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HARVARD COLLEGE
LIBRARY
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GRADUATE SCHOOL
or
BUSINESS ADBONISTRATION
LES PRÉCURSEURS
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LA RÉFORME
AUX PAYS-BAS .
BRUXEIXES, LIBRAIRIE C. MUQUARDT.
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LK COMTE DB
FLANDRE
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1886
I.EIPZIG
TOUS DROITS RÉSERVÉS
HARVARD COLLEGE. LlBRAnY
DEFOSITED BY fHE LIPRARY OF THE
GRADUATE SCHOOL OF BUSINESS ADMmiSTRATWM
-^^ P. WEISSENBRUCII, IMP. DU ROI w^
W 45, RUE DU POINÇOM St
Quand M. le professeur Altmeyer (*) mourut, le grand ouvrage sur
la révolution du xvi« siècle aux Pays-Bas, auquel il avait travaillé
presque toute sa vie, n*avait pas été publié. On en avait pu lire quel-
ques essais dans les revues ou en des brochures; mais le livre, attendu
par le public, était-il terminé? on ne savait. On crut môme la perte
irréparable. Quelques amis s'informèrent auprès de sa fomille; ils
trouvèrent un volumineux manuscrit, sur feuilles volantes, classé
d'après les grandes divisions de l'ouvrage, avec une table pour
chacune. A première vue, vingt-cinq volumes. Mais, sauf de nom-
breuses notes, le classement s'arrêtait à l'animée 1563 et allait, pour
quelques parties, jusqu'en 1572. Interrompue par une longue maladie
de l'auteur, l'œuvre restait inachevée.
Indépendamment de l'état où se trouvait la rédaction môme du
livre, un si long travail de recherches, un ensemble de documents
si nombreux pouvaient-ils être perdus pour l'histoire? Le gouverne-
jnent, ayant pris l'avis d'une commission (*), pensa que non, et le
manuscrit fut acheté. Il a été déposé à la Bibliothèque royale de
Bruxelles.
Cela suffisait aux études historiques. Cela ne pouvait suffire à la
mémoire de l'auteur. Ce nouveau devoir appartenait aux collègues et
anciens élèves du professeur, et aux amis de l'écrivain. Une commis-
sion s'institua pour le remplir. Elle fut définitivement composée, en
1880, de : MM. J. Van Schoor, président; Alphonse Rivier, vice-
président; Ch. Eahlenbeck, secrétaire; A.-C.-A. Dwelshauvers,
(•) Jban- Jacques Alturter, né à Luxembourg, le 20 janvier 1804 ; professeur de rhéto-
rique au collège communal dTpres, 1825; docteur en philosophie (Louvain), 1831;
docteur en droit, 1832 ; professeur agrégé d'histoire à l'université de Bruxelles, 25 décem-
bre 1834 ; professeur ordinaire, 1836; membrei permanent du conseil d'administration,
1861 ; recteur, 1863 ; membre du conseil provincial du Brabant, 1864-1874. Décédé à
Bruxelles, le 15 septembre 1877.
(<) Composée de MM. Oachard, Th. Juste, Gh. Potvin, Gh. Ruelens et Alph. Wauters.
— 2 —
délégué par la famille Altmeyer; et de MM. Louis Alvin, Paul
Frédericq, comte Goblet d'Alviella, Emile de Laveleye, Martin
PhiHppson, Ch. Potvin, Rooses, Ch. Ruelens, Ferd. Vanderbae-
ghen, Léon Vanderkindere, Fr. Van Meenen('), Wagener, et
Alphonse Wauters.
La présente publication est le résultat de ses délibérations.
Il ne sera pas inutile de dire quelles résolutions y ont présidé.
L*œuvre de M. Altmeyer est incomplète, il est vrai; mais elle se
compose de plusieurs ouvrages dont chacun embrasse un sujet bien
délimité et forme un tableau d'ensemble. On pourrait en détacher
successivement : La description générale des Pays-Bas au xvi* siècle,
— Charles-Quint et la Béforme aux Pays-Bas, — La politique de Phi-
lippe II aux Pays-Bas. — On peut en juger par le livre qu'a choisi la
commission et dont le titre appartient à l'auteur.
Ce choix fut une des premières résolutions de la commission.
Une autre question était à décider ; la revision du livre. Il ne faut
pas une bien longue étude du manuscrit pour se persuader que
M. Altmeyer avait donné à son œuvre une rédaction première, mais
non la rédaction définitive. Ceux qui l'ont vu à l'œuvre savent qu'il
réservait pour les épreuves d'imprimerie une grande partie des
corrections et même des remaniements. Ici, la rédaction est visible-
ment faite à diverses époques, et souvent, dans le même chapitre, à
des intervalles éloignés. Les tables aussi ne sont pas rédigées en vue
de l'impression, mais plutôt pour faciliter à l'auteur le moyen de se
compléter ou de se rectifier, d'après ses découvertes ultérieures ; de
nombreuses pages intercalées ou corrigées en témoignent dans tout
le manuscrit. De là une seconde série de résolutions de la commis-
sion : Eu égard à cet état de la rédaction et aussi au développement
considérable de certaines parties du texte, un sous-comité (*) fiit
chargé de faire sur le manuscrit le travail qu'on est autorisé à
supposer que l'auteur y eût fait lui-même, en le publiant.
Une grande réserve devait y être apportée. Sauf les notes qui
donnaient en langues étrangères le texte des citations traduites dans
le corps du livre, les retranchements ne devaient porter que sur deux
principales ca tégories de passages : les uns, relatifs aux précurseurs de
la Réforme étrangers aux Pays-Bas; les autres, comprenant des cita-
tions d'œuvres littéraires qui ne se rattachent que de loin à la
Réforme.
(») Décédé en 1881.
(') Composé de MM. Philippson, PoWin, Rahlenbeck et Ruelens.
L'auteur ne pouvait négliger cette double étude : il a voulu avoir
BOUS les yeux les faits, les détails, les textes qui pouvaient lui servir
à marquer le caractère et Tinfluence des uns et des autres écrivains ;
mai^ on doit penser qu'après avoir si nettement limité son sujet, il
n'aurait fait qu'utiliser et condenser ces nombreuses pages d'infor-
mations et ne leur eût pas laissé l'étendue de digressions Hors
cadre.
Aucun retranchement, d'ailleurs, ne devait être décidé sans con-
trôle. C'est ce qui fut feit.
Est-il besoin de dire qu'on ne s'est permis aucune modification aux
idées de l'auteur, ni pour les tempérer, ni pour les accentuer ?
L'indication des livres cités en notes a été vérifiée et la date des
éditions marquée avec soin.
Une autre chose aurait été utile : c'eût été de mettre au courant
des travaux les plus récents une œuvre dont les recherches ont été
suspendues avant 1874. Dix ans n'ont pu se passer sans produire de
nombreuses études sur les divers sujets groupés par M. Âltmeyer. On
en a indiqué quelques-unes en note; mais on n'a voulu rien ajouter,
dans aucun sens, à un texte qui doit, avant tout, demeurer l'œuvre
de l'auteur.
Les anciens élèves de M. Âltmeyer ne retrouveront pas ici la fougue
communicative de son enseignement. Ce fait a déjà été constaté pour
le professeur Moke par M. Emile de Laveleye ('). Mais tout le monde
reconnaîtra l'écrivain dévoué à la vérité historique et passionné
pour les libertés modernes.
M. Tiberghien, parlant, sur sa tombe, de l'œuvre qu'il n'avait pu
terminer, pensait que ce regret c avait dû accabler son àme dans ses
dernières années > ; et il ajoutait : c C'est une lacune déplorable qu'il
sera désormais bien difficile de combler. > La présente publication
prouve que la difficulté n'est pas insurmontable. Il dépend mainte-
nant du public que d'autres livres suivent celui-ci et complètent
l'œuvre réparatrice due à l'infatigable explorateur du xvi* siècle.
(1) Biographie académique. (Annuaire de V Académie de Belgique, 1870.)
Nous donnons ici la liste des œuvres de M. Altmeyer, en souli-
gnant tout ce qui entre dans le plan de Thistoire de la l'évolution du
XVI* siècle.
Publications. — Manuel de ITiistoire universeUe. Ypres, 1832 (2 vol.).
Introduction à Tétude pMlosophique de lliistoire de rhumanité (*}, 1836.
Précis de l'histoire ancienne, 1837.
Histoire des relations commerciales et diji>lomatiques des Pays-Bas avec le nord
de l'Europe pendant le XVf siècle, 1840.
Cours de philosophie de llûstoire, 1840.
Résumé de lliistoire moderne, 1842.
Précis de l'histoire duBrabant, anonjrme, 1847.
Du droit d'asile en Brabant au commencement du xviif® siècle, 1852.
Geschiedenis van den vrede van Munster. Anvers, 1852 (en collaboration avec
M. Ch. Nys).
Une succursale du tribunal de sang, 1853.
Quelques notes sur renseignement primaire obligatoire, 1859.
Discours inaugi^ral de recteur (sur Taffranchissement de TEscaut), 1863.
Extraits ob revues. — Recherches historiques sur Tordre des Templiers
(Recueil encyclopédique belge, 1833, t. 2). — Histoire de la Hanse teu tonique dans
ses relations avec la Belgique (Revue belge, Liège, 1837, t. 6). — Marguerite d'Au-
triche, etc. (Revue belge, Liège, 1838-1840, t. 11, 12, 13, 14 et 15, sept articles.)
— Discours du 14 octobre 1839 (voir « L'université libre de Bruxelles pendant vingt-
cinq ans », 1860). — Giordano Bruno (Revue deBruxeUes, mars 1840). — Notices his-
toriques sur la ville de Poperingho. (hind, 1840 (Messager des sciences). — Traité
de Gand, conclu le 45 avril 4 HO, etc. (Messager, etc., Gand, 1842). — Trêve de
Bruxelles (4 mai 1537), ibid., 1842. — Marguerite d'Autriche et Christiern II, 1842
(Trésor national) . — De la civilisation en Belgique sous la maison de Bourgogne.
Liège, 1841 (Revue belge, t. 18). — Voyages dans les viUes hanséatiques, Liège,
1842 (Revue belge). — Causes de la décadence du comptoir hanséatique de Bruges,
1843 (Trésor national). — Histoire du comptoir hanséan tique d'Anvers, 1843 (Revue
commerciale). — Du droit d'asile en Brabant, 1848 (Belgique judiciaire). — Essai
d'histoire diplomatique (Revue trimestrielle, t. 3, 4, 5, 6, 8, 10, 11 et 13 (1854-1857).
— Histoire véritable d'un perroquet révolutionnaire, ibid., t. 3 (1854). — Les
Oueux de Mer, ibid., t. 36, 37, 38 (1862-1863). — Commencement de la Réforme
du XVI^ siècle, t. 40 (1863). — Charles V et TaUiance anglaise, ibid.. 2« série,
t. 12 (1867). — Les protestants belges, etc., ibid., t. 13 (1867). — Charles Y et la con-
fession d:Augsbourg, t. 14 (1867). — Charles Y et le Concile de Trente, t. 15 (1867).
— La Réforme protestante, t, 19 et 20 (1868).
(*) Chaque fois que le nom de la ville n'est pas indiqué, l'ouvrage a paru à Bruxelles.
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iJ
INTRODUCTION
De grands événements marquent la fin du moyen âge et
le commencement des temps modernes : rétablissement de
Tempire turc en Europe (1453), la découverte de l'Amérique
(1492) et du passage aux Indes orientales (1497), Tinvention
de l'imprimerie, celle des armes à feu, la création des armées
permanentes; enfin, la réformation luthérienne, préparée,
d'un côté, par les scandales du grand schisme, les abus de
l'Église, l'obscurantisme et la corruption du clergé, de
l'autre, par de nombreuses hérésies.
Avec la prise de Constantinople par Mahomet II, le foyer
qui gardait quelques étincelles du feu sacré de l'antiquité
semble près de s'éteindre ; mais de pieuses mains vont porter
dans l'Occident ce qu'elles peuvent sauver du naufrage. Des
Grecs instruits cherchent un asile en Italie et y font connaître
les arts et les lettres d'Athènes et de Rome. Secondés par
l'invention de l'imprimerie, leurs glorieux efl*orts donnent
une impulsion puissante au mouvement intellectuel, au
moment même où, grâce aux travaux initiateurs de Dante,
de Pétrarque, de Boccace, l'Europe commençait à renaître
au goût, à la raison, au sentiment de la dignité humaine.
Le moyen âge avait fini par renfermer l'intelligence
dans d'étroites limites; la Renaissance de l'antiquité lui
ouvrit des horizons plus vastes. Non que le moyen âge ait
ignoré les anciens (*) : les Arabes même avaient recueilli et
{*) Voyez PoLTCARPi Lbtsbri» Dissertatio de ficta meddi cevi barbarie, imprimis
circapoesin latinam. Helmstad, 1719, m-4<^.
1
fi INTRODUCTlONt ,
s^étaient approprie leurs beaux ouvrages; mais s'ils tradui--
sirent les originaux, ils les anéantirent souvent aussi. De
plus, en faisant passer leurs propres idées dans leurs tra-
ductions, ils altérèrent les sources grecques et latines. Les
Italiens, au contraire, et après eux les Français, les Belges et
les Allemands, s'appliquèrent à épurer les textes, à les com-
menter, à les traduire ; et la presse, avec ses cent mille bras,
avec ses ouvriers hommes supérieurs, en répandit d'innom-
brables exemplaires. On vit alors l'Aristote non falsifié,
l'Aristote véritable, bannir l'Aristote tronqué par les Arabes
ou défiguré par la scolastique, et la philosophie de Platon,
qui apprenait à penser en dehors de ces subtilités, déjà
ressuscitée à Alexandrie, naître pour la seconde fois à
Rome et à Florence. On commençait à bien lire dans
leur langue les auteurs, rendus auparavant si difficiles par
l'ignorance, l'incurie, les préjugés, les passions ou l'intérêt
des copistes, autant que par l'absence de bons commentaires.
On cherchait la science dans les modèles antiques mêmes :
la géographie dans Ptolémée, la botanique dans Dioscoride,
la médecine dans Hippocrate. Ainsi disparurent les fantas-
magories dont les Arabes et les scolastiques avaient peuplé
le monde classique, et avec elles les chimères qui avaient si
longtemps égaré les esprits (^).
Si l'antiquité, d'ailleurs, n'était pas inconnue au moyen âge,
elle ne charmait encore que les loisirs de quelques éruditsf);
(*) Pour tout ce qui précède, je me suis servi de Ranke, Fûrsten und Yolkerwm
Sad-Europa, t. II, p. 62-75 ; de Cramçr, Geschichte des Unterrichis in den Nieder-
landen, t. I, p. 152 et 153 ; de J.-P. Charpentier, Histoire delà renaissance des
lettres au xv*^ siècle; d*un article de la Revue bHtannique par Macaulay, 1836, t. I.
(*) On doit À un Belge, au dominicain Guillaume de Brabant ou Van Moerbeke,
la première traduction latine de la Morale d'Aristote, faite avec fidélité d*après
le grec. Voy. Daunou, la France littéraire, t. XXI, p. 147-150; Cramer, p. 155;
et, en général, sur l'étude du grec au moyen âge. Le Glay, Mémoires de la Société
d*érmdat(on de Cambrai, 1828, p. 188-198, 268-280; de Reiffenberq, Annuaire
de la Bibliothèque royale de Belgique, 1842, p. 183 et suiv., et Bulletins de l* Aca-
démie de Bruxelles, t. VIII, p. 239, 247, 417-427.
« M. Le Glay, dit de Reiffenberg/ range parmi les hellénistes : Halitschaire, élu
INFLUENCE DE L*ANT1QUITÉ. 7
le public n*en avait qu'une notion confuse et erronée (^). La
voici maintenant qui déchire le voile épais de la barbarie,
sort tout entière des ténèbres et vient recommencer contre
le monde européen le duel que Ton devait croire à jamais
impossible. Dans ce grand combat, la scolastique, qui se
trouvait au centre de la bataille, reçut les plus graves
atteintes. Cette philosophie décrépite ne suffisait pas . au
réveil des intelligences. Une science nouvelle était née des
travaux de la critique et de Farchéologie ; cette science
détrôna la théologie au profit des littératures « indépen-
dantes », qui s'élancèrent dans les hautes régions de la liberté
de penser, et la révolution intellectuelle qu'on a décorée du
nom brillant de Renaissance fraya les voies à tous les genres
de réformes. On rejeta avec dédain les vieilles chroniques
monacales ; on apprit la véritable histoire dans Thucydide et
dans Tacite ; Guichardin, Commines et Machiavel parurent.
On se livra avec enthousiasme à l'étude du droit romain, si
contraire au droit féodal, et l'on commença d'agiter les
questions politiques les plus brûlantes; en même temps
que la connaissance plus ferme et plus avancée des trois
évoque de Cambrai en 817; Nanno, écrivain frison qui florissait vers 880 et qui fut
précepteur de Radbode, évêque d'Utrecht ; Brunon, archevêque de Cologne, qui
puisa les éléments du grec dans les écoles .d'Utrecht, et Rathier, évêque de Vérone,
né dans le pays de Liège, qui mourut À Namur en 971. Arrivé là, il remarque que le
XI* siècle ne nous offre, dans les Pays-Bas, aucun personnage digne d*être mentionné
comme ayant contribué à. Tavancement des études grecques. M. Le Glay, dont le
savoir est si solide et si étendu, M. Le Glay, qui n'oublie rien, a pourtant oublié
Sigebert de Gembloux, qui non seulement savait le grec, mais encore lliébreu. Dans
le XII® siècle, M. Le Glay nomme Everard de Béthune, et, au xiii®, Thomas de Can-
timpré, Henri de Brabant et Guillaume de Moerbeke, archevêque de Corinthe, auteur,
entre autres, d'une introduction au traité de Proclus sur la Providence et le Destin,
Éaite sur le sol même de la Grèce et publiée par M. Cousin en 1820, traduction
rude, inculte, presque barbare, mais où, suivant l'expression de Fabricius, on voit
apparaître de temps en temps le génie de Tantiquité. M. Le Glay omet, à cette
époque, Alain de Lille, qui, dans son Encyclopedia, énumère beaucoup d'auteurs
grecs, peut-être, il est vrai, par tradition. » (Anniuiire de la Bibliothèque royale de
Belgique, 1842, p. 184 et 185.)
(*) Toute cette question a été traitée d'une manière remarquable par Heerbn,
Geschichte der classischen Literatur im Mittelalter,
8 INTRODUCTION.
langues de rérudition : Thébreu, le grec et le latin, révélait
aux savants le sens vrai des textes de l'Écriture, qui ne
tardèrent pas à être traduits dans la langue de chaque
peuple (*)•
Il est aisé de comprendre combien surtout Fétude de
Fhébreu, par laquelle de nouvelles lumières devaient jaillir
du texte original de la Bible mieux interprété, était faîte
pour porter ombrage à la routine de la scolastique, farcie du
latin barbare du moyen âge ; combien elle devait exciter les
défiances du clergé par l'application qu'on se proposait d'en
faire à une exégèse entièrement neuve de l'Évangile et par
l'abondance des sources de la patrologie grecque qu'on
allait invoquer dans la théologie et qui étaient appelées
à renouveler toutes les branches de l'érudition f).
Jusque-là, le souflBe de la religion catholique avait seul
inspiré l'art des peintres et des statuaires. Dès que cet art
eut subi les inspirations de l'antiquité, il se sécularisa.
On peut remarquer le progrès successif de ce changement
dans Raphaël même, et le temple de tous les dieux
n'a-t-il pas servi de modèle à la basilique de Saint-Pierre,
cette métropole de la chrétienté ? « Du sein des décombres
de l'antiquité, la beauté païenne avait jailli comme un
météore : elle convertit l'Europe chrétienne à son culte
facile f). »
La scolastique, du reste, s'était tellement discréditée elle-
même par l'ineptie de ses thèses et les subtilités de son argu-
mentation, qu'elle ne représentait plus qu'une vaine gymnas-
tique de l'esprit, repoussée déjà par tous les critiques. Un
(') Ranrb,/. c. — Macaulay, Le, — M. L. Blanc a consacré quelques brillantes
pages à cette matière dans le premier volume de son Histoire de la Révohttioft fran-
çaise. Je les ai mises à profit. — Voy. aussi Capepigub, François I^^ et la Renais-
sance, t. I, chap. VII, et t. II, chap. II et III.
(*) Nêve, dans les Mémoires courminés de V Académie de Bruxelles, t. XXVIII,
p. 69 et 70.
(*) Ranrb, Macaulat, L. Blanc et Capbfigue. — Eichofp, Tableau de la littéra-
ture du Nord au moyen âge, p. 342.
LA RENAISSANCE ET LA SGOLASTIQUE. 9
des plus grands écrivains du xvi** siècle, le Bruxellois Mar-
nix de Sainte- Aldegonde , nous a laissé un tableau aussi
piquant que véridique des questions absurdes qu'elle propo-
sait aux candidats en sciences et pour le doctorat, à l'université
de Louvain. Erasme et Perizonius n'en parlent pas avec plus
d'indulgence. Elle ne devait plus se relever de la condamna-
tion qui, dès lors, s'attacha à son nom.
Il va sans dire que la réaction produite par la Renaissance
devait rencontrer, d'une part, de nombreux contradicteurs,
de l'autre, des défenseurs aussi énergiques qu'intrépides.
Parmi ces derniers, figure un des plus grands hommes d'église
du XV* siècle, iEneas Sylvius Piccolomini, qui fut plus tard le
pape Pie II et dont le témoignage ne saurait être suspect. Il
est curieux de l'entendre répondre, aux objections des théolo-
giens contre l'étude des classiques anciens, qu'il ne faut pas
rendre les poètes responsables de la pluralité des dieux, que
Ton ne doit en accuser que l'esprit de leur temps. « Qui, de
nos jours, ajoute-t-il, serait assez insensé pour faire un sacri-
fice à Hercule ou à Jupiter, par la raison qu'ils figurent dans
des poèmes? Or, les écrivains anciens, en peignant les fai-
blesses de leurs dieux et les vices de la société païenne, que
font-ils autre chose que de montrer les dieux et les hommes
tels qu'ils sont? L'Écriture sainte ne renferme-t-elle pas elle-
même des histoires aussi scandaleuses que la littérature
profane? Le commencement du monde est souillé par un
fratricide. Sodome et Gomorrhe périssent par les plus hon-
teuses voluptés. Loth s'enivre et commet deux incestes.
Joseph est vendu par ses frères ; Juda a des fils de sa bru ;
Samson s'endort dans les bras d'une courtisane; Jephté
sacrifie sa fille ; Athalie verse le sang innocent ; David, l'élu
de Dieu, se souille par des trahisons, des adultères et des
meurtres ; Âmmon abuse de sa propre sœur et tue son frère ;
Salomon devient idolâtre au milieu de ses femmes légitimes
et illégitimes. Cependant, nous lisons ces histoires et nous
en retirons de bons fruits, parce que nous y trouvons la
10 INTRODUCTION.
mauvaise fin d'une mauvaise vie et la bonne fin d'une bonne
vie. Il n'en est pas autrement des poètes et des prosateurs
de l'antiquité païenne. Combien, d'ailleurs, ceux-*ci ne nous
offrent-ils pas d'excellentes règles de conduite, de sublimes
leçons de morale, qui peuvent soutenir hardiment le parallèle
avec les meilleures doctrines du christianisme (^)? »
La Renaissance a acquis, depuis, une signification plus
élevée que celle qu'on lui attribuait anciennement; elle n'est
plus aujourd'hui une simple rénovation des études, la substi-
tution des bonnes méthodes naturelles aux méthodes artifi-
cielles. Nous y voyons un mouvement universel qui servit
la Réforme par ses pamphlets, par son érudition, par ses
traductions des Écritures, mais qui ne s'allia jamais exclu-
sivement au protestantisme : « Dans la lutte des deux
religions, elle ne vit, dès les premiers jours, qu'un moyen
de faire triompher un de ses principes, la liberté pour
tous d'adorer Dieu selon leur raison et leur inspiration
intime f). »
Sous ce rapport, on peut dire que les défiances qu'elle
inspirait à l'Église étaient souvent fondées, au moins en
Italie, car l'admiration et l'imitation de l'antiquité compro-
mirent, dans ce pays, l'attachement qu'on y avait voué au
catholicisme, et les études nouvelles provoquées par la
Renaissance y furent autant d'excitations et de moyens pro-
pres à faire examiner de plus près les doctrines religieuses
qui jusque-là avaient dominé le monde. Il est vrai que les
humanistes italiens ne négligeaient rien pour éviter, au
moins en apparence, tout contact avec la théologie ; un seul
d'entre eux ne garda pas cette prudente réserve ; le Romain
Laurent Valla (1406-1457) montra l'action immense que les
études historiques pouvaient exercer sur les opinions reli-
gieuses. La donation de Rome, faite aux papes par l'empereur
(*) Lettre de Piccolomini à Stein, lettre III, dans Haoen, Deutschlandsliterarische
und religiôse Verhàltnisse im Reformationszeitalter, t. I, p. 86-89.
(«) MoNTÉGUT, Revue des Deux Mondes, t. VII, p. 667 et 668 (1857).
LA RENAISSANCE HOSTILE A l'ÉGLISE. 11
Constantin, était alors hautement afSrmée et défendue par la
cour pontificale. Valla s*éleva contre Tauteur du document
apocryphe de cette donation avec toute Fâcreté de sa polé-
mique, mais aussi avec beaucoup de logique et de sens. Il fut
assez heureux pour se soustraire aux persécutions décrétées
contre lui par le pape et les cardinaux f).
Le néo-platonisme, restauré à Florence (1440) par Gémiste
Pléthon, de Constantinople, s'appropriait alors un syncré-
tisme qui, tout en se rattachant à FËglise, renfermait des
thèses suspectes d*hérésie, et, soit à cause de son principe
d'indépendance, soit à cause de sa vitalité interne, devait tôt
ou tard encourir la disgrâce de Rome. On opposa à ce plato-
nisme la doctrine d'Aristote, dont les défenseurs prirent
une direction sceptique qu'ils communiquèrent aux huma-
nistes de l'Italie et qui leur attira plus d'une fois la dange-
reuse accusation d'athéisme. Toutefois, ils parvenaient à s'y
soustraire en se soumettant au jugement de l'Église. On ne
pouvait attaquer impunément que la scolastique, bien qu'elle
fût un des principaux soutiens du dogme ; parce que sa bar-
barie et son faux aristotélisme l'avaient rendue tout à fait
ridicule f).
Comme l'a fait remarquer un grand historien moderne f),
c'était alors pour la sainte Église un temps de richesse et de
luxe, et, si l'on étudie la biographie des hommes qui ont
joué, dans le catholicisme, un rôle politique ou littéraire, on
est surpris du mélange de mœurs sybarites et de pensées
audacieuses qu'on y rencontre. On croit vivre un instant au
xvm* siècle : c'est le même enthousiasme pour les idées nou-
(*) GiESELER, Lehrbuch der KirchengeschicTUe, t. II, 4, p. 504.
(«) Jo. Franc. Pici 0pp., 1. 1, f. 42, 76 et 82 ; t. Il, f. 177 (Bâle, 1573).— Marsi-
Lius FiciNus, In pi-œf, ad Plotinum. — Labbei ConcîL coll., t. XIV, f. 187. — Guill.
Batesii Vitœ selectorum aliquot mrorum, p. 112. — Von dbr Ha'rdt, Historia lite-
raria Refoi-mationis, 1. 1, p. 173. — Erasmi 0pp. (Cleric), t. III, 1, f. 189 et 1015 ;
t. IIÏ,2,f. 1382. — Angeli Politiani J^i>^, 1. IX, ep. 3. — Tbnnemann, Geschichie
der Philosophie, t. IX, p. 54 etsuiv. — Gieseler, l, c, t. II, 4, p. 504-511.
P) GuizoT, Cours d'histoire moderne, XI« leçon, p. 33 et 34. (Paris, 1828.)
1* INraODUCTIOIf.
velles, c'est la même absence de croyances morales et reli-
gieuses. Les lettrés du xvf siècle sont vis-à-vis des prélats ce
qu'étaient les philosophes du xviu* vis-à-vis des grands sei-
gneurs : ils ont, les uns et les autres, les mêmes opinions, les
mêmes mœurs, la même insouciance de l'avenir f).
Il faut noter aussi que cette époque de révolution intellec-
tuelle est celle de la plus grande activité extérieure des
hommes : c'est une époque de voyages, de découvertes, d'en-
treprises de toute sorte (^. On apprit à mieux connaître la
variété de la nature et de l'espèce humaine ; tout concourut à
agrandir la sphère des idées et à diminuer celle des préjugés.
Bientôt la bourgeoisie, éprise des conceptions du siècle,
s'irrita d'avoir à partager les fruits de ses labeurs avec des
castes parasites, et les nations, se faisant industrielles, de
féodales qu'elles étaient en majeure partie, se dégoûtèrent
des stériles disputes théologiques du moyen âge et ouvrirent
les yeux au flambeau de la raison f).
L'invention des armes à feu, en rendant égaux sur le champ
de bataille le vilain et le noble, le fort et le faible, avait porté
une atteinte mortelle à la chevalerie, en même temps que
l'établissement des armées permanentes affranchissait les
souverains de la dépendance des grands vassaux.
Mais une des causes les plus actives de séparation entre les
temps anciens et les temps modernes, c'est l'imprimerie,
inventée de 1436 à 1452. Cet art, en vulgarisant les lumières,
jadis apanage exclusif de certaines catégories sociales,
donna un essor inconnu à l'humanité, amena une ère nou-
velle de science et de civilisation et fit de la presse, comme
dît M. Nisard, « une tribune souveraine qui, du tropique au
pôle, communiqua à la pensée la puissance de l'antique
Forum ».
C'est ce qu'avait déjà fort bien compris un écrivain belge
{') GuizoT, Cours d'histoire moderne, Xï« leçon, p. 33 et 34. (Paris, 1828.)
(«) Id., ibid,, p. 35.
f») L. BLANct. I, p.27et28.
INFLUENCE DES GRANDES DÉCOUVERTES. 13
du XVI® siècle : « En quoy me semblent estre du tout four-
voiez (pour en dire franchement mon advis) ceulx qui se per-
suadent ces entrefaictes (troubles) estre advenues par les
menées de quelques ungs, ou à cause de choses passées es
mesmes années. Et croys fermement que quiconque vouldra
de plus près regarder et penser à ces affaires jugera et trou-
vera avecq moy que, dés longtemps, ont prins leur commen-
cement. » — Et pour diverses causes, « entre lesquelles n'ont
certes esté les deux moindres, mais bien les plus grandes,.
Fart de Fimprimer et le retour des langues et sciences, dont
le monde, au grand désavantage des hommes, avoit esté
frustré et dépourvu. » De ce moment, « at, ung chascun^
avecq grande commodité, peu jouyr et, par là, venir à la
vraie cognoissance de la sainte Escripture et tous les livres
délaissez par les anciens catholiques et autres chiestiens
docteurs; davantaige, entendre, par les sermons et prédi-
cations des sçavantes et chrestiennes personnes, le vray
chemin de son salut éternel (^) ».
Lorsque tant de causes d'ébranlement venaient se réunir
et combiner leur puissance, il était impossible que la société
chrétienne ne se trouvât pas tout à coup amenée à une situa-
tion entièrement nouvelle. La lutte du christianisme et du
mahométisme n'était pas finie en Orient, qu'en Occident il
s*en annonçait une dans le sein de l'Église même. Les excita-
tions des croisades, jointes aux agitations dogmatiques qui
avaient eu lieu dès le xi* siècle et qui avaient jeté des dissi-
dences au milieu de plusieurs diocèses d'Italie, de France et
de Belgique, firent éclater tout à coup une nouvelle série de
schismes religieux. Dès l'origine, on sentit qu'il y avait là
(*) Wesbnbeke, La description de V Estât , succès et occurrences advenue au Païs-
Bas au faict de la religion, p. 56. L'auteur de ce livre avait été pendant vingt-cinq
ans conseiller-pensionnaire d'Anvers, lorsque son amour pour la liberté le força
d'abandonner sa patrie (1567). Il se retira à Dillenbourg, où il le composa et le fit
imprimer en 1569. M. Rahl^beck en a publié une nouvelle édition dans la collec-
tion des Mémoires relatifs à l'histoire de Belgiqice,
44 INTRODUCTION.
quelque chose de plus grave que tout ce qui s'était vu dans
les temps anciens. Aussi prit-on des mesures exception-
nelles : on créa de nouvelles congrégations religieuses que
l'on chargea de combattre les scissionnaires. Mais l'esprit
d'insurrection contre l'Église se répandit jusque parmi ses
défenseurs, et l'on vit grand nombre de ses savants et même
de ses prélats s'élever contre ses institutions générales ; on les
vit, en outre, dans les circonstances les plus solennelles, telles
que les conciles de Pise, de Constance et de Baie, attaquer
l'autorité du pontificat suprême. Chacune de ces assemblées
offrit le spectacle tantôt d'une minorité, tantôt d'une majorité
de pères déposant des papes et en élisant d'autres.
Déjà on avait vu un roi de France, d'accord avec un pon-
tife de son choix, obtenir la translation du Saint-Siège de
Rome à Avignon et faire supprimer, au concile de Vienne,
un des ordres qui avaient rendu à la religion les plus écla-
tants services. On devait bientôt voir les Diètes d'Allemagne
rivaliser avec les assemblées du clergé et de la noblesse de
France dans la proclamation de ces principes d'indépen-
dance que le pouvoir temporel affectait, depuis quelque
temps, de soutenir avec orgueil contre l'autorité spirituelle.
Dès lors, il se forma, dans le sein même de l'Église, deux
partis : celui du système pontifical et celui du système repré-
sentatif. Le premier regardait le pape comme le maître de
l'univers, duquel émanait tout pouvoir spirituel et temporel,
et qui par là même était placé au-dessus de tous les rois de
la terre, qu'il pouvait destituer selon son bon plaisir. A plus
forte raison le pape était- il le chef suprême et absolu de
l'Église, placé au-dessus de tous les prélats et de tous les
conciles (^).
(*) I^s principaux défenseurs de ce système étaient : le dominicain Jean de Turre-
cremata, dans la Summa de Ecclesia et ejus auctoritate, lib. IV, et surtout lib. 1, De
Potestaie papaliy et lib. III, de Conciliis; l'évêque de Zamora, Roderic Sancius, dans
sonSpeculumvitce humanœ; Dominique Venetus, évêque de Brixen, dans son traité :
De cardinalium légitima creatione (dans Marc. Ant. db Dominis, De republica
eccles.t 1. 1); Théodore Lelius, évêque de Feltre, dans son écrit Pro Pio papa II
DEUX SYSTÈMES EN PRÉSENCE DANS l'ÉGLISE. 15
Le système représentatif, au contraire, sans renoncer à la
papauté comme principe d*unité, n*en voulait pas moins une
papauté essentiellement limitée, soutenait que la puissance
de l'Église ne dérive pas du pape, mais que celle du pape
dérive de l'Église; que, par conséquent, il n'est pas le
maître de l'Église, mais son pouvoir exécutif (^); que l'Église
est au-dessus du pape, membre seulement de l'Église ; que
l'Église seule, représentée par ses conciles, est exempte de
toute erreur; que le pape, comme homme peccablef), peut
errer et employer son pouvoir pour la perte de l'Église ; que
l'Église, ainsi légitimement représentée, est le juge suprême
du pape et peut le révoquer; que cette Église seule a le droit
de faire des lois, auxquelles le pape est soumis comme tout
autre mortel ; que le pouvoir épiscopal ne découle point du
pouvoir pontifical ; que les deux pouvoirs émanent, au con-
traire, de la même source, c'est-à-dire de saint Pierre et des
autres apôtres. Quant au pouvoir temporel, il ne doit rien
au spirituel, étant, lui aussi, d'institution divine f).
Le système représentatif échoua, l'opposition fut vaincue,
mais non écrasée. Une réaction était inévitable, d'autant
plus que dans l'empire des lettres se préparait une lutte non
moins grave que celle qui se manifestait, de la part de tant de
sectes nouvelles, dans l'opposition de tant de docteurs, dans
les usurpations de tant de conciles, dans les insurrections de
tant d'assemblées politiques. Depuis les croisades, les peuples
de TEurope avaient commencé à substituer insensiblement à
la vieille littérature, latine ou ecclésiastique, des littératures
a sede romana (dans Goldast, Monarch. Rom, Imper., t. II, p. 1595). — Voy.
GiESELER, Lehrbuch der Kirchengeschichie, t. II, 4, p. 218-229. — Ullmann,
Refornnatoren vor der Reformation, t. I, p. 189-191.
(*) « Caput mtmsteriale. »»
(*) « Homo peccaJbilis, »
(') Les défenseurs de ce système furent Gerson, DepotestcUeecclesiast, consid. 0pp. ,
t. II, f. 246 (Dupin); Nicolas de Cusa, Be concordayttia cathol,^ lib. II et III (dans
ScHARDius, Syntagma tractatum, p. 356). — Voy. Gieseler, L c, p. 209-218, et
Ullmann, l. c, p. 191-194.
16 INTRODUCTION.
nouvelles et nationales; à la place de Tancienne scolastique^
où prévalaient les dogmes de saint Augustin et la dialectique
d'Aristote, plusieurs écoles mettaient, les unes ce platonisme
mystique, les autres ce mysticisme biblique qui donnaient
libre jeu aux esprits trop longtemps emprisonnés en des
formules stériles- Ainsi, une crise plus profonde, plus péril-
leuse qu'aucune autre, attendait le vieux catholicisme. L'im-
pulsion la plus décisive lui vint des grands faits que j'ai
signalés au commencement de ce chapitre, et bientôt tout ce
qu'il y eut d'esprits hardis en Europe se rangea sous ces deux
bannières : Liberté de la pensée, — Empire de la foi(^).
D'après ce premier aperçu on peut déjà dire qu'ils se trom-
pent, ceux qui veulent faire reculer la société de plus de trois
siècles pour ramener ce qu'on appelle l'ancien ordre social.
Non, ce prétendu ordre n'existait plus depuis longtemps,
et par conséquent, ce ne sont pas les réformateurs du
xvf siècle qui l'ont attaqué les premiers. Cela pourra paraître
bizarre à ceux qui ne veulent voir la splendeur du catholi-
cisme que dans le moyen âge. Mais on s'est demandé, ajuste
litre, si « cette époque a été sans orages, sans échecs pour
l'Église ; si la papauté était plus forte aux temps où un empe-
reur et un anti-pape chassaient de Rome Grégoire VII et où
un roi de France faisait insulter par un avocat et par un
soldat Boniface VIII. Les princes étaient-ils plus pieux aux
temps où un roi faisait assassiner Thomas de Cantorbéry?
L'autorité de l'Église était-^Ue plus respectée durant ces
schismes séculaires qui tenaient la chrétienté indécise et
scandalisée entre deux papes, celui de Rome et celui d'Avi-
gnon? Sans parler des mœurs, croit-on que la foi fût uniforme
(*) M. Dur, recteur du séminaire catholique de Wurtzbourg et auteur d'une
excellente biographie de Cusa, pense ainsi. Voir aussi le Répertoire universel des
sciences, etc., t. IX, p. 230. — Conf. Scharpfp, Der Cardinal Nicolaus von Cusa,
p. Iet2.
Ce dernier ouvrage, publié d'abord en un volume in-8®, à Mayence en 1843, a été
mis en rapport avec la traduction des principales œuvres du cardinal de Cusa due a
M. E. Scharpff et réimprimée sous le même titre à Tubingue en 1871. (Note des
éditeurs.)
RÔLE ET SITUATION DE LA BELGIQUE. (7
et pure Ç) lorsque Fhérésie, écrasée chez les Albigeois (^ de
France, allait éclater chez les Lollards d'Angleterre, soulevait
les hussites de Bohême et couvait, sous une compression
impuissante, le feu où la Réforme allumerait un jour son
incendie? Uhérésie a toujours existé au moyen âge; la
papauté, par des moyens violents, Fétouffait passagèrement,
mais n'en pouvait détruire le germe. La Réforme du xvi** siècle
n'a fait que révéler ce qui était latent, que constituer poli-
tiquement et localiser géographiquement la protestation
sourde qui errait au sein des peuples durant le moyen âge.
Si la Réforme a opéré cette œuvre, si elle a régularisé, en
quelque sorte, l'opposition du principe de liberté protestante
au principe d'autorité catholique, elle le doit aux transfor-
mations politiques et matérielles qui avaient changé la face
de l'Europe lorsqu'elle parut f). »
En Belgique plus qu'ailleurs, ce mouvement général devait
entraîner d'immenses conséquences politiques et religieuses.
Cela résultait à la fois de notre dépendance de l'Espagne, qui
s'était donné la mission de comprimer, par le fer et par le feu,
toute révolte contre l'orthodoxie, et de notre position inter-
médiaire entre les grandes puissances de nouvelle formation,
qui se disputaient nos provinces. Le développement de la
prospérité industrielle de notre pays favorisait, en outre,
tout changement politique hostile aux deux classes jusque-là
prépondérantes, le clergé et la noblesse. La bourgeoisie
libre des villes, enrichie par le commerce, et le peuple des
campagnes, encore attaché à la glèbe, supportaient seuls le
poids des charges publiques. C'étaient autant de causes de
mécontentements et de révolutions qui ne demandaient
qu'une occasion pour éclater, et cette occasion ne tarda
(*) Cette opinion d*un écrivain libéral est confirmée par un écrivain catholique.
Voir : Chateaubriand, Éludes historiques, édition de Bruxelles» in-36, t. III, p. 32,
180, 184, etc.
(*) Les Albigeois, très nombreux à la fin du xii** siècle, se trouvaient en Provence
et dans le Languedoc, surtout dans la ville d'Albi.
(*) FoRCADE, Reoîte des Deuco Mondes, 1849, t. I, p. 651.
18 INTROPUCTION.
pa$ à se présenter. De même qu'à une autre époque, la
Suisse, berceau de la maison de Hapsbourg, avait commencé
la lutte contre Fagrandissement de cette maison, il était
dans la destinée des Pays-Bas, berceau de la maison de
Bourgogne, de continuer, 3% xvi* siècle, la lutte contre son
despotisme. On sait que TAllemagne entière devait être
engloutie dans le vaste empire rêvé par Charles-Quint, et
que dans les desseins de son fils le même sort était réservé
aux Pays-Bas. L'indépendance nationale, sacrifiée à la
tyrannie espagnole, l'indépendance provinciale au despo-
tisme centralisateur, l'indépendance religieuse au pouvoir
épiscopal, c'était notre existence entière qui était menacée,
en même temps que notre liberté de pensée et de conscience.
Mais la question religieuse primait toutes les autres, et c'est
pour étouffer les germes d'hérésie semés par la Réforme que
. l'Espagne employa ses forces jusqu'à ce que tout fut détruit et
^^^^îmé, jusqu'à ce qu'aucune résistance ne fut plus matériel-
[i^"^ ' cément possible.
'^ J'entreprends, en ce qui concerne les Pays-Bas, l'histoire
des origines et des progrès de cette lutte pendant la durée du
XVI* siècle; siècle où tout fut grand, les hommes et les choses,
les chefs et les peuples ; où, au milieu de la foudre et des
éclairs, furent posées, par nos ancêtres, les plus formidables
questions politiques et sociales ; où les plus hauts problèmes
d'affranchissement et les droits de la raison et de la conscience
furent plaides les armes à la main. La victoire ne couronna
pas nos efforts. Toutes nos libertés succombèrent. Mais elles
devaient triompher de nos jours, mieux comprises, épurées,
complétées, telles, enfin, qu'elles sont gravées sur le bronze
de notre Constitution.
CHAPITRE PREMIER.
LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SCOLASTIQUE.
Les peuples des Pays-Bas prirent une part active aux deux
grands mouvements de la Renaissance et de la Réforme. La
Belgique surtout était une terre d'opposition religieuse.
Vers l'an HOO, on vit sortir des fies de la Zélande^
pour entrer en Flandre, un personnage laïque, Flamand
de naissance, du nom de Tanchelin, qui se mit à dogma-
tiser, pendant neuf années consécutives, principalement à
Anvers.
Il n'est pas facile de distinguer ses véritables doctrines
au milieu des accusations confuses, portant moins sur ses
prédications que sur ses mœurs, dont il fut l'objet de la part
des écrivains ecclésiastiques. Il semble, toutefois, qu'elles se
rattachaient à celles des manichéens et des adamites ; mais
dans les agitations populaires qu'elles excitèrent, on sent
vaguement palpiter une question sociale. On y reconnaît les
satires violentes contre l'orgueil du clergé et les attaques
indirectes contre l'oppression féodale qui avaient suscité la
guerre des Albigeois. Ainsi, il sapait l'organisation de l'Église
par la base en défendant à ses disciples de payer la dîme, de
témoigner du respect au pape, aux évêques et aux prêtres ;
en traitant les sacrements de sacrilèges et les églises d'antres
d'idolâtrie et de prostitution; en faisant dépendre le salut
étemel de la foi seule. Quant à l'extravagance de la mise en
scène qu'il adopta, elle s'explique par l'ignorance et la gros-
^0 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SCOLASTIQUE.
sièreté des esprits auxquels il s'adressait. On serait tente de
taxer les historiens d'exagération, si les mêmes faits ne
s'étaient reproduits à d'autres époques. Tanchelin est le pré-
curseur de Jean de Leyde ; dans l'histoire de son hérésie, on
croit lire celle des anabaptistes, fomentée au xvi* siècle, à
Munster, par des Belges et des Balaves.
La facilité avec laquelle Tanchelin répandit ses doctrines
donne une triste idée de l'état moral et religieux de ce
temps-là. Il n'y avait alors dans Anvers, ville comparative-
ment déjà grande et populeuse, qu'un seul prêtre; encore le
scandale de ses mœurs privées lui enlevait-il tout prestige et
toute autorité. Ceux qu'il aurait dû fortifier par son exemple
et éclairer de ses lumières, croupissaient dans l'ignorance et
le désordre. Ils étaient, pour le hardi novateur, une proie
sans défense.
Cependant, il y avait entre Anvers et le Kîel, sur le bord de
l'Escaut, une église dédiée à saint Michel, desservie par un
chapitre de chanoines, qui rapportait sa fondation àGodefroid
de Bouillon, en 1096. Quelle fut la conduite de ces chanoines
dans des circonstances si graves pour eux? Demeurèrent-ils
paisibles spectateurs de cette propagande ou ne purent-ils
rien faire pour y remédier? Quelle que fût la cause de cette
inaction, elle leur a valu un soupçon de complicité, que rien,
il faut le dire, n'autorise à croire fondé f).
Tanchelin eut bientôt de nombreux prosélytes et obtint un
si grand crédit sur les masses, qu'il fut traité par elles
comme un souverain. Jamais il ne paraissait en public sans
être escorté de 3,000 hommes armés, qui marchaient devant
lui l'épée nue. Vêtu d'habits magnifiques, les cheveux relevés
en tresses avec des rubans et de l'or f), il s'enivra de ses
(*) Gens, Histoire de la ville d'Anvers, p. 31, etc. — C.-A. Cornélius, Di6 nieder-'
lândischen Wiedertàufer wàhrend der Bdagerung Munsters, MQnchen, 1869.
Ce travail est un extrait des Mémoires de V Académie royale de Bavière, 3* cl.,
vol. XI. — De Potter, Eist. du Christian,, t. VI, p. 379-381, et ibid,, les
sources.
(*) De Potter, /. c.
TANCHELIN d'aNVERS ET SA SECTE, 21
succès et ne tarda pas à se rendre coupable des mêmes fautes
qu'il avait si durement reprochées à ses adversaires. Les
chroniqueurs du temps l'accusent d'abuser de l'influence
qu'il avait sur les femmes converties à ses doctrines. Il
les avait tellement fascinées, racontent les chroniqueurs,
que, s'estimant fort honorées de ses amours, elles se don-
naient à lui, en présence même de leurs mères et de leurs
maris, persuadées qu'elles accomplissaient une œuvre spiri-
tuelle fort agréable à Dieu. Mais rien ne prouve que ce ne
soit pas là une de ces calomnies gratuites dont les écrivains
ecclésiastiques ont toujours été très prodigues à l'égard des
hérésiarques.
Voyant que tout marchait au gré de ses désirs, Tanchelin,
ajoute-t-on, poussa la folie jusqu'à croire à sa propre divinité.
« Il disait que, si le Christ est Dieu parce qu'il avait eu le
Saint-Esprit, lui l'était au même titre, puisqu'il avait reçu la
plénitude du Saint-Esprit. Par là, il réussit à s'emparer si
bien des âmes, qu'il fut adoré par quelques-uns de ses
partisans comme Dieu, et qu'il donna à boire au peuple
stupide l'eau dans laquelle il s'était baigné; ce qui était,
assurait-il, un sacrement plus saint et plus efficace pour la
santé du corps et de l'âme que le baptême (^). » C'était sur
les toits qu'il prêchait ces monstruosités, c'était dans de
vastes plaines qu'il haranguait la foule qui se pressait autour
de lui. Semblable à un roi qui se montre à son peuple, il
paraissait en public avec les insignes de la royauté, et le
peuple, séduit, l'écoutait comme un ange de Dieu.
ce II est malaisé de comprendre pourquoi il prit alors fan-
taisie à Tanchelin de se rendre à Rome ; il y alla cependant,
habillé en moine, et sous prétexte de dévotion. A son retour
(1112), il fut arrêté et jeté en prison par l'archevêque de
Cologne. Étant parvenu à s'échapper, il se sauva à Bruges,
(*) Extrait d'une lettre des chanoines d'Utrecht à Tarchevêque de Cologne. (Gens,
p. 33 et 34.)
92 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SCOLASTIQUE.
OÙ il fut condamné à l'exil par le clergé et le peuple. Depuis
c^tte époque, il erra sans asile et sans but, et commit même
plusieurs crimes, s'il en faut croire ses ennemis, jusqu'à ce
qu'il fut assommé (1115) par un prêtre catholique, qui voulut
laver dans le sang du sectaire les injures dont il avait accablé
les ministres de l'Église (^). »
D'autres (^ ont jugé Tanchelin beaucoup moins sévère-
ment : ils prétendent qu'il ne fut que le continuateur de
Bérenger, dont il propagea les opinions sur l'eucharistie
et sur le baptême des enfants. Ils vantent son éloquence, sa
douceur, sa bienfaisance et le disculpent des imputations
calomnieuses de ses ennemis. Diercxsens , le fanatique
Diercxsens lui-même, révoque en doute l'immoralité de
Tanchelin f) ; et, en effet, son voyage à Rome prouve qu'il
ne suivit pas une direction réellement antichrétienne. Sans
cela, il n'aurait pas osé l'entreprendre. Il est possible qu'il
crût trouver, dans la capitale du catholicisme, un appui
contre les violences d'un clergé dont il avait eu l'audace
d'attaquer la corruption (*).
Du reste, Diercxsens asoinde nousapprendre que, si l'Église
d'Anvers fut désolée par l'hérésie de Tanchelin, Dieu, dans sa
miséricorde, pour fortifier les cœurs des bourgeois dans la
vraie foi, leur procura un trésor inappréciable : une des
reliques les plus précieuses du corps de Jésus-Christ, apportée
de la Terre-Sainte et approuvée par le chapelain de Godefroid
de Bouillon. Il est vrai qu'il y avait quatre exemplaires du
(*) Meyer, Xmiales Flandr., ad ann. 1110 et 1115. — Robertus de Monte ad
Sigehert. Gemblacens, Chrontcon, apiid Pistor, f. 870. — De Potter, L c,
p. 382 et 383.
(2) Voyez une apologie de Tanchelin dans Uyttenhoovex, Geschiedenis der her-
vormde Kerk te Antwerpen, t. I, p. 16 et suiv. — Conf. Daniel Gerdes, Historia
eoangdii in Bdgio reformati, p. 1-3.
p) «An autem Tanchelinus, dit-il, hic Antverpiœ sic impudicum et Sé^itiosum sese
exhibuerityCertis inonumentis non docetur, » (Antoerpia Christo nascens etcrescens,
t. I,p. 103.) — Conf. Tydeman, Yerhandeling over Tanchelgn, dans Bydragen tôt
de geschiedenis der godgeleerde wetenscJiappen, t. 11, p. 1 et suiv.
(*) Neander, Allgemeine Geschichte der christlichen Religion, t. X, p. 1161.
l'hérésie de GUILLAUME CORNÉLIS. 23
saint Prépuce {% mais, dans ce temps-là, on n'y regardait pas
de si près.
Ce qui contribua au succès de Tanchelin, ce fut la situa-
tion politique du duché de Lothier, dont dépendait le mar-
quisat d'Anvers et qui subissait alors une sorte d'interrègne
très favorable à l'anarchie ; d'un autre côté, en supprimant la
dîme, l'hérésiarque séduisait les Flamands, chez qui l'intérêt
a toujours été si puissant; enfin, il ne prêchait que ce qui
devait plaire par sa nouveauté ou ce qui s'accordait avec les
dispositions de la multitude.
Le sang de Tanchelin fut loin d'effacer toutes les traces de
ses doctrines, qui servirent à frayer les voies à l'hérésie
vaudoise. A Anvers seulement, douze clercs, établis par
levêque de Cambrai dans l'église de Saint-Michel, avaient
pour mission spéciale de les extirper. Ne pouvant y réussir,
ils appelèrent à leur secours saint Norbert, fondateur de
l'ordre des Prémontrés, adversaire déclaré de toute espèce
de déviation des dogmes et des traditions de l'Eglise. Ses
efforts furent couronnés de succès ; mais un siècle après la
mort de Tanchelin, des doctrines hérétiques étaient prêchées
de nouveau, sans empêchement, par un chanoine de Notre-
Dame, nommé Guillaume Cornélis f). Cornélis plaçait toutes
les vertus dans la pauvreté chrétienne, il exagérait tellement
cette idée que, suivant lui, une courtisane pauvre était préfé-
rable à une femme chaste qui possédait quelque chose, et que
tous les religieux étaient damnés f), parce qu'ils nageaient
dans l'abondance. Pour mettre ses actions d'accord avec ses
paroles, il distribua aux pauvres tout son bien, jusqu'aux
(*) Il n'y en avait qu'un à^aïUhentique, celui de Saint-Jean de Latran, à Rome.
Il avait été déclaré tel par le pape Innocent III. — Voir, sur ce sujet délicat, une
spirituelle dissertation de De Potter, dans son Histoire du christianisme.
(*) MuuKUS, apud D. Bouix, Tractatus de jure regula7*ium, t. II, p. 371 et suiv.
— Disseriatio histoi'ico canonica, auctore D. Georgio. — Boxhorn, Nederlandsche
historié, p. 49. — Giesblbr, t. II, 1, p. 301, 392 et 393. — Baselius, Den
nederlandschen Sulpitius, p. 161.
P) Omnes relit/iosos esse damnaios, (Diercxsens, 1. 1, p. 237.)
24 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SGOLASTIQUE.
revenus de sa prébende de chanoine. Aussi, quand il mourut,
en 1248, fut-il enterré en grande pompe dans l'église de
Notre-Dame. Mais trois ans après, Févêque de Cambrai fit
déterrer son cadavre, qui fut brûlé sur la place publique (^).
« On le croirait difficilement, si le fait n'était attesté par les
écrivains catholiques eux-mêmes : au milieu du xiii® siècle, à
l'époque où la puissance du Saint-Siège était parvenue à son
apogée; qui avait vu l'humiliation de Barberousse et de
Philippe-Auguste ; au temps même où l'Église produisait ses
lumières les plus éclatantes, les Dominique et les François
d'Assise, les Bonaventure et les Thomas d'Aquin, la foi
catholique se trouvait, à Anvei's, presque aussi désarmée
qu'au temps de Tanchelin! A l'abbaye de Saint-Michel, les
successeurs de saint Norbert s'endormaient dans l'opulence
et dans l'oisiveté ; les intérêts de leur cave à vin absorbaient
toute l'attention des chanoines de Notre-Dame, Le clergé de
l'église du Bourg ne faisait pas exception à la manière de
vivre des chanoines et des norbertins. Restaient les béguines
et les sœurs hospitalières. Là, sans doute, on eût trouvé des
exemples de charité et de dévouement; mais nulle part,
dans le clergé, on ne rencontrait des hommes capables de
soutenir par leur science, par l'autorité de leur parole ou de
leur vertu, le dogme ébranlé par l'hérésie, la discipline par
les mœurs vacillantes.
« Et comment, chez le peuple, les mœurs n'auraient-elles
pas souffert, quand ceux qui s'étaient constitués les gardiens
de la morale donnaient de si déplorables exemples? Le
magistrat d'Anvers s'émut de cet état de choses et écrivit,
(*) Gens, p. 72 et 73. — Mertens et Torps, Geschiedenis van Antwerpen, 1. 1.
p. 407-414. — Dans une remarquable étude de M. Janssen sur Tanchelin,
publiée par les Annales de l'Académie d'archéologie de Belgique, t. XXIII,
p. 374 et suiv., cet écrivain s*est efforcé de prouver que le commencement de la car-
rière de cet hérésiarque étïdt pur, qu'il n'avait tonné alors que contre les sacrements
et les églises administrés par un clergé indigne ; mais que, dans la suite, égaré par
lorgueil, il était tombé dans «< tous les abîmes du communisme ». — Voy. aussi Moll,
Kerkgeschiedenis van Nederland voor de Hervorming, t. II, 2, p. 42-59.
LES HÉRÉTIQUES UN PEU PARTOUT EN BELGIQUE. 26
^n 1247, une lettre au Père provincial des dominicains, qui
tenait alors à Strasbourg un chapitre de Tordre, pour le prier
d'envoyer à Anvers quelques frères, promettant de leur faire
bon accueil et de les aider de tout son pouvoir (^). »
Vers ce temps, au moment où les dominicains s'installaient
en Belgique, des doctrines hérétiques circulaient sourdement
à Anvers. Elles se rapportaient, de même que l'hérésie de
Tanchelin, à celles des Albigeois, et plus encore à celles
des Yaudois, dont quelques-uns, pour échapper aux persé-
cutions dirigées contre eux en Flandre, semblent avoir cher-
ché un asile à Anvers, où ils rencontrèrent des adhérents.
Les écrivains protestants considèrent ces doctrines comme
des restes de l'hérésie de Tanchelin (^, laquelle, suivant eux,
n'aurait jamais été complètement extirpée et se rattache-
rait, par une chaîne non interrompue, à la Réforme du
XVI* siècle. Ce qui est certain, c'est que les doctrines de Cor-
nélis étaient, en beaucoup de points, conformes à celles des
Vaudois f).
D'autres hérésies encore se répandirent de France et
d'Italie en Belgique. Ceux qui les professaient niaient l'effi-
cacité du baptême des enfants et la présence réelle du Christ
dans l'eucharistie, condamnaient le mariage et déclaraient
crime le serment. Le peuple de Liège, chez qui ils avaient
pénétré de nos provinces, les aurait brûlés vifs s'il n'en avait
été empêché par le clergé, plus humain et plus charitable que
la multitude. Ils réussirent mieux dans Arras (1185), où ils
parvinrent à faire des prosélytes dans la noblesse et dans le
peuple. Ils y avaient été précédés, en 1025, par d'autres héré-
siarques qui rejetaient toutes les cérémonies de l'Église et
mettaient l'essentiel de la religion dans l'abandon des plaisirs
de ce monde, dans la réprobation de la chair, dans les tra-
(*) Gens, p. 69 et 70.
(*) Voj. Uyttenhooven, Geschiedenis der heroormde Kei^k te A^Uxoerpen, t. I,
p. 45-47.
(3) Gens, p. 72.
26 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SCOLASTIQLE.
vaux manuels, dans la charité envers tous les hommes. Ces
sectaires furent condamnés au feu {^).
' Une secte manichéenne s'était propagée à Yvoy, dans le
Luxembourg (^. Ces hérésies furent combattues avec force par
un théologien du temps, Éverard de Béthune fj^et plus encore
par Alain de Lille (^5 dont je parlerai davantage plus loin.
Un des hommes les plus célèbres du xm* siècle fut Simon
de Tournai, chanoine de cette ville et docteur en théologie à
Paris, où il gouverna pendant dix ans les écoles des arts, c'est-à-
dire enseigna la philosophie et les belles-lettres. Ce fut
un penseur profond et un dialecticien subtil. S'étant, depuis,
adonné à l'étude de la théologie, il y passa maître et docteur.
Il l'enseigna longtemps, au milieu d'un concours prodigieux
d'auditeurs. Son attachement aux opinions d'Aristote lui
suscita l'accusation traditionnelle d'hérésie. Sa grande supé-
riorité dans les disputes théologiques lui fit beaucoup d'en-
nemis, peut-être même est-elle cause qu'on lui a reproché de
l'orgueil et de l'impiété, deux défauts qui attirèrent sur lui
la colère du Ciel : « Au lieu de parler en homme, il bugloit
comme un bœuf; et incontinent, par une épilepsie (qu'on
appelle le mal de Saint-Jean) estant jette par terre, le troisième
jour de cette maladie reçut la vengeance; le Tout-Puissant
donc le frappa d'une playe incurable et le priva de toute
science jusques aux lettres de l'A, B, C; et, avec ce, fut le
plus griefvement atteint en son âme, veu que jusques au jour
de sa mort il a esté comparé aux bestes sans entendement,
et est demeuré en la vilenie de luxure f). »
{*) Martène et Durand, Veterum scrtptorum et monwneniorum colhdio amplis-
sima, t. I, p. 776. — Auctariitm aquictnctmum, ad ann. i02ù, dans MiRiCUS,
Rerum toto orbe gestarum chromcon, f Anvers, 1608, in-4®.) — MANSi,t.XIX,p. 423,
425, 436, 449, 453, 457. — Dachery, Spicilegium, t. I, p. 607. — Gieseler, t. II,
2, p. 530-542.
('j Wyttenbach et Muller, Gesta Trevirorum, t. I, p. 186.
(3) Dans son Liber antihœresis, édité par Gretskr, Trias scriptorum adversus
MValdensium sectam.
(*) Gieseler, t. II, 2, p. 558.
(*) Prosper Marchand, Dictionnaire historique, t. Il, f. 246-249.
LA DULECTIQUE, SIMON DE TOURNAI. 27
On a réfuté cette tradition et l'on a soutenu qu'elle ne pro-
vient que de l'envie des moines de ce temps-là. La meilleure
des justifications de Simon est, sans doute, le silence de
Henri de Gand, qui n'aurait certainement pas oublié une
particularité aussi remarquable que cette démence, puisqu'il
s'est bien souvenu de cette étemelle imputation d'hérésie
que lui avait value son trop grand enthousiasme pour la
doctrine d'Aristote (^). A coup sûr, un docteur aussi profondé-
ment et aussi sincèrement religieux aurait reculé devant la
défense d'un homme qui se serait rendu coupable de la plus
scandaleuse impiété envers la personne du Christ f) et sur
lequel devait planer le soupçon de la paternité du fameux
Livre des trois imposteurs f).
L'exemple de Simon de Tournai montre jusqu'où pouvaient
conduire les progrès de l'habileté dans la dialectique et son
application à la dogmatique de l'Église. Autant il était facile
de tout prouver par cette voie, autant il pouvait paraître
facile de tout contester. Sans nul doute, la plupart des maî-
tres de la dialectique étaient de bonne foi en croyant à leurs
démonstrations une plus grande force qu'elles n'en avaient
véritablement. A coup sûr, il en était dans leurs rangs plu-
sieurs d'assez honnêtes pour s'avouer à eux-mêmes que toute
la puissance de leur argumentation ne résidait que dans l'art
de la dialectique; mais la plupart contractèrent la triste
habitude de s'en servir à tort et à travers pour prouver ou
pour combattre, et finirent par traiter de mensonge tout
ce qu'il leur était impossible de démontrer. De ce nombre
(*) •» Dura nimis Aristotelem sequitur, a nonnullis modernis hsereseos arguitur. n
Fabricit bibltotTieca ecclesiastica, t. II, p. 121. — Prosper Marchand, Dictionnaire
historique, t. II, f. 247-256.
(*) Simon était accusé d'avoir dit : « Jesule, Jesule, quantum in hac questione
confirma vi legem tuam et exalta vi : prpfecto, si malignando et adversando vellem, for-
tioribus rationibuset argumentis scirem illam infirmare et deprimendo improbare. »
MàTTHiEUS Paris, Htstoria major, f. 206.
(3) Quant au Livre des trois imposteurs, deux savants allemands, Karl Rosen-
kranze et F.-W. Genthe, ont prouvé qu'il ne date que de la seconde moitié du
XVI* siècle.
S8 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SCOL ASTIQUE.
était précisément Simon de Tournai, qui, aveuglé par l'im-
mense succès de ses leçons à l'université de Paris, eut
Fétourderie d'avouer franchement, à ses auditeurs enthou-
siastes de son enseignement sur la Trinité, que, s'il voulait
faire Èin mauvais usage de son art, il pourrait se réfuter lui-
même avec des arguments beaucoup plus forts que ceux qui
avaient excité leur admiration en sens contraire (^).
Tandis que Simon se distinguait dans la théologie, Etienne
de Tournai brillait dans le droit canon et dans le droit civil.
Il devint évêque de cette ville en H92. « Une de ses lettres
nous apprend qu'il y avait découvert des faussaires, fabrica-
teurs de bulles papales, et il décrit l'instrument dont ils se
servaient pour frapper le sceau : c'étaient des coins à deux
branches en forme de tenailles, au bout desquelles se trou-
vaient deux poinçons qu'on plaçait l'un au-dessous de l'autre,
pour serrer et frapper la matière, et lui donner l'empreinte
des deux côtés (*). »
Cependant, jusqu'à la fin du xii*' siècle, aucune des écoles
du moyen âge n'était parvenue à triompher définitivement,
ni le platonisme, ni le dogmatisme, ni le mysticisme. Tous
les efforts de la science manquent d'un centre commun,
d'une pensée d'unité et d'ensemble, jusqu'à l'époque où la
philosophie aristotélicienne des Arabes ouvre de nouvelles
voies. Parmi les noms que l'on peut citer durant cette période
de transition se trouve ce même Alain de Lille, dont j'ai déjà
parlé, à qui son siècle donna le nom d'universel ; qui, par le
tranchant de sa dialectique, fut la terreur des hérétiques,
particulièrement des Vaudois, et que, de nos jours encore,
l'illustre Schleiermacher (^ a jugé digne d'une mention par-
ticulière. Alain était né à Lille, peu d'années avant H28,
mais sa vie est tellement remplie de fables qu'on ignore
(') Tennemann, t. VIIÏ, 1, p. 313-315. — Conf. Histoire littéraire delà Fi'ance,
t. XVI, p. 391 et 392.
(*) De Reiffenberg, Chronique rimée de Philippe Mouskes, 1. 1, p. ccxxv.
(^) Geschichte der Philosophie, p. 108 et suiv.
ALAIN DE LILLE, LE DOCTEUR UNIVERSEL. 29
même le lieu où il a enseigné. Ce qui est certain, c'est qu'il
mourut en 1202, dans un âge avancé. Ses ouvrages prouvent
qu'il s'était fait remarquer par des connaissances très éten-
dues, et son poème philosophique YAnticlaudianus figure au
nombre des meilleures productions littéraires du moyen âge ;
il eut tant de vogue qu'un siècle après on l'expliquait encore
dans les collèges, le regardant comme une production digne
du siècle d'Auguste.
Mais ce sont particulièrement les Maximes (^) d'Alain et son
Art de la foi catholique (*) qui nous intéressent ici. Ce dernier
travail doit être considéré comme son œuvre capitale, car
il chercha à y traiter des doctrines principales de l'Église
d'après une méthode rigoureusement scientifique et dans une
forme imitant les démonstrations mathématiques. Ce livre,
dédié au pape Clément III, est de l'année 1187 f).
A l'exemple de Richard de Saint-Victor et de Pierre
Lombard, Alain s'efforça de réfuter les hérétiques, non par
l'autorité de l'Église ou par les articles de foi, mais par des
raisons scientifiques (*). Il est même supérieur à Ricliard de
Saint-Victor en sagacité et en finesse dialectiques. Souvent
ses thèses frisent le panthéisme f) ou suppriment, à la
manière des mystiques, toutes les affirmations positives sur
Dieu (^ ; mais, une fois arrivé à cette limite extrême, il sait
battre en retraite avec une habileté rare et, à cet effet, on le
voit se rabattre « sur la nécessité où nous sommes, d'après
lui, de ne pouvoir rapporter la simple unité de Dieu qu'aux
choses de cr^ monde et de ne pouvoir parler de Dieu que sous
(*) Elles se trouvent dans Mingarelli, Anecdotorum fascicuîus (Rome 1756), sous
le titre de Reguîœ de sacra theologia. On les connaît encore sous celui de Maximœ
theologicœ,
(^) Ars catholicœ fidei, dans Pezius, Thésaurus anecdotorum nao., t. I, p. 2,
f. 476 et suiv.
P) RiTTER, Geschichte der Philosophie, t. VII, p. 592-594.
(*) DeArte, prol., f. 475.
(^) Par ex. : «• Deus est sphcerainielligibilis, cujus centrum ubique, circumferentia
nusqtcam. — Qutcquid est in Deo, Deus est, n
(®) Omyies affirmaliones de Dec dictœ incomparatœ, negaiiones vero verœ.
30 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SCOLASTIQL'E.
ce rapport, c'est-à-dire que comme être des êtres Q, bien que
d'un autre côté cet être ne soit pas véritablement reconnu (^ ».
Il faut convenir que si tout cela constitue une dialectique
adroite, c'est à tort que l'auteur a donné à son livre le titre
pompeux d'ar^ Ce qu'il y a de plus digne d'attention dans sa
méthode, c'est qu'il se permet une assez grande liberté de
penser et que ses tendances sont éminemment morales.
C'est, en effet, de l'amour de Dieu qu'il fait dériver la néces-
sité de la création d'êtres raisonnables f) ; de sa justice, la
nécessité de leur liberté (^). De là aussi, suivant lui, les aspi-
rations de l'homme vers Dieu et vers la réalisation du bien
par la vie morale, la raison et l'amour f).
La 62* de ses règles renferme cette assertion singulière
sur la volonté de Dieu, « que Dieu veut le mal en ce sens
qu'étant la bonté et la puissance infinies, il n'en laisse pas
moins le champ libre à une multitude de maux, contraire-
ment à cette puissance et à cette bonté, contrairement même
à ses conseils et à ses ordres (^ ».
Au surplus, si Alain croit avoir prouvé toutes les vérités
de la religion par des motifs purement rationnels, il se
trompe, non pas qu'il n'ait beaucoup fait, mais parce que ses
démonstrations sont trop confuses, trop bizarres et souvent
même trop faibles pour qu'on puisse le placer bien haut à
cet égard Ç).
A cette époque, beaucoup de théologiens voyaient à regret
la philosophie renverser cette thèse traditionnelle : « La théo-
logie est la maîtresse ; la philosophie, avec tous ses arts et
(*) Solus Deiis vere existit, id est simpliciter et immiUabiliter ens; cetera autem
non vera swU, quia nunquam in eodem statu persistunt.
(«) RiTTER, p. 594-596.
(•^) Be Arte, lib. II, prop. 4.
(^) Ibid,, prop. 8.
(5) Ibid., prop. 7. — Ritter, p. 596-598.
(0) Ritter, p. 601.
(') Tennemann (t. VIÏI, 1, p. 288-313; a donné une analyse détaillée des œuvres
d'Alain.
LA SCOLASTIQUE ARISTOTÉLIQUE, DAVID DE DINANT. 31
toutes ses sciences, n'en est que la servante. » — Chose
inévitable cependant dès que les théologiens-philosophes
franchissaient les limites posées par la hiérarchie de l'Église
et que les dogmes du catholicisme étaient ébranlés, au
lieu d'être fortifiés par l'application de la philosophie. Or,
parmi les philosophes de cette catégorie, figure un élève
d'Amaury de Chartres, ou de Bène dans le pays char train,
David de Dinant, qui enseigna à Paris et mourut avant
1210. L'un et l'autre introduisaient les doctrines d'Érigène
dans l'enseignement de la théologie et furent condamnés
comme hérétiques. D'après ces philosophes. Dieu et la ma-
tière première sont des êtres simples, d'où il résulte qu'il y
a identité entre eux, car on ne peut concevoir de différence
entre des êtres simples. Donc, Dieu est la matière première ;
donc tous les êtres sont Dieu, et dès lors Dieu est tout ; le
créateur et la créature ne sont qu'une seule et même chose.
Les idées créent et sont créées. Dieu est dit la fin de toutes
choses, parce que toutes choses doivent revenir en Dieu pour
reposer immuablement en lui et pour demeurer avec lui
en un seul individu immuable. Tout est un et tout est Dieu.
Dieu est donc l'essence de toute créature (^).
Les écrits de David de Dinant furent anathématisés et
brûlés en 1209. Ceux de son maître eurent le même sort.
Condamné de son vivant, Amaury avait été forcé de se
rétracter et était mort de chagrin en 1205. Ses disciples
furent cruellement persécutés à Paris en 1210 : on épargna
les moins coupables, quelques-uns furent enfermés; les chefs,
y compris David, livrés au bras séculier, expièrent leur
témérité au milieu des flammes, sur la même place où
s'élèvent actuellement les halles de Paris. On enveloppa dans
la même proscription la physique et la métaphysique d'Aris-
tote, ainsi que les commentaires arabes de ses livres, traduits
en latin. La mémoire d'Amaury fut également condamnée et
{*) Tennemann, t. VIII, p. 314-325. — Aktaud, Répertoire, etc., t. XIX, p. 118.
32 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SCOLASTIQUE.
ses ossements arrachés de leur sépulture pour être jetés à la
Toirie.
Il est vrai que ces sectaires avaient prêché la réhabilitation
de la chair en plaçant sur la même ligne et en confondant
dans une même substance la matière et l'esprit; ils avaient
proclamé l'émancipation des passions en soutenant que tous
nos désirs sont légitimes et que toutes nos actions sont indif-
férentes devant Dieu; ils avaient, enfin, annoncé une loi
nouvelle qui devait succéder à l'Évangile, comme celui-ci
avait pris la place de l'Ancien Testament. Cette loi était celle
du Saint-Esprit ou de l'Amour, par laquelle toute contrainte
devait être abolie chez les hommes (^).
Cependant, à dater de l'an 1230, le triomphe de la philo-
sophie était assuré : ce furent surtout les franciscains et les
dominicains qui, en s'en emparant et en l'adaptant à la
théologie, commencèrent le second âge de la scolastique,
lequel déifia le philosophe de Stagire aux dépens des belles-
lettres et du bon sens f).
Ce fut à cette époque que parut dans la chaire de Saint-
Victor f) un esprit supérieur et entouré d'éclat, Hugues
d'Ypres (^, dont la Belgique peut s'enorgueillir à juste titre-
Thomas d'Aquin le regardait comme son maître. Dans la
solitude du cloître, il enseignait à ses religieux la philo-
sophie, telle que les Pères l'avaient établie. « C'est à cette
sagesse que, d'après Hugues, la philosophie doit rester sou-
mise, comme la raison doit se subordonner à la foi f). L'âme
(«) DoM Bouquet, Rerum pallie, script., t. XVII, f. 83; t. XVIÏI, f. 714. —
Thomas Aqvi^., Summatheol., qu. lïï, art. 8; qu. XX, memb. 2; qu. XIX,
memb. 1, art. 2. — Martènb et Durand, Thésaurus anecdotorum,i. IV, p. 163. —
Hauréau, Be la philosophie scolastique, t. I, p. 394 et 409. — Franck, Réforma-
teurs et puhlicistes de V Europe, p. 13 et 14. — Biographie universelle, art. Amaicry
de Chartres. — Histoire littéraire de la France, t. XVI.
(«) GiESELKR, t. II, 2, p. 409-418.
C) Dans le prieuré de ce nom, situé hors des murs de Paris.
{*) Il était né dans le voisinage dTpres. {Histoire littéraire de la France, t. XII,
p. 1 et 2.)
(5) De eruditione did,, lib. I, c. 1 ; lib. II, c. II.
HUGUES d'yPRES, MAITRE DE THOMAS d'aQUIN. 33
humaine arrive à cette philosophie par degrés, par ascen-
sions successives (^). Cest au moyen de ses facultés qu elle
doit tendre à la connaissance du monde, d'elle-même et de
Dieu. Tout, dans le monde matériel, offre des traces, des
symboles de la divinité ; mais la connaissance de soi-même
surpasse de beaucoup celle du monde sensible, parce que
l'âme est infiniment élevée au-dessus de la matière. Dans la
nature extérieure, l'élément intelligible est voilé et doit être
mis à nu par la réflexion et la méditation; dans elle-même,
l'âme le contemple immédiatement et sans ombres ; elle
s'élève avec promptitude et sûreté à l'intuition du souverain
bien, auquel tendent toutes ses aspirations, pour lequel elle
est créée par Dieu, qui est lui-même ce but recherché et ce
bien suprême. Aussi Hugues déclare-t-il la vie contemplative
supérieure à la vie active, parce que la contemplation
rapproche davantage l'âme de Dieu, l'unit plus intimement
à lui et la rend plus propre à enfanter la vraie vertu et la
véritable science f).
« Lire, non pour apprendre, non pour connaître et
pour louer Dieu; dédaigner l'action comme le savoir, et
ne faire des efforts que pour s'élever au-dessus de la terre
sur les ailes de la contemplation, tel était le fond des doc-
trines de l'école de Saint- Victor. Cet entraînement vers le
mysticisme succédait aux grandes agitations philosophiques
qui avaient secoué la première moitié du xn® siècle; il
venait après la proscription qui avait frappé dans Abélard
des témérités de langage plutôt que de pensée, après la
censure qui avait condamné dans Gilbert de la Porrée
quelques expressions rendues coupables par les interpré-
tations des commentateurs plus que par l'intention de
l'auteur. Par ces coups, terribles alors, l'Église montrait
(*) De anima, lib. II, c. 15.
(') De anima, Prolog, — Schwartz, Mémoires couronnés et autres de l* Académie
de Bruxelles, t. X, p. 14 et 15. — Conf. Laforêt, Re:oue catholique, t. I, 3,
p. 370-379.
34 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SCOLASTIQtE.
qu'elle ne voulait tolérer aucun écart, fût-il involontaire,
au milieu des voies de la plus rigoureuse orthodoxie. Les
esprits, intimidés, cherchèrent alors d'autres moyens d'expan-
sion au mouvement naturel et indestructible de l'intelligence
humaine. Certains se précipitèrent dans le mysticisme, dont
l'école de Saint- Victor devint le foyer et dont Hugues resta,
jusque dans le cours du siècle suivant, l'oracle le plus
renommé et le plus écouté (^). »
Hugues avait reçu de la nature un génie heureux qui lui
eût permis de suivre, à son choix, les traces d'Abélard ou
celles de Denis l'Aréopagite ; mais toutes ses facultés étaient
dans un si parfait équilibre qu'il ne sentait point sa con-
science troublée par l'antagonisme toujours douloureux de
la raison et du sentiment. H lui était donc également impos-
sible d'approuver le mysticisme de son ami Bernard de
Clairvaux, qui rejetait les études philosophiques, ou le sco-
lasticisme d'Abélard, qui ne tenait aucun compte du senti-
ment religieux ; mais, comme il n'était pas de force à lutter
contre ces deux tendances hostiles, il entreprit de les conci-
lier en s'appliquant à assigner à chacun des deux éléments
de la vie spirituelle la place qui lui convient. Suivant sa
théorie, le mysticisme forme une sphère supérieure de la vie
religieuse et n'est soumis au contrôle de la raison que dans
ses écarts. Malheureusement, Hugues agit contre ses excel-
lentes intentions, en introduisant dans le mysticisme spécu-
latif de l'Occident les rêveries du pseudo-Denis l'Aréopagite
et en ressuscitant ainsi le néo-platonisme, qui s'allia bientôt,
en Europe, comme il l'avait déjà fait en Orient, aux doctrines
mystiques les plus extravagantes. Le premier, il essaya de
réduire le mysticisme en système scientifique, en prenant
pour base la psychologie, entreprise qu'il était réservé à
Gerson de mener à bonne fin. Ce sont Hugues d'Ypres et
(') Frédéric Lock, sur Hugues de Saint-Victor, nouvel examen de l'ôdition de ses
œuvres par Hauréau, dans la Revue européemie, t. XVI, p. 177.
LE MYSTICISME : ODON DE TOLRNAY. 35
Richard de Saint- Victor qui ont remis en usage l'expres-
sion de contemplation, empruntée à la philosophie néo-plato-
nicienne pour signifier le degré le plus élevé de l'intelligence,
le terme suprême de la connaissance, c'est-à-dire l'intuition
claire et nette d'un objet dans un autre, par exemple de Dieu
dans le monde. La contemplation, selon eux, donne à l'esprit
une connaissance immédiate de Dieu, avec qui elle le met en
rapport direct, et c'est en cela que consiste sa haute supé-
riorité sur la science de la théologie (')•
Ces tendances mystiques étaient dirigées contre la dialec-
tique nominaliste et contre le panthéisme réaliste d'Amaury
de Chartres et de David de Dinant. Par son livre des Se»-
tences, fidèle reproduction de la pensée des Pères et de la
tradition du passé, un élève de Hugues, Pierre Lombard (•),
était devenu l'organe le plus avancé de cette réaction, et cet
ouvrage resta, pendant des siècles, le manuel suivi dans les
cours publics.
D'autres spiritualistes y prirent aussi une part active, et,
parmi eux, Odon de Tournay. Suivant ce philosophe, « les
universaux étaient les substances réelles des choses; ils
étaient de leur nature simples et composés, comme l'homme,
qui consiste en âme et en corps ; mais l'universel était tout
entier dans chacun des individus de sa catégorie; sans se
diviser, sans se multiplier, il demeurait invariablement le
même et immuable f) ». Odon attribuait cette existence aux
espèces seulement et non pas aux genres, distinction essen-
tielle et que l'on ne trouve pas aussi nettement formulée dans
les autres réalistes du moyen âge (^).
Cependant, la transition au second âge de la dialectique
était opérée par le franciscain Alexandre de Haies (mort en
1245) et par Bonaventure (mort en 1274), ainsi que par les
{*) Haag, Histoire des dogmes ehréUms, t. ï, p. 280 et 281.
{*) Né dans un village voisin de Novare, en Lombardie.
(') De peccatooriffinali.
(<) ScHWARTZ, 1. 1, p. 15 et 16. — Lakouèt, /. c. 631-635.
36 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SCOLASTIQCE.
dominicains Thomas d'Aquin (mort en 1274) et Albert le
Grand (mort en 1280) (^). Les idées philosophiques de Thomas
d'Aquin devinrent une règle pour les dominicains. Quoiqu'il
fût scrupuleusement attaché à l'orthodoxie, il avait des vues
plus indépendantes que celles des théologiens de son temps.
Mais des rivalités de couvent lui suscitèrent des contradic-
teurs. Duns Scot, qui était franciscain, opposa ses doctrines
à celles du dominicain Thomas et bientôt les facultés se divi-
sèrent entre les thomistes et les scotistes, ceux-ci adonnés au
réalisme, ceux-là inclinant davantage vers les nominaux. En
matière théologique, ils soulevèrent la grave question du
libre arbitre et de la grâce, et Thomas, sans rejeter la valeur
des actions humaines, se prononça dans le sens de saint
Augustin, tandis que Duns fit une part plus large au libre
arbitre. Cet écrivain, un de ceux qui se sont montrés le
plus attachés aux idées et aux formes subtiles de la scolas-
tique, a cependant beaucoup contribué à les renverser;
car la division à laquelle il donna lieu et qui montra la sco-
lastique en désaccord avec elle-même, a ébranlé la confiance
qu'on avait en elle et contribué à l'émancipation de la
pensée (^.
Un Belge, un Flamand, le célèbre Henri de Gand, né en
1217 et surnommé le docteur solennel, fut alors une des
lumières de l'université de Paris, qui comptait dans son
sein tant de grands hommes (^. Il y avait reçu le grade de
maître en théologie ; l'habileté et le savoir qu'il montra dans
les argumentations au sein de l'université fondèrent sa répu-
tation.
En 1270 ou 1271, il compta au nombre des sociétaires
primitifs de la maison ou communauté dite des pauvres maU
(*) Conf. Laforêt, p. 636 et suiv.
(*) GiESELBR, t. II, p. 420-426. — Voir une savante étude de la philosophie sco-
lastique au moyen âge par Ritter, dans le Taschenbuch de Raumer, t. VII, 3,
p. 271 et suiv.
(3) GiESELER, t. II, 2, p. 418-420. — HuET, les Belges illustres, t. IIÏ, p. 82.
LES IDÉALISTES : HENRI DE GAND, LE DOCTEUR SOLENNEL. 37
très étudiants en théologie, que venait de fonder Robert de
Sorbon. Là, ses principaux émules furent Guillaume de Saint-
Amour, Gérard d'Abbeville, Odon de Douai, qui, comme lui,
contribuèrent à jeter un grand éclat sur renseignement de
la théologie et de la philosophie dans cet établissement,
devenu si célèbre, par la suite, sous le nom de Sorbonne f).
Henri prit une part considérable aux longs démêlés qu'eut
l'université de Paris avec plusieurs ordres religieux et à la
discussion des questions théologiques qui s'agitèrent de son
temps. C'est surtout depuis la mort de Thomas d'Aquin,
arrivée en 1274, que son rôle dans l'université semble avoir
eu de l'importance. Il devint alors le chef d'une école idéa-
liste, dont les doctrines étaient en opposition avec certaines
opinions de Thomas et le furent, un peu plus tard, avec celles
de Duns Scot f). En partant de celte donnée, on peut dire
que Henri de Gand a rempli l'époque intermédiaire entre ces
deux philosophes, et qu'il a joué un rôle original dans l'his-
toire de la scolastique. Saint Thomas avait disparu en 1274.
Depuis cette année jusqu'à l'arrivée de Duns Scot dans l'uni-
versité de Paris, vers le commencement du xiv* siècle, les
historiens, au moins par leur silence, semblent admettre une
sorte de lacune dans le mouvement intellectuel ; cette lacune
n'existe pas : Henri de Gand domine dans l'intervalle. Cela
est tellement vrai que D»uns Scot, pour établir ses propres
idées, fut obligé de livrer bataille à ]fi doctrine de Henri de
Gand, alors répandue non seulement en France, mais en
Italie et en Allemagne f).
Henri de Gand appartenait à l'école philosophique des pre-
miers Pères de l'Église et particulièrement de saint Augustin.
Comme eux, il croyait que l'alliance de la vérité théologique
et de la vérité philosophique ne pouvait être que féconde; il
(*) F. Lâjard, Histoire littéraire de France, t. XX, p. 147.
(•) Id., ibid., p. 147, 148 et 190. — Henri de Gand mourut archidiacre de
Tournai le 29 juin 1293 ; il y fut enseveli dans le pourtour de la cathédrale.
P) HuET, NouoéUes archives historiques, etc., t. I, p. 340.
3
38 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SCOLASTÏQUE.
représentait Tune empressée à tendre la main à l'autre et à
la nourrir d'une divine espérance (^). Ennemi des distinctions
et des subtilités de la scolastique, il s'efforça de faire préva-
loir cette école idéaliste, dont les principes, en se propageant
peu à peu, ont fini par dominer en Europe. Il tonna contre
l'ignorance des curés de son temps, les désordres et l'esprit
de prosélytisme des moines ; il plaça ouvertement l'Écriture
au-dessus de l'Église, l'évidence de la raison au-dessus de la
lettre de cette Écriture. Il soutint avec la même hardiesse
que les indulgences nont aucun effet indépendamment des dispo-
sitions intérieures de ceux qui les reçoivent (*).
Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que, dans un siècle
de féodalité, ce puissant génie enseigna le dogme impres-
criptible de la souveraineté du peuple. « Si, dit-il, le prince
donne des ordres évidemment injustes, les sujets ont un pre-
mier devoir à remplir, celui de travailler à la révocation de
ses ordonnances ; s'ils ne peuvent l'obtenir, si le prince est
incorrigible, les sujets doivent procéder à sa déposition plutôt
que de le supporter, et ils sont déliés de l'obéissance f). »
Il est curieux d'entendre Henri de Gand se prononcer sur
la grande question de la propriété. « Tout, dit-il, ne peut pas
être commun entre tous ; la société personnelle ne peut être
anéantie sans entamer la société humaine elle-même. D'un
autre côté, les biens particuliers de l'individu ne peuvent lui
appartenir de manière qu'il ne soit point obligé à contribuer
au bien commun, quand les circonstances l'exigeront dans
l'intérêt de tous (^). »
Peut-être, en établissant ces principes, le docteur solennel
pensait-il aux tendances communistes des Albigeois ; peut-être
(«) HuET. l. c, p. 98.
(*) Id., Recherches historiques et critiques sur la vie, les ouvrages et la doctrine
de Henri de Gand, Brux., 1838, p. 180.
(8) M Quod si non sit omnino spes correctionis in isto (principe vel quolibet supe-
riori)» debent subditi agira ad depositionem superioris potius quam tolerare isium,
et non obedire. • (Huet, l, c, p. 185 et 186.)
(*) Quodlibeta, Paris, Badius, 1518, F, qu. 18 ; IV, qu. 20.
HENRI DE GA:»iD. 39
aussi avaît-il en vue le farouche égoïsme des barons et des
seigneurs de son temps, que les rois de France durent sou-
vent contraindre par la force des armes à sacrifier une partie
de leurs intérêts privés à la commune patrie. Or, suivant le
docteur, « la loi fondamentale d'un État est que, dans toutes
les relations politiques, le bien général, supérieur au bien-
être privé et par son importance et par son étendue, soit pré-
féré au bien-être particulier. C'est pourquoi la droite raison
ordonne de sacrifier jusqu'à la vie quand le bien-être de l'État
le commande. Mais si l'individu se doit ainsi à l'État, l'État,
à son tour, est obligé de garantir les droits des personnes,
de protéger les propriétés privées avec autant de soin et
d'énergie que les propriétés communes et publiques (^) ».
Henri de Gand a soulevé une autre question, très délicate
pour l'époque, il s'est demandé si la dîme est de droit évan-
gélîque : « Le précepte de la dîme, nous dit le Docteur
solennel, était inscrit dans l'ancienne loi. Mais ce n'est pas
une raison pour qu'il fasse partie de la nouvelle. En effet,
les cérémonies judaïques établies par l'ancien législateur se
sont évanouies devant la loi de grâce et d'amour. Il n'est
resté de la législation de Moïse que ce qui était conforme à
la loi naturelle. Car l'Évangile a pour but de nous ramener
aux principes de la loi naturelle, en les faisant paraître dans
leur jour véritable et en y ajoutant quelques conseils de
perfection. Il s'agit, par conséquent, de savoir si l'institution
de la dîme est fondée sur le droit naturel, ou si c'est une pure
observance légale qui doit passer avec toutes les autres. Or,
on ne peut nier qu'il ne soit très conforme à la loi naturelle
que ceux dont le temps est consacré tout entier au service
des autels reçoivent du public les choses raisonnablement
nécessaires à leur subsistance. Voilà ce que prescrit la loi
morale. Mais quant à la quantité de la contribution, fix^ée au
dixième des biens, et non pas au huitième ou au douzième,
(*) Qiiodlibeta, XI, qu. 18 ; XII, qu. 13 ; I, qu. 20. — Schwartz, Henri de Gand.
(Mémoires couronnés de V Académie, in-8°, t. X, p. 51 et 52.)
40 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SGOLASTIQLE.
c'est là un point de pure discipline, que Fancienne loi n'a
pas légué à la nouvelle.' Voilà donc ce qu'il faut répondre à
la question : la dîme est de droit évangélique, si l'on entend
par là une obligation de subvenir aux besoins des ministres
de la religion; car toute fonction mérite salaire ; mais la dîme
n'est pas de droit évangélique, ni naturel, en tant que fixée
à telle ou telle quantité ; sous ce rapport, elle appartient au
droit positif humain Ç). »
Dans la Somme de théologie, celui de tous les ouvrages sortis
de la plume de Henri qui nous fait le mieux connaître ses
opinions théologiques et philosophiques, le docteur s'attache
particulièrement à la démonstration de cette thèse : « Le
fidèle ne croit pas à l'Écriture à cause de l'Église; il croit à
l'Église à cause de l'Écriture. » On se tromperait fort, néan-
moins, si l'on supposait que l'auteur de cette thèse exige des
fidèles qu'ils suivent constamment l'interprétation littérale
des livres sacrés, au risque de blesser le sens commun. Il
invoque, au contraire, sur ce point, l'opinion de saint Au-
gustin et, avec une indépendance d'esprit bien digne d'être
remarquée, mais dont les exemples, chez les théologiens du
xiii** siècle, sont peut-être moins rares qu'on ne le suppose
communément, il décide « qu'il faut connaître la raison pour
savoir si l'on doit de préférence s'en rapporter à l'Écriture
ou à la raison (*) ».
Après avoir défendu plusieurs autres thèses, Henri de Gand
examine si l'existence de Dieu peut être un objet de science, et
il conclut que l'être infini est essentiellement incompréhen-
sible et que, par conséquent, l'idée de Dieu ne peut être le
sujet propre de la science du philosophe f).
n est aisé de comprendre, dès lors, que Henri de Gand
est un adversaire déclaré du panthéisme, cette variété de
l'athéisme ; il le combat en établissant que Vintellect est une
(*) Apud HuET, Nouvelle archives, etc., p. 334 et 335.
(^) F. Lajard, Histoire littéraire de la France, t. XX, p. 174 et 176.
(3) iD,, ibid., p. 176 et 177.
HENRI DE G AND. 41
partie de la substance même de chacun de nous, et que les
raisons séminales des choses se trouvent aussi dans la nature,
où elles constituent la réalité des choses secondes (^).
Dans le livre intitulé Quodlibetaj son chef-d'œuvre, que
Gerson plaçait sur le même rang que la Somme de saint
Thomas, Henri attribue au temps deux propriétés particu-
lières, qu'il appelle la subjectivité et Yobjectivilé, qualifications
que l'on croirait ne dater que de la philosophie allemande f).
On trouve dans ses écrits des aphorismes de l'aristotélicien
arabe Al-Kendi, dénoncé par l'Église comme peu orthodoxe.
Il suffît de citer les suivants : « Les individus ne peuvent se
soustraire à la domination des causes secondes, et, animés
par le même souffle, par la même -vie, ils sont des particules
de la même matière, la matière universelle. La force étant
l'acte par excellence, elle gouverne la masse, lui imprime
tous ses mouvements et, par conséquent, exerce l'influence
déterminante dans la génération de tout composé f). »
Ce sont là des sentences qui seront accueillies avec faveur
par la plupart des théologiens de la secte réaliste, quand on
aura pris soin de leur en dissimuler l'origine : elles ne les
révolteront que dans les cahiers des téméraires, comme
Amaury de Bène et autres semblables (*).
« Henri de Gand est souvent obscur; il semble même avoir
cherché à l'être, craignant, sans doute, d'offenser par quelque
proposition malséante son ancien condisciple, le docteur
angélique (saint Thomas); mais sa doctrine, dégagée de toutes
les équivoques, de tous les artifices du langage, est une glose
platonicienne des aphorismes d'Aristote. De son temps, beau-
coup s'y trompèrent; mais quand Duns Scot vint, de 1304 à
1508, reprendre, commenter l'une après l'autre les thèses du
docteur solennel et lui emprunter ses principaux arguments
(M F. Lajard, l. c, p. 179.
(«) Id., p. 178.
(^) Hauréau, De la philosophie scolastique, Paris, 1851, t. I, p. 364 et 365.
(*) Id., ibid., p. 365.
42 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SGOLASTIQUE.
contre le péripatétîsme ontologique de saint Thomas, alors
tous les yeux s'ouvrirent et l'école dominicaine reconnut avec
effroi qu'elle avait élevé, nourri dans son sein un de ses plus
dangereux adversaires. C'est au titre de platonicien qu'Henri
de Gand obtint, au xv* siècle, les hommages enthousiastes de
Pic de la Mirandole et qu'il fut ensuite adopté jusqu'au
xvii** siècle, dans quelques écoles, comme le plus beau génie
de la scolastique, comme le meilleur, le plus sûr et le plus
éclairé de tous les maîtres (^). »
Henri de Gand fut honoré d'un suffrage qui vaut à lui seul
tous les autres, celui de Bossuet. « Quelle idée, dit Huet,
ne prend-on pas du philosophe flamand, lorsqu'on entend
l'aigle de l'éloquence chrétienne, le dernier des Pères, por-
tant la parole devant des théologiens du siècle de Louis XIV,
placer le nom du docteur solennel à côté des plus grands
noms de l'Église gallicane f)? »
Et cependant, à cette époque oii la raison s'essayait déjà
à secouer le joug de la foi, où les plus illustres esprits se
produisaient à côté de saint Thomas d'Aquin, où des réfor-
mateurs audacieux s'élevaient du sein même de l'Église, où
des discussions à outrance passionnaient les écoles, Siger de
Brabant, le maître du Dante, qui le retrouve plus tard au
Paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusa-
tions d'hérésie f).
« Alighieri, dit M.Victor Le Clerc, au milieu de la lumière
éclatante de son Paradis, entend une voix qui lui apprend
de quelles âmes illustres il est environné : « A ma droite,
« c'est mon frère et mon maître, Albert de Cologne; et moi,
c< je suis Thomas d'Aquin. Si tu veux savoir qui sont les
« autres, que tes yeux suivent mes paroles à travers la céleste
(*) Hauréau, De la philosophie scolastique, t. II, p. 276 et 277.
