Skip to main content

Full text of "Les premiers pasteurs du Désert (1685-1700) d'après des documents pour la plupart inédits"

See other formats


5%^' 


■^' 


^i# 

1?    .éL«          ^ 

?«•- 


?♦! 


"^  *   -         r-*t.j-  •   ^À 


r" 


/ 


LES  PREMIERS 

PASTEURS  DU  DÉSERT 


LES  PREMIERS 


PASTEURS  DU  DÉSERT 

(1685-1700) 
d'après  des  documents  pour  la  plupart  inédits 

0.    DOUEN 


Ah!  pauvre  France  oublieuse!  combien 
peu  tu  as  soigné,  conservé  ta  tradition! 
Combien  négligente,  insoucieuse  de  ton 
trésor  national  !  J'entends  par  ce  mot  ce 
qui  fut  toi-même,  ta  haute  vie,  aux 
grandes  heures  :  les  martyrs  et  les  vrais 
héros.'  Tout  cela  dans  la  poussière  et 
jeté  au  vent. 

(Michelet,  La  Ligue  et  Henri  If^, 
p.  328.) 


TOME   PREMIER 


PARIS 
GRASSART,     LIER  AI  RE- É  DITE  UR 

2,    RUE   DE    LA    PAIX,    2 

1879 

Tous  droits  réservés. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

Universityof  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lespremierspaste01doue 


PREFACE 


Le  triomphe  de  la  foi  catholique  et  de  l'into- 
lérance fut  porté  jusqu'aux  nues ,  quand 
Louis  XIV  crut  avoir  anéanti  le  protestantisme 
français  ;  on  frappa  des  médailles  en  l'honneur 
de  l'extinction  de  l'hérésie,  une  statue  de  bronze 
fut  élevée,  dans  l'hôtel  de  ville  de  Paris,  à 
Louis-le-Oraiid  toujours  vainqueur,  défenseur 
de  la  majesté  de  V Église  et  des  rois. 

Cependant  le  droit  des  libres  consciences  a 
prévalu  contre  les  édits  et  les  dragons  du  grand 
roi,  contre  les  édits  et  les  dragons  de  ses  succes- 
seurs. A  défaut  de  médailles  et  de  statues,  aux- 
quelles ils  ne  songeaient  guère,  les  hommes 
de  cœur  et  de  foi  dont  le  courage  et  la  persévé- 
rance ressuscitèrent  l'Église  réformée,  ont-ils  du 
moins  leur  part  légitime  dans  la  reconnaissance 
de  ceux  qui  recueillent  les  fruits  de  leur  dévoue- 
ment? —  Nous  nous  sommes  pris  à  en  douter, 
en  découvrant  que,    sur  environ  quatre-vingt- 


'Z  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

dix  miaistres  et  prédicants  pendus  ou  roués  de 
1686  à  1762  (1),  plus  de  cinquante  n'ont  pas 
d'article  dans  notre  livre  d'or,  la  France  pro- 
testante^ et  réclament  une  place  dans  la  révision 
si  remarquable  qu'en  publie  notre  savant  collè- 
gue et  ami  M.   Henri  Bordier. 

Les  pasteurs  du  Désert  du  XVIIP  siècle  ont 
été ,  à  diverses  reprises ,  l'objet  de  travaux 
sérieux  et  considérables,  qui  s'éclairent  et  se 
complètent  mutuellement;  sur  ceux  du  XVIP, 
au  contraire,  nous  possédons  presque  unique- 
ment les  cent  pages  que  M.  le  pasteur  Peyrat 
leur  a  consacrées,  il  y  a  trente-cinq  ans,  dans 
un  livre  admirable  qu'on  ne  lit  pas  assez  (2). 
Toutefois  nulle  période  de  notre  histoire  n'offre 
plus  d'intérêt  que  celle  qui  va  de  1685  à  1700, 
et  dont  Élie  Benoit  a  tracé  le  résumé  suivant,  à 
l'occasion  des  premières  assemblées  tenues  con- 
trairement aux  ordonnances  (3)  :  «  Peu  à  peu  le 
zèle  s'échauffa  dans  ces  assemblées  (168S  et 
1686)  et  principalement  dans  les  Cévennes;... 
malgré  toutes  les  oppositions,  on  voulut  y  faire 
tous  les  exercices  de  la  religion,  avoir  des  ser- 


(1)  Voii'  l'appendice  II. 

{2)''Histoire  desJPasteura  du  Désert. 

(3)  Histoire  de  Védit  de  Nantes,  V  991,  992. 


PRÉFACE 


mous  ordinaires,  y  recevoir  la  communion.  Au 
bruit  de  ce  grand  événement  il  s'y  rendit  quel- 
ques ministres  ;  et  dans  les  lieux  où  il  n'y  en 
avait  point,  il  s'en  forma  de  nouveaux.  L'ardeur 
et  la  nécessité  firent  passer  par-dessus  les  ordres, 
et  on  crut  être  dans  un  cas  pour  lequel  les 
règles  n'étaient  pas  faites.  Il  se  dédia  des  per- 
sonnes de  toute  qualité  et  même  do  tout  sexe  à 
ces  nouvelles  fonctions  :  des  gens  d'étude,  des 
gens  de  métier,  des  charpentiers,  des  cardeurs, 
de  simples  paysans ,  des  enfants  même  qui 
avaient  assez  de  mémoire  pour  apprendre  de 
petits  discours  par  cœur,  et  assez  de  hardiesse 
pour  les  réciter.  Le  zèle  même  de  ce  peuple 
admettait  des  filles  et  des  femmes  à  faire  des 
exhortations  et  des  prières  dans  ces  assemblées. 
11  y  en  eut  cinq  ou  six  dans  les  Gévennes  qui 
se  chargèrent  de  ce  travail  :  deux  desquelles 
étant  tombées  entre  les  mains  de  l'intendant, 
furent  condamnées  à  une  prison  perpétuelle,  et 
envoyées,  l'une  cà  la  tour  de  Constance,  et  l'autre, 
au  château  de  Sommières.  Une  paysanne  des 
environs  de  Bergerac,  nommée  Anne  Montjoye, 
qui  ne  savait  pas  lire,  mais  qui  avait  une 
mémoire  fort  heureuse ,  étant  poussée  par  le 
même  zèle,  se  fit  instruire,  apprit  à  lire,  fit  des 


4         LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

assemblées  et  des  prières,  et  iit  tant  de  bruit  en 
ces  quartiers-là,  qu'on  chercha  le  moyen  de  se 
saisir  d'elle,  et  qu'après  l'avoir  prise  et  sollici- 
tée en  vain  à  changer  de  religion,  elle  fut 
condamnée  à  mort  et  exécutée.  Il  se  trouva 
dans  les  Cévennes  quarante  personnes  qui  se 
mêlèrent  d'exhorter  le  peuple  et  qui,  se  succé- 
dant les  uns  aux  autres,  ont  continué  jusques  à 
présent  à  faire  des  assemblées,  malgré  toute 
sorte  d'oppositions.  Vidal  et  Vivens,  jeunes  gens 
sans  lettres,  dont  l'un  n'était  qu'un  simple  car- 
deur,  et  l'autre,  qu'un  maître  d'école,  Fulcran 
Rey,  proposant  de  Nîmes,  et  plusieurs  autres, 
commencèrent  à  paraître  presque  aussitôt  qu'on 
sut  la  révocation  de  l'Édit.  Il  y  vint  des  person- 
nes de  dehors^  des  ministres,  des  proposants,  des 
personnes  qui  avaient  passé  toute  leur  vie  dans 
d'autres  études,  mais  qui  crurent  devoir  se  con- 
sacrer à  cette  nouvelle  profession.  Brousson,  qui 
avait  été  avocat  au  parlement  de  Toulouse,  fut 
un  de  ceux-là... 

«  Les  provinces  de  Picardie,  de  Champagne, 
de  l'Ile  de  France,  de  Normandie,  d'Orléans  et 
d'autres  voisines,  furent  assistées  par  des  per- 
sonnes animées  d'un  semblable  zèle  ;  mais  il  s'y 
rendit  aussi  plusieurs  ministres,  qui  trouvèrent 


PREFACE 


une  grande  repentance  dans  tous  les  lieux  où 
ils  s'adressèrent.  Six  d'entre  eux  qui  s'étaient 
voués  à  cet  ouvrage  furent  arrêtés  à  Paris,  les 
uns  presque  en  arrivant ,  les  autres  après  y 
avoir  passé  une  ou  deux  années  à  faire  des 
assemblées  presque  tous  les  jours,  et  à  recevoir 
les  actes  et  les  signatures  de  ceux  qui  venaient 
les  chercher  de  toutes  parts  pour  leur  donner 
des  marques  de  repentance.  Quelques  autres, 
après  avoir  longtemps  couru  de  province  en 
province,  y  moururent  sans  avoir  été  recon- 
nus; et  d'autres,  encore  plus  heureux,  y  ont 
fait  plus  d'un  voyage  sans  avoir  été  découverts, 
ou  sont  échappés  des  mains  de  ceux  qui  les 
avaient  saisis.  J'aurais  peine  à  représenter  quel  a 
été  le  fruit  de  leur  travail.  Jamais  il  n'avait  paru 
tant  de  zèle  et  tant  d'affection  pour  la  religion 
réformée ,  pendant  la  prospérité  des  Églises, 
qu'ils  en  trouvaient  en  tout  lieu:  et  le  retour  de 
ceux  qui  avaient  succombé  à  la  violence,  fut 
pour  le  moins  aussi  rapide  et  aussi  général  que 
leur  chute  l'avait  été.  On  n'a  pu  savoir  jusqu'ici 
précisément  et  avec  certitude  ce  qu'on  avait  fait 
de  ceux  qui  avaient  été  arrêtés  ;  et  depuis  qu'ils 
ont  été  prisonniers ,  on  n'a  fait  que  de  vaines 
diligences  pour  apprendre  de  leurs  nouvelles.  » 


6         LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

L'excessive  rareté  des  documents  manuscrits 
et  imprimés,  si  vivement  sentie  par  Antoine 
Court,  aide  à  comprendre  pourquoi  les  premiers 
pasteurs  du  Désert  sont  jusqu'ici  restés  dans 
l'ombre.  Cette  rareté  explique  en  même  temps, 
si  elle  n'excuse,  les  lacunes  de  notre  propre  tra- 
vail, commencé  dès  1860  (1).  Depuis,  nous  avons 
lentement  poursuivi  nos  recherches,  sans  négliger 
aucune  occasion^  aucun  moyen  d'instruction  (2), 
et  nous  avons  acquis  la  certitude  que  le  nom- 
bre des  pasteurs  rentrés  en  France  avant  le 
XVIIP  siècle  est  plus  considérable  qu'on  ne 
croyait,  et  s'élève  à  une  cinquantaine  environ. 
Bien  que  les  noms  de  près  de  la  moitié  nous 
soient  demeurés  inconnus,  bien  qu'à  l'égard  de 
quelques  autres  nos  renseignements  soient  res- 
tés fort  imparfaits,  nous  sommes  loin  de  regret- 
ter la  peine  qu'ils  nous  ont  coûtée  ;  car  nous 
pensons  qu'on  ne  fera  jamais  assez  pour  honorer 
la  mémoire  de  ces  héroïques  bannis  qui,  sim- 
})lement  et  sans  la  moindre  ostentation,  venaient 
donner  ou  du  moins  risquer  leur  vie,  pour  une 


(1)  Voir  BuUet.   de  l'histoire  du  j'i^'ot.,  IX  174.  Nous  désignerons 
cet  ouvrage  par  le  titre  abrégé  de  BuUet. 

(2)  Voir  Bullet.  XII  16,  XIV  71  :  2«  série  IV  377,  VII  168,  X  91,  X 
384,  XII,  94. 


PRÉFACE  7 

cause  sacrée  dont  ils  étaient  les  seuls  défen- 
seurs. 

Le  plus  illustre  d'entre  eux,  celui  dont  le 
nom  est  partout  prononcé  avec  amour^  Claude 
Brousson,  est  devenu  le  sujet  principal  de  notre 
étude,  grâce  aux  pièces  inédites  ou  rares  que 
l'on  conserve  de  lui  aux|  Archives  de  l'Hérault 
et  dans  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque  de 
Genève.  Nul  ne  s'en  plaindra,  nous  Tespérons  ; 
car  aucun  des  écrivains  français,  anglais  et  alle- 
mands, anciens  et  modernes,  qui  se  sont  occu- 
pés de  Brousson,  n'ayant  eu  connaissance  de^^ces 
documents,  à  l'exception  de  M.  le  pasteur  Cor- 
bière, lequel  n'a  traité  qu'un  point  particulier, 
il  est  permis  de  dire  que  l'apôtre  du  Désert  est 
plus  célèbre  que  véritablement  connu,  et  nous 
ajoutons,  sans  crainte  d'être  démenti,  que  l'ori- 
ginalité et  la  noblesse  de  son  caractère  se  révè- 
lent d'autant  mieux  qu'on  pénètre  plus  avant 
dans  son  intimité. 

Nous  exprimons  notre  gratitude  à  MM.  L.  de 
la  Pijardière,  de  Montpellier,  et  Ph.  Roget,  de 
Genève,  pour  la  parfaite  obligeance  avec  laquelle 
ils  nous  ont  communiqué  les  précieuses  pièces 
confiées  à  leur  garde  ,  et  nous  remercions 
MM.  Jean  David  et  Morov,   étudiants  en  théo- 


0         LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

logie,  qui   ont  pris  pour  nous  quelques  copies 
dans  les  manuscrits  d'Antoine  Court. 

0.  D. 
Paris,  8  décembre  1877. 


Ces  lignes  étaient  écrites  lorsqu'un  jeune  can- 
didat en  théologie,  M.  L.  Nègre  de  Montpellier, 
lit  paraître  une  thèse  de  230  pages  (138  de  texte 
et  02  d'appendices)  intitulée  Vie  et  nii/iistère  de 
Claude  Broussoji,  travail  bien  fait,  puisé  aux 
sources  et  accompagné  de  nombreuses  pièces 
justificatives,  qui  a  rectifié  deux  erreurs  géné- 
ralement répandues. 

On  lit  déjà  dans  l'une  des  premières  biogra- 
phies du  martyr  (Ahrcgc  de  l«  vie  de  feu 
M.  Broussoii)  que  ,  avant  d'aller  au  supplice ,  il 
ne  subit  pas  la  question  ordinaire  et  extraordi- 
naire à  laquelle  il  avait  été  condamné.  C'est  le 
contraire  qui  est  vrai.  M.  Nègre  a  publié  le  pro- 
cès-verbal oiiiciel  de  la  torture,  et  nous  le  lui 
avons  emprunté.  En  revanche,  les  biographes 
modernes  répètent  l'un  après  l'autre  que  Brous- 


PREFACE  9 

son  fut  exécuté  en  effigie  avant  la  Révocation. 
VAhrgé  combattait  déjà  cette  allégation  et 
M.  Nègre  en  a  clairement  montré  l'inexacti- 
tude. 

Nous  nous  félicitons  d'avoir  pu  tirer  profit  de 
cette  récente  publication,  aussi  bien  :|ue  d'une 
introuvable  plaquette  dont  nous  avons  reçu  avec 
reconnaissance  une  copie  faite  par  M.  Nègre.  Il 
s'agit  de,  la  Relation  sommaire  des  merveilles 
etc.,  dans  laquelle  Brousson  retrace  les  travaux 
et  les  souffrances  de  sa  première  mission  au 
Désert. 


INTRODUCTION 


LES  ÉVASIONS 


«  Il  est  certain,  écrit  Jurieii,  que,  dans  l'histoire 
qu'on  pourra  faire  de  notre  persécution,  le  chapitre 
des  évasions  doit  faire  un  des  plus  beaux  endroits. 
On  y  verra  des  stratagèmes  qui  pourront  divertir. 
Mais  on  y  verra  surtout,  dans  des  femmes,  des  pro- 
diges de  courage  qui  paraîtront  incroyables.  On  y 
verra  des  femmes  de  qualité,  nourries  toute  leur  vie 
dans  une  grande  délicatesse,  —  quelques-unes  d'elles 
malades  de  maux  qu'on  croyait  mortels,  —  passer 
durant  la  rigueur  de  l'hiver  à  travers  les  bois  et  les 
rochers,  les  neiges  dessus  la  tète  et  jusqu'aux  genoux, 
et  traverser  des  torrents  et  des  rivières  de  neige 
fondue  dont  l'eau  leur  montait  jusqu'au  sein.  On  y 
verra  mille  autres  actions  de  vigueur  surprenante. 


12  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

Le  iiK'moire  qui  est  ici  joint  rogardu  trois  demoi- 
selles de  Metz,  M'"'  Du  Clos,  M""  Coulés  et  M""  Du 
Bois,  qui  a  écrit  la  lettre.  La  première  est  encore 
renfermée  dans  son  couvent,  la  seconde  s'en  est 
sauvée  par  une  aventure  fort  semblable  à  celle  de 
cette  dernière,  puisqu'elle  lima  un  barreau  de  la 
fenêtre  de  sa  prison.  La  troisième  a  souhaité  que  les 
circonstances  de  son  évasion  fussent  rentlues  publi- 
ques, aiin  que  sa  reconnaissance  envers  Dieu  le  fût 
aussi  : 

"  L'envie  que  j'avais  de  sortir  de  la  Rabylone.  pour 
aller  invoquer  Dieu  dans  les  lieux  où  il  est  servi  eu 
li])erté,  m'obligea  à  me  hasarder  avec  quelfpi'une  de 
mes  compagnes  qui  avaient  pris  la  même  résolulioii. 
nonobstant  les  d(''fenses  du  roi  de  sorlii'  du  royau- 
me (l).  A  peine  avions-nous  fait  quatre  lieues,  qu'une 
troupe  de  cavaliers  nous  arrêtèrent  dans  un  village 
nommé  Courcelle,  où,  après  nous  avoii'  maltraitées, 
ils  eurent  l'inhumanité  de  nous  déshabiller  et  de 
nous  voler  le  peu  de  nippes  que  nous  voulions 
sauver.  Nous  en  fûmes  quittes  pour  cette  perte. 
^)uelque  temps  après,  la  cruauté  des  dragons  aug- 
mentant partout,  nous  délil)éràmes  encore  pour  trou- 
ver un  moyen  d'échappcM'  de  leur  tyrannie.  II  n'y 
avait  aucun  moyen  de  passer  pour  lors,  les  passages 
étant  gardés  trop  soigneusement.  Mais  voici  ce  que 
nous  imaginâmes  :  Un  roulier,  à  qui  nous  i)romîmes 
de  grandes  récompenses  pour  nous  faire  passer  le 

(!)  Sons  poine  de.  '/»\i've-^  ]i('i'|)é(iiclles  jxiur  les  hniiniK's.    et    d'^tro 
rasée  fi    rcrhisç  à  |ici'|iéliiil(>  imiir  les  femmes  (Décl.  du  7  mai  l(38(i). 


INTRODUCTION  13 

(langer,  nous  voulut  bien  mettre  dans  un  tonneau 
emballé  de  toile,  deux  grandes  lilles  et  moi.  Il  n'y 
avait  qu'une  petite  ouverture  par  où  nous  pouvions 
respirer.  Nonobstant  l'incommodité  d'une  telle  voi- 
ture. Dieu  nous  donna  des  forces  pour  rester  trois 
jours  et  trois  nuits  dans  ce  pitoyable  état.  Il  n'y  avait 
plus  que  quinze  lieues  de  chemin  à  faire  pour  être 
sauvées,  quand  le  misérable  charretier,  entendant 
battre  la  générale  par  la  garnison  de  Hombourg, 
s'effraya  mal  à  propos  au  bruit  de  ces  tambours  et 
crut  que  les  dragons  étaient  à  ses  trousses.  Quoi  que 
nous  pussions  faire  pour  l'encourager,  nos  prières  et 
nos  larmes  ne  servirent  de  rien;  il  détacha  un  de  ses 
chevaux,  s'enfuit  et  nous  laissa  à  la  merci  des 
paysans.  Nous  sortîmes  l'une  après  l'autre  de  ce  misé- 
rable tonneau,  et  nous  allâmes  nous  jeter  dans  un 
bois  où  nous  fûmes  prises  par  des  paysans  1),  qui 
eurent  la  cruauté  de  nous  mener  à  M.  De  la  Berteche. 


(1)  Ils  étaient  constitués  en  gardiens  des  l'rontières. 

LouYois  écrivait  à  Fan  trier,  le  31  décembre  lGi*5  :  «  Il  n'y  a  jioint 
d'inconvénient  à  dissimuler  les  vols  que  font  les  paysans  aux  i^ens  de 
lii  R.  P.  ]{.  qu'ils  trouvent  en  désertant,  afin  de  rendre  leur  jiassajie 
plus  difïicile,  et  même  Sa  Majesté  désire  que  l'on  promette,  outre  la 
dépouille  des  ^"-ens  qu'ils  arrêteront,  trois  pistoles  ])our  chacun  de 
ceux  qu'ils  amèneront  à  la  plus  prochaine  })lace.  » 

l'n  mois  après  (30  janvier  1(586),  Louvois  écrivait  au  marquis  de 
Lamtjc;  t  :  «  Sa  Majesté  désire  que  vous  tassiez  en  sorte  que  les 
jjaysans  des  Ardennes  courent  sus  et  même  fassent  main-l)asse  sur 
ceux  des  i-elijiionnaires  qui  auront  l'insolence  de  se  défendre,  leur 
faisant  entendre  qu'on  leur  donnera  tout  le  Initin  qu'ils  feront.  ])nur- 
vu  qu'ils  les  ramènent  dans  les  prisons  des  places  du  roi  les  plus  voi- 
sines. »  (Rousset,  Hist.  de  Louvois  III  503.) 


14  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

gouverneur  de  Hombourg,  qui  nous  renvoya  à  Metz, 
escortées  par  vingt-cinq  dragons.  Aussitôt  que  nous 
fumes  arrivées,  l'on  nous  mit  toutes  trois  dans  des 
prisons  séparées,  où  après  avoir  resté  deux  mois, 
l'on  nous  jugea  [condamna]  par  ordre  du  roi  à  être 
rasées,  et  au  couvent  à  perpétuité.  J'ai  donc  été  con- 
duite dans  le  couvent  des  Ursulines,  où  j'ai  resté  dix 
mois,  toujours  en  me  recommandant  au  Seigneur, 
qui  m'a  donné  les  forces  et  l'assurance  pour  entre- 
prendre des  choses  qui  paraîtront  impossibles  aux 
personnes  qui  liront  ce  mémoire. 

«  La  nuit  donc  du  17  du  mois  d'août  de  cette  année 
(1687),  après  m'être  recommandée  à  Dieu  d'une 
manière  toute  particulière,  je  pris  la  résolution  de 
traverser  une  chambre  où  dix  pensionnaires  me  gar- 
daient. Les  trouvant  endormies,  je  me  hasardai  à 
ouvrir  doucement  leur  porte.  De  là,  il  fallut  passer 
par  une  fenêtre  qui  a  jour  sur  la  cour;  mais  les  bar- 
reaux m'arrêtèrent  quelque  temps.  J'en  limai  un,  et 
l'autre,  en  le  tirant  à  force  de  bras,  rompit  entre  mes 
mains,  ce  qui  me  fit  juger  que  Dieu  secondait  mes 
desseins.  Lorsque  cet  obstacle  fut  ôté,  je  me  jetai  à 
bas  de  cette  fenêtre,  qui  était  assez  haute,  par  un 
temps  épouvantable  de  pluie  et  de  tonnerre,  sans  me 
faire  mal.  Ensuite  je  descendis  dans  une  cour,  et  de 
là  je  passai  dans  un  jardin  dont  la  porte  était  cade- 
nassée. J'en  arrachai  assez  facilement  le  cadenas, 
qui  n'était  pas  bien  gros;  j'y  trouvai  une  pièce  de 
toile  qui  blanchissait,  qui  servit  à  me  ceindre  et  à 
me  glisser  doucement  à  bas  d'une  muraille  fort  haute, 
au  pied  de  laquelle  la  Moselle  flotte.  J'entrai  dans 


INTRODUCTION  15 

cette  rivière  où  je  fus  jusques  au  cou,  et  possible 
sans  ma  hauteur,  j'y  fusse  demeurée.  Après  l'avoir 
traversée  heureusement,  je  me  rendis,  au  hasard, 
chez  de  bonnes  gens  de  la  religion,  qui  eurent  la  cha- 
rité de  me  recevoir.  Le  lendemain  matin  à  la  pointe 
du  jour,  les  religieuses  firent  savoir  au  gouverneur 
que  je  leur  étais  échappée.  Un  grand  bruit  se  répan- 
dit par  toute  la  ville  de  ma  fuite.  Ceux  de  notre  reli- 
gion rendaient  grâces  à  Dieu  de  mon  bonheur,  et  les 
autres  jetaient  feu  et  flamme  contre  moi.  Cependant 
les  dragons  à  qui  l'on  avait  promis  dix  louis,  s'ils  me 
découvraient,  eurent  ordre  de  fouiller  toutes  les  mai- 
sons ;  heureusement  ils  ne  vinrent  point  d'abord 
dans  le  lieu  où  j'étais  cachée.  Cependant  l'on  battait 
la  caisse  de  tous  côtés,  et  défenses  de  par  le  roi  à 
toutes  personnes,  quelles  qu'elles  fussent,  de  me 
recevoir  dans  leurs  maisons,  sur  peine  des  galères 
pour  les  hommes  et  du°couvent  pour  les  femmes.  Je 
fus,  à  la  fin,  obligée  de  changer,  pour  aller  dans 
deux  autres  lieux  où  les  soldats  avaient  déjà  cherché, 
mais  il  me  fallut  me  déguiser  en  paysanne,  et  quel- 
quefois en  homme. 

«  La  difRculté  était  de  passer  les  portes  de  la  ville, 
les  ordres  étant  donnés  aux  officiers  de  garde  de  faire 
découvrir  les  personnes  masquées.  Nonobstant  leurs 
précautions,  je  passai  habillée  en  paysan,  suivant 
deux  demoiselles  qui  me  conduisaient  au  lieu  où  un 
guide  m'attendait.  J'avais  une  hotte  et  un  tonneau 
dessus,  avec  un  panier  en  mon  bras.  Dans  cet 
équipage,  je  marchai  une  lieue,  où  je  trouvai  le 
guide  qui  m'attendait.  Je  quittai  ces  deux    bonnes 


16  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

demoiselles,  qui  me  recommandèrent  à  la  garde  du 
Seigneur,  et  je  montai  à  cheval.  Nous  n'eûmes  pas 
fait  vingt  lieues  par  des  chemins  détournés,  que 
nous  arrivâmes  à  Charleville,  où  l'on  nous  arrêta 
quelque  temps  à  la  porte;  mon  guide  dit  que  j'étais 
son  valet.  Nous  allâmes  ensuite  passer  à  Marche  en 
Famine,  où  l'on  nous  conduisit  au  gouverneur,  qui 
me  fit  interroger  en  la  présence  de  quantité  d'offl- 
ciers,  par  un  dragon  qui  parlait  allemand.  Je  lui 
répondis  que  j'étais  allemand  et  valet  du  guide.  Et  la 
langue  allemande  que  je  sais  assez  bien,  me  tira 
d'affaire  ;  jeu  fus  quitte  pour  la  peur.  Il  me  laissa 
aller  sans  m'examiner  davantage.  De  là  nous  allâmes 
dîner  dans  un  village,  où  nous  trouvâmes  les  archers 
de  Luxembourg,  qui  demandèrent  à  l'hôte  en  ma 
présence,  s'il  n'avait  pas  ouï  parler  d'une  religieuse 
qui  s'était  sauvée  d'un  couvent  de  Metz,  et  ([u'ils 
(Haient  venus  pour  la  chercher  jusqu'aux  portes  de 
Liège,  ajoutant  à  cela  que  d'autres  archers  étaient 
sur  d'autres  routes  pour  le  même  dessein,  et  qu'ils 
auraient  dix  pistoles  chacun  s'ils  la  trouvaient.  Je 
vous  laisse  à  penser,  Monsieur,  si  ce  discours  m'ef- 
fraya. Cependant  Dieu,  qui  m'avait  donné  des  forces 
partout,  me  rassura  encore  dans  cette  dernière 
épreuve.  Ils  me  dirent  de  plus,  croyant  que  j'étais 
effectivement  valet,  d'aller  mener  boire  leurs  che- 
vaux, et  que  j'aurais  deux  pétrémenes  pour  boire. 
J'y  fus  sans  balancer,  menant  un  autre  cheval  en 
main.  Etant  de  retour,  je  dis  à  mon  guide  que  le 
danger  était  grand  pour  moi,  et  qu'il  fallait  gagner 
Liège,  ce  que  nous  fîmes  en  galoppant  toujours  jus- 


INTRODUCTION  17 

que-là.  Y  étant  arrivée,  je  remerciai  mon  guide,  en 
lui  disant  que  j'étais  la  religieuse  dont  on  avait  tant 
fait  de  ])ruit.  Il  n'y  eut,  Monsieur,  jamais  de  surprise 
pareille  à  la  sienne.  Il  me  dit  que,  s'il  eût  cru  que 
j'étais  en  effet  la  religieuse,  pour  mille  pistoles  il  ne 
m'aurait  pas  menée.  De  Liège  j'arrivai  à  Mastrick, 
où  j'ai  eu  l'avantage  d'être  reçue  de  tous  les  honnêtes 
gens  d'une  manière  toute  particulière.  De  là,  je  suis 
arrivée  à  Cassel  heureusement,  et' au  contentement 
de  mes  proches,  (jni  rendent  gi'àces  à  Dieu  de  ma 
(h'iivrance. 

<(  Jp  certifie  que  tout  ce  qui  est  contenu  dans  la  pré- 
sente rehit'ion  est  véritable.  Fait  à  Cassel,  le  28  novern- 
tjre  U]81.  »  (Jurieu,  Lettres  jiastorales,  Il  ■230-240.) 

Cette  fuite  si  hardie  et  d'un  si  grand  sang- froid 
devait  marquer  dans  les  souvenirs  des  réfugiés.  La 
tradition  a  brodé  sur  ce  thème,  et,  à  côté  du  sobre 
récit  qu'on  vient  de  lire,  elle  nous  en  a  laissé  un 
autre,  bien  long  et  ampoulé,  dont  les  circonstances 
sont  assez  diflérentes  (1).  Nous  avons  là  un  spécimen 
curieux  de  la  manière  dont  opère  la  tradition.  Elle 
développe  siu-tout,  ajoute  au  merveilleux,  et  parfois 
en  retranche  ce  qui  lui  scmlde  d('passer  la  mesure 
du  possible. 

Ainsi,  le  tonneau  dans  lequel  s'introduisent  les 
trois  jeunes  hlles  (trois  sœurs,  dit  la  tradition  qui  a 
oublié   leurs  noms) ,   devient  un   tonneau  énorme, 

(1)  Mcin.  de  la  famille  Mmizot-Jas.soy :  iii;s.  de  l;i  BibliotJi.  du 
2)rotestant/siiie. 


18        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

auquel  on  fait  dos  ouvertures,  une  porte,  et  dans 
lequel  on  a  placé  des  bancs,  où  les  trois  demoi- 
selles peuvent  s'asseoir  à  l'aise  comme  dans  un 
carrosse.  Tandis  que,  dans  le  récit  primitif,  les 
jeunes  filles  sortent  du  tonneau  après  la  fuite  de  leur 
conducteur,  et  se  sauvent  dans  un  bois  où  elles  sont 
prises  par  des  paysans;  la  tradition  fait  intervenir 
les  dragons,  qui,  criant  à  la  contrebande,  frappent 
sur  le  tonneau  et -essaient  de  l'ouvrir  avec  leurs  sa- 
bres ;  le  capitaine,  qui  s'était  d'abord  opposé  à  leur 
projet,  tire  lui-même  un  coup  de  fusil  sur  le  tonneau 
pour  le  défoncer,  A  leur  sortie,  les  jeunes  filles 
adressent  un  long  discours  à  ce  capitaine,  qui  les 
reconduit  à  Metz. 

Do  même  pour  la  sortie  du  couvent  :  la  pièce  de 
loile  apparait,  mais  comme  ayant  été  demandée  à 
sa  mère  par  la  demoiselle,  qui  a  longtemps  médit*' 
son  projet.  Ensuite,  elle  ne  traverse  plus  la  Moselle 
à  pied;  un  batelier  qui  lui  a  fait  passer  un  marteau 
et  des  clous,  pour  attacher  la  pièce  de  toile,  vient  la 
prendre  à  l'heure  marquée,  après  avoir  été  prévenir 
la  famille  de  préparer  des  habits  d'homme. 

La  tradition  veut  que  le  déguisement  pris  par  la 
demoiselle  ait  été  un  habit  de  savoyard,  qu'elle  se 
soit  noirci  les  mains  et  le  visage,  et  que,  durant  sept 
nuits,  elle  ait  erré  dans  la  ville  sans  en  pouvoir 
sortir,  tandis  (pfon  la  cherchait  partout  à  grand 
bruit. 

Au  contraire,  l'épreuve  si  périlleuse  des  soldats, 
([ui  racontent  en  sa  présence  qu'ils  cherchent  une 
religieuse,  cl  l'envoient  mener  leurs  chevaux  à  l'a- 


INTRODUCTION  19 

hrcuYoii',  a  disparu.  D'où  nous  concluons  que,  si  rien 
uV'st  Ijcau  (j[ue  le  vrai,  rien  aussi  n'esL  plus  drama- 
tique. 

Toutes  les  évasions  ne  réussirent  pas  comme  celle 
(le  M"''  Du  Bois.  Une  autre  demoiselle,  Anne  de 
Chaufepié,  a  raconté  de  la  manière  suivante  son 
arrestation  et  celle  de  ses  compagnes  : 

«  Nous  demeurâmes  dans  notre  caclielte  de  La 
R(jcii('lle  Jus([u'au  -2;]  du  mois  d'avril  I68G,  et,  ce 
jour-là,  ([ui  était  un  mardi,  après  avoir  pris  toutes 
les  précautions  que  le  temps  et  l'état  des  choses  nous 
avaient  pu  permettre,  et  après  avoir  invoqué  le  nom 
du  Seigneur  et  demandé  sa  bénédiction ,  M""  De 
la  Forest,  qui  sont  mes  tantes,  dont  l'aînée  se  nomme 
M"''  De  Puiscouvert,  et  la  cadette,  M"""  De  La  Vergnais, 
M""'  De  Saint-Lorens,  M"''  De  Boiragon  et  nous,  nous 
rassemblâmes  dans  la  place  Abert,  vers  les  neuf  heu- 
res du  soir;  et,  entre  dix  et  onze,  nous  nous  embar- 
quâmes dans  le  havre  de  La  Rochelle,  dans  la  baniuc 
d'un  batelier  nommé  Diligent,  qui,  par  l'entremise 
d'un  homme  considérable' de  la  ville,  avait  fait  marché 
avec  nous  à  un  louis  d'or  pour  chacune  de  nous,  alin 
de  nous  mener  fort  sûrement  à  un  bord  anglais,  qui 
était  près  de  mettre  à  la  voile  pour  s'en  aller  dans 
son  pays.  Nous -passâmes  la  nuit  sur  la  barque,  et 
vers  le  point  du  jour,  le  batelier  nous  ayant  fait 
descendre  dans  le  fond  de  sa  barque,  où  il  nous  avait 
promis  de  ne  mener  que  notre  petite  troupe  cette 
nuit-là,  nous  fûmes  surprises  d'y  trouver  plus  de 
quarante   personnes,    dont    la   plupart   nous  ('daient 


■20  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

entièrement  inconnues;  mais,  comme  nous  étions 
tous  dans  le  même  dessein,   nous  nous  laissâmes 
conduire  au  batelier  sans  savoir  où  il  nous  menait. 
Vers  les  deux  heures  après-midi  du  24,  nous  fûmes 
abordés  par  un  garde  de  la  patache  de  Rhé,  qui, 
après  plusieurs  mtmaces  de  nous  prendre  tous,  com- 
posa avec  nous,  promettant  de  nous  laisser  sauver, 
pourvu  que  nous  lui  donnassions  cent  pistoles,  qui 
lui  furent  délivrées  dans  le  même  moment  que  le 
marché  fut  fait.  Il  sortit  aussitôt  de  la  barque,  et,  sur 
les  cinq  heures  du  soir,  elle  joignit  le  vaisseau  an- 
glais où  elle  voulait  laisser  sa  charge.  Le  batelier 
nous  y  ht  tous  monter  en  foule  et  avec  précipitation. 
A  peine  y  fûmes-nous  que  la  patache,  à  la  vue  de  qui 
cela  sYHait  fait,  nous  aborda,  et  les  officiers  s'étant 
promptement  rendus  maîtres  du  vaisseau  anglais,  qui 
avait  voulu  faire  une  résistance  inutile,  firent  passer 
le  capitaine  et  tous  les  français  fugitifs  dans  leur 
bord,  où  ils  passèrent  la  nuit,  qui  fut  cruelle  et  rude 
pour  tous  les  prisonniers,  quoiqu'ils  n'y  reçussent 
point  d'insulte  dans  leurs  personnes  ;  mais  toutes  les 
hardes  qu'ils  avaient,  excepté  celles  qui  étaient  sur 
eux,  furent  pillées  par  les  soldats;  quelques-uns  dans 
la  suite  en  ont  recouvré  une  partie,  mais  je  ne  suis 
pas  de  ce  nombre,  et  d'autres  y  ont  perdu  considéra- 
blement. 

u  Lé  lendemain  -25,  on  nous  mena,  dès  six  heures 
du  matin,  dans  la  citadelle  de  Rhé,  où  nous  fûmes 
reçus  par  le  major,  qui  ht  d'abord  séparer  les  deux 
sexes,  faisant  conduire  les  hommes  en  deux  cachots, 
et  les  femmes  dans  un  corps-de-garde.  »  [Bul.  VI  60.) 


INTRODUCTION  21 

Les  cachots  et  les  menaces  de  l'intendaiil  Arnoul 
liiiirent  par  avoir  raison  de  tous  ces  malheureux, 
sauf  M'"-^  De  Puiscouvert,  De  Saumaise,  De  La  Ver- 
gnais,  De  St-Lorens,  De  Boiragon,  Du  Mas.  De  la 
Pommeraie,  autrement  Du  Perot,  De  Chaufepié,  et 
M"'«  De  Rufignac,  qui  furent  condamnées  à  être  rasées 
par  le  bourreau,  et  enfermées  pour  le  reste  de  leurs 
jours.  Anne  de  Chaufepié  et  quelques  autres  furent 
expulsées  de  France,  en  1688,  comme  inconvertis- 
sables. 

Voici  un  récit  d'un  autre  genre,  dans  lequel  une 
jeune  fille  joue  encore  le  rôle  principal  : 

«  M.  D'Hélis  (gentilhomme  du  pays  de  Trieves  en 
DauphinéJ  partit  avec  M"''  sa  lille  et  environ  (pia- 
rante-cinq  autres  personnes,  de  tous  sexes  et  de  tou- 
tes conditions.  De  ce  nombre  était  M"''  De  La  (Châtre, 
personne  de  qualité,  âgée  de  dix-neuf  à  vingt  ans 
seulement,  qui  avait  pris  un  habit  d'homme  pour 
passer  avec  plus  de  facilité. 

«  Cette  sainte  troupe  avait  marché  heureusement 
toute  la  nuit;  mais  lorsqu'il  fut  jour,  elle  rencontra 
près  du  lieu  de  St-Barthélemy.  qui  est  un  petit 
liameau  dans  la  terre  de  Chichiline,  un  grand  nom- 
bre de  paysans  armés  qui  voulurent  Tempécher  de 
passer.  La  plupart  de  nos  fugitifs  commencèrent  à 
prendre  l'épouvante  ;  l'âge  de  M.  D'Hélis  ne  lui  per- 
mettait pas  d'agir  avec  toute  la  vigueur  qu'il  aurai 
souhaité. 

><  Mais  M"'^'  De  La  Châtre  se  mettant  à  la  tète  de  la 
trou})e,  tâcha  de  leur  relever  le  courage,  et  ayant  vu 


22  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

un  homme  qui  paraissait  fort  alarmé,  elle  dit  à  haute 
voix  que  ce  n'était  pas  dans  cette  occasion  qu'il  fal- 
lait avoir  peur,  et  que  toute  fille  qu'elle  était,  si  on 
voulait  la  suivre,  elle  ferait  voir  qu'elle  savait  com- 
Ijattre  en  homme  de  cœur.  En  effet,  comme  si  avec 
l'haJjit  qu'elle  avait  pris,  elle  eût  revêtu  le  courage 
et  la  valeur  des  plus  grands  héros,  elle  fit  ce  jour-là 
des  actions  si  extraordinaires,  que  la  postérité  aura 
de  la  peine  à  les  croire. 

«  Elle  marcha  d'abord  droit  aux  paysans,  qui, 
voyant  sa  résolution,  n'osèrent  s'opposer  à  son  pas- 
sage. Elle  conduisit  sa  troupe  jusqu'à  un  pont,  sur 
lequel  elle  croyait  pouvoir  lui  faire  passer  la  Roman- 
che ;  mais  ayant  trouvé  le  [lont  rompu  et  la  rivien; 
bordée  de  l'autre  côté  par  d'autres  paysans  armés, 
elle  fut  obligée  de  retourner  sur  ses  pas  avec  ses  gens. 

«  Ceux  qui  les  avaient  laissé  passer  les  avaient  sui- 
vis de  loin,  et  les  voyant  revenir  à  eux,  ils  reprirent 
cœur  et  commencèrent  de  les  attaquei*.  M"''  De  La 
Châtre  s'avança  hardiment  vers  eux,  le  pistolet  à  la 
main,  et  du  premier  coup  elle  en  renversa  un  et  le 
lit  tomber  mort  sur  la  place.  Quelques-uns  de  ceux 
qui  la  suivaient  tirèrent  aussi  sur  les  ennemis,  à  son 
exemple  ;  mais  la  peur  dont  ils  étaient  saisis,  pour  la 
l)lui)art,  fut  cause  qu'ils  le  hrent  presque  sans  etfet. 
Aussitôt  ils  eurent  à  essuyer  de  la  part  des  paysans 
une  grêle  de  mousquetades  et  de  coups  de  pierres, 
qui  en  tuèrent  quelques-uns  et  en  blessèrent  plu- 
sieurs autres.  M""  De  La  (Uiàtre  fut  blessée  au  front 
d'un  cou]j  de  pierre,  et  elle  reçut  encore  un  coup  de 
m()us(iuet  qui  lui  perça  le  cou  et  l'épaule. 


INTRODUCTION  23 

('  Après  cette  décharge,  les  paysans  dont  le  nombre 
était  beaucoup  plus  grand  que  le  leur,  fondirent  sur 
eux,  et  ne  trouvant  que  fort  peu  de  résistance,  ils  en 
massacrèrent  la  moitié  et  tirent  les  autres  prison- 
niers, hormis  quelques-uns  qui  prirent  la  fuite,  et 
qui,  se  voyant  poursuivis,  furent  contraints  de  se  jeter 
dans  la  rivière.  Ils  espéraient  de  pouvoir  se  sauver  à 
la  nage  ;  mais  ils  se  noyèrent  tous,  n'ayant  pu,  char- 
gés de  leurs  habits  comme  ils  étaient,  résister  à  la 
rapidité  de  l'eau... 

«  Pour  notre  héroïne,  quoiqu'elle  se  vît  abandou- 
née  de  tout  le  monde,  et  enveloi)pée  de  tous  c(')tés  i)ai' 
les  paysans,  et  qu'elle  se  sentît  alîailjlie  par  les  deux 
blessures  qu'elle  avait  reçues,  elle  ne  perdit  pourtaid 
pas  courage  :  elle  résolut  d'employer  tout  ce  qui  lui 
restait  de  force  à  défendre  sa  vie  et  sa  liberté,  ou  à  les 
vendre  au  moins  chèrement  à  ses  ennemis,  (domine 
elle  prenait  cette  résolution  en  elle-même,  elle  se  sen- 
tit saisie  au  milieu  du  corps  par  un  homme  robuste, 
(pii  faisait  effort  pour  l'arracher  des  arçons  et  i)ourla 
jeter  de  son  cheval  à  terre.  Elle  l'embrassa  et  lui 
serra  le  cou  de  l'un  de  ses  bras  contre  son  côté,  avec 
tant  de  force  qu'elle  le  contraignit  de  lâcher  prise,  et 
de  se  laisser  tomber  à  terre  à  demi-étranglé.  Dès 
([u'elle  fut  ainsi  délivrée  de  cet  ennemi,  elle  poussa 
son  cheval  à  travers  le  gros  des  paysans,  pour  tâcher 
de  se  retirer  par  le  même  chemin  par  où  elle  était 
venue;  mais  à  peine  avait-elle  avancé  quelques  pas, 
([u'un  de  ces  malheureux  lui  donna  un  coup  de  pio- 
che dans  le  côté,  dont  il  lui  lit  deux  grandes  Ijlessu- 
sures,  et  la  fit  tomljer  de  cheval.  Se  voyant  à  terre. 


24        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

elle  se  releva  promptement  Scins  s'étonner ,  et 
nonobstant  sa  faiblesse,  elle  tcâcha  de  se  faire  pas- 
sage l'épée  à  la  main,  pour  poursuivre  le  dessein 
qu'elle  avait  de  se  retirer.  Mais  après  qu'elle  eut 
combattu  quelque  temps  avec  une  valeur  indompta- 
ble, elle  reçut  sur  la  tète  un  grand  coup  de  sabre,  qui 
lui  fit  une  profonde  blessure,  la  renversa  par  terre 
et  l'étourdit,  de  telle  sorte  qu'elle  en  perdit  tout  à  fait 
la  connaissance  et  le  sentiment.  C'est  ainsi  qu'elle 
succomba  sous  le  nombre  de  ses  ennemis. 

«  Ceux  qui  l'avaient  mise  en  ce  déplorable  étal,  au 
lieu  d'en  être  touchés,  voulurent  se  venger  sur  sou 
corps,  qu'ils  crurent  sans  vie,  de  la  longue  et  vigou- 
reuse résistance  qu'elle  avait  faite.  Ils  l'accablèrent 
de  pierres,  ils  la  traînèrent  par  les  champs  et  par  les 
rochers,  où  elle  laissait  partout  des  traces  de  son 
sang,  qui  coulait  avec  abondance  de  ses  blessures. 
Ensuite  ils  voulurent  la  dépouiller,  et  comme,  à 
mesure  qu'ils  y  travaillaient,  ils  virent  qu'elle  donnait 
quelques  signes  de  vie,  cela  les  obligea  à  exercer 
encore  de  nouvelles  cruautés  sur  sa  personne.  La 
douleur  Int  avait  fait  recouvrer  la  connaissance;  mais 
de  peur  qu'on  n'achevât  de  la  tuer,  elle  retint  son 
haleine  pendant  quelque  temps,  pour  persuader  à  ces 
bourreaux  qu'elle  avait  expiré. 

«  Cela  lui  réussit  heureusement;  ils  crurent  qu'elle 
était  morte,  et  ils  la  laissèrent  parmi  ceux  de  son 
l)arti  qui  étaient  morts  effectivement.  »  (Gaultier  de 
Saint-Blancard ,  IIii<t.  apologétiq.  ,  ou  DcfeiisG  des 
libertés  des  Égl.  réf.  de  France.  Amst.,  1G88,  II  G8). 

Malheureusement  son  courage  moral  n'égalait  pas 


INTRODUCTION  2o 

son  courage  physique  :  elle  guérit  de  ses  Itlessures, 
mais  elle  abjura  sa  religion. 

Le  sang  coula  en  plus  d'une  autre  rencontre. 

La  nuit  du  17  mai  1687,  Dumont  de  Bostaquet,  gen- 
tilhomme normand,  conduisit  sur  le  bord  de  la  mer 
une  grande  troupe  de  femmes  et  d'enfants  de  sa 
famille,  qui  voulaient  passer  à  r('tranger,  et  trouva 
en  chemin  plus  do  trois  cents  personnes  qui  allaient 
également  s'embarquer.  Mais  l'embarquement  ne  put 
avoir  lieu. 

«  J'étais  inquiet,  raconte  Bostaquet ,  de  ne  voir 
point  paraître  le  vaisseau...  Je  ne  pouvais  savoir  qui 
était  celui  qui  avait  le  signal  pour  le  faire  avancer; 
et  comme  j'étais  dans  cette  inquiétude,  mon  fils  me 
vint  avertir  que  sa  tante  était  arrivée  :  son  carrosse 
n'avait  pu  venir  au  rivage,  et  elle  m'attendait  à  une 
portée  de  mousquet.  Je  fus  à  pied,  accompagné  de 
mon  tils,  la  trouver;  elle  et  ses  enfants  fondaient  en 
larmes  sur  le  point  de  cette  rude  séparation.  Elle 
m'embrassa  tendrement,  et  moi,  elle  et  ses  petits  qui 
me  faisaient  grand'pitié.  Ma  fdle  De  Ribœuf  était 
descendue  du  carrosse  pour  me  venir  saluer,  et 
M'"'  Duval. 

«  Il  n'y  avait  que  très-peu  de  temi)s  que  j'étais 
avec  elles,  lorsque  j'aperçus  qu'il  se  faisait  un  très- 
grand  mouvement  au  rivage.  Je  demandai  ce  que  ce 
pouvait  être  et,  croyant  que  le  vaisseau  paraissait 
plus  loin,  je  me  di.sposais  à  faire  avancer  le  carrosse. 
Mais  je  ne  fus  pas  longtemps  dans  cette  incertitude  : 


26         LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

une  voix  de  paysan  s'éleva  criant  que  c'était  du  bruit; 
et  aussitôt  j'entendis  des  (and »ours  et  une  décharge 
de  coups  de  fusil.  Je  ne  doutai  point  que  ce  ne  fût  la 
garde  qui  venait  pour  gagner  son  poste,  qui  avait 
tombé  sur  notre  troupe.  Cet  accident  imprévu  me  lit 
croire  que  nous  étions  perdus  sans  ressource;  j'étais 
à  pied,  seul,  avec  mon  petit  RiJjœuf,  auprès  de  ce 
carrosse.  Je  ne  voyais  point  deux  cavaliers  qui  ve- 
naient à  toutes  jambes  pour  l'arrêter;  mais  j'entendis 
fpi'ils  criaient  de  toutes  leurs  forces  :  .1  moi,  à  moi! 
Je  me  trouvais  dans  un  étrange  embarras  de  me  voir 
hors  de  défense,  lorsque  mon  laquais,  qui  tenait  mes 
chevaux  au  bord  de  la  mer,  vint  à  toutes  jambes  me 
les  amener.  Je  n'eus  le  loisir  que  de  me  jeter  sur 
mon  isal)elle,  et  de  crier  au  cocher  de  ma  belle-S(eur 
de  tourner  diligemment,  et  moi,  le  pistolet  à  la  main, 
je  marchai  du  côté  que  j'entendais  des  voix.  A})eine 
j'étais  à  découvert  du  carrosse,  qu'un  cavalier  \m\ 
cric:  Tire!  Tire!  Je  lui  réponds  sans  m'ébranler  : 
Tire,  coquin!  Et  au  même  instant,  il  me  tire  un  coup 
de  pistolet  qui,  me  coulant  le  long  de  la  joue  gauche, 
mit  le  feu  à  ma  perruque  sans  me  blesser.  J'étais  en- 
core si  près  du  carrosse,  que  le  cocher  et  le  hiquais 
rapportèrent  avoir  vu  h^  feu  clairement  dans  mes 
cheveux.  Je  mis  le  pistolet  dans  le  ventre  de  ce  ma- 
raud; mais  par  bonheur  pour  lui  il  manqua,  bien  que 
je  les  eusse  amorcés  de  frais  à  Luneray.  Cependant 
il  tourna  la  croupe  de  son  cheval,  et  poussa  du  côté 
de  l'autre  qui  était  avec  lui.  Je  reprends  mon  autre 
pistoh^t,  et,  les  suivant  au  trot,  il  cria  à  Tautre  :  Tire, 
lire!  11  ;ivait  un  fusil  duipiel  il  me  coucha,  en  jnne.  et. 


INTRODUCTION  27 

comme  il  faisait  clair  comme  jorn*.  et  que  je  n'étais 
qu'à  deux  ou  trois  longueurs  de  cheval  de  lui,  il  me 
donna  le  coup  dans  le  ])ras  gauche,  dont  je  tenais  la 
bride.  Je  remuai  les  doigts  aussitôt  pour  voir  sMl 
n'était  pas  cassé,  et,  appuyant  les  talons  à  mon  che- 
val, je  gagnai  la  croupe  du  premier  qui  m'avait  tiré, 
et  lui  voulant  casser  les  reins,  comme  il  courait  toi  il 
courbé  sur  l'encolure  de  son  cheval,  je  lui  donnai 
mon  coup  de  pistolet  dans  la  hanche.  Mes  deux  cava- 
liers disparurent  à  mes  yeux  et  s'enfuirent. 

«  J'entendais  la  voix  de  Béquigny  qui,  embarrassé 
parmi  les  fusiliers,  faisait  rage  de  se  bien  défendre, 
et,  sans  perdre  de  temps  à  suivre  mes  fuyards,  je 
courus  à  lui  Fépée  à  la  main  et,  en  chemin,  je  ren- 
contrai mon  gendre  De  Reinfreville,  pied  à  terre, 
qui  venait  devers  moi.  Je  lui  demandai  où  il  allait;  il 
me  dit  qu'il  courait  après  ses  chevaux,  que  son  valet 
avait  emmenés.  Je  lui  répondis  que  c'était  en  vain,  et 
(|u'il  fuyait  à  toutes  jambes;  il  avait  passé  assez  près 
de  moi  quand  j'avais  monté  à  cheval,  et  qu'ainsi  il 
n'avait  qu'à  me  suivre  ou  se  tirer  en  diligence.  Je 
n'avais  pas  le  temps  de  raisonner  avec  lui.  Je  joignis 
en  un  moment  Béquigny,  qui  n'avait  avec  lui  que  le 
bonhomme  Montcornet ,  et  nous  écartâmes  toute 
cette  canaille  et  nous  trouvâmes  seuls  maîtres  du 
champ  de  bataille.  Il  me  dit  ({ue  son  cheval  était 
jjlessé  et  qu'il  n'en  pouvait  plus;  et  moi  je  lui  disque 
je  l'étais  au  bras;  mais  que,  sans  perdre  de  temps,  il 
nous  fallait  voir  de  quoi  nos  pauvres  femmes  étaient 
devenues. 

«  Nous   les  trouvâmes  i)resque   au  même  lieu  oii 


28         LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

lions  les  avions  laissées,  et  abandonnées  de  tout  le 
monde ,  toute  la  troupe  ayant  glissé  le  long  du  rivage 
par-dessous  les  falaises.  Ma  mère,  extrêmement 
sourde,  n'avait  point  ouï  les  coups,  et  ne  savait  que 
voulait  dire  toute  cette  rumeur,  ne  songeant  qu'au 
vaisseau  qui  ne  paraissait  point.  Ma  sœur,  tout  ef- 
frayée sur  le  reproche  que  je  lui  fis  de  n'avoir  pas 
suivi  les  autres  doucement,  me  dit  que  ma  mère  ne 
pouvait  marcher,  pour  être  trop  chargée  d'habits;  et, 
(Ml  effet,  craignant  que  la  fraîcheur  de  la  nuit  ne  l'in- 
commodât, elle  s'était  vêtue  extrêmement.  M.  De 
Béquigny  me  lit  penser  que  si  nous  pouvions  rallier 
({uelqucs  hommes  de  notre  troupe,  cela  nous  facilite- 
rait le  moyen  de  tirer  nos  femmes  du  péril  où  elles 
étaient.  Lors,  sans  perdre  de  temps,  je  courus  le  long 
(lu  rivage,  assez  loin,  croyant  que  la  peur  aurait  fait 
cacher  des  hommes  dans  les  falaises;  mais  ma  peine 
fut  inutile  :  je  ne  vis  que  quekiues  filles  qui  fuyaient 
en  i)leurant.  Lors,  voyant  que  ma  présence  était  plus 
utile  à  nos  pauvres  femmes,  je  les  revins  joindre  au 
galop.  M.  De  Béquigny,  de  son  côté,  avait  retourn('' 
du  côté  du  corps  de  garde,  pour  savoir  s'il  n'y  avait 
personne  ;  car  nous  ne  doutions  pas  que  ce  ne  fût  des 
gardes  dont  nous  avions  été  chargés,  et  les  deux 
cavaliers  avec  qui  j'avais  eu  à  faire  me  le  confir- 
maient; car  je  savais  qu'il  y  en  avait  eu  toujours  qui 
battaient  l'estrade  le  long  des  côtes,  et  visitaient  les 
postes  toutes  les  nuits.  Nous  arrivâmes  en  même 
temps  au  lieu  où  nous  les  avions  laissées.  Béquigny 
me  dit  ([ue  nous  étions  perdus,  que  les  coquins  s'é- 
taient   ralliés  au    numJire  de  (piarunte   et  qu'ils  se 


INTRODUCTION  29 

préparaient  à  nous  venir  charger.  Nous  étions  sans 
balles  pour  recharger  nos  pistolets.  Le  sang  que  je 
perdais  en  abondance  me  faisait  perdre  mes  forces. 
Le  cheval  de  M.  De  Béquigny,  blessé  d\in  coup  de 
fusil  à  Tépaule,  n'allait  qu'à  trois  jambes,  et,  dans 
cette  extrémité,  ne  sachant  que  faire  pour  sauver 
toutes  ces  femmes  et  ces  filles,  je  le  priai  de  mettre 
ma  mère  derrière  moi.  11  Tessaya;  mais,  comme  elle 
(Hait  trop  pesante,  il  ne  le  put.  M.  De  Montcornet  seul 
était  avec  nous,  mais  qui  nous  était  fort  inutile,  son 
grand  âge  de  soixante-douze  ans  et  un  bidet  sur 
lequel  il  était  monté,  nous  le  rendaient  d'un  petit 
secours.  Le  valet  de  Béquigny  nous  avait  abandonnés 
après  avoir  dans  la  mêlée  tiré  son  mousqueton,  dont 
il  avait  cassé  l'épaule  d'un  garde-sel,  qui  en  mourut. 
La  mer  qui  commençait  à  monter,  me  faisait  peur  à 
engager  ces  femmes  et  tilles  à  pied,  sous  ces  falaises, 
incertain  du  lieu  où  elles  se  pourraient  tirer.  Ma 
mère  et  ma  sœur  me  conjuraient  instamment  de 
nous  tirer,  que,  si  nous  étions  pris,  notre  perte  était 
assurée;  que,  pour  elles,  le  pis  qui  leur  pouvait  arri- 
ver était  d'être  mises  dans  le  couvent.  Dans  cette 
dure  extrémité,  mon  cœur  déchiré  de  mille  regrets, 
et  accablé  de  désespoir  d'être  hors  d'état  de  tirer  de 
péril  des  personnes  qui  m'étaient  si  chères,  ne  savait 
quel  parti  prendre;  et,  dans  cette  irrésolution,  ne 
pensjit  plus  à  moi,  je  sentis  que  je  perdais  trop  de 
sang  pour  être  longtemps  debout,  et  que  je  ne  man- 
querais pas  à  m'évanouir.  Lors,  je  pris  mon  mouchoir 
et  priai  ma  sœur  de  me  bander  le  bras;  mais,  n'en 
ayant  pas  le  courage,  et  même  n'étant  pas  assez  haute 


30        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

pour  me  rendre  ce  service  que  je  lui  demandais 
comme  une  preuve  dernière  de  son  amitié,  je  m'a- 
dressai à  cette  demoiselle  de  Caen  qui  était  avec  elle 
et  s'appelait  La  Rosière;  elle  était  grande,  et  au  clair 
de  lune  elle  semidait  bien  faite  (1).  Elle  eut  peine  à 
api)rocher  de  moi  en  cet  état;  mais  entin,  après 
que  je  l'en  eus  fortement  priée,  elle  me  rendit  cet 
ofïice;  c(da  arrêta  mon  sang.  Après  avoir  donc  résisté 
aux  prières  de  ma  mère  et  de  ma  sœur  de  les  ajjan- 
donner,  et  m'en  être  défendu  autant  (pie  je  pus. 
voyant  que  ma  présence  leur  était  inutile,  et  que 
MM.  De  Montcornet  et  De  Béquigny  me  pressaient  de 
me  retirer,  il  fallut  céder  à  ma  mauvaise  fortune  et 
les  laisser  aux  mains  de  la  Providence.  Ma  s(pur.  ([ui 
craignait  d'être  volée  ])ar  ces  fripons,  me  donna 
vingt  louis  d'or  à  garder,  et,  après  des  V(eux  au  ciel 
pour  ma  conservation,  me  força  à  les  quitter  :  ce  que 
je  lis  avec  la  plus  grande  douleur  que  j'eusse  jamais 
ressentie.  »  [Mém.  de  Bostaquet  publiés  par  Ch.  Rend 
ot  Fr.  Wadd'ington,  Paris  1864  in-8",  p.   1-21-125). 

Toutes  ces  femmes  furent  conduites  dans  la  prison 
de  Dieppe,  condamnées  à  être  rasées  et  mises  dans 
des  couvents.  Bostaquet,  obligé  de  fuir  avec  son  bras 
très-malade,  gagna  la  Hollande  par  la  Picardie,  (d 
fut  condamné  par  contumace  aux  galères  perpétuel- 
les. Sa  femme  alla  bientôt  le  rejoindre.  Elle  partit  de 
Dieppe  avec  M'""  De  Neufville. 

«  T(jutes  deux,  continue  Bostaquet,  y  avaient 
•  Mivoyé  leiu-s  enfants  pour  les  prendre  en  passant; 

(1)  Ce  détail  caractéristique  peint  la  galanterie  du  gentilhomme 
qui  se  maria  trois  fois  et  oui  plus  de  viniit  enfants. 


INTRODUCTION  31 

elles  ne  furent  que  peu  de  jours  sans  trouver  occa- 
sion :  le  cai)ilaine  Laveine  de  notre  religion,   Iraita 
avec  elles  et  se  chargea  de  leur  embarquement  avec 
promesse  de  les  prendre  sur  le  port  :  mais  ayant  été 
averti  que  Ton  devait  faire  une  visite  exacte  de  son 
vaisseau,  elles  furent  conduites  la  nuit  par   lui    au 
Pollet  il),  où  la  peur  d'être  découvertes  leur  causa  de 
cruelles  alarmes.  Le  sieur  De  Chaumont,  sorti  d'une 
rdle  de  la  maison  de  Vandeuville,  et  par  conséquent 
mon  parent  fort  proche,  se  trouva  caché  avec  elles 
sans  que,  dans  l'obscurité  de  la  nuit,  ils  se  connus- 
sent. Enfin,  après  avoir  souffert  beaucoup  d'incom- 
modités dans  le  lieu  où  elles  étaient,   Laveine  les 
embarqua  dans  une  grande  chaloupe,   en  attendant 
([u'il  put  les  venir  prendre  dans  son  vaisseau.  Lors- 
qu'ils furent  en  mer,  les  matelots  jetèrent  l'ancre, 
impatients  de  la  venue  du  capitaine  :   la  mer  était 
très-fort  agitée,  et  les  dames,  malades  de  la  maladie 
ordinaire,  souhaitaient  ardemment  que  la  visite  fût 
achevée,  et  ce  n'était  pas  sans  raison;  car  plus  le 
jour   s'avançait,    plus   la  tempête    augmentait,    de 
manière  que,  se  croyant  perdus   sans  ressource,  et 
matelots  et  passagers  adressaient  leurs  vœux  au  ciel 
pour  en  obtenir  leur  délivrance.   M'"*'  De  Neufville 
offrait  ce  qu'elle  pouvait  pour  obliger  les  matelots  à 
leur  mettre  pied  à  terre,   et  conjurait  mon  épouse 
accal.h'e  du  mal  de  mer  de  joindre  ses  sollicitations; 
mais  la  vie  lui  étant  indilTérente,  et  s'abandonnant 
absolument  à  ceque  Dieu  avait  résolu  d'elles,  elle  at- 

(1)  Faul>oui'y  de  Diejjpe. 


32        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

tendait  patiemment  ce  qui  en  arriverait.  Le  capitaine, 
de  son  c(Mé,  n'était  pas  sans  inquiétude  de  leur  desti- 
née ;  et  résolu  de  les  sauver  ou  de  périr,  aussitôt  que 
son  vaisseau  eut  été  visité,  il  mit  à  la  voile,  malgré 
les  cris  d'un  nombre  presque  infini  de  monde  qui  le 
blâmaient  et  l'accusaient  de  témérité  ;  mais  lui,  sans 
écouter  leurs  reproches  ni  ceux  des  intéressés  à  son 
vaisseau,  ayant  pris  des  hommes  et  des  chaloupes 
([ui  le  tirèrent  dehors,  après  avoir  été  rechassé  deux 
fois  par  la  tempête,  qui  de  plus  en  plus  devenait 
cruelle,  nos  dames  voyaient  les  efforts  de  leur  libé- 
rateur et  l'attendaient  avec  une  extrême  impatience. 
Pin  tin,  après  avoir  h\(m  combattu,  il  les  tira  de  la 
crainte  où  elles  étaient,  et  les  prit  dans  son  vaisseau, 
où,  remises  de  leurs  alarmes,  elles  sacrifièrent  actions 
de  grâces  à  l'Éternel.  Apres  cela  la  tempête  se  calma, 
et  le  ciel  devenu  serein  leur  donna  une  navigation 
très-heureuse  ».  {Mém.  de  Bostaqiœt,  p.  188  et  189. i 

Jean  Migault  nous  fait  assister  à  des  scènes  non 
moins  émouvantes. 

«  A  une  petite  distance  du  Breuil,  dit-il,  j'arrêtai 
deux  autres  voitures,  et  un  peu  après  minuit,  le  15 
décembre  1G87,  par  un  froid  des  plus  vifs,  nous  nous 
mîmes  en  chemin,  mes  enfants  et  moi,  avec  trois 
voitures...  Nous  eûmes  beaucoup  à  soutTrir  de  la 
rigueur  du  temps.  Ce  que  j'éprouvais  moi-même  et 
les  cris  perçants  des  enfants,  me  faisaient  craindre 
que  quelqu'un  de  nous  ne  pérît  en  chemin.  Le  jour 
ne  nous  apporta  aucun  soulagement,  le  froid  s'étant 
maintenu  au  même  degré  d'intensité  que  pendant  la 


INTRODUCTION  38 

nuit.  A  huit  heures  du  soir,  il  y  eu  avait  vingt  que 
nous  étions  en  voiture,  et  j'ignorais  absolument  ce 
que  je  devais  et  pouvais  faire  de  ma  malheureuse 
famille.  Entrer  dans  la  Rochelle  eût  été  le  comble  de 
l'imprudence;  tout  étranger  qu'on  apercevait  dans 
cette  ville,  ayant  avec  lui  des  enfants,  était  envoyé 
en  prison  ;  et  il  n'y  avait  dans  les  villages  des  envi- 
rons personne  à  qui  je  pusse  me  confier.  Il  fallait 
cependant  prendre  un  parti,  et  le  prendre  sur  le 
champ;  une  seconde  nuit  allait  commencer  et  les 
voituriers  s'impatientaient.  Je  me  souvins  d'avoir 
connu  autrefois  à  Mougon  un  homme  qui  demeurait 
alors  dans  le  voisinage  de  Dampierre.  Je  conjurai  les 
voituriers  de  nous  y  conduire  :  il  ne  fallut  rien  moins 
que  le  déplorable  état  où  étaient  mes  enfants,  surtout 
les  trois  plus  jeunes,  pour  triompher  de  leur  mau- 
vaise volonté  et  leur  inspirer  un  peu  de  compassion; 
mais  je  ne  savais  où  était  la  maison  de  l'homme  que 
je  cherchais,  et  ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  je  par- 
vins à  la  trouver.  A  ])eine  fûmes-nous  k  la  porte,  que 
nos  conducteurs  nous  firent  mettre  pied  à  terre,  et 
nous  n'avions  pas  encore  eu  le  temps  de  dire  un  mot 
à  personne,  qu'ils  avaient  disparu. 

«  La  femme  seule  était  au  logis.  Je  lui  exposai  ma 
situation.  C'en  est  fait  de  mes  pauvres  enfants,  lui 
dis-je,  leur  mort  est  certaine,  s'il  faut  qu'ils  passent 
encore  une  nuit  en  plein  air.  —  Et  nous,  me  répondit- 
elle,  nous  serons  chassés  de  notre  maison,  si  je  fais 
ce  que  vous  me  demandez  ;  mon  mari  est  employé 
par  un  catholique  rigide,  qui  lui  a  signiiié  qu'il  le 
congédierait,  si  nous  nous  avisions  de  recevoir  un 

I  3 


34        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

seul  protestant  sous  notre  toit.  —  Si  vous  perdez  ses 
bonnes  grâces,  lui  répliquai-je,  pour  avoir  accordé 
un  asile  à  des  enfants  qui  sans  cela  vont  périr;  vous 
en  serez  récompensés,  oh  !  n'en  doutez  pas,  vous 
serez  récompensés  par  Tapprobation  et  les  béné- 
dictions de  Celui  au  nom  duquel  j'implore  votre  pitié 
pour  ces  faibles  créatures.  Je  ne  veux  vous  causer 
aucun  embarras  pour  moi-même;  je  tâcherai  de  trou- 
ver quelqu'autre  gîte.  —  La  Ijonne  femme  ne  put 
résistera  cet  appel.  —  Si  vous  connaissiez,  reprit- 
elle,  l'homme  dont  nous  dépendons,  vous  me  par- 
donneriez mon  premier  refus.  Recevoir  ces  enfants 
et  nous  exposer,  mon  mari  et  moi,  à  la  plus  allreuse 
indigence,  voilà  ce  qui  s'est  présenté  tout-à-coup  à 
mon  esprit  comme  une  seule  et  même  chose;  mais 
je  ne  dois  pas,  en  effet,  me  défier  des  promesses  de 
Dieu,  ni  transgresser  ses  commandements  pour  com- 
plaire à  un  homme.  Vous  pouvez,  pour  cette  nuit,  me 
laisser  vos  enfants... 

«  Un  vent  du  Nord-Est  très-fort  ayant  continu(''  à 
souffler  jusiju'à  la  mi-janvier,  il  fallut  nécessairement 
ajourner  notre  déi)art.  Enfin,  on  le  lixa  au  seize  du 
même  mois,  à  six  heures  après-midi.  On  prit  pour  le 
lieu  du  rendez-vous  général  une  petite  m.aison  voi- 
sine du  magnifique  château  de  Pampin,  à  qiiehpies 
toises  du  rivage,  une  lieue  de  La  Rochelle...  J'ai 
parlé  de  tout  ce  que  nous  eûmes  à  soufirir  dans  notre 
voyage  du  Grand-Breuil  à  Dampierre,  et  j'ai  repré- 
senté notre  position  comme  la  plus  affreuse  où  l'on 
puisse  se  trouver.  Eh  bien  !  dùt-on  m'accuser  de 
tomber  d;ins  bliyperljole.  je  ne  craindrai  pas  de  dire 


INTRODUCTION  35 

que  ces  mêmes  souffrances,  comparées  à  celles  qu'il 
nous  fallut  endurer  pendant  la  nuit  cruelle  dont  je 
vais  parler,  ne  furent  qu'un  léger  contre-temps, 
([uïine  aventure  ordinaire  et  commune... 

«  Le  froid  était  insupportable,  la  nuit  extrêmement 
noire,  et  les  pluies  qui  inondaient  les  routes  par 
torrents  depuis  plusieurs  jours,  les  avaient  rendues 
presque  impraticables,  et  d'ailleurs  nous  eussions  été, 
dans  tous  les  cas,  forcés  d'éviter  les  chemins  frayés, 
pour  ne  pas  être  arrêtés  dans  noire  fuite.  Il  nous 
fallait  donc  traverser  des  prairies  qui  n'étaient  plus 
(lue  des  bourbiers,  franchir  des  vignes  dont  le  ter- 
rain était  si  mou,  que  nous  n'y  pouvions  faire  un 
pas  sans  enfoncer  jusqu'à  mi-jambes.  Souvent 
nous  marchions  sur  le  bord  de  précipices  dont  nous 
ne  soupçonnions  pas  l'elFrayante  profondeur,  et  dont, 
en  plein  jour,  nous  nous  serions  bien  gardés  d'appro- 
cher. Il  ne  fallut  rien  moins  que  la  main  d'un  Dieu 
protecteur,  pour  nous  guider  sûrement  au  milieu  des 
ténèbres,  et  dans  l'ignorance  où  nous  étions  du  dan- 
ger qui  nous  menaçait.  J"ai  eu  depuis,  trois  fois 
occasion  de  repasser  par  les  mêmes  endroits,  et  en 
vous  disant  que,  même  en  plein  jour,  je  n'osais  y 
faire  un  pas  sans  les  plus  grandes  précautions,  que 
souvent  même  j'hésitais  à  m'y  engager,  ainsi  que 
mon  cheval,  à  la  vue  des  a])îmes  que  nous  avions 
sous  nos  pieds,  je  vous  aurai  donné  peut-être  quel- 
que idée  des  périls  que  nous  avons  courus,  et  des 
souffrances  auxquelles  nous  avons  été  en  proie  pen- 
dant cette  mémorable  nuit. 

«Quoi  qu'il  en  soit,  nous  parvînmes  au   lieu  du 


36        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

rendez-vous,  et  nous  dûmes  à  l'obscurité,  au  temps 
affreux  quMl  faisait,  ou  plutôt  à  la  Providence,  de 
n'être  pas  découverts  en  chemin.  De  tous  ceux  qui, 
de  divers  côtés,  s'étaient  dirigés  vers  le  même  point, 
dans  l'intention  de  s'y  embarquer,  il  n'y  en  eut  que 
très-peu,  en  elTet,  qui  s'égarèrent  en  route,  et  ne 
purent  arriver  à  l'heure  fixée  pour  la  réunion.  Soi- 
xante-quinze personnes  en  tout  se  trouvaient  rassem- 
blées sur  le  rivage. 

«  Nous  attendions  dans  une  petite  maison,  et  nous 
attendions  avec  une  impatience  facile  à  concevoir, 
l'arrivée  de  la  chaloupe  qui  devait  nous  porter  à  bord 
du  bâtiment,  lorsque  de  grands  cris  se  firent  enten- 
dre et  vinrent  nous  alarmer  tour-à-tour  et  nous  rem- 
plir de -joie.  Tantôt  nous  nous  imaginions  que  c'é- 
taient les  cris  des  matelots,  tantôt  nous  les  prenions 
pour  les  vociférations  des  soldats.  Ce  n'était  pourtant 
ni  l'un  ni  l'autre,  mais  tout  simplement,  et  quelque 
incroyable  que  la  chose  puisse  paraître,  une  plaisan- 
terie, la  plus  sotte  sans  doute  et  la  plus  déplacée, 
pour  ne  pas  dire  la  plus  diabolique  des  plaisanteries, 
de  la  part  de  quelques-uns  des  individus  qui  atten- 
daient là  le  moment  de  s'embarquer... 

«  Moins  d'un  quart-d'heure  après,  on  annonça  l'ar- 
rivée de  la  chaloupe.  Tout  le  monde  y  courut  à  la 
fois;  on  oublia  entièrement  l'ordre  convenu  pour 
l'embarcation,  et  la  confusion  fat  épouvantable.  Il  ne 
m'était  guère  possible  d'être  des  premiers,  chargé 
que  j'étais  de  M"'' De  Choisy  et  de  mes  six  enfants. 
Nous  et  douze  de  nos  compagnons  perdîmes  le  che- 
min; nous  nous  trouvâmes  dans  une  vigne  située  à 


INTRODUCTION  37 

cinquante  ou  soixante  toises  du  rivage,  espèce  de 
labyrinthe  d'où  nous  ne  pûmes  venir  à  bout  de  nous 
dégager,  et  où  nous  nous  attendions  à  passer  la  nuit. 
Cependant  il  se  trouva  parmi  nous  une  femme 
dont  le  mari  avait  longtemps  fréquenté  cette  partie 
de  la  côte,  et  cet  homme,  ne  voyant  plus  sa  femme 
auprès  de  lui,  se  mit  à  la  chercher  jusqu'à  ce  qu'il 
l'eût  retrouvée  dans  la  vigne.  Il  nous  conduisit  à  la 
chaloupe,  que  nous  n'atteignîmes  qu'au  moment  où 
elle  s'éloignait  du  rivage,  ayant  à  bord  trente-six 
personnes.  Nous  nous  vîmes  donc  réduits  à  la  néces- 
sité d'attendre  le  rc;tour  de  l'équipage,  qui  ne  revint 

.qu'à  six  heures.  Je  crois  inutile  de  vous  dépeindre 
tout  ce  que  nous  souffrîmes  pendant  ce  long  inter- 
valle, exposés  à  un  froid  rigoureux,  épuisés  de  fati- 
gue et  tourmentés  des  jikis  cruelles  inquiétudes. 
«Mais  le  retour  de  la  chaloupe  n'apporta  aucun  sou- 
lagement à  mes  peines.  Elle  était  mouillée  dans  une 
petite  anse,  à  soixante  ou  quatre-vingt  toises  du 
rivage  sur  lequel  nous  attendions  et  C[ue  nous  n'avions 
pas  quitté  depuis  le  premier  départ.  Aussitôt  que  nous 
entendîmes  les  cris  des  matelots,  tout  le  monde, 
c'est-à-dire  environ  quarante  personnes  à  la  fois,  se 
précipita  vers  l'endroit  d'où  venait  le  bruit;  les  plus 

^alertes  ou  les  moins  embarrassés  gagnèrent  la  cha- 
loupe, et,  dès  que  les  passagers  s'y  trouvèrent  au 
nombre  de  vingt-cinq,  les  matelots  refusèrent  d'en 
admettre  un  seul  de  plus,  ayant  été,  disaient-ils,  sur 
le  point  découler  au  premier  voyage;  mais  ils  pro- 
mirent de  revenir  une  troisième  fois  et  de  prendre 
ceux  qui  restaient. 


38  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

«  Nous  ne  vîmes  que  trop  clairement  qui-  nous 
avions  manqué  notre  passage.  L'aube  parut  avant 
que  la  chaloupe  eût  le  temps  cle  joindre  le  bâtiment, 
et  le  grand  jour  nous  découvrit  deux  embarcations, 
que  nous  reconnûmes  sur-le-champ  pour  appartenir 
aux  douze  bateaux  de  garde,  établis  à  La  Rochelle 
depuis  la  révocation  de  Fédit  de  Nantes,  et  qui  ne 
justillaient  que  trop  toutes  les  précautions  que  pre- 
naient ceux  qui  voulaient  émigrer.  Pendant  dix  jours 
consécutifs,  notre  obligeant  et  judicieux  directeur 
avait  fait  reconnaître  tous  les  matins  une  assez  lon- 
gue étendue  de  côtes  par  des  hommes  afildés;  et, 
d'après  leur  rapport,  il  avait  paru  que  tout  était 
gardé,  excepté  le  seul  point  que  nous  avions  choisi 
pour  notre  réunion.  Une  demi-heure  de  plus  seule- 
ment, et  l'arrivée  de  la  seconde  chaloupe  éventait 
toute  TatTaire... 

«  Notre  situation  était  épouvantable.  Ces  soldats 
que  nous  voyions  en  mer  nous  faisaient  craindre 
avec  assez  de  raison  d'en  trouver  aussi  sur  le  rivage, 
et  la  terreur  dont  nous  étions  tous  saisis  était  au 
comble.  Nous  connaissions  l'inllexible  sévérité  du 
gouverneur  de  La  Rochelle,  et  plusieurs  d'entre  nous 
se  croyaient  déjà  entre  ses  mains.  J'étais,  sans 
aucune  comparaison ,  le  plus  exposé  de  tous  mes 
compagnons  de  malheur.  Ils  étaient  célibataires;  ils 
pouvaient  donc  aisément  se  disperser  ou  se  cacher, 
suivant  les  circonstances  :  mais  que  faire  avec  six 
enfants  que  rien  au  monde  ne  pouvait  me  détermi- 
ner à  abandonner?  La  maison  de  l'hôte  charitable 
qui  nous  avait  reçus  à  la  Bugaudière,  était  le  seul 


INTRODUCTION  39 

asile  où  je  pusse  me  déterminer  à  entrer,  et  il  fallait, 
pour  y  arriver,  passer  sous  les  murs  de  La  Rochelle  ; 
je  craignais  en  outre  et  avec  raison  que  mon  cheval 
ne  fût  plus  en  état  de  marcher,  le  pauvre  animal 
était  resté  pendant  toute  cette  affreuse  nuit  couché 
sur  les  galets,  et  paraissait  sans  mouvement.  Je  crois 
pouvoir  dire  avec  vérité  que,  dans  une  telle  situa- 
tion, je  me  sentis  une  foi  plus  ardente  et  plus  active 
qu'à  aucune  autre  époque  de  ma  vie.  Un  grand  nom- 
bre des  plus  i)récieuses  promesses  de  rÉcriture  se 
présenta  à  mon  esprit... 

«  M"''  De  Ghoisy  était  encore  avec  moi,  lorsque 
nous  nous  déterminâmes  à  nous  éloigner  du  rivage  ; 
mais  sa  mère  était  du  nombre  des  personnes  à  qui  la 
fausse  alarme  dont  j'ai  parlé,  avait  fait  prendre  la 
fuite.  Cette  digne  femme  orra  toute  la  nuit  dans  un 
pays  qui  lui  était  tout  à  fait  inconnu,  et  trouva,  au 
point  du  jour,  dans  la  chaumière  d'une  pauvre 
femme,  un  asile  auquel  elle  ne  s'attendait  pas;  elle 
croyait  avoir  fait  deux  lieues  au  moins,  et  elle  n'é- 
tait pas  à  plus  de  deux  cents  toises  de  la  maison  où 
nous  nous  étions  réunis  pour  nous  embarquer. 

«  On  nous  avait  assuré  cependant  qu'elle  faisait 
partie  des  trente-cinq  personnes  qui  s'étaient  embar- 
quées dans  la  première  chaloupe,  et  cette  fausse  nou- 
velle mit  le  comble  à  mon  embarras;  je  ne  savais 
comment  faire  entrer  sa  fille  dans  La  Rochelle,  ni  à 
quelles  mains  coniier  cette  jeune  personne,  quoi- 
qu'elle eût  dans  cette  même  ville  un  grand  nombre 
de  parents.  La  pauvre  enfant  se  désespérait,  se 
croyant  séparée  pour  toujours  d'une  mère  chérie,  et 


40        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

pensant  au  chagrin  que  cette  tendre  mère  elle-même 
devait  éprouver  loin  d'elle. 

«  Fort  heureusement,  mon  cheval  eut  encore  assez 
de  force  pour  porter  nos  enfants,  et  nous  quittâmes 
le  rivage  dans  le  même  ordre  que  nous  y  étions  arri- 
vés... M"''  De  Ghoisy  avait  perdu  ses  souliers  dans  la 
boue,  la  nuit  précédente,  et  pouvait  à  i)eine  faire  un 
pas... 

«  A  peine  avions-nous  atteint  le  haut  de  la  colline, 
tout  lires  du  château  de  Pampin,  que  nous  rencon- 
trâmes une  personne  qui,  à  notre  grand  étonnement, 
adressa  la  parole  à  M"''  De  Ghoisy,  en  l'appelant  par 
son  nom,  et  qui  nous  étonna  bien  plus  encore,  en 
nous  disant  ipie  sa  mère  était  dans  la  maison  hors 
d'elle-même,  de  la  crainte  qu'elle  avait  que  sa  lille 
ne  fût  à  bord  du  bâtiment,  sans  protecteur  et  sans 
guide.  Une  telle  appréhension,  en  etïet,  ne  paraîtra 
que  trop  Ijien  fondée,  si  l'on  considère  dans  ({uelle 
confusion  s'étaient  opérés  les  deux  premiers  emljar- 
quements,  les  amis  se  perdant  les  uns  les  autres  dans 
l'obscurité  de  la  nuit,  et  tenant  d'ailleurs  d'autant 
moins  à  entrer  ensemble  dans  la  chaloupe,  qu'ils  s'at- 
tendaient à  se  retrouver  quelques  instants  plus  tard 
à  bord  du  vaisseau. 

«  11  y  avait  alors  dans  le  château  un  de  nos  compa- 
gnons qui,  après  avoir  aidé  sa  femme,  chargée  d'un 
enfant  à  la  mamelle,  à  gagner  la  chaloupe,  avait  été 
jeté  à  l'eau  par  la  foule  qui  se  pressait  derrière  lui; 
il  était  encore  à  se  débattre  pour  se  retirer,  que  la 
chaloupe  était  au  large.  Ce  n'était  pas  le  seul  exem- 
ple de  personnes  de  la  même   famille  forcées  contre 


INTRODUCTION  41 

leur  attente  de  rester  sur  le  rivage,  tandis  que  d'au- 
tres étaient  en  pleine  mer,  se  dirigeant  vers  la  Hol- 
lande, l'Angleterre  ou  l'Amérique.  Tous  les  embar- 
quements se  faisaient  nécessairement  de  nuit,  et 
toujours  avec  le  mémo  désordre  et  la  même  confu- 
sion ».  [Journal  de  Jean  Migaalt,  p.  1  i4-lG8). 

Malgré  la  surveillance  incessante  des  autorités,  de 
Irès-nombreux  embarquements  eurent  lieu  sur  cette 
erMe  d'Aunis  et  Saintonge. 

«\^e  me  rendis  à  Mareniies,  écrit  Jacques  Fontaine, 
pour  y  faire  mes  iiréitaralifs  de  déitart  dans  les 
meilleures  conditions  i)Ossibles,  et  je  fus  assez  heu- 
reux ijour  y  rencontrer  lui  capitaine  de  vaisseau 
anglais,  avec  lequel  je  pus  conclure  un  marché.  Il 
s'engagea  à  me  porter  en  Angleterre,  ainsi  tiue  qua- 
tre ou  ciii({  [lersonnes  avec  moi,  au  taux  de  dix  pisto- 
les  par  personne;  et  il  fut  convenu  ({ue  nous  nous 
réunirions  à  La  Tremblade  pour  procéder  à  l'embar- 
(picment.  Je  m'empressai  après  cela  d'aller  chercher 
notre  chère  mère,  Anne-Elisabetli  Boursiquot  (ma 
liancée),  sa  sœur  Elisabeth  et  ma  nièce  Jeannette 
Forestier,  qui  était  ma  lilleule  et  à  la  sécurité  de 
laquelle  je  me  sentais  l'obligation  de  pourvoir... 

«  Nous  allâmes  doiic  à  La  Tremblade  pour  nous  y 
tenir  prêts  à  partir,  et  nous  nous  logeâmes  dans  la 
maison  d'un  homme  qui  devait  nous  servir  de  pilote, 
parce  qu'il  savait  parler  anglais.  Mais  c'était  un  ivro- 
gne dépourvu  de  toute  prudence.  Aussi  notre  séjour 
sous  son  toit  ne  fut-il  pas  exempt  de  toute  sorte  de 
dangers.  Après  plusieurs  jours  d'une  attente  cruelle, 


\2  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

le  CHpilaine  nous  iit  dire  qu'il  serait  prêt  à  mettre  à 
la  voile  le  lendemain  et  qu'il  désirait  que  nous  fus- 
sions également  en  état  de  partir.  Il  nous  informait 
qu'il  passerait  entre  l'île  d'Oléron  et  le  continent,  et 
que,  si  nous  étions  sur  les  sables  près  de  la  forêt 
d'Arvert,  il  enverrait  un  bateau  à  la  côte  pour  nous 
recueillir. 

«  Nous  partîmes  pendant  la  nuit,  avec  deux  che- 
vau.x,  pour  porter  la  petite  quantité  de  provisions 
qu'il  nous  était  possible  d'emporter.  Le  lendemain, 
plus  de  cinquante  personnes  s'assemlilérent  sur  les 
saljles,  dans  l'espoir  de  pouvoir  trouver  [)lace  à  bord 
du  vaisseau  et  de  s'échapper  ainsi  avec  nous.  La  plu- 
part d'entre  elles  étaient  fort  jeunes,  et  elles  n'a- 
vaient pas  eu  la  prudence  de  cacher  suffisamment 
leurs  intentions.  Aussi  les  catholiques,  au  courant  de 
ce  qui  allait  se  passer,  en  informèrent-ils  les  autori- 
tés; la  douane  retint  le  vaisseau. 

«  La  journée  s'écoula  pour  nous  dans  l'attente  la 
plus  liévreuse,  et  le  vaisseau  ne  se  montra  point. 
Nous  ignorions  complètement  la  cause  de  ce  retard. 
Que  faire  pour  calmer  l'anxiété  de  tous  les  esprits? 
J'appelai  autour  de  moi  mes  compagnons  de  voyage 
et  nous  tombâmes  tous  à  genoux,  sur  le  sable  de  la 
côte,  pour  faire  monter  vers  Dieu  l'expression  de 
notre  détresse...  Entre  tous  ceux  qui.  avaient  appris 
qu'un  certain  nombre  de  personnes  étaient  réunies 
sur  le  rivage,  se  trouvait  le  curé  de  La  Tremblade.  Il 
eut  la  curiosité  d'aller  voir  par  lui-même  ce  qu'il  en 
était,  et  il  prit  avec  lui,  pour  faire  cette  expédition, 
un   homme  qui  avait  été  auparavant  une  sorte  de 


INTRODUCTION  43 

jongleur.  Ils  vinrent  si  près  du  lieu  où  nous  étions, 
que  leur  petit  chien,  qui  les  avait  un  peu  devancés, 
arriva  tout  près  de  nous.  Mais  la  Providence  voulut 
qu'ils  rencontrassent  deux  pêcheurs  qui  venaient  de 
nous  apercevoir  et  qui,  prenant  pitié  de  nous,  les 
détournèrent  à  dessein  vers  un  autre  point  de  la  côte. 
Ces  braves  gens  insistèrent,  en  les  exagérant,  sur  les 
grands  dangers  que  Ton  courait  au  milieu  de  ces 
dunes  de  sable;  ils  ollrirent  môme  au  curé  et  à  son 
compagnon  de  leur  servir  de  guides,  et  ils  les  con- 
duisirent dans  un  sentier  par  lequel  ils  étaient  sûrs 
que  ces  deux  adversaires  de  nos  croyances  n'arrive- 
raient pas  jusqu'à  nous. 

«  A  la  nuit,  un  de  nos  amis  nous  envoya  des  che- 
vaux, et  nous  retournâmes  à  La  Tremblade.  Quinze 
ou  vingt  d'entre  nous  allèrent  loger  chez  un  homme 
qui  avait  changé  de  religion.  Quand  il  sut  qui  nous 
étions  (car  il  l'avait  ignoré  d'abord),  il  fut  saisi  d'une 
frayeur  atroce.  Il  savait  qu'il  y  avait  une  amende  de 
mille  couronnes  pour  quiconque  était  convaincu 
d'avoir  donné  asile  à  un  protestant,  et  que,  sur  le 
plus  léger  soupçon,  on  pouvait  à  tout  moment  s'in- 
troduire dans  toute  maison  pour  y  faire  les  recher- 
ches que  l'on  voulait.  11  nous  cacha  cependant  toute 
la  journée;  mais  quand  le  soir  fut  venu,  sa  crainte 
l'emporta  sur  son  humanité  et  il  nous  mit  tous  à  la 
porte  de  sa  demeure,  en  nous  disant  :  J'ai  donné 
mon  âme  pour  sauver  mes  biens;  je  ne  veux  pas  cou- 
rir maintenant  le  risque  de  les  perdre  pour  vous. 
Allez  vous  réfugier  ailleurs  ou  faites  comme  j'ai  fait. 

a  Ce  mauvais  procédé   nous  découragea  d'abord 


44        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

extrêmement.  Cependant  nous  ne  savions  pas  ce  qui 
devait  nous  être  le  plus  avantageux,  et  nous  ne 
fûmes  pas  longtemps  à  nous  convaincre  qu'il  y  avait 
lieu  pour  nous  de  remercier  Dieu,  du  fond  de  nos 
cœurs,  de  ce  que  nous  n'avions  pas  passé  la  nuit  dans 
cette  maison.  En  effet,  nous  avions  été  dénoncés  par 
quelqu'un,  et  le  magistrat  était  sur  nos  traces.  Aussi 
n'avions-nous  pas  quitté  notre  lieu  de  refuge  depuis 
une  demi-heure,  qu'il  y  arrivait  un  juge  de  paix 
accompagné  de  plusieurs  soldats.  Ils  demandèrent 
s'il  n'y  avait  pas  des  protestants  cachés  dans  cette 
maison.  Ils  en  fouillèrent  avec  le  plus  grand  soin 
tous  les  recoins,  mais  ils  ne  trouvèrent  personne. 

«  La  Tremblade  est  une  petite  ville  très-peuplée, 
où,  avant  l'arrivée  des  dragons,  ne  se  trouvaient  pas 
plus  de  vingt  catho]i([ues;  mais,  sous  l'influence  de 
ces  missionnaires,  tous  les  protestants  avaient  abjuré. 
Nous  fîmes  du  mieux  que  nous  pûmes  au  milieu 
d'eux,  cherchant  un  abri  les  uns  d'un  côté,  les  autres 
de  l'autre;  et  je  dois  à  la  vérité  de  reconnaître  que 
nous  rencontrâmes  beaucoup  plus  d'humanité  et 
d'hospitalité  chrétienne  auprès  des  femmes  des  pau- 
vres pêcheurs,  qu'auprès  d'autres  personnes  riches 
comparativement  à  ces  braves  gens.  C'est  dans  les 
cabanes  des  premiers  que  nous  passâmes  quatre  ou 
cinq  jours,  à  partir  du  moment  critique  dont  je  viens 
de  parler. 

«  Enfm  nous  vîmes  arriver  à  La  Tremljlade  le  capi- 
taine du  navire  anglais.  Il  venait  m'annoncer  qu'il 
craignait  bien  do  no  pas  trouver  le  moyen  de  nous 
embarquer.  Son  intention,  me  dit-il,  était  de  prendre 


INTRODUCTION    .  45 

la  mer  le  jour  suivant,  et  il  ajouta  qu'il  passerait  les 
îles  de  Ré  et  d'Olérou,  afin  que,  si  nous  voulions  cou- 
rir le  risque  d'afTronter  ces  parages  dans  de  petits 
bateaux,  il  pût  nous  accueillir  à  son  bord  après  que 
tous  les  employés  chargés  de  visiter  le  navire,  offi- 
ciers de  la  douane  et  autres,  seraient  partis.  11  ne 
pensait  pas  pouvoir  venir  d'une  manière  plus  efficace 
à  notre  secours. 

«  Ce  môme  soir  donc,  30  novembre  1G85  (nouveau 
style),  nous  montâmes  dans  une  petite  chaloupe  à  la 
tombée  de  la  nuit.  Nous  avions  besoin  d'être  proté- 
gés par  l'obscurité.  Au  lieu  de  cinquante  qui  étaient 
prêts  à  s'embarquer  quelques  jours  auparavant,  nous 
n'étions  plus  que  douze  :  votre  chère  mère,  votre 
tante  Elisabeth,  Jeannette  Forestier,  moi,  deux  jeu- 
nes gens  de  Bordeaux  et  six  jeunes  femmes  de 
Marennes.  A  la  faveur  de  la  nuit,  nous  pûmes  nous 
éloigner  de  la  côte  sans  être  aperçus  ni  des  navires 
en  surveillance,  ni  du  fort  d'Oléron;  et  à  dix  heures 
du  matin,  le  lendemain,  nous  laissâmes  tomber 
l'ancre  pour  attendre  le  vaisseau  libérateur.  Il  était 
entendu  avec  nos  bateliers  que,  dans  le  cas  où  nous 
serions  poursuivis,  ils  s'empresseraient  de  pousser  le 
bateau  à  la  côte,  où  nous  l'abandonnerions,  et  alors 
sauve  qui  peut. 

«  J'étais  comme  d'ordinaire  parfaitement  armé 
pour  parer  à  toute  éventualité,  et  résolu  à  me  défen- 
dre jusqu'à  mon  dernier  soupir,  ne  voulant  à  aucun 
prix  tomber  vivant  entre  les  mains  de  nos  persécu- 
teurs. Grâce  à  Dieu,  qui  fut  notre  guide  et  notre  pro- 
tecteur miséricordieux,  je  n'en  fus  pas  réduit  à  cet 


46  LES  PREMrERS  PASTEURS  DU  DÉSE  RT 

îicio  (le  désespoir;  car  il  veilla  sur  nous  et  jeta  comme 
nu  voile  sur  les  yeux  de  nos  ennemis. 

«  Nous  avions  convenu  avec  le  capitaine  anglais 
que,  lorsque  nous  apercevrions  son  navire ,  nous 
nous  ferions  reconnaître  de  lui  en  hissant  une  voile 
et  en  la  laissant  retomber  trois  fois  de  suite.  Ce  ne 
fut  que  vers  trois  heures  de  l'après-midi,  que  le  vais- 
seau parut  en  vue  de  notre  barque;  mais  il  avait 
encore  à  son  bord  les  visiteurs  officiels  et  le  pilott\ 
Nous  observâmes  tous  ses  mouvements  avec  la  plus 
vive  anxiété,  et  nous  le  vuiies  jeter  l'ancre  à  la  pointe 
septentrionale  de  l'île  d'Oléron  ;  après  quoi  il  descen- 
dit les  visiteurs  et  le  pilote,  hissa  de  nouveau  son 
bateau  à  bord,  et  reprit  son  chemin  en  faisant  voile 
de  notre  côté.  Quelle  joie  nous  éprouvâmes  à  cette 
vue  ! 

"  Il  était  donc  enfin  venu  le  moment  oi^i  toutes 
nos  tribulations  devaient  prendre  fin!  Encore  quel- 
ques minutes  et  nous  allions  cingler  à  pleines  voiles 
vers  l'Angleterre.  Hélas!  cette  joie  fut  de  bien  courte 
durée.  Nous  commencions  à  peine  de  nous  y  aban- 
donner, qu'une  des  frégates  du  roi  apparut,  et  peu  à 
peu  se  rapprocha  du  lieu  où  nous  nous  trouvions. 
C'était  un  des  vaisseaux  constamment  occupés  à  sur- 
veiller la  côte,  pour  empêcher  les  protestants  de  quit- 
ter le  royaume.  Tous  ceux  que  l'on  surprenait  en 
flagrant  délit  d'évasion  étaient  saisis  et  envoyés,  les 
hommes  aux  galères,  les  femmes  aux  couvents.  Nulle 
expression  ne  saurait  peindre  la  consternation  dans 
laquelle  nous  jeta  ce  bouleversement  subit  de  toutes 
nos  perspectives.  Tout  à  l'heure  nous  portions  à  nos 


INTRODUCTION  4  / 

lèvres  la  eoupo  de  hi  félicité,  et  maiiitenanl  elle  tom- 
bait et  se  brisait  à  nos  pieds. 

«  La  frégate  n'était  plus  qu'à  une  portée  de  canon. 
Quel  parti  allait-elle  prendre  à  notre  égard?  Nous 
étions  dans  un  tout  petit  bateau,  et  à  l'ancre,  dans  un 
endroit  qui  n'offrait  pas  nn  mouillage  sur  même 
pour  de  grands  navires.  La  frégate  jeta  l'ancre, 
ordonna  au  vaisseau  anglais 'd'en  faire  autant,  l'a- 
borda et  envoya  des  gens  en  fouiller  tous  les  coins  et 
tous  les  recoins,  pour  voir  s'il  n'y  avait  pas  quelque 
protestant  français.  On  n'y  trouva  par  bonheur  qu'un 
ministre,  M.  Mausy,  dont  le  départ  était  autorisé  par 
la  loi,  et  sa  famille  qui  l'accompagnait,  et  était  pourvue 
de  passeports.  Quelle  bénédiction  qu'à  ce  moment 
nous  ne  fussions  pas  encore  sur  le  vaisseau!  Suppo- 
sez que  la  frégate  fût  arrivée  une  heure  plus  tard, 
nous  étions  tous  perdus. 

'(  La  visite  terminée,  le  capitaine  anglais  reçut 
Tordre  de  mettre  immédiatement  à  la  voile.  Comme 
le  vent  était  propice,  il  n'eut  aucune  excuse  à  faire 
valoir,  et  nous  éprouvâmes  Tamere  douleur  de  le  voir 
jiartir  en  nous  laissant  derrière  lui.  Il  ne  put  même 
lias  nous  voir;  car  la  frégate  se  trouvait  entre  lui  et 
notre  bateau.  Quelle  déplorable  situation  que  la  nôtre 
en  ce  moment-là  !  Nous  étions  dans  le  désespoir  le 
idus  profond  et  nous  ne  savions  que  faire;  car  de 
tous  les  côtés  nous  nous  trouvions  également  en  face 
du  danger.  A  prendre  le  parti  de  ne  pas  bouger  de 
l'endroit  où  nous  étions,  nous  devions  exciter  à  coup 
sûr  les  soupçons  de  la  frégate  et  nous  exposer  à  nous 
faire  examiner  par  elle.  Si  nous  tentions  de  retour- 


48        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ner  vers  LaTremblade,  pour  imo  chance  de  succès 
nous  en  courions  cent  de  contraires.  Et  le  comble  de 
malheur,  c'était  que  notre  pauvre  batelier  était 
comme  paralysé  par  la  frayeur.  11  ne  cessait  de  crier 
et  de  se  lamenter  de  ce  qu'il  avait  été  assez  insensé 
pour  se  laisser  persuader  de  nous  prendre  dans  son 
bateau.  C'était,  du  reste,  un  ancien  protestant,  de 
môme  que  son  fils,  qui  était  avec  lui.  Ils  avaient 
abjuré  par  crainte  de  la  persécution,  et  ils  savaient 
bien  qu'ils  n'encouraient  pas  moins  que  la  corde, 
s'ils  étaient  surpris  aidant  des  protestants  à  opérer 
leur  évasion. 

«  Je  puis  dire,  en  vérité,  que  la  prière  a  été  ma 
suprême  ressource  en  présence  de  toutes  les  difTicul- 
tés  que  j'ai  rencontrées  durant  ma  vie.  C'est  à  elle 
que  j'eus  recours  dans  cette  douloureuse  situation, 
et  je  me  sentis  rassuré  par  la  persuasion  que  Dieu  ne 
voudrait  pas  nous  voir  tomljer  entre  les  mains  de  ses 
ennemis  et  des  nôtres;  mais  qu'il  nous  ouvrirait  une 
voie  pour  nous  échapper. 

«  Sur  cela,  j'eus  tout  à  coup  l'idée  d'une  ruse,  qui, 
grâce  à  Dieu,  devait  réussir  et  consommer  notre  déli- 
vrance. Remarquant  que  le  vent  était  propice  pour 
La  Rochelle  et  contraire  à  La  Tremblade,  je  dis  au 
batelier  :  Couvrez-nous  tous  dans  le  fond  du  bateau 
avec  une  vieille  toile  ;  puis  hissez  votre  voile  et  allez 
droit  à  la  frégate,  en  feignant  de  faire  effort  pour 
vous  rendre  à  La  Tremblade.  Si  les  hommes  de  son 
équipage  vous  hèlent,  vous  direz  que  vous  êtes  de 
La  Rochelle  et  que  vous  allez  à  La  Tremblade.  Vous 
pourrez,  votre  Fds  et  vous,  en  contrefaisant  les  ivro- 


INTRODUCTION  49 

gncs  et  en  vous  roulant  dans  le  bateau,  vous  arran- 
ger de  manière  à  laisser  tomber  la  voile  trois  fois, 
comme  par  hasard,  et  à  nous  faire  ainsi  reconnaître 
du  capitaine  anglais. 

«  Mon  batelier  ne  trouva  pas  ce  conseil  trop  mau- 
vais. Sans  perdre  un  instant,  il  leva  l'ancre  et  fut 
bientôt  à  une  portée  de  pistolet  de  la  frégate.  Gomme 
je  m'y  étais  attendu,  celle-ci  le  hèla  et  lui  demanda 
d'où  il  venait,  oii  il  allait  et  ce  qu'il  avait  à  bord, 
questions  auxquelles  le  brave  homme  répondit  exac- 
tement comme  je  le  lui  avais  dit.  —  Mais  dans  quel 
but  aviez-vous  jeté  l'ancre?  lui  dit-on.  J'espérais, 
répondit-il,  que  le  vent  changerait  et  que  je  pourrais 
aller  vers  La  Tremblade;  mais  il  est  encore  trop  fort 
pour  moi. 

«  A  ce  moment  même,  son  iils  se  laissa  tomljer 
dans  le  bateau  et  lâcha  la  voile,  qui  tomba  égale- 
ment. Son  père  alors  quitta  le  gouvernail,  et,  au  lieu 
de  hisser  de  nouveau  la  voile,  prit  un  bout  de  corde 
pour  châtier  son  fils;  mais  il  avait  bien  soin  de  ne 
frapper  que  le  bois,  sur  lequel,  du  reste,  ses  rudes 
coups  faisaient  un  grand  bruit.  Le  flls  poussait  des 
cris  épouvantables,  si  bien  que  les  hommes  de  la 
frégate  menacèrent  le  père  de  descendre,  et  d'aller 
lui  infliger  le  même  châtiment,  s'il  ne  se  montrait 
pas  un  peu  plus  patient  envers  son  fils.  A  quoi  il 
répondit,  pour  s'excuser,  que  son  fils  était  soûl 
comme  un  pourceau.  Cependant  il  lui  ordonna  de 
hausser  de  nouveau  la  voile,  et  il  alla  reprendre  son 
poste  au  gouvernail.  Le  fils  obéit,  mais  laissa  retom- 
ber la  voile  une  seconde  fois,  et  puis  une  troisième, 

I  4 


50        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

exécutant  fort  bien  la  manœuvre  convenue  ;  de  sorte 
que,  sans  éveiller  les  soupçons  des  officiers  de  la  fré- 
gate, nous  trouvâmes  le  moyen  de  faire  savoir  au 
capitaine  anglais  que  c'était  nous  qui  nous  trouvions 
là  et  qui  attendions  dans  ce  bateau. 

«  Quant  à  ces  officiers,  qui  nous  auraient  si  bien 
traités,  s'ils  nous  avaient  découverts,  ils  se  montrè- 
rent pleins  de  sollicitude  envers  le  batelier  ;  et  dans 
la  crainte  qu'il  ne  lui  arrivât  quelque  accident,  ils  lui 
crièrent  de  ne  pas  songer  à  se  rendre  à  La  Trem- 
blade  :  la  nuit  approchait,  le  vent  était  contraire;  il 
courrait,  lui  dirent-ils,  à  une  perte  inévitable.  Ils  lui 
conseillèrent,  au  contraire,  de  retourner  à  La  Ro- 
chelle, tant  que  le  vent  était  propice;  et  je  vous 
laisse  à  penser  si  ce  conseil  répondait  à  notre  désir. 
Nous  changeâmes  donc  immédiatement  de  direction  : 
le  bateau  vira  pour  aller  vent  arrière,  et  nous  dîmes 
adieu  à  la  frégate  du  fond  de  nos  cœurs,  et  aussi  du 
fond  de  notre  bateau  ;  car  nous  y  restâmes  soigneu- 
sement couverts,  sans  oser  encore  montrer  le  bout 
du  nez. 

«  Cependant  le  navire  anglais  avait  répondu  à 
notre  signal,  tout  en  commençant  à  gagner  la  haute 
mer,  et  nous  n'osions  pas  nous  mettre  à  sa  suite,  par 
crainte  de  la  frégate,  qui  était  encore  à  l'ancre  non 
loin  de  nous.  Nous  attendîmes  donc  que  le  jour 
tombât.  Alors  le  batelier  fat  d'avis  qu'il  fallait  tenter 
l'aventure  avant  qu'il  fît  entièrement  obscur,  pour 
ne  pas  nous  exposer  à  être  engloutis  par  les  vagues. 
Nous  changeâmes  donc  encore  une  fois  de  direction, 
et  la  manœuvre  était  à  peine  terminée,   que    nous 


INTRODUCTION  51 

vîmes  la  frégate  lever  l'ancre  et  mettre  à  la  voile. 
Notre  première  pensée  fut  naturellement  qu'elle 
avait  remarqué  notre  mouvement,  et  qu'elle  se  pré- 
parait à  nous  poursuivre.  Sur  quoi,  la  mort  dans 
l'âme,  nous  mîmes  de  nouveau  le  cap  sur  La  Ro- 
chelle. Nous  aurions  tous  mieux  aimé  perdre  la  vie  à 
l'instant,  que  de  nous  voir  découverts  et  saisis  ;  car 
nous  avions  la  conscience  de  notre  faiblesse,  et  nous 
craignions  que  la  persécution  ne  parvînt  à  briser 
notre  constance. 

«  Mais  notre  anxiété  fut  de  courte  durée.  Au  bout 
de  quelques  minutes,  nous  pûmes  voir  distinctement 
la  frégate  voguer  dans  la  direction  de  Rochefort  ;  et 
nous,  de  notre  côté,  nous  virâmes  encore  de  bord,  et 
nous  nous  dirigeâmes  vers  le  vaisseau  anglais,  qui 
ralentit  sa  marche,  pour  nous  permettre  de  l'attein- 
dre. Nous  le  rejoignîmes,  en  effet,  et  nous  montâ- 
mes à  son  bord  sans  avoir  encore  perdu  de  vue  la 
frégate.  Quelle  journée  mémorable  et  à  jamais  bénie 
que  celle-là!  »  {Mém.  d'une  famille  hiiçjuenole,  par 
J.-icr^ues  FoH  fa  me,  Toulouse,  1877,  in-8^   p.   IGl-172). 

Quand  les  fugitifs  avaient  réussi  à  gagner  un  vais- 
seau, et  à  tromper  ou  corrompre  les  ofTiciers  de  l'ami- 
rauté, dont  quelques-uns  furent  emmenés  de  force 
en  Hollande,  ils  n'étaient  pas  encore  à  l'abri  des  tem- 
pêtes, ni  de  la  méchanceté  humaine.  Tous  les  capi- 
taines de  navire  n'étaient  pas  honnêtes.  Il  y  en  eut 
qui,  après  avoir  rançonné  leurs  passagers,  les  dépo- 
sèrent à  trente  ou  quarante  lieues  de  Tendroit  où  ils 
devaient    les    conduire,    d'autres    qui    les   jetèrent 


52  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

dépourvus  de  tout  sur  une  côte  solitaire  (1),  d'autres 
enfin  qui  tuèrent  les  malheureux  qui  s'étaient  liés  à 
eux.  Legendre  rapporte  dans  son  Histoire  de  la  per- 
sécution faite  à  l'Église  de  Rouen,  qu'un  scélérat  fut 
pendu  à  Caen,  pour  avoir,  à  plusieurs  reprises,  noyé 
des  protestants,  au  lieu  de  les  conduire  en  Angle- 
terre. Mais  la  crainte  d'aucun  danger  ne  pouvait 
arrêter  des  consciences  intrépides. 

Au  mois  d'avril  1687,  dit  Jurieu,  «  quarante  per- 
sonnes s'embarquèrent  sur  la  côte  de  Normandie 
dans  un  bâtiment  de  sept  tonneaux,  c'est-à-dire  pro- 
prement dans  une  chaloupe,  et  cela  sans  aucune 
munition  de  bouche  ni  vivres.  Ils  s'abandonnèrent  à 
la  mort,  et  on  peut  dire  à  une  mort  apparemment 
inévitable.  Car  dans  un  tel  vaisseau,  si  le  vent  et  la 
mer  leur  eussent  été  contraires,  ils  pouvaient  y 
demeurer  assez  pour  mourir  de  faim.  Dieu  voulut 
qu'ils  ne  fussent  que  quatre  jours  à  gagner  les  côtes 
d'Angleterre,  et  ils  les  passèrent  sans  manger.  Voilà 
ce  que  peut  la  force  de  la  conscience,  et  c'est  là  une 
bonne  preuve  que  celle  des  nouveaux  réunis  est  dans 
une  étrange  presse.  Entre  ces  personnes  était  M.  le 
comte  de  Marançay,  âgé  d'environ  70  ans,  de  la  pro- 
vince de  Normandie,  et  Madame  sa  femme,  sœur  de 
M.  le  marquis  de  la  Rochegifar.  »  [Lettres  pastorales, 
I  404.) 

Le  23  avril  168G,  vers  minuit,  il  partit  de  Mizoën, 

(1)  Voir  les  Mémoires  susdits. 


INTRODUCTION  53 

Besse  et  Clavans,  villages  de  l'Isère,  deux  bandes 
composées  de  deux  cent  quarante  personnes,  et  de 
vingt-huit  mulets  chargés  de  hardes  et  de  petits 
enfants,  sous  la  conduite  de  six  guides  venus  de 
Suisse,  et  qui  étaient  sans  doute  eux-mêmes  des  émi- 
grés. Les  deux  troupes  furent  arrêtées  à  St-Jean  de 
Maurienne,  et,  le  22  juin  suivant,  le  parlement  de 
Grenoble  condamna  les  trois  guides  Etienne  Eusta- 
che,  dit  Garcin,  Pierre  et  André  Bernard,  à  être  déca- 
pités, et  leurs  têtes  élevées  sur  des  poteaux,  et  les 
trois  autres,  Jean  Ogier,  Paul  Coing  et  Daniel  Bouil- 
let  aux  galères  perpétuelles.  C'étaient  les  seuls  hom- 
mes qui  se  fussent  trouvés  dans  ce  nombreux  attrou- 
pement. Soixante-treize  femmes  ou  filles  furent 
rasées  par  la  main  du  bourreau  et  recluses  pour  la 
vie;  vingt-quatre  autres  durent  à  leur  jeunesse  de 
n'être  condamnées  qu'à  une  détention  de  deux  ans 
dans  des  couvents,  et  quarante-six  furent  mises  hors 
de  cour,  après  avoir  toutefois  payé  les  frais  du  pro- 
cès. Le  gouvernement  croyait  empêcher  l'émigration 
par  la  terreur;  mais  il  réussit  si  peu  que,  en  1700, 
l'intendant  Bouchu,  resté  certainementau-dessous  de 
la  réalité,  estimait  à  neuf  cent  quatorze  le  nombre 
des  familles  sorties  du  Dauphiné.  [Bullet.  XIV  252  et 
la  France  prot.  V  45.) 

Un  mois  après  cet  horrible  jugement,  un  autre 
Dauphinois,  Jean  Giraud,  seul  protestant  du  village 
d'Hières  (Isère),  entreprenait  aussi  de  s'évader. 

«  Le  25  juillet  (1686),  nous  dit-il  en  son  style  incor- 
rect, Planchet,  curé  des  Hières,  vint  chez  moi  me 


54        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

l'airo  voir  une  lettre  circulaire  pour  le  diocèse  de 
Grenoble,  qu'il  fallait  absolument  se  confesser  et 
communier,  à  l'exemple  de  Grenoble,  faute  de  ce 
soulTrir  les  dragons,  et  après  m'avoir  fort  exhorté  et 
ma  femme  aussi  à  nous  disposer,  je  pris  la  parole  et 
lui  dis  :  Monsieur,  un  jour  de  la  semaine  prochaine, 
je  porterai  ma  femme  et  ma  sœur  à  faire  ce  qu'il  fau- 
dra, cela  est  plus  que  raisonnable,  assurez-vous  de 
cela.  11  s'en  alla  souper  sur  ce  de  bon  courage.  Je 
remarquai  sa  posture,  et  qu'il  s'en  allait  frottant  ses 
mains  de  joie.  Il  entendait  d'une  manière  et  moi,  de 
l'autre,  aussi  bien  que  ma  femme,  puisque  notre 
partie  était  liée  quatre  jours  après,  et  de  fait  nous 
fîmes  voile. 

«  Le  29  juillet.  Dieu  nous  envoya  une  pluie  vingt- 
quatre  heures  avant  notre  départ,  (pii  donna  de  neige 
nouvelle  au  plus  haut  endroit  près  d'un  grand  pied 
et  demi.  Environ  dix  heures  du  soir,  arriva  un 
Savoyard,  mouillé  à  merveille,  qui  me  dit  que  les 
trois  autres  nous  attendaient  sur  le  chemin.  J'avais 
aussi  un  homme  du  pays  aposté,  pour  porter  ma 
Suzon,  âgée  de  six  années.  Nous  ne  fîmes  que  faire 
boire  ces  personnages,  et  sans  grand  l)ruit,  comme 
vous  pouvez  figurer,  et  pendant  ce  temps-là  je  pré- 
parai mes  deux  chevaux,  et  fis  avertir  ma  sœur, 
femme  du  sieur  Monnet,  avec  rendez-vous,  et  l'autre 
m'aida  à  mettre  des  morceaux  de  nappes  que  j'avais 
coupés  aux  pieds  de  mes  chevaux,  à  cette  fin  qu'ils 
ne  menassent  point  de  bruit  en  sortant  de  chez  moi 
sur  le  pavé,  de  peur  que  les  voisins  n'entendissent. 
Ma  femme,  en  sortant  de  la  chambre,  mit  ma  fille 


TNTRODHCTION  55 

sur  le  clos.  C'était  environ  onze  heures  du  soir,  au 
plus  fort  de  la  pluie,  et  quand  je  jugeai  qu'elle  pou- 
vait être  à  deux  cents  pas  hors  de  ma  maison  et  du 
village,  je  fermai  bien  les  portes,  et  me  remis  à  la 
garde  du  bon  Dieu,  et  ayant  joint  ma  femme, 
déchaussâmes  les  deux  chevaux,  et  mis  ma  femme  à 
cheval  avec  ma  fille.  Nous  ne  fûmes  pas  vis-à-vis 
Descloz,  qu'elles  tombèrent  de  cheval  à  la  montée, 
d'autant  qu'il  ne  faisait  point  de  lune,  étant  au  défaut 
de  la  montagne.  Sur  quoi  ma  femme  prit  de  rechef 
sur  son  dos  notre  Suzon,  et  de  ce  qu'il  faisait  noir  à 
la  montée,  elle  s'écarta  du  chemin,  les  guides  étant 
assez  occupés  à  conduire  mes  chevaux;  et  par  bon- 
heur, ma  sœur  avec  son  guide  ayant  passé  par  un 
autre  chemin,  tirent  rencontre  d'elle  et  ma  fille.  La 
mère  ne  pouvait  marcher,  la  fdle,  par  le  grand  mau- 
vais temps  qu'il  faisait  ou  de  frayeur,  prit  un  grand 
dévoiement  de  cœur  et  un...  à  même  temps,  que 
nous  croyions  qu'elle  en  mourrait.  Je  mis  la  pauvre 
enfant  dans  mon  brandebourg,  et  le  tout  attaché  au 
dos  d'un  de  mes  guides,  où  elle  n'avait  pas  froid,  sans 
quoi  il  nous  la  fallait  enterrer  à  la  montagne  du  coin 
du  col  où  nous  passâmes  ;  et  à  l'égard  de  ma  sœur, 
.étant  à  moitié  montée  de  ladite  montagne,  après 
avoir  passé  Martignare,  elle  perdait  courage,  et  de 
même  les  guides,  pour  l'injure  du  temps,  pluie,  neige 
et  glace,  le  jour  venant,  que  les  habits.' étaient  gelés 
sur  le  corps,  les  cottes  jusqu'à  moitié  cuisses.  Nous 
bûmes,  étant  près  du  plus  haut  de  la  montagne  (pour 
lors  était  grand  jour),  chacun  une  demi-tasse  d'eau- 
de-vie,  que  ma  sœur  en  avait  une  bouteille;  linale- 


56  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ment  étant  au  plus  haut  d'icelle,  le  soleil  commen- 
çait à  paraître  sur  les  plus  hauts  rochers,  pour  lors 
prîmes  courage,  nous  trouvant  finalement  à  la  des- 
cente. 

«  Étant  arrivés  aux  premières  maisons  de  Savoie, 
qui  sont  les  montagnes  de  Lesté,  et  ayant  passé  le 
Riou-BIanc,  les  guides  demeurèrent  d'accord  qu'il 
nous  fallait  séparer.  Ils  étaient  trois,  et  nous,  trois  à 
cheval  ;  qu'un  irait  avec  ma  femme  et  ma  fille,  et 
l'autre,  avec  ma  sœur  et  sa  fille,  et  l'autre,  qui  avait 
un  cheval,  avec  moi,  et  qu'on  laisserait  toutes  les 
hardes  à  St-Jean  de  Maurienne,  et  que  nous  passe- 
rions tous  séparément  à  Genève,  et  que  si,  par  mal- 
heur, quelqu'un  était  pris  (que  Dieu  ne  veuille!)  et 
que  les  autres  le  verraient,  n'en  pas  faire  semblant, 
d'autant  qu'il  est  plus  facile  d'en  délivrer  une  que 
deux  ou  trois,  et  que  notre  route  serait  par  Mont- 
meillan,  Ghambéry,  Aix-les-Bains  et  Rumilly;  et  que 
si  l'on  trouvait  quelqu'un  qui  se  voulût  formaliser, 
l'on  dirait  qu'on  va  aux  bains  d'Aix  conduire  ces 
filles  qui  sont  indisposées,  et  qu'on  ne  logeât  point, 
soit  à  la  couchée  ni  à  la  dînée,  au  même  logis,  et  de 
cette  manière  nous  nous  séparâmes  tous  à  la  garde 
de  Dieu...,  et,  le  jeudi  premier  août,  nous  fîmes  notre 
entrée  à  Genève,  à  huit  heures  du  matin,  par  la  grâce 
du  Seigneur. 

