent surtout en Slovénie et Croatie ; vers
l'Est, les races sont plus faibles. Le nombre des moutons s'élève
1) La Dalmatie et l' Istrie fournissent 17.000 quintaux cl' amandes.
2) La Dalmatie fournit annuellement 60.000 quintaux de figues.
•0 La Dalmatie fournit 40.000 hl. d'huile d'olive, l'istrie 6000.
*) 1.737 arpents ~ 1 hectare.
60
en chiffres ronds à 15.000.000 de têtes ^); daprès le nombre
des habitants, la Yougoslavie occupe le deuxième rang. Pour
100 habitants il y a:
en Bulgarie
189
moutons,
„ Yougoslavie
107
n >
„ Roumanie
96
» 5
„ Espagne
81
n >
„ Grande Bretagne
59
» >
„ France
43
» >
„ Italie
4
»
Les Yougoslaves se nourrissent avant tout de viande de
moutons. Le nombre de la volaille ne figure pas parmi les don-
nées statistiques; au point de vue volaille, te Yougoslavie
occupe une place importante; jusque maintenant il a été exporté
un grand nombre de dindes et d'œufs sur les marchés de l'Ouest,
à Londres particulièrement. L'élevage des bêtes à cornes se
trouve aussi à une belle hauteur, et la Slovénie peut exporter
du lait et du beurre, la Serbie de la viande. L'élevage des
porcs n'est pas moins important ; avec ses 5.000.000 de têtes,
en communauté avec la Serbie vardarienne et la Crna Gora, il
occupe, d'après le nombre des habitants, la quatrième place en
Europe; pour 100 habitants il y a:
au Danemark ' 54 porcs,
en Allemagne 34 „ ,
„ Roumanie 29 „ ,
„ Yougoslavie 28 „ .
La Serbie a jusqu'ici exporté principalement du bœuf et du
porc gelé et de la graisse, et cette branche d'exportation con-
tinuera à se développer favorablement dans cette direction.
7" Richesses minérales.
Les événements géologiques historiques qui ont formé le
relief extérieur de la Yougoslavie sont la cause des diverses
espèces de richesses minérales.
^) Le tableau n'indique que 10.500.000 têtes ; mais on n'y a pas fait
figurer la Crna Gora et la Serbie vardarienne (53.200 l<il, carr.), qui four-
nissent sûrement 4.00(1.000 de têtes au moins. La Yougoslavie toute en-
tière fournit donc le nombre ci dessus.
61
Dans les formations archéennes et paléozoïques de Bosnie
-et de Serbie on trouve des minerais de fer, de plomb, de
cuivre, d'or.^)
Dans les formations mézozoïques des Alpes calcaires du
Sud, on trouve des minerais de plomb et de zinc, du mercure
et de la houille (Pecuh [Fiinfkirchen], etc.. Les formations ter-
tiaires contiennent des couches de houille en Istrie et en Dal-
matie. Les minéraux les plus importants sont: la houille, dont
on a extrait en 1913, sans tenir compte des pays riverains du
Danube (mines de Pecuh), environ 32.000.000 de quintaux-),
le mercure, dont on a produit à Idrija, en Carniole, 8.200 quin-
taux d'une valeur de 3.900.000 couronnes.
Le deuxième minéral, si important pour l'industrie, le mi-
nerai de fer, se trouve aussi en belles quantités. Le gisement
le plus considérable est celui de Vares en Bosnie, où le mi-
nerai est extrait et fondu. La production annuelle s-' y élève à
16.000.000 de quintaux de minerai, dont on reçoit 500.000 quin-
taux de fer brut. Pendant la guerre, on a commencé à en
extraire à Ljubija, et- ce minerai semble avoir un plus grand
pour cent de fer que celui de Varesa. Il y a aussi des minerais
de plomb, de zinc et de soufre, mais la production n'en est
pas grande.
La Croatie et la Dalmatie méridionales, avec tout leur
système calcaire, abondent en immense quantité en cryolite
pour l'extraction de l'aluminium; pendant la guerre, on en a
produit en plusieurs endroits (seulement en Istrie, 200.000
quintaux).