(•) Huet, art. Henri de Gand, dans les Belges illustres, t. III, p. 83.
(3) M. Le Clerc a confondu en un seul personnage Siger de Brabant et Siger de
Courti-ai. Cette erreur a été rectifiée par M. Potvin, dont les conclusions ont été
généralement admises. Voy. Bulletins de V Académie, 2* série, t. XLV, 3. (Note des
éditeurs.)
LES THOMISTES : SIGER DE BIIABAI<9T. 43
« guirlande. Ce sourire de flamme est celui de Gratien, qui
« a rendu de tels services à l'un et à l'autre droit, que la \îe
a bienheureuse l'en a récompensé. Après lui, brille dans nos
« rangs ce Pierre qui offrit, comme le denier de la veuve,
« son trésor à la sainte Église. Vois ensuite resplendir l'ar-
ec dent génie d'Isidore de Bède, de Richard, que ses extases
« élevèrent au-dessus de l'homme. Celui sur lequel ton regard
« m'interroge est un esprit qui, dans ses graves méditations,
« eût voulu devancer la mort trop lente; c'est l'éternelle
« lumière de Siger, qui, professant dans la rue de Fouarre,
« mit en syllogismes d'importantes (^) vérités f). »
Ainsi, Siger de Brabant a mérité que son nom fût placé à
côté de ceux de Bède le Vénérable, de Pierre Lombard, de
Richard de Saint -Victor, et consacré par l'autorité presque
divine d'un tel panégyriste. « Les vers où Dante honore
Siger d'un si pompeux éloge par l'organe de saint Thomas
pourraient être un motif de croire qu'il fut toute sa vie et
qu'il avait été de bonne heure un des plus chers disciples du
célèbre dominicain. Celui-ci, en effet, que nos contrées envi-
ronnaient surtout d'une admiration respectueuse, que la
comtesse de Flandre avait consulté sur la conduite à tenir à
l'égard des juifs de ses États, et qui se trouvait àValenciennes
en 1259 pour le chapitre général de son ordre, put connaître
et encourager quelques jeunes théologiens de notre pays,
appelés ensuite, sous son patronage, à se présenter aux
grandes épreuves des écoles parisiennes. Mais les faits les
plus anciens auxquels on puisse rattacher le nom de Siger de
Brabant forcent de supposer, au contraire, qu'il ne devint
thomiste qu'après avoir été l'adversaire de saint Thomas.
Maître en théologie de la maison de Sorbonne, il avait été
(•) Ou plutôt suspectes : invidiosi.
Essa è la luce eterna di Sigieri,
Che, leggendo nel vico degli Strami,
Sillogizzô invidiosl veri.
(Divtiia Commedia, Paradiso, canto X, v. 136.)
(•) Victor Lb Clbrc, Histoire littéraire de la France, t. XXI.
44 LES PHEMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SCOLASTIQUE.
même un des premiers coopérateurs de Robert de Sorbon,qui
fonda son collège pour les étudiants pauvres vers 1250 et
vécut jusqu'en 1274. Or, cette société se déclara, dès son ori-
gine, l'antagoniste des ordres mendiants, dont Thomas était
le glorieux appui.
« Lorsqu'il y eut comme un soulèvement de l'Église de
France contre les deux ordres, celui de Saint-Dominique et
celui de Saint-François, envoyés par Rome pour travailler en
commun avec les clercs séculiers à la direction des âmes ;
lorsque les métropolitains de Rouen, de Sens, de Rheims, de
Bourges et presque tous les évoques, interprètes alors fidèles
de l'esprit public, demandèrent au pape, dans leurs conciles
provinciaux ou diocésains, de les délivrer de ces étrangers
qui envahissaient de toutes parts la prédication, l'enseigne-
ment, la confession; lorsque, malgré saint Louis, qui protégea
un instant cette milice ultramontaine, la faculté de théologie
de Paris, la Sorbonne se mit à la tête de la résistance et pro-
duisit une foule d'ouvrages énergiquement hardis, où ne
furent épargnés ni Thomas, ni Bonaventure, ni les plus puis-
sants défenseurs des nouvelles congrégations; lorsque le
peuple même répéta par la ville les chants satiriques de
Ruetbœuf , sur le long discord :
Entre la gent Saint Dominique
Et cils qui lisent de logique,
maître Siger de Brabant paraît s'être distingué dans la lutte
contre les frères, contre celui-là même qui devait un jour,
selon le poète italien, lui décerner l'éternelle couronne (*).
« Avant de devenir thomiste (*), il est à croire que Siger
s'était déjà fait remarquer dans les débats publics de la faculté
de théologie, et qu'il avait mérité, par les grades qu'il y
obtint, la dignité de chanoine de Saint-Martin de Liège. Il faut
(>) Victor Le Clbrc, Histoire îittéraire de la France, t. XXI. p. 97-101.
(*) « De telles conversions furent alors très fréquentes : le respect du Saint-Siège,
les égards pour les préférences de l'autorité temporelle, la crainte de perdre de
riches prébendes, purent agir sur les esprits. *> (Lbclbrc, p. 112.)
SIGER DE BUABAUT ET SES DISCIPLES. 4S
aussi que le docteur de la maison et société de Sorboime ait
acquis^ dans l'université de Paris, une assez grande autorité,
si Ton peut reconnaître en lui le chef du parti qui, en 1272
à 1275, s'éleva contre le recteur Albéric de Reims » et qui,
en 1277, fut poursuivi avec Bernard de Nivelles devant les
tribunaux de l'inquisition de la foi, siégeant à Saint-Quentin.
L'un et l'autre furent plus heureux que les dix infortunés
hérétiques brûlés un peu auparavant à une des portes de
Douai f), »
Ce ne fut, croit-on, qu'après de si rudes épreuves que
Siger de Brabant, mûri par l'âge et l'expérience, a illustré
surtout son titre de membre de la Sorbonne par l'éclat de
son enseignement public. Il expliquait la politique d'Aristote
lorsque le Dante assistait à ses leçons, dont le ton hardi était
si bien fait pour lui plaire (*).
Malgré le mérite de ce maître, il ne faut cependant cher-
cher, chez lui, ni la poésie, ni l'imagination, ni l'éloquence.
« Il professait la philosophie scolastique, c'est-à-dire qu'il
exposait et commentait les doctrines qui seules ou presque
seules pouvaient alors être enseignées dans les écoles de
Paris, celles d'Aristote. De longues subtilités sur les règles les
plus épineuses de la logique, les hypothèses d'une métaphy-
sique entortillée, toutes ces dictées de l'école dans un style
rigoureusement technique, et d'autant plus riche en énigmes,
qu'on ne devinait le texte que par des versions latines du grec
ou de l'arabe, ne sauraient plus avoir aujourd'hui cette vie,
ce mouvement, cet accent passionné qui donnaient tant
d'attraits aux ardents combats de l'intelligence, aux vicissi-
tudes de la défaite ou de la victoire, et qui faisaient que des
hommes tels que Dante et Pétrarque ne pouvaient jamais
oublier qu'ils avaient entendu, un jour, dans une humble rue
d'une ville encore barbare pour eux, les cris de guerre des
(*) Le Clerc, l. c, p. 102-105.
(*) Id., l. c, p. 105-108.
46 LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SCOLÂSTIQUE.
thomistes et des scotistes, et l'orgueilleux fracas de leurs
arguments. Cette voix éclatante de la vieille controverse, qui
émut de si grands esprits, est éteinte ; il ne reste qu'un triste
amas de syllogismes (^). »
Parmi les disciples de Siger de Brabant, figure un homme
qui a joué un grand rôle dans les conseils de Philippe le Bel,
lors de sa lutte contre Boniface VIII, et dont les Mémoires
semblent en avance de plusieurs siècles sur les idées de son
temps. Pierre Du Bois, ce hardi polémiste, conseillait au roi
de France, dès 1308, non seulement d'affranchir le temporel
du spirituel, mais encore de substituer l'examen à la foi et
de subordonner l'Église et les questions religieuses à la
conscience des princes et des citoyens. Dix ans auparavant,
il avait proposé au roi d'Angleterre de supprimer la papauté
temporelle, qui ruinait les peuples pour entretenir le luxe de
ses cardinaux et de sa cour. Sans ménagements pour les
mœurs scandaleuses du clergé, il s'était élevé, dans le même
écrit, contre le célibat des prêtres et contre la multiplication
des couvents d'hommes et de femmes. Ses Mémoires, dont
M. Boutaric nous a donné une excellente analyse (*), prouvent
que le moyen âge était plus travaillé qu'on ne le croit par le
besoin de liberté religieuse et par d'ardentes aspirations vers
un état social meilleur.
On le voit déjà, les idées de réforme ne datent pas de la
grande révolution du xvf siècle. Sans doute, l'influence de
Luther et de Calvin a été immense et l'esprit d'examen qu'ils
provoquèrent s'exerça à la fois sur les matières religieuses
et sur les questions politiques ; mais on ne saurait contester
que, bien avant la Renaissance, il ne se soit rencontré des
hommes qui ont souhaité des améliorations dans l'Église et
dans l'État.
(<) Le Clerc, /. c, p. 115-116.
(») Revue contemporaine, t. XX VII, p. 419 et suiv.
CHAPITRE IL
LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
Nulle part les idées et les institutions du moyen âge
n'avaient été aussi puissantes que chez nous; mais nulle part,
non plus, il n'y eut une si prompte et si vigoureuse réaction
contre l'ignorance, le fanatisme et la tyrannie des castes
privilégiées. Dès le xi** siècle, la Flandre leur fit une guerre
terrible dans une des plus grandes compositions poétiques
de ces temps, qu'un des humanistes les plus éminents du xviii*
a placée à côté des monuments littéraires de la Grèce et de
Rome (^). Oui, ce poème, dont s'enorgueillit l'Allemagne de
Gœthe et de Schiller; ce monument, le plus digne de la
sagesse profane, selon Laurensberg ; cette épopée d'obser-
vation comique, selon M. Chasles; cette grande comédie de
mœurs, selon M. Génin ; ce chef-d'œuvre satirique du moyen
âge, selon M. Lénient, est le produit de trois Flamands de
Flandre, dont l'un écrivit le Reinardus Vulpes, au \f siècle,
les deux autres le Reinaert de Vos, à la fin du xii' ou au com-
mencement du xiu' f).
C'est que, dans un pays, de bonne heure riche et libre.
(*) Hbimbccius, dans ses Eletneiitajuris germanicit t. II, p. 5-
(*) Cramer, p. li et lu. — Gervinus, Guschichte der poetischen National-
Literatur der Deutschen, Leipzig, 1843, t. I, p. 152. — Ch. Potvin, Le Roman du
Renard, p. 32 et 141. — Geydër, Reinhard Fiichs, Breslau, 1854, p. x-xiii, place le
Renard flamand au xiii'' siècle, conti*airement à J.-F. Willems, qui en met au moins
première partie à la fin du xii«. — M. C.-A. Serrure Geschiedenis der nederland-
sche en fransche letterkunde, Gent, 1855, (p. 140-143) se rapproche de l'avis de
Oeyder : il date lorigine du premier livre de Tan 1200 à 1220.
48 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
comme le nôtre, par le commerce, Tindustrie et les com-
munes, la conscience des classes laborieuses ne pouvait pas
longtemps rester indifférente en présence des classes para-
sites qui désolaient la société, et devait s'ouvrir facilement
à de bonnes plaisanteries, expression du sens pratique d'une
bourgeoisie intelligente. En outre, ce fut en Flandre qu'on
vit, au commencement du xni* siècle, des factions politiques
très violentes, connues sous le nom d'Isengrins et deBlavotins
(Renardins) ('). Aussi le roman du Renard eut-il, dès son
apparition, un immense et légitime succès, mais dans le
Nord seulement. Cela n'a rien d'étonnant; M. Edelestand du
Méril, dans sa curieuse histoire de la fable ésopique, explique
parfaitement cette particularité : « Malgré le courant d'esprit
public, dit-il, qui pénétrait toute l'Europe du moyen âge et
réunissait dans une véritable communion d'idées les peuples
les plus divisés par leur langue et par la nature de leurs
frontières, il y en avait dont la civilisation et l'organisation
sociale rendaient ces sortes de poésies impossibles. L'Italie,
même gibeline, portait un respect trop religieux aux prêtres
pour en admettre les allusions satiriques; la catholique
Espagne ne semble pas non plus avoir eu beaucoup de goût
pour ces satires; on n'y séparait pas assez le culte de ses
ministres ; leur succès n'était pas moins impossible dans les
pays aristocratiques où la noblesse s'était amollie, comme
en Provence, dans une civilisation prématurée, et ne s'adon-
nait plus qu'aux plaisirs du bel esprit et de la galanterie ; il
n'était donc possible que dans ces pays du Nord, et surtout
en Flandre et dans les Pays-Bas, là où, même lorsque le
peuple n'est pas libre, l'esprit est toujours indépendant et
proteste par sa liberté et ses satires contre les oppresseurs
de son pays. »
0) Cramer et Gervinus, /. c. — Fauriel, jETwfotr^ littéraire de laFrance,i, XXH,
p. 898. — Dans les Annales du comité flamand de France, t. VII, M. Qiieux de
Saint-Hilaire a énergiquement défendu contre MM. Faurielet Paulin Paris Topinion
de Grimm sur Tongine flamande du Renard.
LE ROM.VN DU RENARD. 49
Mais écoutons quelques traits du poète :
« De même que le loup traite Tagneau, de même les fri-
pons récompensent ceux qui les servent et leur font du bien.
Alors qu'on laisse monter ces gens au premier rang, la justice
et Fhonneur sont réduits à rien...
« On oublie les anciens services. D'avides fripons sont
élevés en grade et la sagesse est repoussée. Aussi les grands
commettent-ils de jour en jour plus d'erreurs, car lorsqu'un
manant s'élève et devient plus puissant que ses voisins, il ne
sait plus lui-même ce qu'il fait. Il oublie son origine, ne
s'apitoie sur le malheur de personne et n'écoute nulle prière,
à moins qu'elle ne soit accompagnée d'un présent. Tout ce
qu'on entend dire, c'est : Donnez, donnez! Ah! combien
d'ignorants personnages sont aujourd'hui à la cour auprès du
maître, l'environnant de demandes et de flatteries ; mais s'il
s'agissait d'une oreille pour lui sauver la vie, ils le laisse-
raient plutôt mourir que de la donner...
« Les trompeurs, lorsqu'ils sont puissants, ont le droit
d'accuser les autres; ils font leur volonté et sont redoutés.
Ils volent par ci, ils dévorent par là. Ils se montrent les os
de leur proie encore dans la gueule, et personne n'ose
trouver à y redire. On vante tout ce qu'ils font. Chacun leur
tient un langage flatteur, les uns pour n'avoir rien à soufl*rir
de leur part, les autres pour partager le gâteau avec eux,
dans l'occasion. ..
« Combien d'individus ne trouve-t-on pas qui sont pires
que le chien de mon apologue, et qui, au milieu des cours et
dans le sein des, villes, vendent la liberté et les droits du
peuple, les abandonnant au premier venu, parce qu'ils espè-
rent trouver leur avantage dans une pareille conduite...
« Soit dans l'état ecclésiastique, soit dans le monde, on
adopte les principes du renard ; tous suivent la même voie
et le prennent pour exemple. Il a laissé une nombreuse
postérité qui monte constamment en honneur et en puis-
sance...
50 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
ce Celui qui n'a pas Tadresse du renard ne vaut rien dans
le inonde actuel et n'obtient ni crédit ni place, mais s'il peut
employer les mêmes moyens, il monte et chacun s'empresse
de le pousser. On voit plus de renardeaux de nos joui^s qu'on
n'en vit jamais, bien qu'ils n'aient pas la barbe rousse. La
justice est mise de côté ; la bonne foi et la vérité sont repous-
sées, et nous ne voyons, dans les places, qu'avarice, méchan-
ceté, haine et envie. Enfin, ils ont tout pouvoir. Eux et leur
reine, dame Orgueil, gouvernent le monde. A la cour du pape
comme à celle de l'empereur, chacun cherche à s'emparer de
ce ^i appartient à son voisin, et à se mettre en faveur à
l'aide de la force, de la bassesse ou de la lâcheté. On ne con-
naît que l'argent : ce métal est plus aimé que Dieu, et l'on
n'est guidé que par la puissance du numéraire. Qui apporte
de l'argent est bien reçu et ses désirs sont exaucés les pre-
miers...
« L'impudence, la méchanceté et la luxure ne sont plus
aujourd'hui qu'un jeu parmi le clergé. Le pape, aussi bien que
l'empereur romain, est entré dans l'ordre de Renardie (^). »
Dans un poème latin antérieur, les attaques contre le
clergé sont bien plus violentes. Le loup {Isengrin) y apparaît
toujours en qualité d'abbé stupide, ignorant et glouton.
Notre étonnement augmente si on réfléchit que l'auteur
était moine et qu'il harcèle de la manière la plus impi-
toyable le clergé, les ordres religieux, les synodes, la vie des
couvents, Rome et sa suprématie spirituelle et sa soif inex-
tinguible de l'or. Saint Bernard lui-même n'est pas ménagé.
Et cependant Fauteur n'était rien moins qu'un homme irré-
ligieux : il fait l'éloge des prélats vertueux de son temps,
dont il cite les noms et dont il est l'ami et le confident. Il
comble des mêmes éloges l'ordre des bénédictins, auquel
il semble avoir appartenu.
Dans le Couronnement du Renard et dans le Renard li nouvel^
(*) WiLLEMS. Beinaert de Vos, traductioa de M. Delepierre, p. 287-332.
AUTRES POÉSIES SATIRIQUES. 81
de Jacques Giélée, de Lille, la satire s'accentue et va jusqu'à
faire parodier rexcommunication par Tarchiprêtre, qui est
l'âne, hué aussitôt après par le Renard.
Le poème se termine par Tapothéose universelle de la
Renardie.
« Cependant la renommée du Renard s'est au loin répandue
sur la terre, tellement que tout le monde veut l'avoir avec
soi, les gens d'Église surtout. Les Jacobins l'ont demandé et
ils veulent le placer à la tête de leur ordre ; le Renard refuse
cette position et leur donne son fils aîné Reynardel, qui
devient ainsi général des Jacobins. Aux Cordeliers, qui l'ont
requis à leur tour, il donne son second fils, Roussel, qui
devient ainsi général des Cordeliers. »
Les deux ordres étaient ennemis : Renard va les rap-
procher.
« La querelle s'était envenimée au point qu'elle dut être
portée devant le pape et les cardinaux. Mais le saint-père et
son conseil ne pouvant parvenir à accorder les deux parties,
on propose que le Renard soit coupé en deux et que l'ordre
des Hospitaliers et celui des Templiers en aient chacun la
moitié. Ceci, comme on pense bien, n'est pas entièrement
du goût du Renard, qui offre une transaction. Il mettra une
robe mi-partie qui, d'un côté, sera des Hospitaliers et, de
l'autre, des Templiers; il aura la moitié de la barbe rasée,
de sorte que, d'un côté, il ressemblera à un Templier, tandis
que, de l'autre, il aura l'apparence d'un Hospitalier complet;
et, ainsi tenant de l'un et de l'autre, il sera à la fois général
des deux ordres. Cette transaction est adoptée. Alors la For-
tune le couronne et le place au haut de sa roue, d'où il brave
impunément la justice et les lois. Depuis ce moment, tous
les vices régnent sur la terre ; le monde est devenu l'empire
de Renardie (^).
Cette satire fut comme le prélude de toutes les violentes
(*) Van Hassblt, Essai sur Vhistoire de la poésie française en Belgique,
p. 51-52. - PoTYiN, L c, ten. XVII.
52 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES*
attaques dirigées par les écrivains du xiii* et du xiv* siècle
contre les papelarts. L'un écrivait :
Papelart et Béguin
Ont le siècle honni ;
l'autre accusait les clercs d'avoir pris pour épouses trois
pucelles : Charité, Justice et Vertu ; puis de les avoir déflo-
rées, répudiées et remplacées par trois autres, dont
La première a nom Trahison,
Et la seconde Hypocrisie,
Et la tierce a nom Simonie.
« C'est là un des traits du caractère du xn* siècle, qui fut
une époque de rénovation au moyen âge. La liberté, qui bien
souvent y dégénérait en une inconcevable licence et en un
cynisme effréné, se continue dans le xiii* siècle, où non seu-
lement elle se propage dans les chants des poètes, mais aussi
se drape dans le manteau de vingt sectes d'hérétiques, des
Stadings, des flagellants, des fratricelles, des apostoliques;
où le Roman de la Rose prêche la communauté des femmes
avec une impudeur inouïe (^). »
La même hardiesse est partout, dans les satires, dans les
fabliaux, même au théâtre qui s'établit dans le temple f).
Une opposition autrement redoutable pour l'Église devait
être celle des Vaudois. Au xii* siècle, beaucoup d'entre eux,
persécutés par l'archevêque de Lyon, étaient arrivés en
Flandre. En 1160, Pierre Valdo ou plutôt Valdes ou Valdez f),
marchand de Lyon, s'était associé avec deux prêtres pour la
traduction de l'Évangile et des autres livres de l'Écriture sainte
en Tangue vulgaire. Des laïques se réunirent autour de lui pour
s'édifier réciproquement sur ces livres et se communiquer
leurs impressions. Valdo n'avançait encore aucun dogme con-
(*) Van Hasselt, /. c, p. 52 et 53.
(') Altmever citait ici de longues pstges $ur les fabliaux, empruntées à Nos pre-
miers siècles littéraires, par M. Ch. Potvin. (Note des éditeurs.)
(3) Voir Herzog, Die romanischen Waldemer, Halle, 1853, p. 112-117.
l'opposition religieuse : les VAIDOIS aux PAYS-BAS. 53
traire au catholicisme. Ce qu'il y avait de nouveau chez lui,
c'était qu'un laïque cherchât à se familiariser avec la Bible et à
en répandre la connaissance dans les masses. Aussi, le clergé
catholique s'alarma-t-il de cette propagande en voyant les
Vaudoîs s'appuyer, dans leurs prédications, sur les textes
formels des saintes lettres. Ce fut ce principe biblique qui
les poussa plus tard jusque dans le protestantisme du
XVI* siècle. Cependant, ils s'attachaient particulièrement à
l'étude du Nouveau Testament, qu'ils traduisirent tout entier
et s'efforcèrent de mettre en harmonie avec l'Ancien. Leurs
interprétations étaient h la fois littérales et allégoriques,
comme celles de l'Église (^).
En 4184, le pape Lucius III, pour les punir de leur per-
sistance dans leurs convictions, lança contre eux les foudres
du Vatican, et cette rigueur fut renouvelée en 1215 par Inno-
cent in et par le quatrième concile de Latran. Les Vaudois
n'en continuèrent pas moins de prêcher ; mais tout en mon-
trant à cet égard de la désobéissance envers l'Église, ils ne
reniaient aucun de ses dogmes fondamentaux et étaient loin de
rompre toute mesure avec elle. Ce que l'Église leur reprochait,
c'était de prêcher qu'il n'y avait point de milieu entre le Ciel
et l'Enfer ; que le serment était un péché mortel ; qu'il fallait
se confesser à Dieu et non pas aux prêtres, qui cependant
avaient le pouvoir de donner l'absolution et étaient obligés
d'aider les fidèles de leurs conseils et de faire pénitence f).
Les Vaudois continuaient d'occuper une place dans le
catholicisme, bien qu'à certains égards ils en eussent franchi
les limites. La différence qui existait entre eux et les catho-
liques n'était pas l'hérésie; ils étaient séparés les uns des
autres comme bons et mauvais catholiques. Aussi, jusqu'«à
l'époque de la réforme protestante, les rapports des Vaudois
avec l'Église romaine ne se rompirent jamais complètement,
(•) Hehzog, /. c, p. 117-131.
(*) Herzog, /. c, p. 147-173, 210, 347 et 348. — Bossuet, Histoire des variations y
œuvi*es complètes, Paris, 1840, t. IV, p. 185.
4
54 LA SATIIŒ ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
parce que leurs convictions religieuses avaient le catholi-
cisme pour fondement. Leur position tenait le milieu entre
lunion et l'indépendance. Et d'abord, ils ne reconnaissaient
pas de pontife suprême placé au-dessus des autres prêtres.
Le Christ seul était pour eux ce pontife. Ils n'admettaient
qu'une hiérarchie d'évêques, d'anciens (prêtres) et de diacres.
Leurs prêtres étaient des missionnaires ou vivaient en
commun, d'une sorte de vie claustrale. Il y avait aussi des
femmes qui suivaient cette règle (^).
Après leur proscription par le pape Lucius III et par
le concile de Latran, mais surtout après leur dispersion
dans divers pays de l'Europe, les Vaudois adoptèrent les
mœurs et les idées de diverses sectes, et à leurs anciens dis-
sentiments avec le catholicisme ils en ajoutèrent d'autres f).
Ainsi ils attendaient le Paraclet, annoncé par le Christ, et
avec lui une société nouvelle, une nouvelle Église, où toute
violence, toute distinction, toute inégalité seraient incon-
nues ; où les tribunaux et les lois seraient inutiles ; où les
hommes ne connaîtraient d'autre mobile de leurs actions que
l'amour de Dieu et du prochain f).
En Belgique, les Vaudois paraissent s'être unis aux
Cathaies et aux sectateurs de Tanchelin. En 1182, ils furent
cruellement persécutés par le comte Philippe d'Alsace, sur la
dénonciation de l'archevêque de Rheims. On tua beaucoup
de monde pour avoir rejeté les sacrements de l'Église, le
culte des images et le Purgatoire. On renouvela ces persé-
cutions sanglantes en 14o9 (^), 1461 et 1491 dans Arî^s, où
(«) Hrrzog, L c, p. 205-209.
(*) Voy. le savant ouvrage allemand de M. Dieckhoff sur les Vaudois. — Conf.
GiESELKR, t. Il, 2, p. 570 et suiv. — Voy. aussi larticle Valdo dans la Biographie
universelle de Michaud.
(•*) Franck, Réfomiateurs et puhlicisies de T Europe, p. 162.
{*} - En ceste année (1459;, en la ville d'Arras, advint un terrible cîis et pitoyable
que l'on nommoit vaudoisie, ne scay pourquoi ; mais Ton disoit que ce estoient
aucunes gens, hommes et femmes, que de nuict se transportoient, par vertu du
diable, des places où ils estoient, et soubdainement se trouvoient en aucuns lieux,
arrière des gens os bois ou es désers là où ils se trouvoient en ti-cs grand nombre.
LES VAunois. 35
un grand nombre de nobles avaient embrassé les nouvelles
idées hérétiques. Les persécuteurs, confondant la vatiderie
avec la sorcellerie, représentaient les sectaires comme vivant
dans l'intimité du diable, qui présidait leurs réunions tantôt
sous la forme d'un singe, tantôt sous celle d'un chien, prati-
quant la communauté des femmes, égorgeant de jeunes
enfants pour faire de leur graisse des onguents destinés à
détruire la santé des hommes et la fécondité de la terre. Ils
les accusaient de ravir la lumière au soleil, de provoquer la
foudre et les éclairs et de chevaucher dans les airs. Un de
leurs adversaires les plus acharnés fut xVlain de Lille. Leurs
idées, propagées par des traductions flamandes de l'Écriture
sainte, passèrent de la Flandre en Hollande, où elles enfan-
tèrent plus tard l'anabaptisme (^).v^
Pendant ce temps, la persécution contre les Vaudois ne
hommes et femmes, et trouvoient illec un diable en forme d'homme duquel ils ne
véoient jamais le visage, et ce diable leur lisoit ou disoit ses commandemens et
ordonnances, et comment, et par quelle manière ils le dévoient aorer et servir, puis
faisoit par chacun d enx baiser par derrière, et puis il bailloit à chacun un paon
d'argent, et finalement leur administroit vins et viande, en grand largesse, dont ils
se repaissoient ; et puis tout à coup chacun prenoit sa chacune, et, en ce point
s'estaindoit la lumière, et cognoissoient lun l'autre charnellement ; et ce fait, tout
soubdainement se retrouvoit chacun en sa place, dont ils estoient partis premièrement.
« Pour ceste folie furent prins et emprisonnez plusieurs notables gens de ladite
ville d'Ari-as et autres moindres gens, femmes folieuses et auti*es et furent tellement
gehénez et si terriblement tormentez, que les uns confessèrent le cas leur estre
tout ainsi advenu, comme dit est. Et outres plus, confessèrent avoir veu et cogneu
en leur assemblée plusieurs gens notables, prélats, seigneurs et autres gouverneurs
des bailliages et de villes, voire tels selon commune renommée que les examinateurs
et les juges leur nommoient et mettoient en bouche, si que, par force de peines et de
tourmens, il les accusoient et disoient que voirement ils les y avoient veuz. Et les
aucuns ainsi nommez estoient tantost après prins, et emprisonnez et mis à torture
tant et si ti'ès longuement et par tant de fois que confesser le leur convenoit, et furent
eeuz-ej, qui estoient des moindres gens, exécutez et bruslez inhumainement. Aucuns
autres, les riches et plus puissans, se racheptèrent par force d'argent pour éviter les
peines et les hontes que l'on leur faisoit. n (Chroniques de Monstrelet, ad ann, 1439,
f. 83 verso et 84 recto.)
(^) DiERCxsRNS, p. 273. — Ypky et Dermoit, Aanteekeinngmx op d^ geschiedenis
der Nederlandsche Iiervormde Kerk. Bréda, 1819, 1. 1. p. 48. 360 et 361 . — Blaupot
TRN Cate, Geschtedhuiidig ondersoeh naar den Waldenscheti oorsprong der Neder-
landsche doopsgezinden. Amsterdam, 1847, p. 48-52.
J
56 LA &VTmE ET LES PREMLÈUES HÉRÉSIES*
s'endormait pas : Robert le Bulgare, moine, ainsi appelé d'un
des noms donnés aux Vaudois, dont il avait abjuré la
croyance, se fit nommer inquisiteur par Grégoire IX et pour-
suivit avec rigueur ses anciens coreligionnaires. Il en fit
brûler et enterrer vifs plus de cinquante, en trois mois; il
raffina leurs supplices. On vit en Flandre des kbmpdraegers
ou kloeffers (^) livrés aux piqûres des abeilles après avoir eu
la moitié du corps écorché. Leur foi ne se démentait pas
dans ces tourments f).
En 1459, on brûla à Lille un schismatique portugais nommé
Alphonse. Il marchait demi-nu, portait la barbe longue et
les cheveux négligés. « Vivant dans la pauvreté et dans la
mortification, il était presque toujours occupé à prier Dieu.
Il prétendait que depuis saint Grégoire le Grand, il n'y avait
plus, dans l'Église, ni pape, ni évêques, ni prêtres légitime-
ment ordonnés, et que le corps de Jésus-Christ n'était point
véritablement dans l'eucharistie f). » Alphonse avait fait une
propagande telle, que le magistrat de Lille appela, pour le
combattre, un célèbre théologien de ce temps, nommé Jean le
Fel, qui prêcha aussi contre les Turlupins, sur lesquels, tou-
tefois, la vue du bûcher fut plus puissante que les sermons de
ce docteur (*). Cette même année, au commencement de
novembre, on brûla à Langres, comme Vaudois, un ermite
nommé Robinet de Vaux, natif d'Hébuterne dans l'Artois.
« Ce malheureux laissa échapper, au milieu des tortures, les
noms de Déniselle et du vieux maître Jean Lavite, peintre
et poète, connu sous le sobriquet d'Abbé de peu de sens. L'inqui-
siteur fait arrêter Déniselle, femme de folle vie, qui demeu-
rait à Douai. Cette femme, après avoir supporté courageuse-
ment la question, qu'on lui avait appliquée plusieurs fois.
('; C'était soiis co nom que les Vaudois étaient connus en Belgique : il signifiait
porteurs de sabots.
('/ Mertens et ToRFS, p. 408.
(3) De Rosny, Histoire de Vahbaye de Loos, Lille, 1838, p. 76 et 77.
(«) ID., ibid.
PERSÉCUTION DES VAUDOIS EN BELGIQUE, 57
finit par succomber et confesse tout ce qu*on veut : elle
s'accuse de vauderie et reconnaît l'Abbé de peu de sens pour
son complice. Celui-ci, cependant, avait dérouté les limiers
de saint Dominique et commençait à respirer dans la retraite
qu'il avait choisie à Abbeville; mais l'inquisiteur fait tant
qu'il le découvre. Il se rendit aussitôt dans cette ville, arrêta
Lavite et le ramena dans la cité d'Arras le 25 février 1^0.
Là, les bourreaux l'attendaient avec la question du chapelet ;
le poète le savait : craignant d'être trahi par ses forces et de
compromettre ses amis par des aveux arrachés à la douleur,
il voulut se couper la langue avec un canif et se fit une bles-
sure qui l'empêcha de parler pendant longtemps. Mais l'in-
quisition ne se laisse point arrêter : ce sera par écrit qu'il
fera ses aveux et qu'il nommera ses complices; en effet, ce
pauvi'e vieillard Ç) confessa qu'il avait été en vauderie et
qu'il y avait vu beaucoup de gens. Cette confession eut lieu
devant les vicaires de l'évêque d'Arras, absent, c'est-à-dire
devant Pierre Duhamel, archidiacre d'Ostrevant; Jean Thié-
bault, officiai; Jean Pochon et Mathieu Duhamel, secrétaire
de l'évêché, Jacques Dubois, docteur en théologie, doyen en
l'église de Notre-Dame ; tous les cinq chanoines d'Arras. Plu-
sieurs personnes furent aussitôt arrêtées ; maïs les vicaires
généraux se décident à les renvoyer tous sans nulle punition.
Dubois s'oppose à cette résolution ; range à son parti le frère
mineur, Jean Faulconnier, évêque de Baruth, suffragant de
l'évêque d'Arras, et va trouver à Péronne le comte d'Étampes,
capitaine général des marches de Picardie pour le duc de
Bourgogne. Le comte vînt à Arras, rappela aux vicaires les
ordres que Philippe le Bon leur avait donnés, leur commanda
de faire leur devoir ou qu'autrement il s'en prendrait à eux-
mêmes. Les vicaires généraux cherchèrent à se soustraire à
cet ordre rigoureux. Toutes les confessions des prisonniers
accusés de vauderie furent envoyées par eux à deux ecclésias-
(•) Il pouvait avoir de 60 à 70 ans.
58 , LA SATIUE ET LES PUEMIÈRES HÉRÉSIES.
tiques renommés par leur piété et leur savoir. La réponse de
ces ecclésiastiques fut que les Vaudois repentants ne méri-
taient pas la mort. L'évéque d'Amiens les jugeait plus saine-
ment encore : il pensait que les malheureux, à qui des bour-
reaux dictaient les aveux, n'avaient pas fait et ne pouvaient
pas même faire ce dont ils s'accusaient.
« Jean Taincture, docteur en théologie, qui demeurait à
Tournai, écrivit, de concert avec d'autres notables clercs, un
beau traité sur la vauderie, dont la publication eut pour effet
de faire relâcher les prisonniers qu'on détenait à Tournai
sous ce prétexte. Mais le fanatisme du doyen d'Arras s'en
ébranla peu. Le procès des prisonniers vaudois s'instruisit
de nouveau devant un tribunal où vinrent siéger tous les
clercs de la ville et cité d'Arras et quelques laïques, tels que
Gilles Flameng et Mathieu Paille, avocats de Beauquesne. Le
lendemain (9 mai), l'Abbé de peu de sens, Déniselle, quatre
autres femmes du peuple et le cadavre de Jean Lefebvre, ser-
gent des échevîns, qui s'était étranglé la nuit dans sa prison,
tous les cinq coiffés d'une mitre où était la figure du diable
adoré par un Vaudois, furent amenés sur un échafaud dressé
dans la cour de la maison épiscopale ; l'inquisiteur les prêcha
devant une foule immense, accourue de douze lieues à la
ronde. Jean Lavite, ainsi que ces femmes infortunées, répon-
dit affirmativement à chacune des charges sur lesquelles on
l'interrogeait, et, après cette confession, la sentence fut pro-
noncée par laquelle on les rendait à la justice laïque comme
pourris, indignes de se trouver avec les membres de la sainte
Église, et déclarait tous leurs biens confisqués. Déniselle fut
remise au magistrat de Douai, celui d'Arras eut les quatre
autres femmes et le cadavre ; l'Abbé de peu de sens fut rendu
au prévôt et aux échevins de la cité. Tous moururent avec
courage, protestant de leur innocence jusque sur le bûcher et
vouant à l'exécration publique Gilles Flameng, dont les falla-
cieuses promesses leur avaient extorqué l'aveu d'un crime
imaginaire.
PEUSÉCITION DES VAIDOIS. 89
Le fanatisme trouva bientôt un puissant auxiliaire dans la
cupidité des courtisans qui étaient parvenus à faire appliquer
à ceux d'Arras la confiscation de leurs biens pour le cas parti-
culier de vauderie, malgré les privilèges dont ils jouissaient»
On immola des victimes d'un rang plus élevé et surtout celles
qui se recommandaient par leur grande fortune. Dès lors, la
résistance ne se formula plus seulement en vaines protesta-
tions d'innocence. On avait beau ajouter aux prétendus crimes
des Vaudois en leur attribuant toutes les calamités publiques,
comme on venait de le faire; ces horribles supplices avaient
fini par éveiller dans la population une vive sympathie pour
les victimes. La persécution apportait, d'ailleurs, une gène
inunense au commerce d'Arras, parce que les aubergistes
l'efusaient le logement aux marchands de cette ville, et que
leur crédit était anéanti par les craintes que chacun avait de
les voir ari'êter comme Vaudois et prononcer conti*e eux la
confiscation de tous leurs biens. Le parlement de Paris, le
roi de France, le pape même s'interposèrent entre les bour-
reaux et les victimes. An mois de juin 1461, le parlement
déchargea de toute condamnation Colard de Beauforl, riche
et vieux {') chevalier, convaincu de vauderie par l'inquisition
d'Arras f); il est mis en liberté avec quelques-uns de ses
(*) Il avait 72 ans.
{*) • Et dit ledit inquisiteur que ledit seigneur de Beauffort avoit consenti au
vouUoir de méchantes femmes et que, par leur enhort, il avoit pris un bastonchier et
oingt ledit bastonchier et ses mains d*ung oignement qu'on lui avoit baillié, et puis
mis ledit baston entre ses jambes, fust porté par Tennemy d'enfer à une lieUe près
d'Arras en la vaulderie, et illecq présens tous ceux qui y estoient, feit hommaige
au diable d'enfer, lequel y estoit et présidoit en forme de singe et baisa au diable la
patte; et eomlâen qae le diable lui requist son âme, il ne lui donna que quatre de ses
cheveux de sonchief; ce fait, en icelle place cognut une femme camellement, et ne
fust point ladite femme nommée; et dit encoires ledit inquisiteur que ledit seigneur
de BeauiSfort avoit esté par deux autres fois encoires en ladite vaulderie et y estoit allé
à pied, en plein jour, après dîner, et y estoit le diable en forme de quien, et là le
preschoit le diable et disoit qu'il n'y avoit monde que cestuy où nous sommes, et
n'avoient point d'âme aultre que les bestes, et quant ils moui'oient, tout mouroit. •
(J. Du Clercq, Mémoires, etc. Bruxelles, 1823, t. Ill, p. 63 et 64.)
60 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
compagnons d'infortune, et le trop confiant vieillard continue
d'habiter les lieux qui obéissent à ses juges implacables;
bientôt traduit de nouveau, sous le prétexte le plus frivole,
devant le tribunal sanguinaire, ses cendres dispersées au vent
attestent la puissance et l'orgueil de ces hommes barbares.
Cependant, l'évêque d'Arras, Jpan Geoffroy, en faisant son
entrée dans la ville épiscopale vers la Toussaint de 1461,
comme légat du pape , désavoue la conduite de ses vicaires
et dépose son secrétaire. Faulconnier est arrêté et conduit
en prison dans la ville de Bourgogne, où il avait reçu le jour ;
Paille va s'établir à Paris, et Flameng, qui n'était pas aimé
dans Arras, se retira à Douai. Dubois, attaqué d'aliénation
mentale, comme il se l'endait à Corbie, fut ramené à
Paris, où il mourut après une longue et douloureuse
maladie. Et, toutefois, ce ne fut qu'en 1491 que les héritiers
de Beaufort et de Jean Touquet, riche bourgeois et éche-
vin f ), obtinrent un arrêt du parlement qui réhabilitait
tous les Vaudois condamnés par la cour spirituelle, ordon-
nait la restitution des biens confisqués et imposait de fortes
amendes aux juges de3 victimes. En outre, on porta à la
connaissance du public que, le 18 juillet, il serait prononcé,
dans la cour du palais épiscopal, par un docteur en théo-
logie de l'université de Paris, qui exposerait en partie l'arrêt
du parlement...
Le prédicateur Geoffroy Broussart prit, pour texte du
sermon qu'il prononça devant un concours immense de
peuple, ces paroles de David : Erudimini, quijiidicatis terram.
Chacun festoya de grand cœur ce jour tant souhaité ; il y eut
bannières, étendards, jeux et ébattements sur le petit maixhé
d'Arras. Mais les bourgeois n'avaient pas attendu l'arrêt du
parlement pour flétrir les persécuteurs : au milieu de leur
toute-puissance, lorsque les bûchers fumaient, des rôles
(le papier furent répandus dans la ville. Un poète y exha-
(') Il avait été brûlé avec de Beaufort.
PROTESTATIONS EN FAVEUR DES VAUDOIS. 61
lait une noble indignation, en des vers dont voici des
extraits :
Les traîtres remplis de grande envie,
De convoitise et de venin couvers,
Ont fait régner ne scay quelle vauldrie,
Pour cuider prendre, à tort et à travers,
Les biens d aulcuns notables et expers,
Avec leurs corps, leurs femmes et chevauche.
Et mettre à mort des gens d'estat divers.
Hach ! noble Arras, tu as bien eu l'advanche !
L'inquisiteur à sa blanche barrette
Son nez velu et sa trongne maugrine
Des principaulx a esté à la feste,
Pour pauvres gens tirer à la géhenne ;
Mais il ne sçait qu'ung peu qu on lui machat
Tout son désir estoit, et son pourchas.
D'avoir biens meubles tenus en sa saisine
Paisiblement, mais il ne les a pas.
Sacotîn Maupetit, sergent du roi, fut soupçonné d'être
l'auteur de cette ballade et d'autres libelles diffamatoires. Le
duc de Bourgogne le fit arrêter; mais Sacotin s'enfuit, se rend
prisonnier à Paris, y est acquitté et remis en liberté par le
parlement.
Le crédit des juges ecclésiastiques, qui avait été assez puis-
sant pour faire différer pendant trente ans la justice due à
leurs nombreuses victimes, ne leur manqua pas encore, quand
il s'agit de faire exécuter certaines clauses de l'arrêt relatives
aux amendes (^).
En 1482, à Tournai, un prédicateur célèbre, nommé Jean-
François Angeli, avait émis en chaire plusieurs propositions
sur l'administration du sacrement de la pénitence, l'exten-
sion des privilèges des religieux et le mépris de la juridic-
(*) Cet épisode est tiré, en grande partie, des Mémoires de J. Du Clekcq, t. III,
p. 10 et suiv. Je Tai donné d'après ces Mémoires, mais sui-tout d'après M. FoitwUe,
qui Fa traité d'une manière complète dans les Archives historiques et littéraires du
nord de la France et du midi de la Belgique, t. III, p. 413-418.
62 L.V SATIRE ET LES PUEMlfeUES nÉUÉSIES.
tion (les curés. Ces propositions ayant été déférées au juge-
ment (le la faculté de philosophie de Paris, celle-ci en
censura quatorze f).
Beaucoup de Vaudois émigrèrent de la Flandre dans TOver-
yssel, en Frise (^ et en Hollande. Encore de 1520 à 1550, il
^ en partit de la Flandre et du Brahant pour FOveryssel et la
Twenthe, où ils apportèrent leur industrie des toiles et des
draps. Ainsi la famille flamande de Warnaars fit connaître la
fabrication linière à Almeloo. Ils devinrent dans ces parages
les précui'seurs des baptistes {doopsgezinden) du xvi^ siècle,
qu'il ne faut pas confondre avec les anabaptistes [Im^doopers,
wederdoopers) de Munster et d'Amsterdam f).
Au xm^ siècle, le midi de la France était un foyer d'où
débordaient de nombreuses hérésies, professées surtout dans
les villes d'Albi, de Béziers, de Carcassonne, d'Avignon, de
Naibonne, de Tarascon, de Montauban, de Beaucaire et de
Toulouse. Le pape Innocent III (1208) prêcha contre elles
une guerre d'extermination à laquelle vinrent se joindre, en
1215, les horreurs de l'inquisition qui livra les malheureux
Albigeois aux légats du pape chargés de conduire cette
guerre. D'un autre côté, le quatrième concile de Latran
imposa aux synodes épiscopaux le devoir de rechercher et
de punir régulièrement une ou deux fois l'an les hérétiques,
et, en 1229, le concile de Toulouse acheva l'organisation
de cette inquisition épiscopale, dont l'origine remonte au
VI** siècle (^.
En 1252 et en 1235, la cour de Rome fit un pas de plus :
Grégoire IX nomma les dominicains: inquisiteurs pontificaux
(*) FopPKNS, Histoire ecclésiastique des Pays-Bas, inanuscnt, f. 2633.
(*; M. Ten Cate n'admet cette émigration que pour la Frise orientale et la rejette
absf^lument pour la Frise occidentale, où il ne reconnaît qu'une transmission intel-
lectuelle des doctrines vaudoises.
(') Blaupot tkn Catk, Gesckiedenis der doopsgezi^iden in Friesîayxd, p. 442,
53-54 ; et Gesckiedenis der doopsgezinden te Groningen, Oceryssel en Oost-Fries-
land, p. 1-33.
(*) GiESELER, t. II, 2, p. 579-593, etc.
LA DOCTRINE DES ALBIGEOIS OU CATHARES. 63
permanents, et ils commencèrent aussitôt leur sanglant
office. Comme l'Église ne pouvait pas verser le sang, les
princes, les rois et les empereurs étaient tenus de prêter
main-foile à ses terribles juges. La sainte Inquisition ou le
saint Office, comme on l'appelait, perfectionné encore par les
successeurs de Grégoire IX, devait dépendre immédiatement
du souverain pontife, rechercher les hérétiques et leurs
adhérents et prononcer sans appel sur leurs biens, leur
honneur et leur vie. Jamais ce tribunal ne faisait connaître
le dénonciateur ni les témoins ; l'instruction du procès était
secrète et les inquisiteurs pouvaient eux-mêmes appliquer la
torture (^).
L'hérésie de Cathares ou Albigeois avait été introduite en
Belgique vers 1025, par des missionnaires italiens (*), dont le
principal s'appelait Gondolphe. Ces hérétiques n'admettaient
que les livres du Nouveau Testament, rejetaient les sacre-
ments du baptême et de l'eucharistie, avaient leurs ministres
et croyaient pouvoir conférer le Saint-Esprit par l'imposition
des mains, condamnaient le mariage, se prononçaient contre
la -vénération de la croix, contre le culte des saints, contre
la nécessité des églises et des ordres sacerdotaux; enfin,
plaçaient la perfection devant Dieu dans le renoncement au
monde, dans la simplicité d'une vie consacrée au travail et
dans l'exercice de la chaiité. Leur base étant le Nouveau
Testament, ils prétendaient en conserver les doctrines et les
rites ; n'attribuaient aucune importance aux sacrements insti-
tués par l'Eglise, mais avaient introduit la coutume de se
(') Bul/aHumm-d. prœdïccU,, t. I, p. 37. — Mansi, t. XXIII, p. 74 et 265. —
De Laurière, Ordonnances des Roys de France de la troisième race, t. I, p. 50. —
Pegna, Comment, ad Eymericum, n** 124. — BuUar. ma^n. Innocent. /F, n®"9et
15; Vrhan, JV, n° 8. — Concil, Noi^bon. ann, 4to5, can. 26; Concil. Vinens. ann.
1SH (Cleinentin. V, tit. III, c. 1.) — Martène et Durand, Thés, anecdot., t. V,
p. 1795. — GiKSELER, t. H, 2, p. 593 et 594.
(•) Le premier noyau de cette secte s est formé au x* siècle parmi les Slaves de la
vallée du Danube. Des moines bulgares introduisirent ensuite ses docti'ines dans les
retraites ignorées des Balkans et dans les lies désertes de la c6te orientale de TAdr la-
tique. {Hudry-Menos, Revue des Deux Mondes, 1868, t. LXXIV, p. 472 et 473.)
64 LA S^VIIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
laver entre eux les pieds, à l'imitation du Christ, qui les avait
lavés à ses disciples pour leur donner une leçon d'humilité.
Dans l'origiiie, les Cathares, surtout les Cathares orientaux,
professaient un dualisme qui se composait d'un petit nombre
de dogmes et de préceptes, lesquels étaient la distinction
entre un bon et un mauvais principe ; la condamnation de
l'Ancien Testament comme œuvre du démon ; l'opinion que
Jésus-Christ n'a qu'un corps apparent, le rejet du baptême
d'eau, la communication du Saint-Esprit par l'imposition des
mains, la condamnation du mariage et de la nourriture ani-
male, le refiis de croire à la présence de Jésus-Christ dans la
cène et de vénérer les images et les croix. Le dualisme, qui
faisait la base de ce système, était absolu, c'est-à-dire qu'il
admettait l'existence de deux dieux éternels indépendants
l'un de l'autre. De bonne heure déjà se montra aussi une ten-
dance à le mitiger par la doctrine d'un seul Dieu, créateur du
démon lui-même, quoique étranger à la formation et au gou-
vernement du monde matériel. Les partisans de cette doctrine
vénéraient, outre le Dieu suprême, deux de ses fils, dont
l'un gouverne le monde céleste et l'autre le monde visible,
ou bien ils ne rendaient un culte qu'au chef du monde supé-
rieur, tout en ne méprisant pas le démon, de peur de s'expo-
ser à sa vengeance, on bien encore ils ne se souciaient que
de ce dernier et lui adressaient leurs prières pour être heu-
reux dans ce monde. Cette opinion grossière et barbare, qui
rappelle le plus vivement les superstitions du paganisme,
reléguait au second plan les préceptes moraux, tandis que,
dans le catharisme occidental, les préceptes ascétiques et.
l'opposition aux usages et aux pratiques de l'Église catho-
lique figuraient au premier plan (^).
Toutefois, celle-ci est allée aussi loin que toutes les autres
sectes sur ce terrain dualiste du bon et du mauvais principe,
(*) C. ScHMiDT, Histoire et doctrine de la secte des Cathares oit Albigeois. Stras-
bourg, 1849, t. I, p. 55 et 8-10.
LES ALBIGEOIS. 65
de Dieu et du diable, de l'esprit et de la matière, du monde
invisible et du monde visible. Le principe mauvais qu'elle
admet n'est pas éternel, il est vrai; mais l'enseignement et
la prédication le revêtent d'une existence réelle, corporelle
même, qui s'impose sous mille formes monstrueuses aux
imaginations* Il remplit de sa puissance la nature physique
et la nature morale. Les vices et les crimes lui sont attribués
comme les phénomènes naturels dont la science n'avait pas
encore saisi la véritable cause : il souffle l'air empoisonné
qui décime la population, on voit passer sa forme étrange
sur la nue qui porte la tempête, on entend sa voix dans le
rugissement des vents et dans le bruit des grandes eaux
débordées, c'est lui qui détache l'avalanche roulant dans la
vallée. Toutes ces traditions et ces légendes populaires sur
les exploits malfaisants de Satan reçoivent la consécration
de l'autorité religieuse et passent dans la croyance orthodoxe.
La terreur que le diable inspire courbe les populations et les
précipite dans le sanctuaire. Après le bûcher et l'excommu-
nication, la crainte du diable est le plus ferme rempart de
l'orthodoxie contre les emportements de l'esprit sectaire;
mais la terreur est mauvaise conseillère : à force de s'en-
tendre menacer de cette puissance mystérieuse, les masses
ignorantes finirent par se persuader qu'elles pourraient la
désarmer et se la rendre propice. Sous l'empire de cette
conviction, il se produisit des phénomènes que les écrivains
orthodoxes attribuent aux sectes dualistes, mais qui en réalité
se manifestent dans les cadres de l'Église et sont le fait de
populations demeurées catholiques. Une sorte d'épidémie
démonologique s'empare du peuple déguenillé, des seigneurs
et des moines. On se tourne vers le diable, on veut entrer
en communion avec lui par des pactes, des initiations et des
pratiques occultes; on lui demande une protection refusée
par les puissances qu'on dit venir de Dieu. Le diable eut ses
sabbats, ses synagogues et ses assemblées de culte, où l'on
courait la nuit avec frénésie. On ne saurait faire un pas
66 LA SATIHE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
à travers le moyen âge sans rencontrer de ces manifesta-
tions qui sont inspirées par la notion exagérée du diable.
L'esprit sectaire n'eut qu'à presser cette notion pour en faire
sortir le Satan éternel du manichéisme. Dans ce système,
Satan est créateur, le monde visible est son œuvre, mauvaise
comme lui; les empires de la terre lui appartiennent, les
puissances le servent et la plus grande de toutes, l'Église
romaine, est son ministre pour le mal. L'idée démoniaque,
épouvantail destiné à tenir à distance les ennemis de l'Église,
se tourne ainsi contre elle et devient, dans la théologie sec-
taire, le plus terrible agent de démolition Ç).
L'ignorance seule ou la mauvaise foi ont pu confondre les
deux oppositions (la vaudoise et l'albigeoise) qui se sont
dressées devant l'Église du moyen âge. Les Vaudois sont des
chrétiens primitifs égarés dans un nouveau monde, les Albi-
geois sont des revenants du gnosticisme alexandrin, des
semi-païens. Par leur principe d'amour, qui est le fond de
l'Évangile, les premiers ont plané au-dessus des terreurs du
moyen âge. Leur foi confiante et simple au Dieu bon qui se
manifeste par l'amour dans le monde visible et dans le monde
invisible les a préservés de l'invasion de l'idée dualiste. Ils
ont cru sans doute au diable, au principe de la terreur; mais,
en embrassant plus fortement que ne l'ont fait les autres
sectes et même l'orthodoxie le principe de la rédemption, ils
ont secoué le cauchemar de la notion terroriste du diable
qui régnait au moyen âge. Retranchés dans la doctrine de
saint Paul, que l'homme est justifié par la foi et qu'il n'y a
plus de condamnation éternelle pour ceux qui croient au
Christ, ils ont envisagé sans crainte le grand adversaire, le
Satan, créé ou incréé, du moyen âge.
Le système de la secte albigeoise est beaucoup plus com-
pliqué : il consiste dans un étrange amalgame de matériaux
divers, tirés des religions d'Asie et des plus purs éléments
{*) Hudry-Menos, l. c, p. 471 et 472.
LES ALBIGEOIS. 67
du christiamsme. Aussi, la puissance incomparable de
dévouement et d*amour qu'il a développée dans le monde, la
patience de ses disciples au milieu des persécutions, leur
enthousiasme devant le bûcher, leurs mœurs pures, leur
piété profonde font de cette secte comme une des plus hautes
expressions de la morale chrétienne. Si le catharisme est
dualiste par la théologie, il est vraiment évangélique par les
œuvres (^).
Les hérésies qui, pendant le xi** et le xii* siècle, se répan-
dirent en Belgique semblent se rattacher aux doctrines
des Cathares. Tanchelin même pai'aît avoir reçu d'eux le
baptême spirituel ; par là il s'était persuadé qu'il possédait
la plénitude du Saint-Esprit, et, dans son exaltation, il s'était
imaginé que Dieu s'était incarné pour lui. En Flandre sur-
tout, l'état des choses et des esprits favorisait l'opposition au
clergé. Un vif désir de liberté animait les Flamands, enrichis
par le commerce et l'industrie. Les innombrables ouvriers
tisserands, qui passaient leur vie dans des ateliers souterrains,
où l'air et la lumière pénétraient avec peine et où nul ministre
de l'Église ne descendait pour les visiter, recevaient avidement
les spéculations cathares; pendant leur travail silencieux,
leur imagination se nourrissait de rêveries sur l'origine du
monde et sur la perfection de la vie ascétique. Jusqu'à la fin
du xin* siècle, le saint Office ne cessa de sévir contre les
Cathares de Belgique; alors ils disparurent ou se fondirent
dans la secte des Vaudoisf).
L'histoire du xiv® siècle présente la décadence du moyen
âge dans les institutions féodales et hiérarchiques. Les deux
grandes formes politiques et sociales, l'Église et l'Empire,
ces créations de l'idée latine de la société humaine comme
monarchie universelle, paraissent dans des situations tout à
foit nouvelles et sont déjà menacées de destruction. Le vieil
(') Hudry-Meîîos, Le., p. 471 et 567-568.
(') ScHMiDT, /. c, p. 47, etc.
68 L\ SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
empire romain-germanique s'était déjà écroulé en Italie au
XIII* siècle ; au commencement du xiv*, ce fut le tour de la
vieille Église hiérarchique, à cause du départ des papes pour
la France, où, tombant dans le vasselage des rois de ce pays,
ils furent dépouillés de leur universalité, de leur puissance
et du secret de leur force magique, la foi. A Texil d'Avignon
succédèrent le grand schisme d'Occident, l'autorité des con-
ciles et la réformation du wY" siècle (^).
La lutte colossale du moyen âge entre le pouvoir spirituel
et le pouvoir temporel une fois terminée, il ne resta plus aux
papes aucun problème politique d'une importance univer-
selle à résoudre pour la civilisation européenne. Le pouvoir
absolu qu'ils avaient conquis durant le xiii* siècle, ils le tour-
nèrent contre eux-mêmes et contre l'Église, en se déchirant
leurs propres entrailles. Ils déflgurèrent cette Église et la
pervertirent par des abus et des tyrannies sans nombre. Ils
regrettaient toujours leurs anciens combats avec l'empire,
le vrai thème de la papauté universelle ; car, par ces combats
seulement, ils étaient parvenus à cette haute domination
qu'ils avaient exercée sur l'univers. Même dans leur prison
dorée d'Avignon, sous le protectorat de la politique française,
ils provoquèrent de nouveau ces vieilles luttes. Mais, au lieu
de la grande voix de l'Empire, ce fut l'esprit réformateur de
l'Occident qui leur répondit. Des penseurs plus hardis, plus
désintéressés et surtout plus francs que les Hohenstauffen,
ne se contentèrent plus d'attaquer l'autorité temporelle des
papes; ils ébranlèrent aussi leur autorité spirituelle. L'hérésie
leur apparut sous les traits de Wiclef et de Huss et les glaça
d'épouvante f}.
En 1374, Wiclef, le plus célèbre des précurseurs de
Luther, vint défendre, dans les conférences de Bruges, les
intérêts d'Edouard III contre les prétentions de la France et
de la cour de Rome. Il resta deux ans dans cette Flandre
(') Grkgorovius, GeschicJUe d4ii* Stad Rom. Stuttgart, 1859, t. VI, p. 3 et 4.
{*) Grkgorovius, /. c, p. 4.
LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES. 69
alors pleine de vaudoisie, et il ne la quitta que plus
irrité contre la papauté, qu'il attaqua dès lors sans aucune
espèce de ménagements. Cinquante ans auparavant, un de ses
compatriotes, Lollard Walter Q, avait répandu les idées
vaudoises à Londres, et ses doctrines s'étaient également
introduites dans la Flandre. Les lollards, qui se montrèrent
en assez grand nombre dans la patrie de leur maître, après
Tannée 1377, étaient des hommes simples et moraux ; ils
méprisaient les richesses et se faisaient remarquer par leur
modération, leur chasteté et leur frugalité; dans leurs dis-
cussions avec l'Église, ils ne s'appuyaient que sur les saintes
lettres et rejetaient le baptême des enfants (*)•
Les relations commerciales de la Belgique avec l'Angle-
terre contribuèrent non seulement à répandre, mais encore
à entretenir les opinions wicléflstes dans nos provinces. Les
œuvres du réformateur anglais y furent lues et méditées aussi
bien par les moines que par les laïques; car aucun pays de
l'Europe occidentale n'avait atteint un degré de civilisation
égal à celui de nos grandes villes. Ce fut un disciple de
Wiclef, natif de la Bohême, qui introduisit les œuvres de son
maître dans ce royaume ; les professeurs de l'université de
Prague les commentèrent, et bientôt du noyau des anciens
dissidents se forma le parti des husites f).
Les doctrines de Hus, et non pas Huss, n'avaient donc rien
d'original ; elles n'étaient que la reproduction de celles de
Wiclef, avec le même fatalisme de la prédestination (^); mais
avec des tendances démocratiques f). A ce titre, Hus est le
(*) D'autres soutiennent qu'il était Allemand. Voir à ce sujet Lechler» Zeitschrifl
fur die historische Théologie, t. XXIII, p. 191-193.
(*) Lechler, Wiclif, der Yorlœufer der Refotination, Liepzig, 1873, p. 9 et 10. —
PkVLhGeschic?Ue rx>nEngland, t. IV, p. 477 et 478. — Blaupot, p. 68-70.
(•) BoxHORN, p. 155. — Merle d'Aubioné, Histoire de la Réformation, Paris, 1861 ,
1. 1, p. 1 14. — Van der Elst, p. 29 et 30.
(*) BossuBT, Histoire des variaiiofts, p. 201 et suiv., t. IV de ses œuvres, édit. de
F. Didot (Paris 1841).
(*j J. Friedrich, Johann Huss, Fi-unkfurt, 1864, l'»^ pai-tie, p. 13 et suiv.
5
70 WICLEF ET JEAN HUSS.
naissant génie des révolutions modernes (^); mais Wiclef, en
rinspirant, a contribué pour sa part à lancer Thumanité
européenne dans les voies nouvelles, qu'elle n'a plus quittées
depuis f).
L'Église prêcha l'extermination des Frères de Bohême insurgés
contre la messe, la prière pour les morts, les honneurs des
isaints et surtout la puissance du pape f), La Belgique, par-
ticulièrement le Hainaut et la principauté de Liège, four-
nirent leurs contingents d'infanterie et de cavalerie à cette
croisade (1419-1434). Excité par la parole ardente du car-
dinal Brandon de Cortillon, évêque de Plaisance et légat
apostolique, le Brabant ne resta pas en arrière. Wenceslas
T'Serclaes, conduisit en 1421, une troupe nombreuse de
Brabançons à l'empereur Sigismond, qui assiégeait Prague {^).
Les victoires de Jean Ziska, le terrible chef des husites (1427
et 1431) refroidirent le zèle des croisés, qui, s'enquérant
des doctrines qu'ils étaient allés combattre par le fer et le
feu, revinrent chez eux avec d'autres idées sur une Église
à laquelle ils avaient obéi jusqu'à verser leur sang pour sa
cause, sans l'avoir exaininée. Cette nouvelle propagande
releva le courage des Vaudois en Belgique, mais provoqua
aussi contre eux de nouvelles persécutions, notamment à
Douai : les faibles abjurèrent, les forts moururent en braves (^.
Malgré la circulation de toutes ces idées hétérodoxes dans
nos provinces, l'opposition ne sortait pas, généralement par-
lant, des limites tracées par la hiérarchie et les dogmes de
l'Église. Elle se contentait d'attaquer les abus.
Du reste, depuis le xn* siècle, il se manifestait partout des
tendances à restaurer le christianisme du cœur, de l'esprit
. (M L. Blanc, Histoire de la Révolution française, t. I, p. 16, édit. de
Bruxelles.
(•) J. Fribdrich, /. c, p. V,
(») BossuET, p. 205.
(^) Henné et Wauters, Histoire de la ville de Bruxelles, t. I, p. 213.
(^) BoxHORN, Merle d'Aubigné, Van der Elst,
v:
BÉGinES ET BtoUARDS. 71
et de Faction, c'est-à-dire de la simplicité, de Famour et de
Fabnégation. On vit s'établir, à côté des communautés de
moines, d'autres communautés d'hommes et de femmes des-
tinées à réaliser ce que les couvents n'avaient pas réalisé. Ce
sont ces associations chrétiennes du moyen âge, qui, ressem-
blant pour l'extérieur à la vie monacale, n'en subissaient pas
la contrainte hiérarchique et étaient animées d'un esprit plus
sérieux et plus profondément évangélique. D'abord, vers la
fin du xn* siècle, nous voyons se former en Belgique, l'éta-
blissement dès béguines, dont le but primitif fut d'éloigner
le sexe des séductions du monde et de contribuer à la propa-
gation d'un christianisme apostolique dans la pratique (^).
Les béguines, en effet, se livraient au travail et à l'instruc-
tion des pauvres sans s'astreindre à des vœux ; elles devaient
promettre obéissance et chasteté, et, sans vivre d'une
vie clâusb'ale, elles n'en formaient pas moins un monde à
part(*).
Les Béghards (en flamand Bogaerden)^ qui datent aussi du
xn*" siècle, formaient également une association religieuse.
On n'y admettait que des célibataires, qui priaient, travail- '
laient et mangeaient en commun, toutefois sans commu-
nauté de biens. Ils n'avaient point de règle et pouvaient
quitter l'association suivant leur bon plaisir (^. Mais dans la
suite, ils firent partie du tiers ordre de Saint-François (^.
(*) Les béguines furent institaées le 26 mars 1 184, à Liège, pAr un prêtre nommé y
Lambert li Bègues ; il y en eut A Tirlemont, en 1202 ; à Nivelles, en 1226 ; à Gand,
en 1227 ; à Anvers, en 1230; & Louvain et à Bruges, en 1234 ; A Bruxelles, en 1250;
à Malines, en 1257. Voy. Hallmann, Die Oeschichte des Ursprungs der belgischen
Beghinen. Berlin, 1843. — Gibsblbr, t. II, p. 364-366. — Bbthmann, ZeitschHft
fUr GeschickteKissenschafi ton Adolf Schmidt, t. II, p. 68 et suiv.
(*; UllmaNN, /. c. t. II, p. 15. — Conf. Rapport sur les béguinages de Gand pré-
senté au coUége écheoinal, Gand, 1862, p. 24 et 25, et • Le Béguinage de Mons » par
Hachez, dans le Messager des sciences historiques de Belgique^ 1849, p. 277-302.
(3; Hallmann, p. 121-124. — Bkthmann (1. 1., p. 78; en rattache Torigine A
celle des béguines.
(••/ • Saint François d'Assise, s'apercevant que le nombre de ceux qui suivaient sa
règle augmentait de jour en jour, crut devoir la modifier ; il rangea ses imitateurs
72 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
Dès lors, sans vouloir se retirer du monde, ils se soumirent
à quelques légères observances et prirent la ceinture de
corde des franciscains proprement dits.
Quoi qu'il en soit, dès le commencement du xiv* siècle, les
béghards furent chaudement poursuivis par Henri de Virnen-
bourg, archevêque de Cologne, Voici les paroles dont Clé-
ment V se sert à leur égard : « Nous avons appris avec une
extrême douleur qu'il s'est élevé, en Allemagne, une secte
abominable de quelques hommes malins, appelés béguins, et
de quelques femmes infidèles, appelées béguines, qui ensei-
gnent les erreurs suivantes : 1** que l'homme pendant cette
vie peut acquérir un assez haut degré de perfection pour
devenir impeccable et ne pouvoir plus faire de progrès ulté-
rieurs dans la grâce; car, disent-ils, s'il pouvait en faire
davantage, il deviendrait plus parfait que Jésus-Christ ; 2** que
l'homme ne doit ni jeûner ni prier quand il a acquis ce degré
de perfection, parce que la sensualité est alors si parfaitement
soumise à l'esprit et h la raison que l'homme peut accorder
librement au corps tout ce qui lui plaît ; 5** que ceux qui ont
atteint ce degré de perfection et cet esprit de liberté ne sont
plus assujettis à l'obéissance humaine, ni engagés par aucune
loi de l'Église, parce que, comme ils disent, là où est l'esprit
du Seigneur là est la liberté; 4* que, dès cette terre, l'homme
peut être aussi pleinement heureux qu'il le sera dans le Ciel ;
Sf" que toute nature intellectuelle est naturellement heureuse
en elle-même et qu'elle n'a pas besoin de la lumière de la
gloire pour s'élever à Dieu, pour le voir et pour jouir de lui ;
6** que c'est une imperfection de s'exercer à des actes de vertu
en trois classes : les fi'ères mineurs de la stricte observance; les filles et les veuves
dévotes, sous la direction de sainte Claire, nonnmées dans la suite Clarisses ; les indi-
vidus des deux sexes qui, sans abandonner leur famille, voulaient pai*ticiper aux
grâces spirituelles que promettait son institut. On nommait ceux-ci du tiers ordre de
saint François. Les béghards appartenaient à la dernière classe. (Annuaire de la
province du Limbourg, rédigé par la société des sciences, lettres et arts établie à
Maestricht, 1830, p. 183.)
BÉGUINES ET BÉGUARDS. 73
et qu'une âme parfaite licencie les vertus (/îcenfia^ a se virtutesy^
T que le baiser d'une femme est un péché mortel si l'inclina-
tion n'y porte pas, mais que l'acte charnel, quand la nature y
porte, n'est pas un péché, surtout si celui qui exerce cet acte
est tenté {maxime tentatus exercens); 8** qu'à l'élévation du
corps de Jésus-Christ, on ne doit ni se lever, ni lui donner
aucune marque de vénération, parce que ce serait une imper-
fection de descendre de la pureté et de la sublimité de la
contemplation pour penser au mystère et au sacrement de
l'eucharistie et s'occuper de la passion de l'humanité de Jésus-
Christ 0. »
Comme les béghards soutenaient que leur règle les obli-
geait à une pauvreté absolue, et que la rigoureuse obser-
vation de cette règle n'accommodait pas tous les moines
de Saint-François, il s'éleva entre eux de vifs débats. « Les
papes cherchèrent des expédients pour terminer cette guerre
monacale; ils en trouvèrent un fort ingénieux, c'est que tout
ce qui serait donné aux franciscains appartiendrait en propre
à l'Église et que ces religieux n'en auraient que l'usage. Cet
expédient ne contenta pas le tiers ordre, et les bégards ne
voulurent point reconnaître aux papes le pouvoir d'expliquer
leur règle, pas plus que de la limiter ou d'en dispenser. Ce
fut alors qu'on les déclara hérétiques et que l'on commença
à les faire brûler comme tels. Nier l'autorité suprême du
pape, c'était commettre le plus grand de tous les crimes;
c'était abjurer la foi chrétienne et retomber dans le paga-
nisme. Mais les supplices ne firent qu'irriter le zèle des
moines. Ils dirent hautement que l'Église était la meurtrière
des saints et la prostituée de l'Apocalypse. Ils traitèrent
Jean XXII, qui les avaient condamnés, d'antéchrist mystique,
de précurseur du grand Antéchrist, de démon du Midi, de
loup ravissant. » Ce pontife leur répondit en les qualifiant
d'animaux stupides, de pernicieux renardeaux, qui en impo-
(') LE^vk^T, Histoire de la guerre des Hus^iieSf Amst. 1731, t. I, p. 30 et 31.
74 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
saient au inonde sous le masque de la religion et qui sédui-
saient le peuple f).
Cependant, on a trouvé quelque différence entre les
béghards et les béguins, et voici les opinions qu'on attribue
à ces derniers : « Il est contre la perfection évangélique de
posséder quelque chose en commun; le pape, conséquem-
ment, ne peut pas donner dispense aux religieux ayant fait
voeu de pauvreté de garder du froment et du vin dans leurs
monastères pour Tusage commun ; l'état des frères mineurs
est plus parfait que celui des évêques; il n'est pas permis au
pape de dispenser d'un vœu fait absolument, quand même
ce serait pour le bien de la paix et pour la conversion de
quelque peuple à la foi chrétienne f). » Mais il importe
de ne pas confondre les béguines et les béghards belges avec
ceux de la France, de l'Italie, de l'Allemagne, de la Pologne
et du pays de Liège, qui, après avoir été anathématisés par
les évêques, les papes et les conciles, furent totalement exter-
minés f),
H est vrai qu'au commencement du xiv' siècle, quelques
« Hypocrites », sous le nom de lollards, se répandirent dans
le Hainaut et dans le Brabant et parvinrent à convertir des
femmes de la noblesse; mais, je le répète, c'était là, chez
nous, un fait exceptionnel (^.
Dans Anvers et Louvain, nos béghards, qui avaient d'abord
fait le métier de tisserands, enseignaient le grec, le latin et
les belles-lettres f). A Maestricht , leur couvent devait son
origine à une association de drapiers qui s'étaient réunis
pour vivre et pour travailler en commun. On croit qu'elle
(*) De Beausobrk, apud Lenfant, t. II, p. 342 et 343 et ibid. les sourœs.
(*) Lhnpant, p. 31.
Cj FopPENS, Histoire ecclésiastique des Pays-BoLS (Manuscrits de la bibliothèque
de Bourgogne, n<* 10441 y. — Diercxsens, t. II, p. 154 et suiv. — Papbbroch,
Annales Anltcrjiienses y Antv. 1845. t. I, p. 74, 75, 90-93.
(*) Chapeauville, Gestor. pontif. Leod, scriptores, t. Il, p. 350. — Giesbler, t. II,
p. 219.
(*) HoYNCK VAN Papendrecht, analccta belgica, Hageborn, 1743, 1. 1, 1, p. 66. —
Gieseler, t. II, 2, p. 367-370.
BÉGUINS ET LOLLARDS. 75
datait du commencement du xni* siècle. Quoique déjà, en
1268, ils fissent partie du tiers ordre de Saint-François, ils
n'en continuaient pas moins d'exercer leur profession de
drapiers; ils furent reconnus, en 1453, membres de la cor-
poration de ce métier, et successivement ils donnèrent une
telle extension à leur manufacture, qu'en 1525 les autres
drapiers se plaignirent vivement, auprès des magistrats com-
munaux, du préjudice que leur causait le nombre des mé-
tiers en activité chez les béghards. Ces plaintes furent
accueillies favorablement, et il en résulta un arrangement par
lequel ils s'obligèrent à ne pas avoir plus de huit métiers (*).
En général, la mission de nos béghards fut de visiter les
pauvres, les fous, les malades et d'enterrer les morts (-).
Aussitôt après l'année 1300, on trouve à Anvers les
lollards f) chargés de la même mission. Ils n'avaient rien
des reclus ni des sectaires; unis à l'Église, ils s'acquittaient
des mêmes devoirs que de nos jours les sœurs de charité (^).
Plus tard, néanmoins, une partie d'entre eux s'érigeaient,
sur les grands chemins, en interprètes de l'Écriture, ga-
gnaient leur pain en mendiant et jetaient par leurs extrava-
gances la confusion et le trouble dans les masses f). Jamais,
cependant, ils n'allèrent aussi loin que ceux de l'Autriche et
de la Bohême, dont les erreurs, qui provenaient des fratri-
celles, consistaient principalement dans les articles suivants :
« Lucifer et les autres démons ont été chassés du ciel injus-
tement et ils y seront un jour rétablis; les anges, coupables
de cette injustice, seront damnés éternellement avec tous les
(') Annualise de la province de Limbourg, 1870, p. 134.
{*; Gramayb, Antiquitates belgicœ, f. 18. — A. MATTHiBUS, Veterts œvi analecta,
t. I, p. 491 et 492. — Mosheim, Inst. Hist. eccL, p. 589 et de Beghardis^ p. 583.
(*) Suivant Mosheim, le nom de loUard ne désignait pas une confrérie particulière,
mais se donnait quelquefois à celle dos béghards. On le fait dériver de lollen, chanter
à voix basse, parce qu'en portant les morts à la sépulture, ils chantaient à voix basse
et sur un ton lugubre.
(*j Dblprat, VerJiandeling over de broederschap van G. Groote» Arnhem, 1856.
p.38(2» édit.)— Ullmann, t. II, p. 16-23.
p; Delprat et Ullmann, /. c.
76 LA SATIRE ET LES PUEMIÈRES HÉRÉSIES.
hommes qui ne sont pas de cette secte. Marie est demeurée
vierge après l'enfantement ; ce n'est pas un homme qu'elle a
mis au monde, c'est un ange Ç). »
11 faut se garder aussi de confondre nos lollards, non plus
que nos béghards, avec ceux des provinces rhénanes, qui
professaient les hérésies d'Amaury de Bène. Ce philosophe
avait enseigné que le Saint-Esprit s'incarne sans cesse dans
l'homme, que tout est Dieu, que le Créateur et la créature
sont identiques. Et comme les disciples ont l'habitude d'exa-
gérer les doctrines de leurs maîtres, les hérésiarques rhénans
professaient des doctrines immorales dont il ne convient pas
de faire remonter la responsabilité à de Bène f).
Les porrétistes, ainsi nommés de Marguerite Porrette, née
dans le Hainaut (^, soutenaient qu'une personne anéantie
dans l'amour du Créateur peut satisfaire librement tous les
désirs de la nature, sans crainte d'offenser Dieu. Comme elle
défendit avec opiniâtreté cette doctrine, elle fut condamnée
en 1310, à être brûlée vive, à Paris, où elle s'était rendue
pour la propager (^).
Lorsque la grande peste noire, qui avait commencé en
Provence, à la Toussaint de l'an 1347, s'abattit sur l'Alle-
magne, elle la trouva plongée dans un de ses plus sombres
accès de mysticisme. La plus grande partie de ce pauvre
peuple était depuis longtemps privée des sacrements de
l'Église. Les papes d'Avignon l'avaient jeté, en outre, dans le
désespoir, par leurs ana thèmes. Tous les pays qui reconnais-
saient l'adversaire de ces pontifes, Louis de Bavière, cou-
ronné empereur en 1328, étaient frappés d'interdit. Plusieurs
(•) Lenfant. p. 31 et 32.
(*i Bouquet, Rei'um GalL script., t. XVII, p. 83. — Gerson. opp., t. IV, p. 826.
— Thomasii origines philosophicœ et ecclesiasticœ, p. 113. — Martini Polont
chronicon, p. 364. — Eeisterbach, demiraculis, lib. V, c. 22.— Giesbler, t. II, 2,
p. 410-414, 642-645.
Cj D'api*ès Foppens, A Valenciennes.
(*) HovERLANT DE Bauwelaere, Essai chronologique pour sertir à Vhistoire de
Toimmy, Tournai, 1805-1834. t. XVII, p. 262 et 263. — Foppens, /. c, f. 188.
PORRETISTES ET FLAGELLANTS. 77
villes, particulièrement Strasbourg, restaient fidèles à Louis,
même après sa mort, et subissaient toujours les effets de la
sentence papale. Point de messe, point de viatique. La peste
tua dans Strasbourg seize mille hommes qui se crurent
damnés. Les dominicains, qui avaient persisté quelque temps
à faire le service divin, finirent par se retirer comme les
autres. Dans l'abandon où les laissait FËglise, les hommes
du peuple s'habituèrent à se passer des sacrements et à les
remplacer par des mortifications sanglantes et des courses
frénétiques. Des populations entières partirent, allèrent sans
savoir où, comme poussées par le vent de la colère divine.
Elles portaient des croix rouges, couraient demi nues sur les
places, se frappaient avec des fouets armés de pointes de fer,
chantaient des cantiques qu'on n'avait jamais entendus. Elles
ne restaient dans chaque ville qu'un jour et une nuit, et se
flagellaient deux fois le jour; cela fait pendant trente-trois
jours et demi, tous se croyaient purs comme au jour du
baptême Ç).
Ces flagellants se rendirent d'abord d'Allemagne aux Pays-
Bas, où leur fièvre gagna la Flandre et le Hainaut, et de là
ils pénétrèrent en France. Le pape les condamna, les puis-
sances temporelles leur coururent stis. Des gentilshommes
et des seigneurs s'étaient laissé entraîner par l'extase du
peuple, et de nobles âmes avaient suivi leur exemple.
Quoi d'étonnant? Ce fut la grande époque du mysti-
cisme (*)•
Les flagellants disaient qu'ils ne faisaient qu'obéir à une
lettre venue du Ciel et portée par un ange à l'église de Saint-
Pierre, à Rome, lettre dans laquelle on voyait que Jésus-
Christ, irrité contre les hommes, avait cédé aux prières de
la Vierge et des saints et avait pardonné aux pécheurs, à
condition qu'ils se flagelleraient, chacun hors de chez lui,
(*) MicHBLET, Histoire de France, Paris, 1852. t. III, p. 343-345.
(•; OuDBGHERST, AnticUes de Flandre, Gand, 1789. t. II, p. 558. — Michelet,
p. 344 et 345.— Conf. Reçue britannique, 1853, t. II, p. 48-51.
78 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
pendant trente-trois jours et douze heures. La miraculeuse
lettre était lue publiquement aux assistants, après chaque
opération, et servait continuellement à recruter la confrérie,
à mesure qu'elle diminuait par le départ de ceux qui avaient
atteint le terme de leur expiation volontaire. Cet accès de
pénitence, suscité par l'Enfer, disent les annales de Trêves,
était destiné à fléchir la colère de Dieu, qui, à cette époque,
décimait le genre humain au moyen du fléau épidémique
dont toutes les chroniques du temps ont fait une si terrible
peinture, et qui avait valu tant d'indulgences papales aux
malheureux que la peste enlevait, et tant de biens à l'Église
en récompense de ses largesses spirituelles. Le roi de France,
de l'avis de ses théologiens qui avaient consulté Clément VIj
ne permit pas que les flagellants entrassent dans Paris et s'y
donnassent en spectacle. Clément même les condamna for-
mellement et donna ordre à Baudouin, archevêque de Trêves,
de chercher à les découvrir et de les punir s'ils s'obstinaient.
Ce prélat, pour ne pas perdre inutilement son temps à tenter
des conversions qu'il croyait impossibles, persécuta les flagel-
lants avec cruauté (^).
Le 15 août 1549, les premiers flagellants arrivèrent à
Tournai : ils étaient environ 200 et venaient de Bruges. Ils
se rassemblèrent à midi sur la place du marché, et une
grande rumeur se répandit aussitôt par toute la ville, dont
les habitants accouraient pour voir cet étrange spectacle.
Ces pèlerins se mirent d'abord en devoir d'accomplir leur
pénitence et à se flageller rudement. Les Tournaisiens, qui
n'avaient jamais vu chose semblable, eurent grande pitié de
ces pauvres gens, qui s'infligeaient à eux-mêmes un châtiment
si cruel, et ils appelaient la miséricorde de Dieu sur eux.
Ces pénitents brugeois demeurèrent dans la ville pendant
toute la journée et la nuit suivante. Le lendemain (c'était un
dimanche), ils vinrent au couvent de Saint-Martin; là, ils
(*) Dom Calmbt» apud Db Potter, Histoire du Christianisme, t. VI, p. 446-448.
LES FLAGELL.VNTS. 79
reeommeiicèrent leurs flagellations; après le dîner, ils la
réitérèrent sur la place du marché. La commune s'intéressait
de plus en plus à eux. Toutefois, les opinions étaient loin
d'être unanimes à leur égard; car il y avait beaucoup de
bourgeois qui ne les approuvaient pas ; mais le plus grand
nombre prenait parti pour eux (^). »
Le mardi suivant, une procession, où se trouvaient réunis
le doyen, le chapitre, une grande affluence de religieux et
tout le peuple, se rendit au couvent de Saint-Martin. Le
frère Gérard de Muro, de Tordre des mineurs, prêcha sur la
grande mortalité qui menaçait le monde. Il reprit éner-
giquement les vices et les habits immodestes des hommes et
des femmes. Mais, à la fin de son sermon, il omit de prier
pour les flagellants. Le peuple en fut indigné et, pendant
toute la semaine, il murmura violemment contre ce prédi-
cateur (^.
La même semaine, il arriva encore 450 flagellants de
Gand, 300 de FÉcluse et 400 de Dordrecht, qui accomplirent
leur pénitence, tantôt sur la place du marché, tantôt dans le
clos de Tabbaye de Saint-Martin. Le samedi suivant, il arriva
de Liège une troupe d'environ 180 de ces pèlerins, ayant
avec eux un membre de l'ordre des frères prêcheurs, qui
obtint aussi la permission de se faire entendre à Saint-Martin.
Ce moine vanta beaucoup les pénitences publiques; appela
les flagellants des soldats rouges, à cause qu'ils faisaient
couler leur sang en abondance, compara le mérite de ce
sang à celui de Jésus-Christ, et avança bien d'autres propo-
sitions qui parurent téméraires et causèrent un grand scan-
dale parmi le clergé. Comme il avait traité de scorpions et
d'antéchrists les ordres mendiants hostiles aux flagellants,
le peuple l'applaudit vivement. Bientôt, on vit 565 habitants
(*) Li Mui8i8, édition De Smet, /. c, p. 340 et 348.— Db Gerlachb, Essais sur
Us ^andes époques de notre histoire natio7iale, p. 190 et 191.
(•) Li Muisis, L c, p. 349. — Db Gerlache, p. 191.
.y
80 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
imiter les pénitents étrangers et partir ensuite pour Lille,
accompagnés d'un moine, du prieur de Saint-Nicolas-des-Prés
et de deux prêtres séculiers, chargés d'entendre les confes-
sions et d'administrer les sacrements. Ils ne rentrèrent en
ville que trente-trois jours après leur départ et continuèrent
de se livrer à leurs exercices habituels (^).
Le costume des flagellants tournaisiens était le même que
celui des pénitents étrangers, ils portaient sur leurs vête-
ments ordinaires une espèce de mantelet, sans manches,
appelé vulgairement cloche, sur le devant duquel il y avait
^ ^ une croix rouge et une semblable derrière. Cette cloche était
I fendue d'un côté, auquel pendaient les fouets à trois nœuds
\ appelés scorgies; il y avait à chaque nœud quatre pointes de
fer aiguës, en forme de croix. Ils avaient la tête couverte
d'un capuchon et au-dessus un chaperon à larges bords, où
étaient deux croix, l'une par devant, l'autre par derrière;
ils portaient à la main le bourdon de pèlerin. Toutes ces
troupes de flagellants faisaient leur entrée en ville précédées
de croix et de gonfanons. Elles marchaient en rang, portant
des cierges et chantant chacune dans leur langue, c'est à dire
en flamand ou en français. Leurs chants ne cessaient qu'à la
cathédrale devant l'image de la Vierge. Après s'être
dépouillés de leurs vêtements, les flagellants se rendaient,
deux à deux, au lieu de leurs exercices, précédés de croix,
d'étendards, de cierges, la tête couverte d'un capuchon, nu-
pieds, et le corps enveloppé d'un jupon jusqu'à la ceinture ;
puis ils se formaient en cercle. Aussitôt les chantres enton-
naient un cantique, auquel les autres répondaient, et tous se
flagellaient en regardant le ciel d'un air farouche et hagard.
Durant le cantique, ils s'étendaient trois fois par terre, de
manière à former au moyen de leur bras une croix sur le sol.
Puis, se relevant sur les genoux, ils chantaient et se flagel-
laient de nouveau. Les exercices se terminaient par un ser-
(*) Li Muisis, /. c, p. 249-352. — Db Gerlache, p. 191 et 192. — Chotin,
Histoire de Tournai, Tournai, 1840. 1. 1, p. 516 et 517,
LES FLAGELLA?îTS. 81
mon que faisait leur chef. Après avoir imploré la clémence
du ciel pour le peuple qui les entourait, ils se retiraient dans
le même ordre qu'ils étaient venus, mais cette fois le corps
déchiré et couvert de sang (^).
La procession ordinaire de Tournai se ressentit de l'in-
fluence des flagellants : elle fut remarquable par la grande
dévotion qui y présida. Deux cent cinquante jeunes gens
s'étaient réunis dans le dessein de faire pénitence publique,
les jours de l'octave, à l'imitation des flagellants. Le frère
Robert, lecteur des augustins, marcha à leur tête pendant neuf
jours, et tel fut l'enthousiasme que ces pénitents en caleçon
répandirent autour d'eux, qu'ils attirèrent quelquefois plus
de 10,000 pèlerins accourus de la Flandre et du Hainaut f).
Non seulement les flagellants supposaient qu'on pouvait
obtenir le pardon de ses péchés par les châtiments volon-
taires qu'on s'infligeait ; mais encore ils soutenaient que la
flagellation avait autant d'efficacité que le baptême et les
autres sacrements, qu'elle pouvait procurer le pardon des
péchés, indépendamment du mérite de Jésus-Christ; que la
loi donnée par le sauveur devait être bientôt remplacée par
une nouvelle qui prescrirait le baptême de sang opéré par la
flagellation f).
En 1549, ces fanatiques parcoururent le Brabant et massa-
crèrent tous les juifs qui leur tombèrent sous la main.
Encore en 1549, on vit à Bruxelles, le soir du jeudi ou du
vendredi saint, environ cent cinquante gentilshommes espa-
gnols et italiens sortir en procession de l'église des domini-
cains, qui était garnie de tentures funèbres, et parcourir une
partie de la ville, en se flagellant jusqu'au sang {*).
(«) Li Mmsis, p. 357-359. — Chotin, p. 317 et 318.
(«) Li Muisis, p. 359 et 360. — Chotin, p. 318 et 319.
(*) MosHEiM, Histoire ecclésiastique, t. III, p. 338. — De Reipfbnbero, Nouvelles
archives historiques des Pays-Bas, t. V, p. 309. — Henné et Wauters, Histoire
de Bruxelles, t. I, p. 111, 112 et 370. •— Schayes, /. c, p. 162 et 163.
{*) De Smet, Corpus chivnicorum Flandriœ, t. II, p. 242 et 243,
82 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
Au fond, les flagellants n'étaient qu'une secte particulière
de mystiques; à force de castigations de toute espèce, ils
voulaient trouver Dieu, qu'ils cherchaient vainement dans
l'Église de leur temps; en se surexcitant corporellement et
spirituellement l'imagination et le système nerveux, ils par-
venaient à un état d'exaltation qui leur faisait voir en
chair et en os le Christ, la Vierge et les saints (').
L'opposé de la secte des flagellants fut celle des danseurs,
qui, en 1573, parut à Aix-la-Chapelle, d'où elle se répandit
dans le pays de Liège, dans le Hainaut et dans certaines loca-
lités de la Flandre. Les hommes et les femmes qui en faisaient
partie avaient l'habitude de se mettre tout à coup à danser
de toutes leurs forces en se tenant par la main jusqu'à ce que,
prêts à suffoquer de lassitude, ils tombassent par terre. Ils
disaient que les agitations de la danse leur donnaient les
visions les plus ravissantes. A l'exemple des flagellants, ils
couraient de lieu en lieu, mendiant leur pain quotidien, trai-
tant le clergé et le culte catholique avec le plus profond
mépris et tenant des assemblées secrètes. Les ecclésiastiques
les regardaient comme les émissaires de Satan; à Liège
on s'efforça, en chantant des hymnes et en brûlant de l'en-
cens, d'exorciser les mauvais esprits qui travaillaient ces
frénétiques, et on se vanta d'avoir parfaitement réussi dans
cette opération antidémoniaque f).
En 1411, le cardinal Pierre d'Ailly, évêque de Cambrai,
fut informé qu'à Bruxelles il y avait une secte dont les adhé-
rents s'étaient donné le nom d'Hommes de ^intelligence. Les
chefs de cette secte étaient un carme, Guillaume de Hilder-
nisse, né dans les environs d'Anvers f), et un Picard, Gilles
Cantoris, ou Sanghers, laïque établi à Bruxelles. Guillaume,
professeur de théologie et prieur des couvents de carmes,
(*; G. Frkytag, Bilder der deutschen Yergangenheit, Leipzig, 1866. t. II, 1,
p. 313 et 314. — Conf. Mohnike, Zettschrifî fîtr die historische Théologie, t. III,
p. 245 et suiv.
(*) MOSHBIM, /. c.
(•; Selon d'autres À Malines, vers 1358.
LES HOMMES DE L^INTELLIGEiNCE ET LES FRÈRES DE l'eSPRIT LIBRE. 83
de Bruxelles et de Malines, avait soutenu, en chaire, des
propositions dont les unes rappelaient Wiclef, mais dont les
autres allaient beaucoup plus loin. D'Ailly obligea le moine
à se rétracter (12 juin 1412) et s'opposa de toutes ses forces
à l'accroissement de cette hérésie. Les hommes de l'inteUi-^
gence soutenaient que le Christ seul a conquis, pour le genre
humain, la vie et le bonheur éternels, et que, par conséquent,
les hommes ne peuvent les mériter par leurs propres actions ;
que les prêtres ne possèdent pas le pouvoir de faire la rémis-
sion des péchés; que le Christ seul a ce pouvoir; que les
pénitences et les macérations du corps ne servent absolu-
ment à rien pour atteindre à la béatitude ; que nul ne peut
parvenir à la complète intelligence de l'Écriture sans le
secours extraordinaire d'une lumière divine. Ils allaient
tellement loin dans leur amour mystique pour tous les êtres^
qu'ils n'excluaient pas même les démons de la béatitude
finale {').
Les hommes de rintelligence f) n'étaient qu'une fraction des
frères de l'esprit libre, qui se croyaient favorisés d'une grâce
spéciale du Saint-Esprit, lequel devait les affranchir des tra-
ditions de l'Église et du joug de la loi ; car, pour eux, là où
se trouvait l'esprit du Seigneur, là aussi se trouvait la liberté f).
Le vingt et unième article rétracté par Guillaume disait : que
a le temps de l'ancienne loi fut le temps du Père, le temps de
la nouvelle celui du Fils, mais que c'était maintenant le temps
du Saint-Esprit, le temps d'Êlie,où il faut prêcher le contraire
des doctrines du catholicisme ; car le Saint-Esprit éclairera
plus qu'auparavant l'intelligence des hommes (^ ».
(*) Uyttbnhovbn, 1. 1, p. 63 et 64, et pour plus de détails Foppbns, /. c, f. 223
et 224, ainsi que Van Et, Scriptores Antoerpienses t. I, f. 12-19 (Manuscrit de la
bibliothèque de Bourgogne, n^ 1 1398).
{•) \oy,Errores secUe hominuminteUigentiœ, apudBkixz,, MiscelL, t, II, p.277-
297. — Conf. d'Argbntré, t. II, f. 201-209.
(*) Voy. la bulle de Qément V (1311) apud Moshiom, De Beghardis et Beguinû
bas commentarius, append, porter, p, 617 etpaissim.
(*) • Etiam in apostolis, quia non habuerunt nisi corticum, et quod instabit
84 LÀ SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
Gilles soutenait particulièrement qu'il était le sauveur des
hommes, qui apprendraient de lui comment ils pourraient
voir le Christ et par le Christ contempler le Père ; que le
Saint-Esprit lui avait dit qu'il était aussi innocent qu'un
enfant de trois ans, et lui avait défendu de s'abstenir pendant
le carême. H repoussait les commandements de l'Église, la
confession, la prière et les austérités spirituelles, comme
choses tout à fait inutiles, ajoutant que Dieu exigeait de nous
toutes les passions charnelles, même les plus mauvaises. Il
se livrait aux plus incroyables extravagances, à ce point de
traverser un jour nu les rues de Bruxelles pour porter des
aliments à un pauvre. Les femmes de cette secte se donnaient
au premier venu. Aussi, Gilles et Guillaume firent-ils de l'une
d'elles l'objet de la risée générale, parce qu'elle respectait les
lois de la chasteté. Toutes les autres se vautraient dans la
fange et dépassaient même les désordres de leurs maîtres.
Une vieille, ayant nom Séraphine, se signala surtout, dit-on,
par son dévergondage (^).
L'évêque de Cambrai, avant de forcer Guillaume de Hil-
dernisse à la rétractation, avait chargé Henri Selle, ^évôt
du couvent de Corsendonck, en Campine, et Laurent Gerouts,
prieur de Groenendael, d'aller combattre ces nouvelles doc-
trines. Ils se rendirent aussitôt à Bruxelles, mais ils y ren-
contrèrent des obstacles insurmontables ; ils furent chan-
sonnés dans les rues, et l'on attenta violemment à leurs
jours. Même dix ans après la rétractation de Guillaume, de
nouveaux missionnaires se montrèrent dans le Brabant pour
prêcher encore sa doctrine. L'un d'eux fit son apparition à
Louvain, en 1428, sous le nom de Petite Pelisse {Pelsken).
Il prêcha secrètement dans différentes places*^ mais sans
succès. Le peuple lui jetait le nom de Judas, et il fut obligé
tempus quo revelanda erit illa lex Spiritus Sancti et libertatis spiritualis, et tune
pressens lex versabit. «Baluz. t. II, p. 286. — Hahn, Zettschrift fiir die historische
Théologie, t. XVI, p. 407.
(•) Van Even, De Katholieh, t. XXV, p. 292 et 293.
LES TURLUPINS. 85
de se soustraire par la fuite aux poursuites judiciaires du
magistrat (*).
Faisons remarquer que les diverses hérésies du moyen
âge étaient généralement d'accord sur un point, à savoir
qu'elles considéraient l'Église catholique comme finie, tandis
qu'elles se vantaient de constituer des communautés rajeu-
nies par l'esprit (*). C'est là ce qui explique l'importance du
Saint-Esprit, comme principe vital des Églises fondées par
les différentes hérésies. D'après elles, l'Église catholique était
veuve de cet esprit; leurs sectes, au contraire, en étaient
pénétrées et saturées f).