«  Revenant  à  ma  sœur...,  elle  a  séjourné  en  che- 
min huit  jours  après  nous,  par  les  mauvaises  aventu- 
res qu'elle  a  eues,  et,  le  lendemain  de  son  arrivée, 
s'est  alitée  d'un  flux  de  sang  qui  l'a  gardée  douze 
jours.  Après,  elle  s'est  blessée  d'un  enfant  de  plus  de 


INTRODUCTION  57 

trois  mois,  qui  apparemment  s'était  détaché  en  pas- 
sant le  col,  la  première  nuit,  par  les  grandes  souffran- 
ces que  nous  eûmes  de  la  pluie,  neige  et  grande 
glace  sur  le  matin.  Elle  a  fait  une  maladie  de  trois 
semaines  à  la  Tête-d'Or,  à  Genève... 

«  Fait  à  Vevey  en  Suisse,  dans  le  canton  de  Berne, 
le  26  janvier  mil  six  cent  huitante-sept.  »  {Bullet. 
XIV  255  etc.). 

Un  galérien  raconte  ainsi  la  tentative  malheureuse 
d'évasion  qui  le  conduisit  aux  galères  : 

«  Cependant  (octobre  1700)  je  m'étais  échappé  de  la 
maison,  avant  que  les  dragons  y  entrassent;  j'avais 
seize  ans  accomplis  pour  lors.  Ce  n'est  pas  un  âge  à 
avoir  beaucoup  d'expérience  pour  se  tirer  d'affaire, 
surtout  d'un  si  mauvais  pas.  Comment  échapper  à  la 
vigilance  des  dragons,  dont  la  ville  et  les  avenues 
étaient  remplies,  pour  empêcher  qu'on  ne  s'enfuît? 
J'eus  néanmoins  le  bonheur,  par  la  grâce  de  Dieu,  de 
sortir  de  nuit  sans  être  aperçu,  avec  un  de  mes  amis, 
et,  ayant  marché  toute  la  nuit  dans  les  bois,  nous 
nous  trouvâmes  le  lendemain  matin  à  Mussidan , 
petite  ville  à  quatre  lieues  de  Bergerac.  Là,  nous  réso- 
lûmes, quelque  péril  qu'il  y  eût,  de  poursuivre  notre 
voyage  jusqu'en  Hollande ,  nous  résignant  à  la 
volonté  de  Dieu  pour  tous  les  périls  qui  se  présen- 
taient à  notre  esprit,  et  nous  prîmes,  en  implorant  la 
protection  divine,  une  ferme  résolution  de  n'imiter 
pas  la  femme  de  Lot,  en  regardant  en  arrière,  et  que, 
quelque  fût ,  l'événement  de  notre  périlleuse  entre- 


58  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

prise,  nous  resterions  fermes  et  constants  à  confesser 
la  véritable  religion  réformée,  même  au  péril  du  sup- 
plice des  galères  ou  de  la  mort. 

«Après  cette  résolution,  nous  implorâmes  le  secours 
et  la  miséricorde  de  Dieu,  et  nous  nous  mîmes  gaie- 
ment en  chemin  sur  la  route  de  Paris.  Nous  consul- 
tâmes notre  bourse  qui  n'était  pas  trop  bien  fournie. 
Environ  dix  pistoles  en  faisaient  le  capital.  Nous  for- 
mâmes un  plan  d'économie  pour  ménager  notre  peu 
d'argent,  en  ne  logeant  tous  les  jours  que  dans  les 
médiocres  auberges,  pour  y  faire  moins  de  dépense. 
Nous  n'eûmes,  Dieu  merci,  aucune  mauvaise  rencon- 
tre jusqu'à  Paris,  où  nous  arrivâmes  le  dix  novembre 
1700. 

«Notre  plan,  en  partant  du  pays,  était  qu'étant  à 
Paris,  nous  verrions  quelques  personnes  de  notre 
connaissance,  qui  nous  indiqueraient  le  passage  le 
plus  facile  et  le  moins  périlleux  aux  frontières.  En 
effet,  un  bon  ami  et  un  bon  protestant  nous  donna 
une  petite  route  par  écrit,  jusqu'à  Mézières,  ville  de 
guerre  sur  la  Meuse,  qui  pour  lors  était  frontière  du 
Pays-Bas  espagnol,  et  au  bord  de  la  formidable  forêt 
des  Ardennes.  Cet  ami  nous  instruisit  que  nous  n'au- 
rions d'autre  péril  à  éviter,  que  celui  d'entrer  dans 
cette  dernière  ville  :  car  pour  en  sortir  on  n'arrêtait 
personne,  et  que  la  forêt  des  Ardennes  nous  favori- 
serait pour  nous  rendre  à  Charleroi,  distante  de  six  à 
sept  lieues  de  Mézières;  et  qu'étant  à  Charleroi,  nous 
serions  absolument  hors  des  terres  de  France.  Il 
ajouta  qu'il  y  avait  aussi  à  Charleroi  commandant  et 
garnison  hollandaise,  ce  qui  nous  mettrait  à  l'abri  de 


INTRODUCTION  59 

tout  danger.  Cependant  cet  ami  nous  avertit  d'être 
prudents,  et  de  prendre  de  grandes  précautions  pour 
entrer  dans  la  ville  de  Mézières,  parce  qu'on  y  était 
extrêmement  exact  à  y  arrêter  à  la  porte  tous  ceux 
qu'on  soupçonnait  d'être  étrangers  ;  qu'on  les  menait 
au  gouverneur  et  de  là  en  prison,  s'ils  se  trouvaient 
sans  passe-port. 

«  Nous  n'eûmes  aucune  fâcheuse  rencontre  pen- 
dant cette  route;  car  dans  le  royaume  de  France  on 
n'arrêtait  personne.  Toute  l'attention  n'était  qu'à 
bien  garder  les  passages  sur  la  frontière.  Nous  arri- 
vâmes donc,  une  après-midi  sur  les  quatre  heures, 
sur  une  petite  montagne,  à  un  quart  de  lieu  de  Méziè- 
res, d'où  nous  pouvions  voir  entièrement  cette  ville 
et  la  porte  par  où  nous  devions  entrer.  On  peut  faci- 
lement juger  do  notre  saisissement,  en  considérant 
le  prochain  péril  qui  se  présentait  à  nos  yeux.  Nous 
nous  assîmes  un  moment  sur  cette  montagne,  pour 
tenir  conseil  sur  notre  entrée  dans  la  ville.  Et  en  con- 
sidérant la  porte,  nous  vîmes  qu'un  long  pont  sur  la 
Meuse  y  aboutissait,  et  comme  il  faisait  assez  beau 
temps,  un  nombre  de  bourgeois  se  promenaient  sur 
ce  pont.  Nous  jugeâmes  qu'en  nous  mêlant  avec  ces 
bourgeois,  et  nous  promenant  avec  eux  sur  ce  pont, 
nous  pourrions  entrer  pèle-mèle  avec  eux  dans  la 
ville,  sans  être  connus  pour  étrangers  par  la  senti- 
nelle de  la  porte. 

«  Nous  étant  arrêtés  à  cette  entreprise,  nous  vidâ- 
mes nos  havre-sacs  de  quelques  chemises  que  nous 
y  avions,  les  mettant  toutes  sur  notre  corps,  et  les 
havre -sacs     dans    nos    poches.   Nous  décrottâmes 


60        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ensuite  nos  souliers,  peignâmes  nos  cheveux,  et 
enfin  prîmes  toutes  les  précautions  requises  pour  ne 
paraître  pas  voyageurs...  Ainsi  appropriés,  nous  des- 
cendîmes la  montagne  et  nous  nous  rendîmes  sur  le 
pont,  nous  y  promenant  avec  les  bourgeois,  jusqu'à 
ce  que  le  tambour  rappelât  pour  la  fermeture  des 
portes.  Alors  tous  les  bourgeois  s'empressèrent  pour 
rentrer  dans  la  ville,  et  nous  avec  eux,  la  sentinelle 
ne  s'apercevant  pas  que  nous  fussions  étrangers. 
Nous  étions  ravis  de  joie  d'avoir  évité  ce  grand  péril, 
croyant  que  c'était  là  le  seul  que  nous  avions  à  crain- 
dre ;  mais  nous  comptions,  comme  on  dit,  sans  notre 
hôte. 

«  Nous  ne  pouvions  sortir  sur  le  champ  de  Méziè- 
res,  la  porte  à  l'opposite  de  celle  par  où  nous  étioub 
entrés  étant  fermée.  Il  nous  fallut  donc  loger  dans  la 
ville.  Nous  entrâmes  dans  la  première  auberge  qui 
se  présenta.  L'hôte  n'y  était  pas  ;  sa  femme  nous 
reçut.  Nous  ordonnâmes  le  souper,  et  pendant  que 
nous  étions  à  table,  sur  les  neuf  heures,  le  maître  du 
logis  arrive.  Sa  femme  lui  dit  qu'elle  avait  reçu  deux 
jeunes  étrangers.  Nous  entendîmes  de  notre  cham- 
bre que  son  mari  lui  demanda  si  nous  avions  une 
permission  du  gouverneur.  La  femme  lui  ayant 
répondu  qu'elle  ne  s'en  était  pas  informée  :  Carogne. 
lui  dit-il,  veux-tu  que  nous  soyons  ruinés  de  fond  en 
comble?  Tu  sais  les  défenses  rigoureuses  de  loger 
les  étrangers  sans  permission.  Il  faut  que  j'aille  tout 
à  l'heure  avec  eux  chez  le  gouverneur.  —  Ce  dialo- 
gue que  no  us  entendions  nous  mit  la  puce  à  l'oreille. 
Enfin   l'hôte    entre    dans  notre  chambre ,  et  nous 


INTRODUCTION  61 

demande  fort  civilement  si  nous  avions  parlé  au 
gouverneur.  Nous  lui  dîmes  que  nous  n'avions  pas 
cru  que  cela  fût  nécessaire,  pour  loger  une  nuit  seu- 
lement dans  la  ville.  Il  m'en  coûterait  mille  écus, 
nous  dit-il,  si  le  gouverneur  savait  que  je  vous 
eusse  logés  sans  sa  permission.  Mais  avez-vous  un 
passe-port  pour  pouvoir  entrer  dans  les  villes  fron- 
tières? nous  demanda-t-il.  —  Nous  lui  répondîmes 
hardiment  que  nous  étions  bien  munis.  —  Gela 
change  l'affaire,  dit-il,  pour  empêcher  que  j'encoure 
le  blâme,  de  vous  avoir  logés  sans  sa  permission  ; 
mais  cependant  il  faut  que  vous  veniez  avec  moi  chez 
le  gouverneur,  pour  lui  montrer  vos  passe-ports.  — 
Nous  lui  répondîmes  que  nous  étions  las  et  fatigués  ; 
mais  que,  le  lendemain  au  matin,  nous  l'y  suivrions 
très-volontiers.  Il  en  fut  content.  Nous  achevâmes  de 
souper,  et  nous  nous  couchâmes  tous  deux  dans  un  lit 
qui  était  fort  bon,  mais  qui  ne  fut  pourtant  pas  capa- 
ble de  nous  inciter  à  dormir,  tant  l'inquiétude  du 
prochain  péril  s'était  saisie  de  nous. 

«  Combien  de  conseils  ne  tînmes-nous  pas  toute 
cette  longue  nuit!  Combien  d'expédients  ne  nous 
proposions-nous  pas,  sur  la  réponse  que  nous  ferions 
aux  demandes  du  gouverneur!  Mais,  hélas!  c'étaient 
tous  conseils  et  expédients  sans  conclusion.  N'en 
voyant  aucun  qui  nous  garantît  d'aller  de  chez  le  gou- 
verneur dans  la  prison,  nous  passâmes  le  reste  de  la 
nuit  en  prières,  pour  implorer  le  secours  de  Dieu  dans 
un  si  pressant  besoin,  et  pour  lui  demander,  à  quel- 
que épreuve  que  sa  divine  volonté  nous  exposât,  la 
fermeté  et  la  constance  nécessaires  pour  confesser 


62        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

dignement  la  vérité  de  l'Évangile.  La  pointe  du  jour 
nous  trouva  dans  ce  pieux  exercice.  Nous  nous  lovâ- 
mes promptement  et  descendîmes  dans  la  cuisine,  où 
l'hôte  et  sa  femme  couchaient.  En  nous  habillant,  il 
nous  vint  un  expédient  dans  la  pensée,  pour  n'être 
pas  obliges  à  comparaître  devant  le  gouverneur , 
lequel  expédient  nous  mîmes  en  pratique  et  qui  nous 
réussit  admirablement  bien.  Le  voici  : 

«  Nous  formâmes  le  dessein  de  sortir  clandestine- 
ment de  ce  logis,  avant  que  l'hôte  fut  levé  et  en  état 
de  nous  observer.  Lorsqu'il  nous  vit  de  si  grand 
matin  dans  sa  cuisine,  il  nous  demanda  la  raison  de 
cette  diligence.  Nous  lui  dîmes  qu'avant  d'aller  chez 
le  gouverneur  avec  lui,  nous  voulions  déjeuner,  afin 
qu'en  sortant  de  chez  le  gouverneur,  nous  pussions 
poursuivre  notre  route.  Il  approuva  notre  dessein,  et 
ordonna  à  sa  servante  de  mettre  des  saucisses  sur  le 
gril,  pendant  qu'il  se  lèverait.  Cette  cuisine  était  .à 
plain-pied  de  la  porte  de  la  rue,  qui  en  était  tout 
près.  Ayant  aperçu  que  la  servante  avait  ouvert  la 
porte  de  la  rue,  nous  prétextâmes  un  besoin.  L'hôte 
ne  se  méfiant  de  rien,  nous  sortîmes  de  ce  fatal  caba- 
ret, sans  dire  adieu,  ni  payer  notre  écot;  car  il  nous 
était  absolument  nécessaire  de  faire  cette  petite  fri- 
ponnerie. Etant  dans  la  rue,  nous  trouvâmes  un  petit 
garçon,  à  qui  nous  demandâmes  le  chemin  de  la 
porte  de  Charleville,  qui  était  celle  par  où  nous 
devions  sortir.  Nous  en  étions  fort  près,  et  comme  on 
ouvrait  cette  porte,  nous  en  sortîmes  sans  aucun  obs- 
tacle. Nous  entrâmes  dans  Charleville,  petite  ville 
sans  garnison  ni  porte,  qui  n'est  éloignée  de  Méziè- 


INTRODUCTION  63 

res  que  d'une  portée  de  fusil.  Nous  y  déjeunâmes 
promptement,  et  en  ressortîmes  pour  entrer  dans  la 
forêt  des  Ardennes. 

«  Il  avait  gelé  cette  nuit-là,  et  la  forêt  nous  parut 
épouvantable,  les  arbres  étant  couverts  de  verglas  : 
outre  qu'à  mesure  que  nous  avancions  dans  cette 
spacieuse  forêt,  il  se  présentait  un  grand  nombre  de 
chemins,  et  nous  ne  savions  lequel  tenir  pour  nous 
rendre  à  Charleroi.  Etant  dans  cet  embarras,  un  pay- 
san vint  à  notre  rencontre,  à  qui  nous  demandâmes 
le  chemin  de  Charleroi.  Ce  paysan  nous  répondit  en 
haussant  les  épaules,  qu'il  voyait  bien  que  nous 
étions  étrangers,  et  que  l'entreprise  que  nous  faisions 
d'aller  à  Charleroi  par  les  Ardennes  était  très-dan- 
gereuse ,  attendu  qu'il  voyait  bien  que  nous  ne 
savions  pas  les  chemins,  et  qu'il  était  presque  impos- , 
sible  que  nous  suivissions  le  véritable,  puisque,  plus 
nous  avancerions,  plus  il  s'en  présenterait;  et  n'y 
ayant  ni  village  dans  ce  bois,  ni  maison,  nous  cour- 
rions risque  de  nous  y  égarer  tellement,  que  nous  y 
errerions  pendant  douze  ou  quinze  jours;  qu'outre 
les  animaux  voraces  dont  cette  forêt  est  remplie,  si 
la  gelée  continuait,  nous  y  péririons  de  froid  et  de 
faim. 

«  Ce  discours  nous  alarma,  ce  qui  fit  que  nous  offrî- 
mes un  louis  d'or  à  ce  paysan,  s'il  voulait  nous  servir 
de  guide  jusqu'à  Charleroi.  —  Non  pas,  quand  vous 
m'en  donneriez  cent,  nous  dit-il;  je  vois  bien  que 
vous  êtes  huguenots,  et  que  vous  vous  sauvez  de 
France,  et  je  me  mettrais  la  corde  au  cou,  si  je  vous 
rendais  ce  service.  Mais,  nous  dit-il,  je  vous  donne- 


64  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

rai  un  bon  conseil  :  laissez  les  Ardennes;  prenez  le 
chemin  que  vous  voyez  sur  votre  gauche;  vous  arri- 
verez dans  un  village  (  qu'il  nous  nomma)  ;  vous  y 
coucherez  et,  demain  matin,  continuez  votre  route  en 
tenant  la  droite  de  ce  village.  Vous  verrez  ensuite  la 
ville  de  Rocroy,  que  vous  laisserez  sur  votre  gauche; 
et  en  poursuivant  votre  chemin  toujours  sur  la 
-droite,  vous  arriverez  à  Couvé,  petite  ville.  Vous  la 
traverserez,  et,  en  sortant,  vous  trouverez  un  chemin 
sur  votre  gauche;  suivez-le,  il  vous  mènera  àCharle- 
roi  sans  péril.  La  route  que  je  vous  indique,  conti- 
nua ce  paysan,  est  plus  longue  que  celle  par  les 
Ardennes  ;  mais  elle  est  sans  aucun  danger. 

«  Nous  remerciâmes  ce  bon  homme  et  suivîmes  son 
conseil.  Nous  arrivâmes  le  soir  au  village  dont  il 
nous  avait  parlé;  nous  y  couchâmes,  et,  le  lendemain 
matin,  nous  trouvâmes  le  chemin  sur  la  droite,  qu'il 
nous  avait  indiqué.  Nous  le  prîmes  et  laissâmes 
Rocroy  sur  notre  gauche.  Mais  le  bon  paysan  ne  nous 
avait  pas  dit,  peut-être  par  ignorance,  que  ce  chemin 
nous  conduisait  à  une  gorge  entre  deux  montagnes 
qui  était  fort  étroite  ,  et  où  il  y  avait  un  corps  de 
garde  de  Français,  qui  arrêtaient  tous  les  étrangers 
qui  y  passaient  sans  passe-port,  et  les  menaient  en 
prison  à  Rocroy.  Nous,  comme  de  pauvres  brebis 
égarées,  nous  marchions  à  grands  pas  vers  la  gueule 
du  loup.  Cependant,  sans  voir  ni  savoir  l'inévitable 
danger  que  nous  courions,  nous  l'évitâmes  par  le 
plus  favorable  hasard  du  monde  ;  car,  en  entrant  dans 
cette  gorge  nommée  le  Guet  du  Sud,  la  pluie  tomba 
si  abondamment,  (j[ue  la  sentinelle  qui  se  tenait  sur 


INTRODUCTION  65 

le  chemin,  devant  le  corps  de  garde,  y  rentra  pour  se 
mettre  à  couvert,  et  nous  passâmes  fort  innocemment 
sans  en  être  aperçus,  et,  poursuivant  notre  chemin, 
nous  arrivâmes  à  Couvé.  Pour  le  coup,  nous  étions 
sauvés,  si  nous  avions  su  que  cette  petite  ville  était 
hors  des  terres  de  France.  Elle  appartenait  au  prince 
de  Liège,  et  il  y  avait  un  château  muni  d'une  garni- 
son hollandaise.  Mais,  hélas!  nous  n'en  savions  rien, 
pour  notre  malheur;  car  si  nous  l'avions  su,  nous 
nous  serions  rendus  à  ce  château,  dont  le  gouverneur 
donnait  des  escortes  à  tous  les  réfugiés  qui  en 
demandaient,  pour  être  conduits  jusqu'à  Charleroi, 
Enfin,  Dieu  permit  que  nous  restassions  dans  cette 
ignorance,  pour  mettre  notre  constance  et  notre  foi  à 
l'épreuve,  pendant  treize  années  de  la  plus  affreuse 
misère,  dans  les  cachots  et  dans  les  galères,  comme 
on  le  verra  dans  la  suite  de  ces  mémoires. 

«Nous  arrivâmes  donc,  comme  j'ai  dit,  à  Couvé. 
Nous  étions  mouillés  jusqu'à  la  peau.  Nous  entrâmes 
dans  un  cabaret  pour  nous  y  sécher  et  manger.  Nous 
étant  mis  à  table,  on  nous  apporta  un  pot  de  bière  à 
deux  anses,  sans  nous  donner  des  verres.  En  ayant 
demandé,  l'hùtë  nous  dit  qu'il  voyait  bien  que  nous 
étions  Français,  et  que  la  coutume  du  pays  était 
qu'on  buvait  au  pot.  Nous  nous  y  conformâmes;  mais 
cette  demande  de  verres,  qui  ne  paraît  en  elle-même 
qu'une  vétille  et  sans  conséquence,  fut,  humaine- 
ment parlant,  la  cause  de  notre  malheur;  car  il  se 
trouva,  dans  la  chambre  où  nous  étions,  deux  hom- 
mes, l'un  bourgeois  de  la  ville,  l'autre  un  garde- 
chasse  du  prince  de  Liège.  Ce  dernier  ayant  remar- 

I  5 


6G        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

que  que  l'hôte  nous  avait  dit  que  nous  étions  Fran- 
çais, porta  toute  son  attention  à  nous  examiner,  et 
s'émancipa  jusqu'à  nous  accoster,  et  son  compliment 
fut  qu'il  gagerait  Lien  que  nous  n'avions  pas  de  cha- 
pelets dans  nos  poches.  Mon  compagnon,  qui  râpait 
une  prise  de  tabac,  lui  montrant  sa  râpe,  lui  dit  fort 
imprudemment  que  c'était  là  son  chapelet.  Cette 
réponse  acheva  de  confirmer  ce  garde-chasse  dans  la 
pensée  que  nous  étions  protestants,  et  que  nous  sor- 
tions de  France.  Et  comme  la  dépouille  de  ceux 
qu'on  arrêtait  appartenait  au  dénonciateur,  il  forma 
le  dessein  de  nous  faire  arrêter,  si,  étant  sortis  de 
Couvé  ,  nous  passions  par  Marienbourg ,  terre  de 
France,  à  une  lieue  de  là. 

«Ce  n'était  pas  notre  dessein;  car  suivant  l'instruc- 
tion du  bon  paysan ,  en  sortant  de  Couvé  ,  nous 
devions  prendre  un  chemin  sur  la  gauche,  qui  nous 
aurait  fait  éviter  de  passer  sur  aucune  terre  de 
France.  Mais  qui  peut  éviter  son  destin?  En  sortant 
de  Couvé,  nous  enfilâmes  bien  le  chemin  qui  était 
sur  la  gauche;  mais,  ayant  aperçu  de  loin  une  espèce 
d'officier  à  cheval,  qui  venait  vers  nous,  comme  la 
moindre  chose  augmente  la  peur,  nous  craignîmes 
que  cet  officier  ne  nous  arrêtât,  ce  qui  nous  fit 
rebrousser  chemin  et  prendre  le  chemin  fatal  qui 
nous  conduisait  à  Marienbourg,  où  le  garde-chasse 
qui  nous  suivait  de  loin,  nous  fit  arrêter.  (Mémoires 
d'un  prot.  condamné  aux  galères,  p.  9-23). 

Parmi  les  dangers  de  l'évasion,  ij  fallait  ranger 
l'infidélité  et  la  brutalité  des  guides,  en  grande  par- 


INTRODUCTION  67 

tie  gens  de  sac  et  de  corde,  qui  avaient  eu  maille  à 
partir  avec  la  justice,  capables  d'attenter  à  la  vie  et  à 
la  pudeur  des  femmes  et  des  filles,  avec  lesquelles 
ils  restaient  souvent  cachés  des  journées  entières  au 
milieu  des  bois,  et  qui,  dans  les  auberges,  devaient 
passer  pour  leurs  femmes  ou  leurs  filles,  afin  de 
détourner  les  soupçons.  Parfois  ces  misérables 
livraient  eux-mêmes  les  fugitifs,  après  les  avoir 
dépouillés  de  tout.  «  Lyon  et  les  autres  passages  du 
côté  de  la  Suisse  sont  pleins  de  prisonniers,  écrivait 
Jurieu  (1);  du  côté  de  Flandre,  à  Valenciennes,  Saint- 
Omer ,  Lille ,  Tournay ,  etc. ,  et  même  dans  toute 
la  Picardie  jusqu'à  Paris,  les  prisons  crèvent  de 
femmes,  d'enfants  et  d'hommes,  qu'on  a  arrêtés 
fuyants  (2).  »  Au  commencement  de  l'année  1687,  la 
geôlière  de  Tournay  racontait  qu'elle  avait  déjà  logé, 
depuis  la  Révocation,  «  plus  de  sept  cents  personnes, 
prises  lorsqu'elles  étaient  prêtes  à  sortir  du  royaume 
par  les  passages  des  environs.»  Elle  ajoutait  que  les 
gardes  allaient  quelquefois  prendre  les  fugitifs  assez 
avant  dans  les  terres  étrangères,  et  qu'il  n'y  avait  de 
sûreté  que  dans  les  villes  fermées  (3). 

La  lettre  suivante,  qui  est  inédite  et  dont  nous  con- 
servons l'orthographe  originale  ,   offre   un  curieux 

(1)  Réflexions  sur  la  cruelle  persécution,  etc.,  2«  partie. 

(2)  Dès  1673,  les  députés  de  l'Église  de  Calais  au  synode  de  Charen- 
ton,  se  plaignaient  déjà  d'être  surchargés  par  la  foule  de  protestants 
qui  émigraient  en  Angleterre,  et  auxquels  il  fallait  accorder  quelques 
secours  et  faciliter  la  traversée.  Cette  émigration  dura  jusqu'à  la  fia 
du  siècle. 

(3)  Hist.  de  ledit  de  Nantes,  111  946. 


68        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

exemple  de  la  trahison  d'un  guide.  Elle  a  été  écrite 
en  prison,  par  une  jeune  parisienne  du  quai  des 
Orfèvres,  Mario  Catillon,  qui  s'enfuyait  en  com- 
pagnie de  sa  tante  et  de  la  fille  du  fameux  peintre 
Séijastien  Bourdon,  avec  lesquelles  elle  fut  plus  heu- 
reuse dans  une  seconde  tentative. 

«  Ce  6  novembre  [1685]. 

«  Monsieur  mon  très  honoré  père  et  Madame  ma 
très  honorée  mère, 

«  Je  ne  saurés  vous  exprimer  la  douleur  où  je  suis, 
quan  je  songe  à  ce  que  j'ais  fait  sens  votre  consente- 
ment, d'avoire  entrepris  un  aussy  grand  volage  sens 
vous  en  n'avoire  demandé  votre  approbation;  mais. 
Monsieur  mon  très-cher  père  et  ma  très-chère  mère, 
la  chose  pour  laquelle  je  l'avais  entrepris  m'a  voit  fait 
passer  pardessus  tout.  Je  n'y  aurois  jamais  songé, 
sans  que  notre  malheureux  conducteur  m'y  sollicita, 
et  me  dit  qu'il  ne  conduiroit  point  ma  tante  ni  ma 
cousine,  si  je  n'étois  point  de  leur  compagnie,  puis- 
qu'il ne  connoissoit- que  moi.  L'envie  que  j'avois  et 
l'état  où  je  voyois  cest  chère  parente,  me  firent  pren- 
dre ceste  malheureuse  résolution,  le  samedi  matin, 
quoiqu'il  m'eût  sollicité  dés  le  vendredi;  je  vous 
assure  que  cela  ne  s'est  point  fait  sans  une  peine 
extrême  sur  mon  esprit,  et  je  peux  vous  assurer  que 
ma  douleur  est  plus  grande  dans  la  peur  de  vous 
avoir  au  fencé,  que  la  painne  que  je  pourrois  avoir  en 
ma  personne.  La  perte  des  biens  ne  me  sera  rien, 
pourvu  que  j'aie  la  consolation  de  savoir  que  vous 
vous  derai  bien  me  pardonner  ma  faute.  Je  suis  au.ssi 


INTRODUCTION  69 

persuadée  qu'étant  avec  ma  tante ,  que  j'étois  en 
bonne  compagnie,  ce  que  j'espère  qui  pourra  faire 
ma  paix  avec  vous;  je  vous  supplie  de  me  la  vouloir 
bien  accorder,  et  soyez  persuadés  que  toute  ma  vie 
s'emploiera  à  vous  faire  connoître  le  profond  respect 
que  j'ai  pour  vous,  et  une  très-grande  reconnaissance 
des  peines  que  vous  prenez  pour  nous  faire  sortir  de 
l'état  triste  où  nous  sommes.  Dieu  veuille,  s'il  lui 
plaît,  faire  réussir  tous  vos  soins,  et  nous  donner  à 
tous  tout  ce  qu'il  sait  nous  être  nécessaire,  et  nous 
donne  l'assistance  de  son  saint  esprit  pour  nous  sou- 
tenir dans  nos  afflictions;  il  saura  nous  en  retirer 
quand  il  le  jugera  à  propos  pour  notre  bien.  Je  vous 
dirai.  Monsieur  mon  très-cher  père,  que  le  malheu- 
reux qui  nous  a  amenés  ici,  ne  s'est  pas  contenté  de 
nous  trahir  fort  vilainement;  il  me  dit  à  la  dernière 
couchée  que  nous  avions  des  douanes  à  passer,  et 
qu'ainsi,  si  j'avois  quelque  chose  qui  pût  être  confis- 
quée, je  lui  devois  donner  sur  lui  à  cause  que  l'on  ne 
pourroit  le  fouiller.  J'eus  la  bêtise  là-dessus  de  lui 
donner  mon  collier,  ma  bague  d'émeraude  et  mon 
jon  de  diamants  et  rubis,  et  une  bague  d'un  diamant 
épais,  qui  n'est  point  à  moi,  où  il  y  en  a  cinq  petits  à 
côté  ;  je  ne  sais,  ma  très-chère  mère,  si  vous  vous  en 
•  ressouviendrez  bien,  je  vous  la  montrai  dans  un  petit 
cabinet,  je  ne  me  souviens  point  ce  que  vous  l'esti- 
mâtes. Avec  toutes  ces  pierreries,  il  y  a  vingt  et  un 
louis  d'or;  je  crois  le  tout  bien  aventuré.  Tout  le 
monde  d'ici  trouve  cette  action  très-noire;  mon 
papier  Unit,  et  ainsi  il  faut  que  je  le  fasse  aussi,  en 
vous  assurant,  s'il  vous  plaît,  Monsieur  mon  très- 


70  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

honoré  père  et  Madame  ma  très-honorée  mère,  de 
mon  profond  respect.  Votre  très  humble  et  très 
obéissante  fllle.»  C^s  de  la  Biblioth.  nation.,  Fr.  7055 
f  222.J 

Pom'  sortir  de  France,  une  femme  se  fit  empaque- 
ter dans  une  charge  de  tiges  de  fer,  dont  les  bouts 
paraissaient.  On  la  porta  à  la  douane  dans  cet  état, 
on  la  pesa,  et  elle  ne  fut  dépaquetée  qu'à  plus  de  six 
lieues  de  la  frontière  savoyarde.  «  Quel  supplice, 
dit  M.  Rousset  (1)!  Mais  quelle  persécution  que  celle 
qui  réduit  une  femme  à  s'infliger  un  tel  supplice  !  Et 
combien  ce  simple  témoignage  d'un  persécuteur 
(c'est  Latrousse  qui  rapporte  le  fait),  a  plus  d'élo- 
quence que  les  plus  ardentes  invectives  des  persécu- 
tés. » 

Le  môme  motif  qui  poussait  trois  cent  mille  Fran- 
çais à  quitter  leur  patrie,  en  bravant  des  périls  de 
tout  genre,  en  poussait  quelques  autres  à  y  rentrer; 
les  uns  sacrifiaient  leurs  biens  et  leur  famille  au 
désir  de  servir  Dieu  en  liberté,  les  autres  sacrifiaient 
leur  vie,  pour  venir  consoler  leurs  frères,  que  les  dra- 
gonnades avaient  forcés  à  l'apostasie,  et  pour  réveil- 
ler et  fortifier  en  eux  la  foi  protestante.  Ces  derniers 
étaient  les  héros  du  devoir  pittoresquement  désignés 
sous  le  nom  de  Pasteurs  du  Désert. 

(1)  Cdmille  Rousset,  Ilist.  de  LoKvois.,  III  503. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION 


Le  prêtre  Jacques  Lefèvre,  l'un  des  plus  audacieux 
apologistes  de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  ne 
se  lasse  point  de  gloriiier  ce  crime,  que  «  toute  la 
terre,  dit-il,  regarde  comme  la  merveille  du  siècle  », 
et  d'en  faire  honneur  à  la  sagesse  et  à  la  prudence  du 
roi,  qui  la  méditait  depuis  trente  ans  (1).  A  son  tour, 
Louis  le  Gendre,  abbé  de  Clairfontaine,  s'exprime 
ainsi  dans  ses  Mémoires  :  «  Quoique  M.  de  Harlay 
(archevêque  de  Paris)  ait  beaucoup  contribué  à  l'ex- 
tinction du  calvinisme,  il  y  aurait  de  l'injustice  à  lui 
en  donner  toute  la  gloire,  les  ministres  de  Louis  XIV 
ayant  eu  part  à  préparer  ou  à  achever  cette  grande 
œuvre  ».  Ces  glorifications  diraient,  à  elles  seules, 
quelle  responsabilité  incombe  au  clergé  (2)  dans  la 
persécution  qui  déshonora  tout  à  la  fois  les  Bossuet, 
les  Fénelon,  et  l'un  des  plus  glorieux  règnes  de  notre 
histoire.  Mais  le  recueil  ofTiciel  des  remontrances 
que  les  assemblées  quinquennales  du  clergé  adres- 

(1)  Recueil  de  ce  qui  s'est  fait  en  France  de  ^^lus  considérable 
contre  les  protestants^  etc.  Paris,  168G,  iii  8". 

(2)  Lièvre,  Du  rôle  que  le  clergé  catholique  a  joué  dans  la  révoca- 
tion de  l'édit  de  Nantes.  Strasbourg  1853,  in-8o. 


72  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

saientauroi,  est  bien  plus  positif  et  bien  plus  accusa- 
teur encore.  On  en  jugera  par  ce  fragment  de  la 
harangue  prononcée,  le  10  août  1688,  par  André  Gol- 
bert,  évoque  d'Auxerre  (1). 

«  Déjà,  Sire,  vous  avez  comblé  la  plus  grande  par- 
tie des  ardents  souhaits  que  le  clergé  de  France  avait 
formés  inutilement  depuis  plus  d'un  siècle;  vous 
avez  arraché  des  mains  des  ennemis  de  la  véritable 
religion,  l'autorité  quils  avaient  usurpée  dans  des 
temps  malheureux;...  vous  leur  avez  interdit  l'entrée 
aux  emplois  qui  leur  pouvaient  donner  moyen  d'ac- 
quérir des  richesses,  dont  ils  se  seraient  servis  pour 
éblouir  et  pour  séduire  les  âmes  faibles...  Plus  de 
douze  mille  cinq  cents  conversions  que  votre  sagesse 
a  ménagées,  et  que  votre  libéralité  a  soutenues  (2), 
sont  de  nouvelles  conquêtes  que  vous  avez  faites 
pour  l'Église...  Enfin,  ce  monstre  si  redoutable  de 
l'hérésie...  se  trouve  insensiblement  abattu  aux 
pieds  de  Votre  Majesté,  sans  qu'elle  y  ait  em- 
ployé ni  le  fer,  ni  le  feu,  et  par  les  seuls  efforts  d'une 
prudence  qui  n'eut  jamais  d'exemple,  et  qu'on  ne 
peut  assez  admirer...  Vous  avez  su  les  gagner  à 
Jésus-Christ  (les  protestants)  par  ces  charmes  puis- 

(1)  La  caisse  des  conversions  tenue  par  Pellisson  avait  été  ouverte 
vers  lù'6;  mais  on  avait  pratiqué  bien  auparavant  le  système  des 
conversions  soutenues  par  la  libéralité  royale. 

(2)  Renteil  des  actes,  titres  et  inémoires  concernant  les  affaires 
du  clergé  en  France,  mis  en  noxtvel  ordre  suivant  la  délibération  de 
l'assemblée  générale  du  clergé  du  20  août  1705.  Paris  171G,  douze 
volumes  in-l». 


LES  PASTEURS   A   LA  REVOCATION  73 

sants  qui  vous  attirent  tous  les  cœurs...  Ils  ont  été 
frappés  de  l'éclat  de  vos  vertus,  ils  se  sont  convain- 
cus eux-mêmes  qu'un  prince  si  grand,  si  éclairé,  si 
favorisé  du  ciel,  ne  pouvait  être  engagé  dans  l'erreur, 
et  ils  ont  été  obligés  de  se  rendre  à  ces  charmes  de 
lumière  dont  parle  saint  Paul...  Nous  n'en  doutons 
plus.  Sire,  vous  ferez  bientôt  voir  ces  temps  si  ar- 
demment désirés,  où  la  véritable  religion  n'aura  plus 
d'ennemis  à  combattre  dans  la  France...  Que  cette 
victoire  fera  éclater  de  nouvelles  acclamations!...  Ce 
sera  trop  peu  que  les  trophées  qu'on  a  érigés  sur  la 
terre,  pour  honorer  votre  valeur;  on  en  élèvera  dans 
le  ciel,  pour  rendre  des  honneurs  immortels  à  votre 
piété  triomphante.  » 

Le  clergé,  qui  soupirait  «  depuis  plus  d'un  siècle  » 
après  la  ruine  du  protestantisme,  était  tout  puissant 
sur  le  peuple  et  sur  le  roi  ;  il  ne  faut  donc  pas  s'éton- 
ner si,  pour  atteindre  ce  but  sacré,  tous  les  moyens 
lui  parurent  bons  à  employer,  même  les  plus  horri- 
bles. Les  hommes  ne  sont  jamais  plus  méchants  et 
plus  cruels,  que  quand  ils  s'imaginent  défendre  la 
cause  de  Dieu.  Mais  nous  n'avons  à  nous  occuper  ici 
que  des  décrets  rendus  pour  amoindrir,  ruiner  l'in- 
fluence des  pasteurs,  et  en  diminuer  le  nombre  jus- 
qu'au moment  où  ils  furent  tous  exilés. 

L'habit  ne  fait  pas  plus  le  pasteur  que  le  moine; 
mais  il  faisait  reconnaître  les  ministres  et  leur  atti- 
rait une  certaine  considération  :  on  leur  défendit 
donc  déporter,  ailleurs  que  dans  les  temples,  la  robe, 
qui  était  le  costume  de  tous  les  docteurs  des  xvp  et 


74         LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

XVII'  siècles  (30  juin  1664  et  l*""  février  1669).  On  leur 
défendit  également  de  prendre  le  titre  de  pasteur 
(1"  février  1669).  Quand,  sur  les  plus  futiles  prétextes: 
discours  injurieux  contre  le  catholicisme,  voisinage 
des  églises,  etc.,  on  avait  fait  raser  un  temple,  le  pas- 
teur prêchait  sur  les  ruines  ou  ailleurs,  en  plein  air; 
les  prêtres  scandalisés  y  mirent  bon  ordre  :  Défense 
aux  ministres  de  prêcher  en  plein  air  dans  les  lieux 
interdits  (5  octobre  1665).  Ils  ne  prêchèrent  plus  en 
plein  air,  mais  dans  des  granges,  des  moulins,  des 
pressoirs  ;  de  là  nouvel  arrêt  :  Défense  aux  ministres 
de  prêcher  ailleurs  que  dans  les  temples,  et  dans  le 
lieu  de  leur  résidence  ; — ce  dernier  membre  de  phrase 
privait  de  culte  toutes  les  annexes,  et  il  y  en  avait 
plus  de  deux  cents.  Défense  de  correspondre  avec  les 
provinces  A^oisines  :  c'était  le  silence  organisé  autour 
de  la  persécution.  Défense  de  juger  de  la  validité  des 
mariages  :  le  mariage  n'étant  pas  alors  un  acte  civil, 
mais  purement  religieux,  cette  défense  entreprenait 
sur  les  droits  et  les  devoirs  des  pasteurs. 

Il  fallait,  en  outre,  que  le  culte  proscrit  se  cachât 
comme  un  criminel  :  Défense  d'exposer  les  morts,  et 
de  les  enterrer  après  six  heures  du  matin  et  avant 
six  heures  du  soir,  en  été  ;  après  huit  heures  et  avant 
quatre  heures,  en  hiver.  Ce  n'était  pas  encore  assez 
d'humiliation  :  le  culte  persécuteur  exigeait  qu'on 
rendît  hommage  à  ses  chefs  et  à  son  idolâtrie  :  Dé- 
fense aux  pasteurs  de  faire  chanter  des  psaumes, 
quand  une  procession  passe  devant  le  temple  (1"  fé- 
vrier 1669)  ;  défense  de  prêcher,  les  jours  où  les  évo- 
ques font   leur  tournée  pastorale  (31  juillet    16791. 


LES  PASTEURS  xV  LA  RÉVOCATION  75 

Aussi  longtemps  qu'on  était  forcé  de  souffrir  des 
ministres  en  France,  on  voulait  au  moins  les  resser- 
rer autant  que  possible  dans  leur  étroit  domaine  :  on 
ne  leur  permettait  pas  d'habiter  les  villes  comme 
Amiens,  St-Quentin,  Laon,  Rouen,  le  Havre,  mais  les 
villages  Wargnies,  Lehautcourt,  Grépy ,  Quevilly, 
Sanvic,  où  les  protestants  de  ces  villes  avaient 
leur  exercice.  Donc  défense  aux  ministres  d'habiter 
et  de  prêcher  hors  du  lieu  d'exercice  (6  novembre 
1674).  De  peur  qu'ils  ne  trouvassent  moyen  d'édifier 
leur  troupeau  en  dehors  des  temples,  par  des  visites, 
par  quelques  paroles  dites  en  passant,  il  leur  fut 
ordonné,  ainsi  qu'aux  proposants,  de  s'éloigner  des 
lieux  où  l'exercice  était  interdit  (13  juillet  1682),  avec 
défense  d'y  résider  (17  mai  1683),  et  obligation  de  s'en 
éloigner  de  six  lieues  (6  août  1685).  Pour  remplacer 
un  lieu  de  culte  interdit,  les  possesseurs  de  fiefs  de 
haute  justice  en  ouvraient  souvent  un  autre  dans  un 
endroit  tout  catholique,  ou  au  milieu  des  champs;  on 
essaya  d'y  remédier  par  la  défense  de  célébrer  le 
culte  dans  les  lieux  où  il  y  avait  moins  de  dix  famil- 
les protestantes  (26  décembre  1684).  Gomme  nul 
n'était  plus  aimé,  plus  écouté,  et  ne  possédait  plus 
d'autorité  que  les  pasteurs  qui,  depuis  vingt,  trente 
ou  quarante  ans,  avaient  consacré  leur  activité  à  la 
môme  Église,  il  fut  défendu  aux  ministres  d'exercer 
leurs  fonctions  plus  de  trois  ans  dans  le  même  lieu 
(août  1684),  défense  renouvelée  pour  les  Églises  de 
fief,  le  13  juillet  1685.  Le  traitement  des  pasteurs  était 
fort  modique,  rarement  payé  intégralement  (il  ne  se 
tenait  guère  de  synode  où  ne  fût  censurée  l'ingrati- 


76        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

tude  de  bon  nombre  d'Églises);  toutefois  le  clergé 
catholique  voulait  le  diminuer  encore,  le  supprimer, 
si  possible:  Défense  aux  protestants  de  s'imposer  pour 
entretenir  les  ministres,  et  pour  payer  leurs  frais  de 
voyage  aux  synodes  (16  août  1665);  défense  aux  con- 
sistoires de  contribuer  à  l'entretien  des  ministres 
hors  de  leur  ressort  (5  janvier  1683). 

Malgré  tout,  ces  ministres  abhorrés,  auxquels  on 
n'eût  fait  grâce  que  s'ils  avaient  conduit  leur  trou- 
peau à  la  messe,  continuaient  de  leur  mieux  à  s'ac- 
quitter de  leur  devoir,  et  les  interdictions  les  plus 
vexatoires  se  multiplièrent  :  Défense  aux  ministres 
de  citer  par  devant  le  consistoire  ceux  qui  assistent 
aux  cérémonies  de  l'Église  catholique  (19  septembre 
1664),  de  censurer  les  parents  qui  envoient  leurs 
enfants  à  l'école  catholique  (1"  février  1667),  d'user 
de  menaces  et  intimidation  pour  empêcher  la  con- 
version des  protestants  (18  avril  1681),  de  s'opposer 
en  aucune  manière  aux  conversions  (16  juin  1681), 
même  à  celle  des  enfants  de  sept  ans  !  Déft  nse  de 
recevoir  des  prosélytes,  sous  peine  de  bannissement 
(mars  1683)  ;  défense  de  laisser  entrer  dans  les  tem- 
ples les  nouveaux  catholiques  dont  la  liste  doit  être 
remise  à  chaque  pasteur  (17*juin  1682),  puis  les  nou- 
veaux catholiques  en  général  (février  1685).  Le  pas- 
teur devait  garder  la  porte  du  temple,  et  faire  la 
police  pour  le  compte  de  ses  adversaires,  sous 
peine  de  voir  le  culte  interdit.  Enfin,  les  temples 
où  des  mariages  mixtes  seraient  célébrés,  et  ceux 
où  des  discours  séditieux  seraient  prononcés  (or 
quel   discours  ne  serait  séditieux   pour  des  audi- 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  77 

leurs  (1)  que  leurs  passions  et  l'intérêt  du  ciel  por- 
taient à  voir  partout  la  sédition  et  la  révolte?), 
devaient  être  démolis  (18  juin  1685).  Défense  de  faire 
des  exhortations  lors  des  mariages,  et  d'y  recevoir 
des  parents  au-delà  du  quatrième  degré  (15  septem- 
bre 1G85).  Défense  aux  synodes  d'admettre  dans  leur 
sein  des  ministres  de  fief,  et  de  donner  des  ministres 
aux  seigneurs  de  fief  (27  décembre  1675)  ;  enfin, 
défense  aux  synodes  d'augmenter  le  nombre  des 
ministres  dans  les  lieux  où  l'exercice  était  encore 
toléré  (24  novembre  1681). 

Les  réunions  clandestines  commencèrent  avant  la 
Révocation  ;  nous  en  avons  pour  garant  la  défense  de 
s'assembler  ailleurs  que  dans  les  temples  (30  août 
1682),  et  hors  de  la  présence  des  ministres  (26  juin 
1684),  clause  qui  supprima  d'un  seul  coup  les  nom- 
breuses assemblées  présidées  par  des  laïques.  — C'est 
l'effet  de  toutes  les  persécutions  qui  commencent, 
d'exalter  les  âmes,  au  lieu  de  les  abattre  ;  plus  on  les 
privait  de  culte,  plus  les  protestants  en  éprouvaient 
le  besoin.  Ceux  des  Églises  interdites  de  Vaux, 
Royan,  etc.,  (Charente-Infér.)  se  rendaient  dans  le 
manoir  du  proposant  Fontaine,  pour  prendre  part  à 
ses  dévotions  domestiques  (2).  Le  jour  de  Pâques 
1684,  un  millier  d'entre  eux  assistait  à  une  assemblée 
tenue  dans  un  bois,  à  la  suite  de  laquelle  le  propo- 
sant fut  arrêté.  —  A  St-Waast,  en  Basse-Normandie, 

(1)  Des  sièges  devaient  être  réservés  dans  tous  les  temples  pour  les 
agents  laïques  ou  ecclésiastiques  de  l'autorité,  qui  pouvaient  inter- 
rompre et  réfuter  le  prédicateur  séance  tenante. 

(2)  Mà7t.  d'une  famille  huguenote^  p.  85. 


78        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

accouraient,  chaque  samedi,  les  membres  de  plusieurs 
ijjglises  voisines  interdites;  ils  passaient  la  nuit  dans 
le  temple  et  autour  du  temple,  en  chantant  des  psau- 
mes jusqu'au  dimanche.  Ce  temple  n'était  qu'une 
«  méchante  grange  »  ,  dit  une  dénonciation  du  30 
décembre  1684.  «  Messieurs  de  la  religion  s'y  assem- 
blèrent, les  fêtes  de  Noël,  y  observèrent  un  jeûne 
rigoureux;  la  plupart  de  ceux  de  Caen,  de  Bayeux, 
de  Vire,  de  St-Lô,  de  Goutances,  etc.,  s'y  trouvèrent; 
plusieurs  caresses  à  six  chevaux.  L'on  dit  qu'il  y  avait 
quatre  de  leurs  plus  fameux  ministres,  entre  autres 
le  sieur  Du  Bosc,  qui  prêchèrent.  Il  serait  à  souhaiter 
que  ce  méchant  trou  leur  fût  interdit,  aussi  bien  que 
celui  de  Caen,  de  crainte  de  trouble  et  de  remue- 
ménage,  etc.  »  —  Ces  assemblées,  suprême  consola- 
tion de  tant  d'affligés,  eussent  été  promptement  inter- 
dites; mais  le  pasteur  Jacques  Tirel,  sieur  des  Isles, 
imagina  de  les  légaliser  par  sa  présence,  en  passant 
la  nuit  en  chaire  et  en  y  apprenant  son  sermon  du 
lendemain. 

Moins  heureux,  ses  collègues  subirent,  pour  la  plu- 
part, des  condamnations  excessives,  que  quelques  par- 
lements furent  forcés  de  casser  en  rougissant;  un 
grand  nombre  fut  emprisonné  sous  divers  prétextes, 
dont  la  futilité  éclatait  au  grand  jour.  Enfm,  quand  il 
fut  décidé  à  révoquer  le  bienfaisant  édit  que  Henri  IV, 
Louis  XIII  et  Louis  XIV  lui-même  avaient  juré  en  le 
déclarant  irrévocable,  le  conseil  de  conscience  eut  à 
décider  la  grave  question  du  sort  des  pasteurs.  Pré-' 
tendre  supprimer  le  protestantisme  sans  supprimer 
les  pasteurs,  eût  été  un  non  sens.  Mais  que  fallait-il 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  79 

faire  de  ceux-ci?  —  La  mesure  la  plus  radicale  (l'as- 
sassinat en  masse),  devant  laquelle  n'auraient  pas 
reculé  Catherine  de  Médicis  et  ses  fils,  était  devenue 
impossible,  et  ne  pouvait  même  être  proposée  à 
Louis  XIV.  Cependant  les  prisons  manquaient  pour 
enfermer  un  si  grand  nombre  de  captifs,  qu'il  impor- 
tait de  ne  point  laisser  évader;  il  aurait  fallu  en  cons- 
truire. Mais  ces  constructions  coûteuses,  jointes  à  la 
dépense  nécessaire  pour  l'entretien  de  tant  de  pri- 
sonniers, auraient  lourdement  grevé  le  budget  de 
l'Etat.  De  plus,  le  spectacle  de  leur  constance  aurait 
été  dangereux  pour  les  troupeaux,  qu'il  aurait  contri- 
bué à  maintenir  dans  leur  croyance.  La  déportation 
aurait  offert  divers  inconvénients  graves  ,  entre 
autres  celui  de  la  facilité  des  évasions.  Le  bannisse- 
ment en  offrait  d'autres,  plus  nombreux  encore  :  il 
permettait  aux  ministres  d'appeler  à  eux  une  grande 
partie  de  leurs  ouailles,  et  de  leur  préparer  des 
moyens  de  subsistance  à  l'étranger  ;  d'engager  les 
princes  protestants  à  défendre  leurs  coreligionnaires 
et  à  former  dans  ce  but  des  alliances,  qui,  à  la  longue, 
pouvaient  devenir  dangereuses;  de  se  tenir  toujours 
prêts  à  rentrer  en  I^rance,  quand  l'occasion  s'en  pré- 
senterait, et  même  d'y  rentrer  «  secrètement  pour 
fortifier  ceux  de  leur  religion,  et  pour  faire  des 
assemblées  avec  eux  »  (1).  Toutes  ces  objections 
furent  émises  dans  le  conseil  de  conscience,  qui,  fina- 
lement, s'arrêta  au  dernier  parti,  bien  qu'il  fut  le 
moins   sûr;  et  aussitôt  les  courtisans  et   le   clergé 

(1)  Gaultier,  Hist.  cqjologèdq.,  II  5. 


80  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

s'empressèrent  de  demander  leur  part  de  la  confisca- 
tion des  biens  des  bannis  et  de  ceux  de  leurs  consis- 
toires (1). 

En  même  temps  qu'il  ordonnait  aux  pasteurs  de 
quitter  la  France  dans  les  quinze  jours,  sous  peine 
des  galères  (art.  VI),  l'édit  révocatoire,  dressé  par 
Châteauneuf,  promettait  à  ceux  d'entre  eux  qui  vou- 
draient abjurer,  une  pension  d'un  tiers  plus  élevée 
que  leur  traitement  de  ministre,  et  il  leur  offrait  en 
outre  toutes  les  facultés  imaginables  pour  se  faire 
recevoir  avocats  ou  médecins.  —  Un  pasteur  de 
Montpellier  nous  a  dépeint  les  divers  sentiments  qui 
s'emparèrent  alors  de  lui  et  de  ses  collègues. 

«  Les  ministres,  dit-il  (2),  à  qui  l'Édit  ne  donnait 
que  quinze  jours  de  délai,  pour  choisir  entre  l'exil, 
les  galères  ou  la  révolte  (c'est-à-dire  Fabjuration),  ne 
se  trouvaient  pas  peu  embarrassés  sur  la  résolution 
qu'ils  devaient  prendre. 

«  D'un  côté,  l'exil  auquel  on  les  condamnait,  s'ils 
refusaient  d'aller  à  la  messe,  était  accompagné  de 
mille  tristes  et  fâcheuses  circonstances.  On  les  obli- 
geait à  abandonner  non-seulement  leurs  maisons, 
leurs  biens,  leur  patrie  ;  mais  encore  leurs  amis, 
leurs  proches,  les  personnes  qui  leur  étaient  les  plus 
chères.  On  leur  refusait  la  liberté  d'emmener  leurs 
pères  et  leurs  mères  ;  on  ne  leur  permettait  même 
pas  de  prendre  avec  eux  leurs  propres  enfants,  s'ils 

(1)  Elie  Benoît,  Ilist.  et  apologie  de  la  retraite  des  pastexirs, 
Francfort,  1687,  iii-16,  p.  46. 

(2)  Gaultier,  Ilist.  uriologiitiq.,  II  12. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  81 

avaient  atteint  Fâge  de  sept  ans.  Il  fallait  se  résoudre  à 
surmonter  toutes  les  tendresses  du  sang  et  de  la  nature, 
et  à  laisser  une  partie  d'eux-mêmes,  s'il  faut  ainsi 
dire,  dans  un  royaume  où  il  n'y  avait  plus  de  liberté  de 
conscience,  et  où  la  persécution  était  montée  à  son 
comble.  Il  fallait,  outre  cela,  s'exposer  aux  fatigues 
d'un  long  et  pénible  voyage  ;  la  plupart  avec  des  fem- 
mes et  des  petits  enfants,  et  quelques-uns  accablés  de 
vieillesse  ou  de  maladies.  Il  fallait  s'aller  transplanter 
dans  des  pays  étrangers,  dans  des  climats  éloignés,  et 
parmi  des  peuples  dont  ils  ne  savaient  ni  la  langue  ni 
les  coutumes.  Ils  avaient  à  craindre  de  n'y  trouver  que 
sans  de  la  dureté,  et  de  s'y  voir  sans  biens,  sans  emploi, 
secours,  sans  appui,  et  réduits  à  la  dernière  misère, 
avec  ce  qu'ils  auraient  pu  sauver  de  leurs  familles. 

«  Mais  parmi  tant  d'objets  affreux,  qui  les  dissua- 
daient de  prendre  le  parti  de  la  retraite,  il  n'y  en 
avait  point  qui  fît  de  si  puissants  effets  sur  l'esprit 
des  bons  pasteurs,  que  la  considération  de  leurs  trou- 
peaux. Ils  se  représentaient  qu'ils  les  abandonne- 
raient à  la  merci  des  loups;  qu'ils  les  laisseraient 
sans  secours  au  milieu  de  la  plus  cruelle  persécution 
qu'on  eût  jamais  vue,  et  que  Jésus-Christ  leur  ferait 
rendre  compte  un  jour  de  ces  chères  brebis,  qu'il  lui 
avait  plu  de  confier  à  leurs  soins.  Peu  s'en  fallut  que 
ces  considérations  ne  fissent  perdre  à  plusieurs  la 
pensée  de  se  retirer,  nonobstant  la  peine  des  galères 
dont  ils  étaient  menacés,  si  on  les  trouvait  dans  le 
royaume  après  que  les  quinze  jours  seraient  expirés. 

«  D'un  autre  côté,  lorsqu'ils  pensaient  à  demeurer 
pour  consoler  et  pour  fortifier  leurs  troupeaux,  ils 

I  6 


82        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

trouvaient  des  difflcultés  insurmontables  dans  cette 
entreprise.  Ils  savaient  qu'on  les  épiait  avec  un  grand 
soin,  et  ils  ne  voyaient  aucune  apparence  de  pouvoir 
se  dérober  à  la  vigilance  d'une  iniinité  de  gens,  qui 
avaient  sans  cesse  les  yeux  sur  eux,  et  qui  obser- 
vaient toutes  leurs  démarches.  Ils  ne  pouvaient  pas 
même  espérer  que  ceux  de  leur  religion  voulussent 
leur  donner  retraite,  ni  leur  aider  à  se  cacher.  Tout 
était  rempli  de  dragons  et  d'autres  troupes,  qui  fai- 
saient leur  mission  dans  les  provinces,  et  ces  nou- 
veaux missionnaires  avaient  jeté  une  telle  terreur 
dans  les  esprits,  qu'on  n'était  capable  d'aucune  réso- 
lution. D'ailleurs,  c'aurait  été  en  vain  que,  dans  cette 
consternation  générale,  les  pasteurs  auraient  voulu 
faire  entendre  leur  voix  à  leurs  troupeaux,  pour  leur 
inspirer  de  la  confiance  et  du  courage.  La  plupart  des 
réformés  de  France  avaient  déjà  succombé  à  la  per- 
sécution; et  ceux  qui  restaient  n'étaient  pas  en  état 
de  les  écouter.  Ceux-ci  n'auraient  même  pas  osé 
avoir  le  moindre  commerce  avec  un  ministre,  de 
peur  d'être  découverts  et  de  s'exposer  par  là  aux  der- 
nières peines.  Si  bien  que  les  pasteurs  ne  pouvaient 
attendre  aucun  fruit  du  séjour  qu'ils  auraient  fait  en 
ce  temps-là  en  France  :  c'aurait  été  vouloir  se  perdre 
inutilement,  que  de  s'opiniâtrer  à  y  demeurer.  » 

Les  efforts  impuissants  d'un  collègue  de  Brousson, 
Gambolive  (1),  avocat  au  parlement  de  Toulouse,  pour 
tenir  des  assemblées  dans  le  Midi,  en  1G84,  et  s'oppo- 
ser  aux   abjurations,  son  arrestation,    le   mauvais 

(1)  Vuir  la  France prot. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  83 

accueil  qu'il  reçut  à  Montauban  et  ailleurs,  quand  sa 
condamnation  aux  galères  eut  été  commuée  en  ban- 
nissement, la  poursuite  des  troupes  toujours  sur  ses 
traces  et  l'obligeant  enfm  à  gagner  Genève  à  travers 
les  plus  grands  périls,  la  terreur  que  répandait  par- 
tout l'approche  des  dragons,  témoignent,  en  elïet, 
qu'il  était  fort  difficile  que  les  pasteurs  restassent  en 
France,  et  surtout  qu'ils  y  restassent  utilement. 

«  Il  s'en  trouva  plusieurs  à  Paris,  dit  Élie  Benoit  (1), 
qui,  n'ayant  plus  de  retraite  ailleurs,  parce  que  leur 
présence  môme  faisait  peur  aux  peuples  consternés, 
qui  se  voyaient  livrés  à  la  fureur  des  soldats,  étaient 
venus  s'y  réfugier  comme  dans  le  seul  lieu  où  ils 
croyaient  trouver  quelque  repos.  Il  n'y  avait  pas 
d'apparence  de  les  renvoyer  en  Poitou,  en  Guyenne, 
en  Languedoc,  chercher  des  intendants  pour  leur 
demander  des  passeports.  On  ne  leur  avait  donné 
que  quinze  jours  de  temps  pour  sortir  de  France,  et 
ces  quinze  jours  ne  sufïisaiont  pas  pour  le  voyage 
qu'ils  auraient  été  obligés  de  faire.  On  ne  trouva  pas 
à  propos  néanmoins  de  leur  donner  un  terme  plus 
long;  et  pour  se  défaire  d'eux  plus  aisément,  on  per- 
mit à  La  Reynie  de  leur  donner  des  passeports,  sur 
le  témoignage  de  quatre  personnes  qui  attesteraient 
qu'ils  seraient  ministres.  Chacun  s'en  alla  de  son 
côté,  après  avoir  pris  ces  passeports;  et,  selon  l'hu- 
meur des  intendants  ou  des  gouverneurs  de  places  à 
qui  ils  s'adressèrent,  ils  trouvèrent  plus  ou  moins  de 
difficultés  à  leur  retraite.  Il  y  en  eut  d'assez  heureux 

(1)  Hist.  de  Védit  de  Nantes,  V  933. 


84  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

pour  emmener  des  enfants  de  quatorze  et  de  quinze 
ans;  il  y  en  eut  d'autres  à  qui  on  retint  des  enfants  à 
la  mamelle,  » 

La  Reynie  refusa  cependant  des  passeports  à  trois 
pasteurs  du  Haut  Languedoc,  MM.  De  la  Devèze,  De 
Vimmielle  et  De  Bonneval,  et  les  renvoya  à  la  cour. 
Ils  se  rendirent  à  Versailles  où  était  le  roi,  et  s'adres- 
sèrent au  marquis  de  Ghâteauneuf,  l'un  des  ministres 
d'État;  celui-ci,  après  les  avoir  amusés  plusieurs 
jours,  leur  dit  enfm  que  le  roi  leur  ordonnait  d'aller 
prendre  des  passeports  dans  leur  province.  Ils  parti- 
rent aussitôt  pour  Montpellier;  mais  ayant  à  faire  un 
trajet  de  cent  quatre-vingt-dix  lieues,  ils  n'arrivè- 
rent qu'après  les  quinze  jours  expirés.  Bâville  com- 
mença par  les  envoyer  à  la  citadelle  et  les  y  tint  plu- 
sieurs jours  renfermés;  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  les 
condamnât  aux  galères.  Toutefois  il  les  mit  bientôt 
entre  les  mains  d'un  garde,  qu'ils  payèrent  chère- 
ment pour  les  conduire  hors  du  royaume  (1).  —  Il 
paraît  qu'il  y  en  avait  encore  trois  à  Paris  le  3  décem- 
bre 1685  (2)  ;  mais  ils  étaient  signalés  à  la  police. 

Quelques-uns  cependant  essayèrent  de  rester  (3). 

(1)  Gaultier,  Hist.  apohgétiq.^  II  14. 

(2)  Ms.  de  la  Biblioth.  nation.  Fr.  7054. 

(3)  Ainsi  s'exprime  une  complainte  du  temps  (Daniel  Benoit,  Jac- 
ques Roger,  1875  in-12,  p.  12): 

On  a  chassé  tous  nos  pasteurs. 
Ils  sont  bannis  hors  de  la  France. 
Tous  nos  p)(istex(rs  s'en  sont  allés. 
Et  les  troupeaux  sont  égarés. 
Il  en  est  bien  resté  quelqu'un 
Qui  sont  là-bas  dans  les  Cévennes, 
Ils  se  rendent  dedans  les  bois. 
Pour  enseigner  tes  saintes  lois. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  85 

Tandis  que  son  collègue  Pierre  Gantois  passa  en 
Hollande,  Jean  Lefevre,  pasteur  à  Sedan,  continua 
ses  prédications  dans  des  asseml)lées  secrètes,  en 
dépit  des  dragons  et  des  archers  qui  le  traquaient  (1), 
11  est  permis  de  supposer  que,  grâce  au  voisinage  de 
la  frontière  qui  n'était  qu'à  quelques  lieues,  grâce  à 
sa  connaissance  des  bois  et  des  sentiers,  et  grâce  au 
zèle  de  ses  paroissiens  qui  veillaient  sur  lui,  Lefèvre 
put  continuer  son  ministère  durant  quelques  mois, 
sans  tomber  entre  les  mains  des  persécuteurs  et  finit 
par  s'éloigner.  Mais  à  quoi  tient  la  gloire  ?  Voilà  un 
homme  qui  risque  les  galères  et  pis  tous  les  jours,  à 
toute  heure,  sans  autre  intérêt  que  celui  du  devoir, 
et  nous  ne  savons  rien  de  lui,  A  peine  avons-nous 
quatre  lignes  sur  son  compte.  Il  est  vrai  qu'il  était 
disciple  de  celui  qui  a  dit  :  Cherchez  non  la  gloire 
qui  vient  des  hommes,  mais  celle  qui  vient  de  Dieu. 
Cet  obscur  dévouement  n'est  point  sans  grandeur,  et 
l'histoire  protestante  enregistre  avec  orgueil  de  si 
nobles  exemples. 

«  L'ordre  ayant  été  donné  aux  ministres  de  Metz 
de  sortir  de  France,  Sébastien  Balicourt  (pasteur  des 
environs)  y  désobéit  et  il  continua  à  prêcher,  en  pre- 
nant toutefois  les  précautions  nécessaires  pour  ne 
point  être  arrêté  ;  mais  il  ne  put  échapper  longtemps 
aux  recherches  de  la  police.  Traqué  de  tous  côtés  et 
sur  le  point  d'être  pris,  il  se  réfugia  chez  un  épicier 

(1)  La  France prot..^  art.  Gantois.  —  Réfugié  en  Hollande,  Lefè- 
vre y  eut  un  démêlé  assez  vif  avec  son  collègue  Daneau.  Voir  l'art. 
XIII  du  synode  de  La  Haye,  septembre  1688,  dans  les  Actes  du 
synode  ivallon. 


86        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

prétendu  converti,  qui  le  cacha  et  lui  fit  passer  la 
frontière  dans  un  tonneau.  Balicourt  arriva  heureu- 
sement à  Berlin  (1).  » 

David  Martin  résolut  aussi  de  continuer  ses  fonc- 
tions à  Lacaune  (arrond.  de  Castres,  Tarn),  et  ne 
s'échappa  que  quand  des  amis  catholiques  le  prévin- 
rent qu'il  allait  être  arrêté,  et  lui  facilitèrent  les 
moyens  de  fuir,  en  cachant  sa  femme  et  ses  enfants, 
qui  le  rejoignirent  plus  tard.  Il  arriva  à  La  Haye 
dans  le  courant  du  mois  de  novembre  (2). 

Gardien  Givry,  revenu  en  France  à  la  fm  de  1684 
ou  dans  les  premiers  mois  de  1685,  resta  dans  le 
Midi  et  particulièrement  à  Montpellier,  et  n'alla 
s'embarquer  à  Bordeaux,  cinq  ou  six  mois  après  la 
Révocation,  que  parce  que  personne  ne  voulut 
l'écouter,  et  qu'il  lui  fut  impossible  de  tenir  des 
assemblées.  Il  fut  plus  heureux  quand  il  revint  pour 
la  seconde  fois,  c'est-à-dire  en  1691. 

Le  proposant  Fulcran  Rey,  qui  n'était  pas  sorti  de 
France,  et  prêchait  à  grand  peine  çà  et  là,  fut  vic- 
time de  son  zèle  et  de  son  dévouement. 

Jean  Lefèvre,  Balicourt,  David  Martin,  réviseur 
de  la  Bible,  Gardien  Givry,  pasteur  du  Désert,  et 
Fulcran  Rey,  ne  furent  sans  doute  pas  les  seuls  qui 
commirent  cette  glorieuse  désobéissance;  mais  les 

(1)  La  France  prot.^  2^  édit. 

(2)  La  France 2T>'ot.  — Le  l'^f  décembre,  Chauvin,  ministre  d'Uzès, 
recevait  du  parlement  de  Grenoble  l'ordre  de  partir  sur  le  olianip 
pour  l'étranger  {BuUet.  VII  136);  mais  nous  ignorons  s'il  était  volon- 
tairement en  France.  Il  est  plus  probable  qu'il  avait  été  retenu  de 
force,  comme  plnsieurs  autres  qui  ne  furent  jamais  relâchés. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  87 

noms  de  leurs  émules  nous  sont  inconnus.  Sous  le 
coup  terrible  qui  les  brisait  tous,  la  plupart  des  pas- 
teurs se  résignèrent  et,  quittant  tout,  biens,  famille, 
prirent  le  chemin  de  l'exil  et  de  la  misère.  Cette 
épreuve  se  trouva  trop  forte  pour  le  courage  des 
autres;  le  nombre  de  ceux  qui  succombèrent  aux 
tentations  de  l'amour  paternel  ou  de  l'intérêt,  fut 
hélas  !  plus  considérable  qu'on  ne  l'avait  pensé  jus- 
qu'ici (1).  Antoine  Court  a  dressé  une  liste  de  pasteurs 
apostats  comprenant  cinquante-cinq  noms  (qu'il  faut, 
croyons-nous,  réduire  à  cinquante-deux),  auxquels 
les  frères  Haag  en  ont  ajouté  sept  (La  France  pvot., 
art.  Cheiron)  ;  nos  recherches  ont  élevé  le  chiffre  à 
cent,  et  nous  sommes  loin  de  les  connaître  tous  (2). 
Il  est  vrai  que  vingt-six  d'entre  eux  se  rétractèrent 
presque  aussitôt  (3)  et  passèrent  la  frontière  à  travers 
mille  périls.  En  revanche,  six  autres,  qui  avaient 
quitté  la  France  à  la  Révocation  et  n'avaient  point 
trouvé  à  l'étranger  le  sort  qu'ils  espéraient,  revinrent 
abjurer  quelques  années  après.  Plus  de  cent  pasteurs 
abjurèrent;  il  nous  semble  qu'on  ne  s'écarterait 
guère  de  la  réalité,  en  en  portant  le  nombre  de  cent 
vingt  à  cent  trente. 

(1)  «  On  avait  compté  sur  des  abjurations,  dit  M.  de  Félice  (Hist. 
fZe5jn-o«.,  p.  412);  il  n'y  en  eut  que  très-peu,  et  encore  les  pasteurs 
qui  avaient  succombé  à  un  premier  mouvement  de  stupeur  et  d'épou- 
vante, revinrent-ils  presque  tous  à  leur  ancienne  foi.  » 

(2)  Voir  l'appendice  I. 

(3)  Sans  compter  un  jeune  ministre  luthérien  de  Strasbourg,  qui, 
ayant  recommencé  à  prêcher  la  Réforme  après  avoir  abjuré  volon- 
tairement, fut  mis  à  la  chaîne  et  envoyé  aux  galères,  en  1687  (Jurieu, 
Lettres  patstor aies,  II  68). 


88  LIS  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Or  sur  le  tableau  dressé  en  1659  par  le  dernier 
synode  national  (1),  figurent  sept  cent  six  pasteurs 
(plus  six  déchargés  de  fonctions)  et  vingt-deux  pos- 
tes vacants,  total  sept  cent  vingt-huit.  Ajoutons-y 
environ  quarante  ministres  de  fief  et  vingt  profes- 
seurs en  théologie,  et  nous  obtenons  pour  résultat  à 
peu  prés  exact  :  sept  cent  quatre-vingt-huit,  soit  huit 
cents  places  ou  pasteurs  (2).  En  défalquant  ceux  dont 
la  faiblesse  ne  dura  qu'un  instant,  il  se  serait  donc 
trouvé  un  apostat  sur  huit  pasteurs.  Mais  des  arrêts 
de  bannissement,  des  condamnations  aux  galères  et 
à  la  peine  de  mort,  avaient  obligé  beaucoup  des  plus 
zélés  à  quitter  la  France  avant  la  Révocation,  et 
Brousson  dit  qu'ils  étaient  plus  de  deux  cents  (3)  ; 
dans  ce  cas,  la  proportion  serait  d\m  apostat  sur  six 
ministres  restés  en  France,  chiffre  véritablement 
humiliant  pour  la  nature  humaine,  et  que  les  con- 
vertisseurs ont  sans  doute  mal  connu,  puisqu'ils  ne 
s'en  sont  nulle  part  prévalus,  même  dans  l'ivresse  de 
leur  triomphe  (4). 

(1)  Bullet.,  2«  série,  II  582. 

(2)  D'après  Élie  Benoit,  le  nombre  des  Églises  était  de  760  en  1598, 
et  à  la  Révocation  il  restait  plus  de  700  pasteurs  en  France,  sans  par- 
ler d'un  grand  nombre  qui  l'avaient  déjà  quittée  parce  que  leurs 
Églises  étaient  interdites  {Hist.  de  Véclit  de  Nantes  I  257  et  V  931.) 

{'i)  Apologie  du  projet  des'réfoDnés  de  France,  fait  au  mois  de 
mai  1683,  pour  la  Conservation  de  la  liberté  de  conscience  et  de 
r exercice p)i(hlic  de  la  religion,  etc.  La  Haye,  1685,  in-16,  p.  221. 

(4)  «  Rome,  qui  nous  insultes  et  nous  braves,  s'écriait  Saurin,  ne 
prétends  pas  nous  confondre,  en  nous  montrant  ces  galères  que  tu 
remplis  de  nos  forçats...  Veux-tu  nous  couvrir  de  confusion?  Montre, 
montre-nous  les  âmes  que  tu  nous  as  enlevées;    reproche-nous   non 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  89 

Un  ministre  Lamothe,  pris  sur  mer  par  les  corsai- 
res barbaresques,  finit  ses  jours  dans  l'esclavage  (1). 
Quelques  vieillards  chargés  d'années  et  d'infirmités 
moururent  en  chemin,  ou  sur  le  vaisseau  qui  les 
emportait,  comme  Faget  de  Sauveterre  de  Béarn, 
Taunai  de  Criquetot,  Isaïe  D'Aubus  de  Nérac  etc; 
d'autres,  comme  Lucas  Jansse,  Abraham  Gilbert, 
succombèrent  aux  fatigues  du  voyage,  en  arrivant  à 
l'étranger.  «  Deux  des  quatre  pasteurs  de  Metz  étaient 
presque  tombés  en  enfance,  de  vieillesse.  L'intendant 

que  tu  as  extirpé  Thérésie,  mais  que  tu  as  fait  renier  la  religion  ;  non 
que  tu  as  fait  des  martyrs,  mais  que  tu  as  fait  des  déserteurs  de  la 
vérité.  C'est  ici  vraiment  notre  endroit  sensible  ;  c'est  ici  où  il  n'y  a 
point  de  douleur  égale  â  notre  douleur.  »  (Sermon  sur  le  trafic  de  la 
vérité). 

Claude  avait,  de  son  C(3té,  accumulé  les  épithètes  bibliques  d'une 
façon  un  peu  déclamatoire  et  vide,  pour  stigmatiser  la  conduite  de 
«  quelques  pasteurs  »  apostats  {Lettre pastor.  ai(x prot.  de  Fr.   etc). 

(1)  Un  ministre  de  Montauban  réfugié  en  Angleterre,  Brassard,  fut 
pris  aussi  par  un  corsaire  turc,  au  mois  de  juin  Jo87,  sur  un  vaisseau 
qui  le  portait  en  Hollande.  Conduit  comme  esclave  à  Alger,  il  y  fut 
en  butte  aux  plus  mauvais  traitements,  à  l'instigation  du  jésuite,  chef 
de  la  mission  française,  qui  aurait  voulu  avoir  l'honneur  de  le  conver- 
tir. Le  maréchal  d'Estrées  étant  allé  bombarder  la  ville,  l'année  sui- 
vante, les  Algériens,  pour  se  venger,  attachaient  des  français  à  des 
canons  chargés,  auxquels  ils  mettaient  ensuite  le  feu.  Brassard  fut 
conduit  près  d'un  de  ces  canons,  le  4  juillet,  avec  six  autres  réfugiés, 
comme  lui  destinés  à  périr.  Le  jésuite  accourut  aussitôt  pour  les 
inviter  à  faire  leur  salut  dans  l'autre  monde  et  dans  celui-ci;  il  fut 
repoussé  avec  mépris.  Brassard  et  ses  compagnons  furent  sauvés 
comme  étant  luthériens,  le  pacha  ne  voulant  faire  mourir  que  des 
catholiques.  Le  pasteur  fut  ensuite  délivré  par  les  soins  des  protes- 
tants anglais  et  hollandais,  notamment  de  Ruvigny  père  et  fils  et  du 
chevalier  Chardin  {Bidlet.,  2<^  série  XIII  349). 


90  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

touché  de  leur  sort,  demanda  à  Louvois  s'il  fallait 
aussi  les  bannir.  «  S'ils  sont  imbéciles,  répondit-il 
»  brutalement,  qu'on  les  laisse  mourir  là  ;  mais  pour 
»  peu  qu'ils  aient  de  raison,  chassez-les.  »  Ils  en 
conservaient  probablement  assez,  puisqu'ils  parti- 
rent avec  leurs  collègues,  au  milieu  d'un  peuple 
immense,  en  larmes,  qui  les  accompagna  jusqu'au 
port  où,  s'embarquant  sur  la  Moselle,  ils  se  dirigè- 
rent vers  Francfort-sur-le-Mein.  David  Ancillon,  l'un 
d'eux,  se  retira  à  Berlin,  où  le  suivirent  trois  mille 
six  cents  de  ses  paroissiens  »  (1). 

L'article  de  l'édit,  qui  concernait  les  pasteurs, 
reçut  les  interprétations  les  plus  fantaisistes  :  l'arbi- 
traire régnait  partout.  Antoine  Basnage,  pasteur  à 
Bayeux,  et  beaucoup  de  ses  collègues,  sortirent  de 
prison  à  la  Révocation,  et  reçurent  l'ordre  de  s'éloi- 
gner; les  ministres  Qainquiry  et  Lansquier,  au  con- 
traire, ne  furent  relâchés  que  le  26  janvier  1686,  et 
partirent  aussitôt  pour  l'exil,  tandis  que  les  pasteurs 
de  la  principauté  d'Orange,  Gondrand,  Aunet,  Ghion, 
Petit,  enfermés  dans  le  château  de  Pierrc-Encise  de 
Lyon  en  1682,  n'en  sortirent  qu'à  la  fin  de  1697  (2). 

Louis  Jordan,  étudiant  en  théologie,  fils  du  pas- 
teur de  Tulettes  (Drôme),  fut  retenu  pendant  quel- 
ques années  dans  les  prisons  de  Valence,  et  opposa 
une  fermeté  inébranlable  à  toutes  les  tentatives  de 
conversion.  Il  se  réfugia  plus  tard  à  Berlin  (3). 
Arnaud,  ministre  de  Vauvert,  demeura   en  prison 

(1)  Napoléon  Peyrat,  Ilist.  des  pasteurs  du  Désertai  83. 

(2)  Bullet.  VI  367  et  Mém.  de  M«  Bu  Noyer,  Il  224. 

(3)  E.  Arnaud,  Hist.  des prot.  du  Dauphiné,  II  406. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  91 

jusqu'à  la  fin  de  1686  ou  au  commencement  de  1687, 
c'est-à-dire  jusqu'au  moment  où  il  fut  déporté  comme 
esclave  en  Amérique  (1),  en  compagnie  de  Lerpi- 
nière,  proposant  de  Sommières  (2).  De  Besse,  autre 
pasteur  emprisonné,  ne  réussit  à  s'échapper  qu'au 
mois  d'avril  1686,  et  gagna  Lausanne.  Son  imagina- 
tion avait  été  tellement  frappée,  qu'il  entendit  par- 
tout sur  sa  route  les  psaumes  chantés  dans  les  airs  (3). 
Le  frère  de  l'illustre  Bayle,  Jacob,  pasteur  au  Caria 
(Ariège),  arrêté  le  16  juin  1685  et  jeté,  le  15  juillet, 
dans  les  horribles  cachots  du  Château-Trompette  à 
Bordeaux,  y  fut  gardé  à  la  Révocation,  et  mourut  le 
12  novembre.  Un  autre  ministre,  caché  à  fond  de 
cale  sous  dès  ballots  d'étoffe,  n'échappa  que  parce 
qu'il  eut  assez  de  sangfroid  pour  recevoir,  sans  pous- 
ser un  cri,  un  coup  du  sabre  dont  un  soldat  se  servait 
comme  d'une  sonde,  et  en  essuyer  la  lame  à  mesure 
qu'elle  sortait  de  son  corps  (4). 

Jacques  Cuchet,  pasteur  du  marquis  de  Coutan- 
ces  (5)  en  Basse-Normandie,  abjura  dans  les  tour- 
ments de  la  question  extraordinaire,  s'enfuit  sans 
avoir  fait  aucun  acte  d'idolâtrie,  et  fut  rétabli  dans 
le  ministère,  par  le  synode  de  Balk  (septembre  1686), 
qui  prit  la  résolution  suivante  (art,  16)  (6)  :  «  La  Gom- 

(1)  Jurieii,  Lettres  pastorales^  I  378. 

(2)  Jurieu,  Lettres  pastorales^  II  93. 

(3)  Jurieu,  Lettres  pastorales^  III  88. 

(4)  La  France 2)rot.,  2''  édit.  I  col.  960. 

(.0)  Le  texte  porte  :  Couthouse,  évidemment  faux  (Actes  du  synode 
Wallon,  III  448). 
(6)  Actes  di'  synode  icallon,  t.  IV. 


92        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

pagnie  ayant  appris  qu'il  y  a  plusieurs  pasteurs 
emprisonnés  et  cruellement  persécutés  en  France, 
et  touchée  de  compassion  de  leurs  souffrances, 
prie  Dieu  qu'il  veuille  fortifier  et  délivrer  ces  fidè- 
les confesseurs  du  nom  de  Christ,  et  exhorte  les 
Églises  de  s'intéresser  généreusement  dans  leur 
misère,  de  prier  Dieu  en  public  et  en  particulier  pour 
leur  délivrance,  de  leur  procurer  les  moyens  de  sub- 
sister, et,  pour  cet  effet,  d'envoyer  leurs  charités  à 
l'Église  d'Amsterdam,  qui  cherche  les  moyens  de  les 
faire  passer  à  ces  constants  serviteurs  de  notre  Sei- 
gneur »  (1). 

Pierre  Pineau,  ministre  de  Pimperdu  en  Anjou, 
retenu  par  la  maladie,  abjura,  puis  rétracta  sa  signa- 
ture et  fut  mis  en  prison.  Il  fut  ensuite  reçu  à  la 
paix  de  l'Église  à  Jersey,  et  rétabli  dans  l'honneur 
de  son  ministère  par  le  synode  de  La  Haye  (1688),  en 
même  temps  que  De  la  Broquère,  qui  avait  égale- 
ment succombé.   Nous  ignorons  si  l'abjuration  de 

(1)  Les  synodes  wallons,  qui  ne  cessèrent  de  s'intéresser  au  sort  des 
protestants  envoyés  aux  galères  ou  retenus  en  esclavage  à  Salé,  à 
Alger,  et  d'ordonner  des  collectes  pour  secourir  les  uns  et  racheter 
les  autres,  qui  refusaient  de  se  laisser  racheter  par  le  roi,  pour  n'être 
pas  forcés  d'aller  à  la  messe  (Art.  42,  du  synode  de  Flessingue,  mai 
1702),  n'oublièrent  jamais  non  plus  les  pasteurs,  notamment  celui  de 
Middelbourg  (avril  1687,  art.  19),  celui  de  Campen  (mai  1688,  art.  6), 
qui  ordonna  que  l'on  fit  des  démarches  auprès  du  prince  d'Orange  et 
du  pensionnaire  Fagel,  pour  obtenir  la  liberté  des  quatre  pasteurs 
d'Orange,  et  de  deux  autres  enfermés  dans  le  Château-Trompette,  et 
celui  d'Utrecht  (avril  1689,  art.  27),  qui  demanda  que  ces  démarches 
fussent  renouvelées,  aussi  bien  «  pour  les  autres  pasteurs  prisonniers 
en  France  »  que  pour  ceux  d'Orange. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  93 

David  Grimaudet,  pasteur  de  Desaignes  en  Vivarais, 
précéda  ou  suivit  sa  condamnation  (1687).  Dans  tous 
les  cas,  il  se  releva;  car  à  la  date  du  12  juin  1689,  le 
consistoire  d'Amsterdam  s'occupait  de  lui,   comme 
ayant  été  délivré  des  galères  depuis    peu,  et  lui 
accorda,  le  17  juillet  suivant,  une  recommandation 
pour  les  Églises  d'Angleterre  (1).—  De  la  Fourcade,  de 
l'Église  de  Garlin  en  Béarn,  abjura  d'abord  et  fit, 
longtemps  après,  reconnaissance  de  sa  faute  «  entre 
les   mains   d'un  ministre    prêchant    sous  la    croix 
(Brousson?),  dans  le  même  lieu  où  il  avait  succombé 
et  commis  son  péché,  sans  craindre  la  nouvelle  per- 
sécution à  laquelle  il  était  exposé,  et  les  périls  dont  il 
était  menacé.  »  Il  finit  par  gagner  La  Haye  et  fut 
rétabli  dans  le  ministère  par  le  synode  de  Maestricht 
(1699).  —Scalé,  pasteur  du  Languedoc,  qui  avait  abjuré 
en  prison,  fut  arrêté  sur  la  frontière,  en  essayant  de 
sortir  de   France,  et  enfermé  deux    ans  dans  un 
cachot.  Après  être  sorti  de  prison,  il  travailla  à  con- 
soler ses  frères  persécutés,  à  les  porter  à  la  repen- 
tanee,  et  s'enfuit  à  Genève,  puis  en  Hollande,  où  le 
synode  de  Boisleduc  (1701)  l'autorisa  à  reprendre  les 
fonctions  du  ministère  (2).— Pons,  ministre  revenu  en 
France  pour  emmener  deux  enfants  qu'il  y  avait  lais- 
sés, fut  arrêté,  enfermé  onze  mois  à  Grenade,  près 
Toulouse,  abjura  pour  s'enfuir,  et,  après  avoir  fait 
amende  honorable  dans  l'église  de  la  Savoie  à  Lon- 
dres, fut  rétabli  dans  le  ministère,  et  donné  pour  col- 
lègue aux  quinze  pasteurs  de  l'Église  du  Tabernacle 

(1)  La  France prot.,  art.  Cheiron^  et  Bullet.,  2^  série,  XII  183. 

(2)  Actes  du  synode  icallon,  t.  IV. 


94        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

de  la  même  ville  (d'où  le  nom  d'Église  des  Seize). 
Après  quoi, il  se  rendit  à  Dublin,  où  il  eut  à  soutenir 
une  lutte  contre  les  autres  ministres  réfugiés  (1). 

Le  pasteur  de  Maslacq  (Basses-Pyrénées),  Bernard 
D'Arrigrand,  eut  un  sort  différent.  Nous  lisons  dans 
la  liste  des  galériens  et  des  prisonniers  pour  la  foi, 
dressée  le  13  novembre  1712  par  D.  de  Superville  : 
a  Monsieur  D'Arrigran ,  ministre  de  l'Église  de 
Maslacq,  dans  la  province  de  Béarn,  étant  embarqué 
à  Bayonne,  pour  obéir  à  l'édit  du  roi  qui  révoquait 
celui  de  Nantes  et  qui  bannissait  tous  les  pasteurs,  il 
fut  arrêté  par  ordre  de  M.  Foucaut,  intendant  du 
Béarn,  sans  que  ledit  sieur  D'Arrigran  en  ait  jamais 
su  le  prétexte.  Il  fut  envoyé  à  la  citadelle  de  Saint- 
Jean-de-Pié-de-Port,  et  mis  dans  un  cachot  où  il  resta 
deux  ans,  pendant  lequel  temps  il  souffrit  un  traite- 
ment si  cruel,  qu'il  en  eut  l'esprit  affaibli.  Il  y  con- 
tracta une  maladie  dont  il  n'est  pas  encore  revenu. 
On  supposa  qu'il  avait  abjuré,  pour  le  faire  sortir  de 
sa  prison  ;  ce  qu'il  a  protesté  de  n'avoir  pas  fait,  ou 
de  ne  s'en  souvenir  point.  Il  demeura  dans  sa  mai- 
son jusqu'à  la  paix  de  Ryswick,  sans  avoir  jamais 
fait  aucun  acte  de  la  religion  romaine.  Et  vers  l'an- 
née 1698,  il  fut  relégué  à  Lescar,  petite  ville  de  Béarn, 
après  avoir  subi  un  interrogatoire  par  devant  un  con- 
seiller du  parlement  de  Pau,  dans  lequel  il  protesta 
qu'il  n'avait  point  abjuré,  et  qu'il  voulait  vivre  et 
mourir  dans  la  religion  réformée.  On  ne  sait  pas  pré- 
cisément si  ce  pasteur  a  été  renvoyé  chez  lui,  ou  s'il 

(1)  Réponse  nis.  à  ses  adversaires,  dans  les  Actes  du  synode 
tvallun  de  la  Biblluthéq.  du  Prot. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  95 

n'est  point  mort  ïlcpuis  quelque  temps.  Mais  s'il  vit 
encore,  il  est  très-digne  d'être  mis  en  liberté.  Sa 
femme  et  ses  enfants  furent  aussi  retenus,  lors  de  sa 
détention,  et  doivent  jouir  de  la  liberté  de  sortir, 
selon  l'édit  d'octobre  1685.  » 

Nous  lisons  encore  dans  la  même  liste  :  «  Il  y  a  de 
plus  un  pasteur  de  Poitou,  nommé  Monsieur  Élie 
Coyaud,  ci-devant  ministre  dans  l'Église  de  la  Forêt- 
sur-Sèvre  (Deux-Sèvres)  (1),  qui,  étant  demeuré  en 
France  à  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  eut  le 
malheur  de  succomber  à  la  persécution.  Mais  il  se 
releva  bientôt  après,  et  voulut  consoler  ses  frères.  Il 
fut  pris,  il  y  a  plus  de  vingt-deux  ans  (c'est-à-dire  en 
1689), et  il  est  présentement  prisonnier  au  château  de 
Pierre-Encise  à  Lyon,  où  il  est  détenu  depuis  un 
grand  nombre  d'années.  Il  a  été  le  compagnon  des 
pasteurs  d'Orange,  qui  furent  délivrés  après  la  paix 
de  Ryswick.  Mais  pour  lui,  quoiqu'on  eût  sollicité  en 
sa  faveur,  on  ne  put  rien  obtenir.  Il  a  été  souvent 
pressé  de  signer  un  formulaire  de  réunion,  moyen- 
nant quoi  on  lui  promettait  sa  liberté  ;  mais  il  a  tou- 
jours refusé,  et  sa  fermeté  depuis  tant  d'années  ayant 
réparé  sa  chute,  il  implore  le  secours  charitable  des 
Puissances  protestantes,  d'autant  plus  qu'il  est  vieux 
et  infirme.  » —  «  Sa  fille,  qui  demeurait  à  Saint-Gelais 
(Deux-Sèvres),  dit  M.  Lièvre  (2),  se  montrait  digne  de 

(1)  D'abord  pasteur  dans  l'Église  de  Monti'euil-Bonin  (Vienne),  en 
1G66,  il  la  quitta,  en  1679,  pour  celle  de  Poussais  (Vendée),  et  fut 
finalement  prêté  A  celle  de  la  Forèt-sur-Sèvre  par  les  synodes  de  1682 
et  1683. 

(2)  Hist.  des  prof,  du  Poitou,  111  2^)1,  292  et  301. 


96  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

lui  et  était,  en  1699,  mise  sur  la  liste  des  mau- 
vaises converties  fournie  à  l'intendant.  Toute 
cette  famille ,  du  reste ,  fit  preuve  d'une  égale 
fermeté.  »  (1). 

Enfm,  voici  encore  un  extrait  de  la  même  liste  : 
«  Monsieur  D'Aumelle  ou  Omel ,  âgé  d'environ 
soixante-quinze  ans,  fut  d'abord  exilé  à  Tournon,  où 
il  a  demeuré  sept  ans.  Ensuite  il  fut  mis  en  prison  au 
Pont-Saint-Esprit,  au  Fort  neuf.  Enfm,  il  a  été  confmé 
dans  le  fort  de  Brescou(l)...  où  il  est.  Et  il  y  a  environ 
vingt-deux  ou  vingt-trois  ans  qu'il  souffre.  »  Sans 
doute  D'Aumellc  avait  commencé  par  abjurer;  car 
autrement  Baville  l'eût  envoyé  au  supplice,  au  lieu  de 
l'exiler.  Puis,  le  réveil  de  sa  conscience  lui  avait  attiré 
la  prison  perpétuelle. 

Nous  ignorons  la  destinée  de  deux  ministres 
non  convertis,   que  Saint-Ruth  envoyait  à  la  cita- 

(1)  Un  autre  Coyaiilt,  sieur  de  Santé,  dont  le  prénom  était  André, 
fut  prêté  à  l'Église  de  Cherveux  par  le  Synode  de  1682.  «  Il  sortit  de 
France  à  la  Révocation  avec  Jeanne  Pineau,  sa  femme.  Inutile  d'ajou- 
ter que  leurs  biens  furent  confisqués.  Après  le  départ  des  ministres, 
le  curé  de  Cherveux,  qui  avait  peut-être  quelque  répugnance  pour  la 
mission  bottée,  essaya  d'une  singulière  transaction  pour  attirer  les 
réformés  à  son  église.  Il  y  fit  chanter  les  psaumes  et  lire  la  Bible  en 
langue  vulgaire  ;  mais  cette  tentative  eut  peu  de  succès,  les  protes- 
tants ayant  préféré  aller  prier  Dieu  au  Désert,  en  attendant  une  nou- 
velle ère  de  liberté.  »  Lièvre,  op.  cit..,  III  285. 

Les  registres  du  Secrétariat  (0' 39,  24  juin  1702)  nous  apprennent 
que  Coyaut  de  Fiéneuf,  garde  du  roi,  qui  avait  abjuré,  obtint  la  pro- 
messe des  biens  du  ministre  fugitif. 

(2)  «  Brescou  est  un  rocher  à  une  demi-lieue  d'Agde  dans  la  mer, 
sur  lequel  il  y  a  un  fort  de  quatre  petits  bastions.  »  (Basville,  Mem. 
povr  servir  â  Vhîat.  du  Languedoc,  in  12,  p.  333). 


LES  PASTEURS  A  LA  REVOCATION  97 

dcllc    do    Bayonne  ,     au    commencement    de    juin 
1688(1). 

Pour  pouvoir  sortir  de  France,  il  fallait  que  les 
ministres  déposassent  un  certificat,  constatant  qu'ils 
n'emportaient  rien  de  ce  qui  appartenait  aux  consis- 
toires. Les  signataires  du  certificat  de  Henri  Latané, 
ministre  de  Tonneins-Dessus,  avaient  pris  le  titre 
d'anciens  membres  du  consistoire  ;  la  pièce  fut  refu- 
sée sous  ce  prétexte  futile,  et  le  pasteur  enfermé  dans 
le  Château-Trompette  à  Bordeaux.  Quand  il  eut  reçu 
un  autre  certificat,  on  lui  dit  que  le  temps  était  ex- 
piré, et  on  le  garda  dans  la  prison,  où  il  était  privé 
de  feu  et  souffrait  du  froid.  Son  fils  eut  beau  présen- 
ter des  placets  (2),  lui-môme  eut  beau  adresser  des 
requêtes  à  la  Cour;  le  marquis  de  Boufflers,  inten- 
dant de  la  province,  consulté  à  son  sujet,  répondit  : 
«  Il  serait  plus  du  bien  du  service  de  le  laisser  en 
prison,  que  de  le  faire  passer  en  pays  étranger,  vu 
qu'il  est  fort  considéré  et  qu'il  a  beaucoup  d'esprit.  » 
—  Il  avait  trop  d'esprit;  c'était  une  raison  pour  rester 
au  Château-Trompette  (3).  Le  trait  qui  suit  n'est  pas 
moins  caractéristique  de  ce  bon  vieux  temps.  En  fé- 
vrier 1G86,  le  parlement  de  Bordeaux  condamma  aux 
galères  perpétuelles,  comme  relaps,  Jean  Vergnol, 
ancien  ministre  de  Montflanquin,  qui  avait  abjuré,  et 
le  premier  président  du  parlement  écrivit  au  secré- 
taire d'État,  en  lui  annonçant  cette  condamnation  : 

(1)  Arch.  du  min.  de  la  guerre,  835  in-f^^.  Registre  des  minutes  des 
ordres  du  roi  concernant  les  religionnaires  etc. 

(2)  Arch.  nation.  TT  448. 

(3)  La  France  prot. 


98        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

'<  La  preuve  était  délicate  et  même  défectueuse  dans 
le  chef  principal;  mais  le  zèle  des  juges  est  allé  au- 
delà  de  la  règle,  pour  faire  un  exemple.»  (1). —  Ceci 
veut  dire,  si  nous  comprenons  bien,  qu'il  y  avait  eu 
des  assemblées,  et  qu'on  n'était  pas  sûr  que  Vergnol 
les  eût  présidées  ;  mais  qu'on  ne  l'en  avait  pas  moins 
frappé,  le  zèle  suppléant  a  la  défectuosité  de  la 
preuve  (2).  — Le  parlement  de  Grenoble  condamna  à 
la  même  peine  (1686)  le  pasteur  Capieu,  apostat,  ar- 
rêté au  moment  où  il  allait  passer  la  frontière.  — 
Antoine  Duriou,  ministre  de  Silhac  (  arrond.  de 
Tournon,  Ardèche),  fut  aussi  envoyé  aux  galères  en 
1686  (3);  nous  ignorons  dans  quelles  circonstances. 
Les  persécuteurs  zélés  n'eurent  pas  lieu  de  se  félici- 
ter d'une  autre  condamnation,  qui  ne  servit  qu'à  con- 
server le  protestantisme  en  Normandie,  celle  de  Jean 
Tirel,  pasteur  de  l'Église  de  Chefresne  et  ensuite  de 
celle  de  Gavray. 


(1)  La  France  jrrot.  VI  379  et  Bullet.  III  -199. 

(2)  Autre  exemple  de  la  même  justice  :  La  dame  Pujol  de  la  Grave, 
nouvelle  catholique,  qui  en  voulait  à  Jacques  Viguier,  ministre  de 
Réalmont,  l'injurie  dans  la  rue  et  ordonne  à.  un  de  ses  valets  de  le 
frapper,  ce  i\  quoi  le  juge  de  Réalmont,  présent,  s'oppose.  La  dame 
intente  un  procès  pour  injures  à  Viguier,  et  les  dépositions  des 
témoins  la  couvrent  de  confusion.  Mais  la  procédure  commencée  à 
Alby,  par  une  première  dérogation,  est  renvoyée  au  parlement  de 
Toulouse,  en  vertu  d'un  ordre  venu  d'en  haut.  Le  ministre,  empri- 
sonné en  septembre  1681,  ne  fut  jugé  qu'après  plus  de  seize  mois  de 
prison  préventive,  et  à  force  de  suppliques  adressées  au  roi.  Il  compa- 
rut, le  10  février  1683,  devant  le  tribunal,  les  fers  aux  pieds,  comme  un 
scélérat.  Il  fallut  pourtant  l'acquitter.  {Bidlet.  II  54  et  III  520). 

(3)  A.  Coquerel  fils,  Les  Forçats  pour  la  foi^  p.  270- 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  99 

«  Ce  fidèle  ministre  du  saint  Evangile,  écrit  Ptiil, 
Legendre  (1),  avait  été  arrêté  quelques  mois  avant  la 
révocation  de  l'Édit,  sous  prétexte  d'une  promenade 
faite  à  Gersey  sans  congé  du  roi.  Je  ne  sais  quel 
arrètdu  conseil,  donné  plus  de  cinquante  ans  aupara- 
vant, et  ignoré  presque  de  tout  le  monde  dans  les  pro- 
vinces, obligeait  à  en  prendre  un,  quand  on  sortoit  du 
royaume.  Le  juge  de  Coutances,  après  bien  des  lon- 
gueurs qu'il  lui  fallut  essuyer,  la  plupart  dans  un 
cachot,  sans  autre  compagnie  que  celle  d'une  femme 
de  la  religion,  à  qui  l'on  faisoit  le  procès,  pour  y  avoir 
persévéré  jusqu'à  la  mort,  l'avait  condamné  aux 
galères.  L'appel  qu'il  interjeta  d'une  sentence  si 
inique  le  conduisit  à  Rouen.  Il  fut  mis  dans  la  Con- 
ciergerie du  palais  avec  quelques  autres,  appelant 
comme  lui  de  divers  jugements  rendus  pour  des 
sujets  de  cette  nature...  On  l'envoya  [ensuite]  dans 
la  prison  destinée  à  ceux  qui  sont  condamnés 
aux  galères,  pour  y  attendre  la  cliaine.  Il  n'y  eut 
point  d'autre  lit  d'abord  que  celui  d'un  misérable 
prêtre  accusé  de  magie,  et  qui  ne  le  quitta  que  pour 
monter  sur  le  bûcher  [après  avoir  failli  l'étrangler,  ce 
qu'il  aurait  exécuté,  sans  l'arrivée  du  geôlier].  Le 
danger  où  il  se  trouva  obligea  ce  geôlier,  que  Dieu 
rendait  de  jour  en  jour  moins  farouche  et  plus  favo- 
rable à  ce  digne  pasteur,  à  le  transférer  dans  une 
chambre  haute.  Il  y  trouva  un  empoisonneur  qui, 
par  le  moyen  de  ses  amis,  en  avait  été  quitte  pour 
une  prison  perpétuelle.  C'était  un  homme  d'esprit, 

(1)  Hist.  de  la  persécution  faite  à  l'Église  de  Rouen  ;  p.  86. 


100       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

dont  la  conversation  n'était  pas  désagréable.  Ce  ne 
fut  pas  le  seul  soulagement  qu'il  reçut  dans  sa  prison. 
S(3n  gardien  s'accoutunia  peu  à  peu  à  soull'rir qu'il  fût 
visité  par  les  iideles  de  Rouen.  Il  leur  donna  même 
tant  de  liberté,  avec  le  temps,  qu'il  y  en  avait  tou- 
jours qui  passaient  les  fêtes  et  les  dimanches  avec  lui 
dans  l'exercice  de  tous  les  actes  de  la  religion.  Ce  ne 
fut  pas  une  petite  consolation  à  ce  bon  serviteur  de 
Dieu,  de  pouvoir  jouir  de  la  douce  société  de  ses 
frères.  Mais  ce  fut  un  admirable  moyen,  dont  la 
bonne  providence  se  servit  ,  pendant  plusieurs 
années,  pour  fortifier  ses  enfants  dans  leurs  combats. 
Ce  tidele  pasteur  y  travaillait  par  son  exemple,  par 
ses  exhortations  et  par  ses  prières.  Car  il  faisait  libre- 
ment toutes  les  fonctions  de  son  ministère  avec  ceux 
qui  le  visitaient.  C'était  un  autre  Joseph  dans  la 
prison.  Il  avait  tellement  gagné  le  cœur  du  geôlier, 
qu'il  faisait  tout  ce  qu'il  voulait  ;  il  ne  l'empêchait 
même  pas  de  consoler  ceux  qui  étaient  à  la  chaîne 
pour  la  profession  de  l'Évangile.  Il  y  en  eut  un  de 
son  pays,  dont  on  n'a  point  su  le  nom  ;  c'était  un 
vieillard  de  plus  de  septante  ans,  exempt  par  consé- 
quent d'un  pareil  supplice  par  les  lois  du  royaume, 
qui  mourut  entre  ses  bras  en  glorifiant  Dieu.  Sa  liberté 
était  si  grande  sur  la  iln,  qu'il  sortait  quand  il  lai 
plaisait,  pour  prendre  l'air  sur  le  rempart  qui  touche 
à  cette  prison.  Ce  fut,  à  parler  humainement,  ce  qui 
abrégea  ses  jours.  Car  comme  il  était  à  la  promenade, 
il  se  trouva  par  hasard  sur  son  chemin  des  hardes 
infectées  que  l'on  avait  étendues  pour  les  éventer,  et 
il  gagna  une  fièvre  qui  l'emporta  en  peu  de  jours.  Ce 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  101 

fat  de  cette  manière,  que  ce  bon  confesseur  consomma 
son  martyre.  Il  avait  été  reçu  au  saint  ministère  en 
l'année  1662,  et  s'était  acquitté  de  toutes  les  fonctions 
qui  en  dépendaient,  avec  zèle,  pendant  que  Dieu  lui 
en  avait  donné  la  liberté.  Il  n'édilia  pas  moins  dans 
sa  prison  que  dans  la  chaire,  après  l'avoir  perdue. 
Aussi  Dieu  ne  l'a-t-il  jamais  laissé  sans  quelque  con- 
solation. Car  s'il  a  eu  la  douleur  de  se  voir  enlever 
deux  filles  au  berceau,  l'aînée  n'ayant  pas  cinq  ans 
lorsqu'elles  furent  mises  à  la  Propagation  par  l'ordre 
de  Madame  de  Matignon,  il  a  eu  la  consolation  de 
savoir  le  reste  de  ses  enfants  en  liberté,  à  la  réserve 
de  son  fils  aîné  (1).  Le  plus  petit  même,  qui  n'avait 
que  trois  ans  quand  son  père  fut  mis  en  prison,  est 
sorti  du  séminaire  où  on  l'avait  mis.  Tous  les  soins 
que  l'on  prit  pour  le  corrompre  furent  inutiles  ;  il 
conserva,  aussi  bien  que  plusieurs  autres  enfants  qui 
gémissaient  dans  l'esclavage,  quelque  idée  de  son 

(1)  L'article  18  du  synode  tenu  à  Gouda,  au  mois  d'avril  1694,  est 
ainsi  conçu  :  Un  jeune  garçon  nommé  Tirel  ayant  été  introduit  dans 
l'assemblée  pour  la  saluer,  et  les  Églises  d'Amsterdam  et  de  Rotter- 
dam, avec  plusieurs  députés  du  synode,  ayant  représenté  que  c'était 
le  lîls  d'un  pasteur  et  d'un  confesseur  de  Jésus-Christ,  qui  a  montré 
une  grande  constance  dans  les  prisons,  où  il  a  été  détenu  durant  plu- 
sieurs années  jusques  à  la  mort,  et  la  Compagnie  extraordinairement 
édifiée  de  la  persévérance  exemplaire  de  ce  fidèle  serviteur  de  Dieu,  et 
touchée  de  compassion  envers  ce  jeune  enfant,  réfugié  depuis  peu  de 
temps  dans  ce  pays,  orphelin  et  destitué  de  tous  moyens,  d'ailleurs 
favorablement  prévenue  de  la  manière  humble  et  modeste  en  laquelle 
il  s'est  présenté  à  cette  assemblée,  il  a  été  résolu  de  lui  donner  pour 
un  an  la  somme  de....,  et  toutes  les  Églises  sont  exhortées  à  penser 
aux  moyens  de  procurer  à  ce  jeune  homme  quelque  établissement.  » 
(Actes  du  synode  wallon^  t.  IV.) 


102       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

origine,  qui,  se  fortiiiant  avec  l'âge,  le  mit  enfin  en 
état  d'échapper  aux  ennemis  de  son  salut.  Il  passa  à 
Rouen  où  il  reçut  la  bénédiction  de  son  père,  qui 
rendit  grâces  à  Dieu  de  sa  délivrance,  et  il  est  mort 
en  Angleterre,  où  le  père  eut  la  joie  de  le  savoir 
arrivé,  avant  que  d'aller  recevoir  la  couronne  de  ses 
travaux.  Les  fdles  n'ayant  pu  s'empêcher  de  donner 
quelques  larmes  à  la  mort  d'un  si  excellent  père ,  la 
supérieure  de  la  Propagation  les  obligea  à  en  faire 
une  pénitence  aussi  extravagante  qu'elle  est  cruelle. 
Car  il  leur  fallut  passer,  plusieurs  fois  le  jour,  je  ne 
sais  combien  de  temps  par  dessous  leur  lit.  C'est 
le  propre  de  la  superstition  de  n'être  pas  seu- 
lement folle  et  insensée,  mais  encore  plus  déna- 
turée. » 

La  mort  de  Tirel  n'interrompit  pas  les  réunions  qui 
se  faisaient  à  la  Conciergerie  du  palais,  car  on  lit 
dans  un  rapport  du  procureur  général  Le  Guerchois, 
en  date  du  9  août  1689  (1)  :  «  Les  religionnaires  pri- 
sonniers dans  notre  Conciergerie,  ont  eu  la  témérité, 
dimanche  dernier,  de  s'assembler  dans  une  cham- 
bre, où  un  d'entre  eux  faisait  le  ministre,  et  récitait 
à  haute  voix  des  prédications,  qu'on  dit  être  du 
ministre  Du  Bosc,  réfugié  à  Rotterdam,  et  nonojjs- 
tant  les  défenses  de  nos  huissiers  qui  gardaient  la 
prison,  parce  que  nous  faisions  le  procès  au  geôlier, 
pour  cause  d'une  évasion  qui  y  est  arrivée,  les 
religionnaires  ont  continué  de  faire  la  lecture  des- 


(1)  Archives   nation.  TT  ii»   261,   ajjud  Waddington,  Le  prot.  en 
Normandie.,  p.  24. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  103 

dits  sermons,  au  mépris  des  ordres  et  des  déclara- 
tions du  roi,  dans  une  prison  où  Ton  arrête  ceux  qui 
y  contreviennent.  « 

Les  protestants  du  nord  de  la  France  se  laissèrent 
mettre  la  corde  au  cou,  sans  même  résister.  Il  n'en  fut 
pas  de  même  dans  le  Midi,  où  les  Églises,  plus  nom- 
breuses et  moins  disséminées,  ne  voyaient  qu'en  fré- 
missant fouler  aux  pieds  leurs  droits  les  plus  sacrés. 
La  patience  de  huguenot,  qui  était  passée  en  proverbe 
et  que  les  catholiques  tournaient  en  dérision,  cette 
patience  que  la  France  protestante  (III  34)  accuse  de 
de  faiblesse  et  presque  de  lâcheté,  eut  enfin  un  terme. 

Les  synodes  nationaux  étaient  supprimés  depuis 
plus  de  vingt  ans,  les  synodes  provinciaux  ne  pou- 
vaient s'assembler  qu'en  présence  d'un  commissaire 
royal,  c'est-à-dire  que  les  Églises  no  pouvaient  pren- 
dre aucune  mesure  générale,  pour  s'opposer  à  leur 
destruction. 

Quelques  hommes  généreux,  pasteurs  et  laïques, 
se  concertèrent  en  secret,  et  prirent  la  direction 
des  affaires,  dans  le  dessein  de  sauver  le  protes- 
tantisme, s'il  en  était  temps  encore.  A  l'instigation 
de  Brousson,  avocat  toulousain,  qui  plaidait  avec 
passion  la  cause  des  temples  menacés,  six  pasteurs 
ou  laïques  choisis  par  le  Languedoc,  et  dix  autres, 
députés  par  les  Cévennes,  le  Vivarais  et  le  Dauphiné, 
se  rassendilèrent,  le  3  mai  1683,  dans  la  ville  la  plus 
catholique  do  France,  sûrs  qu'on  n'irait  pas  les  cher- 
cher à  Toulouse,  et  dans  la  maison  du  plus  compro- 
mis d'entre  eux. 


104  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Ces  seize  directeurs  (1)  décidèrent  que,  le  27  juin  et 
auparavant  s'il  était  possible,  tous  les  temples  inter- 
dits seraient  rouverts,  et  que  l'exercice  du  culte  ré- 
formé serait  rétabli  partout  où  il  avait  été  aboli. 
C'était  la  résistance  passive,  commandée  par  l'article 
XXVI  de  la  Confession  de  foi  (2),  non  la  résistance 
armée,  qu'ils  organisaient.  Ils  eurent  soin  de  s'en  ex- 
pliquer, dans  une  adresse  à  Louis  XIV,  auquel  ils 
disaient  fermement  qu'ils  étaient  décidés  à  rendre  à 
César  ce  qui  appartient  à  César,  mais  sous  la  réserve 
expresse  de  ce  qui  appartient  à  Dieu  : 

«  Les  suppliants  sont  persuadés  que  Dieu  ne  les  a 
mis  au  monde  que  pour  le  glorilier,  et  ils  aimeraient 
mieux  mille  fois  perdre  la  vie  que  de  manquer  à  un 
devoir  si  saint  et  si  indispensable.  —  Et  néanmoins, 
Sire,  les  déclarations  que  les  ennemis  des  suppliants 
ont  obtenues  avec  tant  de  surprise,  leur  défendent 
de  s'assembler  pour  rendre  à  ce  grand  Dieu  le  service 
qu'ils  lui  doivent.  Dans  l'impuissance  où  les  sup- 
pliants se  trouvent,  Sire,  d'accorder  la  volonté  de 
Dieu  avec  ce  que  l'on  exige  d'eux,  ils  se  voient  con- 

(1)  h' Abrogé  de  la  vie  de,  fev  M.  Broi<sson  placé  en  tête  des  Lettres 
et  ojviscules  de  M.  Brousson^  élève  à  28,  sans  doute  à  tort,  le  nombre 
16,  donné  par  Elie  Benoit  (V636),  et  ajoute  aux  provinces  réprésentées 
le  Poitou  et  la  Guyenne. 

(2)  «  Nous  croyons  que  nul  ne  se  doit  retirer  à  part  et  se  contenter 
de  sa  personne  ;  mais  tous  ensemble  doivent  garder  l'unité  de  l'Église; 
se  soumettans  à  l'instruction  commune  et  au  joug  de  Jesus-Christ,  et 
ce,  en  quelque  lieu  que  ce  soit  où  Dieu  aura  établi  un  vrai  ordre  d'É- 
glise,' encore  que  les  magistrats  et  leurs  édits  y  soient  contraires^  et 
que  tous  ceux  qui  ne  s'y  rangent  ou  s'en  séparent  contrarient  à  l'or- 
donnance de  Dieu.  « 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  105 

traints  par  leur  conscience,  de  s'exposer  à  toute  sorte 
de  maux  pour  continuer  de  donner  gloire  à  la  Sou- 
veraine majesté  de  Dieu,  qui  veut  être  servi  selon  sa 
Parole...  Si  ce  pauvre  peuple  est  si  malheureux  qu'il 
ne  puisse  exciter  la  pitié  de  son  auguste  monarque, 
pour  lequel  il  aura  toujours  un  amour  sincère  et  res- 
pectueux, une  vénération  singulière  et  une  fidélité 
inviolable,  il  proteste  à  la  face  du  ciel  et  de  la  terre 
que,  moyennant  l'assistance  de  ce  grand  Dieu,  pour 
les  intérêts  duquel  il  est  exposé  à  tant  de  disgrâces, 
il  lui  donnera  gloire  au  milieu  des  plus  terribles  cala- 
mités. »  (1). 

Cette  déclaration  trop  tardive  fut  de  nul  effet  à 
Versailles,  où  l'on  savait  qu'une  persécution  de  vingt- 
cinq  ans  avait  accoutumé  les  protestants  «  à  tout 
souffrir  patiemment  et  sans  faire  aucune  résis- 
tance. »  (2)  Elle  ne  servit  guère  qu'à  aggraver  les 
divisions  qui  régnaient  parmi  les  persécutés.  Dans  la 
plupart  des  Églises  il  y  avait  deux  partis  :  celui  des 
prudents,  des  timides,  des  modérés,  des  tièdes,  tou- 
jours de  beaucoup  les  plus  nombreux,  qui  ne  com- 
prenaient pas  qu'il  «  serait  plus  honorable  pour  eux 
de  témoigner,  au  péril  même  de  leur  vie,  du  zèle  pour 
leur  religion,  que  de  se  laisser  tramer  à  la  messe  sans 
résistance  »  (3),  et  ne  voulaient  entendre  parler  que 

(1)  Brousson,  Apolog.  dti projet  des  réformés  de  France,  etc.  p.  7L 

(2)  Gaultier,  Hist.  apologé'iq.  II  2.  «  On  avait  eu  néanmoins,  con- 
tinue Gaultier,  cette  précaution  de  préparer  soixante  ou  qitatre-vingt 
mille  hommes  pour  achever  de  les  opprimer  :  on  avait  choisi  pour  cela 
les  troupes  les  plus  déterminées.  » 

(3)  Elie  Benoit,  Hist.  de  Védit  de  Xcmtes.  III,  639. 


106  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

d'obéir  au  roi.  Les  âmes  plus  fières  et  plus  religieu- 
ses, au  contraire,  subordonnaient  nettement  l'obéis- 
sance au  roi  à  l'obéissance  à  Dieu,  dont  ils  voulaient 
surtout  que  l'empire  souverain  demeurât  en  son  en- 
tier (1).  Les  tièdes  ou  politiques  donnaient  à  leurs 
frères  plus  ardents  le  surnom  malveillant  de  zéla- 
teurs, emprunté  à  l'histoire  du  siège  de  Jérusalem. 

En  apprenant  la  résolution  des  directeurs,  les  po- 
litiques ne  purent  contenir  leur  indignation  :  le 
député-général  des  Églises,  qui  parut  en  cette  cir- 
constance plus  courtisan  que  huguenot,  et  en  qui 
cependant,  à  l'heure  fatale  de  la  Révocation  qu'il 
s'était  refusé  à  prévoir  (2)  et  à  prévenir,  le  huguenot 

(1)  Article  XL  de  la  Confession  de  foi. 

(2)  Il  fallait  être  aveugle  pour  ne  pas  la  voir  arriver  à  grands  pas  ; 
dès  1682,  Jurieu  avait  dit  dans  la  Suite  de  In  politique  du  clergé, 
p.  30  :  «  BientiH  on  persuadera  au  roi  que  les  trois  quarts  des  hugue- 
nots de  son  royaume  sont  convertis  ;  on  lui  dira  que  ce  qui  en  reste 
n'est  rien,  et  ne  mérite  aucune  considération,  et,  par  ce  moyen,  on  le 
portera  à  supprimer  tous  les  édits.  Près  de  deux  millions  d'âmes  de- 
meureront sans  exercice  de  religion;  c'est  un  état  violent  dans  lequel 
les  consciences  ne  peuvent  être  longtemps.  Il  sera  défendu  de  prêcher 
sur  peine  de  la  vie;  on  prêchera  j)0urtant,  comme  on  faisait  autrefois^ 
dans  les  cavernes,  dans  les  bois,  dans  les  caves  et  dans  les  ténèbres 
de  la  nuit,  et  au  lieu  qu'on  prêche  en  très-peu  de  lieux,  on  prêchera 
partout.  On  ne  manquera  pas  d'être  découvert,  faisant  exercice  d'une 
religion  défendue  dans  l'Etat;  l'on  encourra  les  peines  portées  par 
ces  derniers  édits,  et  selon  la  sévérité  de  ces  peines,  on  emprisonnera, 
on  bannira,  on  pendra.  Jugez  quelle  violence  souffrira  la  bonté  natu- 
relle du  roi,  quand  il  se  verra  obligé  de  faire  souffrir  mille  supplices  4 
ses  sujets,  seulement  pour  avoir  voulu  servir  Dieu  !» 

Jurieu  ajoute,  avec  une  singulière  clairvoyance,  qu'il  se  trouvera  des 
emportés  et  des  impatients  qui  prendront  les  armes,  et  que  «  le  roi 
sei'a  contraint  de  faire  couler  des  ruisseaux  du  sang  de  ses  sujets.  » 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION        107 

l'emporta  sur  le  courtisan,  le  marquis  de  Ruvigny 
écrivit,  le  28  juillet,  une  lettre  regrettable ,  dans 
laquelle  il  semblait  justifier  la  persécution  :  «  J'ai 
appris  avec  une  extrême  douleur,  disait-il,  les 
mouvements  de  ceux  de  notre  religion  dans  les 
Cévennes,  et  même  dans  le  Dauphiné;  leur  conduite 
me  parait  d'autant  plus  criminelle,  qu'outre  l'offense 
qu'ils  ont  commise  contre  Dieu,  en  violant  le  res- 
pect qu'ils  doivent  au  roi  et  à  ses  édits,  ils  ont  pu,  par 
leur  désobéissance  fournir  à  Sa  Majesté  un  légitime 
prétexte  de  les  châtier  sévèrement  »  (1). 

Cette  désobéissance  fut,  en  effet,  sévèrement  châ- 
tiée; les  persécuteurs  ne  se  laissèrent  pas  toucher 
par  le  grandiose  spectacle  de  tout  un  peuple  gémis- 
sant, qui,  prosterné  sur  la  poussière  de  ses  temples, 
faisait  monter  au  ciel  les  plaintes  désolées,  mais  non 
sans  espérance,  des  psalmistes.  Le  Dauphiné,  leViva- 
rais,  les  Cévennes,  furent,  l'un  après  l'autre,  livrés  à 
la  fureur  du  soldat,  qui  commit  les  crimes  les  plus 
exécrables  (2).   «Abandonnés  de  presque  tous  ceux 

(1)  Brousson,  Apologie^  etc.^  p.  75. 