La marne pour la fabrication du ciment abonde dans
toutes les contrées de la Yougoslavie, et tout particulièrement
en Croatie et en Dalmatie, dont cette dernière travaille pour
l'e'xportation. Les pierres de construction et le marbre se trou-
vent en grande quantité dans le Velebit et en Dalmatie; d'im-
posants palais (celui de Dioclétien à Split et le parlement de
Vienne) sont construits avec les pierres de Brac ou de Korcula.
Le marbre d'Unesic s'exporte de Dalmatie.
') La Serbie donne annuellement une petite quantité d'or, 450 kgr.
d'argent, 900 kgr., mais 7.000 tonnes de minerai de cuivre.
') Slovénie : 18.000.000 de quintaux; Bosnie et Herzégovine: 8.400.000;
Serbie: 4.000.000; Croatie et Slavonie: 1.100.000; Dalmatie et Istrie: le
reste. L'Italie en extrait 5.000.000; de là sa convoitise pour Siveric en
Dalmatie.
62
La Yougoslavie possède de grandes richesses d' eaux mi-
nérales et acidulées; citons en les plus connues: Koviljaca, en
Serbie; llide près Sarajevo, en Bosnie; Topusko, Krapinske
Toplice, Varazdinske Toplice, Stubicke Toplice, Sutinske To-
plice, en Croatie; les bains d'iode de Lipik, en Slavonie; les
bains sulfureux de Split, en Dalmatie; Rogatec, en Styrie, etc.
8" Développement culturel.
a) Industrie.
Le problème industriel est partout, en premier lieu, la
conséquence de 1" organisation sociale de la société et du par-
tage du travail, ce qui suppose une certaine civilisation et une
certaine densité de la population. En second lieu, le dévelop-
pement de l'industrie dépend de la quantité des matières pre-
mières, du capital disponible, de la force consommatrice du
pays, de l'esprit d'entreprise, de l'habileté des ouvriers, des
marchés extérieurs et de la situation géographique. La Yougo-
slavie dispose de beaucoup de ces conditions, bien que, pour
une plus grande impulsion de l'industrie au point de vue de
r exportation, elle ne produise pas assez de fer, ni de houille.
Mais le manque de houille noire peut se suppléer par la ho-
nille blanche, qui, elle, ne s'épuise pas.^)
1) Le géologue compétent, professeur Dr. Frech, compte que la quan-
tité probable de houille bosnienne s' élève à 3^':, milliards de tonnes.
Mais, outre la houille noire, la Yougoslavie possède en grandes quanti-
tés de la houille blanche. Jusqu'ici des études techniques ont été faites
sur une partie des eaux, et, d' après 1' ingénieur Th. Schenkel (Karst-
gebiete und ihre Wasserkraîte), la force hydraulique de toutes les eaux
de la province de Lika s'élève à 200.000 HP.,
de la Recina 2.000 „ ,
de lajRicica 15.800 „ ,
de la province de Dalmatie 195.000 „ .
(d'après lui et d'après le technicien Baucic, qui a étudié ces eaux, mais
n'a pas encore publié le résultat de ses travaux). Déjà maintenant, il
existe des installations de SS.'JOO HP sur la Krka, de 36.000 HP sur la
Cetina (près Gabavica). On y a construit un bassin pour 100.(00 HP, et
si l'on y terminait l'installation, cette centrale serait, par la force hydrau-
lique, la première en Europe, tandis qu'elle n'est que la deuxième.
La Trebinjcica, en Herzégovine, pourrait procurer une force de
7(1 à 80.00*-) HP et aussi les rivières de la contrée calcaire de la Yougo-
slavie livreraient environ 600.000 HP.
Pour une force de cheval d' une heure on a besoin de 1 à 1 kgr
5 de charbon avec 7.000 calories; pour 600.000 forces de cheval d'une
heure il faudrait 35.000.000 de quintaux de charbon. Ces forces hydrau-
liques auraient donc une valeur annuelle de 35.0(-i0.000 de quintaux de
charbon de Cardiff.