Le 23 novembre 1420, des hérétiques, nommés turlupins,
arrivèrent à Douai, où ils firent venir un prédicateur de
Valenciennes. L'évêque d'Arras instruisit leur procès. Le.
prédicateur et sept de ces hérétiques furent condamnés à
être brûlés vifs, le 19 mai. Les autres, au nombre de vingt,
qui avaient abjuré leurs erreurs, furent bannis à perpétuité
ou emprisonnés au pain et à l'eau ^ soit pour la vie, soit pour
un temps limité. Avant l'exécution de la sentence, qui eut
lieu sur la place d'armes, on leur attacha des croix jaunes sur
la poitrine et sur le dos. S'étant agenouillés devant l'évêque,
ils reçurent de ce prélat et de l'inquisiteur quelques coups de
verges sur la lête, et leurs livres furent jetés dans les flam-
mes. Puis on les affubla de mitres chargées de figures de dia-
bles. La femme d'un des condamnés — Catherine Mamarde —
les exhorta à supporter avec courage deux heures de souf-
frances, afin de mériter avec elle la palme du martyre (^).
On avait dressé deux amphithéâtres pour les assistants ;
celui qui portait les gens d'Église s'écroula pendant la céré-
monie et plusieurs personnes furent blessées. Le prélat qui
{•) Van Even. p. 293-293.
(^) C'étaient là les Species divei*sœ, les Caudœ ad invicem coUigatœ dont parlent
les décrets des conciles et les brefs des papes.
f») Hahx, L c, p. 401 et 402.
(*) Hennebebt, Histoire génér, de laprov. d'Artois, t. III, p. 348 et 349.
Paris, 1786.
6
86 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
avait ordonné ce supplice était Martin Porée, qui, en 1415,
avait fait un si déplorable abus de l'empire qu'il s'était acquis
sur les Pères du concile de Constance, en prenant parti en
faveur de l'apologiste d'un assassinat et en publiant un livre
dans lequel il s'efforçait de prouver qu'il était permis au
duc de Bourgogne, Jean sans Peur, de faire tuer le duc
d'Orléans {').
Les turlupins niaient le dogme de la Trinité , la présence
réelle dans l'eucharistie, la vertu des messes pour les morts
et celle de l'eau bénite; ils raillaient le baptême et la con-
fession auriculaire, regai'daient l'Église comme une prosti-
tuée, se moquaient du signe de la Rédemption et de la
pureté de la Vierge, enseignaient que l'homme, arrivé à
un certain état de perfection, peut, sans crainte comme sans
reproche, s'abandonner aux passions les plus charnelles. C'est
ainsi que, faisant ouvertement profession d'impudicité et per-
suadés qu'on ne doit avoir honte de rien de ce qui est natu-
rel, ils marchaient nus par les rues et avaient publiquement
commerce avec les femmes. Us appelaient leur secte la fra-
ternité ou société des pauvres. On croit que le nom de turlu-
pins vient de ce qu'ils habitaient ou fréquentaient des lieux
exposés aux loups. Ils s'établirent en Angleterre; ils vou-
lurent aussi s'établir à Paris, en 1372; mais on en brûla
plusieurs avec leurs livres, et les autres disparurent (*).
Les mauvaises mœurs des turlupins ont lieu de nous sur-
prendre un peu moins, si nous réfléchissons aux impudicités
qui se commettaient dans les lieux sacrés, à l'occasion de la
fête des fous. Cette fête se célébrait dans les églises des nonnes
et des moines, lesquelles auraient dû être des sanctuaires de
chasteté. « Il s'y commet, dit Gerson, des désordres et des
insolences abominables. Les personnes qui ont tant soit peu
(*) A. DiNAUX, Archives historiques et littéraires du nord de la France et du midi
de la Belgique, t. IV, 3, p. 369 et 370. — M"»« Clément-Heméry, Mémoires de
l'Académie d:Ar7'as, 1841, p. 23-25.
(') Hennebkrt, DiNAUx et Clément-Hemért, l. c.
LES TURLUPmS. 87
de pndeur ne pourraient, je ne dirai pas les réciter, maïs les
entendre sans frémir d*horreur... De telles insolences ne se
diraient pas à la cuisine par des marmitons. Cependant elles
se font par des personnes établies pour honorer le service
divin. Elles se font, dis-je, en public et en secret. Chacun sait
assez ce qui s'y passe. » Ailleurs Gerson se plaint amèrement
de ce a qu'il s'était conservé presque partout des rites païens
et idolâtres ; qu'on voyait encore ces rites dans le culte des
cathédrales ; que ni la présence de Jésus-Christ, ni le respect
des autels n'empêchaient les ecclésiastiques d'y commettre,
par la plus impudente de toutes les dissolutions, ce qu'on
aurait horreur d'écrire ou même de penser {impudentissima
dissolutione ab ecdesmsticis talia fiunt qualia vel scribere liorror
est, vel etiam cogkare)y>. — « Si quelque prélat, ajoute-t-il,
entreprend de s'y opposer, on le siffle, on lui déclare la
guerre. Voici, djt-on, un troisième Caton qui est tombé du
ciel. Vos prédécesseurs, plus sages que vous, n'ont pas seule-
ment toléré ces choses, mais ils ont applaudi ceux qui les
faisaient. Il ne s'agissait pourtant pas de légères irrégularités;
il s'agissait des crimes les plus noirs et les plus atroces f ). »
Après cela, faut-il s'étonner des immunités des turlupins
et des picards f)?
Au milieu du xv* siècle, vivait à Harlem un tailleur, nommé
Eppen, qui, sachant à peine lire et écrire, s'était adonné
cependant à l'interprétation de la Bible et avait répandu ses
opinions en public et en secret. Son éloquence était douce
et persuasive, ses manières affectueuses, sa vie exemplaire.
Parmi ceux qui se groupaient autour de lui figurait un prêtre,
Nicolas de Naarden. En 1458, les prédications d'Eppen furent
dénoncées à David de Bourgogne, évêque d'Utrecht, et sus-
pendues par ses ordres. Eppen fut ensuite jeté en prison avec
Nicolas et traduit devant une commission d'inquisiteurs, qui
les forcèrent de se rétracter et de faire amende honorable»
(«) Opp., t. III, f. 309 et 310, et t. I, f. 121 et 122.
(*) De Beausobrb, p. 352 et 353.
88 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
Les hérésies dont tous les deux étaient accusés étaient les
suivantes :
a On doit adorer Dieu seul, et non le crucifix, la Vierge et
les saints. — Pendant la passion du Christ, sa divinité était
entièrement séparée de son humanité. — Le sang du Christ
n'a aucune espèce d'effet. — Les messes des morts ne servent
absolument de rien. — On peut prier aussi bien chez soi qu'à
l'église, de telle sorte qu'on n'a pas besoin de celle-ci. — Tous
ceux qui ne sont pas en état de péché mortel ne sont pas
obligés de se confesser avant d'aller à la communion. — Les
mots de saint Luc, II, 7, fils unique, sont seuls exacts et non
pas fils premier né, parce que de cette dernière leçon il résul-
terait que Marie a eu encore d'autres enfants (*). »
Les turlupins furent les prédécesseurs des picards, dont
on se débarrassa en Belgique soit par le fer, soit par l'exil.
iEneas-Sylvius Piccolomini raconte (*) que, du temps des
guerres de Jean Ziska, un Picard passa de la Gaule belgique
en Bohême f), que cet homme en imposait au peuple par des
prestiges; qu'il se disait le fils de Dieu, se faisant appeler
Adam et ses sectateurs adamites, et qu'il leur commandait
d'aller nus. S'il faut en croire le même historien, il n'y avait
point de mariage dans cette secte, les femmes y étant com-
munes et les hommes ayant la liberté de se saisir de la pre-
mière qui leur plaisait. Ils devaient seulement, avant d'en
prendre possession, la présenter à leur patriarche et lui dire
qu'ils avaient de l'amour pour elle, ou, suivant le style de la
secte, que leur esprit se seiitait échauffé pour cette femme. Le
Picard se hâtait alors de répondre : « Allez, croissez et multi-
(*) MoLL, Ket^kgeschiedenis van Nedcrîand vooi* de hervormiuff, Arnhem, 1864.
t. II, 3, p. 97-103.
(«) HisLBoh., c. 41.
('j Le savant historien de la Bohême, M. Palacky, a combattu cette opinion et
prouvé que le nom de picard (pikkart) a été jeté, au xV* siècle, en Bohême, comme
une flétrissure à ceux qui niaient la transsubstantiation dans Teucharistie et que,
dans la langue de ce pays, il signifie la même chose que héghard. Il s'agit ici des
béghards hérétiques. Voy. U^er die Besiehungen und dos Yerh&Uniss der Wal-
denser zu den ehemcdigen Secteti in Bôhmeti, p. 20 et 21 .
LES PICIRDS. 89
pliez. » Il prétendait que tout le genre humain était esclave,
hormis lui, ses sectateurs et leurs enfants, et que les vête-
ments étaient une marque de servitude (^).
a Cette secte, poursuit iEneas-Sylvius, devint bientôt si
nombreuse qu'elle s'empara d'une île que fait la rivière de
Laurnitz, d'où quarante de ces fanatiques allèrent un jour
faire main basse sur deux cents paysans. Ziska, informé de
leurs cruautés et de leurs impudicités,maixha contre eux avec
son armée, les força dans leur île et les passa tous au fil de
l'épée, à l'exception de deux qu'il conserva pour s'instruire
des mystères de cette nouvelle religion. » Piccolomini ajoute :
« J'ai ouï dire h Rosenberg (1451), lorsque j'étais en Bohème,
qu'il avait tenu en prison des hommes et des femmes de cette
secte, que les femmes disaient ouvertement que ceux qui por-
taient des habits, mais surtout des hauts-de-chausses, n'étaient
pas libres. Rosenberg garda ces femmes en prison jusqu'à ce
qu'elles fussent accouchées, après quoi il les fit brûler avec
leurs maris; elles souffrirent le supplice du feu en riant et
en chantant f). »
Les Picards soutenaient, en outre, « qu'on ne doit point
adorer le sacrement de l'autel, parce que le corps de Jésus-
Christ n'y est point, le Seigneur ayant été élevé au ciel en
corps et en âme; que le pain et le vin de l'eucharistie
demeurent toujours du pain et du vin dans leur substance ;
qu'un laïque peut les toucher, parce que les mains d'un
simple fidèle sont aussi dignes que celles d'un prêtre. » Ils
expliquaient leur habitude d'aller nus par l'exemple d'Adam
et d'Eve, qui restèrent nus tant qu'ils persévérèrent dans l'in-
nocence ; ils prétendaient être dans le même état et ne vou-
laient pas déroger à leur perfection en portant des habits f).
De Beausobre a plaidé chaleureusement la cause des Picards,
(*j Dr Bbacsobre, Dissertation sur les Adamites, apud Lenpant, Histoire de h,
guerre des Hiissites, t. II, p. 261 et 262.
(«) Id., ibid., p. 262.
(*) lD.,î«>/(/.,p. 269et272.
90 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
en s'eflForçant de prouver qu'ils ont été calomniés par les
écrivains catholiques et qu'ils n'étaient, en réalité, que des
Vaudois (^). « Je puis vous assurer, dit-il f), que la nudité
picaide n'était pas celle dont parle Horace :
Altéra nil ob'stat; cois tibipœne videre est
Ut nudam (').
« Ce n'est pas celle que Menot (^ reprochait aux dames de
son temps : ces manches larges, ces cheveux épars et flot-
tants, ce sein découvert avec la dernière immodestie, ou
caché sous un voile si transparent que rien n'échappait aux
yeux. C'est encore moins celle que Clément d'Alexandrie dé-
crit, et qui paraîtrait tout à fait incroyable si elle n'était
attestée par un tel auteur. Qui croirait que, du temps de ce Père,
il y eût des dames chrétiennes qui fussent assez destituées de
pudeur pour paraître nues devant les hommes dans des bains
publics? Il le dit, pourtant {^. D'autres, moins immodestes, se
donnaient cette liberté devant leurs esclaves qui les ser-
vaient au bain, et n'avaient même pas la précaution des pre-
miers athlètes, qui mettaient des ceintures (^. »
« La nudité des picards était d'une tout autre sorte, et il
n'est pas malaisé de la deviner. Exposés à de continuelles
persécutions, elle était semblable à celle que saint Paul avait
soufferte Ç) et que saint Jacques veut que l'on soulage (^, ou
à celle que saint Jean décrit dans l'Apocalypse f). Leurs per-
sécuteurs les dépouillaient de leurs habits et les obligeaient
d'aller nus et de laisser voir leur honte (^^.
(«) Lknpant, 1. 1, p. 38 et 39.
(*) Apud Lenfant, t. II, p. 190.
(») HoRAT., 1. I, sat. II. V. 101.
{*) Etienne, Apologie pour HérodoUy cli. IX, p. 19.
(5) P^DAG, 1. III, cap. V, p. m. 232.
(*} Clem. Alex., /. c. — De Bbausobre, p. 290.
(') II Cor., XI, 27.
{*) Jacques, II, 15.
{«•) XVI, 15.
(*o) De Beausobre, p. 291.
PANÉGYIUSTES DES PICARDS. 91
c< Un autre prétexte peut avoir servi à les accuser de
nudité. Ils étaient laborieux. Pasteurs de troupeaux, tous
travaillaient de leurs mains et cultivaient ou les arts ou la
terre. Dans le travail, ils étaient nus, selon cet ancien
précepte :
Nvdus ara, sere nudus (*).
« C'était la nudité où le messager du sénat romain trouva
Q. Cincinnatus, lorsqu'il alla lui annoncer la dictature f). Si
Rome eût eu alors des moines et des inquisiteurs de la foi,
et que Cincinnatus les eût eus pour ennemis, le plus illustre
des Romains aurait risqué d'être diffamé comme un homme
sans pudeur, comme un franc adamite, parce qu'il était nu
en labourant son champ, quoique sa nudité eût les bornes
qu'il n'est pas nécessaire que je marque f). »
Il est possible que les picards n'aient pas été, dans l'ori-
gine, ces cyniques dont parle Piccolomini; qu'ils n'aient
connu, comme les Vaudois, que la nudité apostolique; car
on nous représente ceux-ci marchant nu-pieds, vêtus de
laine, ne possédant rien en propre, ayant tout en commun,
comme les apôtres ; et nus, comme ils étaient, en suivant
Jésus-Christ nu (^); mais l'imposant témoignage de Piccolomini
et les honteux excès des turlupins, leurs successeurs, ne
permettent aucun doute sur leur dégénérescence, contestée
par de Reausobre au moyen d'arguments plus ingénieux que
solides.
Les picards ne se servaient point, dans le culte, de vête-
ments sacerdotaux, alléguant pour raison que Jésus et les
apôtres avaient célébré l'eucharistie dans leurs habits ordi-
naires. Ils blâmaient aussi le luxe et en particulier celui des
ecclésiastiques. Â ce sujet, ils faisaient valoir la belle maxime
de la raison et de la philosophie, qu'il faut imiter la nature
(*) VirffiL Georg., I, v. 299.
(«) Plin., liv. XVIII, c. 3.
('; De Beausobre, p. 292.
(^) Id. p. 293, et ihid,, les sources.
92 LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
qui bannit les superfluités stériles, qui est riche et magni-
fique dans sa noble simplicité.
Ces aspirations semblent se résumer dans un livre qui
devait être sorti de l'imagination entreprenante des francis-
cains : à chaque page, sous des comparaisons variées, YÉvan-
gile é/(?nie/ répétait que « TAncien Testament n'était encore que
la clarté des soleils, le vestibule du temple, la brou de la
noix; le Nouveau, la clarté de la lune, le sanctuaire du
temple, la coquille de la noix », tandis que la doctrine nou-
velle était « le soleil, le saint des saints, le fruit », et devait
amener « la félicité universelle ». L'avènement, fixé d'abord à
l'an 1260, dut être successivement remis à 132o, à 1535, puis à
1360 et 1370. Le tiers ordre de Saint-François, les fratricelles,
les mendiants, les flagellants s'agitaient sous l'aiguillon de ces
promesses. Les papes sévissaient en vain et, plus d'une fois,
il fut question de supprimer les franciscains, tourmentés par
ce besoin de réforme et d'idéal. Les dominicains leur furent
opposés. A eux était confiée la répression, et elle fut terrible.
Plus le gouvernement des âmes devenait diflScile, plus on se
persuadait que les supplices étaient le seul remède. Ils défen-
dirent le dogme par le fer et le feu.
Mais, en présence de l'anarchie spirituelle des franciscains
et de la cruauté des dominicains, il est clair qu'on est arrivé
à l'épuisement du régime. Si on abandonnait les idées à elles-
mémesj elles se précipitaient dans des aberrations ou des
révoltes; si on les contenait, on tombait dans des rigueurs
qui révoltent la conscience humaine. Le dilemme est posé, dit
un historien, et par elle-même la doctrine qui a fait la force
et la grandeur du régime catholico-féodal n'a pas d'issue (^).
(<) V. Le Clerc, Histoire liUth^aire de la France, t. XXI V.
CHAPITRE III.
JE.VN VAN RLYSDROECK ET LE MYSTICISME.
Avec saint Thomas, la scolastique avait atteint sa perfec-
tion; il ne restait plus, ce semble, qu'à perpétuer paisible-
ment, au sein de l'Université, les traditions de la Somme^
expression la plus pure de l'enseignement scolastique. Mais,
arrivée à ce point culnjiinant, l'école catholique ne put
échapper à la décadence. A partir du xiv* siècle, les grands
penseurs ne se montrent plus parmi les scolastiques. L'école
aristotélicienne, au contraire, comprimée dans le siècle pré-
cédent par Albert le Grand, saint Thomas, Alexandre de
Halès et saint Bonaventure, grandit d'une façon surprenante.
La scolastique commença à déchoir et sa gloire s'éclipsa der-
rière de futiles arguties. Les questions les plus abstraites, les
plus subtiles, les plus hardies, étaient débattues au sein des
écoles universitaires. Bien poser un problème, argumenter
avec éclat, résoudre fructueusement une difficulté, embar-
rasser, condamner au silence un rival, devint une affaire
d'État à laquelle on consacrait les jours et les nuits. Telle
était la situation de l'enseignement, lorsqu'en 1520, Ockam
renouvela le nominalismé. Surnommé le Docteur singulier,
il eut pour adversaires Michel de Cézène et Pierre de Rieu,
licencié de Louvain et appelé l'Athlète invincible dans la
dispute. L'école se divisa de nouveau en deux camps et la
querelle des nominalistes et des réalistes se ranima plus brû-
lante que jamais pour ne s'éteindre que par la lassitude des
combattants. Mais» à côté de cette théologie qui se produisait
au milieu du bruit des écoles publiques du moyen âge, une
94 RUYSBUOECK ET LE MYSTICISME,
autre école s'était élevée paisible à l'ombre des cloîtres : aux
subtiles déductions de la scolastique les partisans de cette
école substituèrent une science éclairée des douceurs de
l'amour divin et dispensatrice des fruits de la charité. Ils cher-
chèrent h faire sortir les études sacrées du monde des abstrac-
tions pour les faire vivre de l'élément contemplatif. La sco-
lastique s'adressait surtout à l'esprit; ils parlèrent tout à la
fois à l'intelligence et au cœur pour faire agir la volonté, et
plus les scolastiques s'abaissaient à la suite d'Aristote, plus les
mystiques grandirent à la suite surtout de saint Augustin (^).
Le mysticisme, ou la prédominance accordée au sentiment
sur la raison, dans cette aspiration à l'infini qui fait le fond
de toutes les religions, le mysticisme a la prétention d'éta-
blir un commerce direct de l'âme avec Dieu et avec le monde
invisible, sans l'intermédiaire des sens. Les époques calami-
teusessont, en général, favorables à cette disposition de l'âme ;
on cherche alors un asile dans la religion, on se replie sur
soi-même, et la solitude est déjà une préparation aux inspi-
rations, aux extases, aux visions. Or, au xiv* siècle, le catho-
licisme se trouvait précisément dans une de ces époques
critiques f) causée pai* le grand schisme d'Occident, les scan-
dales de la cour d'Avignon, l'ignorance et la corruption du
clergé en général et des moines en particulier f).
Rome, cette reine de l'unité, était devenue la reine de la
discorde. Le plus souvent, il y avait à la fois trois papes;
chacun avait son conclave, ses conciles, son saint-siège, sa
chrétienté. Ces papes se poursuivent, s'interdisent, se fou-
droient mutuellement, et ce triste spectacle d'anarchie est
donné à l'Europe pendant soixante-douze ans (^.
Ce fut pendant cette longue crise, qui commence en 1506,
(<) Revue d<i la Flandre, IIÏ, p. 424-426.
(*j Artaud, Répertoire cité. t. XVIII, p. 323 et 324.
(") Voir les preuves entassées par Gibselër, t. II, 3, p. 99 et suiv.
(*) E. QuiNET, Le christianisme et la révolution française, p\ 158 (éd. de
Bruxelles), 1846.
PRÉCURSEt'RS BU MYSTiaSME AUX PAYS-BAS. 95
que surgirent les mystiques. Ils n'étaient pas étrangers aux
Pays-Bas, ces hommes pieux qui, pendant le xrv" siècle, vou-
laient, sans se sépai'er de l'Église, spiritualiser la foi, déta-
cher le monde des formes extérieures du culte et le ramener
au sentiment religieux, et qui, en même temps, combattaient
sans ménagement et sans relâche la dépravation du clergé (^).
Il s'agissait d'une réforme de l'Église catholique par
l'Église catholique ; il s'agissait de ranimer le pur esprit du
christianisme dans les membres de cette Église, d'inspirer
à tout le monde l'intérêt le plus vif pour les vérités pures de
l'Évangile, de les répandre et de les fortifier dans les masses
par la prédication et par les livres utiles en langue \nilgaire.
De là devait sortir une théologie toute pénétrée de l'esprit et
de la vitalité du christianisme, nourrie du lait d'un mysti-
cisme pratique, illuminée des splendeurs de la littérature
classique et animée de l'amour du bien (^.
Ce qui distingue cette école, connue sous le nom d'école des
frères de la vie commune, ce furent les services qu'elle a
rendus au peuple sous le double rapport de l'éducation et de
l'instruction, tandis que les hommes de la Renaissance pro-
prement dite, tels qu'Érasme et tant d'autres, n'agirent que
dans les hautes régions de la science et sur les classes supé-
rieures de la société f).
(*} K. Hagen, Deutschlands literariscke und rdigiôse YerhâUnisse im Refoiina-
tiottsseitalter, Erlangen, 1841, t. I, p. 69
(') Ullmann, t. II, p. 4-6. — Baur, Kirchengeschichie der neueren Zeit, p. 8,
vient de reconnaître, lui aussi, que pour comprendre la réformation du xvi® siècle,
il faut remonter aux mystiques.
(') Ullmann, p. 2 et 12. — M. Delprat a parfaitement apprécié Tinfluence du
mysticisme des Pays-Bas : « By velen, dit-il, beerscht de meening dat de omwente-
ling der xvi® eeuw by uitsiuiting de boofdoorzaek is van de welvaert, de verliehting
en de vrybeid, die ons land boven andere Europeesche gewestenonderscheidde. Me7i
pleegt weinig ackt te doen op de inrigtingen, die vôôr dten tyd bestonden, en als
toen in het niet x)erzonken, Kerkelyke vooroordeelen deden gereedelyk versmaden
al wat als een uitvloeisel van bet kloosterleven, by de invoering der bervorming in
Nederland veroordeeld en vemietigd werd, zonder te bedenken dat de yver der tyden
menig goed zaed onverdiend deed verstikkon. » — Dklprat, Verhandeling ocer de
h*oederschap tan G. Groote, p. 8 et 9, 1'"*' édition.
96 RUYSBROECK ET LE MYSTICISME.
Dès 1269, on avait vu paraître : Le bien universel ou
les abeilles mystiques du célèbre docteur Tlwmas de Can-
timpré, de l'ordre des frères prêcheurs, évêque suffragant de
Cambrai (^).
Guillaume-Henri, de Leeuw-Saint-Pierrc, à deux lieues de
Bruxelles, surnommé Thomas de Cantimpré f), était né en
1201, d'une famille noble du Brabant. Son père avait fait
partie de la célèbre croisade dont un des chefs était Richard
Cœur de Lion. Le jeune Henri fut élevé, à Liège, dans le culte
de Dieu et des lettres. Entraîné par sa vocation religieuse,
il embrassa la vie de chanoine régulier de Saint-Augustin
dans l'abbaye de Cantimpré, située dans un des faubourgs
de Cambrai, d'où il reçut le surnom de Thomas Cantipuata:sus
(1217). Il y séjourna un peu plus de quinze ans, et il y reçut
la prêtrise. Vere 1252, il entra, à Louvain, dans l'ordre alors
si célèbre des dominicains, et s'y distingua autant par sa
piété que par son éloquence. A cette époque brillait avec
éclat, dans les ténèbres du moyen âge, Albert, comte de
Bollstoedt, surnommé Albert le Grand, savant docteur sco-
lastique, qui, outre l'érudition théologique, possédait, en
mécanique, en physique et en histoire, des connaissances
fort étendues pour son temps, à ce point que ses contempo-
rains le regardaient comme un sorcier. En 1237, Thomas
quitta Cologne pour se rendre à Paris, où il acheva le cours
de ses éludes. En 1246, il fut de retour à Louvain, où il
remplit les fonctions de sous-prieur et de lecteur ou profes-
seur. Sa plus haute dignité fut celle de prédicateur général
dans une province monastique, composée de cantons de
l'Allemagne, de la Belgique et de la France f). Après quoi,
(*) Traduit du laiinparle R, P, frère Vincent Willart, d*Arras et du mesme
ordre, Bruxelles, 1650, in-4®.
(») M. BoRMANS {Bulletins ds l'Académie de Bruxelles, t. XIX, 1, p. 132; nie
qu'il se soit jamais appelé Guillaume ou Henri, et soutient qu'il faut, écrire Thomas
de Cantimpré, né à Leeuw-Saint-Pierre.
(') Daunou, HisL m, de la France, t. XIX, p. 1T7 et 178. — Conf. Escallier,
r Abbaye d'Anchin, Lille, 1852, p. 145.
THOMAS DE CANTIMPRÉ. 97
il fut appelé aux fonctions de suffragant de Cambrai (1263).
Ce fut en 1269 que Thomas publia le curieux travail que
je viens de mentionner et qui se distingue par une latinité
assez élégante et par une érudition rare.
Thomas avait vu de près les princes de l'État et les princes
de l'Église; il avait acquis une grande connaissance des
hommes et du monde. De là les nombreuses anecdotes que
renferme son livre (^).
« La ruche des abeilles, dit-il, est une monarchie consti-
tutionnelle avec une loi fondamentale solide et invariable.
La reine de cette monarchie se distingue par sa sagesse et
sa pureté. Elle n'a pas d'aiguillon, l'aiguillon étant le signe
la cruauté. Mais elle est responsable de tout ce qui concerne
le gouvernement. Elle est sans faste et sans orgueil ; elle ne
s'occupe que du bonheur de la maison. Elle n'aime ni les
flatteurs ni les brouillons. En un mot, tout dans cette mo-
narchie est si bien réglé et si bien coordonné que les rois
feraient bien d'aller y prendre des leçons f). »
L'auteur connaît peu de monarchies de son temps et encore
moins de prélats qui aient les vertus de cette reine. Au con-
traire, l'extrême simplicité de l'excellente souveraine pré-
. sente le contraste le plus frappant avec le luxe des princes
et surtout du clergé, depuis le pape jusqu'au dernier des
prêtres, qui ne savent plus qu'inventer en fait d'habits, de
couronnes, de mitres et de chapes f).
Dans la ruche, on ne voit que paix, concorde, modération
et chasteté. Il n'en est pas ainsi des prêtres et des moines,
que généralement Thomas dépeint sous de sombres cou-
leurs; de plus, il cite des exemples qui tiennent trop de la
(*) Voyez la vie de Tauteur dans Thomas CaniiproAani^ S. Tlieoî, dodoris ordinis
prcedt'ccUoriim et episcopi suffraganei Cameracensis, Bonum imiversale de Apibiis.
(Douai, 1617, in-8**.) — Je me suis servi aussi de Fartide de Dauxou dans la Biogra-
phie universelle de Michaud.
(*) ScHELTEMA, Geschied- en letterkimdig me^xgelvserk, Amsterdam, 1818, 1. 1 (1),
p. 161.
(^) Id., ihid:, p. 163.
98 nUYSBROECK ET LE MYSTICISME.
chronique scandaleuse pour qu'il nous soit permis de le&
reproduire (^).
Le haut patronage du pape Honorius III ne suffit pas à
mettre certains prélats, et notamment Simon, abbé du
célèbre monastère d'Anchin (1208-1234) f), à l'abri des mor-
sures de la satire de Cantimpré.
« J'ai honte, dit-il, de rapporter ce que j'ai vu. Anchin
est le plus grand et le plus riche monastère du diocèse
d'Arras. L'abbé de ce monastère, qui n'a jamais su les pre-
miers éléments de la règle ecclésiastique, n'est anivé à
cette distinction qu'en se haussant sur des monceaux d'ai'-
gent, à ce point qu'il a grevé son église d'une dette de plus
de dix mille livres ; chose par trop honteuse et souverai-
nement ridicule f). »
Ces hardiesses n'empêchaient pas Thomas de Cantimpré
d'être profondément orthodoxe, crédule même et supersti-
tieux, comme on peut s'en convaincre par plusieurs de ses
compositions mystiques , entre autres par sa vie de sainte
Lutgarde, dont il n'omet aucune des visions, aucun des ravis-
sements. Il sait même qu'un jour, pour empêcher qu'elle ne
reçût un baiser, Jésus-Christ vint interposer sa main. « Par
ses jeûnes, par ses prières, elle délivrait les âmes du Purga-
toire, guérissait les démoniaques, convertissait les pécheurs
et affermissait les fidèles contre les plus périlleuses tenta-
tions. Douée de l'esprit de prophétie, elle avait un œil qui
voyait les choses absentes ou cachées : les péchés secrets se
manifestaient à ses regards; elle était en état de faire la
confession générale de tous ceux qui se présentaient devant
elle. » Après sa mort, en 1240, elle apparut à ses amis et
(*) ScHELTBMA, Geschted- enletterkwidig mengdwerk p. 164-167.
(*) A deux lieues de la ville de Douai.
(») Bmrum universale de Apibus, p. 24 et 25. — Escallier, VAhbaye d'An-
chin, p. 144. — BoRMANS, /. c, p. 138, a démontré que le Bonum universale n'est
que l'application morale de Tarticle consacré aux abeilles dans le De ncUitris reriim,
du même auteur, dont les Natiiren bloeme de Van Maerlandt ne sont qu'une imitation
en vers flamands.
NICOLAS DE LYRA. 99
connaissances, pour leur annonce^^r qu'elle était en paradis,
sans avoir passé par le purgatoire f).
La démonologie joue un grand rôle dans ce livre de
Thomas de Cantimpré : le diable s'y attaque surtout aux reli-
gieuses et les obsède tellement que ni le signe de la croix,
ni l'eau bénite, ni le sacrement du corps du Christ ne peu-
vent les en délivrer. Une autre fois, il se permit de dicter
une improvisation à un prêtre chargé de faire un sermon
dans un synode d'évêques, et par cela même très embarrassé :
« De quoi vous inquiétez-vous, lui dit-il, prêchez-leur ceci :
Les princes des enfers et des ténèbres saluent les princes et
les prélats de TËglise romaine. Ils vous rendent grâce de ce
que non seulement vous êtes prêts à descendre au Tartare,
mais de ce qu'encore, par la négligence de vos devoirs, vous
y amènerez avec vous vos sujets et la majeure partie du
monde. C'est à regret que je vous parle ainsi, mais Dieu le
veut. » Le prédicateur répondit au diable : « Hélas ! quand
même je leur dirais tout cela, ils ne me croiraient pas. »
Mais le diable, ayant recours à des moyens sataniques, le
força d'obéir f).
C'est à la même école qu'appartenait Nicolas Lyranus, né
vers 1300. Dans des expositions courtes et faciles, qui plus
tard servirent à Luther, il écrivit contre le service divin en
langue latine. En traitant de l'apparition des iimes des
morts, il soutint que ces dernières n'ont aucune pai*t en tout
ce qui se passe sous le soleil, c'est-à-dire dans les vœux que
les vivants font pour eux, et qu'elles n'en retirent aucun avan-
tage. Il expliqua les célèbres paroles de saint Mathieu : Les
portes de l'enfer ne prévaudront pas contre CÊglise, en ce sens
que l'Église consiste en ceux qui ont la vraie science, c'est-
à-dire qui confessent la foi et la vérité, et non pas dans ceux
qui ont la puissance et les dignités, ecclésiastiques ou laïques.
(«) Daunou, Histoire littéraire de la France, t. XIX, p. 181 et 182.
(*) Johannis WoLFii Ledionum memorabilium, iomus primus, Livingœ, 1600,
f. 547. — Bonnvn tmiversale, etc., lib. II, cap. 56.
lOO RCYSBROECK ET LE MYSTICISME.
Il osa écrire, sur le chapitre X* de l'épître aux Hébreux, que,
dans la messe, il n'y a pas réitération de sacrifice, mais seu-
lement commémoration quotidienne du grand et unique
sacrifice de la croix. Lyranus comprenait parfaitement les
textes de TÉcriture, parce qu'il était très versé dans le grec
et l'hébreu.
Toutefois, ce grand théologien, si connu et si influent sur
les esprits dans les Pays-Bas, n'était pas de Lierre, comme
le croyait Érasme f ) , mais de Lyre , bourg du diocèse
d'Évreuxf). Il mourut le 23 octobre 1340 ou 1349, après
avoir été provincial des cordeliers en Bourgogne.
Lyranus a écrit des postilles ou petits commentaires sur
toute la Bible f). Ces commentaires sont fort estimés (^). Il
reçut le titre de doclor plenus et utilis^ et fut considéré, au
XVI® siècle, comme le précurseur par excellence de Luther.
De là ce proverbe : Si Lyranus non lyrasset, Lutherus non
saltasset 0.
A cette époque, la théologie s'occupait tous les jours de
moins en moins de l'Écriture sainte. Il est vrai qu'en 1311 le
pape Clément V avait établi des écoles destinées h l'ensei-
gnement des langues orientales f) ; mais ce pontife n'avait
d'autre but que de créer des missionnaires, et non d'utiliser
ces langues pour l'interprétation des saintes lettres. Aussi,
les commentaires bibliques de ce temps n'ont-ils pas plus de
valeur que ceux des siècles précédents. Lyranus fut, sous ce
rapport, une rare et brillante exception, et, par sa connais-
(') Van der Aa, Bioffraphisch WooMaiboek, Harlem, 1852, sqq., t. XI, p. 827.
(*) Comme le prouvent les vers suivants :
Lyra, brevis vicus, nonnanna in gente celebris.
Prima mihi vit» janua sorsque fuit.
(3) Le manuscrit^47 do la Bibliothèque de Gand renfenne Nicolm de Lira Postillœ
in evangelia, commentaire sur les évangiles de saint Jean, saint Matthieu, saint
Marc, saint Luc.
(*) Biographie universelle, art. Lyranus.
(^) Van der Aa. Bioffraphisch Woordenboek, p. 838.
(«) CLEMB.NTIN. Lib. V. tit. I. c. 1.
DIVERSES TENDANCES MYSTIQUES. 101
sance de Thébreu, il rendit les plus éclatants services à l'ex-
plication grammaticale de l'xVncien Testament. Il distingua
entre les livres canoniques et non canoniques ou apocryphes,
qui différaient les uns des autres comme le doute diffère de
la vérité, mais que malheureuse nient on avait l'habitude de
confondre de la manière la plus scandaleuse ; car on confon-
dait ainsi « ce qui avait été dicté par le Saint-Esprit avec ce
qui avait été inventé par les hommes ». Lyranus distinguait
ensuite le sens mystique et le sens littéral et soutenait que
c'était à ce dernier qu'il fallait s'en tenir, d'autant plus que
de jour en jour les textes se corrompaient davantage par
l'ignorance et l'incurie des copistes Q.
Dès le xn'' siècle, l'Italie, la France, l'Allemagne et les Pays-
Bas s'étaient épuisés en généreux efforts pour rappeler à la
vie le christianisme de l'esprit, du cœur et de l'action, ainsi
que celui de la simplicité de l'amour et de l'abnégation apos-
toliques. Des associations de toute espèce s'étaient formées
dans ce noble dessein; mais elles s'étaient perdues elles-
mêmes par des égarements et des abus qui souvent dégéné-
raient en scandales publics f).
Le principe de ces aberrations était le panthéisme mys-
tique, qui plaçait Dieu, non dans l'universalité des choses,
mais seulement dans l'humanité, en ce sens que Dieu seul
était l'être vrai et que l'homme n'était rien. Ce panthéisme
aboutissait, d'un côté, au néant, de l'autre, par une exagé-
ration contraire, à la déification de l'homme, par le motif
que l'intelligence étant divine, l'homme est Dieu lui-même.
De là aussi, chez les mystiques de cette catégorie, la doctrine
généralement dominante de l'absorption de l'homme par
Dieu. Cette doctrine rencontra un adversaire implacable
dans le patriarche de la mystiqiie aux Pays-Bas, Jean
(') Lyranus, De libris canonicis et non ca/nonicis, — Prologus /, de commenda-
tione Sacrœ Sci*iptnrœ ingenerali, dans ses Postillœ perpetnœ in Biblia. Rome, 1471»
et Leyde, 1550. — Gieselkk, t. II, 3, p. 269.
(«) Ullmann, p. 18-20.
102 KUYSBROECK ET LE MYSTICISME.
Van Ruysbroeck, qui en attaqua les partisans avec d'au-
tant plus de violence que, se croyant Dieu ou du moins
les égaux de Dieu, ils se croyaient en même temps tout
permis, rejetaient les notions du bien et du mal, du
vice et de la vertu, et se perdaient dans des ivresses
mystiques et des extases paradisiaques, qui conduisaient
directement aux abominations des cultes orgiastiques de
l'Orient C).
Ce fut contre cette dangereuse mystique du moyen âge que
réagit le mysticisme de Ruysbroeck; fondé sur le théisme
chrétien et placé entre la mystique hérétique et la mystique
catholique, il fut le point de départ du remarquable déve-
loppement des Frères de la vie commune, parmi lesquels il
devint tout pratique. Ruysbroeck possédait la chaleur de
Taiicienne mystique contemplative, mais il combattait le
panthéisme et Tantinomisme ; il tendait, comme elle, à tout
ce qui est apostolique et il ne le cherchait pas dans les
formes extérieures, mais dans l'esprit et dans la vérité ; il
jugeait librement les défauts et les inQrmités de l'Église
de son temps, sans se laisser, toutefois, entraîner contre
elle à des hostilités ouvertes, à une opposition subvei'sive;
il n'était animé que d'idées réformatrices. Mais sa mystique
renferme, elle aussi, des parties fausses, malsaines et extra-
vagantes; quoi qu'on en ait dit, elle manque de cet esprit
pratique qu'elle ne prit que sous ses successeurs; puis
Ruysbroeck n'est pas non plus, comme eux, porté vei-s la
science et vers une culture libre de l'intelligence. Aussi
ne représente-t-il, chez nous, que le côté théologique de
la Renaissance; le côté littéraire et pratique était réservé
à son illustre disciple Gérard Groot et à l'école fondée par
lui 0-
Le mysticisme de l'école de Ruysbroeck a joué cependant
un rôle parfaitement indépendant et original. Il a peu em-
(*) Ullmann, p. 20-34.
(«J Id.. p. 35 et 36.
VIE DE RtTSDROECK. 103
pmnté au passé ; il a'a rien emprunté à la scolastique. Il a
été Texpression libre et audacieuse d'un état des esprits exis-
tant alors en Belgique; comme tel, il a exercé une influence
énorme, et il mérite toute notre attention, quelque rudes,
quelque singulières que puissent être parfois les formes sous
lesquelles il se manifeste f).
On sait que Faction de nos facultés intellectuelles se pro-
duit de deux manières : tantôt elles restent passives en pré-
sence du monde extérieur, se laissant aller à leurs impres-
sions, qui se succèdent et qui passent; tantôt la volonté les
dirige et en obtient des connaissances précises et distinctes.
Ici seulement se rencontre l'effort qui n'existe pas dans la
contemplation passive. Cet état contemplatif n'admet d'acti-
vité qu'au plus faible degré possible, parce que la volonté
n'intervient pas et ne-concentre pas ses forces. Or, il dépend
de nous de supprimer cette intervention de la volonté et, par
conséquent, de borner toute l'activité de l'intelligence au
développement contemplatif. C'est là ce qu'ont fait tous les
mystiques jusqu'à Ruysbroeck : tous ont proscrit l'effort
intellectuel, tous ont prêché la vie contemplative pure et
simple. Or, une telle contemplation conduit à l'état d'extase
et d'hallucination. Quant à l'activité physique dont Ruys-
broeck faisait un devoir à ses disciples et dont il leur donnait
l'exemple, ses successeurs la retranchèrent complètement; il
y en avait même qui se faisaient un mérite de l'immobilité.
Pour eux, tous les liens sociaux étaient rompus, toutes les
affections de famille interdites ; c'était une perfection mys-
tique de ne plus connaître ni père, ni épouse, ni enfants, ni
amisf).
Jean Van Ruysbroeck est ainsi appelé du lieu de ce nom,
situé entre Bruxelles et Halle, où il naquit vers 1293. Dès
l'âge de quinze ans, il quitta l'étude des lettres humaines
(*) Barthélémy Saint-Hilaire, Mémoires d^ sciences morales et politiques de
V Institut de France t t. H, p. 212 [Savants étrangers),
(*) Ullmann, /. c. — Artaud, Répertoire cité, t. XVIII, p. 324.
104 RUYSBROECK ET LE MYSTICISME.
pour se livrer à un genre de méditation affective, mais
élevée, dont il avait puisé le goût dans les livres allégo-
riques de l'Écriture, et plus encore dans les ouvrages attri-
bués à saint Denys l'aréopagite, ouvrages curieux à cause de
la fusion du néo-platonisme avec les doctrines du christia-
nisme. Après avoir pris la prêtrise, il remplit, depuis l'âge
de vingt-quatre ans, les fonctions de vicaire de l'église
Sainte -Gudule, à Bruxelles. Sa piété simple, mais exaltée,
donnait à ses écrits un attrait qui manquait aux productions
scolastiques du siècle. Elle lui acquit des partisans dévoués.
A l'âge de cinquante ans, il embrassa la vie contemplative,
en se retirant à Groenendael, près de Bruxelles, avec deux
autres prêtres de l'église Sainte-Gudule.
Il était déjà connu par ses attaques contre une hérésie qui
avait pour chef une femme, Bloemardine, que beaucoup de
gens qui s'étaient laissé séduire par ses écrits prenaient pour
sainte.
Ruysbroeck combattit Bloemardine en distinguant entre la
contemplation des mystiques hérétiques de son temps et celle
des mystiques orthodoxes. « Les premiers, dit-il, sont des
oisifs, sans idées, sans vertus et sans la grâce de Dieu : ils se
retirent en eux-mêmes, ne recherchent que la paresse et le
repos absolu, ne s'aperçoivent pas qu'ils pèchent a la fois
contre le Saint-Esprit, contre le Père et contre le Fils, en
deux mots, contre Dieu et l'Église. Tandis que les vrais mys-
tiques, c'est-â-dire ceux qui sont baptisés dans l'esprit du
Seigneur et dans le vrai amour, ne négligent aucun effort
pour acquérir toutes les vertus, les faux mystiques repous-
sent, fuient la vie active, se plongent, s'abîment dans le
néant de la contemplation, nient la distinction qui existe
entre le bien et le mal, se croient les égaux de Jésus-Christ
et même parfaitement identiques à sa personne. De là nais-
sent l'indolence, l'ignorance et une fusion voluptueuse de
l'esprit. Les vrais mystiques, au contraire, acquièrent le
véritable repos, le véritable calme, en cherchant Dieu par
SA LLTTE CONTRE DLOEMARDINE. 105
Faction sur eux-mêmes, c'est-à-dire en obtenant une con-
science pure (^)... »
Ruysbroeck ne setait pas élevé seulement contre Bloe-
mardîne, mais encore contre d'autres sectaires de son temps.
Cependant, comme Bloemardine avait de nombreux parti-
sans, il s'attira leur haine et se vit tourner en ridicule par
les chansons satiriques dont ils ûrent résonner les rues de
Bruxelles f).
Le duc Jean III de Brabant ayant accofdé à l'un des trois
ecclésiastiques la propriété de l'ermitage de Groenendael, du
grand étang contigu et de quelques autres terrains, h condi-
tion d'y élever une habitation pour cinq religieux, dont deux
au moins devaient être prêtres, le 17 mars 1344, l'évêque
de Trébizonde consacra l'oratoire de la nouvelle commu-
nauté, qui, cinq ans après, adopta l'habit des chanoines régu-
liers de l'ordre de Saint-Augustin et élut Ruysbroeck son
prieur. Elle s'était constituée sur le modèle de la congréga-
tion de Richard de Saint-Victor à Paris.
Quant à Ruysbroeck, il était peu lettré et il acquit simple-
ment par l'expérience la connaissance de cette théologie
mystique où il excella ; ce qui fut une raison de plus pour
qu'on le regardât comme un inspiré. Aussi attira-t-il dans
son ermitage des personnages considérables, des docteurs et
des professeurs distingués. Gérard Groot, le célèbre fonda-
teur de l'institution des frères de la vie commune, à Deventer,
eut avec lui des entretiens dont il fut édifié et qui le conver-
tirent à ses doctrines f).
L'action de Ruysbroeck fut puissante aussi sur l'Alsacien
Jean Tauler, célèbre mystique allemand, surnommé le doc-
teur sublime et illuminé, qui s'illustra par ses prédications
populaires à Cologne et à Strasbourg, depuis surtout qu'en-
(*) Engeî,hardt, Richard von Si- Victor und Johannes Uiiyshroeck, Erlangen,
1838, p. 224 et suiv. — Conf. Van Evkn, De Katholieh, t. XXV, p. 289 et suiv.
(*) Henné et Wauters, Hist. de Bruxelles, L I, p. 535.
(»} Id., ibid., p. 535.
J06 RUYSBROECK ET LE MYSTICISME.
courage par Ruysbroeck, il eut renoncé à la scolastique pour
se livrer tout entier à la mystique. Ses sermons, comme ses
ouvrages d'éducation, se distinguent par la profondeur des
pensées, par la sincérité de la foi, par un zèle ardent pour la
morale, par des tours ingénieux et par beaucoup d'origina-
lité dans le langage (*).
Moins orthodoxe, toutefois, et plus hardi que Ruysbroeck,
Tauler brava les foudres du Vatican, qu'il s'était attirées par
la véhémence de ses paroles. On sait l'action immense qu'il
eut sur la théologie allemande et sur un des principaux
adeptes de cette théologie, Jean Staupitz, père intellectuel de
Luther.
Au moyen âge, les sermons de Tauler étaient copiés et
étudiés dans nos couvents C). L'influence de leur auteur se
maintint chez nous jusqu'au xvn* siècle, où il illumina le
^énie mystique de Van Helmont f).
Ruysbroeck avait l'habitude de mettre ses inspirations par
écrit en se promenant dans la forêt de Soignes. « Un jour
qu'un religieux le cherchait, étonné d'une absence qui s'était
prolongée plus qu'à l'ordinaire, il le trouva assis sous un
tilleul dont le feuillage lui paraissait entouré de rayons. Cet
arbre, qui avait commencé à dépérir, reprit une nouvelle
vigueur vers l'an 1600 (^. »
Entouré de vénération et comblé d'années, qualifié d'illu-
miné et de divin, Ruysbroeck s'éteignit le 2 décembre 1581.
Suivant les légendes du couvent, sa mort fut, comme sa vie,
accompagnée de prodiges.
Son corps fut enterré dans l'enceinte de la chapelle du mo-
nastère; mais, en 1386, Jean 't Serclaes, évêque de Cambrai,
le transféra dans le chœur de la nouvelle église. Le 8 octo-
(*) UllmaS'N, p. 35 et suiv., p. 223 et suiv. — Biographie universelle et Réper-
toire cité, art. Tcmler^
(*) MoNTYN, Geschiedenis dtr hertorming in de Nederlanden, t. I, p. 87.
(3) RoMMELAERB, Étiides sur J.-B. Van Helmont, Mém.cour. Acad., 1868,p. 9.
(*) Hennb et Wauters, Hist, de Bruxelles, p. 536.
SA BÉATIFICATION REFUSÉE A ROME. 107
bre 1622, Jacques Boonen, archevêque de Malines, déterra
solennellement le corps de Ruysbroeck, le mit dans une
chasse de bois et le plaça devant le maître-autel dans un
mausolée magnifique, que Tinfante Isabelle fit orner à ses
frais, après avoir été, le 17 novembre, visiter à Groenendael
ces vénérables reliques. Elles y furent conservées jusqu'à la
fin du xvni* siècle. On assure qu'après la suppression du
monastère (1784), elles furent déposées dans l'église Sainte-
Gudule, à Bruxelles (^).
En 1624, sur les instances du père général de la congré-
gation de Windesheim, du prieur et des religieux de Groe-
nendael, Boonen donna au savant Aubert Le Mire, doyen de
la cathédrale d'Anvers, une commission spéciale pour com-
mencer le procès informatif sur la vie et les miracles de
Ruysbroeck. La congrégation des rites, après avoir examiné
ce procès préparatoire, décréta qu'on avait pleinement satis-
fait à l'inquisition générale requise par les saints canons, et
qu'on pouvait procéder à faire des recherches ultérieures.
Elle donna aussi, le 10 mai 1626, des lettres remissioriales et
compulsatoriates en vertu desquelles une nouvelle enquête fut
faite par les juges et les commissaires que la congrégation
des rites avait nommés pour poursuivre cette cause. Toutes
les pièces de ce procès informatif se conservent encore aux
archives de l'archevêché de Malines f).
Non seulement Boonen, mais encore Isabelle avait solli-
cité de Grégoire XV la canonisation de Ruysbroeck (^. De
la part du républicain janséniste Boonen, cela se comprend ;
mais Rome ne se laissa pas éblouir, comme l'Infante, par
les miracles de Ruysbroeck, et elle refusa de donner suite
au projet de béatification : le précurseur du quiétisme {*) ne
(*) Butler, Vies des saints, éd. de De Ram, t. VI. p. 307.
(*)lD.,^,c. •
C) La lettre est conservée aux archives du royaume, conseil d*Etat.
(*) « Il y eut dans quelques-uns de ses ouvrages extatiques, dit Foppens, des expres-
sions si sublimes qu*elles semblent approcher du quiétisme. » Histoire ecclésiastique
des Pays-Bas. (Manuscrit cité de la Bibliothèque de Bourgofime, C. 215.)
108 RLYSBROECK ET LE MYSTICISME.
pouvait pas être un de ses élus (^). Peut-être aussi se souve-
nait-on de Tauler, de Staupitz et de Luther.
Heureusement, ce refus ne ternit en rien la gloire de Ruys-
broeck, qui restera le plus grand mystique et le plus grand
prosateur flamand des Pays-Bas au moyen âge.
Quant aux doctrines de cet homme extraordinaire, Ruys-
broeck prend pour point de départ l'être divin ; puis il en
arrive à l'homme et s'efforce de prouver comment rhomme
deviçnt un avec Dieu sans perdre son individualité. « Dieu,
dit-il, est la substance surnaturelle de tout ce qui existe,
reposant éternellement en lui-même, et en même temps le
principe vital et le moteur de tout ce qu'il a créé. D'après
son essence. Dieu est le repos éternel ; il n'y a, dans lui, ni
espace ni temps, ni passé ni avenir, ni désir ni avoir, ni
lumières ni ténèbres ; ce qui ne l'empêche pas de se manifester
par les actes éternels de connaître, de vouloir et d'aimer, qui
le constituent. Quoiqu'il repose dans son essence, il n'en agit
pas moins de toute éternité sur la nature. En lui, le repos et
l'activité sont remplis d'une clarté simple et transparente.
Par sa libre volonté et par sa sagesse infinie. Dieu a tiré du
néant le ciel, la terre et toutes choses, en un mot f).
« Les hommes se divisent en bons et en mauvais, selon
l'usage qu'ils font de leur libre arbitre ; même parmi les bons,
il y a une grande variété, quoique tous les mortels tiennent
de la nature la même divinité, la même liberté, la même
noblesse. Ce qui produit parmi eux la variété, ce sont le sol,
le climat, le tempérament, etc. f).
« Le libre arbitre de l'homme, voilà l'instrument par lequel
Dieu opère dans lui. C'est le libre arbitre qui, joint à la grâce
divine, nous rend libres, nous élève au-dessus de nous-mêmes
(') Foppens dit (ibid,, f. 215 et 216) qu'il fut mis au nombre des bienheureux,
quoiqu'il n*ait pas été formellement béatifié, — Conf. De Ee7idraf/t, derde jaer-
gang, p. 64.
(*) Kngelhardt, p. 173 et 174. — Ullmann, p. 40.
(») Engelhardt, p. 183 et 184.
SA DOCTRINE. * lOÔ
et nous unit à Dieu dans la vie contemplative. Aussi tout
dépend de la volonté : que l'on veuille ardemment l'amour
et l'humanité et on les aura, Dieu même ne pourra pas nous
les enlever. Mais il faut que la volonté soit pure, c'est-à-dire
que tout ce qu'elle fait soit uniquement en l'honneur de Dieu.
Pour cela, il est nécessaire que l'homme s'abstienne de pécher
et qu'il recherche toujours la grâce de Dieu. Ce ne sera que
par la réunion de cette gi*âce et du libre arbitre que l'homme
accomplira sa destinée et fera de son àme un royaume où la
volonté, libre par la nature, mais plus libre encore par la
grâce, sera roi, un roi qui aura pour diadème l'amour, pour
vêtement la force du Saint-Esprit, pour conseillers l'intelli-
gence et le discernement, pour juge la justice dans la pru-
dence, pour sujets toutes les puissances de l'àme. Aussi
quiconque veut jouir de la contemplation éternelle doit pos-
séder trois choses, la grâce de Dieu, une volonté libre, une
conscience sans tache (^). »
« Le Christ vient d'en haut, comme un donateur bienfai-
sant et tout-puissant; l'homme, au contraire, vient d'en bas,
comme un pauvre hère qui ne peut rien par lui-même et qui
a besoin de toutes choses. La grâce et la liberté sont corré-
latives, tel est l'ordre établi par Dieu. La grâce agit dès que
le libre arbitre se tourne vers elle. Point de vie spirituelle
sans grâce, point de grâce sans vie spirituelle. Dieu n'habi-
tera dans nous avec sa grâce qu'aussi longtemps que nous
nous exercerons a toutes les vertus, que nous dompterons
toutes nos passions par les prières et par les pénitences et
surtout que nous ferons des bonnes œuvres ; car la charité,
voilà la solution du mystère de l'action réciproque de la
grâce et du libre arbitre (*). »
Ruysbroeck insistait spécialement sur cette partie de sa
doctrine, tellement qu'un jour, suivant sa coutume, étant
occupé à travailler dans son monastère et à donner des
(«) Engelhardt. p. 183, 187, 350. — Ullmann, p. 42 ot43.
(*) BoHRiNGER, Die deutschen Mystiker, p. 489-491.
no RUYSBROECK ET LE MYSTICISME.
preuves de sa douceur ordinaire non seulement aux hommes,
mais encore aux animaux, il reçut la visite de deux ecclé-
siastiques de Paris, arrivés exprès à Gi-oenendael pour avoir
de lui quelques paroles édifiantes, quelques paroles qui
pussent les enflammer de Tamour de Dieu. Il se contenta de
leur répondre avec un gracieux sourire : « Chers frères, vous
êtes aussi saints que vous voulez l'être. » Comihe ils furent
étonnés de cette réponse, Ruysbroeck ajouta : « Veuillez donc
comprendre que votre sainteté est précisément aussi grande
que votre bonne volonté. C'est pourquoi examinez jusqu'où
votre volonté est bonne, et alors vous connaîtrez le degré
de votre sainteté ; car chacun est aussi saint qu'il est bon de
cœur f). »
La liberté, Fhumilité et l'amour, tels furent, pour Ruys-
broeck, les biens suprêmes. « Descendre dans l'humilité,
disait-il, c'est escalader les hauteurs de tous les cieux; sans
humilité, toutes les bonnes œuvres perdent leur beauté. La
liberté» et l'humilité ont la même valeur f).
c< L'union de Dieu et de l'âme, voilà l'amour, la grâce, la
charité, d'où naît la pureté de la conscience... Jésus-Christ
n'était qu'amour, douceur et souffrance pour le genre humain
qu'il a voulu racheter par sa mort. — La charité et la justice
sont les fondements du royaume des âmes où viendra
demeurer Dieu; ajoutez-y l'humilité, et vous aurez les trois
vertus cardinales f). — La nature incompréhensible de Dieu
échappe à toutes les créatures dans les cieux comme sur la
terre ; car Dieu est à la fois au-dessus, en dehors de toutes
les créatures et dans toutes les créatures. Toute intelligence
créée est trop étroite pour le comprendre ; cependant, si la
créature veut comprendre Dieu, il faut qu'elle soit ravie hors
d'elle-même en Dieu ; qu'elle comprenne Dieu par le moyen
{*) Engelhardt, p. 169.
(*) ID., p. 199.
p) RuiSBROEC, Chierheit der geesteliher brulocht, f. 43, verso 48. (Manuscrit
de la Bibliothèque de Bourgogne, n° 1166.)
SA DOCTRINE. ill
<ie Dieu. Mais il n'est pas permis de savoir et d'étudier ce que
c'est que Dieu, voilà ce qui échappe à toutes les créatures (^).
« Tout réside dans la pureté de l'esprit, qui soustrait
l'homme à la matière et l'unit à Dieu. — La pureté du cœur
crée, exerce et conserve toutes les vertus; et ces vertus
ornent Famé comme si c'était un palais f). Le roi de l'âme,
c'est le libre arbitre, et ce roi sera couronné d'une cou-
ronne qui s'appelle la charité. Lorsque l'âme se plonge tout
entière avec amour en Dieu, elle repose et demeure en Dieu
et Dieu en elle.
« La première et la plus grande unité de l'homme est en
Dieu ; car non seulement les hommes, mais toutes les créa-
tures sont suspendues dans cette unité avec leur essence,
leur vie et leur conservation, et si elles se séparaient de
Dieu, elles tomberaient dans le néant et seraient réduites à
rien. — Pour être uni avec Dieu, il faut la grâce de Dieu.
La grâce de Dieu est comme la lumière dans une lampe ou
dans un vase de verre ; de même que cette lumière échauffe,
éclaire et pénètre ce vase, de même la grâce échauffe, éclaire
et pénètre l'homme f). — Le feu du Saint-Esprit pousse, aiguil-
lonne le cœur qui le possède à employer toutes les forces de
l'âme pour remercier et louer Dieu (^. »
Mais c'est particulièrement dans les explications qu'il
donne de la vie contemplative qu'il faut suivre Ruysbroeck,
parce que c'est précisément là que se révèle comment il sépare
la doctrine de l'Église des tendances panthéistes du mysti-
cisme de son temps. Suivant lui, <c la vie contemplative
consiste en ce qu'avec un esprit porté pour Dieu, nous
entrions librement en communauté avec lui, et que nous
sortions pour ainsi dire de nous-mêmes pour ne faire qu'un
seul et même esprit avec Dieu...
(*) Manuscrit cité, f, 51, verso.
(*) FoL 52 et 53.
(*) Manuscrit cité, fol. 57, verso.
(*) Id., fol. 59, verso.
H2 RUYSBROECK ET LE MYSTICISME.
« Le dernier degré de la contemplation coïncide avec
Tamour le plus parfait. L'un et l'autre, c'est-à-dire l'intelli-
gence parfaite et l'amour identique avec elle, ne sont plus à
l'état d'action, mais à celui de pur repos; l'un et l'autre sont
au delà de toute action, quittes et libres de tout exercice,
éprouvant l'amour divin qui dévore l'esprit de l'homme et le
convertit en sa substance, de façon qu'il s'oublie lui-même
et ne connaît plus rien, ni Dieu, ni soi-même, ni aucune
créature et qu'il ne ressent que l'amour dont il jouit dans
le simple repos (^). »
Rien de plus intéressant que la classification faite (^ par
Ruysbroeck des hommes livrés à une fausse vie spirituelle
et égarés par quatre tentations.
La première classe comprend ceux que l'on pourrait appe-
ler les spirituels selon la chair, les épicuriens spirituels.
« Ce sont, dit Ruysbroeck, tous ceux qui se permettent tous
les plaisirs des sens, s'efforcent de se complaire mutuelle-
ment par des dons, des paroles et des lettres, recherchent la
délicatesse dans le manger, le boire, les vêtements et dans
tout ce dont on a l'habitude d'orner et de satisfaire ce misé-
rable sac, destiné à être la proie des vei*s. Les tentations de
toutes ces choses régnent dans les couvents, les cellules des
ermites et tous les ordres de l'Église, depuis le premier jus-
qu'au dernier. Quoiqu'ils prient et chantent beaucoup, quoi-
qu'ils disent beaucoup de Pater, ils n'en vivent pas moins
selon la chair f). »
La seconde classe est celle des stoïciens, des pharisiens,
des visionnaires , qui font ostentation d'une grande sainteté
et qui n'en ont point; qui veulent que Dieu leur envoie un
ange pour leur apprendre à vivre, ou qu'il leur adresse une
lettre écrite en caractères d'or, ou qu'il leur manifeste sa
C) Engelhardt, p 224-246 et suiv. — Ullmann, p. 47-49.
(') Manuscrit de la bibliothèque de Bourgogne, n® 3420 : Dat boec dev vier bcco-
rtnghen. Et Werken van Jan vanRuusbrœck, t. IV, p. 267 et suiv.
(») Manuscrit cité et Werken, p. 273.
SON ANTIPATHIE CONTRE LES SCOLASTIQL'ES. H3
volonté dans des songes et des visions. Tel est leur orgueil
qu'ils se croient dignes d'une destination particulière (^), qu'ils
souflfrent de voir d'autres véritablement saints. Hypocrites et
présomptueux, ils se donnent des airs de piété et d'absti-
nence, et ils s'imaginent être intelligents et sages, tandis
qu'ils ne sont que stupides et lourds.
La troisième classe renferme ces esprits subtils qui veulent
être les plus grands philosophes de la terre et dont tous les
exercices consistent à argumenter sur les Écritures autant
qu'ils osent le faire. Quant aux hommes qui mènent une vie
simple ou une vie dure, une vie de pénitence, ils les regar-
dent comme des animaux, comme des ânes bâtés. Extérieu-
rement très lourds, ils ont des manières très hautaines envers
leur prochain. Ils aiment à soigner leur ventre en toutes
choses, et ils veulent qu'on les estime et vénère par-dessus
tous. C'est là une erreur, une illusion commune à ces mor-
tels habiles et fins qui se complaisent et s'élèvent dans l'art
savant de la philosophie naturelle. Leur moi, voilà leur
idole, et cette idolâtrie provient de ce qu'ils se figurent n'être
qu'une substance avec Dieu f).
Ces antipathies de Ruysbroeck pour les scolastiques se
comprennent. Comme tous les mystiques, il ne voyait que le
, christianisme, et celui-ci, il le plaçait dans la pratique de
toutes les vertus chrétiennes. Voilà pourquoi, à ses yeux, les
moins chrétiens de tous les hommes étaient les scolastiques,
qui avaient engagé le christianisme dans une voie de puérile
discussion métaphysique. D'un autre côté, leur philosophie,
en proclamant Aristote le maître unique d'une science
achevée, faussait la pensée d'Aristote. Aristote, s'il eût assisté
aux débats de l'école, eût répudié celte doctrine étroite
et applaudi à ses contradicteurs Q. »
Pour Ruysbroeck, comme pour tous les théologiens mysti-
(*) Manuscrit cité et Werken, p. 275 et 276.
(«) Manuscrit cité et Wa^hen, p. 277-280.
(^J Renan, Vie de Jésus, p. 444, 446 et 447.
114 RUY^ROECK ET LE MYSTICISME*
ques, une triple voie conduisait à la perfection chrétienne :
la purification, nilumination et Tunion des fidèles f ).
Il est aisé de s'apercevoir que ce mysticisme de Ruys-
broeck pêche par les mêmes défauts que tout mysticisme
contemplatif. En effet, il se précipite en aveugle et en lâchant
toute bride à Fimagination, dans les t)lus profonds abîmes de
la contemplation, pendant que toutes les notions de la con-
naissance réelle et rationnelle s'éteignent. Il lutte d'une
manière surnaturelle pour atteindre à ce monde placé en
dehors de la réalité, au monde des anges; il regarde la
lumière divine jusqu'à ce que la force visuelle soit épuisée,
jusqu'à ce que l'œil terrestre voie sans savoir ce qu'il voit.
Si la mystique panthéiste veut que l'homme devienne, non
pas un chrétien, mais un Christ, la mystique théiste contem-
plative, non satisfaite de l'état de la foi, veut que l'homme
entre en pleine contemplation. Ce n'est pas tout : la mys-
tique de Ruysbroeck, qui prétendait non seulement à être
chrétienne, mais encore ecclésiastique, n'a rien de déter-
miné, de positif pour l'idée de la rédemption et de l'expia-
tion ; elle ramène tout à l'influence de la grâce et de la liberté
qui s'ouvre à la grâce. Ruysbroeck se disait : L'homme n'a
qu'à vouloir pour être bon et divin; s'il veut l'amour, il l'a;
s'il veut Dieu, il l'a. De même que pour respirer l'air on n'a
qu'à respirer, de même l'homme n'a qu'à ouvrir son inté-
rieur pour recevoir en soi le divin présent partout f).
Ce n'est pas que Ruysbroeck, à la manière des panthéistes,
niât ou justifiât le péché ; loin de là, il en jugeait même très
sévèrement les diverses manifestations; mais il n'en appré-
ciait pas convenablement l'importance et la signification en
général. Ses regards qui se perdaient dans la contemplation,
qui n'étaient fixés que sur Dieu et les types célestes, dédai-
gnaient ces ombres de la terre qui se font connaître à tout
homme qui agit, fût-il même un mystique. En dehors de ces
(') Engelhardt, p. XI.
(«) Id., p. 221 et 234. -- Ullmann, p. 49 et 50.
RUYSBROECK EST CRITIQUÉ PAR GERSON. H5
défauts, on est forcé d'assigner à la mystique de Ruysbroeck
une grande profondeur, une plénitude vitale souvent très
poétique, une grande vérité d'expérimentations internes, et
des points de vue infiniment plus élevés que ceux de la mys-
tique panthéiste et hérétique. Il est vrai qu'il y a, dans ses
livres, des passages qui semblent enseigner l'absorption com->
plète de l'individualité humaine par la substance et ramener
par là à la mystique du libre esprit; car, suivant le docteur
extatique, les personnalités rationnelles sont, dans leur
essence la plus intime, les images de Dieu et éternellement
en Dieu. « Or, dit-il, ce qui est en Dieu est Dieu. » Aussi un
de ses principaux ouvrages {Sur l'ornement des noces spiri--
tuelles) fut-il censuré par Gerson, chancelier de l'université
de Paris et l'àme du concile de Constance (1405). Gerson
reprocha, entre autres, à Ruysbroeck d'avoir avancé que
l'homme, sur cette terre, dans l'état de contemplation par-
faite, non seulement peut voir Dieu par une clarté divine,
mais que l'âme elle-même est oette clarté, qu'elle perd
alors son existence propre et rentre transformée et perdue
dans son essence originelle, et ne faisant plus qu'un avec
DieuC).
La censure de Gerson était justifiée par ce fait que la doc-
trine de Ruysbroeck peut donner lieu à des malentendus
contraires à la philosophie, à la religion et à la morale. Mais
Ruysbroeck n'était pas personnellement panthéiste et il ne
laisse échapper aucune occasion pour s'en défendre. Il est
vrai que, dans ses méditations, il part de l'idée de l'absolu,
qui est l'unité dans son être et la trinité dans son action et
dans sa vie, et il ramène le but de l'homme au renoncement
à toute créature pour rentrer, par la contemplation, dans
l'absolu. Dieu, selon lui, est le principe de l'existence du
(«) Voyez : Gersonii epistola ad Fr. Bartholom, Carthusiensem super tertia parte
libri Jo, Ruysbroeck de omatu spirtiualium nuptiairurn (Gerson opp,, éd. Dupin,
t. l, p. 59)» et le remarquable article de la Biographie universelle sur Ruysbroeck.
— Voyez aussi Ullmann, p. 52. — Engklhardt, p. 265-271.
116 KUYSBROECK ET LE MYSTICISME.
monde; il est dans le monde; mais, suivant une expres-
sion empruntée au langage métaphysique moderne, le mys-
tique brabançon reconnaît tout à la fois l'immanence et la
transcendance de Dieu. Dans sa pensée, Dieu est immanent
au monde en ce qu'éternellement il agit par ses personnes
divines sur le monde et y déborde pour ainsi dire, en ce
qu'il habite originairement dans les esprits créés et s'unit
d'une manière intime aux hommes pieux ; d'un autre côté,
Dieu est transcendant, car éternellement il repose en sa
propre essence ; il a l'entière possession et la pleine jouis-
sance de sa divinité et des personnes qui la composent; il
est indépendant du monde, au-dessus de toutes les créatures
et, par conséquent, essentiellement et éternellement difîérent
de l'homme (^).
De cette conception au panthéisme, il y a un abîme. Ce
que l'on peut reprocher à Ruysbroeck, c'est que, par ses
expressions, il semble flotter entre le théisme et le pan-
théisme; c'est qu'il pèche par un manque de précision et
de clarté; Cela se comprend, du reste, chez un homme qui
voulait représenter par la parole les moments les plus insai-
sissables de la vie contemplative et extatique. Il y a peu de
mystiques qui se soient élevés autant que lui dans les régions
obscures de la contemplation et qui aient fait de plus grands
efforts pour se procurer des intuitions du monde invisible.
Aussi le Liégeois Denis le Chartreux, auteur mystique du
XV® siècle, l'appelle-t-il un second Denis l'Aréopagite, et des
amis de ses ouvrages lui ont-ils donné de bonne heure le
surnom de docteur extatique par excellence. Le vol de la
contemplation l'emporte au delà des bornes de toute pensée ;
l'union avec Dieu, telle que d'autres mystiques la décrivent,
comme dernier terme que l'àme puisse atteindre, n'est, pour
lui, qu'une transition à un état super-essentiel, quoique,
dans cet état, l'àme reste créature diflerente de Dieu. Son
(') ScHMiDT, Mémoires des sciaices moi'ales et politiques, — Ullmann, p. 52
et 53.
It EST DÉFE?fDU PAR S€IfOOMIOVE, 117
mysticisme est comme une brillante hallucination d'une âme
ivre de Dieu, et comme il n'a pas mesuré les forces ni fixé
les limites de la raison, il perd, dès les premiers pas, toute
connaissance réelle et intelligible et se précipite dans les
abîmes les plus profonds de l'idée. Il rappelle souvent les
spéculations si obscures et si splendides à la fois des poètes
de l'Orient C).
En résumé, la mystique de Ruysbroeck était d'accord,
d'une part, avec celle des hérétiques de son temps, car elle
avait pour principe que l'homme doit être un avec Dieu,
conforme à Dieu, et qu'il ne peut parvenir à cette unité, à
cette conformité que par la contemplation, par l'abstraction
la plus entière; mais, d'autre part, elle en différait parce
que le mysticisme de ces hérétiques était panthéiste, tandis
que celui de Ruysbroeck était essentiellement théiste. L'un,
en effet, considérait l'homme comme divin par sa nature;
l'autre, au contraire, exigeait pour la déification de l'homme
l'intermédiaire de la griice de Dieu; l'un prenait l'unité en
Dieu comme un mode d'être absolu de Dieu dans l'homme,
l'autre n'admettait qu'un développement continu de l'homme
pour atteindre à cette déification, c'est-à-dire pour être reçu
en Dieu, mais toujours comme être créé. Ruysbroeck dit, non
pas une fois, mais vingt fois, que jamais Dieu ne peut deve-
nir la créature pas plus que la créature ne peut devenir Dieu.
Enraciné dans la foi catholique, il combat de la manière la
plus formelle et la plus énergique le mysticisme panthéiste
et prouve combien celui-ci est contraire au mysticisme chré-
tien f). Comme Gerson jugeait Ruysbroeck sur une traduction
latine, il est aisé de comprendre qu'il ait pu se tromper, et,
de fait, il a mal jugé notre illustre compatriote parce que,
ne connaissant pas tout ce qu'il avait écrit, il a nécessai-
rement ignoré ce qui met précisément Ruysbroeck. en
(*) ScHMiDT. — Avant Schmidt, Néander avait disculpé Ruysbroeck de Taccusa-
tion de panthéisme. Voyez sa belle Histoire de VÉr/lise, t. X, p. 737-779.
(*) ExGEi.ii.vRDT, p. 343. — Ullmann, p. 52-54.
8
118 RLYSBROECK ET LE MYSTICISME.
opposition flagrante avec le mysticisme hérétique de son
temps (^).
Tout ce qu'on peut dire pour expliquer la rigidité de
Gerson, c'est que Ruysbroeck a péché, non pas, certes, par le
fond, mais par le manque de précision et de clarté dans lex-
pression; ce que pouvait difficilement éviter un homme qui
voulait rendre sensibles les plus grandes extases et qui por-
tait le nom de docteur extatique f ).
Au surplus, Ruysbroeck a trouvé un défenseur enthou-
siaste dans le savant chanoine et sous-prieur de Groenendael,
Jean de Schoonhove f), dont Thomas a-Kempis a décrit la
vie si pure, si pieuse et si orthodoxe.
Schoonhove, en commentant l'idée de son ami sur l'union
de l'àme avec Dieu, s'eflbrça de démontrer que le maître ne
parlait que de l'union par la douceur de l'amour, pjir la pro-
fonde extase de la contemplation, qui, disait-il, dissolvent
l'àme et absorbent toute la force de la raison. 11 distinguait
une identité substantielle, que Ruysbroeck n'admettait pas,
qu'il combattait même comme une hérésie; une identité
idéale par la conformité morale de la volonté et qu'avaient
tous ceux qui possédaient la gr«ice spirituelle, et une troi-
sième qu'il plaçait entre ces deux : une identité immédiate-
ment contemplative et religieuse, l'identité de la contempla-
*tion et de l'amour, dans laquelle l'ame se fondait, se dissolvait
elle-même et se transformait en Dieu. Il prouva que c'était
celle-lfi seule dont parlait Ruysbroeck. Mais rien ne put
ébranler Gerson; il persista dans son opinion, ne cessa de
condamner les expressions du docteur extatique et fit remar-
quer à Schoonhove qu'en les défendant il se rendait lui-
même coupable (^.
(*) Voyez les preuves apud Engelharot, p. 224 et suiv.
(*) Ullmann, p. 53-55, d'après Engelhardt, p. 265 et suiv.
(») n mourut en 1431.
(<) Gerson, opp., t. I, p. 63 et 78; t. IIÏ, p. 391 et 394. — Engelbardt,
p. 272-278. •— BoHRiNGER, p. 539.
SA MORALE PLUS INFLUENTE QUE SES ÉCRITS. 119
Schoonhove fit remarquer à Gerson que les ouvrages de
Ruysbroeck avaient été écrits en flamand et que Gerson ne
les connaissait que par les traductions latines qu'on en avait
faites; que cette circonstance seule aurait dû lui commander
plus de réserve, attendu que le style latin appartenait exclu-
sivement au traducteur ; qu'en langue flamande, la parole du
maître était plus douce, plus harmonieuse et plus ravissante;
qu'il avait été forcé de s'exprimer en images et en figures,
car il s'agissait de l'inexprimable ; que l'inexprimable ne peut
pas être rendu clairement et que, par conséquent, il est sujet
à des malentendus (^).
Au fond, Gerson avait tort : il n'avait pas compris ou il
n'avait pas voulu comprendre ce qui distinguait expressé-
ment Ruysbroeck des mystiques hérétiques de son temps f).
L'accusation de panthéisme devait être renouvelée plus
tard contre un autre frère de la vie commune, contre le
Louvaniste Henri Bogaert, prieur de Sept -Fontaines, près
du village d'Alsemberg, où il mourut en 1469.
Ruysbroeck, comme les mystiques allemands, ses contem-
porains, avait une trop grande liberté de penser pour s'en-
chaîner étroitement aux dogmes de l'Église et donner une
importance excessive à l'autorité des livres; il aimait mieux
puiser ses inspirations aux sources pures du cœur; mais,
par -cela même, il se plongeait trop dans les profondeurs
du sens intime ou dans les voluptés surnaturelles de l'amour
de Dieu pour ne pas négliger l'activité de la vie pratique. Il
est vrai qu'il tendait à une exquise pureté morale, renonçait
à toute espèce d'égoïsme et ne faisait le bien que pour le
bien; mais cette moralité était trop intérieure, trop idéale,
trop extatique pour s'appliquer aux besoins de chaque jour.
(*) ENeBLHARDT, p. 270 et 271. — Du reste, pour Schoonhove, voyez Tractatus,
Eptstolœ et coliationes sive seimones fratris Johannis de Schoonhovia, superioris
Viridis Vallis^ ordinis canonicorutn regularium^ egregii in artibus magistri, coni'
pilaii a quodam fratre presbytero professa Yiridis Valli, ^usdem de Schoonhowa
discipiUo. (Manuscrit de la Bibliothèque de Bourgogne,)
(*) ËNQBLHARDT, p. 224.
i20 RLYSBROECK ET LE MYSTICISME.
II n'y a pas moins dans ces mystiques un progrès immense,
si on les compare aux aberrations de Y esprit libre, qui s'élevait
au-dessus de toute loi et de toute conscience. Mais, quoiqu'ils
aient dirigé leur enseignement de manière à agir directe-
ment sur le peuple, ils furent impuissants à opérer une trans-
formation dans la vie populaire et dans les rapports de la
société. Hàtons-nous, cependant, de faire remarquer que,
sous ce rapport, Ruysbroeck et les frères de la vie commune
ont fait beaucoup, grâce à la sainteté de leurs mœurs; ils
étaient de vrais modèles de piété et de vertu pratique; et, à
ce titre, ils exercèrent sur les masses une influence digne
des premiers temps du christianisme, influence d'autant plus
grande qu'ils vivaient constamment parmi le peuple et
qu'entre eux et le peuple il n'existait pas de ces limites
étroites qui faisaient des laïques et des ecclésiastiques deux
corps séparés par des barrières infranchissables f).
Cfiose étrange, Gerson lui-même, l'adversaire de Ruys-
broeck, peut être rangé parmi les mystiques. On sait qu'il se
serait entièrement voué à la vie contemplative, s'il n'en avait
été détourné par le grand rôle que son génie et les cir-
constances lui ont imposé. Vivant au milieu de toutes les
angoisses d'une décadence qui atteignait h la fois le sentiment
religieux, la moralité publique et la science philosophique,
il en avait été lui-même profondément troublé; et, par un
signe du temps digne de remarque, il était arrivé au mysti-
cisme par le nominalisme. C'était le dernier refuge d'un
esprit ferme et d'une conscience droite, qui s'était cependant
plusieurs fois trompé et qui avait vu s'évanouir tous ses
rêves de réforme religieuse et sociale par Faction de l'Église
et des conciles.
Gerson pensait, il est vrai, comme les grands réalistes,
qu'il fallait croire pour comprendre et que la théologie était
la maîtresse de toutes les sciences. Mais il reprochait aux
{*) RiTTER, Geschichte da^ Philosophie, 1. VIII, p. 626-630.
MORALE DES MYSTIQUES, 121
scolastiques de son temps de se flatter de connaître Dieu au
moyen de syllogismes. Son idéal, comme celui de Ruys-
broeck, était l'amour de Dieu. Il ne voyait plus dans la phi-
losophie qu'une science d'expérimentation interne, tendant
h donner à l'àme la plus ignorante un sentiment de Dieu plus
précis et plus complet que celui de la spéculation métaphy-
sique ou scolastique. Seulement, caractère modéré et porté
à la conciliation, il a souvent flotté entre des opinions con-
traires, et il a mérité lui-même quelques-uns des reproches
qu'il adressait à Ruysbroeck, par sa préférence décidée pour
la vie contemplative.
Si Gerson, du reste, ne sortît pas victorieux de sa polé-
mique avec l'apologiste de Ruysbroeck, il n'eut pas plus de
succès dans une autre question bien plus importante. On
s'occupait alors, en théologie, beaucoup plus de la casuistique
que de la morale. Les scolastiques, habitués à fournir des
preuves pour et contre toutes choses, s'efforçaient de donner
de la probabilité à des opinions hasardées. Le triste état de
la morale se montra particulièrement dans les orageuses dis-
cussions soulevées par l'assassinat du duc d'Orléans (25 novem-
bre 1407), ordonné par Jean sans Peur, duc de Bourgogne. Le
cordelier Jean Petit, docteur en théologie à Paris, s'en était
constitué l'apologiste et avait rédigé une justification de son
souverain le duc Jean, en dix-huit articles (*). Mais le parti
d'Orléans ayant triomphé en France, l'archevêque de Paris
la condamna. Jean sans Peur déféra la question au concile
de Constance, Gerson, longtemps attaché à la maison de
Bourgogne par la reconnaissance qu'il avait vouée au duc
Philippe le Hardi, son protecteur, rompit avec son fils, pour
défendre la cause de la morale contre les sophismes du domi-
nicain Martin Porrée, évêque d'Arras, fondé de pouvoirs
de Jean sans Peur (1415), Le concile n'osa pas se prononcer
d'une manière décisive. Sans doute, il condamna la doctrine
(M Jean Petit était né à Hesdin.
12^ RIYSBROECK ET LE MYSTICISME.
du tyrannîcide, mais il n'agit pas de même à l'égard de
Topuscule de Jean Petit, et déclara le jugement de l'archevêque
de Paris nul par incompétence (1416). L'année suivante, la
plupart des Pères condamnèrent un écrit du dominicain Jean
de Falkenberg, qui prêchait l'assassinat de tous lés Polo-
nais et de leur roi Jagellon. Mais le pape, dominé par l'ordre
teutonique et par le puissant duc de Bourgogne, n'osa frapper
ni faire frapper solennellement cet écrit, non plus que celui
de Petit. Dès lors, les moines mendiants furent libres de sou-
tenir le fyrobabilisme de ces thèses révolutionnaires {^).
Pour en revenir à Ruysbroeck, en plaçant la vie de
l'homme en Dieu, mais en la faisant dépendre de sa per-
fection spirituelle, il traça par cela même une ligne de
démarcation profonde entre lui et les sectes hérétiques de
son temps, celle des béghards surtout f). Cette direction
religieuse et morale mise en pratique lui dicta les plus véhé-
mentes imprécations contre les mœurs corrompues de son
siècle. Il faut l'entendre élever sa puissante voix contre les
prêtres, pour les accuser d'avoir introduit par avarice les
indulgences, de faire métier et marchandise de la rémission
des péchés. Quoiqu'il fût d'un dévouement à toute épreuve pour
l'Église, il n'en flétrit pas moins, dans les termes les plus
énergiques, les vices du clergé en général et des moines en
particulier. « Il n'y a point de vice, dit-il, dont ils ne soient
entachés; ils sont bien loin de leur destination primitive; ils
ne servent que le ventre, le monde et leurs passions. Ni le
sacerdoce ni la vie claustrale ne donnent la sainteté; les
pensées et les sentiments seuls la procurent. Dans l'origine,
papes, évêques et prêtres avaient été égaux ; alors, ils conver-
tissaient les peuples, créaient la foi et la scellaient de leur
(«) Gerson, opp„ t. II, p. 387; t. V, p 15, 49, 312, 322, 358, 391. 475, 500,
1013. — VoN DER Hardt, Coiîcïl. Const,, t. IV, p. 439, 1565. — - Bulakus, ^f^.
unw. paris,, t. V, p. 293. — Dlugossus, Hist, Poimiœ (Francof. 171 1), I, f. 376
et 387. — GiESELER, t. Il, 3, p. 262-268.
(*; Okken, De priva Religionis Christ, mcedio cpto, i7it€r Nederlandos pr^
naturâ. Groningse. 1846, p. 89 et 90.
f. 376
Rl'YSBROECK ATTAQUE LA CORRITTIOX DU CLERGÉ. 123
sang. Que les temps sont changés ! Ceux qui possèdent à pré-
sent l'héritage du Christ et les biens de TÈglise sont inquiets,
remuants, ensevelis dans les choses du monde et oublieux de
leurs devoirs. Ils prient encore des lèvres ; mais leur cœur
ne comprend ni le sens de leurs paroles, ni les étonnants
mystères de l'Écriture, ni les sacrements, ni la sainteté de
leurs fonctions. Ils sont gras et stupides, et pas la moindre
lueur de la vérité divine, pas plus que la moindre vertu ne
les pénètre (^)... Il y a d'innombrables moines mendiants;
mais il y en a peu qui suivent les statuts de leur ordre ; ils
veulent se faire passer pour pauvres et, au besoin, ils mange-
raient le pays à sept milles a la ronde de leurs couvents.
« Les religieuses, pimpées, sortent de leur couvent, comme
si elles avaient à servir le monde et le diable; aux moines et
aux nonnains le cloître est une prison et le monde un paradis.
Desen luden es liaer doester een kerkere ende die wereld een
paradijsl^. »
c( Les prélats ne sont pas exempts de ces défauts ; la plu-
part d'entre eux ne s'occupent guère du service divin .^ Les
honneurs et l'argent les frappent de cécité, au point que la
plupart d'entre eux ne connaissent plus la vertu. Dans leurs
tournées diocésaines, ils se font accompagner par des esca-
drons de cavalerie ; ils étalent un luxe de domestiques et de
table tel, qu'il est difficile de s'en faire une idée. Ils ne par-
donnent que les péchés de ceux qui savent payer; après quoi,
les plus grands coupables peuvent de nouveau servir Satan.
C'est ainsi que chacun a ce qu'il veut : le diable l'âme,
l'évêque l'argent et les imbéciles leurs satisfactions (^. Tout
est au plus offrant et dernier enchérisseur : pour de
l'argent on a lettres d'absolution et indulgences plénières.
(') Die expositie van den Tahernaecle des Orconscaps, etc. (Ms de la Bibl. Bour-
gogne, n® 15136.) — WiLLEMS, Belgisch Muséum, t. ÏX, p. 159.
(*) Manuscrit cité et Werken van Jan Van Ruusbroeck^ t. IV, p. 110 et 111, édit.
de David. — Ullmann, p. 57 et 58.
(*) •• Ende aldus heeft yegholyc dathi bsgheert : die duvel, die ziele, die bisscop
tghelt, die doero {domme) mensche sjn coite ghenoechte. *» (Manuscrit cité.)
124 nUYSBROÉCK ET LE MYSTICISME.
La contagion a envahi la religion et les prêtres du monde
entier (^). »
On voit par tout ce qui précède que si, d'un côté, Ruys-
broeck était un contemplateur mystique, de l'autre, il était
un réformateur pratique. Ces deux éléments se retrouvent
dans deux hommes sur lesquels il a exercé une grande
influence, Tauler et Gérard Groot f).
Ruysbroeck remplaçait par l'observation, par les expé-
riences intimes, ce qui lui manquait sous le rapport de
la logique : il communiqua cette manière à Tauler et à
Gérard Groot, Sans cesse dévoré du désir de savoir de
quelle façon l'homme pourrait arriver au premier et au der-
nier échelon de toutes choses : à Dieu, il veut initier ses
contemporains aux efl*orts qu'il a faits et à ceux qu'ils doivent
faire eux-mêmes pour y atteindre : de là, la richesse et l'im-
mense variété de ses contemplations ; car, dans la méthode
d'enseignement qu'il suivit, il était forcé de tenir compte de
tout, de la diversité des tempéraments, de l'influence des
corps célestes, des erreurs, des préjugés et des vices de son
temps, La base fondamentale de ce qu'il écrivait et prêchait,
c'était l'essence de l'homme, l'essence de la Trinité et
l'action de la Trinité sur l'homme. Aussi, quand il parle de
Dieu, quand il développe la Trinité, quelles vives et bril-
lantes images il étale à nos regards, depuis les abîmes les
plus profonds de la créature et depuis les cieux des cieux
jusqu'aux caractères et aux passions des hommes ! Et comme
il les connaît, ces caractères et ces passions! Quels coups
d'œil il jette jusque dans les plis et les replis les plus cachés
du cœur humain ! Puis, comme il sait ramener dans les sen-
tiers de la foi les frères égarés par le monde ! Quels trésors
de science et de morale il leur ouvre, trésors qu'il puise dans
les Pères de l'Église et dans les docteurs du moyen âge f).
(') •• Endeheeftbesmet aile die religie ende aile dat paepschap der werelt.*» (Ms cité.)
(«) Ullmann, p. 59 et 60.
(*) Engelhardt, p. xiii, 170-172.
ÉLÈVES DE RUYSBUOECK. 125
Telles étaient, à Groenendael, l'humanité et la charité des
frères les uns envers les autres, telle était leur simplicité, que
chacun d'eux, quels que fussent son rang et sa place dans le
monastère, pouvait instruire tous les autres. Ainsi, Jean de
Ixeuw, d'Âfflighem, qui avait suivi Ruysbroeck dans sa
retraite et qui y faisait le métier de cuisinier, se sentant la
vocation de donner également aux frères et aux hôtes une
nourriture spirituelle, ne laissa pas échapper l'occasion de les
exciter à la contrition et à l'amour de Dieu. Le bon cuisinier,
car c'était ainsi qu'on le nommait, portait les plus mauvais
habits, se contentait des mets les plus vulgaires et avait
atteint le vrai but d'un disciple du maître, en ce qu'il était
aussi capable de vaquer à la vie active que de se livrer à la
contemplation. Personne ne le surpassait en douceur, en
humilité; et, « cependant. Dieu ne lui épargna pas les
épreuves; souvent il endura les tourments et les angoisses de
l'enfer». En revanche, il se vit honoré de révélations divines
qui lui inspirèrent quelques ouvrages flamands dans lesquels
il parle avec enthousiasme de son maître bien-aimé. Il mou-
rut en 1377 {').
Mais Ruysbroeck eut un élève tout autrement éminent dans
le Hollandais Henri Mande, qui sut s'approprier avec beau-
coup d'originalité les idées et même le style du célèbre
Brabançon.
(•) Engelharbt, p. 326.
CHAPITRE IV.
LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
En Hollande, la congrégation des Frères de la vie commune
de Deventer donna une forme mieux déterminée à la direc-
tion de la théologie mystique dont Ruysbroeck avait été le
chef. Le fondateur de cette congrégation était Gérard Groot
(Geert Groete, Groote, Groot ou De Groot), de Deventer, où il
était né au mois d'octobre 4340. Werner Groot, son père,
l'envoya faire ses études à l'université de Paris et c'est pro-
bablement dans cette ville qu'il fit la connaissance de Pierre
d'Ailly, de Jean Gerson et de leurs professeurs, qui, alors,
commençaient à épurer la théologie, à attaquer les abus de
l'Église et des écoles et à se révolter contre l'omnipotence
du pape et des moines (^).
Le jeune Gérard se distingua parmi ses condisciples et
reçut le grade de docteur es arts, répondant au titre de doc-
teur en philosophie de nos jours. A dix-huit ans, il vint à
Cologne enseigner la philosophie et la théologie, ^et ne tarda
pas h se faire une réputation brillante par la supériorité de
son éloquence et de son savoir. Outre la fortune considérable
qu'il possédait, il fut pourvu de deux prébendes, l'une du
chapitre d'Aix-la-Chapelle, l'autre de celui d'Utrecht. La
gloire du siècle l'absorbait alors complètement : il prenait
part à tous les plaisirs du monde, faisait la toilette la plus
recherchée, se frisait les cheveux avec grâce, aimait la bonne
chère et buvait le meilleur vin. Mais tout à coup il changea
d'idées et de mœurs, se démit de ses fonctions, renonça à ses
prébendes et ne songea plus qu'à la retraite. Il fut surtout
(') Mkiners, Lehensbeschrcibung herûhmter Mânner, t. II, p. 311 et 312.
GÉRARD CROOT. 127
fortifié dans cette résolution par Ruysbroeck, qu'il visitait
souvent.
Il se décida à recevoir les ordres, mais en se bornant au
simple diaconat, par humilité et pour prêcher la parole de
Dieu, d'abord en latin, puis en langue vulgaire, non seule-
ment dans les églises, mais encore sous la voûte du ciel (^).
Ce fut dans un couvent de chartreux en Gueldre qu'il opéra
sa retraite et qu'il se soumit à la discipline la plus sévère, à
la pénitence, à la lecture, à la prière, aux exercices pieux;
mais, né pour la vie active et doué d'une grande éloquence, il
sortit du couvent pour instruire le peuple dans la doctrine
des saintes Écritures. Ses sermons lui attirèrent un concours
prodigieux d'auditeurs et firent un grand nombre de conver-
sions. Pour mieux fixer les règles de morale et pour mul-
tiplier les textes de ses instructions, il fit venir des divers
monastères et collèges de l'Europe les manuscrits les plus
anciens et les meilleurs de la Bible et des Pères. La jeunesse
de toutes les parties de l'Allemagne, de la Hollande et de la
Belgique «iffluait à Deventer. Gérard y rassembla un grand
nombre d'élèves pour transcrire les manuscrits qu'il avait
recueillis et pour en extraire ce qui pouvait leur servir d'en-
seignement. Il leur donna sa maison de Deventer et y établit
une communauté de travail. La calligraphie, les ouvrages
manuels les plus utiles, la prière, l'étude de la Bible, des
Pères de l'Église et des moralistes de l'antiquité constituaient
l'objet principal de l'institution. Plus tard, les frères s'empa-
rèrent de l'imprimerie pour activer leur propagande, et on
leur doit plus d'une édition précieuse et rare des classiques
grecs et latins f).
(') Thomas a-Kempis, Yita Gerardi Magni, c. 8, 9 et 15; Yita Flormiit, c. C.
BuscHiN, Chronicon Vindesemt., lib. I, c. 1. — Delprat, Yerhandeling over de
brœderschap van O. Groote, etc. (2*^ édition), p. 4 et suiv. — Bohrîngen, 614. —
Biographie universelle, art. G. Groot.
(*) KiST en Royaards, Archiefvoor kerkdijke geschiedeni», t. II, p. 190 et 191.
— Delprat, p. 4 et suiv. et p. 252. — Meinkrs, p. 315 et 316. — Mooren, Nach-
richten iiber Thotnas a-Kempis; Crefeld, 1855, p. 40 et 42. — Okren, p. 92. —
Biographie universelle, art. cité.
128 LES FRÈRES DE L\ VIE C0M3IUNE.
En philosophie^ Groot professait le nominalisme. Cette
doctrine avait atteint sa troisième période avec TAnglais
Guillaume Ockam (mort en 1547), qui l'avait professée à l'uni-
versité de Paris. Ockam s'était fait le champion du pouvoir
temporel, tout en soutenant que le pape n'est pas au-dessus
des rois, et même qu'il peut errer comme un simple mortel.
Il repoussait, en outre, plusieurs propositions réalistes, niait
que l'homme pût connaître la substance des choses, et, par
suite, rejetait toutes les démonstrations philosophiques des
doctrines positives, qu'il ne basait que sur la révélation. La
puissance du nominalisme dans cette nouvelle phase fut telle
qu'à Li fln du xiv* siècle, il triomphait à Paris, malgré l'oppo-
sition de Rome, tandis qu'un peu après, il succombait à
Prague, avec Jean Huss. « Victorieux, dit Cousin, le nomina-
lisme répandit l'esprit d'indépendance et produisit les con-
ciles de Constance et de Baie, où siégeaient les grands
nominalistes : Pierre d'Ailly, Jean Gerson, ces pères de
l'Église gallicane, sages réformateurs, dont la voix n'est pas
écoutée et que remplace bientôt cet autre nominaliste qui
s'appelle Luther. »
Gérard Groot recommandait à ses disciples Socrate et
Platon comme les deux plus grands maîtres de la philosophie.
Un professeur nominaliste ne pouvait mieux faire. Tout pour
lui était dans les convictions intimes, dans la conscience,
dans la liberté de la pensée et de l'enseignement, et non dans
les mots auxquels on attribuait une valeur d'universalité. qui
changeait avec les individus. La stérilité des systèmes réa-
listes répugnait à Groot et à ses disciples, à leur immense
désir de connaître la vérité et de pratiquer la vertu ; malheu-
reusement, de peur de se commettre avec les hommes et les
choses de ce monde, ils se perdirent dans les visions et les
extases, et poussèrent à l'extrême l'abstinence et le renonce-
ment, en s'assujettissant aux épreuves les plus dures de
l'obéissance et de la piété.
La mort de Groot (21 août 1584) l'empêcha de réaliser tous
MANIÈRE DE VIVRE DES FRÈRES. 129
les projets qu'il avait conçus ; mais un de ses disciples les
plus dévoués, Florent Radewyns, continua ce que le maître
avait si bien commencé.