(2)  Une  correspondance  parisienne  adressée  à  la  chancellerie  de 
Strasbourg-  en  1G83  (Bullet.,  2^  sërie  XII  61)  s'exprime  ainsi  : 

«  28  juillet.  On  envoie  des  dragons  dans  les  Cévennes,  pour  châtier 
quelques  g-ens  de  la  religion,  qui  ont  été  assez  hardis  de  s'assembler 
sur  les  ruines  d'un  temple  qu'on  a  rasé  à  StHippolyte,  et  ont  contraint 
le  ministre  de  prêcher. 

«  4  septembre.  Les  protestants  des  Cévennes  ont  écrit  à  M.  de  Ru- 
vigny, qu'ils  ne  peuvent  se  résoudre  à  cesser  leurs  exercices  et  que, 
quoi  qu'il  arrive,  ils  sont  résolus  de  s'as.sembler  pour  prier  Dieu. 

«  6  octobre.  On  dit  que  le  sieur  [Saint]  Ruth  a  été  un  peu  trop  vite. 
en  Languedoc. 


108  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

qui  avaient  quelque  chose  à  ménager  »  (1),  les  direc- 
teurs avaient  dû  retarder  la  date  de  la  manifestation. 
Non-seulement  elle  ne  fut  pas  générale  ,  mais  elle 
n'eut  pas  lieu  partout  le  même  jour.  Les  catholiques, 
d'abord  surpris,  se  jctèrenl  bientôt  sur  les  assemblées, 
tuèrent  un  protestant  dans  le  Dauphiné,  blessèrent 
grièvement  un  proposant  dans  le  Vivarais,  et  obligè- 
rent les  réformés  de  ces  provinces  à  s'armer  pour 
leur  défense.  Les  Cévennes,  où  l'on  s'était  toujours 
réuni  sans  armes,  furent  enveloppées  dans  la  même 
exécution  militaire  (2).  Le  pasteur  Brunier  fut  massa- 
cré; son  collègue  Homel,  directeur  pour  le  Vivarais, 
trahi  par  le  ministre  Audoyer,  fut  roué  vif.  Les  au- 

«  2(3  novembre.  On  mande  de  Languedoc  que  les  gens  de  la  religion 
du  Vivarais  et  des  Cévennes,  y  sont  ruinés  par  les  logements  des  dra  • 
gons  qui  en  ont  réduit  un  grand  nombre  au  désespoir.  » 

(1)  Elie  Benoit,  Hist.  de  l'édit  de  Nantes  III  643. 

(2)  «  Lorsque  dans  cette  adversité,  écrit  Brousson  (Lettres  des prot. 
de  France,  1686  in-12  p.  37),  nous  osâmes  dire  qu'il  était  juste  d'obéir 
plutôt  à  Dieu  qu'aux  hommes,  et  que  notre  zèle  nous  força  de  nous  as- 
sembler pour  invoquer  son  saint  nom,  on  souffrit  que  les  catholiques 
romains  se  soulevassent  contre  nous.  Alors  quelques  particuliers 
ayant  voulu  prendre  des  ])récautions  pour  éviter  d'être  égorgés,  quoi- 
qu'ils ne  demandassent  que  la  paix  et  la  liberté  de  servir  Dieu,  selon 
les  édits  et  traités  de  pacification  si  souvent  et  si  solennellement  ju- 
rés, on  leur  fit  envoyer  des  troupes,  comme  l'on  en  fit  envoyer  con- 
tre les  Maccabées  quand  ils  voulurent  servir  Dieu  nonobstant  les  dé- 
fenses qui  leur  en  étaient  faites;  et  ces  troupes  pillèrent,  saccagèrent, 
démolirent  les  temples  et  les  maisons,  violèrent,  massacrèrent  hom- 
mes, femmes,  filles,  vieillards  et  enfants,  et  commirent  toutes  lesau- 
ti-es  hostilités  dont  les  nations  les  plus  barbares  pourraient  être  capa- 
bles. On  pendit,  on  brûla,  on  rompit  tout  vifs  ceux  qui  n'avaient  pas 
voulu  se  laisser  tuer.  On  confondit  même  les  innocents  avec  les  pré- 
tendus coupables,  etc.  » 


LES  PASTEURS  A  LA  REVOCATION  109 

très  pasteurs  et  directeurs  qui  avaient  exécuté  le  pro- 
jet de  Toulouse  s'enfuirent;  quelques-uns  furent  exé- 
cutés par  contumace.  Ils  arrivèrent  en  Suisse  dénués, 
pour  la  plupart,  de  tout  moyen  d'existence  et  réduits 
à  la  mendicité.  Le  30  novembre,  on  dressait  à  Genève 
une  liste  d'indigents  composée  des  noms  de  trente- 
sept  pasteurs,  six  proposants  (1)  et  vingt-cinq  laïques. 
Parmi  ces  soixante-huit  personnes  se  trouvaient  six 
directeurs  :  Jean  De  la  Tour,  Pierre  Lubac,  Isaac  De 
la  Croix,  Pierre  Lebrun,  tous  ministres,  et  deux  laï- 
ques :  De  Rosemont  et  Jean  Froment,  avocat  au  par- 
lement. D'autres,  tels  que  Brousson  et  les  ministres 
de  Nîmes,  avaient  gagné  d'autres  villes  de  la  Suisse. 

(1)  Arnaud  Daniel  m.  de  Volvent,  Audibert  David  prop.,  Bernard 
Jacques  m.  de  Vinsobres,  Blanc  Pierre  prop.,  Blanc  Théophile  m.  de 
Chalançon,  Boyer  Pierre  m.  de  Canaules,  Chabrier  Daniel  m.  de  Poët- 
Cellard,  Corrège  André  m.  de  Condorcet,  Dautun  Jean  Ant.  m.  de 
St-Privat  de  Vallongue,  De  la  Brune  Jean  m.  de  la  présidente  de 
Vignoles,  De  la  Croix  Isaac  m.,  De  la  Faye  Paul  m.  de  Valdrùme,  De 
la  Tour  Jean  m.,  De  St-Clément  m.,  Dumarché  Pierre  m.,  Faisan 
Alexandre  prop.,  Faisan  Jean  m.  de  Tonnils,  Gounon  Charles  prop., 
Gounon  Jacques  m.  de  Chàteauneuf,  Gresse  Gaspard  m.  de  Salles, 
Gresse  René  m.  de  Quint,  Guyon  Charles  m.  de  Bourdeaux,  Jourdan 
Guy  m.  de  La  Motte-Chalançon,  Julian  Jean  m.  à  Die,  Julian  Théo- 
phile m.,  La  Charrière  Jean  René  m.  de  Gluiras,  Lanabert  Daniel  m. 
de  Pontaix,  La  Pize-Morel  Paul  m.  de  St-Pierreville, LaurensDavid  m. 
de  Saillans,  Lautier  Daniel  m.  de  Bezaudun,  Lebrun  Pierre  m.,  Lé- 
gier  Charles  prop.,  Lubac  Pierre  m.,  Pelorce  Pierre  m.  de  Montjoux, 
Reboulet  Paul  m.  de  Pon  (?),  Romieu  Gabriel  m.  de  St-Fortunat, 
Saurin  François  m.  de  Romans,  Serre  André  m.  de  Vesc,  Serre  Pierre 
prop.,  Suchier  m.  de  Péray,  Truc  Jean  m.  de  Romans,  Valensan  Jean 
m.  de  Chàtillon,  Vial  André  m.  d'Aulas  (Bvllet.,  S"^  série,  V  et  VI, 

301;. 


110  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Les  jugements  des  2G  juin  et  3  juillet  1684  infligè- 
rent des  condamnations  plus  ou  moins  graves  à 
trente-cinq  pasteurs,  dont  trois  (Boyer,  Dautun  et 
Vial)  figurent  déjà  sur  la  liste  des  nécessiteux  de 
Genève  (1),  et  cinquante-huit  autres  furent  poursui- 
vis, ainsi  qu'il  résulte  d'une  importante  pièce  manus- 
crite de  la  Bibliothèque  du  protestantisme  :  État  des 
procès  instruits  par  le  sieur  De  la  Baubne,  conseiller 
au  prê^idial  de  Nîmes,  depuis  le  mois  de  novembre 
1683,  par  ordre  de  M.  l'intendant,  contre  ceux  de  la 
R.  P.  R.  qui  ont  eu  part  aux  derniers  mouvements  (2). 

(1)  Condamnés,  moins  les  trois  de  Genève  :  Abrenéthée  m.  du  Cai- 
lai",  Aigouin  m.  deSumène,  Arnaud  m.  de  Vauvort,  Astruc  m.  d'Ai- 
gremont,  Barthélemi  m.  de  Molières,  Benoit  m.  de  Congeniès,  La 
Borie  m.  d'Uzès,  Bruguiôre  m.  de  Calvisson,  Chambon  m.  d'Aimar- 
gues,  Constantin  m.  d'Aiguesmortes,  Cordil  m.  de  Vestrio,  Dolym- 
pie  m.  de  St-Paul,  Escoffier  m.  de  St-Gilles,  Gally  de  Gaujac  m.  de 
Mandagout,  Gaultier  m.  de  Montpellier,  Gibert  m.  de  St-Laurent, 
Grisot  m.  de  Nages,  Grognet  m.  de  Saumane,  Icard  m.  de  Nîmes, 
Marchand  m.  de  Beauvoisin,  Mazel  m.  de  Gabriac,  Modens  m.  de 
Massiilargues,  Peirol  m.  de  Nîmes,  Pistory  m.  de  St-Laurent  le 
Minier,  Portai  m.  de  Lasalle,  Rey  m.  de  Vergèze,  Roquette  m.  de 
Monoblet,  Rossel  père  m.  du  Vigan,  Rossel  fils  m.  d'Avèze,  Roux 
m.  de  Toiras,  Teissier  m.  de  St-Roman,  Vignoles  m.  du  Cailar. 

(2)  Cet  état  mentionne  90  ministres;  nous  n'indiquons  que  ceux 
qui  ne  font  pas  partie  des  deux  listes  précédentes  :  Apelly  m.  de  Pom- 
pidou, Audibert  m.  de  Branoux,  Balbois  m.  de  Béage,  Bargeon  m.  des 
Plantiers,  Bastide  m.  do  Florac,  Bertie  m.  do  Calvisson,  Blanc  m.  de 
Oanges,  Bouton  père  et  fils  m.  d'Alais,  Cliavanon  m.  de  Vébron, 
Clauzel  m.  de  Salavas,  3  Combes  m.  de  Quissac,  de  Saint- Jean  de 
Gardonenque  et  de  Valleraugue,  Cordes  m.  de  Saint-Ambroix,  Cou- 
derc  m.  de  Meyrueis,  Coulan  m.  d'Alais,  Debruc  m.  d'Aulas,  De  Jean 
m.  de  Vallon,  De  Ginestous  m.  de  Montdardier,  Dervieu  m.  de  Sou- 
dorgues,  Ducros   m.    de  Saint-Germain  de  Calberte,    Dumas   m.    de 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATIOE  111 

Plus  de  cent  trente  pasteurs  furent  donc  impliqués 
dans  cette  affaire. 

Nul  doute  que  les  tièdes  n'aient  dit  aux  ardents  : 
Des  viols,  des  massacres,  des  incendies,  trois  pro- 
vinces dévastées  et  ruinées,  \o\\h  le  fruit  de  votre 
zèle  intempestif  !  Ne  valait-il  pas  mieux  se  soumet- 
tre et  se  tenir  en  repos?  —  Non  certes,  répond 
Brousson,  le  principal  auteur  du  projet  ;  car  une 
fausse  prudence,  c'est-à-dire  une  soumission  cou- 
pable à  des  décrets  injustes,  a  plus  nui  que  tout  le 
reste  à  la  cause  de  ceux  qui  «  ne  pouvaient  ni  naître, 
ni  vivre,  ni  mourir  en  liberté  »  (1).  «  Nos  adversaires, 
ajoute-t-il  (2),  s'en  sont  prévalus  pour  nous  faire 
pousser  à  bout  ;  ils  l'ont  regardée  et  fait  considérer  à 
la  cour  comme  un  défaut  de  zèle,  qui  leur  faisait 
espérer  d'abolir  la  Réformation  sans  beaucoup  de 
peine.  Si  ce  grand  prince  eût  connu  que  nous  eus- 
sions eu  de  l'attachement  à  notre  religion,  et  qu'il  ne 


Durfort,  2  Durand  m.  d'Aiguesvives  et  de  Génolhac,  Fernier  m.  de 
Tornac,  Fesquet  m.  de  Colognac,  Freissinet  m.  de  Ribaute,  Guion 
m.  de  Saint-Martin-de-Boubeaux,  Lacoste  m.  de  Saint-Etienne,  La 
Roche  m.  de  Sauve,  Mauplat  m.  d'Anduze,Mengsu  m.  de  Saint-Julien 
d'Arpaon,  Montfaucon  ni.  d'Aubais,  Motte  m.  de  Barre.  Pag'(5sy 
m.  de  Saint-André  de  Vidborgne,  Pompier  m.  de  Saint-Martin  de 
Lansuscle,  Raugeard  m.  des  Vans,  2  Robert  m.  de  Gros  et  de  La 
Force,  Roure  m.  de  Fraissinet,  Roussière  m.  de  Bernis,  Rouvière 
m.  de  Saint-Christol,  Sauvage  m.  de  Sauve,  Tliermin  m.  de  Gallargues, 
Vabouliier  m.  de  Frugières,  2  Vincens  m.  d'Anduze  et  d'Aumessas; 
les  m.  de  Beauzac,  Cassagnoles,  Chomérac,  Génolhac,  Lezan,  Mont- 
clus,  Montaren,  Navacelles  et2  de  Saint-Geniès. 

(1)  Apologie  p.  16. 

(2)  Apologie  p.  18. 


112       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

pouvait  s'engager  à  la  détruire  sans  se  mettre  dans 
la  nécessité  de  faire  mourir  plusieurs  milliers  de 
personnes  et  de  désoler  son  royaume,  il  n'aurait 
jamais  eu  cette  pensée. 

«  Nous  ne  pouvions,  dit-il  encore,  rien  faire  de 
plus  chrétien,  de  moins  dangereux,  ni  de  plus 
modéré...  Si,  dès  que  l'on  commença  de  nous  ravir 
la  liberté  de  conscience,  nous  eussions  parlé  avec  la 
fermeté  que  notre  zèle  devait  nous  inspirer,  il  nous 
en  eût  coûté  quelque  emprisonnement  ou  quelque 
exil  ;  mais  l'on  eût  compris  qu'on  ne  pouvait  entre- 
prendre de  forcer  deux  millions  d'âmes  de  renoncer 
à  une  religion  toute  pure  et  toute  sainte,  et  les 
empêcher  de  s'assembler  pour  ouïr  la  parole  de 
Dieu,  pour  participer  à  ses  sacrements  et  pour  lui 
rendre  le  culte  qui  lui  est  dû,  sans  se  porter  enfin  à 
d'étranges  extrémités  (1).  Après  que  notre  fausse 
prudence  eût  laissé  prendre  les  premiers  engage- 
ments, si  nous  eussions  protesté  hautement  que  nous 
ne  pouvions  éviter  de  suivre  les  mouvements  de  nos 

(1)  En  novembre  1685,  quand  le  duc  de  Savoie  ,  obligé  d'imiter 
Louis  XIV,  supprima  le  culte  protestant,  les  Vaudois  lui  députèrent 
une  commission  qui  réclama  leurs  droits.  On  lui  répondit  d'obéir. 
Les  députés  retournèrent  chez  eux,  et  l'on  résolut  de  prêcher  partout 
comme  avant,  nonobstant  les  défenses  de  la  cour. 

Le  prince  envoya  ses  troupes,  augmentées  de  celles  du  roi  de  France; 
les  Vaudois  se  défendirent.  Ecrasés,  ils  n'abjurèrent  pas.  De  douze 
mille  qui  furent  mis  en  prison,  huit  mille  y  moururent  quelques  mois 
ajirès  sans  faiblesse. 

Les  rares  guerriers  survivants  obtinrent  la  permission  de  se  retirer 
en  Suisse,  d'où  ils  revinrent  bientôt  conquérir  l'héritage  de  leurs 
pères  (Gaultier,  Hist.  upnîngétiq..  II  21.5). 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  113 

consciences,  et  que  nous  étions  en  état  de  mourir, 
pour  ne  pas  manquer  à  notre  devoir  envers  Dieu,  il 
en  eût  coûté  davantage,  et  peut-être  qu'il  eût  fallu 
que  quelqu'un  d'entre  nous  eût  enduré  le  martyre, 
pour  donner  une  preuve  de  notre  zèle  et  de  notre 
fermeté  ;  mais  on  n'eût  pas  voulu  s'engager  à  faire 
mourir  un  grand  nombre  de  personnes,  et  à  renou- 
veler toutes  les  inhumanités  qui  furent  exercées 
contre  nos  pères,  sous  les  règnes  de  François  I",  de 
Henri  II  et  de  François  II.  (1).  Il  est  certain  que,  plus 

(1)  Brousson  «  était  persuadé  que  dix  ou  vingt  personnes  n'auraient 
pas  i)lut6t  souffert  la  mort,  et  scellé  de  leur  sang  la  vérité  de  la  reli- 
gion qu'ils  professaient  »,  que  le  roi  «  ne  jugerait  pas  ft  propos  de 
pousser  la  chose  plus  loin.  »  (Lettre  au  roidu  2  novembre  1698.) 

Jurieu  partageait  le  même  sentiment  :  «  Si  le  roi,  dit-il,  voyait  tout 
d'un  coup  les  protestants  de  son  royaume  offrir  leur  vie  et  leur  tête, 
pour  échange  de  la  liberté  de  prier  et  de  servir  Dieu  selon  les  mou- 
vements de  leur  conscience,  il  serait  obligé  de  lever  les  yeux,  et  nos 
ennemis  ne  pourraient  plus  lui  dissimuler  le  véritable  état  des  choses. 
(Lettres  pastorales,  II  328.) 

Parmi  le  très-petit  nombre  de  gens  qui  songèrent  à  la  résistance 
armée,  se  trouvait  le  proposant  Fontaine.  Il  rapporte  de  la  manière 
suivante  le  discours  qu'il  fît  aux  vingt-quatre  pasteurs  et  anciens 
réunis  à  Cozes  (Charente-Infér.)  au  début  de  l'année  1685  :  «  Je  leur 
signalai  franchement  ce  que  je  considérais  comme  la  grande  erreur 
dont  ils  s'étaient  rendus  coupables,  et  qui  était  d'avoir  prêché  du 
haut  de  leur  chaire  la  doctrine  de  la  non-résistance.  Je  leur  dis  qu'il 
me  semblait  que  notre  soumission  passive  à  tous  les  édits  iniques  et  à 
toutes  les  déclarations  du  roi,  l'avalent  encouragé  à  aggraver  de  jour 
en  jour  notre  situation  ;  que  notre  obéissance  à  l'un  de  ses  édits 
n'avait  fait  que  préparer  les  voies  à  un  autre  plus  intolérable  encore, 
et  qu'il  fallait  accuser  notre  timidité  actuelle  de  la  plupart  des  maux 
que  nous  avions  endurés.  Je  m'élevai  ouvertement  contre  la  maxime 
vulgaire,  d'après  laquelle  nos  vies  et  nos  biens  seraient  la  propriété 

I  8 


114       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

l'autorité  de  notre  monarque  s'engage  dans  le  funeste 
dessein  d'abolir  la  Réformation,  plus  il  faudra  de 
sang  pour  arrêter  le  cours  de  nos  maux...  La  vérita- 
ble politique  voulait  que  les  réformés  ne  laissassent 
pas  engager  davantage  l'autorité  de  Sa  Majesté  ;  car 
plus  ils  temporisaient,  plus  leurs  affaires  devenaient 
mauvaises.  D'ailleurs  il  est  sûr  que,  si  tous  les  réfor- 
més eussent  paru  dans  le  même  sentiment,  on  n'au- 
rait exercé  aucune  rigueur  contre  eux...(l) 

du  roi;  et  j'ajoutai  qu'en  l'adoptant  nous  jetterions  la  défaveur  sur 
l'œuvre  de  nos  pères,  puisque  c'est  l'épée  à  la  main  qu'ils  avaient 
obtenu  pour  leurs  descendants  les  privilëg-es  qui  maintenant  nous 
étaient  ravis.  En  résumé,  mon  opinion  fut  qu'il  n'y  avait  pour  nous 
d'autre  alternative  que  de  prendre  les  armes,  et  d'attendre  le  résultat 
du  Dieu  des  armées.  »  (Mé7n.  d'une  famille  huguenote, p.  143.) 

(1)  Jurieu  ne  fit  que  répéter  plus  tard  (Lettre  pastorale  du  15  mars 
1688),  ce  que  Brousson  avait  dit  avant  lui  :  «  Voici  un  conseil  pour 
tout  le  monde,  c'est  de  relever  votre  courage,  de  prendre  la  résolution 
de  mourir,  de  vous  assembler,  de  prier  Dieu.  Notre  espérance  est  que 
Dieu  relèvera  notre  Eglise  abattue,  et  qu'il  nous  rendra  la  liberté  de 
le' louer,  de  le  célébrer  publiquement  et  sans  obstacle,  comme  nous 
avons  fait  autrefois...  Et,  s'il  en  coûte  du  sang,  ceux  qui  y  perdent  la 
vie  se  doivent  estimer  heureux  de  l'avoir  donnée  A  Jésus-Christ  et  au 
rétablissement  de  son  Église...  Le  moyen  que  cela  réussisse,  c'est  de 
le  faire  avec  concert  et  d'une  manière  unanime.  Vos  ennemis  ne  sont 
devenus  maîtres  de  l'esprit  du  roi  pour  le  porter  à  vous  détruire,  que 
par  l'espérance  qu'ils  lui  ont  donnée  que  la  chose  serait  aisée,  et  que 
vous  ne  feriez  aucune  résistance.  Car  si  le  roi  avait  cru  être  obligé 
d'en  venir  à  l'eifusion  du  sang,  comme  on  y  est  depuis  trois  ans,  nous 
devons  être  persuadés  que  son  esprit  n'aurait  pu  être  porté  du  côté 
d'une  résolution  si  terrible,  puisqu'il  n'aime  pas  le  sang  naturelle- 
ment... Si,  dès  l'abord,  il  eût  trouvé  de  la  résistance  dans  vos  volontés, 
et  que  vous  eussiez  souffert  les  tourments  et  la  mort  avec  allégresse 
sans  fléchir,  ce  courage  chrétien  aurait  amolli  son   cœur  et  aurait 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  115 

«  Après  cela,  ceux  qui  d'entre  les  réformés  ont  tra- 
versé ce  saint  projet,  sont  inexcusables  devant  Dieu 
et  devant  les  hommes.  Ils  ne  pouvaient  rien  faire  de 
plus  indigne  du  Christianisme,  puisqu'ils  se  sont 
opposés  au  dessein  de  s'assembler  au  nom  du  Sei- 
gneur, et  de  tout  sacrifier  pour  conserver  la  liberté 
de  servir  Dieu.  Ils  ne  pouvaient  rien  faire  de  plus 
imprudent,  puisque  c'était  le  parti  le  moins  dange- 
reux (1).  Ils  ne  pouvaient  rien  faire  de  plus  cruel 
pour  leurs  frères,  puisque  leur  conduite  les  a  exposés 

désarmé  ses  mains.  Mais  aujourd'hui  un  courage  qui  renaîtrait,  une 
résolution  chrétienne  et  générale  qui  se  répandrait  par  tout  le 
royaume,  ferait  un  plus  grand  effet  que  n'eût  fait  le  même  courage  au 
commencement  de  la  persécution...  Les  passions  humaines  se  ralen- 
tissent... quand  elles  rencontrent  des  obstacles  imprévus  qui  durent 
longtemps.  Vos  persécuteurs  en  sont  là;  une  expérience  de  trois 
années  leur  fait  comprendre  que  jamais  ils  ne  viendront  à  bout  de 
leurs  desseins:  plus  de  200,000 personnes  qui  sont  sorties  du  royaume, 
leur  font  connaître  que  ce  n'est  pas  une  chose  si  aisée  à  faire  que  de 
subjuguer  les  consciences.  » 

(1)  La  ruine  des  Églises  aurait  peut-être  été  conjurée,  «  si,  à  la  voix 
de  l'assemblée  de  Toulouse,  les  protestants  s'étaient  levés  comme  un 
seul  homme.  Le  grand  nombre  des  points  sur  lesquels  il  eût  fallu 
sévir,  aurait  rendu  la  répression  impossible.  Et  qu'est-ce  qui  empê- 
chait que  ce  qui  s'accomplit  à  Saint-Hippolyte,  par  exemple,  pût  se 
reproduire  partout  ailleurs?  Là,  une  population  immense  se  réunit  sur 
les  ruines  de  l'ancien  temple,  le  11  juilllet  1683,  avec  un  recueillement 
profond.  Le  pasteur  prit  pour  titre  :  Rendez  à  César  ce  qui  appar- 
tient à  César ^  et  à  Dieu  ce  qui  appartient  à  Dieu.  L'édification  fut 
générale,  à  tel  point  que  le  prêtre  de  l'endroit,  témoin  de  cette  assem- 
blée, disait,  en  en  rendant  compte  à  l'évêque  de  Nimes  :  Le  pasteur 
n'a  rien  avancé  que  l'évêque  lui-même  n'eût  pu  dire,  s'il  avait  fait  un 
sermon  sur  cette  matière.  »  (Phil.  Corbière,  Hist.  de  l'Égl.  réf.  de 
Montpellier,  p.  255.) 


116       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

aux  dernières  calamités.  Ils  ne  pouvaient  rien  faire 
de  plus  pernicieux  pour  eux-mêmes,  puisque,  s'ils 
ne  sont  pas  résolus  d'aller  à  la  messe  et  d'adorer  ce 
qui  n'est  pas  Dieu,  leur  prudence  charnelle  les 
entraîne  dans  de  plus  grands  malheurs  que  ceux 
qu'ils  ont  voulu  éviter  (1).  Enfin  ils  ne  pouvaient 
rien  faire  de  plus  préjudiciable  à  l'État,  puisque  leur 
fausse  prudence  ne  sert  qu'à  faire  engager  de  plus  en 
plus  notre  monarque  dans  un  dessein  qui  jette  le 
trouble  dans  les  esprits  de  ses  sujets,  et  qui  ne  peut 
aboutir  qu'à  porter  ses  troupes  et  ses  officiers  de  jus- 
tice à  renouveler  toutes  les  horreurs  par  lesquelles 
on  lit  passer  nos  pères  dans  le  siècle  précédent  (2).  » 
Brousson  a  évidemment  raison  ;  la  tiédeur  des  pru- 
dents aurait  laissé  périr  le  protestantisme  français, 
que  le  dévouement  de  leurs  frères  a  sauvé  de  la 
destruction,  parce  qu'ils  ne  se  laissèrent  point  abattre 
par  un  premier  insuccès,  et  ne  tardèrent  pas  à  conti- 
nuer la  lutte  sous  une  autre  forme  (3).  Ce  n'était  point 

(1)  Elie  Benoit  est  au  fond  absolument  du  même  avis:  «Pendant  que 
Tun  de  ces  partis  regardait  tranquillement  opprimer  l'autre,  la  cour 
trouva  l'occasion  d'exterminer  tout  ce  qui  était  capable  de  lui  résister; 
après  quoi,  comme  il  arrive  toujours,  ceux  qui  avaient  été  les  plus 
modérés  et  les  plus  paisibles,  furent  aussi  maltraités  que  les  plus 
inquiets  et  les  impatients.  On  se  défit  d'abord  de  ceux-ci  comme  plus 
dangereux,  et  ensuite  on  fit  souffrir  la  même  oppression  aux  plus 
timides.  Tout  ce  qu'ils  gagnèrent  par  la  modération  de  leurs  conseils, 
fut  qu'on  les  opprima  les  derniers.»  (Hist.  de  l'Edit  de  Nantes,  III 635.) 

(2)  Apologie,  p.  61-66. 

(3)  Le  restaurateur  du  protestantisme  au  xviii^  siècle,  Antoine 
Court,  n'a  fait  que  reprendre,  peut-être  sans  le  savoir,  le  projet  de 
Brousson. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  117 

le  futile  plaisir  de  faire  de  l'opposition  qu'ils  cher- 
chaient. En  prenant  la  résolution  de  rouvrir  les 
temples  et  de  célébrer  un  jeûne  solennel  (le  4  juillet), 
durant  lequel  on  chanterait  à  genoux  les  psaumes  qui 
convenaient  aux  circonstances,  afin  de  «  demander  à 
Dieu  le  zèle  et  la  fermeté  nécessaire...  pour  lui  don- 
ner gloire  et  pour  édifier  tous  les  peuples  du  monde  », 
ils  avaient  obéi  au  besoin  suprême  de  leurs  âmes. 
L'article  le  plus  important  de  leur  projet  était  le 
quatorzième  :  «  Les  pasteurs  sont  exhortés  à  ne  pas 
sortir  du  royaume,  où  ils  sont  nécessaires  pour  la 
conservation  des  Églises.  Mais  lorsqu'ils  seront  per- 
sécutés dans  une  province,  et  qu'ils  n'y  pourront 
faire  leurs  fonctions  ni  ouvertement  ni  secrètement, 
ils  pourront,  avec  le  congé  de  leur  colloque,  passer 
dans  une  autre  province,  lequel  congé  ne  sera  accordé 
que  dans  le  cas  d'une  très-grande  nécessité.  » 
—  Tout  le  monde  le  comprenait  :  l'éloignement 
des  pasteurs  devait  entraîner  la  ruine  des  trou- 
peaux. 

Aussi  lorsque  la  Révocation  parut  imminente,  et 
qu'un  grand  nombre  de  pasteurs  interdits  et  dénués 
de  toute  ressource,  vint  chercher  un  refuge  à  Paris 
(il  y  en  avait,  disait-on,  plus  de  quarante  et  de  cent 
proposants  (1),  au  mois  de  juin  1685,  et  les  pauvres 
se  plaignaient  qu'on  leur  donnait  tout),  le  consistoire 
de  Charenton  pensa  un  moment  que  le  véritable 
secret  de  maintenir  le  protestantisme,  était  de  faire 
subsister  ces  ministres,  pour  les  écouler  ensuite  dans 

(1;  Ce  dernifli'  chiffre  est  sans  cloute  exairéi'ë. 


118       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

les  provinces  (1).  Mais  il  dut  bientôt  renoncer  à  ce 
projet  d'une  exécution  difficile  et  peut-être  imprati- 
cable. Au  mois  d'août,  ces  malheureux  songèrent  à 
partir  pour  l'étranger,  où  ils  furent  rejoints,  quelques 
mois  après,  par  tous  leurs  collègues. 

A  peine  les  fugitifs  se  trouvèrent-ils  en  lieu  sûr, 
«  que  le  souvenir  de  leurs  Églises  dispersées  se  réveilla 
dans  leurs  cœurs,  et  que  chacun  s'appliqua  aux 
moyens  d'en  relever  les  ruines  et  d'en  rassembler  les 
débris.  On  vit  paraître  partout  des  lettres  circulaires, 
des  exhortations,  des  instructions,  des  avis,  qui  non- 
seulement  faisaient  plaisir  aux  étrangers,  mais  qui 
portaient  coup  en  France  et  ramenaient  une  infinité 
de  nouveaux  convertis  de  leurs  égarements  et  de 
leurs  terreurs  »  (2).  Nous  ne  connaissons  qu'un  petit 
nombre  de  ces  pièces  : 

Avis  salutaire  aux  Églises  réformées  de  France 
[par  Icard,  ex-pasteur  à  Nimes].  Amsterd,  1685,  in-12. 

Réflexions  sur  la  cruelle  persécution  que  souffre 
l'Église  réformée  de  France,  etc.  [par  Jurieu],  1685, 
in-16.  —  La  seconde  édition,  s.  1.,  1686  in-16,  contient 
(non  trois,  comme  le  porte  le  titre,  mais)  quatre  let- 
tres adressées  à  ceux  qui  ont  été  forcés  d'entrer  dans 
la  communion  de  Rome.  Elles  sont  toutes  anonymes. 
En  voici  les  titres  :  Lettre  pastorale  aux  protestants 
de  France  qui  sont  tombés  par  la  force  des  tourments 
[par  Claude],  (p.  1  à  12).  Lettre  d'un  ami  à  un  sien 
ami,  sur  l'état  où  la  violence  des  dragons  a  réduit  les 


(1)  Notes  de  police  des  18  juin,  9  et  11  juillet. 

(2)  Elle  Benoit,  Ilist.  de  l'Edit  de  Nantes,  III  938. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  119 

protestants  en  France  (p.  13  à  34).  Lettre  à  nos  frères 
qui  gémisstmt  sous  la  captivité  de  Babylon  [par  Jurieu?] 
(p.  34  à  49).  Lettre  d'un  joasteur  banni  à  son  troupeau 
ravagé  [par  Ant.  Le  Page]  (p.  49  à  79). 

Les  plaintes  des  protestants  cruellement  opprimés 
dans  le  royaume  de  France  [par  Claude].  Cologne, 
1686,  in-12  (1).  Jacques  II  fit  brûler  par  la  main  du 
bourreau  la  traduction  anglaise  de  ce  petit  ouvrage. 

Le  vrai  système  de  l'Église  et  la  véritable  analyse 
de  la  foi,  etc.  [par  Jurieu].  Dordrecht,  1686,  in-8°. 

Lettres  pastorales  adressées  aux  fidèles  qui  gémis- 
sent sous  la  captivité  de  Babylone  [par  Jurieu].  Rot- 
terd.,  1686-1689.  in-12.  —  Ces  lettres  expédiées  de 
Hollande  tous  les  quinze  jours,  durant  trois  ans,  du 
l^'  septembre  1686  au  1"  juillet  1689,  sont  une  véri- 
table gazette  de  controverse  et  d'exhortation,  où  l'on 
trouve  fidèlement  relatés  les  faits  les  plus  marquants 
de  la  persécution.  Nul  ouvrage,  sauf  ceux  de  Brous- 
son,  n'a  plus  contribué  au  relèvement  des  Églises. 
Mais  Jurieu  était  irascible  :  les  désagréments  que  lui 
attirait  une  œuvre  si  utile,  le  portèrent  sans  doute  à 
y  mettre  fm;  car  la  seconde  partie  de  son  dernier 
numéro,  est  consacrée  à  répondre  aux  attaques  de 
Merlat  sur  V accomplissevfient  des  prophéties,  et  aux 
indignes  accusations  d'un  anonyme,  Bayle. 

Avertissement  charitable  à  ceux  qui  composaient  au- 
trefois les  Églises  de  Poitou  et  qui  gémissent  mainte- 
nant dans  l'oppression.  Cologne,  1686. 


(1)  La  pratique  de  la  religion  chrétienne  pour  les  personnes  qui 
sont  privées  du  saint  ministère  [par   Claude]  La  Haye  1696,  in-12. 


120  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Lettre  d'un  pasteur  banni  de  son  pays  à  une  Église 
qui  n'a  pas  fait  son  devoir  dans  la  dernière  persécu- 
tion [par  Elle  Benoit,  ex-pasteur  d'Alençon].  Cologne, 
1686,  in-12.  —  Après  avoir  lu  cette  lettre,  presque 
tous  les  protestants  d'Alençon  allèrent  rejoindre  leur 
pasteur. 

Lettre  à  un  gentilhomme  prisonnier  pour  la  religion 
[par  Elie  Benoit],  Delft,  1686,  in-12. 

Considérations  sur  l'état  de  ceux  qui  sont  tombés 
[par  Jacq.  Basnage,  ex-pasteur  de  Rouen  (1)  ].  Rot- 
terd.,  1686,  in-12.  Cet  ouvrage  se  conipose  de  huit 
lettres  à  l'Église  de  Rouen  sur  sa  chute. 

Lettre  circulaire  à  l'Église  de...  tombée  dans  l'apos- 
tasie. 

Lettre  d'un  pasteur  à  son  troupeau,  adressée  à  nos 
frères  dévoyés  de  l'Église  de...,  contenant  des  avis 
importants  pour  la  délivrance  de  l'Église. 

Lettre  d'un  pasteur  réfugié  aux  protestants  de 
France  qui  s'assemblent  en  diverses  provinces  pour 
conserver  le  fïambeau  de  la  vérité.  Signée  :  André 
Vial,  ministre  de  l'Église  de  [Ganges]. 

Lettre  de  consolation  à  l'Église  de  Ganges  en 
Cévennes  (2). 

Lettre  des  protestants  de  France  qui  ont  tout  aban- 
donné i)our  la  cause  de  l'Évangile  à  tous  les  autres 
protestants  évangéliques,  avec  une  lettrée  particulière 

(1)  Lettres  jyastorales  s'i'v  le  renouvellcmeat  de  la  persécution 
[par  Jacq.  Basnage],  1698,  in-4o.  —  Recueil  de  quatorze  lettres  exhor- 
tant à  la  persévérance  les  protestants  français. 

(2)  Cet  imprimé  et  les  trois  précédents  se  trouvent  parmi  les 
ms.  Coi'rt,  à  la  Biblioth.  de  Genève  (Bidh't.  XI  90-97). 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  121 

aux  rois,  électeurs,  princes  et  magistrats  protestans 
[par  Brousson].  Berlin,  1G86,  in-12. 

L'école  de  la  pénitence  ou  divers  sermons  d'exhor- 
tation à  se  repentir,  j^rononcés  en  divers  te^nps  dans 
l'église  françoise  par  J[osep/i]  A  [zimont],  min.  du  S. 
E.  La  Haye,  1686,  in-12. 

Exhortation  à  la  vigilance  chrétienne  et  la  mort 
heureuse,  en  deux  sermons  pro7ioncés,  le  premier  au 
mois  de  mars,  et  le  second  au  mois  de  mai  suivant,  à 
Rotterdam  par  M.  le  Page  (1).  Avec  une  lettre  aux 
fidèles  de  l'Église  réformée  de  [Dieppe].  Rotterd., 
1686, in-12. 

On  ne  lira  pas  sans  intérêt  les  principaux  passages 
de  cette  lettre  qui  se  trouve  dans  les  Réflexions  sur  la 
cruelle  persécution  (2). 

(1)  La  Bibliothèque  du  protestantisme  possède  du  même  auteur  : 
L'impiété  des  communions  forcées.  Deventer,  1689,  in-12,  et  Sernwyis 
et  prières  pour  aider  à  la  consolation  des  fdéles  de  France  persécu- 
tés. Rotterd.,  1698,  in-12. 

(2)  Les  particularités  suivantes  nous  en  ont  tait  découvrir  Fauteur.  Il 
dit  qu'il  a  quitté  son  Eglise  par  mer,  qu'un  beau  temple  était  tout  près 
de  la  ville,  qui  comptait  plus  de  pasteurs  qu'aucun  lieu  de  la  province 
et  quasi  du  royaume,  que  l'un  d'eux  a  abjuré,  et  que  les  fidèles  ont  ré- 
sisté aux  dragons  plus  courageusement  que  personne.  Or  Dieppe  est 
un  port  de  mer;  le  temple  était  dans  le  faubourg  de  la  Barre;  l'Eglise 
avait  quatre  pasteurs  :  Asseline,  Cartaut,  Thomas  de  Caux,  Antoine 
Le  Page,  dont  un  abjura,  Cartaut.  Et  l'on  sait  que  les  dragons  eurent 
toutes  les  peines  du  monde  à  faire  abjurer  les  Dieppois.  L'auteur  est 
donc  un  des  pasteurs  de  Dieppe,  et  comme  on  vient  de  voir  que  Le 
Page  écrivit  à  ses  paroissiens,  il  est  à  peu  près  certain  que  la  lettre  est 
de  lui. 


122  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Lettre  d'un  Pasteur  banni  à  son  Troupeau  ravagé. 

«  A  Messieurs  ci-devant  les  anciens,  les  diacres  et 
chefs  de  famille  de  l'Église  réformée  de  [Dieppe]. 

«  Messieurs  mes  très-chers  frères, 

A  Harlem  le  30  novembre  1685. 

«  L'air  de  douleur  et  de  consternation  que  j'ai 
remarqué  parmi  vous,  lorsque  j'y  passai,  pour  la  der- 
nière fois,  comme  un  éclair,  n'était  que  trop  juste... 
Quelque  peu  de  loisir  et  de  liberté  que  les  puissan- 
ces inexorables  m'aient  donné,  dans  ce  triste  et  der- 
nier passage,  j'y  vis  et  entendis  des  choses  qui,  join- 
tes à  ce  que  l'on  savait  déjà  d'ailleurs,  m'annonçaient 
hautement  notre  perte.  Les  débris  de  notre  chère 
Si  on,  lesquels  encouvraient  tous  les  chemins,  les 
manières  triomphantes  de  nos  ennemis,  les  vôtres 
toutes  d'accablement,  ces  regards  pleins  de  larmes  et 
de  langueur,  ces  signes  d'embrassements  et  de  ten- 
dresses, par  lesquels  nous  nous  faisions  de  loin  nos 
adieux,  qu'il  ne  nous  était  pas  permis  de  nous  faire 
de  près  ni  de  bouche,  et  enfm  ces  pleurs,  ces  plain- 
tes, ces  cris,  que  vous  ne  pûtes  retenir  sur  le  rivage, 
desquels  mes  oreilles  et  mon  cœur  furent  frappés 
bien  avant  sur  les  flots,  qui  m'emportaient  d'auprès 
de  vous,  c'est-à-dire  de  plus  de  la  moitié  de  moi- 
même,  et  dont  le  souvenir  me  remplira  et  pénétrera 
l'àme  aussi  longtemps  que  durera  ma  vie  ou  mon 
exil,  chers  frères,  cet  appareil  et  ces  tranchemonts 
extraordinaires  de  douleur  durent  bien,  dès  lors,  nous 


ï 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  123 

faire  Mttendrc  ce  qui  est  arrivé  depuis  (1).  Vos  pas- 
teurs, que,  par  un  raffinement  de  cruauté,  on  ne  vous 
a  montrés  qu'en  passant,  et  qu'afm  de  vous  en  déro. 
ber  la  vue  pour  jamais,  vous  crièrent  tout  haut  par 
leur  prompt  et  muet  passage  :  Pas  encore  quarante 
jours,  et  non  Ninive,  mais  Jérusalem  sera  détruite,— 
et  s'il  ne  m'eût  pas  été  défendu  de  vous  faire  entendre 
ma  voix  dans  cette  douloureuse  occasion,  j'aurais 
tâché  de  surmonter  et  d'interrompre  vos  clameurs, 
pour  vous  dire  après  notre  divin  maître  :  Fils  et  filles 
de  Jérusalem,  ne  pleurez  point  sur  moi,  mais  sur 
vous  et  sur  vos  enfants. 

«  Non,  mes  bien  aimés,  ce  qui  me  parut  alors  de 
plus  déchirant  ne  fut  ni  mon  éloignement  d'une 
patrie,  qui  me  devait  plaire  par  bien  des  raisons,  ni 
ma  séparation  d'une  famille  qui  m'aime  et  qui  m'est 
chère,  et  en  particulier  d'une  mère  la  plus  tendre 
qui  fut  jamais,  et  dont  alors  vous  vîtes  l'âme  percée 
d'une  épée  mortelle  peut-être,  ni  les  périls  et  les 
fatigues  d'une  navigation  nouvelle  pour  une  inno- 
cente enfant,  qui,  arrachée  du  sein  de  sa  nourrice, 
avait  à  peine  touché  sa  terre  natale,  qu'elle  fut  com- 
mise à  la  mer  sans  autre  secours  que  celui  d'un  père 
et  d'une  mère,  que  leur  serrement  et  leur*émotion  de 
cœur  mettaient  presque  hors  d'état  de  la  secourir. 
Mais  ce  qui  m'accablait  davantage,  était  la  crainte  et 
comme  la  vue  des  maux  qui    allaient  fondre  sur 


(1)  L'auteur  a  donc  quitté  la  France  avant  la  Révocation;  il  avait  été 
éloigné  de  son  Église  (peut-être  même  emprisonné) ,  et  l'on  ne  lui 
permit  d'y  rentrer  que  pour  s'embarquer. 


124  LES  PREMIERS  PiVSTEURS  DU  DÉSERT 

VOUS...  Je  voyais  bien  que  vos  bergers  chassés  de  vos 
parcs  y  faisaient  place  aux  loups... 

«  Vos  dispositions,  vos  combats,  votre  désintéres- 
sement, votre  résistance,  renommés  par  toute  la  terre, 
et  qui  vous  distinguent  même  des  autres  persécutés  de 
France,  témoignent  hautement  que  vous  auriez  souf- 
fert gaiement,  pour  l'Évangile,  une  mort  que  vous 
avez  inutilement  demandée  à  haute  voix  et  de  grand 
courage...  Mais  vos  ennemis,  plus  cruels  que  ceux  de 
Jésus-Christ,  en  veulent  à  votre  salut  et  non  à  vos 
vies,  et  voilà  pourquoi  ils  vous  refusent  un  trépas  qui 
vous  couronnerait  et  vous  sauverait  éternellement... 

«  Hélas  !  on  vous  l'a  enfm  arraiché  à  la  plupart  ce 
renoncement  (cette  abjuration),  qui  vous  blesse  et  qui 
nous  afflige  infmiment  plus  que  tous  les  autres  maux 
dont  il  vous  délivre,  encore  s'il  vous  en  délivre.  Car 
soit  que  vos  ennemis,  enragés  comme  des  bêtes  féro- 
ces, ne  puissent  pour  rien  se  résoudre  à  lâcher  prise, 
et  qu'ils  ne  s'acharnent  pas  moins  contre  les  faibles 
qu'ils  ont  terrassés,  que  contre  les  forts  qui  leur 
résistent,  soit  que  Dieu,  mal  satisfait  de  votre  pre- 
mière vigueur  si  peu  soutenue,  vous  veuille  faire 
voir,  dès  sur  le  champ  de  bataille,  que  lui  tourner  le 
dos  est  toujours  en  toutes  manières  le  plus  méchant 
parti  à  prendre,  nous  apprenons,  et  vous  nous  l'écri- 
vez vous-mêmes,  que  vos  combats  ne  cessent  point 
après  votre  défaite,  qu'on  vous  en  livre  incessam- 
ment de  nouveaux,  d'autant  plus  rudes  que  les  pre- 
miers, que  vous  ne  voyez  plus  Dieu  marcher  devant 
vous,  que  vous  ne  le  sentez  plus  vous  soutenir  comme 
auparavant... 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  125 

«Il  est  vrai,  et  vous  vous  y  attendez  bien,  que  nous 
ne  saurions  approuver  ce  que  vous  avez  fait  ;  mais  ne 
pensez  pas  que,  pour  condamner  votre  faute,  nous  en 
chérissions  moins  vos  personnes,  que  nous  ayons 
même  perdu  toute  l'estime  que  nous  avions  pour 
vous.  Nous  savons  la  grandeur  de  vos  épreuves,  et 
celle  de  la  faiblesse  humaine  ;. nous  n'oserions  pas 
même  présumer  que  nous  eussions  résisté  autant 
que  vous,  si  nous  eussions  été  exposés  aux  mêmes 
tentations,  auxquelles  nous  ont  dérobés  les  seules 
gratuités  de  Dieu,  qui  nous  connaissait  plus  faibles 
que  vous  peut-être.  Sujets  donc  aux  mêmes  infirmi- 
tés, nous  louons  ce  que  vous  avez  fait  de  bien,  et  nous 
plaignons  du  mal  qu'on  vous  a  contraints  de  faire. 
Debout  encore  par  la  grâce  toute  pure  et  toute  misé- 
ricordieuse du  Sauveur,  nous  prenons  garde  à  nous 
que  nous  ne  tombions,  et  prions  pour  ceux  qui  sont 
tombés... 

«  Chrétiens,  vous  me  faites  pitié,  ainsi  inquiets, 
épouvantés  et  troublés.  Mais  vous  me  feriez  horreur, 
si  vous  ne  l'étiez  point.  Courage,  chers  frères,  ces 
mouvements  convulsifs  sont  des  crises ,  qui  vous 
pourront  être  salutaires. . . 

«  Mais,  dites-vous,  comment  prier  un  Dieu  contre 
qui  nous  avons  tant  péché?...  Priez  pourtant,  mes 
très-chers  frères ,  priez.  Quelque  grande  que  soit 
votre  faute,  la  miséricorde  divine  l'est  encore  davan- 
tage. Il  n'y  a  point  d'enfants  si  prodigues  que  ce  bon 
Père  céleste  ne  reçoive  à  merci,  dès  qu'ils  reviennent 
à  lui  et  se  jettent  à  ses  pieds  pour  reconnaître  leurs 
égarements,  lui  en  demander  pardon.  Pauvres  brebis 


126  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

égarées,  ou  plutôt  écartées  des  parcs  du  Seigneur, 
et  par  l'épouvante  qu'y  ont  jetée  et  les  ravages  qu'y 
ont  faits  les  loups  et  les  autres  bêtes  féroces  !  Faites  à 
ce  bon  berger  la  prière  de  David  : 

Hélas!  je  suis  la  brebis  égarée. 

De  me  chercher.  Seigneur,  prends  le  loisir, 

et  VOUS  verrez  bientôt  ce  bon  berger  venir  à  vous... 
«  Je  ne  ferai  point  ici  le  prophète  foudroyant,  sur 
ma  patrie,  que  les  mauvais  traitements  que  j'en  ai 
reçus  ne  m'empêcheront  pas  d'aimer  toujours;  mais 
Dieu  veuille  tromper  par  des  événements  plus  favo- 
rables les  craintes  d'un  avenir  prochain  et  terrible, 
que  j'ai  à  son  égard,  et  auxquelles  elle  a  donné  et 
donne  encore  tous  les  jours  trop  de  lieu.  Pour  vous, 
sortez-en,  puisque  vous  ne  pouvez  plus  y  vivre  ni 
mourir  tranquillement  et  salutairement  tout  ensem- 
ble. Repos  et  salut  ailleurs;  voilà  désormais  la  devise 
que  vous  devez  porter  et  soutenir  dignement...» 

Les  craintes  exprimées  dans  le  conseil  de  con- 
science, au  mois  d'octobre  1685,  n'étaient  donc  pas 
chimériques.  La  ligue  d'Augsbourg,  qui  allait  préparer 
la  coalition  européenne  de  1689,  était  déjà  fondée,  et 
les  pasteurs  appelaient  leurs  ouailles  hors  de  France, 
en  attendant  qu'ils  y  rentrassent  eux-mêmes.  A  peine 
Bossuet  leur  avait-il  jeté  l'insulte  dans  l'oraison  funè- 
bre de  Le  Tellier   (1),    qu'on   recommençait  à  les 


(1)  «  Les  faux  pasteurs  abandonnant  leurs  troupeaux  sans  même  en 
attendre  Tordre,  et  heureux  d'avoir  à  leur  alléguer  leur  bannissement 
pour  excuse.  >  —  Massillon  est   plus   sincère,  quand    il   parle,  dans 


LES  PASTEURS  A  LA  REVOCATION  127 

craindre.  Plus  d'un  se  reprochait  d'avoir  préféré  sa 
vie  au  salut  de  son  troupeau,  et  songeait  à  en  faire  le 
sacrifice. 

Dès  le  8  janvier  1686  (1),  Seignelay  écrivit  à  tous  les 
intendants  des  généralités  :  Le  roi  est  prévenu  que 
les  ministres  vont  rentrer  déguisés  en  marchands  et 
en  cavaliers,  «  pour  séduire  les  nouveaux  convertis 
et  empêcher  qu'ils  ne  s'instruisent  de  bonne  foi.  » 
Prenez  soin  de  ne  rien  oublier  pour  en  faire  une 
punition  éclatante  (2).— Cette  recommandation  fut  in- 
fructueuse; car,  le  15  avril,  le  même  secrétaire  d'État 
écrivait  à  La  Reynie,  lieutenant  général  de  police  : 
«  A  l'égard  des  deux  ministres  que  l'on  vous  a  dit 
être  cachés  à  Paris ,  Sa  Majesté  désire  que  vous 
fassiez  tout  ce  qui  sera  possible  pourles  découvrir»  (3). 
Et  à  la  fin  de  mai  :  «  On  dit  qu'il  se  tient  des  assem- 

l'oraison  funèbre  de  Louis  XIV,  des  «  prophètes  de  mensonge  arra- 
chés à  leurs  troupeaux.  » 

(1)  Le  3  décembre  1685,  le  roi  avait  fait  défendre  aux  habitants  de 
Paris  qui  se  disaient  encore  de  la  R.  P.  R.  de  s'assembler,  ou  de  se 
trouver  aux  exercices  religieux  qui  se  faisaient  chez  les  ambassadeurs 
étrangers  (Armand  de  la  Chapelle,  Nécessité  dit  cuit",  p^iblic,  17  47, 
II  274). 

(2)  Ms.  de  la  Biblioth.  nation.,  Fr.  7054.— Les  marionnettes  elles- 
mêmes  prirent  part  à  la  guerre  qu'on  faisait  aux  huguenots.  Le  pro- 
cureur général  De  Hai'lay  écrivit  à  La  Reynie,  le  7  février  1686  :  «  On 
a  dit  ce  matin  au  Palais  que  les  marionnettes  que  Ton  fait  jouer  à  la 
foire  Saint-Germain,  y  représentent  la  déconfiture  des  huguenots,  et 
comme  vous  trouveriez  apparemment  cette  matière  bien  sérieuse  pour 
les  marionnettes,  j'ai  cru,  Monsieur,  que  je  devais  vous  donner  cet 
avis  pour  en  faire  l'usage  que  vous  jugerez  à  propos  par  votre  pru- 
dence. »  (De  Noailles,  Htst.  de  M^  de  Maintenon,  II  496). 

(3)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille,  VIII  403. 


128  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

blées  à  Paris  (1),  et  qu'un  ministre  est  arrivé.  Vous 
ne  pouvez  rien  faire  de  plus  agréable  et  de  plus  utile 
à  Sa  Majesté,  que  de  faire  arrêter  ce  ministre.  »  Sur 
la  marge  d'une  lettre  du  3  juin,  par  laquelle  le  com- 
missaire Delamare  l'informait  qu'il  se  faisait,  la  nuit, 
des  assemblées  dans  une  cave  du  faubourg  Saint- 
Germain,  La Reynie  écrivait  (2):  «  Il  n'est  rien  de  plus 

(1)  A  Paris  elles  furent  innombrables;  on  en  tint  même  jusque  dans 
les  cabarets,  croyant  ainsi  dépister  la  police.  Au  mois  de  janvier 
1686,  dix-huit  ou  vingt  personnes  se  réunissaient  presque  tous  les 
soirs,  de  cinq  à  sept  ou  huit  heures,  Au  riche  laboureur,  à  l'entrée 
de  la  rue  des  Fossés  M.  le  Prince.  Parmi  elles  se  trouvaient  le  célèbre 
portraitiste  Ferdinand  père,  de  la  rue  Mazarine,  exclu,  en  1681,  avec 
Testelin,  Sébastien  Bourdon,  Du  Grenier  et  Samuel  Bernard,  de 
l'académie  de  peinture,  dont  il  était  membre  fondateur,  Ferdinand 
fils,  peintre  non  moins  célèbre  que  son  père,  et  son  beau-frère,  Simon 
Le  Juge,  aussi  peintre.  La  réunion  continuait  encore  au  mois  de  mars, 
mais  ne  comptait  plus  qu'une  dizaine  d'assistants,  entre  autres 
Ferdinand  fils,  Le  Juge,  l'ex-procureur  Blondel,  l'horloger  Sarrabat, 
et  un  véritable  nouveau  converti,  Bruneau,  «  avocat  catholique,  mais 
impie  »,  dit  la  note  de  police.  Ils  avaient  arrêté  entre  eux  de  ne 
pas  aller  même  aux  sermons,  et  d'en  détourner  toutes  les  personnes 
de  leur  connaissance.  De  Rozemont  le  père,  de  la  rue  des  Marais 
St-Germain,  ex-ancien  de  Charenton,  qui  avait  abjuré  comme  Girar- 
dot  et  Falaiseau,  puisqu'il  ne  fut  pas  exilé  en  même  temps  que  ses 
autres  collègues,  présidait.  Il  n'était  donc  pas  passé  à  l'étranger 
comme  le  dit  par  erreur  la  France  prot. 

Ferdinand  fils  et  Le  Juge  se  montraient  sans  doute  aussi  pleins  de 
zèle;  car  ils  furent  arrêtés  tous  les  deux  dans  le  courant  de  l'année. 
Le  premier  fut  mis  à  la  Bastille,  et  sa  fille,  qui  souffrait  d'un  cancer, 
dans  un  couvent,  et  finalement  envoyée  au  château  de  Nantes.  Le 
second  fut  conduit  au  Fort  l'Evêque,  sa  femme,  chez  les  Cordelières 
St-Marcel,  et  leur  fille,  dans  un  couvent,  puis  à  la  citadelle  de 
Montreuil. 

(2)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille,  VIII  416. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  129 

important;  on  a  donné  avis  au  roi  qu'on  fait  des 
assemblées,  qu'il  y  a  deux  ministres  à  Paris  qui  se 
déguisent  et  se  travestissent  en  maçons,  et  que  c'est 
dans  des  lieux  divers  oîi  les  assemblées  se  font,  et 
qu'on  ne  retourne  pas  deux  fois  au  même  lieu.  »  Le 
10,  Delamare  lui  écrivit  encore  (i)  :  «  L'on  m'a  donné 
avis  qu'il  y  a  un  ministre  qui  se  retire  chez  un 
médecin  suisse,  dans  le  quartier  du  Palais-Royal,  qui 
est  l'un  de  ceux  qui  font  des  assemblées  à  Paris.  » 
Deux  jours  après,  les  renseignements  de  la  police 
deviennent  plus  abondants  :  Benato,  soldat  du  guet, 
a  enfln  tiré  de  sa  femme  le  secret  des  assemblées  du 
faubourg  Saint-Germain,  où  elle  va  quelquefois  avec 
les  nouveaux  convertis.  Elle  lui  a  dit  que  des  assem- 
blées ont  lieu  chez  la  dame  Jacob,  brasseuse,  qui 
tient,  dans  la  petite  rueTaranne,  une  grande  maison, 
qui  a  deux  portes,  l'une  sur  la  rue  Taranne,  et  l'au- 
tre, rue  du  Sabot.  Il  s'y  trouve  un  nainistre  vêtu  en 
cavalier,  portant  une  longue  perruque  et  un  justau- 
corps rouge,  comme  un  mousquetaire,  qui  a  donné  la 
cène,  le  dimanche  d'avant  l'Ascension  (2).  —  Nous 
trouvons  encore  dans  les  Registres  du  Secrétariat,  à 
la  date  du  16  juillet  1686,  qu'un  ministre  qui  a  tra- 
versé Paris  et  est  arrivé  en  Hollande,  a  entendu  le 
prêche  proche  l'Échelle  du  Temple. 

Du  moment  que  la  menace  des  galères  n'empêchait 
pas  les  «  faux  pasteurs  »  et  «  prophètes  de  menson- 
ges »  de  revenir  en  France,  le  conseil  de  conscience 

^  (1)  Ms.  de  la  Biblioth.  nation.,  Fr.  7053,  f»  119. 
(2)  Ms.  de  la  Biblioth.  nation.,  Fr.  7052.  f"  114  et  118. 

I  9 


130       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

n'avait  qu'à  s'avouer  vaincu,  ou  àprendre  des  mesures 
plus  sévères.  Le  roi,  blessé  dans  son  orgueil  qui 
rencontrait  pour  la  première  fois  un  obstacle  invin- 
cible, rendit  l'abominable  déclaration  du  1"  juillet 
1686 ,  portant  peine  de  mort  pour  les  ministres 
français  ou  étrangers  (1)  trouvés  dans  le  royaume, 
rentrés  ou  non  sortis  (2),  et  peine  des  galères  perpé- 
tuelles (prison  perpétuelle  pour  les  femmes)  contre 
quiconque  leur  donnerait  assistance  ou  secours.  La 
même  déclaration  promettait  cinq  mille  cinq  cents 
livres  à  qui  procurerait  la  capture  d'un  ministre,  et 
condamnait  à  mort  tous  ceux  qui  seraient  surpris 

(1)  Au  mois  de  juin  1686,  la  police  de  Paris  s'était  plainte  des  dé- 
marches et  des  voyages  de  Douglas,  ministre  écossais,  qui,  réfugié  en 
France  depuis  deux  ans,  «  aigrissait  les  esprits  sur  l'état  présent  de 
la  religion  »,  et  inspirait  aux  jeunes  Écossais  des  sentiments  d'aversion 
pour  le  catholicisme.  Elle  avait  obtenu  l'autorisation  de  «  l'obliger 
d'aller  rendre  visite  en  Hollande  à  ses  confrères  Ferguson  et  Burnet». 
Il  était  parti,  le  17,  dans  le  carrosse  de  Bruxelles.  Le  roi  avait  annoté 
de  sa  propre  main  le  mémoire  qui  concernait  Douglas. 

En  août  1701,  il  demandait  si  les  ministres  écossais  Edouard  et 
Torp,  qui  visitaient  non-seulement  les  protestants  étrangers,  mais 
aussi  les  protestants  français,  pour  les  confirmer  dans  leur  foi,  et 
avaient  corrompu  le  nouveau  catholique  Bigion,  étaient  avoués  du 
roi  d'Angleterre.  Le  25  septembre  de  la  même  année,  il  donnait 
l'ordre  d'expulser  un  autre  pasteur  étranger,  nommé  De  Granville, 
qui,  de  Corbeil  où  il  demeurait  habituellement,  s'était  rendu  à  Saint- 
Germain,  après  la  mort  du  roi  Jacques,  pour  combattre  l'influence 
que  la  cour  bigote  pouvait  exercer  sur  les  protestants,  et  avait  fait 
plusieurs  assemblées  dans  l'hôtel  de  Mortemart  (Reg.  du  Secret. 
0.  248etDepping,  IV510). 

(2)  Bâville  n'avait  pas  encore  reçu  cette  horrible  déclaration,  lors- 
qu'il condamna  à  mort  une  jeune  et  touchante  victime,  le  proposant 
Fulcran  Rey,  qui  n'avait  point  quitté  la  France. 


LES  PASTEURS  A  LA  RÉVOCATION  131 

faisant  des  assemblées  ou  quelque  exercice  de  reli- 
gion autre  que  la  catholique,  apostolique  et  romaine  (1) . 
—  Ainsi  chanter  un  psaume,  lire  un  sermon  ou  une 
page  de  la  Bible,  même  seul  et  chez  soi,  étaient  des 
crimes  que  la  cour  polie  et  civilisée  du  grand  roi 
punissait  de  la  peine  capitale  ! 

C'était  de  la  démence  ;  on  ne  condamne  pas  à  mort 
deux  millions  de  personnes.  Aussi  cette  dernière 
disposition  fut-elle  bientôt  reconnue  inexécutable. 
Louvois,  qui  ne  péchait  cependant  pas  par  excès  de 
tendresse,  écrivait  à  l'intendant  De  Bâville,  le  10  jan- 
vier 1687  :  «  Sa  Majesté  n'a  pas  cru  qu'il  convînt  à 
son  service  de  se  dispenser  entièrement  de  la  décla- 
ration qui  condamne  à  mort  ceux  qui  assisteront  aux 
assemblées.  Elle  désire  que  de  ceux  qui  ont  été  à 
l'assemblée  d'auprès  de  Nimes,  deux  des  plus  cou- 
pables soient  condamnés  à  mort,  et  que  tous  les  au- 
tres hommes  soient  condamnés  aux  galères.  Si  les 
preuves  ne  vous  donnent  point  lieu  de  connaître 
qui  sont  les  plus  coupables,  le  roi  désire  que  vous  les 
fassiez  tirer  au  sort,  pour  que  deux  d'iceux  soient 
exécutés  à  mort  »  (2).  Il  sentait  si  bien  que  les  tribu- 

(1)  Ces  abominables  ordonnances  étaient  copiées  sur  celles  que  les  pre- 
miers empereurs  chrétiens  avaient  dirigées  coutre  le  paganisme  :  exil 
des  prêtres  païens  et  confiscation  de  leurs  biens,  destruction  des  tem- 
ples et  des  écoles,  confiscation  des  propriétés  privées  où  le  culte 
idolâtre  aura  été  célébré,  peine  de  mort  pour  quiconque  prend  part 
aux  sacrifices  ou  les  dépose  sur  l'autel.  Louis  XIV  avait  donc,  à  la 
lettre,  mérité  le  surnom  de  nouveau  Constantin,  de  nouveau  Théo- 
dose,  que  Bossuet  lui  décernait  comme  un  titre  de  gloire,  et  qui 
n'était  que  l'éclatant  aveu  de  sa  propre  et  cruelle  intolérance. 
(2)  Rousset,  Hist.  de  Loiwois,  III  500. 


132       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

naux,  même  arniés  de  cette  loi  féroce,  renouvelée  le 
12  mars  1687,  étaient  impuissants  à  empêcher  tout  un 
peuple  de  céleûrer  son  culte,  qu'il  ordonnait  des 
massacres  de  préférence  à  des  jugements,  exemple, 
sa  lettre  à  La  Trousse,  du  25  août  1688  :  «  Sa  Majesté 
désire  que  vous  donniez  ordre  aux  troupes  qui  pour- 
ront tomber  sur  de  pareilles  assemblées,  de  ne  faire 
que  fort  peu  de  prisonniers  ;  mais  d'en  mettre  beau- 
coup sur  le  carreau,  n'épargnant  pas  plus  les  femmes 
que  les  hommes,  et  cet  exemple  fera  assurément 
beaucoup  plus  d'eifet  que  celui  que  pourrait  ordonner 
la  justice  ordinaire  (1).  » 

Il  fallut  adoucir  cette  déclaration  :  celle  du  12  mars 
1689,  presque  aussi  impraticable,  substitua  les  galères 
perpétuelles  sans  forme  de  procès  à  la  peine  de  mort, 
réservée  seulement  pour  les  protestants  surpris  en 
flagrant  délit  d'assemblée. 

^1)  Roussel,  Hist.  de  Loiwois,lU  500. 


¥ 


II 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS 


Aux  fureurs  du  fanatisme  et  de  la  force  brutale,  la 
foi  persécutée  répondit  par  la  formation  de  comités 
qui  cherchaient  des  candidats  au  martyre,  pour  les 
envoyer  prêcher  en  France.  Un  consistoire  secret  de 
La  Haye,  dont  M.  Francis  Waddington  a  vainement 
cherché  les  actes  dans  les  bibliothèques  de  Hollande, 
correspondait  avec  un  autre,  de  Rotterdam,  qui  se 
réunissait  le  premier  lundi  de  chaque  mois  (dont 
Jurieu  paraît  avoir  été  le  président),  et  avec  des 
comités  analogues  de  Suisse  et  d'Angleterre  (l).  Ces 
comités,  auxquels  des  lettres  venues  du  Désert 
disaient  le  relèvement  des  Églises,  le  supplice  ou  la 
subite  disparition  des  pasteurs  arrêtés,  avaient  pour 
but  principal  de  s'assurer  que  ceux  qui  s'ofTraient 
pour  la  périlleuse  mission,  sauraient  mourir  sans 

(11  A  Berlin  l'organisation  d'un  comité  du  même  genre,  dans  lequel 
devait  être  le  pasteur  D'Artis,  ne  produisit  aucun  effet.  (Voir  l'appen- 
dice VI).  Cet  écrivain  nous  dit  encore  (Journal  de  Hambourg  in-12 
année  1695,  III  261)  que  le  dessein  de  retourner  en  France  avait  été 
mis  en  délibération  et  fort  approuvé  dans  une  assemblée  de  pasteurs 
réfugiés  à  Berlin,  avant  que  parût  V Apologie  de  Benoit  ;  mais  qu'il 
ne  s'était  trouvé  personne  pour  attacher  le  grelot. 


134  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

renier  leur  cause,  et  ne  firent  que  des  choix  excel- 
lents; car  un  seul  des  pasteurs  qui  furent  pris,  faiblit 
(Mestrezat),  et  un  seul  quitta  la  P'rance  au  bout  de 
quelques  semaines,  trouvant  les  dangers  au-dessus 
de  son  courage  (Debruc).  Les  détails  qui  seraient  si 
précieux,  manquent  malheureusement.  Nous  n'avons 
trouvé  dans  les  papiers  de  La  Reynie  que  la  note 
suivante,  envoyée  d'Angleterre  par  un  traître  à  qui 
un  pasteur  de  l'Église  française  de  Londres  confiait 
tous  ses  secrets  (1)  :  «  Les  ministres  et  les  anciens 
avec  quelques-uns  des  principaux  fugitifs  français 
qui  sont  à  Londres,  ont  fait  un  projet  pour  entretenir 
quarante  ministres  en  France,  qu'ils  prétendent  dis- 
perser dans  toutes  les  provinces.  Ces  ministres  doi- 
vent être  pris  de  ceux  qui  sont  en  Angleterre,  en 
Hollande  et  en  Suisse.  Ils  ont  envoyé  des  lettres  cir- 
culaires pour  savoir  ceux  qui  voudraient  accepter 
cet  emploi.  Lorsqu'on  aura  reçu  les  réponses  et  que 
le  projet  sera  fixé,  je  saurai  les  noms  et  les  lieux  où 
ces  ministres  doivent  faire  leur  résidence.  » 

Même  avant  cet  essai  de  direction  en  grand  de 
l'immigration  pastorale,  lequel  date  de  1688  et  ne 
put  être  qu'imparfaitement  réalisé,  les  ministres 
continuèrent  à  rentrer.  En  décembre  1686,  la  police 
parisienne  eut  avis  qu'il  y  en  avait  un  logé  rue 
Taranne.  Nous  trouvons  dans  les  registres  du  Secré- 
tariat (0»  31),  à  la  date  du  16  juin  1687,  l'ordre  pres- 
sant de  faire  arrêter  le  ministre  qui  a  visité  à  Paris  la 
demoiselle  Le  Coq  des  Forges,  sortie  de  la  maison 

(1)  Ms.  de  lo  Biblioth.  nation.,  Fr.  7054. 


LES  MODERES  ET  LES  ZELATEURS  135 

des  Nouvelles  Catholiques.  Le  29  septembre,  Seigne- 
lay  invitcait  La  Reynie  à  prendre  secrètement  les 
mesures  nécessaires  pour  faire  arrêter,  dès  qu'ils 
seraient  arrivés,  deux  ministres  qui  devaient  venir 
d'Angleterre  et  loger,  l'un  chez  le  banquier  Renduard, 
l'autre  chez  son  confrère  Pacret,  et  passer  pour  fac- 
teurs de  leurs  magasins  (1).  La  cour  s'exagérait  le 
nombre  de  ceux  qui  étaient  revenus  :  «  On  s'imagine 
même  au  Conseil,  disait  Élie  Benoît  (2),  qu'il  y  a  des 
ministres  cachés  partout,  qui  encouragent  les  réfor- 
més et  qui  sont  cause  de  la  constance  de  tant  de 
milliers  de  fidèles,  et  de  la  repentance  de  tant  d'au- 
tres. » 

Il  n'y  en  avait  point  partout  sans  aucun  doute; 
mais  il  sufTisait  de  quelques-uns  pour  réveiller  des 
provinces  entières  et  réduire  à  néant  tous  les  efTorts 
des  convertisseurs. 

Ceux-ci  ne  purent  supporter  ce  coup  sans  entrer 
dans  une  violente  colère  :  Ah  !  les  ministres  ont 
l'audace  de  braver  la  mort,  pour  nous  reprendre  les 
paroissiens  que  nous  leur  avions  arrachés  par  le 
sabre  !  Eh  bien,  nous  dirons  que  ce  sont  des  lâches 
qui  n'ont  pas  le  courage  de  rentrer;  nous  les  désho- 
norerons. Et  si,  d'aventure,  nous  ne  réussissions  qu'à 
en  faire  rentrer  davantage,  nous  veillerons  à  ce  que 
la  potence  nous  en  délivre,  et  nous  n'aurons  garde  de 
publier  ce  nouveau  martyrologe.  Là-dessus  une 
plume  aigre-douce  et  venimeuse  se  mit  à  l'œuvre. 

(1)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille.  IX  15. 

(2)  Hist.  et  apologie  de  la  retraite  des  pasteurs,  etc.,  p.  60. 


136       LES  PREMIERS  PASTEURS  DV  DÉSERT 

«  Il  a  paru,  dit  encore  Élie  Benoît  (1),  un  petit  écrit 
en  forme  de  lettre  sur  ce  sujet,  et  on  feint  qu'elle  est 
écrite  par  quelques  captifs  en  France,  pour  y  rappe- 
ler les  pasteurs  qui  en  sont  sortis.  On  y  a  même 
imité  le  langage  protestant  avec  succès.  » 

Cet  ouvrage  que  Benoît  combat,  sans  en  donner  le 
titre,  portait  le  suivant  :  Lettre  écrite  à  un  Frayiçais 
réfugié  de  la  part  de  quelques  réformés  détenus  cap- 
tifs en  France,  pour  communiquer  celles  qu'ils 
adressent  à  leurs  pasteurs  réfugiés  dans  les  jjays 
étrangers.  Suivant  la  copie  de  France,  à  Amsterdam 
1686,  in-12  (2).  Il  a  été  réimprimé  dans  le  Bulletin  de 
l'Histoire  du  protestantisme  (XII  300),  d'après  un 
manuscrit  de  Berne,  et  se  compose  de  deux  pièces  : 
1"  Lettre  écrite  à  un  Français  réfugié  en  Suisse, 
auquel  on  a  adressé  celle  c[ue  les  réformés  captifs  en 
France  écrivent  aux  ministres  réfugiés.  2°  Lettre  des 
réformés  captifs  en  France  aux  ministres  réfugiés  en 
Angleterre,  en  Hollande,  en  Allemagne  et  en  Suisse 
et  autres  lieux.  Du  20  mars  1686.  Dans  la  première,  les 
réformés  prient  quelqu'un  de  confiance,  de  mettre 
sous  les  yeux  du  plus  grand  nombre  possible  de 
pasteurs,  la  seconde  lettre  dont  ils  n'ont  pu  faire  que 

(1)  Hist.  et  apologie  de  la  retraite  des  pasteurs.,  p.  64. 

(2)  Catalog.  de  la  Biblioth.  wallonne  de  Leide,  1875.  in-S". 

Il  faut  citer  un  ouvrage  d'un  tout  autre  genre,  dont  le  titre  est  éga- 
lement supposé,  et  qui  est  évidemment  l'œuvre  de  quelque  pasteur 
réfugié  :  Lettre  d'un  protestant  prisonnier  en  France.,  au  mois  de 
juillet  16S7,  écrite  d  un  de  ses  amis,  sur  la  nécessité  qu'il  y  a  de 
délester  imbliquement  sa  chiite  pour  s'en  relever  d  so.lut  (Bullet. 
m  360). 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS         137 

des  copies,  qu'ils  envoient  à  des  personnes  zélées, 
avec  prière  de  la  faire  imprimer.  Ni  l'une  ni  l'autre 
n'ont  le  cachet  huguenot  et  ne  ressemblent,  pas 
môme  de  loin,  à  celles  de  Brousson  sur  le  même  sujet. 
Le  mot  :  Père,  toujours  appliqué  aux  pasteurs,  décèle 
une  origine  catholique,  aussi  bien  que  la  dureté  avec 
laquelle  la  lettre  parle  de  ces  mêmes  pasteurs;  les 
nouveaux  catholiques  n'auraient  point  écrit  à  ceux- 
ci  avec  tant  d'orgueil.  C'est  bien  une  pièce  fabri- 
quée, comme  le  pensait  Benoît,  et  la  plus  odieuse 
des  railleries,  c'est-à-dire  celle  que  le  bourreau 
adresse  à  ses  victimes.  En  voici  les  principaux  pas- 
sages : 

«  Messieurs  et  très-honorés  Pères,  nous  vous  som- 
mes infiniment  obligés  de  la  grâce  que  vous  nous 
avez  faite,  de  nous  écrire  plusieurs  lettres  pour  nous 
consoler  dans  nos  afflictions;  nous  pouvons  vous 
assurer  que,  parmi  ce  torrent  d'afflictions,  de  persé- 
cutions et  de  misères,  qui  nous  accablent  de  tous 
côtés,  ce  nous  est  une  grande  consolation  de  voir  que 
nos  chers  pasteurs  se  souviennent  encore  de  nous, 
qu'ils  prennent  part  à  nos  maux  et  qu'ils  essaient  de 
verser  du  baume  sur  nos  plaies.  Mais,  nos  très-chers 
Pères,  est-ce  là  tout  ce  que  vous  pouvez  faire  pour  vos 
pauvres  enfants?  Nous  avez-vous  abandonnés  pour 
jamais?  Vos  entrailles  ne  s'émeuvent-elles  pas  lors- 
que vous  pensez  au  pitoyable  état  où  vous  nous 
avez  laissés,  dans  lequel  nous  n'avons  ni  signes, 
ni  prophéties,  ni  personne  qui  nous  dise  :  Jusque 
quand?  La  charité  et  le  devoir  de  vos  charges  ne  vous 
obligeraient-ils  pas  à  risquer  tout,  pour  venir  consoler 


138       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

do  vive  voix  et  par  de  bons  exemples  tant  de  fidèles, 
qui  sont  exposés  à  la  plus  dangereuse  persécution  qui 
ait  jamais  été?  Gomment  rendrez-vous  compte,  per- 
mettez-nous de  vous  le  demander,  nos  très-chers 
Pères,  comment  rendrez  vous  compte  au  Souverain 
juge  du  ciel  et  de  la  terre,  des  troupeaux  qui  avaient 
été  mis  à  votre  conduite?  Le  grand  Dieu  se  conten- 
tera-t-il  de  la  réponse  que  vous  pouvez  lui  faire,  que 
vous  les  avez  abandonnés  pour  sauver  vos  vies,  aux- 
quelles les  persécuteurs  en  voulaient  principalement? 
Quoi,  ne  vous  souviendrez-vous  plus  de  cette  maxime 
incontestable,  que  Jésus-Christ  enseigne  à  ses  disci- 
ples, et  laquelle  nous  vous  avons  si  souvent  ouï  prê- 
cher, que  les  véritables  pasteurs  doivent  donner  leur 
vie  pour  leurs  brebis,  et  n'appréhendez-vous  pas  les 
terribles  menaces  que  Dieu  fait  à  ceux  qui  auront 
fait  lâchement  son  œuvre?...  Ainsi  a  dit  le  Seigneur 
l'Eternel  :  Voici  j'en  veux  à  ces  pasteurs  et  redeman- 
derai mes  brebis  de  leurs  mains... 

«  Est-il  possible  que,  parmi  un  si  grand  nombre  de 
ministres  qu'il  y  avait  en  France,...  il  ne  s'en  soit  pas 
trouvé  un  seul  qui  ait  eu  assez  de  fermeté  et  de  zèle, 
pour  nous  servir  d'exemple,  et  qu'il  s'en  soit  trouvé 
plusieurs  qui  ont  été  assez  lâches  que  de  trahir  Jésus- 
Christ  d'une  manière  aussi  infâme  que  le  traître 
Judas!  Bon  Dieu,  qui  l'aurait  cru,  au  simple  comman- 
dement d'un  homme,  et  d'un  homme  qui,  pour  par- 
ler dans  les  termes  de  l'esprit  de  Dieu,  n'est  que  pou- 
dre, et  qui,  malgré  toute  sa  grandeur,  reloM ruera 
bientôt  en  poudre  !  tous  nos  pasteurs  nous  ont  aban- 
donnés à  la  rage  du  démon,  sans  qu'il  s'en  soit  trouvé 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZELATEURS  139 

un  seul  qui  ait  osé  répondre  aux  puissances  de  la 
terre,  qu'il  valait  mieux  obéir  à  Dieu  qu'aux  hom- 
mes. 

«  Jugez  vous-mêmes,  nos  très-chers  Pères,  que 
peuvent  penser  et  que  doivent  devenir  de  pauvres 
malheureux,  qui  se  voient  trahis  par  plusieurs  de 
leurs  conducteurs,  et  abandonnés  généralement  de 
tous  les  autres  ;  après  de  tels  exemples,  faut-il  s'éton- 
ner si  presque  tout  a  ployé  à  la  fureur  des  dragons, 
et  aux  ruses  des  missionnaires?  Nous  vous  conjurons 
donc  au  nom  de  Dieu,  mes  très-chers  Pères,  de  re- 
prendre du  zèle,  et  s'il  vous  reste  quelque  sentiment 
de  piété  et  d'honneur,  de  ne  nous  laisser  plus  en 
proie  aux  pièges  de  Satan,  et  de  venir  pour  tâcher  de 
sauver  le  résidu  de  la  maison  d'Israël...  Si  Dieu  veut 
vous  appeler  au  martyre,  vous  aurez  la  douce  conso- 
lation de  vous  être  fidèlement  acquittés  du  devoir 
de  vos  charges,  d'avoir  imité  Jésus-Christ  et  tant  de 
saints  martyrs... 

«  Nous  vous  demandons  pardon  si  la  douleur  où 
nous  sommes  nous  a  peut-être  fait  sortir  du  profond 
respect  que  nous  devons  à  nos  chers  pasteurs,  quoi- 
que la  plupart  semblent  avoir  renoncé  à  ce  droit  en  se 
disant  dans  leurs  écrits  :  Un  tel,  ci-devant  ministre 
d'une  telle  Église,  comme  s'ils  ne  l'étaient  plus.  Avant 
que  de  finir,  nous  vous  conjurons  encore  une  fois, 
au  nom  de  Dieu  qui  vous  a  honorés  du  saint  minis- 
tère, de  ne  plus  déshonorer  cette  sainte  charge  par 
une  retraite  honteuse,  d'avoir  pitié  de  tant  de  pau- 
vres âmes  faibles  et  chancelantes,  qui  sont  sur  le  bord 
du  précipice  et  qui  y  tomberont  infailliblement,  s'il 


140       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ne  vient  quelqu'un  qui  leur  tende  la  main  et  leur 
montre  par  son  exemple  le  chemin  du  martyre...  A 
ce  grand  Dieu,  Père,  Fils  et  Saint-Esprit  soient  hon- 
neur et  gloire  aux  siècles  des  siècles.  Amen.  » 

Benoît  répond  point  par  point  à  ces  prétendus  pro- 
testants captifs.  Il  s'adresse  particulièrement  à  ceux 
que  les  dragons  ont  contraints  d'abjurer,  et  qui  vou- 
draient bien  excuser  leur  faiblesse  aux  dépens  de 
leurs  conducteurs ,  et  à  ceux  qui ,  restés  fermes, 
malgré  toutes  les  violences,  désireraient  être  encou- 
ragés par  la  présence  et  les  exhortations  des  pas- 
teurs. A  un  pamphlet  contre  la  retraite  des  pasteurs, 
il  oppose  la  glorification  des  pasteurs  : 

«  Ils  ont  réussi,  dit-il,  à  garder  la  noblesse  de  leur 
âme  par  la  fuite  (1)...  Toute  l'Europe  fait  leur  apolo- 
gie... On  regarde  leur  retraite  comme  un  coup  du 
ciel,  comme  une  merveille  de  la  Providence  de  Dieu, 
qui  a  surpris  les  sages  dans  leurs  ruses,  en  leur  fai- 
sant conserver  ceux  qui  feront  renaître  en  France, 
tôt  ou  tard,  la  Réformation  que  l'on  a  voulu  y  dé- 
truire »  (2). 

«  Que  peut-on  penser  de  ceux  qui...  supportent 
avec  moins  de  chagrin  et  d'impatience  leur  propre 
malheur,  que  la  retraite  de  leurs  ministres?  qui  se- 
raient, ce  semble,  contents  de  leur  destinée,  pourvu 
qu'ils  eussent  vu  périr  leurs  conducteurs  dans  les 
prisons  ou  dans  les  galères  ?  (3) 

(1)  Hist.  et  apologie  de  la  retraite  des  pasteurs,  etc.,  p.  59. 

(2)  Ibid.,  p.  70. 

(3)  Jbid.,  p.  SS. 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS  141 

«  Ont-ils  fait  quelque  avance  vers  leurs  pasteurs, 
pour  les  obliger  à  les  assister  de  leurs  consolations  et 
de  leurs  conseils?  Leur  ont-ils  ouvert  leurs  maisons, 
pour  courir  avec  eux  le  même  danger?  Ont-ils  connu 
quelqu'un  qui  ait  bien  voulu  cacher  un  ministre  dans 
un  grenier  ou  dans  une  grange  ?  Je  pose  en  fait  que, 
s'il  y  avait  eu  des  réformés  assez  zélés  pour  le  faire, 
il  y  aurait  eu  des  pasteurs  qui  n'auraient  pas  voulu 
sortir  du  royaume,  et  qui,  sans  aucun  égard  de  leurs 
biens,  ni  de  leurs  familles,  ni  de  leurs  vies,  se  se- 
raient exposés  aux  derniers  supplices,  pour  la  conso- 
lation de  ces  bonnes  âmes.  Je  dirai  encore  plus  : 
Qu'il  se  trouve  aujourd'hui  des  fidèles  qui  fassent 
pour  les  pasteurs  qui  les  iront  consoler,  ce  que  font 
dans  les  pays  d'inquisition  ceux  que  les  ministres 
visitent;  qu'on  assure  les  pasteurs  qu'ils  n'auront  à 
se  garder  que  des  pièges  des  jésuites  et  de  leurs 
cruels  émissaires;  qu'on  leur  fasse  voir  que  leurs 
frères,  au  moins  que  leurs  brebis  leur  feront  un  cha- 
ritable accueil,  et  ne  refuseront  point  de  les  cacher, 
de  les  voir,  de  les  entendre.  J'ose  promettre  qu'à  ce 
prix  ils  ne  manqueront  point  de  pasteurs.  Que  ces 
âmes  faibles  qui  n'ont  pas  eu  le  courage  de  souffrir 
pour  Jésus-Christ,  reprennent  vigueur  et  réparent 
leur  chute  par  une  généreuse  confession.  J'ose  leur 
répondre  qu'elles  ne  manqueront  point  de  consola- 
teurs. Ils  ne  sont  peut-être  pas  si  loin  qu'on  le  pense. 
Que  ceux  qui  sont  tombés  se  relèvent,  qu'ils  se  re- 
pentent, qu'ils  implorent  par  des  marques  publiques 
de  contrition  et  de  douleur  le  secours  de  leurs  con- 
ducteurs ;  ils  verront  qu'il  y  en  a  qui  ne  craignent 


142       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ni  les  dragons,  ni  les  galères,  ni  les  gibets,  et  qui 
donneront  volontiers  à  ces  vrais  convertis  l'exemple 
de  mourir  pour  la  vérité.  Ce  n'est  pas  un  discours  en 
l'air  que  je  fais  ici  :  on  sait  peut-être  déjà  bien,  dans 
les  lieux  où  il  y  a  des  gens  assez  résolus  pour  faire 
des  assemblées,  qu'il  y  a  des  pasteurs  qui  préfèrent 
à  toutes  choses  la  consolation  de  ces  âmes  péni- 
tentes (1).... 

«  N'est-il  pas  nécessaire  qu'il  y  ait  quelque  chose 
de  réciproque  entre  l'Église  et  le  pasteur  ?  Une  Église 
ne  doit  rien  à  un  pasteur  qui  ne  veut  plus  la  servir, 
quoiqu'il  puisse  le  faire  et  qu'elle  ait  besoin  de  lui; 
réciproquement,  un  pasteur  ne  tient  plus  à  son  Église 
quand  elle  ne  veut  plus  de  ses  services,  par  quelque 
raison  qu'elle  les  refuse.  La  profession  du  saint  mi- 
nistère et  une  Église  qui  en  jouit,  sont  de  l'ordre  des 
choses  relatives  qui  se  supposent  mutuellement,  et 
qui  subsistent  et  cessent  ensemble.  Gomment  donc 
conçoit-on  qu'un  pasteur  debout  est  encore  lié  à  une 
Église  tombée,  à  des  brebis  qui  le  fuient  et  qui  l'aban- 
donnent, surtout  quand  il  n'a  pas  tenu  à  lui  qu'elles 
ne  se  soient  conservées  ou  recueillies  sous  sa  con- 
duite ?  >)  [2] 

Le  dernier  paragraphe  est  mauvais.  Ce  n'est  pas 
avec  cette  hauteur  et  cette  dialectique  boiteuse  et 
sans  cœur ,  qu'on  pouvait  relever  l'Église  perdue , 
anéantie;  il  fallait  un  élan  d'enthousiasme  et  de  foi. 
Les  pasteurs  avaient  émigré  «  nus,  n'ayant  que  leur 


(1)  Hist.  et  apologie  de  la  retraite  des  pasteurs,  etc.,  p.  94. 

(2)  Ibid.,  p.  Ti. 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS  143 

vie  et  leur  conscience  »,  ou  suivant  une  autre  ex- 
pression non  moins  remarquable,  «  n'ayant  que  leur 
âme  pour  butin  »  ;  mais  les  circonstances  exigeaient 
davantage  :  un  dévouement  sans  limite,  une  véritable 
immolation  de  soi-même. 

Dans  un  morceau  d'exégèse  d'une  subtilité  ef- 
frayante, Benoit  essaie  ensuite  de  faire  voir  que  les 
pasteurs  réfugiés  ne  sont  pas  des  mercenaires  qui  ont 
fui  au  lieu  de  défendre  leurs  troupeaux  jusqu'à  la 
mort.  Il  oppose  cette  parole  du  maître  :  Quand  on 
vous  persécutera  dans  une  ville,  fuyez  dans  une 
autre,  à  celle-ci  :  Le  bon  berger  donne  sa  vie  pour  ses 
brebis.  Selon  lui,  le  bon  berger  n'est  et  ne  peut  être 
que  Jésus-Christ.  Est-ce  à  dire  que,  à  ses  yeux,  une 
bonne  cure,  à  Berlin,  à  La  Haye,  ou  à  Londres,  était 
infiniment  préférable  au  martyre?  —  Non  certes;  il 
n'a  pas  cette  vulgarité  d'âme,  et  il  prend  soin  de  nous 
dire,  à  la  fm,  qu'il  n'est  pas  entièrement  satisfait  de 
son  œuvre,  et  qu'il  se  pourrait  bien  que  Dieu  appelât 
les  pasteurs  à  accomplir  le  suprême  sacrilice.  Un 
modéré  ne  pouvait  aller  plus  loin  : 

«  Il  y  aura  peut-être  encore,  après  tout  cela,  quel- 
qu'un qui  voudrait  savoir  ce  qu'on  pourrait  dire  de 
ceux  qui  auraient  mieux  aimé  demeurer  en  France 
que  d'en  sortir,  ou  qui,  après  leur  fuite,  auraient 
voulu  y  retourner,  pour  servir  les  Églises  qui  sem- 
blent renaître  par  la  repentance  de  tant  de  personnes 
tombées.  Mais  c'est  un  sujet  sur  quoi  je  n'ai  rien  à 
dire.  Nous  avons  vu  combien  la  discipline  chrétienne 
était  contraire,  pendant  la  fureur  des  plus  sanglantes 
persécutions,  à  la  présomption  de  ceux  qui  allaient 


144       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

(reux-mêmes  s'offrir  au  danger.  Ce  n'est  donc  pas 
une  matière  à  exliortation,  et  chacun  sur  ce  sujet  doit 
consulter  son  cœur,  pour  savoir  ce  qu'il  lui  dit  de  la 
part  de  Dieu.  Je  prendrai  seulement  la  liberté  de 
remontrer  à  tous  les  pasteurs  qu'ils  doivent  avoir 
sans  cesse  devant  les  yeux  l'exemple  de  Moïse,  d'Élie 
et  de  Jésus-Christ,  des  apôtres,  de  tant  de  saints 
hommes  qui  les  ont  imités.  Ils  ont  fui,  je  l'avoue, 
mais  ils  ne  l'ont  pas  toujours  fait...  Jésus-Christ  et 
ses  apôtres,  et  tant  d'autres  après  eux,  ont  souffert 
la  mort  courageusement   quand    l'heure    en  a  été 
venue,  comme    ils  avaient   fui    auparavant  quand 
l'heure  du  dernier  combat  était    encore  éloignée. 
Ainsi  les   pasteurs  doivent   penser  qu'il  n'est  pas 
toujours  temps  de  fuir...  Il  y  a  temps  d'éviter  la 
mort,  mais  il  y  a  temps  de  mourir.  Il  ne  faut  pas 
s'imaginer  que  Dieu,  qui  a  voulu  ouvrir  aux  pasteurs 
une  porte  pour  échapper,   doive  toujours  faire  ce 
qu'il  a  fait  une  fois.  La  plus  belle  justification  de  leur 
retraite,  c'est  qu'ils  donnent  lieu  de  dire,  si  l'occa- 
sion s'en  présente,  qu'elle  n'a  pas  été  une  fuite,  mais 
un  délai  du  martyre  »  (1). 

Jurieu  a  fait  sur  le  même  sujet  un  aveu  qu'il 
importe  de  noter.  «  Vous  direz,  écrit-il  dans  sa  Lettre 
pastorale  du  1"  avril  1688,  que  vos  pasteurs  ont  bien 
mauvaise  grâce  de  vous  exhorter  à  des  actions  de 
vigueur,  pendant  qu'eux-mêmes  ont  témoigné  tant 
de  faiblesse  et  y  persévèrent.  Notre  principale  justi- 
fication est  dans  cet  étonnement  général,  qui  fit  per- 

(1)  Hiit.  et  cqioloiiie,  p.  2^2. 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS  145 

dre  le  cœur  et  le  courage  à  toute  l'Église  protestante 
de  France,  tant  aux  pasteurs  qu'aux  troupeaux.  Vous 
avez  ce  reproche  à  nous  faire  ;  et  nous  avons  à  vous 
reprocher  cette  effrayante  faiblesse  qui  vous  a  fait 
tomber  dans  le  crime  et  la  révolte  contre  Dieu  d'une 
manière  si  générale.  Ainsi  confessons  de  part  et 
d'autre  notre  faute,  et  nous  relevons.  Vos  pasteurs 
sont  sortis  quand  on  les  a  chassés;  vous  devez  recon- 
naître à  leur  justification  que  vous  en  êtes  pour  le 
moins  autant  cause  qu'eux.  Car  c'est  une  chose 
notoire  que,  dans  le  temps  de  la  suppression  de 
l'édit  de  Nantes,  personne  de  vous  n'eût  voulu 
ni  écouter,  ni  loger  un  pasteur,  ni  lui  fournir  aucune 
espèce  de  retraite,  tant  votre  effroi  et  votre  timidité 
étaient  grands....  Quant  à  l'obligation  où  les  pasteurs 
étaient  de  retourner,  s'ils  ont  fait  leur  devoir  ou  non, 
c'est  ce  dont  vous  devez  laisser  la  décision  à  Dieu, 
qui  seul  connaît  parfaitement  l'étendue  de  nos 
devoirs. 

«  Nous  n'avons  rien  à  dire  davantage  sur  le  passé. 
Mais,  pour  l'avenir,  il  faut  espérer  que,  si  vous  faites 
votre  devoir,  vos  pasteurs  feront  le  leur.  Ils  avouent 
que  quand  vous  vous  mettrez  en  péril,  ils  seront 
obligés  d'aller  partager  avec  vous  le  danger,  et  ils  s'y 
disposeront  apparemment  aussitôt  que  la  Providence 
de  Dieu  aura  mis  les  choses  dans  l'état  où  ils  s'atten- 
dent qu'elles  seront  bientôt...  Et  quand  Dieu  nous 
rappellera,  nous  ne  ferons  pas  difTiculté  d'aller  où  la 
Providence  de  Dieu  nous  ouvrira  le  chemin.  Nous 
espérons  que  vous  ne  serez  pas  réduits  à  la  néces- 
sité de  vous  faire  des  pasteurs  par  des  voies  extraor- 

I  10 


146       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

dinaires,  pendant  qu'il  y  en  a  de  tout  faits  par  les 
voies  ordinaires.  » 

Une  réfutation  de  l'opuscule  de  Benoît,  toute  pleine 
de  sérieux,  de  respect  et  du  sentiment  pratique  du 
devoir,  fut  écrite  sous  forme  de  lettres,  non  impri- 
mées d'abord  et  envoyées  manuscrites  à  un  certain 
nombre  de  pasteurs  réfugiés,  par  le  bouillant  avocat 
méridional  qui  avait  été  l'âme  du  projet  de  1683,  et 
s'était  depuis  consacré  tout  entier  au  relèvement  des 
Églises.  Ces  lettres,  au  nombre  de  quatre,  dont  la 
dernière  portait  la  date  du  4  août  1688,  furent  réu- 
nies plus  tard  et  imprimées  en  une  seule  :  Lettre  aux 
pasteurs  de  France  réfugiez  dans  les  États  protestans, 
sur  la  désolation  de  leurs  Églises  et  sur  leur  propre 
exil  (1). 

Brousson  commence  par  attribuer  aux  péchés  de 
l'Église  les  malheurs  qui  ont  fondu  sur  elle.  Il  s'en 
prend  surtout  au  cartésianisme,  à  «  l'attentat  des 
nouveaux  philosophes  qui  tordent  d'une  manière 
scandaleuse  la  parole  de  Dieu,  pour  l'accommoder  à 
leurs  idées  vaines  et  frivoles.  » 

«S'ils  s'imaginent,  dit-il  (2),  avoir  clairement  et  dis- 
tinctement compris  que  les  bêtes  n'ont  ni  sentiment 
ni  connaissance;  que  ce  sont  des  machines  qui  par 
des  ressorts  se  remuent  et  rendent  quelque  son, 
selon  qu'elles  sont  diversement  touchées  au  dehors, 
comme  un  luth  ou  une  guitare  ;  que  ce  n'est  pas  le 


(1)  Voir  Lettres  et  opuscules  de  feu  Monsr  Brousson.  Utrecht, 
1701  in-16. 

(2)  Ibid.,]).  11. 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS  147 

soleil  qui  fait  le  tour  de  la  terre,  mais  que  c'est  au 
contraire  la  terre  qui  se  meut  autour  du  soleil;  et  que 
le  soleil  demeure  fixe  au  centre  du  monde,  sans  s'éloi- 
gner de  son  lieu;  ils  n'ont  point  de  honte  de  donner 
la  géhenne  à  un  très-grand  nombre  de  passages  de 
l'Écriture,  qui  parlent  du  sentiment  et  de  la  connais- 
sance (1)  des  bêtes,  qui  les  comparent  aux  hommes  (2) 
et  les  confondent  avec  eux  (3),  à  l'égard  de  la  vie 
animale  et  sensitive  ;  qui  disent  qu'elles  sont  aussi 
bien  qu'eux  des  créatures  vivantes  (4)  ;  qu'elles  ont 
été  faites  en  âme  vivante  (5)  aussi  bien  qu'eux  ;  qu'el- 
les ont  reçu  aussi  bien  qu'eux  un  esprit  de  vie  (6)  ; 
que  la  terre  ne  bouge  point  de  son  lieu  (7)  ;  et  que  ce 
sont  le  soleil  et  les  étoiles  qui  se  meuvent  à  l'entour 
d'elle  (8).  C'est  ainsi  que,  dans  l'explication  de  l'Écri- 
ture, ces  messieurs  ne  consultent  pas  la  force  des  ter- 
mes dont  l'esprit  de  Dieu  se  sert,  et  dont  les  hommes 
ont  aussi  accoutumé  de  se  servir;  mais  leurs  préten- 
dues idées  claires  et  distinctes,  dont  ils  font  la  règle 
du  sens  de  la  parole  de  Dieu.  Par  ce  moyen  ils  élè- 
vent leur  faible  raison  au-dessus  de  cette  sainte  pa- 
role, puisqu'ils  en  détournent  manifestement  le  sens, 

(1)  Job  XXXV  11  et  XXXIX  4,  5,  6  ;  Prov.  VI,  6-8;  Esaïe  I  3  ;  Jérémie 
VIII 7  etc. 

(2)  Ecclés.  III 18, 19. 

(3)  Genèse  VI 17,  VIII 21,  IX  12, 15, 16. 

(4)  Genèse  VIII  21,  IX  3, 10,  12,  15,  16;  Lévit.  XI  46. 

(5)  Genèse  1  20,  30,  selon  l'hébreu. 
(6)GenèseVII,  15,22,  VI17. 

(7)  Job  XXVI 7,  XXXVIII,  4,  6;  Ecclés.  I  4  etc. 

(8)  JosuéX  12-14  :  Juges  V  20;  Ecclés.  I  5;  Psaumes  XIX  6,  7;  Job 
XXX\1II  31-33. 


148  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

pour  l'accommoder  et  le  soumettre  à  leur  vaine  phi- 
losophie.» 

Cette  philosophie,  poursuit-il,  entraîne  à  dénaturer 
le  sens  des  passages  relatifs  aux  mystères  de  la  Tri- 
nité, de  l'Incarnation,  à  nier  l'imputation  du  péché 
originel,  l'imputation  de  l'obéissance  de  Christ,  et 
l'action  du  Saint-Esprit  dans  les  âmes.  Des  pasteurs 
«  ont  dit  que  ce  divin  Esprit  n'agit  qu'extérieure- 
ment par  le  ministère  de  la  parole,  c'est-à-dire  que 
Dieu  ne  fait  autre  chose  que  faire  prêcher  l'Évangile 
aux  hommes,  et  qu'il  ne  leur  donne  pas  son  Esprit 
pour  disposer  intérieurement  leur  âme  et  leur  cœur 
à  recevoir  sa  parole  et  à  y  obéir  (1),..  C'est  encore  ce 
même  esprit  de  nouveauté  qui  a  donné  lieu  parmi 
nous  à  la  doctrine  de  la  grâce  universelle.  »  (2)  — 
Après  avoir  tracé,  avec  cette  foi  robuste  dépourvue 
de  toute  étude  théologique,  le  tableau  des  atteintes 
portées  au  dogme,  et  s'être  longuement  étendu  sur 
les  défauts  des  membres  de  l'Église,  sur  les  défauts 
de  la  prédication  et  les  défauts  des  pasteurs.  Brous- 
son  entre  dans  le  vif  de  son  sujet. 

«  Vous  devez,  mes  très-honorés  frères,  examiner  si 
votre  retraite,  considérée  par  rapport  à  vos  trou- 
peaux, est  parfaitement  juste.  En  sortant  de  France 
pour  la  religion,  vous  êtes  devenus  des  confesseurs 
de  la  vérité,  cela  est  vrai.  En  cela  vous  faites  connaî- 
tre que  vous  voulez  être  du  nombre  des  fidèles  qui 
ont  tout  quitté  pour  l'Évangile.  Mais  comme  vous 


,1)  Lettres  et  npi'sofltis,  ]).  18. 
(2i  Ibid..  p.  22. 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS  149 

n'êtes  pas  de  simples  fidèles,  et  que  vous  êtes  aussi 
des  pasteurs,  vous  devez  considérer,  mes  très-hono- 
rés  frères,  si  par  votre  retraite  et  par  votre  longue 
absence,  vous  remplissez  tous  les  devoirs  de  vos 
saintes  charges. 

«  Il  est  vrai  que  les  hommes  vous  ont  défendu  de 
prêcher  ;  mais  Dieu  vous  le  commande.  Si  c'étaient 
les  homm.3S  qui  vous  eussent  établis  dans  le  minis- 
tère, ils  auraient  le  pouvoir  de  vous  l'interdire.  Mais 
puisque  c'est  Dieu  qui  nous  a  ordonné  d'annoncer 
son  Évangile,  il  n'y  a  que  lui  seul  qui  ait  le  droit  de 
vous  imposer  silence,  et  vous  devez  lui  obéir  plutôt 
qu'aux  hommes. 

«  J'avoue  que  presque  tous  ceux  qui  étaient  com- 
mis à  votre  conduite,  ont  abjuré  la  vérité.  Mais  vous 
savez,  mes  très-honorés  frères,  que  c'est  la  persécu- 
tion ou  la  terreur  qu'elle  jetait  dans  les  esprits,  qui  a 
arraché  de  leur  bouche  cette  abjuration  contre  les 
sentiments  de  leur  cœur.  Vos  brebis  ont  été  disper- 
sées au  jour  du  nuage  et  de  l'obscurité,  elles  sont 
tombées  dans  le  précipice  ;  c'est  à  vous  à  les  en  reti- 
rer. Dans  le  temps  qu'elles  étaient  battues  de  Torage, 
et  que  leur  esprit  en  était  troublé,  elles  n'osaient  ni 
vous  écouter  ni  vous  regarder.  Mais  aujourd'hui 
l'orage  n'est  pas  si  furieux  ;  et  vous  pouvez  apprendre 
tous  les  jours  que  Dieu  suscite  d'autres  pasteurs  pour 
ramener  ces  pauvres  brebis  égarées  (l)  ;  [que]  les 
brebis  entendent  leur  voix,  et  qu'elles  les  suivent. 

(1)  Des  laïques  appelés  à  l'apostolat  par  leur  zèle  et  par  l'absence  des 
pasteurs  avaient,  en  beaucoup  d'endroits,  suppléé  ceux-ci.  Les  prédi- 


150  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

«  Qu'on  ne  dise  donc  point,  mes  très-chers  frères, 
qu'avant  que  de  vous  éloigner  d'elles,  vous  les  avez 
averties  du  danger  où  elles  étaient,  et  que  vous  les 
avez  munies  de  vos  conseils.  Si  c'étaient  des  conseils 
et  des  exhortations  à  la  repentance,  vous  avez  bien 
fait  de  les  leur  adresser  ;  mais  cela  ne  vous  dispense 
pas  à  l'avenir  des  fonctions  de  votre  ministère.  Si 
c'étaient  des  conseils  pour  la  retraite,  vous  devez 
considérer  que  tous  ceux  qui  composaient  vos  trou- 
peaux, n'ont  pas  eu  la  liberté  de  les  suivre.  On  vous 
a  donné  des  passeports  ;  mais  on  voulait  retenir  le 
peuple.  Quelques-uns  pouvaient  bien  échapper;  mais 
il  était  mal  aisé  que  près  de  deux  millions  d'âmes 
pussent  sortir  d'un  royaume  où  on  les  enfermait  avec 
soin.  Dans  les  autres  États,  on  n'avait  peut-être  pas 
non  plus  la  volonté  ou  le  pouvoir  de  recueillir  tant 
de  monde.  Cela  même  qu'on  empêche  nos  frères  de 
sortir  de  France,  doit  vous  faire  juger  que  Dieu,  dont 
la  Providence  conduit  toutes  choses,  ne  veut  pas 
transporter  son  chandelier  de  ce  royaume-là.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  suffit  que  vos  brebis  égarées  y  sont, 
pour  vous  obliger  à  les  aller  chercher;  quand  il  n'y 
en  resterait  qu'une,  il  faudrait  quitter  les  autres  pour 
aller  chercher  celle-là.  Que  vous  semble  ?  dit  notre 
Seigneur,  si  un  homme  a  cent  brebis,  et  qu'il  y  en  ait 
une  égarée,  ne  laisse-t-il  pas  les  quatre-vingt-dix-yieuf 

cants  Meyrueis  et  Rocher  avaient  subi  le  supplice  en  1686  ;  Gâches, 
Bigot,  Dalgues  et  Roques,  en  1687.  Cinq  de  leurs  compagnons  moins 
compromis  avaient  été  déportés  en  Amérique  :  Gi-anville,  Mercier, 
L'Escloupié,  David  Mazel,  jeune  garçon  d'une  douzaine  d'années,  et 
Guillaume  Bertezène,  d'abord  condamné  à  mort. 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS  loi 

pour  s'en  aller  aux  montagnes,  chercher  celle  qui  est 
égarée?  Elles  sont  tombées  dans  le  piège  de  reniiemi; 
elles  gémissent  jour  et  nuit  sans  avoir  la  force  ou  le 
courage  de  se  tirer  de  ses  mains  ;  c'est  à  vous  à  les 
en  arracher.  Ce  sont  des  roseaux  cassés  que  Dieu  ne 
brise  point;  mais,  selon  la  volonté  révélée,  c'est  par 
votre  ministère  qu'il  veut  empêcher  qu'ils  n'achèvent 
de  se  briser.  Ce  sont  des  lumignons  fumants,  qu'il 
n'éteint  point  ;  mais  c'est  par  votre  ministère  qu'il 
veut  empêcher  qu'ils  n'achèvent  de  s'éteindre  (1).» 

Cette  voix  douce,  mais  importune,  impitoyable, 
qui  pénètre  jusqu'au  fond  des  consciences,  lève  l'une 
après  l'autre  toutes  les  objections  sérieuses.  Si  l'his- 
toire ecclésiastique  nous  montre  des  évoques  fuyants, 
elle  nous  apprend  aussi  que,  quand  le  péril  menaçait 
le  troupeau  aussi  bien  qu'eux-mêmes,  ils  tenaient 
tête  à  l'orage  et  se  dévouaient.  —  Notre  Seigneur  a 
fui,  dit-on;  oui,  mais  pour  revenir  au  lieu  d'où  on 
l'avait  chassé  ;  les  apôtres  également.  —  Notre  Sei- 
gneur .ne  veut  pas  qu'on  aille  de  soi-même  au  mar- 
tyre. Non  sans  doute.  La  prudence  est  nécessaire. 

«  Mais  il  ne  faut  pas  que  cette  prudence  dégénère 
en  timidité,  en  tiédeur,  en  lâcheté...  Or  n'est-il  pas 
vrai,  mes  très-honorés  frères,  que  vous  pouvez  aller 
en  France  de  lieu  en  lieu,  et  de  province  en  province? 
Le  danger  y  est  grand;  mais  la  mort  n'y  est  pas  abso- 
lument inévitable.  Le  danger  n'y  était  pas  moins 
grand  au  commencement  de  la  Réformation,  puisque, 
durant  quarante  ans,  on  y  brûlait  tout  vifs  les  prédi- 

(l)  Lettres  et  opuscules,  p.  34-36. 


152       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSEBT 

Dateurs  de  l'Évangile.  »  Le  Ijon  berger  donne  sa  vie 
pour  ses  brebis.  Si,  au  lieu  dépasser  à  l'étranger, 
«  vous  vous  fussiez  dérobés  à  la  recherche  des  persé- 
cuteurs, si  vous  eussiez  d'abord  fait  votre  retraite 
dans  les  bois,  dans  les  cavernes  et  dans  les  fentes 
des  rochers,  que  vous  fussiez  ensuite  allés  de  lieu  en 
lieu,  que  vous  eussiez  exposé  vos  vies  pour  conti- 
nuer à  instruire  et  à  rassurer  les  personnes  que  le 
premier  choc  de  l'ennemi  avait  étayées,  et  que  vous 
eussiez  souffert  le  martyre  avec  fermeté  lorsque  la 
Providence  vous  y  eût  appelés,  comme  ont  fait  d'au- 
tres fidèles  qui  ont  exercé  vos  saintes  charges  en  vo- 
tre absence,  peut-être  que  ces  exemples  de  cons- 
tance, de  zèle  et  de  piété  auraient  relevé  le  courage 
de  vos  troupeaux  et  arrêté  la  fureur  de  vos  ennemis. 
Quand  Dieu  permet  que  les  pasteurs  meurent  pour 
l'Évangile,  ils  prêchent  plus  haut  et  plus  efTicace- 
ment  dans  le  sépulcre,  qu'ils  ne  faisaient  durant  leur 
vie;  et  cependant  Dieu  ne  manque  pas  de  susciter 
d'autres  ouvriers  en  sa  moisson. 

«  Mais  enfm  puisque  les  loups  ravissants  sont  main- 
tenant entrés  dans  la  bergerie  et  qu'ils  dévorent  les 
brebis  de  Jésus-Christ,  les  lidèles  pasteurs  doivent 
s'armer  de  courage,  aller  vigoureusement  combattre 
ces  bêtes  féroces ,  et  leur  arracher  la  proie  des 
dents  »  (1). 

En  lisant  ces  lignes,  plusieurs  qui  gémissaient, 
cherchaient  leur  devoir  à  tâtons,  embrassèrent  leur 
famille,  du  moins  ce  que  l'édit  révocatoire  leur  en 

(2)  Lettres  et  opuscvlea,  p.  43. 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS  153 

avait  laissé,  essuyèrent  une  larme  et  partirent.  Dieu 
envoyait  de  nouveaux  ouvriers  dans  sa  moisson.  Le 
chef  des  zélateurs,  Claude  Brousson,  qui  n'était  pas 
encore  pasteur,  en  avait  rendu  quelques-uns  à  la 
France. 

Mais  d'autres  se  fâchèrent;  et  nous  croirions  aisé- 
ment que  ce  fut  le  plus  grand  nombre  (1).  Brousson 
fut  forcé  de  reprendre  la  plume  pour  se  justifier,  et 
pour  conhrmer  l'appel  qu'il  avait  adressé  aux  pas- 
teurs. Sa  nouvelle  publication  ,  Défense  dudit  Sr. 
Brousson  su7'  la  susdite  Lettre  adressée  à  Messieurs 
les  pasteurs  réfugiés,  est  datée  du  l"'''  septembre  1688. 


(1)  Brousson  tut  soutenu  par  D'Artis,  ministre  réfugié  à  Berlin, 
lequel  attaqua  vivement  Y  Apologie  de  In  retraite  des  pasteurs  de 
Benoit,  dans  l'ouvrage  qui  a  pour  titre  :  Sentiments  désintéressés  sur 
ia  retraite  des  2'>astei(rs  de  France,  ou  examen  du  livre  intitulé  : 
Histoire  et  apologie,  etc.,  Deventer,  16S8,  in-12.  On  ne  s'explique  pas 
pourquoi  D'Artis,  qui  avait  émigré  comme  les  autres,  même  avant  la 
Révocation,  et  qui  ne  revint  pas  en  France,  tenait  tant  à  prouver  que 
ses  collègues  et  lui  avaient  manqué  à  leur  devoir  en  s'éloignant.  Benoit 
répliqua  par  une  Défense  de  l'apologie  2wu.r  les  pasteurs,  Francfort 
1688  in-12,  où,  selon  la  France 2:>rotestante,  il  ne  réfute  pas  d'une  ma- 
nière victorieuse  toutes  les  raisons  de  son  adversaire.  D'Artis  avait  pré- 
paré une  nouvelle  réponse,  que  ses  amis  lui  firent  supprimer.  Esprit 
peu  exact,  turbulent,  inquiet,  jaloux  et  batailleur,  il  souleva  contre  lui, 
par  cette  discussion  trop  vive,  des  animosités  qui  forcèrent  son  consis- 
toire à  le  destituer  ;  il  mena  ensuite  pendant  plusieurs  années  une  vie 
errante,  ainsi  qu'il  le  dit  (voir  l'appendice  VI)  dans  Isi  Lettre  pastorale 
du  sieur  D'Artis  à  l'Église  française  de  Berlin.  Cet  opuscule,  que  ne 
mentionne  pas  la  révision  de  la  France  protestante,  forme  un  petit 
iu-folio  de  douze  pages,  sans  lieu  d'impression,  ni  date.  Il  est  posté- 
rieur à  la  mort  de  Brousson,  et  se  trouve  parmi  les  ms.  Court,  n»  18, 
vol.  Il  BB. 


154  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

«  Les  choses  qui  sont  survenues,  dit-il  (1),  me  met- 
tent dans  la  nécessité  de  me  défendre,  pour  l'édifica- 
tion de  l'Église  ;  car  outre  les  mauvais  discours  que 
plusieurs  ont  tenus  de  moi  en  particulier,  et  une  cer- 
taine réponse  pleine  de  reproches  que  j'ai  reçue,  et 
que  plusieurs  de  vous  ont  déclaré  ne  point  approu- 
ver, j'ai  encore  été  échafaudé  par  un  pasteur  qui, 
à  l'occasion  des  Lettres  que  j'ai  pris  la  liberté  de 
vous  adresser,  m'a  traité  publiquement  de  pré- 
somptueux, de  téméraire,  de  visionnaire,  d'homme 
qui  écrit  par  un  désir  de  vaine  gloire,  d'hypo- 
crite et  d'impie;  et  qui,  en  même  temps,  a  soutenu 
que,  puisque  je  ne  suis  pas  revêtu  du  caractère 
de  pasteur,  et  que  je  ne  prouve  pas  par  des 
signes  et  des  miracles  que  j'aie  une  vocation  extraor- 
dinaire, je  n'ai  pas  le  droit  de  faire  ce  que  je 
fais... 

«  Je  voudrais  vous  émouvoir  à  la  jalousie,  et  exci- 
ter votre  zèle,  qui  me  paraît  languissant.  Je  sais,  mes 
très-honorés  frères,  qu'il  y  en  a  parmi  vous  qui  trou- 
vent mauvais  que  je  dise  que  vous  vous  êtes  tus; 
qu'à  cause  de  cela  Dieu  fait  maintenant  crier  les  pier- 
res, et  que  je  suis  du  nombre  de  ces  pierres  que  Dieu 
fait  crier.  Mais  pourquoi  ne  dirais-je  pas  que  vous 
vous  êtes  tus?  La  chose  n'est-elle  pas  manifeste?  J'en 
prends  à  témoin  le  ciel  et  la  terre.  N'est-il  pas  vrai 
aussi  que  Dieu  fait  crier  les  pierres,  pendant  que 
vous  êtes  dans  le  silence?  N'a-t-il  pas  déjcà  sus- 
cité, et  ne  suscite-t-il  pas  encore  tous  les  jours  plu- 

(1)  Lettres  et  opuscules,  p.  117. 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS  155 

sieurs  laïques,  pour  prêcher  à  vos  troupeaux  la  vérité 
que  vous  avez  cessé  de  leur  prêcher?  »  (1) 

Brousson  aurait  pu  répéter  que  quelques-uns  de  ces 
laïques  avaient  déjà  scellé  leur  prédication  de  leur 
sang,  et  que,  sauf  le  proposant  Fulcran  Rey,  qui  fut 
le  premier  martyr  de  la  prédication,  aucun  pasteur 
n'avait  encore  donné  sa  vie.  Mais  ce  qu'il  ne  disait 
pas,  on  le  savait,  et  le  coup  portait.  Enfin  l'auteur  de 
la  réponse  que  Brousson  réfute  phrase  après  phrase, 
avec  une  grande  douceur,  bien  qu'en  parlant  trop  de 
lui-même  et  non  sans  un  peu  de  complaisance,  lui 
avait  dit  fort  en  colère  :  Vous  voulez  que  nous  allions 
en  France.  Que  n'y  allez-vous  vous-même?  Si  ce  n'est 
que  la  vocation,  c'est-à-dire  la  consécration  qui  vous 
manque,  on  vous  la  donnera  facilement.  Ce  n'était  là 
qu'une  grossièreté  que  Brousson  eût  pu  dédaigner; 
mais  le  coup  avait  porté  aussi,  il  l'avoue  humblement  : 
«  Je  souhaiterais  que  Dieu  m'eût  donné  et  le  talent 
qu'il  vous  a  donné  et  celui  que  j'ai  reçu  de  sa  grâce,  et 
je  voudrais  en  même  temps  pouvoir  faire  valoir  et 
l'un  et  l'autre.  Mais  Dieu  distribue  ses  dons  comme  il 
lui  plaît.  Je  combats  en  ma  manière  (2)  et  vous  devez 
combattre  en  la  vôtre.  Si  je  pouvais  faire  en  France  ce 
que  je  fais  dans  ce  pays  (3),  je  crois  que  Dieu  qui,  par 
le  passé,  m'a  donné  le  courage  de  m'exposer  plusieurs 
fois  à  de  terribles  dangers,  pour  les  intérêts  de  sa 
gloire  et  pour  ceux  de  son  Église,  m'accorderait  tou- 

(1)  Lettres  et  opuscules^  p.  125. 

(2)  Il  adressait  des  lettres  aux  protestants,  au  clergé  catholique,  aux 
princes  réformés. 

(3)  La  Suisse. 


156       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

jours  le  môme  secours  de  son  Esprit,  afm  que  je  pusse 
contimier  h  m'acquitter  de  mon  devoir.  Mais  je  ne 
vois  pas  qu'en  France  je  pusse  faire  pour  l'Église  ce  que 
je  fais  hors  du  royaume...  Je  puis  vous  protester,  mes 
très-honorés  frères,  que  mon  esprit  est  sur  ce  sujet 
dans  une  grande  perplexité.  Je  voudrais  continuer  ce 
que  Dieu  m'a  fait  la  grâce  de  commencer,  et  je  .sou- 
haiterais aussi  d'aller  visiter  mes  frères.  Dieu  veuille 
me  faire  connaître  sa  volonté...  Cependant  souvenez- 
vous  que  chacun  rendra  compte  pour  soi-même  à 
Dieu  du  talent  qui  lui  a  été  commis  »  (1). 

Moins  d'un  an  après,  c'est-tà-dire  au  mois  de  juillet 
1689,  Brousson  rentrait  en  France,  et  commençait  sa 
carrière  de  ministre  sous  la  croix,  sans  la  consécra- 
tion ofTicielle,  qu'il  ne  reçut  de  Vivons  qu'en  décem- 
bre de  la  même  année. 