63
La caractéristique du travail industriel actuel, c'est qu'il
se fait dans de petites entreprises et qu'il est lié à la trans-
formation des matières premières du pays et à la production
domestique. Le travail industriel vient de commencer à se
développer, et le pays devra avoir recours, longtemps encore,
aux marchés occidentaux-.
L'industrie textile, en tant qu'elle ne sert pas à la
production domestique, est bien faible; tous les articles
de coton, laine et lin sont venus de l'étranger. La confection
est en général d'origine étrangère. Certaines espèces de travaux
textiles sont prospères dans le pays, tels la toile bosnienne,
les tapis de Pirot, les broderies et dentelles de Slavonie et
Dalmatie (Pag, Konavlje). Les dentelles de certaines contrées
peuvent, par leur exécution et la finesse de leurs desseins,
figurer à côté des produits de la Flandre.
L'industrie alimentaire est mieux développée et se livre- à
l'exportation dans quelques branches. Citons lés abattoirs, la
fabrication des conserves de viande, la préparation du saucisson,
le sèchement des prunes, la fabrication de la marmelade de
prunes, la fabrication de l'esprit de vin et des liqueurs (eau de
vie de prunes, rosolio dalmate, marasquin, muscat), la prépa-
ration des sardines à la Nantes (Vis), la fabrication du sucre
(importation nécessaire) et de la bière. Des manufactures de
tabac, il y en a dans toutes les contrées, mais surfont en Bosnie.
L'industrie du bois est bien développée, quant aux planches
et aux douves, et l'e'xportation s'en fait en grand ; mais pour
les articles de bois, la Yougoslavie en est réduite à l'importation.
Il y a bien quelques fabriques de meubles qui se distinguent
par leurs créations, mais cependant l'importation de produits
étrangers est" nécessaire.
La préparation des cuirs est bien avancée, et même, la
fabrique de cuir de Zagreb était considérée comme la première
de l'ancienne monarchie; mais les produits de cuir venaient
presque complètement du dehors.
Les produits chimiques de quelques articles sont en pleine
production et sont exportés^), tandis que d'autres (fabriques
d'allumettes) couvrent les besoins des habitants.
') La fabrication du carbide et de l'engrais artificiel à Sibenik et
à Dugi Rat (près Split) a déjà une renommée européenne. La fabrique
de carbide de Dugi Rat a produit pendant la guerre 80 tonnes de carbide
par jour, et se trouve être, par là, la première en Europe.
64
Les fabriques de ciment (Portiand) travaillent pour l'ex-
portation; le ciment de Split est expédia en Italie, en Egypte,
en Afrique et en Argentine.
La construction de bateaux compte quelques chantiers
maritimes, mais la plus grande partie des bateaux du pays sont
construits en Angleterre; la Yougoslavie continuera à être dé-
pendante de l'Angleterre dans cette branche de commerce.
Toutes les autres branches de l'industrie sont faiblement
développées dans le pays; elles doivent compter sur une forte
importation. Il faudra tout particulièrement: des locomotives,
des wagons, des automobiles, des aéroplanes, des appareils
téléphoniques et télégraphiques, des fils, des instruments de pré-
cision, des instruments de physique, des articles d'école, des
accessoires géographiques, des globes, des cartes, des compas,
des sextants, des atlas, des livres scientifiques, des articles de
luxe de cuivre, d'argent et d'or, des montres, des nouveautés»
des marchandises, de soie, de laine et de coton, du fil, des
habits de confection, des articles de toile, de feutre, des jouets,
des instruments de musique, des marchandises de peau, des
gants surtout, des couleurs, des fusils et armes, des appareils
et accessoires photographiques, des drogues, des médicaments,
des huiles éthériques, du savon, des télescopes et prismes, du
laiton, de la houille pour les ports, des marchandises de terre
€t de porcelaine, du riz, du jute, du caoutchouc, des denrées
coloniales, etc. . .
6'' Communications et commerce.