Les clercs de la vie commune pratiquaient dans toute sa
rigueur la vie des apôtres et des premiers chrétiens de Jéru-
salem, qui n'avaient qu'un cœur, qu'une àme,et qui mettaient
tous leurs biens en commun. Ils demeuraient ensemble dans
l'obéissance de l'ordinaire et de leurs supérieurs locaux. Ils
ne mendiaient point, ils vivaient des fruits de leurs travaux -v
manuels {laboramus, opérantes manibus nostris) et il ne leur était
pas permis de briguer des bénéfices. Les supérieurs les
envoyaient à l'ordination lorsqu'ils s'étaient rendus dignes
du sacerdoce, mais ils en envoyaient peu. Leurs vêtements,
semblables à ceux qu'avait pris leur fondateur, étaient le
cilice, une robe noire ou grise, une rochette de lin blanc,
un capuchon noir et un manteau lorsqu'ils sortaient. Leurs
cheveux étaient coupés en forme de couronne, comme ceux
des moines en général (').
Tous les frères, sans distinction, s'appliquaient à un chris-
tianisme pratique, à une étude approfondie de l'Écriture ; ils
excluaient la scolastique et tout ce qui ne tendait pas au
développement de la pure essence des doctrines du Christ.
Beaucoup moins adonnés au mysticisme que les moines de
Groenendael, ils professaient une théologie plus évangélique
que spéculative f).
La manière de vivre de ces clercs, qui ne possédaient rien
en propre et qui déposaient dans une bourse commune le
fruit de leurs travaux manuels, sans aucune réserve particu-
lière, les fit appeler par la suite Frères de la vie eommune f).
(•) Lambinkt, Recha'ches sur Vœ'igine de rimjmmerie ; Paris, 1810, p, 333
et 334. — Delprat, p. 246. — Moorex, p. 128.
(*) ViTA Gerardi, c. 13. — Hagen, t. 1, p. 71-74. — Okken, p. 97.
p) On trouve toute lorganisation de l'institut dans Pritilegia Fratrum mtœ corn-
niiinis a Gerardo Magno^ Daveiitriejisi, circaannitm 1379 vistituiorionf manuscrit
ayant appartenu aux Frères de la vie commune, de Bnixelles. (Bibl. de Bourg.,
n«» 16515.)
fsj
130 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
Leur nombre se multiplia : la renommée de leurs \ertus se
répandit au loin. Bientôt on en demanda des colonies en
Frise, en Hollande, en Gueldre, en Brabant, en Flandre, à
Liège, dans le Cambrésis, en Westphalie, en Saxe et ail-
leurs f).
Cet enthousiasme universel pour les frères s'explique :
leur mission était de visiter les pauvres, les malades et les
orphelins ; d'éclairer par leurs sermons évangéliques prêtres
et laïques, pauvres et riches, nobles et bourgeois ; de veiller
sur l'éducation religieuse des enfants; d'ouvrir des écoles;
d'enseigner dans celles qui existaient, de cultiver la langue
du pays et de propager le goût des belles-lettres f).
L'institut de Gérard Groot, considérablement développé
après sa mort, avait été approuvé par Grégoire IX (1376).
Il avait établi aussi une communauté de filles aux-
quelles il avait également prescrit la vie commune. On en
comptait dans les Pays-Bas et dans le nord de l'Allemagne
jusqu'à soixante-huit. Ces .sœurs se livraient au travail
manuel, aux exercices de piété et à l'instruction des enfants
de leur sexe. C'était par elles que l'esprit religieux des frères
pénétrait dans les familles f).
Le pape Eugène IV (1451 et 1439) accorda des privilèges
aux maisons des frères, et plus tard (1444 et 1460) Pie II les
combla de ses faveurs (^).
Comme les frères n'étaient assujettis à aucun vœu et qu'ils
vivaient en commun du produit de leur travail, ils excitèrent
la jalousie des ordres mendiants, déjà irrités des attaques diri-
gées par Groot contre l'ignorance et les mœurs du clergé en
général et contre les leurs en particulier. Pour se venger, les
moines dénoncèrent les frères, en les assimilant aux béghards
et aux frères de l'esprit libre, dont l'association avait été
{') Dklprat, p. 29 et 39. — Lamblnbt, p. 334. — Buddingh, Geschiedenis van
opvoeding en ondenotjs tn de Nederlanden ; *s Gravenhage, 1842, p. 52.
(«) Okken, p. 97 et 98.
(') Lambinet, BuDDiNGH, /. c. — Delprat. p. 210-213. — Ullmann, p. 101.
M) Id., ibid.
HOSTILITÉ DES HOLNES CONTUE GROOT. 131
réprouvée. Mais Gérard disculpa pleinement son ordre de
leurs imputations calomnieuses (% et un de ses amis et de ses
admirateurs, Guillaume de Salvavarilla, archidiacre de Bra-
bant en TÉglise de Liège, s'adressa (1385) à Urbain YI
pour le supplier de rendre à Groot la liberté de la prédica-
tion qui lui avait été enlevée par Tévêque d'Utrecht ; mais
Groot mourut avant que le pontife eût été à même de prendre
une décision à ce sujet f). Cette interdiction était la plus
grande privation pour un homme que tous les dons de la
nature avaient fait orateur, qui, à une étonnante facilité d^es-
prit, à une grande profondeur de sentiments, joignait une rare
puissance de parole et une haute science de l'Écriture et des
classiques, qui savait électriser les hommes et les femmes,
les grands et les petits, les savants et les ignorants, les libres
et les esclaves f).
Chose étrange! Groot, accusé de solidarité avec les parti-
sans des doctrines de l'esprit libre, lesquelles remontaient à
Bloemardine, eut précisément à lutter contre eux, notam-
ment contre un certain frère Barthélemi, de Dordrecht et de
l'ordre des Augustins, dont quelques-uns de cette ville étaient
réputés hérétiques. A la façon d'un sectaire vulgaire, nommé
Gerbrand, Barthélemi prêchait contre Groot, à Kampen,
Zwoll et dans les campagnes environnantes. Sur les instances
de son illustre antagoniste, il fut condamné par la cour spiri-
tuelle d'Utrecht et forcé de subir la dégradation sacerdotale.
Mais le magistrat et les bourgeois de Kampen, qui étaient
portés pour ce moine, se vengèrent en maltraitant les amis
de Groot et en les expulsant de la ville; les échevins citèrent
devant eux quelques femmes à qui ils reprochaient d'avoir
publiquement et injustement accusé Barthélemi; ils vou-
lurent les condamner à une amende de réparation du dom-
mage que, d'après eux, elles lui avaient causé par leur
(') Biographie universelle, art. cité. — Mooren, p. 43, 51 et 53.
(*) AcQUOY, Gerardi Magnii Epistolœ XIV; Amst., 1857, p. 58-60.
(3) BôHRiNGER, Die Kirche Christi, etc.; Zurich, 1844, p. 626 et 627.
132 LES FRÈRES DE LA VIE COMMISE.
méchanceté. Ils bannirent ensuite pour dix ans Werner
Keynkamp, de Lochem, recteur de l'école de Rampen, ami
de Groot et adversaire de Taugustin (^).
Barthélemi avait prêché contre la pénitence et la macéra-
tion des sens, en disant que Jésus-Christ a été un bon com-
pagnon, aimant le bon vin et la bonne chère, et que jamais
il n'a enseigné de fuir les plaisirs de la vie f).
Quant aux autres partisans du libre esprit, Groot les
dépeint comme de grossiei's panthéistes, se moquant brutale-
ment des dogmes de l'Église; blasphémant ses plus saints
mystères f); niant l'efficacité des vertus théologales, la foi,
l'espérance et la charité; affirmant qu'il n'y a ni vices ni
vicieux, ni enfer ni purgatoire, ni surtout aucune espèce de
perfection dans les couvents (^).
Contre ces hérétiques, Groot voulait et déployait les plus
grandes rigueurs, tellement qu'il aurait été revêtu de la
charge d'inquisiteur, s'il avait vécu longtemps f). Il est vrai
qu'il y avait un abîme entre un inquisiteur de ce temps et
un inquisiteur de Charles-Quint ou de Philippe IL Cependant
Groot, sans occuper cette fonction, avait coopéré à faire
exhumer et livrer aux flammes les restes d'un lollard
d'Utrecht; mais il s'était contenté, sans contrainte maté-
rielle, d'imposer silence à Barthélemi et à d'autres partisans
de l'esprit libre f); et il est à croire qu'il n'aurait fait verser
le sang qu'à la dernière extrémité.
Au concile de Constance, le cardinal Pierre d'Ailly, évêque
de Cambrai, fut chargé avec Gerson d'examiner une dénon-
ciation faite contre les frères de la vie commune, qui, par
(') AcQUOY, p. 24 et siiiv.
(^) Manusci^its de la Bibliothèque de Bourgogne, n®' 8849-8859, et Moll, Slvdicu
en Bijdragen op Hgebied det* hislorische théologie; Amst., 1870, t. I, p. 344.
{') •• Non exhibent reverentiain corporis Christi, avertendo se ab hostia consecrati,
et blasphemando dicunt quod sapiat eis siciit steœus in OTQ.r>Apud Acquoy, /. c.,p.29.
(*) Acquoy, p. 29-33.
(^) ID., p. 46.
C») Moll, p. 405.
CERSO?« ET d'mLLY LE DÉFENDE?iT. 133
leurs mœurs exemplaires et leurs travaux utiles, avaient
encouru la haine d'un dominicain nommé Grabow, envieux
de leurs succès. La vertu et la science eurent toujours des
droits sacrés sur le cœur de ces deux grands hommes
d'Église; aussi prirent-ils avec ardeur la défense des pieux
et savants cénobites et réduisirent-ils le dénonciateur au
silence (3 avril 1418) (^). N'oublions pas, d'ailleurs, que tous
les deux étaient nominalistes comme les frères. Mais le car-
dinal était loin de prévoir alors que cet ordre, auquel il accor-
dait une si juste protection, devait un jour éclairer son
évêché (*).
Grabow avait soutenu que les frères de la vie commune
étaient condamnables, parce que leur règle tenait le milieu
entre la vie claustrale et la vie du monde; que les vœux
d'obédience, de pauvreté et de chasteté ne pouvaient s'ob-
server que dans les ordres religieux proprement dits, quali-
fiés par lui de vraies religions {verœ religiones) ei que ceux qui
vivaient dans le monde ne pouvaient renoncer aux biens de
la terre. D'Ailly répondit que les premiers chrétiens avaient
eu à Jérusalem la communauté des biens, quoiqu'il y eût
parmi eux plus d'un marié. Il blâma Grabow de donner aux
ordres le nom de vraies religions, attendu qu'il y avait de
l'hérésie à soutenir que la vraie religion n'existait que dans
ces ordres. Il traita les trente-cinq articles, que ce moine
avait rédigés à ce sujet et présentés au concile, d'erronés, de
téméraires et de scandaleux. Gerson, qui partageait la
manière de voir de son ami, ajouta que la religion chré-
tienne seule pouvait être qualifiée de vraie religion, qu'on
pouvait l'observer parfaitement sans vœux et que les ordres
monastiques n'étaient appelés états d'une perfection supé-
(') VoN DER Hardt, ConctL Const., t. III, 8, 107-121. — Mooren, p. 43, 51,
52, 65 et 66. — Delprat, p. 50-57, et surtout /. Gersonii et Pétri de Alliaco testi-
monta pro domo Frairum de œmmuni vitœ (publié par SchoepfFj.
{*) Jacques de Croy, évêque de Cambrai, ayant fait venir de Gand cinq de ses
frères, leur prépara, en 1503, un collège qu'ils ouvrirent six ans après.
9
134 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
rieure « qu'improprement, par abus et peut-être par usur-
pation ». Grabow se rétracta, honteux d'avoir attaqué une
institution où se retrouvaient Tesprit des anciens Pères et le
zèle des premiers moines du christianisme f). Toute cette
conspiration contre les frères avait été ourdie non seule-
ment par les couvents, dont l'ombre y était si favorable, mais
encore par les riches négociants dont Groot avait flétri l'es-
prit d'usure, un des fléaux de ce siècle ; par le clergé séculier,
qui tenait ouvertement des cabarets et dont les inénagères
partageaient le lit et la table, et par les curés des paroisses,
qui prétendaient au monopole de la prédication (^.
Une des plus graves questions de ce siècle et des suivants
était celle de la conversion des pécheurs. « Cette conversion,
disait Groot f), est une œuvre plus grande que la création
du monde. A quoi sert-il aux prêtres de les absoudre sur la
terre, si Dieu ne les absout pas dans les cieux? Car Dieu seul
sait s'ils ont un cœur contrit et sincèrement repentant, sans
quoi il n'y a pas de conversion véritable (^). »
Remarquons que les principaux chefs de l'établissement de
Groot avaient étudié à Prague, où le nominalisme se maintint
jusqu'en 1409, époque où lès adhérents de cette philosophie
furent exposés aux plus violentes persécutions. Chassés de
cette ville au nombre de 24,000, ils se réfugièrent en partie
dans les Pays-Bas et envahirent les écoles de Deventer,
Zwoll, Groningue et Alkmaar f).
Les réalistes voyaient la source de la vérité dans la Bible,
les pères et la tradition, parce que, chez eux, la foi pré-
(*) Vox DBR Hardt, /. c. — Hrpblb, Conciliengeschichte, Freiburg i. B. 1855.
t. VII, p. 366. — Mkinkrs, p. 317.
i}) Gerardi Magixi Scrmo ds Socaristis, édité par Clarisse, Archief wxtr herhe-
îyke ffeschiedenis, t. ï, III, VIII. — Conf. Moll, /. c, p. 404-411. — Vita Gerardi,
c. 18. — Hartshblm, Concilia Germaniœ, t. III, f. 350 ; t. IV, f. 457. — Moorkn,
p. 36, 37. 52 et 53.
p) « Conversio peccatonim m^for est quam creatio mundi. » Apiid Aoquot,
p. 83.
(*) l0., p. 83 et 84.
(*) Delprat, p. 276-281,
/^
MYSTICISME PRATIQUE, A LA PORTÉE DES MASSES. 135
cédait tout; les nominalistes, au contraire, n'enseignaient
rien que comme moyens d'excitation à la foi» Or, les moines
mendiants étaient les partisans déclarés du réalisme, et les
frères de la vie commune ses adversaires les plus éner-
giques C).
Afin de se conformer à leurs doctrines, les frères faisaient
à leurs disciples une loi de la vie contemplative, c'est-à-dire
de l'examien de leur vie morale, de leui's défauts et de leurs
péchés. Mais le travail, qui leur était recommandé comme
premier devoir, servait de contrepoids à leur idéalisme; et
comme leurs refuges étaient ouverts aux regards de tous, il
leur était impossible de perdre de vue le but de leur fonda-
teur. Aussi, par la simplicité et la bonté de leur enseigne-
ment, trouvèrent-ils des échos partout et parvinrent-ils à se
substituer aux ordres mendiants f).
Pour mieux exercer leurs élèves dans les lettres sacrées et
profanes, ils leur faisaient représenter sur la scène des
sujets tirés de la Bible, ou de Plante et de Térence. A coup
sur, ce n'était pas dans leurs écoles qu'on traitait la question
de savoir quelle était la capacité du tonneau de Diogène, ou
lequel de ses pieds Énée avait mis le premier sur le sol de
l'Italie. D'ailleurs, en publiant les trésors de l'antiquité dans
une forme plus pure, les frères contribuèrent puissamment à
la renaissance des lettres et du bon sens ; et, sous ce rapport
aussi, ils furent les adversaires des réalistes, dont le latin
barbare n'avait d'égal que leur vaine et indigeste érudi-
tion f).
Ainsi, pendant que la France se débattait encore dans les
absurdités de la scolastique et les catégories d'Aristote, on vit
naître, dans nos provinces, un mysticisme pratique qui,
non content de se donner satisfaction à lui-même par le
vague de la spéculation, s'appliqua à remédier aux misères
(«) Delprat, p. 276, 277, 290 et 295 (2« édition).
(*) Id., p. 316-325.
(») Id., p. 265,325-336.
136 LES FRÈR£S I>£ LA VIE COMMINE.
intellectuelles du peuple, à chasser l'impiété et Tignorance,
à former l'esprit, à anoblir les cœurs. La grande importance
de l'enseignement des frères consistait en ce qu'il était donné
aux pauvres f). Les écoles des monastères et des cathédrales
n'étaient, en général, que pour les prêtres, les moines et les
nobles. La nouvelle direction imprimée à l'opinion publique
par les frères convenait parfaitement à l'esprit religieux à la
fois et libéral de nos communes. Beaucoup de professeurs
de leurs écoles étaient en relations avec les plus illustres
Grecs réfugiés en Italie, ils firent des Pays-Bas un foyer de
lumière. C'est à l'école fondée par Gérard Groot que les
Pays-Bas sont redevables de la Renaissance de l'antiquité
classique et des fortes études bibliques qu'il ne cessait de
recommander f).
Aux yeux de Groot, rien de plus sublime que le sacerdoce ;
voilà pourquoi il ne garda aucune espèce de ménagement
pour les prêtres indignes de ce nom ; pourquoi il flagella
sans pitié leur ignorance, leur orgueil, leur ambition, leur
rapacité, leui'S incroyables simonies (% pourquoi il déchaîna
toutes les tempêtes de sa colère contre cette engeance diabo-
lique, c'est-à-dire contre ces prêtres maudits qui, enfants
encore et uniquement à cause de leur haute naissance, étaient
(') Les riches devaient payer, les pauvres recevaient gratis la nourriture de Tàme
et souvent même celle du corps.
(*) Cramer, p. 261 et 267. — Namèche, Nouveaux mémoires coio'onyiés de F Aca-
démie de Belgique, t. XV, 1, p. 10.
P) • Sœpius, disait-il, masticandœ et ruminandœ sunt scripturse auctoritates. »
Apud De Uam, Yenerabili Gerardi Magni Episioiœ VI II ; Bruxelles, 1881, p. 24.
(•) ** Heu, s'écria-t-il dans un de ses sermons, heu! jam sunt prosbyterii, qui nec
bene faciunt nec bene dicunt, imo bene facientibus absunt et resistunt... Omnes
volunt bencficiari, magistrari, vocari Rabbi, honorari, habere, dominari et apparere,
vel saltem molliter, vel leviter et abundanter vivere. Presbjterorum communis
modus Vivendi jam sordidissimus est. Ubique circa et ante ecclesiam et in quaque
ecclcsia stat forum venalium... Et pœne venalia sunt quse emi non possunt, spiri-
tualia et ecclesiastica sacramenta. Omnia cedwxt pecuniœ^ Nummus cincit, Christus
repellitur. « — Il fustige jusqu'au sang ces « pessimos presbyteros qui aut contu-
bernarii aut fornicatores sunt, aut ambitiosi, aut simoniaci, aut bibuli, aut a\*ari,
aut curiarum scctatores, aut negotiorum secularium tractatores ». Apud KisT en
RoYAARDS, t. II, p. 300-302. — Voyez aussi p. 298-299.
MAISO.N DES FRÈRES A ZWOLL. 137
parvenus à la dignité sacerdotale (^). Jamais, cependant, il ne
sortit du respect et de la vénération qu*il professait pour
rÉglise catholique f).
Il était réservé à notre siècle de voir ce monstrueux accou-
plement de mots qui hurlent de se trouver ensemble, cet exé-
crable blasphème de la chrislianisation des capitaux! De quelle
foudre Groot l'aurait accablé s*il avait été condanmé à l'en-
tendre, lui qui traita d'idolâtres tous les religieux proprié-
taires et les voua aux gémonies! Car, disait-il, l'essentiel du
moine, c'est d'être pauvre. La richesse appartient aux cou-
vents pour le soulagement des pauvres, ces membres de
Jésus-Christ. Elle n'est en aucune façon aux moines, qui
doivent fuir te lien et te mien^ ces deux prénoms auteurs de
tous les maux qui affligent l'humanité, tandis que la commu-^/-
nauté des biens est la mère de toutes les félicités dans ce
monde et dans l'autre, notamment de l'abondance du néces-
saire, de la paix et de la vie religieuse sur cette terre f).
Groot avait fondé lui-même une seconde maison à Zwoll,
sur les conseils d'un homme aussi modeste que distingué,
Jean Celé, qui avait étudié à l'université de Prague et accom-
pagné Gérard à Paris et à Groenendael. Nommé professeur à
cette école vers 1376, Celé, formé au devoir par Groot, la vit
fréquenter par environ 1,000 élèves accourus du Brabant, de
la Flandre, de la Hollande, de la Frise, de la Westphalie, de
la Saxe, de Cologne, de Trêves, d'Utrecht, de Liège, de la
Gueldre et de Clèves (^).
Gérard Groot, en instituant la communauté des Clercs,
avait le dessein de la conduire encore à une plus haute per-
(') Apitd AcQUOY, p. 101-107.
{*) « Salvo semper judicio Sacro-sanctissimce Ecclesice, qui humillime undique
et ubique mé submitto. n (Ibid., 1. 1, p. 360.') — Conf. p. 299 et Vita Gerardi, p. 8,
(») Den.\m, L c, p. 35-38.
{*) Delprat, p. 35-37. — Mooren, p. 59-64. — Voir, pour plus de détails, les
savantes études sur Groot par MM. Clarisse et Delprat, apud Kist en Royaards,
Archief voor kerhelyke geschiedmis, t. I, III, VI et VIIÏ, et id. Nieuto Archief,
t. II, p. 295-307; Van Vlooten. QuatHalschrift, cité, p. 294-298.
138 LES FRÈKES DE LA VIE COMMUNE.
fection. 11 avait été tellement édifié de la simplicité et de la
candeur religieuse qui régnait au monastère de Groenendael,
qu'il avait pris la résolution d'en fonder un semblable ; mais
la mort le prévint à l'âge de quarante-quatre ans (1384).
Le plus vertueux de ses disciples, Florent Radewyns, de
Leerdam, — qui, comme Celé, avait étudié à Prague, el
comme lui était nominaliste, — auparavant chanoine de
de Saint-Pierre à Utrecht, maintenant recteur de l'école de
Deventer, exécuta l'entreprise. Windesheim, près de ZwoU,
lui parut l'endroit le plus convenable. Déjà en 1386, six
frères de la vie connnune avaient pris l'habit de chanoines
réguliers et prononcé les vœux solennels suivant la règle de
Saint-Augustin. En 1402, sept monastères reçurent, dans un
chapitre général, les nouvelles constitutions dressées pour le
gouvernement spirituel et temporel de Windesheim, reconnu
comme centre de la congrégation, laquelle se répandit promp-
tement dans toutes nos provinces et en Allemagne. Quinze
monastères, désirant vivre dans un plus grand recueillement,
obtinrent de ce chapitre l'autorisation de se réformer et
s'engagèrent par un quatrième vœu à une clôture spirituelle.
De ce non)bre furent, depuis 1498, Val-Vert {Groenendael) et
Rouge-Val [Rouge-CloUre) dans la forêt de Soignes, Saint-
Martin à Louvain, Sainte-Marie de Bethléem, près de la
même ville. Fontaine près d'Arnhem, Saint-Jean-l'Évangé-
liste près d'Amsterdam. Mais l'union de Groenendael et do
Rouge-Cloître au chapitre de Windesheim était déjà faite
en 1420, sous les auspices du prieur Jean Schoonhove (').
Le monastère de Rouge-Cloître, fondé en 1368, fut ainsi
nommé depuis 1376, parce que ses parois étaient couvertes
d'un ciment rouge fait de tuiles broyées et qui devait les pro-
téger contre la pluie. Il était situé dans la vallée de ce nom,
une des plus charmantes retraites de nos anciennes com-
munautés. Les religieux de l'ordre des chanoines de
(<) Delprat, p. 223.
u^
ROUGE-CLOITJIE. 139
Saint-Âugustin y cultivèrent avec ardeur la théologie et
l'histoire, et la calligraphie et les enluminures ne furent point
négligées. Ce couvent se forma une bibliothèque considé-
rable, où les savants bénédictins Martène et Durant trou-
vèrent beaucoup de documents intéressants qui, depuis, ont
enrichi la bibliothèque de Bruxelles. Successivement agrandi
et embelli depuis le xv* siècle, Rouge-Cloître fut supprimé,
en 1784, par Joseph II, puis vendu en I79G. Une partie du
bâtiment a disparu, entre autres l'église, qui brûla en 1834;
les corps de logis élevés au xvi*' siècle avec leurs larges
fenêtres à cintre surbaissé sont restés debout. Le moulin à
eau, dont la duchesse Jeanne de Brabant avait autorisé l'éta-
blissement en 1398, sert actuellement à une teinturerie (^).
Outre les occupations dont je viens de parler, les cha-
noines de l'ordre de Saint-Augustin s'exerçaient particulièi^e-
ment à coiriger le texte de la Vulgate, et ils y réussirent si
bien qu'ils reçurent l'approbation du concile de Constance.
Comme ces chanoines et les frères de la vie commune avaient
toujours été unis pai' les liens les plus étroits, il est arrivé
souvent qu'on les a confondus. Mais, par la nature des vœux
solennels de religion, les premiers différaient radicalement
des autres f).
Les prêtres et les frères de Li vie commune augmentèrent
encore la célébrité de leur nom, de leurs vertus et de leurs
talents, lorsque, vers le milieu du xV siècle, ils ouvrirent
des écoles publiques pour l'instruction de la jeunesse. Comme,
à cet effet, ils avaient pris pour patrons saint Grégoire et
saint Jérôme, et que les maisons qu'ils habitaient portaient
presque toutes ces noms, on donna aussi aux clercs la
désignation de frères de Saint-Grégoire et de Saint-Jérôme
ou Hiéronymites f).
Il y avait alors à Liège une institution de bons enfants {domus
(•) Wauters, Hist. des entrons de Bruxelles, t. III, p. 353-358.
(*) Delprat, p. 213-222. — Lambinet, p. 336.
p) Lambinet, p. 340 et 341.
140 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
bonorum puerorum], sous la direction de quelques chanoines ;
mais elle était devenue un réceptacle de femmes publiques
{publicarum mulierum receptaculum). Réformée par un frère de
Deventer, sous Tépiscopat de Jean de Heinsberg (1424-1428),
elle prospéra quelque temps, puis retomba dans la plus
scandaleuse immoralité. L'évéque la changea en un couvent
de Windesheim.
En 1495, il s'établit à Liège une maison d'Hiéronymîtes,
sur le modèle de celle de Bois-le-Duc, là même où est
aujourd'hui l'université. En 1521, cet institut comptait
1,600 élèves, des rangs desquels sortit Jean le Plaisant, de
Saint-Trond, auteur d'un poème en vers sur les aventures
d'un moine gras : Pugna porcorum. En 1581, les Jésuites
s'emparèrent de l'établissement et de ses revenus (^).
Dans leur école de Liège, les frères essayaient, au moyen
de l'étude des anciens et de l'introduction de grammaires
plus rationnelles que celles du moyen âge, de débarrasser la
langue latine des barbarismes dont elle était alors encom-
brée. Ils donnèrent à leurs écoles une organisation très
remarquable pour cette époque de tâtonnements et de
^ recherches; ils furent les premiers peut-être en Europe à
''Ox^ dresser le plan d'un enseignement divisé en stades progres-
^ sifs, reliés entre eux par l'unité du but. Quoiqu'elle fût
incomplète et imparfaite sous plusieurs rapports, cette orga-
nisation valait cependant mieux que l'absence de plan et
le morcellement des forces; elle reposait sur des principes
vrais : l'unité de la méthode et la marche progressive d'une
instruction formant un ensemble régulier. L'école des frères,
qui, conformément à l'esprit du temps, mettait en première
ligne l'enseignement du latin, était divisée en huit classes :
dans la première, alors la plus basse, les élèves apprenaient
à lire et à écrire, à décliner et à conjuguer; dans les trois
suivantes, on leur enseignait les diflerentes parties de la
(«) Delprat, p. 170-173.
ÉCOLES DES FHÈRES EN BELGIQUE. 141
grammaire latine, en y joignant l'explication de quelques
auteurs et des exercices de style; en quatrième, on leur
donnait les éléments du grec. La grammaire grecque était
achevée en cinquième; dans cette même classe, commen-
çaient les leçons de rhétorique et de dialectique, qui étaient
continuées en cinquième et complétées par l'indication de la
ratio imitandi^ c'est-à-dire des règles à suivre dans l'imitation
des auteurs classiques. En septième, on expliquait VOrganon
d'Aristote et quelques traités de Platon ; on donnait d'après
Euclide des notions de mathématiques, et Ton y ajoutait les
éléments du droit. Dans la huitième, enfin, on y préparaît
les élèves à l'étude de la théologie. Des exercices de compo-
sition, de déclamation et discussion remplissaient une grande
partie des leçons des deux classes supérieures. Dans celles-ci,
les différentes matières étaient confiées à des professeurs
spéciaux, tandis que les six autres classes n'avaient chacune
qu'un maître. Le recteur, chargé de veiller à l'unité de la
méthode et à la progression de l'enseignement, était placé
sous l'autorité du chef de la maisoA des frères f ).
En 1433, les frères de Deventer fondèrent une maison à
Louvain : elle prospéra, mais sans avoir l'importance de
celles de Hollande f).
Gand avait déjà vu, en 1429, s'établir dans ses murs un
couvent d'Hiéronymites, dont l'enseignement attira de nom-
breux élèves, au nombre desquels figure le célèbre enlumi-
neur Josse Bade, d'Assche, l'ami d'Érasme. Mais, lors de
l'établissement des nouveaux évéchés sous Philippe II, les
revenus de cette institution furent consacrés à l'entretien
de l'évêque, et, en 1578, son local devint une maison de
fous f).
Le 15 mai 1422, Philippe, fils naturel de Philippe Yon
den Heetvelde, d'une ancienne famille noble, fonda à
{') ScHMiDT, La vie et les travaux de Jean Sturm^ p. 3 et 4.
(*) Dklprat, p. 173-175.
(»y Td., p. 175-177.
V
142 LES FUÈHES DE LA ME COMMUNE.
Bruxelles, rue de la Putterie, un couvent de frères de la vie
commune qu'il avait fait venir de ZwoU pour leur confier
rinstruction de la jeunesse et la copie des manuscrits. En
1480, Hugues, fils de Philippe, les installa dans une maison
près de Téglise de Saint-Géry, qui, dans la suite des temps,
fut démolie. Ils y élevèrent une chapelle dont le grand autel
fut consacré, le 12 juin^l48I, en l'honneur de la Trinité, de
la Vierge et des saints. Le nouvel et l'ancien établissement
étaient connus sous le nom de Nazareth. Ce fut à cette com-
munauté que Bruxelles dut ses premières impressions typo-
graphiques (1476). Lorsqu'elle voulut ouvrir une école, elle
•^ rencontra des obstacles qui ne furent levés que le 29 juil-
let 1515.
Le gouvernement autorisait les frères à enseigner la
^ grammaire, la logique et la musique à leurs domestiques^
à leurs commettants, aux pauvres demeurant dans leur
maison, à soixante enfants de la ville et à tous les étrangers,
pauvres ou riches, qui désireraient recevoir leurs leçons.
Pour les indigents, l'instruction devî^it être gratuite. Les
frères comptèrent bientôt environ deux cents élèves, dont
quelques-uns appartenaient aux plus hautes classes de la
société, et dont plusieurs, tel que Jean Le Mire, évéque d'An-
vers, ont illustré leur patrie. Cette école avait trop de succès
pour ne pas être exposée aux attaques de ceux qui voulaient
faire de l'instruction un moyen de gouvernement. A la demande
de Granvelle, qui lui avait fait représenter la nécessité d'éta-
blir à Bruxelles un séminaire, le magistrat céda à cet effet le
couvent de Nazareth et ses biens, en se réservant sur le nou-
vel établissement un droit de surveillance semblable à celui
qu'il exerçait sur récole('). Dans les troubles du xvi^ siècle, la
maison fut destinée à l'éducation et à l'entretien de cent gar-
çons nécessiteux professant le calvinisme (15 novembre 1580).
Cinq ans après, elle fut rendue aux frères, preuve évidente
(') Résolution du 13 septembre 1569.
GÉItVRD ZERBOLT RÉPAJND l'ÉTLDE DE LA BIBLE. 143
que le séminaire n'avait pas réellelnent été institué. Les
Urbanistes ou Riches-Claires, dont le monastère, fondé
en 1545, et longeant le rempart depuis la porte de Hal vers
Test, avait été démoli en 1578, obtinrent, dix ans après, cette
même maison de Nazareth qui, dès lors, porta leur nom.
Une rente viagère de 2^i0 florins fut assignée au dernier rec-
teur de l'institution, Hemi Gheysels. La modeste demeure
élevée en 1481 ne suffit pas longtemps aux Riches-Claires :
le l'*' septembre 1665 fut posée la première pierre d'un
nouvel édifice, petit, mais régulier et d'un style peu com-
mun, tel qu'il existe encore f).
Une maison d'Hiéronymites, enseignant avec succès la
langue latine à de nombreux élèves, était établie à Gram-
mont, ville alors très florissante ; mais elle disparut au milieu
de la tourmente du xvi^ siècle f).
Un contemporain de Florent Radewyns, Gérard Zerbolt, de^
Zutphen f), formé dans l'école de Deventer, donna une plus
vive impulsion à la copie et à la conservation des manuscrits
rares qui ornaient la bibliothèque de cette ville. Il se distin-
gua pat* son zèle dans la propagation de la Bible en langue
Milgaire. Il écrivit à ce sujet un livre curieux (^, dans lequel
il s'appliquait à démontrer que tous les laïques pouvaient s'in-
struire eux-mêmes dans l'Écriture sainte, dont la simplicité
n'avait besoin ni d'érudition, ni d'arguties. « Et pourquoi,
dit-il, les éloigner de cette lecture, alors qu'elle doit servir
de correctif aux lectures profanes de la Gueire de Troie, du
Roland furieux, de la Belle Diane et autres histoires roma-
nesques? Les plus illustres pères de l'Église, les Jérôme, les
Augustin, les Grégoire, les Chrysostome, n'ont-ils pas sans
cesse excité les laïques à l'étude de la Bible? Certes, ils ne l'au-
raient pas fait s'ils y avaient vu quelque danger. La nature
(') Lambinet, p. 341-347. — Delprat, p. 177-179. — Hennk et Wauters,
Histoire de Bruxelles, t. III, p. 168-170.
(*) Delprat, p. 180.
(') Né en 1367, mort en 1396.
('*) De utiliiate lecticniis sacrarion liitcrarum in lingua vitlçari.
i44 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
même des choses veut que les laïques lisent le livre sacré dans
leur langue maternelle. Originairement, ce livre était écrit
tout entier dans la langue comprise de ceux à qui il était des-
tiné. L'Ancien Testament en hébreu pour les juifs; le Nou-
veau Testament en grec, à Texception de l'évangile de saint
Mathieu et de la lettre aux Hébreux, qui sont écrits en
hébreu (^), et d'après quelques-uns la lettre aux Romains, qui
était en latin. Or, s'il n'était pas permis de lire la Bible dans
la langue courante, pourquoi les prophètes et les apôtres se
seraient-ils servis de la leur? Pourquoi saint Paul et saint
Mathieu n'auraient-ils pas employé, chez les juifs, le grec, le
latin ou tout autre idiome non usité, et chez les Grecs la
langue hébraïque? Bref, les juifs ont la Bible en hébreu, les
Chaldéens en chaldéen, les Grecs en grec, les Ai*abes en
arabe, les Syriens en syriaque, les Goths en gothique, les
Égyptiens, les Indiens, les Russes, les Slaves, les Gaulois,
tous les peuples la possèdent dans leurs langues respectives,
pourquoi, nous autres Germains (Allemands, Flamands, Hol-
landais) rie l'aurions-nous pas en germanique? La lecture de
la Bible considérée en elle-même ne saurait être mauvaise;
cai' elle est pour l'homme un élément principal du bien. Au
surplus, elle n'est défendue ni en théologie ni en droit. Au
lieu donc de détourner les Allemands et les Flamands de la
lecture de ce livre, il est préférable de les y exciter f). »
Rien de plus remarquable que le jugement de Zerbolt sur
les rapports de la Vulgate avec le texte biblique : « En hébreu
et en grec, dit-il, l'Écriture sainte est beaucoup plus authen-
tique qu'en latin, car il faut toujours rectifier et corriger la
traduction latine sur le texte hébraïque et le texte grec, s'il
se rencontre des ambiguïtés dans la langue latine f) ».
Zerbolt recommande aussi les livres de prière écrits en
langue vulgaire (^.
(*) La critique moderne nie pour la letli-e aux Hébreux le texte hébraïque.
{*) Revius, Davetitria iliustrata, p. 41-55. — Ullmann, t. II, p. 115-122.
(3) Revius, p. 53. — Ullmann, p. 121 et 122.
(*) Revius, p. 55-58.
PRÉDICATION DANS LES LANGUES VULGAIRES. i4o
Il est incontestable que les principes et les exemples des
frères contribuèrent à rendre de plus en plus général lusage
de cette langue dans le domaine de la religion, et par là
frayèrent les voies à la Réforme du xvi* siècle et à l'émanci-
pation des nationalités, en les détachant de la langue et de la
civilisation latines (^).
Les prédications des frères dans la langue populaire y
contribuèrent également : au commencement, ils se servirent
littéralement des grands modèles de l'éloquence chrétienne,
des Chrysostome, des Augustin, des Grégoire P% des Bernard
de Clairvaux, Quelle impression devaient produire ces paroles
du premier de ces orateurs : « Je vous dis donc : que les
hommes prient en tout lieu, levant les mains pures^ sans
colère et sans contention (I, Tim., II, 8). Partout nous pou-
vons lever les mains saintes, car toute la terre est devenue
le sanctuaire de Dieu. Vous me demandez comment un
ou\Tier peut se rendre trois fois par jour à l'église pour
prier ; je vous réponds : Rien de plus facile ; si vous ne pouvez
pas vous rendre à l'église, priez au milieu de vos occupations ;
il ne s'agit pas autant de la voix que du cœur, pas autant de
l'élévation des mains que de l'état de l'àme, pas autant de
l'attitude que du sentiment. Nous ne vivons plus sous l'An-
cien Testament. Partout où vous serez, vous aurez devant
vous l'autel, le couteau du sacrifice, le sacrifice même, parce
que vous êtes vous-même le prêtre et le sacrifice. Le temps et
le lieu ne vous seront pas des obstacles f). »
Ils aimaient aussi à citer saint Jean Chrysostome et saint ^
Jérôme recommandant la lecture de la Bible, et saint
Augustin se prononçant contre les adorateurs des images f).
Les homélies de saint Grégoire P' ou le Grand, imprimées
en 1497, étaient traduites et répandues partout. Élevé au
pontificat en 590, ce pape a laissé à ses successeurs les plus
(«) Ullmann, p. 123 et 124.
(') MoNTYN, Geschiedenis der hcrmrming in de Nederlanden ; Arnhem 1868,
t. I, p. 82.
(3} ID., ihid., p. 82.
V
146 LES FnÈRES DE L.V VIE COMMUNE.
grands exemples de zèle et de vertu pastorale dans le gou-
vernement de l'Église. La charité évangélique le dirigeait
principalement; les biens de FÉglise, il se plaisait à les
appeler le bien des pauvres. Il désapprouvait Tadoration des
images des saints; il n'était pas même pour la vénération du
crucifix. II disait que le souvenir du Christ suffisait pour
remplir le cœur d'amour pour lui (^). La Bible était à ses
yeux la pierre de touche de la vérité chrétienne (*)•
Quanta saint Bernard, né en 1091, ses sermons furent
imprimés en 1475. Il avait prédit que les abus de la papauté
la conduiraient à sa ruine ; il avait demandé qu'elle renonçât
à son pouvoir temporel pour ne gouverner que l'empire des
âmes. Il plaçait la révélation du Nouveau Testament au-dessus
de celle de l'Ancien ; il reconnaissait non à l'Église, mais à
Dieu le pouvoir de pardonner les péchés; pour lui, la véné^
ration des saints consistait dans leur imitation, et le culte
extérieur, sans la pitié du cœur, était de nul effet. Personne
plus que lui ne réprouvait les persécutions des hérétiques de
son temps (les Cathares). « U faut, disait-il, les prendre non
par les armes, mais par des raisons. Contentons-nous de les
réfuter pour les ramener dans le giron de l'Église f). »
Un des élèves les plus célèbres sortis du fraterhuis de
Gouda fut Jean Standonck, nommé en 1485 principal du
collège de Montaigu (à Paris), fondé, au xiv* siècle, par
deux membres de la famille Montaigu, dont l'un était
archevêque de Rouen. Les libéralités réunies de ces deux
bienfaiteurs assuraient une somme annuelle de dix livres de
rente pour l'entretien et la nourriture de chaque élève. Mais
le désordre et la mauvaise administration du collège furent
tels qu*en 1483 ce produit ne s'élevait qu'à onze sous de
rente. Ce fut à cette époque qu'il passa entre les mains
de Standonck, une des figures les plus originales que four-
(') MONTYÎI. p. 83.
(«) Id., ibid.
(3) Id., p. 86 et 87.
JEA?i STANDONCK RÉFORME LA PÉDAGOGIE. 147
nisse Thistoire de la pédagogie. Cétait un homme d'un
caractère ardent, d'une force de volonté peu commune et
d'une opiniâtreté extrême, II était fils d'un tailleur de
Malines. Yenu à Paris sans autre ressource qu'une lettre de
recommandation pour l'abbaye de Sainte-Geneviève, il y fut
admis à titre de charité, payant toutefois l'hospitalité des
moines par des offices domestiques qu'il remplissait à leur
service, et trouvant de cette manière le moyen de puiser
aux écoles de Paris cette instruction, dont le goût décidé
l'avait attiré au sein de la capitale. On raconte qu'à cette
époque de sa vie, il montait, un livre à la main, dans le
clocher, pendant les nuits claires, pour y étudier aux rayons
gratuits de la lune. Devenu, en 1485, principal de Montaigu,il
put y rétablir l'ordre, fonder douze bourses nouvelles et sub-
venir à toutes les dépenses. Mais il ne réalisa ces bienfaits
qu'en imposant aux écoliers une discipline plus que Spar-
tiate, et en leur léguant, pour ainsi dire héréditairement, la
vie de labeurs et de tribulations que lui-même avait travei'sée.
La règle de la maison était effectivement des plus austères.
Tâches ardues, jeunes fréquents, maigre pitance, discipline
rigoureuse, telle était la condition, devenue proverbiale, des
écoliers de Montaigu; condition que résumait spirituellement
leur devise traditionnelle : Mons acutus, ingenium aciitum,
dentés acuti (^). Vêtus d'une cape de gros drap, ouverte par
devant et surmontée d'une cagoule qui se fermait par der-
rière, le peuple les surnommait les pauvres capeUes de Mon-
taigu, et journellement on les voyait prendre part aux
distributions de pains que les chartreux du voisinage faisaient
aux indigents. Érasme, à l'âge de vingt-cinq ans, avait étudié
à Montaigu sous l'autorité de ce même Standonck : il connut
par expérience les rigueurs de cet asile. Dans un de ses ingé-
nieux colloques, où l'idée philosophique circule sous l'enve-
loppe légère d'une forme frivole : le dialogue de la chair et
(*) Vallet db ViRiviLLE, Histoire de Tinstruction publique en Europe ; Paris, 1852,
p. 164.
l^
148 LES FHÈUES DE LA VIE COMMUNE.
du poisson, il stigmatisa en termes piquants les traitements
inhumains, le gîte insalubre, la nourriture malsaine, par
lesquels il vit lui-même sa santé compromise pour le reste
de sa vie ; et, passant de ce propos à des considérations plus
élevées, il glisse, à l'adresse de l'éducation de son temps,
les traits acérés d'une critique hardie {^). » Remarquons que
le fameux Ignace de Loyola avait étudié la grammaire dans
l'établissement de Standonck,
Louis XII, roi de France, ayant répudié Jeanne, sœur de
Charles VIII, pour épouser Anne, duchesse de Bretagne,
Standonck s'opposa catégoriquement à cette volonté du roi
et soutint que ce mariage était contre la loi de Dieu. Ce fut
pour cette résistance qu'il encourut la disgrâce du monarque
et fut banni du royaume.
Le savant Brabançon rentra dans sa patrie, et passant par
Cambrai et par Valenciennes, il s'y arrêta quelque temps , y
visita les lieux où la jeunesse recevait l'instruction et conçut
l'idée d'y apporter des améliorations (1495). De là, il partit
pour Malines, où, se souvenant des misères de ses jeunes
années, il fonda pour les enfants pauvres un fraterlmis^ en y
appelant les frères de Deventer, de même qu'à Louvain et à
Gand. Cette dernière ville fournit, bientôt après, des sujets
qui s'établirent à Cambrai. Il leur procura aussi un établisse-
ment à Paris, au collège de Montaigu, et l'on prétend que les
règlements qu'il y dressa fournirent a saint Ignace, le plan
de sa célèbre compagnie f).
Ce fut pendant l'épiscopat de Jacques de Croy, en 1505,
que cinq clercs de la vie commune venus de Gand commen-
cèrent à enseigner publiquement au collège des bons enfants,
tenu auparavant par des prêtres séculiers qui portaient le
nom de fi^àres escoliers de Saint-George. Ils s'établirent dans
(*) Vallet, p. 164 et 165.
(*; Delprat, p. 125, 126, 180 et 181. — BuLiEus, Historia unwersitatis Pari-
siejisis, t. V, p. 900. — X. Dinaux, Mémoires de la Société d'émiiloUioii de Cam-
brai, 1823, p. 223.
LES GRAMlLVmiENS PARMI LES FRÈRES. 149
une maison commode que cet évêque avait fait préparer
en 1503, et y furent connus sous le nom de jérohimites ou
fratres. Vers 1554, rebutés par des difficultés qui empê-
chaient le progrès de leur maison, ils prirent le parti d'y
renoncer et de se retirer f ).
Parmi les cinq élèves que Jacques de Croy avait fait venir
deGand en 1509, on distingua longtemps à Cambrai Chrétien
Masseeuw, qui se donnait le nom de Camcracenus^ quoiqu'il
fût né, le 13 mai 1469, à Wameton, bourg de la Flandre, sur
la Lys. Il enseigna les belles-lettres pendant près de quarante
ans à Cambrai, et y mourut le 25 septembre 1546, âgé de
75 ans. Outre divers ouvrages d'histoire et de philosophie
qui ont été imprimés, ce savant a laissé en manuscrit : Brève
chronicon Cameracense, perdu ou resté inédit f).
Quant à la maison fondée par Standonck, à Malines, elle
fut réunie, en 1580, au séminaire archiépiscopal.
Citons encore Jean Momboir {Mauburnus), de Bruxelles
(1460-1503), formé à Windesheim, et qui, par ses écrits
mystiques (^ et sa piété exemplaire, acquit un tel renom à
l'étranger que, le 18 avril 1497, le parlement de Paris
s'adressa au chapitre de Windesheim pour le prier d'envoyer
Momboir en France, où il fut chargé de la réforme de plu-
sieurs couvents, tâche dont il s'acquitta à la plus grande
satisfaction de tous {^).
A Bergues-Saint-Winoc, il y avait aussi une maison de
frères de la vie commune, où enseigna quelque temps Jean
Despautère (Van Pauteren), de Ninove f), qui laissa des rudi-
ments, une grammaire, une syntaxe, une prosodie, un traité
des figures et des tropes. Ces ouvrages étaient autrefois dans
tous les collèges; mais depuis qu'on en a fait de plus métho-
(») A. DiNAUX, p. 224.
(«) ID., p. 225.
(*} Rosettim exercitiorum spiritualium et sacrarum meditatiomim ; Bàle, 1491.
(*) Delprat, p. 299-301.
C) Né en 1460, mort en 1520.
10
iJiO LES FRÈRES DE LA \ÎE COMMUNE»
diques, ils ne sont plus consultés que par les savants. Ils
sont précieux encore pour entendre le fond de la latinité.
Ce ne fut pas seulement à Bergues-Saint-Winoc , mais
encore à Louvain, à Lille, à Commines, qu'on recueillit les
fruits de la prodigieuse activité de Despautère, qui eut un
digne successeur dans Georges Macropède (^) (Yan Langevelt),
de Gommert, près de Grave, dans l'ancien Brabant. Macro-
pède enseigna avec un brillant succès chez les frères de
Bois-le-Duc, de Liège et d'Utrecht. Il possédait les mathé-
matiques et les langues savantes, notamment l'hébreu et le
chaldéen, chose bien rare dans ce temps-là. On a de lui une
grammaire grecque et latine, plusieurs ouvrages classiques
et un grand nombre de pièces dramatiques en vers. A ses
profondes connaissances il joignait une piété exemplaire,
une douceur évangélique et une inaltérable pureté de mœurs.
Il fut très suivi : presque tous ceux qui se distinguèrent dans
les lettres aux Pays-Bas vers la fin du xvi® siècle étaient sortis
de son école. Un de ses élèves, entre autres, qui acheva ses
études à l'université de Louvain, Jean Sasgert, Sasgers ou
Sasgarides, curé à Haringrarspel, que les ennemis de la réfor-
mation contraignirent à chercher un refuge sur la terre
étrangère, fut recommandé par Mélanchton à Christian III,
roi de Danemark, et appelé à l'université de Copenhague
comme professeur de théologie (^.
Un autre élève de Macropède, élève devenu également
célèbre, fut Georges Rataller, noble Frison, né en 1328 à
Leeuwarde, et qui, venu enfant à Utrecht, y fut initié par lui
au culte des lettres. Après avoir visité les provinces méridio-
nales des Pays-Bas, il devint conseiller au conseil d'Artois,
puis au grand conseil de Malines; en 15Go, ambassadeur en
Danemark et, en 1569, président du conseil d'Utrecht. Ces
diverses fonctions ne l'empêchèrent pas de travailler avec
ardeur à l'étude de la littérature grecque : il a traduit en
(») Né en 1474, mort en 1558.
(«) Delprat, p. 129, 156-158.
DESPAUTÈRE, MACROPÈDE ET LEURS ÉLÈVES, ibi
latin et en vers les OEuvres et les Jours d*Hésiode5 sept tra*
gédies de Sophocle et trois d'Euripide. Il mourut à Utrecht
le 6 octobre 1581, avec la réputation d'un magistrat labo-
rieux, intègre, bienveillant et d'un savant littérateur (^).
Despautère etMacropède avaient été attachés tous les deux,
comme professeurs, à la maison de Bois-le-Duc, splendide
succursale de Zwoll. Honoré, protégé par le pape et par
l'évéque de Liège, cet établissement était un des plus consi-
dérables de nos provinces. L'excellence de son enseignement
des lettres grecques et latines y avait attiré jusqu'à
1,200 élèves, non sans exciter la jalousie de l'université de
Louvain, qu'il inquiétait même encore dans sa décadence.
Les frères y avaient une imprimerie destinée à la publication
de bons manuels pour l'instruction des élèves. Le 20 mars 1623,
ils se virent contraints de donner leur assentiment à la sup-
pression de leur institut, exigée par les archiducs Albert et
Isabelle, qui conférèrent aux jésuites l'enseignement que les
frères avaient donné jusque-là f).
Cependant la grammaire latine de Despautère, publiée au
commencement du xvi* siècle, était composée de plusieurs
parties trop volumineuses pour que les jeunes élèves fussent
à même d'y puiser aisément leurs leçons. Des latinistes le
comprirent et Sébastien Nieuwmeulen, de Duysbourg, après
en avoir abrégé la syntaxe, en 1553, donna sommairement à
Cologne, l'année suivante, les sept livres des Institutiotis
despautériennes .
Mais les nouveaux rudiments, entièrement en latin, étaient
encore trop étendus et trop difficiles pour les étudiants. Ces
motifs engagèrent probablement le Montois Jean Gillet, pro-
fesseur au collège de Houdain, fondé en 1545, et qui dut à
son savoir d'en être le premier recteur, à dicter à ses élèves
une grammaire latine plus courte et plus claire. Il l'avait
(*) Van Kampen, Beknopte geschiedenis der letteren en wetenschappen ; s Gra-
venhage, 1821, 1. 1, p. 73, et Delvenne, t. II, p. 285.
(*) Delprat, p. 126-131.
182 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
formulée par demandes et par réponses, et, dans ses leçons,
il traduisit en français les phrases et les mots présentés
comme exemples : c'était une bonne innovation de plus (^).
La grammaire élémentaire de Gillet fut publiée en 1553.
On y rencontre, ce qui est rare, des accents d'intonation (*).
Le plan de cet ouvrage est assez conforme à l'ordre suivi dans
nos livres de classe actuels.
Cette œuvre grammaticale de Gillet a un mérite d'ancien-
neté, de priorité, de clarté et de simplicité, qui en rehausse
singulièrement le prix f).
Gillet, qui mourut vers 1554, comptait aussi parmi les
bons poètes latins du temps (^).
Comme on le voit, l'institution fondée parGroot s'était déve-
loppée de deux manières différentes : le centre était formé
par les chanoines de la vie commune, réunis à la manière
sévère des cénobites, c'est-à-dire dans le cloître ; la masse,
plus grande, plus libre, plus répandue dans la vie du peuple,
était celle des frères ordinaires de la vie commune, prêtres
ou laïquesj vivant ensemble dans leurs maisons communes,
ou bien épars, occupés de fonctions spirituelles et de l'édu-
cation de la jeunesse : c'était une association où régnaient
tout à la fois l'unité et la liberté. L'entrée dans la corporation
n'était pas caractérisée par un vœu indissoluble, et la con-
duite des frères était réglée bien plus par les bonnes cou-
tumes que par les préceptes étroits et minutieux du monas-
tère. Le principe le plus puissant d'unité qui pénétrait toutes
les maisons était l'esprit d'amour, d'humanité et d'obéis-
sance f).
Cependant, au mont Sainte-Agnès, que surmontait le cou-
vent de Saint-Augustin, près des murs de Zwoll, vivait
(*) C. WiNS, Mémoires et publicatioyis de la Société de^ sciences, des arts et des
lettres du Hainaut, 1. 1 *, p. 188 et 189.
(«) Id., ibid,
(») C. WiNS. p. 191.
0) Id., p. 197.
(*) Ullmann, p. 94-101.
THOMAS A-KEMPIS. 133
comme sous-prieur un homme qui s'est fait un nom immor-
tel pai* un livre unique au monde : l'Imitation de Jésus-
Christ, admirable résumé des doctrines des frères de la vie
commune (^).
Quelle grande idée ne devrions-nous pas avoir de cet insti-
tut célèbre quand il n'aurait formé qu'un seul homme,
comme Thomas Hemerken, ou Thomas a-Kempis, surnom
emprunté à Kempen, petite ville non loin de Cologne, où il
était né vers 1380, et qui, avec son château, sa fabrique de
toiles, ses distilleries et ses 3,000 habitants catholiques (*),
ne mérite une mention dans les géographies modernes que
parce qu'elle est le lieu de naissance de cet illustre fils d'un
orfèvre (y.
Je sais qu'on a voulu lui ravir son plus beau titre de gloire
pour en décorer Gerson ; mais je pense qu'après l'admirable
monument de critique littéraire que feu M. Malou, évêque
de Bruges, a érigé à la mémoire de Thomas a-Kempis, on
ne tentera plus que vainement de faire de fausses restitu-
tions (^.
On sait que ce livre d'amour mystique fut écrit au milieu
du grand schisme d'Occident, où pendant cinquante ans
l'Église fut divisée entre des papes rivaux, s'excommuniant
les uns les autres et compromettant la plus haute dignité du
catholicisme par les phis cruels outrages.
(•) Delprat, p. 258 {!" édition).
(*) Malte-Brun, t. in,p. 125.
l^) MooREN, p. 1,2, 32 et 33.
(*) Voir BôHRiNGER, p. 701-705. — Cependant, les gersonistes ont de nouveau fait
valoir leurs prétentions avec beaucoup de chaleur.^ Voyez Vert, Études historiques
et critiques sur V Imitation de Jésus-Christ, Paris, 1853. — M. Busken-Huet, dans
le Qids de 1861, t. II, p. 438 et suiv., est également défavorable à Thomas a-Kempis.
Ml Guénebault, au contraire, s*est prononcé pour lui dans la Reçue archéologique,
t. XI, p. 315-317. — M. MoU {Kerkgeschiedenis van Nederland voor de ffervorming,
' t. II *, p. 362-375) a vivement plaidé la cause de Thomas a-Kempis au moyen de la
littératui*e ecclésiastique des Pays-Bas au xiv® et au xv* siècle et en montrant à
Windesheim un second Tliomas dans Gerlach Peters. — Voyez d*autres preuves dans
de Kaiholiek, t. XX, p. 137 et suiv.
1S4 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
Élève de l'école de Deventer à l'âge de douze ans, Thomas
a-Kempis fut reçu, eix 1599, comme membre de la commu-
nauté du mont Sainte-Agnès, où son frère Jean était prieur.
Après sept ans d'épreuves, il y fit en 1406 ses vœux d'obéis-
sance à la règle de Saint-Augustin, reçut la prêtrise en 1412,
devint sous-prieur en 1425 et mourut le 26 juillet 1471 Ç),.
laissant la réputation d'un homme véritablement apostolique
et véritablement chrétien f).
En ce temps-là, la maison de Sainte- Agnès, située sur un
terrain montueux et couvert de ronces, était encore une fon-
dation récente. Tout y manquait, tout y était à créer, au
milieu d'obstacles auxquels on n'avait pas lieu de s'attendre.
Ije biographe de Jean a-Kempis nous le représente, tout
prieur qu'il était, tantôt maniant la truelle, tantôt creusant
le sable et le transportant sur des charrettes comme un sim-
ple manœuvre. Sans doute, Thomas ne s'y épargna pas plus
que son frère. A cause de la grande pauvreté de ses religieux,
Jean leur permit de transcrire des livres, dont la vente sub-
venait aux besoins les plus pressants de la communauté.
Thomas avait pour ce genre d'occupation une aptitude toute
particulière, et parmi ses productions calligraphiques, on
signale surtout un missel, une bible complète en quatre
volumes in-folio, travail en quelque sorte herculéen, chef-
d'œuvre d'écriture demi-onciale, et quelques opuscules de
saint Bernard, où l'on remarque le plus grand art et la plus
grande habileté. Du temps de Rosweyde, le premier de ces
ouvrages, qui date de 1414, était conservé dans la biblio-
thèque des chanoines réguliers de Saint-Martin, à Louvain ;
le second, terminé en 1459, au monastère du Corps du Christ,
à Cologne f).
Thomas a-Kempis était un jeune homme d'une taille au-des-
(*) A l'âge de 92 ans.
(«) MooREN, p. 106, 115, 116, 118, 121 et 140.
(') Vanderspekten, apud Tebwbcoren, Collection de précis historiques, 1864,
p. 433 et 434.
THOMAS A-KEMPIS. 13S
SOUS de la médiocre, brun, Toeil clair, les traits doux, le pas
réservé et un peu craintif, dont les talents paraissaient avoir
peu fixé le regard de ceux qui avaient mission de les utiliser;
à qui ses maîtres venaient d'enseigner à tenir la plume de
ses doigts longs et flexibles ; qui inaugurait son noviciat et
allait le poursuivTe sept ans jusqu*à sa profession, avec une
brouette et une faucille, ayant, pour récréation, à certaines
heures, la copie d'interminables in-folios sur lesquels il lui
fallait se courber (*).
Malgré l'extrême douceur de son caractère et quoiqu'il
fut constamment livré à une vie céleste de paix et de con-
templation, Thomas ne méconnut pas l'état déplorable du
clerçé de son temps et ne laissa échapper aucune occasion
de se prononcer contre le monachisme. A. l'exemple de
Ruysbroeck, il accabla de tout le poids de sa colère « ces
hordes de mendiants encapuchonnés qui inondaient les Pays-
Bas, qui prétendaient que le travail et la piété étaient deux
choses inconciliables, qui se donnaient eux-mêmes le nom
de colombes et traitaient les autres ecclésiastiques de cor-
beaux ; qui, dans les rues et sur les places publiques, tenaient
au peuple un langage trahissant la plus profonde ignorance
et la plus scandaleuse immoralité f). »
Ceux qu'atteignait sa critique auraient dû en faire leur
profit, ne pas oublier ces conseils de Ylmitation et s'abstenir :
De s infonner ainsi qui des saints est aux deux
Le plus considérable, ou le moins précieux,
Et ne contester point sur la prééminence
Que de leur sainteté mérite Texcellence.
Ces curiosités sont autant d'attentats
Qui ne font qu*exciter d'inutiles débats,
Enfler les cœurs d orgueil, brouiller les fantabies,
Juscpi'aux dissensions pousser les jalousies,
Lorsque de part et d'autre un cœur passionné
A préférer son saint porte un zèle obstiné.
{*; Vert, Études hislortqices et critiques sur V Imitation de Jésus-Christ, p. 80
et 81.
{*) Delprat, p. 21, 254 et 255 (U« éd.) et p. 88, 97, 220, 221, 283 (2* éd.).
156 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
.Les contestations de ces recherches vaines
Ne laissent aucun fruit, après beaucoup de peines.
Ce n'est que se gêner d'un frivole souci,
Et Ton déplaît aux saints quand on les loue ainsi ('). »
Si sévèrement qu'il fût attaché à l'Église, Thomas a-Kempîs
n'en plaça pas moins la piété au-dessus de toutes choses et
préféra aux plus doctes théologiens l'homme simple qui fai-
sait le bien et adorait Dieu dans l'esprit et dans la vérité»
« A quoi bon, dit-il, tant de cayillations sur des choses
cachées ou obscures, dont l'ignorance n'entraînera pour nous
aucune responsabilité devant Dieu?... Que nous importent les
genres et les espèces [des nominaux et des réauxf.... Celui pour
qui tout est un, que tout entraîne vers l'unité et qui voit tout
en elle, peut demeurer tranquille et rester en paix. Dieu!
fais-moi un dans la charité perpétuelle, car en toi je trouve
tout ce que je veux et désire; à ton aspect, que tous les doc-
teurs se taisent, que toutes les créatures fassent silence. Oh!
si nos docteurs mettaient autant de zèle à extirper leurs
défauts et à s'inculquer des vertus qu'à soulever des questions
épineuses, il n'y aurait plu8 tant de scandales parmi le peu-
ple f). »
Loin d'être hostile aux idées littéraires, A-Kempis fut un
des plus grands promoteurs des nouvelles tendances scienti-
fiques de la théologie f). Sa vie était un modèle non seule-
ment des vertus chrétiennes et claustrales, mais, par cela
même, une critique vivante du moine de son temps.
« Moine, pourquoi as-tu abandonné le monde? Pourquoi
as-tu mis ce capuchon? Pourquoi as-tu méprisé les pompes
de la terre? N'était-ce pas pour servir Dieu et garder ton
coeur? Pourquoi donc vague^-tu ainsi et médites-tu des choses
vaines? Tâche d'imiter la vie de Jésus-Christ, apprends à-
converser chastement, justement, pieusement; gouverne tes
(•) De r Imitation de JésuS'Christ, traduit en vers par Corneille, liv. III, ch. 58.
(*) De Imitatio7ie Christi, lib. I, cap. 3, 55, 1 et 2.
(») Hagen, p. 74 et 75.
THOMAS Â-KEMPIS. 157
mœurs, bouche tes oreilles, prie souvent, lis souvent. Chaque
jour, chaque heure, résigne-toi (^). »
Quoique Thomas se montrât constamment le fils le plus
humble et le plus dévoué de l'Église, quoique jamais il n'at-
taquât aucun dogme de l'Église, il n'en défendit non plus
aucun : ses tendances étaient morales et non pas dogma-
tiques. De là, chez lui, rien d'exclusif, rien du fanatisme des
dogmatistes. Sous le rapport du culte, il met la foi au-dessus
des pratiques, au-dessus des cérémonies et des fêtes reli-
gieuses. D'un autre côté, il tient beaucoup plus à l'esprit
qu'à la hiérarchie de l'Église.
Dans ses nombreux écrits, il ne nomme que deux fois le
pape, et c'est pour dire que lui et ses bulles de plomb ne
sont, comme toutes les choses de ce monde, que mort, cendre,
néant :
Sapiens est Ule qui speniit millia mille.
Omnia sunt nulla : Rex, papa et ptombea bulla.
Cunctorum finis : mors, vermis, fovea, cinis f).
Pour Thomas a-Kempis, Jésus, le doux Jésus est tout :
« c'est lui seul qu'il faut prendre pour modèle, c'est lui qu'il
faut constamment rechercher, invoquer, pénétrer; c'est
pour lui qu'il faut patiemment supporter le joug de cette
vie f) ».
Au XV** siècle, les pensées d' A-Kempis furent développées
(*) Viia Leoni Monachi, p. 277, 249.
(*) Hortidtis rosariim, p. 61 . Il faut y joindre Vallis Itltorum, p. 97 : « Moritur
dominas (rex), papa et Cardinalis et succedit alius, citô moritus. Nemo quippe unius
diei ceiiitudinem vivendi habet, nec impetrare potest a papa bullam nunquam
moriendi, etc. »
O Vitam Jhesu Christi stude imitari.
Caste, juste, pie, disce conversari, etc.
(Chant liturgique extrait d'un manuscint de la Bibliothèque royale de Bruxelles.)
Ce manuscrit est compris dans le catalogue sous les n**' 4585, 4586 et 4587.
Ce dernier numéro renferme un opuscule en langue flamande sur les bons et les mau-
vais discours. U est intitulé : Van goede tooorden te horen ende die te spreken. Au
bas de la page finale, on lit : Finttiis et scrtptuspei* manits fratris Thome Kempis,
Anno Domini MCCCCLXio.
138 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
par Antoine de Roovere f), rhétoricien, boucher et bour-
geois de Bruges, dans un poème intitulé : Van den MoUeii-
feeste f), espèce de danse macabre, où Fauteur invite à la fête
de la mort pape, cardinaux, légats, évêques, doyens, offi-
ciaux, curés, frères-prêcheurs, frèrœ-mineurs, jacobins,
augustins, chartreux, clercs, maîtres, moines, béghards, loi-
lards, béguines, nonnes, sœurs mendiantes, etc.
Un peintre brabançon, Jérôme Van Acken, a rendu cette
idée dans un tableau, qui est la plus horrible, la plus impres-
sionnante danse de mort que l'on connaisse. La toile porte
quatre pieds de haut sur six de large ; les figures peuvent
avoir six pouces de haut, et il y en a des centaines, multi-
tude confuse et compacte de squelettes, d'écorchés, de larves,
de fantômes, de démons, de bourreaux, de suppliciés, dont
le milieu est occupé par la Mort, à cheval, armée de sa faulx,
galopant sur ce pavage humain et faisant de larges trouées
autour d'elle f).
Il est aisé de comprendre qu'un homme doué de la charité
évangélique de Thomas a-Kempis devait la transporter dans
son enseignement et dans ses sermons. Aussi, chez lui point
de ces malédictions encore aujourd'hui si familières aux
prédicateurs catholiques, point de ces affreuses et menaçantes
peintures de l'enfer, si ordinaires »au moyen âge. Pour
Thomas, la terre, l'homme, l'univers, toute la création, en
un mot, n'était plus chargée d'anathèmes; tout, au contraire,
était relevé par la grâce divine (^).
A ses yeux, rien n'est réel, si ce n'est Dieu. Dieu seul est
juste. Dieu seul est bon. Dieu seul doit attirer notre attention,
(•) Mort en 1482.
(*) De Paus en de zvn cardinalen
Moeten aile t* deser feeste zyn,
Legaten, bisscboppen, dekens, officialen, etc.
(Apwrf Alberdingk-Thym, GedicMen utt de versckiUende tijdperken der Noord'
en Zuid'Nederlandsche literahiur; Amsterdam, 1850, p. 179. — Willems, Belgisch
Muséum, t. IX, p. 190.)
p) Clément de Ris, Le Musée royal de Madrid, p. 91 et 92.
(*) MooRBN, p. 149 et 150.
THOMAS A-KEBIPIS. 159
et, avec lui, ce sont les pauvres : a Allons vite dans un coin
avec un petit livre. Se taire et souffrir, voilà ce qui donne la
paix ^t prouve la joie. Ne mettez votre espoir et votre conso-
lation qu*en Dieu. Soyez humbles et miséricordieux envers
les pauvres en général (^). »
L'idéal de Thomas a-Kempis, c'était la primitive Église,
avec ses vertus austères, sa science élevée et simple, son
dévouement inaltérable. De là, chez lui, tant de paroles
tristes et amères sur la décadence du catholicisme, tant de
nobles et sages conseils, tant d'exhortations encourageantes :
a Puisque nous sommes frères en Christ, prions les uns pour
les autres, servons-nous mutuellement, exhortons-nous, con-
solons-nous , réjouissons-nous , attristons-nous ensemble,
comme le Christ nous a chéris. Ce sera de cette manière que
nous accomplirons sa loi, que nous serons ses vrais disciples
et ses amis les plus chers, aimés par le Père, adoptés par le
Fils, enflammés par l'Esprit-Saint, prédestinés par toute la
sainte Trinité f). » La vie intérieure, Tàme, le sentiment, voilà
ce que veut Thomas : point d'œuvres sans l'amour qui sanc-
tifie tout; et dans cette vie intérieure, le bien suprême, c'est
la liberté spirituelle f). « Être détaché de toutes les créatures,
ne dépendre que de Dieu; mais, dans cette dépendance, être
entièrement maître de soi et de toutes choses, voilà le but
(*) In angello. In een hoecxken
Cum iibelio. Met een boecxken
Swighen ende lyden.
Moket vrede ende doet verbliden.
Set uwen troest ende hopen in Gode alleen.
Weest oetmoedich ende barmhertig tôt den armen in 't ghemeen.
{Apud Albbrdlngk-Thym, l. c, p. 181 .)
V Imitation dit de même, 1. 1, ch. 20 :
Un payen nous le dit, tout chrétiens que nous sommes :
« Je n*ai jamais, dit-il, été paiTni les hommes
Que je n'en sois sorti moins homme, etc. »
(Traduction de P. Corneille.)
(•) Concio XXXVI, DeSancia Conversatione primilivœ Ecclesiœ, p. 251 et 252.
(•) « Libertas spiritus principale bonum in vita spirituali. » YitaGerc^rdi Magm,
p. 23. — « Sis intimus liber et tui ipsius potens. » Imitation, l. III, c. 28.
160 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE,
vers lequel l'homme doit tendre sans relâche. » Dans l'étude
des saintes Lettres, Thomas ne cherchait que le Christ (^) et
l'Évangile, la grâce, la pénitence, la foi, l'amour, l'esprit de
Dieu f), et, dans la pratique, l'instruction du peuple par la
prédication f).
Pour bien comprendre toute la portée du génie de Thomas
a-Kempis, on ne doit pas oublier qu'il vécut à une époque où
tous les rapports sociaux avaient atteint l'apogée de leur dis-
solution dans l'État et dans l'Église et où le besoin d'une
transformation de la vie intérieure et extérieure de l'huma-
nité européenne se faisait sentir tous les jours davantage :
c'est, en effet, le siècle qui précéda celui de la réformation.
Quoique Thomas se tînt dans l'isolement le plus complet, il
n'avait pu empêcher les échos sonores de son siècle de péné-
trer dans la cellule, et l'incroyable corruption de ce temps
contribua, sans doute, a lui inspirer ce dégoût du monde et
ce refuge en Dieu qui caractérisent son livre de Ylmilation.
La situation particulière de l'Église n'y fut pas étrangère :
pendant la profonde dégradation qu'elle venait de subir,
la papauté avait poussé ses prétentions à l'extrême : le pape
voulait que les rois ne tinssent leur couronne que du
Saint-Siège, que lui seul eût le droit de nommer à toutes
les dignités de l'Église, lui seul pût exploiter les sources de
richesses qu'il s'ouvrait de ce chef; qu'il pût recevoir les
annates condamnées comme simoniaques par Chrysostome
et par le concile de Chalcédoine ; qu'il pût se permettre les
abus les plus criants au sujet des commendes et des incor-
porations, des exemptions, des dispenses, et enfin des trop
fameuses indulgences, introduites depuis 1500. Et quelle
multitude d'autres griefs encore : la cour pontificale devenue
le siège de toutes les voluptés ; les palais des évêques trans-
(*) « Si Christuro bene scis, satis est si cœtera nescîs noxia tibi. *• {Doctrinale
Jiwenum, cl. — Conf. c. 7.)
(«) De Jmitatione, lib. 1, c. 5, § 1, p. 5; lib. III, c. 2, p. 48 et 49.
(3) Ullmann, p. 175 et 177.
ÉCOLE DE ZWOLL : JEAN BUSCII. 161
formés en résidences princières; le haut et le bas clergé
faisant ses délices des armes, des tournois, de la chasse, de
la danse et du vin; même l'ordre si respectable des bénédic-
tins réduit à compter des légions de moines ignorants, pares-
seux et pleins de vices! Voilà beaucoup plus qu'il ne fallait
pour obliger la chrétienté à rentrer dans des voies meilleures,
à revenir aux mœurs et aux doctrines de la primitive Église,
en un mot, à rentrer dans le sein du Christ. C'est à cette
tache que travailla A-Kempis, il y consacra tout ce qu'il
possédait de science et de vertu, et cela explique l'immense
valeur de ses écrits (^).
A-Kempis, en partant du principe que la règle du Christ
n'est pas de ce monde, devait nécessairement se prononcer
contre l'ambition du clergé (*), l'opulence des couvents et des
églises, la simonie f), le cumul des charges ecclésiastiques
et les manifestations extérieures des moines. « Ce ne sont ni
l'habit, ni la tonsure qui font les vrais religieux; ce sont le
changement des mœurs et l'entière mortification des pas-
sions. Deux choses leur nuisent beaucoup : c'est qu'ils se
livrent à trop d'exercices corporels et n'examinent pas assez
leur intérieur. Des vêtements simples et une table frugale,
voilà ce qui doit leur suffire. Le Christ aime un cœur pur et
non un beau capuchon et une robe tissue avec une magni-
fique variété d'ornements. Un monastère ne doit pas abonder
en richesses et en beaux édifices ; mais tous les frères doivent
y fleurir par les bonnes mœurs et par les vertus saintes (^. »
De l'école de Zwoll sortit, en 1424, le célèbre réformateur
des monastères d'Allemagne, Jean Busch, de la même ville
de Zwoll. Après avoir pris, en 1419, l'habit de chanoine à
Windesheim, Busch eut, comme Luther, des combats terri-
bles à soutenir avec lui-même : il chancela dans la foi jus-
(*) Thomas a-Kcmpis, seine Zeit, sein Orden und seine Perso}}, p. 8 et 9.
(«) EpistolalV, p. 175.
(3) Vallis liliorum, p. 95 et 98.
(♦) Epistola VI, p. 178. Voyez aussi 179 et 180.
162 LES FRÈRES DE LA TIE COMMUNE.
qu'à douter de la divinité de Jésus-Christ; il ne pouvait com-
prendre le motif qui avait porté Dieu le Père à affliger son
fils des faiblesses et des misères de la nature humaine, à le
laisser vivre et mourir dans ce monde, poursuivi par la
haine et le mépris. Lcfrsqu*au réfectoire, on lisait TÉvangile
durant le repas, il se disait en silence : « Non, ce n*est pas
un Dieu, c'est simplement un homme que les évangélistes
veulent louer; les docteurs qui représentent Jésus-Christ
comme un Dieu ont vécu longtemps après sa mort. » Mais
à force de prières et de méditations, il parvint à dompter son
scepticisme et à rentrer dans le catholicisme le plus pur Q.
Dans plusieurs églises de l'évêché d'Utrecht, le peuple res-
tait réuni après la messe pour se livrer à des chants d'en-
semble en langue vulgaire, d'après les livres sur lesquels le
prêtre faisait l'office et qui servaient ensuite à des pratiques
de divination ou à des augures. Les dominicains de Zutphen
voyaient avec douleur et indignation ces déplorables usages
se perpétuer; afin d'y porter remède, ils défendirent au
peuple la lecture de toute espèce de livres flamands. Jean
Busch était animé d'un zèle trop éclairé pour tolérer une
aussi extravagante mesure; d'autant plus qu'à sa connaissance
plus de cent congrégations de religieuses et de béguines,
dans le seul diocèse d'Utrecht, se servaient avec le plus
grand avantage de livres en langue vulgaire. Mais les Pères
voulaient non seulement détourner le peuple des pratiques
superstitieuses, ils désiraient encore l'empêcher de lire ou
de méditer les livres de sentences tirées des docteurs de
l'Église. Jean Busch sut trouver, dans tout cela, un milieu,
en bornant la défense aux missels et à quelques autres
ouvrages dont la lecture en langue flamande pouvait pré-
senter quelque inconvénient (^.
Ce fut en 1424 qu'Adolphe, duc de Berg, conçut le projet
(') GoETHALS, Histoire des lettres, des sciences et des arts en Belgique; Bioix., 1840,
t. I, p. 62 et 63.
(«j Id., ibid., p. 63 et 64.
JEAN BUSGH. 163
de réformer un couvent situé à Bodingen, près de Cologne ;
et, à cet effet, il s'adressa au prieur de Windesheim, qui lui
envoya Jean Busch et trois autres frères. Après un labeur
incessant de quatre années, Busch réussit à le faire ployer
sous la règle de Windesheim (^).
En 1529, le monastère de Saint-Martin à Ludingkerke ou
Âchlum, comme on appelle maintenant ce village, aux envi-
rons de Harlingen, demandait une réforme profonde. Peu
de prêtres demeuraient dans ce monastère ; en revanche, il
était habité par un grand nombre de frères convers, qui
avaient fait un pacte d'union avec les chartreux des environs;
ils avaient juré entre eux de se défendre et se protéger
mutuellement contre quiconque oserait troubler les délices
de leur paradis. Cette coalition les avaient rendus si puis-
sants qu'ils régnaient en despotes sur toute la Frise. L'évêque
d'Utrecht, informé de ce scandale, et ayant appris, en outre,
que les hommes et les femmes qui habitaient péle-méle dans
dans ce couvent n'étaient nullement des religieux, les en fit
sortir sans délai et demanda quelques chanoines de Win-
desheim, avec lesquels il fût possible de fonder un monas-
tère honorable. Le prieur en envoya deux, dont l'un était
Jean Busch, et, grâce à ces deux frères, le monastère se
trouva bientôt transformé f). Ils firent de même du couvent
de Sion, aux environs de la ville de Beverwyck, pour lequel
ils avaient reçu la même mission.
Le concile de Baie venait de décréter d'urgence la réforme
des couvents de l'Allemagne. Busch fut envoyé à Witten-
bourg, village de l'évêché d'Hildesheim, pour y être sous-
prieur de la maison de la B. Marie (1457). Ce fut, de tous les
monastères de la province de Saxe, celui qui adopta le pre-
mier la réforme monastique f).
Désolé des abus dont il était environné, Busch conseilla au
{•) Van der Aa, Biogi^aphisch Wom-denbçek ; Amst, 1852-1878, t. II, p. 1632.
(*) GOETHALS, p. 66^.
e) ID., p.70.
164 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
prieur de cette maison de solliciter du concile une bulle
pour le monastère des prétendus chanoines réguliers de
Sultze, près de la ville d'Hildesheim, lesquels seraient invités
à se soumettre au chapitre de Windesheiui dans un temps
déterminé. Le concile s'empressa d'accorder celte demande.
Au terme fixé, Busch se rendit, en 1539, à Sultze; mais
les chanoines qu'il devait réformer étaient tellement ivres,
qu'ils menacèrent de le tuer s'il se présentait devant eux.
Tout ce qu'avec l'appui d'Hildesheim, Busch put obtenir de
ces débauchés, qui du vrai moine n'avaient que le froc, fut
leur sortie du couvent ; après quoi on admit le monastère
dans la congrégation de Windesheim (^).
Un an après, Frédéric, archevêque de Magdebburg, invita
Busch à venir réformer le monastère de Marie et de Saint-
Alexandre, près de Halle, riche et puissante communauté
dont le prévôt avait les droits d'archidiacre sur 200,000 âmes,
sur une étendue de onze lieues. Cette maison était dans une
situation bien plus déplorable encore que celle de Zuding-
kerke, qui ressemblait à une congrégation militaire. Pour
donner une idée de celle de Halle, il suffira de dire que,
d'après l'opinion du peuple, on ne devenait prévôt de la
Bienheureuse-Marie qu'après avoir été emprisonné au moins
trois fois pour différents crimes f).
Afin de parvenir plus facilement à la réforme de ce lieu
de scandale, ainsi que de tous les couvents qui se trouvaient
dans l'archidiaconat, on pria le père visiteur, Jean Busch, de
se charger de la prévôté. Ce fut vers 1449, après avoir gou-
verné le monastère de Sultze pendant neuf ans, qu'il se vit
élever à cette dignité f ).
En 1451, le cardinal Nicolas de Cusa convoqua les prélats
allemands à Magdebourg et leur fit connaître, en assemblée
générale, qu'il tenait de la cour pontificale l'ordre de pro-
(*) GOKTHALS, p. 70-73.
(«) Id., p. 73 et 74. — Van der Aa, p. 1633 et 1634.
(») Id., p. 74 et 75.-
JEAN BUSCII. 165
céder à la réforme de tous les monastères de cet archevêché.
Il chargea de cette difScile mission Busçh et le prévôt de
Saint-Maurice, à Halle. L'activité de ces deux hommes, égale-*
ment distingués, également remarquables, s'étendit sur les
couvents deWeimar,Leipsick,Naumbourg,Hallerstadt,Erfurt.
Les nobles efforts de Busch furent couronnés par une disgrâce
qu'il encourut auprès du nouvel archevêque de Magdebourg,
qui était entièrement à la dévotion des ennemis du chanoine
de Windesheim. Mais, en 1462, le monastère de Sultze lui
conféra de nouveau la dignité de prieur; et, neuf ans après,
l'archevêque de Magdebourg lui rendit son amitié et son
estime. Dès lors, Lunebourg, Brème, le Holstein, la Frise,
rOveryssel, la Westphalie, le Brandebourg, Magdebourg, la
Meisnie, la Thuringe, la Saxe, toutes les contrées, toutes les
villes de la Germanie où il croyait pouvoir faire du bien
furent tour à tour visitées par Téminent réformateur, dont
plus d'une fois la vie courut les plus grands dangers au milieu
de sa laborieuse carrière. Puis en 1474, sentant sa fin appro-
cher, il termina la rédaction de ses mémoires, qui sont de la
plus haute importance pour l'histoire du peuple et pour celle
de l'Église, et il mourut, en 1479, à Sultze même, après avoir
résigné sa charge de prévôt. Malheureusement, les réformes
qu'il avait introduites ne lui survécurent que pendant quel-
ques années f).
Ruysbroeck était l'auteur d'une mystique religieuse appuyée
sur la contemplation spéculative dont le vol sublime conve-
nait surtout aux esprits supérieurs. Avec Gérard Groot,
Radewyns et Thomas a-Kempis commence une autre mys-
tique, toute pratique et éminemment populaire, mais ascé-
tique rejetant tout ce qui ne semblait pas en connexité
directe avec la vie morale et religieuse, et fondée sur le prin»
cipe d'association monastique et sur l'éducation de la
jeunesse. Le sol natal de cette mystique, c'est le nord des
Pays-Bas, les villes de l'Overyssel, et notamment Deventer,
(<) GoETH.vLS, p. 75-81. — Van der Aa, p. 1634-1636.
11
166 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
la plus considérable de toutes. On se croyait revenu aux pre-
miers temps du christianisme. Nos trois mystiques s'étaient
constamment efforcés de se détacher de la science dogma-
tique et de n'agir que sur l'individu, de le porter sans cesse
à l'examen de sa conscience, de son moi intime et de faire
tout ce qui peut rendre l'homme de plus en plus pieux. Mais
par là même ils travaillaient davantage à la pratique de la vie
religieuse et, par suite, ils aboutissaient à l'indifférence en
matière de dogme. Ce fut ainsi que, bien malgré eux, les
frères de la vie commune concoururent au progrès du ratio-
nalisme du xv!"" siècle, secondé par la Renaissance, et dont le
plus illustre de leurs élèves, Érasme, devint l'immortel
représentant (^).
Ce mélange d'aspirations idéales, de rêveries contempla-
tives et d'oppositions anticléricales de nos mystiques consti-
tue l'atmosphère intellectuelle et morale dans laquelle ont
grandi les écoles primitives de peinture des Pays-Bas.
A l'école de Ruysbroeck appartenait encore Henri Harphius
ou Van Herp, né au bourg de Herp ou Erp, dans la Campine,
qui fut provincial des franciscains en Flandre et supérieur de
la maison de cet ordre à Malines, où il mourut en 1478. Plus
élevé que le célèbre mystique allemand, le docteur sublime
et illuminé Jean Tauler, il se rapprocha de Ruysbroeck.
Faire naître, graduellement, par une sorte d'épuration et
d'épreuves, les divers états de la vie divine dans l'âme
humaine, d'abord dans chacune des facultés, puis dans la
substance entière de l'àme, possédée alors par toute la Divi-
nité elle-même, tel est le but spiritualiste qu'Harphius s'est
proposé dans ses ouvrages, dont les premières éditions
parurent, l'an 1502, en flamand. Elles furent bientôt prohi-
bées pour l'opinion de l'auteur que les hommes parfaits,
mus par l'impulsion seule de l'esprit divin, n'ont pas besoin
de directeurs, ceux-ci étant, d'ordinaire, plus occupés des
(*) BôHRiNGERy p. 612 et 613. — Vorreiter, Luther*s Uingen mit den antichrist-
lichen Principien des Révolution ; Halle, 1860, p. 82, 83 et 109.
HENRI HARPHIUS. 167
pratiques extérieures que de la vie spirituelle. Dans la ver-
sion française, on supprima la dénomination de créature
éternelle donnée à Thomme, qui a pris, selon Harphius, son
origine dans le temps et dans l'éternité .
Bossuet applique au même auteur le reproche fait par
Gerson à Ruysbroeck, de pousser trop loin l'allégorie du lan-
gage figuré du Cantique des Cantiques, en parlant des noces
spirituelles de l'épouse avec l'époux, jusqu'à prétendre que
l'âme s'unit tout entière et inséparablement avec Jésus-Christ,
dans la contemplation d'idées qui ont produit, surtout chez les
femmes d'une sensibilité vive, ce mysticisme exalté d'autant
plus propre à égarer l'esprit qu'il flatte davantage l'imagi-
nation (*).
Harphius avait attaqué avec beaucoup d'énergie un des
grands défauts des croyants de son siècle, en leur reprochant
de ne faire le bien que dans l'espoir de la béatitude céleste et
de n'éviter le mal que par la crainte de l'enfer; il leur avait
remontré qu'il ne fallait faire l'un et l'autre que par le pur
amour de Dieu, que par un effort constant à se conformer à
toutes ses volontés et à les accomplir sur la terre au risque
de perdre les honneurs et les biens de cette terre. «Et qu'on
ne se figure pas, dit-il, que ce soient les œuvi*es, c'est-à-dire
les pénitences, les retraites dans un couvent qui sauvent.
Non, c'est la foi en Dieu seul, c'est le pur amour de Dieu pra-
tiqué dans toute la liberté des enfants du Christ, c'est-à-dire
sans espoir du ciel et sans crainte de l'enfer, qui fera notre
salut f). »
A Harphius, il faut ajouter Jean Brugman, fameux prédica-
teur du XV* siècle, qui vit le jour dans la ville natale de Thomas
a-Kempis et fut élevé à Saint-Omer dans le culte de la vertu
et des lettres sacrées et profanes. Son éloquence naturelle,
mais bizarre, a été comparée à celle du père Bridaine,
et son désintéressement évangélique était devenu prover-.
{*) Biographie universelle, art. Harphiiis.
(*) MoLL, Johannes Brugman; Amsterd., 1854, 1. 1, p. 27 et 28.
168 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
bial. Aussi exerçait-il un empire immense sur la multitude,
dont il connaissait les idées, le langage et les besoins.
Voulait-il faire à la fois son éloge et Ja satire de ses con-
frères, il tirait, en chaire, un billet de sa manche et s'adres-
sait ces questions : « Brugman, vas-tu armé de longs couteaux
pour défendre les lieux de prostitution? Non, certes. Plutôt
que d'être simoniaque, tu préfères aller simplement avec un
pauvre froc rapiécé. Donnes-tu l'absolution pour de l'argent?
Non, certes. Tu confesses tout le monde gratuitement pour
plaire à Dieu, et tu ne dépouilles pas les brebis de leur laine.
Quand il y aura des pestiférés, les abandonneras-tu, comme
font quelques-uns? Non, certes. Pauvres ou riches, tu colleras
ta bouche sur la leur, tu les assisteras jusqu'à leur dernier
soupir (^). »
Puis prenant un crucifix et le montrant à toute l'assistance,
il accompagnait ce mouvement d'autres paroles également
caractéristiques, dont voici la fin : « Chers amis en Jésus-
Christ, comme j'ai choisi un pauvre petit couvent pom' vous
montrer à tous le chemin de la vie éternelle, et comme j'ai
besoin de votre aide et assistance, je prie, au nom du crucifié,
tous ceux d'entre vous qui sont disposés à me rester fidèles,
de lever le doigt en signe d'adhésion. »
L'assentiment était universel, et Brugman se disait, pour
leur bonheur, prêt à verser jusqu'à la dernière goutte de son
sang 0-
Dans ces temps, la parole parlée était tout autrement puis-
sante qu'elle ne l'est de nos jours. On raconte que l'efFet de
celle d'un de nos mystiques fut tel que beaucoup de ses audi-
teurs, frappés, transportés, « ravis dans les cieux », tom-
bèrent évanouis f).
(') Biographie universelle, art. Brugman,
(-) MoLL, Johannes Brugman, t. I, p. 137 et 138. — Conf. Ckrisikr, Tableau de
Vhistoire gétéi-ale des Provinces- Unies ; Utrecht, 1770, t. II, p. 194. — Voir un autre
sermon de Brugman, apud J. Le Long, Historische Beschryving van de Reformatie
derstadt Amsterdam; Amst., 1729, f. 360-369,
(») Frettag, Bilder der deutschen Vergangenheit, t. II, 1, p. 322 et 323.
DENYS LE CHARTREUX* 169
Il ne fallait rien moins qu'un prédicateur comme Brugman
pour ranimer le feu sacré des croyances religieuses; car le
peuple célébrait les jours de fête non pas dans les églises,
mais dans les cabarets, où il jouait, buvait, se battait depuis
le matin jusque bien avant dans la nuit (^).
Brugman, qui s'était aussi fait connaître comme hagio-
graphe f) et comme poète f), mourut à Nimègue en 1473. Il
avait vécu dans Tamitié de Denys Van Leeu>ven, surnommé le
Chartreux, né à Rickel, village près de Looz, et mort, en
1447 (^, prieur de son ordre à Ruremonde.
Denys, également remarquable comme homme, comme
savant, comme prédicateur et comme écrivain mystique,
lutta — à l'exemple de tant d'autres — contre la décadence
de l'Eglise de son temps et fut en correspondance avec tous
ceux qui, en Allemagne et dans les Pays-Bas, travaillaient à
la destruction des abus. Il publia une série de traités sur la
vie des prélats, des archidiacres, des chanoines, des moines,
des nonnes, des curés, des nobles, des guerriers, des mar-
chands, etc. Pour répondre notamment aux vives instances
de Brugman, il composa un manuel de doctrine chrétienne
destiné à servir de guide non seulement à certaines classes
de la société, mais à tous les croyants en général .vtlet
ouvrage f), qu'on peut encore lire avec fruit aujourd'hui,
fournit des éclaircissements importants sur l'état de l'Église
au XV* siècle et sur les changements qu'elle devait subir.
S'attachant à rappeler les vrais principes et l'esprit du
christianisme d'après les apôtres, les lettres de saint Paul et
les paroles de Jésus-Christ lui-même, l'auteur montre que
(«) MoLL, p. 170-172.
(') Voyez Vita aime Virginia Lydwine. Traiislatio tertia, per venerabilem pairem
fratrem Joh. Brugman. An, 1456; Schiedam, 1498. — Conf. Moll, L c, t. H,
p. 98-143.
(^) Hoffmann von Fallersleben, Horœhdgicœ, t. Il, p. 34-41. — Moll, t. II,
p. 205-218.
(*) A rage de 69 ans.
î^) Lionisii Carîh,, de dodrina et regidis vitœ christianœ, lib II.
170 LES FRÈRES DE JLA VIE COMMUNE.
l'Ëglise primitive n'était autre chose qu'une assemblée de
fidèles dont la vie était consacrée à Tamour et à Tadoration
de Dieu ; et, à ce sujet, il prend occasion pour tonner contre
la ruine de FÉglise et contre la monstrueuse dégradation du
peuple chrétien de son temps. « La vigne du Seigneur est
dévastée, s'écrie-t-il ; ce ne sont plus des chrétiens, ce sont
des antichrétiens! Ils ont fait un pacte avec la mort et
l'enfer! Partout, c'est la chair, le luxe, le jeu, le théâtre, les
voluptés qui l'emportent. Et ce qu'il y a de plus triste, c'est
que les grands et les savants parmi les peuples sont précisé-
ment les plus coupables ; ce sont eux, en effet, qui se livrent
avec le plus de fureur aux vices du siècle, au mensonge, à la
débauche, à la simonie, à l'avarice, à l'usure ; ce sont eux
qui ont gangrené tout le corps de l'Église (^). »
 tant de maux, Denys oppose treize règles fondamentales
basées sur l'Écriture et les pères de l'Église, puis une recom-
mandation de devoirs pour toutes les conditions de la société,
pour le pape aussi bien que pour le moindre cénobite, pour
le prince aussi bien que pour le dernier homme du peuple.
Partout, dans ces chapitres si curieux, se rencontre la même
inspiration biblique, les mêmes plaintes sur l'état corrompu
de la chrétienté, les mêmes menaces contre la simonie et le
concubinage des prêtres, les mêmes exhortations à la réforme
de la vie chrétienne tout entière. Le pape est particulière-
ment prié de concourir à cette réforipe tant désirée et, dans
ce but, de convoquer un concile général (*).
Denys s'adresse aussi d'une manière toute spéciale aux
curés, aux pasteurs des âmes, à qui il demande, avant toute
œuvre, d'être chrétiens ; de pratiquer les vertus des apôtres ;
d'être doux, tolérants et probes ; de bien expliquer les paroles
de l'Écriture; de tout faire pour les inculquer dans l'esprit et
dans le cœur des fidèles; de beaucoup lire, étudier, écrire;
(«) MoLL, t. I, p. 70-77.
(«) Id., p. 77-79.
DENYS LE CHARTREUX. 171
de se corriger eux-mêmes et de s'occuper principalement des
petits et des pauvres (^).
Il remontrait au pape, aux prélats, aux rois que la perte
de Constantinople, récemment conquise par les Turcs, était
la peine infligée à leurs péchés et à ceux de leurs peuples;
qu'ils devaient s'appliquer sans délai à la réforme de leurs
mœurs et venger l'Ëglise du sanglant outrage qui venait de
lui être fait par cette catastrophe f).
Brugman partageait entièrement les opinions de son ami :
il ne voyait dans l'Église qu'un champ ravagé sans culture f).
Mais si, par rapport au dogme et à la morale, il était d'ac-
cord avec Thomas a-Kempis, il différait radicalement de ce
mystique en ce qui concernait la vie sociale. A-Kempis
dédaignait cette vie extérieure, parce qu'il attendait tout de
Dieu, rien des hommes ; il fuyait la fréquentation des femmes,
desamiset des étrangers, comme des pièges du démon. Brug-
man, au contraire, tandis que le pieux cénobite se renfermait
dans sa cellule, travaillait, lui, sans relâche dans les tumul-
tueuses agitations du monde et agissait à la fois sur les inté-
rêts religieux et sur les intérêts sociaux de l'humanité. Et
c'était chose nécessaire, car, même durant le xv® siècle, les
bons prédicateurs étaient rares (^).
En 1409, un autre franciscain, Henri Stuurman, insistait
auprès du magistrat de Groningue sur la nécessité de la
réforme morale des moines mendiants. Il faisait une censure
amère de leur dépravation et demandait que l'on créât une
commission de quatre membres pris dans la bourgeoisie et
chargés de les surveiller f).
Les frères de la vie commune s'étaient principalement
réunis pour faire des exercices de piété et des actes de bien-
0) MoLL, p. 79-80.
(*) Bérault-Bercastel, Histoire de V Église; Paris, 1778, t. XVI, p. 89 et 90.
O MoLL, p. 97.
(4) lD.,p.99, 100, 148 et 149.
p) HoFSTEDE DE Groot, Geschiedmiis der Broedermxkerk in Groninffoi; Gro-
ningue, 1832, p. 9.
172 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE,
faisance, et non pour attaquer ouvertement FËglise ; mais pen-
dant la seconde moitié du xy^ siècle, la théologie prit des ten-
dances décidément hostiles à Tordre ecclésiastique. Elle fut
surtout engagée dans cette voie par les doctrines de Wicleff
et de Hus, et bientôt on commença à pénétrer philosophique-
ment l'essence même de la religion, en se guidant beaucoup
plus sur les textes de l'Écriture que sur les traditions de
l'Église. C'est alors qu'on entendit Jean Yan Goch (^), prieur
d'un couvent de chanoinesses à Malines, nommer Thomas
d'Aquin le prince de l'erreur ; déclarer sans détour que la
Bible est la seule autorité de la foi ; que les écrits des théolo-
giens de son temps, notamment ceux des moines, n'avaient
aucune valeur ; que l'emploi de la force en matière de foi est
condamnable; que, l'amour étant la seule loi du christia-
nisme, la doctrine évangélique, loin de contraindre l'esprit
humain, voulait, au contraire, le rétablir dans toute sa
liberté d'action ; que les vœux monastiques n'étaient ni d'une
nécessité absolue, ni aussi méritoires qu'on le prétendait; que
l'Église peut errer ; que la différence entre les évêques et les
simples prêtres n'est pas d'institution divine ; que la chré-
tienté devrait revenir à la simplicité de ses temps primitifs (*)•
Van Goch parlait aussi avec beaucoup de sévérité de la vie
scandaleuse des moines, qui, disait-il, était telle que Satan
rougirait d'imaginer ce que beaucoup de moines osaient
prendre sur eux f).