Phénomène  singulier,  qui  témoigne  hautement  des 
faiblesses  de  l'esprit  humain,  une  énorme  erreur,  un 
calcul  de  prophéties  imaginaires  contribua  non 
moins  à  la  conservation  des  Églises  réformées,  qu'au 
succès  de  l'expédition  du  prince  d'Orange  en  Angle- 
terre. Dès  1686,  Jurieu  avait  fait  paraître  à  Rotterdam, 
en  deux  volumes  in-12,  l'Accomplissement  des  jyi'o- 
l^héties  ou  la  délivrance  prochaine  de  l'Église.  Ou- 
vrage dans  lequel  il  est  prouvé  que  le  papisme  est 
l'empire  anti-chrétien,  et  c[ue  cet  empire  n'est  pas  loin 
de  sa  raine,  que  cette  ruine  doit  commencer  clans  peu 
de  temps,  que  la  persécution  présente  peut  finir  dans 

(1)  Lettre*  et  opusn/les.  p.  154. 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS  157 

trois  ans  et  demi.  Après  quoi  commencera  la  destruc- 
tion de  l'Antéchrist,  laquelle  se  continuera  dans  le 
reste  du  siècle  prochain,  et  enfin  le  règne  de  Jésus- 
Christ  viendra  sur  la  terre  (1). 

A  force  de  méditer  sur  le  mystérieux  décret  de  la 
Providence  qui  avait  permis  la  ruine  du  protestan- 
tisme français,  Jurieu  s'était  persuadé  que  les  deux 
témoins  de  l'Apocalypse  XI  3  [2],  tués  par  la  Bête  et 
bientôt  ressuscites  pour  la  vaincre,  représentaient  la 
Bible  et  les  prédicateurs  de  l'Évangile.  Cette  rêverie 
faisait  partie  intégrante  de  la  foi  des  meilleurs  et  des 
plus  instruits,  si  bien  qu'en  écrivant  sa  lettre  aux 
pasteurs,  Brousson  l'avait  gardée  pour  la  fin  comme 
un  argument  péremptoire.  On  en  voit  d'ici  les  con- 
séquences. L'année  1G85  avait  été  celle  du  triomphe 
du  papisme,  en  Angleterre  aussi  bien  qu'en  France. 
A  la  révocation  de  l'éditde  Nantes  avait  correspondu 
l'avènement  au  trône  de  Jacques  II,  véritable  jésuite 
qui,  une  fois  devenu  roi,  jeta  le  masque,  se  montra 
résolu  à  rétablir  le  catholicisme  et  à  suivre  la  ligne  de 
conduite  qui  avait  coûté  à  son  père  la  couronne  et  la 
vie.  Les  dragons  de  Glaverhouse  avaient  fait  la  même 
œuvre  que  ceux  de  Noailles  (3).  C'était  le  triomphe 


(1)  Cet  ouvrage  qui  excitait  la  raillerie  de  Bayle,  fut  combattu,  eu 
1687,  par  Jacques  Gousset,  pasteur  de  Poitiers,  réfugié  en  Hollande 
(Bruevs,  Hist.  du  fanatisme  1),  et  deux  ans  plus  tard  par  Merlat. 

(2)  Ce  livre  dont  la  clef  n'a  été  trouvée  que  de  nos  jours,  était  alors 
absolument  clos  et  inintelligible.  Voir  Reuss,  Hist.  de  la  théologie  au 
siècle  ajwstolique,  et  V Antéchrist  de  Renan. 

(3)  Il  y  avait  à  Dublin  un  pasteur  du  Vigan,  Josué  Rossel,  qui  avait 
présidé  le  synode  des  Cévennes  en  1681,  et  qui,  pour  avoir  prêché  deux 


158       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

de  la  Bête,  mais  il  ne  devait  durer  que  trois  ans  et 
demi.  L'époque  fixée  pour  le  triomphe  du  protestan- 
tisme était  donc  le  mois  d'avril  1689.  Or,  le  21  de  ce 
mois,  Guillaume  se  faisait  couronner  roi  d'Angle- 
terre. De  là  l'admirable  élan  des  réfugiés,  qui,  à  la 
bataille  de  la  Boyne  (juillet  1690)  achevèrent  déFmiti- 
vement  la  défaite  de  la  royauté  catholique.  Rien  de 
semblable  n'eut  lieu  en  France,  il  est  vrai.  Toutefois 
ce  mouvement  des  esprits,  les  ardentes  aspirations 
d'une  foi  plus  généreuse  qu'éclairée,  ne  furent  pas 
sans  influence  sur  notre  pays,  puisqu'ils  y  ramenè- 
rent les  pasteurs  qui  ont  sauvé  de  la  destruction  les 
Églises  réformées  (1).  L'un  d'eux,  Paul  Cardel,  arrêté 

ans  plus  tard,  sur  les  ruines  de  son  temple,  avait  été  roué  en  effigie, 
en  1684.  A  la  demande  du  comte  D'Avaux,  ambassadeur  de  France, 
Jacques  II  fit  arrêter  le  ministre  réfugié,  pour  le  livrer  à  Louis  XIV.  En 
vain  le  duc  de  Schomberg  proposa  de  l'échanger  contre  Churchill,  pro- 
vincial des  Jésuites  et  oncle  du  duc  de  Berwick,  qu'il  tenait  prisonnier. 
On  répandit  ensuite  le  bruit  que  Rossel  était  mort  en  prison;  à  quoi 
Schomberg  répondit  que,  s'il  en  était  ainsi,  il  était  mort  empoisonné, 
et  que,  dans  ce  cas,  le  jésuite  Churchill  et  plusieurs  autres  subiraient  le 
même  traitement.  Cette  menace  sauva  la  vie  de  Rossel,  on  n'osa  ni  le 
faire  périr  dans  son  cachot,  ni  l'envoyer  en  France  pour  y  être  exécuté. 
Les  victoires  du  prince  d'Orange  en  Irlande  tirèrent  le  malheureux  pas- 
teur de  la  prison  où  il  était  enfermé  depuis  treize  mois.  (Ms.  Court, 
n»  28,  tome  II.) 

(1)  Le  nombre  des  jeunes  gens  qui,  après  la  Révocation,  allèrent  étu- 
dier la  théologie  a  Genève,  tandis  qu'il  y  avait  hors  de  France  six  cents 
ministres  sans  emploi,  est  considérable,  et  prouve  qu'on  ne  croyait  pas 
à  la  durée  de  cette  effroyable  persécution.  11  est  également  digne  de  re- 
marque que  c'est  en  cette  même  année  1088,  qui  vit  rentrer  le  plus  de 
pasteurs,  qu'il  y  eut  le  plus  d'inscriptions.  Voici  celles  que  nous  trou- 
vons danii  le  Livre  du  recteur  :  deux,  en  1686  ;  cinq,  en  1687  :  huit,  en 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS  159 

à  Paris  au  mois  de  mars  1689,  déclara  entre  autres 
choses  à  La  Reynie  ,  qu'il  était  revenu  dans  le 
royaume  pour  y  attendre  la  délivrance  que  Dieu  al- 
lait envoyer  à  ses  enfants.  Ainsi  se  réalisa  une  fois  de 
plus  la  remarque  faite  par  Jurieu  lui-même  :  «  Sou- 
vent les  prophéties  supposées  ou  véritables,  inspirent 
à  ceux  en  faveur  de  qui  elles  sont  faites  les  desseins 
d'entreprendre  les  choses  qui  leur  sont  promises.» 

On  s'étonne  et  on  est  presque  tenté  de  se  scandali- 
ser en  voyant  les  Jurieu,  les  Claude,  les  Benoit,  se 
borner  à  prêcher,  du  fond  de  leur  retraite,  l'héroïsme 
aux  protestants  retenus  en  France  sous  peine  des  ga- 
lères (1),  et  en  ne  découvrant  ni  un  écrivain  de  ré- 
putation, ni  un  prédicateur  célèbre  parmi  les  minis- 
tres, au  nombre  d'environ  cinquante,  qui,  avant  la  fin 
du  siècle  revinrent  prêcher  au  Désert,  et  frayer  la 
voie  aux  Antoine  Court,  aux  Paul  Rabaut,  aux  Ghar- 
muzy,  restaurateurs  du  protestantisme.  Le  fait  n'a 
cependant  rien  de  surprenant  :  les  grands  talents  et 

1688;  une,  en  1689;  quatre,  en  1690  ;  deux,  en  1692  ;  quatre,  en  1694; 
quatre,  en  1695;  une,  en  1699;  six,  en  1700;  total  trente-sept,  en  quinze 
ans. 

(1)  Nous  sommes  obligé  d'avouer  que  Jurieu  dépassait  la  mesure,  et 
surtout  la  mesure  permise  à  un  homme  qui  s'était  toujours  tenu  tran- 
quillement à  l'abri,  lorsqu'il  écrivait  dans  ses  Réflexions  sur  la  cruelle 
persécution  :  «  A  Nîmes  peu  de  gens  ont  tenu  bon;  la  lâcheté  de  deux 
scélérats  de  ministres,  Cheiron  et  Paulhian,  a  fait  fondre  le  co'ur  aux 
autres.  » —  Il  n'appartenait  sans  doute  qu'à  un  homme  qui  avait  exposé 
sa  vie,  d'écrire  les  devoirs  des  pasteurs  et  des  peiqiles  par  raj)port  a 
la  persécution  et  au  martyre.  Rotterdam,  1695,  in-8.  Cependant  le 
nom  de  l'auteur  de  cet  ouvrage,  Duvidal,  ex  pasteur  à  Tours,  ne  se  ren- 
contre pas  parmi  ceux  des  pasteurs  du  Désert. 


160       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

les  grands  dévouements  ne  vont  pas  toujours  ensem- 
ble. En  outre,  ceux  qui  rentrèrent  eurent  d'abord  à 
vaincre  des  préventions  mélangées  d'orgueil  et  de 
cléricalisme. 

Il  y  avait  deux  catégories  de  protestants  séparées 
par  une  ligne  de  démarcation,  qui  n'était  autre  que  la 
frontière.  Au-delà,  une  sorte  d'aristocratie  religieuse 
qui  avait  victorieusement  traversé  toutes  les  épreu- 
ves; en  deçà,  des  volontés  moins  fermes,  qui  avaient 
plié  sous  l'orage.  Sans  doute  le  grand  nombre  des 
pasteurs  ne  reconnaissait  de  fidèles,  que  ceux  qui 
avaient  tout  sacrifié  pour  les  suivre,  et  ne  considé- 
rait les  autres  que  comme  des  temporiseurs,  qui  te- 
naient plus  à  leurs  bieub  qu'à  leur  foi,  «  des  timides 
que  la  tentation  avait  renversés  et  qui  n'avaient  pas 
eu  le  courage  de  faire  la  bonne  confession  »,  des  irré- 
solus qui,  lorsque  leurs  conducteurs  avaient  été  chas- 
sés de  chez  eux  et  vivaient  sans  demeure  certaine, 
les  avaient  fuis  comme  des  gens  atteints  de  conta- 
gion (1).  Ce  fut  pis  encore  quand  ces  temporiseurs  se 
mirent  à  faire  des  assemblées  présidées,  par  l'un 

(1)  Elle  Benoit,  Hist  et  apologie^  p.  89  et  91.  —  Quelques-uns  cepen- 
dant étaient  moins  sévères,  témoins  les  conseils  d'accommodation 
adressés  aux  réformés  de  Marennes  et  de  La  Tremblade,  dans  une  lettre 
du  20  juillet  1688  (Bulletin,  X,  138j  : 

1°  Donner  de  larges  pensions  ;\  tous  ceux  qui  peuvent  contribuer  à 
l'adoucissement  de  la  persécution,  surtout  aux  officiers  de  marine,  et 
même  aux  t^ens  d'Eglise,  aux  évèques  et  à  leur  entourage. 

2"  Quand  les  prêtres  exigeront  qu'on  aille  à  leurs  sermons,  en  éloi- 
gner la  jeunesse  et  le  peuple,  et  y  envoyer  quelques-uns  des  autres, 
«  autant  qu'il  sera  absolument  nécessaire  pour  ne  pas  aigrir  les  cho- 
ses. » 


LES  MODÉRÉS  ET  LES  ZÉLATEURS         IGl 

d'eux,  homme  sans  lettres,  qui  se  croyait  permis  de 
remplacer  les  pasteurs  consacrés.  Si  quelques-uns  de 
ceux-ci,  comme  Gaultier,  Jurieu,  proclamaient,  vu 
les  circonstances,  la  légitimité  de  ce  ministère  ex- 
traordinaire, les  autres  y  voyaient  certainement  une 
répréhensible  dérogation  à  la  discipline  et  au  bon 
ordre  de  l'Église.  Bientôt  des  apparitions  miraculeu- 
ses, des  maladies  nerveuses,  des  prédications  extati- 
ques, des  chants  de  psaumes  entendus  dans  les  airs, 
des  multitudes  d'enfants  qui  prophétisaient  (1688), 
semblèrent  justifier  ces  préventions  des  rigoristes, 
qui  étaient  en  même  temps  des  modérés,  et  n'admet- 
taient pas  qu'on  tînt  des  assemblées  contrairement 
aux  édits  qui  les  prohibaient.  De  sorte  que  les  protes- 
tants non  émigrés  étaient  accusés  tout  à  la  fois  de  tié- 
deur, de  violation  de  la  discipline,  d'intempérance  de 
zèle  et  de  rébellion  contre  l'autorité. 

Les  assemblées  du  Désert  furent  toujours  mal  vues 
à  Genève.  Basnage  les  condamna  dans  une  Instruc- 
tion pastorale  écrite,  en  1719,  pour  les  réformés  fran- 
çais à  la  demande  du  cardinal  Dubois,  et  quand  pa- 
rut l'édit  de  1724,  les  pasteurs  réfugiés  de  Berlin 
s'oublièrent  au  point  de  conseiller  l'obéissance  à 
leurs  frères. 

Nous  sommes  plus  douloureusement  frappé  encore 
de  la  hauteur  et  de  la  sécheresse  d'âme  de  l'illustre 
Saurin,  dont   l'exemple  prouve  qu'on  peut  parfois 

30  N'émigrer  qu'après  avoir  pris  le  temps  de  se  procurer  des  ressour- 
ces pour  subsister  à  l'étranger,  «  auti'ement  ce  serait  tenter  Dieu.  » 

Une  telle  conduite  pouvait  être  prudente  ;  mais  était-elle  noble  et 
chrétienne  ? 

I  11 


162       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

égaler  Bossaet  sans  avoir  l'étoffe  d'un  humble  pas- 
teur sous  la  croix.  Après  avoir  dit  :  «  Nous  trouvons 
dans  les  pays  étrangers  un  dédommagement  univer- 
sel aux  sacrifices  q»e  nous  avons  faits  pour  notre  reli- 
gion »  (1),  il  refusait  de  donner  à  nos  pères  les  livres 
de  dévotion  qu'ils  lui  demandaient,  pour  ne  pas  tran- 
siger, disait-il,  avec  leur  faiblesse  et  avec  le  culte  se- 
cret, qui  est  une  désertion.  «  Leur  proposer  des 
moyens  de  suppléer  dans  le  cabinet  au  culte  public 
dont  ils  sont  privés,  n'aurait-ce  pas  été  reconnaître 
que  le  culte  public  n'était  pas  nécessaire?  »  Il  se  re- 
prochait de  ne  pas  leur  avoir  dépeint  l'atrocité  de 
leur  conduite  «  et  toute  l'horreur  de  leur  état,  »  et  à 
Antoine  Court  qui  le  suppliait  de  lui  envoyer  des  pré- 
dicateurs, il  répondait  une  première  fois  évasive- 
ment,  et  une  seconde  fois,  après  la  publication  de 
l'édit  de  1724,  par  un  refus  absolu.  Le  retour  des  pas- 
teurs ne  lui  paraissait  pas  nécessaire,  mais  dange- 
reux. Court  en  fut  indigné  et  résolut  dès  lors  de  fon- 
der l'école  de  théologie  de  Lausanne,  qui,  de  1730  à 
1809,  a  fourni  environ  quatre  cent  cinquante  minis- 
tres à  notre  pays. 

Les  Saurin  laissaient  morte  l'Église  réformée  de 
France  ;  il  fallut  que  de  bons  Samaritains  vinssent 
panser  ses  plaies,  en  se  souvenant  de  la  parabole  du 
pharisien  et  du  péager,  et  de  l'exemple  du  bon  ber- 
ger. Un  grand  nombre  de  ceux  qui  se  dévouèrent  eu- 
rent le  martyre  pour  récompense. 

(1)  L'état  du  christianisme  en  France. 


LES  CONFESSEURS  DU  NORD 


III 


SALOMON  BERNARD 


Les  noms  des  pasteurs  qui,  dans  les  années  J686  et 
1687  (1),  rentrèrent  en  France,  au  mépris  de  l'ordon- 
nance qui  les  condamnait  à  mort,  sont  demeurés  in- 
connus, sans  doute  parce  que  la  police  ne  réussit  pas 
à  s'emparer  d'eux.  Elle  se  tenait  cependant  toujours 
en  éveil,  et  sa  vigilance  devint  plus  attentive  encore 
dans  les  années  suivantes.  Le  16  avril  1688,  Seigne- 
lay  écrivait  à  La  Reynie  :  «  Il  vient  tous  les  jours  des 
nouvelles  au  roi,  qu'il  se  fait  des  assemblées  à  Paris 
entre  les  nouveaux  convertis,  et  en  dernier  lieu,  on  n 

(1)  Peut-être  faudrait-il  ranger  parmi  les  pasteurs  revenus  en 
1686  Jacques  Guybert;  mais  nous  n'osons  le  faire,  faute  de  renseigne- 
ments précis.  La  lettre  suivante  que  le  commissaire  Delamare  adres- 
sait à  La  Reynie,  le  26  octobre  1686,  nous  apprend  bien  qu'il  se  ca- 
chait à  Paris,  mais  non  s'il  avait  déjà  quitté  la  France  auparavant  :  «Le 
ministre  Gibertde  La  Rochelle  ne  s'est  point  logé  en  auberge  dans  la 
crainte  d'être  découvert.  L'on  m'a  assuré  qu'il  s'est  retiré  chez  la  nom- 
mée Bot,  revendeuse,  qui  est  une  nouvelle  convertie  de  ses  amis,  qui 
demeure  rue  de  la  Corne  au  faubourg  St-Germain.  Il  fut  hier  au  prê- 
che chez  M.  l'ambassadeur  de  Hollande,  et  l'on  dit  qu'il  y  doit  entrer 
pour  y  demeurer  et  prêcher  en  français.  Cette  nommée  Bot  est  une 
femme  qui  a  déjà  paru  suspecte  en  d'autres  occasions.  »  [Ms.  de  la  Bi- 
blioth.  nation.^  Fr.  7052,  f"  35). 


166  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

assuré  Sa  Majesté  qu'il  y  avait  plusieurs  ministres 
qui  devaient  leur  donner  la  Cène  pendant  le  cours 
de  ces  fêtes  de  Pâques;  sur  quoi  Sa  Majesté  m'a  or- 
donné de  vous  écrire,  qu'elle  veut  que  vous  choisis- 
siez sept  ou  huit  d'entre  les  principaux  des  nouveaux 
convertis,  qu'on  a  lieu  de  soupçonner  davantage  de 
mauvaise  loi,  et  que  vous  les  fassiez  suivre  par  des 
gens  en  qui  vous  ayez  toute  confiance,  pour  être 
exactement  informé,  entre  ci  et  le  dimanche  de  l'oc- 
tave do  Pâques,  de  tous  les  lieux  où  ils  iront,  et 
pouvoir  par  là  découvrir  si  les  avis  qu'on  a  donnés 
sont  véritables  »  (1).  —  Cinq  jours  après,  l'ordre  était 
donné  de  surveiller  une  maison  de  la  rue  Montor- 
gueil,  qui  avait  plusieurs  issues,  celle  de  Dargeau 
(Dargent  ?),  dans  laquelle  on  avait  déjà  tenu  des  as- 
semblées, et  où  l'on  pouvait  en  faire  encore. 

Dans  le  courant  de  la  même  année,  La  Reynie  re- 
cevait une  note  d'espion,  envoyée  d'Angleterre  et 
ainsi  conçue  :  «  Le  sieur  Bernard,  ci-devant  ministre 
en  Vivarais,  où  il  a  été  condamné  à  être  pendu,  est 
à  présent  à  Saint-Quentin  (Aisne)  ;  il  loge  à  la  Fon- 
taine, près  les  Cordeliers,  et  fait  le  marchand  de  den- 
telles, âgé  d'environ  cinquante-cinq  ans,  de  taille 
petite  ;  il  a  un  porreau  sur  le  nez  et  porte  perru- 
que »  (2). 

Quatre  pasteurs  de  ce  nom  quittèrent  la  France  de 
1680  à  1685  : 

1".  Jean  Bernard,  ministre  d@  Manosque  (Basses- 

(1)  Reg.  du  Secret.,  0.  32,  f»  273. 

(2)  Ms.  de  la  Biblioth.  nation.,  Fr.  7054. 


SALOMON  BERNARD  167 

Alpes),  que  les  Églises  suisses  députèrent  avec  M.  de 
Mirmand  auprès  de  Télecteur  de  Brandebourg  et  des 
autres  princes  protestants  d'Allemagne,  pour  les  re- 
mercier des  bienfaits  qu'ils  avaient  accordés  aux  ré- 
fugiés français,  et  leur  en  demander  la  continua- 
tion (1). 

2"  Barthélemi  Bernard ,  ministre  de  l'Église  de 
Marseille-St-Aix,  dont  l'exercice  était  à  Velaux  (2) 
(arrond.  d'Aix,  Bouches-du-Rhône),  qui  assistait  au 
synode  de  Rotterdam  en  1686,  et  devint  pasteur  à 
Amsterdam  (3). 

3''  Salomon  Bernard,  natif  de  Nyons  et  élève  de 
l'académie  de  Genève,  en  1652.  SufFragant  du  pas- 
teur Murât  à  Nyons,  de  1656  à  1658,  pasteur  à  Abriès 
en  1660,  à  Dieu-le-Fit  de  1668  à  1675,  à  Vinsobres 
jusqu'en  1685  (4). 

4°  Jacques  Bernard,  fils  du  précédent,  né  à  Nyons 
en  1658  ,  ministre  de  Venterol  (cant.  de  Nyons, 
Drôme),  aussi  présent  au  synode  de  Rotterdam,  con- 
tinuateur de  la  Bibliothèque  universelle  de  Leclerc  et 
des  Nouvelles  de  la.  République  des  lettres,  mort  à 
Leide  en  1718. 

Lequel  des  quatre  se  dévoua  ?  Il  faudrait  répon- 
dre :  Aucun,  si  l'on  prenait  à  la  lettre  toute  la  note 

(l)BM.Z^ef.,IX109etXI93. 

(2)  C'est  sans  doute  son  père,  Jean  Bernard,  ministre  de  Velaux,  qui 
assistait  au  synode  de  Loudun  en  1659  {Bullet.,  "VIII 150). 

(3)  ^wZ/ef. ,  V  372  et  VII  434. 

(4)  Eug.  Arnaud,  Jfî5«.  des  prot.  du  Dauphiné  II 359,  etCharronnet, 
Les  guerres  de  religion  et  la  société  prot.  dans  les  Hautes-Alpes, 
p.  422. 


168  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

transcrite  ci-dessus.  P]n  efTet,  les  pasteurs  de  Manos- 
que  et  de  Marseille-St-Aix  doivent  être  éliminés, 
comme  ayant  exercé  leurs  fonctions  en  Provence, 
c'est-à-dire  loin  du  diocèse  de  Viviers.  Venterol  et 
Vinsobres  n'appartiennent  pas  non  plus  au  Vivarais; 
mais  ils  en  sont  assez  rapprochés  pour  qu'on  puisse 
les  y  placer,  en  ne  faisant  qu'une  légère  erreur.  C'est 
donc  de  Salomon  ou  de  Jacques  Bernard  qu'il  s'agit. 
La  condamnation  à  la  pendaison  fait  d'abord  penser 
au  lils,  ardent  zélateur,  qui,  ayant,  en  1683,  opposé 
une  vigoureuse  résistance  aux  soldats  accourus  pour 
massacrer  l'assemblée  qu'il  tenait  sur  les  ruines  de 
son  temple,  dut  s'enfuir  à  Genève  (1),  puis  à  Lau- 
sanne, et  fut  pendu  en  efligie  l'année  suivante.  Mais 
ce  personnage  très-connu,  qui  a  beaucoup  écrit,  ne 
semble  avoir  fait  nulle  mention  de  sa  rentrée  en 
France  ;  d'ailleurs  il  n'avait  que  trente  ans  et  non 
cinquante-cinq  en  1688.  Il  paraît  donc  fort  probable 
que  ce  n'est  pas  Bernard  le  journaliste ,  mais  son 
père,  qui  revint  prêcher  au  Désert,  et  que,  en  parlant 
de  pendaison,  la  police  a  confondu  le  fils  avec  le  père, 
méprise  facile  à  commettre  et  d'ailleurs  amplement 
rectifiée  par  un  signalement  qui  ne  prétait  ni  à  l'am- 
biguité  ni  au  quiproquo. 

D'après  la  France  protesta7ite ,  Salomon  Bernard  ne 
tarda  pas  à  rejoindre  son  fils  à  Lausanne,  et  leurs 
biens  furent  confisqués. 

(1)  Il  figure  sur  la  liste,  dressée  le  30  novembre  1683,  de  soixante- 
huit  pasteurs  et  laïques  réfugiés  du  Dauphiné,  des  Cévennes,  du  Lan- 
guedoc et  du  Vivarais,  qui  manquaient  de  pain  pour  se  nourrir.  Voir 
ci-dessus,  j).  109. 


SALOMON  BERNARD  169 

D'après  VHistoire  des  protestants  du  Dauphiné,  au 
contraire,  le  père  aurait  été  poursuivi  avant  le  fils, 
et,  bien  que  reconnu  innocent,  serait  resté  en  Suisse, 
où  il  s'était  réfugié.  Ainsi  s'exprime  M.  Arnaud  (II 
102)  :  «  Vers  le  même  temps  (1679-1681),  les  Récollets 
de  Nyons  «  se  mirent  en  tête,  dit  Jurieu(La  politique 
«  du  clergé^  40-43),  que  le  ministre  de  Vinsobres,  petit 
«  village  voisin  de  leur  couvent,  entretenait  une  in- 
«  telligence  secrète  avec  les  Anglais.  Ils  coiffèrent  si 
«  bien  de  cette  imagination  creuse  le  procureur  géné- 
«  rai  du  roi  dans  la  province,  que  d'abord  il  se  dé- 
«  Clara  partie.  Tout  le  parlement  de  Grenoble  donna 
«  dans  le  panneau.  Un  conseiller  des  plus  habiles  de 
«  leur  corps  fut  député  commissaire  pour  informer 
«  incessamment  sur  les  lieux.  Le  grand  prévôt  se  mit 
«  en  campagne  avec  lui,  suivi  de  toute  la  compagnie 
«  des  archers.  Le  sieur  [Bernard]  (c'est  le  nom  du 
«  ministre),  qui  aimait  mieux  être  oiseau  de  forêt 
«  qu'oiseau  de  cage,  prend  la  fuite  dès  qu'il  en  fut 
«  averti.  Son  évasion  fortifia  les  soupçons  que  l'on 
«  avait  donnés  contre  lui.  On  crut  que  le  syndic  du 
«  consistoire  pouvait  bien  être  de  la  partie,  et  que  le 
«  ministre  n'avait  rien  fait  sans  sa  participation  ; 
«  c'était  le  coq  de  la  paroisse  et  d'ailleurs  un  homme 
«  très-accommodé,  qui,  en  tout  cas,  pouvait  payer  les 
«  violons.  On  se  saisit  de  sa  personne  sans  autre  forme 
«  de  procès.  Il  fut  conduit,  les  fers  aux  mains  et  aux 
«  pieds,  dans  la  Conciergerie  du  palais.  Les  peuples 
«  criaient  partout  haro  sur  lui  le  long.de  la  route.  Il 
«  devait  être  écorché  vif,  tout  du  moins,  et  de  toutes 
«  parts  on  accourait  à  Grenoble  pour  voir  faire  l'exé- 


170       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

«  cution;  mais,  enfin,  parturiunt  montes,  exit  ridicu- 
«  lus  mus...  Après  qu'on  eut  approfondi  l'affaire,  on 
«  trouva  que  ce  n'était  rien,  et  ceux  qui  s'en  étaient 
«  mêlés  furent  la  risée  du  public.  Il  est  vrai  que  le 
«  parlement,  pour  mettre  son  honneur  à  couvert  en 
«  quelque  manière,  détint  deux  ans  entiers  ce  syndic 
«  en  prison.  On  lui  ouvrit  la  porte,  un  jour  qu'il  s'y 
«  attendait  le  moins;  et  tout  le  fruit  qu'on  recueillit 
«  de  ce  fameux  procès,  c'est  que  ce  bonhomme  se  fit 
«  catholique  pendant  sa  détention.  «  Bernard  obtint 
la  permission  de  retirer  ses  effets,  qui  avaient  été 
saisis,  et  serait  revenu  dans  son  village,  s'il  n'avait 
préféré  demeurer  en  Suisse,  où  il  avait  trouvé  un 
excellent  poste.  » 

D'après  un  troisième,  si  Salomon  Bernard  s'était 
réfugié  en  Suisse  durant  son  procès  de  1683,  il  dut 
en  revenir  quand  ce  procès  fut  terminé  ;  car  un  es- 
pion, nommé  Crozet,  écrivait  deGrenoble,le  11  juillet 
1685,  à  Bénigne  Hervé,  évêque  de  Gap,  que  quatre 
temples  étaient  encore  debout  dans  les  Baronies  ,  à 
Buys,  Nyons,  Novesan  et  Vinsobres.  Heureusement, 
ajoutait-il,  ces  temples  et  leurs  ministres  courent 
déjà  de  grands  dangers,  puisque  ces  derniers  sont  en 
prison.  L'un  d'eux,  nommé  Caries,  fils  de  l'ancien 
pasteur  de  Gap,  est  par  ordre  de  la  cour  condamné  à 
la  prison  à  Grenoble,  et  l'on  instruit  le  procès  des 
deux  autres,  Bernard  et  La  Golombine,  gens  célèbres 
parmi  les  calvinistes  (1). 

Ainsi  Salomon  Bernard  serait  peut-être  sorti  de 

(1)  Charronnet,  p.  422. 


SALOMON  BERNARD  171 

France  deux  fois,  avant  d'y  revenir  exercer  le  minis- 
tère sous  la  croix.  Quelle  fut  la  durée  de  ce  ministère? 
De  St-Quentin  où  alla  le  pasteur  du  Désert?  Fut-il 
pris  et  jeté  dans  les  oubliettes,  comme  tant  d'autres? 
Ou  réussit-il  à  repasser  la  frontière,  après  avoir  ac- 
compli la  mission  qu'il  s'était  imposée?  —  Autant  de 
questions  qu'il  est  bon  de  poser  pour  attirer  l'atten- 
tion, afin  que  quelque  chercheur  plus  favorisé  que 
nous  puisse  un  jour  les  résoudre. 


IV 


PAUL  CARDEL 


Paul  Cardel,  sieur  du  Noyer,  fils  de  Tavocat  Jean 
Cardel  de  Rouen  et  de  Madelaine  Houssemaine  (1), 
naquit  le  18  juin  1654  (2).  Sa  famille  était  parente  de 
celle  de  Fontenelle,  au  dire  d'Erman  et  Reclam  (3). 
Après  avoir  été  consacré  au  saint  ministère,  il  (fut 
donné  pour  pasteur  à  l'Église  de  lief  établie  à  Gros- 

(1)  Peut-être  Houssemaine  de  la  Croiserie;  car  Madelaine  Housse- 
maine, femme  de  ravocat  Jean  Cardel  et  mère  de  Paul  Cardel,  et  Ma- 
delaine de  la  Croiserie,  femme  de  Jean  Cardel  et  mère  d'Etienne  Car- 
del, réfugié  à  Francfort  (Tollin,  Geschichte  cler  franzœsischen  Colonie 
inFrankfurt  an  der  Oder. Frankf.,  1868  in-8o),  sont  une  seule  et  même 
personne;  à  moins  que  Jean  Cardel  n'ait  épousé  deux  femmes  du  nom 
de  Madelaine,  ce  qui  est  bien  peu  probable.  D'un  autre  côté,  l'identité 
de  Jean  Cardel,  mari  de  Madelaine  Houssemaine,  et  de  Jean  Cardel, 
mari  de  Madelaine  de  la  Croiserie,  n'est  nullement  douteuse,  puisque 
nous  savons  (D'Artis,  Lettre  pastorale,  voir  l'appendice  VI)  que  le 
Cardel  réfugié  à  Francfort  sur  l'Oder  était  le  frère  de  Paul  Cardel. 

(2)Phil.  Legendre,  Hist.  de  la.  persécution  faite  à  l'Église  de 
Rouen,  réimpression  de  M.  Emile  Lesens,  p.  184.  —  De  cette  simple 
date  donnée  par  M.  Lesens,  il  résulte  que  M.  Tollin  (p.  167  et  184  ; 
voir  aussi  Bullet.,  2<^  série  V  et  VI  179)  s'est  trompé  en  faisant  d'É- 
tienne  Cardel,  né  en  1662,  le  fils  du  pasteur  du  Désert,  né  en  1654. 

(3)  Méi».  jwKr  servir  à  l'histoire  des  7'é/'ugiés  franc.,  etc.,  Berlin 
1782-1799  in-8o,  IX  58. 


PAUL  GARDEL  173 

ménil,  commune  de  Cottévrard,  près  Gailly,  à  quatre 
lieues  de  Rouen  (1681).  II  avait  alors  vingt-sept  ans. 

C'était,  dit  un  de  ses  contemporains  (1),  «un  jeune 
homme  d'une  grande  piété  et  de  beaucoup  de  mé- 
rite, dont  le  père  et  la  sœur  (2)  ont,  comme  lui,  donné 
des  preuves  de  leur  foi  ;  lui,  en  ayant  continué  à  prê- 
cher après  la  déclaration  qui  le  défendait ,  sans 
crainte  des  supplices  dont  elle  foudroyait  ceux  qui 
y  contreviendraient,  —  ce  qu'il  a  fait  avec  beaucoup 
de  fermeté,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  été  contraint  de  quit- 
ter le  royaume  avec  tous  les  ministres  en  général,  et 
son  père  et  sa  famille  ayant  souffert  les  prisons  et  les 
couvents  avec  une  constance  inébranlable,  et  qui  les 
a  rendus  dignes  de  jouir  de  la  grâce  que  Dieu  a  ac- 
cordée aux  confesseurs  de  son  nom,  en  recevant  la 
liberté  de  la  main  de  leurs  persécuteurs,  et  de  venir 
dans  ces  heureuses  provinces  (3)  goûter  le  repos  de 
l'âme  que  l'on  possède  si  tranquillement.  » 

A  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  rapportent  les 
Mémoires  sur  La  Bastille  [l,  196),  Marillac,  alors  in- 
tendant de  Rouen,  lui  ordonna  de  sortir  du  royaume, 
ce  qu'il  lit,  en  passant  par  Dieppe,  pour  aller  en  An- 
gleterre, d'où,  après  un  séjour  de  deux  mois,  il  se  re- 
tira en  Hollande.  Il  assistait,  en  effet,  au  synode  des 

(1)  Mém.  de  Bostaquet^  p.  100. 

(2)  D'après  Elle  Benoit  et  le  ms.  de  la  Biblioth  nation.  Fr.  14061,  il 
avait  plusieurs  sœurs,  qui  furent  enfermées  dans  un  couvent  de 
Rouen. 

(3)  Jean  Cardel  s'était  établi  à  Harlem,  d'après  la  France  protes- 
tante. Une  demoiselle  Cai-del,  sans  doute  sa  fille,  passa  par  mer  en 
Hollande  avec  la  toute  jeune  fille  de  Bostaquet. 


174  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Églises  wallonnes  assemblé  à  Rotterdam,  le  24  avril 
1686  (1),  et  recevait  une  pension  de  la  ville  de  Har- 
lem, qu'il  habitait  avec  sa  famille. 

Il  partit  de  Hollande,  en  1688,  avec  un  autre  pas- 
teur nommé  Gottin  (2),  et  traversa  le  nord  de  la 
France,  semant  partout  sur  sa  route  des  consolations, 
des  encouragements  et  des  appels  à  la  fidélité,  non 
sans  danger  ;  car  des  condamnations  sévères  furent 
prononcées  à  la  suite  d'assemblées  dénoncées  ou  sur- 
prises, vers  le  milieu  de  l'année,  dans  les  environs 
de  Vervins,  Sedan,  Meaux  et  Bolbec.  C'est  très-pro- 
bablement sa  tète  ou  celle  de  Cottin,  que  Bossuet, 
père  de  l'évêque  de  Meaux  et  intendant  de  la  généra- 
lité de  Soissons,  avait  mise  à  prix,  ainsi  qu'on  le 
voit  dans  sa  lettre  à  Seignelay  du  3  août  (3)  : 

Par  le  retour  de  mon  secrétaire,  que  j'avais  envoyé  avec  une 
autre  personne  de  confiance  à  Vervins  et  aux  environs,  pour 
savoir  au  vrai  ce  que  c'est  que  ces  assemblées  dont  j'ai  eu 
l'honneur  de  vous  écrire,  et  voir  si  on  pouvait  sans  bruit  faire 
arrêter  celui  qui  y  prêche,  j'apprends  qu'il  y  a  déjà  eu  quatre 
ou  cinq  assemblées,  même  deux  consécutives,  la  nuit  du  ven- 
dredi et  celle  du  samedi  dernier;  elles  se  tiennent  aux  envi- 
rons du  village  de  Voulpaix,  dépendant  de  la  succession  de 
M.  de  Vervins  Gomminges,  à  une  lieue  et  demie  de  Vervins, 
en  différents  bouquets  de  bois  [Bois  de  Voulpaix,  de  Marfon- 
taine,  de  la  Cailleuse,  de  la  Gloperie,  de  Lenié,   du  Sourd], 

(1)  BuUet.  VIII  432.  Sa  présence  à  ce  synode  est  la  preuve  qu'il  ne 
séjourna  que  deux  mois  en  Angleterre,  et  non  deux  ans,  comme  le  dit 
la  France prot.,  sans  doute  par  suite  d'un  laps\is  calumi. 

{2)]LegenAve,  Hist.  de....  VÈgl.  de  Rouen,  p.  94. 

(3)  Ms.  de  la  Biblioth.  nat.,  Fr.  7054. 


PAUL  GARDEL  175 

dont  il  y  a  d'assez  grands,  et  qui  sont  au  milieu  de  plusieurs 
villages  à  trois  lieues  à  la  ronde,  où  le  plus  grand  nombre  des 
habitants  sont  nouveaux  catholiques.  Ces  gens  se  rendent  dans 
ces  bois  par  troupes  de  vingt  et  de  trente;  on  dit  qu'il  s'y  eu 
trouve  quelquefois  du  côté  de  Guise  et  de  St-Quentin  ;  que  la 
plupart  sont  armés,  et  qu'il  y  en  a  quelques-uns  à  cheval  ;  ils 
ont  été  vus  par  les  gardes  de  ces  bois,  qui  prétendent  en  avoir 
remarqué  les  dernières  fois  jusqu'à  quatre  ou  cinq  cents.  » 

Un  pasteur  du  Désert  présidait  ces  assemblées,  qui 
n'étaient  pas  les  premières  de  ce  genre  dans  le  pays  ; 
car  l'intendant  est  déjà  fort  au  courant  des  précau- 
tions indispensables  dont  les  ministres  ne  se  dépar- 
taient point.  Celui  qui  prêche,  poursuit-il,  indique 
les  endroits  où  doivent  se  faire  les  assemblées  ;  mais 
il  ne  se  fie  qu'aux  anciens. 

«  Cet  homme  est  toujours  errant  et  n'entre  point 
dans  les  villages  ;  on  s'attache  particulièrement  à  le 
chercher,  j'ai  promis  de  l'argent  pour  sa  capture.» 

Du  reste  Seignelay  n'ordonna  pas  de, tirer  sur  ces 
assemblées,  comme  on  fit  tant  de  fois  dans  le  Midi, 
en  Poitou  et  ailleurs  ;  on  peut  se  borner,  dit-il,  à 
arrêter  les  principaux  nouveaux  convertis  les  plus 
zélés  pour  leur  ancienne  religion  et  soupçonnés  de 
prendre  part  à  ce  culte  clandestin  (1),  Les  maréchaus- 

(1)  Louvois,  au  contraire,  avait  écrit,  le  11  juin  1678,  à  M.  de  Rieu- 
tort:  «  Sa  Majesté  aura  bien  agréable  que  vous  preniez  les  mesures  né- 
cessaires pour,  en  cas  qu'il  se  fasse  de  nouvelles  assemblées,  en  être 
averti  et  tomber  dessus  avec  vos  grenadiers,  qui  en  devront  user  plus 
durement  envers  les  gens  qui  se  trouveront  dans  ces  assemblées,  qu'ils 
n'ont  fait  envers  ceux  que  vous  avez  surpris  proche  Nanteuil  [à  un 
kilomètre  de  Meaux].  »  Et  le  24  du  même  mois,  le  violent  ministre  d» 


176  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

sées  de  Laon  et  de  Soissons  ne  tardèrent  pas  à  s'em- 
parer de  quelques-uns  des  prétendus  coupables,  con- 
tre lesquels  l'intendant  Bossuet  rendit  un  jugement 
que  le  roi  (1)  ordonna  d'exécuter  dans  toute  son  éten- 
due. Les  frais  des  maréchaussées,  montant  à  1048  1. 
8  s.,  furent  payés  sur  les  revenus  des  biens  des  reli- 
gionnaires  fugitifs. 

Corneille  d'Ully,  vicomte  de  Laval  et  Nouvion-le 
Vineux  (arrond.  de  Laon),  qui  avait  assisté  au  sy- 
node de  1667,  comme  ancien  de  Gercis,  et  avait  vu 
son  père,  le  noble  guerrier  fidèle  à  sa  foi,  l'ancien 
commissaire  de  l'Édit,  Benjamin  Robert  d'Ully, 
traîné  sur  la  claie  en  1686,  possédait  la  seigneurie  de 
Fontaine-lès-Vervins  et  y  résidait.  Il  fut  naturelle- 
ment l'un  des  premiers  mis  en  prison.  Seignelay 
écrivait  à  Bossuet,  le  6  septembre  1689  :  «  Je  vous 
envoie  un  placet  présenté  par  le  sieur  de  Laval,  que 
vous  fîtes  arrêter  il  y  a  un  an,  pour  s'être  trouvé  à 
une  assemblée  de  nouveaux  catholiques.  Prenez  la 
peine  de  me  faire  savoir  ce  que  vous  croyez  qu'on 
doive  faire  à  l'égard  de  cet  homme,  afm  que  j'en 
rende  compte  au  roi.  »  Vingt-et-un  jours  après,  le 
même  secrétaire  d'État  ordonnait  la  mise  en  liberté 
du  vicomte ,  parce  qu'il  ne  se  trouvait  point  de 
preuve  contre  lui  de  ce  dont  il  était  accusé. 

Arrivé  heureusement  à  Paris,  à  la  fm  d'octobre  (2), 

la  guerre  ordonnait  à  l'Intendant  Malezieu  de  l'aire  charger  les  assem- 
blées qui  se  tenaient  près  de  Sedan,  et  envoyait  dans  cette  ville  deux 
compagnies  de  dragons.  (Arch.  du  niinist.  de  la  guerre,  835  in-fo). 

(1)  Lettre  du  15  mars  1689,  Reg.  du  Secret.  0,33. 

(2)  Mém.  sur  la  Bastille. 


PAUL  CARDEL  177 

Gardel  ne  se  borna  pas  à  tenir,  malgré  la  police  tou- 
jours en  éveil  (1),  de  petites  assemblées,  où  il  célé- 
brait la  Gène  et  des  mariages;  il  visitait  aussi  les  ma- 
lades, pour  les  consoler;  les  pauvres,  pour  les  secou- 
rir (2)  ;  et  les  nouveaux  convertis,  pour  leur  faire  ré- 

(1)  Le  20  octobre,  Villefontaine,  exempt  de  la  prévôté,  dénonçait  une 
assemblée  qui  devait  se  tenir  ailleurs  que  dans  la  rue  Montorgueil,  et 
recevait  plein  pouvoir  pour  arrêter  tous  ceux  qui  s'y  trouveraient,  et 
surtout  le  prédicant  (Reg.  du  Secret.  0.  32,  f"  285j. 

Le  22  novembre,  une  nouvelle  catholique  donnait  avis  qu'il  se  faisait 
des  assemblées  chez  le  présidentDe  la  Barroire  (Reg.  du  secret.,  0,  32). 

Deux  jours  auparavant,  LaReynie  avait  ordonné  d'arrêter  tous  ceux 
qui  iraient  au  prêche  de  l'envoyé  de  Brandeboui'g,  mais  d'attendre  pour 
cela  qu'ils  qu'ils  sortissent  et  fussent  déjà  assez  éloignés  de  la  maison 
(Reg.  du  secret.,  0  32,  fo  314;. 

(2)  Sur  les  tablettes  de  Cardel  saisies  dans  ses  poches,  étaient  ins- 
crits les  rendez-vous  qu'il  avait  pris  avec  Mercier,  Férouillat,  Malet, 
Garsan,  Boucher,  Bigot,  M'ie  Vaudrescal,  Bel,  St-Hilaire,  Petit-Caffe, 
Girard,  Chanet,  Keller,  Chalme,  M«  Stepe  Makchave,  Poncet,  Delaba- 
re,  M's  de  Hormarin  et  de  Bleve,  et  les  adresses  d'une  vingtaine  d'au- 
tres personnes  plus  compromises  encore  :  M"  Amyaud,  rue  des  Marais, 
chez  M.  Lesseuille  conseiller  ;  M.  de  La  Motte,  rue  Boiu*g-rAbl)é  ou 
Grenetat;  M.de  La  Motte,  rue  Guenegaut,  hôtel  d'Ecosse  ;  M.  de  Mon- 
glas,  rue  de  Seine,  proche  la  Galère,  joignant  M.  Dorsigny;  M'i«  de 
Rieux,à  la  ville  de  Montpellier,  rue  S*  Honoré,  devant  l'église  S'Ho- 
nore; Meusnier,  rue  des  Cinq  Diamants,  au  bout  de  la  rue  Trousseva- 
che;  Magdelaine,  orlogeur,  presque  vis  à  vis  la  rue  Charonne;  le  mar- 
quis de  Théobon,  au  grand  arsenal  ;  Du  Passage,  à  l'hôtel  de  Thou,  rue 
S'  André;  M«  Daugure  et  Carré,  rue  Tirechappe;  Person,  rue  de  la 
Callonde;  Brandanière,  rue  de  Seine,  au  Faisan;  Dupré,  chirurgien, 
rue  Platrière  ;  M'^^  Caron,  Medan,  Brécourt,  rue  Michel  le  Comte  ;  M*^ 
Gaillard,  rue  des  Lavandières.  Au  milieu  de  tous  ces  noms,  nous 
trouvons  la  note  suivante  :  «  J'ai  donné  pour  Hervé,  qui  demeure  rue 
Neuve  du  Chant  de  l'Alouette,  chez  M.  Dufaye,  dont  la  femme  est  en 
couche,  7  1.  7  s.  6  d.»  (Ms.  de  la  Biblioth.  nation.,  Fr.  7055,  f»  90). 

I  12 


178       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

tracter  leur  abjuration.  Le  formulaire  usité,  dont  se 
servaient  aussi  les  pasteurs  Cottin  et  Masson,  était 
le  suivant,  qui  se  trouve  dans  les  papiers  d'Antoine 
Court  (1)  et  qu'une  note  marginale  attribue  à  Cardel. 
Manuel  Dalgue  n'est  certainement  pas,  comme  l'ont 
cru  les  auteurs  de  la  France  j^rotestante ,  le  principal 
auteur  de  cette  pièce;  ce  prédicant  martyr  l'eût  assu- 
rément faite  moins  monarchique.  Elle  a  dû  être  ré- 
digée en  Hollande  ou  en  Suisse,  au  nom  d'un  comité 
de  la  mission  française,  et  par  quelque  modéré  qui 
y  relève  fortement  la  fidélité  duc  au  roi  : 

COPIE  DE  LA  DÉCLARATION  SIGNÉE  PAR  NOS  FRÈRES  DE  PARIS 
ET  DE  NORMANDIE,  EN  GRAND  NOMBRE. 

Nous  soussignés,  souhaitant  de  réparer,  autant  qu'il  nous 
est  possible,  le  scandale  que  nous  avons  donné  à  l'Église  de 
Dieu  par  nos  faiblesses  passées,  et  nous  relever  de  la  malheu- 
reuse signature  que  la  violence  nous  a  arrachée,  —  déclarons 
aujourd'hui,  de  bonne  foi  et  sans  être  forcés,  que  nous  n'a- 
vons jamais  approuvé,  et  que  nous  n'approuverons  jamais  les 
sentiments  de  l'Eglise  romaine,  dans  laquelle  on  nous  a  con- 
traints d'entrer;  que  la  doctrine  de  l'Église  qu'on  appelle  au- 
jourd'hui réformée,  que  nous  prétendons  être  conforme  à  la 
parole  de  Dieu,  a  toujours  été  et  sera  toujours  la  nôtre  ;  que 
nous  protestons  contre  tout  ce  que  nous  avons  pu  faire,  dire 
ou  penser,  de  contraire  à  la  déclaration  présente,  comme  con- 
tre tous  les  sujets  funestes  des  faiblesses  et  des  erreurs  que  la 
violence  des  persécutions  a  fait  naître  en  nous  ;  que  nous  dé- 
testons toutes  les  lâches  complaisances  que  nous  avons  eues 
pour  une  religion  dans  laquelle  nous  ne  croyons  pas  faire  no- 

(1)  Ms.  Co2'rt,  no  28,  t.  II  944. 


PAUL  GARDEL  179 

tre  salut;  que  nous  faisons  la  résolution  de  glorifier  Dieu  hau- 
tement dans  la  suite,  priant  de  tout  notre  cœur  qu'il  lui  plaise 
nous  donner  la  force  de  faire  ce  que  nous  reconnoissons  être 
un  devoir  indispensable,  qui  est  de  ne  pas  croire  seulement  de 
cœur  à  justice,  mais  de  faire  aussi  confession  de  bouche  à  sa- 
lut, selon  le  précepte  de  l'apôtre,  —  et  afin  que  les  auteurs  de 
tous  les  maux  que  nous  avons  soufferts,  qui  n'oublient  rien 
pour  nous  décrier,  n'aient  aucun  prétexte  de  noircir  la  décla- 
ration présente,  comme  si  elle  était  conçue  dans  un  esprit  de 
rébellion  contre  notre  roi,  nous  protestons  comme  devant 
Dieu  de  notre  fidélité  pour  lui;  que  nous  le  regardons  comme 
notre  unique  et  légitime  souverain  sur  la  terre,  auquel  nous 
nous  ferons  toujours  un  devoir  inviolable  d'obéir  en  toutes 
choses  où  le  service  de  Dieu,  le  roi  des  rois,  ne  sera  point 
blessé,  ce  que  nous  signons  aujourd'hui  de  bonne  foi  et  sans 
violence,  et  que  nous  consentons  qui  soit  rendu  public,  quand 
cela  pourra  être  utile  à  la  gloire  de  Dieu  et  à  l'avancement  de 
son  règne. 

Gardel  distribuait  aussi  des  ouvrages  d'édification. 
On  trouva  sur  lui,  lors  de  son  arrestation,  des  copies 
manuscrites  des  pièces  suivantes  (1)  :  1°  Le  Testament 
ou  la  dernière  volonté  et  résolution  d'un  fidèle  chré- 
tien réformé,  qui  se  trouve  pressé  pour  embrasser  la 
i^eligion  romaine^  et  est  résolu  de  mourir  dans  la 
sienne,  par  un  prisonnier,  dédié  à  MM.  de  la  commu- 
nion romaine,  1687  à  Saumur  [2].  — 2"  La  commu- 
nion sans  espèces.  —  3"  Copie  d'une  lettre  d'un  parti- 
culier de  la  R.  P.  R.  à  une  dame  de  haute  ciualité,  qui 


(1)  Ms.  de  la  Biblioth.  nation.,  Fr.  7055. 

(2)  Il  est  évident  que  ce  livre  avait  été  imprimé  en  Hollande  et  non  en 
France. 


180       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

lai  avait  donné  quelques  livres  dans  l'intention  de  le 
convertir.  —  ^°  Prière  d'un  fidèle  détenu  prisonnier 
pour  la  profession  de  la  vérité.  —  Elles  furent  soumi- 
ses au  docteur  de  Sorbonne,  Pirot,  qui  le  6  mars  1689, 
rendit  compte  de  leur  contenu  à  La  Reynie. 

La  première,  dit-il,  a  été  écrite  pour  servir  de  con- 
solation à  un  prisonnier.  «  Celui  qu'on  y  fait  parler 
se  met  comme  au  lit  de  la  mort,  quelque  sain  qu'il 
se  dise  d'esprit  et  de  corps  ;  il  dit  qu'il  est  dans  une 
forteresse,  sans  livres,  sa  Bible  et  son  Psautier  lui 
ayant  été  ôtés,  qu'il  ne  veut  pas  se  plaindre  des 
maux  que  les  docteurs  catholiques  et  particulièrement 
les  jésuites  font  injustement  (sic)  souffrir  à  ceux  de 
sa  religion,  qu'il  veut  seulement  marquer  sans  fiel 
aux  catholiques,  ses  compatriotes,  les  raisons  qu'il 
a  de  ne  pas  quitter  sa  religion  pour  prendre  la  leur.  » 
L'auteur  du  Testament  discute  l'autorité  de  la  tra- 
dition et  celle  de  l'Écriture,  la  présence  réelle,  la 
communion  sous  une  seule  espèce,  et  le  culte  de 
la  croix.  Le  docteur  trouve  naturellement  détesta- 
bles les  arguments  huguenots,  et  ajoute  :  «  Il  y  a, 
sur  la  fm,  quelques  mots  de  vexation,  comme  il 
en  avait  mis  au  commencement,  de  maux  injustes 
(sic)  qu'on  leur  fait  souffrir;  mais  il  ne  fait  pas 
tomber  cela  sur  le  roi,  au  contraire;  il  dit  qu'il 
ne  permettrait  pas  qu'on  les  traitât  comme  on  fait, 
s'il  avait  voulu  écouter  leurs  raisons,  et  l'apostrophe 
sous  le  nom  de  grand  roi,  en  le  priant  de  lire  dans  le 
livre  de  ^Dieu  pour  leur  faire  justice,  et  de  lire  l'his- 
toire de  ses  illustres  ayeuls. 

«  Un  autre  écrit  est  de  la  Communion  sans  espèces, 


I 


PAUL  GARDEL  181 

fait  apparemment  pour  servir  de  consolation  aux  hu- 
guenots de  France,  qui  n'ont  plus  d'exercice  de  leur 
religion,  à  qui  les  ministres  ne  prêchent  plus  et  qui 
ne  font  plus  de  cène;  et  il  est  particulièrement  pour 
ceux  qui  ne  peuvent  avoir  nulle  communication  ex- 
térieure sur  le  fait  de  leur  religion,  comme  ceux  qui 
sont  aux  galères  ou  en  prison  ;  c'est  pour  faire  voir 
que  le  manque  de  communion  sacramentelle  se  peut 
suppléer  par  la  spirituelle,  qui  est  l'union  du  cœur 
avec  Dieu,  quand  ce  n'est  ni  par  mépris,  ni  par  né- 
gligence, qu'on  vit  sans  sacrement,  n'étant  pas  en 
liberté  d'en  recevoir  par  le  bannissement  des  pas- 
teurs. Mais,  à  cette  occasion,  l'auteur  dit  que  les  der- 
niers temps  dont  parle  St-Paul,  dans  la  description 
qu'il  fait  de  l'homme  de  perdition,  commencent;  il 
parle  contre  ceux  qui  joersécutent  à  feu  et  à  sang,  et 
par  des  moyens  les  plus  diaboliques  que  l'enfer  jniisse 
jamais  produire  (sic),  ceux  qui  persévèrent  dans  la 
vraie  religion;  cela  est  séditieux.  Je  ne  fais  ici  nulle 
réflexion  sur  ce  que  les  sacrements  n'y  sont  marqués 
que  comme  des  aides  de  notre  foi,  au  lieu  qu'ils  sont 
les  causes  de  la  grâce...  Il  parle  ensuite  aux  catholi- 
ques sous  le  nom  d'adversaires  de  leur  salut,  et  leur 
dit  que  toutes  leurs  cruautés,  tous  les  artifices  et  tou- 
tes les  séductions  de  leurs  docteurs  (sic)  seront  inuti- 
les. Ces  termes  sont  injurieux, .,  On  parle  des  dragons 
en  ces  termes:  La,  cruauté  féroce  des  dragons  et  au- 
tres gens  malfaisants  ;  et  on  dit  que  ceux  qu'on  met 
dans  des  couvents  y  sont  plus  dangereusement  per- 
sécutés que  par  les  dragons.  » 
Si  Pirot  se  scandalise  des  plus  légères  vivacités  de 


182       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

l'écrivain  hérétique,  s'il  'crie  trop  facilement  à  l'in- 
jure et  à  la  sédition,  au  moins  est-il  honnête.  L'au- 
teur, dit-il,  termine  en  priant  Dieu  d'inspirer  aa 
grand  roi,  ou  au  roi  très-chrétien  (sic)  le  salutaire  dé- 
sir d'embrasser  la  vraie  religion. 

«  Les  deux  derniers  écrits,  continue  le  docteur, 
sont  dangereux  et  peuvent  servir  à  entretenir  des 
huguenots  dans  leur  opiniâtreté,  non-seulement  en 
les  flattant  et  en  leur  donnant  de  la  consolation,  et  en 
leur  relevant  par  là  le  courage,  mais  en  les  animant 
contre  la  conduite  qu'on  tient  à  leur  égard.  » 

Le  ministère  de  Cardel  n'eut  qu'une  courte  durée. 
D'après  la  France  protestante,  ce  pasteur  aurait  été 
arrêté  dès  le  mois  d'octobre  1688,  et  conduit  au  don- 
jon de  Vincennes  avec  le  médecin  Bernier,  qui  le 
guidait  dans  Paris;  mais  nous  n'avons  pas  trouvé 
trace  de  cette  double  incarcération  dans  les  registres 
de  Vincennes.  En  outre,  il  nous  paraît  bien  difficile 
d'admettre  que  Louis  XIV,  qui ,  depuis  1685,  était 
comme  à  l'affût  des  pasteurs  du  Désert,  soit  resté  pen- 
dant quatre  mois  sans  prononcer  sur  le  sort  du  pre- 
mier de  ces  criminels  audacieux,  qui  fût  tombé  en  son 
pouvoir.  Or  il  ne  donna  que  le  7  mars  1689  l'ordre  de 
faire  le  procès  de  Cardel  et  de  «  ses  complices».  Nous 
croyons  donc  que  l'arrestation  de  celui-ci  est  de  la 
même  date,  ou  à  peu  près,  que  l'ordre  de  le  recevoir 
à  la  Bastille,  c'est-à-dire  du  2  mars  (1). 

Une  femme  était  allée  chercher  Cardel,  pour  le  con- 
duire chez  une  malade,  et  l'avait  vendu.  La  police  en- 

(1)  Beg.  de  la  Bastille,  BvUet.  XI  250. 


PAUL  GARDEL  183 

vahit  la  maison  et  arrêta  tout  ce  qui  s'y  trouvait  : 
Blisson,  frère  de  la  malade,  un  nommé  La  Tour,  le 
serrurier  Bouay  et  sa  femme,  qui  conduisait  ordinai- 
rement le  ministre,  le  médecin  Bernier  et  un  autre 
médecin,  Pierre  Poupaillard,  sieur  de  Pavilloy.  Ce 
dernier  avait  quitté  Gergeau  avec  sa  femme,  après  y 
avoir  abjuré,  et  était  venu  se  loger  rue  Guénegaud, 
tandis  que  sa  fille  était  à  Orléans  (1).  Tous  furent  mis 
sous  les  verroux  (2),  et  le  11  mars,  La  Reynie  reçut  la 
commission  suivante  : 

COMMISSION    AU    S'"    DE    LA    PtEYNIE    POUR    FAIRE     LE     PROCÈS    AVEC     LE 
CHATELET    AUX    NOMMÉS    CaRDEL    MINISTRE    ET    AUTRES. 

7  mars  1689,  à  Versailles. 

Louis  etc. ,  au  Prévôt  de  Paris  ou  son  lieutenant  général  de 
police,  le  sieur  de  la  Reynie,  conseiller  ordinaire  en  notre 
Conseil  d'État  et  les  gens  tenant  le  siège  présidial  du  Chàtelet, 

Salut.  Nous  avons  été  informé  qu'au  préjudice  des  défenses 
portées  par  nos  édits,  Paul  Cardel,  dit  du  Noyer,  ci-devant 
ministre  de  la  R.  P.  R.,  lequel,  en  conséquence  de  notre  édit 
du  mois  d'octobre  1685,  était  sorti  de  notre  royaume,  y  serait 
rentré  sans  permission  et  aurait  eu  la  témérité,  avec  l'assis- 
tance de  Alexandre-Paul  Bernier,  médecin,  et  d'un  autre  mé- 
decin nommé  Poupaillard,  de  séduire  plusieurs  de  nos  sujets 
réunis  à  la  foi  catholique,  en  les  incitant  à  faire  chose  con- 
traire à  leur  devoir  et  à  la  religion  catholique,  apostolique  et 
romaine,  qu'ils  ont  embrassée,  et  de  leur  prêcher  ladite  reli- 
gion réformée,  lesquels  Cardel,  Bernier  et  Poupaillard,  au- 
raient été  arrêtés  et  conduits  dans  notre  château  de  la  Bastille, 


(l;  Ms.  de  la  Biblioth.  nat.,  Fr.  7055,  1"  92. 
(?)  Mé7n.  sur  la  Bastille  et  Bidlet.,  XII  473. 


184       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

et  voulant  que  cette  entreprise  soit  punie  suivant  la  rigueur 

des  ordonnances,  A  ces  causes...  nous  vous  avons  commis 

par  ces  présentes,  signées  de  notre  main,  pour  instruire,  faire 
et  parfaire  extraordinairemont  le  procès  aux  dits  Gardel,  Der- 
nier et  Poupaillard,  et  autres  leurs  complices,  et  icelui  pour 
juger  en  dernier  ressort,  pour,  en  attribuant  à  cette  fin  toute 
cour,  juridiction  et  connaissance,  et  icelle  interdisant  à  toutes 
nos  cours  et  autres  juges,  et  ce  nonobstant  toutes  oppositions, 
appellations  prises  à  partie  et  autres  choses  à  ce  contraires, 
pour  lesquelles  Nous  voulons  l'exécution  des  jugements  qui  in- 
terviendront, être  différée,  de  ce  faire  nous  avons  donné  et 
donnons  pouvoir,  commission  et  mandement  spécial,  mandons 
à  notre  amé  et  féal  conseiller,  le  S''  Robert,  notre  procureur 
au  dit  Ghàtelet,  de  faire  pour  l'entière  exécution  de  notre  pré- 
sente commission,  toutes  les  réquisitions  et  diligences  néces- 
saires. Car  tel  est  notre  bon  plaisir  (1). 

Cette  commission  ne  fut  pas  utilisée.  «  On  pensa 
probablement,  dit  M.  Ravaisson  (2)  ,  qu'il  valait 
mieux  éviter  l'éclat  qu'auraient  fait  les  procédures 
suivies  devant  le  Ghàtelet  de  Paris,  dont  la  sévérité 
vis  à  vis  des  protestants  était  d'ailleurs  problémati- 
que ;  si  la  condamnation  eût  été  légère,  les  pasteurs 
assurés  de  l'impunité  seraient  rentrés  en  foule;  si  elle 
était  vigoureuse,  on  donnait  aux  condamnés  la  gloire 
du  martyre.  »  Les  interrogatoires  n'en  furent  pas 
moins  longs  et  multipliés.  La  Reynie  espérait  sans 
doute  enlacer  le  pasteur  dans  des  questions  adroites 
et  subtiles,  et  lui  arracher  tous  les  renseignements 
dont  il  avait  besoin,  sur  les  assemblées  si  détestées 


(1)  Recj.  du  Secret.  0.  33,  et  Bullet.  IV.  120. 

(2)  Arch.  de  la  Bastille,  IX  167. 


PAUL  CARDEL  185 

du  roi,  sur  les  lieux  où  elles  se  tenaient,  sur  les  per- 
sonnes qui  y  assistaient,  sur  les  ministres  qui  les  pré- 
sidaient, sur  ceux  qui  étaient  rentrés  en  France  et 
ceux  qui  s'apprêtaient  à  y  revenir.  En  pareille  cir- 
constance, le  pasteur  confessait  hautement  son  crime  : 
il  était  venu,  malgré  la  défense  du  roi,  pour  obéir  à 
un  plus  grand  que  le  roi.  Dieu,  afm  de  réintégrer 
dans  l'Église  ceux  que  la  force  seule  avait  contraints 
d'en  sortir.  Quant  aux  noms  inconnus  du  juge,  il  re- 
fusait de  les  indiquer;  c'était  assez  des  victimes  déjà 
saisies. 

La  lettre  suivante  fournit  de  précieux  renseigne- 
ments sur  les  réponses  de  Paul  Cardel  et  sur  l'état  de 
l'Église  de  Paris  : 

«  De  Paris,  ce  15e  mars  1689  (1). 

Il  est  vrai  que  Dieu  a  envoyé  ici  des  pasteurs  qui  ont  géné- 
reusement exposé  leur  vie  pour  annoncer  l'Évangile.  Ils  ont 
prêché  dans  tous  les  quartiers  de  Paris,  et  presque  tous  ceux 
qu'on  appelait  nouveaux  convertis,  le  sont,  en  effet,  ayant  si- 
gné de  tout  leur  cœur  la  rétractation  de  la  malheureuse  signa- 
ture que  la  violence  et  les  mauvais  exemples  avaient  extor- 
quée d'eux.  Les  exercices  ont  été  fort  fréquents  ;  on  a  même 
reçu  à  faire  profession  de  la  religion  plusieurs  anciens  catho- 
liques, parmi  lesquels,  sans  doute,  il  s'est  trouvé  des  infidèles  et 
des  traîtres  qui  ont  tout  découvert.  Nos  ennemis  sachant  tout, 
ont  arrêté  un  pasteur  nommé  M.  de  Noyer,  avec  deux  méde- 
cins, l'un  nommé  M.  Bernier,  et  l'autre,  M.  Pavillon,  et  une 
femme.  M.  de  Noyer  a  été  interrogé  par  M.  Delarenie.  Il  a 
confessé  librement  qu'il  était  venu  en  France  pour  consoler 

(1)  Ms.  Court,  vol.  L, 


186  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

los  frères,  pour  leur  prêcher  la  parole  de  Dieu,  pour  les  exhor- 
ter à  demeurer  fidèles  à  son  service,  à  rendre  au  roi  l'honneur 
({ui  lui  est  dû,  et  attendre  dans  le  royaume  la  délivrance  qu'il 
leur  enverra  bientôt.  Les  médecins  et  la  femme  ont  aussi  été 
interrogés,  et  lui  ont  déclaré  être  prêts  à  verser  leur  sang 
pour  donner  gloire  à  Dieu;  que  tous  les  honnêtes  gens  avaient 
abjuré  la  religion  romaine  aussi  bien  qu'eux,  ou  du  moins  que 
ceux  qui  ne  l'avaient  pas  fait  étaient  dans  le  dessein  de  le 
faire. 

Il  y  a  encore  d'autres  pasteurs  qui  sont  arrivés  depuis  peu  ; 
mais  on  a  cru  devoir  suspendre  pour  un  peu  les  assemblée.'^, 
parce  qu'on  était  trop  découvert.  Je  crois  que,  si  les  magistrats 
avaient  voulu,  il  auraient  pris  une  assemblée  entière;  mais 
sans  doute  ils  n'ont  pas  eu  ce  dessein.  Ils  auraient  si  long- 
temps fait  semblant  de  chercher  ceux  qu'ils  eussent  bien 
voulu  ne  pas  trouver,  mais  les  épouvanter  et  les  forcer  de 
prendre  la  fuite.  Nous  croyons  qu'ils  n'ont  pris  le  pauvre  M.  de 
Noyer  que  pour  intimider  les  autres,  et  les  faire  retourner 
d'où  ils  sont  venus;  mais  c'est  inutilement  qu'ils  ont  cette 
pensée.  Il  y  a  apparence  que  la  grâce  n'en  demeurera  pas  là  ; 
le  courage  revient  à  ceux  à  qui  il  avait  manqué  et  commence 
de  faillir  aux  ennemis  do  la  vérité,  ils  ne  savent  où  ils  en 
sont  :  les  dragons,  les  massacres,  les  prisons,  les  galères,  les 
couvents,  tout  a  été  encore  inutilement  pratiqué.  Car  il  faut 
qu'au  milieu  de  toutes  ces  tribulations  nous  parvenions  au 
royaume  de  Dieu.  Dans  l'intendance  de  M.  de  Baville,  on  a 
massacré  depuis  un  mois  plus  de  12  â  1,500  personnes  trou- 
vées priant  Dieu  ;  mais  cela  ne  diminue  en  rien  le  courage  de 
ceux  qui  sont  restés,  et  on  continue  à  s'assembler  en  une  infi- 
nité d'endroits,  au  reste,  quoique  messieurs  les  magistrats 
aient  une  parfaite  connaissance  des  personnes  les  plus  considé- 
rables qui  se  sont  trouvées  aux  assemblées,  sans  en  ri'^n  dire 
à  personne.  C'est  le  quoi  j'admire  davantage  la  bonté  de  Dieu 
envers  nous. 


PAUL  CARDEL  187 

Arrêté  à  Nîmes,  à  Montpellier,  à  Grenoble,  ou 
même  dans  le  Poitou,  Gardel  eût  infailliblement  été 
mis  à  mort,  comme  ses  collègues,  pasteurs  et  prédi- 
cants  du  Midi  et  de  TOuest  :  Fulcran  Rey,  Meyrueis, 
Rocher,  Gâches,  Bigot,  Dalgue,  Roques,  la  prédi- 
cante  Anne  Monjoie,  Bertezène,  Borély,  Glairant, 
Arnaud,  Boisson,  Dombre  (1686-1689);  mais  arrêté  à 
Paris,  son  sort  dépendait  directement  de  Louis  XIV, 
qui  n'était  pas  naturellement  cruel  et  avait  de  la  ré- 
pugnance à  verser  le  sang.  Il  mit  quelque  temps  à  se 
décider,  témoin  le  billet  que  Seignelay  envoyait  le 
22  mars  à  La  Reynie  :  «  Le  roi  n'a  encore  rien  déter- 
miné sur  ce  qui  regarde  le  ministre  Gardel  ;  ainsi 
S.  M.  m'a  ordonné  de  vous  écrire  de  ne  rien  faire  de 
nouveau  à  son  égard  jusqu'à  ce  qu'elle  vous  ait  fait 
savoir  ses  intentions  «  (1).  Enfin,  le  roi  résolut  que 
Gardel  subirait,  comme  Fouquet  et  sans  jugement,  la 
détention  perpétuelle  dans  une  prison  d'État.  Ge  ne 
fut  qu'au  bout  de  six  semaines,  et  voyant  qu'on  ne 
pouvait  rien  tirer  du  malheureux  ministre,  qu'on 
exécuta  la  sentence,  avec  des  circonstances  aggra- 
vantes révélées  par  les  pièces  que  voici  : 

Lettre  du  roi  au  gouverneur  des  îles  Sainte-Marguerite,  pour 
LUI  dire  d'y  recevoir  le  nommé  Gardel  ministre. 

A  Versailles,  18«  avril  1689. 
Monsieur  de  Saint-Mars,  j'envoie  aux  îles  Sainte-Marguerite,  le 
nomme  Gardel,  ci-devant  ministre  de  la  R.  P.  R.,  pour  y  être  dé- 
tenu pendant  toute  sa  vie.  Et  je  vous  écris  cette  lettre  pour  vous 

,lj  Ravais.son,  A)-'h.  de  la  Bastille  IX  167. 


188        LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

dire  que  mon  intention  est  que  vous  le  receviez,  que  vous  le  fas- 
siez mettre  dans  l'endroit  le  plus  sûr  qu'il  se  pourra,  et  qu'il  soit 
soigneusement  gardé,  sans  avoir  communication  avec  qui  que  ce 
soit,  de  vive  voix  ou  par  écrit,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit. 
Et  laprésente  n'étant  à  autre  fin,  je  prie  Dieu,  etc. 

Seignelay  a  m.  de  Saint-Mars. 

18«  avril  1689. 
J'ajoute  à  la  lettre  du  roi,  que  Sa  Majesté  ne  veut  pas  que 
l'homme  qui  vous  sera  remis  soit  connu  de  qui  que  ce  soit,  et 
que  vous  teniez  la  chose  secrète,  en  sorte  qu'il  ne  vienne  à  la 
connaissance  de  personne  quel  est  cet  homme.  Vous  lui  ferez 
fournir  la  subsistance  de  son  entretien  sur  un  pied  médiocre, 
et  je  vous  prie  de  me  mander  à  quoi  le  tout  pourra  monter  par 
an,  afin  que  j'y  pourvoie. 

Seignelay  a  M.  de  Besmaus,  gouverneur  de  la  Bastille. 

18"  avril  1689. 
J'ai  chargé  le  S""  Auzillou  d'un  ordre  de  prendre  le  ministre 
Cardel  et  de  le  conduire  au  lieu  qui  lui  aura  été  indiqué.  Le 
roi  m'ordonne  de  vous  dire  de  faire  en  sorte  que  personne  ne 
sache  ce  qu'il  est  devenu,  et  pour  cet  effet,  Sa  Majesté  veut 
que  vous  le  fassiez  remettre  au  dit  Auzillon,  à  dix  heures  du 
soir,  lorsqu'il  ira  le  prendre  (1). 

Louvois  A  M.  de  Saint-Mars 

Versailles,  24  mai  1689. 
Lorsque  vous  aurez  quelque  chose  à  me  faire  savoir  concer- 
nant le  prisonnier  qu'Auzilhon  le  fils  vous  a  remis,  par  ordre 
du  roi,  vous  pouvez  vous  servir  de  la  précaution  de  mettre 
double  enveloppe  à  vos  lettres,  afin  que  personne  que  moi  ne 
puisse  avoir  connaissance  de  ce  qu'elles  contiendront.    Vous 

(1)  Bidlet.  IV,  120-122. 


PAUL  CARDEL  189 

devez   régler  la  subsistance  de  ce  prisonnier  sur  le  pied   de 
quinze  sous  par  jour  (1). 

Du   MÊME   AU   MÊME 

Marly,  24  juin  1689. 
Si  le  dernier  prisonnier  qui  vous  a  été  remis  avait  un  ex- 
trême besoin  d'être  saigné,  vous  pouvez  le  faire  faire  en  votre 
présence,  en  prenant  les  précautions  nécessaires  pour  que  le 
chirurgien  ne  puisse  pas  savoir  qui  il  est  (2). 

Du   MÊME   AU   MÊME 

16  janvier  1690. 
Quand  le  prisonnier  qui  vous  a  été  mené  le  dernier  ne  sera 
pas  autant  souple  qu'il  le  doit,  vous  pouvez  le  corriger  de  ma- 
nière qu'il  le  devienne  (3). 

Du   MÊME   AU   MÊME 

20  décembre  1690. 
J'ai  reçu  la  lettre  que  vous  avez  pris  la  peine  de  m'écriro, 
concernant  les  trois  ministres  qui  sont  prisonniers  aux  ilos 
Ste-Marguerite;  l'intention  de  S.  M.  est  que  vous  me  rendiez 
dorénavant  le  même  compte  de  ce  qui  les  regardera,  que  vous 
faisiez  à  M.  de  Seignelay,  et  lorsqu'il  y  en  aura  de  malades,  le 
roi  trouvera  bon  que  vous  les  fassiez  voir  par  quelque  ecclé- 
siastique assuré,  qui  puisse  essayer  de  les  convertir  avant  de 
mourir;  mandez-moi,  s'il  vous  plaît,  quel  jour  chacun  de  ces 
ministres  vous  a  été  remis  et  combien  je  vous  ai  fait  payer 
pour  l'ameublement  du  premier  de  ces  ministres.  »  (4) 

(1)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille,  IX  170. 

(2)  Ibid.,  IX  171. 

(3)  Ibid.,  175. 

(4)  Ibid.,  176. 


190       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Cependant  la  claustration  absolue  succédant  à  une 
vie  tres-active,  les  mauvais  traitements,  une  nourri- 
ture insuffisante  (sa  pension  ne  fat  élevée  de  275  li- 
vres à  900  que  le  10  mars  1690),  la  certitude  d'être 
entré  dans  un  véritable  tombeau  dont  il  ne  devait 
plus  sortir,  eurent  bien  vite  ruiné  la  santé  et  la  rai- 
son du  pauvre  prisonnier.  Dès  1693,  trois  des  pas- 
teurs détenus  dans  le  donjon  des  îles  S'^- Marguerite 
étaient  déjà  devenus  fous  (1)  ;  Cardel,  De  Salve  et 
Lestang,  qui  y  gémissaient  depuis  près  de  quatre  an- 
nées. Le  quatrième,  Malzac,  arrivé  depuis  moins  de 
deux  ans  et  d'une  constitution  plus  robuste,  résista 
mieux  que  ses  collègues  à  l'influence  délétère  du  ca- 
chot. Le  supplice  de  Paul  Cardel  ne  dura  que  cinq 
années;  il  mourut  le  23  mai  1694,  âgé  seulement  de 
quarante  ans,  et  fut  enterré  dans  l'île  sans  que  per- 
sonne, sauf  M.  de  St-Mars  et  ses  ofïiciers,  en  ait  eu 
connaissance  (2).  Le  secret,  tant  recommandé  pour 
des  raisons  de  politique  extérieure,  fut  si  scrupuleu- 
sement gardé,  que,  dix  ans  après  la  mort  de  Cardel, 
on  le  croyait  encore  en  vie  et  l'on  ignorait  toujours 
le  lieu  de  sa  détention.  Le  pasteur  réfugié  Philippe 
Legendre  écrivait  vers  1704  :  «  L'Église  de  Rouen 
gémit  encore  pour  un  de  ses  chers  enfants  :  c'est 
M.  Paul  Cardel,  reçu  au  saint  ministère  sur  la  fin  de 
l'année  1681,  pour  servir  une  Église  de  fief  qui  était 
à  quatre  lieues  de  Rouen.  Ce  bon  pasteur  étant  parti 
de  Hollande  en  1688  avec  M.  Cottin,  pour  aller  prê- 


(1)  Bidlet.  IV,  120-122. 
{2)Mém.  sur  la  Bastille^  I  95. 


PAUL  CARDEL  191 

cher  sous  la  croix,  fut  arrêté  à  Paris  par  la  perfidie 
d'une  femme  qui  le  conduisit  dans  une  maison  où  il 
devait  y  avoir  un  malade.  Le  jugement  qu'il  lui  fal- 
lut subir  le  condamne  à  une  prison  perpétuelle.  Il  y 
a  tantôt  quinze  ans  qu'il  est  dans  un  si  déplorable 
état,  sans  que  l'on  ait  entendu  parler  de  lui,  non  plus 
que  de  MM.  Mathurin,  Malzac  et  De  Salve,  trois  au- 
tres pasteurs  sortis  les  uns  après  les  autres  des  Pro- 
vinces-Unies pour  le  même  sujet,  qui  ont  eu  le  môme 
sort.  L'ignorance  où  sont  tous  leurs  amis  de  ce  qui 
peut  leur  être  arrivé  durant  une  si  longue  détention, 
est  une  marque  certaine  de  leur  fermeté  inébranla- 
ble ;  car  s'ils  avaient  eu  la  moindre  faiblesse,  on 
n'aurait  pas  manqué  à  le  publier.  »  (1) 

Les  deux  médecins  et  la  femme  du  serrurier,  con- 
duits à  la  Bastille  avec  le  pasteur  du  Désert,  tirent 
preuve  de  la  même  fermeté  que  lui,  bien  qu'ils  eus- 
sent été  contraints  d'abjurer  lors  de  la  Révocation. 
Dernier  déclara  hardiment  qu'il  avait  signé  une  ré- 
tractation (2),  et  qu'il  faisait  profession  d'être  de  la 
religion  réformée,  et  la  femme  Bouay  fit  la  même 
déclaration.  Dernier  fut  transféré  de  la  Bastille  au 
château  de  Guise  (Aisne),  le  4  janvier  1691  (3),  d'où, 

(1)  Hist.  de....  l'Égl.  de  Rouen.,  p.  94. 

(2)  Paul  Bernier,  docteur  en  médecine,  est  l'une  des  cinquante-six 
personnes  venues  de  diverses  provinces,  qui  obtinrent,  au  mois  d'octo- 
bre 1685,  la  permission  de  passer  quelque  temps  à  Paris,  sous  divers 
prétextes,  pour  chei'cher  à  s'évader.  CLa  France  prot.)  N'ayant  pu  y 
réussir,  il  fut  contraint  d'abjurer  le  19  novembre. 

(.3)  Mern.  sur  la  Bastille,  et  Ballet.,  II,  563. 


192       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

selon  la  France  protestante,  il  ne  sortit  sans  doute 
jamais.  Cependant  nous  voyons  que,  le  2  mars  1692, 
la  peine  de  mort  prononcée  contre  un  nommé  Ber- 
nier,  fut  commuée  en  celle  des  galères  perpétuelles. 
S'il  s'agit  du  même  personnage,  il  serait  donc  sorti 
du  château  de  Guise  et  aurait  été  de  nouveau  surpris 
en  flagrant  délit  d'assemblée. 

Poupaillard,  sieur  de  Pavilloy,  ne  quitta  la  Bastille, 
le  2  janvier  1693,  que  pour  être  conduit  dans  l'une 
des  tours  du  Pont-de-l' Arche  (Eure),  situées  sur  le 
bord  de  la  Seine  (1).  Sa  constance,  sa  piété,  sa  dou- 
ceur, avaient  sans  doute  agi  sur  son  geôlier;  car  une 
lettre  que  le  secrétaire  d'Etat  Pontchartrain  (2)  adres- 
sait, le  13  janvier  1694,  à  M.  Davignon  porte  que  Pou- 
paillard  «  sort  souvent,  sous  prétexte  de  rendre  vi- 
site aux  malades  des  paroisses  des  environs,  ce  qui 
est  entièrement  contre  l'intention  du  roi,  »  qui  veut 
qu'on  y  donne  ordre.  Peut-être  s'était-on  aperçu  que 
c'étaient  les  malades  nouveaux  catholiques  que  le 
médecin  recherchait  de  préférence. 

La  fidélité  de  Mme  Bouay  obtint  une  meilleure  ré- 
compense. La  courageuse  femme  alla  terminer  sa 
carrière  en  Hollande.  Pontchartrain  écrivait  à  La 
Reynie,  le  30  janvier  1692  :  «  Prenez  la  peine  de  vous 
informer  dans  quel  pays  elle  veut  se  retirer,  afin  que 
quand  le  temps  sera  un  peu  plus  doux,  on  l'envoie 
sur  la  frontière  »  (3).  Elle  partit,  le  jeudi  5  avril,  dans 


(1)  Sttllet.  IV  372. 

(2)  Il  avait  succédé  à  Seignelay  le  6  novembre  1690. 

(3)  Bidlet.  IV  209. 


PAUL  CARDEL  193 

une  voiture  qui  la  conduisit  à  Mons,   d'où  on  la  lit 
sortir  de  France. 

La  Tour,  mis  aussi  à  la  Bastille,  puis  au  couvent 
des  Blancs-Manteaux,  retourna  dans  le  terrible  don- 
jon, où  il  faiblit  sans  doute;  car,  le  30  décembre  1600, 
Seignelay  donnait  l'ordre  de  le  faire  sortir  à  la  fois 
de  la  Bastille  et  de  Paris  (1). 

Nous  ne  pouvons  terminer  ce  chapitre  sans  dire  un 
mot  du  frère  de  Paul  Cardel,  et  sans  rappeler  le  dé- 
plorable sort  d'un  autre  martyr,  que  les  historiens  de 
nos  jours,  aussi  bien  que  ceux  d'autrefois  et  la  police 
même  de  Louis  XIV,  ont  souvent  confondu  avec  son 
homonyme,  le  pasteur  du  Désert. 

Etienne  Cardel,  frère  de  Paul,  s'était  retiré  à  Franc- 
fort-sur-l'Oder,  où  nous  le  trouvons  dès  1688  (2).  Il  y 
épousa,  le  22  juin  1690,  Marie  Barbe,  fille  cadette  de 
la  veuve  de  l'avocat  au  parlement  Ehren  Volleben 
(plus  loin  Wollèbe)  (3),  née  Anne  Chevillette  (4),  qui 
s'y  était  aussi  réfugiée.  Etienne  Cardel,  type  parfait 
du  juge  huguenot,  ne  tarda  pas  à  être  nommé  an- 
Ci)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastiile,  IX  177  et  Ballet.,  IV  122. 

(2)  Voii'  l'appeadice  VI. 

(3)  En  1643,  Jacques  WoUeb,  musicien  de  grand  savoir,  avait  rem- 
placé Mareschal,  comme  organiste  de  la  cathédrale  de  Bàle  (G.  Becker, 
La  musique  en  Suisse,  p.  93).  En  1658,  un  Wolleben  adressait,  de 
Strasboui'g,  à  Paul  Perry,  une  lettre  conservée  dans  les  Ms.  de  la 
Bibliothèq.  du  prot.,  fonds  Coquerel. 

(4)  Les  frères  Haag  avaient  donc  raison  de  dire  (La  France  prot.  III 
444  art.  Chevillette)  :  «Nous  aurions  peut-être  quelque  droit  de  ré- 
clamer pour  la  France  protestante  et  de  rattacher  à  cette  famille  Juste 
Chevillet  (Chevillette,  d'après  la  prononciation  allemande),  graveur 

i  13 


1 94       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

cien  de  l'Église  française  et  directeur  de  la  colonie 
des  réfugiés.  Son  vignoble,  c'est-à-dire  sa  maison 
de  campagne,  devint  un  centre  de  ralliement  pour 
tous  les  français  réfugiés.  11  eut  cinq  filles  et  six  fils, 
et  quelques-uns  de  ses  enfants  parvinrent  à  un  âge 
très-avancé.  L'un  de  ses  fils,  Jean,  sieur  du  Noyer, 
enseigna  le  français  à  l'université  ;  l'une  de  ses  filles 
dirigea  l'éducation  de  la  princesse  d'Anhalt-Zerbst, 
qui  fut  impératrice  de  Russie  sous  le  nom  de  Cathe- 
rine II,  et  disait  plus  tard  de  son  institutrice  : 
«  Elle  m'avait  fort  bien  élevée  pour  faire  un  bon 
mariage  avec  quelque  petit  prince  d'empire  ;  mais 
ni  M"^  Gardel  ni  moi,  ne  nous  attendions  guère  à 
tout  ceci  (1).  »  Une  autre  eut  pour  mari  le  maître 
de  langues  de  l'université,  Jacques  Mercier.  La  plus 
jeune  épousa,  le  30  avril  1732,  le  pasteur  allemand 
réformé  de  Magdebourg,  F.  W.  Sack,  qui  devint 
plus  tard  prédicateur  de  la  cour  de  Frédéric-le- 
Grand.  Etienne  mourut  le  3  février  1749,  âgé  de 
87  ans;  sa  femme,  Barbe  Wollebe,  l'avait  précédé 
dans  la  tombe,  le  30  septembre  1738.  Tous  deux 
furent  inhumés  dans  l'église  française.  Leur  dernier 
fils,  Jean  Paul,  fut  directeur  de  la  colonie  de  1734 
à  1763. 

Nous  ignorons  s'il  existait  un  lien  de  parenté  entre 
les  Cardel  normands,  ceux  d'Alençon  (Bullet.,  VII  711, 

habile,  né  à  FraïK^fort-sur-l'Oder,  en  1729,  et  mort  à  Paris  vers 
1800.  » 

Isaac  Chevillette  de  Sedan  soutint  une  thèse  dans  l'académie  de  sa 
ville  natale,  en  1G54. 

(1)  Erman  et  Reclam,  Mém..  IX  58. 


PAUL  GARDEL  195 

ceux  de  Meaux  (1)  et  ceux  de  la  Touraine,  qui  étaient 
aussi  protestants. 

«  Jean  Cardel,  né  à  Tours,  vers  1635,  s'était  établi 
àManheim  en  1674,  pour  échapper  aux  persécutions 
de  toute  espèce  auxquelles  les  protestants  étaient  ex- 
posés en  France,  même  avant  la  révocation  de  l'édit 
de  Nantes.  Il  y  avait  fondé  d'immenses  manufactu- 
res de  soie,  et  par  son  activité,  son  intelligence,  sa 
probité,  il  avait  acquis  une  fortune  considérable  et 
une  réputation  qui,  en  fixant  sur  lui  l'attention  des 
ministres  de  Louis  XIV,  causa  sa  ruine  »  (2).  — 
Gomme  il  se  rendait  à  la  foire  de  Spire,  un  détache- 
ment de  troupes  françaises  de  Landau  alla,  sans  plus 
de  façon,  le  saisir,  près  du  village  appelé  La  Réhut, 
à  deux  petites  lieues  de  Manheim,  du  côté  de  Franc- 
fort-sur-le-Mein,  «  pour  des  raisons  très-importantes 
qui  regardaient  la  conservation  de  la  personne  du 
roi,  »  disent  les  Mémoires  sur  la.  Bastille  (I  235),  et  le 
conduisit  au  château  de  Vincennes,  où  il  entra  le  25 
novembre   1685  (3).  L'électeur  palatin  eut  beau  pro- 

(1)  Jeanne  Cardel  de  Meaux  lut  condamnée,  en  juillet  1688,  à  être 
rasée  et  enfermée  à  l'hôpital  général,  pour  s'être  trouvée  à  une  assem- 
blée tenue  à  Nanteuil  (Reg.  du  Secret.,  0  35). 

(2)  La  France  prot. 

(3)  Le  Journal  de  Genève  du  21  novembre  1690  nous  apprend  que  les 
Genevois  craignirent  aussi  l'enlèvement  d'un  pasteur  réfugié  chez  eux  : 
«  On  sait  que  les  troupes  de  Fi'ance  venant  en  quartier,  ont  été  renfor- 
cées ces  jours  passés  dans  notre  voisinage,  et  que  huit  ou  neuf  compa- 
gnies des  dragons  de  Catinat  sont,  du  présent,  très-près  de  nos  frontiè- 
res. Quelques-uns  de  leur  officiers  étant  venus  au  logis  du  prél'Evèque, 
s'y  sont  informés,  en  soupant,  du  sieur  ministre  Arnaud,  l'un  de  nos 
réfugiés  de  considération,  sous  prétexte  de  quelque  parentage.  Ce  pau- 


196  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

tester  contre  la  violation  de  son  territoire,  on  lui  ré- 
pondit que  Cardel  avait  conspiré  contre  la  vie  de 
Louis  XIV,  et  on  demanda  l'extradition,  non  accor- 
dée,'de  ses  prétendus  complices. 

Une  note  remise  à  La  Reynie  le  qualifie  de  «  pro- 
testant entêté  qui  n'a  jamais  voulu  se  convertir,  et 
accusé  de  machinations  contre  le  roi  ».  Mais  la  police 
s'embrouillait  elle-même  dans  ses  notes  menteuses. 
La  suivante,  signée  du  lieutenant-général  donne  aux 
autres  un  démenti  catégorique  (1)  : 

«  1685.  Jean  Cardel,  marchand  de  draps  et  autres 
marchandises,  demeurant  à  Manheim,  détenu  à  Vin- 
cennes. 

«  Pierre  Desvallons,  faux  dénonciateur  contre  le 
dit  Jean  Cardel,  détenu  à  Vincennes.  Desvallons  avait 
accusé  faussement  Jean  Cardel  d'une  prétendue  cons- 
piration contre  la  personne  du  roi.  » 


vre  pasteur  des  Églises  de  France  est,  selon  beaucoup  de  gens,  en  dan- 
ger d'être  enlevé  au  premier  jour,  si  Ton  n'y  met  ordre  ;  car  il  est  à  sup- 
poser que  le  gouvernement  du  roi  ne  désirerait  rien  autant  que  de  l'a- 
voir en  sa  possession.  Le  Conseil  a  i-ésolu  ce  jour  qu'on  avertisse  le 
sieur  Arnaud,  afin  qu'il  se  donne  de  garde,  et  l'on  ne  saurait  qu'approu- 
ver assurément  cette  prudente  mesure.  Mais  ce  qu'il  faut  louer  bien 
moins  haut,  selon  nous,  c'est  qu'on  lui  doit  faire  entendre  aussi,  pour 
plaire  à  M.  le  résident,  qu'il  n'est  pas  expédient  qu'il  demeure  davan- 
tage en  cette  ville,  en  sorte  qu'il  doit  se  disposer  sans  retard  à  s'en  reti- 
rer. » 

M.  Ch.  Du  Bois  Melly  se  trompe  en  annonçant  qu'il  s'agit  ici  d'Etienne 
Arnaud.  Celui-ci  était  un  tout  jeune  homme  quand  il  fut  pendu,  en 
1718;  le  réfugié  menacé  était  Daniel  Arnaud  ex-pasteur  à  Volvent,  zé- 
lateur enfui  à  Genève  en  1683. 

m  Bi<net..xi2:i0. 


PAUL  CARDEL  197 

Ainsi  on  reconnut  que  l'accusation  était  fausse,  et 
l'on  garda  l'innocent  dans  les  cachots,  pour  ne  pas 
avouer  que  le  roi  avait  commis  une  violence  par 
suite  d'une  erreur.  Quant  au  «faux  dénonciateur  », 
fils  d'un  avocat  protestant  de  Paris  aussi  vertueux, 
que  lui-même  était  vicieux  (1),  ce  scélérat,  qui  avait 
été  enlevé  en  même  temps  que  Cardel,  fut  transféré 
au  château  de  Guise,  le  4  janvier  1691,  et  accabla  le 
ministre  de  placets,  pour  réclamer  la  liberté  -'qui  lui 
fut  sans  doute  bientôt  rendue  (2).  Il  n'en  fut  pas  de 
même  pour  Jean  Cardel. 

«  L'électeur,  le  roi  Guillaume,  les  États-Généraux, 
l'empereur  même,  s'intéressèrent  au  sort  de  cet  infor- 
tuné; mais  leurs  réclamations  furent  vaines;  on  leur 
répondit  qu'il  était  mort.  C'est  qu'en  efTet  le  malheu- 
reux Cardel  avait  résisté  à  toutes  les  sollicitations,  à 
toutes  les  offres  qu'on  lui  avait  faites  pour  qu'il  chan- 
geât de  religion  et  s'établît  en  France.  Les  mauvais 
traitements,  les  tortures  l'avaient  trouvé  également 
inébranlable  dans  sa  foi.  Il  était  donc  mort  et]  bien 
mort  pour  le  monde  ,  pour  sa  mère  (3),  pour  sa 
femme  (4),  pour  ses  enfants  ;  le  iyran  qu'on  appelle 


(1)  La  lettre  de  cachet  qui  renvoyait  à  Guise  avec  Bernier,  Malet  et 
Paradez,  les  qualifiait  tous  quatre  de  «  mauvaisVatholiques  et  suspects 
pour  leur  conduite  »,  et  ordonnait  de  les  mettre  dans  des  lieux  séparés 
(Bullet.,lY2m). 

(2)  C.  de  Renneville,  L'inquisition  franc. ^  III  63. 

(3)  «  Sa  mère,  quitétait  née  protestante,  après  avoir  sollicité  en  vain 
sa  sortie  pendant  plusieurs  années,  passa  dans  les  pays  étrangers,  pour 
y  professer  librement  sa  religion  »  (Mém.  sur  la  Bastille.,  I  235.^ 

(4)  Il  s'était  marié  à  Mauheim. 


198       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

le  grand  roi  voulait  que  tout  pliât  sous  sa  volonté, 
jusqu'aux  consciences,  et  il  ne  pardonnait  jamais  une 
résistance,  fùt-elle  dictée  par  les  plus  nobles  senti- 
ments. Aussi  se  montra-t-il  sourd  aux  larmes  de  la 
mère  de  Cardel,  comme  aux  prières  de  plusieurs  per- 
sonnes influentes  qui  intercédèrent  pour  lui.  Après 
trente  ans  de  captivité,  le  martyr  expira  enfin  à  la 
Bastille,  où  il  avait  été  transféré  le  4  août  1690.  On 
le  trouva  un  matin  mort  dans  le  cachot  fangeux  où 
il  avait  été  plongé.  «  (1) 

Il  mourut  subitement,  le  13  juin  1715,  d'après  les 
registres  de  la  Bastille  (2),  qui  ne  donnent  d'autre 
motif  de  son  arrestation  que  la.  religion.  Le  2  fé- 
vrier 1G9-5,  le  roi  ne  savait  déjà  plus  pourquoi  il  était 
détenu  (.)).  On  réussit,  au  moins  une, fois,  à  lui  faire 
tenir  de  l'argent,  ainsi  qu'il  résulte  de  la  note  sui- 
vante ou])liée  dans  un  registre  d'écrou,  par  Du  Junca 
lieutenant  du  roi  à  la  Bastille.  «  Du  mercredi  M*" 
avril  1706  l'après-midi,  je  reçus  de  M.  Toulieu,  avocat 
au  parlement,  dix  écus  blancs,  valant  34,  pour  les 
besoins  du  sieur  Cardel,  prisonnier  à  la  Bastille,  et 
que  La  France,  porte-clefs,  sert.  Auquel  j'ai  dit  que 
j'avais  cet  argent  pour  lui  acheter  ce  qu'il  aura  le 
plus  de  besoin.»  —  «Du  1"  juillet,  il  y  a  eu  une  dimi- 
nution de  deux  sous  par  écu»  (4). 

«  Son  esprit  était  dans  une  espèce  d'égarement  qui 
ne  lui  laissait  que  de  forts  légers  intervalles  de  rai- 

(1)  La  Finance  prot. 

(2)  Bullet.,  XI,  250. 

(3)  Bullet.,  IV,  372. 
{A)Bîaiet.,Xl2ôl. 


PAUL  GARDEL  199 

son,  et  qui  le  mettait  hors  d'état  de  se  conduire  »  (1); 
ce  qui  n'empêchait  pas  les  convertisseurs  de  la  Bas- 
tille de  le  tourmenter,  pour  lui  arracher  au  moins  un 
simulacre  d'abjuration. 

Constantin  de  Renneville  a  tracé,  dans  l'Inquisi- 
tion française,  II  247,  le  tableau  des  atroces  souffran- 
ces qui  fmirent  par  tuer  le  pauvre  martyr,  «  J'étais, 
dit-il,  à  la  seconde  chambre  de  la  tour  du  coin  (2), 
lorsque  continuellement  j'entendais  faire  des  cris 
épouvantables,  par  un  prisonnier  qui  était  dans  la 
première  chambre  au-dessous  de  nous.  Gomme  le 
souffrant,  dans  les  intervalles  de  sa  douleur,  faisait 
des  prières  très-touchantes  et  chantait  des  psaumes 
de  l'ancienne  version,  je  présumai  que  le  malade 
était  protestant.  Pour  m'en  éclaircir  et  lui  procurer 
quelque  soulagement  ou  quelque  consolation,  au  ris- 
que d'aller  au  cachot,  je  fis  un  trou  dans  mon  plan- 
cher à  côté  de  mon  lit,  justement  sur  celui  du 
pauvre  patient;  j'appris  qu'il  était  ministre  du  saint 
Évangile  (3),  mais  il  ne  voulut  jamais  nous  dire  son 

(1)  Mém.  sur  la  Bastille,  I,  235. 

(2)  C'était  celle  où  Montmorency,  Biron,  Bassompierre  avaient  été 
détenus,  où  Lemaistre  de  Sacy  avait  traduit  la  plus  grande  partie  de  sa 
Bible.  Renneville  y  composa  les  2ysaiones  de  la  pénitence  et  les  Can- 
tiques de  l'Écriture  sainte, j^araphrasés  en  sonnets. 

(3)  Ici  les  souvenirs  de  Renneville  le  trahissent  ;  il  va  confondre  les 
deux  Cardel.  Or  le  pasteur  était  mort  huit  ans  avant  que  l'auteur 
de  l Inquisition  française  fût  mis  A.  la  Bastille.  Une  des  raisons 
qui  lui  faisaient  croire  que  c'était  le  pasteur,  c'est  qu'il  ne  parlait 
jamais  de  son  abjuration  dans  la  confession  de  ses  péchés;  or  le 
Cardel  de  Tours  n'avait  pas  non  plus  abjui'é,  ayant  quitté  la  France 
avant  1685. 


200       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

nom  (1).  La  conformité  de  leurs  maux  m'aurait  clù  faire 
croire  que  ce  pouvait  être  le  même  M.  César,  minis- 
tre de  Suisse,  dont  M.  Hugues  d'Hamilton  m'avait 
déjà  fait  l'histoire;  mais  le  nommé  Fontaine,  de  Tour- 
nay,  que  l'on  avait  donné  pour  garde  à  ce  pauvre 
mourant,  m'a  dit  depuis  qu'il  croyait  que  ce  ministre 
s'appelait  M.  Cardel,  de  Rouen... 

«  J'ai  vu  exercer  les  dernières  cruautés  sur  ce  pau- 
vre agonisant,  que  Fontaine  me  dit  être  dans  les 
douleurs  de  la  mort  depuis  plusieurs  années.  Comme 
il  était  abandonné  du  médecin  depuis  longtemps,  et 
même  de  Reille,  chirurgien  de  la  Bastille,  depuis 
plus  de  trois  mois,  il  n'y  avait  plus  que  le  bourreau 
qui  le  pansait,  je  veux  dire  Ru  :  c'est  encore  un  titre 
trop  doux  à  son  inhumanité.  J'ai  vu  plusieurs  fois 
par  le  trou  que  j'avais  fait,  non  sans  répandre  des 
larmes,  et  un  jour  je  pensai  demeurer  évanoui  sur  le 
plancher  de  ma  chambre  par  l'excès  de  ma  douleur, 
j'ai  vu,  dis-je,  ce  barbare  dépouiller  de  sa  chemise 
tous  les  matins  ce  ministre  outragé  ;  elle  était  collée 
avec  le  pus  contre  sa  chair,  car  de  peau  il  n'en  avait 
plus  en  aucune  partie  de  son  corps.  Après  quoi  il  le 
frottait  partout  avec  une  serpillière  toute  roide  de  pus 
et  de  sang,  et  en  le  frottant  il  lui  faisait  de  nouvelles 
plaies,  en  sorte  que  le  sang  ruisselait  de  tous  côtés  à 
ce  langoureux  martyr,  qui  poussait  des  cris  capables 
d'attendrir  des  tigres.  Après  quoi  cet  anthropophage 
Esculape    remettait    la  chemise  sur  ce    déplorable 


(1)  Pour  «  dérobera  ses  parents,  disait-il,  l'horreur  des  cruautés  de 
sa  mort.  » 


PAUL  CARDEL  201 

écorché  ;  elle  semblait  être  un  cuir  tant  elle  était 
roide  de  pus  et  de  sang.  Le  vieux  se  recollait  bientôt 
au  nouveau,  pour  être  encore  arraché  le  lendemain, 
en  sorte  que  le  patient  tremblait  de  tous  ses  mem- 
bres disloqués,  sitôt  qu'il  entendait  Ru  ouvrir  les 
portes  pour  le  venir  déchirer  avec  la  dernière  féro- 
cité. J'ai  vu  Fontaine  se  mettre  à  genoux  pour  lui 
demander  de  l'onguent  et  du  linge  pour  panser  ce 
pauvre  homme,  sans  pouvoir  fléchir  ce  barbare...  On 
ne  lui  donnait  qu'une  pinte  de  lait  par  jour,  sans  un 
seul  morceau  de  pain,  sans  un  peu  de  bouillon.  » 

La  mort  subite  dont  parlent  les  Registres  de  la  Bas- 
tille, n'avait  donc  été  qu'un  long  et  affreux  supplice 
incessamment  renouvelé.  Gardel  fut  enterré,  selon 
Renneville,  au  pied  d'un  poirier,  dans  le  jardin  de  la 
forteresse  (1). 

Écrivant,  en  1714,  que  la  raison  et  la  santé  du  pri- 
sonnier étaient  dérangées,  D'Argenson  ajoutait:  «Je 
pense  aussi  qu'il  n'y  a  pas  moins  de  charité  que  de 
justice,  à  le  laisser  vivre  et  mourir  dans  ce  château.  » 
Pontchartrain  écrivait  à  son  tour,  le  15  juin  de  l'an- 
née suivante  :  «  Je  suis  fâché  que  ce  prisonnier  soit 
mort  subitement,  et  qu'il  n'ait  point  voulu  faire  abju- 

(1)  Les  catholiques  étaient  enterrés  dans  le  cimetière  de  l'église 
St-Paul ,  et  leurs  noms ,  inscrits  sur  les  registres  de  cette  église. 
«  Quant  aux  hérétiques  qui  avaient  refusé  les  sacrements,  on  y  mettait 
moins  de  façon  :  les  porte-clefs  ensevelissaient  le  corps  et  l'enterraient 
dans  le  premier  endroit  venu,  dans  les  cours  ou  dans  le  jardin  du  châ- 
teau. Ce  sont  ces  restes,  découverts  en  1789,  qui  firent  croire  que  c'é- 
taient les  ossements  de  prisonniers  tués  à  la  Bastille.  »  (Ravaisson, 
Arch.  delà  Bastille,  I  p.  XXIP.. 


202  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ration.  «  (1)  Telles  sont  l'humanité,  la  justice  et  la 
charité  du  despotisme. 

(1)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille^  IX  292. 


DANIEL  GOTTIN,  dit  LA  HAYE. 


Aucun  nom  protestant  ne  se  rencontre  aussi  fré- 
quemment que  celai  de  Gottin,  dans  les  annales  de 
la  persécution  du  département  de  l'Aisne.  Il  y  avait 
les  Gottin  de  Bohain,  qui  passèrent  à  l'étranger  en 
abandonnant  leurs  propriétés  ;  les  Gottin  de  Noyon, 
que  nous  retrouverons  tout  à  l'heure  ;  les  Gottin 
d'Annois,  «  mauvais  catholiques  »,  dont  le  fils  aîné 
portait  le  nom  de  Daniel,  probablement  en  l'honneur 
du  pasteur,  son  parent;  les  Gottin  de  Saint-Quentin, 
dont  l'un  assistait,  comme  ancien,  au  synode  de  Vitry, 
en  1649,  et  les  Gottin  de  Laon,  dont  l'un  ligure,  aussi 
en  qualité  d'ancien,  au  synode  tenu  à  Gharenton  en 
1655,  et  un  autre,  toujours  au  même  titre,  aux  syno- 
des de  Lisy  en  1681  et  1683.  Ges  deux  derniers,  qui 
portaient  le  prénom  de  Jean,  étaient  sans  doute  le 
père  et  le  fils.  Le  premier  était  docteur  en  médecine, 
et  sans  doute  aussi  le  second  (1). 

Jean  Gottin  de  Laon,  le  père,  vivait  encore  en  1665, 

(1)  Citons  encore  le  pasteur  Robert  Cottin,  de  Picardie,  qui,  ayant 
soutenu  sa  thèse  à  Sedan,  sous  la  présidence  de  Cappel,  en  1620, 
avait  au  moins  90  ans  en  1683,  s'il  vécut  jusque  là  (La  France prot., 
art.  DevoJAx). 


204       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

et  plaidait  devant  les  commissaires  de  l'Édit  la  cause 
des  protestants  de  Crépy,  qui  voulaient  bâtir  un 
temple  (1).  En  1653,  il  avait  rencontré  une  très-vive 
opposition,  cléricale  bien  entendu,  quand  il  s'était 
agi  de  faire  recevoir  son  fils  au  nombre  des  médecins 
de  la  ville.  Les  bons  bourgeois  catholiques  n'en  vou- 
laient point  entendre  parler.  Ils  écrivirent  au  maré- 
chal D'Estrées,  qu'il  n'y  avait  jamais  eu  que  trois 
médecins  dans  leur  ville,  que  deux  déjà  étaient  héré- 
tiques, et  qu'en  admettre  un  troisième,  serait  un 
scandale  pour  les  âmes  scrupuleuses,  et  plus  encore 
pour  les  ecclésiastiques  et  les  moines.  Le  nombre  des 
hérétiques,  poursuivaient-ils,  s'étant  grandement 
accru  à  Laon  depuis  une  douzaine  ou  une  quinzaine 
d'années,  parce  qu'on  ne  les  admet  pas  dans  les  villes 
voisines,  il  en  est  résulté  qu'en  quelques  occasions 
ils  se  sont  émancipés  au-delà  de  ce  qui  leur  est  per- 
mis par  les  édits.  Nous  vous  faisons  ces  remontran- 
ces, disaient-ils  en  terminant,  pour  le  salut  commun 
de  tous  les  nôtres  (2).  Vu  la  date  de  l'opposition,  il  est 
permis  de  penser  qu'on  passa  outre,  et  que  Laon  eut 
un  troisième  médecin  de  la  religion.  Nous  ne  saurions 
douter  que  le  pasteur  du  Désert  soit  le  iils  du  premier 
médecin  Jean  Cottin,  et  le  frère  du  second. 

Daniel  Cottin  «  de  Laon  »  soutint  sa  thèse  à  l'aca- 
démie de  Sedan,  en  1656  (3);  il  était  donc  né  vers  1630, 
et  comptait  de  cinquante  à  cinquante-cinq  ans,  quand 

(1)  Bullet.,  Vlir,  538. 

(2)  Renseignement  dû  à  l'obligeance  de  M.  Matton,  archiviste  de 
l'Aisne. 

(3)  La  France pvot.,  art.  Dovaux. 


DANIEL  GOTTIN,  DIT  LA  HAYE  205 

il  revint  en  France.  En  1660,  il  exerçait  le  saint 
ministère  à  Ghauny,  La  Fère  et  Goucy  (1),  et,  en 
1665,  chez  Jean  du  Fay,  seigneur  de  Verneuil-le-Bas 
(Oise),  ainsi  qu'il  résulte  du  procès  intenté  par  l'évê- 
que  de  Soissons  devant  les  commissaires  royaux, 
Jean  Desmarets  et  Benjamin-Robert  d'Ully,  vicomte 
de  Nouvion  et  Laval,  contre  les  pasteurs  qui  célé- 
braient le  culte  réformé  dans  son  diocèse.  L'évoque 
demandait  la  suppression  de  tous  les  lieux  d'exer- 
cice ;  mais  il  n'eut  pas  le  plaisir  de  réussir  dans  sa 
peu  fraternelle  tentative.  Bien  qu'il  fût  inquiété  et 
empêché  dans  ses  fonctions,  Cottin  était  encore  à 
Verneuil  en  1669,  auprès  de  Rachel  du  Fay,  veuve  de 
Jacques  le  Gordeiller,  seigneur  de  Chenevières,  dame 
par  moitié  de  la  justice  de  Beugnot,  sise  à  Verneuil- 
le-Bas,  fief  de  haute  justice,  où  le  culte  se  célébrait 
depuis  un  siècle.  L'exercice  y  fut  supprimé  par  un 
arrêt  du  juge  de  Châtillon-sur-Marne,  et,  en  1673, 
Loride  des  Galinières  (2),  avocat  de  la  dame  du  Fay, 
suppliait  Sa  Majesté  de  casser  cet  arrêt  injuste.  Le 
roi  n'eut  garde  de  faire  justice. 

Aux  synodes  de  Gharenton  1679  et  de  Lisy  1681, 
Gottin  figura  comme  pasteur  à  Houdan  (Seine-et- 
Oise),  où  il  resta  jusqu'en  1685.  Gomme  il  se  rendait 
à  l'étranger  pour  obéir  à  l'édit  révocatoire,  il  fut 
arrêté  à  Gharleville  avec  trois  de  ses  collègues,  Augier 
de  Ghâlons,  Superville  de  Loudun,  et  Du  Moustier  de 
Belléme,  malgré  les  passeports  qui  leur  avaient  été 


(1)  Ballet.,  2«  série,  I  513. 

(2)  Ancien  de  Charenton,  présent  au  synode  de  1669. 


206       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

délivrés  par  La  Reynie.  On  voulait  les  contraindre  à 
l'abjuration,  en  retenant ,  contrairement  à  TÉdit, 
leurs  femmes  et  leurs  enfants.  Cottin  fit  courageuse- 
ment le  plus  grand  de  tous  les  sacrifices  :  il  se  diri- 
gea vers  la  frontière  et  gagna  la  Hollande,  tandis  que 
toute  sa  famille  fut  envoyée  à  Paris  (1).  Nous  igno- 
rons si  elle  put  le  rejoindre  plus  tard  (2). 

Il  fut  nommé  pasteur  à  Groningue  dès  1686,  et  ren- 
tra en  France  en  1688  avec  Gardel;  mais  plus  heu- 
reux que  lui,  il  put  parcourir  toutes  les  Églises  du 
Nord  et  même  celles  de  la  Normandie  (3).  Antoine 
Court  s'exprime  ainsi,  dans  son  Hist.  ms.  des  Églises 
réformées  de  France  :  «  Les  ministres  Cottin,  Masson 
et  La  Gacherie  visitèrent  successivement,  de  1688  à 
1690,  les  protestants  de  Normandie.  L'un  d'eux  écri- 
vait à  Jacques  Basnage,  retiré  alors  à  Rotterdam, 
«  que  Dieu  avait  béni  son  entreprise  et  celle  de  ses 
«  collègues  d'une  manière  qui  dépassait  de  beaucoup 
«  leur  attente;  cfu'à  Rouen  en  particulier,  tout  le 
«  monde  s'était  converti  et  avait  fait  réparation,  avec 
«  des  témoignages  admirables  de  zèle  et  de  repen- 
«  tance;  que  ceux  qui  craignaient  le  plus  la  persécu- 
«  tion  désiraient  avec  ardeur  leur  présence;  que 
«  la  plupart  de  ceux  qui  étaient  tombés  s'étaient 
«  relevés,  et  qu'il    en  avait  été   de    même   à  peu 

(1)  Élie  Benoit,  Hist.  de  Védit  de  Nantes,  V  934. 

(2)  Il  ne  serait  pas  impossible  que  le  Cottin  de  Laon,  de  la  R.  P.  R., 
qui,  en  1696  ou  1697,  épousa  à  Paris  sa  parente,  fille  de  David  Ber- 
nardon  et  de  Marie  Cottin  de  Noyon,  fût  un  de  ses  enfants  (Ms.  de  la 
Blblioth.  nation.  Fr.,  4026,  3.) 

(3)  Legendre,  Hist.  de...  l'Église  de  Rouen,  p.  86. 


DANIEL  COTTIN,  DIT  LA  HAYE  207 

«  près  partout  où  la  Providence  avait  dirigé  leurs 
«  pas.  » 

Nous  ignorons  les  noms  des  pasteurs  que  concer- 
naient les  deux  dépêches  suivantes,  adressées  à  La 
Reynie  par  Seignelay  : 

Versailles,  8  avril  1689. 
Je  vous  envoie  l'extrait  d'une  lettre  que  je  viens  de  recevoir 
et  dont  j'ai  rendu  compte  au  roi;   S.  M.  désire  que  vous  en- 
voyiez après  l'homme  qui  y  est  désigné,  pour  tâcher  d'arrêter 
le  ministre  qu'on  croit  être  parti  avec  lui. 

25  septembre  1689. 
Prenez  la  peine  de  vous  informer  qui  sont  les  deux  hommes 
qui  ont  manqué  le  ministre  de  Hautecourt  (?),   et  par  quel 
ordre  ils  agissaient,  parce  qu'on  ne  les  connaît  pas. 

Le  périlleux  ministère  de  Gottin  dura  plus  d'un 
an,  bien  qu'une  délation  écrite,  sans  doute  fournie 
par  le  traître  Braconnier,  et  conservée  dans  les  pa- 
piers de  la  Reynie,  eût  donné,  dès  le  31  juillet  1689, 
son  signalement  et  toutes  les  indications  propres  à  le 
faire  arrêter  : 

Le  ministre  Coutiu,  dit  La  Haye,  m'a  fait  savoir  qu'il  s'en 
allait  à  la  Frette  [Ferté]-sur-Marne,  où  il  serait  sept  ou  huit 
jours,  ou  dans  le  voisinage  de  ces  lieux-là,  et  ensuite  il  revien- 
dra à  Paris. 

La  Frette-sur-Marne  est  un  bourg  à  douze  lieues  de  Paris, 
appartenant  à  M.  le  comte  de  Roucy;  la  plus  grande  partie  des 
habit;!nts  sont  nouveaux  convertis  ;  ce  ministre  y  va  pour 
leur  donner  la  cène;  il  est  plus  aisé  de  le  prendre  à  La  Frette 
qu'à  Paris,  le  bourg  n'étant  pas  bien  grand.  Ce  ministre 
pourra  aller  à  Meaux  ou  aux  environs,  où  il  y  a  des  nouveaux 
convertis,  mais  son  plus    grand  séjour  sera  à  la  Frette-sur- 


208  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Marne.  Il  faudra  donner  ordre  au  prévôt  des  maréchaux  de 
Meaux  de  le  prendre.  II  logera  chez  les  principaux  bourgeois 
de  La  Frette  et  changera  de  logis  tous  les  jours.  Les  officiers 
de  M.  le  comte  deRoucy  sont  nouveaux  convertis,  c'est  pour- 
quoi il  faut  se  méfier  d'eux. 

D'envoyer  des  gens  de  Paris  pour  le  prendre,  les  nouveaux 
convertis  se  méfieraient  de  celui  qui  a  donné  l'avis.  Ce  minis- 
tre fera  des  assemblées  de  nuit.  Il  faut  avoir  des  hommes  fidè- 
les à  La  Frette,  pour  prendre  garde  la  nuit  en  quelle  maison 
les  nouveaux  convertis  vont  ;  ils  n'entreront  qu'un  à  un  dans 
l'assemblée. 

Liste  des  maisons  dans  lesquelles  le  ministre  Coutin,  dit  La  Haye, 
fait  des  assemblées  depuis  peu  de  temps. 

Chez  le  nommé  Martin,  horloger,  rue  des  Fossés,  vis-à-vis 
la  comédie,  à  Saint-Martin,  à  la  troisième  chambre; 

Chez  le  nommé  Orry,  horloger,  sur  le  quai  Pelletier.  On 
monte  par  une  petite  montée,  qui  est  dans  la  cuisine  basse  et 
(jui  ouvre  dans  la  petite  chambre;  la  montée  est  si  petite  qu'il 
faut  monter  de  côté; 

Chez  les  nommés  Dargent  et  Dubuis,  tous  deux  logés  dans 
la  maison  où  il  y  a  pour  enseigne  :  Les  Castors  du  Canada;  il  y 
a  un  marchand  de  café  en  bas  de  la  maison;  ils  sont  tous 
deux  horlogers,  l'un  sur  le  devant  de  la  maison,  l'autre  sur  le 
derrière  ; 

Chez  le  nommé  Gury,  ouvrier  en  étoffe  d'or  et  d'argent,  dans 
la  rue  de  Béthisy,  au  Roi  de  France.  —  La  Haye  ne  va  que  de 
nuit;  il  y  aura  probablement  une  assemblée  demain  chez 
Cury,  sinon  La  Haye  ira  toujours  bientôt;  il  y  va  entre  neuf 
et  dix  heures  du  soir  et  sort  avant  le  jour; 

Chez  le  nommé  Massène,  charron,  rue  des  Fossés  de  Mon- 
sieur le  Prince; 

Chez  le  nommé  Mallet,  qui  loge  rue  Saint-Jean  de  Beauvais; 
il  n'y  a  aucune  enseigne;  il  y  a  deux  ou  trois  ménages  dans 


DANIEL  COTTIN,  DIT  LA  HAYE  209 

même  maison  ;  la  plus  grande  partie  dos  habitants  sont  nou- 
veaux convertis.  Le  ministre  Goutia  y  va  souvent.  Le  sieur 
Mallet  a  deux  de  ses  filles  au  couvent. 

Goutin  est  un  grand  homme,  d'une  taille  déliée,  qni  a  de 
gros  yeux  et  parait  avoir  la  vue  basse;  les  lèvres  assez  grosses, 
une  perruque  noire,  un  chapeau  noir  retroussé,  une  épée  cou- 
leur d'acier  avec  une  petite  lame  d'or  aux  environs  de  la  garde, 
d'une  bonne  longueur.  La  nuit,  quand  il  sort,  il  met  souvent 
sur  ses  épaules  une  brandebourg  grise;  il  change  quelquefois. 
On  le  connaîtra  bien  à  l'entrée  des  maisons  où  il  va  très- 
souvent.  Il  a  avec  lui  des  gens  armés  en  état  de  se  défendre. 
L'avocat  de  Normandie  qui  est  souvent  avec  le  ministre,  est 
presque  fait  comme  lui,  mais  il  n'est  pas  si  grand. 

Ces  détails  un  peu  vulgaires  peignent  fidèlement 
la  vie  si  pénible,  si  agitée  des  pasteurs  du  Désert, 
toujours  sur  le  qui-vive,  ne  sortant  guère  que  la 
nuit  et  cependant  toujours  trahis  et  découverts.  D'un 
autre  côté,  on  se  faisait  gloire  d'avoir  logé,  au  moins 
une  nuit,  les  proscrits,  et  d'avoir  ouvert  sa  maison 
pour  une  de  ces  réunions  où  l'on  demandait  à  Dieu 
pardon  de  l'apostasie,  et  force  et  fidélité  pour 
l'avenir. 