Le principe cher aux Habsbourgs „divide et imper a"
ne s' est plus fait sentir dans aucune partie de l'administration
politique que dans le service des communications. Les voies
de communications n'ont pas seulement une importance com-
merciale, elles sont aussi une force politique; aussi l'ancienne
monarchie austro-hongroise a-t-elle construit des voies de com-
munications en premier lieu, pour favoriser ses peuples domi-
nants, les Allemands et les Madjares, et, en second lieu, elle
les a construites de manière à séparer de plus en plus les
Yougoslaves les uns des autres. La Dalmatie centrale, en étendue
la partie principale de la Dalmatie, n'est pas réunie par une
voie ferrée à la Bosnie, son arrière pays naturel: c'est la poli-
tique divide. La Croatie n'est pas encore reliée directement
par une voie ferrée à la Dalmatie, où habite le même peuple.
65
avec lequel elle est aussi territorialement unie : c'est la politique
divide; mais des chemins de fer ont été construits de Vienne
et de Budapest jusqu'à la mer et en Bosnie, dans l'intérêt
des races dominantes: c'est la politique impera. De Zagreb
à Split, le trajet durait en chemin de fer 39 heures et de Vienne
ou Munchen à Trieste, de 12 à 13 heures.
Ces chemins de fer, comme toute voie de communications,
«talent sans doute utiles aux Yougoslaves, mais ils les ont
politiquement isolés et nationalement affaiblis, car ils ont apporté
la langue, l'esprit et la force des peuples dominants sur le
territoire des Yougoslaves. Les voies ferrées ont été les meil-
leurs pionniers du germanisme et du madjarisme, car, partout
oiJ elles menaient, des écoles publiques madjares et allemandes
ont été ouvertes dans le but de coloniser et de dénationaliser
les Slaves.
La longueur des voies ferrées s'élève maintenant à en-
viron 10.000 kms, soit 4 kms, de voie ferrée sur 100 kil. carr.
au douzième rang en Europe.
Le premier devoir de la Yougoslavie dans ce sens sera
de construire une ligne de chemin de fer à double voie qui
reliera les Etats occidentaux avec l'Est. Cette ligne jouerait le
rôle de la ligne européenne actuelle, 1' Express Orient.
Les autres lignes, qui attendent d'être construites sans
retard, sont celle de Zagreb-Knin-Split (Sibenik) par la vallée
de r Una et celle de Beograd-Sarajevo-Split.
Quant aux routes, la Yougoslavie est encore plus mal
dotée, au point de vue non seulement de leur longueur, mais
aussi de leur qualité. La Dalmatie 1' est mieux dans ce sens,
car la France, pendant son heureuse domination de sept ans,
y a construit un beau nombre de routes^).
1) Un témoignage classique de 1' esprit de l' administration française
en Dalmatie nous est donné par l'empereur d'Autriche François I^r lui
même, lors de sa visite en ce pays après le départ des Français. A toutes
ses questions, qui a construit ce pont, cette route, cette école, il recevait
invariablement cette réponse: les Français. C'est alors qu' il dit : „Ah !
<iuel dommage que ce peuple ne soit pas resté ici quelques années en-
core, tout serait construit." Les Français sont venus en Dalmatie, ex-
ception faite des quelques années (1797—1806) de la domination autri-
chienne, après le gouvernement de 700 ans des Vénitiens, qui ont exigé
du peuple des soldats et des impôts, abattu les forêts et transformé le
pays en pleine inculte, sans rien faire de bon pour lui.
5
66
Dans ses rapports avec l'extérieur, la Yougoslavie a la
mer et des côtes sur une longueur de 2000 kms, avec un grand
nombre de ports, qui ne peuvent être tous utilisés dans la
même mesure.
Les relations nlaritimes étaient déjà auparavant assurées
par plusieurs sociétés de navigation à vapeur aux capitaux
yougoslaves; on a construit un beau nombre de vapeurs pour
la navigation au long cours et le cabotage. Les sociétés les
plus importantes sont: Dalmatia (34 vapeurs d'un tonnage
brut de 9130 tonnes), la Compagnie de navigation à
vapeur hongroise-croate à Rijeka (42 vapeurs, 17.44S
tonnes), la Société austro-croate de la Krka (3 vapeurs),
la Navigation libre à Rijeka (6 vapeurs), l'O r i e n t à Rijeka
(6 vapeurs, 40.000 tonnes). A Dubrovnik il y a 6 sociétés de
navigation avec 36 vapeurs d'un tonnage brut total de IIO.OOO
tonnes.