Goch, lui aussi, ne mettait pas la loi dans l'observation des
rites extérieurs ni dans la pratique des bonnes œuvres; mais,
à l'exemple des mystiques et des autres hommes de l'opposi-
tion, il la plaçait dans la piété et dans la foi. Quant à l'Église,
il n'entendait par ce mot que la communauté de ceux qui ten-
daient à la piété, àla foi, àla sainteté et qui étaient reliés entre
(*) Il mouinit en 1473.
(*) Walch, Monimcnta mœdii ori". Goetting. 1757, t. I, fasc. 4. Pr»f.,
f. XXXV-XXXVn. — Hagbn, p. 75, 76, 116 et 117. — Ullmann, t. I, p. 150.
— Okkkn, p. 115.
(») Walch, /. c, f. 122.
JEAN VAIS GOCH. 173
eux par la charité sous leur chef Jésus-Christ. Ce lien n'était
donc pas une autorité religieuse extérieure, mais l'amour des
uns pour les autres. « C'est pourquoi x>n n'était pas tenu de
croire au pape, qui avait erré plus d'une fois. L'unité de
l'Église n'était que spirituelle, et son vrai chef était le Christ.
Saint Pierre avec le pape ne constituaient donc pas cette
unité. Aussi, combien n'y a-t-iî pas dans ce monde d'excel-
lents chrétiens qui ignorent Rome et le pape {*)? »
« L'Église, disait-il, ne peut reposer que sur l'Évangile, et
l'on ne doit lui obéir que pour autant qu'elle repose sur ce
fondement.
fc II y a un double sacerdoce, l'un qui s'acquiert par l'état
de prêtre et par le sacrement, l'autre que l'on obtient par la
nature rationnelle de l'homme. Ce dernier sacerdoce est
commun à tous. Le peuple a le droit de s'opposer au clergé
qui corrompt l'Église. Les rapports du clergé avec le peuple
ressemblent à un contrat qui peut être résilié dès que les
prêtres ne font plus leur devoir. » Aussi Goch voulait-il que
ceux-ci fussent soumis tous les ans à une réélection par le
peuple.
« Le pape n'a d'autre mission que d'édifier les fidèles. S'il
s'en acquitte dignement, on lui doit obéissance, sinon, on est
tenu de lui résister. Le pape n'est pas le maître de l'Église ;
mais il est, comme tous les fidèles, obligé envers Dieu, le
Christ et l'Évangile. Son autorité n'existe que lorsqu'il repré-
sente véritablement l'Évangile, de telle sorte que tous ceux
qui comprennent l'Évangile mieux que lui ont aussi plus
d'autorité f). »
On le voit, Yan Goch avait déjà les tendances des réfor-
mateurs du XVI* siècle; c'est, chez lui, la même lutte
contre le philosophisme scolastique et contre le principe
d'autorité absolue, la même valeur donnée à l'Écriture
sainte et à la pratique de l'Évangile, la même polémique
(*) Hagen, t. II, p. 118 et 119.
(«) ID., p. 119 et 120.
174 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
contre le trop grand mérite attribué aux œuvres spi-
rituelles et aux exercices de piété. Avec une éloquence qui
bouillonnait comme un fleuve de feu, il voulait arracher à
la décadence tous les ordres de la société, le peuple aussi
bien que les grands, l'État aussi bien que l'Église; et, chose
surprenante, jamais il ne fut suspect à la hiérarchie ecclésias-
tique et jamais non plus il ne se vit exposé à la moindre
persécution, sans doute parce qu'il ne répandait pas ses
principes et ses critiques dans la vie publique, mais qu'il les
renfermait dans le cercle de ceux qui pouvaient le com-
prendre et l'apprécier. Et cependant, par ces principes, Goch
était un réformateur dans la véritable acception du mot Q.
A la même époque brillait un homme plus considérable
encore que lui, Jean Wessel f), surnommé Gansfort, Goese-
vort ou Gansevoet, fils d'un boulanger de Groningue, élève
de Zwoll et ami de Thomas a-Kempis.
Wessel, après avoir étudié et enseigné à Zwoll, était allé
approfondir la philosophie et la théologie si l'université de
Cologne. Cette université, cependant, était alors bien déchue
de sa splendeur. Il y régnait le sombre et intolérant dogma-
tisme scolastique, dont l'esprit de persécution se fit sentir
dans toute son étendue immédiatement avant la réformation
de Luther. Cologne était devenu le siège principal des
inquisiteurs en Allemagne, et c'est de là que sortit, à la fin
du XV* siècle, le terrible Malleus Maleficarum. Aussi les écri-
vains les plus distingués de ce siècle et du xvi* ne parlent-ils
qu'avec mépris de cette ville, devenue un centre de l'obscu-
rantisme, après avoir rendu tant de services à la science.
On disait que Virgile et Cicéron y étaient rejelés avec autant
de dégoût que la viande de porc par les juifs f).
Le jeune étudiant, qui avait été élevé à Zwoll dans une
douce et abondante piété chrétienne et formé à une école
(*) Ullmaxx, 1. 1, p. 146-150.
(«) Né en 1419, mort en 1489.
(3y Ullmann, t. II, p. 303-310. — J. Friedrich, /. Wessel, p. 94 et 95.
JEAN WESSEL, 175
d'où sortirent plus tard les restaurateurs de l'antiquité clas-
sique, ne devait se plaire que très médiocrement dans une
université qui en était encore aux systèmes surannés d'Albert
le Grand et de Thomas d'Aquin. Il n'en fut pas moins reçu
docteur, mais il ajouta beaucoup plus d'importance à l'étude
des livres conservés dans les bibliothèques des couvents, sur-
tout dans celui des Bénédictins. Il avait une prédilection par-
ticulière pour la philosophie platonicienne, qui avait à ses
yeux le mérite de se rapprocher du christianisme. Il fut assez
heureux pour se fortifier dans la langue grecque chez quel-
ques Hellènes réfugiés à Cologne. Afin de connaître ensuite
l'Écriture sainte dans ses textes originaux, il apprit de juifs
et de moines l'hébreu, le chaldéen et l'arabe (^).
Champion ardent du réalisme, Wessel partit, en 1452,
pour Paris, après avoir séjourné quelque temps à Louvain.
Il voulait déployer, dans la capitale de la science théologique,
son activité réformatrice parmi les nominaux, au profit des
réalistes f). '
On sait que les théologiens de l'université de Paris furent
en partie les auteurs et les défenseurs les plus remarquables
de l'opposition antipapale des conciles de Constance et de
Baie, ainsi que les promoteurs de ce principe si fécond en
conséquences suivant lequel les conciles sont au-dessus des
papes. Tout cela donnait au nominalisme une sorte de justi-
fication, outre qu'hostile aux développements dialectiques du
réalisme et favorable à l'Écriture sainte et à la primitive
Église, il s'alliait au mouvement réformateur du siècle. Aussi
les représentants des nouvelles idées en France étaient-ils
tous des nominalistes, tels que Pierre d'Ailly, Nicolas de
Clémangis, Gerson et tant d'autres. Mais quelle que fût leur
haute influence, ils ne parvinrent pas h empêcher le retour
des vieilles querelles du réalisme et du nominalisme, qui, en
effet, reprirent force et vigueur vers le milieu du xv* siècle.
(^) Ullmann, p. 310-315. — Friedrich, p. 95-97.
(*) Friedrich, p. 97.
176 Lte FRÈRES DE LA VIE COMMU?iE.
Paris en fut le principal théâtre et il attira tous ceux qui brû-
laient du désir de combattre. C'est parmi eux que prit place
Wessel, qui avait refusé une position à Tunivei'sité deHeidel-
berg, afin de pouvoir aller rompre une lance à Paris et, par-
ticulièrement, afin de ramener au réalisme deux de ses
compatriotes, Henri Van Zomeren et Nicolas d'Utrecht, nomi-
nal istes célèbres.
Mais, au milieu de la lutte et des études qu'elle nécessitait,
Wessel changea peu à peu d'opinion et passa lui-même au
nominalisme. En même temps, il s'intéressa aux disputes de
l'université sur l'étendue du pouvoir pontifical, l'infaillibilité
du pape, les abus de l'Église et de la cour de Rome, et bientôt
il figura parmi les plus illustres platoniciens de Paris (^).
Cependant, malgré cette adhésion au nominalisme, Wessel
n'adopta pas toutes les doctrines de celte philosophie, qu'il
accusait, entre autres critiques, de ne pas distinguer « le feu
qui purifie du feu qui punit » et de se permettre une grande
« dissidence et incohérence de mots » à l'égard des indul-
gences (*)..
Wessel demeura environ seize ans à Paris. Il y eut pour
maîtres Henri van Zomeren et Nicolas d'Utrecht, qu'il avait
d'abord voulu convertir; puis Guillaume de Phalis, Jean de
Bruxelles et Jean le Picard, de son nom de famille Haveron,
qui, en 1450, fut recteur de l'université. Parmi les hommes
plus jeunes sur lesquels il exerça de l'influence, il importe
de citer Jean Reuchlin et Rodolphe Agricola, dont il sera
question ci-après f).
Après qu'il eut visité d'autres universités et la ville de
Rome, où il se trouvait en 1470 et 1471, nous le rencontrons
de nouveau h Paris en 1475. Cette année, Louis XI publia un
édit qui tomba sur le nominalisme comme un coup de ton-
(*) Biilœus, Historia universitaiis paristensis, t. V, f. 666, 780 et 918. — Frie-
drich, p. 99-102.
{«) Wesselii, Opéra; Amst., 1617, p. 850 et 890. — Friedrich, p. 102.
(») Friedrich, p. 102 et 103. — Ullmann, p. 340-341.
JEAN WESSEL. 177
nerre. Cette doctrine y était proscrite comme moins utile et
moins propre que le réalisme à l'édification de l'Église et de
la foi chrétienne, ainsi qu'à l'éducation de la jeunesse (^). Le
célèbre historien de l'université de Paris nous apprend que
la dignité de cet établissement avait été fortement compro-
mise par les philosophes et les théologiens combattant pour
l'un ou l'autre système. Pour la rétablir, le Normand Jean
Bochardf), auparavant confesseur du roi Charles VII, depuis
évêque d'Avranches f) et le principal conseiller de Louis XI
dans l'affaire de l'édit, eut recours au talent et à l'habileté de
Wessel (^). Il paraît que, dans cette circonstance, il fut
nommé recteur de l'université, dont il devint le restaurateur.
Bochard n'aurait pu faire un meilleur choix : pour une mis-
sion aussi élevée, il fallait un homme tel que Wessel, qui,
tout en se ralliant au nominalisme, n'avait pas abdiqué son
individualité, son indépendance, et pouvait facilement pren-
dre une position conciliatrice entre les deux partis, auxquels
il pouvait hardiment faire entendre le langage de la vérité,
parce qu'il planait au-dessus d'eux f). Au surplus, quand la
paix fut rétablie, l'édit fut révoqué (1481), et l'entière liberté
philosophique rendue à la France (^.
Quels étaient maintenant les motifs qui avaient conduit
Wessel en Italie? C'étaient probablement la renaissance de
l'antiquité classique, et particulièrement l'étude de la littéra-
ture grecque, qui florissait alors dans ce pays. Wessel dési-
rait lire c( l'Aristote grec en Grèce ». Nous avons, du reste,
peu de renseignements sur le séjour qu'il fit en Italie : nous
savons seulement qu'à un dîner chez Henri Dalman, camé-
rier du pape Paul II, auquel assistaient Guillaume de Phalis,
Jean de Bruxelles et Jean le Picard, Wessel fut amené à
(') BULAEIS, /. c, f. 708.
(«) Id., ibid., f. 886.
Y) Mort en 1485.
(*) BULAEUS, f. 918.
(*) Friedrich, p. 103 et 104.
n Ullmann, p. 336, d'après Bulaeus, t. V, f. 739-741 et 918.
178 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE,
exposer ses idées sur les indulgences, et que le chambellan
répondit : Cela n'est pas nouveau, et plus d'un membre de la
cour de Rome s'exprima de même (*).
Cela se comprend, rien n'était plus incertain et plus
obscur, au xv* siècle, que les questions relatives aux indul-
gences, lesquelles ne furent fixées comme dogme que dans la
25* session du concile de Trente. Jamais, du reste, à part
quelques excentricités de paroles, Wessel n'a différé fonda-
mentalement, principiellement^ de l'Église, tandis que, de très
bonne heure, il en fut différemment chez Luther f).
Wessel visita aussi Florence, où l'attirait sans doute
l'étude de la philosophie platonicienne, mais où il apprit à
connaître aussi le caractère italien sous un aspect moins
avantageux. Il fait l'éloge des compatriotes de Zwoll, gens
simples et bons, qui, heureusement pour leur caractère et
leur moralité, ne savent pas calculer comme les rusés Flo-
rentins f). A Venise, il fut témoin d'un acte du procès de
canonisation au sujet de la vie et des miracles du patriarche
d'Aquilée. Il pensait que, malgré les incertitudes qui y
régnaient, une telle canonisation serait encore préférable à
celle qu'on abandonnerait à l'opinion flottante du peuple (^).
On a parlé des voyages de Wessel en Grèce et en Egypte,
mais sans aucune espèce de fondement. Il avait eu l'occasion
d'étudier « le grec en Grèce», chez les savants Hellènes réfu-
giés en Italie. Après son second séjour à Paris, il arriva,
vers 1474, à Baie, où il retrouva Reuchlin, et il y donna
des leçons privées sur la théologie et les langues grecque et
latine f).
Vers 1475 ou 1476, Wessel est de retour dans sa patrie.
On parle, il est vrai, d'un nouvel appel qui lui avait été fait
par l'université de Heidelberg, où il aurait enseigné la phî-
(«) Wesselit 0pp., p. 886 et 887, — Friedrich, p. 104 et 105.
(') Voir les preuves apud Friedrich, p. 238 et suiv.
e) Opp„ f. 212.
(*) Ibid., f. 583. — Ullmann, p. 357.
(^) Friedrich, p. 105 et 106. — Ullmann, p. 357 et 358.
JEAN WESSEL. 179
losophie, mais non pas la théologie, parce qu'il n'y était pas
gradué. Mais, à cet égard, les preuves manquent et, ne man-
queraient-elles pas, toujours serait-il que jamais, comme on
Ta dit, il n'a semé dans cette université le germe des doc-
trines^ dont l'auteur fut Luther (^).
Après une vie scientiûque très agitée, Wessel rentra à
Zwoll, où il fut reçu avec enthousiasme. Il passa les années
qui lui restaient à vivre tantôt chez les chanoines réguliers
du Mont-Sainte-Agnès, près de Zwoll, tantôt dans l'abbaye
d'Adwaerd, en Frise, tantôt dans un couvent de religieuses à
Groningue. Il va sans dire qu'il ne se détacha pas des bonnes
et fortes études et qu'il s'efforça, au contraire, de les répandre
et de les fortifler (*).
Wessel avait un esprit réformateur, une organisation puis-
sante que ne pouvait satisfaire la vie contemplative des mys-
tiques et dont aucune autorité ne pouvait assouplir l'indépen-
dance. Encore enfant, il se moquait des indulgences et il
rejetait également les mérites que l'on faisait résulter du
jeûne. « La pratique de toutes les vertus chrétiennes,
s'écriait-il, voilà la seule, la plus complète, la plus incontes-
table de toutes les lettres d'indulgence, non de par saint
Pierre, mais de par le Saint-Esprit, annoncé par saint Pierre
et reçu par l'Église f). » Il consacra une dissertation spéciale à
prouver que les indulgences ne sont fondées ni sur l'Écriture,
ni sur les Pères antérieurs à Albert et à Thomas, et qu'elles
ne reposent que sur l'absurdité et la tromperie (^).
Wessel voulait, en toutes choses, des preuves, et lors-
qu'elles manquaient, il refusait de croire. Ce fut lui qui
répandit dans la conscience publique les éléments d'opposi-
tion jusque-là renfermés dans les sociétés des frères de la
vie commune. Il ne reconnut pour tout fondement et pour
(•) FRiEDRiCH,.p. 106 et 107.
(«) Id., p. 107. — Ullmann, p. 371.
(^) Wesseli Gansforti opéra; Groningue, 1614, p. 811 et suiv.
0) Ibtd., p. 876-914.
180 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
toute source de religion que l'enseignement naturel et libre
de l'Évangile, et ne plaça la piété que dans la croyance sin-
cère en Dieu et en ses lois. L'Église était, pour lui, une com-
munauté de tous ceux qui veulent le bien et qui sont unis par
l'amour sous leur chef Jésus-Christ, et non pas sous le
papef). D'après lui, la suprême, la demiè/^e décision de
l'Église est toujours fournie par l'Évangile, de manière que
celui qui entend le mieux l'Écriture, qui l'explique le mieux
et avec le plus de foi, celui-là est le véritable philosophe et
le véritable théologien chrétien; celui-là est toujours au-des-
sus du prêtre f).
La place que Wessel assigne au pape est plutôt juridique
que religieuse et théologique : il en fait le représentant
suprême des lois de l'Église, mais dans les choses où l'homme
peut être dominé par l'homme, et non dans les rapports de
l'homme avec Dieu f).
Wessel représente les rapports des prêtres avec le peuple
comme un contrat que l'on pieut rompre lorsque les premiers
ne s'acquittent pas convenablement de leurs devoirs. Aussi
pensait-il que les prêtres, sans distinction de rang, devaient
être annuellement élus par le peuple, et pouvaient, suivant
les circonstances, être destitués par lui (^).
Wessel était un caractère viril et pur; hardi, intrépide,
généreux, passionné pour la vérité, il soutint franchement
son opinion partout. Telle fut sa réputation qu'il acquit le
surnom de maître des contradictions et de lumière du
monde f).
De tous les hommes dont nous nous sommes entretenus
jusqu'à Wessel, aucun n'a enseigné des idées réformatrices
(*) Hagex,/. c.,p. 117-119.
(*) Ullmann, t. II, p. 556.
(3) De Purgatorio, p. 826 et 827. — De Thesauro Ecclesiœ, p. 4-20. — Ullmann,
t. II, p. 531-557.
(») Hagen, p. 120.
(^) Hardenbero, Yita Wesselt, p. 5. — Hagen, l, c.,— Burigny, Vie d' Éi^asmè ;
Paris, 1757, t. I, p. 22.
ACCORD ET DIFFÉUENCE ENTRE WESSEL ET LUTHER. 181
qui se rapprochent autant que les siennes de celles du
XVI* siècle. Mais, comme celles d'Erasme, elles empruntaient
au caractère belge une grande mesure de forme. Erasme
lui-même se plaisait à faire ressortir l'extrême modération
de notre compatriote comparée aux violences excessives de
Luther (^). Le savant Guillaume Lagarus, jurisconsulte zélan-
dais, membre du Conseil de Brabant sons Charles-Quînt, était
tellement épris des doctrines du grand maître de Zwoll, qu'il
visita Adwaerd pour obtenir quelques renseignements sur
lui (*). Cependant, malgré les différences profondes qui sépa-
raient de Luther l'illustre théologien hollandais, le réforma-
teur de Wittenberg ne l'en proclama pas moins son prédé-
cesseur. « Si j'avais lu antérieurement Wessel, dit-il, mes
ennemis auraient pu croire que j'avais tout puisé chez lui,
tellement nos deux esprits ne font qu'un f). » Ici, Luther est
allé trop loin; sans doute, le docteur de Groningue a avancé
des opinions très hardies et dont quelques-unes rappelaient
les siennes; mais ses écrits, pris dans leur ensemble, étaient
catholiques et, dans tous les cas, ils n'ont rien d'un système
Ihéologique semblable au protestantisme (^).
En général, aucun des réformateurs du xv* siècle n'a songé
à faire comme Luther au x\V ; aucun n'a voulu détruire les
fondements sur lesquels reposait l'Église romaine ; tous ne
cherchaient qu'à la réformer par elle-même et en elle-
même ; car tous lui reconnaissaient assez de force pour opé-
(') Epist. adfratres infer, et orient. Fris. Opp,, t. X, f. 1622.
(*) Hardenberg, p. 15 et 16.
(3) Walch, Liâhers Werke, Halle, 1740-1753, t. XIV, p. 220 et 221.
Plusieurs dissertations de Wessel avaient été envoyées À Luther. Elles furent
publiées pour la première fois en 1521, peut-être à Wittenberg même, sous ce litre :
Farrago rerum theoloçicamm uberrima, dodiss, niro Wesselo Groningeiisi auctore.
Dans les éditions subséquentes, à commencer par celle de Bâle (1522), il se trouve
une préface de Luther, dans laquelle il dit : Hic, si mihi antea fuisset lectus, pote-
rat hostibus meis videri LvUherum omnia ex Wesselo hausisse, adeo spiritus utrius-
que conspirai in tmum, — Ullmann, p. 643-645.
(^) Cest ce qui a été prouvé par M. le docteur Jean Friedrich, dans sa savante
biographie de Wessel.
12
182 LES FAÈIŒS DE LA VIE COMMUNE,
rersa propre régénération.Wessel,d'ailleuis, mourut dans le
sein de TÉglise (^). Il conserva même toujours quelque chose
de l'ascétisme des Frères de la vie commune f), qu'il ne ces-
sait de représenter comme des modèles f/.
Wessel avait eu pour protecteur spécial l'évêque d'Utrecht,
David de Bourgogne, fils de Philippe le Bon et demi-frère de
Charles le Téméraire. En dehors de ses travaux philoso-
phiques et ihéologiques, il se livrait aux contemplations soli-
taires et se préparait à la mort par la prière et la méditation.
Soumis aux règles monastiques, il communiait avec les frères
et leur récitait les paroles d'adieu du Christ, voulant montrer
par là (Comment il désirait introduire dans la vie sa doctrine
de l'Euchaiîstie.
Les lettres de Wessel nous font voir clairement que tout,
de son temps, poussait à la question de savoir jusqu'où
s'étendait l'autorité du pape, et qu'on était parvenu à la con-
viction que les abus de la cour de Bome, notamment le
honteux système des indulgences, avaient une part considé-
rable dans la décadence du christianisme. Cependant, on fut
plus d'une fois froissé de ce que Wessel enseignait sous ces
rapports et on crut qu'il mettait les doctrines de l'Église en
péril {*). Aussi fut-il dénoncé aux inquisiteurs de Cologne par
le doyen Hoeckf). Il ne les redoutait pas, tellement il se sen-
tait fort de son orthodoxie et de son éloignement de toute
rupture avec l'Église (^ Il pouvait d'ailleurs compter sur
l'appui de David de Bourgogne, et, en effet, la dénonciation
n'eut point de suites, 1470 Q. David de Bourgogne avait été
(«) Friedrich, Johann, Wessel, i^, 110, 112, 125, 171, 280-283.
(«) Ullmann, p, 423, 633 et 641. — Gieseler, t. II, 4, p. 491 et 493.
(3) Eux aussi entendaient la Réforme de la même manière que Wessel. Cest pour-
quoi, lorsqu'ils virent Luther rompre définitivement avec TEglise catholique, ils se
séparèrent de lui comme firent Staupitz, Crstus Rubianus et tant d'autres. On ûe
lira pas sans intérêt un document inédit que nous publions à la fin de ce chapitre.
{*) Friewiich, p. 109.
H Opp, Wess., p. 864.
<•) Ibid,, p. 920,
(') Friedrich, p. 110 et 111.
AVESSEL PROTÉGÉ PAU l'ÉVÊQUE d'uTRECHT, 183
nommé évêqne par le pape, grâce à la puissante interven-
tion de Philippe le Bon et contrairement à l'électfon parfaite-
ment canonique du prévôt de la cathédrale, Gisbert Bréde-
rode Q. D fut le cinquante-cinquième évéque d'Utrecht et y
gouverna de 1456 à 1496, donc pendant environ quarante ans.
Au commencement, il paraît avoir eu une attitude pleine de
dignité; ensuite, il baissa peu à peu dans l'estime publique,
de sorte qu'il mourut sans laisser de regrets. U n'était cepen-
dant pas sans de. grandes qualités : on louait sa libéralité^ sa
magnanimité, son dévouement aux sciences et aux arts ; mais,
d'un autre côté, on blâmait ses habitudes voluptueuses, son
tempérament colérique et sa légèreté française. Plus porté à
se faire craindre qu'aimer du peuple, il se vit exposé à plus
d'un soulèvement. Inexorable envers ses adversaires, il fut
accusé d'avoir empoisonné Bréderode. Tout-puissant pen-
dant le règne du Téméraire, il perdit son crédit après la mort
de ce prince (1476;. Parvenu à une vieillesse caduque, il se
laissa dominer comme un enfant. Abîmé d'ailleurs par la
goutte, la mort fut pour lui une délivrance (16 avril 1496) f).
Malgré les énormes différences qui existaient entre lui et
Wessel, deux choses les rapprochaient : l'amour des lettres
et le sens des améliorations ecclésiastiques. David, comme
Léon X, aimait une cour brillante et recherchait les hommes
distingués par leurs talents f). Il voulait un clergé instruit et
le soumit régulièrement à des examens publics. Dans une de
ces épreuves, il avait fait la triste expérience que sur trois
cents, trois seulement avaient subi l'examen d'une manière
satisfaisante. Les ajournés lui donnèrent pour excuse que le
temps n'était plus où l'on faisait des théologiens comme saint
Augustin et saint Jérôme. « Non, répondit le prélat, mais
<^) Léo, Zu)Ôlf Bûcher niederlandischer Qesehiehten, Halle, 1832, t. I, p. ^0
et 951.
(*) Heda, Historia episcorum vJtrajeùtensiwn iUustrala ab Am. Buchelio^
Utrecht, 1642, p. 292-297, 305 et 306. — Ullmann, 376 et 377.
(3) Heda., p. 292, 294, 306 et 307.
184 LES FRÈRES DE LA \IE COMMUNE,
faut-il créer des ânes et des abîmes d'ignorance f)? » Pour
remédier à un tel abaissement, David n'aurait pu choisir uii
meilleur conseiller que Wessel ; malheureusement, l'évêque
ne possédait pas assez de force morale pour mener à bonne
fin les réformes exigées à ce sujet f).
Le séjour de prédilection de Wessel fut l'abbaye d'Adwaerd.
Elle était célèbre par sa science, la richesse de ses biens, la
beauté de ses édifices et l'importance de sa bibliothèque. La
partie la plus considérable de cette bibliothèque devint, au
XVI® siècle, la proie des flammes et ce qui en resta fut incor-
poré à celle de l'université deGroningue. Au temps de Wessel,
rien n'était plus recherché que les écoles d'Ad>Yaerd, Elles
formaient une sorte d'académie fréquentée par la jeunesse
studieuse de la Frise. Elles étaient divisées en deux
sections, l'une inférieure, où l'on enseignait les principes
des sciences; l'autre^ supérieure, où des professeurs de pre-
mier ordre enseignaient la philosophie et la théologie. Elles
avaient été jadis dans une situation brillante et avaient pos-
sédé autant de maîtres illustres que de brillants élèves; mais,
au XV* siècle, elles avaient subi une sorte de décadence, dont
elles furent heureusement relevées par Wessel, avec le concours
de son ami Henri Rees. Wessel s'appliquait notamment à ins-
truire les élèves et les moines dans la littérature hébraïque f).
Les nombreux et savants amis de Wessel prouvent qu'il y
avait alors dans les Pays-Bas beaucoup d'ecclésiastiques pen-
sant en vrais chrétiens, et plus librement que partout ailleurs;
ce qui était inévitable dans une contrée qui donna l'impul-
sion, je ne veux pas dire au luthéranisme et au calvinisme,
mais aux idées réformatrices du \\f siècle. Parmi ces amis
figuraient : Jacques Hoeck (Angularis), docteur en théologie
et doyen de Naaldwyck, oncle de Martin Dorp, professeur à
Louvain et ami d'Érasme ; maître Rodolphe Van Veen, doc-
(*) ScHOocKius, De bonis eccl^siasticis, Groning., 1651, p. 435.
(*) Ullmann, p. 378.
P) Id., p. 382-384.
SAVANTS, AMIS DE WESSEL. — VA?i HALEN. 185
leur en droit et doyen de Saint-Martin, à Utrecht; Bernard
Van Meppen, chanoine régulier; frère Jean d'Amsterdam et
maître Englebert de Leyde ; Rodolphe de Langen, de Munster ;
Paul Pélantin, Jean Cauter, Lambert Freyling, de Groningue;
Arnold de Hildesheim; le savant chevalier Onnon Van Ensum ;
Renier Predinius, de Groningue ; Rodolphe Agricola; Alexan-
dre Hegius et le famulus de Wessel, Goswin de Halen, sur
la Moselle, recteur du fraterhms de Gi^oningue (*)•
Goswin Van Halen était né dans la seconde moitié du
XV* siècle. H vécut longtemps dans Fabbaye d'Adwaerd, en
compagnie de son maître et du célèbre Rodolphe Agricola.
Au commencement du xvi"* siècle, il fut placé à la tête du fra-
ierhtds de Groningue et il devint plus tard prieur du couvent
des Récollets de cette ville, où il se fit une belle réputation
par l'excellence de son enseignement et où il jeta les .semences
de la Réforme dans l'esprit de deux hommes destinés à jouer
un rôle au début du protestantisme : Régnier Redinius et
Albert Hardenberg.
Van Halen mourut en 1530, grandement estimé d'Erasme
et de Mélanchton pour sa science et pour ses vertus. Mais,
quoiqu'il fût sincère partisan des idées nouvelles, il n'en était
pas moins resté constamment attaché à l'Église.
Aux deux plus anciens élèves de Wessel et des plus distin-
gués, Rodolphe Agricola et Jean Reuchlin, se rattachaient un
grand nombre d'indigènes : Herman Torrentius (Van der
Beeke), de Zwoll, professeur- dans les écoles de Groningue et
de Zwoll; Gérard Van Cloester; Rodolphe Hilbrand, sur-
nommé Bolens; Jean Oostendorp, chanoine de Saint-Liévin,
àDeventer,et recteur de l'école de cette ville après Hégius f).
Goswin a décrit le cercle des études que l'on suivait, sous
l'inspiration de Wessel, à Zwoll, à Adwaerd et dans d'autres
écoles de ce temps : on lisait Ovide et les poètes du même
genre ; mais on approfondissait Virgile, Horace et Térence,
(*) Ullmann, p. 386-389.
(«) lD.,p.390.
ISO ' LES FRÈRES Ï>E LA VIE COMMl^T^E.
Plutarque, Salluste, Thucydide, Hérodote, Justin, Artstote,
Platon, Cicéron, la Bible, Jérôme, Ambroise, Chrya>8tome,
Grégoire, Bernard, Hugues de Saint- Victor et Flûstoire de
l'Église. Dans ce programme, l'antiquité classique avait une
place tout autrement considérable que dans celui de Grpot,
où la vie des saints et les écrits des Pères jouaient un plus
grand rôle. Sans doute, les noms que je viens de citer
étaient loin d'être tous des noms illustres dans les tettres;
mais ceux qui les portaient formaient des sortes de familles
savantes qui exerçaient une action puissante sur leur siècle f).
H y avait aussi des religieuses qui consultaient Wes$el;
de ce nombre fut sœur Gertrude Reynersj du couvent de la
Sainte-Vierge à Klooswater, dans la province de Gueldre,
près de la petite ville de Hattem. Elle l'interrogfôi sur l'utilité
de l'étude de la logique, et le philosophe-théologien lui
répondit qu'il ne voyait pas quel intérêt pouvait avoir cette
étude po?ur des nonnes, à qui la prière devait suffire. A une
autre recluse, il enseigna la commémoration du dernier repas
de Jésus au milieu de ses apôtres f).
Wessel avait l'esprit trop libre, trop élevé, pour ne pas
rejeter un des plus funestes préjugés de son temps : la magie.
U s'explique aussi avec beaucoup de raison sur les visions,
les révélations et les apparitions de fantômes, et, sous ce
rapport, il se distingua très avantageusement de Thomas
a-Rempis et des anciens Frères de la vie commune, qui ne
croyaient que trop à tous ces phénomènes d'une imagination
exaltée. H ne voulait même pas les tolérer chez les femmes;
il n'y voyait que des ruses de Satan. U les tolérait tout au
plus lorsqu'ils tendaient à fortifier la piété, jamais comme
appuis delà foi f).
Wessel mourut le 4 octobre 1489, à l'âge de 69 ou 70 ans.
H fut enterré dans le couvent des nonnes, à Groningue, où
(*) ULL3IANN, p. 391-393.
(*) Friedrich, p. Î 1 1 .
(') Ullmann, p. 405.
WESSEL SE PLACE ENTRE GEHSON ET LITHER. 187
îï avait passé la plus grande partie de la fin de sa vie; ses
cendres furent déposées dans le chœur de l'église, non loin
du maître-autel Q.
Wessel était, sans contredit, un très savant théologien ; ce
qui lui manquait est ce qui manquait généralement à son
siècle, c'est-à-rdire de solides connaissances historiques et
une critique sagace. Ce défaut de théologie historique fut
cause qu'il se fourvoya plus d'une fois. La méthode dialec-
tique du moyen âge avait détruit les fondements historiques
de la religion, de sorte qu'on eut de la peine à reconnaître
l'état des choses du xv^ et du xvf siècle comme le développe-
ment légitime des premiers temps du christianisme. On rom-
pit dès lors ayec le présent comme avec une mauvaise excrois-
sance du passé, afin de recommencer tout à neuf. C'est dans
ce sens surtout que Wessel, comme savant^ fut un précur-
seur de la réformation.
Pour apprécier ce théologien philosophe, il faut remar-
quer qu'il vécut à une époque de transition qui tient en quel-
que sorte le milieu entre Gerson et Luther, entre les grands
théologiens français qui ne voulaient pas rompre avec la
papauté et ne désespéraient pas de réformer l'Église sur le
terrain de la hiérarchie, et les théologiens allemands qui se
détachèrent de Rome pour fonder une Église chrétienne
inconnue jusque-là. Quand Gerson mourut, Wessel était dans
sa dixième année. A la mort de Wessel, Luther était un
enfant de six ans, Zwingle de cinq et Mélanchton n'avait pas
encore vu le jour. Ainsi Wessel n'était le contemporain d'au-
cun des grands docteurs de la fin du xv^ et du commence-
ment du xvi° siècle. Aucun d'eux ne pouvant exercer une
influence sur lui, ni être à la portée de la science, il se trouva
isolé; mais, en revanche, il en eut d'autant plus d'indépen-
dance et d'originalité. Il connaissait d'ailleurs parfaitement
Fesprit de son siècle, aux besoins duquel il sut répondre
dignement. Doué d'une plus grande force de caractère
f*) Ullmann, p. 415.
188 LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
qu'Erasme, il agit comme réformateur; moins hardi et
moins violent que Luther, il croyait que le calme et la dou-
ceur étaient indispensables à un disciple du Christ et, pour
cela même, il répugnait aux éclats dangereux d'un schisme.
A une révolution il préférait une transformation religieuse
telle qu'elle convenait au caractère du peuple des Pays-Bas,
mais dont ce peuple ne put recueillir les fruits, préci-
sément à cause de l'invasion des idées étrangères, venues
d'Allemagne et de Suisse.
DÉSAVŒU DE LUTHER PAR LES FRÈRES DE LA VIS COMMUNE.
(Voir page 182, note 3.)
Na«, prior.8uperior,caetenque patres ac definitores genei^lis capitiili winde$emensî$,
canoDicorum regularium ordinis S. Augustini, in actu et congregatione capitulari iû,
Windesem congregati : notiim facimus tenore praesentiura quod, quum Spiritu Sancto
invocato precibusque de more pi*aemissis ad reformationem disciplinas monasticae
qnae nimiiim diu multis in locis coUapsa jacuit, totam curam cogitationemqne
nostram converteremus : provocati inprirnis Domini Dei nostri suam Ecclesiam nunc
tandem misericorditer respicicntis indicibili clementia ac pietate, extimulati etiam
Regiae Majestatus propensissima in religionem Toluntate quam nobis bic congregatis
illustnssimns dux Albanus plenius suae Excellentiae ad nos datis literis insinuavit.
Volentes tantae exspectationi nostroque debiti muneris officio satisfacere, illud
praecipue conandum efficiendumque nobis duximus ut indagatis et cognitis malo-
rum fontibus, contariisquo remediis institntis quam rectissima et certissima Tia ad
medicinam perveniamus.
Vigebat ab hinc annis ducentis quum primum ordo isti in gèrmania inferiori
simul inceptus est institui et spargi in tam eximia disciplina tantaque probao conver-
ationis publica existimatione, ut vix ullura in regiis ditionibus sit oppidulum in quo
non alterutrius scxus aliquod nostri ordinis collegium i*eperiatur; sed, proh dolorl
exoriente in ipsis capituli nostri qicasi humeiHs hitherana haeresi^ eaque in dies
latius serpente, sicut publice in urbibus et regionibus civilium ac legitimorum
magistratuum conteroptus invaluit, ita passim in monasteriis superiorum aulborita
vilescere cœpit, ita ut quum improbitas et licentia quotidire cresceret et superiores
corrigere impi'obôs aut non possent aut non auderent, subsecutasit paupertatis
abjectio, solitudinis et inclusionis infractio et castimoniae quoque non una species
laesionis.
Quominus autem istis initiis principio obviam itum et vitia inde enata doinceps
débita correctione oppressa extiterint praeter alias multas causas malicia ipsa tem-
porum, quibus et impei*atores et reges cedere debuerunt, praecipua in causa fuit.
Sed quum nunc singulari Oei omnipotentis beneficio, post tam longam catholicae
doctrinae in bis regionibus, in spem pristinae libeitatis, et illa et nos repositi sumus,
dabinus enixe operam ut temporum meliore occasione, sicut valde obstingimur, ita
féliciter et libenter utamur. (4 mai 1569.)
(Archives du Royaume, Papiers d*tàat et de Vaudietice, liasse 284.)
CHAPITRE V
OniGINES DE LA re;saissa>'ce.
I
Presque tous ceux sur qui Wessel avait exercé de l'in-
fluence étaient des humanistes. En eff'et, les études classi-
ques se trouvaient aux Pays-Bas entièrement liées aux études
théologiques. Mais elles y eurent des résultats tout diffé-
rents qu'en Italie et en France : elles se firent les auxi-
liaires de la foi, et l'on y chercha les avantages que la reli-
gion pouvait en retirer. Ce qui n'avait produit, chez des uns,
qu'un certain raffinement d'idées parfois minutieux et super-
ficiel, pénétra toute la vie des autres, échauffa leurs cœurs
et prépara leurs esprits à de plus vives lumières. Les pre-
miers restaurateurs des lettres en France et en Italie se
signalèrent par le scepticisme et par le mépris des doctrines
évangéliques; ils produisirent une opposition incrédule et
licencieuse, tandis que les écoles de la Hollande et de la
Belgique, occupées d'une théologie profonde, furent pleines
de foi et d'enthousiasme. Là, on sapait les fondements mêmes
du christianisme ; ici, on les rétablissait. H se forma dans les
Pays-Bas une réunion remarquable d'hommes libres, savants
et généreux, qui s'efforçaient de rendre la science utile à la
religion. Les uns apportaient à l'étude la foi humble des
enfants; les autres un esprit éclairé, pénétrant, disposé peut-
être à franchir les bornes d'une liberté et d'une critique
orthodoxes; mais les uns et les autres contribuèrent à
déblayer les parvis du temple obstrués par tant d'abus (^).
(*) Hamelmanni op. ffeneaioffico-histotnca, Leitigov. 171 1» p. 321. — Melanchtonis
dectam. yi. I, p. 602. — Merle d'Aubigné, jff«5toire de la Réforme, 1. 1, p. 132-133.
— Hagen, p. 132-133. — GiBSBLER, t. Il, 4, p. 511-513.
490 OKIGI?ÏES DE LA UENAIS&VNCR.
Il n'en pouvait être de même en Italie. Là, le néo-platonisme
et 1 eclectUme allaient jusqu'à nier l'immortalité de l'àme.
Marsile Ficin, qui avait pour Platon un culte idolàtrique et
faisait brûler Une lampe devant son image, assimilait le
Criton à un second Évangile. Pomponace, lui (I475-I525),
professait ouvertement l'athéisme (^). On comprend, dès lors,
que l'Église, en Italie, ne pouvait laisser à l'étude de l'anti-
quité classique qu'une part d'action bien faible sur la théo-
logie, science qui, dans ce pays, n'était étudiée que dogma-
tiquement. L'Église regardait, en général, les anciens comme
des païens aveugles et obstinés, qui ne pouvaient avoir
aucune autorité dans les questions religieuses. On ignorait,
d'ailleurs, presque entièrement l'exégèse biblique, ce puis-
sant moyen par lequel la littérature grecque et romaine
devait avoir tôt ou tard une influence puissante sur la théo-
logie, et même opérer une des plus grandes révolutions
dans ce domaine de la science. Il est vrai que Laurent Valla
avait fait un essai de critique de l'Ancien Testament; mais
cet essai, bien faible, ne fut pas suivi d'autres études plus
fortes. II est vrai encore que l'Italie possédait quelques
orientalistes habiles; mais ils n'influèrent pas non plus sur
l'exégèse, la plupart d'entre eux appliquant leur science à
\st théosophie juive, connue sous le nom de Kabbale. Ce
fut , à certains égards , un bonheur pour la renaissance des
lettres, parce que les théologiens, s'ils avaient pu en redouter
quelque chose, s'y seraient opposés de toutes leurs forces
et, de cette manière, auraient empêché la propagation de ïa
lumière nouvelle. Dans la situation où ils se trouvaient,
lorsqu'ils concevaient quelque doute sur l'orthodoxie de
cette propagande, ils s'en consolaient en disant que les Pères
de l'Église, tels qu'Eusèbe et Augustin, s'étaient activement
occupés de l'étude des anciens, que par la Renaissance, les
livres des Pères avaient eu aussi les avantages d'une circulation
(*) Cantu, La Réfoi^meen Italie, Paris, 1867, p. 337 et suîv.
SES CAIVACTÈRES P.VRTICULIEIVS AUX PAYS-BAS. 191
plus rapide et plus grande, et que de cette manière le poison
serait neutralisé par le contre^>oison (^).
Hen fut tout dîiStiremment aux Pays-Bas et en Allemagne :
les hommes qui s'y appliquaient à l'étude des classiques, tels
que Agrîcola et Reuchliri, étaient non seulement des litté-
rateurs, mais encore des partisans déclarés de la théologie.
' Le premier mourut trop jeune pour faire plus qu'il n'avait
fait; le second, entraîné par sa prédilection pour la littéra-
ture orientale, avait puissamment contribué à en répandre
la connaissance par son enseignement et par sa grammaire
hébraïque; s'adonnant en même temps aux sciences théo-
logiques, it vécut assez pour assister aux commencements
de cette grande révolution à laquelle il avait si ardemment
coopéré sans qu'il s'en doutât.
Déjà à la fin du xv* siècle, s'était fait sentir en Allemagne
une fermentation d'idées qui n'existait point en Italie et qui
ne devait avoir sa complète explosion qu'au xvi* siècle f); La
renaissance de la vraie philosophie grecque brisa les fers
imposés à l'esprit humain par la scolastique et du même
coup réagît d'une manière foudroyante sur la théologie mona-
cale du moyen âge, non pas en Italie, mais en Allemagne,
où les tendances intellectuelles de la race germanique l'em-
portèrent sur les tendances esthétiques de la race latine.
Ces premières tendances s'étaient déjà manifestées dans le
système de l'enseignement, destiné, comme celui des Pays-
Bas, h pénétrer dans les masses pour en activer l'émancipa-
tion, chose entièrement inconnue à l'Italie f).
En Allemagne, comme dans nos provinces, les moines
s'aperçurent du danger et se mirent à pousser des clameurs
contre les mêmes études qu'ils avaient tolérées en Italie et
en France. Il se forma entre eux une conspiration contre les
(*) Hreren, Geschickte u.s. w. des Stiidiums dei^ clussischeti Ltltet^atur. Gôtfing.,
1797, t. ir, p. 338-340.
(2) Id.,î6iV/. p. 340-341.
(*) Id., ibtd, p. 349-354.
192 ORIGLNBS DE LA RENAISSANCE.
langues et les sciences classiques. Ils étaient d'autant plus
irrités qu'ils virent le mouvement des idées nouvelles des-
cendre peu à peu dans les masses par l'organe des langues
vulgaires. De bonne heure, les poêles flamands avaient dirigé
leur verve contre^ les mêmes abus qu'attaquaient les mys-
tiques. Ainsi Jacques Yan Maerlant f ) n'était pas seulement
un poète, c'était encore un philosophe, propagateur des idées
libérales. Dans ses fonctions, il avait appris à connaître les
faiblesses des hautes classes de la société. Il rompit les bar-
rières qui séparaient le monde savant du peuple, en tradui-
sant en flamand les ouvrages les plus célèbres de son siècle.
Avant lui, la science, ensevelie dans les couvents, n'avait
pour organe que la langue latine et était lettre close pour
la généralité. Le premier. Van Maerlant perça les ténèbj^es
qui voilaient la vue des masses, et, à l'aide de ses rimes, fit
pénétrer les connaissances utiles dans l'intelligence de tous.
Doué d'un esprit transcendant, il mit la main à l'œuvre de
la culture intellectuelle du peuple et ne négligea aucun eflbrt
pour relever et éclairer ses semblables. Enneihi déclaré de
la scolastique, tantôt il familiarisait ses lecteurs avec la
philosophie d'Aristote et de Platon ou avec le texte même
des saintes écritures, tantôt il étalait devant eux les fleurs
de la nature f) et de l'antiquité classique, ou le miroir de
l'histoire f); toujours il avait pour but de corriger les
mœurs et de perfectionner les idées. Ses tendances rationa-
listes l'exposèrent à l'intolérance religieuse de ses contem-
porains. Poursuivi, accusé pour sa Bible rimée {^, il reçut
(*) Né vers 1225, mort en 1300.— Déjà en 1725, J. Le Long (Boekjsaal dei* neda--
duilsche Bijbels, 1. 1, p, 158) revendiquait pour la Flandre la gloire de ce nom
que, de nos jours, la Hollande a voulu lui contester.
(*) Voy. De?' Naiui'cn Bîoone van Jacob Van Maerlant. Met inlciding ,varia}tlen,
aanleeheiiinge^i en glossarium^ voor de eerste maal lutgpgereti door J.-H. Barmans,
Brussel, 1857. D'après M. Bormans, ce poème est une imitation en vers à\x
De natura reriem de Cantimpré. Voy. aussi Dubois, dans Nooi*d e?i Ziiid, et
Serrurk, /. c, p. 61 et suiv.
(8) Voy. Jacob- Van Maerlants. Spiegel historiael, publié : 1® par la Maat-
schappij der Nederlandsche letterkunde ; 29 par De Vries.
{*) Jacob van Maerlants Rtjmbtjbel, uitgegecen door J.David, Btusseï, 1850-60.
LES POÈTES ET LES CimO?CtQl>EUHS. 193
Tordre de se justifier devant le pape et de sounaettre son
livre à un examen ecclésiastique (^). Il fut heureux d'échapper
atix horreurs de l'inquisition de son temps^ qu'il a décrites à
un de ses amis (^. ^
Après la Bible rimée, la Flandre eut sa Bible en prose,
l'année même de la mort de Maerlant. Cette version ne fut
pas complète, mais il n'y en eut pas d'autre en flamand
jusqu'à l'époque de l'invention de l'imprimerie. Le nom du
traducteur est inconnu, il était né en Flandre et laïque.
Il recommanda son œuvre* comme livre de lecture pour les
dimanches et les jours de fêtes, que le peuple, à l'exemple
du clergé, passait dans les cabaretsf).
L'histoire de la papesse Jeanne, établie dans des chro-
niques monacales et si longtemps reçue par les catholiques,
ruinée par Bayle et Basnage, ridiculisée par Voltaire (%
mais exploitée quelquefois encore de nos jours par les pro-
testants, cette histoire ou plutôt celte singulière imposture
a été reproduite avec tous ses scandaleux détails par Maer-
lant f), qui déclaré s'abstenir sur la question de savoir si le
fait est vrai ou faux, si c'est une fable ou une histoire.
Et cependant Van Maerlant était catholique orthodoxe :
il vénérait les saints et les martyrs; il professait un culte
chevaleresque pour la Vierge; il croyait à l'enfer, aux
miracles et même aux superstitions de son temps. Ce qui ne
l'empêche pas de diriger des attaques violentes contre le
clergé et l'Église d'alors. « Le prêtre, dit-il, c'est l'ennemi
(') Lu LOFS, Handboeh van den vroegsten bîoei det' Nedei^landsche letterkunde.
Gromngen, 1845, p. 32-58. — Willkms, Yerhandeling overde nederdiàtscke tael-
en letterkunde^ Antw., 1819-24, t. I, p. 150-152. — Snellaert, Yerhandeling
ovet' de nederduitsche dicJukunst, p. 23-25. — Jonckbloet, Geschiedenis dei' neder-
land^che dichikunst, Amst., 1851, t. II, p. 381 et stdv. ; t. lïl, p. 68, 75, 87
et 159.
(*) Dans son Wapene-MaHyn»
(') Le Long, 1. c, p. 219-297.
(*) Voy. ViLLENAVE, Répertoire unitersel des sciences, des lettres et des arts, t. XV,
p. 321-323.
(5) Dans son Spiegel historiael.
194 OUIGINES DE LA UEXAISSANCE.
naturel du laïque ; c'est le loup dans la bergerie, il vole le bien
et la femme du prochain ; c'est l'adorateur du veau d'or :
cupide et avare, il accorde des indulgences et ouvre le ciel
à prix d'argent. » Même au déclin de sa vie, Maerlant ne
modéra pas son langage, malgré la colère des prêtres, qui le
menaçaient du feu et de la hart : « L'Antéchrist, s'écrie-t-il,
est-il déjà né et précédé par ses disciples? Si j'osais, je dirais
que oui. Un sot se fait-il raser une tonsure, large jusqu'aux
oreilles, en devient-il d'un grain plus sage? Je vmidrais dire
combien la première tonsure fut humiliée, celle que portait
saint Pierre à Antioche, lorsqu'on le jeta dans^ un cachot,
quoique innocent, parce qu'il voulait ramer^r le peuple
qu'il croyait innocent. Aujourd'hui, la tonsure est une source
de trafic pour ces avares que rien ne peut rassasier. Je crois
que jamais on ne vit race si âpre au gain. Combien de loups
sont devenus pasteurs au milieu de ces brebis précieuses,
pour lesquelles le Christ a versé son sang ! Ils ont adopté les
vêtements courts, les larges épées, les longues barbes et les
hauts destriers. Ils Tendangent dans la vigne du Seigneur et
recueillent sa grasse moisson. Ce sont eux et les leurs qui
enseignent au peuple la bienfaisance, et ils ne s'inquiètent
pas de ceux qui tremblent de froid et gémissent de fahn
parce qu'on manque pour eux de charité. De là ces plaintes
des pauvres : Ah ! Seigneur, n'aurez-vous pas pitié de moi, que
j'aie de quoi me nourrir? Ainsi crient-ils, l'estomac vide, le
corps malade et les bras nus. Et vous, vous êtes assis, dans
les délices, près de vos brasiers ; vous ne leur permettez pas
de se réchauffer auprès de vous. Vous repoussez ceux que
vous devriez protéger, et vous possédez les biens de la sainte
Église, qui, de droit, ne vous appartinrent jamais. Écoutez
votre sentence. On vous accuse. Vos membres sont couverts
des vêtements du pauvre ; tous vos efforts tendent à amasser
des richesses. Votre main est toujours fermée. Le pauvre se
plaint que vous Ini ayez refusé l'aumône lorsqu'il vint à tous.
Vous voulez suivre les traces des grands; mais votre orgueil
JACQUES VAN MAERLINT. 195
sera humilié. » Et ailleurs : « Quand la tête s'emplit de viu sans,
mesure, tous les membres subissent une révolution. Alors le
moine crie et frappe, saisit et déplace ce qui était bien;
ses jambes et ses pieds chancellent sous lui. Ainsi l'Église de
Rome, la tête de la chrétienté, est dans l'ivi'esse et sans res-
source. Pas un de ses membres ne lui prête secours. Empe-
reurs, rois, prélats, se sont perdus par leur avarice. Lorsque
les prélatures deviennent vacantes, chacun s'empresse, l'un
va supplier, l'autre fait l'amour, et la simonie marche tête levée.
Quels sont ceux qui recueillent le bénéfice? Ceux qui ont le
cœur rempli de renards. Les biens qui devraient nourrir les
enfants de Dieu et les soulager dans leurs misères, ils s'en
sont emparés, les avares ! Je ne tcux pas faire honte aux bons,
mais pui^e le cœur saigner à ceux qui entretiennent d'or-
gueilleuses maîtresses ! La ruse obtient les grosses prébendes
et la piété mendie son pain. Voilà le spectacle que nous
avons sous les yeux f). »
Il y avait, chez Maerlant, une foi vive dans la bonté de la
Providence et, par cela même, une grande colère contre les
moines qui ouvraient ou fermaient le ciel suivant les dons
qu'on leur faisait et qui rendaient le chemin du paradis
fort étroit pour les pauvres. Aussi faut-il lire dans l'original
les mordantes invectives du poète contre ces portiers du ciel
et de l'enfer, dont l'ignorance est cause que l'on interprète si
mal le vrai sens de l'Écriture f).
Pour Maerlant, la racine de tous les maux, c'était l'avarice.
Tous, il est vrai, vantaient l'éminente dignité des pauvres
dans l'Église; mais tous, clercs, moines, jeunes gens, vieil-
lards, pourchassaient les richesses et se livraient aux doux
loisirs ou aux grasses voluptés de l'opulence. C'est pourquoi
Maerlant nous représente l'Église corrompue, gorgée de vin.
(*) Maerlant, Der Kerken cloche, — A, WiLLEMfii, Reçue trimestrielle, 1859,
t. II, p. 29, 35 et 38. — Jonckbloet, l. c. — Montyn, 1. 1, p. 109.
{«) Okken, p, 68-70.
196 ORIGINES DE LX UENAISSANCE.
titubante comme un homme ivre, et il lui oppose la pauvreté
de son divin fondateur (^).
Aux iniquités sociales dues à la féodalité, Maerlant oppose
un remède désespéré, la communauté des biens :
« Il n'y a que deux mots sur la terre, dit-il, le tien et le
mien; si on pouvait les bannir, tout le inonde serait libre,
hommes et femmes; nul ne serait dépendant d'un autre; le
blé et le vin seraient communs à tous, on n'assassinerait plus
personne ni sur la mer ni sur le Rhin. Qu'on enlève le poison
de l'avarice, qu'on annulle toutes les lois et qu'on en fasse de
nouvelles.
a Dieu, qui fit tout avec raison, donna les biens de la terre
en commun à l'humanité, afin qu'elle se nourrît, se vêtît et
vécût décemment ; mais l'avarice sévit tellement aujourd'hui
que chacun s'évertue à tout posséder à lui seul. C'est pour
cela que l'on répand le sang humain; c'est pour cela
que l'on construit force châteaux et maisons de pierre,
pour le malheur du plus grand nombre. Et cependant les
richesses ne manquent pas; si on les mettait en commun, si
on les donnait aux pauvres, oa verrait cesser immédiatement
toute guerre et l'on pourrait expurger son âme de tout
péché f). »
Les idées patriotiques et libérales de Maerlant agirent
puissamment sur la Flandre, ainsi que sur la bravoure et le
civisme de ses milices à Courtrai f).
Le poète flamand, tout en citant quelques-unes des compo-
sitions de Chrestien de Troyes, qui avait été attaché à la per-
sonne de Philippe d'Alsace, n'en voyait pas moins avec dépit
la préférence que l'on accordait à la langue et aux fictions
françaises. Mais les comtes de Flandre, pairs de France, et
(*) LuLOFS, p. 89-90. — Le Long, Boekzaal der nederduitsche Bijbels, p. 157
etsuiv.; Reformatte van Amsterdam, p. 169-170. — Okken, p. 70-72.
(') Maerlant. Wapene-Martf/n, — Cf. Serrure, /. c, et Labeye, Reviie bdge,
t. VIT, p. 300-393.
(•'*) JoNCKBLOET, Gcsch. d, Ned. Letterkiinde, Gron., 1873, p. 298-299.
JEAN BOENDALE. 197
dont la domination s'étendait sur des pays où l'on ne parlait
que la langue française, se considéraient eux-mêmes comme
princes français. Grand nombre de leurs chartes, même pour
les provinces flamandes, furent rédigées en français; c'était
la langue de l'aristocratie. De là vint que plusieurs écrivains,
Flamands de naissance, l'ont préférée, et cela avec d'autant
plus de raison qu'elle les mettait en communication avec un
plus grand nombre de lecteurs O-La satire animait de même
cette poésie.
La langue française pénétra aussi en Hollande, à la cour des
comtes de la maison d'Avesnes. Mais elle ne devint jamais
populaire dans cette province ; elle ne le devint pas non plus
dans celle de Flandre, quoique celle-ci fût bien plus accessible
aux influences gauloises. Les vrais Flamands étaient jaloux
de leur langue et soutenaient volontiers sa supériorité sur
les autres f).
A l'école de Maerlant appartenait Jean Boendale. Il naquit
au hameau de Boendale, sous Tervueren, vers 1280 ou 1285.
n vint habiter Anvers au commencement du xiv* siècle et y
obtint la place de secrétaire du banc des échevins, fonction
qu'il remplit jusqu'à sa mort, pendant plus de quarante
ans.
Comme son maître Maerlant, Boendale ne cessa de tonner
contre les iniquités des seigneurs et Tics prélats. Mais on ne
trouve pas dans ses écrits les principes communistes de
Maerlant. En revanche, la guerre qu'il fait au clergé a un
caractère de violence inconnue au greffier de Dcimme. Il
prélude à une réforme radicale de l'Église et porte l'audace
jusqu'à méconnaître le pouvoir des saints. Et, toutefois,
il était loin de songer à se séparer de l'Église; comme
tous les hommes remarquables de son temps, il se bor-
(*) De Reifpenbbrg, Chronique rimée de Philippe Mouskes, t. I, p. cxxi,
LXII et LXIV.
(*) Id., ibid,, p. cxxv.
13
198 OKlGi:SES DE LA RENAISSANCE.
nait à vouloir la réforme du catholicisme dans et par le
catholicisme Q.
Boendale recommande la lecture de la Bible de préférence
à l'étude de la théologie. « Si, dit-il, il n'y avait que des
jacobins, des frères mineurs, des augustins et d'autres
moines, qui donc cultiverait la terre, qui ferait marcher le
commerce et l'industrie? Pourquoi les reclus ne travaillent-ils
pas comme les gens mariés? Sachez que le couvent ne peut
donner la sainteté, qui ne consiste que dans la bonté du cœur,
et, comme Dieu est partout, soyez convaincus qu'on peut
l'adorer partout f). »
De Clerk ne fut pas seulement l'auteur des Brabandsche
Yeesten ou de l'histoire des ducs de Brabant depuis les temps
les plus anciens jusqu'en 1550, il composa (1545) un doctri-
nal qu'il dédia au duc Jean III de Brabant. Dans cette dédi-
cace, il disait que tout prince qui fait tort à ses sujets
encourt la perte de sa couronne, et que les couvents ne
peuvent donner la sainteté à l'homme, par la raison que Dieu
est partout chez ceux qui sont purs de cœur. Il y faisait res-
sortir aussi la difficulté et même le danger qu'il y avait à
rendre un bon jugement en justice, ajoutant qu'il n'y avait
rien de plus insensé que de prononcer uniquement selon sa
conscience et en dehors des prescriptions légales f).
L'année même de la mort de Boendale, l'audace de l'oppo-
sition se manifesta jusque sous les yeux du pape : en plein
consistoire public, un des cardinaux laissa tomber adroite-
ment une lettre qui ne manqua pas d'être ramassée et qu'on
porta sur-le-champ au pontife. Elle était d'un style empha-
tique, écrite au nom du prince des ténèbres à Clément VI,
qu'il nommait son vicaire, et aux cardinaux, qu'il qualifiait
(') VanEven, dans Alberdingk-Thym, Bedietsche Wara^ide, t. V,p. 303-321 —
JONCKBLOET, Dîcktkwist, p. 238-239.
(*) Ypey, Beknopte ffeschiedenis dernederlandsche taie, Utrecht, 1812, p. 358.
(') Van Kampen, Beknopte geschiedenis der leUeren en wetenschappen, t. I,
p. 231. — JoNCKBLOET, Letterkundc, p. 311.
JEAN DE WEEaT. 199
ses conseillers. Il relevait les fautes communes à eux tous
et celles qui étaient particulières à chacun d'eux, les assu-
rait de son estime et les exhortait à la mériter de plus en
plus, surtout en continuant à mépriser la vie pauvre et mo-
deste des apôtres. Il se plaignait cependant que lem's ensei-
gnements ne fussent pas conformes à leurs œuvres, et les pres-
sait de se montrer plus conséquents, afin de mériter un,
rang plus élevé dans son empire. A la fin de la lettre, on
lisait les mots : « Votre mère superbe vous salue, avec vos
sœurs l'avarice, Fimpudicité et les autres vices, vos parents
et amis, qui se vantent de prospérer en tous lieux par votre
concours. Donné au centre des enfers, en présence de nos
grands officiers. » Comme la satire était piquante par sa
singularité mém e et parce que les vices des prélats y étaient
parfaitement caractérisés, il s'en répandit des copies sans
nombre {^).
Un des plus hardis poètes flamands fut un chanoine
d'Ypres, nommé Jean Weert (^, qui ne garda aucun ména-
gement pour aucun des abus de l'Église; car il attaque tout
à la fois la simonie, les bénéfices ecclésiastiques vendus à
prix d'argent, les biens du clergé entre les mains des enfants
du siècle les plus riches et non pas les plus dignes et les
plus capables. Les captations des testaments surtout sont
livrées à sa mordante hyperbole. « C'est ainsi que les pas-
teurs accaparent les rentes, qu'ils fabriquent Dieu pour le
vendre ; vrais Judas qui trahiraient Jésus lui-même, s'il était
encore sur la terre. Les prédicateurs mêmes font de la parole
de Dieu métier et marchandise, car ils ne prêchent pas gra-
tuitement. — Vos prélats sont des Pilâtes. — La sainteté ne
consiste pas dans des apparences, dans des signes extérieurs,
mais à être réellement saint. La douceur du cœur, l'onction
de la parole, la ferveur de la prière, voilà ce qui constitue
la sainteté devant Dieu. Que nos prêtres, clercs, nonnes et
(*) De Berault-Bbrcastel, Histoire de ^Église, t. XIV, p. 129-130.
(«) Mort en 1362.
200 ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
béguines commencent donc par là s'ils veulent prétendre
au titre de saints ! Qu'ils sachent que couvents et églises ne
peuvent pas donner la sainteté, car Dieu est partout; et
comme c'est par la pureté du cœur qu'on sert Dieu le mieux,
on peut le servir partout, dans les rues, sur les montagnes
et dans les vallées (^). »
Sous le rapport de la licence des mœurs du clergé et de
la dépravation des femmes de cette époque, les poètes sont
d'accord avec les prédicateurs, qui ne tarissent pas sur la
vente que ces femmes faisaient de leur pudeur dans toutes
les classes de la société. Les mères elles-mêmes engageaient
souvent leurs filles à gagner leur dot aux dépens de leur
honneur. La prostitution était la plaie vive de la seconde
partie du moyen âge f). Elle envahissait les rues malgré les
édits qui cherchaient à la limiter; elle s'installait dans les
hôtelleries, les tavernes, les étuves, et elle finit pas décrier
tellement ces bains orientaux que les prédicateurs les pour-
suivirent de leurs anathèmes jusqu'à leur entière dispari-
tion f).
Les historiens eux-mêmes ne tardèrent pas à faire entendre
leur voix dans ce concert d'opposition. Un Belge, Jean Marins,
historiographe de Louis XII, roi de France, écrivit, en 1496,
qu'il n'y avait de sauvés que trente-deux papes; que presque
tous les autres, avec un grand nombre de prêtres, étaient
tombés dans la nasse du diable, qui les avait pris avec son
hameçon d'hérésies, de richesses et d'orgueil {^).
On attribue à notre historien-poète Georges Chastellain
(') Manuscrit de la Bibliothèque de Bourgogne, n^ 11231-11236. — Willems,
Belffisch Muséum, t. VIII, p. 237-238. — Voir, pour plus de détails, sur tout ce qui
précède. Serrure (C.-A.) Geschiedenis der vlaemsche en fransche letterkunde in ?iet
graefschap van Vlaenderen, Gent, 1855.
(') Un chroniqueur flamand dit de l'an 1367 : • Het putieren was soo ghemeene,
soo by leecke als papen in de stede van Ghendt, dat den officiael van Dornicke hier-
over letteren van kennis door scepenen ghesonden wierden. » Apud Cannaert,
Bydrage^i tôt het ottde strafregt in Belgie, Gent, 1835.
(') Méray, Les celles prêcheurs devanciers de Luther,eUi., Paris 1860, p. 191-192.
{*) Johann. Wolfii, Lectionum memoi*abilium, t. I, f. 943.
GEORGES CnASTELLAIN. 201
un mystère qu'il composa en 1452 ou 1433 sur le concile de
Bâle et dans lequel il fait tenir à TÉglise ce langage adressé
au concile :
... Tout mal me sourt,
Je vous dis, pour le temps qui court,
Par c€ux qui me dussent accroistre...
Mais tout s'en va comme il vient;
J'ay grand deuil quant il m'en souvient
Conunent j'ai esté gouvernée;
J'aimasse mieux n'estre oncques née,
Si brief remède n'y est mis.
« Ck)ncil, si par votre science.
Moyennant réformation.
Ne m'est faite provision
Telle que Paix soit sus remise.
Il n'est plus riens de raoy Église.
La douleur que j'ay, trop m'altère,
Quand je regarde et considère
J'ay de mal tant en tous estats...
Chastellain, qui mourut le 13 février 1475, a laissé des
pages saisissantes sur ce remarquable xv* siècle, qui forme
l'époque de transition où le moyen âge s'efface pour faire
place à la société moderne. Il pleure, raconte-t-il, avec une
éloquente émotion (% « sur des choses de tribulation et de
ruine, sur ce présent temps auquel les rois et les princes de
la terre estoient divisés ensemble, frois en amour, nonchail-
lans en devoir, paresseux au fait de la chose publique, pleins
de vanité, pleins de murmures, pleins de couvertes envies,
pleins de desrèglements, pleins de vices, chaulds et bouillans
en leurs propres querelles, par lesquelles menacent le monde
et le font trembler, laissant la querelle de leur Créateur, l'ex-
pédition de la vraie foi sainte, en quoy Dieu se pourroit con-
(*) PiNCHART, Notes inédites sur George Chastellain et sur Julien Foi^estier,
p. 20. Gand, 1862. — Kervyn de I^ttenhovb, Œuvres de Georges Chastellain,
Brux., 1863-65 t. VI, p. 4, 20 et 22.
01UGI>ES DE LA RENAISSANCE.
tenter d'eux et chrétienté resourdre, qui maintenant va chan-
celant et desconfortée, criant hautement devant les portes
des royaux palais, mais ne trouve que cœurs endormis,
affections refroidies, amour petite, dévotion sobre, compas-
sion nulle, rien que la convoitise et la vaine gloire (^) ».
On sait les lamentations des Pères du xv* siècle sur le
déplorable état de l'Église de ce temps ; on sait les tristesses
des Clémangis et des Gerson ; on connaît leurs foudres contre
les iniquités des cardinaux et des papes, contre les débau-
ches, l'ignorance et le zèle farouche du clergé en général f).
Aussi l'Église avait-elle compris qu'il était temps pour elle
de mettre un terme aux désordres qui l'affligeaient, et elle
le tenta en s'attribuant un pouvoir supérieur à celui de
Rome : ce fut l'œuvre des conciles de Constance et de Baie
(1414-1451)0.
Quoique, sous le rapport des mœurs, le clergé fût beaucoup
moins répréhensible dans nos provinces que partout ailleurs ,
cependant, il n'avait pas échappé à la corruption, à l'igno-
rance et à la vénalité qui lui étaient généralement reprochées
et qui devinrent autant de griefs articulés contre lui par
notre révolution du x\f siècle 0, mais qui remontaient
beaucoup plus haut. En effet, dans l'abbaye de Villers f),
aujourd'hui la ruine la plus importante que possède la
Belgique, la décadence avait commencé, à partir du milieu
du XHi* siècle, et les choses ne firent qu'empirer pendant
presque tout le xv®.
L'abbaye de Saint-Martin, à Tournai, après avoir brillé d'un
vif éclat, était aussi déchue, livrée aux discordes et au schisme,
(») Kervyn db Lettenhove, Œuvres de G, Chastellain, Brux., 1863-65, fol. xxvii.
(') Voy. Gerson apud Dux, Der deutsche Cardinal Nicolaus von Cusa, t. I,
p. 85. — Gerson, Declaratio compendiosa defectorum pirorum ecdest'asticorum,
apud GoLDAST, Monarchia S. Rom. Imperii. Francof., 1611, t. II, fol. 1445. —
Id., ibid,, fol. 1467.
QUINKT, /. c, p. 164.
(*) Correspondance de Philippe II, par Gachard, t. II, p. 87-88.
(^) A une lieue à la gauche de Genappe.
GILLES LI MUISIS. 203
lorsqu'en 1332, Gilles Li Muisis, né en 1272, à Rongy, près
(le Saint-Amand, fut élevé à la dignité abbatiale (^). Le nou-
vel abbé donna tous ses soins à réparer les maux que le
couvent avait soufferts et à réformer des mœurs dont
plus tard il devait faire un tableau dans ses poésies^ A sa
voix, et plus encore à son exemple, tout se releva avec une
force nouvelle : la discipline reprit ses droits et ses devoirs,
les études lurent remises en honneur et les finances admi-
nistrées avec une si sage économie, que l'habile et vertueux
prélat réussit à amortir les dettes du monastère et à lui
assurer les revenus nécessaires après quinze années d'admi-
nistration, c'est-à-dire en 1347. Ce fut à cette époque que
le prélat commença son principal ouvrage, son Chronicon
majus f).
Ces chroniques,^ écrites quelques années avant Froissart,
et rédigées en latin, portent l'empreinte du siècle et le
caractère de l'auteur; elles expriment avec tant de vérité les
moeurs et les idées de l'époque, qu'elles sont pour nous du
plus haut intérêt. Là, comme dans ses Lamentations, on voit
les femmes livrées au luxe et à la volupté, les hommes à
l'ivrognerie, à la débauche et aux jeux de hasard, le clergé
aux affaires mondaines et aux concubines f).
Mais écoutons Li Muisis lui-même : « Ceux qui vivaient en
l'année 1349, dit-il (^, virent et ouïent des choses tellement
surprenantes qu'il m'a paru nécessaire d'en donner une idée
à ceux qui viendront après nous. Tout le peuple, ecclésias-
tiques et laïques, étaient tombés dans un dérèglement de
mœurs si grand que c'était horrible à voir, surtout pour
ceux qui avaient connu les temps passés. »
(*) De Smet, Chronica Mgidii Li Muisis, dans le Corpus Chrmiicorum
Ftandriœ, t. II, p. 95, 98 et 297.
(«; ln.^ihid.y p. 99-101.
{') De Gerlachb, Essais sur les grandes époqiœs de notre histoire nationale,
Bnix., 1876, p. 147 et siiiv.
(*) Apud De Smet, l. c, p. 346-347.
204 ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
Après une satire du luxe et des mœurs des gens du monde^
il arrive au clergé :
« Ce qu'il y a plus affligeant, c'est que les ecclésiastiques
eux-mêmes n'étaient pas totalement à l'abri de la contagion ;
pour le malheur de l'Église, il semblait que le temps fût
venu où l'on pouvait leur appliquer ce commun proverbe :
Tel peuple, tel prêtre (^). »
Et cependant Li Muisis fut loin d'être un rigoriste ; lui-
même vécut dans le faste ; il loue sans réserve la discrétion
et la sagesse de l'évêque de Tournai, qu'il dit avoir vu plu-
sieurs fois galopant par la ville avec une suite de seize à vingt
chevaux. Sa piété ne s'effarouchait point des tournois, bal-
leries etdosnois, c'est-à-dire réjouissances et plaisirs où domi-
nait la galanterie. L'âge d'or où l'on aimait par amour sou-
riait à son imagination. La courtoisie du seigneur féodal et
la galanterie du trouvère s'alliaient en lui à l'austère dignité
de l'épiscopat : c'est un point de rapprochement entre lui et
le chanoine historien Jean le Bel, de Liège, qui tenait table
ouverte, aimait les exercices et les tournois, se montrait
joyeux compagnon, recherchait l'entretien des dames et
savait faire chansons et virelais (*).
Au milieu de la dégradation des mœurs de son temps,
augmentée encore par une ignorance et une grossièreté
générales, Li Muisis recommande au clergé ce qui seul était
capable de le relever : l'étude de la philosophie et des belles-
lettres, c'est-à-dire des classiques anciens, jointe à celle de la
Bible, principalement des paroles et des préceptes des évan-
gélistes et des apôtres, sans négliger les Pères et les docteurs
de l'Église, dont les mœurs, comme les maximes, sont des
modèles à suivre f).
(•) De Gerlache, l. c, p. 189-190.
(') De Reiffenberg, Chronique rimée de Philippe Mouskues, t. I, p. ccix et 3.
(') Et semper obediendi
Dictis sanctorum Doctonim,
Sequendo mores eorum.
(DeSmet, L c, p. 362-363.)
RÉFORME DES ABBAYES. — FLOREFFE. 205
En 1516, la célèbre abbaye de Floreffe, qui avait su garder
toute sa pureté au milieu de la corruption générale du clergé,
faillit la perdre sous son vingt-troisième abbé nommé Wéry.
Une chronique rimée de cette abbaye nous a laissé un triste
tableau de l'état de ce monastère pendant le règne de ce
déplorable prélat (').
Le scandale y était à son comble, et il fallut procéder
d'abord àla destitution et à l'excommunication de Wéry (1551),
puis à une réforme tellement radicale du monastère, que dès
lors la pureté des moines fut une des causes qui le préser-
vèrent de l'intrusion des doctrines protestantes au xvi* siècle.
Des documents dignes de foi attestent qu'il n'y avait dans la
ville de Floreffe ni hérétiques, ni blasphémateurs, ni personnes
travaillant les dimanches et les fêtes, ou hantant les tavernes
pendant l'office divin; qu'il ne régnait dans cette localité
aucun désordre notable et qu'on n'y connaissait point de gens
mariés qui s'abusaient de leur état. Disons, à propos des blas-
phémateurs, qu'une lettre de Charles-Quint permettait au
mayeur et aux échevins de Floreffe de leur percer la langue
ou de les punir comme « on avait accoutumé de faire f) ».
L'abbaye de Saint-Ghislain, à deux lieues de Mons, avait
su, elle aussi, se préserver de la contagion du siècle. Mais
en 1574, l'abbé crut devoir prendre des mesures qui furent
renouvelées en 1406 et en 1414. Les annales de l'abbaye f) le
constatent :
« L'horreur que notre abbé Dom Jean de Loyens avait de
l'ignorance des ecclésiastiques et des moines de son temps,
sur laquelle il rejetait le misérable état et le schisme de
l'Église, fit qu'il n'épargna aucuns frais pour faire instruire
ses religieux dans les sciences divines et humaines, et, afin
(<) Religion lors perissoit,
L*Iniquité si dominoit, etc.
(De Rbiffbnbbrg, dans sa Coil, de Chroniques,)
(') De Reifpbnbbrg, Introduction à la Chronique de Floreffe.
(') Par Baudrt, édition de ReiflTenberg.
206 ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
qu'ils fussent enseignés par de bons maîtres, il en envoya
quelques-uns dans l'université de Paris, où, par sa profonde
érudition, il avait depuis longtemps reçu le bonnet de docteur
en théologie... C'est apparemment pour que ses religieux
fissent de grands progrès dans cette science qu'il faisait
chanter tous les jours, de grand matin, une messe du Saint-
Esprit, outre la conventuelle, 1414 (*). »
Pendant que la corruption s'introduisait dans le monastère
de Notre-Dame du Bois {Nonnenbosclie)^ près d'Ypres, com-
posé de jeunes filles connues sous le nom de servantes du
Christ, l'abbé Siger, du couvent de Saint-André-lez-Bruges
(1416), gaspillait dans les cours des princes les immenses
richesses en or et en argent amassées par ses prédécesseurs.
Mais, en sacrifiant ainsi à ses folles dépenses les revenus du
monastère, il finit par rencontrer de vives résistances de
la part des moines, et plusieurs dissensions éclalèrerft.
L'évêque de Tournai parvint à y mettre ordre et à con-
traindre ce beau prélat, généreux, élégant, homme du grand
monde enfin, à la tempérance et à la simplicité. Malheureu-
sement, les discordes intestines reparurent dans la suite et
grandirent au milieu de l'incrédulité toujours croissante des
laïques; car le monde alors était plein d'hommes qui se
faisaient un plaisir et un devoir de tourner en ridicule les
saints et les prêtres f). Jugez de leur satisfaction quand ils
apprenaient que des moines dérobaient des calices d'argent
et jusqu'à la chape de l'abbé, qu'ils se hâtaient ensuite d'aller
vendre secrètement à Bruges. On peut dire que depuis 1488,,
la licence fut telle que ces religieux se permettaient tout ce
qu'ils voulaient f), et que toute ombre de discipline disparut.
L'abbé Michel, alors régnant, favorisait leurs plus mauvais
(«) Page 535.
(*j Chronique de V abbaye de Saint- André-lez-Bruges, dans le Monaslicus
Flandriœ, Bruges, 1839-70, publié par la Société d'Émulation de Bruges. \^ série,
p. 151.
(») Quod îibuit^ licuit, Ibid,, p. 160.
SAINT-ANDRÉ-LEZ-BRUGES. 207
penchants : le monastère était transformé en cabaret, où Ton
vendait à boire et à manger à tout venant; où les religieux,
vrais pourceaux d'Épicure, ne vivaient plus que pour le vin,
le jeu et la débauche (^). La pudeur défend de révéler tout ce
qui se passait dans ce lieu de perdition, qui n'était plus un
couvent, mais un antre de brigands, un lupanar, une sodome
digne d'être engloutie sous la colère de Dieu. Saint-André
ne fut réformé que de 1509 à 1519 (*). Un synode, convo-
qué le 4 juin 1366, à Tournai, avait publié des statuts fort
intéressants pour la connaissance de l'esprit et des mœurs
de ce diocèse, dont la métropole, quoiqu'elle fût placée,
depuis 1187, sous le protectorat de la France, était essentiel-
lement belge par ses idées, ses sympathies et ses intérêts f).
Voici quelques-uns des chapitres de ces statuts :
« 1** Les fonts baptismaux doivent être couverts et sous
clé, pour les préserver des immondices et des sortilèges;
« 2^ On ne peut donner la tonsure à celui qui n'a pas été
confirmé;
a 3* Il est défendu d'entendre la confession après le cou-
cher et avant le lever du soleil. Il est interdit aux prêtres
d'ouïr celle des femmes avec lesquelles ils ont péché. Les
curés enverront à Tévêque, chaque année, les noms des habi-
tants qui ne se sont point confessés et qui n'ont pas reçu
l'eucharistie, à moins qu'ils ne croient devoir s'en abstenir.
Ceux qui se sont absentés des offices divins trois dimanches
de suite, sans permission de leur curé ou sans motif légi-
time, seront interdits par leur pasteur, qui, cependant,
pourra se contenter d'écrire à l'évêque. Ceux qui se seront
abstenus pendant dix ans de la confession et de la commu-
nion, qui n'auront pas de certificat de maladie, seront cités
au prochain synode, pour y être interrogés sur leur croyance.
(*) Chronique^ etc., p. 160.
(*) Chronica monasterii Sandi- Andréas, per Amoldum Goethaîs, efusdem mO'
masterti monackiim, dans le Monasticus Flandriœ, p. 160-161.
^) Elle étendait d'ailleurs sa juridictian sur une partie de là Flandre.
208 ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
Excommunication contre ceux qui font des sortilèges avec
les hosties consacrées ou avec le saint sacrement. Les curés
doivent purger leurs paroisses des sorciers, des femmes de
mauvaise vie, des maisons de jeux de dés et des blasphé-
mateurs, sous peine d'être châtiés sévèrement. Défense aux
prêtres de dire deux messes, sauf urgente nécessité. Défense
aux fidèles, sous peine d'excommunication, de louer des
maisons à des femmes de mauvaise vie ou à ceux qui les
soutiennent ;
« 5** Les curés ne peuvent recevoir, pour les mariages,
que ce qu'on leur donne librement. Les juges qui traduisent
les clercs devant les tribunaux laïques et les y condamnent à
des peines corporelles ou pécuniaires, ou au bannissement,
sont excommuniés, ainsi que leurs fauteurs et adhérents.
Les lieux où un clerc sera détenu par la justice laïque seront
interdits jusqu'à ce qu'il soit remis en liberté ;
« 10° Les ecclésiastiques doivent s'abstenir des jeux pu-
blics dont l'intempérance et la lascivité sont le princi-
pal ornement. Ils ne peuvent intervenir également comme
acteurs dans la fête des fous, où l'on psalmodie indécem-
ment devant les anges. Les clercs ne pourront porter des
couteaux pointus, des serpents ferrés ou de bois, des bâtons
ferrés à têtes, des arcs avec des flèches et des dards interdits
auxlaïques.Mêmedéfensepourles jeuxdedés,le bal, la danse^
les spectacles, les petites maisons dans lesquelles les femmes
donnent des rendez-vous, — ainsi que pour la profession
d'avocat, sauf quand il s'agit des droits de l'Église ou des
pauvres. Les prêtres ne peuvent fréquenter les cabarets,
excepté lorsqu'ils voyagent, et alors seulement pour prendre
leurs repas. Ils ne peuvent loger chez eux que des femmes
de quarante ans. Les moines et les chanoines réguliers n'en
peuvent loger dans leurs cloîtres ou dans leurs maisons de
campagne. Excommunication, après une monition préalable,
de tout clerc qui, se dépouillant de l'habit ecclésiastique,
prend des vêtements laïques, porte des vestes galonnées oubro-
SYNODE DE TOURNAI. 209
dées, rompt la lance dans les tournois, tient maison de jeux
et de femmes de mauvaise vie, lesquelles y vendent à boire.
Défense aux prêtres, diacres et sous-diacres de se trouver à
des repas de noces, dans des bals ou salles de danse, dans
des sociétés où Ton chante des couplets lascifs, où l'on voit
des attitudes obscènes, d'autant plus que des prêtres s'y sont
oubliés au point de s'y enivrer, d'y tenir les discours les plus
indécents et d'y prendre les postures les plus lubriques. Les
prêtres sont tenus de faire sortir de chez eux, dans l'espace
d'un mois, les concubines avec lesquelles ils vivent publi-
quement, sous peine d'excommunication et de privation de
leurs bénéfices ;
« 12" Les usuriers sont excommuniés, l'absolution et la
sépulture leur seront refusées f ). »
En 1481, le 4 octobre, nouveau synode tenu à Bruges f),
dont voici les principaux statuts :
a Défense aux doyens, curés, vicaires, de relever des
couches, par la purification, les religieuses hospitalières, les
béguines, les femmes incestueuses, de mauvaise vie, qui ont
conçu des œuvres de prêtres et de moines. Défense d'absoudre
les femmes et les filles avec lesquelles ils ont eu ou cherché
à avoir des relations charnelles. Défense de plaider dans
les églises, cimetières et lieux sacrés, d'y jouer ou permettre
les farces des charlatans et des histrions, la vente des mar-
chandises, la proclamation des édits, des bans et ordonnances
de justice séculière. Défense à ceux qui réclament le droit
d'asile dans les cimetières d'y boire et manger avec leurs
amis ou avec des filles de joie, et d'y troubler l'ordre par des
cris insolents ou par des chansons. Défense aux curés de
porter des habits courts, avec des pattes pointues {spatulas
alatas)y des perruques, des barrettes repliées, des chapeaux
l^) HoYKRLANT DE Bauwelaere, Esstti chroHologigue pour servir à r histoire de
Tourne^, Tournai, 1805-34, t. XIII, p. 63-80.
(') Convoqué par Ferry de Chigny, évêque de Tournîji et chancelier du duc de
Boorgognâ.
210. ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
à cornes, des souliers longs et à pointes; de porter des ai'raes,
d'aller au cabaret, de fréquenter les spectacles, de jouer aux
dés, de s'immiscer dans les affaires domestiques des séculiers.
Les contrevenants seront arrêtés par l'autorité laïque, pour
être punis par la Cour spirituelle, suivant l'exigence des cas.
Défense aux prêtres et aux bénéficiers de tenir des concu-
bines et obligation de renvoyer immédiatement celles qu'ils
ont. Les curés, prêtres et bénéficiers doivent s'abstenir de
l'ivrognerie, de la débauche, des conversations et das
repas trop fréquents avec les laïques ou avec des femmes
suspectes {^). »
En 1360, Guillaume Friesen, de Maestricht, avait fait une
prophétie terrible : « Tout le clergé sera humilié, les monas-
tères seront détruits, les moines seront réduits à la plus
profonde misère ; chassés de partout, ils ne trouveront plus
un asile nulle part. Les prélats n'iront plus à travers le monde
dans la soie et dans la pourpre. L'Église de Rome s'écrou-
lera; papes, cardinaux, évêques seront dépouillés de tout, à
cause de leur avarice, de leur orgueil et de tous leurs autres
vices. On leur laissera à peine de quoi couvrir leur nudité.
Ils seront la huée et la risée de tous. Ils resteront exposés à
ce châtiment terrible jusqu'à ce qu'ils se corrigent, jusqu'à
ce que, pleins d'un repentir sincère, ils avouent leurs péchés,
en demandent pardon à Dieu et promettent de vivre dans
la simplicité apostolique des premiers temps du christia-
nisme f). »
On comprend mieux encore ces paroles prophétiques,
lorsqu'on porte son attention sur les provinces septen-
trionales des Pays-Bas. En 1295, l'évêque d'Utrecht, Jean de
Sierk, crut devoir exiger du clergé une plus grande pureté
de mœurs, et surtout « qu'il s'abstînt de la crapule et de
l'ivrognerie f) ». Les clercs de ce diocèse portaient des
(') HOVEELANT, t. XIX, p. 108-121.
(•) JoHANNis WoLFii lecttonum memorabilium, tomus primus, f. 645.
(») Batavia sacra, 1. 1, f. 267 (éd. de Bruxelles, 1714).
RÉFORME DU CLERGÉ AUX PAYS-BAS. 2H
défis à qui viderait les coupes les plus larges et les plus
pleines (^). Dans l'ordonnance publiée par ce prélat, il fut
prescrit aux ecclésiastiques de fuir la simonie, le trafic et
l'usure, de ne pas porter des armes prohibées, de ne pas
admettre plus de trois parrains pour le baptême d'un enfant,
de ne pas hanter les tavernes, de ne pas donner de représen-
tations théâtrales, de ne pas faire de mascarades dans les
églises ou sur les cimetières, de ne pas dire deux messes le
même jour, de distribuer gratuitement les sacrements de
l'Église, de ne pas mettre en gage les objets sacrés f).
En 1510, ces prescriptions furent renouvelées par l'évêque
Gui d'Avesne, frère de Jean II, comte de Hollande et de Hai-
naut f).
En 1376, le magistrat et les bourgeois de Leyde se plai-
gnirent à l'évêque d'Utrecht de ce que les prêtres fomentaient
la guerre et la discorde, fréquentaient des lieux suspects,
couraient nuitamment les rues et se permettaient toute
sorte d'insolences. Ce prélat autorisa l'écoutète de Leyde à
les arrêter, les emprisonner et les livrer ensuite à l'autorité
épiscopale (^.
En 1585, les moines de Zierickzée menaient une vie telle,
que le magistrat fut forcé de les chasser de la ville. En 1588,
ceux qui les avaient remplacés, ayant appris qu'il s'agissait
de rappeler leurs prédécesseurs, se hâtèrent de vider secrète-
ment les lieux en emportant tout ce qu'ils pouvaient, livres,
vases, ornements sacerdotaux.
Les plaintes formées par la Hollande contre les richesses,
l'ignorance et les mauvaises mœurs du clergé devenaient tous
les jours plus graves : à Delft, on prit des mesures énergiques
pour arrêter le mal, et, dans toute cette province, on
parla de dépouiller les prêtres au profit des pauvres. On
{«) Batavia sacra, t. I, f. 267.
(«; Ibid., f. 268.
(5) Ibid,, t. II, f. 174 et suiv.
(4) Ibid., f. 201.
212 ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
disait : Ces biens ont été donnés au clergé pour soulager les
malheureux et pour propager la foi. Or, il ne s'acquitte
plus de ces devoirs ; donc la dépossession est de droit {^).
En 1450, Henri Wilde, de Bois-le-Duc, prieur d'ui^ cou-
vent d'Amsterdam, y introduisit par force des réformes. Les
qioines de ce couvent n'avaient pas rougi d'intercaler des
images obscènes dans leurs livres de chant f).
La Hollande et la Zélande se divisaient en doyennés et en
prévôtés. Les doyens et les prévôts étaient préposés à la
recette des dîmes, amendes et autres revenus de l'Église, et
présidaient aux juridictions dépendantes de l'évéque d'Utrecht.
Ces ofBciaux attentaient journellement à l'autorité temporelle
par les évocations qu'ils faisaient des affaires laïques, sous
prétexte que la religion ou quelqu'un de ses ministres était
intéressé dans la contestation. Les appels se portaient devant
le juge épiscopal, et, par ce moyen, l'évéque d'Utrecht éten-
dait son pouvoir sur les domaines du prince. La plupart des
églises avaient le droit de franchise, dont elles se servaient
pour dérober un grand nombre de criminels au supplice.
Ces tribunaux ne punissaient les crimes que par des
amendes; les époux clandestins, les adultères, les personnes
qui travaillaient les fêtes ou les dimanches en étaient quittes
pour de l'argent; et si, par hasard, un enfant tombait dans
l'eau ou dans le feu, la famille entière, quelquefois tout le
pays était taxé de grosses sommes pour la négligence,
réelle ou fausse ! Philippe le Bon résolut de mettre un terme
à ces abus (1435) par une ordonnance qui limitait la juridic-
tion des doyennés et des prévôtés, exceptait du privilège de
franchise ceux qui seraient accusés de lèse-majesté ou d'assas-
sinat prémédité, et ordonnait aux supérieurs des églises et
des monastères de livrer le coupable à la première réquisi-
tion du juge séculier f).
(*) J. Le Long, HistoHsche heschHjving van de rcformatie der stadt Amsterdam,
Amst., 1729, f. 282, 283, 284 et 288.
(*) Id., ibid., f. 255.
(') îkjJARDiN et Sbllids, /. c, p. 43-44, et ibid,, les pi-euves.
RÉFORME DU CLERGÉ AUX PAYS-BAS. 213
Malgré toutes les tentatives de réforme faites en Hollande,
la fin du XV' siècle fut troublée par des guerres civiles et par
des désordres de toute espèce. Les écrivains du temps n*ont
qu'une voix pour déplorer les mœurs dissolues et les attentats
monstrueux des ecclésiastiques et des moines de ce temps-là.
Leur nombre devenait si formidable qu'on fut obligé de leur
défendre la construction de nouveaux édifices. Les religieux
mendiants ruinaient, en outre, tellement le peuple par leur
gueuserîe effrontée qu'il fallut leur prescrire des règlements
et des heures pour faire leurs quêtes. A l'exemple de la cour
de Rome, qui, par ses annates, ses bénéfices et ses indulgences
mises aux enchères, attirait à elle seule le meilleur argent de la
chrétienté, les clercs employaient les vénalités les plus scan-
daleuses pour s'enrichir aux dépens d'un peuple crédule et
superstitieux. On raconte à ce sujet un tour assez plaisant
joué à un prêtre de cette province : Un homme qui ne voulait
pas être dupe, vint un jour à confesse; moyennant une
somme considérable, il obtint du prêtre l'absolution de
tous ses péchés, non seulement passés, mais futurs. Sentant
alors sa conscience dans un état de grâce imperdable, il alla
attendre son confesseur sur le grand chemin, l'aborda, mais
pour le détrousser entièrement. L'homme d'Église lui faisant
des remontrances : « Comment ! répliqua le pénitent, n'êtes-
vous pas content que je vous laisse la vie? J'eusse pu vous
l'ôter sans offenser Dieu. Ne m'avez-vous pas donné une
indulgence plénière pour tous mes crimes futurs? Si elle est
bonne, je n'ai rien à craindre. Si elle ne vaut rien, ne dois-je
pas vous reprendre mon bien, et vous punir comme un
imposteur (^)? »
Quelques années après (1506), le diable avait trouvé
moyen de se glisser dans le couvent de Sainte-Marie-Made-
leine à Gouda : c'était sous la forme d'un beau garçon,
qui se plaisait à porter des mains téméraires sur les chastes
(*) Cbrisibr, t. II, cité par VEsprii des Journaux, février 1778, p. 15-16.
14
314 ORIGINES DE LX RENAISSANCE.
sœurs, et se permettait avec elles d'étranges licences. 11 se
métamorphosait quelquefois en bête, ne cessant de tour-
menter les pauvres nonnes, auxquelles il faisait [>resque
perdre la raison. Cependant, à force de pénitences, d*aumônes
et de mortifications, les religieuses finirent par remporter la
victoire, et un beau matin le prince des ténèbres avait
disparu (*).
L'impureté et l'avarice des prêtres de ce temps étaient en
opposition flagrante avec les théories de l'Église sur la pureté
et la continence exigées du clergé. Ces théories lui comman-
daient de dompter ses désirs et ses concupiscences, de fuir
le monde et ses richesses. Or, aucune puissance de la terre
ne savait comme l'Ëglise accumuler les biens de la terre ; en
ce qui concernait le luxe et les jouissances matérielles, les
ministres du ciel dépassaient du tout au tout les laïques (^.
Encore s'ils avaient montré pour les autres une indulgence
dont ils avaient besoin eux-mêmes! Mais ils n'en étaient que
plus ardents à la persécution. Les barbaries exercées contre
les Vaudois le furent en vertu de sentences rendues par des
juges ecclésiastiques. On vit en 1460 et 1461 des malheureux
amenés, à force de tortures et de séductions, à s'avouer cour
pables ou à désigner de nouvelles victimes. Ils se rétractaient
sur l'échafaud, mais c'est là, disait l'Église, un des caractères
de la sorcellerie. On ne fournissait pas de preuves solides,
mais elles étaient inutiles; les principaux témoins sont-ils des
filles perdues, des gens infâmes : il ne faut rien dédaigner
quand il s'agit d'une sainte cause. On poursuivait ainsi trjois
sortes d'accusés, des citoyens riches qu'on voulait dépouiller,
des magistrats incorruptibles dont on voulait se venger et
des misérables auxquels on arrachait de nouvelles accusa-
tions et qu'on faisait parler comme on le jugeait convenable.
A la tête de cette horrible procédure, paraissent plusieurs
(1) Cerisier, t. Il, p. 337-338.
(^) Hagkn, 1. 1, p. 4-5.
NICOLAS DE CUSA. 215
docteurs en théologie, avec un jacobin, inquisiteur de la
foiC).
L'inquisition était donc connue en Belgique avant la révo-
lution du XVI* siècle. Ainsi, en 1477, un dominicain, nommé
Eustache Leeuwercke, était inquisiteur de la foi à Bruges f).
Ce fut seulement contre l'établissement régulier et permanent
de cet affreux tribunal que les Pays-Bas se soulevèrent sous
Philippe H f).
Au milieu des débordements du xv* siècle, tous les fidèles
accueillirent avec enthousiasme un éminent réformateur
catholique, un des élèves les plus distingués et les plus
recommandables de l'école de Deventer. Né en 1404 (^), le
cardinal Nicolas de Cusa s'était rendu célèbre par ses études
du grec et de l'hébreu, de la philosophie et de la théologie,
affranchies de la routine de son temps, et par son habileté
dans les sciences mathématiques et politiques, alors si peu
cultivées. Il fut, en qualité d'archidiacre de Liège, envoyé au
concile de Baie (1452). Pendant la tenue de ce concile, il
publia son livre de Concordantia calliolica, où il soutint avec
autant de force que de modération : que ces assemblées l'em-
portent en autorité sur le pape ; que, dans l'Église universelle,
réside exclusivement l'infaillibilité; qu'aucun canon des conci-
les n'oblige les églises particulières qu'après leur acceptation;
que la puissance des princes temporels est indépendante de
c^lle du pape; qu'ils peuvent assister aux conciles pour y
maintenir l'ordre et en faire exécuter les décrets f).
(*) De Rbiffenberg, Mémoires de Du Cleixq, t. 1, p. 28.
(*) Voy. ExcelletUe cronihe van Vluenderen, Antwerpen, Vorsterman, 1531,
fol. 198 verso.
(') De Reiffenbbrg, Mémoires de Bu Cî^cq, p. 28-29.