Gottin  est  l'un  des  rares  pasteurs  arrêtés  qui  n'aient 
pas  expié  leur  héroïsme  par  la  peine  de  mort  ou  une 
prison  perpétuelle.  A  force  de  le  traquer  hors  Paris 
comme  dans  Paris,  la  police  parvint  h  le  saisir,  mais 
non  à  le  garder,  dans  l'automne  de  l'année  1689.  Il 
réussit  à  fuir  et  à  regagner  la  Hollande,  où  nous  le 
voyons  donner  des  adresses  et  des  empreintes  de 
son  cachet  à  deux  autres  pasteurs,  De  Salve  et  De 
Malzac,   qui    partirent  pour    la  France  vers  le  15 

I  14 


210  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

décembre  de  la  même  année.  Pontchartrain 
commettait  donc  une  erreur  de  mémoire,  en  écri- 
vant à  l'intendant  Bossuet,  le  1"' décembre  1G90  (1): 
«  Il  y  a  quelques  mois  qu'on  arrêta  à  Paris  un 
ministre  de  la  R.  P.  R.,  nommé  Cottin,  qui  s'évada 
des  mains  de  l'officier  qui  l'avait  arrêté.  «  —  L'ex- 
pression exacte  eût  été  :  il  y  a  j^l^s  d'un  an.  Aussi 
l'objet  de  cette  lettre  est-il  le  guide  de  Cottin,  guide 
que  Pontchartrain  avait  déjà  recommandé  à  Bossuet 
d'observer,  et  non  la  personne  même  du  ministre. 
«  Cet  homme,  continue-t-il,  était  particulièrement 
conduit  dans  Paris  par  le  nommé  Lamotte,  qui  passait 
pour  officier  suisse  ;  mais  on  a  su  depuis  qu'il  était 
Français  et  qu'il  demeure  à  La-Fère-Endelin,  qui  est 
aux  environs  de  Saint-Quentin,  dans  votre  départe- 
ment, ainsi  que  vous  le  verrez  par  ce  billet  que  je 
vous  envoie,  au  dos  duquel  il  y  a  une  recommanda- 
tion qu'on  a  tirée  adroitement  pour  le  faire  connaî- 
tre. Comme  ce  Lamotte  peut  être  fort  suspect,  Sa  Ma- 
jesté m'a  ordonné  de  vous  écrire,  de  vous  informer 
précisément  du  lieu  où  il  est  et  de  faire  observer  sa 
conduite.  » 

Échappé  comme  à  travers  le  feu,  Cottin  reprit  ses 
fonctions  dans  l'Église  de  Groningue,  où  il  resta  jus- 
qu'à l'année  1705,  qui  fut  probablement  celle  de  sa 
mort.  Son  entier  dévouement  à  l'Évangile  paraît  ne 
l'avoir  pas  préservé  d'une  des  plus  cruelles  épreuves 
de  la  vie  ;  car  Antoine  Cottin,  étudiant  en  théologie 
à  Groningue,  qui,  après  s'être  fait  inscrire  au  synode 

;i)  Re(f.  du  Secret.,  0.34. 


DANIEL  COTTIN,  DIT  LA  HAYE  211 

de  septembre  1G89,  pour  être  examiné  à  celui  d'avril 
1G90,  s'excusa  de  synode  en  synode,  c'est-à-dire 
deux  fois  par  an,  sous  prétexte  de  maladie,  jusqu'au 
mois  de  mai  1692,  où  l'on  apprit  que  le  consistoire 
l'avait  suspendu  de  la  cène,  et  llnalement  ne  se  pré- 
senta jamais,  était  probablement  un  de  ses  fils,  que 
le  bon  exemple  paternel  n'avait  pas  empêché  de  se 
dévoyer  déplorablement  (1). 

Quant  au  guide  «  fort  suspect  »  que  le  roi  ordon- 
nait coup  sur  coup  de  surveiller  de  près  (2),  il  fut 
arrêté,  par  hasard,  en  janvier  ou  février  1693.  C'était 
un  gentilhomme  d'une  famille  huguenote  de  Picardie, 
ancien  de  Ghauny,  déjà  poursuivi  comme  hérétique 
obstiné  à  la  fin  de  1685  (3),  Louis  Laumonnier,  sieur 
de  La  Motte- Varenne  (4),  propriétaire  de  la  terre 
d'Endelin  ou  Ferté-Endelin,  située  à  deux  lieues 
de  Crespy  en  Laonnais  (5),  lequel  connaissait  depuis 
longtemps  Gottin,  dont  il  était  peut-être  le  camarade 
d'enfance.  La  Reynie  nous  apprend,  dans  son  rap- 
port du  28  février  1693  (6),  que,  d'abord  page  de 

(1)  Actes  du  synode  icallon,  t.  IV. 

(2)  Lettres  des  29  novembre  et  l^'"  décembre  1G90. 

(3)  Seignelay  écrivait  à  La  Reynie,  le  15  décembre  1685  :  «  Le  roi 
ayant  été  informé  qu'un  gentilhomme  d'auprès  de  La  Fère,  Lamotte, 
est  à  Paris,  et  qu'après  avoir  promis  de  se  convertir,  il  pourrait  pré- 
tendre à  y  demeurer  pour  éluder  l'eftet  de  sa  parole,  Sa  Majesté  m'or- 
donne de  vous  dire  qu'il  faut  que  vous  le  fassiez  chercher,  n'ayant  pu 
être  mformée  où  il  est  logé,  et  que  vous  me  lassiez  savoir  quelle  est  la 
résolution  de  cet  homme.  »  (Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille^  VIII  358). 

(4)  Bullet.,  XIII  6  et  La  France  prot.,  VI  425. 

(5)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille.,  IX  476. 

(6)  Ibid. 


212       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Turcnnc,  puis  cornette  et  lieutenant  de  la  compagnie 
de  ses  gardes,  La  Motte  était  resté  vingt-six  ans  de 
suite  dans  la  maison  de  l'illustre  capitaine,  sous  les 
ordres  duquel  il  avait  reçu  trois  blessures;  qu'il  avait 
çu  commerce  non-seulement  avec  Gottin,  mais  avec 
quatre  autres  pasteurs  venus  à  Paris  (Gardel,  De 
Salve,  De  Malzac,  Givryj,  dont  trois  l'avaient  incon- 
sidérément nommé  dans  leurs  interrogatoires.  Un 
prêtre,  appelé  Bertrand  et  natif  de  Joinville,  qu'il 
avait  été  forcé  de  prendre  pour  précepteur  de  ses 
enfants  (deux  garçons  et  deux  filles),  afin  qu'on  ne 
les  lui  enlevât  pas,  avait  fui  en  Hollande  après  être 
devenu  protestant.  La  Reynie  désirait  qu'on  prit  des 
informations  sur  la  famille  et  les  mœurs  de  «  ce  mi- 
sérable »,  et  sur  le  motif  qui  l'avait  «  porté  au  crime 
et  dans  le  malheur  »  où  il  était  tombé.  L'officier  La 
Motte  était  aussi  en  rapport  avec  un  autre  ecclé- 
siastique, Sorlet,  qui  avait  aussi  embrassé  la  foi  per- 
sécutée. Il  faisait  de  fréquents  voyages  à  Paris,  logeait 
chez  les  frères  Dicq,  protestants  zélés,  et  assistait  aux 
assemblées  tenues  chez  eux  par  Gardel,  De  Salve, 
De  Malzac  (1)  et  Givry.  Sa  belle-sœur,  logée  rue 
Guénegaud,  à  l'hôtel  d'Ecosse,  avait  communié  en 
môme  temps  que  lui  de  la  main  de  Malzac,  et  celui-ci 
avait  reçu  en  leur  présence  l'abjuration  de  trois 
anciens  catholiques,  Edme  Roger,  Madelaine  Gode- 
froy,  sa   femme,  et  la  nommée  Nicole  Tesson  de 


(1)  Il  visita  les  pasteurs  De  Salve  et  De  Malzac  à  la  Croix  de  fer, 
rue  Bourg-Labbé,  et  vendit  l'un  des  chevaux  sur  lesquels  ils  étaient 
venus. 


I 


DANIEL  COTTIN,  DIT  LA  HAYE  213 

Gien.  La  Reynie  l'accusait  encore  d'avoir  assisté, 
dans  le  faubourg  Saint-Antoine,  à  un  exercice  fait 
par  un  ministre  gascon,  lequel  nous  est  inconnu  et 
qui  avait  aussi  reçu  l'abjuration  d'un  chirurgien 
catholique.  Enfm,  il  avait  conservé  des  relations  avec 
des  gentilshommes  de  sa  famille  réfugiés  en  Hol- 
lande et  en  Angleterre  :  De  Varenne ,  son  neveu, 
colonel  d'un  régiment  dans  les  troupes  de  Brande- 
bourg, De  Jonquière,  dont  la  terre  était  près  de  Gom- 
piègne  (1),  et  De  Travecy,  réfugié  à  Londres. 

Arrivant  un  jour  à  Paris,  et  ignorant  la  récente 
arrestation  des  époux  Roger,  prosélytes,  il  se  rendit 
chez  eux  pour  prendre  langue,  et  fut  saisi  par  la 
police  qui  occupait  la  maison.  Toutefois  on  ne  le 
conduisit  pas  en  prison,  mais  chez  le  capitaine  Des- 
grez  (2),  qui  se  mêlaitde  conversion  et  avait  plusieurs 
chambres  (qu'on  appelait  son  four)  préparées  pour 
recevoir  et  garder  en  sûreté  les  personnes  dont  on 
espérait  quelque  renseignement  ou  quelque  faiblesse. 
La  Reynie  sortit  plein  d'espoir  du  premier  entretien 
qu'il  eut  avec  La  Motte,  lequel,  ayant  abjuré  une 
première  fois  pour  obéir  à  Sa  Majesté,  put  être  un 
instant  tenté  de  recommencer.  Le  lieutenant  de  po- 
lice le  jugeait  «  homme  de  bon  sens  et  de  bonne  foi», 
et  il  ajoutait  :  «  Il  me  paraît  que  ce  gentilhomme  est 
d'un  esprit  sage  et  qu'il  a  le  cœur  droit;  peut-être 
est-il  parti  dans  le  dessein  de  continuer  d'agir  contre 

(1)  Le  Qivé  de  Beaugis  dénonçait,  au  commencement  de  l'année 
1692,  les  assemblées  qui  se  faisaient  tous  les  dimanches  au  château  do 
Jonquière. 

;2'  Bu/h't..  IV  212. 


214       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

l'Église,  et  que  Dieu,  qui  l'a  remis  entre  les  mains  de 
ceux  qui,  sans  le  chercher,  l'ont  arrêté,  veut-il  en 
faire  non-seulement  un  enfant  de  cette  môme  Église 
qu'il  persécutait  (1),  mais  encore  un  sujet  capable  de 
l'édifier  ;  il  semble  que  le  Seigneur,  qui  est  tout- 
puissant,  qui  opère  et  qui  fait  ce  qu'il  veut  quand  il 
lui  plaît,  a  éclairé  l'esprit  et  qu'il  a  touché  le  cœur 
de  ce  gentilhomme,  de  telle  sorte  qu'il  y  a  grand  su- 
jet d'espérer  sa  conversion.  Si  S.  M.  jugeait  qu'il  ifût 
juste  de  le  faire  garder  encore  quelques  jours  chez 
Desgrez,  et  qu'il  puisse  y  être  visité  et  aidé  par  quel- 
que personne  convenable,  qui  eût  l'autorité  par  le 
caractère  et  la  doctrine  nécessaire  pour  son  instruc- 
tion, peut-être  qu'on  hasarderait  moins  par  cette 
conduite,  et  qu'en  évitant  pour  lui  la  prison  et  le 
faux  point  d'honneur,  la  conversion  de  ce  gen- 
tilhomme serait  d'un  bien  plus  grand  exemple,  s'il 
se  convertissait.  » 

La  Motte  fut  interrogé  peu  après,  à  l'hôtel  de  La 
Reynie,  en  même  temps  que  Charles  Dicq,  les  Roger, 
Nicole  Tesson,  Thomas  Bonhomme  de  Bordeaux  et 
Isabelle  Boucher  de  Châtillon-sur-Loire.  Une  note  de 
police  qui  les  concerne  est  ainsi  conçue  :  «  Tous  reli- 
gionnaircs,  entre  lesquels  il  y  en  a  plusieurs  qui  ont 
abandonné  la  religion  catholique  pour  la  R.  P.  R., 
et  ont  été  aux  exercices  de  ladite  religion  dans  des 
maisons  particulières  à  Paris  après  la  Révocation  de 


(1)  Le  mot  est  fort  :  prétendre  qu'en  1693  les  réformés  persécutaient 
rÉglise  catholique!  Mais  tel  a  toujours  été  et"tel  est  encore  le  langage 
des  persécuteurs. 


DANIEL  COTTIN,  DIT  LA  HAYE  215 

redit  de  Nantes,  ont  instruit  des  catholiques  dans 
leur  religion  et  leur  ont  persuadé  de  la  professer. 
Quelques-uns  ont  été  soupçonnés  de  commerce  sus- 
pect en  pays  étranger,  et  d'avoir  facilité  l'évasion  de 
quelques  religionnaires  sujets  du  roi  »  (1).  —  Cepen- 
dant on  tira  bientôt  La  Motte  du  four,  pour  le  mettre 
au  Fort-l'Évèque,  où  sa  femme  et  ses  filles  obtinrent 
l'autorisation  de  lui  parler  de  ses  affaires  domesti- 
ques. Les  espérances  si  pieusement  exprimées  du 
lieutenant-général  de  police  ne  se  réalisèrent  pas;  il 
fallut,  au  bout  de  trois  années  (4  janvier  1696),  en- 
voyer au  château  de  Guise,  comme  incorrigible  (-2), 
le  prisonnier,  dont  les  filles  avaient  été  mises,  le 
19  mai  1695,  aux  Nouvelles  catholiques  de  Paris.  On 
linit  cependant  par  le  relâcher  ;  mais  une  détention 
trop  prolongée  l'avait  usé  :  il  mourut  en  1700,  et 
repoussa  le  prêtre  qui  venait  troubler  ses  derniers 
moments.  Aussi  Pontchartrain  écrivit-il,  le  9  juillet, 
à  l'intendant  Sanson,  successeur  de  Bossuet  :  «  Les 
circonstances  de  l'opiniâtreté  que  le  feu  sieur  de 
La  Motte  a  témoignée  en  mourant,  ne  permettent  pas 
qu'on  les  dissimule,  et  vous  devez  donner  aux  juges 
des  lieux  ordre  de  faire  le  procès  à  sa  mémoire  sui- 
vant les  ordonnances  »  (3).  —  Les  procès  de  ce  genre 
n'amenaient  plus  généralement  d'autre  résultat  que 
la  confiscation  des  biens  du  condamné,  depuis  que 
févêque  de  Meaux,  plus  humain  que  Fénelon,  avait 


^1)  Bullet.,  XIII  6. 

[2]  Arch.  nation..  Reg.  du  Secret.,  0.  40. 

(3)  Beg.  rhi  Secret..  0.  44. 


•210  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

rougi  de  l'ignoble  et  odieuse  exécution  des  cadavres 
traînés  sur  la  claie  (1). 

(1)  Revve 2^olitiq .  et  littér.,  année  1876,  p.  418. 


VI 


N.  DE  LA  GACHERIE 


«  LaGacherie  (N.),  pasteur  réfugié,  natif  de  Pujols 
en  Agénois.  Admis  au  ministère  par  le  synode  de 
Clairac,  en  1679,  et  chargé  de  desservir  TÉglise  de 
Creissel  {Arch.  gén.  Tt  313),  La  Gacherie  fut  appelé 
bientôt  après  à  Turenne,  où  nous  le  trouvons  exer- 
çant les  fonctions  pastorales  dès  1681  (Ibid.  Tt  340). 
A  la  Révocation,  il  sortit  de  France  et  fut  placé  à  Em- 
merich  (en  Prusse).  C'est  peut-être  de  lui  que  des- 
cendait La  Gacherie  du  Blé,  auteur  d'un  Examen 
bitumensis  Ncocomensis,  imprimé  à  Bâle,  1758,  in-4», 
et  réimprimé  avec  Touvrage  de  Stockar  sur  le  même 
sujet,  Leyde,  1761  in  8"  »  (1). 

Erman  et  Reclam,  plus  brefs  encore  que  la  France 
protestant",  disent  seulement  que  ce  réfugié,  qu'ils 
appellent  De  La  Gacherie,  fut  pasteur  à  Emmerich, 
en  1686  (2).  De  son  côté,  Agnew  (3)  nous  apprend 
que,  en  1692,  l'une  des  Églises  françaises  de  Dublin 
avait  pour  ministre  Joseph  Lagacherie. 


(1)  La  France 2}ro t.,  VI  217. 

{2]  Méni .  pour  servir  à  l'hist.  des  réfvg.^  III  379. 

^.3)  Protestant  exiles  from  France^  2^  édit.,  1871,  in-4",  III  210. 


■218  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Une  ligne  que  lui  consacre  Le  Gendre  (1)  :  «  Cottin 
et  La  Gacherie  et  d'autres  passèrent  et  fonctionnè- 
rent à  Rouen  »  ;  une  autre  d'Antoine  Court,  déjà 
citée  :  «  Les  ministres  Cottin,  Masson  et  La  Gacherie 
visitèrent  successivement,  de  1688  à  1690,  les  protes- 
tants de  Normandie  »,  et  une  phrase  de  Malzac  qui 
dit  dans  son  interrogatoire  que  Gacherie,  l'un  des 
quatre  pasteurs  qu'il  sait  être  rentrés  en  France  par 
la  Suisse  (Maturin,  Boulle,  Deplan,  Gacherie),  ne 
resta  que  huit  ou  dix  jours  à  Paris,  sont  les  seuls  do- 
cuments qui  permettent  de  ranger  N.  De  La  Gacherie 
parmi  les  pasteurs  du  Désert.  Cette  simple  mention 
suffira-t-elle  pour  arracher  à  l'ouhli  un  nom  glorieux  ? 

(1)  Hist.  de...  VÉyl.  de  Rouen,  p.  86. 


VII 


GABRIEL  MATURIN 


Deux  pasteurs  du  nom  de  Maturin  assistaient  au 
synode  de  Rotterdam  en  1686  :  Gabriel,  ci-devant 
ministre  à  I^a  Réole  (Gironde),  et  Jean,  jadis  ministre 
de  Miramont  (Lot-et-Garonne)  (1).  M.  le  pasteur 
Gagnebin  d'Amsterdam  suppose  avec  vraisemblance 
qu'ils  étaient  frères  (-2).  Le  Bulletin  (3)  mentionne  un 
troisième  Mathurin,  pasteur  à  Théobon,  dans  le  Bas- 
Agénois,  en  1660.  La  France  protestante  (4)  parle 
d'un  quatrième,  pasteur  à  Damazan  (Lot-et-Garonne), 
qui  émigra  à  la  Révocation,  avec  sa  femme  Margue- 
rite Pis,  sans  pouvoir  emmener  une  petite  lille  de 
quatre  à  cinq  ans.  Lequel  des  quatre  fut  l'apôtre, 
que  son  court  ministère  au  Désert  et  sa  captivité 
d'un  quart  de  siècle,  ont  rangé  parmi  les  confes- 
seurs et  les  martyrs  de  la  foi  protestante?  —  Apres 
avoir  d'abord  hésité  entre  le  pasteur  de  Damazan  et 

,1)  Bidlet.,  VII  430,  434,  et  2"  série.  XII  512. 

[2]  Jean  avait  quarante-six  ans  et  s'était  établi  à  Dordrecht  avec  ses 
deux  fils,  Jacques,  âgé  de  seize  ans,  et  Gabriel,  plus  jeune  de  quatre 
ans. 

i;3;  BuUet.,  2'-- série.  1.521. 

:4i  T.  VII  204. 


220       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

celui  de  La  Réole,  les  frères  Haag  ont  finalement 
exclu  le  dernier.  «  De  nouvelles  recherches,  disent- 
ils  (1),  nous  ont  appris  que  Gabriel  Maturin,  ancien 
pasteur  de  La  Réole,  fut  placé  comme  ministre  à 
Arnheim  en  1688,  et  qu'il  mourut  pasteur  de  l'Église 
française  de  cette  ville  en  1718,  d'où  nous  croyons 
pouvoir  conclure  qu'il  n'est  pas  identique  avec  le 
ministre  sous  la  croix.  »  Cette  conclusion  erronée 
repose  sur  une  inexactitude.  Gabriel  Maturin  mou- 
rut, en  effet,  dans  l'année  1718;  mais  en  Irlande  et 
non  à  Arnheim,  qu'il  avait  quitté  depuis  vingt-neuf 
ans.  En  outre  les  Actes  du  synode  wallon  (2),  ainsi 
que  plusieurs  autres  pièces  authentiques  mises  en 
lumière  par  M.  Gagnebin  (3),  le  désignent  expressé- 
ment comme  étant  le  pasteur  qui  revint  prêcher  en 
France. 

En  sa  qualité  de  ministre  de  la  chambre  do  l'Édit, 
transportée  de  Marmande  à  Saint-Macaire,  puis  à 
La  Réole  et  enfin  supprimée,  il  avait  été  arrêté  en 
1683,  avec  Gabriel  Augier,  sieur  de  Massilos,  sous 
l'accusation  d'assemblées  tenues  contrairement  aux 
ordonnances.  Il  comptait  alors  de  quarante-cinq  à 
cinquante  ans;  il  demeurait  h  La  Réole,  dans  la  mai- 
son du  sieur  de  Virazel,  conseiller  au  parlement  de 
Guyenne,  et  avait  son  exercice  à  Gironde,  où  le 
synode  de  Bergerac  lui  avait  ordonné  de  suivre  les 
officiers  de  ladite  chambre.  Voici  le  placet  qu'il  adres- 


(1)  La  France prot.^  VII  327. 

(2)  Tomes  III  et  IV. 

■:3)  Bidlet.,  2"  série,  XII  511-523. 


GABRIEL  MATURIN  221 

sait  alors  au  roi  :  «  Le  nommé  Maturin,  ministre  de  la 
R.  P.  R.,  remontre  trôs-lmmblement  à  V.  M.,  qu'il 
est  depuis  plus  de  deux  mois  retenu  dans  le  Château- 
Trompette.  Le  seul  crime  dont  on  l'accuse,  c'est 
de  s'être  trouvé  dans  une  assemblée  qui  s'est  faite, 
pour  savoir  si  les  ministres  de  Guyenne  contre 
lesquels  le  parlement  avait  donné  des  décrets,  conti- 
nueraient à  prêcher  nonobstant  ces  décrets.  Gomme 
il  n'ajamajs  eu  d'intention  contraire  à  son  devoir, 
et  qu'il  a  toujours  constamment  prêché  celui  d'une 
parfaite  obéissance  à  tous  les  ordres  de  V.  M.,  il 
espère  qu'étant  informée  de  son  innocence,  elle  aura 
la  bonté  de  lui  redonner  sa  liberté.  G'est  aussi  la 
grâce  qu'il  demande,  avec  le  même  zèle  qu'il  conti- 
nue à  prier  Dieu  pour  la  santé  et  la  prospérité  de 
V.  M.  >)  (1).  —  A  la  Révocation,  il  gagna  Dordrecht 
avec  Rachel  Garrigue,  sa  femme,  laquelle  était  en- 
ceinte, et  au  moins  deux  enfants  :  Gabriel,  âgé  de 
neuf  ans,  et  Marthe,  plus  âgée,  puisqu'elle  se  maria 
en  1691.  Il  lui  naquit  dans  l'exil  un  autre  fils,  qui 
fut  baptisé  le  IG  mars  168(3,  et  auquel  il  donna  le  nom 
de  Guillaume,  montrant  assez  par  là  que  les  proscrits 
tournaient  déjà  leurs  regards  et  leurs  espérances  vers 
le  prince  d'Orange  comme  vers  leur  protecteur  natu- 
rel. Agnew  (2)  et  Smiles  (3)  lui  attribuent  un  troi- 
sième fils,  Pierre,  devenu  doyen  de  Killaloe  en 
Irlande. 

(1)  Arch.  nat.,  TT448. 

(2)  Protestant  exiles  frotn  France^  II  274. 

(3)  "Les  huguenots^  leurs  colonies,  leurs  industries,  leurs  Églises 
en  Angleterre  et  en  Irlande.  Paris,  1870,  in-8",  p.  311. 


22-2       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Pour  ne  pas  blesser  la  municipalité  de  Dordrecht, 
qui  lui  avait  accordé  une  pension,  Maturin  refusa 
celle  qu'on  lui  offrait  à  Arnheim,  à  condition  qu'il 
allât  habiter  cette  ville.  Ne  pouvant  l'obtenir  autre- 
ment, les  magistrats  d'Arnheim  finirent  par  le  de- 
mander comme  ministre  extraordinaire.  Le  22 
novembre,  le  consistoire  de  l'Église  wallonne  se 
rendit  à  leurs  vœux  pressants  et  réitérés,  et  adressa 
vocation  au  ministre  banni.  Il  fut  installé  au  mois 
d'avril  1687,  comme  collègue  du  pasteur  ordinaire 
Daniel  de  Vernejou. 

En  passant  à  l'étranger,  Maturin  avait  emporté  au 
fond  du  cœur  l'image  poignante  des  Églises  désolées. 
Il  jugeait  sévèrement  ses  frères  restés  en  France,  et 
ne  différait  guère  de  sentiment  avec  Ant.  Lepage,  ne 
voyant  de  salut  pour  les  lapsi  que  dans  l'émigration. 
Avant  de  se  résoudre  à  les  visiter,  cet  «  excellent 
serviteur  de  Dieu  »  écrivit  un  livre  remarquable 
«  pour  la  consolation  et  l'afTermissement  des  pauvres 
réfugiés,  et  pour  la  censure  des  tièdes,  qui  avaient 
peine  à  se  mettre  à  couvert  de  la  persécution  en  quit- 
tant leurs  commodités  temporelles  et  leur  patrie  »(i). 

.Quand  ce  livre  fut  achevé,  Maturin,  sans  se  donner 
à  connaître,  afin  de  laisser  une  plus  entière  liberté 
au  critique,  pria  Jean  Rou,  avocat,  homme  de  lettres 
et  secrétaire-interprète  des  Etats-Généraux,  de  revoir 
son  manuscrit.  «  Si  vous  croyez,  Monsieur,  lui  écri- 
vit-il le  !"■  août  1G86,  que  cet  écrit  puisse  être  de 

(1)  Mémoires  inédits  de  Jean  Rok  publiés  par  Francis  Wudding- 
ton,  Paris,  1857,  in-8^  II  19.-3. 


GABRIEL  MATURIN  223 

quelque  utilité,  je  vous  supplie  d'avoir  la  bonté  de  le 
lire  avec  soin,  et  de  le  corriger  sans  flatterie.  »  Bien 
que  très-occupé,  Jean  Rou  s'empressa  d'accéder  à  ce 
désir  et  de  répondre,  le  12  septembre,  qu'il  ne  lui 
était  «  pas  arrivé  depuis  longtemps  de  tomber  sur 
une  plus  agréable  lecture.  »  Il  oiTrit  mémo  de  sur- 
veiller l'impression  de  Touvrage.  L'avis  de  Juricu 
ayant  été  également  favorable,  Maturin  recopia  son 
œuvre,  en  y  insérant  toutes  les  corrections  de  Rou, 
sans  exception,  et  la  lui  renvoya,  le  IG  novembre, 
toujours  en  conservant  l'anonyme  par  modestie.  Le 
livre  parut  l'année  suivante  sous  ce  titre  bizarre  : 
Les  feuilles  de  figuier,  ou  vanité  des  excuses  de  ceux 
qui  ont  succombé  sous  la  2Jersëcuf  ion, La  Haye,  Abrah. 
Troyel,  1687,  in-12  de  298  pages,  coté  L  17G  d  507  à  la 
Bibliothèque  nationale. 

Voici  quelques  fragments  de  cet  ouvrage  très-rare, 
où  la  question  de  fidélité  au  devoir  est  traitée  à  fond 
par  un  homme  qui  allait  bientôt  en  donner  l'exem- 
ple :  Renier  Christ  est  le  plus  grand  de  tous  les 
crimes,  ou  plutôt  c'est  l'abrégé  de  tous  les  crimes, 
dit-il  des  l'entrée.  Puis  il  réfute  le  sophisme  de  ceux 
qui  s'imaginent  que  leur  assistance  à  la  messe  est  sans 
danger  :  «  Je  détesterai  au  dedans,  dis-tu,  ce  que  je 
ferai  au  dehors.  Je  te  prie,  mon  frère,  de  faire  atten- 
tion à  tes  premières  résolutions.  A  la  vue  de  cet 
orage  qui  étoit  encore  éloigné  de  toi,  n'as-tu  pas  dit 
à  toi-même,  à  ta  famille,  à  tes  voisins,  à  tout  le 
monde,  que  rien  ne  seroit  capable  de  te  faire  aban- 
donner ta  religion,  et  que  malgré  le  monde  et 
l'enfer,  tu  en  ferois  une  constante  profession?  Mais, 


224  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ô  douleur!  La  tempête  n'a  pas  grondé  sur  ta  tête, 
elle  ne  s'est  pas  fait  sentir  à  toi,  qu'oubliant  tes  des- 
seins et  tes  engagements,  tu  as  renoncé  à  ton  Christ... 
Fais  une  sérieuse  réflexion  sur  ce  jugement  terrible 
que  l'apôtre  prononce  contre  ceux  qui  n'aiment  pas  la 
vérité  :  C'est  jjourquoi  Dieu  leur  enverra  une  efficace 
d'erreur,  afin  qu'ils  croient  au  mensonge.  Tu  dois 
d'autant  plus  craindre  ce  jugement  de  Dieu,  que  par 
cette  conduite  tu  choques  cette  maxime  de  l'apôtre  : 
Tout  ce  qui  ne  se  fait  jioint  par  la  foi  est  péché,  et  que 
tu  te  flétris  d'une  hypocrisie  plus  noire  et  plus  in- 
fâme, que  celle  que  le  Seigneur  foudroie  par  six  ou 
sept  malédictions,  dans  le  chapitre  XXIII  de  S.  Mat- 
thieu (1). 

«Il  y  a  beaucoup  de  gens  qui  ont  recours  à  d'autres 
excuses,  ils  en  trouvent  une  foule  dans  leur  abjura- 
tion, et  parce  qu'elle  est  indirecte,  ambiguë,  invo- 
lontaire, et  suspendue  sur  divers  sens,  il  leur  semble 
que  leur  conscience  doit  être  en  repos;  il  est  faux 
néanmoins  ce  repos,  il  est  mortel;  réveillons  donc 
cette  conscience  en  la  convainquant  de  la  fausseté 
des  raisons  sur  lesquelles  on  s'endort  et  s'endurcit. 

«  J'avoue  qu'on  n'a  jamais  vu  des  abjurations  si 
monstrueuses  ;  la  violence,  la  fourberie  et  le  sacrilège 
les  rendent  dignes  de  la  haine  du  ciel  et  de  la  terre. 

«  Je  dis  la  violence;  car  qui  ne  sait  que  les  prêtres, 
l'abjuration  à  la  main,  ont  paru  à  la  tête  des  soldats 
pour  la  faire  recevoir,  à  peu  près  comme  Judas,  qui 
guida  les  soldats  romains  qui  étoient  destinés  pour 

[1]  Page  31. 


GABRIEL  MATURIN  225 

se  saisir  de  Jésus-Christ;  ou  bien  que  les  dragons  ont 
entraîné  ces  misérables  victimes  dans  les  maisons 
des  prêtres,  ou  dans  leurs  églises,  et  que  c'est  là,  oîi, 
le  couteau  à  la  gorge,  ils  leur  ont  fait  souscrire  à 
leurs  abjurations ,  poussant  même  leur  cruauté 
plus  loin  que  les  ariens  et  les  eusébiens  ,  qui 
employèrent  la  violence  dans  le  concile  de  Tyr, 
pour  obliger  les  pasteurs  à  souscrire  à  la  condam- 
nation de  saint  Athanase.  L'on  raconte  des  miracles 
de  la  douceur  de  M.  de  Sales  (1)  ;  si  l'on  en  croit  la 
bulle  de  sa  canonisation,  il  a  gagné  par  là  soixante- 
douze  mille  (2)  dévoyés,  et  le  cardinal  Du  Perron 
avoit  coutume  de  dire  qu'il  n'étoit  point  d'hérétique 
qu'il  ne  convainquît  par  son  raisonnement,  mais  que 
pour  les  convertir,  il  falloit  la  douceur  de  cet  évêque. 
Cela  étoit  bon  pour  le  commencement  de  ce  siècle  ; 
mais  présentement  l'on  est  plus  raffmé,  et  la  mission 
dragonne  fait  plus  de  merveilles  que  les  raisonne- 
ments et  les  douceurs  des  cardinaux  et  des  évêques. 
Cette  violence  est  de  notoriété  publique;  cependant, 
ô  prodige  de  cruauté  et  d'impudence  !  il  y  a  plusieurs 
endroits  où,  changeant  ces  abjurations,  l'on  a  fait 
mettre  dans  les  dernières  que  l'on  avoit  signé  et 
changé  volontairement.  Achab  est  toujours  Achab, 
Rome  est  toujours  Rome... 

«  Quelque  furieuse  qu'ait  été  cette  violence,   il  est 
sur    néanmoins  qu'elle  n'eût    pas  eu   un  si  grand 

(1)  Sur  cette  prétendue  douceur,  voir  notre  Intolérance  de  Fénelon,, 
p.  112. 

(2)  Voir  les  Œuvres  de  Baulacre^  II  152. 

II  15 


226       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

succès,  Si  elle  n'eût  pas  été  accompagnée  d'une  pro- 
fonde dissimulation  ;  d'où  vient  que,  pour  vaincre  la 
résistance  que   l'on  opposoit  aux  dragons,  il  n'est 
point  de  tour  qu'on  n'ait  employé  pour  former  ces 
abjurations.  Tantôt  on  les  augmentoit,  tantôt  on  les 
diminuoit.  Dans  le  village,  les  uns  ont  signé  une  ab- 
juration, et  dans  la  vile  l'on  en  a  signé  une  différente. 
Il  y  a  eu  des  abjurations  pour  les  paysans  et  les 
artisans,  il  y  en  a  eu  d'autres  pour  les  bourgeois  et 
les  gens  de  lettres,  et  les  nobles  en  ont  signé  de  dif- 
férentes. Presque  chacun  a  été  l'architecte  de  son 
abjuration.  Celle  que    l'Église    proposoit  autrefois 
était  simple,  uniforme,  claire,  et  il  n'y  avoit  rien  qui 
fût  capable  de  l'obliger  à  se  radoucir  sur  ce  sujet. 
Les  ariens  vouloienf  venir  parmi  les  orthodoxes,  à 
condilion  qu'ils  ôtassent  le   terme  consuhstantiel  ûe 
l'abjuration  qu'ils  exigeoient  d'eux;  mais  il  n'y  eut 
ni  promesse  ni  menace  qui  les  pût  obliger  à  rayer  ce 
mot,  et  l'on  ajustement  décrié  la  lâche  complaisance 
qu'eut  le  concile  de  Rimini  en  l'altérant,  bien  que  ce 
changement  ne  fût  que  d'une  simple  lettre.  L'Église 
romaine  n'a  pas  ces  délicatesses  ni  ces  scrupules; 
tout  est  bon,  pourvu  qu'elle  vienne  à  ses  Ans;  or  elle 
est  bien  assurée  que  dans  quelqu'un  de  ces  mots  à 
deux  ententes  qu'elle  fait  glisser  dans  l'abjuration, 
elle  aura  droit  d'exiger  de  son  nouveau  converti  ce 
qu'elle  voudra,  croyant  avec  Sanchez,  ou  faisant  voir 
au  moins  par  sa  pratique,  qu'il  est  permis  d'user  de 
termes  ambigus,  en  les  faisant  entendre  en  un  autre 
sens  qu'on  ne  les  entend  soi-même  [Op.  mor.,  p.  2,  1. 
5.  c.  6,  n.  13)...  Ces  abjurations  voilées  étoient  comme 


GABRIEL  MATURIN  227 

ces  œufs  d'aspic  dont  parle  Ésaïe,  qui  cachoient  le 
poison,  et  ces  abjurations  découvertes  ont  été  comme 
ces  œufs  écrasés  d'où  l'on  voyoit  sortir  une  vipère. 

«  Par  ces  abjurations,  non-seulement  ils  dressent 
des  pièges  à  la  vérité,  à  la  simplicité  et  à  la  con- 
science, mais  ils  forcent  de  plus  à  prendre  le  nom  de 
Dieu  en  vain,  en  ajoutant  sacrilège  sur  sacrilège,  ils 
donnent  à  ces  prosélytes  l'absolution  de  leurs  péchés. 
Quoi!  est-il  possible  que  vous  accordiez  à  des  gens 
que  vous  regardez  comme  des  schismatiques  et  des 
hérétiques  la  rémission  de  leurs  crimes  ?  Il  ne  servi- 
roit  de  rien  de  dire  que  par  leur  abjuration  ils  ont 
été  transplantés  dans  votre  Église  ;  car  comment  y 
seroient-ils  passés,  puisque  la  plupart  ne  savent  pas 
votre  doctrine,  et  quand  tous-  la  sauroient,  peut-on 
changer  dans  un  moment  ?  Mais  ce  qui  est  convain- 
cant, c'est  que  vous  ne  pouvez  pas  douter  qu'ils  ne 
soient  les  mêmes.  Les  dragons  que  vous  employez 
pour  les  obliger  à  faire  quelque  acte  de  votre  reli- 
gion, leur  tristesse,  leur  abattement,  leurs  plaintes, 
leurs  larmes,  leurs  paroles,  leurs  cris,  tout  conspire 
à  faire  voir  qu'ils  ne  sont  rien  moins  que  des 
papistes... 

«  Mais  si  l'on  considère  les  suites  de  ces  abjura- 
tions, on  ne  sauroit  concevoir  rien  de  plus  sacrilège, 
car  pour  ne  pas  parler  de  leurs  autres  mystères,  ne 
force-t-on  pas  ces  gens  par  des  dragons  à  communier? 
Quelle  impiété!  quel  blasphème!... (1). 

«...  Chacun  a  son  excuse.  J'irois  bien  loin  si  je  les 

(1)  Page  127  à  135. 


228       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

rapportois  toutes  ;  cependant  il  ne  faut  pas  que  j'ou- 
blie celle-ci,  il  est  de  la  dernière  importance  que  je 
l'examine.  C'est  qu'il  y  a  des  gens  qui  ont  fait  mettre 
dans  leur  abjuration,  que  ce  qu'ils  font  est  par  obéis- 
sance à  la  volonté  du  roi. 

«  Je  ne  veux  point  remarquer  que  ce  commande- 
ment que  le  roi  de  France  a  fait  de  changer,  est 
d'autant  plus  irrégulier  qu'il  l'a  fait  à  des  gens  dont 
la  liberté  de  religion  étoit  fondée  snr  des  édits  et 
des  déclarations,  non-seulement  de  ses  aïeux,  mais 
de  lui-même;  édits  et  déclarations  sur  quoi,  comme 
sur  un  fondement  inébranlable,  l'on  se  croyoit  d'au- 
tant plus  assuré  qu'ils  étoient  munis  et  coniirmés  de 
sa  parole  royale;  car  pour  me  servir  des  termes 
d'un  jésuite,  qu'y  a-t-il  dans  la  société  civile  qui 
doive  être  plus  inviolable  que  la  parole  d'un  grand 
roi  ?  (Hist.des  Crois.,  1.  IV.)  Ce  commandement,  qui 
renverse  sa  parole,  aussi  bien  que  tous  les  édits  et 
toutes  les  déclarations  qui  nous  avoient  été  données, 
ne  sauroit  avoir  de  succès.  Tant  de  gens  qui  sont 
dans  les  prisons,  dans  les  couvents,  dans  les  galères; 
tant  de  gens  qui  ont  été  pendus,  brûlés  et  qui  ont 
passé  au  fil  de  l'épée  ;  tant  de  gens  qui  sortent  du 
royaume  ;  tant  de  gens  qui  gémissent,  tout  ne  publie- 
t-il  pas  que  ce  grand  roi  ne  réussira  point?  J'efface 
le  terme  de  lâche  :  à  Dieu  ne  plaise  que  je  renferme 
dans  cette  idée  un  roi  si  redoutable,  mais  je  ne  fais 
que  transcrire,  voici  le  jugement  d'un  jésuite  :  Ces 
lâches  princes  qui  ne  croient  pas  être  obligés  de  se 
soumettre  à  la  loi  qu'ils  se  sont  faite  eux-mêmes,  en 
donnant  solennellement   leur  foi,  ne  gagnent  bien 


GABRIEL  MATURIN  229 

souvent  par  leur  tromperie  que  la  honte  d'avoir  fait 
inutilement,  en  7na7iqaant  de  parole,  une  action  tout 
à  fait  indigne  d'un  honnête  homme  (Hist.  des  Crois., 

1.  Il)  -  (1). 

«  Qu'espérez-vous  donc  de  cette  clause  :  par  obéis- 
sance à  la  volonté  du  roi?  Chose  étrange,  que  Daniel 
et  ses  compagnons  ne  s'en  soient  pas  avisés,  pour  se 
mettre  à  l'abri  des  feux  et  des  lions!... 

«  Or  je  vous  demande,  mes  frères,  si  vous  ne 
croyez  pas  que  l'abjuration  qu'on  vous  fait  faire  de 
votre  religion,  choque  Dieu  qui  en  est  l'auteur?  Vous 
en  êtes  convaincus  sans  doute,  avouez  donc  que 
vous  préférez  le  roi  à  Dieu.  Dieu  vous  commande  de 
conserver  votre  religion,  le  roi  vous  ordonne  de  la 
renier;  vous  la  reniez  pour  lui  obéir,  que  reste-t-il 
donc  qu'à  conclure  que  vous  faites  de  Dieu  un 
homme  et  d'un  homme  un  Dieu  :  voix  de  Dieu  et  non 
pas  d'homme...  C'est  donc  comme  si  vous  mettiez 
dans  votre  abjuration  :  ce  que  je  fais  est  par  déso- 
béissance à  Dieu  et  par  obéissance  à  la  volonté  du 
roi.  Quelle  lâcheté  !  quel  attentat!... 

«  Mais  les  rois,  insistent  quelques-uns,  n'ont-ils  pas 
puissance  sur  la  conscience?  Saint  Paul  n'est-il  pas 
formel  sur  ce  sujet?  C'est  pourquoi,  dit-il,  il  faut  être 
sujets,  non-seulement  pour  l'ire,  mais  aussi  piour  la 
conscience  (Rom.  XII,  3).  Si  cela  est  vrai,  nous 
n'avons  donc  pas  tort  d'avoir  obéi  au  roi  sur  le  sujet 
de  notre  religion,  puisque  nous  lui  devons  être  su- 
jets pour  la  conscience. 

(1)  Page  159  à  161. 


230  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

«  Jamais  paroles  n'ont  fait  tant  de  bruit,  que  celles-ci 
en  font  aujourd'hui  en  France.  Les  ecclésiastiques 
les  font  entrer  dans  leurs  conversations  et  dans  leurs 
prônes,  et  les  laïques  ne  parlent  presque  que  de  cela; 
c'est  un  oracle  dont  on  n'avoit  ouï  la  voix  que  dans 
ces  derniers  temps,  et  ce  mystère  étant  découvert, 
il  se  trouve  que  saint  Paul  est  le  garant  des  actions 
du  roi  de  France,  et  que  ce  prince,  en  forçant  la 
conscience,  ne  s'est  servi  que  du  droit  que  l'apôtre 
lui  donne. 

«  Siècle  heureux,  qui,  comme  un  soleil,  nous 
découvre  non-seulement  ce  que  nous  n'avions  pas 
vu  dans  saint  Paul,  mais  aussi  ce  que  nous  n'avions 
pas  aperçu  dans  David.  Ce  prophète  dit  au  psaume 
XXIV  :  Qui  est  Roi  de  gloire?  J'avoue  que  j'eusse  cru 
satisfaire  à  cet  interrogatoire  en  disant  :  C'est  Christ, 
c'est  Dieu,  ou,  pour  me  servir  des  paroles  de  David  : 
C'est  l'Éternel  fort  et  jouissant,  l'Éternel  fort  en  ba- 
tailles; et  si  l'on  m'eût  redemandé  :  Qui  est  ce  Roi  de 
gloire  ?  j'eusse  répondu  une  seconde  fois  avec  le  pro- 
phète :  C'est  l'Éternel  des  armées,  c'est  lui  qui  est  le 
Roi  de  gloire.  Bévue  cependant!  bévue!  erreur!  gros- 
sièreté !  si  nous  en  croyons  des  religieux  ;  car  par  ce 
roi  de  gloire,  ils  soutiennent  dans  des  thèses  qu'il  faut 
entendre  le  Roi  de  France  ;  c'est  l'Éternel  fort  et 
puissant,  dont  parle  David,  c'est  l'Éternel  2?uissa7it  en 
bataille,  c'est  l'Éternel  des  armées,  c'est  ce  Roi  de 
France,  qui  est  le  Roi  de  gloire  (1).  Et  de  peur  que 

(1)  La  morale  de  Tacite;  de  La  flatterie.,  par  Amelot  de  la  Hous- 
saie. 


GABRIEL  MATURIN  231 

l'on  ne  crût  qu'il  y  eût  de  l'exagération  dans  ces 
expressions,  ils  disent  sans  détour  qu'il  le  faut  appeler 
véritablement  le  Roi  de  gloire,  fort  et  puissant  en 
bataille.  Le  prophète  ne  demande  que  deux  fois  : 
Qui  est  ce  Roi  de  gloire?  Mais  ces  habiles  et  péné- 
trants religieux  sont  si  entêtés  et  si  pleins  de  décou- 
verte, qu'ils  répondent  douze  fois  :  C'est  Louis  le 
Grand,  Louis  le  Grand,  en  qui,  selon  eux,  l'on  voit 
reluire  les  linéaments  de  la  très  sainte  Trinité,  Louis 
le  Grand  qui  est  un  prodige  de  la  grâce  de  Dieu,  et 
dont  la  sagesse  est  un  argument  qui  tout  seid  suffit 
pour  convaincre  les  athées. 

«  Je  frémis,  je  tremble,  j'ai  de  l'horreur  en  rappor- 
tant ces  blasphèmes  ;  et  ne  pouvant  plus  m'arrêter  sur 
un  sujet  où  mon  Dieu  est  si  fort  outragé,  je  m'écrie 
contre  cette  société,  par  une  raison  plus  forte  que 
Tibère  contre  le  sénat  (2)  :  0  les  grands  esclaves  !  (3) 

«...  Je  vous  demande,  mes  frères,  si,  ayant  été 
contraints  d'aller  à  l'église  romaine  comme  à  une 
place  publique,  pour  prendre  une  nouvelle  épouse, 
je  vous  demande  si  vous  avez  pris  par  la  main  cette 
femme  que  saint  Jean  appelle  la  grande  paillarde 
(Apoc.  XVII);  si,  la  tenant  par  la  main,  vous  vous 
êtes  fait  voir  au  monde  dans  cet  état.  Je  vous  inter- 
roge, répondez-moi,  avez-vous  pris  la  livrée  de  l'em- 
pire romain  ?  l'avez-vous  retenue  ?  En  ce  cas,  ne  pré- 
tendez pas  vous  sauver  à  la  faveur  d'une  contrainte 
qui  damne. 


(2)  Tacite,  Annal.,  III. 

(3)  Page  167  â  170. 


232       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

«  Il  est  vrai  qu'ouvrant  la  bouche  à  Eléazar,  on  y 
mit  de  la  chair  de  pourceau,  mais  il  publia  haute- 
ment qu'il  n'en  goûteroit  pas,  et  il  préféra  une  mort 
cruelle  à  la  vie  qu'on  lui  promettoit,  s'il  faisoit  seu- 
lement semblant  d'en  manger.  Dans  cette  contrainte 
qui  vous  a  entraînés  à  la  messe,  avez-vous  crié  que 
vous  ne  goûteriez  pas  de  ses  viandes?  A-t-on  ouvert 
votre  bouche  par  force  pour  y  mettre  leur  hostie  ? 
Après  l'avoir  reçue,  avez-vous  craint  ces  feux  que 
l'on  a  allumés  pour  consumer  ceux  de  vos  frères  qui 
l'avoient  ou  jetée  ou  cachée  ? 

«  Jérémie  est  entraîné  dans  l'Egypte,  mais  il  n'y 
est  pas  plus  tôt,  que  je  L'entends  déclamer  hautement 
contre  les  dieux  de  ce  pays-là.  Vous  trouvant  dans 
cette  Egypte  spirituelle,  qu'avez-vous  dit?  qu'avez- 
vous  fait?  Avez-vous  crié  contre  ses  images?  Avez- 
vous  protesté  que  l'on  ne  vous  reverroit  plus  dans 
ces  lieux?  Y  êtes-vous  allés  depuis?  En  un  mot, 
avez-vous  imité  p]léazar  et  Jérémie?  En  ce  cas-là, 
cette  contrainte  vous  justifie. 

«  L'on  me  chargeoit  de  crimes  dignes  de  mort, 
disent  quelques  personnes,  et  l'on  m'en  a  promis 
l'abolition  si  je  changeois.  Que  ne  feroit-on  point 
pour  sauver  sa  vie  et  pour  se  délivrer  de  la  honte 
du  supplice  ? 

«  Il  est  vrai  que  j'ai  vu  des  faussaires  et  des  ban- 
queroutiers délivrés  par  leur  révolte  [abjuration]  de 
la  peine  qu'ils  méritoient.  J'ai  vu  une  lettre  de  M.  le 
marquis  de  Louvois,  ordonnant  à  un  capitaine  d'ou- 
vrir la  prison  à  un  déserteur  qui  avoit  changé,  et  l'on 
sait  qu'il  y  a  eu  des  duellistes  qui  se  sont  sauvés  par 


GABRIEL  MATURIN  233 

cette  porte.  Cependant  ce  sont  des  crimes  irrémissi- 
bles en  France,  tant  il  est  vrai  que  l'on  estime  que 
le  changement  est  d'une  si  grande  vertu,  qu'il  puri- 
lie  de  tout  péché.  Cette  conduite  me  fait  souvenir  de 
Trasamond,  qui  promettoit  à  ceux  qui  embrasse- 
roient  sa  religion  leur  grâce,  à  l'égard  même  des 
crimes  les  plus  capitaux  (Procop.,  De  bello  vancL, 
1.  I,  c.  8). 

«  Mais  que  sert-il  que  le  prince  offre  l'abolition  des 
crimes,  si  Dieu  la  refuse  ?  En  conscience,  croyez-vous 
que  Dieu  l'accorde  à  ceux  qui  sacrifient  leur  salut  à 
la  conservation  d'une  vie  et  d'un  honneur  terrestres? 
Vous  vous  délivrez  pour  un  temps  d'une  mort  hon- 
teuse par  un  changement  qui  vous  assujettit  à  une 
mort  éternellement  honteuse.  Quel  aveuglement  ! 
N'est-ce  pas  laisser  la  neige  du  Liban  pour  la  pierre 
d'un  champ  ?  pour  me  servir  des  paroles  d'un  pro- 
phète (Jér.  XVIII,  14)  »  (1). 

«...  Voici  un  piège  où  bien  des  gens  ont  donné. 
L'on  m'a  assuré,  disent-ils,  que  ce  qui  nous  séparoit 
de  l'Eglise  romaine  n'étoit  qu'une  dispute  de  mots  mal 
entendus  ;  qu'un  entêtement  de  parti  avoit  bien  plus 
formé  ce  grand  schisme  que  l'erreur,  et  que  Calvin 
s'étoit  servi  des  noms  d'hérésie  et  d'idolâtrie  pour 
donner  de  l'éloignement  d'une  société  où  l'on  ne  voit 
ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  pestes.  Cela  étant  ainsi,  je 
n'ai  pas  cru  que  je  dusse  être  le  martyr  de  Calvin. 
Platon  est  mon  ami,  Aristote  est  mon  ami,  mais 
j'aime  bien  mieux  la  vérité.  Qui  peut  donc  trouver 

(1)  Page  2.^6  à  259. 


234       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

étrange  que  je  sois  passé  d'un  parti  à  un  autre,  puis- 
qu'il n'y  a  que  l'imagination  et  que  le  caprice  qui  les 
sépare  ? 

«  L'on  m'a  assuré,  dites-vous,  que  nous  étions  à  peu 
près  d'accord.  Qui  doute  de  cela?  L'on  n'entend  pres- 
que pas  d'autre  chanson  depuis  que  M.  de  Gondom  a 
mis  au  jour  son  Exposition  de  la  doctrine  catholique, 
où,  par  des  tours  d'esprit,  des  raffinements,  des  sub- 
tilités et  des  équivoques,  il  fait  de  grands  efforts 
pour  rapprocher  les  deux  partis,  dont  il  prétend  que 
l'éloignement  vient  plus  de  la  disposition  des  esprits 
que  du  fond  des  choses.  C'est  sur  ce  pas  que  l'on 
marche  depuis  quelques  années  ;  c'est  comme  une 
machine  universelle  dont  tout  le  monde  se  sert  pour 
abattre  finement  la  muraille  de  séparation,  et  l'on  ne 
voit  presque  partout  que  des  condomites  qui  font 
grand  bruit  sur  cette  artificieuse  découverte. 

«  Je  n'entrerai  pas  dans  l'examen  de  ce  qui  nous 
sépare  des  papistes,  car  outre  que  cela  a  été  fait  sou- 
vent, ce  n'en  est  pas  ici  le  lieu.  Mais  je  demande  à 
ceux  que  l'on  appelle  nouveaux  convertis,  s'ils  ne 
sentent  pas  dans  les  églises  des  papistes  que  les  con- 
domistes  les  ont  trompés  ?  En  effet,  ce  que  l'on  dit 
et  ce  que  l'on  fait  devant  les  images  donne  des  idées 
d'adoration,  mais  si  justes,  si  précises  et  si  naturel- 
les, que  l'on  ne  sauroit  regarder  que  comme  une 
imposture  les  efforts  que  l'on  fait  pour  s'en  défen- 
dre. 

«  11  est  vrai  que  M.  de  Gondom,  qu'on  appelle  pré- 
sentement M.  de  Meaux,  a  affecté  une  grande  dou- 
ceur et  de  la  sincérité  même  dans  la  composition  de 


\ 


GABRIEL  MATURIN  235 

son  livre  ;  mais  en  vérité,  il  paraît  que  ce  n'étoit  que 
des  charmes  pour  ensorceler  plus  adroitement  le 
monde  ;  car  cet  évêque  ne  vient-il  pas  d'écrire  dans 
une  lettre  pastorale  qu'il  adresse  aux  nouveaux 
catholiques  de  son  diocèse,  que  personne  n'a  souffert 
en  France  ?  Voici  ses  propres  mots  :  Loin  d'avoir 
souffert  des  tourments,  vous  n'en  avez  pas  seulement 
entendu  jjarler  ;  j'entends  dire  la  même  chose  aux 
autres  évêques. 

«  Juste  ciel  !  est-il  possible  qu'un  honnête  homme 
puisse  écrire  une  chose  aussi  notoirement  fausse,  et 
qu'il  n'ait  pas  appréhendé  cette  sentence  de  condam- 
nation :  Malheur  à  ceux  qui  font  j^d-sser  pour  doux  ce 
qui  est  amer  !  (Es.  5.)  Cet  évêque  me  proteste  qu'il 
n'y  a  presque  pas  de  différence  entre  ma  religion  et 
la  sienne,  et  comment  veut-il  que  je  le  croie,  puisque 
je  le  vois  mentir  devant  tout  Israël  ?  L'on  a  déjà  fait 
voir  dans  des  livres  (1)  que  l'on  a  souffert  dans  son 
diocèse  autant  que  dans  les  autres  (2)  ;  j'ai  vu  une 
troupe  de  gens,  où  il  n'y  avoit  pas  seulement  des 
hommes,  mais  des  enfants  qui  avoient  tout  quitté 
pour  fuir  la  violence  que  les  dragons  y  exerçaient. 
Mais  je  veux  que  cela  ne  soit  pas  :  se  peut-il  au  moins 
que  ces  nouveaux  catholiques  n'aient  pas  seulement 
entendu  parler  de  tourments  ?  Quoi  !  le  diocèse  de 

(1)  Allusion  aux  célèbi-es  Lettres  pastorales  de  Jurieu,  qui  venaient 
de  paraître,  et  où  celle  de  Bossuet  se  trouve  réfutée  de  point  en  point. 
Voir  aussi  les  Réflexions  s\ir  la  cruelle  persécution  que  souffre 
l'Église  réformée  de  France,  etc.  In-18.  s.  1.  1686,  2«  partie. 

(2)  Voir  en  effet  les  documents  publiés  par  M.  Ch.  Read,  sous  ce 
titi"e  :  Bossuet  et  la  révocation  dé  l'Edit  de  Nantes. 


236  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Meaux  est-il  un  lieu  inaccessible  aux  cris  et  aux 
rugissements  !  Est-il  comme  cette  montagne  fameuse, 
où  le  repos  règne  si  fort,  que  la  poussière  ne  change 
pas  même  de  place  clans  le  temps  que  les  tempêtes 
font  les  plus  grands  ravages  dans  les  campagnes  ?  On 
a  ouï  en  Rama  une  voix,  une  lamentation,  un  pleur 
et  un  grand  gémissement  (M'dith.  2);  oui,  en  Rama, 
mais  non  pas  à  Meaux  ;  que  les  prisonniers  bruient 
dans  leurs  cachots;  que  les  femmes  et  les  filles  se 
plaignent  dans  leurs  couvents  ;  que  les  galériens  sous 
leurs  chaînes  font  un  grand  bruit;  que  les  gens  dévo- 
rés, battus,  entraînés  par  les  dragons  hurlent  ;  que 
les  martyrs  sont  sabrés  dans  les  lieux  où  ils  étoient 
assemblés  pour  prier  Dieu  ;  que,  sur  les  échafauds  et 
au  milieu  des  feux,  ils  poussent  des  voix  lamenta- 
bles :  ces  bruits,  ces  plaintes,  ces  hurlements,  ces 
lamentations  ne  vont  pas  jusqu'à  ces  nouveaux  catho- 
liques; vous  n'en  avez  pas,  dit  cet  évêque,  seulement 
enfendiij^aWer.  Que  dis-je,  jusqu'à  eux?  Ils  ne  vont 
pas  même  jusqu'aux  autres  diocèses,  si  l'on  en  croit 
M.  de  Meaux;  car,  ajoute-t-il,  j'ai  entendu  dire  la 
même  chose  aux  autres  évêques. 

«.  Voilà  donc  tous  les  autres  diocèses  dans  de  pro- 
fondes pâmoisons,  ou,  pour  mieux  dire,  voilà  bien 
des  gens  qui  ferment  leurs. oreilles,  pour  ne  point 
ouïr  le  cri  du  pauvre.  Toute  l'Europe  sait  les  tour- 
ments que  l'on  a  employés  en  France,  et  voici  des 
évoques  qui  demeurent  dans  le  royaume  qui  ne  l'ont 
pas  seulement  entendu  dire.  Fiez-vous  à  ces  prélats 
après  cela  :  ils  vous  prêchent  que  la  religion  que 
vous  professiez  est  fausse,  et  que  celle  que  vous  avez 


GABRIEL  MATURIN  237 

embrassée  est  la  véritable  ;  croyez  ces  messieurs  qui 
soutiennent  qu'ils  n'ont  pas  entendu  parler  d'aucun 
tourment,  eux  dont  les  maisons  ruinées,  les  villes 
désertes,  les  provinces  saccagées,  les  prisons,  les 
couvents,  les  galères,  les  hommes  estropiés,  les  fem- 
mes violées,  les  gibets  et  les  corps  morts  traînés  et 
déchirés  publient  la  cruauté,  et  une  cruauté  de 
durée.  Cette  vérité  est  d'une  notoriété  si  publique, 
qu'un  abbé,  en  distribuant  cette  lettre  pastorale  à 
La  Rochelle,  fut  contraint  d'avertir  ceux  à  qui  il  la 
donnoit,  de  ne  s'arrêter  pas  à  cet  endroit,  que  M.  de 
Meaux  s'étoit  mépris,  qu'il  avouoit  que  ces  tourments 
n'étoient  que  trop  véritables,  mais  qu'il  étoit  aussi 
certain  que  le  reste  de  la  lettre  de  M.  de  Meaux  étoit 
vrai  et  incontestable.  Fiez-vous  à  cela. 

«  Vous,  pauvres  abusés,  qui,  sur  la  foi  des  condo- 
mites,  avez  reçu  des  expédients  pour  accorder  les 
religions,  ravisez-vous,  puisque  vous  trouvez  leur 
chef  convaincu  d'une  fausseté  dont  vos  yeux,  vos 
oreilles,  vos  plaies  et  votre  ruine  sont  les  témoins 
infaillibles  !  Ne  saviez-vous  pas  que  ces  radoucisse- 
ments sont  les  voies  ordinaires  dont  se  servent  les 
hérétiques  pour  séduire  facilement  les  fidèles  ?  C'est 
ainsi  que  Démophile  et  Fortunatien  débauchèrent 
Libérius,  car  ils  lui  dirent  qu'ils  ne  comprenoientpas 
comment  un  homme  de  son  mérite  pouvoit  s'obs- 
tiner si  longtemps  dans  son  malheur  sur  une  chi- 
mère qui  ne  subsiste  que  dans  l'imagination  du  sim- 
ple peuple...  (Hier.,  De  scrip.  ceci  in  fortun.)  —  (1). 

(1)  Page  260  à  267. 


238  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

«  L'on  VOUS  menace  d'exposer  votre  corps  à  la  voi- 
rie; pour  l'éviter  vous  allez  à  l'église  des  papistes. 
N'est-ce  pas  perdre  son  âme,  pour  garantir  son  corps 
de  quelque  injure?  Dieu  paraît  devant  le  mourant 
pour  le  punir,  s'il  pratique  le  papisme  ;  les  papistes 
se  présentent  devant  lui,  le  menaçant  d'outrager  son 
corps,  s'il  ne  reçoit  ses  mystères,  quel  aveuglement  ! 
Quelle  stupidité  !  Les  papistes  l'emportent  sur  Dieu  ; 
le  corps,  sur  l'âme,  et  une  fausse  honte  de  quelques 
jours  sur  une  honte  véritable  et  éternelle...  Se  peut- 
il  que  vous  craigniez  ces  hommes  si  méprisables,  et 
que  vous  ne  craigniez  pas  un  Dieu  si  redoutable  ?  (1). 

«  Mais  quoi,  dira  quelqu'un,  croyez-vous  que  cet 
effroyable  nombre  de  personnes  qui  sont  tombées, 
aient  perdu  leur  salut  ? 

«  A  Dieu  ne  plaise  que  j'ouvre  les  enfers  à  des 
milliers  de  personnes;  la  miséricorde  de  Dieu  s'y 
oppose  et  l'exemple  de  S.  Pierre  nous  le  défend.  »  (2) 
D'un  autre  côté,  ajoute  l'auteur  en  terminant,  l'exem- 
ple de  Judas  est  bien  terrible;  il  faut  choisir  entre 
les  deux. 

Après  s'être  complaisamment  étendu  sur  la  nature 
des  corrections  qu'il  avait  faites  aux  Feuilles  du 
figuier,  Jean  Rou  s'exprime  ainsi  dans  ses  Mémoires, 
écrits  en  1710,  année  qui  précéda  sa  mort  :  «  Je  n'ai 
plus  qu'une  chose  à  dire  touchant  M.  Maturin,  mais 
qui  me  navre  le  cœur.  Fort  peu  de  temps  après  la 

(1)  Page  282  à  283. 

(2)  Page  288. 


GABRIEL  MATURIN  239 

publication  de  son  ouvrage ,  il  disparut  tout  d'un 
coup  dans  [de]  ces  provinces  ;  et  à  Fheure  qu'il  est, 
je  ne  puis,  nonobstant  toutes  mes  enquêtes,  dire 
positivement  s'il  est  mort  ou  vif.  L'on  a  cru  pendant 
un  long  temps,  qu'étant  passé  en  France  par  quelque 
raison  que  ce  puisse  être  (peut-être  dans  le  môme 
esprit  que  le  sieur  Brousson),  on  mit  enfm  les  mains 
sur  lui  et  on  l'enferma  ;  bien  des  gens  même  ont  cru 
qu'il  avait  passé  par  les  oubliettes  ;  mais  d'autres,  qui 
doivent  le  mieux  savoir  de  ses  nouvelles,  disent  qu'il 
est  encore  en  vie.  Lorsqu'il  disparut,  il  y  avait  fort 
peu  qu'il  m'avait  écrit,  mais  d'une  manière  si  ten- 
dre et  si  pleine  d'onction,  que  j'ai  toujours  regardé 
cette  excellente  pièce  comme  les  derniers  chants 
d'un  cygne  tirant  sur  sa  fm,  tant  elle  est  passion- 
née. » 

Nous  ne  citerons  que  le  dernier  paragraphe  de 
cette  lettre  : 

Vous  êtes.  Monsieur,  un  bon  chrétien,  et  il  faut  pour  de 
telles  gens  quelque  chose  de  spirituel  ;  agréez  donc  que  je  me 
serve  des  mêmes  paroles  que  saint  Jean  employa  pour  Gaïus  : 
Bien-aimé,  je  désire  que  tu  prospères  en  toutes  choses  et  que  tu 
sois  en  santé,  selon  que  ton  âme  est  en  prospérité.  C'est  cette 
prospérité  de  l'âme  que  je  vous  souhaite  particulièrement  : 
la  sainteté,  la  piété,  le  zèle,  avec  de  grands  progrès  en  toutes 
ces  choses  et  avec  tous  les  délices  qui  accompagnent  ces  ver- 
tus. O  Dieu  quelle  prospérité  !  Est-il  possible,  Monsieur,  que 
nous  prenions  tant  de  peine  pour  acquérir  quelque  prospérité 
du  monde,  —  ce  qui  n'est  que  se  tempêter  en  vain,  pour  me  ser- 
vir des  paroles  du  prophète,  — et  que  nous  négligions  si  lâche- 
ment cette  prospérité  spirituelle  dans  laquelle  nous  trouvons 
actuellement  la  paix  et  la  joie,  et  une  certitude  infaillible 


240  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

d'im  bouheur  éternel  !  Quel  avcuglemeat  et  quelle  corrup- 
tion !  Je  ne  doute  pas  que  vous  ne  les  connaissiez  ;  mais  je 
m'assure  aussi  que  vous  travaillez  heureusement  à  corriger 
ces  malheureux  penchants  qui  naissent  avec  nous,  et  que,  si 
vos  travaux  vous  obligent  à  imiter  Marthe,  votre  recueille- 
ment vous  transporte  aux  pieds  de  votre  Sauveur,  afin  que 
là,  comme  Marie,  vous  y  trouviez  la  bonne  part  qui  ne  vous 
sera  pas  ôtée.  Renouvelez,  Monsieur,  renouvelez  avec  cette 
nouvelle  année  vos  forces,  afin  que  vous  vous  avanciez  plus 
rapidement  vers  le  ciel,  que  je  vous  souhaite,  et  à  vous  et  aux 
vôtres,  comme  votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 
Ce  26  janvier  1688.  (1). 

Ce  fragment  et  les  extraits  qui  le  précèdent  suffi- 
sent pour  donner  une  idée  de  la  prédication  nourrie, 
onctueuse  et  forte,  que  Maturin  lit  entendre  aux 
Églises  sous  la  croix.  Mais  la  voix  puissante  qui  rele- 
vait tous  les  cœurs,  ne  tarda  point  à  être  étouffée.  Le 
pasteur  rentré  par  la  Suisse  vers  le  mois  de  mai 
1689,  fut  arrêté  «  au  milieu  de  son  ancien  trou- 
peau »  (2),  qu'il  était  allé  consoler  et  fortilier,  crime 
généralement  puni  de  mort  ou  de  la  réclusion  per- 
pétuelle dans  une  prison  d'État.  Les  ministres  saisis 
en  Languedoc  ou  dans  le  Dauphiné  furent  exécutés  ; 
les  six  (3)  qu'on  prit  à  Paris  furent  envoyés  à  l'île 
Ste-Marguerite.  La  France  protestante  (VII  204)  dit 
ou  semble  dire  (dans  tous  les  cas  M.  Francis  Wad- 
dington   (4)   le   dit  positivement   d'après  elle)   que 

(1)  Mémoires  de  Jean  Rou,  p.  211. 

(2)  BiiUet.,  2e  série  XII  513. 

(3)  La  police  en  arrêta  un  septième,  Cottin;  mais  il  réussit  à 
s'échapper. 

(4)  Mém.  de  Jean  Ron,  II  209  note  2. 


GABRIEL  MATURIN  241 

Maturin  y  alla  aussi.  C'est  une  erreur;  car  son  nom 
ne  figure  pas  dans  la  correspondance  des  secrétaires 
d'État  avec  les  geôliers  de  cette  prison.  Nous  savons 
en  outre  que,  en  1701  (l),  les  pasteurs  enfermés  dans 
le  donjon  n'étaient  qu'au  nombre  de  cinq  :  De  Salve, 
Lestang,  De  Malzac,  Giraud,  Givry  (le  sixième,  Gar- 
del,  était  mort  depuis  longtemps),  et  l'on  ne  peut 
guère  supposer  que  le  pasteur  de  La  Réole  et  d'Arn- 
heim  y  ait  été  conduit  plus  tard.  En  effet,  lorsque 
après  la  paix  d'Utrecht,  les  puissances  protestantes 
obtinrent  par  leurs  sollicitations  la  commutation  de 
la  peine  d'une  partie  des  forçats  pour  la  foi,  (2) 
et  l'élargissement   de    Maturin,    les    ministres    de 


(1)  Depping,  Corresp.  adm.,  IV  498. 

(2)  D'accord  avec  le  galérien  Marteilhe  [Mém.  d'un  prot.,  p.  .362), 
M.  Gagnebin  a  justement  fait  remarquer,  que  ce  n'est  pas  en  vertu 
d'un  article  du  traité  d'Utrecht,  que  136  forçats  huguenots  (nous 
avons  les  noms  de  chacun  d'eux)  furent  libérés  en  1713,  et  un  plus 
grand  nombi-e  l'année  suivante.  La  concession  que  Louis  XIV  humi- 
lié refusa  obstinément  aux  puissances  protestantes  lors  de  la  discus- 
sion du  traité,  fut  accordée  à  la  reine  Anne  presque  aussitôt  après 
la  signature,  qui  eut  lieu  le  31  mars.  L'ordre  de  libération  arriva  à 
Marseille  à  la  fin  de  mai,  presque  au  même  moment  où  la  commis- 
sion (Élie  Benoit,  David  Martin,  Jacques  Basnage  'et  D.  de  Superville) 
chargée  par  le  synode  wallon  de  soutenir  la  cause  des  protestants 
français,  et  surtout  celle  des  galériens  et  des  prisonniers,  auprès  des 
plénipotentiaires,  annonçait  douloureusement  l'insuccès  de  ses 
démarches  au  synode  de  Bois-le-Duc  (11  mai).  Cet  heureux  résultat 
était  dû  aux  efforts  du  marquis  de  Barjac-Rochegude,  qui,  malgré 
son  grand  âge,  quitta  Utrecht  pour  aller  dans  toutes  les  cours  du 
Nord  demander  des  lettres,  qu'il  porta  lui-même  à  la  reine  d'Angle- 
terre (A.  Coquei'el  fils,  Z-e.? /"oj'pafsjîowr  la  foi,  p.  86;  La  France 
prot.,  I  247  a;  Bullet.,  XI  92,  XII  544,  et  2«  série,  XII  515). 

I  16 


242  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Louis  XIV  affirmèrent  certainement  que  Maturin 
était  le  seul  des  pasteurs  arrêtés  qui  fût  encore  en 
vie.  Or,  si  celui-ci  avait  été  à  l'île  Ste-Marguerite,  il 
aurait  su  que  cette  affirmation  était  mensongère,  et 
on  ne  l'aurait  pas  relâché,  de  peur  qu'il  ne  divulguât 
la  vérité.  Sa  délivrance  nous  semble  prouver  qu'il 
ne  savait  rien  du  sort  de  ses  collègues  de  Ste-Mar- 
guerite. —  11  n'alla  pas  non  plus  à  la  Bastille,  où 
M.  Smiles  (1),  tombant  dans  une  double  erreur,  veut 
qu'il  soit  resté  trente-six  ans  (2)  ;  car  il  n'est  nommé 
ni  dans  les  papiers  de  LaReynie,  ni  dans  les  regis- 
tres de  la  Bastille,  ni  dans  ceux  de  Vincennes. 

Il  ne  fut  pas  non  plus  condamné  aux  galères  (3), 
comme  M.  le  pasteur  Gagnebin,  trompé  par  un  docu- 
ment inexact,  l'avait  cru  un  instant  (4).  De  nouvelles 
recherches  entreprises  à  notre  instigation,  lui  ont 
fait  découvrir  la  liste  dressée  en  1712  par  D.  de 
Superville,  laquelle  range  Maturin  non  parmi  les 
galériens  mais  parmi  les  prisonniers  (5).  En  voici  un 
extrait  que  nous  devons  à  l'obligeance  du  savant  pas- 
teur d'Amsterdam  : 

n  Outre  les  confesseurs  détenus  sur  les  galères,  ou  dans  les 

(1)  Loco  cit. 

(2)  Agnew  dit  :  vingt-six  ans. 

(3)  Nous  avons  rencontré  dix-neuf  prédicants,  trois  proposants  et 
cinq  pasteurs  (dont  trois  au  moins  avaient  abjuré)  parmi  les  forçats 
pour  la  foi  ;  mais  nous  n'y  avons  pas  trouvé  un  seul  pasteur  revenu  en 
France  pour  prêcher  au  Désert  (Voir  l'Appendice  II). 

(4)  Bullet.,  2e  série,  XII  513. 

(5)  C'est  la  même  liste  qui  fut  vue  à  Londres  par  M.  Fr.  Wadding- 
ion  [Bullet.,  IV  371). 


GABRIEL  MATUHIN  243 

prisons  de  Marseille  pour  la  religion,  il  y  a  en  France  plu- 
sieurs personnes  prisonnières  pour  le  même  sujet,  hommes, 
femmes  et  enfants,  renfermés  ou  dans  des  prisons  ou  dans  des 
couvents,  ou  dans  des  séminaires,  ou  des  maisons  de  propa- 
gation de  la  foi,  comme  on  les  appelle.  On  n'en  saurait  au 
juste  marquer  ni  le  nombre,  ni  les  noms;  mais  on  ne  doute 
point  que  les  puissances  protestantes  n'aient  à  cœur  de  les 
réclamer  tous,  et  de  leur  procurer  la  liberté.  Voici  une  liste 
de  ceux  dont  on  a  pu  être  informé  : 

PASTEURS 

1"  Monsieur  Maturin,  ci-devant  pensionnaire  à  Dort,   dont 
la  femme  et  la  famille  sont  en  ce  pays. 
2"  Monsieur  Gardel,  pensionnaire  à  Harlem. 
3»  Monsieur  Malzac,  pensionnaire  à  Rotterdam. 
4»  Monsieur  Salve,  pasteur  de  l'Église  d'Ardembourg. 
5"  Monsieur  Givry,  pasteur  réfugié  en  Angleterre. 

Ces  cinq  pasteurs  sont  retournés  en  France  pour  prêcher 
sous  la  croix,  et  n'ont  fait  que  fortifier,  instruire  et  consoler 
leurs  frères,  sans  se  mêler  d'aucune  chose  qui  pût  intéresser 
la  politique.  Ils  ne  sont  point  partis  sans  la  connaissance  de 
personnes  très-considérables  de  l'État,  entre  autres  les  quatre 
premiers.  Ils  ont  môme  joui  de  leurs  pensions,  eux  ou  leurs 
femmes,  ou  leurs  pères,  ou  leurs  mères,  tant  qu'on  a  pu  cer- 
tifier qu'ils  étaient  vivants.  Il  en  est  peut-être  mort  quelques- 
uns.  Mais  on  est  assuré  qu'il  y  en  a  encore  en  vie.  » 

OÙ  Maturin  fut-il  enfermé?  Fut-ce  au  Château- 
Trompette,  ou  dans  quelque  tour  isolée  sur  le  bord 
de  l'Océan  ?  —  Nous  l'ignorons,  aussi  bien  que  les 
dates  précises  de  son  arrestation  (fin  de  1689),  de  sa 
délivrance  et  de  sa  mort.  Nous  savons  seulement 
que  Rou  s'est  écarté  de  l'exactitude,  en  écrivant  que 


244       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

l'auteur  des  Feuilles  du  figuier  quitta  la  Hollande 
«  fort  peu  de  temps  après  la  publication  de  son 
ouvrage.  »  En  effet,  le  pasteur  d'Arnheim  assistait 
encore  au  synode  d'Utrecht,  tenu  le  20  avril  1689. 
C'est  dans  le  courant  de  cette  année,  marquée  comme 
devant  être  celle  du  triomphe  de  l'Église,  qu'il  revint, 
ainsi  qu'un  bon  nombre  de  ses  collègues.  Il  ne  dut 
guère  tarder  à  s'éloigner  après  le  synode,  dont  il 
avait  sans  doute  reçu  l'autorisation  secrète  ;  car  on 
lit  dans  les  registres  du  consistoire  d'Arnheim,  à  la 
date  du  1"  octobre  :  «  La  compagnie  étant  extrême- 
ment surprise  de  la  longue  absence  de  M.  Maturin, 
et  n'ayant  aucune  nouvelle  qui  fasse  espérer  son 
prompt  retour,  a  arrêté  (après  avoir  su  que  M.  Rivas- 
son  (1)  ne  voulait  pas  plus  longtemps  remplir  sa 
place)  que  Madame  de  Maturin  y  pourvoira  par  le 
ministère  de  quelque  autre  pasteur  réfugié  ou  pro- 
posant des  Églises  wallonnes,  dont  le  nombre  est 
grand  dans  ces  provinces,  ou  qu'à  son  défaut  la  com- 
pagnie elle-même  en  appellera  quelqu'un  sur  les 
gages  de  son  mari,  qui  doit  fournir  selon  sa  vocation 
à  la  moitié  du  ministère  de  cette  Église.  » 

Le  consistoire,  un  peu  irrité  du  départ  furtif  de  son 
pasteur,  qui  avait  gardé  un  silence  absolu  sur  sa  mis- 
sion, afin  de  n'être  pas  trahi  avant  d'avoir  franchi  la 
frontière,  s'apaisa  comme  par  enchantement  dès  qu'il 
connut  l'objet  de  cette  mission.  Il  prit,  le  6  octobre, 


(1)  François  Rivasson,  ex-pasteur  à  Théobon  en  Basse-Guyenne, 
réfugié  à  Arnheim,  et  auteur  d'une  nouvelle  version  en  vers  du  Psau- 
tier, publiée  à  Leuwarden,  en  1715. 


GABRIEL  MATURIN  245 

la  résolution  suivante  :  «  La  compagnie  ayant  reçu 
une  lettre  de  M.  Maturin,  et  vu  par  elle  que  son  ab- 
sence est  légitime,  et  ayant  surtout  appris  par  la  bou- 
che de  M.Vivaret  (?),  que  ledit  sieur  Maturin  est  allé  en 
France  prêcher  sous  la  croix,  et  être  un  instrument  en 
la  main  de  Dieu  pour  le  relèvement  et  la  consolation 
de  nos  frères,  qui  y  gémissent  sous  le  poids  d'une 
dure  persécution,  loue  ce  pieux  dessein  et  prie  Dieu 
qu'il  y  répande  sa  bénédiction  en  abondance  ,  et 
parce  que  par  là  l'Église  se  trouve  privée  du  minis- 
tère dudit  sieur  Maturin,  dont  elle  aurait  besoin,  la 
compagnie  a  résolu  de  députer  incessamment  MM.  Ver- 
nejou,  Coct  et  Fulleken  vers  Messieurs  les  magistrats 
pour  les  prier  de  remédier  à  cela,  et  prendre  avec  eux 
les  mesures  qu'ils  jugeront  convenables  au  bien  de 
cette  Église.  »  Il  fut  convenu,  le  13  octobre,  que  la 
place  demeurerait  sans  être  remplie,  dans  l'espé- 
rance que  Maturin  pourrait  revenir,  et  qu'il  ne  se 
ferait  plus  chaque  dimanche  qu'un  prêche  et  qu'une 
prière,  comme  avant  la  nomination  du  pasteur 
extraordinaire. 

Pendant  que  celui-ci  expiait  le  forfait  d'avoir  an- 
noncé l'Évangile  malgré  le  roi  et  malgré  le  clergé, 
Marthe,  sa  fille,  épousait  à  Arnheim,  le  21  juin  1691, 
un  membre  de  l'Église  du  Tabernacle  français  de 
de  Londres,  Bellori  (?),  et  son  fils  Gabriel  suivait  les 
cours  de  l'université  de  Leyde  (mai  1692),  aussi  bien 
que  les  deux  fils  de  Jean  Maturin,  qui,  depuis  le 
mois  d'octobre  1690,  habitaient  cette  ville  avec  leur 
pore.  Ils  la  quittèrent  en  1694.  Étudiant  en  théologie 
à  Utrecht  en  1696,  autorisé  à  subir  son  examen  par  le 


246  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

synode  de  Gampen  (août  1702),  qui  lui  accorda  une 
subvention  de  quinze  livres,  reçu  proposant  par  le 
synode  d'Utrecht  (mai  1703),  Gabriel,  fils  de  Jean,  fut 
nommé  en  1705  pasteur  à  Terveere,  où  il  mourut  après 
y  avoir  exercé  le  ministère  durant  dix  années.  Au 
mois  de  décembre  1706,  le  dernier  fils  du  pasteur  du 
Désert,  Guillaume,  âgé  de  vingt  ans,  étudiait  la  théo- 
logie à  Leyde;  mais  soit  qu'il  ait  préféré  une  autre 
vocation,  soit  qu'une  maladie  l'ait  emporté  avant  la 
lin  de  ses  études,  son  nom  ne  se  trouve  nulle  part, 
non  plus  que  celui  de  son  frère  Gabriel,  dans  les  Actes 
du  synode  wallon. 

Malgré  la  surveillance  sévère  qui  régnait  dans  los 
cachots,  le  confesseur  paraît  avoir  réussi  à  informer 
M"'"  Maturin  du  lieu  de  sa  détention  et  de  la  misère 
dans  laquelle  il  gémissait,  sans  que  ni  promesses,  ni 
mauvais  traitements  pussent  abattre  son  courage  ou 
faire  fléchir  son  intrépide  fidélité.  Dans  l'impossibi- 
lité de  venir  en  aide  à  son  mari,  elle  eut  l'heureuse 
idée  de  s'adresser  au  synode  des  Églises  wallonnes, 
réuni  à  Harlem  en  septembre  1708,  et  sut  émouvoir 
sa  compassion.  «  La  compagnie  s'intéressant,  dit  l'ar- 
ticle 16  des  délibérations,  à  l'état  où  se  trouve  pré- 
sentement M"«  Maturin  (1),  par  une  singulière  provi- 
dence de  Dieu,  a  résolu  d'écrire  pour  la  recomman- 
der aux  seigneurs  de  Veluwe,  en  Gueldre.  »  Cette  re- 
commandation fut  efficace  ;  car,  le  20  octobre,  les  dé- 
putés aux  États  du  quartier  de  Veluwe  accordèrent 


(1)  Mademoiselle  signifiait  alors  Madame;  on  disait  :  M"e  Maturin, 
femme  ou  veuve  do  M.  Maturin. 


GABRIEL  MATURIN  247 

«  à  Rachel  de  Maturin  la  somme  de  cinq  cents  florins, 
pour  la  faire  passer  à  son  mari,  prisonnier  en  France, 
pour  son  soulagement,  »  à  condition  qu'elle  prît  soin 
que  cette  somme  lui  fût  efTectivement  remise,  et, 
trois  jours  après,  ils  s'occupèrent  des  moyens  de  faire 
rendre  la  liberté  au  malheureux  captif,  «  G.  de  Matu- 
rin, pasteur  de  l'Église  wallonne  d'Arnheim,  s'étant, 
il  y  a  environ  13  ans  (lisez  18),  en  vertu  d'un  mandat 
du  synode  wallon  alors  réuni  à  Utrecht,  rendu  do 
nouveau  en  France,  pour  y  exercer  le  culte  sous  la 
croix  auprès  de  son  Église  opprimée  et  souffrante,  et 
y  étant  encore  tenu  prisonnier  d'une  manière  fort 
dure,  les  commissaires  de  la  généralité  sont  chargés, 
lorsque  viendra  le  temps  de  traiter  de  la  paix,  de 
veiller  et  de  travailler  autant  que  possible  à  procurer 
que  le  nommé  G.  de  Maturin  soit  rendu  à  la  liberté.  » 
Le  5  avril  1690,  les  États  de  Gueldre  accordèrent  de 
nouveau  à  Rachel  de  Maturin  la  somme  de  «  cent 
ducatons  d'argent  (environ  315  florins)  pour  être  re- 
mis en  soulagement  à  son  mari  encore  retenu  prison- 
nier en  France  »  (1).  M"""  Maturin  s'empressa  de  re- 
mercier le  corps  synodal,  par  une  lettre  qui  fut  lue  au 
synode  de  Leuwarden  (mai  1710),  lequel  résolut  de 
remercier  à  son  tour  les  magistrats  de  Veluwe,  et 
chargea  le  pasteur  David  Martin  d'Utrecht  de  dresser 
la  lettre  de  remerciement.  L'article  40  du  synode  de 
Breda  (septembre  1713)  atteste  que,  plusieurs  mois 


(1)  Ce  nouveau  don  témoigne  que  le  premier  avait  pu  être  remis  au 
prisonnier,  et  que,  par  conséquent,  Maturin  ne  resta  pas  vingt-cinq 
ans  sans  nouvelles  de  sa  famille,  ainsi  que  le  dit  M.  Smiles. 


248  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

après  la  conclusion  de  la  paix  d'Utrecht,  le  pasteur  du 
Désert  était  toujours  en  captivité  :  «  Les  Églises  sont 
averties  que,  dans  la  liste  des  pasteurs  prisonniers  en 
France  qui  a  été  imprimée  avec  celle  des  galériens  (1) 
il  s'est  fait  une  faute  au  sujet  de  N[otre]  T[rès]  H[o- 
noré]  F[rère]  M.  Maturin.  Il  y  a  dans  cette  liste  :  ci- 
devant  ministre  pensionnaire  à  Dort,  au  lieu  de  :  ci- 
devant  pasteur  de  l'Église  d'Arnheim.  » 

Antoine  Court  a  très-probablement  eu  tort  de  dater 
de  1713  la  délivrance  de  Maturin  (2).  Celui-ci  ne  dût 
être  mis  en  liberté  et  expulsé  de  France  qu'à  la  fin  de 
1714  ou  au  commencement  de  1715  ;  car,  ainsi  que  le 
remarque  judicieusement  M.  Gagnebin,  ce  n'est  qu'au 
mois  de  mai  1715  que  le  synode  wallon,  qui  se  réu- 
nissait deux  fois  par  an,  apprit  cette  heureuse  nou- 
velle, consignée  dans  l'article  38  de  ses  délibérations: 
«N.T.  C.  F.  Ivl,  Maturin,  pasteur  de  l'Église  de  Veere, 
a  notifié  à  cette  assemblée  que  N.  T.  H.  F.  M.  Ma- 
turin ,  ci-devant  pasteur  de  l'Église  d'Arnheim , 
avait  été  mis  en  liberté,  après  avoir  souffert  vingt- 
cinq  ans  pour  les  intérêts  de  la  vérité.  Ce  synode  s'é- 
tant  toujours  intéressé  très-tendrement  dans  les  souf- 
frances d'un  si  illustre  confesseur,  qui  par  sa  fermeté 

(Il  Cette  liste  est  celle  dont  on  a  vu  plus  haut  un  extrait.  Une  au- 
tre avait  été  dressée  en  1709,  en  vertu  de  l'art.  37  des  délibérations  du 
synode  de  Breda  :  «  La  compagnie  a  résolu  de  faire  imprimer  la  liste 
de  nos  frères  confesseurs,  qui  sont  sur  les  galères,  et  d'en  envoyer  des 
exemplaires  à  toutes  les  Eglises  de  ce  synode,  deux  fois  autant  qu'on 
envoie  d'articles  imprimés,  afin  que  chaque  Eglise  en  puisse  avoir  et 
en  donner  à  MM.  nos  frères  flamands.  » 

'2)  Ms.  n"  28,  t.  II. 


GABRIEL  MATURIN  249 

à  l'épreuve  de  toute  tentation,  a  fait  tant  d'honneur  à 
notre  sainte  religion,  prend  aussi  part  à  sa  déli- 
vrance. Elle  bénit  Dieu  de  l'avoir  conservé  et  soutenu 
dans  ses  épreuves,  et  de  n'avoir  point  permis  que  la 
persécution  ait  triomphé  de  sa  foi.  Elle  le  prie  ar- 
demment de  le  fortifier  de  plus  en  plus  dans  le  grand 
âge  qu'il  a  atteint,  de  lui  donner  de  finir  ses  jours  en 
paix,  et  de  couronner  sa  fidélité  dans  la  gloire.» 

Enfin  l'article  24  du  synode  d'Amsterdam  (mai 
1718)  est  ainsi  conçu  :  «  La  Compagnie  a  appris  avec 
douleur  la  mort  de  N.  T.  H.  F.  M.  Gabriel  Maturin, 
autrefois  membre  de  ce  synode  en  qualité  de  pasteur 
de  l'Église  d'Arnheim,  et  qui,  s'est  rendu  si  célèbre 
par  sa  constance  pour  l'Évangile.  La  mémoire  de  cet 
illustre  confesseur,  également  recommandable  par  sa 
piété  et  par  ses  souffrances,  nous  sera  toujours  en 
vénération.  »  —  M"""  Maturin  n'étant  pas  nommée  dans 
cet  éloge  funèbre  (non  plus  que  dans  la  résolution 
de  1715),  tandis  que  le  synode  faisait  toujours  saluer 
les  veuves  des  pasteurs  dont  il  enregistrait  le  décès, 
il  est  évident  qu'elle  avait  quitté  la  Hollande,  où  nous 
la  trouvons  encore  avec  ses  enfants  au  mois  de 
novembre  1712.  D'après  Agnew  et  Smiles,  elle  était 
passée  en  Irlande,  où  son  mari  l'aurait  rejointe.  «La 
famille  Maturin,  dit  Smiles,  a  produit  plusieurs  hom- 
mes éminents.  Elle  descend  du  pasteur  Gabriel  Matu- 
rin, qui  fut  emprisonné  à  la  Bastille,  pour  cause  de 
religion,  pendant  36  ans.  Il  refusa  obstinément  de  se 
convertir,  et  quand  enfin  il  fut  remis  en  liberté,  il 
avait  perdu  l'usage  de  ses  membres.  11  réussit  cepen- 
dant à  se  rendre  en  Irlande  avec  quelques  membres 


250  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

de  son  ancien  troupeau,  et  il  eut  le  bonheur  ines- 
péré d'y  rencontrer  sa  femme  et  ses  deux  lils,  dont  il 
n'avait  eu  aucunes  nouvelles  penda^it  son  long  empri- 
sonnement. Son  fils  Pierre  devint  doyen  de  Killaloe, 
et  son  petit-fils,  Gabriel  Jacques,  doyen  de  St-Pa- 
trick  à  Dublin.  On  compte  aussi  parmi  ses  descen- 
dants plusieurs  pasteurs  de  mérite,  entre  autres  un 
prédicateur  éloquent,  connu  aussi  par  deux  ouvra- 
ges remarquables  :  Melmoth  the  Wanderer,  et  la  tra- 
gédie de  Bertram.  »  —  Agnew  ajoute  à  ces  détails 
que  le  célèbre  confesseur  était  un  enfant  trouvé, 
ramassé  dans  les  rues  de  Paris  par  le  cocher  d'une 
grande  dame,  à  laquelle  il  dut  son  nom,  son  prénom 
et  une  éducation  catholique,  qui  ne  Tempècha  pas  de 
devenir  pasteur  et  de  souffrir  pour  sa  foi  avec  une 
constance  admirable. 

Sorti  de  prison  comme  par  miracle,  Maturin  cher- 
cha sans  doute  un  asile,  au  moins  momentané,  prés 
de  Genève,  ainsi  que  nous  l'apprend  la  lettre  sui- 
vante, qui  lui  fut  adressée  très-probablement  par  le 
pasteur  et  professeur  Pictet  (1)  : 

Monsieur, 
J'espérais  avoir  l'honneur  de  vous  voir  à  votre  campagne  et 
de  vous  témoigner,  comme  je  fais  ici,  la  part  que  je  prends. 
Monsieur,  à  votre  glorieuse  délivrance.  Il  n'a  pas  tenu  à  mes 
soins  qu'elle  ne  soit  venue  plus  tôt;  le  temps  en  était  mar- 
qué :  Mes  temps  sont  en  ta  main,  disait  David  ;  vous  le  pouvez 
dire  après  l'homme  selon  le  cœur  de  Dieu.  Il  avait  passé  par 
différentes  épreuves  longues  et  pénibles;  mais  enfin  Dieu  l'en 

(1)  Ms.  Covrt,  n"  17,  vol.  H. 


GABRIEL  M ATURIN  251 

délivra  quand  il  on  fut  temps,  ajoute  le  prophète  :  Il  étendit 
la  main  d'en  haut,  et  m'enleva  et  me  tira  des  grosses  eaux.  Ne 
voit-on  pas  dans  nos  jours  d'aussi  grandes  délivrances  ?  Com- 
bien de  fois  l'Église  s'est-elle  vue  comme  abandonnée  de  Dieu 
et  des  hommes,  livrée  entre  les  mains  do,  ses  persécuteurs, 
qui  criaient  sur  elle  :  A  sac,  à  sac;  qu'elle  soit  rasée,  détruite 
jusqu'aux  fondements,  et  qu'il  ne  soit  plus  fait  mention  de  leur 
nom;  nous  les  tenons  en  serres.  Il  n'y  a  personne  qui  les  déli- 
vre; mais  l'Éternel  les  délivrera.  Il  envoie  sa  parole  et  les 
délivre  de  leurs  tombeaux.  En  eflet,  c'est  l'image  de  la  mort, 
un  vrai  tombeau,  qu'un  cachot  ténébreux. 

"Vous  avez  un  long  temps  été  comme  enseveli,  sans  qu'on 
ait  pu  déterrer  le  lieu  où  vous  étiez  ;  mais,  grâce  à  Dieu,  vous 
en  sortez  glorieusement,  vous  levez  la  tête,  vous  triomphez, 
ou  plutôt  la  grâce  triomphe  en  vous  sur  la  nature,  sur  le 
monde,  sur  l'enfer,  sur  toutes  les  principautés,  sur  cette  Rome 
antichrétienne,  la  meurtrière  des  saints.  Elle  a  trouvé  le 
moyen  par  ses  cruautés  d'abréger  nos  disputes  :  Vous  êtes  nos 
meilleurs  théologiens,  généreux  confesseurs  et  défenseurs  de 
la  foi;  vous  fermez  la  bouche  à  l'adversaire,  vous  faites  plus 
que  les  Claude  ni  les  Jurieu  n'ont  pu  faire;  vous  portez  le 
témoignage  et  les  flétrissures  du  Seigneur,  vous  êtes  ses 
témoins,  titre  glorieux  :  Vous  serez  mes  témoins.  Ce  n'est  pas 
que  nos  théologiens  ne  rendent  bon  témoignage  à  la  vérité  ; 
mais  vous  la  confirmez,  vous  la  scellez  de  votre  propre  sang  ; 
cela  s'est  vu  et  se  voit  encore  tous  les  jours.  Quand  je  vois  ce 
paysan,  ce  laboureur  dans  les  galères,  cette  femme  dans  une 
prison  obscure,  ce  ministre  trente  ans  dans  un  cachot  triom- 
pher de  toute  l'autorité  de  celui  qui  se  disait  ou  prétendait 
être  monarque  universel,  je  dis  ce  qu'il  devrait  dire  :  C'est  ici 
le  doigt  de  Dieu. 

Nous  le  disons  et  nous  l'éprouvons  par  mille  et  mille  déli- 
vrances miraculeuses.  Après  cela,  on  a  bonne  grâce  de  nous 
demander  des  miracles,   notre  religion  ne   se  soutenant  que 


252  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

par  miracle.  Le  plus  grand  des  miracles  est  notre  incrédu- 
lité, oui  j'aime  mieux  dire  incrédule  qu'insensible;  car  il  est 
impossible  de  l'être,  si  l'on  croit  ce  que  l'on  fait  profession  de 
croire.  Chose  surprenante,  qu'au  milieu  de  tant  de  miracles 
on  voie  si  peu  de  vrais  croyants;  mais  n'en  soyons  pas  sur- 
pris :  Pensez-vous,  dit  le  Seigneur,  que  le  Fils  de  l'homme,  lors- 
qu'il viemlra,  trouve  de  la  foi  en  la  terre?  II  semble  que  c'est 
un  indice  aujourd'hui  de  sa  prochaine  venue.  Bienheureux 
ceux  qui  l'attendent  et  se  hâtent,  dit  St-Pierre,  à  sa  venue  ! 
Yous  êtes  de  ces  bienheureux  attendants,  [vous]  qui  dites 
avec  le  bon  Jacob,  après  tant  de  traverses  :  0  Éternel,  j'ai 
attendu  ton  salut  !  et  avec  St-Paul,  ce  glorieux  athlète,  après 
tant  de  combats,  dirai-je  de  victoires  :  J'ai  combattu  le  bon 
combat,  j'ai  gardé  la  foi,  j'ai  parachevé  ma  course.  Avec  quelle 
joie  s'en  va-t-il,  avec  quelle  confiance  !  Il  avait  déjà  la  main 
sur  la  couronne  lorsqu'il  ajoute  :  Quant  au  reste,  la  couronne 
de  justice  m'est  réservée.  Voilà  quelle  est  la  fin  de  ses  combats, 
voilà  le  fruit  de  vos  longues  souffrances.  Elles  produiront 
encore  d'autres  fruits  :  combien  de  frères  infirmes  dans  ce 
royaume-là,  qui,  étant  rassurés  par  vos  liens,  parleront  plus 
hardiment  de  la  Parole;  combien  d'autres,  en  ce  pays  où  vous 
arrivez,  qui  béniront  vos  chaînes,  qui  rendent  grâces  de  votre 
délivrance  et  de  celle  de  tant  d'autres  confesseurs,  ce  qui  fait 
souhaiter  d'avoir  une  relation  là-dessus,  pour  la  joindre  à 
tant  d'autres  que  l'on  saurait  faire  pour  l'honneur  de  la  reli- 
gion, et  que  l'on  doit  conserver  comme  un  titre  glorieux. 

Ce  n'est  pas  un  vain  titre  comme  ceux  que  le  monde  donne, 
qui  n'ont  qu'un  vain  éclat  au  dehors  ;  celui-ci  est  solide,  il 
produit  un  poids  éternel  d'^ine  gloire  excellemment  excellente,  son 
éclat  et  sa  beauté  sont  au-dedans,  toute  pleine  de  gloire  en 
dedans,  toute  pleine  de  misères  au  dehors,  disgrâces,  exils, 
prisons,  galères,  potences,  échafauds  ;  en  un  mot,  la  croix  de 
Christ  c'est  notre  gloire,  nos  titres,  nos  armes,  notre  devise, 
celle  de  St-Paul  :  Jà  n'aviennc  que  je  me  glorifie  sinon  en   la 


GABRIEL  MATURIN  253 

c-t'oix  de  CItrist.  Si  l'on  savait  la  douceur  qui  est  cachée  sous 
cette  croix  :  Si  tu  savais  le  don  de  Dieu,  don  précieux  ;  mais  il 
n'est  pas  donné  à  tous  de  souffrir  pour  Christ.  Ne  refusez 
pas,  Monsieur,  aux  instances  de  milord  évêque  dy  [de]  Lahar, 
la  relation  qu'on  vous  demande;  c'est  aussi  de  la  part  d'une 
société  illustre  [la  vénérable  Compagnie  des  pasteurs  de 
Genève  ?],  qui  vous  honore  et  qui  serait  ravie  de  vous  rendre 
tous  les  services  dans  l'occasion.  Je  souhaiterais,  en  mon  par- 
ticulier, d'en  avoir  quelqu'une  pour  vous  témoigner  combien 
je  suis  avec  un  profond  respect... 

Le  glorieux  confesseur  chargé  d'années  et  d'infir- 
mités, eut-il  assez  de  force  physique  et  intellectuelle 
pour  écrire  la  précieuse  relation  qu'on  lui  deman- 
dait, et,  s'il  l'écrivit,  qu'est-elle  devenue  ?  Quel  est  en 
outre  l'évêque  anglican  qui  prenait  un  si  vif  intérêt 
aux  pasteurs  de  l'Église  réformée  ?  —  Ces  questions 
posées  aux  lecteurs  du  Bulletin  (1)  sont  malheureu- 
sement restées  sans  réponse.  Toutefois  l'évêque 
paraît  avoir  été  celui  de  Bristol,  à  en  juger  par  les 
lignes  suivantes ,  d'ailleurs  fort  inexactes ,  écrites 
en  janvier  1699  : 

Mémoire  (extrait  des  State  paper  office)  (2). 

M.  Gabriel  Maturin,  âgé  de  77  ans  (?),  sortit  de  France  en 
l'an  1685.  On  avoue  qu'à  la  prière  de  ses  amis  de  Paris,  il  y 
retourna  en  1688  (?)  et  fut  pris  et  mis  à  la  Bastille  (?)  l'année 
suivante.  Il  fut  ensuite  envoyé  au  château  de  Vincennes  (?)  et 
est  à  présent,  à  ce  qu'on  apprend,  dans  une  des  îles  d'Hyères 
près  de  Toulon. 

(1)  Deuxième  série,  XI  384. 

(2)  Ravaisson,  Arcli.  de  la  Bastille^  IX  283. 


254  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

En  considération  do  son  grand  âge  et  de  ses  infirmités,  on 
souhaite  qu'il  puisse  avoir  permission  de  sortir  du  royaume 
par  le  chemin  qui  lui  sera  le  plus  commode.  —  Le  susdit 
Mémoire  a  été  envoyé  et  recommandé  au  duc  de  Schrcws- 
bury  (1)  par  l'évéque  de  Bristol. 

(1)  Ambassadeur  d'Angleterre  en  France. 


VIII 


PIERRE  DE  SALVE,  dit  VALZEC. 


c<  Marc-Antoine  de  Salve,  sieur  de  Bruneton,  né  à 
Valensoles  en  Provence,  le  10  novembre  1G19,  quitta 
l'ordre  des  Augustins  déchaussés,  dans  lequel  il  était 
entré  sous  le  nom  de  Bonaventure,  pour  embrasser 
la  religion  protestante.  Après  sa  conversion,  il  s'éta- 
blit à  Vergèze,  où  il  épousa,  en  1656,  Marie  Royer, 
dont  il  eut  neuf  enfants.  Gomme  ancien  de  l'Eglise 
de  ce  lieu,  il  assista,  en  1671,  au  synode  tenu  à  Nîmes, 
le  15  avril.  A  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  il  sor- 
tit de  France  plrc/i.  TT.,  322),  et  se  retira  en  Hol- 
lande avec  trois  de  ses  lils,  nommés  Pierre,  Jacques 
et  Antoine.  »  (1)  Sa  femme  resta  en  France  avec  deux 
lils  et  quatre  filles  qui  épousèrent  des  maris  catholi- 
ques. 

Jacques  et  Jean-Antoine  entrèrent  au  service  des 
Etats-Généraux  :  le  premier,  capitaine  au  régiment 
de  Holstein-Bœck,  fut  tué,  en  1710,  au  siège  de  Douai  ; 
Jean-Antoine  était  en  1712  capitaine  au  régiment  de 
marine  de  Mauregnault.  L'un  des  fils  demeurés  en 

(1)  BidleC,  IX,  330. 


256  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

France,  Charles,  est  devenu  la  souche  de  la  famille 
De  Salve  de  Bruneton,  qui  existe  encore  (1). 

Pierre  allait  terminer  ses  études  théologiques  lors- 
que la  Révocation  le  força  d'émigrer.  Arrivé  en 
Suisse  vers  la  fin  de  1685,  il  trouva  un  asile  tempo- 
raire à  Schaffouse  et  demanda  d'être  reçu  ministre. 
L'examen  qu'il  subit  le  26  janvier  suivant,  avec  un  de 
ses  compagnons  nommé  Etienne  Petit,  ne  lui  fut  pas 
favorable.  Il  se  remit  au  travail  avec  tant  d'ardeur 
que,  le  11  mars,  il  triompha  d'une  nouvelle  épreuve, 
à  la  suite  de  laquelle  il  fut  «  agréé  et  admis  au  saint 
ministère.  »  Il  se  rendit  aussitôt  après  en  Hollande, 
et  fut  consacré  au  synode  de  Rotterdam,  avec  qua- 
tre autres  proposants  :  Isaac  Ledrier,  Jean  Briffant, 
Isaac  Molier  et  Jean  Rivasson  (2).  Voici  la  fin  du 
vingt-quatrième  article  de^  délibérations,  qui  les  con- 
cerne :  «  A  l'égard  de  notre  cher  frère  M.  Pierre 
Salve,  qui  a  été  reçu  au  saint  ministère  à  Schaffhau- 
sen,  sans  qu'on  lui  eût  assigné  de  troupeau,  la  Com- 
pagnie a  considéré  que  nous  avons  dans  le  passé  plu- 
sieurs personnes  pareilles,  qui  n'ont  été  reçues  parmi 
nous  que  dans  le  nombre  et  sur  le  pied  des  propo- 
sants ;  mais  la  conjoncture  du  triste  temps  où  nous 
sommes,  nous  sollicitant  plus  que  jamais  à  la  com- 
passion et  à  la  complaisance  chrétienne,  et  les  choses 
qui  ont  été  rapportées  de  sa  famille  et  de  sa  personne, 

(1)  Ihid.,  331. 

(2)  Au  lieu  de  Ledrier,  l'exemplaire  ms.  des  Actes  du  synode  ival- 
loyi  que  nous  avons  sous  les  yeux,  porte  Lederer,  et  au  lieu  d'Isaac 
Molier,  JonasMolech  ;  l'orthographe  suivie  par  M.  Gagnebia  (Bullet., 
2^  série  XII  378)  nous  paraît  préférable. 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEG  257 

nous  ayant  beaucoup  6dilics,  la  Compagnie  a  voulu, 
pour  cette  fois  et  sans  conséquence,  relâcher  de  la 
rigueur  de  sa  précédente  conduite,  et  lui  a  accordé 
l'imposition  des  mains,  pour  le  sceller  du  sceau 
accoutumé  du  saint  ministère  parmi  nous,  et  M.  Le 
Moine,  pasteur  de  Leiden,  M.  Piélat,  modérateur  de 
ce  synode,  M.  de  Joncourt,  qui  en  est  le  secrétaire, 
et  M.  Galle,  pasteur  de  Haerlem,  ont  été  nommés 
pour  imposer  les  mains  aux  cinq  frères  nommés  dans 
cet  article,  ce  qui  a  été  exécuté  en  présence  du 
synode  et  de  l'Église  de  Rotterdam,  le  dimanche  28 
avril  1686.  » 

Le  25  décembre  de  la  même  année,  Pierre  de  Salve 
fut  nommé  pasteur  de  l'Église  wallonne  d'Ardem- 
bourg,  à  laquelle  la  mort  venait  d'enlever  son  fon- 
dateur, le  ministre  réfugié  François  de  la  Rességue- 
rie.  Il  fut  installé,  le  11  mai  suivant,  par  le  délégué  du 
synode,  Pierre  de  Brunvile,  autre  pasteur  réfugié,  et 
installa  lui-même,  le  13  juin  1688,  en  qualité  d'an- 
cien de  son  Église,  «  noble  Marc-Antoine  de  Salve  », 
son  père,  qui  mourut  quatre  mois  après  (1).  Le  synode 

(1)  D'après  la  France  protestante,  il  n'existait  plus  en  1702,  date 
du  testament  de  sa  femme,  qui  s'y  qualifie  de  veuve.  Il  résulte  aussi 
de  la  lettre  écrite  h  M.  de  Salve,  le  30  août  16W,  par  Jacques,  que  son 
père  était  déjà  à  cette  époque  mort.  Enfin  M.  Gagnebin,  dans  l'étude 
intéressante  que  nous  avons  déjà  citée,  donne  la  date  précise  d'octo- 
bre 1688.  Il  est  vrai  que  nous  trouvons  dans  les  papiers  de  La  Reynie 
(Ms.  de  la  biblioth.  nation.,  fr.  7055,  f"  125)  l'analyse  d'une  lettre 
écrite  de  Middelbourg  à  De  Malzac  par  «  De  Salve  gère  »,  le  10  octo- 
bre 1691.  Mais  nous  inclinons  fortement  â  penser  que  le  lieutenant- 
général  de  police  s'est  trompé,  et  a  confondu  avec  De  Salve  père  l'un 
des  deux  frères  réfugiés  du  pasteur. 

I  17 


258  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

de  La  Haye,  tenu  en  septembre  de  la  même  année, 
recommanda  au  magistrat  sa  personne  et  son  minis- 
tère, et  le  déclara  seul  en  possession  du  titre  de  pas- 
teur de  l'Église  wallonne,  à  l'exclusion  de  Dubois, 
pasteur  flamand,  qui  avait  d'abord  prêché  en  fran- 
çais et  avait  ensuite  fait  séparer  l'Église  flamande  de 
l'Église  française.  Au  mois  d'avril  1689,  il  fut  dési- 
gné par  le  synode  d'Utrecht  (art.  20)  pour  faire,  au 
synode  de  Flessingue,  la  proposition  sur  le  verset  17 
du  premier  chapitre  de  la  première  épitre  à  Timo, 
thée  ;  mais  le  mois  de  septembre  venu,  il  en  fut 
empêché  par  une  indisposition  (art.  11). 

Le  7  décembre,  il  demanda  au  consistoire  la  per- 
mission de  quitter  l'Église  pour  quelque  temps,  afln 
d'aller  terminer  quelques  affaires  importantes.  «  C'é- 
tait, dit  M.  Gagnebin  (1),  l'expression  reçue,  qui  est 
développée  dans  une  assemblée  suivante  du  consis- 
toire, où  il  est  parlé  d'un  voyage  qu'il  a  fait  en 
France  par  un  pur  mouvement  de  son  zèle,  et  de  l'avis 
de  diverses  personnes  considérables  qui  en  ont  con- 
certé avec  lui,  et  qui  ont  loué  et  approuvé  son  dessein. 
Le  consistoire  lui  accorda  sa  demande  d'autant  plus 
volontiers,  est-il  dit  dans  les  actes,  qu'il  laissa  à  sa 
place  un  ministre  capable  de  la  remplir  et  d'en  faire 
toutes  les  fonctions.  Le  zélé  missionnaire  ne  tarda 
pas  à  se  mettre  en  route  ;  car  le  26  du  même  mois, 
le  proposant  Antoine  Coulan  était  déjà  à  Ardembourg 
pour  remplir  sa  charge,  et  on  lit  dans  les  registres 
du  consistoire,  à  la  date  du  29  janvier  1690  :  «  En 

(1)  Bullet.,  2e  série  XII  380. 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEG  259 

attendant  l'arrivée  de  M.  de  Salve,  qui  est  encore 
en  voyage  et  qui  nous  a  donné  de  ses  nouvelles,  on 
fera  une  nouvelle  tentative  auprès  du  magistrat  pour 
qu'il  permette  de  faire  la  collecte  pour  les  pauvres.  » 

Vanité  des  joies  humaines  !  Au  moment  où  le  con- 
sistoire se  réjouissait  d'apprendre  que  De  Salve  était 
heureusement  entré  en  France,  le  pasteur  du  Désert 
était  déjà  depuis  près  de  vingt  jours  au  fond  d'un 
cachot.  A  peine  arrivé  à  Paris,  par  la  Flandre  et  la 
Picardie,  en  compagnie  de  son  collègue  De  Malzac, 
De  Salve  avait  été  arrêté,  le  10  janvier,  par  le  capi- 
taine Desgrez  et  conduit,  le  12,  au  donjon  de  Vincen- 
nes  (1),  avec  son  hôte,  digne  aubergiste  protestant, 
nommé  Paradez  (2).  La  nouvelle  de  son  arrestation 
n'était  sans  doute  pas  encore  arrivée  en  Hollande  au 
mois  d'avril  ;  car  le  synode  de  Heusden  le  mentionne 
seulement  comme  «  absent  pour  des  raisons  con- 
nues »,  et  ordonne  qu'Antoine Coulan  ne  le  remplace 
qu'à  titre  de  proposant. 

Non  contente  de  posséder  la  liste  des  maisons  où 
Gardel  avait  tenu  des  assemblées,  et  de  l'avis,  reçu 
en  1689,  qu'il  s'en  faisait  dans  la  rue  Mazarine,  du 
côté  de  la  porte  de  Buci  (3),  et  à  Montreuil,  près  Vin- 

(1)  Ms.  de  Biblioth.  na'ion.,  Fr.  140Ô1,  ancien  3854. 

(2)  Mis  le  12  janvier  1690  à  Vincennes,  Jean  Paradez  fut  transféré  à 
la  Bastille  avec  Mallet,  le  11  août  de  la  même  année,  puis  au  château 
de  Guise,  le  4  janvier  1691,  avec  Bernier,  Mallet  et  Desvallons.  Le  3 
avril,  sa  femme  obtenait  la  permission  de  le  voir,  Il  fut  relâché,  le  7 
novembre,  ayant  subi  près  de  deux  années  de  cachot  pour  avoir  reçu 
à  sa  table  un  ministre  proscrit.  —  La  mère  de  Claude  Brousson  était 
une  demoiselle  de  Parades,  du  Midi. 

(3)  Reg.  du  Secret.,  0.33. 


•260  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

cennes,  dans  une  maison  que  le  curé  pouvait  indi- 
quer, et  où  il  fallait  envoyer  un  homme  sûr  (1),  la 
police  avait  eu  soin  d'introduire  dans  les  assemblées 
interdites  quelques-uns  de  ses  affidés,  notamment  le 
cabaretier  Marchant  de  la  rue  Grenetat,  ancien 
catholique,  qui,  pour  gagner  la  confiance  et  être 
tenu  au  courant  de  ce  qui  concernait  son  infâme 
métier,  feignit  de  se  convertir  et  d'embrasser  le  pro- 
testantisme. C'est  ce  traître,  soi-disant  protestant 
depuis  deux  ans,  qui  avertit  Dosgrez  et  lui  procura 
la  capture  de  De  Salve.  Gomme  il  n'y  avait  que  lui 
qui  sût  que  le  pasteur  devait  dîner  chez  Paradez, 
cette  dénonciation  le  discrédita  sans  remède  parmi 
les  réformés  (2),  au  dire  de  Braconnier,  autre  espion 
qui  n'avait  garde  de  se  compromettre  si  maladroite- 
ment. Non-seulement  il  donnait  souvent  l'hospitalité 
aux  ministres,  et  avait  servi  de  guide  à  De  Salve  dans 
Paris,  mais  le  soir  même  où  le  malheureux  pasteur 
fut  arrêté,  il  y  eut  du  monde  en  campagne  pour  cher- 
cher les  autres  pasteurs,  Lestang  et  De  Malzac,  et  les 
mener  dans  la  chambre  de  l'honnête  Braconnier, 
comme  dans  l'endroit  le  plus  sûr. 

Bien  que  toutes  les  mesures  eussent  été  prises, 
l'arrestation  avait  cependant  failli  manquer.  Desgrez 
disait  dans  son  rapport  du  13  janvier  :  «  Il  n'y  a  eu 
aucun  soupçon  du  mouvement  qui  se  lit  mal  à  pro- 
pos [avant-]  hier  au  carrefour,  et  je  ne  fus  point  vu, 
[ce]  qui  est  la  seule  raison  qu'ils  [les  protestants] 
n'ont  eu  aucun  soupçon,  et  lorsque  ledit  ministre 

(1)  Reg.  du  Secret.,  0.33,  i°  97. 

(2)  Lettre  de  Desgrez,  du  15  janvier  1690. 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEC  261 

sortit  de  chez  la  G  ,  il  Y  avait  une  femme 

nommée  Madame  Laurent  qui  le  vint  quérir,  et  l'em- 
mena chez  elle,  rue  Mazarine,  et  do  là  chez  Bel,  qui 
demeure  dans  le  Collège  des  quatre  nations  [aujour- 
d'hui l'Institut],  et  de  là  s'en  alla  chez  Paradez.  Ainsi 
ils  n'ont  eu  nul  soupçon. 

«  S'il  n'avait  pas  été  pris,  il  avait  dit  au  sieur 
B[raconnier]  que,  quand  il  voudrait  avoir  de  ses 
nouvelles,  il  n'avait  qu'à  aller  chez  Dicq,  le  blondin, 
rue  Saint-Denis,  à  l'image  Saint-François,  où  loge 
La  Motte. 

«  Les  cachets  qui  se  sont  trouvés  sur  lui,  sont  des 
marques  [des  empreintes  de  cachet]  que  le  ministre 
Cottin  leur  avait  données  [à  De  Salve  et  De  Malzac], 
pour  les  faire  reconnaître  ;  mais  cela  ne  leur  a  pas 
servi.  Ils  ont  quéri  [eu  recours]  à  un  autre  ministre, 
Lestang,  qui  est  à  Paris  et  qui  les  a  fait  connaître... 
Il  [De  Salve]  a  dans  ses  papiers  une  lettre  pour  Les- 
tang... Je  me  donnerai  demain  l'honneur  d'aller 
prendre  les  papiers,  pour  les  voir  avec  le  sieur  B[ra- 
connier]...  Il  connaît  leur  jargon.  Je  n'ai  point  son 
nom  que  Valsec,  c'est  un  nom  emprunté  (1).  »  Des- 
grez  écrivait  encore  deux  jours  après  :  «  J'ai  su  du 
ministre  de  Vincennes  [De  Salve]  que  le  billet  qui 
est  dans  les  papiers  que  le  ministre  Deshayes  [Cottin 
dit  La  Haye]  a  remis  au  nommé  Voreaux,  qui  logeait 
à  la  Croix  do  Fer,  rue  Bourg  l'abbé,  n'était  que  pour 
le  faire  connaître.  « 

A  son  tour,  Seignelay  écrivait  à  Bàviilo,  intendant 

;i   Ms.  de  la  Biblioth.  nation.,  Fr.  7052. 


262  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

du  Languedoc,  le  16  janvier  1690  :  «  Sur  l'avis  qu'on 
a  ou  qu'il  était  arrivé  quelques  ministres  de  la  R.  P.  R. 
à  Paris,  on  en  a  fait  arrêter  un  qui  s'appelle  De  Salve 
ou  De  Selve,  autrement  Valsec,  de  la  ville  de  Nîmes 
[Vergèze  est  dans  les  environs  de  Nîmes],  et  l'autre, 
qu'on  n'a  pas  encore  arrêté,  s'appelle  Valsac,  autre- 
ment Molan  et  Lestang,  de  la  ville  d'Uzès.  Le  roi 
m'ordonne  de  vous  écrire  de  vous  informer  secrète- 
ment de  la  famille  et  de  la  conduite  de  ces  deux 
hommes,  et  de  me  faire  savoir  ce  que  vous  en 
apprendrez.  Vous  jugez  bien  de  quelle  conséquence 
il  est  de  tenir  la  chose  secrète,  puisque  Valsac  n'étant 
pas  encore  arrêté,  il  pourrait  être  averti  des  perqui- 
sitions que  vous  feriez  (1).  »  —  Sous  le  nom  de  Val- 
sac (singulier  après  Valsec),  autrement  dit  Molan  et 
Lestang,  de  la  ville  d'Uzès,  la  police,  imparfaitement 
renseignée,  confondait  deux  personnages  différents  : 
le  ministre  Lestang  et  le  ministre  Malzac,  dit  Molan, 
de  la  ville  d'Uzès. 

Le  roi  avait  hésité  un  moment  sur  la  peine  qu'il 
infligerait  à  Cardel  ;  il  n'en  fut  pas  de  même  pour  De 
Salve.  L'ordre  de  le  transférer  du  château  de  Vin- 
cennes  dans  la  prison  où  était  Cardel,  est  daté  du 
jour  même  de  son  arrestation,  c'est-à-dire  du  10  jan- 
vier. Et  cinq  jours  après,  Louis  XIV  adressait  la  lettre 
suivante  au  gouverneur  des  îles  Ste-Marguerite  : 

A  Versailles,  le  \bja7nner  1690, 

Monsieur  de  Saint-Mars,  j'envoie  aux  îles  Sainte-Marguerite,  le 
nommé  Valsec,   ministre  de  la  R.  P.  R.,  pour  y  être  détenu  pen- 

fl)  Depping,  Curresi).  «f^'"-,  IV  222. 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEC  263 

dant  toute  sa  vie.  Et  je  vous  écris  cette  lettre  pour  vous  dire  que 
ino7i  intention  est  que  vous  le  receviez  et  que  vous  le  fassiez  mettre 
dans  un  endroit  sûr,  où  je  veux  qu'il  soit  soigneusement  gardé, 
sans  avoir  communication  avec  le  nommé  Cardel,  ni  avec  qui  que 
ce  soit,  de  vive  voix  ou  par  écrit,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit. 
Sur  ce,  je  prie  Dieu  qu'il  vous  ait,  M.  de  Saint-Mars,  en  sa  sainte 
garde. 