Pour donner une idée par un témoignage impartial de l'administration
vénitienne en Dalmatie, qui n'a pas ouvert une seule école, voici ce que dit
le journal officiel Reggio Dalmata dans son premier numéro du 12 juillet
1806 à l'article de fond: „Des protecteurs peu sûrs, des ignorants et des-
espions ont transformé cette contrée florissante et intéressante en un
pays désert et triste".
Ce sont les paroles de Vincenzo Dandolo, du premier gouverneur
français (proveditore) en Dalmatie, sur la domination vénitienne en ce pays
Il ne faut pas ignorer que V. Dandolo était un Vénitien de naissance; à
cause de ses principes démocratiques, il a dû quitter Venise, s' en est
allé en France, d' où il fut envoyé en Dalmatie.
Les monuments architecturaux ne sont pas 1' œuvre des Vénitiens, mais
bien celle des habitants eux mêmes, qui les ont élevés à force de sacrifices,
rivalisant entre eux. Faute de ressources, il a fallu des centaines d' années
pour les terminer, ce qui explique cette direction des styles dans les églises
dalmates. La superbe église de Sibenik attendit même 1' occupation autri-
chienne, et pour la terminer, il fallut une subvention de Vienne. Les sou-
venirs du peuple ne se laissent pas falsifier; de même que le peuple se
souvient de 1' heureuse domination des Français — de la grande et noble
nation —, de même le souvenir des dominations vénitienne et autrichienne
lui est odieux. Voilà qui est bien caractéristique: les Français ont posé
les premiers fondements de l'union des Yougoslaves, en . créant le
Royaume d' Illyrie; le premier journal croate, en général, „Kraljski
Daim afin", ce sont eux qui l'ont fondé. Les Italiens, aujourd'hui, 100 ans
plus tard, après la proclamation des principes de Wilson, sont à peine
entrés dans les pays qu' ils enlèvent des églises et des cimetières les
inscriptions croates et défendent aux prêtres de parler croate avec leurs
fidèles à 1' église.
67
Les ports qui peuvent entrer en compte dans le déve-
loppement des communications, sont déterminés par les con-
ditions naturelles et locales. Ce sont en premier lieu: Trieste,
Rijeka, Susak, Sibenik, Split et Gruz (Dubrovnik). La direction
des communications d'après la situation des pays environnants
se trouve dans l'axe de la mer Adriatique, c'est à dire qu'il se
meut dans une direction longitudinale et non transversale. Les
Apennins et les Alpes Dinariques s'élèvent immédiatement sur
les bords de la mer et ces deux hautes montagnes tournent le
dos à la mer Adriatique. L'arrière pays de la Yougoslavie,
malgré tous les obstacles orographiques, doit graviter vers la
mer Adriatique, par manque d'autre issue jusqu'à la mer; l' Italie,
.an contraire, a toujours gravité vers la mer Tyrrhénienne où
elle a ses côtes les plus découpées et ses villes les plus gran-
des. Si les Vénitiens ont conquis les côtes orientales, c'était, tout
• d'abord, pour protéger leur route longitudinale, qui conduisait
au Levant (Echelles); la Dalmatie n'était pour eux qu'un point
d'appui, et non un but de commerce.
D'après la situation productrice et, en général, écono-
mique de la Yougoslavie, sa politique commerciale future est
toute simple. Elle aura besoin de produits industriels et expor-
tera des matières brutes, en premier lieu des denrées alimen-
taires et du bois, et, pour cette raison, elle devra jeter les
yeux vers les Etats occidentaux.
c. Ports.
Le centre du commerce mondial s'est déplacé sur les
côtes de l'Océan Atlantique, de sorte que pas un port de la
mer Adriatique ne peut avoir l' importance d' un emporium
mondial. Trieste occupait, avant la guerre, dans le commerce
des marchandises le 12^ rang parmi les ports européens; après
la guerre, son importance sera bien plus localisée, car elle
perdra sans nul doute une partie de son arrière pays central
et spécifique.