(*) A Cues, viDage situé sur la rive gauche do la Moselle, & huit lieues de Trêves,
vis-à-vis de Berncastel. Ce village relevait de notre vieille province de Luxembourg.
Cusa mourut en 1465.
{^) ScHARPPF, Ber Cardinal Nie, von Cusa, Mainz, 1843, t. I, p. 24-32. —
Dux, 0. C. t. I, p. 107-125. — Biographie universelle, art. Cusa. — Gerson» Be
potest, écoles., apud Goldast, Mon., fol. 1388 et 1391. — Voy. aussi Dux, l. c,
p. 125-133.
216 ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
On voit par \h que Cusa partageait les opinions de Gerson.
11 avait même une idée beaucoup plus hardie : il avait songé à
la concordance, à la fusion des trois principales religions de
l'Europe (^). Chose digne d attention, le délégué de l'université
de Louvain à Baie soutint les mêmes principes que Gerson
et Cusa f). Celui-ci eut encore le courage d'attaquer, le
premier, la prétendue donation de Constantin, ainsi que les
fausses décrétales, et de dire la vérité f) sur la fable pon-
tificale qui attribuait le baptême de cet empereur, vingt ans
avant sa mort, au pape Sylvestre I", tandis qu'il ne fut
baptisé qu'à l'article de la mort, par le chef, des hérétiques
Ariens, Eusèbe, évêque de Nicomédie (^). Je regrette que Cusa
n'ait pas flétri comme il le méritait un prince qui fit périr
Crispus son fils, déjà décoré du titre de César, sur un léger
soupçon d'avoir eu commerce avec Fausta, sa belle-mère; qui fit
étouffer, dans un bain chaud, cette même Fausta son épouse,
à laquelle il était redevable de la conservation de ses jours;
qui fit étrangler l'empereur Maximien Herculç, son père
adoptif ; qui ôta la vie au jeune Licinius, son neveu, dont le
caractère promettait de grandes qualités; qui, enfin, s'est
déshonoré par tant de meurtres que le consul Ablavius appe-
lait ces temps-là néroniens f). Le pape Nicolas V avait chargé
Cusa d'annoncer la rémission des péchés, à l'exception de la
coutpe qu'on ne peut effacer que par un repentir sincère et
par la pénitence dans cette vie et dans l'autre, en sorte que
si les indulgences ne peuvent délivrer du purgatoire, elles en
abrègent la durée par l'application des mérites de Jésus-Christ
(*) PROSPER Marchand, Dictionnaire historique, t. I, p. 316.
(*) Voy. Recueil de quelques pièces des fastes académiques de l* Université de
Louvain, p. 8-9, Lille, 1783, in-4«.
(3) Voy. son livre De Concordantia catholica, lib. H, c. 34; lib. III, c. 2.
(*) Ibid,^ lib. III, c. 2. — DôLLiNGER, Die Papst-Fàbeln des Mittelaltei'S, MOn-
chen, 1863, p. 60.
(^) Voltaire, Dictionnaire philosophique, t. III p. 158 (Bruxelles, 1828), et
Philosophie générale, t. IV, p. 354 (Paris, 1821). — Dôlllnger, p. 52-53.
DE CUSA EN notLANDE. 517
et des œuvres surérogatoires des saints f ). Cusa prêchait cette
doctrine en public ; mais il convenait en particulier que la
pratique des préceptes de l'Évangile est nécessaire pour la justi-
fication et que les indulgences sont plus utiles au temporel de
FÊglise qu'au salut des fidèles f). Il s'était aussi chargé de
réformer les abus qui s'étaient glissés dans la discipline et de
détruire la superstition qui prenait la place de la dévotion.
Il commença sa prédication à Dordrecht au mois de jan-
vier 1451 et continua sa mission dans la plupart des villes
de Hollande. Ses sermons furent vivement applaudis f).
L'évêché d'Utrecht, affranchi de la juridiction du pape et
soumis uniquement à l'empereur d'Allemagne, s'était rendu
coupable d'immoralités, d'injustices et de violences. Déjà
en 1454, le duc Philippe de Bourgogne avait tenté de remé-
dier à ce déplorable état de choses, mais saris résultat impor-
tant (^. Vers la mi-août 1451, Cusa était à Deventer, dont il
aimait les frères tout aussi bien que ceux de Windesheim et
de Zwoll. Comme il avait fait ses premières études à Deventer,
il dota cette école d'une bonne somme d'argent et la combla
de grâces spirituelles. Ses réformes concernant Utrecht por-
tèrent d'abord sur les couvents de religieuses, qui étaient
devenus un scandale public; elles atteignirent ensuite les
habitudes mondaines et les mœurs voluptueuses des cha-
noines de ce diocèse f).
A Windesheim, il avait été forcé de sévir contre des excès
d'une nature tout à fait différente, contre des fanatismes de
chasteté poussés jusqu'à la mutilation d'Origène (^.
{*) Magnum chronicon belfficiim, dans Pistorius, Rer.Germ. Script., Ratisb.,
1726, f. 380.
(*) BoxHORN, Histoire des Pays-Bas, p. 277.
(') DuJARDiN et Sellius, Histoire générale des Provinces- Unies, t. III, p. 45.
(') SwALUE, De kardinaal Nicolausvon Cusa, apitd Kist en Royaards, Archicf
cité, t. IX, p. 40-73.
(••) SwALUE, IX, p 112-165.
(") Archives du Royaume, Copie conte^me dans un des vidimus délivrés pm* V officiai
de Liège résidant à Louvain, le 20 aoiUlil], archives provenant du couvent de
Saint-Martin, à Louvain. — Acte donné par Cusa, à Bâle le l®' août 1427.
218 ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
Cusa était un homme modeste, pieux et d'une rare sim-
plicité. 11 voyageait monté sur une nmle, n'admettait
autour de lui que des personnes de talent et de vertu
et refusait constamment les présents qu'on lui faisait (^).
Nommé cardinal en 1448 et, deux ans après, évéque de
Brixen, il fut chargé, en 1431, de la mission de légat en Alle-
magne et appelé, au même titre, dans les Pays-Bas par le
duc de Bourgogne. Aidé par Jean Busch, de Zwoll, qui venait
de réformer les couvents de la Germanie et qui voulait créer
un nouveau monde dans le clergé et dans le peuple, il réalisa
des réformes promptes et décisives f).
Sa mission l'ayant conduit dans les environs de la ville de
Liège, où, comme je l'ai dit, il avait été archidiacre, les habi-
tants, qui gardaient de lui les meilleurs souvenirs, l'invitèrent
à les honorer de sa présence. Il fit d'abord quelques difficultés
parce qu'il doutait que sa mission s'étendît à eux, vu qu'ils
ne se servaient pas de la langue allemande et que ses visites
étaient restreintes à l'Allemagne. Il céda néanmoins aux
pressantes sollicitations des bourgeois, sans songer aux
obstacles que lui susciteraient le clergé liégeois et ses cham-
brières grandes et petites. Depuis le trop fameux Henri de
Gueldre (1247-1274), surnommé le riband de la cité f), les
mœurs de ce clergé n'avaient fait que déchoir; sans parler
des concubines des chanoines, du luxe de leurs chevaux, de
leurs chiens de chasse et de leurs oiseaux de proie, l'Église
de tout le diocèse était en pleine décadence, et ses écoles,
auparavant si célèbres, n'étaient plus que des réceptacles
d'ignorance.
La vertu et la pitié ne se trouvaient plus que chez quelque
pauvre solitaire, qui du fond de son cloître protestait contre
le monde et ses abominations. Tel fut le célèbre Denis Rickel,
P) Biographie universelle, art. cité.
(«) làid.
(') Epistola pia et erudita quam Gregorius pont, scripsit MenricQ a7it^uam
eum episcopatu privaret, apiid Chapbavillb, Gestapont. leod,, t. II, p. 301.
DE CUSA K LIÈGE. 219
que l'on appelait le docteur extatique parce qu'il passait une
partie de sa vie en contemplation. Il ressemblait à Ruysbroeck,
son modèle, et à Brugman, son ami. Sa réputation s'étendait
en Italie, en France et en Allemagne. Cusa s'empressa d'aller
lui rendre hommage dans sa chartreuse de Bethléem à Rurer-
monde, et il s'en fit accompagner dans ses tournées. Denis
ne cessait de prédire à l'Ëglise de grandes calamités si on ne
réformait bientôt les mœurs du peuple et du clergé ; il annon-
çait aussi de terribles punitions à ses compatriotes (^).
Cependant Févêque de Liège et son clergé avaient fait le
meilleur accueil au légat et lui avaient promis la réforme de
leur Église {lA octobre); mais, le lendemain, les chanoines,
en songeant qu'ils devaient renvoyer leurs concubines, se
ravisèrent et proposèrent à Cusa de l'écouter comme car-
dinal, mais non pas comme légat, parce que la bulle qui
l'investissait de sa mission ne parlait que de l'Allemagne, et
qu'ils n'étaient pas Allemands, mais Germains ou Gaulois.
L'évêque intervint et déclara vouloir en référer au pape. Ce
prélat était Jean de Heinsberg, doux, aimable, savant, mais
conduit par son entourage et livré aux femmes et au luxe.
C'était un aussi mauvais chef d'Église qu'un mauvais chef
d'État. Denis le Chartreux le représentait comme un maudit
voué aux tourments de l'enfer; et, dans un de ses jours
d'extase, il crut voir des diables le retenant au milieu des
flammes et ses entrailles déchirées par d'aflTreux serpents f).
Heinsberg allait parfois visiter le chartreux dans sa cellule
pour lui demander conseil. Alors Denis lui reprochait amè-
rement sa vie dissipée, ses folles prodigalités en jeux, fêtes,
tournois, comédies, etc. « L'argent que vous dépensez dans
de telles vanités, lui dit-il un jour, vous le dérobez aux églises
(•) Dux,t. II, p. 28-29. — De Gerlache, Histoire de Liège, 2« édition, p. 197. —
Van der Aa, Biographisch woordenboek, t. IV, p. 181.
(*) FiSEN, Hist, Ecoles, leod., t. III, p. 122, Leod. 1696. — Foullon, Bist,
leod., t. II, p. 84; Leod., 1735. — Hbnaux, Eist, du pays de Liège, t. I, p. 284;
t. II, p. 11-12; Liège, 1872.
320 ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
et aux pauvres dont il est le patrimoine. Malheur à celui par
qui vient le scandale ! Et vous, pasteur des âmes, vous répon-
drez de toutes celles qui se seront perdues par vos exemples! »
Heinsberg répondait : «Je ne suis pas seulement évéque, je
suis aussi chef de l'État; ce luxe, cette magnificence que vous
me reprochez, conviennent à un prince. — C'est bien, répli-
quait le chai'treux; mais si le prince est damné, que devien-
dra l'évêque? » On assure que Heinsberg, troublé par ces
paroles. hardies, mais ne sentant pas la force de se corriger,
cessa de voir le pieux solitaire, et mourut dans Timpénitence
finale {').
Denis était physicien, naturaliste, orateur, poète et théo-
logien aussi libéral que profond. (*); car il n'admettait point
l'infaillibilité du pape en matière de foi; dans son opinion,
l'Église seule, représentée par ses conciles généraux, était
infaillible f).
Quoi qu'il en soit, Cusa avait deviné où tendait le subter-
fuge du clergé liégeois : il rejeta la proposition de l'évêque;
mais une partie du clergé, que le cardinal avait déjà fort
maltraité à Tongres, accabla Cusa d'outrages et se montra
si furieuse contre lui que ses amis mêmes n'osèrent plus venir
le voir. Cusa, pour ramener ces prêtres égarés, fut forcé de
secouer sur eux la poussière de ses souliers et de les menacer
de ses colères. Cette énergie produisit son effet : le clerçé
liégeois, pris de repentir, se hâta de se réconcilier avec
Cusa. L'ayant rejoint à Utrecht, l'évêque obtint de lui son
pardon, et la réconciliation fut complète (^).
Du reste, le cardinal avait été parfaitement reçu dans
toutes les villes des Pays-Bas qu'il avait traversées : à Zwoll,
(«) De Gerlache, l c, p. 197-198.
(*) Dans son écrit : De auctoritate papœ et co7ictlii.
(^) Becdelièvrb. Biographie liégeoise, t I, p. 157. — Van der Aa, p. 182.
(*) BoLLANDUS» Acto sanctoinim Martii, t II, c. III, nP 15. — Martene; Veterum
scriptorum collectio, t. IV, p. 1220. — Binterim, Suffragami cohniensis extrûor-
dinarii sive de sacrœ cohniensis eoclesiœ proepiscopis synJtagYoa historiciim^
p. 60-62. — Scharpff, t. I, p. 177-178. — Dux, t. II, p. 29-3L
DE CUSA EN HOLLilNBE. 2S1
Kampen, Arnhem, Harlem, Dordrecht, Amsterdam, Leyde,
Nîmègue, Ruremonde, Maestricht, Louvain, Bruxelles. Il
connaissait la langne du pays et l'employa à prêcher au
peuple la pure doctrine du Christ, à attaquer les abus et les
superstitions; il se prononçait avec énei'gie contre le scan-
dale des indulgences Q, une des causes de l'insurrection de
Luther; contre le trop grand nombre de fêtes, dé jubilés f),
de processions et de pèlerinages.
A Malines, il tonna contre le zèle outré des prédicateurs,
contre l'incrédulité et les vices du clergé. Il exhorta les
fidèles à chercher le salut non pas dans Rome, mais dans la
pureté du cœur : « Une vie religieuse et calme, disait-il, vaut
mieux que toutes les indulgences; il faut faire le bien, non
pas pour obtenir celles-ci, mais pour l'amour de Dieuf). »
Quoique les principes de Cusa, tout aussi bien que ceux
de Thomas a-Kempis, de Gerson et de d'Ailly, fussent con-
traires à ceux des réformateurs du xvi** siècle, il est cepen-
dant aisé de comprendre qu'on devait le ranger au nombre de
leurs précurseurs; Luther lui-même cite le cardinal comme
une des sources où il a puisé. Seulement, ces précurseurs
catholiques de la Réforme ne voulurent point sortir de
l'Église; et, à cet égard, notre immortel Érasme fut de leur
avis (^).
Comme c'était l'évêché d'Utrecht qui avait provoqué le plus
de plaintes, le légat en confia le siège à un homme sur lequel
il croyait pouvoir compter, David de Bourgogne, bâtard du
duc Philippe le Bon; Cusa ne s'était pas trompé, car le
nouveau prélat introduisit un tout autre esprit dans l'évêché.
Cusa avait rempli une mission salutaire à toutes nos pro-
(') KiST en RoTAARDS, Arckief voor kerhelijk(i geschiedeniSy t. I. p. 147. —
LoDBWTCK VAN Velthem, Sptegel historiael, liv. IV, c. 59. — Chronycke van Hollani,
p. 412. — Maffmim chrontcon belgicum, dans Pistorius, l. c.,t. III, p. 164.
(*) Gkrdes, Histôria Eoangelii in Bdgiorenoviati, Groning., 1744, p. 10.
(•?; Hartzhkîm, Vita Cusœ, Trevir, 1776, p. 108. — Swalub, p. 46, 59, 60, 66,
109 et 112.— SoHARPPP, p. 173-180. — Dux, t. Il, p. 24-25.
(*) Dux, p.40-41.
222 ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
vinces; malheureusement, les résultats n'en pouvaient être
que partiels et transitoires. Il lui était impossible de faire
disparaître tout d'un coup l'ignorance et la corruption, ces
deux cancers qui dévoraient les entrailles de l'Église. Une
telle œuvre dépendait du temps et de la persévérance de
toute une série d'hommes agissant dans le même esprit
que le cardinal. Ce qu'il fallait, c'était une transformation
complète des idées et des sentiments du clergé, et
comment attendre d'un seul homme une œuvre de cette
portée 0?
Quoi qu'il en soit, les réformes de Cusa trouvèrent, en
1455, un excellent appui dans l'ordre des dominicains, qui
s'était entièrement renouvelé dans les Pays-Bas, et d'abord à
Rotterdam et à La Haye. Ce fut sur le modèle de la congréga-
tion hollandaise que les frères prêcheurs se reconstituèrent
dans leur pureté primitive, en 1456 à Gand, et en 1457 à
Lille. Leurs couvents de Bruxelles, Valenciennes , Douai ^
Harlem, Groningue, Zutphen, Zwoll, Zirickzée, Leeuwaerde
et autres suivirent. Le premier chapitre général de la con-
grégation se tint, en 1464, à Lille, en présence de Philippe
le Bon, protecteur d'un ordre qui était appelé à donner de
nouveaux exemples de vertu et de sainteté f).
En 1495, le fameux Sprenger, l'auteur du Maliens malefi^
cartim, vint réformer en personne lé couvent de Louvain, en
défendant aux moines de recevoir des femmes et de se servir
de vases d'argent f).
Quatre ans après eut lieu la réforme du monastère de
Sainte-Elisabeth dans la même ville : les sœurs y menaient
une vie mondaine et dissolue. On plaça d'abord à leur tête
un ange de vertu; mais cette admirable femme n'ayant rien
(*) SwALUR, p. 48. — ScHARPFF, p. 182-183. — Dux, p. 42 et 52.
(*) G. Smkt, De Roomschrcatholyhe religiein Brabant, Brussel, 1807, p. 151.
et 152.
(3; Jo. MoLAM -Êftiforiee Lovaniensium, lia. Xll, éd. De Ram., 1. 1, p. 548-249.
(Coll. des chroniques.)
DE GU8A EN HOLLANDE. 223
pu obtenir de ces filles rebelles, se retira découragée. Dans
de telles extrémités, le magistrat s'adressa à la duchesse
Marguerite, veuve de Charles le Téméraire, qui donna des
pensions à toutes les nonnes, les relégua en Hollande et fit
venir du Hainaut des sœurs réformées qu'elle plaça sous la
direction d'un homme aussi vertueux que savant, Nicolas
Heller, professeur de théologie f)»
Ajoutons, tout en reconnaissant ce que Nicolas de Cusa a
fait pour l'évêchéd'Utrecht, que la réforme n'y fut réellement
opérée que par George d'Egmond (1554-1559). Le savoir, la
dignité, l'austérité de ce prélat sauvèrent la pureté des doc-
trines et des mœurs de son diocèse, et, par cela même, y
paralysèrent la propagande des doctrines nouvelles dont
d'Egmont avait juré l'extirpation (*).
Il n'était pas au pouvoir de Cusa, pas plus que de tout
autre, d'arrêter l'Ëglise des Pays-Bas sur la pente de la déca-
dence et de la préserver des coups terribles que devait lui
porter le xvi^ siècle. C'était en Allemagne que ses efforts
auraient dû être couronnés d'un succès durable ; là, il aurait
fallu une réforme radicale. La constitution de l'Église ger-
manique avait besoin d'une rénovation complète; sa position
vis-à-vis de la papauté aurait dû être régularisée d'une ma-
nière conforme aux vœux exprimés par l'opinion publique.
Mais Rome ne comprit pas ces vœux : ce fut une faute qu'elle
expia par les plus cruelles expériences f).
Si Cusa était grand comme théologien, il ne l'était pas
moins comme philosophe; il avait emprunté à Platon les
formes d'une nouvelle métaphysique, et il ne cessa de faire
la guerre au dogmatisme de la scolastique {^).
C'est à Padoue, où il avait étudié le droit après avoir quitté
(•) MoLANus, p. 343-344.
(*) Batavia sacra, t. II, f. 246 et suiv.
(^) Stampp, Die politischen Ideen des Nicolaiis von Cusa, p. 1 13.
(*) Dux, p. 243 et suiv. — Je recommande, du reste, pour plus de détails, toute
la lavante étude de M. Swalue, /. c, p. 1-115, 233-283, 501-507, et t. XIV,
p. 113-172.
224 ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
Deventer, qu'il s'était familiarisé avec les progrès de la
Renaissance en Italie, sans avoir cependant réussi à s'ap-
proprier l'élégance des écrivains classiques de l'antiquité.
Ses écrits sont tout à fait dans le style des scolastiques, en
mauvais latin, diffus et lourds. Son éloquence et sa dialec-
tique étaient également dans le goût du moyen âge. Mais, si
on fait abstraction de la forme, pour ne voir que le fond,
on s'aperçoit qu'il a rompu avec la routine des anciennes
méthodes d'enseignement et qu'il en a secoué les chaînes.
Son érudition dép<isse infiniment celle des scolastiques ; non
seulement il est familier avec les ouvrages de Platon, d'Aristote
et de Cicéron ; non seulement il a approfondi l'Écriture, les
Pères et l'histoire du droit canon, mais encore il a étudié
les écrits des mystiques, même de ceux qui étaient accusés
d'hérésie. Il s'était assimilé beaucoup de doctrines des philo-
sophes de l'antiquité et était parvenu h les faire concorder
avec ses propres convictions. On le place à juste titre parmi
ceux qui, au xv*" siècle, ont contribué le plus à ranimer
l'étude de la philosophie platonicienne, bien que personnels
lement il ait rejeté toute espèce d'autorité philosophique f ).
Cusa ne tenait pas exclusivement ses conceptions scienti-
fiques des influences littéraires de la Renaissance; il les
tenait de l'originalité de son génie, qui devançait les ten-
dances de l'avenir. De là aussi ses idées avancées sur les
mathématiques et la physique ; de là le plan de réforme du
calendrier qu'il soumit, en 1456, au concile de Bâlef). Il
aimait l'étude des mathématiques, parce qu'il regardait les
sciences exactes comme le meilleur moyen de connaître la
vérité, comme une image du surnaturel. Malheureusement,
à cet égard, ses efforts ne furent pas couronnés de succès;
on lui a reproché peu d'exactitude dans ses calculs ; on y a
vu un manque de travail. Reproche étrange, car il n'y avait
(') RiTTER, Geschtchie der Philosophie, Hamburg, 1836-53, t. ÎX, p. 147-150.
(*) M. Dux (t. I, p. 160-162) en adonné une analyse.
DE CLS^V, DISCIPLE DE LA U£NAiS8.V?iCE 228
pas d'hoimne plus laborieux que lui ; il ne dormait que
qualre heures de la nuit f ).
De toutes les idées de Cusa, une des plus fameuses se rap-
porte au mouvement de la terre. Il est vrai qu'il n'a pas une
notion exacte du système solaire, car il fait tourner la terre,
non pas autour du soleil, mais autour des pôles du monde;
il n'est pas prouvé non plus qu'il ait préparé les voies à
Copernic; mais au moins les idées qu'il a émises à ce sujet
nous font voir quelle indépendance et quelle audace d'esprit
il devait avoir pour faire valoir cette thèse, qu'eu égard à
notre terre, l'apparence du repos pouvait être trompeuse.
C'était attaquer toute la cosmologie d'Aristote. Pour rendre
son opinion acceptable, il soutint que la terre n'était pas
plus déshéritée que le soleil, les planètes et les étoiles fixes;
et, à cet effet, il invoque la raison qui domine en nous et
qui vaut autant, pour le moins, que l'intelligence des astres.
C'était placer le ciel sur la terre. Mais ici il fut forcé
de combattre l'opinion que les changements opérés sur ce
globe par la naissance et la mort, en comparaison de la durée
des astres, sont une preuve de l'infériorité de notre monde
sublunaire. Cusa,pour répondre à cette objection, va jusqu'à
dire que la naissance et la mort ne sont que des transforma-
tions de substances éternelles (^.
En matière religieuse, Cusa ne craint pas d'avancer qu'au-
cune des religions alors existantes n'était condamnable et
qu'aucune n'était parfaite f) ; par cet argument, il voulait
gagner les Turcs au christianisme; il pensait que la loi
musulmane porte en elle des éléments de vérité qui pourraient
servir à réfuter ses erreurs. A son avis, cette religion n'est
qu'une hérésie chrétienne née du nestorianisme (^). Cusa
développe davantage encore cette idée dans son opuscule sur
(«) RiTTER, p. 150-151.
(*) Nie. DE Cusa, Opw-a. Basil. 1565, De dodaigno^^arUia, lib. II, c. 12. — Ritter,
p. 150-153.
(3) Nie. DE Cusa, De docta igyioraniia, lib. lïl, c. 1 1 et suiv.
(^) Id., ihid.t Decrib7'cUionealckorani,
326 ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
la paix. La prise de Constantinople, la fureur des disputes
religieuses dont cette ville fut la triste victime, l'avaient
rempli de douleur et excite à réfléchir sur les discordes reli-
gieuses en général. Il conclut que, par Tunionde quelques
hommes sages et expérimentés dans les diverses religions,
on pourrait arriver à la pacification de tous les partis et à
rétablissement d*une paix perpétuelle (^). Et pourquoi pas?
Toutes les religions ne sont-elles pas d'accord sur un point
fondamental, l'adoration de Dieu? Il est vrai que la manière
d'adorer Dieu doit nécessairement différer de peuple à peuple,
par le motif fort simple que les hommes diffèrent les uns des
autres; mais il suffirait de leur démontrer qu'au milieu
de l'infinie variété des rites, il n'y a qu'une religion f) pour
mettre un terme aux dissentiments. Aussi recueillait-il la voix
de tous les peuples de la terre pour prouver que tous con-
fessent la même vérité. Aux Arabes qui se prononçaient pour
l'unité de Dieu, il faisait remarquer que les polythéistes
adoraient, eux aussi, la divinité dans les innombrables dieux
qui y participaient f). Il ne voyait pas non plus pourquoi on
ne tolérerait pas le culte des images, pourvu qu'on n'oubliât
jamais leur nature symbolique {^). Il reconnaissait également
les traces de la trinité dans toutes les religions f), et il était
convaincu que toutes admettraient l'incarnation du verbe créa-
teur, de Dieu dans l'homme f). « Quant aux mahométans, ils
vénéraient déjà le Christ, et il serait facile de leur prouver
par le Coran qu'ils devaient le reconnaître comme fils de
Dieu. » Ce qu'il craignait le plus, c'était l'opiniâtreté des
juifs ; mais ils n'étaient pas assez nombreux pour troubler la
paix du monde, les armes à la main 0*
(*) Nie. DB Cuba, Depace seu concordatitia fidei, c. 1.
(^) Non est tisi ima religio in rituum varictaie. Ibid.
(5) Ibid, Depace seu concordantia fidei, c. 5, et De docla ignoratUia, lib. I, c. 25.
(*) Depace, etc., c. 7.
(^) Ibid., c. 10.
(«) Ibid„c, 11.
(7) Ibid.,c. 10. — RiTTKR, p. 153-156.
TOLÉEAiNXE J>U GARBLNAL DE CUSA. 221
Pour Cusa, la vraie religion, c'est le christianisme, auquel
toutes les autres religions pouvaient être conduites ou rame-
nées ; mais cette manière de voir ne lui inspire aucune idée
d'intolérance contre les autres cultes, ni aucune idée de
domination sur ceux qui professaient le sien. Aussi est-il
fort indulgent pour les mots, les rites et les œuvres.
« C'est la foi qui vivifie, dit-il, et non pas les œuvres. Il est
vrai que la foi sans les œuvres n'est qu'une foi morte ; mais,
d'un autre côté, elle n'exige, pour accomplir les commande-
ments du Christ, que la mise en pratique du précepte le plus
simple : Aimez Dieu et votre prochain! L'amour, en effet, est
l'accomplissement de la loi. Ce précepte est gravé dans le
cœur de tous les peuples; c'est un principe, une catégorie
du droit naturel, qui ne peut être infirmé par aucune loi, ni
antérieure, ni postérieure. » Cusa est tellement enthousiaste
de son rêve de paix perpétuelle, qu'il déclare vouloir se sou-^
mettre à la circoncision si, à ce prix, les peuples païens se
montrent disposés à embiasser la religion chrétienne (^).
En général, il ne marchandait pas les concessions aux
faiblesses humaines ; car vouloir exiger une parfaite concor*
dance dans les usages religieux, ce serait, suivant lui, vouloir
troubler la paix (^.
Ces idées sont certainement hardies; elles n'ont trouvé de
l'écho que dans les temps modernes, quand le nom de Cusa
était lui-même presque inconnu (^).
Cusa s'était prononcé contre la scolastique et contre la
domination des sectaires d'Aristote, qu'il traitait tout bonne-^
ment de rationalistes. 11 entendait parla tous ceux qui veulent
mesurer l'idée de Dieu sur l'étalon des choses humaines et
ne saisissent pas la haute signification de cette idée (^. Il
(') De pace fidei, c. 17.
{«) Ibid., c. 20. — RiTTKR, p. 156-157.
{3j RiTTER, tbid,
{*) Apologia doct. ignm^antiœ^ fol. 35, A et B. — De docta ign., lib., c. 2. — De
Conjecturts, lib. I, c. 10-12. — Rittkr, p. 158-959.
228 ORIGINES DE LA UENAISSANGE.
rappelle, sous ce rapport, les mystiques, dont il partageait^
du reste, les opinions philosophiques, avec une forte nuance
de panthéisme. « Dieu, dit- il, c'est l'absolu universel,
l'âme du monde, l'être absolu du monde ou de l'univers ; il
est le monde même (^), » Hâtons-nous d'ajouter que ces
assertions se trouvent contrebalancées par d'autres, par
celles de cause et d'effet, de créateur et de création f).
Du reste, il y a chez Cusa des tendances sceptiques qu'on
a vainement essayé de méconnaître, mais qui n'ont d'autre
résultat que de le conduire à des solutions plus profondes et
plus solides sur Dieu et sur l'homme f).
Cusa ne partage pas avec les mystiques, dont il avait suivi les
écoles, l'espérance qu'ils avaient d'acquérir la connaissance
de Dieu en se retirant du monde et en se plongeant dans l'es-
sence de l'âme. Lui, au contraire, partait d'un autre prin-
cipe : l'homme, selon lui, ne participe immédiatement de
Dieu que par le monde, et la raison ne doit chercher à con-
naître Dieu que par ses œuvres (^).
Aussi tout son système théologique repose-t-il sur une
conception mathématique poussée jusqu'à l'abstraction.
Dieu n'est dans ce système que l'unité absolue, principe et
source des nombres, dont le monde réel est la manifestation.
Sa prédilection pour la certitude mathématique lui faisait
illusion sur la vanité des conséquences mystiques qu'il en
tirait; mais elle l'avait amené à étudier bien des problèmes
qui n'ont été résolus qu'après la Renaissance, et à émettre
des idées hardies singulièrement en avance sur son siècle.
En outre de son traité : De docta ignorantia, qui développe
mathématiquement sa théorie de l'unité absolue et réserve à
la foi la connaissance de Dieu, pour donner exclusivement à
la raison humaine celle du monde, le volume in-folio de ses
(*) Dedoct. içn., t. II, p. 6, 9 et 13. — Ritter, p. 165.
(*) Voy. les preuves dans Ritter, p. 165-169.
O Ritter, p. 167 et suiv.
(*) De Cotyectiiris, t. II, p. 13. — Ritter, p. 199.
SES IDÉES SCIENTIFIQUES ET PHILOSOPHIQUES. 3^9
œuvres en contient plusieui's autres sur les transmutations
géométriques, sur les perfectionnements mathématiques, sur
la mesure des droites et des courbes et jusque sur la quadra-
ture du cercle. Un de ses manuscrits, conservé a la Biblio-
thèque de Bourgogne, soutient même l'hypothèse du mouve-
ment de la terre, déjà indiquée dans le livre De docta
ignoranlia. Son dialogue De slalicis experimentis fait connaître
un bathomètre et un hygromètre pour démontrer que les
plantes prennent leur nourriture dans l'air atmosphérique (^).
On sait qu'il avait présenté au concile de Baie un projet
de réforme du calendrier, qui ne fut repris que^sous Gré-
goire XIII. c< Il a eu la première idée, nous dit Chasles (^, de
faire rouler, au sujet de la quadrature, un cercle sur une
ligne droite », et l'on en a conclu qu'il connaissait le cycloïde
dès l'an 1450. On ne peut, dans tous les cas, lui refuser
l'immense mérite d'avoir largement appliqué la méthode
géométrique à la théologie et d'avoir ainsi concouru à ren-
verser l'échafaudage de la vieille scolastique, pour ouvrir
les voies rationnelles de la philosophie moderne.
Cusa n'avait pas seulement rêvé la transformation de
l'Église catholique, mais encore celle de l'empire d'Alle-
magne. Pour réaliser ce rêve politique, il voulait l'émanci-
pation du pouvoir temporel et la reconstitution de ce pouvoir
au moyen d'un ordre judiciaire indépendant, d'assemblées
nationales régulières, d'une armée nationale permanente,
d'un code et d'un trésor comnuuis f).
C'est dans l'introduction du troisième titre de sa Concor-
dance catholique que Cusa s'est appliqué à développer ses
idées et ses principes politiques, empruntés en grande partie
à Aristote. D'après lui, l'idée de l'État est fondée dans la
(*) QuETELET, Histoire des sciences mathématiques et physiques chez les Belges,
p. 59-60.
i^) Apeixu historique des méthodes de f/éométj-ie, p. 529, Bruxelles, 1837.
(•*) De concordantia catholica, lib. III, c. 36. — Ranke, Deutsche Geschichtc
im ZeitaUei" d^ Reformations t. I, p. 101-103. — Hagex, Deutsche Geschichie,
t. m, p. 445-449.
230 ORIGOES DE LA REiNAISSAlXCE.
nature humaine : l'homme est de sa nature un être politique.
L'État est donc nécessaire à la conservation et au bonheur du
genre humain et doit être dirigé, conformément à la vertu,
par les plus sages, avec l'adhésion des autres, vers Futilité
commune et d'après des lois fixes. Parmi toutes les formes
de gouvernement, c'est la monarchie qui mérite la préférence,
et la monarchie élective sur l'héréditaire. Le cardinal attri-
bue au prince dans l'État la même fonction que celle du
cœur dans le corps humain. Sa mission est d'animer tout
l'État par la discipline des lois. Il faut qu'il donne toute son
attention à ce qu'il ne s'établisse pas une trop grande inéga-
lité entre les sujets; car, sous ce rapport, la rupture de
l'équilibre mettrait la constitution en péril. Il faut enfin que
le prince possède une grande sagesse, une grande prudence
et une grande expérience, afin de pouvoir guérir par des
mesures salutaires les maladies dont souffrirait l'État f ).
Cusa flagelle en termes violents l'ambition des princes
et de l'empereur, dans laquelle il voit la source de tous les
maux, guerres, factions, discordes, bouleversements de toute
espèce f).
Les espérances conçues par Cusa d'une réforme de l'Église
furent déçues. A sa mort (11 août 1464), qui, trois jours après,
fut suivie de celle de son ami le pape Pie II, tout allait au
plus mal dans la catholicité, même aux Pays-Bas, où le car-
dinal n'avait pu introduire que des améliorations partielles,
sans porter la hache à la racine du mal; car les bénéfices
ecclésiastiques étaient donnés à la requête des princes et des
seigneurs, ou bien au poids de l'or; il y avait des cardinaux
qui tenaient en commanderie vingt à trente évêchés, abbayes
ou prieurés ; des fils de princes devenaient évêques sans être
prêtres; et, en général, les gens d'église, depuis les premiers
jusqu'aux derniers, étaient si arrogants, si pleins de convoi-
tise et de luxure, qu'ils soulevaient contre eux toutes les
(*) CoNTZBN, Geschtchte der rxdkswirthschaftlicheii Literatury p. 67-68.
(«) ID., tiûl.,p.69.
LE CLERGÉ CfLVNSONNÉ EN BELGIQUE. 231
colères des laïques; celles-ci éclalaient tantôt contre un abbé
qui vivait en concubinage, tantôt contre un jeune prêtre qui
célébrait les saints mystères malgré les foudres de l'excommu-
nication dont il était atteint (% tantôt contre un doyen, chan-
sonné comme celui d'Arras :
Par toy, doyen, qui t'es en la clergie
Moult abusé, cuidant trouver les fons
D'aulcuns secrets de la théologie ;
Mais garde-toy avec tes compagnons ;
Je te promets, nous d'Arras, te ferons
Et à Barut daiiseï: sy belle danse.
Quand tu estois en Arras, bonne ville,
Chascun cuidoit que tu feusses prophète,
Sage comme un Salomon ou Sibille ;
Mais sy, du sens qui oncq fust en ta teste,
Tu as voulu semer une tempeste,
Tu beuveras ton brassin et brouet ;
Et s'y seras le premier à la feste ;
Folie fait qui folie commet (*).
Du reste, les Belges avaient l'habitude de chansonner tous
les genres d'abus, témoin la ballade suivante, remise, en 1464,
à Charles le Téméraire, pendant son séjour à Paris, à l'époque
de la fameuse ligue du bien public dirigée contre Louis XI :
Quand vous verrez les princes recullés
Et eulx-meïsmes meus en dissention ;
Quand vous verrez les sages aveuglés
Pour soustenir police et union ;
Quand les flatteurs, par leur séduction,
Informeront les seigneurs au contraire.
Quand on croira des fols l'opinion,
Soyez asseurs qu*aurez beaucoup à faire.
Quand vous verrez le clergié ravallés,
Oster aux juges leur jurisdiction ;
Quand vous verrez vieulx servants désolés
Et despourveus de leur provision;
(') Mémoires de Jean Du Clercq, p. 158, éd. Buchon.
(«) /Z^id., t. III, p. 81.
â32 ORIGINES DE LA RENAISSANCE.
Quand vous verrez au peuple émotion ;
Quand Je petit vouidra le grand desfaire,
Et en Téglise noise et destruction,
Soyez aFseurs qu'aurez beaucoup à faire.
Prince, pour Dieu ayez affeetion
D'entretenir la justice ordinaire.
Ou aultreraent et pour conclusion,
Soyez asseur qu'aui'cz beaucoup à faire (*).
Le mal qui ravageait l'Église datait de loin. On aurait dit
que les lois sur le célibat, au lieu de corriger le clergé du
péché d'incontinence, n'avaient fait que l'augmenter. « On vit
partout des prêtres vivre ouvertement avec des concubines,
et même des évêques leur vendre pour de l'argent le droit de
concubinage, dans un temps où l'Église prescrivait aux ecclé-
siastiques de ne tenir dans leur maison que leurs mères, leui'S
sœurs ou leurs plus proches parentes. A la fin du xv** siècle,
cette corruption était devenue presque générale et les écri-
vains les plus orthodoxes sont d'accord à cet égard. La réfor-
mation seule y parut un remède : se voyant épiés et attaqués
sans relâche ni trêve par des ennemis acharnés, les prêtres
catholiques s'efforcèrent de prévenir les accusations par une
vie meilleure f). »
Pendant que de nombreux éléments d'opposition se for-
maient dans le sein même de l'Église, les princes belges
rivalisaient d'efforts pour contenir te pouvoir spirituel dans
d'étroites limites, non seulement pour la justice, mais encore
pour l'impôt. Ainsi, en 1474, Charles le Téméraire publia une
ordonnance tendant à exiger du clergé de Hollande, Zélande
et Frise, un devis exact de ses biens, qu'il se proposait de
frapper d'une contribution nécessitée par l'épuisement de sou
trésor. Ce clergé résista, aussi bien que celui de Brabant, qui
avait été sommé d'obéir à une ordonnance semblable. Les
(*) Mémoires de Jean Du Clercq, p. 266.
('} ScHAYES, Essai historique sur les usages, les a'oyances^ etc., des Belles,
Loiivain, 1834, p. 84-85.
LUTTE DU TEMPOREL CONTRE LE SPIRITUEL. 233
commissaires du duc parvinrent à gagner, à force de ruses,
les Brabançons el les Zélandais et à isoler ainsi les Hollandais,
qu'ils espérèrent vaincre pardes menaces. Antoine Hanneron,
prévôt de Saint-Donatien à Bruges, le principal agent du duc
dans cette affaire, leur fit entendre le langage le plus dur et les
somma de payer d'avance deux ou trois années de rentes, que
ce fût juste ou injuste, permis ou non, et dussent-ils vendre
tous leurs biens, meubles et immeubles, et jusqu'aux orne-
ments de leurs églises. Et joignant l'action à la parole, le
gouvernement fit arrêter trois prêtres, qui furent aussitôt
chargés de chaînes et incarcérés à La Haye ; d'autres furent
conduits à Malines. Mais l'homme le plus violent fut Jean
Van Boschuysen, chambellan du duc, qui, en 1476, voulut
qu'on emprisonnât tous les membres du clergé réunis à
La Haye, les traita de ribauds et de bourreaux, et procéda
contre eux par des saisies-exécutions. En s'emparant des
vases sacrés, il leur montra le crucifix et s'écria : « Voilà
votre maître! Eh bien, qu'il vous vienne en aide (^) ! »
Quant à la justice, comme, dans les tribunaux ecclésiasti-
ques, les témoins étaient souvent de faux délateurs, les inno-
cents étaient contraints de se mettre h l'abri de leurs dénon-
ciations moyennant argent, si bien que ces tribunaux ne
paraissaient plus être qu'un nouveau moyen d'enrichir les
prélats. C'est pourquoi les pays de Groningue et de Drenthe
avaient pris depuis longtemps des mesures énergiques contre
cet abus f).
(*) Le Long, Mtstorische be^chrijmng der Reformatiez, etc., f. 379-383.
(*} Von dkr Hardt, Concil, Const., t. I, 3, p. 23, 8, p. 421. — Driessen,
Momtmeyiià Groningana, t. I, p. 115-117. — Gieseler, t. Il, p. 3-298 et 300. —
Conf. sur toutes ces matières. Archives du royaume, collection Routard, vol. Il,
fol. 263 et suiv. : « Copie d'une ordonnance du duc Philippe de Bourgogne de n ad-
mettre en Brabant à exécution aucuns mandemens spirituels, sans permission do
Tofificier et magistrat d'une des sept chefs-villes. — Extrait d'un privilège du même
duc par lequel il promet de défendre ses sujets du pays de Bmbant de tous
traitemens illicites de la part des jurisdictions spirituelles. — Copie d'une résolution
de Tôtat noble et des chefs-villes de Brabant représentant le tiers état, de se donner
mutuellement aide et assistance pour s'opposer aux mandements des-cours spirituelles
S34 ORIGINES DE LÀ RENAISSÀ^XE.
Un autre abus, des plus funestes et des plus révoltants,
était celui de la commende, qui avait pour résultat de
livrer le titre d'abbé, avec la plus grande partie des revenus
d'un monastère, à des ecclésiastiques, étrangers à la vie régu-
lière, trop souvent même à de simples laïques, pourvu qu'ils
ne fussent pas mariés. Cet abus portait une atteinte pro-
fonde aux institutions régulières. Le Brabant, grâce à ses
franchises politiques, put imposer à ses souverains, même
les plus puissants, tels que Charles-Quint et Philippe II,
l'obligation de le préserver de cette ignominie. L'article 57
de la Joyeuse-Entrée de Brabant portait : « Le souverain ne
donnera en aucune manière ou ne laissera donner en com'
mende aucune abbaye, prélature ni dignités de Brabant. »
Cela est d'autant plus digne de remarque que, dans l'Italie
si catholique, on voyait le Mont-Cassin, berceau et foyer de
l'ordre des bénédictins, subir la honte d'être du nombre des
seize abbayes dont était pourvu, dès le berceau, comme
d'autant de hochets, le fils des Médicis qui devait s'appeler
Léon X^ On y voit l'antique abbaye livrée, vers 1530, à un
Napoléon Orsini, qui en fait le quartier général d'une bande
de brigands avec laquelle il ravage toute l'Italie centrale,
jusqu'au jour où il se fait tuer en voulant enlever sa propre
sœur à celui qu'elle devait épouser. « On souffre d'avoir à
dire que des traits semblables se présentent dans plus d'une
page de l'histoire de ces temps orageux {^). »
Jusqu'au xfv® siècle, les institutions de bienfaisance floris-
qu'on voudroit mettre à exécution contre le dispositif de l'ordonnance du duc
Philippe de Bourgogne, du 3 janvier 1447. — Extrait de la seconde addition de la
Joyeuse-Entrée du prince d'Espagne, où il est dit que les coui's spirituelles ne
pourront prendre cognoissance que de trois causes, à savoir de la validité et de
Finvalidité des testaments, des contrats anténuptiaux et des biens spirituels amortis.
— Extrait d une ordonnance de Philippe second, roi d'Espagne, par laquelle il est
déclaré qu aucune bulle, provision ou impétration de la cour de Rome ou des nonces
apostoliques, ni aucune sentence portée hors des provinces des Pays-Bas par quelque
cour spirituelle, tendant directement ou indirectement au pr^udice du bien pablic
ou de quelque particulier, ne pourra être mise à exécution sans avoir été placHé». •
(*) MoNTALEMBERT, Les moùiss (TOccident, Paris, 1860, t. I, p. CLxn-CLXiv.
PRÉDICATION CONTRE LE LUXE. 233
saient sous Tégide de la charité et de la liberté, et soos la
protection de l'autorité religieuse et civile. Mais à cette
époque, il y eut un changement dû au pouvoir temporel; il
concerne l'amortissement des biens appartenant aux établis-
sements qui avaient le droit d'acquérir comme personnes
civiles. On introduisit le principe que, désormais, ces éta-
blissements devaient obtenir l'approbation du souverain et
même, plus tard, celle des États, pour posséder légalement.
Rarement, néanmoins, les biens donnés aux établissements
de bienfaisance étaient refusés. Le souverain se contentait de
réduire le don, s'il y avait lieu, dans l'intérêt des familles,
ou d'exiger la conversion des biens-fonds en argent, joint
encore que la portion disponible par testament, même pour
legs pieux, ne pouvait excéder le tiers des biens (*).
D'après l'ordonnance du duc de Bourgogne, Philippe le
Hardi, du 15 février 1585, tout ce qui concernait la défense
du droit des églises, des veuves, des orphelins et des pauvres
était de la compétence du conseil de Flandre, et l'ordonnance
du duc Jean du 17 îioût 1409 renouvela cette disposition.
Ces réformes étaient sages : elles empêchaient la trop grande
multiplication des ordres religieux, à laquelle poussaient
les tendances de l'époque, et elles prévenaient le transfert
en mainmorte de propriétés trop nombreuses f).
Un célèbre prédicateur breton de l'ordre du Mont-Carmel,
frère Thomas Connecte, entreprit alors une sorte de croisade
contre le luxe des vêtements et des modes flamandes, qui
s'était rapidement étendu à toute l'Europe. Il avait la spé-
cialité des sermons contre les délices et les parures mon-
daines, et il s'en tirait avec beaucoup d'éclat et de talent. 11
parcourut ainsi les villes de la Flandre, du Hainaut et de
l'Artois, en tonnant contre les hennins, hautes coifl^ures de
. (*) H. DE Kebchove, Législation et culte de la bienfaisance en Belgique^ Louvain,
1852. p. 48.
(«; Id., ihid,, p. 49.
236 OniGINES DE LA UËNAISSANCE.
femme, de forme conique, ornées de perles, et du sommet
desquelles tombait un long voile.
A Arras, c'était le cimetière de Saint-Nicolas qui était le
théâtre de ses prédications. Elles y duraient quatre à cinq
heures devant un auditoire de 16,000 à 20,000 personnes.
Pour éviter le désordre, on avait pris la précaution de séparer
les deux sexes par une corde tendue. Un excès de zèle poussait
Thomas à faire tirer par les enfants, avec des crochets, les
immenses hennins et couvrir de boue et de huées les dames
qui les portaient. Le 22 février 1428, cet éloquent réfor-
mateur des modes exagérées se trouvait à Valenciennes, où il
prêcha durant six jours sur le grand marché. Il obtint un si
étonnant succès que Ton fît un autodafé général des atours
des dames, pêle-mêle avec les tables à jouer, les cartes, les dés
et les souliers i\ la poulaine, dont l'usage fut dès lors aboli.
Le petit nombre de femmes qui résistèrent à la prédication
en continuant à porter les malencontreuses coiffures, furent
conspuées publiquement et poui^suivîes par les enfants criant
à tue-têtè : Au hennin ! au hennin (^) !
Des scènes semblables se renouvelèrent à Cambrai, Tournai
et Térouanne. Connecte, « chevauchant un petit mulet », et
suivi de disciples, resta cinq ou six mois dans les Pays-Bas
pour assurer sa victoire sur les hennins; il fit tant, par sa
parole énergique, qu'il opéra complètement la réforme des
coiffures féminines.
Après avoir prêché ainsi avec succès dans nos provinces,
Connecte passa à Rome dans l'intention d'y continuer ses ser-
mons, non plus seulement sur les modes des femmes, mais
« contre les abominations du pape, des cardinaux et du haut
clergé ». Mais Eugène IV ne tarda pas à poursuivre ce censeur
incommode sous l'accusation d'hérésie et à le faire convaincre
d'avoir enseigné que les religieux peuvent manger ce qui
(*) DiXAUX, Archives hist. , 3* série, IV, p. 151 . — A. d'Héricourt, dans îe Biblio^
phile belge; {, VI, p. 12. — Harbeville, dans les Mémoires de V Académie d'Arras,
1841, p. 282.
PEftSÉCUTIONS. — JEAN LE VITRIEU. 237
leur plaît sans distinction de mets et qu'ils doivent se marier
s'ils n'ont point le don de la continence. Connecte fut
incarcéré, mis à la torture et brûlé f), sans se rétracter (1454).
Les historiens de l'époque rapportent qu'un grand nombre de
personnes accusées d'hérésie et de magie furent condamnées,
h An^as, au supplice du feu.
Cet horrible châtiment n'empêcha pas un franciscain, Jean
le Vitrier, de recommencer l'opposition contre l'Église à
Tournai et à Paris : « Il vaudrait mieux, s'écriait-il, couper
la gorge à son enfant que de l'élever en religion non réfor-
mée! Quiconque entend la messe d'un prêtre tenant une
femme dans sa maison commet un péché mortel ; car l'ho-
micide est un moindre mal que la fornication. Si votre curé
ou tout autre prêtre tient femme dans sa maison, vous devez
y entrer et la mettre dehors par la force. Le plain-chant que l'on
chante à Notre-Dame de Paris n'est que paillardise et pro-
vocation à paillardise. On ne doit point donner d'argent aux
églises pour les indulgences qui ne s'accordent point pour
les mauvais lieux. 11 ne faut pas prier les saints. Il y en a
qui récitent certaines prières de Marie, afin qu'à l'heure de
la mort ils puissent voir la Vierge. Ils verront le diable, et
non pas la Vierge f). »
Censuré par la Faculté de théologie de Paris et sommé de
se rétracter, Jean le Vitrier obéit (1498).
Vingt-deux ans auparavant, un récollet, Jean Angeli, avait
prêché avec beaucoup de succès à Tournai. Il entre-
mêlait ses sermons de plusieurs propositions qui attirèrent
l'attention de la Faculté de Paris. Il soutenait, entre autres
choses, que le pape peut détruire tout le droit canon et en
faire un autre, que quelques saints sont des enragés, que les
(*) lykBiGKSTYLt, Histoire de Bretagne, Paris, 1588. liv. X,cbap.381. — Baptista
Mantuanus, De vita beata {Opci'a. Antv. 1576, t. IV;. — Monstrklet (Buchon),
t. V, p. 197; liv. II, c. 127; t. VI, p. 62. — G. Paradin, Annales de Bourgogne,
Lyon, 1566, liv. III, p. 699. — Spondani, Annales, etc., ad ann. 1431, n** 6, 1. 1. —
De Potter, t. VII, p. 77-78.
(*) D'Argextré, Coilectio judicio7'um de 7iovismortbus, 1. 1, 2, p. 340.
238 ORIGINES DE L^ RENAISSANCE.
âmes dans le purgatoue relèvent de la juridiction du pape
et que, s'il veut, il peut le vider (^).
Ces propositions eurent le même sort que celles de Jean le
Vitrier, qu'il ne faut pas confondre avec Jacques Vitrier, cor-
delier et ami d'Érasme. Ce dernier s'était appliqué à la théo-
logie scolastique, et celle des scotistes ne lui avait pas déplu ;
mais dès qu'il eut commencé à lire saint Ambroise, saint
Cyprien et saint Jérôme, il ne conçut que du mépris pour
toutes les questions épineuses de la théologie ordinaire.
Origène était celui des Pères qu'il admirait le plus* Il savait
par cœur les épîtres de saint Paul, ainsi que les principaux
passages de saint Ambroise. Il prêchait sans autre préparation
que de lire saint Paul. Ses sermons n'étaient que des homé-
lies. Il ne pouvait y souffrir les citations des théologiens
scolastiques et des philosophes, si en usage dans ce temps-là.
Il avait entrepris, dans l'Artois, la conversion d'un monastère
de religieuses, qui ressemblait plutôt à un lieu de débauche
qu'à une maison de piété; huit impénitentes de ce couvent
l'attendirent dans un lieu écarté, et, se jetant sur lui, elles
l'auraient étranglé, sans le secours de quelques passants qui
le tirèrent des mains de ces furies f).
A ce nom nous rattacherons les suivants f), qui se sont dis-
tingués dans les lettres à titres divers : Henri de Zoemeren,
savant théologien du xV siècle, naquit vers 1420, dans une
petite ville du Brabant (mairie de Bois-le-Duc), dont il prit le
nom, suivant l'usage des savants de cette époque. Ayant achevé
ses études à l'université de Paris, il y reçut le grade de doc-
teur en théologie. Le cardinal Bessarion, légat du saint-siège
à Vienne (1458-60), l'appela près de lui et le chargea d'abréger
la première partie des dialogues d'Ockam. En 1460, Zoemeren
(«) HOVKBLANT. b. c, t. XIX. p. 128-129.
(«) Db Burigny, Vie d'Érasme, Paris, 1757, t. I, p. 88-90.
(3) Paquot, Fasti academici Lacanienses (manuscrit de la bibliothèque de Bour-
gogne n*> 17567), t. I, f. 22. — Molanus, ^î5^07-icp Lomaniensium^ Uhri XIV, t. I,
p. 306 (éd. De RamJ. — Biographie universelle , art. Zoemeren.
QUELQUES HOMMES DE LETTRES.
fut pourvu d*une chaire de théologie à Louvain; il devint
ensuite chanoine de Saint-Jean à Bois-le-Duc et doyen de la
cathédrale d'Anvers. Dans une dispute qu'il eut avec un de
ses collègues, Pierre de Rivo, professeur de philosophie,
l'université de Louvain se prononça contre Zoemeren et le
déclara suspect d'hérésie. Il appela de cette sentence à Rome
et se justiûa complètement. 11 mourut à Louvain le 14 août
1472 0.
Pierre de Rivo {Van der Beken), d'^Vsscbe, qui expliqua
Aristote au collège du Faucon à Louvain, devint, en 1455,
professeur d'éloquence à l'université de cette ville. Il y eut
quelques difficultés théologiques et fut forcé de se soumettre
à la décision du pape Sixte IV, qui, étant cardinal, avait écrit
contre lui, en traitant d'hérétiques quelques-unes de ses doc-
trines. Il mourut chanoine de Saint-Rombaut, à Malines, le
27 janvier 1499 Q.
Pierre Burry, de Bruges f), brilla comme professeur à
Paris et laissa des poésies recommandables par la gravité des
sentences, la variété du style, l'harmonie des vers, l'élégance
des expressions (^.
Enfin, Gilles Faber, carme, mort à Bruxelles en 1503,
parut avec distinction dans la chaire, en un temps où le
ministère de la parole était avili par le burlesque et le ridi^
cule que les prédicateurs mêlaient aux vérités sacrées f).
« Tout, du reste, à la fin du xv" siècle, concourait, en Bel-
gique, à favoriser le mouvement des idées nouvelles : le
clergé régulier réclamant, par ses membres les plus instruits,
une réforme dans le culte et se sentant appuyé par le clergé
séculier des villes ; un patriciat et une bourgeoisie instruits
et commençant à philosopher ; les corporations des métiers
(') Paquot, Fasti acad. Lcm, (manuscrit de la bibliothèque de Bourgogne
nM7569j,t.I,f. 44-45.
(«) 1d., ibid,
(») Né en 1430, mort en 1505.
(*) Biographie universelle.
}') Ibid.
240 ORIGINES DE LA nE^IAISSANCE.
regrettant rancîenne influence communale et leurs privi-
lèges, entamés depuis Philippe le Bon, religieuses pourtant,
mais voulant l'être à leur manière, nationales et par cela
même désireuses de prier Dieu publiquement dans la langue
du pays; derrière ces corporations, même parmi elles et
dans les villages, des restes d'anciens dissidents : ici, des
disciples de Tanchelin, qui vont reparaître sous le nom
d'Anabaptistes; là, épars dans la Flandre wallonne et dans
l'Artois, quelques débris des Vaudois, ignorés de leurs voi-
sins et qui ont conservé l'usage de consulter l'Écriture, le
soir, au coin de l'àtre; plus loin, quelques Lollards ouWiclé-
fîtes, prêts à se fondre dans les nouvelles sectes : tels sont les
éléments d'opposition religieuse de nos provinces. Dans le
parti contraire, se présentent : les moines privilégiés, cause
première des réclamations, but constant des attaques; une
noblesse dont les intérêts et les sympathies sont rattachés
aux leurs; les patriciens, vassaux des chapitres; l'université
de Louvain; les hauts dignitaires du clergé séculier; puis les
bourgeois, encore plongés dans les superstitions d'un passé
qui fuit; puis encore, des vassaux de la campagne et des
serfs qui n'en ont presque plus que le nom; enfin, une
tourbe d'hypocrites, qui ont horreur des lumières et qui se
dévouent toujours au maintien du régime des ténèbres. Au
milieu, le prince, travaillant à s'élever sur les l'uines des
deux partis (^). »
(ï) Van drr Elst, p. 38-40.
CHAPITRE VI.
ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
« Au cominencement du xv*" siècle, les jeunes gens des Pays-
Bas qui voulaient faire leurs hautes études allaient à Cologne,
et de préférence à Paris. Là, les écoles jouissaient d'une
grande célébrité, mais la vie d'étudiant était chère et licen-
cieuse et, forts de leur multitude et de leurs privilèges, les
écoliei's s'y livraient à tous les genres d'excès. Jean IV, duc
de Brabant, résolut de remédier aux graves inconvénients
qui résultaient de cette situation. Ce prince faible, plus
connu par les dérèglements de la fameuse Jacqueline de
Bavière, son épouse, que par ses propres actions, voyait son
pouvoir pour ainsi dire borné à ses pays héréditaires; car
l'autorité de Ruivaerty que Philippe de Bourgogne exerçait
en Hollande, et les factions des Hoeks et des Cabillauds, ne
lui laissaient qu'un vain titre. 11 avait été obligé d'abandonner
à ce prince l'administration de la Hollande, de la Zélande et
de la Frise, après la mort de Jean de Bavière, son bel-oncle,
décédé le 6 février 1425, et qui, de son vivant, avait réelle-
ment gouverné ces provinces, tandis que le Brabant obéissait
à un Riiwaei't. Dans ces conjonctures, il songeait à demander
aux lettres une influence que lui refusait la politique, à satis-
faire en même temps aux besoins intellectuels de ses sujets
et des peuples voisins, ainsi qu'à réparer les malheurs
des temps par une spéculation financière et morale... Le
dessein de fonder une université, sur le modèle de celles qui
existaient en Europe, une fois arrêté, il s'agissait de lui choisir
un emplacement. On pencha d'abord pour Malines; mais,
outre que cette ville, perpétuellement en contestation avec
242 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
les États environnants, promettait peu de sécurité aux études,
elle était sous la domination de Philippe de Bourgogne, qui
y avait été inauguré le 8 octobre 1419. Jean IV, désirant sans
doute avoir immédiatement sous les yeux le nouvel établisse-
ment, inclinait à donner la préférence à Bruxelles. Mais le
magistrat de cette ville, consulté, répondit en signalant les
dangers qu'il y aurait à admettre une jeunesse turbulente au
milieu d'une cité populeuse. Le duc se rendit alors aux
instantes sollicitations des habitants de Louvain, appuyés
par Elngelbert de Nassau, sire de Breda, qui flt valoir les
pertes qu'ils avaient essuyées par la destruction de leui-s ma-
nufactures de laine et par le décroissement de leur popula-
tion. On assure même que l'idée première d'une université
appartenait à ce seigneur (^), et cette fondation amait eu
encore une autre raison d'être : l'université de Prague ayaht
été anéantie par des querelles de sectes, la foi catholique
avait besoin d'un autre boulevard. »
Telle fut du moins l'opinion du pape Martin V, qui, d'ail-
leurs, voulut récompenser les Louvanistes du zèle qu'ils
avaient déployé pour l'Église en armant et équipant, à leurs
frais, cent quatre-vingts guerriers pour combattre les Hus-
sites. On alléguait ensuite l'heureuse situation de Louvain,
avec sa douce température, ses prairies, ses vignes, ses ver-
gers, ses bosquets, l'abondance de ses ressources et les mœurs
bénignes de ses habitants f).
11 est assez probable que le projet d'établir une académie
à Louvain ne fut mis en délibération que lorsque le duc eut
repris les rênes du gouvernement, c'est-à-dire après le mois
de mai 1421. L'assemblée des États, tenue à Bois-le-Duc le
23 décembre et jours suivants de cette année, ^t continuée à
(*) De Rkiffenberg, Mémoires sur les deux premiers siècles de l'Université de
Louvain f Nouveaux mémoires de V Académie de Belgique, t. V, p. 9-14. — Voy.
Paquot, Fasti Academici lovanienses, t. I, f. 1-2. (Manuscrit de la Bibliothèque
de Bourgogne n® 17567.)
(«) MoLANi'S, 1. 1, p. 425, 460-461.
FOXDATIO:?? DE l'lNIVERSÏTÉ DE LOUVAIN. 243
Anvers le 16 janvier 14^, aura pu faire éclore ce salutaire
projet, conduit successivement à sa maturité dans les fré-
quentes assemblées tenues, depuis, à Louvain, où le duc
résida avec sa cour jusqu'en 1424. Cette ville, qui appréciait
les avantages attachés à l'établissement d'une université, avait
envoyé, dès le 5 juillet 1423, une députation au duc, alors à
Mons, afin de le déterminer en sa faveur. Mais le consente-
ment du prince ne suffisait pas : les papes exerçaient sur le
haut enseignement une surveillance suprême, et l'on consi-
dérait, dans toute l'Europe, comme un principe de droit
public, la nécessité de demander à Rome la confirmation des
universités nouvelles. La ville de Louvain et le duc Jean se
hâtèrent d'exercer ce recours; les bulles d'institution don-
nées par Martin V arrivèrent à Louvain le 23 avril 1426, et
furent munies du placet de Jean IV, le 18 août. L'ouverture
des cours fut fixée au 2 octobre; mais elle n'eut lieu que le
7 décembre. Aucun local déterminé ne servait encore au
nouvel établissement, dont les membres se rassemblaient
alors dans une maison que le magistrat avait choisie au
Vieux-Marché. En vertu des bulles pontificales, ils obtinrent
du duc, du magistrat et de l'église collégiale de Saint-Pierre,
la cession pleine et entière de la juridiction ordinaire que
ceux-ci exerçaient dans Louvain. Néanmoins, la connais-
sance des affaires criminelles sur les suppôts laïques de l'uni-
versité resta au duc de Brabant, à condition, toutefois, que
les accusés ne pourraient être appliqués à la torture, ni sou-
mis à aucune procédure quelconque, sinon en présence du
recteur et de ses assesseurs ou de ses délégués f )• Cette con-
cession faite au pouvoir souverain fut vivement contestée
par la faculté des arts, qui ne s'y conforma guère dans la
pratique f).
Cette faculté avait le droit de nommer à certains bénéfices
ou fonctions ecclésiastiques. Elle portait le titre de vénérable,
(*) Dk Reiffexberg, L c, p. 14-36.
{*) Id., Second mémoire sur les deux premiers siècles, etc.^ L c, t. VII, p. 1-6.
244 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
Elle ii'ëlait destinée, dans le principe, qu'à renseignement de
la philosophie ; mais elle s'enrichit, avec le temps, de plusieurs
collèges et de quelques chaires consacrées aux lettres (^).
Le célèbre Jean Reuchlin était incontestablement le pre-
mier qui eût enseigné le grec et le latin dans une haute école
allemande et y eût expliqué les classiques d'Athènes et de
Rome. Mais longtemps avant lui, des Hollandais et des Alle-
mands, formés à Deventer, avaient voyagé en Italie, y avaient
entendu les plus grands professeurs de ces langues savantes,
et étaient revenus dans leur patrie respective, riches de
science et désireux de se faire les propagateurs et les pro-
fesseurs de ce qu'ils avaient appris sur le sol natal de la litté-
rature romaine (*). L'école de Deventer, ce siège de la charité,
de la pureté, de la vraie religion, excitait ses meilleurs élèves
à passer les Alpes et à se former aux sources pures de l'anti-
quité, qu'elle leur recommandait comme indispensables à
l'intelligence des saintes lettres (^. C'est de cette école que
sortit un des plus grands philologues du w"" siècle, Rodolphe
Huesman (^), si célèbre sous le nom d'Agricola, qui, après
avoir pris le grade de docteur à Louvain, alla se faire, en
Italie, l'élève des illustres Grecs réfugiés, tels que George de
Trébizonde, Théodore Gaza, François Philelphe. Nommé
professeur à l'université de Heidelberg (li85), il fut un des
premiers à faire fleurir, en Allemagne, les études classiques.
Il parlait le latin avec la facilité d'un ancien Romain; sa ver-
sification rappelait l'élégance de Virgile, et il avait, dans sa
phrase, toutes les grâces d'Ange Politien, un des restaura-
teurs des lettres au xv* siècle (^.
La théologie était, aux yeux d'Agricola, la première des
(*) De Reiffenberg, Troisiètne ^nihnoire sur les deux premiet'S siècles ^ ctc.,L c,
t.X, p. 8.
(*) Revius, Daveiitria illustraia, Liigd. Bat., IGol, p. 35, 66 et suiv. —
Badius, Yita Tkomœ a Kempis, c. 12.
(3) Meiners, p. 324.
(*) Né en 1422, à Bafïlen, village situô aux environs de Groninguc, mort k
Heidelberg en 1485.
(!») De B\:mo:<Y,Vied'E7'asme, Paris, 1757, 1. 1, p. 19.— Hagkn, /. c.,p. 132-133.
l'école de de venter : agricola. 245
sciences; mais la théologie, fondée sur les saintes Écritures,
pour l'intelligence desquelles il avait fait une étude particu-
lière de l'hébreu. Aussi peut-on le considérer comme l'ex-
pression vivante des études classiques et des tendances théo-
logiques de son temps, conçues par Thomas a-Kempis et si
bien réalisées par Wessel, à qui Rodolphe dut beaucoup. En
Italie, il avait pris l'inébranlable résolution de purger l'Alle-
magne de la barbarie du moyen âge ; il entreprit donc une
réforme réelle de la dialectique et, à cet égard, il surpassa
Laurent Valla et Georges de Trébizonde. Par son traité De
iiivenlione dialectica (1483 ou 148o), il montra le premier com-
ment on pouvait la débarrasser des formules et des subtilités
dont on l'avait encombrée, et de quelle utilité elle serait alors
pour l'art de la parole. C'était réagir un peu contre le mépris
dont la scolastique était l'objet de la part des humanistes et
qu'elle méritait. Dans les écoles d'Allemagne on l'enseignait
encore, au commencement du xvi® siècle, par l'explication
des Summulœ logicales de Pierre l'Espagnol et de ses obscurs
commentateurs, Bricot, Georges de Bruxelles, Tartaret. Elle
n'était plus une gymnastique, mais une torture de l'intelli-
gence; aussi devenait-elle la risée de tous les bons esprits.
En France, on se moquait de ces gens remplis
... D'un tas de fatras,
De conclusions et de cas,
Nolitions, volitions,
Qui ne valent pas deux oignons.
Érasme proposait d'envoyer se battre avec les Turcs la
troupe belliqueuse des disputeurs scolastiques ; d'autres
écrasaient sous les traits de leur verve les docteurs qui, non
contents de fausser l'art du raisonnement, avaient corrompu
par leur terminologie gothique l'admirable langue latine de
l'antiquité f).
(') De Burigny, t. I, p. 16-17; t. ÏT, p. 476. — Ch. Schmidt, La vie et les
travaux de Jean Sturm, p. 265-267. — De Reiffenberg, Troisième mémoire sur
ys deux premiei^s siècles de r Université de Louvain, p. 31. — Hagkn, /. c,
p. 138.
16
246 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
Le plus beau titre de gloire d'Agricola, également remar-
quable comme philolc^ue, théologien, philosophe, orateur,
poète, musicien et peintre (^), c'est d'avoir formé, par ses
conseils, Alexandre Hégius, le professeur d'Érasme à Devew-
ter, d'Ërasme qui allait disputer le sceptre de la littérature
à l'Italie.
Hégius, né en 1420 à Heck, près de Horstmar sur la Vecht,
en Westphalie, était philosophe, théologien, poète, orateur
et, mieux que tout cela, un vrai chrétien, un chrétien digne
du temps des apôtres. Son inépuisable bienfaisance ne lui
avait laissé, à sa mort, que ses habits et ses livres, pour les*
quels il ne voulut d'autres héritiers que les pauvres.
11 mourut à Deventer, le 27 décembre 1498. Son principal
mérite est d'avoir, le premier, introduit aux Pays-Bas l'ensei-
gnement classique de la littérature grecque, si profondément
ignorée jusqu'alors, qu'on disait avant lui : Grœcum esi, non
legUur f).
Hégius eut pour collègue, à Deventer, Jean Scatius, qui
avait donné une nouvelle édition corrigée de la grammaire
de Yilledieu, laquelle avait beaucoup de succès en Allemagne
et dans les Pays-Bas. 11 fut, comme Hégius, professeur
d'Érasme f).
Comme recteur de l'école des frères de la vie commune,
Hégius était puissamment secondé par Jean Oosterdorp ou
Oostendorp, chanoine de Saint-Liévin à Deventer, queWessel
avait exhorté à étudier les anciens écrivains, sacrés et pro-
fanes, et à les placer au-dessus des théologiens scolastiques,
parce que les temps étaient proches où « ces pédants infail-
libles, mitres, encapuchonnés, blancs et noirs, seraient mis
à leur place (^) ».
(•) Erasmi 0pp., t. II, *f. 166. — Conf. Bosskrt, De Rodolpho Agricola, Utte-
rarum restitutore.
(«) Dr Reiffenberg, l. c. — Dklprat, l, c, p. 72, 73, 352 et 384.
(3) Glasius, Godgéleerd Nederîand, t. III, p. 361.
(*) Van der Aa, Biographisch woordenboek, sHertogenb., 1852-56, t XIV,
p. 155.
HÉGICS, MAITRE DÉH^iSME. 247
Hégius eut pour ' condisciple, beaucoup plus jeune que
lui, Rodolphe de Langen, né en 1458 près de Munster, qui,
nommé en 4462 prévôt du chapitre de cette ville, partit, en
1464, pour ritalie et y demeura jusqu'en 1470. Il suivit les
leçons des plus grands hommes de la Renaissance. Il visita
particulièrement Rome, Milan, Florence, Bologne. 11 n'écouta
cependant pas le langage passionné de ses maîtres contre
l'Église, car il avait une trop haute opinion du christianisme
pour se laisser entraîner aux oppositions anti-chrétiennes de
ce pays. Il ne vit dans les belles formes de la classique anti-
quité qu'un moyen de donner aux idées évangéliques un éclat
plus élevé et une signification plus grande. Résolu en même
temps de travailler à la restauration des belles-lettres dans
sa patrie et d'ouvrir aux Allemands les trésors de l'Italie,
à peine de retour à Munster, il commença une correspon-
dance littéraire très active avec ses anciens condisciples de
Deventer. Il correspondait surtout avec Hégius, qu'il invita à
réformer son école sur le modèle de celles d'Italie et à mettre
ses élèves à même de se développer par leurs propres efforts
au moyen des classiques anciens. A cet effet, il lui en fit par-
venir des copies et ne négligea aucun sacrifice pour l'aider à
réaliser les projets qu'il lui soumettait; il lui envoya surtout
des jeunes gens capables de comprendre le nouvel enseigne-
ment et de répondre ainsi au labeur du maître (^).
En 4486, Langen fut chargé d'une mission à Rome, où sa
prodigieuse connaissance de la littérature latine excita l'ad-
miration du pape Sixte IV et de tous les savants qui habi-
taient cette ville. De retour à Munster, il y voulut fonder une
école classique dirigée par des maîtres habiles, lorsqu'il en
fut empêché par l'université de Cologne, qui s'opposa à ce
qu'on délaissât les livres d*école jusqu'alors en usage, tels que
le gothique Doctrinale Alexandri grammatici, le Catholicon, les
Mammœtracttis et la Gemma gemmarum. Langen fit appel à
(*) Parmet, Rudolf von Langen^ Munster, 1869, p. 15-51.
248 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
rinterveutioii des savants italiens, qui se prononcèrent en sa
faveur. L'institution de Munster, protégée par le chapitre de
la ville, devint bientôt pour l'Allemagne ce que Deventer était
pour les Pays-Bas. Quand Deventer déchut après la mort de
Hégius, Munster s'enrichit à ses dépens. Malheureusement,
celte prospérité ne dura pas. Les rivalités que lui suscitèrent
les autres écoles de la ville, et surtout celles d'Allemagne,
fondées ou réformées sur le même modèle, amenèrent sa déca-
dence, même du vivant de son fondateur. Mais à cet homme,
qui avait fait ses études dans les Pays-Bas, restera l'honneur
d'avoir allumé le flambeau de la Renaissance dans le nord de
l'Allemagne Q.
Un des élèves les plus distingués d'Hégius fut Gérard Lis-
trius (Lyster), né vers le milieu du x\^ siècle, à Rhenen, ville
de la seigneurie d'Utrecht. Il était, en 1498, recteur de l'école
de Zwoll, où il enseignait le latin, le grec et l'hébreu. En
1522, il fut envoyé dans la même qualité à l'école d'Amers-
fort. Quoiqu'il eût étudié la médecine, il est plus connu
comme homme de lettres que comme médecin. Il s'appliqua
aussi à la culture de la poésie latine, mais il n'y réussit
guère. C'est comme professeur qu'il excella particulièrement.
Il s'était donné pour mission de débarrasser la jeunesse des
absurdités de la scolastique de son temps et il écrivit un com-
mentaire sur YÊloge de la Folie, qui ne fut pas du goût du
prudent Érasme, « parce qu'il s'y trouvait des choses que
Listrius aurait dû passer sous silence f) ».
Ajoutons au nom de ce disciple d'Hégius celui de Jean Mur-
mellius, de Ruremonde, qui, après avoir embrassé la carrière
des armes, l'abandonna pour celle des lettres. En sortant de
l'école de Deventer, il se rendit à Cologne, où il devint maître
es arts; en loll, il devint recteur dé l'institution de Saint-Lié-
vin, à Munster. Trois ans après, il fonda une école à Alkmaar
et s'y vit entouré de 930 élèves. Ses propriétés y ayant été
(•) Meiners, p. 327-328. — Parmet, p. 51 et suiv.
(2) Parmet, p. 95-101. — Van der Aa, t. XI, p. 524-525.
249
détruites par un vaste incendie, il revint en 1516 à Devenler
et mourut, en 1517, empoisonné, dit-on, par un de ses
collègues, mais avec la réputation d'un des plus célèbres
philologues de son siècle (^).
Auprès de Murmellius se place naturellement Herman Tor-
rentinus (Van Beek), né vers le milieu du xv^ siècle à ZwoU ;
il entra dans la congrégation des frères de la vie commune,
enseigna à Groningue (1490), puis dans sa ville natale;
publia des scholies sur les évangiles et les épîtres de l'année,
des notes sur les hymnes et les proses de l'Église, ainsi que
quelques ouvrages de grammaire supérieurs à ceux dont on
se servait alors dans les écoles et qui eurent une sérieuse
influence sur les progrès des lettres dans les Pays-Bas (^.
On a de Chompré un petit Dictionnaire de la Fable, qui est
bien peu de chose, si on le compare à l'excellent petit dic-
tionnaire d'HermanTorrentinus, réimprimé un grand nombre
de fois à Anvers et qui a pour titre : Elucidarius poelicus
continens liistorias poeticas, fabulas, insulas, regiones, iirheSy
fluvios, montesque insigniores, alqiœ liujusmodi alla, omnibus
adolescentibus in poesi versantibus oppido quam necessarius. « A
quelques fautes près, inséparables d'un pareil ouvrage, dit
Dreux du Radier, le plan en est très bien exécuté, et une
nouvelle édition corrigée de ce livre me paroîtroit bien plus
nécessaire que le dictionnaire de Chompré. Il ne contient
que onze feuilles, qui ne sont point chifi^rées dans mon édi-
tion (^, laquelle, étant in-i2, ns forme qu'un volume de
264 pages, et par conséquent très portatif; on est surpris de
voir le grand nombre de choses qu'embrasse ce petit livre,
dont l'auteur est un savant d'un jugement net, un de ces
esprits qui ont l'art de dire beaucoup en peu de mots (^). »
(*) Biographie unimrselle et Van der Aa, art. Murmelliiis,
(*) On place sa mort vers 1520. — Biographie universelle ^ art. Torrentiniis,
(') Anvei*s, 1535.
[*) Récréations historiques, a-itiques, morales et d'éducation, La Haye, 1768,
t. I, p. 328-329.
230 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
Un des parents d'Herman Torrentinus — Laurent Torren-
tino, imprimeur — fut attiré à Florence par le duc Côme de
Médicis, qui désirait répandre dans le public les trésors lit-
téraires rassemblés par ses ancêtres dans leur magniQque
bibliothèque. On sait que les presses de Laurent furent en
pleine activité dès l'an 154*7 et qu'il retrouva le manuscrit
original des Pandectes de Justinien, que Corne eut l'honneur
de faire imprimer pour la première fois en 1555, en deux
volumes in-folio (^).
Enfin, n'oublions pas Montanus (Van den Bergh), né au
milieu du xv* siècle à 's Herenberg, un des disciples les plus
instruits de Hégius ; il fut professeur à Nimègue, à Alkmaar^
à Zwoll, et, en 1500, recteur du Fraterhuis d'Amersfort. Son
enseignement touchait de près l'hérésie, tellement que
grand nombre de moines devinrent suspects et furent
expulsés en mai 1529. Montanus était étroitement lié avec
Érasme et avait publié des satires latines f).
La province d'Artois, qui fournit un contingent très remar-
quable à la grande œuvre de la Renaissance, sous le rapport
de l'érudition, a produit Robert Gaguin f), de Tordre des
trinitaires, professeur de droit canon dans la maison des
Mathurins à Paris, homme d'État, diplomate, orateur, anti-
quaire, historien et poète (^).
« Gaguin a passé pour l'homme de son siècle qui écrivait
le mieux le latin. Érasme, dans son Ciceronianus, en fait le plus
bel éloge. Il est pourtant certain que son histoire de France,
estimable d'ailleurs par certains faits qu'on ne trouve que là,
et où il a enchâssé quelques-unes de ses productions poéti-
ques, est écrite crassâ pinguiqtie Minervâ. Son style a plus de
(*) MoLHUYSEN, Overysselsche almanah voor oudheid en leUeren^ Deventer,
t. XVII, p. 57-67. — Lâmbinet, Origine de fimprimerie, t. II, p. 311. — Dkle-
PIERRE, La Belgique illustrée^ etc., p. 202. — Biographie universelie.
(') Van der Aa, lettie 3f, p. 1012.
(*) Né à Calonne-sur-la-Lys, près de Béthiine, en 1425.
(*) M™« Clément-Hémery, Mémoires de V Académie d*Arras, 1839, p. 83 et suiv.
l'école de deyenteu : ses humajsistes allemands. 25i
facilité que de délicatesse et de pureté. On lui a fait un crime
de son poème latin : De piiritate œnceptionis B. Virginis, qui,
de son temps, eut un retentissement immense. Il s'y déclare
pour Y Immaculée Conception, cause de bien des débats, surtout
entre les Jacobins, qui l'attaquaient, et les Cordeliers, qui la
soutenaient, calcibus et pugnis, unguibus et rostro. Ce poème,
imprimé à Paris en 1497, très rare aujourd'hui, offre des
images si lascives et des idées si libertines qu'on ne peut les
rendre en français sans offenser la chasteté de cette langue.
On dirait que l'auteur avait résolu de ne laisser de pureté que
dans son titre. Mais c'était le style des savants de cette
époque (^). »
Dans ce poème, Gaguin n'avait d'autre but que de réfuter
le dominicain Chabaneuf, qui avait soutenu que la Vierge
n'avait pas été exempte du péché originel f).
Pour couronner l'œuvre, le panégyriste de la Conception
immaculée avait joint à son poème l'éloge d'une cabaret ière
de Vemon, sa maîtresse, qu'il traitait, en galant claustral, de
divinité et dont il vantait les beautés cachées avec des détails
devant lesquels auraient reculé Tibulle et Properce f).
L'école de Deventer, sous Hégius, avait initié aux lettres
deux Allemands qui brillèrent parmi les humanistes les plus
éminents de leur pays. I^ premier est Conrad Mutianus
Rufus (Conrad Muth), d'une famille distinguée de Hambourg,
où il naquit en 1471.
Ce précurseur de Strauss parle ainsi de la foi : « Nous
sommes pris sous l'aile de la foi du Dieu vivant et nous
confessons avec l'apôtre que tout ce qui est hors de la foi est
péché. Malheureusement, nous donnons le nom de foi, non
pas à la conviction intime, mais à une sorte de crédulité
publique, à une persuasion fructueuse {fructuosa persuasio).
(') Dreux du Radier, Récréations historiques, e^c, t. II, p. 161-162. — M"® Clé-
ment-Hémery, /. c.
(*) M"« Clément-Hémery. p. 87.
(3) Dreux DU Radier, Récréations historiques, etc., p. 162-163.
252 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
Celle-ci est surtout connue de nos tonsurés, qui savent si bien
faire trembler leurs ennemis, soutirer de l'argent et même
ébranler l'enfer {^). »
Mutianus n'admet qu'un christianisme spirituel et fait très
bon marché de la personne historique du Christ : « Janus,
écrivit-il à un de ses amis, te parla de la barbe de Jésus-
Christ. Ah ! quelle barbe ! Le Christ abhorre le mensonge et
nul ne ment autant qu'un prêtre catholique. Moi, je ne révère
ni barbe, ni vêtement, ni prépuce. Je vénère le Dieu vivant,
qui n'est apparu aux hommes ni avec une barbe, ni avec un
prépuce (*). »
Dans une autre lettre, il écrivit au même : « Agneau de
Dieu, on dit que tu enlèves les péchés du monde. Il vaudrait
mieux dire, sans doute, que lu n'enlèves que les péchés de
ceux qui te connaissent. Les sots ne te connaissent pas : ils
sont aveugles, ils ignorent les fruits de la vraie religion.
C'est notre Sauveur qui est l'agneau et le pasteur. Mais qui
est notre sauveur? La justice, la paix et la joie. Voilà le Christ
descendu du ciel. Le royaume de Dieu ne consiste pas dans
le manger et le boire; il est la justice dans la foi et le calme
de l'àme dans l'humilité. Dès lors, les sots mangent-ils les
aliments du Seigneur en dévorant les hosties, en troublant
la paix et la concorde et en profanant le sacrement de la cha-
rité chrétienne f)?
« Nos encapuchonnés feraient beaucoup mieux si, à
l'exemple des anciens, ils vivaient plus dans l'esprit que
dans la chair. Le commandement de Dieu, qui illumine les
cœurs, nous dit d'aimer Dieu et notre prochain comme nous-
mêmes. C'est la loi naturelle, non pas gravée sur la pierre
comme celle de Moïse, ni dans l'airain comme la romaine,
ni écrite sur le papier et le parchemin, mais fondue dans nos
cœui*s par le maître suprême. Quiconque consomme avec
(*) Tenzkl, Supplementa htsioi-iœ Gothanœ, lense, 1716, p. 106. — Hagen,!. I,
p. 323-324.
(«) H.\GEN, p. 324-325.
(») Tenzkl. p. 19. — Haqen, p. 325.
tN PRÉCimSEUR DE STRAUSS. 233
piété cette eucharistie cligne et salutaire, fait quelque chose
(le divin. Car le vrai corps du Christ est la paix et la con-
corde, et il ne peut y avoir d'hostie plus sainte que la charité
mutuelle f). »
En parlant de la pei'sonne du Christ, il se laisse aller à ces
incroyables témérités : « Les Mahométans et les Turcs n'ont
pas tout à fait tort lorsqu'ils disent que le vrai Christ n'a pas
été cloué sur la croix ; mais que c'était un autre Christ assez
ressemblant au vrai. Celui-ci, en effet, est âme et corps, qui
ne peut être ni vu ni touché. Aussi ne participerons-nous au
ciel que loi*sque nous vivrons spirituellement, ou philosophi-
quement, ou chrétiennement; lorsque nous obéirons beau-
coup plus à notre raison qu'à nos sens (^. »
Muth ne regardait pas la religion chrétienne comme
révélée, mais comme naturelle et commune à tous les
hommes : « Si le Christ est la vérité et la vie, qu'ont fait
les hommes tant de siècles avant sa naissance? Ont-ils erré,
ensevelis dans les ténèbres de l'ignorance, ou bien ont-ils
été participants de la béatitude et de la vérité? Remarquons
que la religion du Christ n'a pas commencé à sa naissance
comme homme; elle existait depuis des siècles, où elle était
comme la première naissance du Christ. En effet, qu'est-ce
que le vrai Christ, le vrai Fils de Dieu, sinon la sagesse
divine, qui n'est pas seulement échue en partage aux Juifs,
mais encore aux Grecs, aux Italiens et aux Germains, bien
que ces peuples aient eu des cérémonies religieuses diffé-
rentes f)? »
Ce qui est fait pour nous surprendre chez Muth, c'est que,
malgré l'étonnante hardiesse de ses opinions, il vécut et
mourut chanoine à Gotha. Il est vrai qu'il ne les prodigua
pas au public et ne les fit connaître qu'à quelques amis
intimes. Il est vrai, d'autre part, qu'il fut un catholique
(•) Tenzel, p. 57. — Hagen. p. 225-226.
(«) Hagen, p. 226-227.
(«/Tenzel, p. 37. — Hagen, p. 327-328.
iSA ÉRASME £T L£S UOMMES DE SON TEMPS.
bien tiède et un bon païen plutôt qu'un bon prêtre. Cela ne
Fempêcha pas dëtre vertueux et porté pour un christianisme
transcendantal. Mais ce qu'il recherchait et cultivait le plus,
c'étaient ses relations littéraires avec les jeunes humanistes
de l'université d'Erfurt, dont il partageait toutes les haines
pour l'obscurantisme de la scolastique et la barbarie du
moyen âge, et qui, en 1516, étonnèrent le monde par leur
formidable pamphlet des Hommes noirs (^).
Quatre ans après, Conrad Mutb, qui avait salué dans Luther
l'apôtre d'une renaissance religieuse; qui avait aimé d'un
égal amour les partisans les plus dévoués du réformateur,
Mélanchton, Spalatin, Jonas; qui avait été le plus chaud
défenseur de Reuchlin contre les « sophistes sanguinaires
de Cologne »; qui avait été, en un mot, l'adversaire le plus
déclaré de l'ancienne Église et de son clergé, commença à
battre en retraite et à condamner toute l'entreprise de l'agi-
tateur de Wittemberg (152i). Les violences de celui-ci lui
paraissaient trop grandes, et son mouvement révolution-
naire trop radical. Muth n'était pas convaincu de l'utilité
d'un bouleversement complet de l'Église. Effrayé de l'abîme
de destruction ouvert devant lui par le novateur, il se
rejeta dans le sein de ce catholicisme pour lequel il avait
eu jadis tant de colère et de mépris. Humaniste avant
tout cependant, il voyait avec dégoût les chaires évangé-
liques occupées par d'anciens moines ignai*es, le peuple
rempli d'un fanatisme nouveau et les anciens bai'bares
remplacés par d'autres f)-
Le second Allemand sorti de l'école de Hégius fut un
parent de Langen, Herman Yon dem Busche, né en 1468
d'une ancienne famille westphalienne, au château de Sarren-
boui^, dans l'évêché de Munster. Après avoir quitté Deventer,
il visita l'université de Heidelberg et il y eut pour professeur
(*) Kampschulte, Die Universitàt Erfiivi wid die Reformations Trier, 1860,
t. I, p. 74 et suiv. — Hagen,p. 330.
(«) Kampschulte, t. II, p. 227-229.
hëiina:^ von DEM Btscn£. 255
Rodolphe Agricola. Eu 1486, il se rendit avec Langen en
Italie, d'où il revint riche de trésors littéraires qu'il résolut
de verser sur sa patrie en voyageant d'université en univer-
sité. Il prit d'abord, à Heidelberg, le grade de maître es arts;
chercha une position à Cologne, mais y échoua contre l'op-
position des théologiens; revint à Munster, y lut toute la
bibliothèque de Langen, une des plus belles de l'Allemagne;
y publia les deux premiers livres de ses épigrammes; partit
ensuite pour la France, aûn de se mettre en relation avec les
plus illustres savants de ce pays ; retourna de là à Cologne,
sur l'invitation du spirituel comte Herman de Nieuwenaer,
prévôt de la cathédrale, qui voulut l'employer à combattre
les deux chefs des vieux barbares, Jacques Hoogstraeten et
Arnold de Tongres, et à répandre une science plus élevée
parmi la jeunesse studieuse. Mais ni le noble comte, ni
d'autres protecteurs également puissants ne furent capables
de le soutenir contre l'influence de ces deux patrons de la
scolastique. Après avoir publié une nouvelle collection d'épi-
grammes, il quitta la grande cité rhénane pour se livrer à
une vie de pérégrinations. Il parcourut Hamm, Munster,
Osnabruck, Brème, Hambourg, Lubeck et Wismar, donnant
partout des leçons, publiques ou privées. Rostock devint
bientôt le principal centre de son activité. Chassé de cette
ville par des rivaux jaloux, il se rendit à Greifswalde, où,
en 1502, il eut pour disciple le futur réformateur Bugen-
hagen; en 1503, il était à Leipzig, d'où il fut appelé à
Erfurt: En 1505, il fut de nouveau à Leipzig, puis il passa
quelque temps à Wittemberg (1510), puis à Amsterdam,
Alkmaar, Utrecht, Louvain et de nouveau à Cologne (1517),
où il publia différents travaux philologiques, reprit la hitte
avec Hoogstraeten et se posa en chaleureux partisan de
Reuchlin et en ennemi irréconciliable des adversaires de la
Renaissance. Mais les théologastres étaient beaucoup plus
forts que lui et que son ami Nieuwenaer; il fut contraint
de quitter encore une fois la ville, non sans avoir publique-
2o6 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
ment mis au pilori la cupidité, rignorance et les intrigues
de ses antagonistes (^).
Grâce à la recommandation de Nieuwenaer, Von dem
Busche fut nommé, en 1516, recteur delà grande école de
Wesel, où il publia son Yallum liumanitatis contre les moines
de Cologne, qui, devant le peuple, avaient traité les poètes
de coquins, les orateurs de pourceaux, leurs œuvres de
menue paille de diables et toute l'étude des littératures
anciennes d'étude de perversité, de fausseté et de trompe-
rie. En 1522, Von dem Busche donna sa démission de sa
place de Wesel pour aller se rapprocher de Luther et de
Mélanchton, à Wittenberg, et pour se familiariser tous les
jours davantage avec leui*s doctrines. H y fit en même temps,
sur les auteurs anciens, des leçons qui obtinrent le plus
grand succès. Par la protection des deux réformateurs, il
devint, en 1526, professeur d'histoire à la nouvelle univer-
sité de Marbourg f).
Poète comme Ovide, éloquent comme Cicéron, Von dem
Busche, dont toute la vie avait été un orageux combat pour
les idées de Renaissance et de la Réforme, se vit, en 1533,
enveloppé dans diverses contrcivei^ses avec les anabaptistes
de Munster, dont l'un prit, bientôt après, six fennnes à la
fois. Il mourut, en 153i, brisé par les fatigues de cette
lutte. Il avait été lié avec Érasme, qu'il eut l'occasion de
défendre contre ses détracteurs; mais il avait rompu avec lui,
en 1552, au sujet de Luther f).
La régence de Marguerite d'Autriche, tante de Charles-
Quint, fut pour la Belgique l'apogée de la Renaissance. Cette
princesse portait, il est vrai, une haine profonde au protes-
tantisme; mais elle cultivait avec un égal succès les sciences,
les arts et la politique, et il lui fut impossible de rester étran-
(«) Meiners, p. 378-381. — Hagkn, p. 240-241. — Liessem, H.-J, De Uermani
Biisschi vita et script is, Bonn, 1867, p. 4 et suiv.
(«y Melners, p. 381-388.
('jlD., p. 388-393. — Liessem, p. 72-74.
RÉGENCE DE MARGUERITE d'aUTRICIIE. 257
gère à cet immense esprit de réforme qui agitait le monde au
xvi'' siècle. Aussi avait-elle résolu d'introduire de grands
changements dans l'Église belgique. Sous ce rapport, les
idées de la Renaissance lui venaient merveilleusement en
aide, et elle trouva un puissant appui dans son impérial
neveu. Certes, elle ne voulait pas des innovations de Luther
et de Calvin; mais elle pensa à créer une Église nationale
pour l'opposer à l'Église romaine. Elle voulait, avant toute
chose, la séparation complète des tribunaux laïques d'avec
les tribunaux ecclésiastiques, et en cela elle eut pour auxi-
liaires les hommes de loi, les conseillers, les parlementaires,
qui veillaient à ce qu'aucune bulle du pape ne fût pro-
mulguée dans les États de l'empereur sans sa permission, et
qu'aucune redevance ne fût portée en cour de Rome sans
la même autorisation (^).
Marguerite avait pris la résolution de faire un remanie-
ment complet du système des dîmes, et quand le clergé
s'opposa aux mesures qu'elle avait décrétées à cet égard, elle
lui résista avec toute l'énergie de la puissance souveraine.
Elle n'était pas satisfaite non plus de cette masse énorme de
biens mainmortables dont le sacerdoce pouvait disposer
et elle désirait pouvoir intervenir dans la nomination des
évêques et des abbés f).
En 1526, elle adressa à tous les couvents une circulaire
où elle les exhortait à ne laisser monter désormais en chaire
que des prédicateurs instruits, sages, d'une vie exemplaire, et
qui s'abstiendraient de débiter des contes et des sornettes
fades. Elle ordonnait, en même temps, qu'on les empêchât
de parler de Luther et de ses dogmes f).
Comme Charles-Quint, Marguerite s'aidait des lumières et
des conseils d'un écrivain doué d'une universalité compa-
rable à celle de Voltaire et dont la mission de tous les jours
(*) Altmeyer, Margimnte (T Autriche, Liège, 1840, p. 153-154.
(-) Id., ibid.y p. 155-163, et les preuves tirées des Archives du royaume.
(5) Id., ibid., p. 117.
258 ÉIUSME ET LES OOMMES DE SON TEMPS.
fut une guerre d'extermination aux absurdités de la scolas-
tique, d'un chef d'opposition dans le sens moderne, Érasme
de Rotterdam (*).
Ce grand homme était l'antagoniste des cloîtres et des
études monacales. Il naquit, selon toute apparence, à Rot-
terdam, le 28 octobre 1467 (^. Enfant illégitime de Gérard
Elias,de Gouda,et de Marguerite, fille d'un médecin deZeven-
bergen, il fut, dès son enfance, victime d'un sort funeste.
Son père, persécuté par sa famille, se réfugia à Rome, où il
mena une existence pénible. Trompé par ses frères, qui lui
avaient annoncé la fausse nouvelle de la mort de Marguerite,
il se fit prêtre, et, par cette résolution, se mit dans l'impos-
sibilité de donner son nom à son fils. Mais, revenu aux Pays-
Bas, il s'acquitta noblement de ses devoirs de père : l'enfant,
après avoir accompli sa quatrième année, fut placé dans une
école à Gouda, où sa mère était retournée; il n'y fit pas de
grands progrès. Quand il eut atteint sa neuvième année, il
fut envoyé chez les frères de la vie commune, à Deventer,
sous la sauvegarde de sa mère. On l'y familiarisa avec les
grammaires d'Everard de Béthunef)et de Jean deGarlande(^,
dont il se moqua dans la suite. Il ne termina pas ses études
à Deventer et, par conséquent, ne put profiter de toutes les
savantes leçons d'Hégius, qui dirigeait la classe la plus élevée
et rassemblait dans cette école une population de plus de 2,000
élèves, accourus de l'Allemagne, de la France et des Pays-
Bas. Il ne l'entendit qu'aux grandes fêtes, où l'illustre maître
donnait une leçon générale à toutes les classes réunies. Ce
fut là qu'Érasme puisa ses préceptes de la bonne littérature,
tels que savait les enseigner le disciple d'Agricola ; ce fut là
aussi qu'il ressentit pour Hégius cette haute estime dont il
donna plus tard tant de témoignages dans ses œuvres. Mais
(*) Rânre, Deutsche Geschichte in ZeitaUer der Reformaiiwi^ Berlin, 1841-43,
t. I, p. 260.
(*; Durand de Laur, Erasme^ précurseur et initiateur, p. l.
(*) xii-xiii* siècle.
(<) Poète et grammairien du xiii* siècle.
ÉRASME : SES ÉTUDES A DEVENTER,
son véritable professeur fut Jean Syntbeim {Sinthius). Versé
dans le grec et le latin, Syntheim s'efforçait de seconder Hégius
en vue de la réforme des méthodes d'enseignement. Il avait
fait, dans ce dessein, la revision de la principale grammaire
en usage dans ce temps-là, celle d'Alexandre de Ville-Dieu. Il
en publia une nouvelle édition commentée, qui fut généra-
lement adoptée dans les écoles des Pays-Bas et de l'Alle-
magne (^).