Le  roi,  qui  pouvait  ordonner  FeKécution  immédiate 
de  Valsec,  crut  sans  doute  faire  acte  d'humanité  en 
signant  cette  lettre.  En  réalité,  jeter  les  pasteurs 
au  cachot,  sans  leur  permettre  aucune  communica- 
tion avec  qui  que  ce  fût,  c'était  les  jeter  vivants  dans 
la  fosse  et  prolonger  leur  agonie. 

Le  secrétaire  d'État  Seignelay  joignit  à  cette  lettre 
les  dépêches  suivantes,  analogues  (sauf  la  dernière) 
à  celles  qu'il  avait  écrites  au  sujet  de  Cardel. 

A  M.  DE  Saint-Mars. 

15  janvier  1690. 
Le  roi  envoyant  aux  îles  de  Sainte-Marguerite  le  nommé 
Valsec,  ministre  de  la  R.  P.  R.,  je  n'ai  rien  à  ajouter  à  la 
lettre  de  Sa  Majesté  ci-jointe,  si  ce  n'est  que  cet  homme  ne 
doit  être  connu  de  personne,  et  que  sa  subsistance  et  entrete- 
nement,  qu'il  lui  faut  faire  fournir  sur  un  pied  médiocre,  sera 
régulièrement  payée,  comme  celle  du  nommé  Cardel,  après 
que  vous  m'aurez  mandé  à  quoi  cela  peut  monter  chaque 
année.  Je  suis,  etc. 

A  M.  DE  LA  Reynie. 

15  janvier  1690. 
Le  roi  a  pris  la  résolution  d'envoyer  aux  iles  Sainte-Mar- 
guerite Yalsec,  ministre  qui  a  été  arrêté,  et  j'envoie  les  ordres 


264       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

pour  cela  au  fils  du  siour  Anzillon,  qui  y  a  déjà  conduit  le 
nommé  Gardcl.  Je  lui  mande  do  ne  partir  que  dans  le  temps 
que  vous  jugerez  à  propos,  afin  que,  si  vous  avez  besoin  de 
tirer  quelques  éclaircissements  de  cet  homme  avant  son 
départ,  vous  puissiez  le  faire.  Je  suis,  etc. 

A  M.  DE  Saint-Mars. 

10  mars  1690. 

Par  le  compte  que  j'ai  rendu  au  roi  du  contenu  en  votre 
lettre  du  premier  février,  Sa  Majesté  m'a  ordonné  de  vous 
écrire,  qu'elle  veut  bien  faire  la  dépense  de  900  livres  par  an 
pour  le  ministre  que  vous  avez  déjà  [Gardel],  et  surtout  pour 
celui  qui  vous  sera  envoyé  [De  Salve].  Cette  pension  est  con- 
sidérable (i),  et  il  y  aura  lieu  de  faire  la  dépense  nécessaire 
pour  les  empêeher  de  communiquer  entre  eux  ni  au  dehors. 

A  l'égard  des  prisons  que  vous  proposez  de  faire,  Sa  Majesté 
y  donnera  ordre,  et  vous  aurez  au  premier  jour  de  mes  nou- 
velles. Je  suis,  etc  (2). 

Le  pauvre  pasteur  ne  sortit  de  Vincennes,  pour  être 
conduit  dans  l'une  des  Bastilles  de  la  Méditerranée, 
que  le  20  mars,  et  l'on  n'entendit  plus  parler 'de  lui. 
Les  synodes  wallons  persistèrent  pieusement  à  espé- 
rer son  retour  et  à  lui  conserver  sa  place.  «  Les  Égli- 
ses voisines  de  celle  d'Ardembourg,  dit  l'article  11 
du  synode  de  Leyden  (mai  1691),  lui  prêteront  tour  à 
tour  leurs  pasteurs  pour  y  aller  donner  la  cène,  jus- 
ques  à  ce  qu'il  ait  plu  à  Dieu  de  lui  rendre  M.  de 

(T.  En  effet,  les  capitaines  de  cavalerie  de  l'armée  du  prince  d'Oran- 
ge, ne  touchaient  à  la  même  époque  que  700  livres  {Mém.  de  Bosta- 
quet,  p.  170^  et  l'on  se  souvient  que  la  pension  de  Cardel  avait 
d'abord  été  fixée  à  27.5  livres. 

(2)  BuUet.,  IV  123  et  124. 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEG  2G5 

Salve,  son  pasteur  »,  —  résolution  confirmée  au 
synode  de  Ziriczéo  (mai  iG92,  art.  38),  et  à  celui  de 
Tergoes  (août  1694),  dont  voici  l'article  37  ;  «  La  Com- 
pagnie a  trouvé  bon  que  notre  très-cher  frère 
M.  Simon  d'Albiac,  appelé  par  l'Église  d'Ardem- 
bourg,  pour  lui  servir  en  qualité  de  pasteur  jusqu'au 
retour  de  notre  très-honoré  frère  M.  de  Salve,  pasteur 
de  ladite  Église,  prisonnier  en  France,  jouisse  de 
tous  les  honneurs  du  ministère  dans  cette  Église, 
comme  M.  de  Salve  même  s'il  y  était.  » 

Cinq  ans  plus  tard,  son  frère  Jacques  ne  savait  pas 
encore  où  il  avait  été  envoyé,  témoin  cette  lettre 
qu'il  adressait  à  leur  mère,  le  30  août  1699  :  «  Pour 
mon  frère  de  Salve,  je  vous  ai  souvent  écrit  qu'il 
était  en  vie,  et  que  vous  devez  en  être  persuadée,  que 
son  affaire  est  entre  les  mains  de  l'ambassadeur  des 
États  Généraux,  pour  en  parler  au  roi.  Voilà  tout  ce 
que  je  puis  faire  au  monde;  pour  le  reste,  je  le 
remets  entre  les  mains  de  Dieu;  qu'il  veuille  faire 
tourner  l'affaire  à  son  avantage.  Je  vous  ai  dit  aussi 
qu'on  l'avait  transporté  depuis  plusieurs  années  de 
la  Bastille  (?)  dans  la  province  du  Dauphiné  (?),  sans 
avoir  pu  apprendre  l'endroit  où  il  avait  été  mis  (l).  » 

En  1700,  le  synode  de  Zutphen  (art.  13)  s'exprimait 
de  la  manière  suivante  ;  «  Nous  continuons  d'ignorer 
la  destinée  de  notre  très-cher  frère  M.  de  Salve,  dont 
les  souffrances  et  la  mémoire,  en  cas  qu'il  soit  mort, 
nous  seront  toujours  en  bénédiction.  »  —  Enfin  Jean 
Antoine  de  Salve,  le  capitaine  de  marine,  écrivait 

;1:  B^'Uet.^lXSSi. 


266  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

encore,  le  4  août  1710  :  «  J'espère  que  la  paix  se  fera 
bientôt,  et  que  mon  frère  le  ministre  sortira  de  prison.» 
,  Vain  espoir  !  Maturin  seul  devait  être  rendu  à  la 
liberté  après  la  paix  d'Utrecht  (1713).  Du  moins 
l'amère  douleur  de  pleurer  la  raison  perdue  de  leur 
lils  et  de  leur  frère,  avait  été  épargnée  à  M""^  de  Salve 
et  à  ses  enfants. 

Outre  deux  feuillets  de  sermon,  dont  l'un,  déchiré 
et  plié  en  forme  de  lettre,  porte  au  dos  :  Pour  Mon- 
sieur de  Lestang,  les  pages  qu'on  va  lire  (1)  sont  tout 
ce  qui  nous  reste  de  Pierre  de  Salve,  les  seules  reli- 
ques de  ce  pasteur  du  Désert.  Le  manuscrit,  d'une 
écriture  très-mauvaise,  ne  contient  point  à  propre- 
ment parler  un  sermon  écrit  en  entier;  ce  ne  sont  çà 
et  là  que  des  notes  très-détaillées,  mêlées  de  latin  et 
d'abréviations  de  tout  genre.  Pour  ne  pas  donner 
un  logogriphe  à  deviner  à  la  plupart  des  lecteurs, 
nous  avons  dû  modifier  parfois  la  forme  trop  primi- 
tive de  l'original.  Est-il  nécessaire  d'ajouter  que  nous 
en  avons  pieusement  respecté  le  sens  ? 

Christ  m'est  gain  à  vivre  et  à  mourir. 
(Philippiens  I,  2i) 

La  vie  est  un  commerce  qui  a  pour  but  un  gain; 
mais  ce  gain  est  différent  selon  que  nous  commer- 
çons avec  le  monde  ou  avec  Dieu,  avec  l'Église  ou 
avec  les  créatures.  Tandis  que  le  commerce  avec  le 


(1)  Nous  les  avons  publiées,  pour  la  première  fois,  dans  la  seconde 
série  du  Bulletin,  IV  .379. 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEG  267 

monde  consiste  à  donner  son  temps,  sa  vie,  son  éter- 
nité, sa  félicité,  en  échange  de  quelques  pièces  de 
terre,  de  quelques  maisons,  de  quelques  biens  sans 
valeur,  puisqu'ils  sont  sans  durée,  le  commerce  avec 
Dieu  consiste  à  donner  des  biens  périssables,  qui  ne 
sont  rien,  pour  gagner  Christ,  avec  lequel  nous  pos- 
sédons toutes  choses.  Il  a  la  vie  et  nous  la  communi- 
que, il  tient  les  clefs  du  paradis  et  de  l'enfer,  il  juge, 
il  condamne,  il  absout.  Il  est  un  avec  Dieu,  et  nous 
unit  à  Dieu;  il  est  tout  et  fait  tout  dans  le  ciel  et  sur 
la  terre  ;  nul  ne  va  au  Père  que  par  lui,  il  est  le  che- 
min..., il  est  la  porte...,  ainsi  on  gagne  tout  en  le  ga- 
gnant. Il  est  donc  honteux,  insensé  et  extravagant,  de 
s'attacher  principalement  au  commerce  mondain,  et 
sage,  prudent  et  nécessaire,  de  nous  livrer  au  seul 
trafic  qui  soit  digne  de  nous,  parce  qu'il  est  le  seul 
dont  le  résultat  soit  certain. 

C'est  ce  caractère  de  nécessité  que  l'Écriture  sainte 
a  en  vue,  lorsqu'elle  nous  propose  Jésus-Christ  sous 
l'image  du  pain,  d'une  viande,  d'un  breuvage  ;  voilà 
qui  s'adresse  à  ceux  qui  ne  conçoivent  pas  de  plus 
grand  plaisir  que  de  manger  et  de  boire,  car  l'Écri- 
ture veut  nous  prendre  et  nous  sauver  par  nos  pro- 
pres passions.  Elle  veut  les  laisser  vivre  en  nous, 
mais  elle  veut  les  détourner  vers  les  choses  qui  soient 
dignes  de  nous  et  qui  nous  puissent  rendre  heureux. 
—  Tantôt  elle  nous  propose  Jésus-Christ  et  sa  justice 
comme  une  robe  précieuse  qui,  couvrant  nos  diffor- 
mités, nous  permettra  d'entrer  dans  la  salle  des  no- 
ces de  l'agneau  ;  voilà  pour  ceux  qui  mettent  le  bon- 
heur dans  le  luxe  et  la  magnificence.  —  Tantôt  elle 


2G8  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

nous  le  propose  comme  un  trésor  de  sapience  et  d'in- 
telligence, et  voilà  pour  ceux  qui  mettent  la  félicité 
dans  le  savoir.  —  Enfin  l'Écriture  nous  propose  Jésus- 
Christ  comme  un  gain  incomparable,  sans  doute 
parce  qu'elle  veut  exciter  en  nous  ,'pour  Jésus-Christ 
la  même  ardeur  dont  brûle  l'avare  pour  son  trésor. 
Or  l'avarice  est  une  des  passions  les  plus  violentes,  et 
qui  met  en  mouvement  toutes  les  autres  pour  possé- 
der son  objet.  Venez,  avares,  qui  êtes  avides  des  tré- 
sors et  des  gains  de  la  terre,  venez  ouvrir  les  yeux 
sur  celui  que  nous  allons  étaler  aujourd'hui,  pour 
tâcher  à  le  faire  devenir  désormais  l'objet  de  vos  dé- 
sirs, et  en  vous  arrachant,  s'il  est  possible,  aux  biens 
de  la  terre,  vous  rendre  avares  de  ceux  du  ciel.  Ve- 
nez le  contempler  ce  trésor  et  ce  gain  en  Jésus-Christ, 
et  venez  apprendre  en  même  temps  les  moyens  par 
lesquels  vous  pourrez  le  gagner. 

Dieu,  qui  tient  les  cœurs  en  sa  main  et  qui  les  ilé- 
chit  comme  il  lui  plaît,  veuille  fléchir  les  vôtres  vers 
Jésus-Christ,  et  en  affaiblissant  cet  amour  immodéré 
que  vous  avez  pour  les  créatures,  vous  remplir  d'ar- 
deur et  de  zèle  pour  gagner  Jésus-Christ!  Et  nous, 
pour  y  contribuer,  comme  un  instrument,  quoique 
faible,  dans  la  main  de  Dieu,  nous  vous  montre- 
rons :  [°  que  Jésus-Christ  est  un  gain,  le  seul  et  le 
plus  excellent  de  tous  les  gains,  parce  qu'il  s'étend  à 
la  vie  et  à  la  mort  ;  2°  nous  passerons  à  vous  faire 
voir  comment  il  devient  notre  gain,  ce  que  nous  fe- 
rons remarquer  surtout  dans  l'exemple  de  saint 
Paul,  qui  parle  dans  notre  texte  et  qui  dit  :  Christ 
m'est  gain  à  vivre  et  à  mourir.  D'entrée  nous  nous 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEC  269 

attacherons  h  notre  version,  qui  dit  que  Christ  est 
gain  au  lidèle  et  dans  la  vie  et  dans  la  mort,  bien 
que  nous  sachions  que  les  termes  de  l'original  sem- 
blent ne  pouvoir  signifier  que  ceci,  qui  est  le  S'Ons 
admis  par  plusieurs  interprètes  :  Jésus-Christ,  qui 
est  la  vie  du  fidèle  dans  cette  vie,  est  un  gain  dans 
la  mort  (1). 


(1)  La  Reynie  n'avait  pas  le  loisir  do  lire  ce  sermon,  il  le  fit  exami- 
ner, sans  doute  par  le  môme  Pirot,  docteur  de  Sorbonno,  qui  analysa 
les  manuscrits  saisis  sur  Cardel,  et  qui  examina  les  Maxit)ics  des 
Saints  de  Fénelon  ot  les  ouvrages  do  Bossuet.  L'examinateur,  après 
avoir  transcrit  l'exordo  tout  entier,  ajoute  le  commentaire  suivant,  qui 
est  très-digne  do  remarque  : 

«  Tout  ce  discours  ne  tend  qu'à  prouver  que  l'Église  et  le  monde 
ont  des  sentiments  fort  différents,  et  opposés  dans  leui-s  prétentions; 
que  le  monde,  ou  ceux  qui  en  suivent  les  maximes,  ne  recherchent  que 
les  créatures  qui  ne  peuvent  leur  donner  aucun  bien  véritable;  que 
toutes  lefl  grandeurs  et  tous  les  biens  du  monde  ne  sont  que  de  la 
fumée,  et  qu'il  ne  peut  rien  y  avoir  dans  cette  vie  que  l'on  puisse  dire 
être  un  véritable  bien,  si  ce  n'est  de  gagner  Jésus-Christ,  en  qui  seul 
consistent  toutes  les  grandeurs,  toutes  les  richesses  et  tous  les  vérita- 
bles plaisirs.  L'auteur  exhorte  les  fidèles  de  s'attacher  à  ce  seul  gain  ; 
et,  par  une  infinité  de  preuves  tirées  de  l'Écriture  tant  de  l'Ancien  que 
du  Nouveau  Testament,  et  particulièrement  des  épîtres  de  saint  Paul, 
il  fait  voir  qu'en  Jésus-Christ  seul  doit  être  établie  notre  espérance, 
notre  bonheur  en  la  vie  présente  et  notre  félicité  éternelle. 

«  Il  n'y  a  rien  dans  cet  ouvrage  qui  paraisse  contraire  aux  senti- 
ments de  l'Église,  et  où  il  paraisse  nécessaire  de  faire  d'autres  ré- 
flexions. » 

Comment,  docteur,  pas  d'autres  réflexions  ?  N'en  auriez-vous  point 
fait  une  que  vous  n'avez  pas  cru  nécessaire  de  communiquer  à  la 
police,  celle-ci,  par  exemple  :  Comment  un  homme  qui  n'enseigne 
rien  de  contraire  aux  sentiments  de  l'Église,  peut-il  mériter  d'être  jeté 
en  prison  pour  le  l'este  de  ses  jours,  ou  conduit  à  l'échafaud  ? 


PREMIÈRE  PARTIE. 


Tout  le  monde  sait  assez  ce  que  c'est  que  le  gain..., 
nous  allons  montrer  que  Jésus-Christ  est  le  seul,  qui 
mérite  ce  nom.  Il  faut  seulement  vous  avertir  que 
par  Christ,  nous  devons  entendre  sa  croix,  ses  souf- 
frances, son  sacrifice,  sa  mort,  sa  justice,  son  inter- 
cession auprès  du  Père,  son  mérite,  tout  ce  qu'il  a 
fait  pour  ouvrir  le  ciel,  fermer  l'enfer,  réconcilier 
le  pécheur  avec  Dieu,  le  faire  devenir  son  ami,  le 
transporter  des  ténèbres  à  la  lumière  de  la  vérité,  et 
de  cette  lumière  lui  frayer  le  chemin  à  la  gloire.  Car 
c'est  tout  ce  qu'emporte  ici  ce  mot  de  Christ  ;  tout 
cela  donc,  pris  ensemble  et  considéré  en  gros  dans  la 
personne  de  Jésus-Christ,  est  un  gain  qui  enri- 
chit d'abord  celui  à  qui  il  est  appliqué,  et  qui  de 
l'état  de  disette  et  de  misère  spirituelle  où  il  est 
né,  le  fait  passer  à  un  état  d'abondance  ;  car  tout  ce 
que  Jésus-Christ  a,  il  ne  l'a  que  pour  le  communi- 
quer aux  fidèles  :  s'il  a  des  lumières  et  un  esprit  qui 
les  rend  efïïcaces,  c'est  pour  les  leur  communiquer  ; 
s'il  a  une  justice  parfaite,  c'est  pour  les  en  revêtir; 
s'il  a  mérité  la  gloire  éternelle,  c'est  pour  les  y  éle- 
ver; enfin  tout  ce  qu'il  a,  ce  n'est  que  pour  en  enri- 
chir le  fidèle,  et  de  misérable  qu'il  était  le  rendre 
heureux.   C'est  pourquoi  saint  Paul  parlant  de  la 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEG  271 

grâce  de  Jésus-Christ,  la  représente  comme  des  riches- 
ses inénarrables  (Ephés.  III,  8);  c'est  pourquoi  il  dit 
que  nous  sommes  enrichis  en  lui  (1  Cor.  I,  5),  et  qu'il 
s'est  fait  pauvre  pour  nous  enrichir.  Christ  est  donc 
un  gain... 

Pris  à  la  rigueur,  le  mot  gain  exprime  un  résultat 
de  notre  industrie,  et  le  contraire  d'un  don  dû  à  la 
libéralité  d'autrui.  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut  enten- 
dre chrétiennement  le  gain  dont  parle  notre  texte. 
Nous  ne  pouvons  non  plus  rien  faire  pour  gagner 
Jésus-Christ,  car,  hélas!  que  pourrions-nous  donner 
pour  l'obtenir?  Sera-ce  nos  œuvres? 

1°  Ne  sont-elles  pas  l'effet  de  Jésus-Christ  qui  les 
opère  en  nous?  Et  plutôt  que  de  dire  que  par  elles 
nous  gagnons  Jésus-Christ,  ne  serait-il  pas  plus  vrai 
de  dire  qu'elles  sont  un  moyen  dont  Jésus-Christ  se 
sert  pour  se  donner  à  nous? 

2°  Ne  les  devons-nous  pas,  ces  œuvres  ?  Et  en  les 
donnant,  que  faisons-nous  que  satisfaire  à  notre  de- 
voir sans  pouvoir  prétendre  à  aucune  récompense  ? 

3°  Quand  nous  ne  les  devrions  pas,  pourraient-elles 
bien  entrer  en  comparaison  avec  Jésus-Christ?  Quelle 
proportion  des  vertus  finies  et  passagères,  peuvent- 
elles  avoir  avec  celui  qui  est  l'auteur  même  de  la  vertu? 

L'homme  n'a  pas  assez  de  force,  quand  il  aurait 
assez  de  présomption,  pour  prétendre  gagner  Christ 
en  en  donnant  l'équivalent.  Un  misérable  ver  de 
terre,  rampant  dans  la  corruption,  dans  le  vice,  digne 
d'être  écrasé  par  la  justice  du  ciel,  pourrait-il  bien 
s'élever  jusqu'à  Christ?  Du  reste,  la  voix  générale 
des  Écritures  nous  fait  entendre  que  Jésus-Christ  est 


272  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

un  don,  qui  nous  vient  de  la  pure  libéralité  de  Dieu... 
On  peut  donc  dire  que  c'est  un  gain  et  un  don  tout 
ensemble...  C'est  un  don;  mais  il  faut  cependant  tra- 
vailler pour  l'obtenir,  comme  si  c'était  un  gain...  Ce 
gain  nous  est  présenté  comme  le  sujet  d'une  grande 
joie,  dans  la  parabole  de  la  drachme  perdue  et  re- 
trouvée... 

Jésus-Christ  est  le  véritable  gain  :  1"  parce  qu'il 
suffît  à  tout,  même  à  borner  nos  désirs;  2"  parce  qu'il 
est  impérissable,  double  caractère  qui  ne  convient 
point  aux  gains  du  monde. 

Jésus-Christ  suffit  à  tous  nos  besoins  et  remplit  tel- 
lement, dans  cette  vie,  les  désirs  de  nos  cœurs,  qu'il 
ne  leur  laisse  à  souhaiter  que  son  entière  possession  ; 
cela  ressort  de  l'Apocalypse  (III,  18),  où  Christ,  par- 
lant par  la  bouche  de  saint  Jean,  énumère  les  maux 
de  l'âme  et  montre  qu'il  a  des  remèdes  contre  eux 
tous.  A  la  pauvreté,  à  la  nudité  et  à  la  cécité,  il  op- 
pose de  l'or,  des  vêtements  et  un  collyre  :  cette  image 
est  transparente... 

Après  sa  conversion,  saint  Paul  qui  était  aupara- 
vant pauvre,  nu,  aveugle,  n'a  plus  rien  à  désirer, 
parce  qu'il  est  tout  rempli  de  Christ  ;  du  moment  que 
Christ  vit  en  lui,  au  milieu  de  la  joie  qui  inonde 
l'Apôtre,  un  nouveau  désir  apparaît,  c'est  celui  de 
déloger  d'ici-bas  pour  posséder  Christ  d'une  manière 
plus  étroite  et  plus  complète. 

En  peut-on  dire  autant  des  gains  du  monde?  Il  est 
certain  qu'ils  ne  nous  satisfont  jamais,  ce  qui  est  une 
marque  de  leur  vanité  et  de  leur  peu  de  solidité  ; 
plus  nous  en  avons  et  plus  nous  en  désirons.  D'ail- 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEC  273 

leurs  ils  ne  servent  qu'à  un  usage  matériel,  ils  ne 
peuvent  que  nous  nourrir  et  nous  faire  vivre  splen- 
didement, voilà  tout.  Si  nous  sommes  aveugles,  ils 
ne  sauraient  nous  donner  la  vue;  si  nous  sommes 
malades,  ils  ne  peuvent  nous  rendre  la  santé;  et  sur- 
tout, si  nous  sommes  étendus  dans  un  lit,  attendant 
le  dernier  coup  de  la  mort,  appréhendant  la  justice 
divine,  ils  ne  sauraient  nous  délivrer  de  ces  craintes, 
ni  nous  mettre  à  couvert.  —  C'est  donc  impropre- 
ment que  l'on  appelle  gain  un  bien  terrestre  ;  ce  n'est 
que  dans  la  fausse  opinion  des  hommes,  que  les  ri- 
chesses du  monde  ont  pris  ce  nom,  qui  ne  convient 
qu'à  Jésus-Christ. . 

Le  gain  véritable  s'élève  bien  haut  au-dessus  des 
gains  du  monde  ;  au  lieu  que  ceux-ci  sont  bornés  à 
cette  vie  et  que  nous  les  perdons  par  la  mort,  celui-là 
s'étend  à  la  vie  et  à  la  mort.  Une  fois  gagné,  on  ne  le 
perd  jamais;  car  je  suis  assuré  que  ni  mort,  ni  vie,  ni 
anges,  ni  principautés,  ni  puissances,  ni  choses  pré- 
sentes, ni  choses  à  venir,  ni  hautesse,  ni  profondeur, 
ni  aucune  autre  créature,  ne  nous  pourra  séparer  de 
la  dilection  de  Dieu,  qu'il  nous  a  montrée  en  Jésus- 
Christ,  notre  Seigneur  (Rom.  VIII,  37).  Il  est  vrai 
que  les  gains  du  monde  et  celui  que  nous  faisons  de 
Jésus-Christ,  semblent  aller  de  pair  pendant  cette  vie  : 
nous  gagnons  les  biens  du  monde  et  nous  nous  en 
servons;  nous  gagnons  Jésus-Christ,  sa  connaissance 
nous  console,  sa  mort  et  son  mérite  nous  soutiennent 
contre  les  terreurs  de  la  justice  divine;  ainsi  ce  gain 
a  son  usage  comme  les  gains  du  monde,  et  jusque-là 
l'un  ne  semble  rien  avoir  par-dessus  les  autres,  et  si 

I  18 


274  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

les  hommes,  avec  des  yeux  de  chair  et  de  sang,  y 
remarquent  quelque  différence,  c'est  en  faveur  des 
gains  du  monde  qui  les  charment,  tandis  que  le  gain 
véritable  leur  paraît  chimérique.  Mais  attendez;  à  la 
mort,  cette  différence  se  verra.  Les  riches  ni  les 
puissants  n'emportent  rien  avec  eux  dans  le  tom- 
beau. Les  Alexandre,  les  César,  etc.,  ont-ils  emporté 
les  couronnes  qu'ils  avaient  gagnées?  Nous,  au 
contraire,  nous  emportons  la  nôtre  ;  comme  Josué, 
Jésus-Christ  passe  avec  nous  le  Jourdain  de  la  mort, 
au  lieu  que  les  biens  du  monde  nous  quittent  à  la 
vue  de  la  mort,  comme  Moïse  expirant  après  avoir 
contemplé  la  terre  promise. 

Christ  nous  est  un  gain,  non-seulement  dans  la  vie 
et  dans  la  mort,  mais  encore  dans  la  résurrection... 


DEUXIEME  PARTIE. 


Voyons  à  quelles  conditions  le  lidèle  obtient  ce 
gain  sans  pareil.  La  vraie  religion  est  une  espèce  de 
commerce  entre  Dieu  et  nous;  c'est  ainsi  qu'elle  nous 
est  dépeinte  dans  le  discours  où  Christ  dit  que  le 
royaume  des  cieux  est  semblable  à  un  trésor  caché 
dans  un  champ,  qu'un  homme  achète  après  avoir 
vendu  tout  ce  qu'il  a  pour  pouvoir  l'acquérir;  qu'il 
est  semblable  aune  perle  de  grand  prix...  Les  iidèles 
sont  donc  des  marchands  qui  sont  obligés  de  donner; 
car,  dans  tout  commerce,  il  faut  donner  pour  gagner: 
l'artisan  donne  son  travail  pour  avoir  du  pain;  le 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEC  275 

marchand,  ses  veilles,  son  argent,  pour  en  gagner 
davantage  ;  le  soldat,  sa  peine,  sa  sueur  et  son  sang, 
pour  acquérir  de  la  gloire,  gagner  des  villes  et  des 
provinces  ;  le  chrétien  ne  saurait  donc  s'exempter  de 
cette  loi.  Il  faut  qu'il  donne  pour  gagner  Jésus-Christ; 
c'est  un  trésor,  une  perle  qu'il  ne  saurait  acheter 
qu'en  vendant  ce  qu'il  a. 

Ne  venez  pas  dire  qu'Isaïe  (LV,  1)  nous  invite  d'a- 
cheter sans  argent,  gratuitement  ;  car  il  n'est  pas 
vrai  qu'il  veuille  dire  que  nous  devons  acheter  la 
grâce  sans  rien  donner,  mais  seulement  que  ce 
que  nous  donnons  en  échange,  est  un  rien  en  com- 
paraison de  ce  que  nous  achetons;  car  nos  biens, 
notre  vie  et  noire  sang,  que  nous  donnons,  sont  plus 
au-dessous  de  Jésus-Christ  et  de  sa  grâce,  qu'une 
paille  ne  l'est  de  tous  les  diamants,  de  toutes  les  per- 
les et  de  toutes  les  couronnes  de  l'univers...  Isaïe 
veut  donc  dire  qu'il  faut  donner  ;  mais  qu'en  don- 
nant nous  achetons  pourtant  gratuitement,  parce 
que  nous  donnons  un  rien  pour  gagner  une  grâce 
sans  prix,  et  un  rien  qui  n'est  point  à  nous  et  qui 
n'apporte  point  de  profit  à  Jésus-Christ. 

Tout  ce  que  nous  pouvons  donner  se  borne  à  ceci  : 
les  biens  et  les  richesses  de  la  terre,  notre  propre 
justice,  la  confiance  que  nous  pourrions  avoir  de 
nous  sauver  par  nos  œuvres,  notre  repos,  notre 
liberté ,  nos  plaisirs ,  nos  honneurs  et  toutes  les 
aises  de  la  chair,  notre  vie  et  notre  sang. 

1°  Nous  devons  donner  tous  nos  biens  et  nos 
richesses  temporelles  ;  et  on  les  donne,  ou  bien  en 
s'en  dépouillant  tout  à  fait,  lorsqu'il  s'agit  de  suivre 


276  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Jésus-Christ  et  qu'on  ne  saurait  les  garder  et  pro- 
fesser l'Évangile  tout  ensemble;  car  il  faut  tâcher  de 
devenir  disciples  de  Jésus-Christ  pour  le  gagner,  et 
on  ne  le  devient,  suivant  lui,   qu'en  abandonnant 
père,  mère,  etc.,  pour  l'amour  de  lui.  -  Ou  bien,  on 
donne  les  richesses  de  la  terre  pour  gagner  Jésus- 
Christ,  en  les  employant  à  nourrir  les  pauvres  qui 
sont  ses  membres;  car  les  leur  donner,   c'est   les 
donner  à  lui-même;  les   vêtir,    c'est   vêtir   Jésus- 
Christ;  les  soulager  par  nos  soins,  nos  visites,  par  un 
seul  verre  d'eau,  c'est  soulager  Jésus-Christ  ;  il  le  dit 
lui-même  et  nous   promet   un  salaire  magnifique. 
—  C'est  encore  donner  les  biens  et  les  richesses  de 
la  terre,  que  de  les  moins  aimer  que  Jésus-Christ,  et 
de  ne  les  aimer  que  pour  lui   en  faire  hommage, 
comme  cette  femme  de  l'Évangile  qui  n'aimait  l'oi- 
gne (le  parfum)  qu'elle  avait,  et  dont  elle  pouvait 
retirer  un  grand  prix,  que  pour  honorer  Jésus-Christ 
et  lui  en  faire  hommage.  C'est  là  aussi  le  véritable 
usage  que  nous  devons  faire  des  gains  de  la  terre; 
nous  devons,  en  sacriliant  à  Jésus-Christ  ces  riches- 
ses iniques,  nous  faire  de  lui  un  ami  qui  nous  reçoive 
dans  les  tabernacles  éternels;  c'est  là  l'usage  qu'en 
faisaient  les  Abraham  et  les  Moïse;  s'ils  ne  les  ont 
pas  donnés  aux  pauvres,  ils  les  ont  abandonnés  au 
monde  et  en  ont  fait  le  sacrifice  à  Dieu  et  à  Jésus- 
Christ  pour  le    gagner  ;  ils  ont  tout  quitté,  tout 
abandonné,   pour  gagner   non  des  maisons,    pos- 
sessions, parents  et  amis,  mais  Jésus-Christ  et  son 
opprobre,  le  seul  et  le  véritable  gain.  Tel  est  l'usage 
qu'en  doivent  faire  tous  les  fidèles  qui  sont  héri- 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEC  277 

tiers  de  la  foi  d'Abraham,  comme  l'a  été  iwi  Moïse, 
etc.. 

2"  Pour  gagner  Jésus-Christ,  il  faut  donner  notre 
propre  justice,  etc.. 

3°  Il  faut  donner  notre  repos,  notre  liberté,  nos 
plaisirs,  etc.. 

Ces  deux  principaux  moyens  sont  toujours  néces- 
saires et  en  tout  temps,  puisque,  en  tout  temps,  il  est 
vrai  que  l'amour  du  monde  est  inimitié  contre  Dieu; 
que  nous  ne  saurions  servir  à  deux  maîtres,  et  que 
nous  ne  saurions  gagner  Jésus-Christ  et  le  monde... 
Vouloir  conserver  repos,  liberté,  vie,  sang,  c'est  se 
perdre  ta  coup  sûr;  qui  voudra  sauver  sa  vie,  la  perdra  ; 
mais  abandonner  tout  cela  et  le  perdre,  c'est  le  con- 
server infailliblement  ;  car  on  les  retrouve  en  Christ. . . 

Nous  gagnons  donc  Christ  en  donnant  tout  ce  que 
nous  possédons  et,  pour  vous  le  montrer  par  un 
exemple,  tournons  nos  yeux  sur  saint  Paul...  et  nous 
souvenons  de  sa  conduite  en  ce  monde  :  il  renonce  à 
tout,  il  n'amasse  point  de  trésors,  il  ne  possède  rien, 
il  ne  veut  rien  posséder,  il  regarde  les  richesses 
comme  des  entraves  qui  pourraient  l'arrêter  dans  le 
cours  de  son  ministère  et  de  son  salut.  Il  y  renonce 
donc  pour  satisfaire  à  son  devoir  avec  plus  de  liberté, 
et  pour  gagner  sûrement  Christ  en  prêchant  Christ, 
et  si  quelquefois  il  travaille  de  ses  mains  pour  faire 
quelque  gain  dans  le  monde,  ce  n'est  pas  seulement 
pour  se  donner  de  l'aisance,  mais  pour  n'être  à 
charge  à  personne,  bien  qu'il  fût  digne  de  son  salaire, 
mais  pour  subvenir  à  la  nécessité  de  ses  frères  et 
compagnons  d'une  même  foi,  et  ainsi  gagner  Christ, 


278  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

en  faisant  des  tentes  aussi  bien  qu'en  préchant  son 
Évangile. 

Paul  d(3nnc  sa  propre  justice  ;  et  elle  était  grande  à 
regarder  l'opinion  folle  des  Juifs,...  cependant  il  la 
renonce,  il  la  foule  aux  pieds. 

Il  donne  son  repos,  sa  liberté,  sa  vie,  son  sang;  il 
parcourt  des  provinces  et  des  royaumes  entiers,  il 
soulfre  la  faim,  la  soif,  la  nudité;  il  se  trouve  en 
péril  de  mer,  en  péril  de  terre,...  il  perd  sa  liberté 
dans  les  prisons  de  Néron,  à  Rome,...  et  enfin  il 
meurt  pour  Jésus-Christ,  sous  le  règne  du  même 
empereur.  Et  cependant  il  est  tellement  rempli  de 
l'excellence  de  Jésus-Christ  et  du  besoin  qu'il  en 
a,...  il  ne  pense  qu'à  gagner  Jésus-Christ,  comme  il 
ne  veut  connaître  que  Jésus-Christ....  Christ  est  son 
gain;  c'est  là,  pour  ainsi  dire,  sa  devise,  c'est  par  là 
qu'il  veut  se  faire  connaître,  tout  ce  qu'il  dit  se  rap- 
porte à  ceci  :  Je  n'ambitionne,  je  ne  désire  rien  sur 
la  terre  que  de  gagner  Christ.  Voici  donc,  mes  frères, 
un  exemple  des  paradoxes  de  l'Évangile  :  gagner  en 
perdant,  qui  se  trouve  très-véritablement  en  saint 
Paul.  Sa  conversion  et  sa  profession  de  l'Évangile, 
voilà  sa  fortune;  il  est  enfin  jeté  dans  une  prison, 
mais  il  est  certain  qu'au  milieu  de  toutes  ces  choses 
il  gagne,  car  il  gagne  Christ,  en  qui  il  retrouve  toutes 
celles  qu'il  avait  perdues.  Il  trouve  en  Jésus-Christ 
le  repos,  la  joie,  la  tranquillité,  l'abondance,  la 
liberté;  on  nous  considère,  dit-il,  comme  centristes, 
et  nous  sommes  toujours  joyeux,  comme  pauvres, 
et  nous  enrichissons  plusieurs,  comme  n'ayant  rien, 
et  nous  possédons  toutes  choses  (;2  Cor.  VI,  10)... 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEC  279 

Ce  n'est  qu'au  milieu  des  afflictions  que  nous 
gagnons  Christ,.,.  Si  les  souffrances  nous  sont  com- 
munes avec  Jésus-Christ,  sa  gloire,  son  mérite,,,. 

Arrêtons-nous  ici.  Messieurs,  pour  considérer 
notre  folie  et  rougir  de  ce  que  nous  courons  après 
les  gains  du  monde,  après  un  intérêt  de  terre  ou  de 
boue,  après  une  créature  insensible  et  incapable  de 
se  donner  à  nous  comme  nous  nous  donnons  à 
elle,,,,  elle  nous  possède  et  nous  ne  la  possédons  pas. 
Mais  que  Christ  devienne  notre  gain,  et  il  se  donne 
à  nous  par  une  union  intime,  il  paye  notre  amour 
par  un  amour  réciproque.  Ouvrons  donc,  mes  frères, 
pour  une  bonne  fois  les  yeux  sur  la  vanité,  et  consi- 
dérons qu'avec  tous  les  biens  du  monde,  nous  n'avons 
rien  si  Jésus-Christ  n'y  est  pas  :  ayez  des  trônes,  une 
cour,  des  sceptres,  commandez  à  toute  la  terre,  rou- 
lez à  vos  pieds  l'or  et  l'argent,  les  perles  et  les  dia- 
mants comme  des  cailloux  ;  si  Jésus-Christ  n'y  est 
pas,  vous  n'avez  rien;  au  milieu  de  l'opulence  et  des 
trésors  vous  restez  pauvres,  dépouillés  et  nus,  tout 
ce  qui  vous  environne  n'est  que  chimères,  illusions  ; 
car  que  profite-t-il  à  l'homme  s'il  gagne  tout  le 
monde  et  qu'il  fasse  perte  de  son  âme?  (Matth. 
XVI,  26). 

Que  faisons-nous  donc  quand  nous  attachons  nos 
cœurs  aux  gains  du  monde  et  que  nous  négli- 
geons....? Bienheureux  fidèles  de  la  primitive  Église 
qui  vendiez  volontiers  vos  biens,  pour  en  porter  le 
prix  aux  pieds  des  apôtres,  afm  d'en  faire  hommage 
à  Jésus-Christ  et  de  le  gagner,  qu'ètes-vous  deve- 
nus? A  qui  avez-vous  transmis  votre  sang,  votre 


280       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

zèle,  qui  vous  faisait  renoncer  à  tout  pour  gagner 
Jésus-Christ  :  Venez,  venez  nous  reprocher  nos... 
Oui,  CCS  frères  s'y  prenaient  comme  il  fallait  pour 
gagner  Jésus-Christ  ;  et  nous,  nous  prenons  le  contre- 
pied....  c'est  renoncer  à  Jésus-Christ....  prions  donc, 
réputons  toutes  choses  comme  dommageables,  inu- 
tiles, viles  et  indignes... 

Dans  la  page  finale,  presque  illisible,  bardée  de 
latin  et  de  chiffres,  nous  ne  distinguons  que  l'idée 
de  Jésus-Christ  marchant  devant  nous,  couvert  de 
son  sang,  comme  un  vaillant  capitaine  qui  entre 
dans  le  ciel,  entouré  de  tous  ceux  qui  l'ont  suivi. 

Après  l'arrestation  de  Valsec,  la  police  observa  de 
très-près  les  maisons  des  deux  frères  Pierre  et  Char- 
les Dicq,  ouvriers  en  drap  d'or,  gaze,  soie,  etc.,  dont 
l'un,  le  blondin,  demeurait  rue  Saint-Denis,  à  l'imago 
Sai7it-François,  avec  La  Motte,  et  l'autre,  rue  Gre- 
nenat,  à  l'enseigne  du  Cadran.  Au  dire  de  Bracon- 
nier, des  ministres  y  avaient  laissé  leurs  effets,  et 
l'on  soupçonnait  qu'il  y  en  avait  encore  un  de  caché 
dans  l'une  de  leurs  maisons. 

Le  16  janvier  1690,  Desgrez  les  fit  épier  tous  deux. 
Celui  de  la  rue  Grenetat  vendit  dans  la  matinée  deux 
chevaux  noirs  à  longue  queue,  qu'on  supposait  être 
les  chevaux  des  ministres,  et  qui  furent  menés  à 
l'image  Saint-Bernard,  au  faubourg  Saint-Marcel. 
•  A  une  heure,  il  alla  chez  son  frère,  et  tous  deux 
sortirent  accompagnés  d'un  autre  jeune  homme  vêtu 
de  brun,  ayant  les  cheveux  noirs  et  courts;  ils  allé- 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEC  281 

rciit  me  Thibautodé,  au  coin  de  la  rue  des  deux 
Boules,  à  l'enseigne  de  l'Impératrice,  où  ils  restèrent 
environ  une  demi-heure. 

De  là,  ils  retournèrent  rue  Saint-Denis,  proche  du 
sépulcre,  à  l'enseigne  de  là  Lune,  où  resta  le  jeune 
homme  aux  cheveux  noirs.  Les  Dicq  retournèrent  à 
l'ImjDératrice,  allèrent  de  là  voir  un  cadavre  au 
Grand-Ghàtelet,  puis  dans  un  cabaret,  rue  du  Cruci- 
lix  Saint-Jacques,  à  la  Pantoufle.  Ils  y  restèrent  une 
heure  et  en  sortirent  avec  une  autre  personne,  que 
Dicq  le  blondin  accompagna  jusque  dans  la  rue 
Bourg  l'abbé,  tandis  que  l'autre  Dicq  s'en  allait  au 
Palais  trouver  sa  femme,  pour  rentrer  chez  lui  avec 
elle.  De  la  rue  Bourg  Labbé,  Dicq  le  blondin  passa 
par  la  rue  Grenetat  et  entra  un  moment  dans  le  caba- 
ret de  Marchant,  afin  de  retourner  dans  sa  maison. 

Pendant  qu'on  les  suivait,  un  gros  homme  avec  des 
amadis  (1)  noirs  et  une  perruque  châtain  nouée,  se 
présenta  chez  le  Dicq  de  la  rue  Grenetat  ;  puis  un 
autre,  couvert  d'un  manteau  de  camelot  gris-blanc, 
qui  entra  dans  la  chambre  sans  rien  dire  et  n'en 
sortit  plus  ;  puis  un  troisième,  encore  jeune,  qui  por- 
tait un  habit  gris-brun  et  une  perruque  noire,  et  ne 
lit  qu'entrer  et  sortir  (2). 

Toutes  ces  allées  et  venues  fortifièrent  tellement 
les  soupçons,  que  Pontchartrain  envoya  à  La  Reynie 
Tordre  suivant,  le  19  janvier  :  «  Sa  Majesté  veut  aussi 
que  vous  fassiez  toutes  les  diligences  et  perquisitions 

(1)  Sorte  de  manche  étroite,  qui  s'appliquait  exactement  sur  le  bras 
et  se  boutonnait  sur  le  poignet,  sans  bouffer  ni  faire  de  plis. 

(2)  M.S.  de  la  Biblioth.  nation.,  F  R,  7053.  fo  240. 


282       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

nécessaires  chez  les  nommés  Dicq  et  ailleurs,  pour 
trouver  Valsac  [De  Malzac],  et  que,  si  les  nommés 
Dicq  sont  trouvés  coupables,  vous  les  fassiez  arrê- 
ter »  (1). 

La  perquisition  n'aboutit  pas,  et  les  deux  frères  si 
suspects  restèrent  en  liberté.  Ce  n'est  qu'un  an  plus 
tard,  que  l'un  d'eux,  Pierre,  fatigué  de  ne  pouvoir 
faire  un  pas  sans  avoir  les  estafiers  à  ses  trousses,  et 
de  ne  pouvoir  servir  Dieu  qu'en  se  cachant  comme 
un  criminel,  résolut  de  passer  à  l'étranger  avec  un 
autre  protestant  nommé  Guy  (2).  Afin  de  pouvoir 
feindre  un  voyage  d'affaires,  ils  avaient  eu  soin  d'en- 
voyer par  la  voie  du  coche,  le  3  avril  1691,  deux 
jours  avant  leur  départ,  un  ballot  de  tissus  de  leur 
fabrication,  à  Leguay  marchand  cà  Lille.  Cette  ruse 
fut  inutile,  la  police  dont  ils  se  méfiaient  tant,  les  sui- 
vait encore.  Les  Mémoires  sur  la  Bastille  (I  251)  don- 
nent à  leur  arrestation  un  motif  un  peu  difTérent,  qui 
n'est  pas  le  vrai  :  «  On  avait  su,  peu  de  jours  après 
le  départ  du  roi  pour  l'expédition  de  Mons,  que  les 
nommés  Dicq  et  [Pierre]  Guy,  cousins,  maîtres 
ouvriers  en  gaze  à  Paris,  faisoient  état  d'aller  à  ce 
siège  avec  quelques  autres  protestants  nouveaux 
catholiques,  au  nombre  de  douze,  tous  frères  ou 

{\)Bullet.,lY  12i. 

(2)  Un  autre  Guy,  «  ouvrier  en  soie  fort  à  son  aise,  qui  demeurait  au 
faubourg  Saint-Marcel  »,  était  passé  en  Hollande  ou  en  Angleterre 
peu  après  la  Révocation,  et  sa  femme  cachée  à  Paris  avait  aussi  des- 
sein de  s'en  aller.  Les  papiers  saisis  sur  le  guide  anglais  Philippe 
Pers,  le  23  août  1686,1'évélèrent  son  adresse  :  rue  de  Béthisy,  qu'on 
ignorait  jusqu'alors. 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEG  283 

parents,  connus  pour  être  protestants,  hardis  et  très- 
mal  intentionnés.  Sur  cet  avis,  on  chargea  quelqu'un 
de  les  observer  de  près  et  de  les  arrêter,  s'ils  parais- 
saient sur  la  route  de  Flandre.  Le  5  avril  1691,  ces 
deux  hommes,  ayant  acheté  chacun  un  cheval,  et 
s'étant  vêtus  en  cavaliers  avec  des  chapeaux  brodés 
d'argent  et  des  pistolets,  parurent  en  cet  équipage 
sur  le  chemin  du  Bourget,  sur  lequel  ils  furent  arrê- 
tés par  un  cavalier  qui  feignit  d'aller  à  Mons.  Dicq  et 
Guy  se  joignirent  à  lui  pour  y  aller  de  compagnie, 
et  s'étant  arrêtés  pour  diner  ensemble  à  Louvres,  ils 
parlèrent  encore  de  leur  voyage  sans  se  faire  con- 
naître, et  le  sieur  Auzillon,  exempt  de  la  prévôté  de 
l'hôtel,  étant  survenu,  il  arrêta  ces  deux  hommes, 
dont  l'un,  outre  l'équipage  ci-dessus  marqué,  fut 
trouvé  nanti  de  deux  pistolets  de  poche.  Ils  dirent 
d'abord  qu'ils  allaient  à  Lille  en  Flandre  pour  y  ven- 
dre des  marchandises  de  leur  métier,  qu'ils  y  avaient 
envoyées;  mais  ils  n'en  purent  montrer  aucune  fac- 
ture et  il  ne  se  trouva  aucun  papier  sur  eux.  Le  6 
avril,  sur  le  compte  qui  en  fut  rendu  et  sur  les  ordres 
du  roi  (1),  ces  deux  hommes  furent  conduits,  la  nuit 

(1)  En  réalité,  ce  fut  sur  les  ordres  de  La  Reynie  ;  car  ils  furent  arrê- 
tés le  5,  et  ce  n'est  que  le  9  que  Pontchartrain  écrivait  du  camp  de 
Mons  au  lieutenant-général  de  police  :  «  Quoique  les  nommés  Dicq 
et  Gny  puissent  être  innocents^  ainsi  que  vous  le  pensez,  ye  suis 
néanmoins  de  votre  sentiment  de  les  faire  arrêter  dans  la  conjonc- 
ture présente,  et  je  vous  envoie  l'ordre  pour  cela.  » 

Une  autre  note  adressée  à  La  Reynie,  le  19  octobre  de  la  même 
année  1691,  est  ainsi  conçue  :  «A  l'égard  du  fils  de  Dicq,  qui  vient  des 
Pays-Bas  espagnols,  sans  passeports  ni  permission  de  Sa  Majesté, 
Elle  trouve  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  à  son  égard  ;  mais  qu'il  faut  seule- 


284  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

du  même  jour,  à  la  Bastille.  Ces  deux  prisonniers 
furent  interrogés.  Ils  dirent  l'un  et  l'autre  qu'ils 
n'avaient  aucun  dessein  d'aller  au  camp  devant  Mons, 
et  soutinrent  qu'ils  n'en  avaient  parlé  à  personne,  ni 
au  cavalier  qui  les  avait  abordés  sur  le  chemin.  Ils 
déclarèrent  hardiment  qu'ils  avaient  fait  abjuration 
pour  obéir  seulement  aux  ordres  du  roi  ;  mais  qu'ils 
avaient  toujours  été  et  qu'ils  étaient  encore  protes- 
tants. Trois  ministres  de  la  R.  P.  R.  qui  avaient  été 
arrêtés  à  Paris,  en  1689  et  1690  [Gardel,  De  Salve  et 
Lestang]  avaient  eu  relation  avec  eux,  et  ils  avaient 
eu  retraite  dans  leurs  maisons.  Le  soupçon  de  leur 
voyage  dans  la  conjoncture  où  ils  l'avaient  entrepris, 
l'équipage  et  l'assortiment  des  armes  défendues, 
c'est-à-dire  des  pistolets  de  poche,  firent  prendre 
toutes  les  précautions  qui  devaient  être  prises  à  leur 
égard.  »  Transférés,  le  9  juin,  de  la  Bastille  au  châ- 
teau de  Guise,  où  leur  nourriture  n'était  payée  que 
sur  le  pied  de  quinze  sols  par  jour,  ils  témoignaient, 
des  le  22,  l'intention  de  s'instruire  de  bonne  foi  dans 
la  religion  catholique,  et  promettaient  de  faire  pren- 
dre le  même  parti  à  leurs  familles.  On  les  connaissait 
ii'op  pour  les  croire  sur  parole  :  ils  restèrent  près  de 
sept  ans  dans  la  tour  de  Guise. 

L'autre  Dicq,  Charles,  bourgeois  de  Paris,  qui  était 
allé  demeurer  rue  Quincampoix,  et  que  l'arrestation 
de  son  frère  n'avait  ni  ébranlé,  ni  empêché  de  donner 
assistance  à  ceux  qui  voulaient  s'enfuir,  fut  empri- 


nicnl  l'observer.  »  —  Il  s'agit  probablement  ici  d'un  réfugié  rentré  en 
France  pour  quelque  raison  majeure. 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEC  285 

sonné  à  son  tour,  le  21  janvier  1693,  et  mis  seul  dans 
la  première  chambre  de  la  Tour  du  Trésor  à  la  Bas- 
tille. 11  était  accusé  du  «  crime  de  faux  pour  fabrica- 
tion de  fausse  route,  pour  faciliter  l'évasion  des  reli- 
gionnaires  hors  du  royaume.  »  Sa  femme  fut  enfer- 
mée chez  les  filles  de  l'Union  chrétieniie,  le  21  juillet 
suivant,  avec  sa  fille,  qui  n'avait  que  deux  ans,  et  en 
sortit  seule  en  1G98  ou  1699  (1).  Quant  au  mari,  il 
quittait  la  Bastille  pour  le  château  de  Caen,  le  1" 
mars  1694,  et  le  7  novembre,  Pontchartrain  invitait 
le  commandant  à  lui  laisser  «  prendre  l'air  de  temps 
en  temps»,  en  ayant  soin  qu'il  ne  pdt  s'enfuir.  Le 
commandant  trouva  plus  sur  et  plus  commode  de 
n'en  rien  faire,  et  s'attira  une  verte  semonce  de  la 
part  du  ministre,  qui  lui  écrivit,  le  22  août  1696  :  «  J'ai 
appris  que  les  nommés  Du  Plessis  et  Dicq,  prison- 
niers au  château  de  Caen,  y  sont  traités  avec  une 
extrême  rigueur,  qu'ils  sont  dans  des  lieux  mal  sains 
d'où  ils  ne  sortent  point.  Ce  n'est  pas  l'intention  du 
roi  qu'on  ait  cette  dureté  pour  eux,  et  vous  devez 
leur  donner  la  liberté  de  prendre  l'air  et  de  se  pro- 
mener, et  les  loger  de  manière  que  leur  santé  n'en 


(l)  La  pension  de  M^ns  et  de  M"e  Dicq  était  fixée  à  450  livres,  que  le  roi 
payait  encore,  par  erreur,  sept  ou  huit  ans  après  que  la  mère  était  sor- 
tie. Les  bonnes  religieuses  recevaient  la  somme  entière  sans  scrupule, 
et  (juand  on  leur  en  fit  l'observation,  elles  répondirent  tranquillement 
que  cette  pension  n'était  pas  trop  forte,  parce  que  la  demoiselle  âgée 
de  quinze  ans,  était  une  «  jolie  fille  »  propre  à  devenir  dame  de  leur 
maison.  Sur  quoi  leur  supérieur,  Taljbé  de  La  Roquette,  reçut  l'ordre 
de  faire  apprendre  un  état  à  la  jeune  fille,  ou  de  la  renvoyer  à  sa  mère 
{Reg.  du  secret.,  0.  2."33j. 


286  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

souffre  pas,  le  tout  en  prenant  vos  précautions  pour 
leur  sûreté.  Je  suis,  etc.  » 

Cette  louable  sollicitude  pour  la  santé  des  prison- 
niers se  manifesta  enlin  d'une  manière  plus  efficace  ; 
mais  seulement  quand  la  réclusion,  les  cachots  et  les 
infirmités  eurent  produit  leur  effet,  infaillible  à  la 
longue,  c'est-à-dire  l'engourdissement  des  volontés 
et  l'énervation  des  consciences.  Il  avait  môme  fallu 
des  corps  et  des  caractères  solidement  trempés,  pour 
résister  si  longtemps  au  supplice  de  l'inaction  entre 
quatre  murailles.  Le  27  janvier  1G98,  un  secrétaire 
d'État  écrivait  à  M.  d'Argenson,  successeur  de  La 
Reynie  :  «  Le  roi  a  accordé  la  liberté  aux  nommés 
Dicq  et  Guy,  prisonniers  au  château  de  Guise,  et  à 
un  autre  Dicq  prisonnier  à  Caen  :  ce  sont  de  mauvais 
catholiques  qui  ne  mériteraient  aucune  grâce,  pour 
lesquels  cependant  Sa  Majesté  a  eu  de  la  commiséra- 
tion ;  mais  c'est  à  condition  qu'ils  tiendront  une  telle 
conduite,  qu'ils  ne  donneront  non-seulement  aucun 
sujet  de  crainte  contre  eux,  mais  qu'ils  édifieront 
leur  prochain  dans  la  religion  catholique ,  ainsi 
qu'ils  se  proposent  de  le  faire  ;  Sa  Majesté  veut  que, 
quand  ils  seront  arrivés  à  Paris,  vous  leur  fassiez 
bien  entendre  ces  conditions,  que  vous  les  expliquiez 
de  même  à  leurs  femmes,  et  que  vous  ayez  soin  de 
vous  informer  qu'ils  agiront  de  la  manière  dont  vous 
serez  convenu  avec  eux.  J'envoie  les  ordres  à  Guise 
et  à  Caen,  vous  pouvez  en  faire  avertir  leurs  fem- 
mes. »  (1) 

(\}Sunet.,lV  374  et  XII,  5-7. 


PIERRE  DE  SALVE,  DIT  VALSEC  287 

Quel  avenir  était  réservé  à  ces  malheureux  qu'une 
si  longue  détention  avait  ruinés,  et  rendus  incapables 
de  travail  et  d'initiative  ?  Le  roi  ne  s'en  inquiétait 
pas. 


IX 


LESTANG 


Au  moment  de  l'arrestation  de  Pierre  de  Salve  (10 
janvier  1690),  il  y  avait  à  Paris  deux  autres  pasteurs, 
Lestang  et  Malzac,  dont  La  Reynie,  imparfaitement 
renseigne  par  ses  agents,  attribuait  les  noms  à  un 
seul,  sur  le  compte  et  la  famille  duquel  Bàville  était 
chargé  de  prendre  en  grand  secret  des  informations. 
Nous  nous  occuperons  d'abord  du  premier. 

Lestang  était,  d'après  les  Mémoii^es  sur  la  Bastille, 
un  homme  tout  à  fait  mûr,  âgé  de  plus  de  cinquante 
ans  et  originaire  de  la  province  de  Guyenne.  «  Il  avait 
servi  en  qualité  de  ministre  à  la  suite  de  la  chambre 
de  l'Édit  et  des  conseillers  de  la  R.  P.  R.,  qui  étaient 
au  parlement  de  Guyenne.  Il  sortit  du  royaume  après 
la  révocation  de  l'Édit  de  Nantes,  et  passa  en  Hol- 
lande, où  il  fut  établi  pasteur  de  l'Église  d'Arn- 
heim  (1).  Il  était  revenu  en  France  avec  quatre  autres 

(1)  L'auteur  des  Mémoires  sur  la  Bastille  confond  ici  Lestang  avec 
Maturin.  C'est  ce  dernier  qui  fut  ministre  de  la  chambre  de  l'édit  en 
Guyenne,  et  pasteur  à  Arnheim.  Le  nom  de  Lestang-,  qui  peut-être 
même  ne  s'était  point  réfugié  en  Hollande,  ne  se  trouve  pas  dans  les 
Actes  du  Synode  ifallon. 


LESTANG  289 

ministres  de  la  R.  P.  R.  (1).  Il  fut  arrêté  à  une  petite 
assemblée  qu'il  tenait  dans  la  maison  du  sieur  Mallet. 
Il  disait  qu'il  n'avait  pu  refuser  la  visite  qu'il  était 
venu  rendre,  à  ceux  qui  avaient  demandé  la  consola- 
tion de  le  voir,  et  qu'il  s'était  d'autant  plus  porté  à 
leur  donner  cette  consolation  que  sa  conscience  l'en 
avait  pressé.  Cet  homme  paraissait  avoir  pris  son 
parti  en  prenant  celui  de  venir  à  Paris,  Il  était  dis- 
posé à  toutes  sortes  d'événements,  ferme,  audacieux 
et  pathétique  ;  aussi  les  protestants  et  les  nouveaux 
catholiques  mal  disposés  furent-ils  dans  une  grande 
consternation,  lorsqu'ils  eurent  connaissance  de  la 
prise  de  ce  ministre,  qu'ils  considéraient  tous  comme 
un  homme  principal.  » 

Bien  que  la  police  fût  constamment  sur  ses  traces 
et  que,  le  13  janvier,  le  capitaine  Desgrez  écrivît  à 
La  Reynie  :  «  Braconnier  dit  qu'il  y  a  un  ministre 
dans  la  chambre  du  nommé  Lamothe,  qui  a  été  lieu- 
tenant dans  les  troupes,  et  d'arrêter  aussi  ledit  La- 
mothe, qui  conduit  toujours  les  ministres  »;  bien  que 
le  traître  donnât  encore,  le  15,  l'espoir  de  la  pro- 
chaine capture  du  ministre,  la  fin  du  mois  arriva 
sans  que  l'heureuse  nouvelle  pût  être  transmise  à  Sa 
Majesté,  dont  l'impatience  nous  est  révélée  par  le 
billet  que  Seignelay  fit  remettre,  le  30,  à  La  Rey- 
nie :  «  N'ayant  point  eu  de  vos  nouvelles  sur  ce  qui 
regarde  le  ministre  Lestang,  le  roi  est  inquiet  de  sa- 

(1)  Ces  quatre  autres  ministres  ne  peuvent  être  Cardel  et  Cottin,  De 
Salve  et  de  Malzac,  rentrés  deux  à  deux  à  deux  époques  différentes  ; 
seraient-ils  Masson,  De  La  Gacherie,  Boule  et  Duplan,  sur  lesquels  on 
ne  sait  presque  i-ien  ? 

I  19 


290  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

voir  ce  que  vous  aurez  fait  à  cet  égard.  Et  Sa  Ma- 
jesté m'ordonne  de  vous  écrire  de  donner  toute  votre 
attention  pour  faire  arrêter  cet  homme,  qu'on  lui  dit 
être  encore  à  Paris.  Je  suis,  etc.  »  (1) 

Déplorable  sujet  d'inquiétude!  Un  roi  désolé  de  ne 
pouvoir  prendre  au  traquenard  l'un  de  ses  plus  fidè- 
les sujets,  un  héros  de  la  conscience  !  Les  battues 
trop  multipliées  n'amenaient  aucun  résultat  ;  il  fallut 
déployer  moins  de  monde  et  plus  d'adresse.  Le  minis- 
tre trop  surveillé  avait  sans  doute  quitté  Paris  pour 
quelque  temps,  aiin  de  porter  son  ministère  ailleurs  ; 
car  Seignelay  écrivait  encore  à  La  Reynie,  le  20  fé- 
vrier :  «  Le  roi  donnera  ordre  pour  faire  cesser  les 
diligences  qu'on  faisait  pour  arrêter  Lestang.  Mais  il 
est  bien  important  que,  de  notre  côté,  nous  mettions 
toute  chose  en  usage  pour  ne  pas  le  manquer.  Vous 
ne  sauriez  rien  faire  de  plus  agréable  à  Sa  Majesté 
que  d'y  réussir  (2).  »  Bientôt  les  limiers  de  la  police 
rencontrent  une  double  trace.  On  voulait  faire  coup 
double  ou  triple  en  patientant.  Cependant  «  le  roi  ne 
trouve  pas  à  propos  de  différer  d'arrêter  Je  ministre 
Colin  [lisez  Molain,  c'est  à  dire  Molan,  pseudonyme 
de  Malzac],  dans  l'espérance  qu'il  donnera  lieu  à  la 
capture  des  autres,  et  Sa  Majesté  veut  qu'à  mesure 
qu'on  en  pourra  arrêter,  on  n'en  perde  pas  l'occa- 
sion (3).  »  —  Le  23  mars,  le  roi  envoie  à  La  Reynie 
deux  mémoires  qui  lui  ont  été  remis  au  sujet  des  mi- 


{l]Bullet.,lYl2i. 

(2)  Eeg.  du  Secret.,  0.  34,  fo  376. 

(3;  Lettre  à  La  Reynie,  du  12  mars  1690,  Bullet.,  IV  125. 


LESTANG  291 

nistres  qui  sont  à  Paris,  afin  qu'il  en  fasse  l'usage 
qu'il  jugera  à  propos. 

Enfin  au  bout  de  trois  mois  d'efforts,  les  vœux  du 
grand  roi  furent  exaucés  et  son  inquiétude  dissipée  : 
Lestang  fut  arrêté,  le  16  avril,  chez  Mallet,  rue  Saint- 
Jean  de  Beauvais,  dans  une  maison  qu'avait  fréquen- 
tée le  ministre  Gottin,  et  qui  n'était  guère  habitée 
que  par  des  nouveaux  convertis.  Dès  lé  lendemain, 
Lestang  et  son  hôte  furent  écroués  à  Vincennes,  et, 
le  21,  le  roi  blâmait  le  lieutenant  général  de  police  de 
n'avoir  pas  fait  arrêter  en  même  temps  la  nommée 
Prévôt,  sœur  de  Mallet,  laquelle  avait  parlé   avec 
beaucoup  d'emportement  (1).  Après  ce  blâme,  qui 
nous  révèle  tout  à  la  fois  une  nouvelle  maladresse  de 
la  police  et  le  courage  indigné  d'une  femme,  qui  ne 
craignait  pas  de  dire  en  face  leurs  vérités  aux  agents 
du  despotisme,  la  lettre  de  Seignelay  contient  l'arrêt 
du  pasteur  du  Désert,  aussi  bref  que  possible  :   «  Il 
faudra  tenir  pour  le  ministre  Lestang  la  même  con- 
duite qu'on  a  tenue  à  l'égard  des  deux  autres  [Gardel 
et  De  Salve],  et  l'envoyer  aux  îles  Sainte-Marguerite, 
suivant  les  ordres  ci-joinls.  »  —  Ainsi  pas  l'ombre 
même  d'un  jugement;  rien  que  le  bon  plaisir.  L'ordre 
adressé  à  M.  de  Saint-Mars  pour  recevoir  Lestang,  est 
semblable  à  ceux  qui  lui  avaient  été  envoyés  pour 
Gardel  et  De  Salve.  Le  prisonnier,  condamné  à  une 
solitude  absolue,  ne  doit  être  vu  de  personne,  n'avoir 
aucune  communication  avec  qui  que  ce  soit;  et  il  faut 
garder  un  silence  complet  sur  tout  ce  qui  le  concerne. 

(1)  Mem.  sur  la  Bastille. 


292  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

Le  3  mai,  Leslang  sortit  de  la  Bastille,  où  il  était 
entré  le  28  avril  (1),  et  fut  remis  à  Auzillon  pour  être 
conduit  à  la  prison  qui  devait  être  son  tombeau, 
après  avoir  promptement  égaré  sa  raison.  Nous  n'a- 
vons rien  trouvé  de  ce  martyr,  ni  sermons,  ni  pa- 
piers; il  ne  reste  de  lui  qu'un  souvenir  et  le  grand 
exemple  qu'il  adonné. 

La  conduite  de  son  hôte,  le  Picard  Jean  Mallet  ou 
Malet,  sieur  du  Rozin,  avocat  au  parlement  de  Paris, 
mérite  aussi  une  mention  honorable  dans  notre  mar- 
tyrologe ;  car  en  recevant  le  ministre  proscrit,  il  s'ex- 
posait volontairement  à  retourner  pour  la  troisième 
fois  à  la  Bastille,  oii  sa  femme,  Suzanne  de  Besset, 
avait  aussi  été  détenue  deux  fois.  Sans  doute  elle  était 
de  nouveau  sous  les  verrous,  lors  de  la  visite  de  Les- 
tang;car  son  nom  n'apparaît  point  dans  cette  cir- 
constance. 

Avant  la  Révocation,  deux  de  leurs  filles  âgées, 
l'une  de  onze  ans,  l'autre  de  huit,  et  une  troisième, 
née  le  17  mai  1683,  avaient  été  enlevées  et  conduites 
dans  la  maison  des  Nouvelles  Catholiques,  pour  y  re- 
cevoir les  instructions  forcées  de  Fénelon,  puis  ren- 
dues à  leurs  parents  ou  envoyées  dans  quelque  autre 
couvent.  Au  commencement  de  février  1686  (2),  les 
parents  eux-mêmes  avaient  été  mis  à  la  Bastille,  et 
les  trois  liUes,  même  la  dernière  qui  n'avait  pas  trois 
ans,  aux  Nouvelles  Catholiques.  Le  père  ne  sortit  de 
la  Bastille  que  le  23  janvier  de  l'année  suivante  ;  la 


(1)  Mtni.  sur  la  Bastille. 

(2)  Clément,  La  police  de  Louis  XIV,  p.  441. 


LESTANG  293 

mère,  au  contraire,  à  peine  enfermée  depuis  un  mois, 
feignit  de  se  convertir.  M.  de  Besmaus  écrivit  à  La 
Reynie,  le  4  mars  (1)  :  «  Madame  Mallet  dit  qu'elle 
vous  a  tout  avoué,  qu'elle  vous  prie  d'excuser  sa  con- 
duite, d'avoir  soin  de  son  mari,  et  elle  prend  plaisir 
à  raisonner  avec  M.  de  Lamon  (2).  »  Quelques  jours 
après  (3),  elle  recouvra  la  liberté  et  ses  enfants,  avec 
lesquelles  elle  ne  tarda  guère  à  essayer  de  passer  à 
l'étranger  ,  en  travestissant  en  garçons  les  deux 
aînées. 

Arrêtée,  ainsi  que  son  guide,  Vion,  aubergiste  de 
Paris,  et  plusieurs  autres  personnes,  au  moment  où 
elle  prenait  le  carrosse  de  Bruxelles,  elle  fut  recon- 
duite à  la  Bastille,  le  7  avril.  Les  cent  soixante-cinq 
louis  d'or  qu'elle  avait  consignés  pour  le  passeport,  à 
condition  que  l'évasion  réussît,  furent  rendus  à  Pré- 
vôt, son  beau-frêre  (4).  Ses  trois  filles,  réincarcérées 
aux  Nouvelles-Catholiques,  figurent  sur  une  liste  du 
1"  février  1687  avec  cette  mention  :  Ne  peuvent  être 
sans  danger  remises  à  leurs  parents.  Elles  résistèrent 
neuf  ans  aux  efforts  de  Fénelon  et  d'autres  conver- 
tisseurs. La  mère,  au  contraire,  avait  faibli  de  nou- 


(1)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille,  VIII  381. 

(2)  L'un  des  convertisseurs  qui  tourmentaient  les  prisonniers.  Bien 
qu'il  y  eût  un  aumônier  à  La  Bastille,  La  Reynie  employait  beaucoup 
d'ecclésiastiques  différents  au  travail  des  conversions.  II  ne  voulait  pas 
qu'il  y  eût  un  convertisseur  attitré  et  pour  ainsi  dire  officiel,  que  les 
pi'otestants  auraient  exécré,  et  dont  les  procédés  elles  arguments,  con- 
nus d'avance,  eussent  pei'du  toute  efficacité  [Ibid.  IX,  476). 

(3)  L'ordre  d'élargissement  est  du  4  mars. 

(4)  Méni.  sur  la  Bastille. 


294       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

veau  dans  le  fallacieux  espoir  qu'on  lui  rendrait  en- 
core une  fois  ses  enfants  ;  mais  elle  secoua  bientôt  le 
joug  de  l'hypocrisie  que  l'amour  maternel  lui  faisait 
seul  subir  :  en  1695,  on  la  retrouve  au  château  de 
Pont-de-l'Arche,  d'où,  à  la  demande  de  son  mari 
moins  persévérant,  elle  fut  transférée,  comme  opi- 
niâtre, à  VUnion  chrétienne  de  Paris. 

Reconduit  aussi  à  la  Bastille,  le  14  février  1689  (1), 
Jean  Mallet  n'en  était  probablement  sorti  que  depuis 
peu,  quand  il  reçut  chez  lui  Lestang.  On  a  vu  plus 
haut  qu'il  fut  écroué  à  Vincennes  avec  celui-ci,  le  17 
avril  1690  ;  il  en  sortit,  le  12  août,  pour  aller  à  la  Bas- 
tille, d'où  il  fut  transféré  au  château  de  Guise,  le  4 
janvier  1691,  et  mis  en  liberté  par  ordre  du  10  jan- 
vier 1693. 

Le  roi  avait  manifesté  son  étonnement  de  la  non 
arrestation  de  la  sœur  de  Mallet,  sans  parler  du  mari; 
pour  réparer  ce  manque  de  zèle,  La  Reynie  lit  arrê- 
ter M""*  Prévôt  et  son  mari,  le  9  mai  1690,  et  les  en- 
voya au  château  de  Guise  comme  mauvais  catholi- 
ques (2).  Ils  ne  tardèrent  pas  à  vouloir  en  sortir.  Le 
19  mai  1691,  Pontchartrain  adressait  à  La  Reynie 
de  nouveaux  placets  des  nommés  Prévôt  et  sa  femme, 

(1)  Bidlet.,Xll  473. 

(2)  Il  nous  paraît  probable  que  la  demoiselle  Prévôt,  dont  la  supé- 
rieure des  Nouvelles  CatJwliques  disait  en  1686  :  Ce  serait  exposer 
cette  fille  que  de  ta-^^endre  à  ses  père  et  mère.,  tnmcvais  catholiques, 
était  la  fille  du  beau-frère  de  Mallet.  Elle  fut  sans  doute  remise  en  li- 
berté, à  moins  que  Prévôt  n'eût  trois  filles;  car  nous  trouvons  que  deux 
demoiselles  Prévôt,  soeurs,  furent  arrêtées  et  menées  aux  Nouvelles 
catholiques^  le  7  juillet  1687. 


LESTANG  295 

en  lui  demandant  avis  sur  la  réponse  qu'il  y  fallait 
faire.  Au  mois  d'août,  Prévôt  expédiait  encore  un 
autre  placet.  Quatre  ans  plus  plus  tard,  on  voulut 
mettre  Prévôt  en  liberté,  tout  en  gardant  sous  les 
verrous  sa  femme,  plus  attachée  que  lui  au  pro- 
testantisme (1);  mais  il  refusa  de  sortir  sans  elle. 
Le  17  février  1696  ,  Pontchartrain  défendit  de 
laisser  pénétrer  près  d'eux  leurs  enfants,  parce  que 
celui  qui  les  avait  vus  précédemment  était  revenu  de 
Guise  dans  des  seiitiments  contraires  à  la  religion  ca- 
tholique (2).  Enfin,  le  17  mai  1699,  fut  signé  l'ordre  de 
mettre  en  liberté  ces  courageux  prisonniers,  et  de  les 
faire  conduire  hors  du  royaume  par  la  frontière  la 
plus  prochaine.  Le  grand  roi  s'était  lassé  de  nourrir 
des  hérétiques  invincibles,  que  ni  la  prison  ni  les 
tourments  de  tout  genre  ne  pouvaient  abattre.  Ainsi 
le  parti  le  plus  digne  était  aussi  le  plus  sur. 

Une  lettre  du  29  août  1706  nous  apprend  qu'un 
nommé  Prévôt  et  sa  femme,  quittèrent  les  pays  étran- 
gers et  revinrent  à  Paris  avec  un  passeport,  dont  Sa 
Majesté  voulait  qu'on  examinât  l'origine;  ce  sont 
probablement  les  hôtes  du  château  de  Guise,  qui  du- 
rent s'empresser  de  terminer  l'affaire  qui  les  amenait 
et  de  repasser  la  frontière  (3). 

(1)  Reg.  du  Secret.,  0,  39,  27  juin  1695. 

(2)  Ibid.,  0.  40. 

(3)  Ibid.,  0.  253. 


X 


MATTHIEU  DE   MALZAG,   dit  BASTIDE,   MOLAN 
et  DE  LISLE  (1). 


Nobles  ou  roturiers,  célibataires  ou  pères  de  famille, 
les  pasteurs  qui  revinrent  risquèrent  tous  leur  vie 
avec  la  môme  sérénité,  soit  qu'ils  fussent  jeunes 
comme  Cardel,  De  Salve,  Giraud,  ou  épuisés  de  vieil- 
lesse et  d'infirmités  comme  Masson,  qui  mourut  du 
moins  en  liberté  dans  les  bras  de  ses  ouailles,  ou 
d'âge  mûr  comme  Bernard,  Cottin,  Givry,  Brousson 
et  De  Malzac. 

Matthieu  de  Malzac,  né  à  Uzès  en  1657  ou  1658,  fut 
inscrit  sur  les  registres  de  l'académie  de  Genève  en 
1677.  Ses  études  paraissent  avoir  laissé  à  désirer;  car 
le  synode  provincial  réuni  au  Vigan,  le  27  août  1681, 

(1)  Jean  et.  Antoine  Malzac,  des  Cévennes,  condamnés  aux  galères 
pour  cause  de  religion,  furent  déportés  en  1687.  Le  vaisseau  sur  lequel 
ils  étaient  se  brisa  contre  des  rochers  près  de  la  Martinique;  Antoine 
fut  au  nombre  au  nombre  des  noyés;  Jean  se  sauva.  (Voir  la  liste  de  Ju- 
rieu,  Lettres  pastorales,  II 91,  négligée  par  les  frères  Haag,  et  qu'il 
faut  ajouter  aux  pièces  justificatives  de  la  France  protestante^'^.  i^2  et 
433.) 

Marie  de  Malzac,  femme  du  ministre  Perrin  qui  sortit  de  France  sans 
elle  à  la  Révocation,  était-elle  sœur  du  pasteur  du  Désert?  {La  France 
j3ro^,art.  Perrin). 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  297 

devant  lequel  il  se  présenta  avec  une  quinzaine  d'au- 
tres proposants  (parmi  lesquels  se  rencontre  Pierre 
Audoyer,  destiné  à  trahir  et  à  persécuter  ses  frères), 
refusa  sa  proposition  latine  sur  le  verset  22  du  cha- 
pitre VI  de  l'épitre  aux  Romains  (1).  A  ce  synode, 
présidé  par  Rossel,  ministre  du  lieu,  assistaient  d'au- 
tres pasteurs  que  nous  retrouverons  plus  loin  :  l'ar- 
dent Dolympie  de  Saint-Paul  la  Coste,  De  Bruc 
d'Aulas,  qui  ne  fut  qu'un  instant  le  compagnon  de 
Brousson,  et  le  futur  apostat  et  traître  Bagard  de 
Saint-Félix. 

Reçu  et  consacré,  un  peu  plus  tard,  par  un  autre 
synode,  De  Malzac  fut  donné  pour  pasteur  à  l'Église 
de  La  Bastide  en  Languedoc.  A  la  Révocation,  il 
s'évada  de  prison,  quitta  la  France  et  se  retira  en 
Suisse,  d'après  La  France  protestante.  Au  mois  d'avril 
1686,  nous  le  trouvons  parmi  les  pasteurs  réfugiés  en 
Hollande  qui  assistèrent  au  synode  de  Rotterdam.  Il 
fut  nommé  pensionnaire  et  ministre  extraordinaire 
de  cette  ville,  où  il  demeura  pour  le  moins  près  de 
trois  années.  La  lettre  suivante,  qu'il  écrivit,  le  20 
janvier  1689,  à  M.  de  Mirmand,  magistrat  nîmois  réfu- 
gié à  Zurich,  peint  au  vif  les  sentiments  qui  l'ani. 
maient  (2)  : 

Monsieur,  ayant  à  cœur,  autant  que  vous  l'avez,  la  gloire  de 
Dieu  et  le  relêvcmeut  de  nos  frères  affliges  do  France,  je  ne 
doute  nullement  que  ce  ne  vous  soit  une  joie  singulière  d'ap- 

(1)  «  Le  sieur  M.  Malzac  a  proposé  en  latin;  sa  proposition  n'a  pas 
été  admise  »  [Arch.  nation.,  TT  288  B). 

(2)  Ms.  Court,  vol.  L. 


298  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

prendre  leur  bon  état  et  ce  que  nous  devons  espérer  d'eux. 
Plusieurs  fidèles  serviteurs  de  Dieu,  animés  d'un  zèle  rare, 
méprisant  tous  les  périls  et  les  supplices  où  ils  s'exposent,  ont 
passé  de  ces  provinces  dans  ce  malheureux  royaume,  et  vous 
ne  sauriez  comprendre  avec  quelle  tendresse  et  avec  quelles 
marques  d'amour  ils  ont  été  reçus.  Ces  pauvres  peuples,  dont 
les  consciences  étaient  depuis  leur  révolte  dans  des  détresses 
mortelles,  n'ont  pas  plus  tôt  vu  ces  anges  de  Dieu,  qui  venaient 
les  consoler  et  les  aider  à  sortir  de  cet  abîme  effroyable,  que, 
ne  consultant  que  leur  devoir  et  le  désir  qu'ils  avaient  de 
réparer  leurs  fautes  passées,  ils  ont  demandé  avec  empresse- 
ment d'être  reçus  à  la  paix  de  l'Église,  et  de  pouvoir  assister 
aux  sermons  et  aux  exercices  de  piété  de  ces  pieux  ministres 
de  Dieu.  Nous  avons  la  consolation  d'apprendre  que,  dans 
tous  les  lieux  où  leur  zèle  les  a  portés,  ils  ont  trouvé  très-peu 
de  gens  qui  se  soient  laissé  corrompre.  Il  y  a  bien  plus,  plu- 
sieurs familles  d'anciens  papistes  ont  abjuré  leurs  erreurs  et 
ont  embrassé  la  vérité  et  le  pur  culte  de  l'Évangile. 

Ces  progrès,  Monsieur,  presque  miraculeux,  que  leur  pré- 
sence et  leur  prédication  ont  faits  dans  si  peu  de  temps,  sont 
une  preuve  toute  puissante  que  Dieu  veut  se  servir  de  leur 
moyen  pour  rallumer  sa  vérité  où  elle  avoit  été  éteinte,  et  je 
crois  que  nous  devons  employer  tous  nos  soins  à  seconder  de 
si  chrétiens  et  de  si  charitables  desseins.  Nous  nous  rassem- 
blons ici  pour  cela,  tous  les  premiers  lundis  de  chaque  mois, 
pour  nous  animer  mutuellement  à  faire  notre  devoir,  et  pour 
voir  ce  que  nous  pouvons  faire  pour  nos  désolées  Églises. 
Ayez  la  bonté  de  m'apprendre  ce  que  vous  faites  dans  vos 
quartiers  ;  si  quelques  pasteurs  sont  partis  pour  aller  dans  vos 
provinces  ou  ailleurs,  et  quel  est  le  fruit  de  leur  ministère. 
Nous  ne  doutons  nullement  ici  que,  parmi  tant  de  nos  frères  de 
chez  vous  qui  étaient  possédés  de  ce  saint  désir,  comme  ils 
nous  le  marquaient  par  leurs  lettres,  plusieurs  ne  l'aient  exé- 
cuté. Je  dois  pourtant.  Monsieur,  vous  faire  savoir  qu'il  serait 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  299 

très-nécessaire  qu'il  en  passât  encore  d'autres;  car  ceux  que 
nous  y  avons,  quoique  le  nombre  soit  considérable,  nous  écri- 
vent qu'il  est  impossible  qu'ils  puissent  fournir  à  tout.  Comme 
ils  s'assemblent  secrètement,  ils  sont  obligés  de  faire  de  peti- 
tes assemblées,  et  ainsi  il  leur  faut  bien  du  temps  pour  satis- 
faire toute  une  ville,  pour  peu  considérable  qu'elle  soit.  Je 
vous  prie  de  prendre  la  peine  d'avertir  nos  très-honorés  frères 
de  Lausanne  de  tout  ce  que  je  vous  écris.  Au  reste,  vous 
agréerez  que  je  vous  demande  un  secret  inviolable  pour  toute 
sorte  de  personnes,  à  la  réserve  des  pasteurs;  car  vous  jugez 
bien  que,  si  la  chose  venait  à  être  découverte,  ces  illustres  ser- 
viteurs de  Dieu  seraient  en  très-grand  danger.  Dieu  veuille  les 
conserver  pour  le  bien  de  son  Église!  J'attendrai  votre  réponse 
fort  impatiemment  et  suis  avec  beaucoup  de  respect,  Monsieur, 
votre  etc. 

L'auteur  de  ces  lignes  n'était  point  de  ceux  qui 
savent  parler  et  refusent  d'agir,  moins  encore  de 
ceux  qui  exhortent  leurs  amis  à  s'exposer  au  danger, 
en  ayant  soin  de  le  fuir  eux-mêmes  ;  il  le  montra 
bientôt.  «  M.  de  Malzac,  ministre  réfugié  et  pension- 
naire à  Rotterdam,  dit  l'auteur  d'un  mémoire  remis  à 
M.  Hop,  ambassadeur  de  Hollande  en  France,  partit, 
l'an  1689,  au  temps  de  la  révolution  d'Angleterre, 
avec  l'approbation  du  roi  [le  prince  d'Orange,  stathou- 
der  de  Hollande,  proclamé  roi  d'Angleterre]  et  d'un 
consistoire  secret  qui  dirigeait  ces  missions  à  La 
Haye.  Il  fit  le  tour  de  la  France  et  rendit  compte  de 
sa  mission  ;  mais  étant  arrivé  à  Paris,  il  y  fut  peu  de 
temps  sans  tomber  entre  les  mains  de  M.  de  La 
Reynie,  qui  l'enferma  à  la  Bastille,  d'où  je  n'ai  eu  de 

il)  Bi'Uet.,mm2. 


300  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ses  nouvelles  que  deux  fois  par  hasard  »  (1).  De 
Malzac  a  raconté  avec  candeur  comment  De  Salve  et 
lui  s'étaient  mutuellement  excités  à  faire  leur  devoir. 
Il  y  avait  entre  eux  une  grande  analogie  de  caractère 
(De  Salve.paraît  cependant  avoir  été  plus  résolu),  et 
tous  deux  avaient  échoué  la  première  fois  qu'ils 
avaient  tenté  l'examen  final  de  théologie.  Nous 
reproduisons  presque  en  entier,  malgré  l'incorrection 
du  style,  le  procès-verbal  de  son  interrogatoire  du  25 
février  1692  (1)  : 

«  Etant  plusieurs  ministres  extraordinaires  à  Rot- 
terdam, qui  s'assemblaient  tous  les  mois  pour  voir  ce 
qui  était  à  faire  pour  la  consolation  de  leurs  frères 
réfugiés  et  pour  eux-mêmes,  et  se  trouvant  dans  ces 
assemblées  d'autres  ministres  réfugiés  dispersés  dans 
les  autres  villes  de  Hollande,  il  fut  proposé,  dans  l'une 
de  ces  assemblées,  de  dresser  et  présenter  une  requête 
au  roi,  pour  lui  demander  au  nom  de  ses  peuples 
affligés  quelque  sorte  de  liberté  dans  son  royaume. 
Cependant,  tout  ayant  été  examiné,  il  fut  délibéré  et 
résolu,  dans  une  de  ces  assemblées  composée  de 
vingt-cinq  à  trente  ministres,  qu'une  telle  requête 
serait  inutile  après  tant  d'autres  présentées  pendant 
qu'ils  étaient  tous  en  France,  et  cette  délibération  fut 
tenue  extrêmement  secrète,  à  cause  que  si  les  États 
[Généraux]  en  avaient  eu  connaissance,  ils  auraient 
chassé  tous  ceux  de  l'assemblée,  parce  qu'une  telle 


(1)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille,  IX  458.  — Nous  n'avons  mal- 
heureusement pas  réussi  à  voir  le  manuscrit,  qui  est  à  la  bibliothèque 
de  l'Arsenal,  ni  celui  de  l'interrogatoire  de  Givry,  qui  l'accompagne. 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  301 

proposition  était  contraire  à  l'intérêt  qu'ils  préten- 
dent avoir  de  retenir  en  leur  pays  les  réfugiés 
français,  aussi  bien  que  leurs  effets;  et  sur  ce  que 
chacun  des  pasteurs  sortis  de  France  était  continuel- 
lement sollicité,  par  ceux  de  la  R.  P.  R.  qui  étaient 
restés  dans  le  royaume,  d'y  revenir  pour  les  consoler; 
qu'ils  leur  reprochaient  de  les  avoir  abandonnés 
comme  des  mercenaires,  et  de  les  avoir  quittés  dans 
le  péril,  —  étant  en  particulier  pressé  par  le  témoi- 
gnage de  sa  propre  conscience,  et  croyant  qu'il  était 
obligé  de  secourir  ses  frères,  il  se  trouvait  dans  de 
continuelles  agitations,  et  ayant  trouvé  le  ministre 
De  Selve  [De  Salve],  son  confrère,  touché  des  mêmes 
motifs  et  dans  la  disposition  de  s'exposer  pour 
s'acquitter  envers  Dieu  et  le  prochain  de  ce  qu'ils 
devaient  en  qualité  de  pasteurs,  ils  en  communiquè- 
rent la  pensée  aux  ministres  Jurieu  et  Basnage  (1), 
qui  ne  leur  donnèrent  aucune  résolution  sur  ce  sujet  ; 
mais  lui  et  De  Selve,  se  visitant  réciproquement  et  per- 
sévérant dans  le  même  dessein,  étant  un  jour  ensemble 
à  l'Écluse  (2),  près  d'Ardembourg  où  Selve  était  établi 
pasteur,  le  hasard  leur  lit  voir  le  cadavre  d'un  Fran- 
çais exécuté  à  mort,  accusé  d'être  venu  prendre  le 
plan  de  l'Écluse,  ils  tirent  de  nouveau  réflexion  sur 
eux-mêmes,  et  sur  ce  qu'un  homme  sans  vocation 
particulière  et  sans  autre  vue  que  celle  de  servir  le 
roi,  avait  bien  voulu  s'exposer  à  perdre  la  vie  comme 

(1)  Jacques  Basnage,  ancien  pasteur  de  Rouen  et  pasteur  de  Rotter- 
dam ;  non  Henri  Basnage  de  Beauval,  mort  à  La  Haye  en  1710,  comme 
le  pense  M.  Ravaisson. 

(2)  Place  forte  de  Hollande. 


302  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

il  avait  fait,  et  qu'eux,  au  contraire,  qui  étaient 
engagés  avec  le  troupeau  que  Dieu  leur  avait  commis, 
et  à  prêcher  continuellement  sa  parole,  n'avaient  pas 
le  courage  de  s'exposer  pour  la  gloire  de  Dieu.  En 
son  particulier,  faisant  une  lecture  continuelle,  dans 
ce  temps-là,  de  l'histoire  de  l'Église  et  de  ses  martyrs, 
et  des  Vies  des  hommes  illustres  de  Plutarque,  où  il 
voyait  que  des  idolâtres  et  des  païens  s'étaient  expo- 
sés, et  bien  souvent  sacrifiés  pour  leur  pays,  par  des 
vues  mondaines  et  pleines  de  vanité,  il  se  sentait  de 
plus  en  plus  pressé,  et  le  ministre  De  Selve  étant 
venu  le  visiter,  et  lui  ayant  déclaré  qu'il  était  entière- 
ment résolu  de  s'exposer  et  de  venir  en  France,  ils 
partirent  de  concert  l'un  et  l'autre,  et  quittèrent  les 
emplois  qui  leur  avaient  été  donnés  en  Hollande, 
après  avoir  pris  quelques  adresses  du  ministre  Gottin, 
qui  était  depuis  peu  de  retour  de  Paris.  Il  prit  le  nom 
de  La  Bastide,  qui  est  celui  de  son  Église  et  De  Selve, 
celui  de  Valsec.  Il  prit  aussi  celui  de  Molain,  et  outre 
cela  celui  de  De  Lisle.. . 

«  Ils  vinrent  mettre  pied  à  terre  en  la  rue  Bourg- 
Labbé,  à  la  Croix-de-Fer,  et  après  y  avoir  demeuré 
un  ou  deux  jours,  ils  remontèrent  à  cheval  et  dirent 
qu'ils  allaient  en  empiète... 

a  Le  ministre  Gottin  leur  ayant  donné  des  noms  et 
des  adresses,  avec  des  empreintes  de  son  cachet,  afm 
qu'ils  pussent  être  connus  en  la  qualité  de  ministres, 
ils  furent  voir  diverses  personnes  qui  vinrent  ensuite 
les  visiter  à  la,  Croix-de-Fer... 

«  M.  de  La  Motte,  homme  d'épée,  vint  les  visiter  à  la 
Croix-de-Fer,  et  eux,  en  sortant  de  la  Croix-de-Fer, 


MALZACj  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  303 

furent  descendre  à  l'enseigne  du  Cadran  (1),  dans  une 
rue  assez  proche  de  la  rue  Bourg-Labbé,  et  Valsec 
ayant  les  adresses,  on  a  pu  les  voir  dans  ses  papiers 
(2).  [Il]  sait  seulement  que  La  Motte  vendit  un  des 
chevaux  sur  lesquels  ils  étaient  venus,  et  en  cet 
endroit  du  Cadran,  lui  et  Valsec  se  séparèrent  sans 
avoir  eu  depuis  aucune  sorte  de  communication, 
ayant  même  affecté  entre  eux  de  ne  se  donner 
réciproquement  aucune  connaissance  de  ce  qu'ils 
feraient,  afm  que,  si  l'un  d'eux  venait  à  être  arrêté, 
il  fût  hors  d'état  de  parler  de  la  conduite  de  l'autre.  » 
Peu  après  son  arrivée  à  Paris,  De  Malzac  se  félici- 
tait, dans  la  lettre  suivante,  du  chaleureux  accueil 
qu'il  y  avait  reçu: 

Je  rends  grâces  à  Dieu  [de  ce]  que  j'ai  tant  d'occupations 
que  je  ne  sais  de  quel  côté  me  tourner;  j'ai  déjà  fait  diverses 
assemblées  où  j'ai  reçu  plusieurs  personnes  à  la  paix  de 
l'Eglise.  Je  leur  fais  signer  un  petit  formulaire  que  j'ai 
dressé  (3)  ;  mais  le  malheur  est  qu'on  ne  peut  s'assembler  plus 
de  douze  ou  quinze  personnes  à  la  fois.  Ainsi  cela  tire  en  une 
grande  longueur,  étant  seul  comme  je  le  suis  (4).  Il  est  vrai 
que  M.  M[asson]  (5)  est  enfin  ici;  mais  si  infirme  qu'il  m'est 
plus  à  charge  qu'en  aide.   Il   a  fait  des   merveilles  dans    les 


(1)  Où  demeurait  Charles  Dicq,  dans  la  rue  Grenetat. 

(2)  Nous  n'avons  pas  retrouvé  ces  papiers,  que  Desgrez,  qui  les  avait 
été  prendre,  n'a  peut-être  jamais  rendus  à  La  Reynie. 

(3)  Ce  formulaire  différait  évidemment  de  celui  qu'on  a  vu  page  178. 

(4)  De  Salve  étant  déjà  arrêté,  la  lettre  est  un  peu  postérieure  au  10 
janvier  1690. 

(5)  Le  pasteur  Masson  mourut  à  Landouzy  avant  le  mois  d'octobre 
1691,  et  peut-être  même  en  1690. 


304       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

lieux  où  il  a  passé.  Je  suis  dans  l'impossibilité  de  suffire  seul 
au  travail  que  demande  Paris,  à  moins  que  de  traîner  les  cho- 
ses dans  une  plus  grande  longueur,  et  par  conséquent  [de] 
laisser  refroidir  le  zèle  de  plusieurs  qui  demandent  de  la  con- 
solation en  même  temps  :  je  ne  puis  être  en  plusieurs  endroits 
tout'à  la  fois.  Généralement  parlant,  personne  n'est  gâté,  et  il 
n'y  en  a  point  de  qui  je  ne  sois  reçu  avec  une  joie  inexprima- 
ble, et  si  nos  ministres  savaient  quelle  douceur  on  a  dans  cet 
emploi,  je  suis  persuadé  qu'ils  viendraient  avec  plus  d'em- 
pressement qu'ils  n'en  font  paraître  (1). 

Cependant  la  police  ne  négligeait  rien  pour  s'em- 
parer du  ministre  qui  exhortait  si  éloquemment  ses 
collègues  à  venir  le  rejoindre.  Et  Braconnier,  aussi 
nommé  Brisson,  rendait  compte  presque  journelle- 
ment des  démarches  du  pasteur,  ainsi  que  nous  l'ap- 
prend un  rapport  de  Desgrez  (2)  :  «  Quelque  temps 
après  que  Lestang,  ministre,  fut  arrêté  (16  avril  1690), 
la  Mallet  (3)  emmena  Brisson  chez  Baril,  et  le  fils 
dudit  Baril  (qui  se  mêle,  comme  le  père,  de  conduire 
les  ministres)  conduisit  ledit  Brisson  chez  un  cor- 
royeur,  à  l'entrée  du  faubourg  Saint-Marceau,  afm  de 
parler  à  un  ministre.  Le  corroyeur  les  renvoya  chez 
Gérard,  cabaretier  sur  le  quai  Lepelletier,  où  il  y 
avait  cinq  personnes  étrangères  et  quatre  ou  cinq  de 
la  maison;  le  ministre  y  entra  k  dix  heures  et  demie 
du  soir.  L'assemblée  se  fit  à  une  première  chambre 

(1)  Ms.  Court,  vol.  L. 

(2)  Rapport  rétrospectif  adressé  à  La  Reynie,  le  24  février  1692. 

(3)  Prolmblement  M^  Mallet,  femme  de  l'avocat  chez  qui  Lestang 
avait  logé,  et  qu'on  retrouve  au  château  de  Pont  de  l'Arche  de  1695  à 
1701. 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  305 

et  dura  jusqu'à  une  heure  après  minuit.  Le  ministre 
sortit  de  la  chambre,  sous  prétexte  de  changer  de 
chemise,  et  sortit  avec  un  habit  brun,  un  petit  galon 
d'or  sur  les  coutures.  Gérard,  cabaretier,  ne  laissa 
sortir  personne  d'une  demi-heure  après  »  (1).  Selon 
Desgrez,  dont  nous  partageons  l'avis,  c'était  De  Malzac 
qui  présidait  cette  assemblée.  Nous  savons,  en  effet, 
que  De  Malzac  logea  plus  tard  chez  la  dame  Brécourt, 
veuve  de  Gérard. 

Après  avoir  fait  à  Paris,  durant  six  mois  (janvier  à 
fin  juin  1690),  sa  fonction  de  ministre  dans  une  infi- 
nité de  petites  assemblées.  De  Malzac  «  désira  d'allée 
à  La  Bastide,  on  il  avait  été  pasteur,  et  pour  cet  effet, 
il  fut  en  cavalier  jusqu'au  Pont-Saint-Esprit;  mais 
ayant  été  reconnu  sur  le  chemin  par  deux  hommes 
du  pays,  il  quitta  sa  route  dès  qu'il  se  vit  découvert, 
il  laissa  son  cheval,  prit  la  poste  et  revint  par  Lyon  à 

Paris Pendant  le  séjour  qu'il  fit  à  Lyon,  il  vit 

successivement  tous  les  N.  C.,  avec  lesquels  il  eut 
quelques  petites  assemblées;  il  fit  plusieurs  exercices 
de  religion;  il  leur  donna  la  cène  à  tous  et  reçut  les 
repentances  de  ceux  qui  ne  les  avaient  pas  encore 
faites.  »  —  Il  avait  trouvé  un  asile  dans  la  famille  des 
célèbres  financiers  Philbert.  L'un  d'eux  ,  Claude  , 
ancien  de  l'Église  et  riche  banquier,  qui  avait  abjuré 
pour  sauver  sa  fortune  ,  tout  en  faisant  passer  à 
l'étranger  les  enfants  qu'il  avait  eus  de  son  mariage 
avec  Suzanne  Spon  (2),  assista  aux  réunions  et  cacha 

fl)  Ms.  de  la  Biblioth.  nation.^  Fr.  7053  f«  230. 
(2)  Fille  du  célèbre  médecin  Charles  Spon,  qui  fut  ancien  de  l'Eglise 
de  Lyon. 

1  20 


30(!       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

chez  lui  le  proscrit,  auquel  il  rendit  plus  tard  visite  à 
Paris.  «  En  partant  de  Lyon,  le  ministre  fut  à  La 
Charité  oîi  il  fit  la  même  chose.  Il  parcourut  ensuite 
tout  le  Nivernais;  après  cela,  il  revint  encore  à  La 
Charité,  d'où  il  passa  en  Berry;  il  visita  presque  toute 
cette  province,  où  il  lit  un  très-grand  progrès.  Il  fut 
à  Sancerre  [et  resta  en  correspondance  avec  un  nom- 
mé Dubois  de  cette  ville],  où  il  reçut  un  grand  nom- 
bre de  repentances,  passa  à  Chatillon,  où  il  en  reçut 
aussi  beaucoup,  un  très-grand  nombre  à  Gien,  plu- 
sieurs à  Orléans,  où  il  vit  tous  ceux  de  la  R.,  aussi 
bien  qu'à  Mer,  d'où  il  revint  à  Paris  après  avoir 
beaucoup  travaillé. 

«  Il  n'a  jamais  été  attendu  en  aucun  des  lieux  où 
il  a  été  reçu,  et  où  il  a  fait  des  exercices,  et  après 
avoir  été  une  fois  reconnu  dans  le  premier  endroit, 
on  le  conduisait  dans  un  autre,  et  c'était  l'un  de  ceux 
qui  l'avaient  reçu,  que  l'on  jugeait  être  le  plus  sur  de 
tous,  qui  ne  disait  pas  à  lui-même  où  il  le  menait.  A 
l'égard  des  lieux  particuliers,  et  lorsqu'ils  y  étaient 
arrivés,  celui  qui  l'avait  conduit  le  faisait  connaître 
pour  ministre,  et  aussitôt  on  assemblait  la  famille,  et 
il  prêchait  en  donnant  la  Cène  et  recevait  les  repen- 
tances qui  étaient  à  recevoir.  Il  en  a  ainsi  usé  à  Paris, 
dans  les  villes  et  dans  les  hameaux  qu'il  a  visités  à  la 
campagne.  Lorsqu'il  fut  arrêté  dans  la  maison  où  il  a 
été  pris,  il  avait  dans  sa  poche  ses  sermons  et  son  bon- 
net de  nuit,  pour  être  en  état  de  reposer  où  il  se  serait 
trouvé  à  l'approche  du  jour,  où  il  se  serait  tenu  jus- 
qu'à la  nuit  suivante,  ne  sortant  jamais  de  jour  qu'il 
n'y  eût  quelque  nécessité  de  visiter  les  malades.  » 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  307 

A  toutes  ces  précautions  De  Malzac  joignait  celle 
de  changer  souvent  de  nom,  de  se  faire  adresser  ses 
lettres  tantôt  sous  l'un,  tantôt  sous  l'autre  de  ses  trois 
pseudonymes  ;  ou  bien  encore  il  donnait  seulement 
à  ceux  qui  avaient  à  lui  écrire  le  nom  et  l'adresse  de 
son  cousin,  Masclari  de  la  Primaudaye,  demeurant 
chez  M'"^  du  Goudray  (1),  rue  de  la  Harpe,  près  de 
St-Gosme.  M.  et  M""=  de  la  Primaudaye  lui  faisaient 
parvenir  les  communications  qu'ils  recevaient  pour 
lui,  et  y  répondaient  en  son  nom.  Gependant  son  mi- 
nistère sous  la  croix  ne  dura  pas  au-delà  de  deux  ans 
et  six  semaines.  Parti  de  Rotterdam  avec  De  Salve, 
vers  le  15  décembre  1689,  et  arrivé  à  Paris  dans  les 
premiers  jours  de  janvier  1690,  il  y  séjourna  six  mois, 
au  bout  desquels  il  fit  dans  le  midi  et  le  centre  de  la 
France  un  voyage  qui  dura  à  peu  près  autant,  et 
revint,  vers  la  fin  de  1690  ou  le  commencement  de 
1691,  dans  la  grande  cité,  où  il  prêcha  de  nouveau  un 
peu  plus  d'une  année. 

Sans  doute  c'était  encore  de  lui  qu'il  s'agissait  dans 
un  mémoire  que  Seignelay  envoyait  à  La  Reynie,  le 
4  juillet  1690,  mémoire  relatif  à  un  ministre  qu'on 
devait  prendre  aisément  ;  mais  nous  croyons  que  le 
pasteur  mentionné  dans  un  ordre  d'arrestation  du 
15  août,  était  une  autre  personne  restée  inconnue 
(Masson,  De  la  Gacherie  ou  quelque  autre),  bien 
qu'elle  ait  laissé  des  traces  de  son  passage.  En  effet, 
au  mois  de  novembre,  le  roi  eut  avis,  sans  l'intermé- 


•    (1)  Un  Du  Coudray,  protestant  et  conseiller  au  parlement  de  Paris, 
faisait  baptiser  son  fils  en  1603  (Biillct.,  II  280;. 


308       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

diaire  du  lieutenant  de  police,  qu'il  se  faisait  des 
assemblées  d'une  quarantaine  de  nouveaux  catholi- 
ques chez  le  sieur  et  la  dame  de  La  Fontaine  (1),  rue 
des  Marais,  le  long  du  jardin  de  l'hôtel  de  Liancourt; 
qu'un  nommé  Pressigny  en  était  le  personnage  prin- 
cipal, et  qu'une  femme  étant  venue  à  mourir,  on  avait 
répandu  le  hruit,  pour  éviter  d'appeler  un  prêtre, 
qu'elle  était  morte  subitement  (2).  Le  29  du  même 
mois.  Sa  Majesté  ordonnait  d'arrêter  le  ministre  au 

(1)  Leurs  deux  filles  avaient  été  mises  à  la  Bastille,  puis  aux  Nou- 
velles Catholiques^  avant  la  Révocation.  Cependant  M.  et  M""'  de  la 
Fontaine  n'avaient  pas  encore  abjuré  au  mois  de  janvier  1686,  non 
plus  que  leurs  voisins  Pressigny,  Lecoq  de  Saint-Léger,  Morin  et  Ro- 
zemont,  qui  habitaient  comme  eux  la  rue  des  Marais.  Le  13  février, 
Me  de  la  Fontaine  l'ut  conduite  à  la  Bastille,  avec  ses  filles,  qui  en  sor- 
tirent au  bout  de  huit  jours  pour  retourner  aux  Nouvelles  Catholi- 
ques. A  la  f  n  d'avril,  Tabbé  Gerbais  faisait  leur  éloge  en  ces  termes  : 
elles  sont  toutes  jeunes,  ont  du  mérite  et  de  la  qualité;  l'aînée  est  en 
bonne  disposition  ;  le  roi  devrait  bien  faire  quelque  chose  pour  les  deux 
sœurs,  à  condition  qu'elles  se  réunissent;  car  elles  sont  dans  un  dénue- 
ment extrême,  par  le  désordre  des  affaires  de  leur  père  et  les  engage- 
ments où  s'est  jetée  leur  mère.  Quant  à  celle-ci,  ajoute  le  convertis- 
seur, elle  n'a  pas  encore  voulu  prêter  l'oreille  depuis  deux  mois  et  demi 
qu'elle  est  à  La  Bastille,  «  et  je  ne  sais  quelles  mesures  on  peut  pren- 
dre pour  l'obliger  d'entendre;  c'est  une  opiniâtreté  sans  pareille.  » 
Les  deux  demoiselles  abjurèrent  sans  doute  entre  les  mains  de  Féne- 
lon,  en  même  temps  que  leurs  cousines  D'Angennes  avec  qui  elles  ga- 
gnèrent l'Allemagne.  L'aînée  sortit  des  Nouvelles  Catholiques  le  26 
juin  1686.  La  mère  figure  encore,  en  compagnie  de  M^^  Mallet  et  Bru- 
nier,  sur  une  liste  des  prisonnières  de  la  Bastille  dressée  le  17  décem- 
bre. Elle  fut  transférée  à  la  citadelle  d'Amiens,  par  ordre  du  4  août 
1687.  Il  est  probable  qu'elle  y  abjura,  puisqu'elle  fut  relâchée  ;  mais  elle 
courut  aux  assemblées  dès  qu'elle  fut  rentrée  à  Paris. 

(2)  Reg.  du  Secret.,  0.  34,  f»  .330. 


MALZAG,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  309 

sujet  duquel  La  Reynie  cavait  écrit  la  veille  à  Pont- 
chai'train,  «  ne  se  souvenant  pas,  disait-elle,  d'avoir 
donné  p.ermission  à  aucun  ministre  de  venir  en 
France  »  (1).  Enfin  le  23  janvier  1G91,  le  roi  trouvait 
bon  qu'on  envoyât  à  Rouen  à  la  suite  du  ministre 
qu'on  n'avait  pu  arrêter  à  Paris  (2).  Peut-être  le 
retour  de  Malzac  avait-il  décidé  l'autre  ministre  à  se 
rendre  en  Normandie. 

Lui-même  cédant  aux  sollicitations  des  protestants 
de  la  Brie  qui  venaient  le  chercher,  allait  de  temps 
en  temps  à  Meaux,  Claye,  Lisy,  Guisy  et  Nanteuil- 
les-Meaux  ;  il  fut  deux  ou  trois  fois  en  chacun  de  ces 
endroits,  à  la  réserve  de  Meaux  où  il  n'alla  qu'une 
fois.  L'occupation  qu'il  avait  à  Paris  l'empêcha  de 
retourner  dans  les  villes  et  autres  lieux  plus  éloignés 
où  il  avait  prêché,  et  d'où  l'on  écrivait  fréquemment 
à  divers  particuliers  pour  l'engager  à  y  retourner. 
Nous  savons  encore  que,  peu  de  jours  avant  son 
arrestation,  Malzac  avait  écrit  à  un  ami  que,  s'étant 
laissé  conduire  la  nuit  par  des  détours  différents,  il 
avait  reçu  à  la  pénitence  et  à  la  communion  un  vieil- 
lard vénérable  qui  portait  le  cordon  bleu,  et  qu'on 
soutenait  sous  les  bras.  C'était  M.  de  Béringhen,  père 


(1)  Rcfj.  du  Secret.,  0.  34,  f"  310. 

(2)  Ibid.,  0.  35,  f"26.  —Le  18  lévrier  1G91,  Pontchar train  écrivait 
encore  à  La  Reynie  :  «  Je  vous  envoie  par  ordre  du  roi  cet  autre 
mémoire  au  sujet  des  assemblées  des  nouveaux  catholiques,  qui  se 
l'ont  à  Paris,  et  Sa  Majesté  m'a  ordonné  de  vous  répéter  qu'Elle  sait  à 
n'en  pas  douter  qu'il  se  fait  des  assemblées  dans  ces  maisons;  qu'il 
faut  que  vous  les  fassiez  observer  de  plus  près  et  que  vous  découvriez 
assurément  ce  mauvais  commerce.  » 


310  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

do  M.  le  premier,  qui  avait  professé  longtemps  la  re- 
ligion, et  qui  mourut  bientôt  après  sans  confession 
ni  sacrements  (1).  Une  lettre,  saisie  sur  De  Malzac  et 
datée  du  31  janvier  1692,  nous  apprend  aussi  qu'il 
pratiquait  pour  les  mariages  le  système  inventé  par 
le  légiste  Claude  Brousson.  Le  signataire  de  cette 
lettre,  nommé  Anne  Brunet,  raconte  au  pasteur  qu'il 
a  rendu  visite  au  curé  de  sa  paroisse,  lequel  a  refusé 
de  le  marier  et  de  publier  ses  bans,  à  moins  qu'il 
n'allât  à  confesse  et  ne  fît  ses  Pâques  ;  que  ce  refus  a 
été  constaté  par  un  sergent  (huissier),  qui  fera  lui- 
môme  la  publication  des  bans.  Puis  il  demande  ce 
qu'il  reste  à  faire  pour  que  son  mariage,  non  bénit  par 
l'Église,  reçoive  une  sorte  de  consécration  légale.  Ce 
système  contenait  en  germe  l'institution  du  mariage 
civil,  précieuse  conquête  arrachée  par  la  constance  et 
les  longues  souffrances  des  huguenots  à  l'intolérance 
de  l'Église  et  de  l'État. 

Dans  le  courant  de  l'année  1691,  les  mémoires  sur 
les  assemblées  se  multiplièrent,  et  la  surveillance  des 
endroits  suspects  ou  dénoncés  (2),  comme  la  maison 
des  sieur  et  dame  de  Braguelonne,  devint  de  plus  en 
plus  active.  Le  10  décembre,  un  nommé  Farie  (3) 
accusa  les  demoiselles  Duploué  d'avoir  donné  l'hos- 


(1)  Bullet.,  III  593. 

(2)  Reg.  du  Secret.^  0.  35, 18  février. 

(3)  Ce  ne  peut  être  le  Béarnais  Farie,  qui  fut  mis  à  Vincenncs  au 
mois  de  juillet  1691,  et  y  resta  jusqu'au  mois  d'octobre  1714,  date  de  sa 
libération  (Voir  Bullet.,  2«  série,  VII  487,  531  et  VIII 188).  Mais  ne  se- 
rait-ce pas  son  frère? 


MALZAG,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  311 

pitalité  à  une  assemblée  présidée  par  un  ministre  (1), 
et  deux  jours  après,  la  police  eut  ordre  d'arrêter  à 
tout  prix  les  pasteurs  qui  tenaient  des  assemblées 
chez  la  dame  du  Poitou  (Marie  d'Arambure,  veuve 
du  sieur  de  la  Gontaudière,  gentilhomme  du  Poitou), 
et  de  faire  main  basse  sur  toutes  les  personnes  qui  se 
trouveraient  dans  la  maison,  sauf  à  en  relâcher  plus 
tard  quelques-unes  (2).  Deux  collègues  de  Malzac 
l'assistaient  alors. 

Au  commencement  de  décembre,  quand  le  minis- 
tre Gardien  Givry,  qui  avait  visité  les  Églises  de  la 
Picardie  et  de  la  Brie  (3),  arriva  à  Paris,  il  y  trouva 
deux  pasteurs  :  De  Malzac  et  un  autre.  La  présence 
d'un  troisième  rendait  le  séjour  d'autant  plus  dange- 
reux; aussi,  le  second,  probablement  Boulle,  aîla-t-il 
faire  une  tournée  en  province.  Au  milieu  de  janvier 
1692,  et  sur  le  refus  de  Malzac  de  quitter  Paris,  Givry 
dut  obéir  aux  supplications  des  réformés  de  Sedan 
qui  l'appelaient  ardemment.  De  Malzac  resta  donc 

(1)  Reg.  du  Secret.,  0.  35,  f"  327. 

(2)  Ibid.,  fo  330. 

(3)  C'est  probablement  de  Givry  qu'il  est  question  clans  ce  fragment 
de  lettre  non  signt^e  et  date'e  de  Lisy,  le  16  décembre  1691,  qu'on 
trouva  sur  De  Malzac  :  «  J'ai  cru  que  vous  étiez  allé  faire  un  grand 
voyage.  Nous  avons  beaucoup  à  faire  de  votre  marchandise.  Il  y  a  un 
marchand  qui  nous  en  a  apporté.  Je  ne  sais  s'il  est  de  votre  connais- 
sance que  le  sieur  Desseul  qui  demeurait  à  Cuissy  (Cuisy,  canton  de 
Dammartin,  Seine-et-Marne)  est  mort  d'apoplexie  ». 

«  Ce  fragment,  dit  une  note  de  police,  ne  contient  rien  de  consé- 
quence dans  le  sens  naturel;  mais  il  pourrait  contenir  quelque  mys- 
tère dans  le  sens  allégorique.  »  —  Le  mystère,  en  effet,  était  facile  A 
découvrir,  il  saute  aux  yeux. 


312  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

seul  do  nouveau,  et  quand  Givry  revint  à  Paris,  au 
bout  de  deux  mois,  c'est-à-dire  au  milieu  de  mars,  il 
fut  seul  à  son  tour  à  évangéliser  la  capitale.  «  J'y 
trouvai,  dit-il,  tous  nos  frères  dans  une  grande  cons- 
ternation par  le  triste  accident  qui  y  était  arrivé 
depuis  trois  ou  quatre  semaines.  L'Église  avait  perdu 
son  consolateur,  qui  était  tombé,  par  la  trahison  d'une 
femme,  entre  les  mains  de  ses  ennemis.  Ce  généreux 
pasteur  avait  servi  cette  Église  pendant  deux  ans 
avec  beaucoup  d'édification  pour  tout  le  peuple;  sa 
sage  conduite  l'avait  conservé  tout  ce  temps-là,  et 
enfm  il  fut  vendu  d'une  manière  tout  à  fait  lâche.  Il 
faut  pourtant  remonter  à  la  première  cause  de  tous 
les  événements  qui  nous  arrivent.  La  Providence 
avait  marqué  là  la  fin  de  la  course  de  notre  très-ho- 
noré  frère  et  de  sa  liberté.  Je  l'avais  exhorté,  avant 
de  partir  pour  Sedan,  à  se  remettre  pour  quelque 
temps  en  repos  après  tant  de  fatigues  et  de  risques, 
et  je  lui  proposai  le  voyage  de  Sedan  comme  un 
moyen  propre  à  pourvoir  à  sa  sûreté  ;  mais  Dieu  qui 
l'avait  destiné  à  le  gloriiier,  dans  les  prisons  comme 
au  milieu  de  son  peuple,  ne  lui  inspira  point  cette 
résolution;  il  voulut  continuer  son  ministère  dans 
cette  ville  où  il  était  en  grande  consolation,  et  le 
Seigneur  se  servit  de  son  dessein  pour  le  préparer  à 
confesser  son  nom  devant  ses  ennemis.  » 

Gomme  s'il  eût  été  frappé  d'un  secret  pressenti- 
ment, et  tout  préoccupé  d'assurer  le  sort  de  son  pore, 
réfugié  à  Zurich,  puis  à  Genève,  De  Malzac  lui  écri- 
vit quel([ues  heures  avant  de  tomber  dans  le  guet- 
apens,  pour  l'engager  à  se  rendre  en  Hollande  plutôt 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  313 

que  dans  le  Brandebourg,  où  le  vieillard  voulait  aller, 
et  pour  s'excuser  de  ne  lui  avoir  envoyé  que  deux 
cents  livres  dans  la  crainte  qu'il  ne  fût  volé  en  tra- 
versant l'Allemagne.  Il  mettait  à  sa  disposition  la 
chambre  qu'il  avait  occupée  à  Rotterdam  ,  chez 
M"*'  Colas  (1),  tout  l'argent  qu'il  avait  laissé  dans  cette 
ville,  et  jusqu'à  sa  pension  de  pasteur  que  lui  paie- 
raient les  États-Généraux  (2).  Le  vieillard  ne  reçut 
pas  cette  lettre  remplie  d'une  si  touchante  sollici- 
tude. Elle  fut  gardée  par  La  Reynie,  et  l'analyse  qu'il 
en  a  faite  est  seule  venue  jusqu'à  nous  (3). 

Cependant  le  moment  fatal  approchait.  Bien  que 
l'heure  de  la  réunion  eût  été  avancée  à  dessein,  le 
il  février  1692,  la  police,  aux  aguets  dans  la  paroisse 
Saint-Germain-l'Auxerrois,  épiait  invisible  une  mai- 
son où  se  trouvaient  six  personnes  pieusement  re- 

(1)  Elle  était  peut-être  sœur  du  ministre  Jacques  Colas  de  la  Treille, 
réfugié  en  Hollande.  Voir  la  France  protestante. 

(2)  L'auteur  d'un  mémoire  déjà  cité  s'exprime  ainsi  :  «  J'ai  connu 
M.  de  Malzac,  ministre  pensionnaire  à  Ilotterdam,  que  le  zèle  de  sou- 
tenir les  réformés  de  France  anima,  avec  une  pension  de  l'Etat  et  du 
roi  d'Angleterre.  Son  père  s'étant  retiré  dans  ces  provinces,  Leurs 
H[autes]  P[uissances,  les  Etats-Généraux]  m'autorisèrent  à  lui  payer 
la  somme  de  deux  cent  cinquante  livres,  qu'ils  avaient  accordée  à  son 
fils,  parce  que  je  recevais  de  temps  en  temps  de  ses  lettres;  mais  le 
père  étant  mort  et  n'ayant  aucune  nouvelle  du  fils  pendant  plusieurs 
années,  on  cessa  de  payer  la  pension,  et  je  crus  que  le  fils  était  mort 
aussi  »  [Bullet.,  III  392). 

(3)  De  Malzac  paraît  s'étreaussi  intéressé  à  la  position  pécuniaire  du 
l)ère  ou  de  l'un  des  frères  de  son  malheureux  collègue  De  Salve.  De 
Salve  père  ou  frère  lui  marquait  dans  une  lettre  datée  de  Midelbourg, 
10  octobre  1691,  qu'il  avait  reçu  soixante-quinze  livres  du  pays,  faisant 
eu  France  cent  livres. 


314  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

cueillies  pour  la  célébration  de  la  Cène.  Deux  autres 
personnes  étant  arrivées  à  huit  heures  du  soir,  la 
maison  fut  cernée  et  envahie.  La  police,  qui  avait 
reconnu  De  Malzac  et  son  guide,  entra  et  s'empara  de 
tous  les  assistants  (1)  :  du  pasteur  proscrit  d'abord, 
lequel  venait  de  prier  pour  le  roi  qui  avait  mis  sa 
tête  au  prix  de  mille  livres  {-2)  ;  de  son  conducteur, 
Pierre  Baril,  chirurgien  et  apothicaire  de  Ncaufles, 
près  Versailles,  qui  habitait  alors  Paris  (3)  ;  de  Phi- 
lippe Benjamin  de  Mazière,  écuyer,  sieur  du  Passage, 
désigné  dans  l'interrogatoire  comme  «  le  gentil- 
homme écarlate»,  qui  avait  mandé  et  fait  venir  le 
ministre  ;  de  la  maîtresse  de  la  maison  (4),  Suzanne 
Reignard,  veuve  du  sieur  Bidache,  seigneur  de  la 
Boissicre;  de  Marie  d'Arambure,  dame  du  Poitou; 
de  Madeleine  Prévôt,  sa  suivante;  de  Louise  Ardesoif, 
native  d'Alençon,  demeurant  à  Paris,  et  de  Louise 
Lesueur,  veuve  de  Christophe  Grimpré,  bourgeois  de 
Paris  (5). 
Les  huit  prisonniers  subirent  le  lendemain  matin 

(1)  La  France  protestante  dit  à  tort  que  l'assemblée  et  l'arrestation 
eurent  lieu  à  Neaufles. 