Trieste ne s'est pas élevé comme Venise, par sa force
politique, et par là elle n'a pas pu se développer commerciale-
ment, tandis que Venise était puissante, car elle à toujours
soigneusement veillé à ce qu' une ville de commerce quelcon-
que — sa rivale — ne se développât point dans son voisinage.
La prospérité de Trieste est exclusivement l' œuvre de
r organisation pohtique et commerciale de son arrière pays. Si
*
68
la question de cette ville se décidait sans égard aux intérêts
de l'arrière pays et même contrairement à eux, ce serait la
réduire à une stagnation inévitable. Pour décider de cette ques-
tion, il ne faut pas perdre un moment des yeux, cela va de
soi, les intérêts spécifiques économiques et nationaux de la
ville elle même et de ses environs. Trieste est en majeure par-
tie nationalement une ville italienne, mais il faut donner aussi
à la minorité yougoslave assez grande de 327o l'occasion de
pouvoir se développer nationalement, d'autant plus que les
environs de la ville sont exclusivement yougoslaves et qu' ils
sont traversés par les deux lignes de chemins de fer qui relient
Trieste à 1' arrière pays voisin et lointain.
Le ministre des affaires extérieures Sonnino avait aupa-
ravant une toute autre opinion sur cette question. Voici ce qu'il
écrivit sur Trieste le 29 mai 1881 dans le Rassegna settima-
nale : „Trieste est le port le mieux situé pour le commerce
allemand; sa population est mêlée comme tout ce qui habite
sur nos frontières orientales. Revendiquer Trieste comme un
droit serait une exagération du principe des nationalités." C'est
là ce que Sonnino pensait de Trieste et des frontières de la
Soca: mais que doit il donc penser de Tlstrie, où il n'y a pas
même 30"'n d'Italiens, et de la Dalniatie, où il n'y en a pas
même 2,57n?
Tandis que le caractère national de la ville de Trieste
elle même, naturellement sans les environs, ne peut pas être
contesté, la question de Rijeka est bien différente. Malgré tous
les essais des Italiens et des Madjares réunis pour dénationa-
liser par force les Yougoslaves, les différences ethnographiques
dans la ville elle même sont si peu importantes que cela ne
saurait être décisif dans la question de savoir à qui la ville
appartient, d' autant moins que les environs, de prés et de loin,
sont, sans exception, yougoslaves (pag. 7—8).
Rijeka, d' après le Pacte de Londres lui même, qui livre
à la merci des Italiens de grandes parties de la Yougoslavie,
n' entre pas dans la sphère des aspirations italiennes, et pour-
tant elle est occupée par eux. La raison en est bien claire.
Trieste occupée, il resterait encore une porte à la partie Slo-
vène de la Yougoslavie pour arriver à la mer, c' est à dire la
ligne latérale de la Compagnie des Chemins de fer du Sud
qui va de S' Peter à Rijqka. Pour fermer aussi cette issue à
toute la Slovénie, les Italiens ont aussi occupé cette ligne et
69
pris possession de Rijeka, afin de lui boucher toutes les portes
et la forcer à faire passer par les ports italiens son commerce
d' importation et d' exportation.
La question de Rijeka n'est pas seulement locale, elle ne
regarde davantage ni l'Italie, ni les Yougoslaves, mais elle est
d'une grande importance internationale, car d'autres grandes puis-
sances y ont des intérêts commerciaux, et de plus grands même
que ceux de l'Italie.
D'après la statistique de 1911, par mer il a été importé
à Rijeka par mer 7.750.000 quintaux de marchandises, et ex-
porté 8.530.000.