Un homme de triste mémoire, Ortuinus Gratins, était
alors professeur de cinquième à Deventer. Ce théologien,
moins célèbre par ses ouvrages que par les sarcasmes
des fameuses Epistolœ obscurorum virorum^ avait fait ses
études sous Hégius; il professa dans la suite à Cologne et y
mourut en 1542. C'était un bon humaniste, mais il eut le
malheur ou l'imprudence de s'attirer l'inimitié des réforma-
teurs par ses ouvrages de controverse. C'était un pédant plein
d'acrimonie et sans goût, un véritable pygmée auprès des
colosses auxquels il osa s'attaquer et qui portaient les grands
noms de Reuchlin et de Hutten. Érasme parle de lui en
termes peu flatteurs (^.
Les premières productions d'Érasme datent de son séjour
à Deventer. Ce fut là qu'il composa un poème bucolique,
pastiche de Virgile, dans lequel on remarque de la faci-
lité, de l'abondance et de l'esprit. L'auteur, d'ailleurs, n'avait
pas encore quatorze ans f).
A dix-huit ans, il dirigea contre les vices, et surtout contre
la débauche et l'ambition, une élégie que ses amis firent
inrprimer sans lui en avoir demandé la permission. A dix-neuf
ans, il fit un dialogue sur le printemps. Dans un voyage en
Angleterre, pendant le règne de Henri VII, le prince de
(M Erasmi Roterodami, silva carminum aMe hoc nunquam impressorum.
Gouda, 1513. Reproduction photo-lithographique, avec notice sur la jeunesse et les
premiers travaux d'Erasme, par M. Ch. Ruelens ; Bruxelles, 1864, p. iv-xi.
(*) Ruelens, ibid., p. xi-xvm.
(') D. Erasmi Roterodami y bucolicon, cum schoîiis Alardi Amstdr., cujus studio
nunc primum et repertum et editum. Colonise, 1539, in-8*».
260 ÉRASME. ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
Galles (Henri YIII) lui demanda des vers de sa façon. En trois
jours, Érasme composa un poème en vers hexamètres et îam-
biques, et à trois pieds, en l'honneur du roi, de sa famille et
de l'Angleterre. 11 aimait à faire des épigrammes. On lui en
demandait souvent, il en improvisait, à la promenade, au
jeu ou à table. Il ne comptait pas sur leur publication; cepen-
dant, celles qu'il avait faites dans sa première jeunesse furent
imprimées, sans son aveu, et recueillies, dans la suite, par
le célèbre imprimeur Froben, de Baie. Son poème sur la
vieillesse est, de toutes ses pièces de vers, celle qui eut le
plus de succès. Aide en donna une édition en 1516. Les vers
d'Érasme lui firent beaucoup d'honneur au moment où ils
parurent. Un des savants de l'époque, Jean Sixtinus, lui
écrivit qu'il n'y avait point d'homme, pour peu qu'il eût du
génie, qui ne le comparât aux plus grands poètes de l'anti-
quité : « Vos vers respirent, dit-il, la Vénus antique et sont
la preuve des grâces de votre esprit. C'qst pourquoi, mon
cher Érasme, encouragez vos charmantes muses, afin que
vous fassiez voir, ce que l'on ne croyait pas possible, que les
Germains ne le cèdent en rien aux Italiens. Adieu, délicieux
poète. »
Érasme répondit a Sixtinus que, s'il ne connaissait pas sa
sincérité, il prendrait ses louanges pour de la plaisanterie.
Il ne parlait de ses vers que comme de bagatelles qui sen-
taient plutôt la boue que la Vénus antique et qui avaient plus
de rapport avec la barbarie des Scythes qu'avec le génie des
anciens poètes; il déclarait qu'ils n'étaient pas dignes d'être
avoués d'Apollon; qu'enfin il n'était qu'un poète médiocre (^).
Il existe néanmoins de lui, sur la mort d'Okeghem,une élégie
digne de Tibulle f).
Ces brillantes dispositions d'Érasme le firent remarquer de
bonne heure à Deventer. Il avait douze ans quand le célèbre
(«) De Burigny, Yie d' Erastne, 1. 1, p. 101-106.
(*j Joanni Okego, Mitsico Summo, [Deîitiœ poetarum beîgicoi'um, hxijus supei^io-
risque œvi illustrium, coîlectcnx Rhwmtio Ghero, Francofurti, 1614.)
ÉRASME AU COUVENT DE STEYN. 26!
Rodolphe Agricola, dans une de ses tournées, vint faire
visite à son ami Hëgius. Le professeur lui ayant montré les
compositions des élèves, une d'elles frappa vivement Agri-
cola, qui voulut en connaître l'auteur. On lui présenta le jeune
Érasme. Agricola lui adressa quelques questions, fut émer-
veillé de ses réponses et, Qxant sur lui ses regards, lui prédit
qu'il serait un jour un grand homme (^).
A l'âge de treize ans, Érasme eut la douleur de voir une
maladie contagieuse emporter sa mère ; lui-même fut forcé
de quitter Deventer et de se retirer à Gouda. Son père suivit
de près sa mère dans la tombe. La négligence ou la mauvaise
foi de ses tuteurs dissipèrent la fortune du jeune homme.
Pour couvrir les abus de leur gestion, et de crainte de le
lancer dans les hautes études, qui pourraient un jour lui
donner une position dans le monde, ils avaient résolu d'en
faire un moine. A cet eflet, ils l'envoyèrent à Bois-le-Duc,
dans une institution de frères, où il continua de former son
style par la lecture des bons auteurs, mais où il montra, en
même temps, les plus vives répugnances pour la vie claus-
trale. Cependant, s'étant laissé entraîner par un de ses con*
disciples, il entra dans, le couvent de Steyn, près de Gouda,
couvent connu sous le nom d'Emmaus. Il n'avait pas vingt ans;
il fut contraint d'y passer près de quatre années de sa vie,
quatre années dont, jusqu'à sa mort, le souvenir exerça sur
lui une influence funeste. On peut dire qu'une grande partie
des déboires, des incertitudes, des faiblesses même de cette
existence, si sérieuse, mais si tourmentée, ont eu pour origine
le passage du jeune homme par le couvent de Steyn, où
la vraie piété était loin de régner. Forcé d'y revêtir la robe
de moine, H se réfugia dans l'étude des lettres, dont il
communiqua le goût aux religieux, trop habitués à passer
leur temps dans l'indolence et la bonne chère ; il s'y appliqua
avec une ardeur extrême à dérober les secrets de leur admi-
(*) RUELENS, p. XVHI-XX.
17
N
262 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
rable style à Cicëron, à Quintilien, à Salluste à Térence;
parmi les écrivains de la Renaissance, à Laurent Valla, qu'il
appréciait beaucoup ; et déjà il préludait à ces violents combats
qu'il livra plus tard aux méthodes vicieuses que l'on suivait
dans l'enseignement des langues classiques {^).
C'est à cette époque que remonte son Conflit de Thalie et
de Barbarie, scène dialoguée très amusante et très mordante
contre l'école des frères de Zwoll, alors en pleine décadence :
Barbarie vante avec beaucoup d'emphase les livres usités
dans cette école, c'est-à-dii-e le Florista, le Papias, l'Huguitio,
le Michel Modista, etc. — « Ce sont tous des barbares, répond
Thalie ; voyons leurs œuvres. » Barbarie, pour donner une
idée de la poésie de Zwoll, récite cinq vers latins baroques.
Et Thalie d'éclater de rire. Sur quoi Barbarie, furieuse,
s'écrie : « Adieu ! Je dédaigne de vous écouter et je retourne
à Zwoll voir ce qu'ont fait les miens. » Ce fut aussi sous
l'empire de ces idées qu'il commença à Steyn ses Anti-
barbares^ défense des bonnes lettres contre les moines
ignorants qui les avaient plongées dans l'abaissement le plus
profond.
Lorsque le couvent et les lettres lui laissaient une heure
de loisir, Érasme prenait la palette et se délassait de ses fati-
gues en peignant. Il exécuta, de cette manière, un. boa
nombre de tableaux, entre autres un Jésus que l'on mettait
en croix; cet ouvrage était soigneusement gardé dans le
cabinet de Corneille Musius, recteur des religieuses de
Sainte-Agathe, à Delft, et on y lisait au-dessous l'inscription
suivante : « Ne méprisez pas ce tableau; il a été peint
par Érasme, pendant qu'il était religieux au monastère
de Steyn. » Plus tard, le couvent fut détruit de fond en
comble; les panneaux d'Erasme périrent avec l'édifice. Une
esquisse que l'on voit dans la collection de l'archiduc
Charles, à Vienne, passe pour être de lui ; elle représente un
(*) RuBLENS, p. xxv-xxvii, et Id., p. xxvir.
SES ÉTUDES A PARIS.
moine debout, tenant de ses deux mains un livre fermé (^).
La vie monastique n'était pas la vocation d'Érasme. Poussé
dans un cloître par les obsessions de ses tuteurs, il n'aurait
jamais fait qu'un religieux très médiocre, bien que, sous le
rapport moral, il surpassât les moines de son couvent. L'indé-
pendance de son caractère et un instinct de supériorité le
rendaient peu disposé à l'obéissance passive. Son génie, qui
avait entrevu le monde antique dans les grands écrivains de
la Grèce et de Rome, s'élançait vers d'autres horizons.
Il aimait les lettres : l'esprit de son ordre lui interdisait cette
passion ; il était épris de la liberté et des luttes brillantes de
rintellîgence et sentait qu'il y avait un rôle à jouer : une
règle étroite et impitoyable dressait devant lui une barrière
d'austérités, de méditations, de psalmodies, et ne lui laissait
pas une heure d'indépendance. Aussi soupira-t-il bientôt
après un changement, qui ne tarda guère h se présenter. Ce
qui le tira du couvent, ce fut une offre séduisante de Henri de
Berçhes, évéque de Cambrai, qui le prit pour secrétaire et
lui donna ensuite une pension pour l'aider à continuer ses
études au collège de Montaigu à Paris. De là date, comme
il le dit lui-même, son premier affranchissement. Mais quoi-
qu'il ne fût pas encore dans les ordres, il n'en garda pas
moins l'habit de sa r^le, celui de chanoine de Saint-
Augustin f).
Érasme pensait avec l'Italie que, pour les lettres, il fallait
rejeter le moyen âge et en revenir à l'antiquité classique. Il
soutenait qu'on devait étudier la géographie dans Strabon,
l'histoire naturelle dans Pline, la mythologie dans Ovide, la
médecine dans Hippocrate, la philosophie dans Platon, la
théologie dans l'Évangile et dans les pères de l'Église, et non
" (*) MiCHiELS, Les peintres brugeoiSy Bnixelles, 1846, p. 290 et 291. — DucK van
Bleyswijck, Beschrijmng van Delft, Delft, 1667, p. 361. — Houbraken, Schoiiw-
hurg der schilders, \ Gravenhage, 1753, t. I, p. 19. — Van Mieris, Eislori der
nederlandsche vorvten, *s Gravenhage, 1732, t. II, f. 93.
{*) Revue britannique, t. I, p. 123. — Ranke, L c. — Erasme, Éloge de lu Folie,
p. 22, édition Nisard, Paris, 1842.
264 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
pas dans les ridicules ouvrages de la scolastique dégénérée.
Il rudoya Scot et saint Thomas, montra des milliers d'erreurs
dans la Vulgate et se prépara à publier le texte grec du
Nouveau Testament, en l'accompagnant de notes et de para-
phrases (*). C'est ainsi qu'il voulut ramener à son origine cette
fameuse disputeuse de mots, dame tliéologie^ et qu'il contribua
à répandre le goût de la parole de Dieu et de la pure science
religieuse. Il s'exerça et bientôt excella dans tous les genres
de littérature, et devint le personnage le plus illustre de
l'Europe 0-
Dans ses études de l'antiquité classique, Érasme fut puis-
samment secondé par Pierre du Chastel, grand aumônier de
France, un des hommes les plus distingués de cette époque
si féconde en personnages de mérite, et qui appartient à la
noble et ancienne famille du Chastel de la Hovarderie, dont
les membres brillaient déjà au xm* siècle à la cour des comtes
de Flandre. La terre de la Hovarderie faisait partie de la
chàtellenie de Lille, mais elle était enclavée dans le Tour-
naisis f).
A l'âge de dix-sept ans, Pierre du Chastel était professeur
de littérature grecque à Dijon. En 1529, il vit Érasme à
Bàle, et il nous apprend que le philosophe de Rotterdam tra-
vaillait avec tant de précipitation qu'il lui arrivait fréquem-
ment de ne pas traduire le grec en latin avec toute l'exac-
titude désirable {*).
Érasme porta dans l'étude des dogmes une méthode entiè-
rement nouvelle; en l'éclairant par la critique littéraire, il
fraya les voies non seulement à la réformation, mais encore
à tous les hardis travaux par lesquels l'Allemagne moderne a
(') Novum Testamentum juxta Grœcorum lectionein cum verstone Desiderii
Erasmiy Rota-odami.BasiL, 1516, in-fol. — AnnotcUiones inN. T. BasiL, 1516. —
Paraphrasis in Epistolas, 1517.
(^) Raxke, p. 265.
C^) Le Couvet, dans le Messager des sciences historiques de Belgique, 1859,
p. 335 et 336.
(*) Voirie reste de cette intéressante biographie, Ibid,, p. 341 et suiv.
SON AMI PIERRE DU CIIASTEL. 268
étonné et quelquefois épouvanté le monde. Aux abstractions
d'un aristotélisme bâtard, il substitua (1516) un texte correct
du Nouveau Testament avec une traduction latine, qui l'un et
l'autre soulevèrent les diatribes haineuses d'une école vouée
désormais au néant. Sous le nom de Méthode de la vraie théo-
logie^ un petit traité d'une remarquable lucidité précédait
cette importante publication et présentait un système tout
nouveau d'enseignement. Introduire les faits de l'histoire
dans l'examen des saintes lettres, comparer les manuscrits,
en discuter les variantes, en éclairer le sens, en pénétrer
l'esprit, en s'attachant, par le moyen d'une saine philologie,
5 ce qu'ils renfermaient d'essentiel et de primitif, en discu-
tant avec les lumières de la raison l'autorité et les opinions
des docteurs, en dégageant la foi chrétienne de tous les orne-
ments parasites, de toutes les frivoles et dangereuses illusions
dont l'avaient surchargée des siècles d'ignorance et l'intérêt
clérical, voilà ce que voulait Érasme dans ces quelques
pages qu'il adressait à Léon X, si digne de le comprendre
et si peu disposé à prêter l'oreille aux clameurs des sco-
las tiques et des moines ameutés contre le grand humaniste
des Pays-Bas {^). II avait préparé son édition du Nouveau
Testament sur un texte grec, d'une rare valeur, apporté
de Rome au xiv* siècle, par Raoul de Rîvo f), qui avait
étudié le grec dans cette ville sous Siméon de Constan-
tinople, évêque de Thèbes f).
Les écrits d'Érasme sont des éclairs dans une nuit profonde.
Ses adages et ses notes sur les auteurs grecs et latins sont
des modèles d'érudition et d'élégance (^.
Mais sa simplicité et sa raillerie de bon goût contre la
(') Encyclopédie nouvelle, t. IV, p. 22-23. — Namèche, Mémoire sur la vie et
les écrits de Jean-Louis Vives. {Mémoires couronnes de r Académie de Belgique,
t. XV, p. 8.)
(«) Né à Breda.
(') GoETHALS, Lectures relatives à Vhistoire des sciences, etc, en Belgique,
Bruxelles, 1837-38. t. III, p. 13-15.
(*) Ranke, p. 261 et 262.
S6€ ÉRASME £T LES HOMMES DE SON TEMPS.
fausse piété et contre la théologie de son temps furent Tobjet
de l'admiration universelle.
A la fois pénétrant et léger, doux et caustique, gracieux et
profond, Érasme possédait une science sans pédantisme, une
gaieté sans licence, un esprit sans affectation et,. par-dessus
tout, l'art délicat et difficile de répandre des grâces sur
les sujets les plus arides et les plus stériles. Il a des traits
tout-puissants, des charmes invincibles, un certain éclat de
beauté qui transporte les âmes, des flèches aiguës et des traits
de flamme invisibles qui percent les cœurs au vif. Son Eloge
de la Folie ^ qu'il conçut à cheval dans un voyage d'Italie en
Angleterre, est d'une ironie ravissante dans la forme, terrible
dans la réalité; c'est une satire polie, mais tranchante
comme la lame d'un acier bien affilé. La Folie, sops les traits
d'une femme portant de longues oreilles qui se terminent
par des grelots, monte en chaire et renvoie à toutes les pro-
fessions la qualification qu'on lui donne. Nourrie d'ivrognerie
et de luxure, elle s'attache particulièrement à tourner en
ridicule la dialectique des théologiens, leurs syllogismes
barbares, leur fanatisme sanguinaire; puis elle flétrit l'igno-
rance, la fatuité, les ridicules des moines, la cupidité des
prélats et les vices de la cour de Rome {^).
VÊloge de la Folie a des qualités qui rappellent Swift :
travaillée avec une délicatesse infinie, cette bagatelle char-
mante atteste à la fois une connaissance du monde, une élé-
gance de style et une étendue d'érudition bien rarement
unies. Rabelais a, sans doute, plus de portée. La pensée
amère et moqueuse de l'écrivain français s'attache à tout,
sans réserve. Érasme, plus doux et plus moral, n'est pas
moins mordant; il unit la satire impitoyable de Swift à la
brillante facétie de Voltaire.
« Si la plupart des usages de son temps, dit M. D. Nisard,
offensaient la délicatesse physique d'Éiasme, la plupart des
(«) Ranke, p. 262-263. — Nisard, p. 173. — Revue britanni^[ue^ 1836, t. I,
p. 129.
ÉLOGE DE LA FOUE. 267
institntions n'étaient pas moins ennemies de son esprit et de
son caractère. Homme de paix et d'étude, ayant rêvé toute sa
vie un monde de disputeurs et de philologues inofFensifs
exploitant en commun le double champ de la philosophie
chrétienne et de l'antiquité littéraire, il vécut au milieu d'un
monde qui peut se personnifier dans deux classes d'hommes,
l'une représentant le désordre et l'autre l'ignorance : le soldat
et le moine.
ce Le soldat, c'est le brigand armé, qui pille le pays qu'il
défend et qui dépense son butin dans les mauvais lieux;
d'ailleurs, fort tranquille sur les suites, pour peu qu'il porte
sur lui une image en plomb de sainte Barbe, ou qu'il ait fait
une prière au saint Christophe charbonné sur la toile de sa
tente ; il partage avec les collecteurs des indulgences l'argent
qu'il a volé, ou, s'il ne lui en reste rien pour acheter ces
pardons qu'on vend à la foire, avec le vin, l'huile et le blé,
il va s'agenouiller devant le prêtre, qui lui impose les mains
et le renvoie pur et sans tache, avec ces deux mots : Je
t'absous, absotvo te f ).
« Le moine, c'est un personnage sans père et sans enfant,
sans passé et sans avenir, tout entier au présent et à ses joies
matérielles, espèce de pèlerin campé en maître sur une terre
étrangère, qui s'y gorge de tous les biens que les peuples
apportent à ses pieds ; il ne peut toucher à la femme qu'en la
souillant et accomplir la loi de la nature qu'en violant la loi
de la famille et de la société; mélange d'ignorance intolé-
rante, d'astuce, de cruauté, de libertinage, de superstition,
d'oisiveté crasse, de piété stupide, dont le capuchon est plus
fort que bien des couronnes. Le moine est ennemi des livres,
parce qu'il n'y sait pas lire; ennemi de la science, parce
qu'elle tue son jargon scolastique, qui pervertit le sens des
peuples. Il est inquiet, furieux, au milieu de cette universelle
renaissance des lettres et des arts, et baisse sa lourde pau-
(*) Éloge de la Folie, p. 48-51 .
268 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
pière devant la lumière de l'anliquitë ressuscitée, comme
un oiseau de nuit devant le jour. Fort différent de ce moine
austère, grave, abîmé en Dieu, que nous représentent nos
illusions du moyen âge et notre tolérance d'indifférents,
celui que nous peint Érasme, et dont la corruption et la
saleté lui donnent des nausées, c'est ce moine violent, hai-
neux, menacé dans ses privilèges d'ignorance et de liber-
tinage, que vient de surprendre et de démasquer, au fond de
son cloître, où la prostitution s'introduit par des poternes,
cette formidable presse du xvi® siècle, qu'Érasme vient de
créer; c'est le moine pesant sur le monde du poids de ses mille
couvents, mettant sous son capuchon la lumière apportée
par le Christ, en ce temps-là personnage bien moindre que
saint Christophe, saint Benoît ou saint François, le moine,
enfin, inutile quand il est pieux et honnête, plus destructeur
que la peste et la guerre quand il est intrigant, actif et
habile ! »
Voltaire n'a fait qu'imiter Érasme, quand il définit la pro-
fession de moine « celle de n'en avoir aucune, de s'engager
par un serment inviolable à être inutile au genre humain, à
être absurde et esclave et à vivre aux dépens d'autrui f). »
« Après les théologiens, dit Érasme, viennent ceux qu'on
appelle religieux ou moines, c'est-à-dire reclus, deux expres-
sions fort impropres, car la plupart n'ont pas de religion et
on les trouve partout... Leur haute piété consiste à ne rien
savoir, pas même lire. Lorsqu'à vec leurs voix d'àne ils
braient, dans leurs églises, des psaumes qu'ils ont bien
comptés, mais qu'ils n'ont jamais compris, ils croient que
c'est une musique qui charme la divinité. Il en est qui s'enor-
gueillissent de leur crasse et de leur mendicité ; qui vont de
porte en porte, dans les auberges, sur les rivières, demander
effrontément l'aumône au grand préjudice des ^Tais pauvres.
C'est ainsi que nos prédestinés s'imaginent qu'avec leur sal^é,
(*) NiSARD, Éloge delà Folie,
(«) Dialogues, p. 63, Paris, 1827, in-8^
ÉLOGE DE LA FOLIE.
leur ignorance, leur grossièreté, leur impudence, ils sont
les images des apôtres Q... »
Érasme parodiait aussi les graves futilités de la scolas-
tique : « Par quel moyen le monde a-t-il été fait et
condamné? — Par quels canaux le péché originel s est-il
répandu sur la postérité d'Adam? — De quelle manière, dans
quelle étendue, en combien de temps le Christ a-t-il été
formé dans le sein de la Vierge? — Cette proposition est-elle
poissible : que Dieu le père hait son fils? Le Sauveur ne
pouvait-il se faire femme, diable, âne, citrouille ou caillou
aussi bien qu'il s'est fait homme? »etc. Mais Érasme n'est
jamais plus incisif que lorsqu'il flagelle la superstition, cette
corruption du sentiment religieux altéré par l'ignorance,
cette croyance aveugle qui ne se fonde sur aucun examen,
qui honore Dieu d'une manière indigne de lui, en substituant
au sentiment intérieur de minutieuses pratiques de dévotion
extérieure, en mettant la lettre morte à la place de l'esprit
vivant. Écoutons plutôt : « En voici d'autres qui sont à moi.
Ce sont les conteurs et les curieux de prodiges et de fables
merveilleuses. Ces historiettes de spectres, de loups-garous,
de revenans et de mille autres absurdités ne lassent jamais.
Plus elles sont incroyables, plus on les croit... Cela sert non
seulement à tuer le temps, mais encore à chauffer la cuisine
des prêtres et des prédicateurs. Il faut mettre dans la même
catégorie ceux qui sont dans la fausse, mais douce persua-
sion qu'ils n'ont rien à craindre de toute la journée, s'ils ont
vu par hasard une statue ou une image du gigantesque
saint Christophe; que, moyennant une prière à sainte Barbe,
ils échapperont sûrement au naufrage; que, pour devenir
bientôt riche, il ne faut que faire allumer une certaine bougie
devant l'autel de saint Érasme... Ils font de saint George leur
Hercule et leur Hippolyte... Il ne leur manque que d'adorer
son cheval f)... »
(*) Traduction Nisard, p. 50.
(«) Traduction de XÉLoge de la Fo//e,par Barett (Paris, 1789, in-12),p. 104-106.
370 ÉRASME ET LES HOMMES DE SO?I TEMPS.
a Que dire de ces imbéciles, dupes d'un pieux imposteur
qui veut s'en divertir ou leur escroquer de l'argent, qui
s'imaginent qu'il n'y a qu'à porter certaine amulette et à mar-
motter certaine oraison poui' tout obtenir, richesses, hon-
neurs, plaisirs, bonne chère, santé constante, longue vie,
saine vieillesse et, enfin, la première place dans le ciel après
Jésus-Christ... Il n'y a pas de négociant, de militaire, de
juge qui ne croie qu'en faisant une offrande d'un écu, après
en avoir volé des milliers, il lave toutes les ordures de sa
vie... N'oublions pas ici que chaque pays a son saint, et
chaque saint son culte et sa vertu. L'un guérit du mal de
dents, l'autre délivre les femmes en couche. Celui-ci fait
restituer ce qui a été volé, celui-là sauve les naufragés. Il y
a un saint pour les troupeaux; il y en a un pour une autre
chose; il y en a un pour tout... Il en est aussi qui ont plu-
sieurs vertus, par exemple la mère de Dieu, en qui le peuple
a plus de confiance qu'en son fils (^)... »
. Depuis la Renaissance, un mouvement de progrès bien
marqué s'était manifesté dans toutes les branches de la
théologie; afin de combattre avec succès des hommes qui
s'appuyaient sur la science, les docteurs catholiques sentirent
la nécessité d'étudier avec plus de soin les sources de la
théologie ; ce fut principalement Érasme qui se chargea de
les diriger dans cette étude. De là sa colère contre les casuis-
tiques religieuses qui avaient le défaut de renfermer une
foule de cas inventés à plaisir et qui probablement ne se
réaliseraient jamais, qui souvent aussi mettaient en parallèle
les devoirs sacrés de la morale avec les devoirs secondaires
ou de pure surérogation : « Les grands maîtres, les illumi-
nés, dit Érasme, décident que c'est un moindre péché
d'égorger mille hommes que de donner, le dimanche, un
point au soulier du pauvre; qu'il vaudrait mieux laisser
périr tout l'univers que de faire le plus petit mensonge. ••
t') Traduction citée, p. 106-109.
ÉLOGE DE LA FOLIE. 271
Qui jamais se serait douté, si ces grands hommes ne nous
l'eussent appris, que c'est hérésie de dire que : tu bous^ mar-
mite ou la marmite bout sont deux manières de s'exprimer
qui signifient la même chose? Ils connoissent tous les coins
et recoins de l'enfer, et ils vous en font une description topo-
graphique, comme s'ils venoient d'en sortir. Ils créent de
nouveaux mondes à leur gré. L'empyrée est leur ouvrage...
Ils ne voient que les dieux au-dessus de leur grandeur, quand
on les appelle respectueusement iws maîtres. »
Voulez-vous le portrait du pédant ? « De tous les hommes,
ce serait sans contredit la classe la plus chétive, la plus à
plaindre et la plus disgraciée des dieux, si je f) ne venais
mitiger les misères de leur triste profession par les accès
d'une agréable folie. Ce ne sont pas seulement cinq furies^
selon le proverbe grec, mais bien mille qui les poursuivent.
Toujours affamés, toujours dans la poussière de leurs écoles,
que dis-je, de leurs prisons, ou mieux encore de leurs étables,
ces pauvres sires vieillissent avant l'âge, au milieu d'un
troupeau d'enfants, assourdis par leurs cris et asphyxiés par
leurs exhalaisons. Ce qui ne les empêche pas, grâce à moi,
de s'estimer les premiers des hommes. Il fait beau les voir
s'admirer de bonne foi, lorsque d'un mot, d'un regard, ils
font trembler leurs marmots éperdus, qu'ils les déchirent à
coups de verges et de férules, et les punissent en vrais des-
potes à tort et à travers. Involontairement on pense à l'âne
revêtu de la peau du lion. Écoutez-les : leur crasse est la
suprême élégance; les senteurs de leur chenil ne sont que
musc et ambre; leur misérable esclavage, une royauté qu'ils
ne voudraient pas troquer contre celle de Phaîai'is ou de
Denys le Tyran. Leur bonheur atteint son apogée, lorsqu'ils
croient avoir trouvé un nouveau mode d'enseignement. Ce
qu'ils enseignent alors n'est qu'impertinence toute pure;
qu'importe! ils ne s'en croient pas moins supérieurs à tous
(*) Cest la Folie qui parle.
272 ÉRASME ET LES HOMMES DE SO?! TEMPS.
les Palémon et les Donat. Ce qu'il y a de plus remarquable
chez eux, c'est le talent de fasciner les mamans naïves et les
papas imbéciles, qui leur croient sur parole la science qu'ils
se donnent. En fait d'érudition, ils se contentent de peu; ils
sont amplement satisfaits s'ils rencontrent dans quelques
manuscrits vermoulus le nom de la mère d'Anchise, s'ils y
découvrent un mot étrange et inconnu au vulgaire, ou
déterrent quelque part un bout de pierre antique aussi fruste
que possible. Oh ! alors, grand Jupiter, quelle joie! quelle
superbe! que d'éloges! On dirait qu'ils ont vaincu l'Afrique
ou pris Babylone d'assaut. Mais leur véritable triomphe, c'est
quand ils peuvent saisir l'occasion de vous débiter leurs petits
vers insipides autant qu'insensés! Pour peu qu'on les admire,
ils se croient volontiers des Virgile. Rien au monde ne vaut
la comédie de deux de ces pédants se renvoyant les louanges
et les admirations et se grattant réciproquement. Mais qu'un
lapsus échappe à l'un d'eux, et que son adversaire, plus
clairvoyant, s'en aperçoive, quelle comédie alors! Quelle
lutte, quels glapissements, que d'invectives (*)! »
Vient ensuite le tour des rois : « Ces beaux messieurs ne
songent qu'à leurs plaisirs. Pour éviter toute inquiétude, ils
n'écoutent que leurs flatteurs... Figurez-vous maintenant un
homme (comme sont à peu près tous les rois) qui ignore les
lois, qui soit ennemi du bien public, vrai égoïste et esclave
des voluptés, ennemi du savoir, de la liberté et de la vérité,
sans souci pour le salut, et qui n'ait pour règles que ses fan-
taisies et son intérêt. Tel qu'il est, donnez-lui le collier de
la Toison d'or, qui est l'emblème de la réunion des vertus;
placez sur sa tête une couronne enrichie de pierreries, des-
tinée à apprendre qu'il doit avoir une âme souverainement
héroïque ; mettez-lui en main le sceptre, symbole de justice
et d'incorruptibilité ; ajoutez la pourpre, indice de l'amour
pour la patrie : s'il vient à comparer tous ces dehors avec
(<) Traduction de M. Lejal, p, 89 et 90.
I]NSTITlTION DU PRINCE CURÉTIEN. 273
lui-même, je crois qu'il craindra que quelque malin ne s'en
amuse comme d'un jeu théâtral f). »
Érasme est encore plus explicite dans son traité de Y Insti-
tution du prince chrétien. « Il y a des princes qui choisiront
avec soin ceux à qui ils donneront la charge de dresser un
beau cheval, un oiseau ou un chien. Mais ils croient qu'il
n'importe guère à qui ils commettront l'éducation de leurs
enfants, les abandonnant souvent à des précepteurs auxquels
un plébéien tant soit peu doué de cœur ne voudrait pas
confier les siens... Un bon prince excelle, à la vérité, sur les
autres hommes; mais il est de la même race. C'est un homnie
libre qui commande à des hommes libres, et non pas à des
bêtes... Si vous êtes le maître de vos sujets, il faut nécessai-
rement qu'ils soient vos esclaves. Prenez garde alors que vous
n'ayez, suivant l'ancien proverbe, autant d'ennemis que
d'esclaves... Que si la nécessité contraint le prince de lever
un impôt sur le peuple, c'est le devoir d'un bon, roi de
mettre ordre à ce que les petites gens n'en reçoivent point
d'incommodités. Car, pour ce qui est des riches, il est
quelquefois bon de les obliger à vivre frugalement f). »
Le plus amusant et le plus singulier de ces pamphlets est
Scarabeus aquilam quœrit, allusion à la fable dans laquelle
l'escarbot, pour se venger de l'aigle, détruisit ses œufs, et
qui a pour moralité que le plus puissant peut être exposé au
ressentiment du plus faible. Érasme revient à la charge
contre les rois avec encore plus de fiel et de nàordant qu'ail-
leurs. On ne trouve rien, dans le Contre un de la Boétie, de
plus violent, de plus sanglant, contre le gouvernement royal
que cette longue tirade : « Qu'un physionomiste tant soit peu
intelligent examine avec attention la tête et les traits de
l'aigle, ses yeux rapaces et méchants, cette courbure mena-
çante du bec, ces joues cruelles, ce front farouche : n'y
reconnaîtra-t-il pas aussitôt l'image d'un roi, d'un roi plein
(^) Traduction de Bavrett, p. 182-186.
{*) Institutio principis christiani (Bàle, 1518, in-4°), p. 14, 47, 56, 99 et 100.
¥14 ÉRASME ET LES HOMMES DE SO.N TEMPS.
de magnificence et de majesté? Ajoutez-y cette couleur sombre
et de funeste présage, cette voix désagréable, saisissante,
épouvantable, et ce cri menaçant qui fait trembler tous les
autres animaux. Il suffit, pour reconnaître ce type, de savoir
combien sont redoutables les menaces des princes, lors
même qu'elles sont proférées en plaisantant. A ce cri de
Taigle, le peuple entier tremble, le Sénat s'efface, la noblesse
rampe, les juges s'assouplissent, les théologiens sont muets,
les juristes approuvent, les lois et les constitutions ploient :
droit, religion, justice, humanité ne sont plus que de vains
mots. Et ainsi, lors qu'il existe tant d'oiseaux au doux
ramage, aux accents mélodieux, le cri sauvage et in-
harmonieux de l'aigle seul a plus de pouvoir que tous les
autres. »
Puis, Érasme donne tout à fait carrière à son imagination,
met en scène différents animaux et résume ainsi sa pensée :
« De tous les oiseaux, l'aigle seul a paru aux sages le vrai
type de la royauté : il n'est ni beau, ni musical, ni bon à
manger; mais il est carnassier, glouton, pillard, destructeur,
batailleur, solitaire, haï de tous, fléau de tous f ). »
Après avoir ainsi versé sa bile contre ceux qui sont repré-
sentés par l'oiseau royal, l'auteur attaque avec autant de
violence que de mépris ceux qui les entourent.
C'est merveille de voir l'accord unanime des penseurs de
tous les temps contre ces existences parasites et malfaisantes
connues sous le nom de courtisans. Ils ne pouvaient échapper
à la censure d'Érasme. « Et les courtisans, qu'en dirons-nous?
Que ce sont, en général, les hommes les plus rampants, les
plus serviles, les plus bêtes et les plus abjects et en même
temps les plus superbes... Ils sont charmés d*eux-mêmes,
pourvu qu'ils puissent dire : te roi notre maître, lui faire un
compliment bien tourné,... être bien fardés et adroits flat-
teurs... Leur faste me fait quelquefois soulever le cœur.
(•) Hallam, Histoire de la littérature de VEierope pendwU le XT*, xvi« et
XVII* siècle, Paris, 1839, t. I, p. 287-289.
l'escarbot. 273
J'éprouve cet effet lorsque je vois une de leurs nymphes se
croire une divinité,.-, et tous s'enorgueillir en proportion du
poids de la chaîne qu'ils portent au cou f ). » '
Le népotisme et une dissolution de mœurs inouïe avaient
envahi la cour de Rome, mêlée à toutes les guerres que les
rivalités des souverains avaient déchaînées sur l'Italie.
Ërasme se montre inexorable pour les papes. « S'ils s'avi-
soient de se conformer à Jésus-Christ,... de prendre pour
règles sa pauvreté, ses travaux, sa doctrine, sa croix, son
détachement du monde,... ne seroient-ils pas les plus mal-
heureux de tous les hommes? Qui voudroit payer cette
dignité au poids de l'or ? Qui voudroit la conserver par le fer
et le poison? Si la sagesse... que dis-je? si un grain de ce
sel dont parle le Sauveur les reveilloit, à quel dépouillement
ne seroient-ils pas réduits? Tant de richesses, d'honneurs, de
triomphes, de bénéfices, de places dont on dispose ; tant de
revenus, d'indulgences, de chevaux, de mulets, de gardes, de
délices... eh bien ! Il faudroit renoncer à tout celapour
se vouer aux veilles, aux jeûnes, aux larmes, à l'étude, à
la pénitence et à mille exercices pénibles. Et puis, que
deviendroient tant d'écrivains, de copistes, de notaires,
d'avocats, de promoteurs, de secrétaires, d'écuyers, de
banquiei*s, d'amis Bonneau... j'ai failli dire un mot plus
gaillard f)...
a II y auroit de l'inhumanité, ce seroit une horreur, un
sacrilège, de ramener au bâton et à la besace les princes sou-
verains de l'Église, ces vraies lumières du monde. Pour le
travail du ministère, ils s'en déchargent sur saint Pierre et
sur saint Paul, qui ont du temps de reste, et ils ne s'en
réservent que l'éclat et les plaisirs... Aussi n'y a-t-il pas
d'homtmes sur la terre qui mènent une vie plus délicieuse,
plus exempte de souci. Ils croient faire assez pour Jésus-
Christ lorsque leur sainteté, leur béatitude étale l'appareil
(») Traduction citée, p. 186 et 187.
(«) i&irf., p. 192 et 193.
276 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
pontifical et presque théâtral pour faire quelques cérémonies
ou lancer des anathèmes... Surtout quand il s'agit de les lan-
cer sur les impies qui entreprennent d'écorner et de rogner
le patrimoine de saint Pierre. Cet apôtre, qui a dit à son
maître : Nous avons tout quitté pour vous suivre, a aujourd'hui
de vastes domaines, des villes, des tributs, des douanes, un
empire. Lorsque ses successeurs, dévorés du zèle de la mai-
son de Dieu, s'arment du fer et du feu pour conserver tout
cela, ils croient défendre en apôtres l'épouse de Jésus-Christ
et la venger de ses ennemis. Comme si elle en avoit de plus
pernicieux que des pontifes impies dont le silence laisse ou-
blier le Sauveur, dont les lois intéressées l'enchaînent, qui
couronnent sa doctrine par des interprétations forcées, qui
le crucifient une seconde fois par leur vie scandaleuse (^). »
« Les nations n'échappent pas plus que les individus à la
folie commune ; chaque peuple se proclame le premier de la
terre : les Anglais allèguent leur beauté, leur goût pour la
musique, la magnificence de leurs festins ; les Français leur
courtoisie, et les Parisiens se disent les théologiens les plus
adroits du monde. Que répond l'Italie ? Je tiens le sceptre de
l'éloquence, et tandis que l'Europe entière est encore plongée
dans la barbarie, je suis la reine de la civilisation. Les Juifs
et les Turcs se donnent pour les vrais croyants ; les Espagnols
ont le monopole du courage ; les Allemands se prévalent de
leur taille robuste et sont fiers d'être des pédants. Les
Hollandais et les Brabançons trouvent seuls grâce devant la
folie et reçoivent d'elle le prix de sagesse, les premiers parce
qu'ils ne s'offensent pas d'une épithète populaire qui les traite
d'insensés, les seconds parce qu'ils deviennent plus fous à
mesure qu'ils vieillissent et qu'ainsi la triste aiTÎère-saison,
qui abat le courage des autres hommes, n'altère pas leur
gaieté f). »
(t) Traduction citée, p. 191-197.
(*) RoTTiER, La vie et les travaux d* Erasme, mém, couronnés de VAcad, Collec-
tion in-8«, t. VI, 1885, p. 85 et 86.
ÉRASME JUGE SOCItVTE ET PLATON. 277
Sous une forme légère et gracieuse, Érasme a su apprécier
quelques hommes et quelques faits de l'antiquité avec la
sagacité de la critique moderne. Avant le prodigieux Groote,
il a signalé fort ingénieusement le côté faible de la philoso-
phie de Socrate et de Platon (^).
On a entendu de nos jours un prêtre du Christ s'ériger tout
à coup en foudre de guerre et faire retentir, en pleine paix,
les voûtes de Notre-Dame de Paris des accents les plus belli-
queux. Au \\f siècle, il aurait sans doute été du nombre de
ceux qu'Érasme a châtiés en ces termes : « L'Église chrétienne
a été fondée dans le sang, cimentée par le sang et agrandie
par le sang ; ils s'en autorisent pour tirer le glaive pour elle,
comme si le Christ n'était plus là pour protéger les siens. Et
cependant ils devraient savoir que la guerre est une chose si
cruelle, qu'elle était digne tout au plus des bétes féroces; si
insensée, que les poètes la donnent pour une inspiration des
Furies; si mauvaise, qu'elle entraîne après elle la perturbation
des mœurs ; si injuste, que les plus grands brigands la prati-
quent le mieux; si impie, qu'elle est entièrement contraire au
Christ. Les papes savent tout cela, mais ils n'en font pas moins
la guerre. Vous voyez des vieillards décrépits retrouver l'ar-
deur de la jeunesse, prodiguer leurs trésors, braver la fatigue
et ne reculer devant rien, pour se donner le plaisir de ren-
verser à leur aise les lois, la religion, la paix et toutes les
choses humaines. Et il se trouve de savants panégyristes
pour décqrer cette frénésie patente des beaux noms de zèle,
de piété, de courage, et pour prouver qu'on peut tirer l'épée
et en percer les entrailles de son frère sans se départir de
cette charité parfaite dont tout chrétien doit user envers son
prochain f). »
VÊloge de laFoliCj qui, du temps même de son auteur, eut
vingt-sept éditions et qni a été traduit dans toutes les lan-
gues de l'Europe, a contribué plus que tout autre livre à
(') Éloffe de la Folie, traduction de M. Lejal, p. 42-47.
*) Traduction citée, p. 122.
18
278 ÉRASME ET LES nOMXES DE SO?i TEMPS.
fortifier le xrf siècle dans ses tendances anticléricales. Natu-
rellementy il attira sur Ërasme les haines irréconciliables
des moines et surtout des théologiens de Louvain ; mais les
papes Adrien VI et Clément VII imposèrent silence aux récri-
minations des uns et des autres et le frère de Charles-Quint^
Farchiduc Ferdinand d'Atitriche^ donna son approbation aux
idées émises dans XÊU>ge de la Folie et dans XlnstitiUion du
prince chrétien. Toutefois, comme Ërasme le dit lui-même, le
pape etTempereur ne pouyaient pas le préserver de cette ver-
mine f). Ferdinand lui écrivit entre autres, le 12 octobre 1524,
(c qu'il n'y a personne avec qui il s'entretienne plus volontiers
qu'avec lui, qu'on ne trouve point d'hérésies dans ses ouvrages
et qu'on n'y apprend point à favoriser le schisme et les anté*
christs; qu'on n'y voit point non plus de ces flagorneries que
ses calomniateurs ont Timpudence de lui reprocher; qu'il
ne respire que cette douceur et cette modération si dignes
de ceux qui ont été élevés à l'école de Jésus-Christ ; qu'il y
reprend les princes, les évéques et les souverains pontifes ;
qu'il leur apprend à vivre d'une manière digne du christia-
nisme dont ils font profession; mais qu'il le fait d'une façon
qui n'offense personne et dont on n'a pas lieu de se plaindre ;
qu'il n'y a que des hérétiques, des apostats et d'impies déser-
teurs de la foi qui puissent le calomnier; mais qu'il doit s'en
consoler, puisque cela lui est commun avec les pères de l'Église
les plus saints ; qu'une grande récompense l'attend dans le
ciel ; que quand il aura achevé sa carrière, il recevra, comme
saint Paul, qu'il a tant aimé, la couronne de justice f). »
Il y avait environ septante-deux ans que le pape Martin V
avait consenti à l'établissement de l'université de Louvain,
lorsque Éiasme y vint pour la première fois (1502). W n'y
(«) Erastni opéra, t. III, f. 826 B; 827 D; 931 C; 1093 E; 1191 A; 1428 G.
Conf. 463 B; 484 A; 721 C; 765D. E; 814 A; 812 0; 821 E. — Recuéiil de
quelques pièces pour servir à la continuation des fastes académiques de VunivenUé
de Louvain, (Lille, 1783, in-4®.) — JoUtin, Life of Erasmus, London, 1758-60,
t. I, p. 417.
(*) Marsollier, Apologie ou justification d'Erasme, Paris, 1713, p. 22-26.
ÉRASME A l'u.XIVERSITÉ DE LOUVAliX. 279
apportait pas encore le titre de doclor buUaius, qu'il reçut plus
tard à Turin. Il fut créé docteur en 1503 et immatriculé à
Louvain le 51 août 1516. Il fit différents séjours dans cette
vilje et y étudia la théologie sous Adrien Floriszoon, depuis
le pape Adrien VI; il y donna même des leçons de littérature,
mais sans être membre du corps académique, quoique le
magistrat de Louvain lui eût ouvert une chaire (^). Ces leçons
valurent à l'Université 3,000 étudiants de plus f). Charles-
Quint encourageait fortement l'étude du droit et favorisait
ainsi l'essor des grands jurisconsultes du temps,, qui introdui-
saient dans l'enseignement la méthode historique. L'Université
de Louvain eut plus de 2,000 étudiants en droit. En hono-
rant le professorat, en récompensant les talents de ceux qui
en étaient chargés, en donnant accès dans ses conseils aux
hommes qui avaient marqué par leurs travaux intellectuels,
il rendit le savoir indispensable à quiconque prétendait aux
grandes dignités de l'Ëtat. La noblesse ne craignit plus de
déroger en s'instruisant ; ce fut alors qu'on vit les familles
patriciennes de nos anciennes communes s'empresser d'en-
voyer dans la lice de l'école ceux de leurs enfants qu'elles
destinaient à perpétuer utilement l'éclat de leur nom jusque
dans les fonctions de nos magistratures municipales, d'où ils
se disposaient à aspirer ensuite aux plus hautes fonc-
tions f).
Ami d'Ërasme, versé dans les langues grecque et latine,
orateur et poète, Busleyden (^ nous représente cette partie
considérable de la noblesse belge qui, au milieu des hautes
positions civiles et religieuses ou des loisirs de l'opulence, se
(*) Db Rbipfbnbbrg, Mémoires de l* Académie de Belgique^ t. VII, p. 1, 2,
7 et 8.
(*) J. VoiGT» d&ns Ristorisches Taschenbuch ooji Raumer, Leipzig» t. II,
p. 265.
(3) Spinnael, Trésor national, t. II, p. 281. — Hbnne, Histoire du règne de
Charles-Quint, t. V, p. 64 et 145.
(*) Le manuscrit 15676 de la Bibliothèque de Bourgogne renferme Hieronymi
Buslidii Carmina, Epistolœ et Orationes,
ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
coinplaisait dans l'étude des sciences et des arts. II était origi-
naire du Luxembourg et appartenait à une famille comblée
des faveurs des princes qui avaient gouverné les Pays-Bas. Il
naquit à Arlon, vers 1470, de Gilles Busleyden, conseiller
d'État et trésorier sous Philippe le Bon et Charles le Témé-
raire (^).
La famille de Busleyden, ou de Bauschleyden, por-
tait, depuis trois siècles environ, ce nom emprunté à une
localité du Luxembourg, à proximité de Bastogne et à
environ huit milles de la ville de Luxembourg. Elle y avait,
d'ancienne date, exercé des droits seigneuriaux.
Gilles avait eu quatre fils : Gilles, François, Jérôme et
Valérien. Gilles, vicomte de Grimberghe et conseiller de la
chambre des comptes du Brabant, sérieusement mêlé aux
affaires du temps, se montra fidèle aux généreuses traditions
de sa famille. François fut précepteur de Philippe le Beau et
archevêque de Besançon. Valérien est peu connu et mourut
avant Jérôme, le plus célèbre de tous. Encore à la fleur de
l'àge, celui-ci occupa (8 février 1503) un siège au conseil
souverain de Malines et cumula les fonctions de conseiller
et de maître des requêtes. L'empereur Maxiinilien P' le
chargea d'importantes missions diplomatiques auprès de
Jules II, François P' et Henri VIII. A Malines, sa maison était
un musée qui excita l'admiration du chancelier d'Angleterre,
Thomas Morus, habitué cependant aux splendides collections
des grands de son paysf).
L'université de Louvain, dit Badoai*o (% ambassadeur
vénitien à la cour de Bruxelles, de 1355 à 1557, était plus
célèbre par les 5,000 étudiants qui y étaient réunis que par
son organisation ou par l'éclat qu'elle jetait sur les lettres.
(*j Nêve, Le collège des Trots-langues ^ dans les Mémoires couronnés de V Aca-
démie de Belgique, t. XXVIH, p. 38.
(*) Appelée Bonlaide en français; Bauschleiden ou Bauscbleyden en allemand.
(5) Reifpenberg, Archives philologiques, t. V, p. 100 et 101.
(*) Relations des ambassadeurs vénitiens, publiées par Gachard [Mém. de VAcad.,
t. XXVII), p. 84.
LES BUSLEYDEN ET LE COLLÈGE DES TROIS-LANGLES. 28i
Mais qu'aurait dit ce diplomate s'il avait connu cet établis-
sement avant les efforts d'Érasme pour l'améliorer, alors
qu'on y applaudissait à tout rompre la latinité barbare (^) de
Menneken Virulus ou Viruli (*), fondateur de la pédagogie du
Lis et, en 1447 et 1465, recteur de l'Université, dont la prose
rappelait les vers de maître Anselme, pour l'intelligence
desquels il fallait avoir recours à la Perle des Perles [Gemma
gemmartim), au Calliolicon, au Bracliiloquium, au Mammœtraetiis ?
Qu'aurait-il dit avantla création du collège des Trois-Langues,
due à Jérôme Busleyden et au philosophe de Rotterdam f)?
Jérôme Busleyden se vit bientôt en possession de dignités
ecclésiastiques dont quelques-unes comportaient des bénéfices
considérables. Pourvu de bonne heure d'un canonicat à
l'église métroplitaine de Malines, il devint successivement
chanoine de Sainte- Waudru à Mons etde Saint-Lambert à Liège,
trésorier de Saint-Gudule à Bruxelles, archidiacre de Notre-
Dame de Cambrai, prévôt de l'église de Saint-Pierre à Aire.
Cette immense fortune, Jérôme la consacra à l'acquisition
de collections scientifiques et à l'encouragement des bonnes
études. Ce zèle et ce goût littéraire lui survécurent ; car, avant
de mourir (27 juin 1517), il avait richement pourvu par un
testament à la dotation d'un enseignement des trois langues
savantes, latine, grecque, hébraïque, lequel devait être institué
à Louvain. Et, en effet, grâce aux soins de Gilles Busleyden
et d'Érasme, le célèbre collège des Trois-Langues fut établi
dans cette ville, en face du Marché aux Poissons f). Le
18 octobre 1520, les professeurs furent mis en possession du
local; mais les cours étaient ouverts depuis le 1*"" septem-
bre 1518 dans le couvent des Augustins.
Gilles Busleyden avait pour ami Jean Second, qui a chanté
(') On peut en juger par ses lettres imprimées en 1498,
(*) Né vers 1413 à Cassel, mort en 1493.
{^) Nève, Le collège des Trois-Langues , etc.
(*) Dans une maison qui avait une issue sur la place des Augustins et une autre
dans la rue des Ecriniei*s.
ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
cette liaison dans une ode et qui était à la fois sculpteur,
peintre et poète.
Cest une chose remarquable que l'amour des beaux-arts
dans ce siècle était la passion des honmies bien nés. La
théologie même et Tétude des lois ne paraissaient point
alors incompatibles avec la culture des lettres, et les plus
célèbres jurisconsultes, comme les plus savants théologiens,
se délassaient de leurs fastidieuses occupations dans le
commerce des muses (^).
Quelques biographes ont voulu rapporter à Érasme Thon-
neur d'avoir érigé le collège des Trois-Langues ; mais le spiri-
tuel humaniste n'a que le mérite d'avoir pressé les plus actifs
d'entre les membres de l'Université de remplir les volontés
de Jérôme Busleyden et d'avoir ainsi puissamment contribué
à élever ce temple aux muses (*).
Le nouveau collège eut à lutter contre de nombreuses
difficultés : il y eut d'abord des démonstratioifô hostiles aux
professeurs. On ne se contenta pas de les noircir auprès de
leurs confrères et de leurs amis ; on intimida les jeunes
gens qui fréquentaient leurs cours et recherchaient leur
société. Des étudiants de la faculté des arts de l'uni-
versité, excités par leurs maîtres ou par leu* mépris naturel
pour les belles-lettres, prenaient plaisir à crier partout :
Nos non loquimur lalinum de foro piscium, sed loqmmur
latinum matris nostrœ facuUatis f), cri de l'ignorance baii)are
et jalouse. Les flèches des adversaires du collège étaient
spécialement dirigées contre Érasme parce que c'était lui qui,
par son zèle et son dévouement, avait contribué le plus à soh
établissement. C'était contre lui, comme contre les langues
savantes, un concert de déclamations et d'invectives, organisé
avec un admirable accord par les ennemis de la Renaissance.
(ï) toi que mon cœur préftre / — A tout ce que fat (Tamis, etc. Tra^inction libre
de LoRAUx, p. 78.
C) NftVB, Analectes pour servir à Vhistoire de Loiœain, n® TX, p. 17- IB.
(») MoLANUS, t. I, p. 588.
ÂDTERSÀIRES IW COLLÈGE DES TROlS-LANCtES 283
Ërasme eut recours à une de ses fictions les plus ingénieuses
pour signaler les motifs de cette guerre : quand il consulta,
ditril, les astrologues à ce sujet, ils lui répondirent que tout
le mal provenait die l'éclipsé de l'année précédente. Cette
éclipse eut lieu sous le signe du Bélier. Or, le Bélier exerce
son influence sur le cerveau; ajoutez à cela que Mercure a
été perverti par le voisinage de Saturne, et les personnes
soumises à Mercure, comme le sont les docteurs de Lourain,
se montrent précisément les moins accommodantes... La
déesse Acte semble avoir mis le désordre dans l'Université,
c'est une véritable conspiration contre les belles-lettres (^).
Ces plaisanteries et les satires où il les représenta plus atta-
chés à la dignité de leur robe qu'à la gloire du Christ,
aigrirent profondément ces hommes; ils le poursuivirent
avec un impitoyable acharnement, n'épargnant ni sa cendre,
ni sa mémoire. « Ses écrits les plus innocents furent taxés
d'hérésie et, en 1522, la faculté de théologie chargea Jean
Heutennius, de Nalînnes, de dresser un état de tous les
passages qui lui sembleraient mériter une censure. Heuten-
nius apporta à ce travail tout le zèle d^un inquisiteur et tout
le pédantisme d'un théolc^ien. Ce recueil des prétendues
turpitudes et obscénités d'Érasme, n'ayant pas été examiné
par le concile de Trente, servit de fondement au fameux
index expurgatoire du duc d'Albe. Ce fut le même Heuten-
nius qui, chargé de revoir le manuscrit de la dernière édi-
tion de l'histoire de Flandre, <ie Meyer, y supprima entre
aratres l'éloge d'Érasme, que la postérité y a rétabli. Cet
emportement se perpétua dans l'université de Louvain, qui,
à la fin du xvm* siècle, approuvait encore les calomnies
dont la faculté de théologie avait usé contre le spirituel
publiciste f). »
Quant aux machinations dirigées contre le collège des Trois-
(*) Nève, Mémoire cité, p. 61-65.
{^) De Reifpenberg, Notices et extraits des manuscrits de la BibUothêque de
Bourgogne y cités par M. Henné, Histoire de Charles- Quint, t. V, p. 35.
284 ÉRASME ET LES HOMMES DE S0?( TEMPS.
Langues, Érasme y opposa la protection dont le pape et les
cardinaux couvraient à Rome une institution semblable, ou
bien il rapprochait les libéralités de la cour de France pour
une foule de savants, de l'opposition que même les princes de
rUniversité ne rougissaient pas de faire à l'enseignement gra-
tuit des langues savantes, à peine établi. Il se plaisait à dire
que Léon X et Henri VIII devraient être taxés de démence, si
la sagesse et la raison étaient du côté des ennemis fougueux
des lettres qui ne reculaient devant aucune énormité; il
convenait, toutefois, que le nombre de ceux qui dirigeaient
cette conspiration se réduisait à trois ou à quatre coryphées
profondément stupides. Ce qui l'indisposait contre le corps
même de l'Université, c'était l'autorité despotique à laquelle
il semblait prétendre, alors que la célébrité plus grande que
cette école devait uniquement aux belles-lettres datait d'un
si petit nombre d'années. Les saines études, malgi'é tout,
gagneraient de jour en jour et prévaudraient bientôt en
dépit de quelques détracteurs acharnés. Voilà ce que prédit
. Érasme (^).
Sa vigilance fut extrême toutes les fois qu'il eut à soutenir
les vrais intérêts des études et à pourvoir aux besoins du
collège de Busleyden. Sans y occuper aucune fonction, il se
faisait le défenseur officieux de cette institution, par recon-
naissance pour un de ses protecteurs f). Ce qu'on incrimi-
nait surtout dans le nouveau collège, c'était l'esprit qui prési-
dait il l'enseignement de la grammaire et surtout l'application
qu'on en faisait aux textes de l'Écriture et des Pères. A vrai
dire, et quoiqu'il ne s'agît que delà lecture des anciens auteurs
faite en concurrence avec celle des écrivains chrétiens, la
question des classiques païens, comme on l'a dit de nos jours,
comptait fort peu dans tout ce vacarme. Les déclamations
publiques, les digressions polémiques faites dans les leçons
des facultés, les insinuations et les entretiens privés rou-
(«) Nève, p. 65^6.
(*) Gilles Busleyden.
SUCCÈS DU COLLÈGE DES TROIS-LANGUES. 285
laient sur le péril que Tétude des langues anciennes faisait
courir à la foi chrétienne ou plutôt à la vieille théologie et
à ses méthodes surannées. C'en était assez pour que le
collège fût compris dans la proscription qui devait atteindre
toutes les nouvelles écoles de grammaire et de belles-lettres,
et une conjuration permanente menaça pendant une vingtaine
d'années l'existence même d'un établissement que la plupart
des autres États de l'Europe enviaient à la Belgique* Peut-
être le petit nombre des humanistes et des professeurs de
langue aurait-il succombé sous la masse des assaillants, si
un personnage éminent — le pape Adrien VI — n'avait
fait entendre sa voix en faveur des lettres (^).
Ce qui avait porté Jérôme Busleyden a créer le collège des
Trois-Langues, c'était le vif éclat que leur culture avait jeté
en Italie, en France et ailleurs, et sa conviction intime que
bientôt leur étude allait dominer dans les écoles les plus
célèbres de l'Europe. Il avait voulu préserver la Belgique
d'une regrettable indifférence pour ces mêmes lettres qu'il
croyait destinées à servir d'ornement et de bouclier à la
société chrétienne tout entière. Le nouvel institut avait
répondu parfaitement à cette attente. Les leçons de grec et
de latin étaient fréquentées par un nombre considérable de
jeunes gens de toutes les classes de la société. Aux gentils-
hommes, aux enfants de la noblesse, on enseignait de préfé-
rence les principes de l'art oratoire, puis on les initiait dans
les secrets des grands écrivains de l'antiquité. Aux huma-
nistes, aux maîtres es arts, aux futurs docteurs, on réservait
plus spécialement la science philologique, les règles de la
critique et les travaux de l'érudition. Aussi vit-on sortir de
cette école célèbre des personnages de la haute aristocratie,
des hommes d'État et de guerre, des magistrats, des théolo-
giens et des savants dont les mérites sont connus. Le vœu
le plus cher d'Érasme était accompli : désormais, on pouvait
(«) Nève, p. 66-72.
286 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
trouver, dans les rangs de la noblesse et des families patri-
ciennes, des hommes instruits, des conseillers d'une grande
prudence, des ambassadeurs éloquents et habiles. La cour se
peupla de grands qui avaient une autre noblesse qae celle de
leurs armoiries. Le duc d'Arschot, les princes d'Orange «t
d'Epinoy, les comtes de Lalaing, de Mansfeld et de Berlay-
mont ; des magistrats lettrés, tels que Viglius, Hoppers, Peck,
furent des élèves du collège buslidien, pendant que les tra-
Taux de ses professeurs obtenaient un grand retentissement
en Allemagne et surtout en France f ). C'est à cet établisse-
ment que revient aussi la gloire d'avoir servi de mod^
au Collège de France, fondé par François I*', en 1529, après
le traité de Cambrai, conclu entre ce prince et Charles-Quint.
Mais qu'aurait dit Ërasme s'il avait pu voir son magnifique
collège de Louvain un siècle et demi après sa fondation?
Depuis la mort de Juste-Lipse, et si Ton en excepte l'ensei-
gnement de son successeur Erycius Puteanus, ce qu'on
nomme les belles-lettres, c'est-à-dire ce qui a rapport an
goût, à la raison, à la dignité humaine, n'y avait presque
plus de partisans instruits et dévoués. Ce fut bien pis à la fin
du xvni* siècle : la littérature grecque et latine n'y était que
très faiblement cultivée. Celui qui, dans ce temps, y ensei-
gnait la langue d'Homère, avouait lui-même qu'il ne la com-
prenait pas et que toutes ses connaissances se bomai^it anx
premiers principes de la grammaire. Il en était de même du
professeur d'hébreu. En outre, la grande leçon qui avait
pour objet la pureté et l'élégance de la langue latine iês
se donnait plus. On y avait substitué l'explication du caté-
chisme, qu'on avait décorée du titre pompeux de leçon d*élo-
quence chrétienne f).
(1) Nève, p. 46, 324-345.
C) De Reiffenberg, Archives philologiques, t II, p. 123 et 124. — NfeVE. p. 346
et 8uiv. — Voj deux doeuments curieux relatife à la &cuité de philosophie, dont
Tun concerne la répulsion de cette acuité pour le système de Copernic et dont
l'autre se rapporte à sa décadence sous Marie-Thérèse. {Archives de t université de
Louvain, aux archives du royaume,)
LE COLLÈGE BE FRAN€E. 287
François I"* avait voulu confier l'organisation de son
collée à Érasme ; mais le philosophe refusa : il désirait,
avant toute chose, garder son indépendance, et il savait que
son franc-parler ne convenait pas plus aux intrigues des
cours qu'au jeu des partis (^).
Dans quelques lettres qui devaient rester secrètes, Érasme
s'est expliqué à cœur ouvert sur d'autres motifs de son refus :
il ne trouvait pas qu'il y eût assez de fond à faire sur les
espérances que François I" lui donnait. Il savait que c'était
s'exposer à la haine de beaucoup de théologiens que de con-
courir à rétabliss.ement d'un collège où l'on enseignerait le
grec et l'hébreu. Il n'avait pas oublié tout ce qu'il avait eu à
souffrir à l'occasion de rétablissement du collège des Trois-
Langues àLouvain. Il appréhendait les querelles théologiques
dont toute l'Europe était agitée par les hardiesses de Luther.
L'élection de Charles-Quint comme empereur d'Allemagne
fut pour lui un dernier motif de refus. A cause de la rivalité
qui existait entre ce prince et le roi de France, il disait :
a Ceux qui me veulent du mal ne manqueraient pas de me
reprocher de m'être retiré chez un ennemi de l'empe-
reur (^. »
Par caractère et par conviction, Érasme croyait à la récon-
ciliation des partis religieux qui divisaient l'Europe. « Dans
mon opinion, dit-il, il y a une chose qui peut réconcilier
beaucoup de personnes avec l'Église romaine; ce moyen est
de ne pas décider aussi dogmatiquement tant de points de
pure spéculation ni d'en faire des ailicles de foi. Il faut, au
contraire, se contenter d'obtenir un assentiment aux doctrines
manifestement renfermées dans TÉcriture sainte et néces-
saires à notre salut. Ces doctrines sont au nombre de cinq,
(*) n était linffuœ liberioris non nunquamplus quant sot est. — Voy. Le Clerc,
Bibliothèque choisie, t. V, p. 185, et Hess, Leben des Erasmus, t. I, p. 182, 183,
190 et 191. — NuUuSy dit-il du reste lui-même, nuUus est mortalium qui libentius
abstinet ab auke amimercto quant Era^mus,
(«) DEBiimieirr, Yied;Émtme, 1. 1, p. 247, 246, 251 et 252.
288 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
et il est plus facile de convaincre les hommes de cinq que
d'un grand nombre. Maintenant, au contraire, nous faisons
d'un article six cents autres, dont quelques-uns sont tels que
l'on ne peut ni en douter ni penser rien en dehors, sans mettre
en péril son ame et sa religion. Mais telle est la nature de
l'homme que tout ce qu'il a une fois dogmatiquement décidé,
il veut qu'on le suive avec obstination. Or, la philosophie
chrétienne ou la théologie peut être fort bien réduite à ceci :
que nous devons placer toute notre confiance dans un Dieu tout-
puissant, qui nous donne gracieusement toutes choses par son
fils Jésus-Christ; que nous sommes rachetés par la mort de ce
fils de Dieu, au corps duquel nous sommes unis par le bap-
tême; qu'en mourant aux convoitises de ce monde, il nous
est donné de vivre conformément à ses préceptes et à son
exemple, non seulement en ne faisant tort à personne, mais
encore en faisant du bien à tous; que si l'adversité nous
accable, nous nous y soumettrons patiemment, dans l'espoir
d'une future récompense, à la venue du Seigneur; que nous
nous efforcerons à progresser tous les jours dans la vertu,
sans nous attribuer rien à nous-mêmes, mais en rapportant
tout à Dieu. Ces choses-là doivent être imprimées et incul-
quées dans les esprits jusqu'à ce que de bonnes habitudes se
soient formées dans les cœurs. S'il y avait des personnes à
l'esprit spéculatif qui éprouvassent le besoin de faire des
recherches plus profondes sur la nature divine de Jésus-Christ
ou sur les sacrements, dans le dessein de perfectionner leur
intelligence et d'élever leur esprit et leur cœur au-dessus des
choses terrestres, on devrait le leur permettre, à condition,
toutefois, que leurs frères en Christ ne fussent point forcés
de croire tout ce que tel ou tel docteur penserait devoir être
cru... II faut surtout fuir les arguties théologiques... Il
faut, enfin, que les rois et principalement le pape s'abstien-
nent de toute espèce de tyrannie (^). »
(*) Erasmi oper., t. III, fol. 522. Jortin penso (t I, p. 199 et 200) que si
ses opinions avaient été embrassées franchement et pratiquées avec prudence par
ÉRASME PLAIDE LA CONCILIATION RELIGIEUSE. 289
Dans une remarquable lettre à Jean de Carondelet, arche-
vêque de Païenne et chef du conseil privé, Érasme s'ex-
plique tout aussi catégoriquement (^) ; il y insiste sur la néces-
sité de faire prédominer la morale chrétienne sur le dogme,
d'éviter les discussions vaines et néanmoins dangereuses de
la théologie, et il montre par l'exemple de saint Ililaire com-
bien l'Église avait été anciennement indulgente, puisque
beaucoup d'opinions de ce Père étaient maintenant décriées
comme des hérésies.
Le caractère conciliant d'Érasme s'était particulièrement
manifesté dans sa correspondance avec son compatriote et
ancien professeur le pape Adrien VI. Il lui avait offert,
aussitôt après son exaltation (9 janvier 1522), de lui commu-
niquer, par des lettres secrètes, un moyen qu'il croyait
capable de rétablir pour longtemps la tranquillité de l'Église.
Ses amis même n'étaient pas trop persuadés que le pape
accueillerait les avances qu'il venait de lui faire. Ses ennemis
s'étaient efforcés d'indisposer le saint-père contre lui, en le
représentant comme un homme qui n'avait aucun zèle pour
la religion catholique et qui favorisait indirectement, par ses
écrits, les erreurs nouvelles, source de tant de troubles
dans l'Église. Aussi furent-ils bouleversés lorsque les brefs
qu'Adrien lui adressa furent rendus publics. Le premier fut
du 1^' décembre 1522; le pape déclare qu'il a reçu les
lettres d'Érasme avec le plus grand plaisir; qu'il les a relues
plus d'une fois, parce qu'elles venaient d'un homme dont il a
toujours estimé la science et à cause du respect qu'il y témoi-
gnait pour la religion et pour sa personne. Il ne dissimule
pas qu'on a cherché à le prévenir contre lui et à rendre
l'Eglise, il ny aurait peut-être eu qu'une seule religion dans notre Occident (Then
in the toestern toot'ld there might perhaps hâve been only cnie religion ^ called
Christianiiy y and the dénominations of papists and protestants looidd not hâve
existed),
(*) Cette lettre se trouve en tète de son édition de Saint-Hilaire (Bâle 1523) et
dans ses lettres, livre XXVIII, lettre 8. — Cf. Gieseler, Lehrbuch der Kirchen-
geschichte, t. III, 2, 1, p. 450.
290 ÉRASM£ ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
Érasme suspect de luthéranisme ; mais il n'ajoutait pas faci-
lement foi aux délations contre les gens doctes et vertueux,
qui sont d'autant plus sujets aux traits de Fenyie que leur
doctrine est plus éminente. Dans un autre bref du 25 janvier
1525, Adrien parait accepter avec empressement le conseil
secret dont Érasme lui a parlé. Ce dernier se hâta d'expédier
son projet à Rome {^). Il s'y appliquait d'abord à faire ressortir
les difficultés de la situation où Luther avait placé l'Église :
c< Ce novateur avait déjà beaucoup de partisans en dehors de
l'Allemagne ; la haine que l'on portait au nom pontifical se
propageait tous les jours davantage; les adhérents de Luther
étaient des hommes d'une incroyable fermeté et, en partie,
des tètes intelligentes; les théologiens avaient commis de
grandes fautes ; la cause de Luther enrichissait beaucoup de
monde. Par la force, il n'y a rien à faire ; il faut que l'on
procède avec plus de douceur et de prudence, il faut surtout
que l'on n'ait en vue que l'intérêt de l'Église ; que les théolo-
giens cessent de ne défendre que leur autorité, les moines de.
ne tenir qu'à leurs biens, les princes, qu'à leurs droits. Pour
remédier au mal, on doit remonter à son origine, promettre
une amnistie complète à ceux qui ont fait défection, arrêter
les progrès de l'hérésie par l'autorité, remédier à la licence
de la presse, annoncer au monde la destruction des abus dont
il se plaint non sans raison. Tout maintenant respire la
liberté ; c'est elle donc qu'il importe de comprendre, à laquelle
il faut venir en aide, sans nuire à la religion; il faut en outre
chercher à protéger le pouvoir légitime des princes et avoir
en même temps égard à la liberté du peuple. Pour savoir ce
qu'il est nécessaire de changer ou d'abolir, on pourrait avoir
recours à une assemblée d'hommes considérés, doux, conci-
liants, aimés et impartiaux (*). «Adrien laissa ces conseils sans
réponse ; ce qui fit croire à leur auteur qu'ils n'avaient pas
été goûtés, et lorsqu'il mourut (14 septembre 1525), le pape
{*) De Burignt, t. I, p. 396-401.
(«) Lettre 649<> de la grande édition de I^yde, in-folio, 1703.
ÉRASME SOCTEnU PAR AI>RIE?( VI. 2&1
était moins favorable à Ërasme que lorsqu'il parvint au pon*
tîûcat f )• Mais, le 12 juillet 1525, Albert Pighius, camérier
secret de Clément VII, écrivit aux professeurs de la faculté
de théologie de Louvain pour les exhorter à modérer leur
zèle contre un homme de la valeur d'Ërasme et à ne plus le
décrier comme hérétique, lui qui venait de se déclarer ouver-
tement contre Luther. Il les prévenait qu'il avait dû faire les
plus grands efforts pour empêcher le pape de leur adresser
un bref infligeant un blâme formel à leur intolérance et qui
aurait fait grand bruit dans le monde. C'est pourquoi il priait
ceux d'entre ces docteurs qui avaient manqué d'égards à
Ërasme de lui donner satisfaction le plus tôt possible f).
Cette lettre, écrite par un tel homme, était d'un grand
poids dans la balance pour Ërasme. Pighius f) avait étudié à
Louvain et à Cologne; profondément versé dans les mathé-
matiques et dans les matières de théologie et d'antiquités, il
avait signalé son zèle pour le catholicisme par plusieurs
ouvrages contre Luther, Mélanchton, Bucer et Calvin. La
réputation qu'il s'était acquise à Cologne s'était répandue
jusqu'à Rome, où le pape Adrien VI l'avait fait venir vers l'an
1522. Clément VU et Paul III, successeurs de ce pontife, le
chargèrent de différentes missions, à Worms et à Ratis-
bonne (^.
Classique comme Ërasme , Pighius ne se laissait pas
effrayer par les hardiesses du philosophe qui, dans la pré-
face de son édition des œuvres de saint Jérôme, disait : « Je
ne méprise pas la piété simple du vulgaire ; mais je ne peux
pas n'être point surpris du mauvais jugement de la multi-
(>) De Burigny, p. 408.
(') Recueil de quelques pièces pour sei^ir à la cœitiniuUicni des fastes académiques
d€ runiversité de Loiwain, p. 48-51.
(') Né à Kampen, petite ville de l'Over-Yssel, vers 1490 ; il mourut à Utrecht
en 1542.
(*) Biographie universelle, art. Alb, Pighius, — Ceux qui connaissent la
langue flamande ne liront pas sans intérêt une lettre de Pighius à Jean Van Raste,
négociant (26 décembre 1574). {Collection des manuscrits des archives du royaume,)
•rT^r
292 ÉUASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
tude. Nous baisons les souliers des saints et leurs mouchoirs
morveux, et nous négligeons leurs œuvres, qui sont leurs plus
saintes et leurs plus efficaces reliques. Nous enfermons les
chemises ou les tuniques des saints dans des cassettes
embellies de perles et de pierres précieuses ; mais pour leurs
livres, qu'ils ont travaillés avec soin et où ce qu'ils avaient de
mieux est encore plein de vie pour nous nous les abandon-
nons aux punaises et aux rats, qui les rongent impuné-
ment (^). »
(«) Era^mi opej^a, t. V, p. 217 et 218.
— — <-*<J^^U>> '
CHAPITRE VII.
ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS, (Suite.)
Après YÉloge de la Folie, peu d'ouvrages eurent plus d'in-
fluence et une influence plus féconde que les Colloques. Marot
en traduisit un^ la Sorbonne les censura tous et l'inquisition
d'Espagne les condamna au feu ; ce qui les fit rechercher avec
plus d'ardeur (^).
Je donnerai d'abord un extrait de celui où Érasme se
moque ouvertement de l'inquisition. Les interlocuteurs sont
Aulus et Barbatius.
« Aulus. — Saluta libenter : faites-vous un plaisir de saluer.
C'est une vieille chanson qu'on apprend aux enfants dans le
royaume du pédantisme ; mais quand j'y pense, je ne sais si
je dois vous dire bonjour... Car vous sentez le soufre, la
foudre de Jupiter.
« Barbatius. — Tous les tonnerres ne sont pas de Jupiter :
il est certaines foudres brutes, dont l'origine est différente de
celle que les devins lui attribuent. Car je crois que vous
voulez parler de l'anathème et de l'excommunication.
« Aulus. — Votre conjecture est fort juste.
« Barbatius. — Il est vrai qu'un horrible tonnerre est tombé
sur moi ; mais il ne m'a point fait de mal ; je n'ai même pas
senti le coup de foudre... je mange bien, je digère, je dors
bien; enfin, je fais toutes mes fonctions machinalement
(*) Ranke, p. 263. — NiSARD, p. 174. — De Reiffenberg.
19
294 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
animales. En faut-il davantage pour que, loin d'être écrasé,
je me porte à merveille?
ce Aldus. — Ordinairement un malade insensible à soa
mal est plus en péril que s'il le sentait. D'ailleurs, ces foudres
brutes, comme vous les appelez, frappent les monts et les
mers, dit Pline le Naturaliste.
« Barbatius. — Il est vrai ; ces foudres frappent; mais leurs
coups sont sans effe^, Il y a aussi un éclair qui part du verre
ou d'un vase d'airain.
« ^iuliis. — Cette sorte d'éclair ne laisse pourtant pas de
causer de la frayeur.
« Barbatius. — D'accord, mais ce n'est qu'aux enfants. Il n'y
a que Dieu qui ait une foudre dont l'àme puisse être blessée.
« Aulus. — Mais que direz-vous, que ferez- vous, que devien-
drez-vous si Dieu est dans son vicaire, et si c'est lui-même
qui frappe, qui lance la foudre par le bras de son lieutenant
généralissime et de son vice-Dieu?
« Barbatius. — Plût au ciel que cela fût ainsi !
« Aldus. — Cependant, quantité de gens s'étonnent que
depuis si longtemps vous ne soyez pas encore plus noir que
le plus noir charbon.
(c Barbatius. — Supposons que je sois tel. Si vous aimez la
morale de l'Évangile, ce serait cela même qui devrait vous
engager davantage de souhaiter le salut à une pauvre âme
malheureusement perdue.
« Aulus. — A le lui souhaiter, bon, mais non pas à le lui
donner.
« Barbatius. — Pourquoi cela?
« Aulus. — Afin que le foudroyé, ayant honte de son dam-
nable état, rentre en soi-même, se repente et fasse toutes les
cérémonies nécessaires, toutes les manœuvres requises pour
se défoudroyer.
a Barbatius. — Si Dieu avait usé de la même précaution à
notre égard, c'en était fait des hommes, et le diable serait
devenu le maître et le possesseur de tout le genre humain.
LES COLLOQUES d'ÉRASME. 293
Quelle population c'eût été pour l'enfer! Où Satan aurait-il
placé tout ce monde-là (^)? »
Dans le dialogue intitulé C Inquisition^ on trouve exprimée,
en termes fort nets, cette assertion que la foi au symbole des
apôtres « auquel beaucoup de gens à Rome ne croient pas »
suffit pour être chrétien et que, contre un homme qui a celte
foi, l'anathème pontifical est une foudre vaine, alors même
que cet homme mangerait plus d'un poisson le vendredi f).
Dans le Convivium religiosum, Érasme se laisse emporter loin
par son enthousiasme pour l'antiquité : « Peut-on appeler
profane, s'écrie-t-il, ce qui est vertueux et moral? Sans doute,
nous devons aux livres saints la première place dans notre
vénération ; cependant, quand je rencontre dans les anciens,
fussent-ils païens et poètes, tant de chastes, de saintes, de
divines pensées, je ne puis m'empécher de croire que leur
âme, au moment où ils écrivaient, était inspirée par un souffle
de Dieu, Qui sait si l'esprit du Christ ne se répand pas plus
loin que nous ne l'imaginons f). »
Toutes les pensées des Colloques, simples livres de classe,
se sont insinuées dans les masses bourgeoises et populaires.
Plus de 20,000 exemplaires en furent vendus dans quelques
semaines. La presse à bon marché des temps modernes n'a
rien accompli de mieux. Le style de ces livres est sans préten-
tion : c'était au peuple que s'adressait Érasme; sous la
forme des dialogues les plus familiers, il offrait à toutes les
écoles, à toutes les universités, à la bourgeoisie entière, une
véritable encyclopédie. Les moines mendiants étaient surtout
en butte aux attaques ; le catholique Érasme, persuadé qu'il
fallait à tout prix sauver la barque de saint Pierre, croyait
que c'était son devoir de jeter ce lourd et incommode bagage
par-dessus bord. Un dominicain, plus habile que tous ses
(*) Les colloques d'Érasme, nouvelle traduction, par Gueudeville, t. V, p. 3-5.
(Leyde, 1720.)
(«) Revue britannique, 1860, 1. 1, p. 361.
(') Apud Demogbot, Histoire de là littérature française, p. 262.
296 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
confrères, fit une édition furtive et mutilée de ces spirituels
dialogues. Aux épigrammes du philosophe contre les moines,
il substitua l'éloge de ces mêmes moines; dans une préface
signée du nom d'Érasme lui-même, le faussaire poussa l'au-
dace jusqu'à livrer à la réprobation publique les éditions des
véritables Colloques. « Fraude pieuse! dit Érasme à ce sujet.
En faveur de l'intention, je la pardonne volontiei's à son
auteur. En plaçant ses colloques à côté des miens, il a voulu
me faire subir le supplice de Mézence(*). «Jamais le philosophe
n'eut autant à souffrir qu'au sujet de la publication de ce
livre. Les moines ne pouvaient être que doublement irrités
contre l'auteur, qui, non content de les avoir ridiculisés
aux yeux des adultes, les rendait encore absurdes aux yeux
des enfants. Voilà pourquoi les Colloques furent proscrits à
Paris et à Cologne. A Louvain, Érasme fut forcé de les justi-
iîer dans un écrit apologétique adressé aux théologiens de
cette ville, qui le rudoyaient aussi sur sa traduction du
Nouveau Testament et sur la position qu'il avait prise d'abord
vis-à-vis de Luther. Le vieux monde et la vieille science
ne voulaient pas céder la place : moines et théologiens
lancèrent contre Érasme l'accusation qui a tué Socrate,
l'accusation perfide de corrupteur de la jeunesse f).
Dans son Apologie, Érasme fit remarquer, entre autres
choses, que l'on devrait bien considérer les personnages qu'il
mettait en scène; car, comme les lois du dialogue veulent que
tous parlent, non pas selon les sentiments de l'auteur, mais
conformément à leur caractère, il n'y avait rien de plus injuste
de lui imputer ce qu'il fait dire à ses personnages. Autre-
ment, il faudrait croire qu'on est Turc lorsqu'on fait parler
et agir un Turc selon ses principes et selon ses
Après la mort d'Érasme, les Colloques furent
(•) Reçue britannique f p. 131.
(*) Gaudin, Leben des Erasmus, p. 63 et 64. — Chauffour-Kestner, Études sur
les réformateurs du xvi« siècle, t. I, p. 14.
(3) Bayle, t. III, fol. 387.
f5ur
LES COLLOQUES. 297
la censure des cardinaux et défendus dans toute l'Europe*
Cette proscription échauffa la bile la plus noire de Luther :
« Ah! s'écria-t-il, qu'Érasme ne vit-il encore! Comme il vous
répondrait, coquins que vous êtes! Comme il vous payerait
de la même monnaie! Comme il vous prouverait de quelle
manière vous vous êtes corrigés, vous et les vôtres (^) ! »
Au surplus, Érasme aurait pu se consoler! Malgré leur
orthodoxie et leur prudence , les immortels auteurs de
Y Histoire littéraire de la France, les savants bénédictins de
Saint-Maur, ne furent pas plus épargnés que lui par les
impitoyables ciseaux de la censure (\ Mais Érasme n'avait
pas seulement à défendre ses propres écrits, il avait encore
à se prémunir contre ceux que la charité de ses adversaires
se plaisait à lui attribuer. Ainsi, il se vit forcé de rejeter la
responsabilité d'un libelle f), publié en 1516, écrit avec une
raillerie atroce et dirigé contre le pape Jules II.
On ferait, du reste, un catalogue fort curieux de toutes les
injures et de toutes les calomnies qui ont été prodiguées à
Érasme. On avait été jusqu'à dire que l'attente seule du car-
dinalat l'avait retenu dans le giron de l'Église. Cette anec-
dote vaut celle où Condorcet raconte que le chapeau fut
promis à Voltaire s'il voulait traduire les psaumes en vers
pour M"* de Pompadour, qui s'imaginait faire un grand coup
de politique en donnant dans la dévotion. Érasme et Voltaire
cardinaux! le trait eût été plaisant (^.
Ce fut en 1500 qu'Érasme, passant à Paris, y publia son petit
recueil d'Adages et de proverbes anciens. Chacun s'empressa
(^) Luther, cité par Moiners.
(') La Bibliothèque royale de Bruxelles possède un exemplaire de cette liistoire,
lequel a appai'tenu à Paul Foucher, prêtre de TOratoire, membre de l'Académie des
inscriptions et auteur de plusieurs ouvrages et mémoires sur les religions anciennes.
Dans l'intérieur du septième volume sont insérées deux pages manuscrites contenant
deux passages supprimés par la censure ; ils renferment, énergiquement rendu, le
".sentiment des Bénédictins sur la constitution do l'Eglise et sur la théologie sco-
fjastique. (Ch. Ruelens, Le bibliophile belge, 3" année, n^ 3, p. 252 et 253.)
(^) Il se trouve dans Pasquillorum tomiduo, p. 123 etsuiv.
' (*) De Reipfenberg, Archives historiques, t. II, p. 63-65.
ÉRASME ET LES HOMMES DE SO?i TEMPS.
d'acheter et de porter en poche cette petite sagesse pratique,
cette prudence populaire de Fantiquité. D'éditions en édi-
tions, toujours augmentées, à Venise, à Baie, le livre devint
un gros in-folio en fins caractères. Aide en fit l'édition com-
plète en 1508 et Froben, à Baie, le réimprima six fois. Un
jour, Érasme étant, en Italie, sur le passage du pape, le pon-
tife et ses cardinaux vinrent saluer l'illustre compilateur des
Adages. Nulle publication ne fut jamais l'objet d'un tel
enthousiasme. C'était, en réalité, un grand secours offert à
tous, même aux plus petits; c'était un immense répertoire,
un véritable dictionnaire de la conversation. Qu'on se figure,
réuni, condensé dans un livre, tout ce que l'antiquité a pro-
duit d'axiomes, de théorèmes, de saillies, de sentences et de
proverbes (^).
Un savant contemporain, ami d'Érasme et de Rabelais,
disait de ce livre : « C'est le magasin de Minerve; tout le
monde y a recours comme aux feuilles de la Sibylle. »
Holbein, le grand peintre de Bàle, peignit Érasme en cos-
tume de triomphateur, passant couronné de lauriers sous un
arc romain, et comme entraînant le monde par cette via sacra
de l'antiquité f).
L'effet, en réalité, était légitime et vraiment grand en deux
sens. On vit que la majeure partie de ces proverbes antiques
n'en était pas moins moderne; que l'antiquité n'était pas un
illisible grimoire de quelques savants en us; qu'elle était, au
contraire, l'urbanité et la grâce mêmes. La cour, aussi bien
que la ville, reconnut que Platon, Xénophon, etc., étaient de
parfaits gentilshommes, pleins d'aménité et d'esprit. C'est
qu'Érasme avait lu et étudié les anciens écrivains, non pour
corriger un upsilon ou pour altérer la forme du digantma, mais
pour y retrouver les secrets oubliés de la sagesse d'autrefois.
Et quelle entreprise gigantesque que ce travail accompagné
(') MiCHELET, La Renaissance j Paris, 1855-56, p. 203. — Reçue britannique^
1. 1, p. 12-124 (année 1836).
(*) MiCHBLET, p. 204.
LES ADAGES.
de commentaires, d'anecdotes, de notes curieuses, vrai trésor
où sont venus puiser les savants de tous les pays et de toutes
les nuances, professeurs, gens d'esprit, journalistes, écri-
vains, potygraphes f ) !
Mais le grand sujet de prédilection de la verve satirique
d'Érasme, c'était toujours la théologie scolastique de son
temps.
« A quoi sert de disputer : dans combien de sens il faut
prendre le mot de péché ; si c'est une simple spoliation de
l'âme ou une tache qui y soit inhérente; de vrais théologiens
devraient s'efforcer de faire en sorte que tous les hommes
haïssent ou fuient le mal. On se querelle depuis des siècles
pour savoir si la grâce avec laquelle Dieu nous aime et nous
attire à lui, et celle avec laquelle nous Taimons de retour,
est la même. Travaillons à nous rendre dignes de l'amour et
de la grâce de Dieu pai' des prières pures, une vie innocente
et des actions vertueuses. On se démène sans fin ni trêve
pour préciser ce qui distingue le Père du Fils et l'un et l'autre
du Saint-Esprit : si c'est une substance ou une contingence,
ou bien comment trois, dont aucun n'est comme l'autre, peu-
vent faire un même être. Combien il serait préférable
d'adorer en toute humilité cette trinité dont il nous est
défendu, à nous faibles mortels, de scruter la majesté, et
d'imiter, autant qu'il est en nous, par notre concorde, son
ineffable harmonie, afin qu'un jour nous soyons reçus dans
sa communauté! Nous nous creusons et recreusons sur la
possibilité de l'action du feu corporel de l'enfer sur les âmes
incorporelles des damnés. Ne serait-il pas beaucoup plus
raisonnable d'employer toutes nos forces pour empêcher que
ce feu trouve en nous quelque chose qui doive être con-
sumé? Ces recherches et ces discussions seraient encore
supportables si elles se faisaient sans irritation et unique-
ment pour nous distraire. Au contraire, on passe toute sa vie
dans de telles questions; on les défend ou on les attaque
(*} MiCHELET, ibtd., et Revue hritannigue, L l.
300 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
avec des clameui's violentes, avec des injures et des coups de
poing. Quelles autres questions ne soulève-t-on pas sur le
baptême, leucharistie, la pénitence, questions que l'on ne
peut connaître sans dommage, et que Ton ne peut ni
prouver ni réfuter. Il serait plus grand et plus sérieux de
nous exhorter les uns les autres à répondre, par une conduite
irréprochable, au sacrement du baptême, et de nous présenter
dignement à la sainte cène, afin que, dans notre vie, il y eût
peu de chose à corriger par la pénitence. Que dirai-je des
questions, non seulement inutiles, mais encore impies, sur la
puissance de Dieu ou sur celle du pape : si Dieu a pu pro-
duire quelque chose de réellement infini; si, de toute éter-
nité, il a pu faire le monde meilleur qu'il n'est; s'il peut faire
un homme incapable de pécher; s'il peut révéler à quelqu'un
ses péchés et sa damnation future ; an possit respectum produ-
ceresine fundamenio et tei^mino ; s'il pourrait faire qu'une chose
qui est arrivée n'ait pas eu lieu et changer en pucelle une
courtisane ; si les trois personnes de Dieu peuvent chacune
prendre une forme corporelle ; si la phrase : « Dieu est un
escarbot ou une courge » est aussi possible que celle-ci :
« Dieu est homme »; si Dieu a revêtu l'homme individu ou
bien le genre humain ; si dans l'intelligence de Dieu il y a
des idées de toutes choses et si elles sont spéculatives ou pra-
tiques; s'il y a trois personnes en Dieu, et si ce nombre
appartient à la substance ou au rapport ; si Dieu engendre le
Fils et le Saint-Esprit, par rapport à la raison ou à la volonté;
si naturellement ou volontairement; si, dans l'essence de
Dieu, il y a le principe de génération du Fils et s'il y a une
limite dans la procréation paternelle; si Dieu engendre
Dieu ; si le Père procrée le Saint-Esprit avant le Fils ; si le
Saint-Esprit, en procédant du Père et du Fils, a un ou deux
principes ; si l'on peut imaginer que Dieu le Père hait Dieu
le Fils ; si l'âme de Jésus-Christ a pu être trompée, ou si elle
peut tromper ou mentir elle-même (')..•
(*) Erasmus, An>io<. ad Nov. Test,, I, Timoth,
LES ADAGES. 301
a On discute beaucoup plus de la puissance du pape que
de celle de Dieu ; on demande : s'il peut abolir ce que les
apôtres ont enseigné dans les Écritures ; s'il a un pouvoir plus
grand ou aussi grand que celui de Pierre ; s'il peut com-
mander aux anges ou supprimer tout le purgatoire ; s'il est
simplement homme ou pour ainsi dire Dieu ; s'il participe
des deux natures du Christ, etc. (*).
ce Pour Dieu! cherchons sincèrement le Christ; ne deman-
dons pas s'il a été de toute éternité ou si l'on peut dire qu'il
est : Compositus ex utraque natura, an conflare, an conflaiiis,
an cammixtus, an œngluiinatus, an coagmentatus, an ferrumi-
nattis, an copulatns, an constare f).
« Et de dire que toutes ces sornettes, on les regarde
comme les colonnes fondamentales de la religion, sans réflé-
chir qu'il y a beaucoup de choses qui, par leur obscurité,
nous fatiguent et nous empêchent de méditer sur des choses
plus importantes. La philosophie de Pythagore et de Platon,
les livres d'Heraclite n'étaient pas aussi obscurs que les
écrits des théologiens qui font étalage de leur soi-disant pro-
fondeur; et quand même ces hommes professeraient des
vérités, ils les enveloppent dans des mots si obscurs et si
rebutants qu'il ne vaut pas la peine de les dégager de leurs
laides enveloppes. De ce genre sont leurs élucubrations
de quatuor insiantibus naturœ; personas in divinis esse in se
vivicem per circumcessionem ; — circumcessio est subsistenlis in
subsistenti realitei* dislincto mutua prœstentialitatis assisteïitia
in eadem essentia f)... »
Érasme ne laisse échapper aucune occasion de relever le
ridicule de cette scolastique.
En 1518, Léon X avait résolu d'entraîner toute l'Europe
dans une croisade contre les Turcs, qui menaçaient d'envahir
l'Italie. Ce projet ne réussit point; mais les légats du pape
(») Erasmus, l, l.
(*) Id., ibid,
(») ID., ibid.
308 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
auprès des principales cours lui rendirent, à d'autres égards,
des services signalés et le trésor pontifical se remplit des con-
tributions qu'ils levèrent sur le clergé et sur les peuples (*).
Ërasme avait pris la parole dans ces circonstances belli-
queuses et s'était exprimé en ces termes : « On dit que nous
faisons des préparatifs de guerre contre les Turcs. Si, comme
je le suppose, nous en devenons maîtres, nous ferons des
tentatives pour les convertir au christianisme. Mettrons-nous
alors entre leurs mains Ockam, Durand, Scot, Gabriel et
Alvarus? Mais que penseront-ils de nous quand ils enten-
dront parler de nos subtilités, aussi épineuses qu'embrouil-
lées, sur les instances, les formalités, les quiddités et les
relations; quand ils verront les chicanes de nos profes-
seurs, si petits par l'intelligence, s'acharnant jusqu'à ce
qu'ils deviennent pales de colère, se crachant à la figure, en
venant même aux coups; quand ils contempleront ces luttes
des Jacobins pour leur Thomas et des Minorités pour leurs
très raffinés et très séraphiques docteurs, et les Nominalistes
et les Réalistes défendant leur propre jargon et attaquant celui
de leurs adversaires? Que penseront-ils quand ils trouveront
que c'est chose si difficile de savoir de quelles expressions il
faut se servir quand il s'agit de parler de Jésus-Christ?... Que
ressentiront-ils, je vous le demande, quand ils seront con-
vaincus que nos mœurs ne valent pas mieux que notre théo-
logie; quand ils observeront notre tyrannie, notre ambition,
notre avarice, notre rapacité, nos convoitises, nos débau-
ches, nos cruautés, nos oppressions? De quel front leur
recommanderons-nous la doctrine de notre Sauveur, si dia-
métralement opposée à notre conduite?... »
L'auteur ne tarit jamais.
Érasme se plaignait de ce qu'en s'efTorçant ainsi de donner
des conseils aux deux partis, catholique et protestant, il était
décrié par l'un et par l'autre; il accusait ces pécores de
(*) RoscoE, Vie et pontificat de Léon X, Pans, 1808, t. fïl, p. 394,
IDÉES d'Érasme en théologie. 303
théologiens et de moines de le détester plus [qu'ils ne détes-
taient Luther lui-même (^).
En revanche, il était singulièrement apprécié dans les
réunions particulières de lettrés et d'érudits qui se tenaient
ordinairement dans les boutiques des libraires. C'était dans
ces cercles qu'on s'occupait avec le plus de zèle de l'avance-
ment des lettres, et qu'on s'encourageait mutuellement par
une critique polie et bienveillante f).
Il y avait loin de ces groupes savants aux réunions de doc-
teurs où, d'après Érasme, les bouteilles et les verres tenaient
trop déplace. C'est pour les ridiculiser que, parmi l'immense
quantité de satires et de pamphlets publiés à l'époque de la
Réformation, parurent le Monopolium philosoplwrum et le
Conciliabulum theologistanim, Érasme avait donné la première
idée d'un bureau d'esprit du temps dans le colloque intitulé :
l'Assemblée des gens de lettres [Synodus grammaticorum) f).
Un de ses principes, en matière de théologie, était qu'on
devait s'abstenir de définitions trop minutieuses, se contenter
de l'enseignement des saintes Écritures, éviter toutes les
distinctions artificielles et subtiles ; en un mot, imiter l'an-
cienne Église catholique, qui s'était fait remarquer par la
plus grande simplicité dans tous les symboles, notamment
dans celui des apôtres. S'il avait dépendu de lui d'introduire
dans un pays ou dans une société quelconque une doctrine
religieuse d'après ses idées, ses articles de foi en auraient
été peu nombreux et d'une intelligence facile (^).
Dans sa conviction, il fallait tout attendre de la propa-
gande pacifique des doctrines du catholicisme, épurées et
rajeunies par la renaissance des lettres sacrées et profanes»
Le public, et non pas un homme, le public, éclairé à la longue
par ce double flambeau, finirait par exiger lui-même l'abo-
(*) Erasm., Ep., lib. XX, ép. 53, apudRoscoE, t. IV, p. 212.
(•) Db Reiffenberg, Archives phiL, t. II, p. 224.
(») Id., ibid,
{*) Hbnke, Das Leben der Erasmus, von Burig^xy, t. I, p. xxili et xxnr.