(2)  Cette  somme  fût  allouée,  le  17  mars,  à  ceux  qui  avaient  participé 
à  l'arrestation,  et  ils  furent  informés  que  la  capture  de  l'autre  minis- 
tre leur  rapporterait  une  somme  plus  élevée  de  moitié,  c'est-à-dire 
quinze  cents  livres. 

(3)  Depping,  Corres}}.  adm.  IV  390. 

(4)  Les  documents  se  contredisent  sur  ce  point:  d'après  l'un,  De 
Malzac  aurait  été  arrêté  chez  la  veuve  Bidaclie  ;  d'après  l'autre,  chez 
M'^'  de  la  Contaudière.  Mais  ces  deux  veuves  poitevines  pouvaient  fort 
bien  demeurer  ensemble. 

(5)  BvUet.,  XII  471. 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  315 

un  premier  interrogatoire,  dans  lequel  le  naïf  et  can- 
dide Malzac,  dont  le  roi  fut  «  fort  aise  d'apprendre  la 
capture  »,  ne  se  tint  pas  assez  sur  la  réserve.  Il  parla 
trop,  on  l'a  vu  plus  haut,  et  le  billet  suivant  adressé, 
le  13,  à  La  Reynie  par  Pontcliartrain,  ne  peut  que 
confirmer  cette  impression  (1)  :  «  J'ai  lu  au  roi  le  mé- 
moire que  vous  m'avez  envoyé  concernant  ce  que 
vous  avez  appris  du  ministre  Malzac.  Tout  ce  qui  y 
est  contenu  paraît  à  Sa  Majesté  d'une  extrême  con- 
séquence, et  elle  se  repose  sur  vos  soins  et  sur  votre 
exactitude,  pour  tirer  de  ce  ministre  toutes  les  lumiè- 
res qu'il  sera  possible  d'avoir  sur  sa  conduite  et  les 
desseins  qu'il  pouvait  avoir.  Vous  devez  avoir  reçu 
l'ordre  pour  l'envoyer  à  la  Bastille.  » 

Gomme  on  voulait  le  faire  parler  et  essayer  de  le 
convertir,  De  Malzac  fut  laissé  quelque  temps  chez 
Desgrez,  qui  avait  la  spécialité  des  arrestations,  des 
conversions  et  de  Tespionnage  (2).  C'est  lui  qui  nous 
apprend,  par  une  lettre  du  16  février,  que  le  pasteur, 
ayant  oublié  ou  égaré  sa  petite  Bible  de  Hollande,  la 
fit  réclamer  rue  Neuve  Saint-Eustache,  chez  Harbes, 
et  chez  la  dame  Brécourt,  veuve  de  Gérard,  d'auprès 
de  Pontoise,  comme  Harbes  (3);  qu'il  écrivit  en  même 

(1)  Bullet.,  IV  209. 

(2)  Desgrez,  déguisé  en  abbé,  avait  été  taire  la  cour  à  la  marquise  de 
Brinvilliers,  dans  un  couvent  de  Liège  où  elle  s'était  réfugiée,  puis 
l'ayant  attirée  hors  de  la  ville^  l'avait  brutalement  jetée  en  voiture  et 
ramenée  à  Paris  pour  le  supplice.  En  1692,  une  lettre  de  Fléchier  ;i 
raljl)é  Braque  qui  la  lui  communiqua,  le  mit  au  courant  de  la  mort  do 
Vivens  et  du  retour  deBrousson,  qu'il  nomme  Buisson. 

(3)  «  Pontoise.  —  11  n'y  avait  que  deux  familles  de  huguenots  dans 
l'élection,  qui  sont  deux  familles  nobles  qui  ont  fait  abjuration  et  qui 


316  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

temps  à  la  dame  Brécourt,  pour  lui  demander  sa  robe 
de  chambre  et  du  linge  de  toute  sorte.  «  Il  est  très- 
fâché  de  sa  captivité,  ajoutait  Desgrez,  et  dit  que  s'il 
avait  reçu  un  conseiller  du  parlement  qui  devait  faire 
cette  semaine  serment  pour  embrasser  la  religion 
protestante,  il  serait  satisfait.  Il  y  a  un  nombre  d'au- 
tres qui  l'attendaient;  mais  celui-là  lui  est  trop  sen- 
sible. » 

Le  24,  Desgrez  écrivait  encore  que  le  sieur  Bastide, 
toujours  entre  ses  mains,  était  fort  insinuant,  qu'il 
employait  tout  son  esprit  à  essayer  de  tenter  ses 
gardiens,  et  promettait  de  donner  des  billets  pour 
récompense  si  on  voulait  le  laisser  aller  (1).  A  la 
même  date,  le  roi  approuvait  ce  que  La  Reynie  avait 
proposé  de  faire  à  l'égard  de  chacun  des  huit  prison- 
niers et  expédiait  les  ordres  nécessaires.  Le  chirur- 
gien Baril  (2)  fut  transféré  du  four  de  Desgrez  à  la 
Bastille,  dont  les  Mémoires  (I  268)  lui  rendent  ce  beau 


y  sont  restés,  savoir  :  MM.  crAiguillon,  de  Pv,éal  et  la  dame  de  Brécourt 
avec  les  demoiselles  ses  filles  »  (Ch.  Weiss,  Hist.  des  réfug.  prot.^ 
II  393). 

(1)  Il  écrivait,  le  6  mars,  à  La  Reynie  :  «  J'ai  un  billet  que  Bastide  a 
écrit  en  confidence  avec  Perrin  [sans  doute  quelque  geôlier  qui  feignait 
de  se  laisser  séduire] ,  pour  porter  rue  Neuve-St-Eustache  ;  je  vous  le 
ferai  voir  demain,  parce  qu'il  le  pourrait  redemander  ce  soir,  et  il  le 
faut  avoir;  j"ai  su,  ce  soir,  qu'il  a  été  arrêté  autrefois  et  qu'il  s'est 
sauvé;  les  protestants  croient  qu'il  se  sauvera  de  la  Bastille.  » 

(2)  Pierre  Baril  était  fils  ou  petit-fils  d'un  étudiant  en  médecine  du 
nom  de  Barry,  chassé  d'Angleterre  par  la  persécution  de  Marie  la  san- 
glante. Son  fils  Josué,  envoyé  en  Angleterre,  y  fut  naturalisé  et  y  épou- 
sa, en  1G87,  Susanne,  fille  de  Louis  Berchère  (Agnew,  French  protes- 
tant exilcn,  II  238). 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  317 

témoignage:  «Baril  a  dit  lorsqu'il  a  étt3  interrogé, 
qu'il  avait  toujours  fait  profession  de  la  R.  P.  R., 
quoique,  pour  obéir  au  roi,  il  en  eût  fait  ci-devant 
abjuration,  sachant  que  les  dragons  devaient  l'y  for- 
cer. Il  avait  été  obligé  auparavant  de  quitter  ses 
charges  à  cause  de  la  religion.  Il  est  mort  à  la  Bastille, 
le  29  août  1G92,  sans  jamais  avoir  voulu  s'approcher 
des  sacrements,  malgré  les  exhortations  du  Père  Des 
Bordes,  et  a  été  enterré  dans  le  jardin  de  ce  châ- 
teau. »  (1) 

Le  sieur  du  Passage,  transféré  du  Fort-Levêquc  à  la 
Bastille,  le  26  février,  obtint,  le  2  septembre,  la  per- 
mission de  se  promener  dans  la  cour  de  la  forteresse, 
qu'il  quitta,  le  20  janvier  1G93,  pour  se  retirer  dans  le 
couvent  de  l'Oratoire. 

Madeleine  Prévôt  fut  envoyée  du  grand  Ghâtelet  à 
la  Bastille. 

Louise  Ardesoif  sortit  de  la  Bastille  pour  entrer 
dans  la  maison  des  Nouvelles  Catlioliqucs,  et  bientôt 
après  (12  août  1G92),  Pontchartrain  écrivait  à  la  mère 
Garnier,  supérieure  de  cette  maison,  que  M.  de  Guise 
demandait  qu'on  renvoyât  Louise  à  Alençon,  près  de 
son  père  fort  âgé. 

Les  trois  veuves,  M''  Grimpré,  de  la  Boissière  et  de 
la  Contaudière,  furent  aussi  mises  à  la  Bastille,  où 
nous  perdons    la   trace    des    deux   premières.   Les 

(1)  Le  journal  de  Du  Junqua  ajoute  que  Baril,  logé  dans  la  première 
chambre  de  la  Tour  de  la  chapelle,  fut  emporté  par  une  longue  mala- 
die, qu'il  repoussa  les  obsessions  de  l'aumônier  aussi  bien  que  celles 
du  père  Bordes,  et  qu'il  fut  enterré  dans  les  casemates  du  bastion  où 
était  le  jardin  de  la  Bastille. 


318  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

moyenneurs,  qui  sont  de  tous  les  temps,  peuvent  faire 
d'utiles  réflexions  sur  le  billet  que  Pontchartrain 
adressait  à  La  Reynie,  le  27  mars  1693  :  «  S.  M.  veut 
bien  que  la  dame  de  la  Gontaudière  soit  envoyée  hors 
du  royaume,  en  cas  que  depuis  la  révocation  de  l'édit 
de  Nantes  elle  n'ait  point  fait  abjuration;  mais  s'il 
se  trouve  qu'elle  ait  ci-devant  fait  sa  réunion,  elle 
sera  enfermée  dans  un  château  ;  prenez  donc  la  peine, 
s'il  vous  plaît,  d'éclaircir  la  chose.  « — La  malheureuse 
femme  ayant  abjuré  dans  un  couvent  de  sa  province, 
pour  avoir  la  liberté,  et  étant  venue  à  Paris,  comme 
tant  d'autres,  avec  l'espoir  de  se  cacher  dans  la  foule, 
l'ordre  fut  donné  (14  avril  1G93)  de  la  conduire  au 
château  de  Pont-de-l'Arche  et  de  l'y  observer  soi- 
gneusement. La  jugeant  inconvertissable,  La  Reynie 
proposa  de  l'expulser,  en  1694.  Le  roi  y  consentit  et 
fit  demander  à  la  prisonnière  où  elle  voulait  aller, 
puis  changea  d'avis,  et  l'envoya  comme  «  très-opiniâ- 
tre» au  château  d'Angers,  où  elle  était  encore  en  1697, 
toujours  «  marquée  pour  être  envoyée  hors  du  royau- 
me. »  En  marge  du  rapport  de  Desgranges  où  on  lit  : 
«  Les  parents  disent  que  la  prison  lui  affaiblit  l'esprit» , 
Pontchartrain  écrivit  brutalement:  «  L'y  laisser.  » 
Le  roi  lui-même  s'acharna  à  la  conversion  de  cette 
•vaillante  huguenote,  et  résolut  de  l'envoyer  au  châ- 
teau de  Nantes,  dont  le  gouverneur  passait  pour 
■savoir  dompter  les  plus  intraitables.  En  informant  M. 
de  Miane  de  cette  résolution,  Pontchartrain  lui  disait 
(22  septembre  1700)  :  «  C'est  la  plus  opiniâtre  protes- 
tante que  nous  ayons  eue  jusqu'à  présent;  vous  aurez 
de  quoi  mettre  là  en  usage  votre  talent  pour  la  con- 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  319 

version,  et  vous  pouvez  compter  que  ce  ne  sera  pas 
une  petite  affaire  «  ;  puis,  le  17  novembre  de  la  même 
année  :  «  S.  M.  est  persuadée  que  vous  ferez  de  votre 
mieux  pour  cela,  et  que  vous  êtes  capable  d'y  réussir 
plus  qu'aucun  autre  par  votre  savoir  faire,  et  le  roi 
ne  laissera  pas  pour  cela  d'être  agréablement  surpris 
si  vous  venez  à  bout  de  cette  entreprise.  »  (1) 

Le  25  février,  La  Reynic  interrogea  De  Malzac  pour 
la  seconde  fois,  et  apprit  que,  depuis  son  retour  en 
France,  le  ministre  avait  exhorté  au  moins  20,000 
nouveaux  convertis,  et  reçu  l'abjuration  de  quelques 
anciens  catholiques,  qu'il  avait  trouvés  dans  ces  dis- 
positions et  dans  l'attente  de  quelque  pasteur  qui  pût 
les  consoler.  «  Quant  au  nombre,  poursuit  le  procès- 
verbal.  De  Malzac  ne  le  peut  dire  non  plus  précisé- 
ment, et  ne  sait  si  c'est  au  nombre  de  200  ou  300  ; 
mais  c'est  aux  environs  de  l'un  ou  de  l'autre  de  ces 
nombres.  On  peut  cependant  chercher  partout  et 
s'informer  de  tous  ceux  qui  l'ont  entendu  et  qu'il  a 
consolés,  et  on  saura  en  ce  cas  ce  qu'il  leur  a  dit 
touchant  la  fidélité  qu'ils  doivent  au  roi  ;  combien  il 
a  retenu  par  ce  moyen  d'officiers  qui  se  disaient  N. 
C.  et  de  familles  dans  le  royaume,  et  il  n'a  jamais  fait 
aucun  exercice  dans  toutes  ses  petites  assemblées, 
qu'il  ne  l'ait  fini  par  des  prières  pour  le  roi  et  pour 
toute  la  maison  royale. 

«  Il  sait  qu'il  est  venu  quelques  pasteurs  par  la 
Suisse,  comme  le  ministre  Maturin,  autrement  De 
Lestang  (?),  et  trois  autres  ministres.  Ne  sait  pas  s'il  y 

(1)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille,  IX  483-485. 


320  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

en  a  un  plus  grand  nombre  qui  soit  venu  par  cette 
rout('  ;  le  ministre  Deplan  est  un  des  trois;  un  autre 
appek',  BouUe  et  le  troisième  Gacherie,  sans  qu'il 
sache  que  ce  soient  leurs  véritables  noms.  Deplan  ne 
resta  qu'un  mois  à  Paris  et  fut  en  Normandie  ;  Gache- 
rie n'y  fit  que  passer  et  n'y  resta  que  huit  ou  dix 
jours,  et  à  l'égard  de  Boulle,  il  y  resta  environ  quatre 
ou  cinq  mois,  et  ils  n'ont  eu  aucune  communication 
ensemble  ;  il  croit  qu'ils  sont  encore  tous  dans  le 
royaume,  à  la  réserve  de  Duplan  (sic)  ;  cependant  il 
n'a  aucun  rapport  ni  commerce  avec  eux,  étant  tous 
dans  le  même  esprit  de  n'avoir  aucune  relation 
ensemble,  pour  la  raison  qu'il  a  dite  ci-dessus. 

«  Il  lui  avait  été  adressé  un  ministre  par  Basnage, 
sous  le  nom  de  Duchêne  [Gardien  Givry,  dit  Duchè- 
ne],  mais  ce  ministre  ne  resta  [à  Paris]  que  cinq  ou 
six  semaines;  il  sait  néanmoins  qu'il  a  demeuré 
quelque  temps  en  Picardie,  et  qu'il  y  avait  reçu,  ainsi 
qu'il  le  lui  disait,  la  repentance  d'un  grand  nombre 
de  personnes,  et  l'abjuration  environ  de  700  ou  800 
anciens  catholiques  ;  [il]  sait  aussi  qu'il  fit  aussi  des 
exercices  à  Meaux  et  àCIaye,  et  aux  environs.  Depuis 
deux  mois  en  environ.  »  (1). 

Un  mois,  jour  pour  jour,  après  son  arrestation.  De 
Malzac  subit  encore  l'interrogatoire  suivant  que  La 
Reynie  avait  astucieusement  préparé  à  loisir  (2)  : 

(1)  Ce  dernier  paragraphe  et  les  deux  qui  le  suivent  dans  le  tome  IX 
des  Archives  de  la  Bastille,  doivent  être  ajoutés  à  l'interrogatoire  de 
Malzac.  Ce  n'est  que  par  suite  du  déplacement  d'un  feuillet  de  la 
copie,  qu'ils  ont  été  mis  à  la  fin  de  l'interrogatoire  de  Givry. 

(2)  Ms.  de  la  Bihlioth.  nation.,  Fr.  7055,  f<J  178-181. 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  321 

«  Où  il  a  connu  le  sieur  Philbert,  banquier  et  né- 
gociant? Si  c'est  à  Lyon  ou  à  Paris?  Gomment?  Si 
Philbert  est  nouveau  catholique  ?  S'il  ne  l'a  pas  vu 
à  la  rose  rouge,  rue  des  Poules  ?  A  quoi  il  a  employé 
son  argent,  outre  les  deux  cents  livres  qu'il  remit  au 
dit  Philbert,  huit  jours  avant  d'être  arrêté,  pour  les 
faire  tenir  à  son  père  à  Zurich  ? 

«  Lui  représenter  ses  tablettes. 

«  Si  ce  n'est  pas  lui  qui  a  écrit  ces  mots  :  M.  Claude 
Philbert? 

«  Lui  représenter  la  lettre  cotée  33.  L'interroger 
sur  toute  la  lettre  (c'est  celle  que  De  Malzac  écrivait  à 
son  père  le  11  février  1G92,  et  qu'il  adressait,  pour  la 
lui  faire  tenir  à  Genève,  à  M.  Fesquet  (1)  marchand  à 
Zurich). 

«  Par  qui  il  était  averti  des  lieux  et  des  jours  où  se 
faisaient  les  assemblées  ? 

«  S'il  ne  répond,  lui  remontrer  qu'avant  de  venir 
chez  la  dame  Bidache,  le  11  février,  il  avait  écrit 
que  c'était  ce  jour  qu'il  devait  se  rendre  chez  elle,  et 
que,  par  conséquent,  il  savait  qu'il  y  aurait  une  as- 
semblée ce  jour-là,  et  que,  pour  qu'il  le  sût,  il  fallait 
que  quelqu'un  l'eût  averti. 

«  Remontrer  qu'il  avait  écrit  aussi  les  assemblées 
où  il  avait  fait  des  exercices  de  religion  en  d'autres 
endroits,  pendant  le  mois  de  janvier  précédent. 

«  S'il  s'ouvre,  demander  en  quelles  maisons  elles 
ont  été  faites,  autant  qu'il  s'en  souvient. 


(1)  Ce  Fesquet  devait  être  un  français  i"éfugié;  on  trouve  quelqu'un 
de  ce  nom  aux  galères. 

I  21 


322  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

«  Reprendre  ensuite  :  s'il  n'en  a  point  fait  chez  le 
sieur  Clavel?  S'il  n'en  devait  pas  faire  chez  M.  Gla- 
vel,  le  24  février.  Par  qui  et  comment  il  en  était 
averti  ? 

«  S'il  n'en  a  point  fait  chez  Madame  Vabois,  rue 
Saint-Julien-des-Ménétriers  ?  (1) 

«  Si  le  fils  de  Baril  ne  l'a  conduit  en  aucune  mai- 
son? 

«  S'il  n'a  pas  aussi  écrit  sur  l'établissement  des  ré- 
tributions reçues  dans  les  assemblées  faites  pendant 
le  mois  de  janvier?  Et  marquer  les  lieux. 

«  Reprendre  sur  l'autre  feuillet  des  tablettes.  Quel 
commerce  il  a  eu  à  Sancerre,  et  quelle  correspon- 
dance il  a  entretenue  avec  Dubois  à  Sancerre  ? 

«  Faire  expliquer  tous  les  autres  [noms]  de  suite. 

«  Reprendre  la  représentation  des  papiers  mis  à 
part. 

«  Ensuite  la  représentation  des  autres  papiers. 

«  D'où  il  connaît  la  dame  Brécourt  et  ses  deux  fil- 
les? S'il  n'a  pas  fait  des  assemblées  chez  elle  ? 

«  Ce  qu'il  leur  a  laissé  entre  les  mains  ? 

«  Ce  qu'elles  savent  par  lui  de  ses  affaires  particu- 
lières, de  sa  demeure  et  de  ceux  à  qui  lui  répondant 
se  confiait  le  plus  ? 

«  S'il  n'a  imposé  les  mains  à  aucune  personne  de- 
puis qu'il  est  venu  en  France  ? 

«S'il  ne  sait  qu'elles  aient  été  imposées  par  aucun 

(1)  Malznc  avait  aussi  noté  l'adresse  d'une  personne  qui  demeurait 
rue  Mazarine,  derrière  le  collège  des  Quatre-Nations,  k  la  porte  cochè- 
re  tirant  du  côté  du  quai,  joignant  la  maison  qui  s'achève,  chez  M. 
Bourdelin.  —  Les  Ferdinand  demeuraient  près  de  là. 


I 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  323 

ministre,  et  en  quel  temps?  S'il  y  a  des  anciens  parmi 
ceux  qui  font  profession  d'être  de  la  religion?  S'ils 
n'ont  établi  en  France  aucune  forme  d'Église  soit 
parmi  ceux  de  la  nation,  ou  entre  ceux  des  provin- 
ces? [On  voit  ici  l'erreur  du  catholique  qui  confond  le- 
pasteur  avec  le  prêtre,  croit  que  les  anciens  reçoivent 
les  ordres  et  attribue  à  l'Église  une  autorité  mysté- 
rieuse (1).] 

«  S'il  n'a  pas  su  ni  ouï  dire  que  Dicq  avait  "été  ar- 
rêté allant  au  siège  de  Mons  en  Cassel,  [avec  des] 
pistolets  de  poche? 

«  Ce  que  signifient  ces  mots  qu'il  a  écrits  sur  ses 
tablettes  :  M.  de  la  Motte,  le  2  mai  ? 

«  Si  ce  n'est  le  même  [qu'il  a]  vu  à  Paris?  Ce  qu'il 
devait  faire  avec  De  la  Motte,  le  2  mai?... 

«  Quel  est  le  Joly  (2)  dont  il  est  fait  mention  dans 
la  lettre  de  De  Salve  père?  Et  qui  Joncourt?  (3) 

«  Quelle  adresse  lui  répondant  avait  donnée  à 
Salve,  afin  qu'il  pût  recevoir  des  lettres  de  lui? 

«  D'où  il  connaît  Madame  de  la  Primaudaye  et  Ma- 
demoiselle du  Goudray,  et  qui  elles  sont?  Si  ce  sont 
de  nouvelles  catholiques?  S'il  y  a  logé?  S'il  y  a  fait 
des  assemblées? 

«  Gomment  une  lettre  écrite  à  la  dame  de  la  Pri- 


(1)  Il  revient  encore  sur  l'ordination  des  pasteurs  et  des  anciens, 
dans  l'interrogatoire  du  conducteur  de  Malzac:  «  Si  Baril  a  eu  l'im- 
position pour,  sous  prétexte  de  médecine  et  en  telle  qualité,  consoler.» 

(2)  Un  nommé  Joly  fut  pasteur  à  Authon  de  1664  à  1672  [Ballet.,  IV 
325). 

(3)  De  Joncourt,  pasteur  réfugié  à  Rotterdam  (1C8G)  où  il  était  enco- 
re en  1702.  [Bullet.,  VI  368  et  IX  309). 


324  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ïnaudaye  est  entre  ses  mains,  et  pourquoi? 

«  Qui  est  Anne  Brunet,  qui  a  signé  la  postille  de 
icette  lettre?.... 

«  Lui  représenter  la  lettre  qu'il  adressait  à  son  père, 
datée  de  Paris  le  11  février  1692  et  signée  de  Liste... 

«  Pourquoi  il  fallait  que  son  père  passât  en  Hol- 
lande? 

«  Qui  paiera  en  Hollande  la  pension  de  lui  répon- 
dant à  son  père,  lorsqu'il  arrivera?  Quelle  est  cette 
pension? 

«  Pas  n'est  vrai  ce  qu'il  a  dit  qu'il  était  venu  sans 
consentement,  et  qu'on  ne  veut  pas  que  les  ministres 
^uennent  en  Franco;  car  si  cela  était  vrai,  on  ne 
paierait  pas  pension  à  ceux  qui  y  sont  venus. 

«  Faire  expliquer  qui  est  M.  Manuel  (1)... 

«  Fait  ce  10  de  mars  1692.  » 

Aussitôt  après  cet  interrogatoire.  De  Malzac  fut 
conduit  dans  le  donjon  de  Vincenncs,  d'où  il  sortit  le 
■15  mai,  par  ordre  du  9,  pour  aller  rejoindre  Gardel, 
De  Salve  et  Lestang. 

L'ordre  de  son  transfert  adressé  à  La  Reynie  était 
ainsi  conçu  : 

«  Le  roi  a  résolu  d'envoyer  le  ministre  Malzac  aux  îles 
Mainte-Marguerite,  où  il  y  en  a  déjà,  et  je  joins  à  cette  lettre 
ordre  au  sieur  Auzillon  de  l'y  conduire,  afin  que  vous  lui  re- 
commandiez de  le  faire  avec  la  même  précaution  qu'il  a  con- 
(tluit  les  autres. 

La  lettre  du  roi  à  M.  de  Saint-Mars,  pour  lui  ordon- 

(1)  Sans  doute  un  réfug-ié.  On  trouve  quelqu'un  de  ce  nom  aux  galè- 
nes pour  cause  de  religion  [Bullet.,  I  56). 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  325 

ner  de  recevoir  le  nouveau  prisonnier,  était  identiquo 
aux  précédentes,  et  accompagnée  de  ce  billet  dcj 
Pontchartrain  : 

9  mai  169-2. 

Le  roi  envoie  aux  iles  Saiiite-Marguerite  un  ministre  de  Irt 
R.  P.  R.  arrêté  à  Paris.  J'ajouterai  à  la  lettre  du  roi,  qu'il 
faut  le  faire  soigneusement  garder,  et  au  surplus  le  trailer  avec 
humanité,  et  sa  dépense  sera  payée  sur  le  même  pied  que  cell^ 
des  autres  (1). 

L'arrivée  de  Malzac  dans  le  donjon  semble  avoii? 
excité  la  colère  du  geôlier,  en  ranimant  le  zèle  de3 
autres  ministres,  qui,  entendant  chanter  des  psau-< 
mes  dans  un  cachot,  se  remirent  à  chanter  aussi  « 
C'est  du  moins  ce  qui  nous  paraît  résulter  de  la  lettra 
de  Pontchartrain  à  M.  de  Saint-Mars,  du  29  juin  1692: 

J'ai  reçu  la  lettre  que  vous  m'avez  écrite  à  l'occasion  du 
dernier  ministre  qui  vous  a  été  remis.  Il  est  certain  que  vous 
ne  devez  pas  souffrir  que  ces  ministres  cliantent  des  psaumes 
à  haute  voix.  Mais  si  leur  désobéissance  allait  jusqu'à  le  faire, 
quand  vous  le  leur  aurez  défendu,  je  crois  qu'au  lieu  de  les 
maltraiter,  il  faut  les  mettre  dans  les  lieux  les  plus  écartés, 
afin  qu'ils  ne  puissent  pas  être  entendus.  A  l'égard  de  ce  qu'ils 
écrivent  sur  la  vaisselle  qu'on  leur  donne,  il  est  aisé  d'y  remé-< 
dier  en  leur  en  donnant  de  terre  seulement.  Enfin  ce  sont  des 
gens  très-opiniâtres,  qui  sont  à  plaindre,  et  qu'il  faut  traitée 
avec  le  plus  d'humanité  qu'il  sera  possible.  Je  suis,  etc.  (2). 

Une  lettre  du  10  novembre  1693  nous  révèle  la  dé-« 
plorablc  situation  des  malheureux  pasteurs  :   «  J'aii 

(1)  Bullet.,W2lO. 
[2]  Bvlht.,  IV  211. 


826       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

reçu,  écrit  le  Secrutairc  d'État  à  M.  de  Saint-Mars,  la 
lettre  par  laquelle  vous  me  mandez  l'état  auquel  se 
trouvent  les  quatre  ministres  dont  vous  êtes  chargé. 
Il  faut  bien  enferm-er  ceux  qui  sont  aliénés  d'esprit,  et 
les  traiter  cependant  avec  charité  ;  et  à  l'égard  de  l'au- 
tre, contribuer  en  ce  que  vous  pourrez  à  le  faire  bon 
catholique.  Je  suis,  etc.  »  (1).  — Le  pasteur  resté  sain 
d'esprit  était  le  dernier  arrivé,  c'est-à-dire  DeMalzac, 
qui  n'avait  encore  passé  que  dix-huit  mois  dans  le 
donjon.  Les  aliénés  étaient  les  trois  premiers  hôtes  de 
ce  véritable  enfer  :  Gardel,  qui  y  était  depuis  quatre 
ans  et  demi  et  y  mourut  en  1694,  De  Salve  et  Les- 
tang,  qui  s'y  trouvaient  depuis  trois  ans  et  demi. 

Quelque  garde  que  l'on  fit,  De  Malzac  trouva  moyen 
de  faire  parvenir  de  ses  nouvelles  à  ses  amis,  qui  le 
"croyaient  mort.  L'un  d'eux,  que  nous  avons  déjà  plu- 
sieurs fois  cité,  et  qui  fit  tout  pour  que  l'ambassa- 
deur de  Hollande  réclamât  la  mise  en  liberté  du  mi- 
nistre, écrivait  :  «  Celui  qui  m'a  fourni  le  mémoire  de 
sa  main,  l'a  connu  et  entretenu  plusieurs  fois  dans  les 
îles  Sainte-Marguerite  (d'où  il  s'est  échappé),  et  ne 
pouvant  lui  rendre  un  plus  grand  service,  parce  qu'il 
ne  voulait  pas  le  suivre  dans  sa  forteresse,  il  lui  a 
laissé  dans  la  bouche  d'un  canon  du  papier,  de  l'en- 
cre et  des  plumes.  L'homme  est  ici,  j'aurai  l'honneur 
de  le  nommer  à  votre  Excellence,  si  elle  le  sou- 
haite. »  (2) 

(1)  BitUet.,  IV  213. 

{2)  Ballet.^  III  592.  —  Outre  los  pasteurs  traités  en  prisonniers 
d'Etat,  les  prisons  de  Ste-Maryueri te  contenaient  un  grand  nombre 
d'autres  détenus,  et  particulièrement  des  protestants  arrêtés  dans  les 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  327 

«  M.  de  Malzac  est  prisonnier  depuis  trente-deux 
ans,  ou  exilé,  dit  un  autre  mémoire  dressé  de  17-24  à 
1725  pour  l'ambassadeur  Hop;  on  assure  positive- 
ment, et  c'est  un  témoin  oculaire  qui  l'a  vu  et  qui 
s'est  entretenu  plusieurs  fois  avec  lui,  qu'il  vit  encore 
d'une  manière  pieuse  et  édifiante,  et  que  le  gouver- 
neur, qui  est  très-vieux,  lui  donne  à  peine  de  quoi  se 
nourrir,  mais  il  se  contente  du  nécessaire.  On  me 
confirme  les  mêmes  choses  par  des  lettres  que  j'ai 
reçues  de  Barcelonnc,  depuis  huit  jours. 

«  Ainsi  M.  l'ambassadeur  est  humblement  supplié 
de  travailler  à  sa  délivrance;  car  il  est  certain  qu'il 
est  dans  ce  lieu-là  vivant  encore  (1).  » 

Enfin  on  lit  encore  dans  un  autre  mémoire  ;  «  Son 
excellence  M.  Hop  est  très-humblement  supplié  de 
se  ressouvenir  que  feu  M.  le  cardinal  Dubois  lui  avait 
promis  la  liberté  du  sieur  Mathieu  Malzac,  ministre 
du  saint  Évangile,  détenu  depuis  plus  de  trente  ans 
dans  les  prisons  des  îles  Sainte-Marguerite;  mais 
comme  dans  le  temps  qu'il  fut  arrêté  à  Paris,  il  por- 
tait un  nom  emprunté,  dont  on  ne  se  souvient  plus, 
et  que  la  lettre  de  cachet  a  été  expédiée  sous  ce  nom- 
là  [assertion  inexacte],  il  serait  à  propos  que  Son 
p]xcellenco  le  désignât  par  celui  qui  est  logé  à  la  tour, 

assemblées.  C'est  sans  doute  l'un  d'eux  qui  s'aboucha  avec  De  Malzac 
etréussit  à  s'échapper  de  l'île.  Le  père  de  Daniel,  prophète  favori  de 
Cavalier,  était  enfermé  dans  l'île  Ste-Marguerite  (N.  Peyrat,  Hist.  des 
jiasU'in-s  du  ch'sert,  II  151).  Une  lettre  de  Voisin,  ministre  de  la 
guerre,  il  La  Motte-Guérin,  du  21  septembre  1704,  parle  de  soixante- 
huit  prisonniers  du  Languedoc  envoyés  en  une  seule  fois  dans  les 
mêmes  prisons  (Marius  Topin,  L'hom.  au  masq.  de  fer^  p.  332). 
il)  Ballet.,  III  593. 


328  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

au  numéro  k  actuellement,  et  à  qui  M.  le  maréchal 
de  Villars  obtint  deux  heures  de  promenade,  lors- 
qu'il était  président  du  conseil  de  la  guerre.  Il  sera 
aisé  de  savoir  de  lui,  si  son  véritable  nom  n'est  pas 
celui  que  l'on  indique;  il  est  d'ailleurs  si  maltraité, 
qu'on  ne  lui  donne  jamais  ni  bois  ni  chandelle,  pour 
se  chauffer  et  s'éclairer,  qu'il  est  couché  sur  quatre 
mauvaises  planches,  avec  une  paillasse  et  un  vieux 
matelas  de  bourre,  sans  rideaux,  et  réduit  à  un  seul 
repas  par  jour.  Lorsque  Son  Excellence  aura  eu 
l'agrément  de  M.  le  comte  de  Moisville,  elle  doit  sol- 
liciter M.  de  Gresniel  qui  a  Tinspection  des  prisons 
d'État,  pour  veiller  sur  les  démarches  de  M.  de  La 
Motte-Guérin,  commandant  des  îles  Sainte-Margue- 
rite, qui  a  intérêt  de  ne  pas  laisser  sortir  les  person- 
nes dont  il  tire  une  bonne  pension.  C'est  pourquoi  à 
moins  que  Son  Excellence  n'insiste  fortement  sur 
la  vérité  des  marques  qu'on  lui  donne,  il  cherchera 
toujours  à  les  détruire  par  des  mensonges  et  des  faux- 
fuyants.  Il  est  de  la  charité  de  Son  Excellence  de  ne 
pas  laisser  son  ouvrage  imparfait,  dont  elle  aura 
beaucoup  d'honneur  devant  les  hommes  et  beaucoup 
de  mérite  devant  Dieu. 

«  Peut-être  ne  serait-il  pas  hors  de  propos  que  l'on 
connût  M.  de  Riousse,  subdélégué  à  Cannes,  pour 
interroger  le  prisonnier  et  lui  demander  s'il  n'est  pas 
celui  que  l'on  indique  ;  il  n'est  qu'à  la  portée  du 
canon  des  îles  Sainte-Marguerite,  et  l'on  saura  mieux 
par  lui  la  vérité  que  par  M.  de  La  Motte,  qui  a  intérêt 
à  la  cacher  (l).  « 

(r)i?('//e?.,III593. 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  S'^O 

Ces  démarches  furent  malheureusement  trop  tar- 
dives. Pendant  que  l'on  travaillait  à  lui  faire  rendre 
la  liberté,  De  Malzac  était  mort,  martyr  de  sa  foi,  le 
15  février  17-25,  après  trente-trois  ans  d'horribles 
souffrances.  Ce  fait  est  révélé  par  une  lettre  de  M.  de 
Moisville  à  l'ambassadeur  Hop,  du  12  février  172G. 

Tandis  qu'il  ne  reste  de  Cardel,  de  Cottin,  de  La 
Gacherie  ,  de  Lestang  ,  aucun  écrit  qui  permette 
d'apprécier  leur  genre  de  prédication,  tandis  que 
nous  n'avons  de  De  Salve  qu'une  seule  ébauche  de 
sermon,  on  en  conserve  vingt-deux  de  Malzac  aux 
ms.  de  la  Bibliothèque  nationale.  Ce  n'est  pas  sans 
une  vive  émotion  que  nous  avons  parcouru  ces  pages 
d'une  écriture  extraordinairement  fine  et  serrée.  Alin 
de  pouvoir  porter  avec  lui  ce  manuel  d'instructions 
pastorales,  en  le  dérobant  aux  regards  des  persécu- 
teurs, le  fidèle  confesseur  de  Jésus-Christ  était  con- 
traint de  condenser  dans  le  plus  petit  espace  possible 
le  résultat  de  ses  méditations.  Le  morceau  qui  va 
suivre  tient  tout  entier  dans  une  page  et  un  quart  de 
quinze  centimètres  sur  dix  (1).  On  n'y  trouvera  point 
de  controverse,  ni  de  mouvement  oratoire  comme 
dans  la  péroraison  de  De  Salve,  mais  une  analyse 
sérieuse  du  texte  et  l'expression  de  sentiments  qui 
sont  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux,  parce 
qu'ils  sont  la  moelle  même  de  l'Évangile.  Inutile 
d'ajouter  que  ce  n'est  qu'un  canevas,  un  plan  tres- 


(1)  Il  a  été  imprimé  pour  la  première  fois  dans  le  Disciple  de  Jesus- 
Christ,  Paris,  1854,  iu-S",  2«  série  IV,  01, 


330       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

détaillé  d'improvisation  ,   non  un  morceau  achevé 
destiné  à  être  lu  ou  récité  do  mémoire. 


RENONCEMENT  POUR  SUIVRE  JÉSUS-CHRIST 

Et  ayant  appelé  le  peuple  avec  ses  disciples, 
il  leur  (lit  :  Quiconque  veut  venir  après  moi, 
qu'il  renonce  à  soi-même,  qu'il  se  charge  de  sa 
croix  et  qu'il  me  suive. 

(Marc  vil!  31.) 

Deux  parties. 

Premièrement,  on  traitera  des  expressions  dont 
Jésus-Christ  se  sert,  savoir:  Venir  après-lui,  —  renon- 
cer à  soi-même, —  charger  sur  soi  sa  croix,  — pour 
suivre  Jésus-Christ, 

Secondement,  le  sens  tout  entier  de  la  proposition. 

PRE3IIÈRE   PARTIE 

Venir  après  Jésus-Christ,  ne  signifie  autre  chose 
si  ce  n'est  être  son  disciple,  le  prendre  pour  la  règle 
et  le  modèle  de  sa  conduite.  En  un  mot,  faire  profes- 
sion de  le  reconnaître  pour  chef  et  pour  maître,  pour 
son  prophète  et  docteur,  pour  patron  et  exemplaire. 
Et  pour  réduire  en  quelque  ordre  toutes  les  idées  qui 
sont  contenues  en  cette  expression  ,  on  les  peut 
rapporter  à  ces  quatre  :  La  première,  que  nous  tirions 
de  lui  et  de  son  instruction  toutes  nos  lumières  et  nos 
connaissances,  comme  de  celui  qui  nous  parle  de  la 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  331 

part  de  Dieu,  et  que  Dieu  nous  commande  d'écouter. 
Sur  quoi  rapporter  l'oracle  de  Moïse  «  l'Eternel  vous 
suscitera  un  prophète,  etc.,  »  —  et  la  voix  qui  fut 
entendue  dans  la  Transfiguration  de  Jésus-Christ  : 
«  Celui-ci  est  mon  lils,  »  —  et  que  c'était  l'ordinaire 
des  disciples  de  se  ranger  auprès  de  leur  maître  et 
d'aller  après  lui.  Le  Seigneur  exprime  cette  instruc- 
tion par  ce  terme  de  :  venir  après  lui. 

La  deuxième,  que  nous  lui  rendions  toute  sorte  de 
service  et  d'obéissance,  comme  à  notre  souverain 
Seigneur;  car  c'est  l'ordinaire  des  serviteurs  de 
marcher  après  leurs  maîtres  et  de  ne  s'éloigner  pas 
de  leurs  traces,  afm  d'être  prêts  à  recevoir  leurs 
ordres  et  à  s'employer  de  tout  leur  pouvoir  à  l'avan- 
cement de  leurs  intérêts.  C'est  à  quoi  la  profession 
chrétienne  nous  engage  à  l'égard  de  Jésus-Christ, 
nous  obligeant  de  le  reconnaître  comme  notre  sou- 
verain roi,  et  à  avoir  sans  cesse  sa  gloire  et  son 
service  devant  les  yeux.  A  cela  on  peut  rapporter  le 
titre  que  Saint-Paul  et  les  autres  apôtres  se  donnent, 
de  serviteurs  de  Jésus-Christ,  au  môme  sens  que 
Moïse  est  appelé  serviteur  de  Dieu,  c'est-à-dire  son 
ministre  et  son  officier,  qui  agissait  par  ses  ordres, 
et  ce  que  tous  les  fidèles  sont  appelés  les  serviteurs 
de  Jésus-Christ:  «Là  où  je  serai,  là  aussi  sera  celui 
qui  me  sert.  » 

La  troisième,  que  nous  concourions  avec  lui  et 
sous  lui  à  un  même  dessein,  à  une  même  œuvre,  de 
la  même  manière  que  les  officiers  subalternes,  les 
soldats  dans  une  armée,  marchent  après  leur  général, 
concourant  avec  lui  et  sous  lui  à  la  gloire  du  roi  qu'ils 


332  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

servent  les  uns  et  les  autres.  C'est  encore  à  quoi  nous 
engage  la  profession  chrétienne,  où  Jésus-Christ  est 
considéré  comme  le  chef  de  la  guerre  mystique  que 
nous  avons  contre  les  ennemis  de  Dieu,  pour  détruire 
l'empire  de  Satan  et  du  péché  et  rétablir  celui  du 
Créateur. 

La  quatrième  ,  que  nous  imitions  ses  grands  et 
adorables  exemples  de  vertu,  qu'il  nous  a  laissés  et 
en  sa  vie  et  en  sa  mort,  avec  espérance  que,  mar- 
chant sur  ses  traces,  nous  serons  un  jour  participants 
avec  lui  de  la  même  gloire.  Car  il  est  assez  ordinaire 
de  dire  que  nous  allons  après  quelqu'un  ou  que  nous 
suivons  le  même  chemin  que  lui,  ou  que  nous  allons 
sur  ses  pas,  lorsque  nous  nous  le  proposons  comme 
un  exemple  que  nous  voulons  imiter. 

On  pourrait  y  ajouter  une  cinquième  idée,  qui  est 
celle  d'attendre  et  de  recevoir  les  grâces  de  Jésus- 
Christ,  car  il  est  assez  ordinaire  dans  le  monde  que 
les  pauvres  et  les  misérables  marchent  après  ceux  de 
qui  ils  attendent  des  faveurs.  Les  iidèles  donc  sont 
représentés  comme  des  hommes  qui,  reconnaissant 
leur  naturelle  indigence,  suivent  Jésus-Christ  afin  de 
puiser  dans  sa  plénitude  grâce  sur  grâce. 

Renoncer  à  soi-même,  c'est  une  de  ces  expressions 
si  particulières  à  l'Évangile,  qu'elles  semblent  cho- 
quer la  raison  et  la  nature,  et  supposent  une  chose  dif- 
ficile ou  absolument  impossible,  ou  du  moins  extrê- 
mement criminelle.  Car  qui  a  jamais  ouï  parler  de 
renoncer  à  soi-même  ?  Pouvons-nous  nous  séparer 
ou  nous  diviser  de  nous-mêmes?  Pouvons-nous  étein- 
dre cette  amour  ardente  que  la  nature  nous  a  donnée 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  333 

pour  nous-mêmes  ?  Et  ceux  qui  tombent  clans  cette 
extrémité  de  se  haïr  soi-même,  ne  sont-ils  pas  juste- 
ment regardés  comme  des  personnes  que  la  fureur  et 
la  rage  a  subjuguées  ?  Cependant  il  est  certain  qu'il 
n'y  a  rien  de  plus  saint,  rien  de  plus  nécessaire,  rien 
de  plus  juste  que  ce  renoncement  à  soi-même  que 
Jésus-Christ  nous  ordonne.  Car  il  ne  nous  ordonne 
point  ni  de  nous  diviser  de  nous-mêmes,  ni  de  nous 
haïr  nous-mêmes,  ce  qui  serait  ou  criminel  ou  impos- 
sible ;  mais  il  a  ordonné  :  1°  En  général,  de  renoncer 
à  tout  ce  qu'il  y  a  en  nous  d'excessif,  de  vicieux  et  de 
déréglé,  et  il  appelle  cela  nous-mêmes,  quand  la 
corruption  nous  est  devenue  comme  naturelle,  puis- 
que nous  avons  été  conçus  en  péché  et  échauffés  en 
iniquité.  Et,  en  effet,  bien  que  le  vice,  l'erreur  et  les 
excès  soient  ses  plus  grands  ennemis,  si  est-ce  que 
nous  ne  les  distinguons  pas  de  nous-mêmes,  les 
regardant  comme  nos  plus  chers  et  nos  plus  essen- 
tiels intérêts.  C'est  pourquoi  ailleurs  l'Écriture  veut 
que  nous  soyons  faits  de  nouvelles  créatures  et  trans- 
formés en  hommes  nouveaux,  parce  que  la  conversion 
nous  fait  tout  autres  que  nous  n'étions  antérieurement. 
2°  Il  nous  ordonne  en  particulier  de  renoncer  à 
cette  amour  violente  ,  immodérée  et  iniinie  que 
l'homme,  dans  l'état  de  corruption,  a  pour  soi-même, 
faisant  de  l'amour  propre  son  premier  et  principal 
principe,  et  en  un  mot,  étant  Dieu  à  soi-même.  Jésus- 
Christ  veut  donc  que  nous  nous  aimions  ;  mais  d'une 
amour  qui  soit  subalterne  à  celle  que  nous  devons  à 
Dieu,  lequel  il  faut  aimer  sur  toutes  choses  et  plus 
que  nous-mêmes. 


334  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

3"  Il  veut  que  nous  corrigions  et  changions  la  natu- 
re même  de  cette  amour  que  nous  avons  accoutumé  de 
nous  porter  ;  car  au  lieu  de  nous  attacher  à  la  recher- 
che des  plaisirs  ordinaires,  des  intérêts  temporels  et 
de  tout  ce  qui  peut  flatter  nos  sens  et  nos  passions,  il 
veut  que  nous  nous  aimions  d'une  amour  plus  vérita- 
ble et  plus  solide  par  la  recherche  des  biens  spirituels 
qui  regardent  l'âme  et  non  le  corps,  la  vie  à  venir  et 
non  celle  qui  ne  fait  que  passer.  Or  il  appelle  cela 
renoncer  à  soi-même,  parce  que  dans  le  sentiment 
d'un  homme  pécheur  et  mondain  ,  choquer  cette 
fausse  amour  qui  regarde  les  intérêts  temporels, 
c'est  se  choquer  et  se  détruire  soi-même. 

4°  Il  nous  ordonne  de  renoncer  à  cette  fausse  et 
perverse  prétention,  que  tous  les  pécheurs  ont,  qu'ils 
sont  les  maîtres  d'eux-mêmes,  que  nul  n'a  plus  de 
droit  sur  eux  qu'eux-mêmes,  et  que  c'est  précisé- 
ment à  eux  qu'appartient  la  disposition  de  leurs 
actions,  de  leurs  pensées  et  de  leurs  paroles.  Le 
Seigneur  veut  qu'en  renonçant  à  cette  injuste  et  folle 
prétention,  nous  nous  soumettions  au  gouvernement 
et  à  la  direction  de  Dieu,  mettant  notre  confiance  en 
la  conduite  de  sa  sagesse,  et  le  faisant  régner  dans 
nos  sens  par  son  esprit  et  par  sa  parole. 

Charger  sa  croix,  c'est  une  expression  consacrée 
par  Jésus-Christ  qui  n'est  que  du  style  de  son  Évan- 
gile. Elle  signifie  deux  choses:  1°  La  croix  mystique 
de  la  conversion,  et  la  deuxième  est  la  croix  des 
afflictions.  Or  la  conversion  est  appelée  dans  l'Évan- 
gile une  croix,  en  tant  que  nous  faisons  mourir  en 
dedans  de  nous  le  péché  et  les  convoitises  charnelles; 


MALZAC,  BIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  335 

ce  que  l'Évangile  appelle  crucifier  le  vieil  homme, 
parce  que  cette  mort  de  nos  convoitises  ne  se  fait 
qu'avec  des  douleurs  sensibles  et  violentes,  et  avec 
des  combats  qui  ne  ressemblent  pas  mal  à  ce  que  la 
nature  souffre  lorsqu'elle  sent  la  dissolution  du  corps 
et  de  l'âme.  Et  parce  que  aussi,  comme  les  crucifiés 
devenaient  l'objet  de  l'opprobre  et  de  l'horreur  de 
tout  le  monde,  pour  avoir  mérité  un  supplice  si 
ignominieux,  de  môme,  dans  la  conversion,  nos 
convoitises  que  nous  crucifions  nous  deviennent  un 
objet  de  mépris,  d'aversion  et  d'horreur. 

2^  Quant  aux  afllictions,  elles  sont  appelées  fort 
justement  une  croix ,  non-seulement  parce  que  la 
nature  y  souffre  d'étranges  douleurs;  mais  aussi 
parce  que,  par  ce  moyen,  nous  devenons  l'horreur  et 
l'opprobre  du  monde,  qui  n'a  jamais  plus  d'aversion 
pour  l'Évangile  et  pour  les  personnes  qui  le  profes- 
sent, que  quand  il  les  a  persécutées. 

Enfin,  suivre  Jésus-Christ,  c'est  :  1"  Être  son  disci- 
ple, croire  sa  doctrine,  approuver  ses  maximes,  être 
persuadé  de  la  vérité]  de  ses  mystères  et  de  la  sain- 
teté de  ses  lois. 

2°  C'est  l'imiter,  se  le  proposer  dans  toute  la  con- 
duite de  la  vie  pour  exemplaire  et  pour  patron,  mar- 
cher par  le  même  chemin  que  lui,  pour  parvenir  à  la 
communion  de  sa  gloire. 

3°  Le  reconnaître  pour  maître  et  Seigneur,  obéir  à 
ses  ordres,  etc.  En  un  mot,  c'est  la  même  chose  que 
nous  avons  déjà  expliquée,  savoir  :  venir  après  lui. 


336  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 


SECONDE  PARTIE 

Elle  consiste  à  considérer  le  sens  entier  de  toute  la 
proposition  de  Jésus-Christ.  Il  veut  dire  donc  que 
pour  être  véritablement  du  nombre  de  ses  fidèles  et 
de  ses  disciples,  il  faut  se  soumettre  à  deux  condi- 
tions :  l'une,  la  sanctification,  et  l'autre  l'affliction. 

Quant  à  la  sanctification,  il  faut  entrer  dans  la  chose 
môme;  car  impossible  d'appartenir  à  Jésus-Christ  que 
l'on  ne  se  résolve  à  changer  entièrement  de  vie  et  à 
abandonner  sa  première  manière  d'agir  :  «  La  grâce 
de  Dieu  salutaire  à  tous  les  hommes,  a  été  manifes- 
tée, dit  Saint-Paul,  et  elle  nous  enseigne  que,  renon- 
çant à  l'impiété  et  aux  convoitises  du  monde,  nous 
vivions  dans  le  siècle  présent  selon  la  tempérance, 
la  justice  et  la  piété,  en  attendant  la  bienheureuse 
espérance,  etc.  »  Où  remarquez  trois  choses  :  la  grâce, 
la  sainteté  et  la  gloire.  Mais  il  faut  bien  prendre  garde 
que  la  grâce  ne  conduit  à  la  gloire,  que  par  le  moyen 
de  la  sainteté.  Si  vous  ôtez  ce  milieu,  la  grâce  et  la 
gloire  ne  seront  point  jointes  ensemble.  C'est  pour- 
quoi l'apôtre  ne  dit  pas  que  la  grâce  salutaire  nous  est 
donnée  alin  que  nous  ayons  part  à  la  glorieuse  appa- 
rition ;  mais  qu'elle  nous  est  donnée  ,  afin  qu'en 
renonçant  à  l'impiété,  etc..  en  attendant  la  bienheu- 
reuse... etc.  —  La  gloire  vient  de  la  grâce,  il  est  vrai; 
mais  ce  ne  peut  être  que  par  l'intervention  de  la 
sainteté. 

On  peut  aussi  alléguer  sur  ce  sujet  les  raisons  pour 


I 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  337 

lesquelles  Jésus-Christ  est  venu,  non  seulement  pour 
détruire  le  péché,  en  tant  qu'il  nous  oblige  aux  pei- 
nes éternelles  ;  mais  aussi  en  tant  que  péché,  et  faire 
en  sorte,  comme  il  importe  pour  la  gloire  du  Père  et 
pour  la  sienne,  et  pour  la  solidité  et  plénitude  de  son 
salut,  que  les  vrais  fidèles  soient  sanctifiés. 

Quant  aux  afflictions,  deux  choses  :  1°  la  vérité  de 
ce  fait,  que  les  vrais  fidèles  sont  exposés  aux  afflic- 
tions du  monde  ;  2°  les  raisons  qui  meuvent  la  sagesse 
divine  à  soumettre  le  fidèle  à  ces  épreuves. 

1°  Pour  la  vérité  du  fait,  elle  résulte  de  l'exemple 
de  tous  les  grands  serviteurs  de  Dieu  qui  ont  été  jus- 
qu'à présent  au  monde,  comme  d'un  Noé,  d'un  Abra- 
ham, d'un  Lot,  d'un  Moïse,  d'un  saint  Paul  et  des 
autres  apôtres  de  Jésus-Christ.  —  Elle  résulte  de 
l'histoire  de  l'Église,  qui  s'est  toujours  nourrie  et 
accrue  dans  les  afflictions,  figurée  à  cet  égard  par  le 
buisson  ardent  qui  apparut  à  Moïse  et  par  la  nacelle 
où  Jésus-Christ  et  les  apôtres  entraient  souvent, 
laquelle  était  agitée  des  flots  et  exposée  à  la  violence 
des  vents  et  de  l'orage. 

2°  Les  raisons  pour  lesquelles  la  Providence  en  use 
de  la  sorte,  doivent  être  prises  du  lieu  commun  des 
afflictions,  et  pour  en  marquer  ici  quelques-unes  : 
1"  C'est  par  ce  moyen  que  Dieu  réprime  le  mouve- 
ment impétueux  de  nos  passions,  lesquelles,  dans  la 
prospérité,  deviennent  indociles  et  farouches  :  au 
lieu  qu'elles  se  calment  dans  l'affliction.  —  Sur 
quoi,  alléguer  l'exemple  des  abeilles,  qui  se  tiennent 
en  repos  durant  le  mauvais  temps,  et  au  retour  du 
soleil  font  bruit.  —  La  comparaison  aussi  des  ser- 

1  •  22 


338  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

pents  qui  semblent  morts  et  privés  de  sentiment 
durant  la  rigueur  de  l'hiver:  mais  qui  s'élancent  et 
deviennent  fiers  dès  qu'ils  sentent  la  chaleur.  — 
2°  Par  le  moyen  des  afflictions,  Dieu  donne  de  l'exer- 
cice à  nos  vertus,  à  notre  foi,  à  notre  patience,  à  nos 
prières,  etc.  —  A  quoi  l'on  peut  appliquer  la  compa- 
raison de  l'encens,  qui  jette  son  odeur  lorsqu'il  est 
dans  le  feu.  —  3°  En  particulier  Dieu  nous  détache 
du  monde  par  le  moyen  des  afflictions;  car  il  n'y  a 
rien  qui  nous  en  fasse  mieux  comprendre  la  vanité  ; 
il  n'y  a  rien  qui  nous  le  fasse  plus  mépriser,  que 
quand  nous  voyons  ses  biens  qui  sont  mêlés  avec 
tant  d'amertume.  —  En  même  temps  aussi,  Dieu 
nous  élève  par  les  afflictions  à  l'espérance  de  cette 
vie  meilleure  qu'il  nous  a  préparée  ;  car  il  n'y  a  rien 
qui  nous  en  donne  plus  de  désir  que  le  sentiment  des 
angoisses  que  nous  avons  à  souffrir  ici-bas.  La  chair 
et  l'esprit  sont  en  nous-mêmes  comme  les  deux  pla- 
teaux d'une  balance.  A  mesure  que  l'un  est  abattu, 
l'autre  s'élève,  et  ce  que  l'un  perd,  l'autre  le  gagne. 
—  4"  Dieu,  par  ce  moyen,  relève  la  gloire  de  cette 
admirable  Providence  qui  nous  gouverne.  Car,  si 
toutes  choses  dans  le  monde  nous  étaient  favorables, 
la  conservation  de  l'Église  ne  serait  point  une  gran- 
de merveille.  Mais  plaise  à  Dieu  de  nous  conserver 
au  milieu  des  contradictions  du  siècle,  et  de  nous 
faire  subsister  parmi  des  tempêtes  continuelles  ;  c'est 
là  que  paraît  avec  éclat  la  puissance  iniinie  de  sa 
sagesse,  comme  ces  mêmes  vertus  parurent  dans  le 
passage  qu'il  donna  aux  Israélites  au  travers  de  la 
mer  rouge,  et  dans  la  conservation  qu'il  en  fit  au 


MALZAC,  DIT  MOLAN  ET  DE  LISLE  339 

désert,  et  comme  elles  parurent  aussi  quand  il  con- 
serva les  trois  enfants  dans  la  fournaise  de  Babylone. 
L'Église  est  un  flambeau  que  Dieu  tient  allumé  au 
milieu  d'un  air  orageux.  Les  vents  soufflent  contre 
elle  de  toutes  parts;  mais  au  lieu  de  l'éteindre,  ils  ne 
font  qu'augmenter  sa  lumière.  —  5°  Les  afflictions 
sont  un  honneur  particulier  que  Dieu  nous  fait,  de 
nous  faire  marcher  sur  les  traces  de  Jésus-Christ  et 
de  nous  rendre  conformes  k  ce  divin  chef.  —  C'est 
encore  un  honneur  qu'il  nous  fait  de  nous  choisir 
pour  soutenir  sa  querelle  et  pour  sceller  par  nos 
souffrances  la  vérité  et  la  sainteté  de  nos  Évangiles. 
Par  ces  raisons  et  plusieurs  autres  semblables,  on 
peut  mettre  en  avant  qu'il  paraît  que  c'est  avec  juste 
sujet  que  Jésus-Christ  nous  a  appelés  aux  afflictions, 
et  qu'il  les  a  jointes  h  la  profession  du  vrai  christia- 
nisme . 


.9, 


XI 


MASSON 


Antoine  Court  rapporte,  dans  une  phrase  déjà  ci- 
tée plus  haut,  que  trois  pasteurs  visitèrent  successi- 
vement les  protestants  de  Normandie,  de  1688  à  1690; 
Masson  était  l'un  d'eux.  11  arriva  à  Paris  dans  les 
premiers  mois  de  l'année  1690,  mais  si  infirme  qu'il 
était  plus  à  charge  qu'en  aide  à  De  Malzac,  qui  ajoute  : 
«  Il  a  fait  des  merveilles  dans  les  lieux  où  il  a  passé.  » 
De  son  côté.  Gardien  Givry  s'exprime  ainsi  sur  le 
compte  de  ce  glorieux  inconnu  :  «  J'arrivai  d'abord 
[au  commencement  d'octobre  1691]  h  la  rue  des 
Bœufs  [Landouzy,  village  à  trois  lieues  nord-est  de 
Vervins],  fameuse  par  la  réputation  qu'elle  a  de  ne 
recevoir  pour  habitants  que  des  protestants  réformés, 
et  dans  la  famille  où  était  mort  M.  Masson,  ce  géné- 
reux et  glorieux  ministre  de  Jésus-Christ,  qui,  mal- 
gré son  âge  et  ses  indispositions,  avait  entrepris  de 
prêcher  l'Évangile  sous  la  croix,  et  d'avancer  le 
règne  de  son  maitre  à  quelque  prix  que  ce  fût,  et 
qui  finit  sa  carrière  à  cet  endroit,  au  milieu  de  ses 
frères,  en  recevant  la  couronne  de  vie  pour  récom- 
pense de  ses  travaux,  de  ses  combats  et  de  sa  vic- 
toire. Je  pris  pour  un  présage  heureux  de  commen- 


MASSON  341 

cer  à  entrer  en  lice,  dans  le  lieu  même  où.  ce  bon 
serviteur  de  Dieu  avait  achevé  sa  course  et  reçu  la 
couronne.  » 

Quel  est  ce  lutteur  qiie  ni  l'âge  ni  la  maladie  ne 
peuvent  arrêter,  et  qui  meurt  bravement  et  obsuré- 
ment  à  la  tâche?  —  Ce  ne  peut  être  Jean  Masson,  ins- 
crit sur  les  registres  de  l'académie  de  Genève  en  1658, 
puis  pasteur  à  Civray,  à  Gozes,  qui  passa  en  Angle- 
terre, puis  en  Hollande  à  la  Révocation,  avec  ses  fils 
Jean  (admis  comme  proposant  par  le  synode  d'U- 
trecht,  en  1689)  et  Samuel  ;  car  il  n'avait  en  1690 
qu'une  cinquantaine  d'années.  Le  pasteur  du  Désert 
doit  être  son  père,  ou  son  oncle,  Philippe  Masson,  qui 
soutint  à  Saumur,  sous  la  présidence  d'Amyraut,  une 
thèse  De  certitudine  sâlutis  et  exerça  aussi  le  minis- 
tère à  Civray  (Ij.  Amyraut  n'ayant  été  nommé  profes- 
seur à  Saumur  qu'en  1633,  son  disciple  mort  en  1690 
ou  1691,  avait  environ  quatre-vingts  ans.  Ce  n'était 
plus  un  âge  propre  à  la  rude  vie  des  pasteurs  du  Dé- 
sert ;  son  dévouement  seul  put  opérer  des  merveilles. 

Nous  ne  savons  quel  degré  de  parenté  l'unissait  à 
Philippe  Masson  (peut-être  son  fils) ,  étudiant  en 
théologie  à  Groningue  en  1689,  inscrit  pour  subir 
l'examen  au  premier  synode  de  1690,  et  qui  ne  se 
présenta  ni  au  premier  ni  au  second. 

(1)  Voir  la  France  j^rot.,  et  Lièvre,  Kist.  des  prot.  du  Poitou,  III 
1(30,  286,  qui,  du  reste,  ignoi-eut  tous  deux  le  pasteur  du  Désert. 


XII 


ELISÉE  GIRAUD  (1) 


Gardien  Givry  parle  en  ces  termes  de  son  arrivée  à 
Paris,  dans  les  premiers  jours  de  décembre  1691  : 
«  J'y  trouvai  deux  de  nos  confrères,  quî*rendaient  de 
grands  services  dans  cette  ville;  mais  comme  il  y 
avait  trop  de  dangers  pour  trois  pasteurs  ensemble, 
dans  les  grandes  recherches  que  nos  adversaires  en 
faisaient,  un  de  ces  messieurs  prit  le  parti  de  voir  les 
provinces.  »  Le  pasteur  resté  à  Paris  s'appelait  De 
Malzac  ;  l'autre  était  probablement  Boulle,  dont  nous 
ne  savons  guère  que  le  nom. 

(1)  Géraut,  dans  les  registres  du  château  de  Vincennes  ;  Gérard  et 
Girard,  dans  les  papiers  de  LaReynie. 

Il  ne  faut  pas  le  confondre  avec  un  autre  pasteur  du  Désert,  qui  n'a- 
vait que  quelques  années  de  plus  que  lui,  Jean  Girard,  inscrit  à  Ge- 
nève le  25  octolire  1684,  fils  d'Etienne  Girard,  ministre  de  Corbigny. 
Jean  Girard  est  un  d^s  rares  pasteurs  qui  revinrent  en  France  dans  le 
premier  quart  du  XVIII''  siècle,  lorsque  la  période  d'héroïque  dévoue- 
ment semblait  close  pour  les  pasteurs  officiels.  M.  Lièvre  parle  de 
lui,  à  la  date  de  1719,  dans  son  excellente  Hist.  des  prot.  du  Poitou, 
II  269.  Voir  aussi  la  France  prot.,  art.  Girard  des  Bergeries,  et  le 
Livre  du  recteur,  p.  180. 

En  1712,  nous  trouvons  au  château  de  Perpignan  Pierre  Giraud  do 
Vergèze,  diocèse  de  Nimes,  prisonnier  pour  la  religion  depuis  1702. 
C'était  peut-être  un  parent  du  pasteur  du  Désert, 


ELISÉE  GIRAUD  343 

Givry,  parti  vers  le  15  janvier  1692  pour  Sedan  et  la 
Champagne,  et  rentré  à  Paris  vers  le  15  mars,  un 
mois  après  l'arrestation  de  Malzac,  fut  seul  à  braver 
les  dangers  du  ministère  sous  la  croix,  pendant  six 
semaines.  Puis,  écrit-il,  «  dans  le  commencement  du 
mois  de  mai,  ayant  eu  le  plaisir  de  voir  un  nouveau 
pasteur  en  cette  ville,  je  résolus  de  visiter  mes  frères 
dans  les  provinces  de  ce  royaume.  »  —  A  peine  ces 
lignes  étaient-elles  écrites,  que,  le  3  mai  1692,  Givry 
fut  arrêté  avec  le  nouveau  ministre  qui  venait  d'arri- 
ver et  se  nommait  Elisée  Giraud.  La  liste  des  prison- 
niers dressée  à  Rotterdam,  le  13  novembre  1712,  par 
D.  de  Superville,  contient,  en  effet,  ce  qui  suit  (1)  : 
«  Elisée  Giraud,  jeune  ministre,  repartit  d'Angleterre 
pour  la  Hollande,  et  s'en  alla  d'ici  à  Paris,  où  il  fut 
pris  deux  à  trois  jours  après  son  arrivée;  c'était  l'an 
1691  ou  1692.  Depuis,  on  n'en  a  eu  aucunes  nouvelles.» 
Et  huit  jours  après  la  double  capture,  LaReynie  écri- 
vait à  De  Harlay  :  «  Deux  ministres  de  la  R.  P.  R.  ont 
été  arrêtés  dans  la  maison  de  Lardeau  ci-devant  pro- 
cureur au  parlement  ;  l'un  de  ces  ministres  était  ar- 
rivé de  Hollande  depuis  trois  jours,  et  l'autre  était 
venu  d'Angleterre  en  France  depuis  sept  mois.  Il  n'y 
a  point  d'autre  ministre  de  la  R,  P.  R.  actuellement  à 
Paris.  »  Le  5  mai  le  roi  avait  commandé  de  conduire 
les  deux  proscrits  à  la  Bastille;  puis,  le  9,  à  Vincen- 
nes.  Giraud  fut  écroué  dans  ce  dernier  donjon,  le  13, 
et  Givry,  le  24.  Après  y  être  demeuré  deux  ans,  il 
furent  transférés  aux  îles  Sainte-Marguerite,  le  27 

(1)  Communication  de  M.  le  pasteur  Gagnebin. 


344       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

juin  1694,  par  ordre  du  16  août  de  l'année  précédente. 
La  lettre  par  laquelle  le  roi  invitait  M.  de  Saint- 
Mars  à  les  recevoir  est  identique  aux  précédentes,  et 
Pontcliartrain  y  joignit  les  recommandations  suivan- 
tes: 

Lo  roi  vous  envoie  encore  deux  ministres  de  la  R.  P.  R.,  et 
Sa  Majesté  m'ordonne  de  vous  écrire  de  les  mettre  chacun  dans 
des  lieux  séparés,  sans  qu'ils  aient  communication  entre  eux, 
ni  avec  qui  que  ce  soit  du  dehors.  Je  vous  en  avertis  par 
avance,  afin  que  les  endroits  où  vous  aurez  résolu  de  les  met- 
tre se  trouvent  prêts  à  leur  arrivée.  Le  sieur  Auzillon  qui  est 
chargé  de  leur  conduite,  doit  partir  dès  demain.  A  l'égard  de 
leiir  pension,  elle  vous  sera  payée  sur  le  même  pied  que  celle 
des  autres.  Je  suis,  etc. 

Giraud  et  Givry  avaient  été  pris  par  suite  d'une  in- 
fernale machination.  L'homme  qui,  tout  en  donnant 
asile  aux  pasteurs,  avait  fait  arrêter  les  Dicq,  dénoncé 
le  ministre  caché  chez  La  Motte,  le  traître  qui  avait 
conduit  De  Salve  dans  Paris,  l'avait  mené  chez  Les- 
tang,  qu'il  voulait  livrer,  chez  Gottin  dont  il  donnait 
le  signalement  et  la  feuille  de  route,  pour  qu'on  le 
saisît  à  La  Ferté,  voyant  que  son  métier  de  délateur 
était  peu  productif,  et  que  les  sommes  promises  pour 
l'arrestation  des  proscrits  ne  lui  étaient  jamais  adju- 
gées, eut  l'idée  d'en  aller  chercher  un  en  Hollande, 
de  le  ramener  en  France  et  de  le  conduire  au  traque- 
nard en  même  temps  qu'un  autre. 

Ge  coup  d'éclat  devait,  semble-t-il,  mériter  une 
abondante  rémunération  ;  toutefois  une  lettre  de 
Pontchartrain  du  10  novembre  1692,  confirmée  par 


ELISÉE  GIRAUD  345 

une  autre  du  20,  nous  apprend  que  celui  qui  avait  fait 
prendre  le  ministre  Giraud,  après  l'avoir  ramené  de 
Hollande,  n'avait  encore  rien  reçu  et  qu'il  paraissait 
«  assez  juste  de  le  récompenser  (1).  »  Une  autre  lettre, 
du  3  novembre,  adressée  à  La  Reynie  nous  donne  le 
nom  du  traître  :  «M.  deBonrepaus  me  demande  pour 
le  nommé  Braconnier  une  ordonnance  de  gratifica- 
tion, pour  avoir  fait  arrêter  les  ministres  Girard  et 
Gardien,  disant  que  le  roi  a  réglé  à  deux  mille  livres 
pour  la  capture  de  chaque  ministre  ;  je  sais  bien  qu'on 
a  donné  cette  somme  quelquefois,  mais  comme  je  ne 
sais  point  précisément  les  conditions,  je  vous  prie  de 
me  mander  ce  qui  s'est  passé  sur  cela.  D'ailleurs,  par 
votre  mémoire  du  3  mai,  vous  m'avez  mandé  que 
c'est  le  sieur  Brisson  qui  a  donné  lieu  à  la  capture  de 
ces  deux  captifs.  »  —  Brisson  était  le  vrai  nom  du 
traître,  et  Braconnier,  son  nom  de  guerre. 

Fils  du  fermier  des  domaines  du  roi  dans  la  ville 
de  Lusignan,  en  Poitou,  protestant  de  naissance  et 
réfugié  en  Angleterre,  Brisson  ou  Braconnier  était 
une  de  ces  âmes  troubles  dans  lesquelles  le  rayon 
divin  semble  avoir  cessé  de  luire  et  qui,  pressées  par 
la  nécessité,  perdent  tout  sentiment  de  l'honneur  et  de 
la  probité.  Il  quitta  Londres,  vers  la  fm  de  1688,  pour 
venir  à  Paris,  et,  feignant  un  grand  zèle  pour  le  réta- 
blissement du  protestantisme,  il  réussit  à  gagner  la 
confiance  des  membres  de  l'Église  les  plus  considé- 
rés et  à  se  faufiler  dans  leurs  assemblées  secrètes. 
Deux  mois  lui  avaient  suffi  pour  obtenir  ce  résultat. 

(1)  Reg.  du  Secret.,  0.  36,  f«  223. 


346  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Sans  perdre  de  temps,  il  alla  trouver  l'un  des  chefs 
de  la  police,  Desgrez,  lui  raconta  qu'il  venait  d'aban- 
donner une  place  qui  rapportait  environ  cent  cin- 
quante guinées  d'or,  qu'il  n'était  rentré  en  France 
que  pour  se  faire  instruire  dans  la  religion  catholi- 
que, qu'il  avait  déjà  servie  en  plusieurs  occasions,  et 
dans  le  dessein  de  découvrir  les  ministres  qui  étaient 
à  Paris  ;  qu'il  avait  déjà  assisté  à  une  réunion  tenue 
par  l'un  d'eux  dans  le  faubourg  Saint-Marceau,  rue 
l'Orsenne,  à  la.  décollation  de  Saint-Jean,  chez  un 
nommé  La  Levielle  (un  pâté  d'encre  couvre  le  nom 
dans  le  ms.).  Puis,  mêlant  la  politique  à  la  religion 
pour  se  donner  de  l'importance  et  mettre  ses  services 
à  un  plus  haut  prix,  il  lui  confia  le  projet  d'une  pro- 
chaine descente  des  Anglais  sur  les  côtes  de  La  Ro- 
chelle. Un  nommé  Moreau,  ci-devant  juge  de  la  ville 
de  Saintes,  retiré  en  Angleterre  pour  la  religion  et 
ami  intime  du  pasteur  de  Paris,  Mesnard,  devenu 
chapelain  du  prince  d'Orange,  l'avait  mis,  disait-il, 
au  courant  de  l'affaire,  et  Mesnard  ne  cessait  de  lui 
répéter  :  Quand  nous  aurons  fait  nos  affaires,  nous 
ferons  sûrement  les  vôtres  (1). 

On  ne  s'explique  pas  comment  Givry  put  se  laisser 
prendre  au  piège  tendu  par  Braconnier,  à  moins  qu'il 
ne  connût  que  son  nom  et  non  sa  personne  ;  car  le 
traître  était  déjà  démasqué  depuis  quelque  temps, 
ainsi  qu'on  le  voit  par  l'interrogatoire  du  pasteur  De 
Malzac  :  «  Il  a  pareillement  appris  que  Brisson,  qui  a 


(1)  Rapport  de  Desgrez,  l^r  février  1G89,  Ms.  de  la  Biblioth.  nation.., 
Fr.  7053.,  f»  242. 


ELISÉE  GIRAUD  347 

ci-devant  servi  à  la  prise  de  quelques  ministres,  fait 
le  prédicant  aux  environs  de  Meaux  ;  sous  ce  pré- 
texte, il  a  exhorté  ceux  à  qui  il  a  parlé  d'appeler 
quelques  pasteurs,  et  entre  autres  celui  qui  les  avait 
vus  sous  le  nom  de  Bastide  ;  mais  tout  le  monde 
savait  que  c'était  pour  les  faire  arrêter.  » 

Ce  misérable  reçut  enfin  la  récompense  qu'il  avait 
tant  de  fois  méritée.  On  découvrit,  nous  ne  savons 
comment,  peut-être  par  l'argent  qu'il  recevait  de  l'é- 
tranger, que  le  délateur  des  ministres  et  des  assem- 
blées, la  fleur,  l'élite  de  la  police  secrète,  trahissait 
en  partie  double,  et  faisait  l'office  d'espion  pour  le 
prince  d'Orange,  roi  d'Angleterre.  Au  lieu  donc  de 
toucher  les  quatre  mille  livres  qu'il  avait  si  indigne- 
ment gagnées,  il  fut  arrêté  le  20  mai,  mené  dans  le 
four  de  Desgrez  où  il  resta  dix-sept  jours,  et  conduit 
à  la  Bastille  le  5  juin,  par  ordre  du  23  mai. 

Sa  sœur  fut  arrêtée  peu  après  ;  un  ordre  du  6  juillet 
porte  qu'il  faut  la  mettre  non  dans  un  couvent,  mais 
aux  Nouvelles  Catholiques.  Un  nouvel  ordre,  du  21, 
permet  qu'elle  n'aille  pas  aux  Nouvelles  Catholiques, 
mais  dans  un  autre  endroit.  Par  un  troisième  ordre, 
du  26,  quatorze  cents  écus  envoyés  à  Braconnier  sont 
confisqués  pour  servir  au  paiement  de  la  pension  de 
sa  sœur  et  de  sa  nièce  chez  les  filles  de  Saint-Chau- 
mont.  Un  quatrième  ordre,  du  21  février  1694,  confis- 
que la  somme  de  quatre  mille  cinq  cents  livres  adres- 
sées par  le  prince  d'Orange  au  dit  Braconnier,  et 
l'applique  à  sa  dépense  et  à  celle  de  sa  sœah*  et  de  sa 
nièce.  C'est  la  seule  grâce,  dit  le  secrétaire  d'État, 
qu'on  puisse  lui  accorder.  Enfin  une  lettre  de  cachet. 


348       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

du  19  juin  1695,  l'envoie  au  château  de  Guise,  comme 
espion  et  homme  très-suspect  qu'il  faut  garder  avec 
précaution. 

Plus  heureux  que  les  nobles  victimes  qu'il  avait 
fait  tomber  dans  le  piège,  ce  scélérat  fut  mis  en 
liberté,  par  ordre  du  16  avril  1698.  Son  crime  n'était 
que  d'avoir  trahi  la  France,  tandis  que  le  suprême 
dévouement  des  pasteurs  du  Désert  avait  fait  une 
incurable  blessure  à  l'orgueil  du  grand  roi. 

Ajoutons  en  terminant  qu'Elisée  Giraud,  de  Ber- 
gerac, n'avait  été  inscrit  à  la  faculté  de  Genève  que 
le  24  mai  1687  (1),  et  qu'il  passa,  pour  ainsi  dire,  des 
bancs  de  l'école  aux  assemblées  du  Désert,  et  presque 
aussitôt  après  dans  les  cachots,  où  il  termina  ses 
jours.  Nous  ignorons  s'il  était  parent  du  ministre 
Samuel  Giraud,  réfugié  en  Hollande,  recommandé  à 
la  charité  des  Églises  wallonnes  par  les  synodes  de 
Flessinguc,  1689  (art.  9),  de  Heusden,  1690  (art.  12) 
et  de  Leyden,  1691  (art.  31). 

(1)  Livre  du  Recteur. 


XIII 


GARDIEN  GIVRY,  dit  DUGHÈNE  (1). 


Après  avoir  traversé  les  plaines  à  perte  de  vue  de 
Ham,  Nesles,  Chaulnes,  et  les  marais  de  Pont-les- 
Brie  et  de  Péronne,  le  chemin  de  fer  pénètre  dans 
l'étroite  et  sinueuse  vallée  où  coule  lentement  un 
affluent  de  la  Somme,  la  Cologne,  dont  la  source  pri- 
mitive, qui  ne  remplit  plus  qu'un  abreuvoir  depuis 
le  déboisement,  est  au  hameau  de  Cologne,  au-des- 
sus des  villages  do  Templeux  et  d'Hargicourt.  Bien 
qu'ordinairement  à  sec,  le  ruisseau  a  conservé  son 
ancien  nom  qu'il  justifie  encore  au  moment  des 
grandes  eaux,  sa  partie  desséchée  devenant  alors  un 
torrent  dangereux. 

A  Roisol,  quittez  le  chemin  de  fer  qui  va  s'engager 
dans  une  autre  vallée,  et  gagnez  Templeux-le-Gué- 
rard  (2),  éloigné  seulement  d'une  petite  lieue.  Mon- 

(1)  Un  Philippe  Givry,  ancien  de  Harlem,  signait,  en  1695,  l'approba- 
tion placée  en  tête  des  sermons  de  Brousson.  Un  nommé  Oédéon 
Givry,  aussi  expatrié  en  1685,  avait  laissé  à  Sedan  une  maison  et  la 
moitié  d'une  autre,  un  jardin  aux  Pacquis  et  le  tiers  d'une  censé  à 
Bazeille. 

(2)  Ne  pas  confondre  ce  village  avec  celui  de  Templeux-la-Fosse,  à 
deux  lieues  plus  à  l'Ouest. 


350  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

tez  la  rue  d'en  haut  et  prenez  le  chemin  du  Ver- 
guier;  à  deux  cents  pas  c\of,  haies,  vous  vous  trouve- 
rez dans  un  petit  vallon  de  cinq  à  six  cents  mètres 
de  long,  coupe  en  deux  par  le  chemin,  fermé  à 
droite,  ouvert  à  gauche  sur  le  fossé  où  coule  encore 
quelquefois  la  Cologne.  Gravissez  la  pente  (c'est  l'af- 
faire de  deux  cent  cinquante  enjambées),  vous  avez, 
à  gauche,  un  moulin  à  vent  en  forme  de  tour;  à 
droite,  le  point  culminant  de  tous  les  environs 
(144  mètres)  (1).  De  là  vous  découvrirez  un  étrange 
panorama,  peut-être  plus  surprenant  encore  en  cet 
endroit  que  dans  le  reste  do  la  Picardie.  Une  multi- 
tude de  plans  inclinés,  s'abaissant  et  se  relevant  de 
tous  côtés,  forment  un  capricieux  méandre  de  val- 
lons et  de  collines  à  pente  douce,  qui  s'étagent  dans 
le  lointain  les  unes  sur  les  autres,  et  dont  les  lignes 
onduleuses  se  coupent  parfois  à  angles  droits.  On 
dirait  de  gigantesques  lames  d'une  mer  furieuse  des 
tropiques,  qui  aurait  été  gelée  tout  à  coup,  et  au  tra- 
vers desquelles  un  courant  d'une  violence  inouie  se 
serait  cependant  frayé  un  passage.  Dans  cette  con- 
trée, la  marche,  surtout  à  travers  champs,  n'est 
qu'une  descente  et  une  montée  continuelles,  et  cer- 
taines rampes  qui  s'élèvent  à  plus  de  soixante  mètres 
au-dessus  de  la  vallée,  ne  sauraient  être  franchies  en 
moins  de  vingt  minutes. 

En  quittant  la  butte,  reprenez  le  chemin,  et  vous 
apercevrez  devant  vous,  à  un  peu  plus  d'un  kilomè- 


(1)  Cependant  le  plateau  de  Cologne,  à  gauche  de  la  route  qui  des- 
cend à  Bellicourt,  atteint  152  mètres. 


l 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUGHENE  351 

tre,  un  petit  Lois,  qu'on  appelle  le  Bosquet  de  Jean- 
court,  et  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  ;  car  c'est  à 
environ  deux  cent  cinquante  mètres  de  sa  lisière 
gauche,  qu'est  le  but  de  l'excursion.  —  Cinq  cents 
pas  plus  loin,  le  chemin,  qui  ira  point  été  dressé  au 
cordeau,  traverse  un  nouveau  vallon,  beaucoup  plus 
long  que  le  premier,  et  qui  se  recourbe  à  gauche, 
pour  rejoindre  la  Cologne  comme  le  précédent,  tan- 
dis qu'à  droite  il  se  relève  en  deux  branches.  La 
seconde  de  ces  branches  correspond  par  un  col  à  la 
gracieuse  vallée  d'Hesbécourt  et  d'Hervilly,  dont  elle 
serait,  sans  le  col,  le  prolongement  en  ligne  directe. 
Cinq  cent-cinquante  pas  de  plus,  et  vous  rencontrez, 
près  d'une  borne  haute  comme  un  homme,  qui  mar- 
que la  limite  de  deux  terroirs,  le  chemin  d'Hes- 
bécourt à  Hargicourt  coupant  à  angle  droit  celui 
que  vous  suivez.  Faites  encore  quatre  cents  pas, 
et  vous  verrez  un  autre  chemin  montant  de  la  val- 
lée d'Hesbécourt,  qui  est  à  votre  droite,  venir  se 
perdre  en  faisant  un  angle  aigu  dans  le  chemin  du 
Verguier. 

Arrêtez-vous  au  point  de  jonction;  vous  avez  à  sept 
ou  huit  cents  mètres  devant  vous,  un  peu  sur  la  gau- 
che, une  ferme  quasi  monumentale  ombragée  d'un 
bouquet  d'arbres  et  isolée  sur  le  plateau,  c'est  Ferva- 
que.  Derrière  cette  ferme,  le  Bois  du  Roi,  séparé  par 
un  petit  intervalle  de  ce  qui  reste  du  Bois  de  Priel, 
qui  est  juste  en  face  de  vous.  A  trois  cents  mètres 
environ  en  avant  de  la  ferme,  commence  une  dépres- 
sion de  terrain  qui  s'abaisse  de  plus  en  plus  en  ligne 
droite  et  va  former  la  pointe  orientale  et  principale 


352  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

de  la  vallée  d'Hesbécourt.  Dans  cette  dépression 
régulière  et  progressive,  qui  passe  à  l'angle  du  petit 
bois,  vous  découvrez,  à  une  centaine  de  pas,  en  regar- 
dant vers  ce  bois,  une  nouvelle  et  brusque  dépression, 
une  sorte  de  trou,  qu'un  rideau  presque  perpendicu- 
laire borde  d'un  côté.  Descendez  dans  cette  excava- 
tion, vous  êtes  dans  la  Boîte  à  Cailloux,  où  prêchè- 
rent les  pasteurs  du  Désert,  où  le  culte  fut  célébré 
presque  jusqu'à  la  Révolution  (1789),  et  qui  fut  le 
berceau  de  sept  Églises,  nées  cinq  ans  après  la  révo- 
cation de  l'Édit  de  Nantes,  en  1G91;  lorsque  la  persé- 
cution dans  toute  sa  rigueur  indignait  les  âmes 
nobles  que  n'avaient  pas  corrompues  l'air  de  la  cour 
et  l'idolâtrie  monarchique. 

Ce  lieu,  témoin  de  tant  de  prières  et  d'héroïsme, 
près  duquel  aucun  protestant  ne  devrait  passer  sans 
que  son  cœur  battît  au  souvenir  de  ses  ancêtres,  ins- 
pire tant  de  respect  à  un  chasseur  de  Templeux  qu'il 
s'en  détourne  de  propos  délibéré,  depuis  qu'un  coup 
de  fusil  tiré  non  loin  de  là  lui  fit  l'effet  d'une  profa- 
nation. C'est  aujourd'hui  un  couloir  de  cent  dix  pas 
de  longueur,  d'une  douzaine  de  pas  de  largeur,  et  d'à- 
peu  près  trois  mètres  de  profondeur.  Sans  le  ri- 
deau qui  la  protège  du  côté  de  l'Ouest,  cette  excava- 
tion aurait  sans  doute  à  peu  près  complètement  dis- 
paru sous  le  soc  de  la  charrue,  qui  en  a  déjà  singuliè- 
rement restreint  les  proportions  et  modifié  la  forme 
et  le  caractère.  Les  anciens  du  pays  l'ont  connue  plus 
profonde  et  plus  large  ;  nous-môme  l'avons  vue  plus 
large,  il  y  a  quinze  ans,  quand  l'autre  rideau  existait 
encore.  Le  couloir  s'élargit  un  peu  en  débouchant,  en 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHENE  353 

face  du  petit  bois,  dans  le  vallon  qui  rejoint  peu  api'ès 
la  vallée  d'Hesbécourt.  - 

Cette  vallée  régulière,  aux  contours  doux  et  har- 
monieux, où  tout  s'arrondit  et  ondule,  semble  une 
grande  maie  longue  d'une  lieue  et  large  en  propor- 
tion, qui  va  du  Nord-Est  au  Sud-Est,  parallèlement 
à  la  vallée  de  Templeux,  d'un  côté,  et  au  vallon  <le 
Jeancourt,  de  l'autre.  Des  deux  pentes  qui  la  forment, 
celle  que  l'on  a  à  main  droite  en  descendant  de  la 
Boîte  à  Cailloux,  et  sur  laquelle  s'étale  le  village 
d'Hesbécourt,  à  une  demi-lieue,  est  entièrement  li- 
vrée à  la  culture.  A  mi-côte  de  l'autre  se  trouventde 
petit  bois  que  l'on  connaît,  puis  le  Bois  Monsieur,  si- 
tué sur  la  même  ligne,  en  face  d'Hesbécourt,  et  le 
Bois  d'Hervilly  ;  des  buissons  laissés  dans  les  inter- 
valles indiquent  assez  que  ce  versant  était  autrefois 
couvert  d'une  seule  futaie  qui  abritait  la  Boîte  à  Cail- 
loux. Derrière  cette  colline  de  gauche,  le  petit  vallon 
abrupte,  resserré,  irrégulier,  profondément  accidenté, 
qui  descend  de  Fervaque  et  du  Bois  de  Priel  et  con- 
duit à  Jeancourt,  a  aussi  conservé  plusieurs  bosquets 
qui  témoignent  que  le  revers  oriental  était  boisé 
comme  celui  qui  regarde  Hesbécourt,  et  qu'un  bois 
qui  faisait  partie  de  celui  de  Priel  s'étendait  sur  -la 
colline  et  ses  deux  versants,  jusqu'à  Hervilly  et  à 
Jeancourt.  Les  quelques  arbres  qui  existaient  encore 
il  y  a  peu  d'années,  sur  les  deux  bords  de  la  Boîte  à 
Cailloux,  et  un  buisson  qu'on  voit  un  peu  plus  haut, 
autorisent  à  penser  que  ce  bois  s'avançait  sur  le  pla- 
teau de  Fervaque  au  moins  jusqu'au  chemin  de  Ver- 
guier,  en  faisant  à  l'Ouest  un  petit  crochet  qui  entqu- 

I  23 


35|       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

]'ait  la  Boîte  à  Cailloux,  de  sorte  qu'elle  n'avait  d'ou- 
Yorture  que  sur  le  vallon  qui  mène  à  la  vallée  d'Hes- 
bticourt.  Cette  hypothèse  expliquerait  le  langage  du 
pasteur  Givry,  qui  rapporte  qu'on  le  conduisit  dans 
u;i  vallon,  et  qu'il  y  prêcha  une  bonne  partie  de  la 
niiit,  à  la  lueur  des  flambeaux  et  des  feux  qu'on  avait 
allumés.  Au  reste,  aujourd'hui  que  le  bois  est  détruit 
presque  en  totalité,  une  assemblée  nombreuse  pour- 
rait encore,  protégée  par  la  configuration  du  ter- 
rain (1),  chanter  des  psaumes  la  nuit  au  même  en- 
droit sans  être  entendue  des  villages  d'alentour. 

En  effet,  si  vous  faites  trois  cents  pas  vers  le  Nord, 
on  sortant  de  la  Boite  à  Cailloux,  vous  apercevez  à 
l'Iîst,  derrière  Fervaque,  Villeret,  sur  le  bord  du  pla- 
teau; à  vos  pieds,  Hargicourt,  en  face  de  vous,  et 
T(3iiipleux,  à  l'Ouest  (tous  trois  à  environ  une  demi- 
lioue);  entre  Hargicourt  et  Templeux,  mais  au-dessus 
d'une  autre  vallée,  le  Ronsoy,  à  une  lieue,  Nauroy 
qu'on  ne  découvre  pas,  est  au  Nord-Est,  aune  lieue  et 
demie  dans  la  direction  de  Villeret,  derrière  le  canal 
et  la  route  de  Saint-Quentin  à  Cambray.  Si  ensuite 
vous  vous  tournez  vers  le  Sud,  vous  distinguez  les 
moulins  de  Roisel  à  l'Ouest,  à  près  d'une  lieue,  et 
devant  vous  Hesbécourt  et  Hervilly.  Pour  apercevoir 
le  Verguier,  Jeancourt  et  Vendelles,  il  faut  aller 
jusque  près  de  Fervaque;  alors  on  a  au  Sud-Est  le 

(1}  La  Boite  à  Cailloux  est  à  116  mètres,  tandis  que  les  plateaux  voi- 
sins sont  à  144  (Templeux),  140  (Villeret)  et  141  (au-dessus  du  petit 
1)oi|];  la  dépression  où  elle  se  trouve  est  donc  de  vingt-cinq  mètres. 
]']lle  tire  son  nom,  de  même  que  la  Butte  aux  Cailloux,  de  toutes  petites 
jiioiyes  plates  de  marne  qu'on  y  trouve  en  abondance. 


f  I 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHENE  355 

VergLiier,  à  une  demi-lieue,  Jeancourt  au  Sud,  h  la 
même  distance,  et  au-dessus  de  Jeancourt,  Vendelles, 
à  une  lieue.  En  dehors  du  losange  dont  les  angles 
sont  formés  par  le  Ronsoy  au  Nord,  Roisel  à  l'Ouest 
Vendelles  au  Sud  et  Villeret  à  l'Est,  et  au  milieu 
duquel  est  la  Boite  à  Cailloux,  règne  comme  une 
sorte  de  morne  solitude,  sauf  du  côté  du  Sud-Ouest. 
La  limite  des  départements  de  l'Aisne  et  de  la  Somme 
passe  h  un  kilomètre  à  l'ouest  de  Vendelles,  monte 
en  ligne  droite  sur  le  plateau  qui  sépare  la  vallée 
d'Hébescourt  et  le  vallon  de  Jeancourt,  et  en  suit  à 
peu  près  la  crête,  va  passer  presque  à  l'angle  supé- 
rieur du  petit  bois,  puis  à  l'ouest  de  Fervaque,  d'Har- 
gicourt,  et  après  avoir  décrit  à  l'Est  un  demi-cercle 
rentrant,  fait  un  angle  à  l'Ouest  pour  séparer  deux 
villages  contigus,  le  Ronsoy  et  Lempire.  Ainsi  Lem- 
pirc,  Hargicourt,  Jeancourt,  Vendelles,  sont  dans 
l'Aisne,  et  le  Ronsoy,  Templeux,  la  Boite  à  Cailloux, 
Hesbécourt  et  Hervilly,  dans  la  Somme. 

On  peut  aller  en  voiture  de  Roisel  à  la  Boite  à  Cail- 
loux, par  Hervilly,  et  en  remontant  la  vallée  d'Hébes- 
court; mais  le  chemin  de  Templeux  au  Verguier  est 
le  meilleur  point  de  repère.  Les  protestants  d'Hargi- 
court  le  rejoignaient  à  la  haute  borne  dont  nous 
avons  parlé,  ceux  de  Lempire  et  du  Ronsoy  pas- 
saient par  Templeux.  Ceux  d'Hervilly  suivaient  le 
chemin  du  fond  de  la  vallée  d'Hesbécourt,  dont  une 
des  bifurcations  rejoint  la  même  borne,  et  l'autre  va 
se  perdre  plus  à  l'Est  dans  le  chemin  du  Verguier,  en 
laissant  la  Boite  à  Cailloux  à  quarante  pas  sur  la 
droite.  Les  protestants  de  Vendelles  et  de  Jeancourt 


350  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

allaient  aussi  gagner  le  même  chemin  du  Verguier, 
qui  passe  à  la  naissance  du  vallon  de  Jeancourt,  à 
deux  cents  mètres  de  Fervaque.  Ceux  de  Nauroy 
venaient  par  Villeret,  Fervaque,  et  prenaient  le  che- 
min du  Verguier  au  même  point  que  ceux  de  Jean- 
court.  —  Telle  est  la  situation  de  l'un  des  principaux 
endroits  du  nord  de  la  France,  où  se  tinrent  les 
assemblées  du  Désert. 

Jean-Gardien  Givry,  qui  y  prêcha  et  qu'Antoine 
Court  cite  comme  un  des  plus  actifs  et  des  plus  cou- 
rageux pasteurs  du  Désert,  naquit  à  Vervins  (1),  vers 
1047  (2)  ;  l'année  de  sa  réception  au  saint  ministère  et 
celle  de  sa  mort  sont  ignorées.  Nous  espérions  trou- 
ver sur  lui  quelque  renseignement  dans  sa  ville 
natale  ;  mais  les  registres  des  naissances  de  Vervins 
ne  remontent  qu'à  l'année  1668.  Suivant  un  docu- 
ment des  archives  de  Lambeth-Palace  à  Londres, 
(jivry  aurait  encore  vécu  en  1713:  il  avait,  à  cette 
date,  environ  soixante-dix  ans.  —  De  l'autobiogra- 
phie en  cent  quatorze  pages  in-12  qu'il  a  écrite  avec 
une  candeur  et  une  piété  admirables,  nous  ne  possé- 
dons, hélas!  que  les  vingt-trois  dernières,  qui  portent 
ce  titre  :  Suite  de  mon  histoire  dont  y  ai  laissé  le  com- 
mencement à  Amsterdam  avec  mes  papiers,  et  se 
trouvent  parmi  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque 

[\)Reg.  dît  Secret.,  0.  36.  Lettre  à  M.  de  Chauvelin,  du  14  octo- 
bre 1692. 

(2;  i^n  mettant  en  ordre  les  papiers  de  mon  savant  ami  Eugène 
Haag,  après  sa  mort,  j'y  ai  découvert  que  Givry  fit  ses  études  à  Ge- 
nève et  y  fut  immatriculé  en  1670. 


M' 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHÈNE  357 

nationale  (Fr.,  7055),  clans  les  pièces  qui  ont  passé 
sous  les  yeux  de  M.  de  La  Reynie.  Heureusement  lo 
procès-verbal  de  l'interrogatoire  qu'il  subit  ,  le  24 
mai  1692,  supplée  en  quelque  mesure  à  l'absence  de 
la  première  partie  de  son  histoire  (1)  : 

«  Il  est  arrivé  à  Paris  la  première  fois  au  mois  de 
novembre  1691  ;  il  a  été  ministre  de  la  R.  P.  R.  (;n 
France,  avant  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  et  [a] 
exercé  son  ministère  pendant  les  sept  premières 
années  à  Saint-Loup-aux-Bois ,  qui  est  une  terre 
appartenant  à  M.  de  Briquemault,  à  cinq  lieues  do 
Sedan,  et  le  reste  du  temps  il  l'a  passé  à  Montpellier, 
Nîmes  et  Montagnac,  où  il  a  étudié  en  médecine, 
après  avoir  été  déposé  à  Charenton,  pour  queliîue 
irrégularité  de  mœurs  [1678].  Il  a  été  rétabli  dans  son 
ministère,  en  Suisse,  à  Lausanne,  et  ce  fut  une  année 
avant  la  révocation  de  l'édiL  de  Nantes,  n'ayant  i)u  se 
faire  rétablir  en  France  à  cause  qu'il  n'y  avait  point 
de  synode,  et  ce  rétablissement  fut  fait  à  Lausaniio 
par  des  ministres  français  au  nombre  de  sept,  avec 
quelques  anciens:  mais  il  ne  fut  rétabli  qu'à  condi- 
tion de  prêcher  sous  la  croix,  ce  qui  veut  dire  parmi 
ceux  de  la  R.  P.  R.,  à  condition  de  prêcher  dans  les 
lieux  où  l'exercice  de  la  R.  est  défendu,  et  pour  cola 
il  retourna  à  Montpellier,  où  le  temple  avait  déjà  été 
abattu,  et  y  étant  arrivé,  il  ne  fut  pas  jugé  à  propo.3 
qu'il  fît  aucun  exercice. 

«  Cinq  ou  six  mois  après  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes,  il  fut  s'embarquer  à  Bordeaux,  d'où  il  passa 

(1)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille,  IX  464. 


358       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

en  Angleterre,  et  y  étant  arrivé,  il  fut  tout  de  nouveau 
réordonné  par  Tévêque  d'Exeter  ,  après  avoir  été 
demandé  par  l'Église  de  Plymouth,  où  il  a  été  pas- 
teur pendant  cinq  ans  et  demi  (1). 

«  [II]  a  fait  [un]  vœu,  outre  l'obligation  où  il  était 
de  s'exposer  en  exerçant  son  ministère  ;  il  prit  le 

parti  de  venir  en  France   pour   s'en    acquitter 

L'ayant  proposé  à  trois  ou  quatre  ministres  qu'il 
avait  cru  nécessaire  de  consulter,  quelques-uns  d'en- 
tre eux  croyaient  qu'il  était  inutile  qu'il  se  mît  en 
devoir  de  venir  en  France,  soit  parce  qu'il  trouverait 
l'entrée  du  royaume  difficile,  ou  parce  qu'il  ne  trou- 
verait personne  qui  voulût  le  recevoir  ou  l'écouter; 
les  autres,  au  contraire,  croyaient  qu'il  n'y  serait  pas 
inutile,  et  qu'en  tout  cas,  il  devait  passer  en  Hollan- 
de, pour  y  chercher  de  plus  grands  éclaircissements.  » 

Ces  quelques  lignes  sufTisent  du  moins  à  expliquer 
les  remords  que  Givry  laisse  partout  éclater,  et  font 
suffisamment  connaître  la  faute  qu'il  voulait  expier 
en  venant  annoncer  l'Évangile  au  péril  de  sa  vie. 
Voici  maintenant  le  récit  que  le  pasteur  repentant  a 
lui-même  tracé  de  sa  dangereuse,  mais  salutaire 
mission  : 

«  La  résolution  que  j'avais  prise,  l'an  de  notre 
Seigneur  Jésus-Christ  1690,  et  qui  avait  été  retardée 
par  l'opposition  de  mon  Église  de  Plymouth,  fut 
enfin  exécutée,  ou  commença  à  l'être  le  1"  mai  1G91, 
où  je  partis  de  Plymouth  pour  aller  à  Londres  rece- 


(1)  Il  y  fut  naturalisé  sous  le   nom   de  Jean   Givry  (Agnew,  French, 
protestant  exiles,  I  43J 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHÉNE  350 

voir  les  instructions  pour  mon  voyage  en  France.  Les 
avis  étant  fort  partagés,  je  fus  près  de  deux  mois 
sans  savoir  ce  que  je  ferais,  à  cause  des  difficultés 
qui  se  trouvaient  dans  l'exécution  de  mon  dessein  ; 
je  partis  pourtant  enfin  de  Londres  vers  la  fin  du 
mois  de  juin,  et  arrivai  à  Rotterdam  trois  jours  après 
mon  embarquement.  Je  fus  d'abord  trouver  M.  Jurieu, 
pour  lui  proposer  mon  dessein  et  pour  lui  demandoi* 
ses  avis  et  quelques  adresses  nécessaires  pour  favo- 
riser mon  voyage.  Il  me  reçut  fort  froidement,  et  mes 
propositions  et  ma  personne  lui  parurent  si  suspec- 
tes, qu'il  me  dit  qu'il  me  fallait  avoir  un  certificat  do 
mon  Église  de  Plymouth,  par  lequel  il  parût  que  jv. 
l'avais  servie  cinq  ans  et  d'une  manière  assez  odi-. 
fiante,  et  que  j'en  étais  sorti  en  homme  d'honnour, 
en  bon  chrétien  et  en  véritable  ministre  du  saint 
Évangile,  et  qu'il  était  surpris  qu'on  ne  lui  eût  doniui 
aucun  avis  de  Londres  de  mon  dessein,  ni  de  mon 
départ  (1). 

(1)  Cette  froideur  de  Jurieu  n'était  qu'une  circonspection  légiti- 
mée par  les  circonstances.  Il  y  avait  partout  des  traîtres,  et  l'on  aval*, 
vu  le  ministre  Papin,  qui  s'en  allait  abjurer  à  Paris,  dans  TEglisa  des 
Pères  de  l'Oratoire,  feindre,  pour  obtenir  un  passeport  en  Angle  • 
terre,  de  vouloir  prêcher  sous  la  croix  (1689). 

En  entendant  Givry  parler  de  Jurieu,  La  Reynie  le  pressa  de  qnes  • 
tions  concernant  ses  rapports  avec  l'illustre  ministre.  Nous  citons 
encore  ici  l'interrogatoire  :  «  Jurieu  n'avait  aucune  sorte  d'inspectin  • 
sur  ce  sujet  [la  rentrée  des  pasteurs]  qui  lui  soit  connue,  et  il  na  vit 
et  ne  consulta  Jurieu  que  par  la  raison  que  Jurieu  avait  eu  connais  • 
sance  de  sa  déposition,  et  pour  apprendre  de  lui  les  moyens  d'euti  er 
dans  le  royaume,  et  avoir  de  la  part  de  Jurieu  quelques  adressas  ou 
recommandations  à  quelques   personnes  de  France    qui  pusseat  lo 


360  •      LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

«^  Je  fus  obligé  d'écrire  à  mon  Église  pour  en  avoir 
le  Certificat  que  l'on  me  demandait,  et  de  témoigner 
aux:  pasteurs  de  Londres  qui  m'avaient  adressé  à 
M.  Jurieu,  que  j'étais  fort  surpris  de  ce  qu'ils  n'a- 
vaient pas  parlé  de  moi,  ni  donné  aucune  lettre  d'a- 
vis pour  préparer  les  gens  à  me  recevoir  et  à  me 
faciliter  mon  voyage.  Je  reçus  en  trois  semaines  tou- 
tes-'les  lettres  que  je  demandais,  et  aussi  favorables 
que  je  pouvais  le  souhaiter,  pour  porter  M.  Jurieu  à 
ma  rendre  service  en  ce  qu'il  pourrait  pour  mon 
voyage.  Il  me  parut  fort  changé  à  mon  égard,  après 
toutes  ces  lettres,  et  il  comprit  la  vérité  de  tout  ce 
ce  ([ue  je  lui  avais  dit,  et  qu'en  efTet  c'était  l'envie  de 
réparer  le  scandale  que  j'avais  donné  à  l'Église  de 
Dieu,  il  y  avait  treize  ans,  qui  me  poussait  à  faire  le 
voyage  que  j'entreprenais,  et  que  je  me  disposais  à 
donner  mon  sang  pour  laver  la  tache  de  ma  vie  pas- 
sée; Les  affaires  du  synode  retardèrent  pourtant 
encore  mon  voyage  de  trois  semaines,  et  je  ne  pus 
partir  de  Rotterdam  que  vers  la  fm  du  mois  d'août, 
ni  arriver  à  Bruxelles  que  lorsque  le  roi  d'Angleterre 


recevoir  et  reconnaître  comme  ministre  de  la  R.,  Jurieu  en  ayant 
donné  à  d'autres  ministres  qui  étaient  venus  en  France,  ainsi  qu'il 
lui  avait  été  dit...  Jurieu  lui  donna  un  billet  écrit  de  sa  main,  avec 
une  signature  autre  que  celle  de  Jurieu,  adressé  au  ministre  Malzac 
qui  était  à  Paris,  qu'il  a  eu  de  la  peine  à  trouver,  qui  était  connu  à 
Paris  sous  le  nom  de  La  Bastide  ;  mais  lui,  Givry,  avait  été  déjà 
reconnu  à  Paris  par  des  gens  de  Tiérache...  Il  n'a  eu  aucun  commerce 
avec  Jurieu  et  n'en  a  aussi  reçu  aucune  lettre...  Il  croit  avoir  ouï  dire 
que  le  ministre  Bastide,  qu'il  a  appris  s'appeler  Malzac,  avait  reçu 
une  lettre  de  Jurieu  depuis  que  lui  est  à  Paris.  » 


GARDIEN  GIVRYj  DIT  DUGHÈNE  361 

passa  pour  retourner  de  la  campagne  (1).  Gela  m'in- 
quiéta l)eaucoup  parce  que  je  ne  trouvai  plus  per- 
sonne à  l'armée  qui  voulût  m'aider  à  passer  en  Fran- 
ce. J'étais  adressé  à  deux  officiers,  dont  l'un  venait 
de  partir  pour  Mastrecht  (Maëstricht),  et  l'autre  ve- 
nait de  périr  dans  le  combat  qui  s'était  fait  aussitôt 
après  le  départ  du  roi  de  la  Grande-Bretagne  (2),  de 
sorte  que  je  n'avais  plus  aucune  connaissance  dans 
son  armée  ;  car  quoique  M.  de  Briquemault  (3)  y  fût, 
et  que  le  poste  où  il  était  aurait  pu  m'ètre  d'un  grand 
secours,  le  souvenir  du  passé  me  donna  tant  de  con- 
fusion, que  je  n'osai  me  découvrir  à  ce  général  ni  lui 
demander  assistance. 

«  Je  roulai  par  le  camp  et  dans  le  voisinage  pen- 
dant trois  semaines  sans  oser  passer  plus  avant,  et, 
pour  redoubler  mes  chagrins,  on  me  prit  à  Enghien 
[ville  du  Hainault,  à  vingt-sept  kilomètres  nord  de 
Mons]  pour  un  espion  de  France,  et  il  me  fal- 
lut me  découvrir  au  commandant  des  troupes  qui 
gardaient  ce  poste,  pour  me  tirer  de  cette  affaire. 
Heureusement  ce  commandant  était  Français  et  de  la 
religion  protestante,  de  sorte  que  je  n'eus  pas  de 
peine  à  me  justifier,  surtout  à  la  faveur  d'un  passe- 
port d'Angleterre,  dont  je  ne  m'étais  pas  encore  dé- 
fait. Mais  cet  officier,  au  lieu  de  m'aider  comme  il  le 

(1)  Guillaume  III,  accouru  de  Londres  pour  couvrir  Bruxelles, 
menacé  par  le  maréchal  de  Luxembourg. 

(2)  Combat  de  Leuse,  le  19  septembre  1691 . 

(3)  Sans  doute  Henri  de  Briquemault,  réfugié  en  Brandebourg, 
chargé  par  Frédéric-Guillaume  de  former  un  régiment  de  cuirassiers 
dès  1683  ;  il  mourut  lieutenant-général  en  1692. 


362       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

pouvait,  ne  lit  que  tâcher  de  me  détourner  de  mon 
dessein,  en  m'en  représentant  l'exécution  impossi- 
ble. Je  fus  à  Ath  [ville  du  Hainaut,  à  vingt-quatre 
kilomètres  nord-ouest  de  Mons],  pour  voir  si,  dans  le 
régiment  de  Briquemault,  qui  y  était  en  garnison,  je 
ne  trouverais  pas  quelque  officier  mieux  intentionné  : 
je  demeurai  huit  jours  dans  cette  place,  et  quoique 
j'y  eusse  rencontré  quelques  ofiiciers  protestants  fort 
zélés,  qui  approuvaient  mon  dessein,  et  qui  auraient 
fort  souhaité  de  le  seconder,  cependant  il  fut  impos- 
sible de  me  donner  aucun  secours  par  le  défaut  de 
guide,  personne  ne  voulant  risquer  sa  liberté  ou  sa 
vie  pour  de  l'argent.  Je  me  résolus  à  tenter  le  pas- 
sage tout  seul,  n'ayant  pu  trouver  personne  pour  me 
conduire,  et  je  m'abandonnai  à  la  Providence,  ne 
pouvant  changer  le  dessein  que  j'avais  pris,  pour 
retourner  en  Hollande. 

«  Je  partis  d'Ath  un  dimanche  au  matin,  et  j'arri- 
vai à  Mons  [tombé  au  pouvoir  des  Français  depuis 
cinq  à  six  mois]  à  trois  heures  après-midi,  après  m'é- 
tre  reposé  à  une  lieue  et  demie  de  la  ville,  pour 
paraître  plus  frais  en  arrivant  et  pour  passer  plus 
facilement  pour  un  habitant  du  lieu.  Je  me  défis  au- 
tant que  je  pus  de  tout  ce  qui  pouvait  sentir  l'étran- 
ger et  le  voyageur,  et  je  me  mis  en  bourgeois  le  mieux 
qu'il  mo  fut  possible,  afm  d'éviter  les  interrogations 
qui  se  font  d'ordinaire  à  l'entrée  de  ces  places  fron- 
tières. Mon  dessein  réussit  et  Dieu  favorisa  sj  heu- 
reusement mon  entrée,  que  personne  ne  me  demanda 
d'où  je  venais  en  arrivant.  Je  pensais  être  sauvé  de 
tout  danger  pour  avoir  évité  celui-là,  qui  me  parais- 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHÈNE  363 

sait  le  plus  grand,  et  je  partis  le  lendemain  pour 
Avesnes,  où  je  croyais  entrer  sans  opposition  ;  mais 
je  fus  bien  surpris  de  me  voir  arrêter  par  un  vieux 
garde  qui,  après  plusieurs  questions  faites,  me  dit 
qu'il  voyait  Lien  qui  j'étais  sans  s'expliquer  davan- 
tage. Il  voulait,  dire  apparemment  qu'il  me  regardait 
comme  un  protestant  qui  retournait  de  Hollande  en 
France.  Quoiqu'il  en  fut,  il  me  dit  qu'il  fallait  parler 
au  gouverneur  de  la  ville  qui  allait  venir  de  la  pro- 
menade ;  mais  comme  ce  gouverneur  avait  pris  une 
autre  route,  on  me  mit  entre  les  mains  d'un  Suisse 
qui  eut  ordre  de  me  faire  voir  au  gouverneur.  Comme 
cette  aventure  m'avait  un  peu  échauffé,  je  dis  à  mon 
Suisse  qu'il  m'obligerait  d'aller  moins  vite  et  de  me 
mener  en  quelque  bon  logis  pour  m'y  rafraîchir, 
avant  d'aller  plus  loin  ;  il  y  consentit,  et,  comme 
nous  achevions  notre  collation,  le  carrosse  du  gouver- 
neur passa  :  je  payai  l'hôte  promptement  et  courus 
droit  à  ce  caresse  avec  le  plus  de  diligence  qu'il  me 
fut  possible,  pour  faire  croire  à  mon  Suisse  que  c'é- 
tait moi  qui  avais  envie  de  parler  au  gouverneur,  et 
que  l'on  ne  m'y  menait  pas  malgré  moi,  car  j'avais 
remarqué  que  le  garde  qui  m'avait  arrêté  ne  s'était 
pas  expliqué  là-dessus  fort  clairement  au  Suisse.  Ma 
feinte  eut  le  succès  que  j'en  attendais.  Comme  je  vis 
le  Suisse  qui  suivait  avec  peine,  je  lui  dis  que  je  lui 
étais  fort  obligé  de  m'avoir  conduit  jusque  là,  qu'il 
n'était  pas  nécessaire  qu'il  allât  plus  loin,  et  que  seul 
je  ferais  bien  mon  compliment  à  M.  le  gouverneur, 
qu'il  pouvait  retourner  à  la  garde,  s'il  le  trouvait  bon. 
Il  prit  ce  parti;  il  me  quitta,  et  je  suivis  le  carrosse 


364  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

autant  de  temps  qu'il  en  fallut  pour  me  dérober  aux 
yeux  de  mon  Suisse.  Ce  commencement  fut  heureux, 
mais  je  n'étais  pas  hors  de  péril  :  il  fallait  sortir  de 
la  ville  ou  y  loger,  et  l'un  et  l'autre  des  deux  partis 
me  paraissait  également  difficile  et  dangereux  ;  on 
fermait  les  portes  de  la  ville  et  je  courais  risque  de 
retrouver  le  garde  qui  m'avait  arrêté,  parce  qu'il 
était  le  portier  de  la  ville,  et  que  la  porte  du  côté  de 
Mons  devait  être  fermée. 

«  Et  si  d'ailleurs  je  logeais  à  Avesnes,  il  fallait  por- 
ter mon  billet  à  mon  garde,  qui  le  devait  rendre  au 
gouverneur  avec  les  clefs  de  la  ville.  La  nuit,  ou  plu- 
tôt mon  imprudence,  me  détermina  à  y  loger,  c'est- 
à-dire  à  prendre  un  parti  qui  m'aurait  perdu  ;  mais  la 
Providence  me  tira  encore  de  ce  pas,  en  ne  permet- 
tant pas  que  l'on  me  logeât  dans  aucune  hôtellerie. 
Dans  la  dernière  où  je  m'adressai,  on  me  dit  qu'il  y 
avait  un  logis  à  la  porte  de  France  où  l'on  me  rece- 
vrait assurément.  J'y  fus,  mais  voyant  la  porte  de  la 
ville  ouverte,  je  changeai  aussitôt  de  dessein,  et  fai- 
sant semblant  d'avoir  envie  de  voir  fermer  la  porte, 
je  me  glissai  hors  de  la  ville,  et  prenant  un  chemin 
opposé  à  ma  route,  de  peur  d'être  suivi,  je  passai  la 
nuit  dans  la  maison  d'un  paysan,  et  le  matin  je 
repris  la  route  de  France  par  la  Capelle,  et  arrivai  à 
trois  lieues  de  chez  moi. 

«  Voilà  comment  mon  Dieu  me  fit  connaître  que 
ma  résolution  ne  lui  déplaisait  point  ;  il  prit  ce  soin 
de  ma  conduite  et  donna  ce  premier  succès  à  mon 
entreprise,  pour  m'assurer  de  son  secours  dans  la 
suite  de  mon  voyage.  Je  bénis  de  toute  mon  âme  sa 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUGHENE  365 

bonne  et  sage  Providence,  qui  m'avait  conduit  si 
heureusement  parmi  tant  de  hasards,  et  qui  m'avait 
ramené  en  ma  patrie  après  tant  d'années  pour  y 
réparer  les  désordres  de  ma  vie  passée,  par  tous  les 
bons  offices  que  je  pourrais  lui  rendre  au  péril  de 
ma  vie.  Rien  ne  me  toucha  plus  que  la  gloire  de  mon 
Dieu  et  l'édification  de  son  Église,  et  je  compris  par 
ces  premiers  soins  de  la  bonté  de  Dieu,  qu'il  m'appe- 
lait à  consoler  une  partie  de  ses  enfants  affligés, 
quelque  indigne  que  je  me  fusse  rendu  de  le  servir 
dans  la  glorieuse  charge  de  ministre  de  l'Évangile. 
Je  lui  vouai  alors  mon  corps  et  mon  âme,  et  je  réso- 
lus de  ne  rien  négliger  pour  répondre  à  la  voix  du 
Seigneur;  persuadé  qu'il  bénirait  mes  efforts  et  qu'il 
accomplirait  sa  vertu  dans  mes  grandes  faiblesses, 
je  me  préparai  à  voir  ses  merveilles. 

«  J'arrivai  (1)  d'abord  à  la  Rue  des  Bœufs  [hameau 
de  Landouzy-la-Ville,  à  trois  lieues  nord-est  de  Ver- 
vins],  fameuse  par  la  réputation  qu'elle  a  de  ne  rece- 
voir pour  habitants  que  des  protestants  réformés,  et 
dans  la  famille  où  était  mort  M.  Masson,  ce  géné- 
reux et  glorieux  ministre  de  Jésus-Christ,  qui,  mal- 
gré son  âge  et  ses  indispositions,  avait  entrepris  de 
prêcher  l'Évangile  sous  la  croix  et  d'avancer  le  règne 
de  son  Maître,  h  quelque  prix  que  ce  fût,  et  qui  finit 
sa  carrière  à  cet  endroit,  au  milieu  de  ses  frères,  en 
recevant  la  couronne  de  vie  pour  récompense  de  ses 
travaux,  de  ses  combats  et  de  sa  victoire.  Je  pris 
pour  un  heureux  présage  de  commencer  à  entrer  en 

(1)  Au  commencement  d'octobre  1691  (Reg.  dit  Secret.,  0.  36). 


366  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

lice  dans  le  lieu  môme  où  ce  bon  serviteur  de  Dieu 
avait  achevé  sa  course  et  reçu  la  couronne.  Je  passai 
trois  jours  dans  ce  lieu,  où  j'eus  la  joie  de  voir  et  de 
consoler  une  partie  de  ma  famille,  et  un  grand  nom- 
bre de  gens  de  ma  connaissance,  qui  étaient  ravis  de 
la  grâce  que  Dieu  me  faisait,  après  ce  qui  s'était 
passé,  et  qui,  au  lieu  de  me  témoigner  quelque  froi- 
deur et  de  faire  difficulté  de  me  recevoir  comme 
ministre  de  l'Évangile  parce  que  je  m'en  étais  rendu 
indigne,  m'embrassaient  avec  mille  marques  d'ami- 
tié et  d'estime,  et  bénissaient  Dieu  qui  m'avait 
envoyé  à  eux,  et  qui  m'avait  inspiré  le  zèle  et  le  cou- 
rage nécessaires  pour  cette  grande  entreprise.  J'étais 
ravi  de  voir  mes  frères  relevés  de  leur  chute  et  ren- 
trés dans  le  sein  de  la  véritable  Église,  en  cherchant 
partout  les  occasions  de  témoigner  leur  repentance 
et  l'envie  qu'ils  avaient  de  renouveler  l'alliance^om- 
pue  par  leur  révolte.  Parti  de  là,  je  fus  à  Saint-Pierre, 
petit  village  où  l'on  avait  accoutumé  de  s'assembler 
les  dimanches,  au  nombre  de  cinquante  ou  soixante 
personnes  (1);  mais,  sans  avoir  averti  personne,  j'y 
trouvai  un  si  grand  nombre  de  gens  que  le  lieu  des- 
tiné aux  exercices  de  piété  ne  nous  put  point  conte- 


(1)  Ces  assemblées  qui  avaient  lieu  tous  les  dimanches  (0.  36.  Lettre 
à  rintendant  Bossuet)  et  que  la  Révocation  et  la  dragonnade  n'avaient 
guère  interrompues,  sont  un  des  traits  les  plus  caractéristiques  des 
Églises  du  Nord.  On  voit  que,  en  1691,  elles  se  tenaient  habituelle- 
ment dans  une  maison,  ou  dans  une  grange  comme  à  Lemé,  et  non 
dans  un  bois,  et  cette  circonstance  dénote  que  la  crainte  des  dragons 
n'avait  guère  duré  plus  longtemps  que  leur  présence.  Il  fallut  des 
exemples  sévères  pour  raviver  cette  crainte  dans  les  cœurs. 