Il saute de suite aux yeux que le commerce de Rijeka'^a
été plus exporteur qu' importeur, ce qui, à la^ différence de
Trieste-), où le contraire s'est produit, prouve que Rijeka dé-
pend plus de son arrière pays continental que des pays ma-
ritimes. La part de l'Italie dans l'importation de Rijeka était
de 846.000 quintaux de marchandises d'une valeur de 15.000.000
de couronnes, soit, d'après la valeur totale des marchandises im-
portées, 7,5" 0. L'Angleterre a importé 1.500.000 q. de marchan-
dises d' une>aleur de 22.000.000 cour. ; les Indes, 1.900.000q. d' une
valeur de 49.000.000 cour.; les Etats Unis, 611.000 q. d'une va-
leur de 17.000.000 cour.; les ports dalmates et istriens (Yougo-
slavie), 1.000.000 q. d'une valeur de 26.000.000 cour. L'Italie par-
ticipait dans r exportation de Ri^ekap our 2.050.000 q., dune va-
leur de 25.000.000 cour.; la Grande Bretagne, pour 1.030.000 q.,
d'une valeur de 29.000.000 cour.; les ports dalmates et istriens,
pour 1.600.000 q., d'une valeur de 43.000.000 cour.; les colonies
anglaises en Asie, pour 319.000 q., d'une valeur de 11.000.000
cour.; les Etats Unis, pour 670.000 q., d'une valeur de 12.000.000
cour.; la France, y compris l'Algérie et la Tunisie, pour 770.000
q., d'une valeur de 11.000.000 cour. La part de l'Italie, d'après
la valeur totale de l' exportation, est de 137o, ce qui prouve
qu'elle dépend commercialement de l'arrière pays rijekain de la
Yougoslavie actuelle plus que cet arrière pays ne dépend de
l'Itahe.
Les nombres statistiques susdits sont une preuve évidente
que Rijeka est, au point de vue économique, plutôt anglaise,
américaine, indienne et yougoslave qu'italienne. Si Ton tient
0 A Trieste l'importation par mer était de 2L400.000 q. et l'expor-
tation de 9.300.000 q.
70
compte du commerce continental, la part du royaume de Serbie
a été de huit fois plus grande que celle de Tltalie, et celle des
pays riverains du Danube de 200 fois. Les intérêts commerciaux
de la Yougoslavie et de l'Italie ne doivent pas se toucher à
Rijeka; il faut choisir un autre point, et ce point, c'est à l'Etat
qui sera maître de l'arrière pays, de le décider. D'après tout
cela, l'arrière pays yougoslave est plus utile à Rijeka que Rijeka
à la Yougoslavie. On comprend que Rijeka est naturellement le
port le plus propice pour la partie occidentale de la Yougo-
slavie, mais l'Etat yougoslave peut par un tarif différenciel,
l'organisation de voies ferrées et maritimes, par des tarifs de
transit et les prix de transport diriger le commerce vers les
ports les plus éloignés, et l'Italie sans doute ne va pas vouloir
occuper toutes les côtes, pour 1' en empêcher. Angelo Vivanti,
écrivain objectif italien, dit bien justement: ^La politique de
conquête territoriale, vers laquelle le néo-nationalisme voudrait
bien conduire l'Italie, semble donc dans la zone de l'Adriatique
une absurdité économique." (Irredentismo adriatico).
Le port de Sibenik a sa sphère d'intérêt dans l'arrière
pays dalmate, la Bosnie occidentale et la Croatie centrale (Si-
benik se trouve sur le méridien de Zagreb). Les aspirations
de l'Italie à ee port et au territoire jusqu'à Knin ne peuvent se
justifier, pas même sous un prétexte quelconque d'intérêts na-
tionaux, car ces contrées figur.ent parmi les parties les plus
slaves de la Yougoslavie, où il n'y a pas même 17o d'Italiens.
Le vrai motif, c'est l'égo'ïsme impérialiste (sacro egoismo): l'Italie
voudrait arriver jusqu'aux chutes d'eau de la Krka et jusqu'aux
houillières de Siveric. Elle va même plus loin dans sa convoi-
tise, jusqu'à la ligne de partage des eaux de la Butusnica,
pour mettre ainsi la main sur une partie de la Bosnie. Dans le
coin de Knin, quelle aurait en sa possession, se trouve la seule
porte naturelle qui relie la Dalmatie et la Bosnie, où passe au-
jourd'hui le chemin de fer de Steinbeis et où viendra aboutir,
après une longue attente, la ligne de la Lika, qui est en con-
struction: l'Italie, de cette manière, séparerait complètement la
Dalmatie de la Bosnie et de la Croatie, Ce serait pour la You-
goslavie une blessure par trop forte en pleine chair. D'ailleurs,
nous. refoulons l'idée même d'une telle possibilité.