304 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
lition des abus et le redressement des griefs; et, au lieu
d'une révolution, amènerait des réformes salutaires et du-
rables, qui reconstitueraient Tédifice de l'Église sur des bases
nouvelles, sur des bases dignes du progrès des lumières et de
la haute mission du christianisme. Il est vrai que ce but ne
fut pas atteint selon les vœux d'Érasme; mais il est vrai aussi
que l'influence du philosophe sur la destruction des abus fut
immense, particulièrement aux Pays-Bas.
C'est à lui qu'on doit attribuer l'attitude relativement intel-
ligente de Charles-Quint, de Ferdinand I*' et de nos hommes
d'État à l'égard du protestantisme en Allemagne. En se mon-
trant toujoui*s réformateur de la doctrine, jamais de la hié-
rarchie, il fut, du commencement à la fin, conséquent avec
lui-même, et, sous ce rapport, disciple fidèle de l'école de
Deventer. Il n'a jamais voulu jouer un autre rôle : rien de
plus, rien de moins, n'a-t-il cessé de dire aux catholiques
comme aux protestants.
On doit encore lui faire honneur de l'esprit de tolérance
qui, en dépit des édits sanguinaires de Charles-Quint, régnait
dans les classes lettrées de la Belgique et servait de contre-
poids à d'excessives rigueurs (^).
Une des publications les plus curieuses d'Érasme fut son
Manuel du soldat chrétien (Enchiridion militis christiam)^ dirigé
contre l'ignorance, l'avarice et la corruption du clergé,
contre les pratiques superstitieuses et les préjugés séculaires
du catholicisme. Ce petit livre montre le christianisme dans
toute la dignité et la beauté qui lui sont propres. Le courage
avec lequel l'auteur se prononçait contre le faux zèle en
matière de religion explique le nombre d'adversaires qu'il
s'attira. Mais les hommes raisonnables, qui préféraient un
christianisme pratique aux superstitions et à l'incrédulité
(') Sur la tolérance d'Erasme, voy. sa correspondance : ép. 477, f. 515;
ép. 619, f. 745; ép. 796, f. 912, éd. de Lejde, et B. Glasius, Yerhoixdeling (mer
Erasmus als Nederlandsche KerhJiercormer, àansVerhandelingen van het Haagsche
Genootschap, t. X, 2, p. 135 et suiv.
L ENCUIRIDION. âOâ
de leur siècle , louaient et remerciaient le grand écri-
vain. Budé n'en parlait qu'avec la plus profonde estime, et
Adrien VI, alors encore professeur à Louvain, partageait ce
sentiment. Cela n'empêcha pas les moines et les fanatiques
de le décrier comme une œuvre irréligieuse, et la Sorbonne
de le condamner, ainsi que ceux qui voudraient l'acheter
ou le vendre f^).
« Dégageant la foi chrétienne de tous les ornements para-
sites, de toutes les frivoles et dangereuses additions dont
l'avaient surchargée le laps du temps et l'intérêt clérical, il
l'offrit aux regards dans sa vérité première f). » Le Christ,
dit-il, rien que le Christ, voilà ce qui doit être le but constant
de tous nos efforts et de toutes nos études; le Christ, c'est-à-
dire la charité, la simplicité, la patience, la pureté f).
VEnchiridion était un de ses premiers ouvrages ; il l'avait
commencé vers la fin du xv* siècle, sur les conseils d'une
femme très pieuse, qui, ayant grandement à se plaindre de
son mari , espérait le convertir par l'influence de ce livre.
L'intention d'Érasme était de remédier à l'erreur trop accré-
ditée que la religion résidait dans les cérémonies et les
observations prises à la lettre ; ce qui était cause que la vraie
piété était négligée (^. Cet ouvrage est dédié à un ami qui
n'est pas nommé, mais qui vivait à la cour. La dédicace
est un tableau saisissant de l'état déplorable où se trouvaient
alors les doctrines et les mœurs des chrétiens et de leurs
chefs f).
Dans le livre même, Érasme traite de folie le sentiment de
ceux qui s'imaginent que la souveraine piété consiste à réciter
un grand nombre de psaumes que souvent on n'entend point,
il veut qu'on cherche surtout à en pénétrer l'esprit. Il y fait,
(*) Hess, Erasmus von Ttotterdam, p. 73-78.
(*) Reçue britannique, l, c, p. 123.
(») Erasmi 0pp., t. V, f. 23.
(4) De Burigny, t. I, p. 288 et 289.
Q) Les plus anciennes éditions étaient précédées d'une dédicace à Paul Volsius ;
elle forme le n° 329 des lettres d'Erasme dans la grande édition de Leyde, 1703.
306 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
sur les dévotions superstitieuses du peuple, une de ces charges
à fond qui nous rappellent les plus violentes de VÊloge de la
Folie. « L'un, dit-il, va faire tous les jours ses prières à saint
Christophe et se met à genoux devant sa figure, dans la per-
suasion que ce jour-là il ne lui arrivera aucun accident mor-
tel; un autre va prier saint Roch, parce qu'il croit qu'il l'em-
pêcliera d'avoir la peste; celui-ci jeûne en l'honneur de sainte
Apolline, pour n'avoir pas mal aux dents; celui-là va voir
un tableau de Job, parce qu'il espère ainsi éviter la gale;
quelques-uns destinent une partie de leur gain aux pauvres,
afin que les marchandises qu'ils ont sur des vaisseaux ne
périssent point par un naufrage; il y en a qui allument un
cierge à saint Hiéron à l'effet de retrouver ce qu'ils ont perdu;
enfin, suivant nos craintes et nos désirs, nous donnons de
l'occupation aux saints : saint Paul est chargé de faire en
France ce que saint Hiéron fait chez nous; et ce que saint
Jacques ou saint Jean peuvent dans un pays, ils n'ont pas le
pouvoir de le faire dans un autre. Ces sortes de dévotion, qui
ne se rapportent point à Jésus-Christ, ne sont pas fort éloi-
gnées de la superstition des païens, qui offraient la dixième
partie de leurs biens à Hercule pour s'enrichir, ou qui sacri-
fiaient un coq à Esculape pour recouvrer la santé, ou qui
immolaient un taureau à Neptune pour avoir une navigation
heureuse (^). »
Cette attaque fit beaucoup d'ennemis à l'auteur. Ceux qui
trouvaient leur intérêt dans ces démonstrations supersti-
tieuses le regardaient comme un ennemi déclaré de la reli-
gion catholique ; et ce qui nuisit beaucoup à Ërasme dans
l'esprit des catholiques, ce fut que, peu de temps après,
Luther répéta les mêmes choses, en les accompagnant de
doctrines hétérodoxes.
Le Manuel n'en eut pas moins un immense succès lorsqu'il
parut f). Le savant Adrien Barland, professeur à l'université
(>) De Buriont, p. 292 et 293.
(*) La première édition parât en 1518, à Louvain.
l'e?îchiridion. 307
de Louvain et un des promoteurs les plus actifs de la Renais-
sance en Belgique, disait que c'était un livre d'or. Et en effet,
à l'exception des attaques contre les abus du catholicisme, il
renferme des leçons du christianisme le plus pur. Barland
citait un célèbre prédicateur d'Anvers qui, dans une assem-
blée de gens de grande distinction, avait soutenu que cette
publication ne contenait pas une page qui ne fournit le sujet
d'un bon sermon. L'évêque de Baie l'estimait tant qu'il le
portait toujours avec lui. Pierre Mosellan, célèbre professeur
de l'université de Leipzig, faisait lire à ses élèves le Manuel
d'Ërasme avec le traité de Doctrina christiana de saint Augus-
tin et d'autres ouvrages des Pères. Mais Ignace de Loyola
en défendit la lecture aux membres de sa société, et Saint-
Cyran, dont les sentiments étaient si opposés à ceux des
jésuites, le jugeait avec la même sévérité (^).
Cependant la célébrité du Manuel fut si grande qu'on le
traduisit dans les principales langues de l'Europe, en fran-
çais, en allemand, en espagnol, en italien. Ces traductions
valurent à l'auteur un redoublement de colère de la part des
moines et des théologiens, surtout en Espagne, où néanmoins
il trouva un apologiste dans Louis Coronelli. Trois ans après
la mort d'Ërasme, la Sorbonne, de tout temps mal disposée
pour lui, décida, le dernier de janvier 1559, qu'il fallait sup-
primer le Manuel comme pernicieux à la religion catholique.
L'arrêt fut exécuté au parvis de Notre-Dame, au son de la
grosse cloche. 11 est vrai que cette condamnation ne tomba
que sur la traduction, qui était fort différente de l'origi-
nal f).
On censurait dans ce livre, d'une manière toute spéciale,
deux propositions : l'une, par laquelle Érasme parait faire
consister les supplices de l'enfer dans les seules peines spiri-
tuelles, l'autre où il déclai^e que le monachisme n'est pas une
piété.
{*) De Burigny, p. 299-302.
(•) lD.,p. 306.
308 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
L'année même où parut la première édition du Manuel du
soldat chrétien, Érasme reçut à Louvain la visite d'un savant
professeur d'éloquence à l'université d'Erfurt, du célèbre
Eoban Hesse, qui, à l'âge de dix-sept ans, avait laissé entre-
voir le grand talent qui devait le placer au premier rang
des poètes latins de son siècle. Tout le monde alors aspirait
à faire la connaissance de l'illustre philosophe de Rotterdam ;
une lettre de sa main équivalait à un diplôme de docteur;
le voir et l'entendre personnellement était un honneur brigué
par des princes.
Hesse voulait, lui aussi, partager cet honneur, et ni la lon-
gueur des distances, ni les frais d'un tel voyage ne purent le
détourner de ce désir. A peine fut-il arrivé à Louvain que,
de l'auberge où il était descendu, il adressa au grand
homme une épître en vers pour lui exprimer les sentiments
de vénération qu'il éprouvait. Érasme le reçut assez froide-
ment, parce qu'il se trouvait dans un moment de mauvaise
humeur causée par l'état de sa santé, par un trop grand
nombre de visiteurs et par une accumulation de travaux
littéraires dont il n'aimait pas à être distrait. Et pourtant
Hesse ne regretta pas plus les fatigues de son voyage qu'il ne
modéra le respect dont il se croyait redevable au philosophe.
Après comme avant, il resta un de ses admirateurs les plus
passionnés, recommanda ses écrits et prit mênfe sa défense
en publiant une satire mordante contre un de ses adver-
saires. Érasme se hâta de lui adresser ses excuses et de
payer un juste tribut d'éloges à ses talents poétiques {^).
Sept ans avant la visite de Hesse, Érasme en avait reçu une
autre et celle-ci bien étrange : Eç ioU, deux Picards de la
Bohême se rendirent à Anvers, afin de le consulter; ils lui
remirent un exemplaire de leur théologie imprimé à Nurem-
berg, le prièrent de leur signaler les erreurs qu'il pourrait y
rencontrer et promirent de respecter ses avis, en ajoutant
(*) Lossius, H, Eoban Hesse und seine Zeilgenossen, Gotha, 1797, p. 83 et 84.
HESSE ET MOSSELAN. 309
toutefois que, s'il trouvait leurs principes conformes à ceux
du christianisme, ils lui seraient obligés s'il voulait les con-
firmer par son opinion et les protéger de son autorité. Érasme
promit de déférer à leur demande, et comme les deux envoyés
étaient des hommes considérables, il s'entretînt avec eux de
bien des choses importantes. Après une tournée dans les Pays-
Bas, ils revinrent pour avoir la réponse du philosophe; celui-ci
leur avoua qu'il n'avait pas eu le temps de lire tout le livre,
mais que ce qu'il en avait vu ne renfermait aucune erreur;
que, ne le connaissant pas encore tout entier, il ne pouvait
pas leur délivrer le témoignage qu'ils sollicitaient; que d'ail-
leurs un tel témoignage ne pourrait leur être d'aucune utilité :
ceux, en efTet, qui avaient tant entendu parler des Picards
ne changeraient pas de sentiment, tandis qu'en faisant leur
éloge, il risquerait fort de voir par cela même proscrire ses
propres livres, qui lui paraissaient rendre beaucoup de ser-
vices à la vraie religion. Il les congédia en les exhortant à
répandre un christianisme de plus en plus pur. Les envoyés
allèrent retrouver leurs compatriotes, étonnés de cet étrange
accueil f).
Après Hesse, Érasme avait trouvé un défenseur des plus
brillants et des plus énergiques en Allemagne dans la per-
sonne de Pierre Mosellan. Né en 1495 à Brutlig ou Prateg, dans
l'électorat de Trêves, élevé dans les déplorables écoles du
Luxembourg et du Limbourg sur la Zahn, mais formé depuis
à l'université de Cologne, Mosellan fut nommé, en 1517,
professeur de littérature ancienne à Leipzig, publia, traduisit
ou commenta les auteurs sacrés et profanes, corrigea la
grammaire de Théodore Gaza, un de ces savants grecs qui par
leur présence en Occident, dès la première moitié du xv"* siè-
cle, excitèrent ce grand mouvement intellectuel que vint
bientôt propager l'émigration générale, suite de la prise de
Constantinople par les Turcs (1454). Toujours entouré d'un
(*) PoscHECK, Zeitschrift fur die histortsche Théologie, t. XIII, p. 144 et 145.
20
3*0 ÉRASME ET LÉS HOMMES DE SON TEMPS.
auditoire enthousiaste et distingué, Mosellan forma des e1év«
qui ont brillé d'un grand éclat dans le monde scientifique.
Ayant envoyé son discours inaugural à Érasme, il reçut de
l'illustre philosophe les éloges les plus flatteurs, tandis qu'il
irrita à Leipzig le parti de la réaction religieuse et littéraire.
Ses attaques contre la scolastique, ses excitations à une étude
plus libre et plus indépendante de la Bible, ses critiques de
l'ignorance des frères prêcheurs, qui ne cessaient d'anathé-
matiser Érasme et l'accusaient de faire de l'Évangile un conte
de la Mère l'Oie (*), toutes les tendances réformatrices de son
discours déplurent aux conservateurs de Leipzig et rendirent
Fauteur suspect f).
Mosellan avait rencontré un adversaire décidé en Jacques
Latomus, docteur de Louvain, qui publia contre ce discours
un long dialogue f), où il s'eiîorçail de prouver la dange*
reuse influence de l'étude des classiques sur les croyances
scolastiques de l'Église. Érasme, qu'on accusait d'avoir
influencé Mosellan dans la rédaction de son discoars,
entra en lice pour confondre la pitoyable argumentation du
théologien de Louvain et pour plaider la cause de l'antiquité
outragée (^.
Quoique Mosellan fût lié avec les grands réformateurs de
l'Allemagne, quoiqu'il partageât leurs pensées réformistes, il
n'en mourut pas moins dans le sein de l'Église catholique
(1523), parce que, non plus qu'Érasme, il ne voulait avec elle
une rupture irréparable. Il y était porté par la douceur
extrême de son caractère, sa répugnance pour les luttes
ardentes, les idées pacifiques qu'il avait du christianisme, et
enfin par ses études classiques, qui le poussaient à se moquer
(*) Parce qu'il avait traduit par confabulari le mot grec (xwiiaiowvrts de saint
Matthieu, chap. XVIÏ, v. 3.
(•) ScHMiDT, Petrus Mosellamis, p. 1-32.
(') Sous ce titre : De Trtum lingiiarxim et studii Theoîogiei ratione dialogus.
(*) Erasmi^ R. DicUogus refdlens suspiciones quorundam dictitantium dialogum
Jacohi Latomt : de tribus linguisomi et ratione studii Theologici conscriptum fuisse
adcersusipsum. — Schmîdt, p. 32-34.
ÉRASME ET LA PRÉDICATION. SU
avec une verve aristophanesqiie de l'extravagance des théo-
logiens de Tun et l'autre parti (^)*
Au xvf siècle, l'éloquence de la chaire, la grande éloquence
de ChrysostocQe semblait être descendue dans la tombe. Ce
qu'on appelait prédication n'était, au rapport d'Érasme,
qu'une mosaïque d'absurdes allégories, de légendes apocry-
phes, de froides citations, de moralités triviales, souvent
mêlées des plus dégoûtantes obscénités. Orateurs latins, fraii-
çais et flamands, tous parlaient le mêttie langage et, à très
peu d'exceptions près, avaient converti la tribune évangé-
lique en un théâtre burlesque, quand elle n'était pas une
scène tumultueuse f). « C'est pourquoi, dans Y Éloge de la Folie,
la narquoise déesse ne craint pas d'escalader cette tribune.
Un de ces prédicateurs était un si rude théologien que Scot
semblait revivre en lui. Préchant sur le nom de Jésus, il
démontrait avec une admirable sagacité que tout ce qu'on
imuvait dire était renfermé dans les lettres de ce mot. Il
fi'a que trois terminaisons, il est donc le symbole de la
4rintté. La chose est évidente. La première terminaison est
un S, la seconde un M, la troisième un V ; c'est ici le grand
mystère. Ces trois lettres vous indiquent que Jésus est le
principe, le moyen et la ftn. Voici du plus merveilleux
encore : la géométrie n'a rien de plus sublime. Ce nom, com-
posé de cinq lettres, se divise en deux parties, en retran-
chant la lettre du milieu S, que les Hébreux appellent SYN.
Or, SYN en langue écossaise signifie péché, d'où il suit
très clairement que Jésus est celui qui ôte les péchés du
monde (^. »
Érasme était si pénétré du besoin de réformer l'art des
prédicateurs qu'il ne refusait ses conseils et ses secours à
aucun d'eux, pas même aux plus obscurs. Un de ses amis, curé
à Besançon, étant un jour fort embarrassé d'un sermon et
.(*) SCHMIDT, p. 34-80.
(*) Gmujos, Répertoire unioersêldes sciences, des lettres, etc., t. IX, p. 390.
O De Reiffenberg, Archives philologiques, Louvam, 1827, t, II, p, 80et8J.
312 ÉRASME ET LES HOMMES DE S0?« TEMPS.
d'une messe qu'il avait à composer pour la fête de N.-D- de
Lorette, pria le philosophe de se charger de ce travail.
Érasme se fit un plaisir et un devoir de satisfaire à sa
demande. Ce sermon et cette messe existent encore (^).
Le traité sur le libre arbitre, où Ërasme défendit, en 1524,
avec tant de science et de talent les dogmes de FÉglise catho-
lique sur cette grave question, loin d'imposer silence à ses
ennemis, les moines et les théologastres, lui valut de leur
part un redoublement de criailleries. C'est qu'ils avaient un
instinct juste du rôle d'Érasme. Ils distinguaient très bien
l'alliage de rationalisme qui se mêlait à ses professions de foi
et ne voulaient pas d'un catholique qui traitât ses croyances
comme une propriété personnelle. Ils continuaient de l'enve-
lopper dans la même proscription que Luther, avec lequel,
cependant, ce traité le brouillait h jamais. « Érasme avait
pondu les œufs, disaient-ils dans leur grossier langage,
Luther avait éclos les poulets. Luther était un pestiféré.
C'était Érasme qui avait apporté le germe de la peste. Érasme
était un soldat de Pilate, le dragon dont parlent les psaumes. »
— « Il eût été bon, criait un moine, que cet homme ne fût
jamais né! » Manière indirecte de demander le bûcher pour
abréger la durée de ce malheur (^.
Ces déclamations dataient de la publication de la bulle de
Léon X contre Luther. En ce temps-là, un cordelier, suffra-
gant de l'évêque de Tournai, attaqua à Bruges, pendant
(') Ils se trouvent dans le Teatro histoinco délia santa Casa Nazarena da
P. V. Marloœlli. Rome, 1735, 2 vol. in-fol. — Voj. Essai sur réioqice}ice de la
chaire, par Gros de Besplas, Paris, 1767, in-12, p. 321.
(«) Erasmi 0pp., t. III. f. 275, 1632 et 1668. — De Burigny, t. II, p. 107. —
NiSARD, p. 114. — ScHELTEMA, Geschiedenis en letterkundig Mmigelioerk^ Ainst.,
1817, t. II, 3, p. 274. — Conf. Dcterminatio facultaiis Theologicœ in schola parisiensi
super quant pi urimis assei^ionibus (notamment le célibat des prêtres et les peines des
hérétiques) Des. Erasmi Roterodami (Anvers, 1531, in-S*^). — Desiderius Erasmiis
Roterodamus novaturiens, sive Luiheranorum, Calvinislarum, Syhestriumque Jan-
senisiarum prodromus, auctore Reinero Vichet, Bruxelletisi, canonico Norberlino
Beatœ Mariœ in Tongerloo (anno 1690, in- 16). — Conf. Apologie ou justification
d'Erasme, par M. Tabbé Marsolier, chanoine et ancien prévôt de V église cathé-
drale d' Uses, Paris, 1713, in-8*>.
HAINES CONTRE ÉRASME. 313
plusieurs heures, Érasme et le réformateur de Witlemberg.
Il les appelait des bêtes, des ânes, des souches. Dans un autre
sermon, il avança que dans les livres d'Érasme il y avait des
hérésies. Un magistrat présent à ce sermon alla voir le pré-
dicateur, pour savoir de lui dans quel endroit des livres du
philosophe se trouvaient ces prétendues hérésies. « Je ne les
ai pas lus, dit-il; j'ai, à la vérité, voulu lire ces paraphrases,
mais la latinité en était trop élevée, et je crains que cela ne
Tait conduit à quelque hérésie (^). »
A Anvers, un franciscain publia un livre dans lequel il
comparait Luther, Zwingle et OEcolampade aux soldats de
Pilate clouant le Christ sur la croix. Il ajoutait Érasme
à ces réformateurs, soutenant que son but était le même;
que la seule différence entre eux était qu'il avait écrit en
plaisantant ce que les autres avaient avancé d'une manière
sérieuse. A Paris, un docteur appliqua ouvertement à
Érasme et à Luther ce texte de la Bible : « Vous foulez
aux pieds le lion et le dragon, » et cette allusion plut
tellement aux moines, que non seulement ils la répétèrent
dans leurs réunions, mais encore la jugèrent digne d'être
reproduite f).
Le nonce du pape, Aléandre, semblait encourager la
haine des moines ; car il exprimait son étonnement au pape
de ce qu'on laissât vivre Érasme, le fauteur de tous les trou-
bles de l'Allemagne, tandis qu'on égorgeait des milliers
d'hommes compromis pour leur foi dans la guerre des pay-
sans (1523). Aussi y eut-il contre lui une recrudescence de
fureurs monacales : c'était un renard qui avait ravagé la vigne
du Seigneur; un Lucien qui, par ses moqueries, avait fait
plus de mal que Luther. A Constance, un docteur avait placé
dans sa chambre le portrait d'Érasme, afin de pouvoir le
couvrir de crachats; les prédicateurs de Louvain allèrent
(<) De BurigNy, p. 107 et 108.
(*) Erasmi Epist,, f. 1489. — M. Adami, Vttœ eritdtiorum, Francof. ad M. 1705,
Yita Erasmiyt 46.
314 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
jusqu'à défendre la lecture de ses écrits, sous peine d'excom-
munication, même à ceux qui en avaient reçu FautorisatioB
formelle du pape f )•
ce Auparavant, dit Ërasme (^, on n'était hérétique que lors-
qu'on difierait de l'Évangile ou des articles de foi. Aujour-
d'hui, c'est bien autre chose : si vous avez le malheur de
différer de Thomas ou des sophistes de l'école, vous êtes héré-
tique; si vous soutenez ce qui ne leur plaît pas ou ce qu'ils
ne comprennent pas, vous êtes encore hérétique. Oui, la
tyrannie des carmes et des dominicains est telle qu'elle
menace les couronnes et la tiare. Si le pape fait tout ce qu'ils
veulent, il est, à leurs yeux, plus que le bon Dieu; si, au
contraire, il entrave leurs intérêts, il est moins que rien. »
Malheureusement pour Ërasme, la théologie aux Pays-Bas
était alors dans un état qui inspirait à la fois la colère et la
pitié. Presque tous ceux qui la professaient^ loin de com-
prendre les textes originaux de l'Écriture et des Pères, ne
connaissaient pas même les caractères de la langue grecque.
On s'appliquait si peu à la lecture des saintes Lettres,
qu'Érasme pouvait citer des théologiens qui avaient dépassé
l'âge de quatre-vingts ans sans avoir jamais lu l'Évangile, et
la langue dans laquelle ils s'exprimaient n'était qu'un affreux
jargon hérissé de barbarismes f).
Les livres grecs étaient si rares que, dans toute l'Alle-
magne, on possédait à peine un Nouveau Testament dans cet
idiome (^.
On n'ignore pas que le grand philologue, contemporain
d'Érasme et professeur à l'uniiersité de Louvain, le célèbre
Vives, a donné une bonne édition de la Cité de Dieu de saint
Augustin. L'épître dédicatoire à Henri VIII d'Angleterre est
(1) Adami, Vtfœ eriiditorum, Francof. ad M. 1705, Viia Orynœi^î. 417.
(*) V. L. Seckendorf, Commentarius historico-politicus de luthei'unismo, Franc-
fort, 1692, f. 97.
(») De Bdrigny, t. II, p. 489 et 490.
(*) Id., ibid,, p. 497.
LES THÉOLOGIE?«S DE LOUVALX. 315
datée de Loiivaîn, 1522. L'éditeur se plaiut du peu de secours
qu'il a trouvés pour son travail et principalement du manque
de livres grecs, ce Ces livres, dit-il, sont introuvables dans
ce pays-ci, et quoiqu'on y rencontre assez souvent des gens
instruits, si vous demandez un Aristote grec, un Démosthène,
un Ancien Testament, un Pausanias, un Isocrate, un PoUux
ou un Eustathe, ils vous répondent qu'ils n'en ont point, et
les libraires eux-mêmes seraient hors d'état d'en vendre f). »
Une raison superstitieuse s'opposait à la propagation du grec
et de l'hébreu : ceux qui s'adonnaient à ces études étaient
considérés coomie hérétiques. La langue latine elle-même
n'était tolérée qu'à condition qu'elle fût barbare, car l'élégance
du langage était une digue opposée à ce torrent d'absurdités
et de niaiseries que l'on appelait la dialectique. L'institution
du collège des TroiS'Langues excita l'indignation des partisans
de Yatqui et de l'er^o, parce que Cicéron y était plus respecté
que le stupide grammairien Alexandre de Villedieu f).
Ajoutez à cela les incroyables choses débitées par les ser-
monneurs, dont les uns menaçaient de ne pas recevoir à la
sainte table ceux qui portaient de grands souliers, dont les
autres prétendaient que le diable se cachait dans les robes à
longue queue des bourgeoises. Qu'on juge, après cela, de
l'attitude d'un homme nourri, comme Érasme, de la sub-
stance la plus pure des écrivains de l'antiquité et des Pères
de l'Église! Aussi le philosophe allait-il jusqu'à refuser le
sens commun à certains théologiens, les appelant de mal-
heureux défenseurs de rien, les plus dangereux animaux qui
fussent sur la terre et sur l'onde, qualifiant les ouvrages de
Scot de bourbier infect, qui lui donnait des nausées, traitant
la vieille Aima mater de Louvain avec le dernier mépris : ce
n'était, à ses yeux, qu'une « écurie de pourceaux, d'ànes, de
chameaux, de geais et de pies (^ ».
(*) J.-L. Vives, In comment, suosprœf., p. Il (éd. de 1610, in-8*).
(^ Db Rsiffbnbbbo, Archives, t. 1, p. 11 et 12.
(3) De BuRiGîfT, t. II, p. 400, 401, 505 et 506.
316 ÉRASME £T LES HOMMES DE SON TEMPS.
Le mot était dur, mais n'ëtait-il pas justifié? Non seulement
les professeurs de TUniversité se montraient sottement jaloux
du collège des Trois-Langues et de ceux qui y étaient chaînés
de renseignement; mais encore ils mettaient des entraves
aux leçons gratuites qu'un éloquent Allemand, Guillaume
Nesen (*), avait commencé à donner à Louvain sur la géogra-
phie de Pomponius Mêla (1519). Érasme intervint dans le
débat, qui ne fut clos que Tannée d'après par un refus formel
d'autorisation, motivé peut-être sur les opinions religieuses
du professeur, qui était, du reste, un homme parfaitement
honorable f). « On eût dit, suivant Érasme, qu'il allait metti*e
le feu à la ville; mais s'il avait voulu faire de sa maison un
lieu de prostitution, personne ne s'y serait opposé f). » Sur
les conseils du philosophe, dont il était le Pylade, Nesen
quitta Louvain pour Francfort et de là pour Wîttenbei^, où
il devint professeur et l'ami de Luther. II se vengea cruelle-
ment des magislri nostri de Louvain, en faisant connaître par
la voie de la presse ces dignes émules des obscurantins et des
inquisiteurs de Cologne (^. « Il est impossible d'être plus
baroque, plus stupide qu'ils ne sont. A leur tête flgure le
trop fameux Jean Briard, d'Ath (chancelier de l'Université),
petit vieillard haineux, colère, plein d'humeurs peccantes
qui tantôt tombent sur les hanches, tantôt sur la tête, tantôt
sur les pieds. Son médecin, le citoyen Jean Winckel, est
encore plus bête que lui, mais en outre fou d'orgueil, à
cause de ses richesses, et doué d'une langue de sycophante,
comme Briard, qui est du venin tout pur. Parmi les acolytes
de ce dernier brillent, au premier rang, Jacques Latomus,
(*) Né à Nastadt, dans le pays de Trêves.
(') NèvB, Mém. sur le collège des Trois-Langues. Idem. cour, de VAcad.^
t. XXVIÏÏ, p. 135.
(') Qitod sit domi suce aliquod lupanar instituisset, tolerandits erat. (Erasmi
0pp., t. III, f. 523-535.) — Conf. von der Hardt, Historia litteraria Refor-
mattonis, Francof, 1727, t. I, f. 65, 67 et 68. — De Kefffenberg, Nouveaux
mémoires de l'Académie de Bruxelles, t VII, p. 42.
(*) Epistola de magi^ris nostris lovajiiensibus, quot et quales sint, etc., avidore
Neseno, in Op. Zvoingliy éd. Schuler et Schulthess, Turici, 1829-41, t. I, p. 39,
LES THÉOLOGIENS DE LOUVAIN. 317
être insupportable par son arrogance de parvenu, et Ruard
Tapper, d'Enkhuyzen, le plus méchant de tous les hommes,
malgré le bégaiement de sa langue de vipère. Mais le plus fort
de tous, sans contredit, est frère Nicolas d'Egmont, que la
nature a fait pour être moine. Sans esprit, sans éloquence,
il ne fait que parler, et quoique tout ce qu'il entreprend et
tout ce qu'il dit ne soit que bêtise, il ne s'en complaît pas
moins dans ses balivernes. Malgré sa tête de plomb, cette
brute s'est élevée par tous les grades à celui de magister. On
lui adonné le sobriquet de Frater Olla, parce qu'il vaut plus
par le palais que par l'intelligence. Est-il étonnant, après
cela, que cet homme s'avise de condamner ce qu'il ne lit ni
ne comprend? Par leur f^matisme et par leur ignorance, tous
ces drôles déshonorent une ville pleine d'élégance et une
université célèbre, et ils n'ont rien de plus empressé que
d'aiguiser les pointes de leurs plumes contre tous ceux qui se
distinguent par le culte des Muses; ce sont des bêtes farouches
et non pas des hommes (^). »
Je conviens volontiers que, dans tout cela, il y a les exagé-
rations d'un pamphlet f). Aussi, je ne donne ce factum que
comme une des aménités littéraires du temps.
Ce violent débat avait été précédé, en 1515, d'une querelle
bien pénible pour les deux parties, c'est-à-dire pour Érasme
et pour un de ses amis, Martin Van Dorp, professeur à Lou-
vain. Pendant qu'on imprimait à Baie la traduction du Nou-
veau Testament faite par Érasme, avec les remarques qu'il
y avait ajoutées et les œuvres de saint Jérôme, quelques
théologiens de l'Université brabançonne excitèrent Van Dorp
à écrire contre le brillant et docte publiciste. Van Dorp s'y
(*) Epistola de magistris nostris lovaniensibtts, quoi et quaXes sint, quihus
debemus magistralem illam dominalionem lutlieinmiam, Uldaricho Ztoiixglio,
meiise aprili, amio 1518, immo 1520 scripta, apud Schelhorn, Amœnitates lite-
rartœ, Ulm, 1724-31, t. I, p. 248-261.
(•) Voy. De Ram, DisquisîUo historica de iis quœ (xrntra Luthef'um îorxinienses
theologi egerunt, anno MDXIX^ dans les Nouveaux mémoires de l* Académie de
BruxeUes, t. XVI.
318 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMI^S.
laissa prendre et fit à Érasme un crime de son Êhge de la
Folie. Érasme excusa plutôt cette satire qu'il ne la défendit,
bien qu'à ses yeux il n'y eût rien de blâmable à vouloir cor-
riger, par des plaisanteries ingénieuses, des gens qu'on ne
pouvait ramener au culte des Muses par des remontrances Q.
En ce qui regarde l'édition de saint Jérôme, Érasme nous
apprend que ce qui la rendait odieuse aux' théologiens de
son temps, c'étaient l'éloquence de ce Père nourri dans 1^
belles-lettres, son habileté dans la critique, sa grande con-
naissance des langues et sa glorieuse tentative de corriger
les anciennes versions sur les originaux* Il raconte que dfô
théologiens célèbres étaient allés à Baie, chez son impri-
meur, le conjurant, au nom de Dieu, de retrancher de son
édition tout ce qui se trouverait de mots grecs et hébreux
dans saint Jérôme, parce que ces langues étaient trop dan-
gereuses et qu'elles ne servaient qu'à l'ostentation et à la
curiosité. Ces gens-là n'étaient pas du goût d'Origène, qui,
dans un âge avancé, mettait les plus grands soins à traduire
l'hébreu, ni de celui de saint Augustin, qui déplorait, dans
sa vieillesse, l'aversion qu'il avait eue, dans sa jeunesse, pour
les langues.
Mais ce qui alai*mait le plus les théologiens de Louvain,
c'était la traduction du Nouveau Testament avec les remar-
ques qui servaient à l'éclaircir et à la justifier. « Pourquoi,
disaient-ils, faire une traduction nouvelle, pendant que nous
avons la Vulgate, vénérable par son antiquité, par l'approba-
tion de tant de conciles, par celle de tant d'illustres Pères?
La changer et la corriger, c'est changer et corriger l'Écriture.
Il faut laisser le grec aux Grecs et le latin aux Latins.
Emprunter les originaux du Nouveau Testament aux Grecs
schismatiques, qui les ont altérés, et corriger sur eux la
version latine, c'est introduire dans la religion les erreurs
de ces gens-là. Il est, sans comparaison, plus sûr, de réformer
(«) Beausobre, t. I, p. 219.
TUOMAS MOllUS DÉFEND l'ÉLOGE DE LA FOLIE. 319
le grec par le latin que le latin par le grec, — par ce grec
que Ton a reçu des mains de riiérésie. » C'était ainsi que
raisonnaient les théologiens de Louvain par leur organe,
maître Van Dorp.
Érasme n'eut pas de peine à réfuter ces friyoles objections,
produit de l'ignorance et de l'égoïsme. « Dans le fond, dit-il,
ce n'est pas pour la foi qu'ils craignent, c'est pour leur propre
autorité. Comme ils citent souvent l'Écriture fort mal à pro-
pos, ils appréhendent qu'on les confonde, en leur alléguant
les originaux qu'ils n'entendent pas, et qu'on leur prouve que
l'application qu'ils font des oracles de l'Écriture à leurs opi-
nions n'existe que dans leur imagination. »
Bientôt Thomas Morus, l'ami d'Érasme et de Van Dorp, prit
la défense du premier, fit l'apologie de VÊloge de la Folie, qui
lui avait été dédiée et qui avait été attaquée par Van Dorp,.
justifia la nécessité d'étudier les langues savantes et l'Écri-
ture, et blâma les études ingrates et épineuses qui occupaient
toutes les écoles de ce temps-là. Érasme, de son côté, répon-
dit à son ancien ami par une lettre apologétique ; Van Dorp
se réconcilia avec le philosophe et, pour le justifier devant
la dangereuse coterie scolastique, il publia, quelques années
après, son Éloge de saint Paul, dans lequel il s'efforça de
faire ressortir les inconvénients d'une dialectique chicanière,
ainsi que l'importance de la littérature grecque et hébraï-
que C).
Il démontrait en même temps la nécessité d'étudier l'Écri-
ture, parce qu'elle est l'unique source de la vraie théologie
et qu'elle a seule une autorité infaillible, autorité qui manque
aux Pères, aux docteurs et aux glossateurs. Il condamnait en
conséquence la passion de son siècle pour Aristote et le peu
de cas que l'on faisait de l'étude de l'Evangile f).
(*) Beausobre, p. 223-225. — Goethals, Lectures, p. 43 et 44, et pour plus de
détails, Névb, dans la Belgique y recueil périodique , t. III, p. 153-158.
(«) Beausobre, p. 226-228.
3iO ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
Il citait, à cette occasion, ce témoignage de saint Jérôme,
qu'on ne souffrait pas de son temps que les sœurs ignoras-
sent les psaumes. Sur quoi il faisait cette observation, « qu'il
ne sait pas ce que pourraient répondre ceux qui ne permet-
tent pas aux femmes de lire l'Écriture sainte, lorsqu'au siècle
de ce Père il y avait des religieuses plus savantes que beau-
•coup de théologiens ».
Comme on prétendait qu'il fallait s'en tenir à la Vulgate, il
«combattait cette opinion par l'autorité d'un ouvrage manu-
•scrit de Pierre Bailly qu'il venait de découvrir a Louvain. Il
reconnaissait, ingénument du reste, le tort qu'il avait eu
d'écrire contre Érasme, en faisait amende honorable et
remerciait Morus de l'avoir désabusé (^).
Martin Van Dorp, né vers 1485 à Naaldwyk, en Hollande,
d'une famille noble, était venu jeune à Louvain, où il avait
fait ses études avec succès. Ses goûts le portaient vers letude
des lettres grecques et latines, dont l'imprimerie mettait au
jour, tous les ans, quelques nouveaux trésors. La méthode
scolastique qui dominait encore dans l'enseignement était
faite pour rebuter un jeune homme initié à la philosophie et
à la littérature des anciens et qui donnait les plus belles
espérances. Ayant reçu les ordres, il obtint successiAcment
deux cures, l'une à Overschie, l'autre à Schiedam ; mais il ne
desservit ni l'une ni l'autre : c'était une espèce de prébende
dont on avait voulu le gratifier. Nommé professeur d'élo-
quence et de dialectique au collège du Lis, qu'il avait habité
comme étudiant, il se fit un devoir d'inspirer aux étudiants
le goût de la littérature classique, et, pour y mieux réussir,
il conçut l'idée de faire représenter les comédies de Plante
dans l'intérieur du collège. Il est peu de morceaux de l'éru-
dition latine moderne plus curieux que celui où Dorpius
invitait le public universitaire à assister à la représentation
de YAulularia de Plante, qui eut lieu au Lis, le 3 septembre
1508. Non seulement il conviait une nombreuse assistance à
(*) Beausobre, L /., p. 233-235.
donner ainsi aux belles-lettres des marques d'intérêt, mais
encore il coopérait au succès de cette fêle dramatique en
écrivant un prologue en vers latins du genre de ceux de
Plante, pour servir d'introduction à la pièce même ; de plus,
il avait essayé de combler les lacunes qui existaient dans
l'action. L'originalité de cette entreprise atteste, de la part
de l'auteur, une connaissance surprenante du génie de la
poésie latine (^).
L'épreuve que Dorpius avait tentée des dispositions de son
public avait si bien réussi qu'il le convoqua une autre fois à
la représentation du Miles gloriosus de Plante, pour laquelle
il écrivit également un long prologue en vers, et le jour
même du spectacle, il fît une annonce en vers comme il
avait fait pour YAuhdaria.
Morus, qui était intervenu dans le débat d'Érasme avec
Van Dorp, avait des relations d'amitié avec le premier secré-
taire ou greffier de la ville d'Anvers, Petrus iEgidius ou
Pierre Gilles, un des hommes les plus lettrés de la Belgique
parmi ceux qui ne figuraient pas dans l'enseignement, auteur
d'un aperçu général du Code d'Alaric II et éditeur des
épîtres latines du célèbre Ange Politien. Morus le choisit pour
son principal correspondant, qui faisait passer ses lettres à
Érasme et à ses autres amis du continent. Gilles comprenait
parfaitement les besoins intellectuels de son temps; il entre-
tenait de fréquents rapports avec les esprits les plus actifs du
pays, qui trouvaient en lui un savant distingué comme huma-
niste et comme jurisconsulte. Helléniste pai' goût, il avait
préparé les matériaux d'un lexique grec, puis il avait donné
ses soins à un recueil intitulé : Tituli legum ex codice theodo-
sianoy et imprimé à Louvain en 1517, chez Thierry Martens.
Son nom ne peut être séparé de celui de cet ingénieux typo-
graphe f).
(*) GoETHALS, Lectures, 1. 1, p. 41 et 42. — Nèvk, p. 1 17-1 19. — Voir, pour plus
do détails, de Reippenberg, 4® Mémoire, etc., p. 63-77.
(*) Nève, Recueil cité, p. 145 et 146.
322 ^ ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
Morus célébra en vers l'amitié de Gilles. Voici à quelle
occasion : En octobre 1517, il reçut une sculpture sur bois
où Quentin Metsys avait représenté Érasme et Gilles, qui
occupaient le champ d'un médaillon ovale, l'un tenant à la
main sa paraphi'ase de l'épitre aux Romains, l'autre une
lettre à Morus, où tous les deux lui exprimaient leur atta-
chement pour sa personne. Ce don causa la plus grande joie
au chancelier d'Angleterre; il la témoigna aussitôt au philo-
sophe et remercia Pierre Gilles en lui envoyant les distiques
latins qu'il avait composés pour servir d'inscription à cette
œuvre d'art; il faisait parler ainsi la sculpture : « Autant
Castor et Pollux étaient jadis amis, autant le sont Érasme et
Gilles que je représente. Morus gémit d'être séparé d'eux par
la distance, quand l'amitié l'unit à eux par des liens les plus
étroits. Ainsi l'on a pourvu aux désirs de l'absent, la lettre
affectueuse exprimant leur tendresse pour lui, et moi retra-
çant leur forme extérieure Q. »
Ce fait que Metsys taillait le bois avec autant d'adresse
qu'il assouplissait le fer et peignait des tableaux, est mis hors
de doute par une seconde pièce de vers, adressée à Quentin
lui-même ; Morus profite de l'occasion pour louer hautement
ses amis :
« Quentin, ô régénérateur d'un vieil art, maître non moins
habile que le grand Apelles, qui sais donner la vie à des ûgures
mortes par des couleurs merveilleusement combinées, pour-
quoi, hélas! as-tu pris plaisir à tailler, dans un bois fragile,
avec tant de travail, des portraits si bien exécutés d'hommes
si éminents que l'antiquité en a vu bien peu de comparables,
notre âge moins encore, et dont la postérité ne verra peut-
être jamais de pareils? Il fallait employer une matière plus
solide, qui aurait conservé immuablement leur image. Oh!
que n'as-tu pourvu ainsi aux intérêts de leur gloire et satisfait
par anticipation les vœux de nos descendants ! Car si les
(*) MiceiELS, Histoire de la peinture flamande, Brux., 1845, t. rV%p.302 et '303.
— Nève, p. 446 et 447.
l'utopie de THOMAS MOKUS. 323
rsiècles à venir conservent le moindre goût pour les beaux-
arts, si l'horrible Mars n'écrase point Minerve, de quel prix
nos héritiers ne payeront-ils pas cette petite planche {^) ! »
Ces effigies sculptées ornèrent plus taid la collection de
^Charles P% roi d'Angleterre f).
En 1519, Metsys, exécutant des médaillons, fit, de cette
manière, le portrait d'Érasme : « Sur le revers était dessiné
un dieu terme, au-dessous duquel on lisait cette devise :
Concedo ntUli; la pièce portait pour légende les mots sui-
vants, grecs et latins : Ora telos macrou biou (attends la fin
d'une vie heureuse) ; Mors uUima linea rerum. Dans une de ses
lettres f), Érasme dit que Metsys a fondu son buste en métal ;
il reconnaît à l'ouvrage un certain mérite d'exécution;* il en
ofl^i'it même un exemplaire au cardinal Albert de Brande-
bourg, archevêque de Mayence (^). »
En 1516, au retour d'une mission diplomatique en Flandre,
Morus avait achevé la rédaction de sa fable philosophique,
devenue célèbre sous le nom d'Utopie. Mais il ne voulait la
publier qu'après avoir consulté ses amis de Belgique, dont
les principaux étaient Érasme et Pierre Gilles. Il était sur-
tout désireux de savoir si cette œuvre plairait à Cuttbert
Tunstall, évéque de Londres, à Busleiden et au chancelier de
l'université de Louvain, Jean Briard, maître de Van Dorp et
l'un des oracles de l'école théologique f).
Comme Morus hésitait, Érasme lui écrivit pour solliciter
l'envoi du manuscrit complet, en lui assurant qu'un membre
de la magistrature communale d'Anvers en savait déjà des
passages par cœur. Morus obéit et envoya VUtopie à Pierre
Gilles, qui s'entendit avec Érasme et fit sortir des presses de
Thierry Martens le premier exemplaire de cette publication,
au commencement de l'année 1517. Un jeune philologue et
(•) MiCHiELS, p. 303 et 304.
(«) ID., p. 304.
(3) Ep,, lib. XIX, ép. 43.
(*) MiCHIELS, p. 302.
(^) Nè>'e, p. 505.
324 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
poète, qui s'était distingué comme correcteur dans les ate-
liers de Martens, avait surveillé Texécution typographique
du volume (').
Quoique Morus fût venu h plusieurs reprises à Louvain, il
est probable qu'il n'y avait pas rencontré tous les docteurs
et maîtres qu'il honora de son estime et auxquels il commu-
niqua plus tard ses idées. Parmi eux, on doit faire une men-
tion spéciale de Jean Paludan, de Cassel, professeur d'élo-
quence à la faculté des arts. Morus connaissait l'importance
des services rendus par ce professeur aux bonnes études ; il
savait quePaludan avait été longtemps le directeur des études
de philologie et de littérature, qui allaient prendre rang dans
l'enseignement public de l'université de Louvàin, après avoir
été jusque-là l'objet seulement de leçons privées dans les
pédagogies. Il considérait aussi en lui l'humaniste qui avait
été le maître d'Érasme au commencement du xvi* siècle f).
Le mérite deVan Dorp et son esprit libéral lui présageaient
une glorieuse carrière; mais il fut enlevé à la fleur de
son âge, le 51 mai 1525. On déposa ses restes dans le couvent
des Chartreux et Érasme honora son tombeau d'une épitaphe
en vers latins, aussi élégante que flatteuse f).
Parmi les professeurs du collège des Trois-Langues brillait
alors le Westphalien Conrad Goclen. Jeune encore, il était
déjà très versé dans les langues grecque et latine. Érasme a
fait le plus brillant éloge de son érudition, de son esprit et
de son style en prose et en vers. Ajoutez à cela un travail
infatigable, un cœur élevé, un caractère plein de noblesse,
de douceur et d'aménité. Lui aussi fut exposé à des tracas-
series pour son enseignement ; mais, plus heureux que Nesen,
il réussit à surmonter l'orage. Érasme lui avait écrit de
Bruges, à la date du 10 août 1520 : « Laisse coasser les gre-
nouilles et consacre à tes études et à tes élèves le temps
(') Nève, p. 506.
(«j Id., p. 148.
(3) Biographie universelle, art. M. Van Dorp,
DIVERS AMIS d'ÉRASME : GOCLEN, NANNINCK, RESSEN. 32S
précieux que tu perdrais à te quereller avec ces misérables
sycophantes. Sois un homme de mœurs irréprochables, sois
infatigable dans l'enseignement et dans la propagande des
belles-lettres. La pureté et la science te fourniront la plus
noble des vengeances (^). »
Nous ne devons pas oublier, parmi les amis de Goclen et
d'Érasme, le savant Portugais Louis-André Resendius f),
poète, philologue, historien et antiquaire. Il avait étudié à
Louvain, de 1529 à 1551, et il célébra plus tard en beaux
vers latins le « Séjour d'Apollon et des doctes sœurs » f).
Goclen mourut à l'âge de cinquante et un ans; le litté-
rateur Alard d'Amsterdam honora sa mémoire d'un éloge
qu'il inscrivit dans son épitaphe, où il l'appelle « un autre
Ërasme ».
C'était aussi un ami de Morus et d'Érasme, François de
Craneveld, de Nimègue, jurisconsulte formé à Louvain, pen-
sionnaire de Bruges, qui devint conseiller au grand conseil
de Malines. Il s'était mis à étudier le grec à l'âge de soixante
ans, et il parvint à comprendre si bien cette langue qu'il
traduisit, entre autres, en latin les Édifices, de Procope. Il
avait joint à cette étude celle de l'hébreu et de la numis-
matique (^).
Mentionnons encore un professeur de langues anciennes
à Louvain, Pierre Nanninck, Nanni ou Nannius, d'Alkmaar,
où il était né en 1500. Il enseigna avec réputation pendant
dix-huit ans, et obtint ensuite un canonicat d'Arras, qu'il
garda jusqu'à sa mort (1557). Ses ouvrages sont des haran-
gues, des notes sur quelques auteurs classiques et sur les
traités de quelques Pères, des mélanges f), où il montre les
(») Erasmi Epist., 520, apud Hess, 1. 1, p. 294 et 295.— Paquot, Fastt Academtct
Lovanienses, 1. 1, f. 481.
(2) Né en 1498, il mourut, en 1573, chanoine d*Evora.
(') Voy. L. Andreœ Resendit poemcUa, epistolœ historicœ, orcUiones. Colonia, 1613.
(<) Melch. Adami vitœ, f. 74 et 75. — Paquot, l. l., f. 261 .
(^ MisceUaneorum decas, Lovan., 1548, in-12, et dans le Thésaurus criticus de
Gruterus, Fraffcof., 1602-34.
21
326 ÉRASME ET LES HOMMES BE SON TEMPS.
fautes qui se trouvent dans les éditions de plusieurs anciens
et où il tâche d'en expliquer certains passages obscurs, cinq
Dialogues des Héroïnes, ouvrage qui passa pour un chef-
d'œuvre et qui eut Thonneur d'une traduction française
(1550), des traductions latines d'une partie de Démosthènes,
d'Eschine, de Synésius, d'Apollonius, de Plutarque, de saint
Basile, de saint Chrysostome , d'Athénagore et de presque
tous les ouvrages de saint Athanase. Dans la traduction qu'il
fit de quinze psaumes en vers latins, Nanninck sut allier les
grâces de la poésie à la majestueuse simplicité du texte sacré,
et sa paraphrase du Cantique des cantiques, où le sens littéral
et le sens allégorique sont si heureusement combinés, est
de ce chant d'amour un des meilleurs commentaires, qui
peut être mis à côté de celui de Bossuet (^).
Moins heureux que Nanninck, Rutger Ressen (Rescîus) f),
de Maeseyck, professeur de littérature grecque au collège
des Trois-Langues, fut, comme Érasme, maltraité par « les
bourreaux de la vieille carnificîne » : c'est ainsi que le phi-
losophe de Rotterdam qualifie l'université de Louvain f).
Ressen et Goclen eurent pour élèves deux des hommes les
plus remarquables de la Renaissance et de la Réforme, tous
les deux issus de la petite ville de Schleiden, dans l'ancien
duché de Luxembourg, le plus grand historien, puis le plus
savant pédagogue de ce temps : Jean Philipson, plus connu
sous le nom de Sleidanus, qui y vit le jour en 1506, et Jean
Sturm, le 1" octobre 1507,
Parmi les humanistes les plus éminents soitîs de l'école de
Goclen et de Nanni, figure Jacques de Crusque (Cmcquius),
de Messines, qui fut l'ami intime du comte d'Egmont.
Nommé, en 1544, professeur de grec et de latin à Bruges, il
(') Biographie universelle, et Delvenne, Biographie du royaume des Pays-Bas,
art. Nanni.
C) Sur Rescius, voy. De Ram, Bulletins de T Académie de Bruxelles, t. XXI, 1,
p. 363-369.
(^) «Innocenter tortus est, Erasmo camifictnam illam abominante.» Von dbk
Hardt, pars I, f. 67.
CRUCQUIUS, HYPÉRIUS, CÉRATIN. 327
se passionna pour Horace, dont il se fit à la fois l'éditeur et le
commentateur. Il avait eu l'avantage de pouvoir consulter les
manuscrits de l'abbaye de Saint-Pierre de Gand, qu'il appelle
blandiniens, du nom de la colline où cette abbaye est située.
De leur confrontation il tira le commentaire que l'on cite
ordinairement sous le nom de scoliaste de Crucquius, bien
qu'il soit simplement une compilation où il est aisé de
reconnaître des mains différentes. Du reste, en ce qui le
concerne, Crucquius avait déployé dans ce travail une telle
sagacité, qu'aujourd'hui encore il est indispensable à tout
interprète d'Horace f ). On lui doit en outre des notes sur la
Milonienne de Cicéron, un éloge de la ville de Bruges et
diverses poésies latines f).
A cette époque étudiait à Louvain André Gérard, connu
sous le nom d'Hypérius, du lieu de sa naissance (Ypres), où il
était né le 10 mai 15H. Formé à Warneton dans l'école du
poète Jacques de Paep et de Jean Zapare, professeur de grec
et d'hébreu, il avait appris la langue française à Lille et les
belles lettres à Tournai, chez Nicolas de Bois-le-Duc. A Paris,
il s'était appliqué, en 1528, à la physique et à la théologie;
puis il avait étudié le latin et le grec dans les écoles de Clé-
nard, de Jean Sturm et de Barthélemi Latomus. Après s'être
exercé dans la médecine et dans le droit canonique, il quitta
Louvain en 1556, visita les provinces septentrionales des
Pays-Bas et de l'Allemagne, d'où il revint, en 1557, à Ypres.
Peu après, il partit pour l'Angleterre; il y fut soutenu
par Charles de Montjoie, si célèbre comme ami d'Érasme, et
il y fréquenta, en 1540, l'université de Cambridge. Puis, ne
s'y croyant plus en sûreté, à cause des ordonnances sévères
de Henri VIU contre les étrangers, il retourna à Ypres. Le
{*) J*ai étudié le Commeniatre de Crucquivts dans Tédition de 1597 (Leyde,
Plantin), feite après sa mort et dédiée, le l®* août 1578, au magistrat de Bruges^On
y trouve joint TA uc^ortum de l'auteur et le Commentariolus de J. Dousa.
(') Vanderbourg, Les odes d*Horace, t. I, p. xxxii et xxxiii. — Delvkni^e,
Biographie du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 239.
328 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
hasard l'ayant plus tard conduit à Marbourg, il y rencontra
Gérard Goldenhauer, professeur de théologie, dont il avait
fait la connaissance à Nimègue, et sur ses instances il s'éta-
blit à Marbourg. Il y succéda bientôt à son compatriote, à
qui les infirmités de l'âge avaient commandé la retraite, et y
mourut le 1*' février 1564 (').
A ces noms, nous en rattacherons d'autres f), qui se sont
illustrés dans les lettres à des titres divers.
Jacques Cératin (Teyng), de Hoorn, dans la Hollande sep-
tentrionale. Il enseigna d'abord le grec et le latin à Tournai,
ensuite à Louvain, où il eut Rescius pour élève; puis il partit
pour Utrecht, aûn de s'y faire examiner et d'entrer dans les
ordres. Comme il déclarait ne pas respecter certaines règles
grammaticales, il fut renvoyé par les examinateurs épisco-
paux et averti de s'appliquer davantage à la grammaire.
Cératin, ayant fait part de sa déconvenue à un professeur de
l'université de Louvain. celui-ci fit comprendre aux exami-
nateurs quelle honte ils s'attiraient en traitant ainsi un vrai
savant, loué par Ërasme et qui déjà s'était signalé par la tra-
duction d'un ouvrage de Chrysostome. Les examinateurs se
hâtèrent de le rappeler.
En 1525, Érasme le recommanda au duc Georges de Saxe,
qui lui offrit la chaire de Mosellan à l'université de Leipzig,
au moment même où celle de Louvain l'appelait dans son
sein. Mais à Leipzig, où alors on était encore catholique, il
fut mal vu, parce qu'il ne désapprouvait pas assez les doc-
trines de Luther. Il retourna donc à Louvain, où il mourut
le 20 avril 1530 0.
Joachim Fortius ou plutôt Sterck, plus connu sous le nom
de Fortius Ringelbergius, né à Anvers vers l'an 1499 (% se
fit aimer d'Érasme, d'Oporin, d'Hypérius et de plusieurs
(>) V.1N DER Aa, Biographisch woo7*denboek, t. VIII, 2, p. 1544 et 1545.
(*) En majeure partie d'après la Biographie universelle de Michaud, la Bio-
graphie de Delvenne, et Van der Aa, Biographisch looordenboeh, t. III.
(3) Van der Aa, p. 288.
(4) Mort vers 1530.
FORTIUS, VARENNIUS, VAN KAMPEN, VELSIUS. 329
autres savants de son époque. Placé jeune à la cour de Maxi-
milien P% il revint à Vienne à l'âge de 17 ans et fit des
progrès étonnants dans l'étude des belles-lettres et de la phi-
losophie. Il employait ses heures de récréation à dessiner et
à graver. Vers l'an 1529, il parcourut les principaux centres
de la France. Arrivé dans une ville, il se mettait aussitôt à
enseigner quelque science, dont le cours n'était ordinaire-
ment que d'un mois. Il était passionné pour les langues
anciennes. On l'entendait souvent dire qu'il préférait un mot
de la pure latinité à un écu d'or. Aucune science n'eut pour
lui autant d'aftrait que l'astronomie ; mais, comme presque
tous les astronomes de son siècle, il donna dans les chimères
de l'astrologie judiciaire.
Jean Varennius, né vers 1462 à Malines, acquit une pro-
fonde connaissance des langues grecque et latine et mourut
à Lierre le 11 octobre 1556. Il nous a laissé une syntaxe de
la langue grecque, une des meilleures qui aient paru au
XVI® siècle.
Jean Van Kampen, né dans l'Over-Yssel, aux environs de
la ville de Kampen, vers l'an 1460, se distingua dans l'étude
des langues grecque, latine et hébraïque, et fut professeur
d'hébreu à Louvain, pendant plusieurs années. De là, il
voyagea dans une grande partie de l'Europe ; la peste l'enleva
à Fribourg, le 7 septembre 1558. Nous avons de lui une
grammaire hébraïque en latin, imprimée sous différents
titres, à Paris, 1520 et 1525; à Louvain, 1528.
On a encore de Jean Van Kampen une paraphrase et inter-
prétation des psaumes selon la vérité hébraïque, en latin, qui
eut un très grand nombre d'éditions au xvi® siècle, à Nurem-
berg, Lyon, Paris, Anvers, Strasbourg et Bâlé. Elle a été
traduite en français, en allemand, en flamand et en anglais;
on a joint à quelques-unes de ces éditions une paraphrase sur
VEcdésiaste du même Van Kampen.
Juste Welsens ou Velsius, de La Haye, qui, en 1541, avait
pris le grade de docteur à Louvain, disparut quelques années
330 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS*
après de cette ville par crainte de Flnquisition et se retira
à Strasbourg, où les protestants vivaient tranquilles. Cepen-
dant il évita d'embrasser ouvertement leur parti. En 4551, il
se rendit à Marbourg et y donna des leçons publiques pen-
dant plusieurs mois. Ayant ensuite quitté brusquement cette
ville, il passa à Cologne, où il obtint une chaire de philoso-
phie, que ses opinions religieuses ne tardèrent pas à lui
faire perdre. Banni, même après avoir subi une déten-
tion, il ne ût plus qu'errer d'un lieu à l'autre et, vers la fin
de ses jours, il revint en Hollande, où il se mit à dogmatiser,
prétendant prouver sa doctrine par des miracles. Le magis-
trat de Leyde le chassa de la ville.
Ajoutons Corneille Muys ou Musius, de Delft, le martyr
de Leyde en 1572. « Orphelin de bonne heure (^) et sans autre
surveillant que lui-même, il se conserva irréprochable, sans se
refuser au commerce de nombreux amis. Élevé dans l'uni-
versité de Louvaîn, qui le rendit au monde et à l'Église dans
toute son innocence, de disciple accompli, il devint l'exemple
des maîtres, en prenant part à son tour à l'enseignement. Il
séjourna quelque temps à Paris, où les beaux esprits l'accueil-
lirent avec empressement, poussa ses pérégrinations jus-
qu'à Poitiers et y resta deux ans. C'est là qu'il publia ses
premiers ouvrages et ses très rares poésies. C'étaient un
opuscule f) sur l'éducation de la femme chrétienne et un
volume d'odes et de psaumes f). »
Écrivain aussi élégant que son maître Érasme, poète délicat
et pieux, mais étranger aux sophismes et à la routine de son
temps, il évita sévèrement tout ce qui n'était pas marqué d'un
cachet chrétien et ne se permit pas même un de ces innocents
badinages si fort à la mode au xvi* siècle et qui n'auraient eu
que le tort d'être frivoles. Ne recherchant que l'art chrétien,
il dédaigna les maîtres classiques et s'en tint presque exclu-
(*) Il naquit en 1503.
(*) Sans millésime.
(») En 1536. — DoM Pitra, La HoUande ccaholique, Paris, 1850, p. 186.
MUSItS, LANGIUS, TIARA, SCIIOOR. 331
sivemeiit à ce rhytme profond et mélodieux que l'Église a
adopte d^ans sa poésie liturgique. Ce fut en ce genre qu'il
composa, en 1556, étant à Poitiers, des poèmes sui' la rapidité
du temps et sur l'immortalité de la poésie sacrée, A son
retour, en passant par Louvain, il apprit la mort d'Éi'asme
et lui consacra une épitaphe. Rentré dans sa ville natale, il
fut nommé directeur de la pieuse communauté des sœurs de
Sainte-Agathe, emploi qu'il remplit avec beaucoup de zèle pen-
dant trente-six ans; dans ses moments de loisir, il continua de
cultiver les muses et se fit estimer par sa science, sa probité,
son attachement au catholicisme et sa charité. Ses écrits cir-
culaient jusqu'en Italie, On y voyait son portrait, représenté
à l'antique avec le laurier triomphal. Campanella lui donna
une place distinguée dans son histoire du monde et le pro-
clama l'un des hommes illustres de son temps, non seulement
pour sa doctrine, mais encore pour la noblesse de sa vie. En
1566, il se décida à publier son éloge de la solitude, avec une
silvula de petits poèmes chrétiens. L'ouvrage parut à Anvers;
c'est un des chefs-d'œuvre de Plantin (^). Nous retrouverons
Musiusen 1572, victime de la révolution anabaptiste.
Charles de Langhe ou Langius, né à Gand, ou selon d'autres
à Bruxelles, devint chanoine de Saint-Lambert à Liège. Il
était très versé dans le grec et le latin; il cultiva la poésie
avec succès; Baillet, dans ses Jugements des savants, Ta
mis au rang des plus judicieux critiques de son siècle. Il a
laissé des commentaires sur Plante et sur les Offices de
Cicéron, ainsi que plusieurs pièces de vers. Il a également
laissé un grand nombre de manuscrits. Il mourut à Liège, le
29 juillet 1573.
Petreius Tiara, né le 15 juillet 1514, à Worcum, en Frise,
où il commença ses humanités, étudia à Harlem la logique
et les mathématiques. C'était un de ces esprits privilégiés qui
se passent de maîtres et sont capables de tout puiser dans
(*) DOM PiTRA, l. c, p. 187-190.
332 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
leur propre fonds : helléniste et latiniste consommé, il fabri-
quait aussi des instruments de musique, d'astronomie, de
géométrie et ne demeura pas même étranger à l'art de la
peinture. S'étant voué toutefois spécialement à la médecine,
il alla l'étudier à Louvain, visita ensuite l'Allemagne, la
France et l'Italie. Créé docteur en médecine dans cette dei^
nière contrée, il vint, au bout de ses voyages, s'établir à
Louvain (vers 1553) et y enseigna la langue grecque. En 1560,
il fut appelé à la même chaire dans la nouvelle université de
Douai ; mais bientôt après, il retourna en Frise et devint' suc-
cessivement bourgmestre de Franeker et professeur de grec
aux universités de Leyde et de Franeker, où il mourut, le
9 février 1586.
Antoine Schoor (Schorus), natif d'Hoogstraeten, embrassa la
religion protestante et mourut à Lausanne en 1552. On a de
lui plusieurs ouvrages de grammaire, dont les humanistes
venus après ont souvent profité sans les citer. Dans une
comédie latine, intitulée : Eusebia sive Religioj qu'il fit repré-
senter en 1550, par ses élèves, à Heidelberg, où il était pro-
fesseur de belles-lettres, il voulut prouver que les grands
méconnaissaient la religion, et qu'elle n'était accueillie que
par le peuple; l'empereur le fit chasser de la ville. On croit
que Henri Schoor, mort vers l'an 1590, connu aussi par
divers ouvrages de grammaire imprimés à Strasbourg, était
le fils d'Antoine. Et que dire de Jean Dousa ou Van der Does,
seigneur de Nordwyck Q, qui a illustré son nom comme
magistrat, comme philosophe, comme historien, comme
poète et comme défenseur de la ville de Leyde, en 1574? Ce
fut à l'âge de dix ans qu'il commença ses humanités dans la
ville de Lierre. En 1560, il fut rappelé en Hollande et confié
aux soins de Henri Junius, dont l'école jouissait à Delft d'une
grande considération. Il fit de rapides progrès sous cet excel-
lent maître. De Delft, Dousa vint à Louvain et deux ans après
{*) Né le 6 décembre 1545.
I DOUSÂ, DE SMET. 333
à Douai. Là, il se lia avec Luc Fruy tiers, d'Anvers, qui se
signala, comme lui, au célèbre siège de Leyde, et en laissa
une description pleine d'intérêt. En 1564, ils se rendirent
I tous les deux à Paris pour se perfectionner dans le grec, sous
Pierre Dorât, professeur au collège royal ; ils y contractèrent
d'excellentes relations avec les personnages les plus distin-
gués, tels que le chancelier de l'Hospital, Turnèbe, Passerat,
Ronsard, Baïf et d'autres.
Bonaventure de Smet, connu sous le nom de Vulcanius,
était né en 1338 à Bruges, d'un père pensionnaire de cette
ville et qui, par son éloquence et son érudition, avait mérité
l'amitié d'Érasme. Libre de choisir entre le barreau et la
médecine, Bonaventure restait indécis, lorsque, sur l'invita-
tion du cardinal François Mendoza, évêque de Burgos, il
partit pour l'Espagne, en 1359, charmé de voir un pays dont
il avait entendu raconter des merveilles. Le cardinal le fît
son secrétaire, son bibliothécaire, et le chargea de traduire
en latin les passages des Pères grecs qu'il se proposait d'em-
ployer dans un ouvrage auquel il travaillait. Après la .mort
de ce prélat (1366), Vulcanius remplit les mêmes fonctions
auprès de son frère, Ferdinand Mendoza, archidiacre de
Tolède. Ce prélat mourut en 1570, et Vulcanius revint à
Bruges. Mais les troubles des Pays-Bas le décidèrent à partir
pour Cologne, où il espérait trouver la tranquillité si néces-
saire aux études. Craignant ensuite que cette ville ne devînt
le théâtre de la guerre, il se rendit à Bàle, puis à Genève, d'où
il revint encore à Baie, s'occupant dans ses loisirs à traduire
divers auteurs grecs. La mort de sa mère le rappela à Bruges,
et il fîxa sa résidence à Anvers, où il fut nommé premier rec-
teur de l'école. En 1378, il obtint le titre de professeur de
langue grecque à l'université de Leyde; mais il ne prit pos-
session de cette chaire qu'en 1580, et l'occupa trente-deux
ans avec un zèle remarquable. Déclaré professeur émérite
en 1612, il mourut à Leyde le 9 octobre 1614. Son savant
collègue Pierre Cunssus prononça son oraison funèbre. Il
334 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
parait que Vulcanius avait adopté le système d'îndifiEérence
religieuse. Il possédait une belle bibliothèque et légua tous
ses manuscrits à l'université de Leyde.
Parmi les traductions de Vulcanius, on doit citer les huit
livres d'Arrien sur les expéditions d'Alexandre; les cinq
livres d'Agathias sur la vie de Justinien ; les Thèmes de Con-
stantin Porphyrogénète pour les troupes militaires d'Orient;
les deux livres de la Primauté du pape par Nil, évéque de
Thessalonique, et son traité du purçatoire ; les questions phy-
siques et les épîtres de Théophylacte Simocatte; les questions
de médecine de Cassius; son traité du monde, attribué par
quelques-uns à Aristote ; les douze dialogues de saint Cyrille,
de l'adoration en esprit et en vérité, et son traité contre les
anthropomorphites ; les odes et les épigrammes de Calli-
maque; les idylles de Moschus et de Bion; les épîtres
d'Emmanuel Chrysoloras et son traité de la comparaison de
l'ancienne et de la nouvelle Rome f).
Le style de ces traductions est si élégant qu'aujourd'hui
encore, dit Baillet, on a de la peine à croire qu'on en puisse
faire de meilleures f).
N'oublions pas un honmie « dont la vie agitée, dramatique,
complètement dévouée à la recherche et à la profession de ce
qu'il croyait être la vérité, couronnée (1572) par une sorte de
martyre en l'honneur de cette double cause, offre en France
l'image et le résumé du xvi' siècle, qui ne fut tout entier
qu'un douloureux enfantement »; cet homme était issu
d'une famille originaire de Liège, réfugiée en Picardie vers
la fin du XV* siècle, pendant les guerres qui marquèrent le
règne de Charles le Téméraire, J'ai nonmié Pierre de la
Ramée ou Ramusf).
Cependant l'alarme se répandait à Louvain: cette littérature
(*) Baillet, Jugements des S(wants, Paris, 1722, t. II, p. 416.
(«) iD., ibid.
Vallet de Virivillb, Histoire de rinstrudion publique en Europe,
Paris, 1849, p. 223.
. LES TROYENS DE LOUVAIN. 335
profane, ce beau langage, ces nouveautés, disait-on, allaient
infailliblement altérer la pureté de la foi. Appeler, comme on
le faisait, barbarie la scolastique, n'était-ce pas bouleverser le
monde entier?
Ceux qui raisonnaient ainsi savaient fort bien ce qu'ils
voulaient : ils comprenaient que les bonnes lettres, loin de
nuire à la vraie religion, devaient nécessairement porter un
coup mortel à la religiosité telle qu'un grand nombre l'enten-^
daient alors, et, par conséquent, renverser leur fortune et
leur crédit (^). Un de ces troyens, — c'était ainsi qu'on nonmiait
les ennemis du grec, — un de ces troyens les plus intrépides
de Louvain, Jean Hessels, qui mourut en 1566, loua beau-
coup le pape Grégoire le Grand de sa haine farouche et de
son suprême dédain pour les lettres profanes. Ce pontife, en
effet, avait reproché à Didier, évêque de Vienne, en France,
de se livrer à cette étude, par la raison qu'un évêque qui pro-
nonce l'éloge du Christ ne doit point avoir sur les lèvres
celui de Jupiter f). Grégoire était accusé encore, et non sans
raison, d'avoir proscrit les mathématiques et d'avoir fait
brûler les livres de Tite-Live et la célèbre bibliothèque pala-
tine créée par Auguste (^. Hessels approuvait la destruction
de Tite-Live, et, dans un saint zèle, il priait Dieu d'envoyer
plus d'un Grégoire pour renouveler ces actes de justice {^. Le
pape, conséquent à lui-même, s'était glorifié de faire des
barbarismes et des solécîsmes f). Un moine monta en chaire
pour prêcher contre Érasme, Hutten et d'autres maîtres de la
Renaissance, et dit gravement qu'on avait découvert une nou-
velle langue, dite grecque, qui était la cause de toutes les
(*) De Reiffenberg, 3* mémoire cité, p. 32.
(*) Gregorii Epistolœ, ep. IX.
{5) C'est ce que nous apprend Jean de Salisbury, Opu$ de niigis curialium.
Bruxelles, 1476, cap. 26.
(*) YUa St'Gregorii per Joannem diaconitm, lib. IV.
(^) /. Hesseîii brevis et catholica decalogi exposùio, — De Reiffenberg, L /.,
p. 43 et 44. — ScHATES, Essai historique sur les xtsages, les croyances, etc., des
Belles, p. 77 et 78.
336 ÉRASME ET LES HOMMES. DE SON TEMPS.
hérésies. «Dans cette langue, continuait-il, est écrit un livre
qu'on appelle Nouveau Testament, et qui contient beaucoup
<le choses dangereuses. On est maintenant occupé à confec-
tionner une autre langue qui s'appelle l'hébreu ; quiconque
l'apprend devient aussitôt juif f). »
L'opposition naturelle des scolastiques et des humanistes
avait abouti à une lutte déclarée. Mais les moines et les théo-
logiens n'étaient pas les seuls ennemis d'Érasme ; il s'en fit
aussi quelques-uns dans les gens de lettres, et cela au sujet de
Cicéron.
ce La beauté d'Hélène, dit de Burigny f), a suscité une
guerre plus meurtrière, mais non plus furieuse et plus opi-
niâtre que celle dont l'Europe savante fut embrasée dans le
XVI* siècle au sujet du degré d'estime qui étoit dû au mérite
de Cicéron. Les traits satiriques et injurieux, qui sont, grâce
au ciel, les seuls en usage dans la république des lettres,
étoient alors fort à la mode. L'érudition étoit forte et
vigoureuse, mais encore un peu sauvage, comme les fruits
d'une terre nouvellement défrichée ; et les héros de la litté-
rature, trop semblables à ceux de l'Iliade, ne s'épargnaient
pas les injures. Jules-César Scaliger,d'un côté, et Érasme, de
l'autre, voilà les deux chefs des combattants; c'est Achille et
Agamemnon. »
Ce fut à Rome que naquit la querelle; elle intéressa le plus
bel esprit qui ait jamais occupé le siège de Saint-Pierre. Une
très bonne cause produisit un très méchant effet. L'admira-
tion pour Cicéron dégénéra en idolâtrie ; quelques savants,
non contents de penser avec Quintilien que le nom de Cicé-
ron est moins aujourd'hui le nom d'un homme que celui de
l'éloquence, soutinrent que c'était le seul auteur qui méritât
d'être lu, et que toute expression qui ne se trouvait pas dans
(*) Reuchlin in dedicat, libri de accent, et orthograph. acUAdrianum Cardinal. ^
apud Meiners, Lebensheschreihungen, r. I, p. 51.
(*) Mémoires de V Académie royale des inscriptio^is et helles-lettreSy 1761, t. XXVIÏ,
p. 195.
LE « CICÉRONIEN » d'ÉRASME. 337
Cicéron devait être proscrite par tous ceux qui prétendaient
à la gloire d'écrire purement le latin; la théologie même
devint cicéronienne ; et pour mieux ressembler à ce modèle
antique, elle prit le ton du paganisme (^).
Alors Cicéron imposa la loi à toutes les sciences et fut un
demi-dieu.
Érasme, voyant les savants de son siècle se précipiter avec
une sorte de fureur sur les traces de Cicéron, abolir le culte
de toutes les autres autorités et ne pas même accorder le
droit de bourgeoisie aux mots que Cicéron n'avait pas
employés, cribla de railleries ceux qui appelaient les
cardinaux pèf^es conscrits et Jésus-Christ le fils de Jupiter. Rien
de plus plaisant que le Cicéronien d'Érasme : c'est un portrait
digne de Labruyère. « Le cicéronien ne vit que pour Cicé-
ron et lui appartient tout entier; il est célibataire et ne se
marie qu'avec Cicéron. Il se prépare comme un initié de la
grande déesse : il habite une cellule dont les fenêtres sont
doubles, où le jour n'entre pas et d'où le bruit extérieur est
banni. Pour écrire une lettre, il emprunte des périodes à
Cicéron. Il salue son ami et le complimente avec des formules
cicéroniennes. Il a composé des dictionnaires, qui réunis
occupent plus d'espace que les œuvres complètes de l'auteur,
et dont l'un comprend les mots, l'autre les métaphores, un
troisième les épiphonèmes, un quatrième les tropes, un cin-
quième les adages, un sixième les fines plaisanteries
employées dans Cicéron f). »
La satire d'Érasme était principalement dirigée contre deux
cicéroniens exagérés : le cardinal Bembo, l'ami de Léon X,
et un jurisconsulte belge, Christophe de Longueil, de Malinesf).
(*) De Burigny, l. c.
(«) Reçue britannique,^, 126-128.
(») Selon Scevole de Sainte-Marthe, il était fils naturel de Léon de Longueil,
ambassadeur de la reine Anne de Bretagne, qui l'avait déjà fait son chancelier. Selon
Erasme (qui Tassure sur la foi de Pierre Longueil, oncle paternel de Christophe),
il était né à Schoonhoven, en Hollande.
338 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
Notre compatriote n'avait que dix-neuf ans qu'on le dési-
gnait déjà pour occuper une chaire de droit à Poitiers (1510).
Acette occasion, il lui arriva une aventure qu'il a racontée lui-
même : Il venait de commencer son discours d'ouverture; tout
à coup, ses élèves, presque tous plus âgés que lui, mirent Tépée
au poing et fondirent sur leur maître, pour le contraindre à
céder sa place à un régent gascon. Mais le professeur, sans
se laisser déconcerter par cette brusque attaque, terrassa
sous le poids de trois énormes volumes de l'Infortiat (des
in-folio du xvf siècle) ceux des mutins qui s'étaient avancés
le plus près de sa chaire. Les autres se le tinrent pour dit et
le combat cessa faute de combattants (^).
Christophe de Longueil avait montré de bonne heure beau-
coup d'esprit et de mémoire, et embrassé toutes les parties
de la littérature : langues, antiquités, droit civil, droit
canon, médecine, théologie. Le succès avec lequel il s'était
distingué à Paris dans la profession de jurisconsulte lui
avait valu une charge de conseiller au parlement, avant
qu'il fût professeur de droit à Poitiers. Pour donner plus
d'étendue à ses connaissances, il parcourut l'Italie, l'Espagne,
l'Angleterre, l'Allemagne, la Suisse, où il fut retenu captif
par le peuple irrité contre les Français, vainqueurs à la
bataille de Marignan, qui venait d'avoir lieu. Il mourut à
Padoue, en 1522, à 34 ans. On a de lui des épîtres et des
harangues, avec sa vie par le cardinal Pôle. La diction en
est pure et élégante, mais le fond n'est pas toujours assez
bien fourni. Dans ses premières productions, il a peut-être
trop donné à une imagination abondante et vigoureuse; mais
le jugement et la réflexion réparèrent bientôt cet abus de
richesse. Le cardinal Pôle fait de Longueil le plus grand
éloge, et l'on ne peut disconvenir que cet éloge ne soit bien
mérité (^.
On prétend que des raisons personnelles déterminèrent
(') BouLMiER, Estîenne Bolet, p. 91 .
(^ Biographie universelle, art. Longueil,
LE « CICÉRONIEN ». 339
Erasme à écrire contre les cicéroniens : il savait qu'il n*en
était pas estimé; l'Italie s'attribuait le privilège exclusif de
bien écrire en latin ; on y défendait la lecture des ouvrages
d'auteurs étrangers comme n'étant* propres qu'à altérer la
pureté du style. On ne faisait grâce qu'au seul Longueil, qui,
en considération de sa belle latinité, fut fait citoyen de Rome :
encore ne fût-ce pas sans difficulté; il était coupable d'une
sorte de forfait littéraire; dans un discours public, il avait
osé comparer la France à l'Italie et faire l'éloge de Budé et
d'Érasme f).
Érasme avait voulu engager Budé à donner le premier
l'assaut. Budé lui avait répondu qu'à la première occasion
qui se présenterait dans quelque ouvrage, il ne manquerait
pas d'attaquer les cicéroniens; mais Érasme crut que ce sujet
méritait bien d'être traité dans un livre à part; il était plus
intéressé encore dans la querelle ; les cicéroniens le regar-
daient comme un blasphémateur, parce qu'il avait dit qu'à
l'âge de vingt ans, une longue lecture de Cicéron l'ennuyait ;
que saint Jérôme écrivait mieux que Cicéron, et que les
ouvrages de cet auteur n'étaient pas exempts de solécismes (*).
L'ouvrage d'Érasme qui devait lui attirer tant d'attaques
était un dialogue intitulé Ciceronianus, sive de optimo diceîidi
génère^ rempli d'enjouement, de plaisanteries fines et d'une
littérature exquise, surtout lorsque le grand écrivain porte
son jugement sur les auteurs latins, depuis César jusqu'à
ceux du XVI* siècle f).
Ce n'est pas qu'Érasme n'estimât Cicéron comme un beau
génie, mais il défendait la liberté des écrivains et la néces-
sité d'un style nouveau pour des idées nouvelles. Il pensait
qu'il n'y avait aucune impossibilité qu'on écrivît mieux sous
certains rapports et surtout d'une manière plus virile, plus
(<) Db Bdrigny, p. 196.
(«} Id., p. 196 et 197.
(^) Dartigny, Nouveaicx mémoires d* histoire, de critique et de littérature, t. II,
p. 165.
340 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
substantielle et plus solide, moins flasque et moins ver-
beuse (^). Ange Politien avait pensé comme Érasme, et
Murel, qui écrivait le latin avec tant d'élégance, était du
même avis f).
Érasme avait dédié (1528) son Ciceronianus à Jean Ulatenus,
recteur du gymnase d'Aix-la-Chapelle, le même auquel il
avait dédié son édition des Tusailanes; et ce qu'il y a de
remarquable, c'est que dans la préface de cette édition,
Érasme lui-même s'était pris en faveur de son auteur d'un
enthousiasme plus dangereux que celui qu'il se proposait de
combattre dans le Cicéronien. « Je ne lis point Cicéron, avait-il
dit, sans être frappé jusqu'au point de croire que quelque
divinité résidait dans l'âme d'où ces productions sont sorties.
Où est présentement cette àme? C'est sur quoi aucim homme
peut-être ne saurait prononcer. Je ne m'éloigne pas beaucoup
du sentiment de ceux qui se persuadent qu'elle est heureuse
dans le ciel. » Il avait encore scandalisé les théologiens dans
ses Colloqties par des hyperboles trop favorables au paga-
nisme; voici comment il s'exprime dans celui qui a pour titre
Convivitim religiosum : « Je ne puis lire les ouvrages de Cicéron
sur la vieillesse, sur l'amitié, ses Offices, ses Tusculanes, que
je ne baise ces livres, que je ne me sente pénétré du plus
profond respect pour cet esprit inspiré par la divinité même.
J'aimerais mieux voir périr Scot tout entier avec ses sem-
blables que d'être privé des livres de Cicéron ou de ceux de
Plutarque. Ce n'est pas que je blâme en tout les scolastiques;
mais je m'aperçois que les ouvrages de ces anciens philo-
sophes me rendent meilleur, au lieu que la lecture des sco-
lastiques refroidit mon amour pour la vertu et n'allume en
moi que l'ardeur de la dispute. Quand je vois de si belles
maximes dans les païens, j'ai bien de la peine à ne pas
m'écrier : Saint Socrate^ priez pour nous; et je suis bien tenté
de croire que les saintes âmes de Virgile et d'Horace jouissent
(*) Erasm. apud Fortin, t. I, p. 422 et 423.
(«) NiSARD, p. 179. — Fortin, t. I, p. 444 et 445.
OPPOSITION DE SCALIGEH ET D^ÉTIENNE DOLET. 341
de la félicité. » C'était aller d'autant plus loin qu'Érasme ne
pouvait douter que toutes ses actions et ses paroles ne fussent
sévèrement examinées par une foule de théologiens et de
moines, qui ne cherchaient que l'occasion de se venger de
ses mépris, et ces hardiesses étaient d'autant plus dangereuses
pour lui qu'il s'accordait avec le langage d'un des plus grands
ennemis de l'Église romaine, Zwingle, qui, dans sa confession
de foi adressée à François P', expliquant l'article de la vie
éternelle, plaçait dans le ciel Thésée, Socrate et tout ce qu'il
y avait eu d'hommes célèhres par leurs vertus parmi les
Grecs et les Romains (*).
On crut voir dans le Ciceronianus un dessein préconçu de
déprimer Cicéron : aussitôt s'élève contre Érasme un violent
orage; jamais Cicéron n'avait tonné contre Catilina ou contre
Antoine avec autant de véhémence que les partisans de l'ora-
teur se déchaînèrent contre le critique : c'était un Salmonée,
un impie, qui avait conçu le projet insensé de faire oublier
Cicéron et de substituer ses propres ouvrages à ceux du père
de l'éloquence. Érasme eut beau réclamer contre celte injuste
imputation; il écrivit, il prolesta, il rappela en vain ce qu'il
avait écrit ailleurs en faveur de l'orateur romain, rien ne
put calmer la tempête, et Gilbert Cousin, son domestique
et son ami, convint que le nombre de ses admirateurs
diminua considérablement depuis la publication du Cicé-
roiiien. Le plus violent de ses adversaires était le célèbre,
mais vaniteux Jules César Scaliger. On fut aussi très mécon-
tent, en France, de ce qu'il avait paru mettre en parallèle
Budé et l'imprimeur Bade : c'était, disait-on, comparer
Achille à Thersite; les meilleurs amis d'Érasme l'abandon-
nèrent; Jean Lascaris, avec qui il s'était lié d'amitié à
Venise, lorsque ce seigneur s'y trouvait en qualité d'ambas-
sadeur de Louis XII, fit des épigrammes contre lui, quoiqu'il
eût été cité avec honneur dans le Cicéronien f).
{ (<) De Burigny, l. c, p. 197-198.
(«) Id., p. 300-301.
22
343 ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
Budé avait d*abord fait peu d'attention à ce qui avait été dit
de lui dans le CicéronicHy mais des amis officieux prirent
soin de l'aigrir, et cette affaire fit tant de bruit à Paris que
François P' voulut en être informé; un ami de cour instruisit
le roi qu'Érasme, pour offenser Budé, l'avait comparé à Bade,
et qu'il profitait de toutes les occasions dans ses écrits pour
se déchaîner contre les Français, — ce qui était une pure
calomnie 0-
En vain, Ërasme déclara-t-il que la comparaison qu'il avait
faite de Budé et de Bade ne tombait que sur le style; que
personne ne connaissait mieux que lui le mérite de Budé et
ne l'aimait davantage, cette explication ne parut pas satis-
faisante: Germain de Brie, ami de l'un et de l'autre, conseilla
à Érasme de corriger l'endroit de son ouvrage qui causait
tant de clameurs; ce qui fut fait dans une seconde édition;
et de plus Érasme fit, dans une lettre publique, le plus grand
éloge de Budé. Mais, en 1551, Scaliger, jeune, tranchant,
irritable, cria au meurtre, au parricide, au triple parricide,
et traita Érasme d'ignorant, d'imposteur, de séditieux, de
moine apostat, d'impie, de bourreau, de furie sortie des
enfers, digne des galères et de la torture; l'appelant cent fois
ivrogne et lui reprochant de gagner sa vie comme correcteur
chez le célèbre imprimeur italien Aide Manuce, et de laisser
beaucoup de fautes que l'ivresse l'empêchait de remarquer.
On eût dit qu'il ne s'agissait ni plus ni moins que d'un scé-
lérat digne de la roue ou de quelque capitaine visigoth ou
ostrogoth prêt à exterminer toutes les sciences et tous les
arts, et à mettre le feu à toutes les bibliothèques (^.
Après Scaliger, ce fut Etienne Dolet, typographe et huma-
niste français, qui voulut rompre une lance contre Érasme f).
Un an avant la mort du philosophe, il fit imprimer un dia-
logue contre lui , sous le titre : De imitatione Ciceronis ; les
(») Db Burigny, p. 201.
(*) Bayle, Dictionnaire historique, t. II, p. 384.
(*) Stephani Doleti dialogus de imitatione ciceroniana adversus Desidei^ium
Erasmum Roterodamum, pro Christopkoro Longalio,
LE « CÏCÉRONIEN »• 343
interlocuteurs sont Thomas Morus et Simon Villeneuve, sous
lequel Dolet avait étudié à Padoue. Morus prend le parti
d'Érasme; mais Villeneuve en parle avec le dernier mépris :
Érasme n'est qu'un mauvais bouffon, un vieillard qui radote,
un double escroc, un parasite, un ennemi de Cicéron, de tous
les gens d'esprit, de la France même et des Français. Cet
ouvrage mérite cependant d'être lu, parce que l'auteur, qui
possédait parfaitement Cicéron, le justifie contre quelques
critiques un peu trop légèrement avancées. Érasme en fut
piqué, mais il déclara qu'il ne répondrait pas à ce libelle, et
Dolet finit, comme Scaliger, par une réparation à celui qu'il
avait attaqué avec tant de violence (^).
Au surplus, la guerre que le philosophe de Rotterdam fai-
sait aux cicéroniens dura aussi longtemps que le siège de
Troie; elle ne finit qu'à sa mort, et, chose à noter, dans cette
lutte acharnée, le meilleur cicéronien par son éloquence, par
son esprit, son savoir, le seul digne de ce nom, c'était Érasme.
C'est qu'au lieu d'imiter les formes du style de Cicéron,
Érasme l'imitait par la pensée, par la suite, par le lien
des idées et les procédés de composition que les écrivains
illustres se transmettent f).
(*) De Burigny, p. 104, et Querelles littéraires ou Mémoir6s.pour sermrà rhistoire
des résolutions de la république des lettres, t. I, p. 1 13-1 19.
(*) Péricaud, Érasme dans ses rapports amc Lyon, p. 8. — Nisard, p. 179.
— <r^^^<s^j^i^:^xpr ^
TABLE DES MATIÈRES.
INTRODUCTION.
Pages.
Influence de Tantiquité. — La Renaissance et la soolastique. — La Renaissance
hostile à l'Eglise. — Influence des grandes découvertes. — Deux systèmes en
présence dans TËglise. — Rôle et situation de la Belgique 5
CHAPITRE PREMIER.
LES PREMIÈRES HÉRÉSIES ET LA SOOLASTIQUE.
Tanchelin d'Anvers et sa secte. — L'hérésie de Guillaume Comélis. — Les
hérétiques un peu partout en Belgique. — La dialectique : Simon de
Tournai. Alain de Lille, le docteur universel, etc. — La scolastique aiisto-
télique : David de Dinant ; Hugues d'Ypres, maître de Thomas d'Aquin.
— Le mysticisme : Odon de Tournai. — Les idéalistes : Henri de Gand,
le docteur solennel. — Les thomistes : Siger de Brabant et ses disciples. . 19
CHAPITRE II.
LA SATIRE ET LES PREMIÈRES HÉRÉSIES.
Le roman du Renard. — Autres poésies satiriques. — L'opposition religieuse :
Les vaudois aux Pays-Bas. — Persécution des vaudois ea Belgique. —
Protestations en faveur des vaudois. — La doctrine des albigeois ou
cathares. — Les albigeois. — Wiclef et Jean Huss. — Béguines et
béghards. — Béguins et lollards. — Porrétistes et flagellants. — Les
hommes de l'intelligence et les frères de l'esprit libre. — Les turlupins. —
Les picards. — Panégyristes des picards 47
346 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE in.
JEAN VAN RUYSBROECR ET LE MT8TICISMK.
Pages.
Précurseurs du mysticisme aux Pays-Bas : Thomas de Cantimpré. — Nicolas
de Lyra. — Diverses tendances mystiques. — Vie de Ruysbroeck. — Sa
lutte contre Bloemardine. — Sa béatification refusée à Rome. — Sa doc-
trine. — Son antipathie contre les scolastiques. — Ruysbroeck est critiqué
par Gerson. — Il est défendu par Schoonhove. — Sa morale plus influente
que ses écnts. — Ruysbroeck attaque la corruption du clergé. •— Elèves de
Ruysbroeck 93
CHAPITRE IV.
LES FRÈRES DE LA VIE COMMUNE.
Gérard Groot. — Manière de vivre des frères. — Hostilité des moines contre
Groot — Gerson et d'Ailly le défendent. — Mysticisme pratique, à la por-
tée des masses. — Maison des frères à Zwoll. — Rouge-Cloltre. — Ecoles
des frères en Belgique. — Gérard Zerbolt répand l'étude de la Bible. —
Prédication dans les langues vulgaires. — Jean Standonck réforme la péda-
gogie. — Les grammairiens parmi les frères. — Despautère, Macropède et
leurs élèves. — Thomas a- Kern pis. — Ecole de Zwoll : Jean Busch. — Henri
Harphius. — Denys le Chartreux. — Jean Van Goch. — Jean Wessel. —
Accord et différence entre Wessel et Luther. — Wessel protégé par Vévêque
d'Utrecht. — Savants, amis de Wessel. — Van Halen. — Wessel se place
entre Gerson et Luther 126
CHAPITRE V.
ORIGINES OB LA RENAISSANCE.
Ses caractères particuliers aux Pays-Bas. — Les poètes et leà chroniqueurs.
— Jacques Van Maerlant. — Jean Bœndale. — Jean de Weert. — Georges
Chastellain. — Gilles Li Muisis. — Réforme des abbayes. — Floreffe. —
Saint- André lez-Bruges. — Synode de Tournai. — Réforme du clergé aux
Pays-Bas. — Nicolas de Cusa. — De Cusa en Hollande. — De C usa à
Liège. — De Cusa, disciple de la Renaissance. — Tolérance du cardinal De
Cusa. — Ses idées scientifiques et philosophiques. — Le clergé chansonné
en Belgique. — Lutte du temporel contre le spirituel. — Prédication
contre le luxe. — - Persécutions. — Jean le Vitrier. — Quelques hommes de
lettres 189
TABLE DES MATIÈRES. 347
CHAPITRE VI.
ÉRASMB ET LES HOMMES DE SON TEMPS.
Page».
Fondation de Tuniversité de Louvain. — Uécole de Deventer : Agricola. —
H^us, maître d*Erasme. — Lystrius, MurmelliusetTorrentinus. — L'école
de Deventer : Ses humanistes allemands. — Un précurseur de Strauss. —
Herman Von dem Busche. — Régence de Marguerite d'Autriche. — Erasme :
Ses études à Deventer. — Erasme au couvent de Steyn. — Ses études à Paris.
Son ami Pierre du Chastel. — Éloge de la Folie. — histilution du prince
chrétien. — VEscarbot. — Erasme juge Socrate et Platon. — Erasme à
l'université de Louvain. — Les Busleyden et le collège des Trois-Langues.
— Adversaires du collège des Trois-Langues. — Succès du collège des Trois-
Langues. — Le collège de France. — Érasme plaide la conciliation reli-
gieuse. — Erasme soutenu par Adrien VI 241
CHAPITRE VIL
ÉRASME ET LES HOMMES DE SON TEMPS. (Suite.)
Les Colloques d'Erasme. — Les Adages, — Idées d'Erasme en théologie. —
VEnchiridion. — Hesse et Mosselan. — Erasme et la prédication. — Haines
contre Érasme. — Les théologiens de Louvain. — Thomas Morus défend
V Éloge de la Folie, — ^Egidius. — VUtopieàe Thomas Morus. — Divers
amis d'Érasme : Goclen, Nanninck, Ressen, Crucquius, Hypérius, Cératin,
Fortius, Varennius, Van Kampen, Velsius, Musius, Langius, Schoor, Dousa,
De Smet. — Les Troyens de Louvain. — Le Cicéronien d'Erasme. —
Opposition de Scaliger et d'Etienne Dolet .... ! 293
ERRATA.
Page 27, note 3, au lieu de : Rosenkranze, lises : Rosenkranz.
— 33, ligne 19, — non, — mais.
69, note 2, — Liepzig, — Leipzig.
-- 71, — 1, — Gescliichtowissenschafl, lisr: ; Geschichtswisson-
schaft.
— 76, note 2, — Heistorbach de miraculis, lises : Caesarii Heister-
bacensis Dialogus Miraculorûm.
— 103, avant-derniôre ligne du tcxtOy au lieu, ifc : Halle, lises : Hal.
- 133, note 1, au lieu de : vitîe, lises : vita.
— 137,
— 2,
— qui.
—
oui.
-- 163,
ligne 14,
— avaient.
—
avait.
-- 170,
- 20,
rencontre,
—
rencontreni
^ 172,
note 2,
— Moniinenta msedii.
—
Monumenta medii.
: - 188,
lignes 21
et 2, au lien de : insinuavit.
Volent
es, lises :
insinuavit ;
volentes.
— 188,
— 24
— contariis,
—
contrariis.
— 188,
— 26
— isti.
—
iste.
— 188,
— 33
— (luotidire,
_
«luotidie.
— 188.
— 42
— dabinus.
dabinius
— 22d, note 3y au lieu de : des, lises : der.
— 256, ligne 20, lisez : les idées de la Renaissance.
— 277, "7 3, au lieu de : Groote, lises : Grote.
— 303, note 4, — der, — dei^.
— 334, ligne 14, - antbro|>orDorphites, — anthropoinorpbistes.
Tomo I.
This book shoiild be returnôd to
the Library on or before the last date
stamped b©low,
A fine of ^^CÊnts a day is inourred
by retaining it beyond tbe apecified
ttme*
Pl&ase retum promptly.
SEP 23-59 H
orc?i 6? H
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