71
Conclusion.
Il résulte de ce court aperçu que les aspirations de l'Italie
aux côtes orientales de la mer Adriatique manquent de base
nationale, géographique et économique; elles sont le résultat
dune seule force motrice: l'égoïsme impérialiste.
Les porteurs de cette force brutale, ce sont les puissances
centrales, qui n'ont été vaincues qu'alors que l'humanité civi-
lisée, sous la conduite de Wilson, a mis l'idée en avant et a
anéanti la puissance de la matière.
La manière d'agir de l'Italie à l'égard des Yougoslaves ne
le cède pas à celle de l'Autriche. Tandis que l'Autriche poly-
glotte employa la force sous une certaine forme légale et or-
ganisa la germanisation graduellement, r Italie, elle, unie nationale-
ment, ignore ces formes et ces méthodes et n'a recours qu'à
la force brutale. Elle a en vue des plans étendus: l'occupation
des parties orientales de la mer Adriatique n'est qu'une étape
dans la réalisation de plans impérialistes plus grands. Des écri-
vains itahens parlent de contrées italiennes qui ne sont pas
encore délivrée's (Malte, Nice, la Corse, etc.); la situation de
ritahe au milieu de la Méditerranée, à portée de Tunis, où il
y a un grand nombre de colons italiens, avec le tiers de tous
les habitants répandus tout autour du grand bassin, sa situation
demande d'elle, suivant l'opinion des écrivains italiens, une
sphère d'activité dans cette mer plus forte que celle qu'elle a
eue jusqu'ici.
Avant tout, 1' Italie doit, d'après eux, résoudre le plus
petit problème, le problème adriatique; il faut occuper toutes les
îles importantes, s'implanter à Pulje, Sibenik et Valona et faire
ainsi de 1' Adriatique une „mare clausum",il faut y entraver
le développement d'une flotte de guerre, pour pouvo ir alors,
à pleine force, aborder la réalisation du problème méditerranéen.
L'intérêt des puissances occidentales, contraire à celui de
r Italie, est bien celui-ci: que la Yougoslavie soit aussi forte
que possible et qu'elle développe non seulement sa force con-
tinentale, mais aussi sa force m.aritime.
Les Allemands et les Madjares profiteront de toutes les
complications internationales, pour anéantir, après s'être à nou-
veau réunis, les Etats libres des petits peuples. C'est la You-
goslavie qui est la première sur leur chemin; elle aura à garder
la porte de 1' Orient, par laquelle l'Allemagne a voulu, pen-
72
dant cette guerre, gagner la route de Bagdad et de l'Egypte,
pour réduire à néant l'imperium anglais.
Mais, en plus de ces raisons, les puissances occidentales
et les Etats Unis réalisent par l'établissement de la Yougoslavie
libre le principe des nationalités pricipe que Wilson a pro-
clamé et qu'elles ont admis dans leur programme. Une forte
Yougoslavie est la meilleure garantie de la paix dans les
Balkans.
Le problème des Balkans el de 1' Adriatique demande une
solution impartiale en faveur de la Yougoslavie; il a aussi une
grande importance européenne.
Les races slaves sont partout en contact Dantzig-Trieste
avec les Allemands, excepté sur une petite étendue sur la Soca
et en Istrie, où leur voisins sont les Italiens. Jusqu' ici les Al-
lemands n'ont pas de tout compris les ces slaves, et même ils
leur ont témoigné leur inimitié. Dans le propre intérêt de la
race romane elle même et aussi pour le développement gé-
néral de la civilisation européene, les Slaves ne doivent pas
rencontrer chez les Italiens la même haine quaht à leurs justes
aspirations nationales et politiques. Le peuple qui comprendra
leur esprit national et se fait une juste idée de leur dévelop-
pement, ce peuple peut, comptant suj- leur grande force
démographique, jouer, d' accord avec eux, le plus grand rôle
dans la destinée de 1' Europe.
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