GARDIEN  GIVRYj  DIT  DUCHÊNE  367 

nir.  Le  village  se  trouva  rempli  de  gens  à  neuf  heu- 
res du  soir,  et  cela  fit  tant  de  bruit  qu'il  en  fallut 
sortir  incessamment  pour  n'être  pas  surpris  par  nos 
ennemis  ;  nous  allâmes  à  la  rue  des  Bohins  [l'une 
des  rues  de  Lemé  (1)  ],  à  une  lieue  de  Saint-Pierre, 
où  en  une  heure  et  demie  de  temps,  sans  aucun  avis, 

(1)  Vu  à  distance,  avec  sa  ceinture  de  haies,  de  pommiers,  de  ceri- 
siers et  de  grands  arbres,  à  travers  lesquels  on  n'apercevait  pas  le 
clocher  de  l'ancienne  église,  ce  village  aux  rues  écartées,  dont  il  faut 
plus  de  deux  heures  pour  faire  le  tour,  semble  un  véritable  bois.  En 
outre,  la  rue  des  Préaux  touche  au  bois  de  Marfontaine,  celle  des 
Bouleaux  au  bois  de  la  Cailleuse  (ce  sont  deux  bois  considérables)  ; 
il  y  a  trente-cinq  ans,  la  rue  de  Là-Haut  touchait  au  bois  de  Lemé,  et 
un  peu  plus  anciennement  il  existait  un  quatrième  bois  plus  petit, 
celui  de  la  Cloperie,  juste  au  milieu  du  village,  et  bordant  un  côté  de 
la  rue  de  la  Nation  qui  n'a  encore  qu'une  rangée  de  maisons.  La  rue 
des  Bohins  [ou  mieux  :  des  Boheims  (Bohémiens),  devenue  :  rue  de 
Bohain],  qui  n'était  habitée  autrefois  que  par  des  protestants,  est  la 
plus  basse  de  Lemé,  et  s'encaisse  à  son  extrémité  occidentale,  avec 
ses  immenses  jardins,  dans  un  vallon  beaucoup  plus  profond  et  plus 
large  que  la  Boîte  à  Cailloux. 

A  trois  ou  quatre  cents  mètres  du  bout  de  cette  rue,  à  main  gauche 
en  descendant,  était  située  la  grangette  de  Marie  Guillot  (plus  tard 
Elie  Robert)  où  se  tenaient  les  assemblées  {Essai  historiq.  sur  les 
églises  de  l'Aisne,  p.  54)  et  ou  prêcha  Givry.  Brousson  y  prêcha  sans 
doute  aussi.  La  grangette  n'existe  plus,  ni  la  maison,  dont  le  pignon 
était  à  quelques  mètres  de  la  rue.  Je  n'ai  qu'un  très-vague  souvenir 
de  la  grange;  mais  j'ai  vu  la  maison  s'effondrer  et  tomber  en  ruines 
dans  mon  enfance.  Placée  à  l'ouest  de  la  nôtre,  qui  fut  habitée  de 
1811  à  1826  par  le  pasteur  Colany  et  peut-être  déjà  en  1788  par  le 
pasteur  Lassagne,  elle  touchait  presque  le  mur  de  la  chambre  où  na- 
quit Timothée  Colany,  fondateur  de  la  Revue  de  théologie  de  Stras~ 
bourg.  L'emplacement  de  la  maison,  de  la  grangette,  et  la  moitié  du 
terrain  qui  y  était  attenant,  forment  le  côté  Ouest  du  jardin  de  mon 
père.  A  cent  mètres  de  là,  se  trouvent  l'ancien  cimetière  des  hugiie- 


368  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

nous  trouvâmes  plus  de  trois  cents  personnes  et 
onze  enfants  à  baptiser  (1).  C'était  pour  moi  des 
miracles  que  je  ne  pouvais  assez  admirer;  car  on 
m'avait  dit  cent  fois  en  Angleterre  et  en  Hollande 
qu'il  n'y  avait  encore  rien  à  faire  pour  nous  en 
France,  et  j'y  trouvais  une  belle  et  riche  moisson. 
Je  me  voyais  dans  des  assemblées  de  quatre  à 
cinq  cents  personnes,  tout  le  monde  me  cherchait 
dans  le  voisinage  et  tâchait  de  me  suivre  partout 
où  j'allais,  pour  ramasser  quelques  miettes  du 
pain  de  vie,  et  pour  tâcher  de  se  rafraîchir  de  quel- 
ques gouttes  de  cette  eau  saillante  en  vie  éter- 
nelle, qui  depuis  longtemps  ne  coulait  plus  dans  ce 
pays  désolé. 

«  Ma  joie  diminua  un  peu  à  Saint-Quentin,  parce 
que  je  n'y  trouvai  pas  la  même  ardeur  et  la  même 
piété  que  dans  les  lieux  où  j'avais  passé  (2)  ;  mais  elle 
fut  bientôt  augmentée  par  la  nouvelle  que  je  reçus 
de  l'arrivée  de  quelques  députés  de  sept  villages  du 

nots  et  la  ruelle  des  hvgi(enots,  que  les  protestants  des  Bouleaux  et 
des  Préaux  devaient  traverser  pour  se  rendre  au  culte. 

C'est  dans  des  granges  de  la  rue  des  Bohins  que  le  culte  réformé  a 
été  célébré  depuis  1665,  et  peut-être  déjà  bien  auparavant,  jusqu'à  la 
construction  du  temple  actuel,  élevé  en  1820,  dans  la  même  rue,  mais 
plus  haut,  au  sommet  d'une  petite  colline,  et  près  des  deux  granges 
où  l'on  se  réunissait  en  dernier  lieu. 

(1)  «  Les  parents  étaient  résolus  de  les  porter  hors  du  l'oyaume,  si 
l'occasion  ne  s'était  présentée  de  les  baptiser.  »  [Interrogatoire). 

(2)  Il  y  tint  cependant,  dans  deux  maisons  différentes,  deux  assem- 
blées de  25  à  30  personnes  chacune,  et  y  fit  tous  les  exercices  de  la 
R.  P.  R.,  sauf  qu'il  n'y  donna  pas  la  cène  IReg  du  Secret.,  0.  36  et 
Interrogatoire). 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHÊNE  369 

voisinage  de  Saint-Quentin  (1),  qui  me  cherchaient 
pour  me  représenter  l'état  oii  était  ce  peuple,  qui 
n'avait  jamais  vu  de  ministre  de  l'Évangile  ni  oui 
aucun  de  ses  prédicateurs,  et  qui  pourtant  souhaitait 
avec  une  ardeur  incroyable  de  voir  et  d'entendre 
quelque  docteur  de  vérité,  après  en  avoir  tant  ouï 
leur  prêcher  le  mensonge  et  la  superstition.  J'en 
avais  appris  quelque  chose,  mais  je  ne  m'imaginais 
rien  qui  approchât  de  ce  qui  en  était;  je  donnai 
parole  à  ces  députés  (2)  à  qui  la  Providence  avait  fait 
savoir  mon  arrivée  en  France,  huit  jours  après  que 
j'y  fus  entré,  de  me  rendre  chez  eux  le  dimanche  sui- 
vant, qui  était  deux  jours  après  les  avoir  rencontrés. 
«  J'y  fus,  en  effet,  au  temps  marqué  (3),  et  j'eus  le 
plaisir  de  voir  cinq  cents  personnes  (4)  assemblées 
pour  ouïr  la  parole  de  Dieu;  tous  étaient  anciens  pa- 
pistes, je  veux  dire  papistes  de  naissance,  que  Dieu 
avait  appelés  comme  par  miracle  à  la  connaissance 
de  sa  vérité,  et  qui  souhaitaient  de  lui  donner  gloire 
en  abjurant  les  erreurs  et  les  superstitions  de  Rome, 
pour  entrer  dans  la  communion  de  l'Église  protes- 
tante et  réformée.  Je  leur  prêchai  quatre  heures  (5), 
à  peu  près  depuis  neuf  heures  du  soir  jusques  à  une 

(1)  «  Il  n'a  pu  se  souvenir  que  du  nom  de  Templu,  ayant  oublié  les 
autres  »  [Ibid.).  —  Ces  sept  villages  étaient  Templeux,  Le  Ronsoy, 
Lempire,  Hargicourt,  Jeancourt,  Vendelle,  et  Hervilly  ou  bien  Nau- 
roy.  Nous  n'éprouvons  d'hésitation  que  pour  le  septième. 

(2)  Ils  étaient  au  nombre  de  quatre  (Ibid.). 

(3)  L'un  des  députés  l'alla  prendre  A  St-Quentin  [Ibid.]. 

(4)  De  cent-dix  familles  [Ibid.]. 

(5)  «  A  la  lueur  des  feux  et  des  flambeaux  »  [Ibid.]. 

I  24 


370       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

heure  après  minuit,  et  leur  ayant  appris  à  rendre 
grâces  à  Dieu  qui  révélait  ses  mystères  aux  petits 
enfants,  lorsqu'il  les  cachait  aux  sages  et  aux  enten- 
dus du  siècle,  je  leur  lis  voir  les  deux  endroits  par 
lesquels  on  peut  regarder  notre  religion  :  je  leur 
représentai  ses  avantages  et  ses  disgrâces,  et  leur 
ayant  demandé  si  ces  misères  ne  les  rebutaient  pas, 
ils  témoignèrent  que  rien  ne  diminuerait  jamais 
Tamour  pour  latérite  que  Dieu  leur  avait  fait  con- 
naître, et  qu'ils  étaient  résolus  de  l'embrasser  et  d'en 
faire  profession  au  péril  de  leur  vie.  Je  ne  voulus 
pourtant  pas  les  recevoir  encore  à  notre  commu- 
nion; je  crus  qu'il  leur  fallait  donner  quelque  temps 
pour  mieux  penser  à  ce  que  je  leur  avais  dit,  aiin 
qu'ils  ne  se  pussent  plaindre  d'avoir  été  surpris. 
Huit  jours  après,  je  me  trouvai  au  milieu  d'eux  à  la 
même  heure,  et  les  ayant  exhortés  à  sortir  de  Baby- 
lone  puisqu'ils  étaient  le  peuple  de  Dieu,  ils  promi- 
rent de  renoncer  à  la  communion  de  Rome,  résolus 
de  n'y  rentrer  jamais  et  de  servir  Dieu  selon  la  pureté 
de  son  Évangile;  je  ne  crus  pourtant  pas  encore  à 
propos  de  les  recevoir  à  la  communion,  parce  que  je 
remarquai  des  faiblesses  en  quelques-uns  d'eux,  et 
que  beaucoup  de  leurs  familles  n'avaient  pas  les 
lumières  nécessaires. 

«  Je  partis  pour  Laon  et  vis  la  plupart  des  Églises 
de  Picardie  et  de  Brie  (1)  avant  que  d'aller  à  Paris, 
où  je  n'arrivai  [au  commencement  de  Décembre  1G91] 


(1)  Chauny,  Varennes,  Noyon,  Jonquière,  Villeneuve  près  Chalan- 
dos,  etc.  (Reg.  du  Secret.,  0.  36). 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHÊNE  371 

que  deux  mois  après  mon  entrée  en  France.  J'y  trou- 
vai deux  de  nos  confrères  qui  rendaient  de  grands 
services  dans  cette  ville  ;  mais  comme  il  y  avait  trop 
de  dangers  pour  trois  pasteurs  ensemble,  dans  les 
grandes  recherches  que  nos  adversaires  en  faisaient, 
un  de  ces  deux  Messieurs  [sans  doute  Boulle]  prit  le 
parti  de  voir  les  provinces.  Je  n'y  avais  séjourné  que 
quelques  semaines,  que  quelques  marchands  de  Sedan 
me  sollicitèrent  d'aller  consoler  leurs  frères,  et  rece- 
voir à  la  paix  de  l'Église  ceux  qui  n'avaient  pas  enco- 
re eu  cette  joie.  Gomme  aucun  pasteur  n'avait  encore 
visité  cette  ville  depuis  la  grande  désolation,  il  était 
fort  important  d'y  aller;  mais  je  ne  paraissais  point 
du  tout  propre  à  ce  voyage.  Je  me  souvenais  du  pas- 
sé, je  savais  combien  j'étais  connu  à  Sedan,  et  le 
danger  qu'il  y  avait  pour  moi  d'y  recevoir  de  grands 
chagrins,  sans  compter  les  risques  où  j'étais  exposé 
du  côté  des  ennemis  de  notre  religion.  Je  me  refusai 
quelque  temps  de  faire  ce  voyage,  quoique  j'en  eusse 
une  extrême  envie;  je  représentai  qu'il  n'était  pas 
possible  de  me  cacher  dans  une  petite  ville  où  j'avais 
demeuré  neuf  ans,  et  qu'il  y  aurait  de  la  témérité 
d'entreprendre  seulement  d'y  entrer,  parmi  les  diffi- 
cultés et  les  interrogatoires  qu'il  faut  essuyer  à  la 
porte.  Je  promis  pourtant  que,  si  personne  ne  se  vou- 
lait résoudre  à  leur  donner  cette  satisfaction  à  cause 
des  grands  périls  qu'il  y  avait,  je  me  sacrifierais 
très-volontiers  pour  une  ville  et  pour  un  peuple  qui 
m'étaient  si  chers,  et  à  qui  j'avais  de  si  grandes  obli- 
gations. Je  proposai  la  chose  au  pasteur  qui  était  à 
Paris  depuis  longtemps  [De  Malzac]  ;  mais  les  hasards 


372  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

OU  les  rigueurs  de  l'hiver,  ou  quelque  autre  raison 
que  je  ne  connais  pas,  l'empêchèrent  de  faire  ce 
voyage,  et  comme  on  le  pressait  toujours  davantage, 
je  résolus  enfin  de  l'entreprendre,  quelque  danger 
qu'il  y  eût  pour  moi.  J'étais  charmé  de  trouver  l'oc- 
casion d'aller  réparer  la  réputation  que  j'avais  perdue 
dans  cette  ville  et  le  scandale  que  j'y  avais  donné,  et 
m'abandonnant  à  la  Providence,  qui  jusque-là  avait 
pris  tant  de  soin  de  ma  conduite,  je  partis  vers  le 
milieu  du  mois  de  janvier  1692,  et  à  cause  des  Églises 
que  je  visitai  en  passant,  je  ne  pus  arriver  à  Sedan 
que  le  3"  février.  C'était  un  dimanche,  et  je  l'avais 
choisi  exprès  pour  favoriser  mon  entrée  en  cette  ville, 
puisqu'il  fallait  tâcher  de  la  faire  sans  parler  au  gou- 
verneur, comme  c'est  la  coutume,  et  sans  être  interro- 
gé. Je  laissai  mon  cheval  et  mes  armes  à  Torcy,  petit 
village  qui  est  au  bout  du  pont,  afin  de  ne  point 
paraître  en  voyage  ni  en  étranger,  je  me  mis  en  bour- 
geois et  marchai  droit  à  Sedan  sur  le  soir,  et  Dieu 
voulut  que  j'y  entrasse  comme  je  l'avais  souhaité  et 
que  je  rencontrasse  encore  le  guide  qui  m'y  devait 
faire  voir  et  m'introduire  dans  les  meilleures  mai- 
sons. Je  sentis  alors  une  joie  que  je  ne  saurais  repré- 
senter; je  louai  Dieu  de  toute  mon  âme  de  m'avoir  si 
bien  conduit  et  de  me  présenter  une  si  belle  occasion 
de  me  rétablir  dans  l'esprit  d'un  peuple  qui  ne  pou- 
vait avoir  pour  moi  qu'un  très-grand  mépris.  Partout, 
mon  Dieu,  ta  charité  est  adorable  envers  moi,  et  plas 
je  t'avais  offensé,  plus  tu  te  plaisais  à  me  faire 
sentir  ton  amour  et  ta  grâce  ;  et  dans  les  lieux  mêmes 
où  je  m'étais  rendu  le  plus  indigne  de  te  servir  et  où 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUGHÊNE  373 

j'avais  le  plus  déshonoré  mon  ministère,  tu  m'as  fait 
le  plus  d'honneur,  et  tu  as  redoublé  la  bénédiction 
sur  ce  ministère  que  tu  m'as  rendu  ;  gloire  t'en  soit 
rendue  à  jamais  ! 

«  L'on  me  reconnut,  en  effet,  à  Sedan;  mais  bien 
loin  que  cela  diminuât  l'édification  qu'on  pouvait 
attendre  de  mon  ministère,  je  trouvai  qu'elle  était  en 
quelque  façon  plus  grande  et  que  l'on  me  témoignait 
plus  d'amitié  et  plus  d'estime,  parce  que  l'on  voyait 
bien  que  cela  m'exposait  à  de  plus  grands  dangers, 
et  qu'il  fallait  que  j'eusse  une  grande  attache  pour  ce 
peuple  et  une  extrême  envie  de  réparer  le  passé, 
puisque,  malgré  tous  ces  risques,  je  lui  allais  offrir 
mes  services  et  travailler  à  sa  consolation  quoi  qu'il 
put  arriver.  Je  trouvai  en  nos  frères  beaucoup  de 
dévotion  et  beaucoup  de  charité,  j'y  fus  reçu  avec 
beaucoup  de  joie  et  beaucoup  de  tendresse;  en  cinq 
petites  assemblées  que  j'y  fis,  on  me  donna  neuf  cents 
livres  pour  les  pauvres,  et  l'on  me  présenta  de  l'ar- 
gent [200  L]  pour  mon  voyage  avec  des  honnêtetés  et 
une  libéralité  extraordinaires.  Mais  je  laissai  tout 
entre  les  mains  des  principaux  de  l'Église,  afin  que 
leurs  pauvres  se  sentissent  de  leurs  charités  et  que 
leur  postérité  môme  ne  l'oubliât  jamais.  Je  pris  garde 
aussi  à  ne  pas  diminuer  l'édification  que  j'avais  don- 
née à  ce  peuple  par  les  soupçons  d'intérêt  qu'une 
autre  conduite  aurait  pu  jeter  dans  leurs  esprits.  La 
seule  chose  qui  diminua  alors  ma  joie,  c'est  qu'il 
fallut  quitter  la  ville  sans  avoir  pu  voir  la  moitié  dos 
gens  qui  avaient  besoin  de  mon  secours  et  qui  soupi- 
raient pour  la  même  consolation  qu'une  partie  de 


374       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

leurs  frères  avait  reçue.  Dieu  veuille  leur  envc  yer  à 
tous  des  consolateurs  et  leur  parler  enfin  et  de  grâce 
et  de  paix. 

«  Sortant  de  Sedan,  je  pris  le  chemin  de  la  Cham- 
pagne, uniquement  pour  voir  Montlon,  dans  le  voisi- 
nage d'Ay,  où  l'on  m'avait  prié  d'aller;  car  je  ne 
pensais  ni  à  Ghâlons  ni  à  Vitry,  parce  que  j'avais 
appris  que  l'on  avait  refusé  les  services  de  quelqu'un 
de  nos  confrères  qui  s'était  offert  à  ces  Églises,  et  que 
d'ailleurs  le  temps  était  si  rude,  qu'il  ne  me  parais- 
sait pas  possible  d'allonger  mon  voyage.  Je  fus  à 
Montlon,  mais  avec  beaucoup  de  peine  à  cause  des 
neiges  et  du  froid,  et  j'eus  le  chagrin  de  voir  mes 
peines  inutiles;  on  ne  fut  pas  d'avis  de  me  recevoir 
ni  de  profiter  de  l'occasion  que  Dieu  offrait  de 
renouveler  son  alliance  et  de  rentrer  dans  la  paix  et 
dans  la  communion  de  l'Église.  Ce  chagrin  avec  le 
voisinage  de  Châlons  et  l'adoucissement  du  temps 
avec  la  conjoncture  des  jours  gras,  me  firent  résou- 
dre à  voir  Châlons  et  Vitry;  mais  à  Ghâlons  je  ne  fus 
pas  d'abord  plus  heureux  qu'à  Montlon;  j'en  partis 
pour  Vitry,  où  je  fus  mieux  reçu  et  où  je  vis 
beaucoup  d'honnêtes  gens  et  de  bons  chrétiens  ;  mais 
la  timidité  régnant  partout,  il  fallut  laisser  sans  con- 
solation la  plus  grande  partie  du  peuple,  pour  n'avoir 
pas  trouvé  de  lieu  propre  à  le  recevoir.  J'en  partis  le 
premier  jour  du  carême  pour  retourner  à  Paris;  je 
repassai  à  Châlons  et  j'y  vis  des  gens  fort  changés, 
car  on  témoigna  autant  d'ardeur  à  me  recevoir  que 
l'on  avait  fait  paraître  de  tiédeur  et  de  timidité:  on 
me  cherchait  partout  et  j'eus  la  satisfaction  de  voir 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHÊNE  375 

et  de  consoler  tous  nos  frères  de  cette  Église,  sans 
excepter  les  plus  pauvres,  que  l'on  exclut  de  nos 
assemblées  presque  par  toutes  les  villes  (1). 

«  De  Châlons  je  fus  à  Loisir  [Loisy],  et  de  là  à 
Château-Thierry,  qui  a  dans  le  voisinage  une  Église, 
un  lieu  tout  à  fait  favorisé  du  ciel  :  on  l'appelle 
Mogneaux  [Monneaux]  ;  c'est  un  petit  village  où  il  y 
a  un  nombre  considérable  d'habitants,  et  d'habitants 
qui  sont  tous  protestants  sans  exception.  Il  n'y  a  pas 
de  lieu  en  France  où  les  bénédictions  de  Dieu  tom- 
bent comme  sur  celui-là,  et  à  l'égard  du  temporel  et 
à  l'égard  du  spirituel;  ce  que  j'y  admire  surtout  c'est 
une  grande  innocence  accompagnée  de  beaucoup  de 
piété  et  d'une  grande  attache  à  la  religion.  La  pureté, 
la  charité  et  la  dévotion  y  triomphent  à  l'envi  ;  et  il 
y  a  ceci  de  particulier,  c'est  que,  depuis  quatre  à  cinq 
ans,  on  y  fait  deux  fois  la  semaine  des  assemblées 
considérables  et  fort  nombreuses  (2);  que  Dieu  a  pour- 
vu ce  peuple  de  deux  hommes  tout  à  fait  propres  pour 
les  édifier  :  ce  sont  deux  frères  que  l'on  appelle 
MM.  Estienne,  dont  l'aîné  fait  des  prières  selon  les 
occasions,  comme  un  pasteur  qui  se  serait  occupé 
toute  sa  vie  à  ce  saint  exercice,  et  l'autre  parle  et  lit 
d'une  manière  si  édifianle  qu'il  y  a  peu  de  diiïérence 
entre  sa  manière  de  lire  des  sermons  et  des  prédica- 

(1)  Pontchartrain  écrit  à  rintendant  Larclier  que  Givi-y  «  a  été  à 
Sedan,  Châlons  et  Vitry,  où  il  a  fait  plusieurs  fois  Texercice  de  la  reli- 
gion et  a  reçu  l'abjuration  de  plusieurs  nouveaux  catholiques  et  même 
des  anciens  catholiques.  »  [Reg.  du  Secret.^  0.  36). 

(2)  Les  protestants  de  Monneaux  étaient  donc  plus  zélés  encore  que 
ceux  de  Saint-Pierre. 


376       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

tions  récitées  par  cœur.  Tout  le  monde  en  est  si 
cliarmé  que  l'on  se  trouve  dans  ces  assemblées  de 
dix  lieues  à  la  ronde.  Ces  assemblées,  réglées  dans  le 
temps  d'une  violente  persécution,  surprennent  d'a- 
bord, mais  il  faut  savoir  que  le  magistrat  où  ce  peu- 
ple répond  les  favorise,  et  c'est  une  autre  merveille 
que  la  Providence  tait  en  faveur  de  cette  petite 
Église. 

«  J'y  ai  fait  des  assemblées  de  près  de  quatre  cents 
personnes,  (1)  trois  jour?  de  suite,  sans  aucune  inter- 
ruption, et  la  grande  satisfaction  que  j'y  ai  reçue  et 
qui  m'a  particulièrement  fait  parler  de  cette  Église, 
c'est  que  je  me  suis  entretenu  avec  le  magistrat  et 
que  j'ai  été  témoin  des  sentiments  favorables  qu'il  a 
pour  ce  peuple  en  particulier  et  pour  les  protestants  en 
général.  On  m'en  avait  fort  parlé  à  Moigneaux,  et 
l'on  m'avait  dit  que  le  lieutenant  général  de  Château- 
Thierry  avait  de  bons  sentiments  et  que,  ayant  appris 
qu'un  ministre  avait  passé  par  là,  il  avait  témoigné 
une  grande  envie  de  le  voir.  Je  le  refusai  en  passant, 
y  trouvant  de  grandes  difficultés  et  beaucoup  de  dan- 
gers ;  mais  à  mon  retour  on  me  pressa  si  fort  de  ten- 
ter une  conférence  avec  ce  magistrat,  que  je  ne  m'en 
pus  défendre,  quoique  j'y  visse  beaucoup  de  risque 
et  peu  d'espérance  d'en  tirer  aucun  avantage,  que  la 
satisfaction  de  cette  Église  qui  croyait  que  cette  visi- 
te lui  procurerait  un  redoublement  de  faveur  et  de 
protection.  Je  vis  ce  lieutenant-général  k  Chcâteau- 


(1)  «  Dans  des  granges,  des  pressoirs  et  autres  lieux  secrets  »  (Iteff. 
du  Secret.,  0.  36). 


I 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHÊNE  377 

Thierry  même,  (1)  je  m'entretins  deux  ou  trois  heures 
avec  hii  des  matières  de  religion,  j'y  reconnus  beau- 
coup d'honnêteté,  de  science  et  de  capacité,  et  des 
sentiments  fort  justes  et  très-conformes  aux  nôtres  ; 
mais  j'y  remarquai  en  même  temps  une  attache  au 
monde  qui  surpassait  en  ce  magistrat  la  connaissan- 
ce et  l'amour  de  la  vérité.  Il  me  promit  beaucoup  de 
faveur  pour  ce  bon  peuple  qui  me  l'avait  fait  voir  et 
que  je  lui  recommandai;  et  m'ayant  fait  promettre 
d'avoir  avec  lui  un  commerce  de  lettres,  je  le  quittai 
fort  content  de  ses  honnêtetés  et  de  ma  visite  (2). 
«  Je  passai  de  là  à  Villeneuve  auprès  de  Ghalandos 


(1)  Dans  la  maison  d'un  protestant  de  la  ville  [Ibid). 

[i]  Il  n'en  fallait  certes  pas  autant  pour  faire  destituer  et  mettre  à 
la  Bastille  ce  lieutenant-général;  mais  la  cour  craignit  un  éclat,  ainsi 
qu'il  résulte  de  la  lettre  de  Pontchartrain  à  l'inten  dant  Bossuet,  du  14  oc 
tobre  1692  :  «  Quoique  la  conduite  de  ce  lieutenant-général  mérite  une 
sévère  punition,  Sa  Majesté,  usant  cependant  de  sa  clémence  ordinaire, 
m'a  commandé  de  le  faire  venir  ici  pour  savoir  par  lui-même  ce  qui  s'est 
passé  et  tâcher  de  le  ramener  à  son  devoir  par  la  douceur,  étant  per- 
suadé qu'un  tel  homme  agissant  de  bonne  foi,  dans  la  suite,  pourrait 
contribuer  plus  que  personne  ."i  la  réunion  sincère  des  nouveaux  catho- 
liques ;  ainsi  il  ne  faut  pas  que  vous  fassiez  des  persécutions  de  ce 
côté-là,  jusques  à  ce  que  je  vous  aie  fait  savoir  la  résolution  de  Sa 
Majesté,  après  que  j'aurai  entretenu  cet  officier... 

«  Et  comme  le  meilleur  moyen  d'amenei-,  la  conversion  sincère  des 
nouveaux  catholiques  dépend  de  l'application  des  évêques,  et  que 
ce  ne  peut  être  d'une  simple  mission,  ni  de  plusieui-s  qu'il  la  faut 
attendre.  Sa  Majesté  estime  que,  s'ils  descendaient  en  secret  dans  une 
grande  discussion  et  s'attachaient  à  ceux  qui  conduisent  les  autres  et 
qui  ont  leur  créance,  il  ne  serait  pas  impossible  de  les  gagner  et  par 
conséquent  de  ramener  tous  les  autres  ».  [Reg.  du  5ecj'e«.,  0.  36, 
f«207). 


378  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DESERT 

[Saint-Denis-les-Rebais,  Seine-et-Marne],  où  j'avais 
trouvé  un  peuple  presque  aussi  heureux  que  celui  de 
Mogneaux,  aussi  dévot  et  aussi  sage,  et  j'y  fis  une 
assemblée  de  près  de  quatre  cents  personnes.  Je  n'ou- 
bliai aucune  Église  do  ces  quartiers  et,  passant  à  Nan- 
teuil  près  de  Meaux,  j'y  fis  deux  assemblées  dont  la 
première  était  de  près  de  cinq  cents  personnes,  et  la 
seconde  presque  de  sept  cents,  ce  que  je  remarque 
pour  montrer  le  zèle  de  nos  pauvres  frères,  et  ce  que 
fait  sur  l'âme  fidèle  la  faim  et  la  soif  de  la  parole  de 
Dieu  :  quand  elle  trouve  le  moyen  de  se  satisfaire,  il 
n'y  a  point  d'effort  qu'elle  ne  fasse  et  point  de  danger 
où  elle  ne  s'expose. 

«  Je  retournai  à  Paris  après  un  voyage  de  deux 
mois,  et  j'y  trouvai  tous  nos  frères  dans  une  grande 
consternation  par  le  triste  accident  qui  y  était  arrivé 
depuis  trois  ou  quatre  semaines.  L'Église  avait  perdu 
son  consolateur,  qui  était  tombé  par  la  trahison  d'une 
femme  entre  les  mains  de  ses  ennemis.  (1).  Ce  géné- 
reux pasteur  avait  servi  cette  Église  pendant  deux 
ans  avec  beaucoup  d'édification  pour  tout  le  peuple; 
sa  sage  conduite  l'avait  conservé  tout  ce  temps-là,  et 
enfin  il  fut  vendu  d'une  manière  tout  à  fait  lâche.  Il 
faut  pourtant  remonter  à  la  première  cause  de  tous 
les  événements  qui  nous  arrivent  :  la  Providence 
avait  marqué  là  la  fin  de  la  course  de  notre  très- 
honoré  frère  et  de  sa  liberté.  Je  l'avais  exhorté,  avant 
de  partir  pour  Sedan,  à  se  remettre  pour  quelque 
temps  en  repos  après  tant  de  fatigues  et  de  risques, 

(1)  De  Malzac,  arrêté  le  12  février  1692. 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHÈNE  379 

et  je  lui  proposai  le  voyage  de  Sedan  comme  mi 
moyen  propre  à  pourvoir  à  sa  sûreté  ;  mais  le  Dieu  qui 
l'avait  destiné  h  le  glorifier  dans  les  prisons  comme 
au  milieu  de  son  peuple,  ne  lui  inspira  point  cette 
résolution  ;  il  voulut  continuer  son  ministère  dans 
cette  ville  où  il  était  en  grande  consolation,  et  le  Sei- 
gneur se  servit  de  son  dessein  pour  le  préparer  à  con- 
fesser son  nom  devant  ses  ennemis  ;  mais  aussi,  mon 
Dieu,  ne  fut-ce  pas  pour  me  tirer  du  danger  qui 
menaçait  mon  frère?  Ne   le  détournas-tu  pas  d'un 
voyage  que  tu  voulais  que  je  lisse,  pour  m'empécher 
de  tomber  alors  entre  les  mains  de  mes  adversaires  ? 
Oh  que  tes  voies  sont  admirables,  et  que  tu  me  don- 
nes partout  lieu  d'adorer  les  soins  de  ta  Providence 
envers  moi  et  de  m'éjouir  dans  le  sentiment  de  tes 
bontés  !  Tu  veux  donc  que  je  poursuive  ma  course  et 
que  je  continue  au  milieu  de  ton  peuple  le  ministère 
que  tu  m'as  rendu.  J'en  suis  ravi,  mon  Dieu,  me  voici 
prêt  à  faire  ta  volonté  :  j'irai  partout  où  tu  m'appelle- 
ras, je  consolerai  tes  enfants  affligés  autant  que  tu 
me    donneras    de  vie,   de  force  et   de  liberté.  Je 
demande  ton  secours  et  la  conduite  de  ta  bonne  et 
sage  Providence,  afin  que  je  puisse  réussir  dans  mon 
dessein  et  exécuter  ma  résolution  à  la  gloire  de  ton 
nom  et  à  l'édification  de  ton  Église.  Et  quoi  qu'i  [1] 
me  puisse  arriver,  fais  que  je  te  glorifie  partout, 
dans  la  liberté  ou  dans  la  prison,  au  milieu  de  ton 
peuple  ou  devant  tes  ennemis,  dans  la  vie  ou  dans  la 
mort. 

«  Dans  le  commencement  du  mois  de  1692,  ayant 
eu  le  plaisir  de  voir  un  nouveau  pasteur  en  cette 


380       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ville,  je  résolus  de  visiter  mes  frères  dans  les  provin- 
ces de  ce  royaume . 

«  Paraphé  les  3  et  24  mai  1692,  par  Jean  Gardien 
Givry.  » 

Ces  lignes  où  Givry  demandait  à  Dieu,  avec  un  si 
complet  abandon,  la  grâce  de  le  glorifier  dans  la 
liberté  ou  dans  la  prison,  dans  la  vie  ou  dans  la 
mort,  étaient  à  peine  tracées,  que  sa  foi  fut  mise  à 
l'épreuve.  Il  fut  arrêté  avec  Giraud  dans  la  rue  Saint- 
Martin,  chez  Samuel  Lardcau,  procureur  au  parle- 
ment (1),  le  3  mai  1692,  un  an  et  deux  jours  après  son 
départ  de  Plymouth.  L'adresse  de  Lardcau,  l'une  des 
personnes  qu'il  vit  le  moins  à  Paris,  lui  avait  été  don- 
née comme  celle  d'un  homme  de  bien.  C'est  pressé 
par  Giraud,  dont  il  no  connaissait  pas  la  profession, 
qu'il  s'était  rendu  avec  lui  chez  Lardeau,  sans  avoir 
néanmoins  averti  celui-ci. 


(1)  Lardeau,  destitué  de  ses  fonctions  de  procureur  par  la  Révoca- 
tion, était  l'un  des  vingt-quatre  anciens  de  Charenton,  et  il  avait  été, 
en  cette  qualité,  exilé  à  Montrichard.  Son  exil,  dont  nous  ignorons  la 
durée,  n'avait  point  affaibli  en  lui  les  sentiments  religieux  :  il  fré- 
quentait les  assemblées  et  leur  ouvrait  même  sa  maison,  crime  qui 
restait  rarement  impuni.  Une  note  de  police  le  représente  comme  un 
esprit  doux  et  posé,  jouissant  de  la  réputation  d'un  homme  de  bien, 
fort  à  son  aise,  âgé  de  quai'ante  ans  en  1685,  et  n'ayant  qu'un  fils  de 
six  ou  sept  ans.  Il  fut  très  probablement  arrêté  en  même  temps  que 
ses  hôtes  ;  car  La  Reynie  reçut,  le  5  mai,  les  ordres  nécessaires  pour 
faire  conduire  à  la  Bastille  les  deux  ministres  et  Lardeau.  Cependant 
nous  ne  nous  expliquons  pas  comment  Du  Junca  a  pu  inscrire  dans 
son  journal,  à  la  date  du  6  mai  :  «  M.  Desgrez  a  conduit  ici  M.  Lar- 
deau, s'étant  trouvé  dans  une  assemblée  de  protestants  dans  la  mai- 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUGHÈNE  "  381 

«  Il  peut,  dit-il  dans  son  interrogatoire,  avoir  fait  à 
Paris  quarante  ou  cinquante  exercices  de  R...  C'était 
de  jour,  à  la  réserve  de  deux  ou  trois  qui  peuvent 
avoir  été  faits  depuis  huit  heures  jusqu'à  dix  heures 
du  soir...  Les  assemblées  étaient  très-petites,  et  c'é- 
taient ordinairement  deux  familles,  et  depuis  six 
jusqu'au  nombre  environ  de  vingt  personnes,  en 
comptant  les  enfants  et  les  domestiques,  et  il  se  trou- 
vait dans  ces  assemblées  plusieurs  personnes  de  pro- 
vince, pour  lesquelles  les  assemblées  se  faisaient 
quelquefois... 

«  Il  n'a  fait  que  très  peu  de  mariages  depuis  qu'il 
est  en  France,  et  il  a,  tout  au  contraire,  insisté  beau- 
coup à  cause  des  suites  et  de  l'état  où  se  trouveraient 
les  enfants  qui  naîtraient  de  tels  mariages,  à  moins 
que  ceux  qui  les  auraient  contractés  n'allassent 
demeurer  dans  les  pays  étrangers,  et  par  cette  rai- 
son, il  a  cru  devoir  dissuader,  autant  qu'il  a  pu,  ceux 
qui  se  recherchaient  pour  le  mariage,  et  par  le  peu 
des  provinces  qu'il  a  parcourues,  il  croit  avoir  recon- 
nu que  l'État  reçoit  un  préjudice  considérable  par  ce 
seul  endroit,  et  il  doit  y  avoir  au  moins,  à  proportion 

son  de  M.  Delpech  et  son  parent,  lequel  on  a  mis  seul  dans  la  pre- 
mière chambre  de  la  tour  du  coin.  »  —  Peut-être  Delpech  demeurait- 
il  chez  Lardeau.  —  Le  3  juin,  Desgrez  annonçait  à  la  Reynie  que  la 
dame  Lardeau,  aussi  arrêtée,  était  en  assez  bonne  disposition,  et  que 
son  fils  allait  assez  volontiers  à  la  messe.  Le  10,  ordre  était  donné  à 
M.  de  Besmaus  de  permettre  à  Varet,  vicaire  de  Saint-Eustache,  de 
conférer  sur  le  fait  de  la  R.  avec  Lardeau.  Le  15,  celui-ci,  ayant  pro- 
mis de  faire  son  devoir,  obtenait  la  liberté  de  la  cour  de  la  Bastille,  et 
le  renvoi  de  l'archer  mis  en  garnison  chez  lui.  Enfin  il  fut  relâché,  le 
28  juillet,  s'étant  fait  instruire  pour  changer  de  religion. 


382  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

do  ce  qui  est  connu,  plus  de  20,000  mariages  à  faire 
dans  tout  le  royaume,  qui  se  feraient  si  ceux  de  la 
R.  P.  R.  avaient  la  liberté  de  se  marier  en  France, 
et  dont  la  plupart  sortent  ou  sont  dans  l'intention  de 
sortir  du  royaume,  pour  avoir  la  liberté  de  contrac- 
ter les  mariages  dont  ils  sont  déjà  convenus,  et  il  y  a 
un  nombre  considérable  de  femmes  enceintes  qui 
passent  dans  les  pays  étrangers  pour  y  accoucher,  et 
éviter  par  ce  moyon  de  faire  baptiser  leurs  enfants 
dans  l'Église  romaine...  » 

Outre  Giraud  et  De  Malzac,  Givry  n'avait  vu  à  Paris 
qu'un  autre  ministre  appelé  Boulle  ou  De  la  Boulle, 
qui  en  était  sorti  trois  jours  après  et  s'était  rendu  en 
Normandie.  Givry  ne  fut  conduit  à  Vincennes  que  le 
24  mai,  après  avoir  été  confronté  avec  De  Malzac.  Il 
n'avait  pu  rentrer  en  France  qu'après  cinq  mois  de 
voyage,  de  démarches  et  d'attente.  Arrivé  à  Landouzy 
au  commencement  d'octobre  1691,  il  employa  deux 
mois  à  parcourir  les  Églises  du  département  de 
l'Aisne  et  celles  des  environs  de  Meaux  ;  puis  il 
séjourna  six  semaines  à  Paris,  du  commencement  de 
décembre  jusque  vers  le  milieu  de  janvier,  après 
quoi  il  entreprit  sa  tournée  de  Champagne  qui  dura 
environ  deux  mois.  Il  était  de  retour  à  Paris  le  5 
mars  ;  ainsi  son  ministère  n'a  duré  que  sept  mois, 
dont  trois  et  demi  seulement  consacrés  à  Paris  en 
deux  fois.  Valait-il  la  peine  de  sacrifier  sa  vie,  pour 
ne  travailler  que  la  moitié  d'une  année  à  la  restaura- 
tion de  rp]glise?  —  Assurés  que  le  dernier  supplice 
leur  était  réservé  dans  un  délai  plus  ou  moins  rap- 
proché, et  l'acceptant  d'avance  avec  une  filiale  et 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHÊNE  383 

joyeuse  soumission,  les  pasteurs  du  Désert  étaient 
incapables  de  nos  petits  calculs  de  prudence  égoïste  : 
ils  allaient  droit  devant  eux  où  Dieu  les  appelait,  et 
parfois  le  succès  dépassait  de  beaucoup  leurs  espé- 
rances. Les  ministères  les  plus  courts  étaient  quel- 
quefois les  plus  fructueux,  témoin  celui  de  Givry. 
Les  sept  Églises  fondées  par  lui  sont  une  couronne 
que  bien  d'autres  pasteurs  auraient  ambitionnée.  Au 
Ronsoy,  la  majorité  des  habitants  avait  embrassé  le 
protestantisme,  si  bien  qu'il  fallut  quelques  années 
après,  en  1698,  transférer  la  cure  dans  le  village  voi- 
sin, Templeux. 

Le  roi  apprit  avec  stupeur  les  progrès  que  faisait 
entre  Péronne  et  St-Quentin  la  Réforme  qu'il  croyait 
avoir  détruite,  et  ne  sut  trouver  pour  y  remédier  que 
des  moyens  vulgaires,  bas  et  impuissants.  «  Comme 
Sa  Majesté,  fit-il  écrire,  le  14  octobre  1692,  aux  évo- 
ques de  Noyon,  de  Soissons  et  de  Laon,  a  connu 
qu'on  pourrait  empêcher  ces  perversions  et  réunir 
sincèrement  les  nouveaux  catholiques,  si  les  évoques 
s'appliquaient  à  connaître  les  conducteurs  des  pro- 
testants aux  lieux  où  les  exercices  ont  été  faits,  et  à 
les  gagner  par  des  récompenses  et  bienfaits  de  Sa 
Majesté,  elle  m'a  ordonné  de  dire  à  l'intendant  de 
conférer  avec  vous  sur  ce  qu'il  y  a  à  faire,  et  de  vous 
écrire  que  vous  ne  pouvez  rien  faire  qui  lui  soit  plus 
agréable  que  d'empêcher  ces  perversions  (l)  ».  Et,  le 
29  novembre,  Pontchartrain  ordonnait  à  La  Reynie 
d'interroger  de  nouveau  Givry,  pour  savoir  les  noms 

(l)Reg.  dïi  Secret.,  {).  30. 


384       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

des  marchands  et  autres  rcligionnaires  de  St-Qucn- 
tin  qui  fournissaient  des  livres  aux  N.  C.  des  envi- 
rons de  Templeux. 

Au  lieu  de  prendre  la  peine  de  chercher  à  conver- 
tir les  protestants  par  des  enseignements  puisés  dans 
l'Écriture,  l'évêque  de  Laon,  furieux  des  succès  obte- 
nus par  Givry  dans  son  diocèse,  et  de  l'espèce  d'ad- 
monestation qu'il  avait  reçue  de  la  part  du  roi,  pré- 
féra feindre  de  ne  voir  qu'un  débauché  dans  le 
ministre  dont  la  tête  était  mise  à  prix.  Il  crut  faire 
merveille  en  répondant  à  Pontchartrain  (1),  qu'une 
dame  de  qualité  qui  avait  donné  asile  à  Givry,  l'avait 
chassé  parce  qu'il  s'était  mal  comporté  avec  une  de 
ses  filles  de  chambre  laquelle  était  devenue  grosse, 
et  qu'il  s'était  retiré  à  Paris  à  la  suite  de  cette  expul- 
sion. Peut-être  le  bruit  de  la  faute  commise  par  le 
pasteur  était-il  venu  aux  oreilles  de  Tévêque,  et 
celui-ci,  heureux  de  trouver  une  telle  arme,  s'en 
était  servi  avec  plus  d'empressement  que  de  pru- 
dence et  d'exactitude,  représentant  comme  récent, 
et  sans  doute  en  l'exagérant,  un  fait  isolé  qui  datait 
d'une  quinzaine  d'années.  Un  homme  sage  n'eût  pas 
soulevé  cette  accusation;  car  si  les  mœurs  de  Bos- 
suet  et  celles  de  M.  de  Noaillcs  étaient  irréprocha- 
bles, celles  d'un  grand  nombre  de  prêtres  et  de  pré- 
lats, plongés  dans  la  luxure,  étaient  pour  leurs  ouail- 
les et  pour  la  France  entière,  une  cause  de  scandale 
perpétuel  (2).  En  môme  temps  et  à  l'exemple  de 

(1)  Lettre  du  13  décembre  1692  (Reg.  du  Secret.,  0.  36). 

(2)  «  Le  roi  se  convertit;  mais  l'archevêque  de  Paris,  Harlai  de 
Chanvallon,  ne  se  convertit  pas.  Ses  visites  pastorales  h  ses  mai  tresses 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHÈNE  385 

Fénelon,  l'évoque  envoyait  au  ministre  une  liste  de 
protestants  incorrigibles,  dont  il  demandait  la  puni- 
tion, sans  doute  avec  trop  d'acharnement,  puisqu'il 
se  lit  une  seconde  fois  rappeler  à  la  modération,  et  à 
la  douceur  que  lui  imposait  son  titre  de  prêtre  du 
Dieu  d'amour.  Voici  la  lettre  que  lui  adressa  Pont- 
chartrain,  le  16  décembre  1692  : 

J'ai  rendu  compte  au  roi  du  mémoire  que  vous  m'avez  envoyé 
concernant  la  conduite  des  nouveaux  catholiques  des  paroisses 
des  environs  de  Vervins.  Sa  Majesté  donne  ordre  à  M.  Bossuet 
de  faire  arrêter  le  nommé  Doiignon  qui  lui  a  paru  le  plus  dan- 
gereux (1);  mais  à  l'égard  des  autres  et  en  général  de  tous  les 


étaient  la  fable  de  la  ville.  La  Correspondance  administrative  montre 
toute  la  peine  que  prit  le  roi  pour  modérer,  étouffer  les  scandales, 
pour  maintenir  au  moins  dans  la  décence  un  corps  que  ses  chefs  ne 
contenaient  guère,  et  pour  arrêter,  retarder  la  débâcle  de  l'Église. 

«  En  ce  sens,  les  protestants  persécutaient,  humiliaient  le  clergé. 
Leur  vie  serrée  et  régulière  en  semblait  la  satire,  et  celle  même  des 
catholiques  en  général.  Le  grand  trait  des  mœurs  de  ce  temps,  la  dé- 
votion galante  et  la  pénitence  amoureuse,  l'universalité  de  l'adultère, 
distinguaient,  séparaient  fortement  les  deux  sociétés.  La  grande 
France,  dévote  et  mondaine,  avait  sa  bête  noire  en  la  petite,  cha- 
grine, austère,  qui,  sans  rien  dire,  contrastait  par  ses  mœurs,  impor- 
tunait de  son  triste  regard.  »  (Michelet,  Louis  XIV  et  la  Révoca- 
tion, p.  286). 

(1)  La  tradition  rapporte  que  le  sieur  de  Doiignon  (sans  doute 
Charles  de  Fay  d'Athies,  seigneur  de  Doiignon  par  sa  femme,  Anne 
de  Baral,  dame  duditlieu)  réunissait  chez  lui  les  fidèles  de  Parfonde- 
val  (canton  de  Rozoy,  arrond.  de  Laon,  Aisne)  ;  le  sentier  qu'ils  pre- 
naient pour  s'y  rendre  s'appelle  encore  la  Voyette  des  huguenots. 
Quelques  mois  de  prison  suffirent  pour  le  faire  plier.  Pontchartrain 
écrivit,  le  6  février  1693,  à  l'intendant  Bossuet  :  «  M.  l'évêque  de 
Laon  m'ayant  mandé  que  le  nommé  Doiignon  est  à  présent  en  de  bon- 

I  25 


386  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

mauvais  catholiques  de  ces  quartiers-là.  Sa  Majesté  estime  que 
vous  ferez  un  plus  grand  progrès  en  vous  appliquant  à  les  faire 
instruire,  et  en  les  engageant  par  les  voies  de  la  douceur  et  par 
l'espérance  des  récompenses,  que  par  la  punition  de  leur  déso- 
béissance. Ainsi  continuez,  s'il  vous  plait,  à  donner  tous  vos 
soins  pour  ramener  ces  gens-là  à  leur  devoir.  Je  suis,  etc.  (1). 

Le  roi,  moins  violent  que  l'évêque,  n'ordonne 
donc  d'arrêter  que  le  plus  dangereux  de  la  liste,  et 
fait  écrire  le  même  jour  à  l'intendant  Bossuet  :  «  A 
l'égard  des  autres,  Sa  Majesté  veut  que  vous  les  fas- 
siez observer,  et  qu'au  surplus  vous  agissiez  de  con- 
cert avec  M.  l'évêque  de  Laon,  pour  tâcher  par  les 
moyens  les  plus  praticables  à  ramener  ces  gens  de 
leur  égarement  (2)  ». 

Cependant  quelques  autres  avaient  été  arrêtés 
avant  le  sieur  de  Dolignon,  à  la  suite  des  prédica- 
tions de  Givry  :  Lavenant  (de  Lemé  ou  de  Landouzy), 
mis  en  prison  à  Laon,  peut-être  pour  avoir  logé  ou 
conduit  le  proscrit  ;  un  tisserand  d'Hervilly,  nommé 
Quentin,  qui  faisait  le  prédicant,  et  Vignon  de  Tem- 
pieux,  qui  s'y  distinguait  «  par  sa  mauvaise  con- 
duite »,  et  qu'on  reprit,  bien  qu'il  se  fût  absenté 
après  avoir  été  mis  en  liberté  (3). 

nés  dispositions,  et  que  le  châtiment  qu'il  a  reçu  a  eu  son  effet,  je 
vous  envoie  un  ordre  pour  le  mettre  en  liberté.  »  [Reg.  du  Secret., 
0.  37).  —  Ces  bonnes  dispositions  produites  par  les  quatre  murailles 
d'une  prison,  s'évanouirent,  bien  entendu,  quand  le  criminel  put 
librement  respirer  le  grand  air. 

(1)  Reg.  du  Secret.,  0.  36. 

(2)  Ibid. 

(3)  Ibid.,  29  octobre  1692. 


r 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHÈNE  387 

Évêques  et  intendants,  récompenses  et  punitions, 
n'y  purent  rien  ;  les  assemblées  continuèrent.  Le  roi 
de  plus  en  plus  inquiet,  le  prit  alors  sur  un  autre 
ton,  et  Pontchartrain  écrivit,  le  13  janvier  1693,  aux 
intendants  Bossuet  et  Ghauvelin  : 

Sa  Majesté  a  appris  avec  étonnement  qu'un  tel  désordre  soit 
arrivé  dans  votre  département,  sans  que  vous  en  ayez  été  averti. 
Elle  m'ordonne  de  vous  dire  que  vous  ne  devez  rien  négliger 
pour  en  empêcher  le  progrès,  voulant  que  vous  fassiez,  dès  à 
présent,  arrêter  le  nommé  Potel  de  Templeux,  qui  est  marqué 
comme  un  des  plus  coupables,  et  que  vous  m'informiez  des 
noms  des  six  ou  sept  autres  qui  le  seront  le  plus,  afin  que,  sui- 
vant l'avis  que  vous  me  donnerez,  on  les  fasse  arrêter  et  mettre 
où  vous  jugerez  à  propos.  A  l'égard  des  autres,  il  faut  que  vous 
employiez  les  voies  de  la  douceur  pour  tâcher  de  les  ramener, 
et  leur  faire  connaître  leur  égarement,  ainsi  que  le  danger  au- 
quel ils  se  sont  exposés  de  pouvoir  être  sérieusement  punis 
comme  relaps.  Si  ce  moyen  ne  vous  réussit  pas,  vous  me  man- 
derez ce  que  vous  croirez  qu'il  y  ait  à  faire  de  mieux  pour  les 
obliger  à  rentrer  dans  leur  devoir.  Sa  Majesté  étant  résolue  à  ne 
pas  souffrir  une  contravention  si  punissable  (1). 

Des  ordres  du  même  jour  prescrivirent  l'arresta- 
tion de  Golliette  de  Ghauny  (2)  et  de  Sézille  de 
Varennes  (3).  —  Des  sept  Églises  qui  eurent  pour 
berceau  la  Boite  à  Cailloux,  quatre  ont  aujourd'hui 


(1)  Reg.  du  Secret.^  0.  37. 

(2)  Colliette,  mis  en  liberté  par  ordre  du  3  juin  en  même  temps  que 
Bernardon  de  Noyon,  n'en  devint  pas  meilleur  catholique,  puisqu'on 
lui  enleva  ses  enfants,  en  1698,  pour  les  placer  dans  des  couvents. 

(3)  Sézille  relâché,  fut  repi'is  une  seconde  fois,  en  1698,  pour  avoir 
détourné  ses  coreligionnaires  de  se  soumettre  aux  exhortations  de 


388  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

des  pasteurs  :  Templeux,  Jeancourt  (1),  Hargicourt 
et  Nauroy.  Six  ont  des  temples,  et  l'érection  d'un 
septième  au  Ronsoy  est  rendue  inutile  par  la  proxi- 
mité de  celui  de  Lempire,  village  qui  touche  au 
Ronsoy. 

La  pièce  suivante,  conservée  avec  l'autobiogra- 
phie de  Givry,  nous  révèle  une  fois  encore  que  le 
ministère  sous  la  croix  ne  consistait  pas  seulement 
à  tenir  des  assemblées,  baptiser,  marier,  célébrer  la 
cène,  mais  encore  à  solliciter  d'abondantes  aumônes 
et  à  les  distribuer  aux  pauvres.  On  y  remarquera  éga- 
lement l'extrême  modicité  de  la  somme  que  Givry 
avait  consacrée  à  ses  besoins  personnels  :  300  fr. 
pour  nourriture,  achat  d'un  cheval  et  frais  de  voyage 
du  10  décembre  1691  au  21  avril  1692. 


l'évêque  de  Noyon.  Relâché  de  nouveau  par  l'intercession  de  ses  maî- 
tres, à  la  fin  de  l'année,  il  prit  la  fuite,  en  1700,  n'ayant  plus  que  ce 
moyen  d'éviter  de  faire  «  son  devoir  »  de  catholique. 

(1)  Nous  lisons  dans  un  Mémoire  de  l'état  des  noïiveaiix  convertis 
rfî<  diocèse  de  Noyon,  présenté  au  roi,  en  1700,  par  le  comte  de  Pont- 
chartrain  :  «  La  paroisse  de  Jeancourt  est  composée  de  360  personnes, 
dont  il  n'y  a  presque  que  la  moitié  de  véritables  catholiques,  quoi- 
qu'ils soient  tous  de  parents  catholiques  ;  les  autres  sont  libertins 
scandaleux;  plusieurs  assistent  assez  souvent  à  la  sainte  messe  et  se 
raillent  des  cérémonies  de  l'Église  ;  ils  se  rangent  tout  au  bout  de 
l'église,  où  ils  font  des  postures  indécentes,  quelques-uns  se  trou- 
vent en  des  assemblées  qui  se  tiennent  la  nuit,  où  on  lit  des  lettres 
qu'ils  reçoivent  de  Hollande,  de  la  part  de  quelques  ministres  en 
forme  d'exhortation  »  [Ms.  delà  Biblioth.  nation.,  Fr.  4026,  f"3). 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCIIENE 


389 


MÉMOIRE  DE  CE  QUE  j'AI  REÇU  POUR  LES  PAUVRES  DEPUIS 
LE  10  DÉCEMBRE  1691 


Paris,  pendant  les  six 
semaines  de  mon  premier 


voyage 

Sedan 

Mogneau,  près 
de  Château-Thier- 
ry 

Villeneuve  près 

de  Chalandos 
Nanteuil     près 

de  Meaux 
Paris  depuis  le 

5  mars  1692  jus- 

ques  au  20  avril 


400  1. 
1,100 


40 


100 


100 


350 
2,090  1. 


Tout  ce  que  j'ai  reçu  à 
Paris  se  monte  à    750  1. 


Laissé  et  distribué  à 
Paris  100 1. 

Sedan  1,100 

Dépensé  pour 
un  cheval,  et  au- 
tres frais  de  mon 
voyage  100 

1,300  1. 

De  sorte  qu'il  me  reste 
790  1.  J'en  ai  donné  500  à 
intérêt  pour  les  pauvres. 
J'ai  à  remettre  290  1.,  ce 
21  avril  1692. 


De  cet  argent  j'en  ai 
dépensé  pour  les  pauvres 
et  pour  moi  200  1. 

J'en  ai  laissé  en- 
tre les  mains  d'un 
ami  pour  les  pre- 
miers besoins  200 1- 

J'en  ai  ce  21  avril 
1692  350 

750  1. 


Jean-Gardien  Givry(I). 


(1)  Ms.  de  la  Biblioth.  nation.,  Fr.  7055,  f"  193. 


390       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Le  30  avril  1692,  La  Reynie  recevait  avis  qu'un 
nommé  Dutoit  était  parti  de  Hollande,  porteur  de 
lettres  pour  M.  Duquesne  à  Paris  (1);  ce  Duquesne 
n'était  probablement  autre  que  Givry  ,  surnommé 
Duchène,  qu'on  dénonçait  du  fond  de  la  Hollande. 
Précaution  inutile,  grâce  à  Braconnier,  qui  était  en 
rapport  quotidien  avec  tous  les  ministres  et  les 
trahissait  l'un  après  l'autre. 

La  candeur  et  la  naïveté  de  Givry,  qui  après  avoir 
poussé  l'imprudence  jusqu'à  écrire  ses  mémoires,  si 
compromettants  pour  tant  de  personnes  et  d'Églises, 
ne  sut  refuser  de  répondre  (2),  paraissent  avoir  fait 
sur  La  Reynie  une  singulière  impression.  Au  lieu  de 
voir  clairement  qu'une  âme  si  simple,  que  la  plus 
vive  repentance  remplissait  d'ardeur,  était  absolu- 
ment invincible,  l'homme  astucieux  de  la  police  sem- 
ble avoir  cru  que  cette  âme  était  faible,  et  qu'il  pou- 
vait la  tenter,  l'amener  à  l'abjuration.  Le  14  octobre 
1692,  le  roi  daignait  approuver  sa  conduite  vis-à-vis 
du  ministre  Gardien,  pour  tâcher  de  le  ramener  (3), 

(1)  Reg.  du  Secret.^  0.  36,  f»  113. 

(2)  «  On  a  arrêté  à  Paris  un  ministre,.-,  lequel  par  ses  déclarations  a 
déclaré  le  progrès  qu'il  a  fait  en  plusieurs  endroits,  non-seulement  à 
l'égard  des  nouveaux  réunis,  mais  aussi  à  l'égard  des  anciens  catholi- 
ques qui  se  sont  pervertis.  »  {Reg.  du  Secret.,  0. 36,  lettre  à  Chauvelin). 

(3)  Il  lui  faisait  écrire,  à  cette  date,  par  Pontchartrain  : 

«  Le  Roi  a  entendu  la  lecture  entière  de  vos  deux  mémoires  au  sujet 
du  ministre  Gardien,  et  Sa  Majesté  a  fort  loué  votre  application  et  les 
vues  que  vous  avez  sur  cette  matière.  Elle  approuve  l'expédition  que 
vous  proposez  à  l'égard  de  ce  ministre  pour  tâcher  de  le  ramener,  et 
vous  pouvez  agir  dans  le  sens  que  vous  marquez. 

«  J'écris  aux  intendants  dans  le  département  desquels  se  trouveat 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUGHÈNE  391 

et,  le  27,  il  autorisait  le  fameux  prêtre  et  docteur 
Pirot  à  pénétrer  dans  le  donjon  de  Vincennes,  pour 
essayer  de  convertir  le  ministre  (1).  C'est  sans  doute 
dans  cette  vaine  espérance  que  l'on  y  retint  plus  de 
de  deux  ans  Giraud  et  Givry.  L'ordre  qui  les  envoie 
à  l'île  Sainte-Marguerite  est  du  16  août  1693;  mais  ils 
ne  partirent  que  le  27  juin  1694  pour  la  prison  dont 
ils  ne  devaient  pas  plus  sortir  que  les  quatre  autres 
pasteurs  qui  les  y  avaient  précédés. 
.  Le  moment  est  venu  de  faire  connaître  le  geôlier 
de  Cardel,  De  Salve,  Lestang ,  De  Malzac,  Giraud, 
Givry,  et  le  lieu  oïi  ils  périrent  d'un  lent  et  affreux 
supplice. 

Entre  le  cap  Roux  et  celui  de  Guaroupe,  vis-à-vis 
de  Cannes  et  de  sa  pointe  de  la  Croisette,  s'étendent 
de  l'Est  à  l'Ouest  deux  îles  de  forme  allongée,  placées 
l'une  devant  l'autre  et  célèbres  à  des  titres  différents. 
Sainte-Marguerite,  la  plus  grande  et  la  plus  voisine 
du  rivage,  dont  elle  n'est  éloignée  que  de  deux  kilo- 
mètres, a  six  kilomètres  de  longueur,  et  porte  une 
ancienne  forteresse  qui  protège  la  côte  et  a  été  res- 
taurée par  Vauban  (2).  Le  donjon  est  une  prison  d'État, 

les  lieux  où  les  perversions  et  repentances  ont  été  faites,  pour  exami- 
ner si  cela  est  véritable  et  chercher  les  moyens  de  réunir  de  bonne  foi 
ceux  qui  sont  tombés'dans  cet  inconvénient. 

«  J'écris  aussi  en  particulier  au  lieutenant-général  de  Château- 
Thierry  pour  le  faire  venir  ici  en  la  manière  que  vous  avez  pensé. 

«  Je  vous  envoie  un  mémoire  donné  au  roi  concernant  d'autres  mi- 
nistres qu'on  prétend  être  à  Paris.  Prenez  la  peine  d'examiner  si  les 
avis  sont  véi-itables.  Je  suis,  etc.  »  [Reg.  du  Secret.,  0.  36,  f»  208.). 

(1)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille.,  IX  472. 

(2)  L'abbé  Alliez,  Visite  aux  îles  de  Lérins,  1830,  ïa-S° 


392  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

agrandie  par  M.  de  St-Mars,  et  où  furent  enfermés 
l'homme  au  masque  de  fer  sous  Louis  XIV,  Lagran- 
ge-Gliancel,  auteur  des  Philippiques,  sous  la  régent, 
et  de  nos  jours  un  traitre  qui  a  sacrifié  la  France  à 
son  ignoble  ambition,  Bazaine. 

Saint-Honorat ,  séparée  de  Sainte-Marguerite  par 
un  canal  d'un  kilomètre,  n'a  pas  huit  cents  mètres  de 
long  sur  trois  cent  trente  de  large,  et  doit  son  nom  à 
l'homme  illustre  qui,  au  Y"  siècle,  y  fonda  un  mo- 
nastère bientôt  devenu  trop  étroit. 

L'approche  de  ces  îles  est  rendue  dangereuse  par 
les  rochers  et  les  écueils  qui  les  entourent.  «  Gomme 
elles  sont  couvertes  d'un  grand  nombre  de  pins,  la  vue 
y  est  bornée  ;  mais  si  l'on  se  place  sur  l'une  des  tours 
qui  dominent  la  plus  grande,  l'on  aperçoit  le  plus 
admirable,  le  plus  éblouissant  des  tableaux.  De  tous 
côtés  une  merveilleuse  profusion  de  lumière  ;  devant 
soi,  Cannes  et  ses  élégantes  villas  baignées  par  la 
mer  ;  plus  loin,  le  splendide  bassin  de  Grasse,  avec 
ses  collines  d'oliviers,  ses  verts  mamelons  et  sa  végé- 
tation luxuriante;  à  gauche,  la  longue  chaîne  de 
l'Esterel,  aux  contours  brusques  et  variés;  à  droite, 
les  Alpes  maritimes,  élevant  jusqu'au  ciel  leurs  som- 
mets neigeux  que  le  soleil  fait  resplendir,  et  tout  au 
fond,  un  entassement  de  sauvages  montagnes,  de 
gigantesques  rochers,  qui  forment  avec  ce  site  pri- 
vilégié un  puissant  contraste,  et  lui  fournissent  en 
même  temps  qu'un  abri  sûr  le  cadre  le  plus  pittores- 
que. 

«  Ces  deux  îles,  si  bien  placées  pour  l'ornement 
de  ces  lieux  incomparables,  ne  participent  point  à  la 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUGHÈNE  393 

vie,  au  mouvement  de  ce  qui  les  entoure.  Générale- 
ment incultes,  habitées  seulement  par  la  garnison 
et  par  quelques  familles  de  pêcheurs  (1)  cou- 
pées çà  et  là  par  d'anciens  marais  salants,  à  l'as- 
pect triste  et  monotone,  on  dirait  qu'elles  appar- 
tiennent entièrement  au  passé.  Tout  est  recueil- 
lement et  poésie  sur  ces  rivages  tranquilles.  La 
rêverie  y  est  naturelle  et  facile,  car  rien  ne  vient 
troubler  les  grands  souvenirs  qu'on  y  évoque,  et 
auxquels  ont  une  égale  part  la  légende  et  l'his- 
toire.... (2).  » 

Les  murs  du  donjon  de  Sainte-Marguerite,  bâti  sur 
un  rocher  à  pic  qui  plonge  dans  la  mer,  très-pro- 
fonde en  cet  endroit,  ont  3  mètres  90  d'épaisseur. 
«  Le  fort,  dit  l'abbé  Alliez  (3),  est  pendant  l'été  un 
séjour  presque  insupportable,  parce  qu'on  y  manque 
d'eau  fraîche  (on  reçoit  par  jour  deux  cruches  d'eau 
de  citerne),  et  parce  que  les  chaleurs  n'y  sont  point 
tempérées  par  la  brise  de  mer  qu'arrête  l'île,  dont  le 
fort  occupe  un  point  à  l'Ouest-Nord-Ouest  ». 

Ce  que  les  cachots  placés  dans  un  site  si  gracieux 
et  poétique  ont  vu  d'horribles  souffrances,  Dieu  seul 
le  sait.  Constantin  de  Renneville  écrivait  (4),  en  sor- 
tant d'un  autre  enfer  du  même  genre,  qui  pourtant 
n'était  pas  comme  l'autre  dans  l'endroit  le  plus  chaud 
de  la  Provence  :  «  La  prison  de  la  Bastille  est  une 

(1)  L'île  St-Honorat,  aussi  agréable  que  l'autre  est  triste,  dit  l'abbé 
Alliez,  n'est  habitée  aujourd'hui  que  par  un  fermier. 

(2)  MariusTopin,  L'homme  au  masque  de  /èr,  p.  322. 

(3)  Visite  aux  îles  de  Lérins,  p.  97. 

(4)  Préface  de  Vlnquisition  française. 


394       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

mort  civile  qui  fait  désirer  la  mort  naturelle  à  cha- 
que instant,  pendant  des  vingt  et  trente  années.  11 
faut  être  bien  assisté  de  la  grâce,  pour  résister  à  une 
épreuve  plus  cruelle  que  la  mort  la  plus  terrible. 
Ainsi  de  dix  prisonniers  que  Ton  ensevelit  dans  ce 
tombeau,  et  que  l'on  y  afflige  des  peines  dont  j'ai  été 
accablé,  trois  meurent  opprimés  sous  le  poids  de  la 
Bastille,  trois  s'y  étranglent,  s'y  cassent  la  tête  con- 
tre les  murs  ou  s'y  coupent  la  gorge,  trois  y  perdent 
leur  esprit,  et  c'est  grand  hasard  quand  un  en  sort 
avec  son  jugement  libre,  et  il  en  doit  bénir  Dieu. 
C'est  ce  que  je  fais  de  tout  mon  cœur  ». 

Encore  si  le  geôlier  des  pasteurs  du  Désert  avait 
été  accessible  à  la  pitié,  il  eût  pu  adoucir  de  quelque 
manière  le  déplorable  sort  de  ses  prisonniers;  mais 
M.  de  Saint-Mars,  gouverneur  du  fort  Sainte-Margue- 
rite de  1687  à  1698,  était  un  homme  sans  entrailles, 
dont  on  a  tracé  le  portrait  suivant  (1):  «Bénigne  d'Au- 
vergne, seigneur  de  Saint-Mars,  était  un  petit  gen- 
tilhomme champenois  des  environs  de  Montfort- 
l'Amaury,  quand  il  entra  dans  la  première  compa- 
gnie des  mousquetaires  du  roi.  A  l'âge  de  trente- 
quatre  ans,  il  venait  de  parvenir  au  grade  de  maré- 
chal des  logis,  lorsqu'en  1661  Fouquet  fut  arrêté  à 
Nantes.  Il  partagea  dans  cette  circonstance  avec  son 
lieutenant  d'Artagnan  la  confiance  royale,  et,  tandis 
que  celui-ci  était  chargé  de  l'arrestation  du  surinten- 
dant, Saint-Mars  recevait  la  mission  d'arrêter  Pellis- 
son  et  de  le  conduire  à  Angers.  Désigné,  en  1664,  au 

(1)  Marius  Topin,  L'homme  au  masque  de  fer.  p.  206-209. 


l 


GARDIEN  GIVRYj  DIT  DUGHÈNE  395 

choix  de  Louis  XIV,  comme  étant  capable  de  garder 
sûrement  Fouquet  à  Pignerol,  il  fut  nommé  comman- 
dant du  donjon  de  cette  place  et  capitaine  d'une  com- 
pagnie franche.  Il  se  rendit  aussitôt  à  Pignerol  et  se 
consacra  dès  lors  à  ces  lourdes  fonctions  de  gardien, 
qu'il  devait  jusqu'à  sa  mort  occuper  dans  diverses 
prisons,  et  en  dernier  lieu  à  la  Bastille,  mais  avec  les 
mêmes  assujettissantes  obligations  qui  font  vraiment 
de  Saint-Mars  le   premier   prisonnier   d'État   sous 
Louis  XIV.  Il  avait  du  geôlier  les  deux  principaux 
mérites  :  une  discrétion  à   toute   épreuve   et   une 
méfiance  telle,  que  le  méfiant  Louvois  lui-même  eut 
parfois  à  la  contenir  et  à  la  tenir  en  éveil.  Ce  n'était 
pas,  comme  d'Artagnan,  un  exécuteur  des  volontés 
royales  intelligent,  généreux,  ouvert.  D'un  esprit  un 
peu  étroit  et  très-timoré,    taciturne,    inquiet,   une 
seule  préoccupation  l'avait  envahi  et  le  dominait  : 
l'accomplissement  servile  des  ordres  du  roi.  Les  dis- 
cuter lui  eût  semblé  un    crime.    Chercher   à   les 
interpréter  lui  paraissait  superflu.  Il  répondait  des 
prisonniers  confiés  à  sa  garde.  La  hauteur  des  mu- 
railles, la  profondeur  et  la  largeur  des  fossés,  la  vigi- 
lance des  sentinelles,  l'exactitude  des  guetteurs,  la 
solidité  des  grilles  ne  suffisaient  pas  pour  calmer  les 
inquiétudes  de  cet  esprit  soupçonneux.  Afin  d'essayer 
de  les  dissiper,  il  ne  se  contentait  point  d'exposer  à 
Louvois  les  détails  les  plus  minutieux,  les  circons- 
tances les  plus  puériles.  Ses  scrupules  et  ses  alarmes 
renaissent  sans  cesse.  Tout  était  à  ses  yeux  matière 
à  soupçons,  et  son  imagination  troublée  ne  cessait 
d'entrevoir  de  prétendus  projets  de  fuite.  Un  étran- 


396  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ger  visitant  Pignerol  et  considérant  avec  un  peu 
d'attention  la  citadelle,  lui  devenait  aussitôt  suspect 
et  était  arrêté,  longuement  interrogé  et  longtemps 
détenu.  Il  faisait  dresser  chaque  mois  la  liste  des 
voyageurs  arrivés  dans  la  ville,  afin  de  remarquer 
les  noms  qui  s'y  trouveraient  trop  fréquemment.  Le 
linge  de  ses  prisonniers,  avant  de  sortir  du  donjon, 
était  soigneusement  plongé  dans  un  baquet  d'eau, 
puis  séché  au  feu  en  présence  d'officiers  chargés  à 
tour  de  rôle  de  s'assurer  de  l'absence  de  toute  écri- 
ture. Le  moindre  changement  observé  dans  les  habi- 
tudes des  détenus,  était  pour  Saint-Mars  une  source 
de  pénibles  préoccupations.  Tout  lui  semblait  un 
signal  mystérieux  destiné  à  hâter  une  tentative  cri- 
minelle, et,  un  jour,  après  sa  visite  habituelle  et  ses 
longues  perquisitions  dans  les  chambres  de  Fouquet 
et  de  Lauzun,  n'ayant  pu  découvrir  aucun  indice  et 
rien  d'anormal,  il  en  fut  d'abord  surpris,  puis  très- 
alarmé.  Cette  absence  de  prétendus  signaux  lui 
paraissait  sans  doute  un  signal... 

Les  continuelles  inquiétudes  qui  l'agitaient,  le 
vieillirent  prématurément,  et  les  contemporains  le 
représentent  la  taille  voûtée,  de  très-maigre  appa- 
rence, branlant  de  la  tête,  des  mains,  de  tout  le 
corps,  accablé  enlin  par  le  lourd  fardeau  de  respon- 
sabilité qui  pesait  sur  lui  ». 

Ce  geôlier  modèle  qui,  malgré  son  âge,  grimpait 
dans  un  arbre  touffu,  pour  examiner,  durant  des 
heures  entières,  ce  que  faisait  Lauzun  dans  sa  cham- 
bre de  la  citadelle  de  Pignerol,  avait  épousé  la  sœur 
de  M'"''  Dufresnoy,  maîtresse  de  Louvois  et  dame  de 


GABDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHENE  397 

lit  de  la  reine,  une  demoiselle  Damorezan,  qui  l'aida 
à  amasser  une  grande  fortune  au  détriment  de  la 
nourriture  de  ses  hôtes,  dont  la  santé  était  son  moin- 
dre souci.  Il  se  crut  un  jour  obligé  de  demander 
à  Louvois  l'autorisation  de  faire  saigner  un  prison- 
nier malade,  et  en  la  lui  accordant  vingt  jours  après 
le  ministre  l'invita  à  ne  point  attendre  ses  ordres 
désormais  en  pareil  cas.  Quoi  de  surprenant  dès  lors, 
que  trois  ou  quatre  de  ceux  qui  lui  étaient  le  plus 
vivement  recommandés,  Gardel,  De  Salve  et  Lestang, 
soient  devenus  aliénés  entre  ses  mains,  en  quelques 
années  ? 

Pontchartrain  fut  à  plusieurs  reprises  dans  la 
nécessité  de  le  rappeler  à  des  sentiments  plus  hu- 
mains. Il  lui  écrivait  le  24  mai  1690  : 

Sur  le  compte  que  j'ai  rendu  au  roi  de  votre  dernière  lettre 
au  sujet  de  quelque  chose  qu'un  des  ministres  [Gardel  ou  de 
Salve  (l)]  avait  écrit  sur  (2),  et  des  traitements 

que  vous  lui  avez  faits  en  cette  occasion,  Sa  Majesté  m'a  ordonné 
de  vous  écrire  qu'elle  est  fort  étonnée  que  vous  en  ayez  usé  ainsi 
sans  en  avoir  l'ordre,  et  elle  ne  veut  pas  que  vous  leur  fassiez  à 
l'avenir  de  pareilles  duretés.  Vos  soins  se  doivent  réduire  à  les 
faire  garder,  à  empêcher  qu'ils  n'aient  communication  tant  au- 

(1)  Lestang  sorti  de  Vinceniies  le  3  mai,  pouvait  être  arrivé  à  Tile 
Sainte-Marguerite  le  24.  ;  mais  à  cette  date,  une  plainte  portée  contre 
lui  n'aurait  pas  encore  été  reçue  à  Versailles. 

(2)  Ce  membre  de  phrase  est  resté  en  blanc  dans  les  registres  du 
Secrétariat;  mais  il  est  facile  de  le  suppléer.  Il  s'agit  d'un  plat  d'étain 
que  Cardel  ou  De  Salve  avait  jeté  par  la  fenêtre,  après  y  avoir  gravé 
quelque  chose.  Le  même  fait  se  reproduisit  encore  deux  ans  plus 
tard. 


398       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

dedans  qu'au-dehors,  et  la  pension  qui  vous  a  été  réglée  pour 
chacun  d'eux  est  assez  forte  pour  leur  fournir  tous  les  besoins  et 
une  bonne  nourriture.  Il  faut  que  vous  me  fassiez  savoir,  s'il 
vous  plaît,  de  temps  en  temps  ce  qui  se  passe  à  leur  égard. 
Je  suis,  etc..  (I) 

Son  âpreté  au  gain  lui  valut  aussi  quelques  vertes 
semonces,  entre  autres  celle  du  21  juillet  1694  :  «  La 
pension  des  ministres  qui  sont  aux  iles  Sainte-Mar- 
guerite a  été  réglée  à  neuf  cents  livres  chacun.  C'est 
tout  ce  que  vous  avez  demandé  à  feu  M.  de  Seigne- 
lay,  et  je  trouve  qu'elle  est  forte  et  que  vous  n'avez 
pas  lieu  devons  plaindre  »,  et  celle  du  9  janvier  sui- 
vant, beaucoup  plus  énergique  : 

J'ai  été  surpris  de  voir  le  mémoire  que  vous  m'avez  envoyé  de 
plusieurs  frais  dont  vous  demandez  le  remboursement  pour  les 
cinq  (2)  prisonniers  que  vous  avez,  outre  leur  nourriture.  Quand 
leroiarégléneuf  cents  livres  pour  chacun  par  an.  Sa  Majesté  a 
entendu  que  c'était  pour  leur  nourriture  et  entretien  d'habits, 
linges  et  de  toutes  choses.  En  effet,  cette  somme  est  bien  forte, 
eu  égard  aux  autres  prisonniers  qui  sont  dans  les  châteaux, 
pour  lesquels  le  roi  ne  donne  que  vingt  sols  par  jour.  Contentez- 
vous  donc,  s'il  vous  plaît,  de  cette  forte  pension,  et  leur  donnez 
avec  douceur  et  charité  les  choses  nécessaires.  Je  suis,  etc..  (3) 

Giraud  et  Givry  ne  furent  pas  traités  avec  moins 
de  dureté  que  les  quatre  pasteurs  qui  les  avaient  pré- 
cédés dans  le  donjon,  et,  il  faut  bien  l'avouer,  les 

(1)  Bullet.  IV 126. 

(2)  La  mort  de  Cardel  (1694)  avait  réduit  à  cinq  le  nombre  des  pas- 
teurs confiés  à  St-Mars. 

(3;  Bullet.  IV  373. 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUGHÈNE  399 

ordres  du  roi  n'étaient  pas  de  nature  à  améliorer  leur 
situation,  mais  bien  à  l'aggraver.  Le  21  juillet  1694, 
Pontchartrain  écrivait  à  M.  de  St-Mars  :  «  Il  faut  ôter 
aux  deux  derniers  ministres  que  je  vous  ai  envoyés 
les  écritoires  et  tout  ce  qui  peut  leur  servir  à  écrire, 
et  m'envoyer  les  écrits  que  vous  leur  avez  trouvés. 
Mais  vous  pouvez  donner  à  ceux-là  et  aux  autres  de 
bons  livres  [lisez  :  des  livres  catholiques]  à  lire,  ainsi 
qu'il  vous  a  déjà  été  mandé  ». 

Ces  ordres  ne  s'adoucirent  point  quand  M.  de 
St-Mars,  nommé  gouverneur  de  la  Bastille,  où  il 
arriva  le  18  septembre  1698  (1),  fut  remplacé  par 
M.  de  La  Motte-Guérin.  Le  1°'  octobre  1699,  le  minis- 
tre auquel  celui-ci  avait  transmis  la  demande  de 
deux  pasteurs  qui  voulaient  avoir  du  papier  pour 
écrire,  répondit  :  «  Il  n'en  faut  point  donner  à  celui 
qui  veut  faire  des  remarques  sur  l'Écriture  sainte, 
crainte  qu'il  en  fît  un  autre  usage,  A  l'égard  de  l'au- 
tre, qui  vous  paraît  avoir  l'esprit  égaré,  vous  pouvez 
lui  en  donner  une  seule  fois  et  m'envoyer  ce  qu'il 
aura  écrit  »  (2).  — Nous  ne  saurions  dire  s'il  s'agit  ici 
d'un  quatrième  pasteur  tombé  en  démence;  toute- 
fois, comme  dès  1693  trois  étaient  nettement  décla- 
rés atteints  de  folie,  l'expression  :  celui  qui  vous 
paraît  avoir  l'esprit  égaré,  semble  devoir  s'appliquer 
plus  naturellement  à  un  quatrième  qu'à  l'un  des  trois 

(1)  Cet  alguazil  avait  parfois  le  mot  pour  rire.  En  1699,  il  écrivait 
au  lieutenant-général  de  police,  D'Argenson  :  «  11  est  arrivé  quelques 
oiseaux  depuis  peu,  qui  vous  donneront  la  peine  de  les  venir  entendre 
chanter  »  (Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille^  1X185). 

(2)  Bulîet.,  IV  375. 


400       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

premiers.  Si  cette  conjecture  est  fondée,  le  quatrième 
pasteur  auquel  la  prison  et  les  mauvais  traitements 
auraient  fait  perdre  la  raison,  serait  Giraud  ou  Givry; 
car  De  Malzac  semble  avoir  conservé  jusqu'à  la  fui 
toutes  ses  facultés,  bien  qu'on  lui  donnât  à  peine  de 
quoi  se  nourrir. 

Avec  les  pasteurs  le  geôlier  n'était  pas  un  simple 
gardien,  il  devait  être  aussi  convertisseur,  contri- 
buer^ selon  les  ordres  du  roi,  à  les  faire  bons  catholi- 
ques. C'est  sans  doute  là  ce  qui  le  rendit  plus  inhu- 
main. On  devine  à  quels  excès  un  avare  qui  voulait 
plaire  au  roi,  en  triomphant  de  la  constance  de  ses 
prisonniers,  pouvait  se  laisser  entraîner.  Le  16  juin 
1700,  Pontchartrain  demande  à  La  Motte-Guérin  des 
nouvelles  de  Lestang,  Valsec,  Giraud  et  Givry  (il  ou- 
blie De  Malzac),  dont  il  y  a  longtemps  qu'il  n'a  rien 
appris;  il  veut  savoir,  pour  en  rendre  compte  au  roi, 
«  de  quelle  manière  ils  se  conduisent,  s'ils  ne  deman- 
dent point  à  être  instruits  en  la  religion  catholique, 
et  s'ils  paraissent  toujours  opiniâtres  dans  la  R.  P.  R.» 
Et,  le  18  février  1701,  ne  se  fiant  peut-être  qu'à-demi 
aux  renseignements  transmis  par  le  geôlier,  il  en 
fait  prendre  de  plus  sûrs  par  le  commissaire  Des- 
granges, auquel  il  écrit  (1)  :  «  Le  roi  trouve  bon,  dès 
que  vous  serez  arrivé  à  Toulon,  que  vous  passiez  aux 
îles  Ste-Marguerite,  pour  y  voir  les  cinq  ministres 
qui  y  sont  détenus  par  ordre  de  S.  M.,  que  vous  vous 
entreteniez  avec  eux,  pour  connaître  dans  quelle 
situation  ils  sont  sur  le  fait  de  la  religion,  et  que 

(1)  Depping,  Corresp.  adm.,  IV  498. 


GARDIEN  GIVRY,  DIT  DUCHÈNE  401 

VOUS  m'envoyiez  un  mémoire  de  l'état  auquel  vous 
les  avez  trouvés,  et  de  leurs  bonnes  et  mauvaises  dis- 
positions, sans  que  personne  sache  ni  qu'ils  y  sont, 
ni  pourquoi  vous  y  allez  ». 

Ce  vain  espoir  de  la  conversion  des  pasteurs,  qui 
durait  encore  plus  de  dix  ans  après  leur  incarcéra- 
tion, est  un  phénomène  bien  singulier.  Le  roi  n'était 
pas  encore  convaincu  qu'on  pouvait  lui  résister  jus- 
qu'à la  mort  ;  il  ne  comprenait  pas  que  sa  toute-puis- 
sance rencontrât  des  limites  infranchissables,  et  igno- 
rai L  que  la  foi  est  une  puissance  d'un  ordre  supé- 
rieur. Il  persistait  à  ne  voir  dans  la  fidélité  à  des 
convictions  chèrement  achetées,  qu'un  acte  d'opiniâ- 
treté. Que  le  despotisme  paraît  mesquin  à  côté  de  la 
grandeur  morale  !  11  peut  enfouir  ses  victimes  sous 
des  murs  de  douze  pieds  d'épaisseur,  faire  le  silence 
et  la  nuit  autour  d'elles,  leur  donner  à  son  choix  la 
mort  lente  ou  prompte,  le  cachot  ou  le  gibet  ;  mais 
il  ne  peut  réussir  ni  à  les  ployer,  ni  à  les  supprimer 
du  souvenir  des  hommes,  ni  à  entasser  assez  de 
verroux  et  de  gardiens  pour  cesser  de  craindre 
qu'elles  ne  s'évadent,  ou  qu'un  mot,  une  ligne,  ne 
révèle  au  monde  indigné  le  lieu  et  la  durée  de  leur 
épouvantable  supplice. 

Nous  ignorons  combien  de  temps  la  mort,  qui  déli- 
vra Cardel  au  bout  de  cinq  ans,  et  De  Malzac  seulement 
au  bout  de  trente-trois  années,  laissa  languir  les  qua- 
tre autres  martyrs  de  l'île  Ste-Marguerite.  Ajoutons 
que  cette  prison  était  inconnue  d'Ant.  Court,  qui  n'en 
prononce  pas  même  le  nom,  révélé  par  M.  Ch.  Read. 


26 


XIV 


FRANÇOIS  REGNARD,  sieur  de  LIMOGES. 


Charles  Regnard,  sieur  de  Limoges,  célèbre  avocat 
protestant  en  la  sénéchaussée  de  Boulogne-sur-Mer, 
jouissait  d'une  grande  réputation  et  exerçait  une  in- 
fluence considérable  parmi  ses  coreligionnaires  du 
Boulonnais,  dans  la  seconde  moitié  du  XVIP  siècle. 
Il  eut  un  fils  nommé  François,  qui  exerçait  les  fonc- 
tions pastorales  à  Boulogne  en  1681  (1),  et  sortit  de 

France  à  la  Révocation. 

Les  biens  délaissés  par  le  ministre  fugitif  furent 
concédés,  le  8  mars  1690,  à  une  de  ses  sœurs,  Magde- 
laine,  veuve  du  seigneur  de  La  Charmoie,  sans  doute 
en  récompense  de  son  abjuration.  Elle  avait  déjà 
obtenu,  le  13  février  précédent,  l'autorisation  de  par- 
tager avec  sa  sœur  Elisabeth  et  Pierre  Girard,  écuyer, 
sieur  des  Bergeries,  des  Grœtz  et  autres  lieux,  proba- 
blement mari  d'Elisabeth,  «  les  biens  paternels  de 
damoiselle  Jacqueline  Regnard,  iille  unique  et  seule 
héritière  de  feu  maître  David  Regnard,  écuyer,  sieur 
de  Bertinghen  [aussi  avocat],  et  ceux  de  Louis-Phi- 
lippe et  Marie  Girard  des  Bergeries,  tous  fugitifs  ». 

(1)  Son  nom  figure  au  bas  des  actes  de  mariage,  baptême  etc,  d'un 
registre  qui  va  de  1681  à  1684,  et  se  trouve  aux  archives  de  Boulogne. 


FRANÇOIS  REGNARD,  SIEUR  DE  LIMOGES  403 

François  Regnard  revint  en  France  et  au  milieu  de 
son  troupeau;  car  M.  l'abbé  F.  Lofebvre  (1)  a  retrouvé 
sa  signature,  à  la  date  de  1697,  dans  les  registres  de 
baptême  et  de  mariage,  etc.,  de  l'Église  réformée  de 
Boulogne,  déposés  aux  Archives  du  palais  de  justice. 
«  Nous  avons  vu,  dit  encore  le  même  écrivain,  une 
liste  des  huguenots  qui  se  trouvaient  dans  le  Boulon- 
nais en  1697.  Ils  avaient  pour  ministre  non  avoué  le 
sieur  Regnard  de  Limoges  ;  du  reste  ils  étaient  peu 
nombreux;  cependant  on  en  trouve  encore  un  certain 
nombre  dispersés  de  côté  et  d'autre  dans  quelques 
villages  (2)  ». 

Nous  ne  savons  malheureusement  rien  de  plus  sur 
ce  pasteur  du  Désert,  dont  l'existence  nous  a  été 
révélée  par  le  savant  président  de  la  Société  d'his- 
toire du  protestantisme. 

(1)  Les  Huguenots  et  la  Ligue  au  diocèse  de  Boulogne.  Boulogne- 
sur-Mer,  1855  in-12.  Voir  les  pages  219,  233  et  235. 

(2)  Ms.  Bibl.  de  M.  Abot  de  Bazinghen. 


XV 


JEAN  MESTREZAT. 


Le  14  février  1699,  le  secrétaire  d'État  Pontchar- 
train  écrivait  à  Voyer-d'Argenson,  lieutenant  de 
police  (1)  :  «  J'ai  envoyé  à  M.  Desgrez  l'ordre  pour 
mettre  à  la  Bastille  le  nommé  Mestraizat,  ministre, 
et  le  même  ordre  porte  qu'il  ne  verra  que  vous  qui 
irez  l'interroger;  ainsi  vous  pouvez,  quand  vous  vou- 
drez, le  voir.  Gomme  les  dernières  instructions  por- 
tent que  les  juges  ordinaires  feront  les  procès  à  ces 
sortes  de  gens,  lorsque  vous  aurez  connu  de  quelle 
espèce  est  celui-ci,  je  demanderai  au  roi  s'il  veut 
qu'on  en  use  de  cette  manière  à  son  égard,  aiin  que 
vous  puissiez  travailler  sur  ce  pied  ». 

Ce  prisonnier,  nommé  Jean  Mestrezat,  né  à  Orbe 
(canton  de  Vaud),  en  1633,  est  très-probablement  l'un 
des  premiers  pasteurs  rentrés  en  France.  Il  a  tracé 
lui-même  sa  biographie  dans  l'interrogatoire  qu'il 
subit  à  la  Bastille,  un  mois  après  son  arrestation. 

Interrogé,  il  «  a  dit  qu'il  commença  ses  études  dès 
l'âge  de  dix  ans,  dans  la  ville  de  Lausanne,  qu'il  y 
étudia  pendant  l'espace  de  dix  ou  douze  années, 

(1)  Reg.  du  Secret.,  0.  43. 


JEAN  MESTREZAT  405 

qu'ensuite  il  fut  proposant  pour  le  sieur  de  Corbière, 
ministre  de  St-Paul-Trois-Ghâteaux  ;  ensuite  il  prêcha 
chez  M.  Lauranguet  de  Montbrun,  pendant  dix-huit 
mois,  puis  chez  le  baron  de...  en  Languedoc,  où  il 
fut  prédicateur  et  précepteur  de  ses  enfants  pendant 
six  mois  ;  ensuite  il  eut  ordre  des  régents  de  Berne 
de  parcourir  la  France,  et  il  s'arrêta  en  Saintonge 
pendant  l'espace  de  cinq  années,  prêchant  tantôt  à 
La...,  tantôt  à...,  pour  le  soulagement  des  ministres. 
De  là  il  fut  appelé  par  le  sieur  de  Velarnau  (Villar- 
noul  ?),  qui  avait,  dans  son  château  en  Poitou,  un 
exercice  de  la  religion  prétendue  réformée;  ledit 
sieur  de  Velarnau  mit  lui  répondant  chez  la  dame  de 
Bessan,  sa  voisine,  où  il  enseigna  ses  enfants  pen- 
dant deux  années.  De  là  il  retourna  auprès  de  son 
père  en  Suisse  et  il  y  demeura  trois  ans,  après  les- 
quels il  se  rendit  au  collège  de  St-Yriex,  diocèse  de 
Bàle  ou  de  Porentruy,  où  il  fut  confirmé  ministre.  Il 
y  demeura  pendant  une  année,  et  y  prêcha  en  qua- 
lité de  ministre  surnuméraire  ;  puis  il  revint  en 
France,  où  l'édit  de  Nantes  était  déjà  révoqué.  En 
environ  l'année  1687,  il  se  convertit  volontairement  à 
la  religion  catholique,  entre  les  mains  du  sieur  Char- 
les Amyot,  doyen  de  l'église  collégiale  de  Dyes,  au 
diocèse  de  Langres.  Il  y  resta  six  mois  après  sa  con- 
version ;  ensuite  il  vint  à  Paris,  pour  solliciter  l'expé- 
dition du  brevet  qu'on  lui  avait  fait  espérer  pour  la 
sûreté  de  la  pension  que  le  roi  avait  eu  la  bonté  de 
lui  accorder.  Le  premier  séjour  à  Paris  ne  fut  que  de 
six  semaines,  après  lesquelles  il  retourna  en  la  ville 
de  Chaumont,  qui  lui  fut  assignée  par  M.  l'évêque  de 


406       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Langres  pour  le  lieu  de  son  habitation  ;  il  y  a  de- 
meuré fort  exactement  pendant  six  ans,  venant  seu- 
lement quelquefois  en  cette  ville,  pour  solliciter  sa 
pension  lorsque  le  paiement  en  était  différé.  Il  a  eu 
pendant  cet  espace  de  temps  un  grand  commerce  de 
lettres  avec  Dom  Parisot,  religieux  bénédictin  de 
l'abbaye  de  St-Germain-des-Prés,  qui  a  eu  la  charité 
de  le  soutenir  contre  ses  ennemis,  et  de  faire  valoir 
ses  certificats  de  fréquentation  des  sacrements, 
nonobstant  plusieurs  calomnies  que  le  même  peuple 
de  Ghaumont  avait  publiées  contre  lui.  Enfin  le  paie- 
ment de  sa  pension  étant  devenu  beaucoup  plus  lent 
et  plus  difficile,  lui  répondant  fut  obligé  de  venir  en 
cette  ville  de  Paris;  il  y  a  demeuré  quatre  ans.  Il 
logea  d'abord  chez  le  nommé  Regnard,  près  les 
Blancs-Manteaux,  ensuite  chez  la  demoiselle  Fave- 
guet,  rue  des  Gannettes,  et  enfin  chez  la  dame  Rol- 
land, rue  de  Vaugirard,  où  il  demeurait  encore  lors 
de  sa  détention  (1)  ». 

N'oublions  pas  que  c'est  un  accusé  sur  la  sellette 
qui  parle,  et  de  plus  à  la  Bastille,  et  ne  croyons  pas 
à  la  lettre  tout  ce  qu'il  dit  de  lui-môme.  Mestrezat 
glisse  lestement  sur  sa  rentrée  en  France,  qui  l'avait 
rendu  passible  de  la  peine  de  mort;  il  ajoute  aussitôt 
qu'il  se  convertit  volontairement.  Pour  ceci,  nous  ne 
le  croirons  pas,  et  D'Argenson,  qui  était  un  homme 
d'esprit,  ne  le  crut  certainement  pas  non  plus.  Il  est 
évident  que  Mestrezat  n'abjura  que  quand  il  se  vit 
découvert  ou  sur  le  point  de  l'être.  Nous  ne  croyons 

(1)  Ms.  de  la  Biblioth.  nation.,  Fr.  7045,  ^  2Aib. 


JEAN  MESTREZAT  407 

pas  davantage  que  ses  fréquents  voyages  de  Chau- 
mont  à  Paris,  n'eussent  pour  Lut  que  de  toucher  la 
pension  des  ministres  convertis  ;  nous  pensons,  au 
contraire,  que  abjuration,  pension,  voyages,  certifi- 
cat de  fréquentes  communions,  correspondance  avec 
un  bénédictin,  ne  servaient  qu'à  cacher  un  prédica- 
teur qui  venait  à  Paris  soutenir  ses  frères,  et  que  les 
prétendues  calomnies  répandues  sur  son  compte  à 
Chaumont  étaient  la  vérité  :  Mestrezat  n'était  con- 
verti qu'en  apparence  et  croyait  retrouver  à  Paris  la 
liberté  de  ses  mouvements,  en  échappant  à  la  surveil- 
lance de  son  évoque  et  aux  propos  d'une  petite  ville 
de  province. 

Évidemment  cette  conduite  où  il  entre  beaucoup 
de  duplicité,  n'offre  pas  le  dévouement  dans  toute  sa 
pureté.  Mestrezat  n'a  pas  la  droiture  et  la  fermeté  de 
ses  collègues  qui  sacrifièrent  leur  vie  à  leur  cons- 
cience ;  mais  pour  être  plus  terre  à  terre,  son  zèle 
huguenot  ne  peut  cependant  être  nié.  Mestrezat  eut 
peur,  mais  il  prêcha  tout  en  ayant  peur;  il  s'accom- 
moda au  temps  et  aux  circonstances,  mais  pour  agir 
et  non  pour  rester  inutile.  Or  les  circonstances  étaient 
plus  difïiciles  que  jamais.  Depuis  les  arrestations  de 
Cardel,  De  Salve,  Lestang,  De  Malzac,  Giraud  et 
Givry,  les  pasteurs  qui  n'avaient  point  abjuré  ne 
s'aventuraient  plus  à  Paris.  Tandis  que  Brousson  lui- 
même  n'osa  y  entrer  en  1695,  et  passa  prudemment  à 
distance,  Mestrezat  s'y  était  installé  la  même  année,  et, 
malgré  l'arrestation  de  son  collègue  Leclerc,  en  1697, 
y  fut  plus  de  trois  ans  sans  être  inquiété.  Cependant 
un  espion,  qui  le  surveillait,  Blattier,  le  dénonça,  à 


408  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

la  fin  d'octobre  1698,  comme  tenant  des  assemblées, 
et  le  fit  arrêter  quelques  mois  après  (1).  Ce  qui  le  per- 
dit fut  sans  doute  qu'il  fréquentait  le  pasteur  de  l'am- 
bassade de  Hollande,  et  les  assemblées  qui  avaient  lieu 
chez  l'envoyé  de  Brandebourg.  Il  entra  à  la  Bastille  le 
10  février  1699  (par  ordre  du  9),  en  qualité  de  relaps 
et  de  relaps  pensionné.  Le  traître  qui  l'avait  livré 
reçut  le  prix  de  sa  capture,  par  ordre  du  3  mars. 

Les  objets  trouvés  chez  Mestrezat  étaient  des  plus 
compromettants  :  un  petit  rond  de  métal  blanc,  que 
la  police  ne  désigne  pas  autrement  (c'était  un  méreau 
destiné  à  faire  reconnaître  le  pasteur,  et  sans  lequel 
aucun  fidèle  ne  pouvait  communier) ,  les  Psaumes  de 
David,  les  Sermons  de  Michel  Lefaucheur,  le  Tracta- 
tus  dejustifîcatione  hominis  coram  Deo,  le  Traité  de 
l'Église  de  Mornay,  un  Abrégé  des  controverses.  L'un 
des  manuscrits  commençait  par  ces  mots  :  «  Il  ne 
faut  pas  contracter  alliance  avec  les  infidèles.  »  —  On 
ne  pouvait  être  mieux  pris  en  flagrant  délit,  et  il  y  a 
lieu  de  s'étonner  que,  en  l'interrogeant,  D'Argenson 
ne  l'ait  pas  pressé  le  moins  du  monde  sur  le  fait  des 
assemblées. 

Les  Mémoires  sur  la  Bastille  s'expriment  ainsi  sur 

(1)  C'est  sans  doute  à  son  sujet  que  fut  donné  l'oi-dre  du  10  fé- 
vrier 1698,  lequel  porte  qu'il  faut  surveiller  le  nommé  Persigny  (Pres- 
signy?  voir  p.  308),  et  tâcher  par  tous  les  moyens  d'arrêter  le  ministre 
auquel  il  est  soupçonné  de  donner  retraite  {Reg.  du  Secret.,  0.  42).  Et 
c'est  encore  à  lui  que  doivent  se  rapporter  ces  lignes,  adressées  à 
D'Argenson,  le  20  janvier  1699,  par  le  secrétaire  d'Etat  chargé  des 
affaires  de  la  religion  :  «  Vous  ne  pouvez  faire  trop  de  diligence  pour 
arrêter  celui  qu'on  soupçonne  d'être  ministre.  »  [Ibid.,  0.  43). 


JEAN  MESTREZAT  409 

le  compte  de  Mestrezat  :  «  Il  était  ministre  de  la 
R.  P.  R.,  et  après  avoir  fait  à  Langres  une  fausse 
abjuration,  qui  lui  avait  procuré  la  pension  des 
ministres  convertis,  il  allait  à  Paris  de  maison  en 
maison,  pour  y  visiter  les  protestants  malades  et  les 
confirmer  dans  leurs  préventions.  On  prétendait 
même  qu'il  leur  avait  quelquefois  donné  la  Cène; 
mais  on  n'en  avait  pu  avoir  la  preuve.  Pendant  sa 
détention  à  la  Bastille,  il  n'a  jamais  voulu  entendre 
parler  de  religion  catholique.  L'abbé  Lefébure,  capu- 
cin apostat,  qui  mourut  à  la  Bastille,  sur  la  fin  de 
l'été  1703,  d'une  manière  très-édifiante,  était  de  la 
même  chambre  que  Mestrezat,  qui  n'en  parut  que 
plus  endurci  ;  car  bien  loin  de  respecter  les  sacre- 
ments de  l'Église,  que  ce  pauvre  homme  reçut  avec 
une  piété  tout  à  fait  exemplaire,  il  affecta  toujours 
de  mettre  la  couverture  sur  son  visage  pour  ne  pas 
voir  cette  cérémonie  ». 

Une  fois  à  la  Bastille,  Mestrezat  se  déclara  franche- 
ment, jeta  le  masque  et  brisa  ce  joug  d'hypocrisie 
qui  lui  pesait  depuis  si  longtemps.  Il  voulait  mourir 
en  paix  avec  sa  conscience.  Ceux  qui  firent  plus  et 
mieux  que  lui  dans  ces  temps  horribles  auraient 
seuls  le  droit  de  le  censurer.  Pour  nous,  nous  trou- 
vons encore  quelque  chose  à  imiter  dans  sa  vie  ; 
malgré  sa  faiblesse  de  caractère,  ce  qui  domine  en 
lui  c'est  l'amour  de  son  Église  et  le  zèle  pour  ses 
frères.  Il  languit  six  années  à  la  Bastille  et  y  mourut, 
âgé  de  soixante-douze  ans,  le  24  avril  1705,  «  n'ayant 
jamais  voulu  se  convertir.  »  11  fut  enterré  le  même 
jour  dans  les  casemates  du  château. 


XVI 


SALOMON  LEGLERC 


Du  moment  que  la  vertu  n'est  plus  entière,  elle 
baisse  si  rapidement  qu'elle  ne  mérite  bientôt  plus 
ce  nom.  D'un  autre  côté,  l'iiistoire  vraie  n'est  qu'une 
galerie  de  tableaux,  où  la  physionomie  morale  des 
hommes  qui  ont  exercé  quelque  influence  sur  leurs 
semblables,  est  fidèlement  reproduite,  dans  sa  no- 
blesse ou  dans  son  abaissement,  toujours  avec  la 
même  exactitude,  si  ce  n'est  avec  la  même  sympa- 
thie. Voilà  pourquoi  nous  consacrons  quelques  lignes 
à  un  personnage  peu  fait  pour  tenter  un  biographe 
qui  ne  voudrait  que  prêcher  pour  son  saint  ou  pour  sa 
paroisse.  Non-seulement  il  lui  manque  le  courage  de 
ses  deux  homonymes  de  Meaux,  qui,  au  XVP  siècle, 
payèrent  de  leur  vie  leur  attachement  à  la  Réforme  ; 
mais  encore,  en  fait  de  manque  de  franchise  et  de 
malsaine  habileté,  il  est  de  plusieurs  degrés  au-des- 
sous de  Mestrezat,  dont  il  n'eut  pas  surtout  le  réveil 
ihial.  La  Bastille  releva  et  purifia  la  conscience  de 
celui-ci,  tandis  que  celle  de  Leclerc  y  succomba  deux 
fois  et  définitivement. 

Né  à  Loudun  en  1639,  et  pasteur  à  Orléans  lors  de 
la  Révocation,  Salomon  Leclerc  fut  conduit  dans  le 


SALOMON  LECLERC  411 

terrible  donjon  dont  il  ne  sortit  qu'après  avoir  fait 
abjuration.  A.bjurer  à  la  Bastille  était  une  faiblesse 
assez  commune;  on  pourrait  (et  peut-être  on  devrait) 
compter  les  personnes  qui  surent  résister  à  l'horreur 
de  ses  cachots.  Mais  comme  l'abjuration  ne  faisait 
pas  toujours  tomber  les  verroux,  et  que  les  promes- 
ses des  convertisseurs  n'étaient  parfois  qu'un 
leurre  (1),  il  fallait  surtout  que  la  conversion  parût 
sincère  et  qu'on  déployât  assez  d'habileté  pour  obte- 
nir la  liberté.  Chez  beaucoup  cet  acte  de  duplicité 

(Ij  Le  Révérend  Père  Riquelet,  confesseur  de  la  Bastille,  y  garda 
dix-huit  ans  Cottereau  de  Nîmes,  soupçonné  d'être  venu  plusieurs  fois 
de  Londres  à  Paris,  pour  confirmer  ses  frères  dans  la  foi  proscrite. 
César  ministre  suisse,  plus  maltraité  que  les  autres  prisonniers  parce 
qu'il  avait  célébré  des  mariages  à  Paris,  resta  dans  un  cachot  vingt- 
cinq  ans,  c'est-à-dire  jusqu'à  sa  mort.  Tous  deux  avaient  pourtant 
abjuré. 

Les  lignes  suivantes  de  C.  de  Renneville  [L'Inquisit.  franc.,  1715 
in-S",  I  129)  concernant  un  prisonnier  de  la  Bastille,  doivent  s'appli- 
quer à  César,  ou  à  Jean  Cardel  de  Tours,  que  l'auteur  confondait 
avec  Paul  Cardel,  pasteur  du  Désert,  un  moment  emprisonné  aussi  à 
la  Bastille  :  Falourdet  «  parla  encore  à  un  ministre  protestant  qui 
était  dans  un  état  déplorable,  et  qui  ne  voulut  pas  lui  dire  son  nom. 
Depuis  une  longue  suite  d'années,  il  était  dans  un  trou  obscur,  où  le 
jour  n'entrait  jamais,  où  le  barbare  Bernaville  l'avait  enfermé  pour 
lui  faire  abjurer  la  l'eligion.  On  lui  portait  à  manger  aux  flambeaux, 
et  comme  ce  déplorable  affligé  s'opiniâtrait  à  ne  pas  manger,  qu'on 
ne  lui  eût  permis  de  voir  le  soleil  encore  une  fois  avant  que  de 
mourir,  il  l'entendit  battre  cruellement  à  coups  de  nerfs  de  bœuf 
par  des  soldats,  en  présence  du  cruel  Bernaville,  pour  le  forcer  à 
manger,  et  qui  lui  disait  impitoyablement  :  Tu  ne  verras  jamais  le 
soleil,  vieux  tison  d'enfer,  que  tu  ne  sois  catholique  ;  et  le  pauvre 
homme,  quoique  devenu  fou,  priait  Dieu  pendant  qu'on  l'assommait 
inhumainement  ». 


412       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

était  atténué  par  une  résolution  invincible  de  n'user 
de  cette  liberté  que  pour  s'enfuir,  et  aller  témoigner 
de  leur  repentance  à  l'étranger.  Il  n'en  fut  pas  de 
même  pour  Leclerc.  Il  toucha,  comme  Mestrezat,  la 
pension  de  ministre  converti,  et  de  plus  il  en  solli- 
cita une  autre  du  clergé,  qui  lui  accorda  quatre  cents 
livres  (total  neuf  cents).  Après  qu'il  se  fut  ainsi  décon- 
sidéré, on  le  contraignit  de  retourner  à  Orléans,  et, 
pour  que  son  déshonneur  fût  rendu  public,  de  faire 
profession  ouverte  de  catholicisme,  d'assister  à  la 
messe, de  communier,  de  hanter  lesprêtres,  qui  avaient 
l'œil  sur  lui,  et  de  donner  à  ses  anciennes  ouailles  le 
plus  déplorable  exemple  (1).  Cependant  il  continua 
de  recevoir  un  si  grand  nombre  d'entre  elles,  il  leur 
rendit  tant  de  visites,  que  le  cardinal  Coislin,  évo- 
que de  la  ville,  s'en  inquiéta  et  lui  fit  à  ce  sujet,  au 
mois  d'avril  1696,  des  observations  auxquelles  le  ca- 
tholique suspect  s'empressa  d'obtempérer,  en  res- 
treignant ses  relations,  et  en  priant  le  curé  de  St-Ma- 
clou  d'entrer  dans  sa  maison  toutes  les  fois  qu'il 
jugerait  à  propos  de  voir  ce  qui  s'y  passait,  et  de  lui 
prescrire  telle  règle  qu'il  voudrait. 

Cette  soumission  plus  apparente  que  réelle  ne  lui 
rendit  pas  l'entière  confiance  du  clergé.  On  remar- 
qua bientôt  qu'il  était  moins  assidu  à  la  communion, 
qu'il  allait  d'ordinaire  à  Paris,  «  aux  environs  de  la 
fête  de  Pâques  et  de  la  fête  de  Notre-Dame  de  scp- 


(1)  Fénelon  ue  rougit  pas  d'avoir  recours  au  même  moyen  envers 
les  quelques  pasteurs  de  Saintonge  qui  avaient  eu  le  malheur  d'ab- 
jurer. 


SALOMON  LECLERC  ^^^ 

tembre  »,  deux  des  quatre  époques  où  l'Église  réfor- 
mée célèbre  la  Gène.  Allait-il  la  célébrer  dans  un 
petit  cercle  de  parents  et  d'amis?—  Très-probable- 
ment, puisqu'il  y  tenait  des  assemblées.   Leur  foi 
n'étant  pas  assez  profonde  pour  qu'ils  fussent  prêts  à 
tous  les  sacrifices,  brebis  et  pasteur  conservaient 
cependant  un  certain  zèle  pour  leur  culte.  Un  seul, 
le  nommé  Bolain,  paraît  avoir  dépassé  le  niveau  de 
cette  piété  un  peu  attiédie  et  dépourvue  d'héroïsme. 
Les  réunions  secrètes  qui  duraient  depuis  plusieurs 
années  n'ayant  jamais  eu  de  suites  fâcheuses,  Lcclerc 
s'enhardit  jusqu'à  tenter  de  s'établir  à  Paris,  sous  le 
double  prétexte  de  faire  donner  h  sa  femme  malade 
des  soins  qu'elle  ne  pouvait  trouver  en  province,  et 
de  marier  sa  fille,  recherchée  par  un  nommé  Duples- 
sis-Levasseur.  Il  fit  donc  venir  une  partie  de    ses 
meubles,  laissant  le  reste  à  Orléans,  pour  ne  pas 
donner  l'éveil  sur  son  projet,  qui  était  sans  doute  de 
passer  à  l'étranger  avec  sa  famille;  de  plus,  sous  pré- 
texte d'économie,  il  retira  son  fils  de  la  maison  des 
Pères  de  l'Oratoire  de  Vendôme. 

C'en  était  trop.  Arrivé  à  Paris  aux  approches  de 
Pâques  1697,  Leclerc  fut  épié  par  la  police,  et  suivi 
pas  à  pas  du  4  au  9  avril.  Le  matin  du  4,  on  le  vit  se 
promener  dans  sa  chambre  en  prenant  des  notes, 
comme  s'il  préparait  un  discours.  Entre  huit  et  neuf 
heures,  il  se  rendit  chez  M-"  du  Goudray,  rue  de 
Maçon,  à  la  première  porte  cochère,  en  entrant  par 
la  rue  de  La  Harpe  (1).  Dans  la  même  maison  demeu- 

(1)  On  se  souvient  que  De  Malzac  fréquentait  la  maison  de  M^^s  du 
Coudray,  rue  de  La  Harpe. 


414  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

raient  les  dames  de  Manceaux  et  de  Bouilly,  veuves, 
le  sieur  Dise,  gentilhomme  de  Normandie,  et  sa 
femme,  tous  nouveaux  catholiques,  peu  ou  point 
convertis.  Trois  hommes  y  entrèrent  aussitôt  après 
l'arrivée  du  ministre,  et  l'on  entendit  celui-ci  dire 
en  sortant  à  quelqu'un  qui  l'accompagnait  :  Monsieur, 
il  faut  changer  de  maison. 

On  le  vit  ensuite  aller  rue  Quincampoix,  chez  son 
beau-frère  Bagnaux,  de  la  maison  duquel  sortirent 
quelque  temps  après  cinq  dames,  dont  l'une  était  la 
sœur  de  M""=  Bagnaux,  une  autre.  M'""  Dise,  etc.  Il 
fréquentait  aussi  les  sieurs  du  Gandal  et  leurs  sœurs, 
fort  mauvais  catholiques,  et  affectait  parfois  de  faire 
plusieurs  tours  dans  les  rues  avant  d'entrer  chez 
M"""  du  Goudray,  pour  dépister  la  police  s'il  était 
suivi. 

Un  soir,  il  alla  rue  Bourg-l'abbé,  Au  bon  Chrétien, 
chez  Freguevet,  où  le  suivirent  deux  hommes  et 
deux  femmes;  ces  dernières  dirent,  en  sortant, 
qu'elles  étaient  très-contentes  de  ce  qu'elles  avaient 
entendu.  On  le  suivit  encore  jusque  chez  Dauvré, 
libraire  de  la  rue  St-Jacques,  chez  qui  dix  à  douze 
personnes  se  trouvaient  réunies;  puis,  le  9  avril, 
jusque  chez  Duglad,  rue  des  deux  Boules,  et,  le  même 
jour,  rue  Bertin-Poirée,  jusque  chez  le  banquier 
Harau,  oîi  Duglad  et  Bagnaux  entrèrent  après  lui  et 
où  vint  ensuite  une  nombreuse  société  d'hommes  et 
de  femmes. 

La  police  savait  fort  bien,  malgré  les  cartes  qu'on 
posait  sur  la  table,  à  quoi  toutes  ces  personnes  «  d'une 
conversion  très-suspecte  «  passaient  leur  temps.  Du 


SALOMON  LECLERG  415 

reste  elle  surveillait  aussi  la  correspondance  du 
ministre,  et  y  trouvait  des  phrases  comme  celle-ci, 
qu'il  écrivait  à  sa  femme  :  «  J'attendrai  de  tes  nou- 
velles, pour  savoir  ce  que  je  deviendrai.  »  Dans  une 
lettre  que  son  frère  lui  adressa,  le  24  août,  lettre  qui 
parlait  de  la  paix  que  tout  le  monde  tenait  pour 
assurée,  et  qui  fut,  en  effet,  signée  à  Ryswick,  le 
20  septembre,  on  lisait  :  «  Dieu  veuille  qu'elle  se 
fasse  aux  conditions  que  nous  souhaitons.  »  —  Ces 
conditions  souhaitées  n'étaient  un  secret  pour  per- 
sonne; chacun  savait  que  les  alliés  protestants  ne 
pouvaient  faire  la  paix  avec  Louis  XIV,  sans  lui  avoir, 
au  moins  pour  la  forme,  demandé  le  rétablissement 
des  protestants  français  dans  leurs  droits,  biens,  pri- 
vilèges et  liberté  de  conscience.  —  Le  pensionnaire 
du  roi  et  du  clergé  de  France  fut  donc  arrêté  après 
six  ou  sept  mois  de  séjour  à  Paris,  et  réintégré  à  la 
Bastille. 

Cette  nouvelle  épreuve  lui  ôta  toute  énergie.  Le 
malheureux  retomba  plus  bas  que  jamais  :  vérité, 
conscience,  dignité,  il  foula  tout  aux  pieds.  On  souf- 
fre plus  qu'on  ne  saurait  dire  à  la  lecture  de  l'inter- 
rogatoire (1)  que  lui  fit  subir  D'Argenson,  le  29  octo- 
bre. Plus  rusé  qu'un  vieux  procureur,  plus  habile 
que  le  lieutenant  de  police  lui-même,  qui  cherche  à 
l'enlacer  par  mille  questions  imprévues,  il  a  réponse 
à  tout,  ne  se  trouble  qu'une  fois  et  pour  un  instant. 
11  mêle  savamment  le  vrai  au  faux,  avoue  des  pecca- 
dilles et  nie  effrontément  les  faits  les  plus  graves;  il 

(1)  Bullet.,  XIV  14. 


416  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

va  jusqu'à  dénoncer  les  Parisiens  qu'il  croit  les  plus 
opposés  au  catholicisme,  au  risque  d'attirer  sur  eux, 
c'est-à-dire  sur  ses  ouailles,  le  terrible  châtiment  de 
la  Bastille.  Pour  lui,  il  en  veut  sortir  à  tout  prix. 

Ainsi,  à  l'en  croire,  loin  d'être  venu  à  Paris  pour 
tenir  des  assemblées,  il  ne  s'y  serait  rendu  que  pour 
solliciter  le  paiement  de  sa  pension  dont  plus  de 
cinq  annuités  lui  étaient  dues  (c'est  la  raison  invo- 
quée aussi  par  Mestrezat,  et  qui  prouve,  soit  dit  en 
passant,  que  les  persécuteurs  mettaient  plus  d'em- 
pressement à  faire  arrêter  les  ministres  fonctionnant, 
qu'à  salarier  les  ministres  apostats).  Ce  qui  a  retardé, 
dit-il,  le  mariage  de  sa  fille,  c'est  qu'il  ne  veut  pour 
gendre  qu'un  bon  catholique,  tandis  que  Duplessis- 
Levasseur  (qui  n'avait  jamais  abjuré)  avait  «  quel- 
cpies  peines  à  s'approcher  du  saint-sacrement.  » 
M""*^  du  Goudray  et  ses  deux  voisines  ne  sont  «  pas 
bien  prévenues  en  faveur  de  la  religion  catholique 
et  romaine.  »  Bolain  est  un  «  protestant  déréglé  et 
fort  emporté.  »  Freguevet,  le  vieil  ami  chez  lequel  il 
avait  tenu  des  assemblées,  est  un  «  homme  très-cha- 
ritable, quoique  peu  persuadé  de  plusieurs  vertus 
catholiques.  »  Dans  toutes  les  réunions  où  il  s'est 
trouvé,  il  ne  s'est  occupé  que  de  sa  partie  de  piquet. 
Il  est  prêt  à  se  défaire  des  livres  hérétiques  que  l'in- 
tendant De  Bezons  lui  a  rendus,  et  dont  il  n'a  fait 
depuis  aucun  usage,  s'étant  «  appliqué  à  la  lecture 
des  livres  catholiques,  qui  l'ont  confirmé  dans  les 
sentiments  de  conversion,  qu'il  se  fera  gloire  de  pro- 
fesser jusqu'à  la  mort  ». 

Une  longue  habitude  de  la  dissimulation  et  de  ses 


SALOMON  LEGLERG  417 

ruses  savantes  et  sans  pudeur  sauva  le  misérable 
Leclerc,  il  fut  bientôt  relâché,  et  on  lui  rendit  même 
sa  pension,  en  1699,  parce  qu'il  «  donnait  des  mar- 
ques d'une  conversion  sincère  ». 


27 


I 


XVII 


JEAN  BONNEAU. 


Jean  Bonneau,  dont  la  vie  presque  analogue  à 
celles  de  Mestrezat  et  de  Leclerc,  est  cependant  plus 
conforme  à  celle  du  premier  qu'à  celle  du  second, 
naquit  àAubusson,  en  1634.  Il  était  fils  du  pasteur  de 
cette  ville.  Son  père,  «  homme  d'une  piété  et  d'une 
probité  exemplaires  »  (1)  n'ayant  pas  d'autre  enfant, 
n'épargna  rien  pour  le  remplir  de  science  et  de  vertu. 
Envoyé  à  Genève,  où  il  étudia  la  théologie,  le  jeune 
homme  fut  reçu  et  logé  dans  la  maison  du  célèbre 
professeur  Turretin.  De  là  il  se  rendit  à  Montpellier, 
pour  suivre  les  cours  de  la  faculté  de  médecine,  et 
s'y  livra  à  la  débauche,  au  dire  de  Constantin  de 
Benneville,  écrivain  caustique,  médisant  et  dépourvu 
d'autorité,  qui  paraît  avoir  pris  Bonneau  en  grippe 
à  la  Bastille,  peut-être  parce  que  celui-ci  ne  lui 
témoignait  qu'une  médiocre  estime. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Jean  Bonneau  succéda  à  son 
père  dans  l'Église  d'Aubusson.  Quant  vint  la  révoca- 
tion de  l'édit  de  Nantes,  manquant  de  l'énergie 
nécessaire  pour  suivre  ses  collègues  dans  l'exil,  Bon- 

(1)  De  Renneville,  L' Inquisition  française,  III  303. 


JEAN  BONNEAU  419 

neau  feignit  de  se  convertir,  et  toucha  très-probable- 
ment, comme  Mestrezat  et  Leclerc,  le  honteux  salaire 
des  ministres  apostats.  Puis,  tourmenté  par  le 
remords,  il  vint  à  Paris,  où,  sous  prétexte  d'exercer 
la  médecine,  il  se  fit  un  devoir  de  visiter  les  protes- 
tants malades,  «  moins  pour  soulager  leurs  douleurs 
physiques,  dit  la  France  protestante,  que  pour  leur 
porter  des  consolations.  Il  échappa  longtemps  aux 
argus  de  la  police,  qui  pourtant  traquaient  les  réfor- 
més comme  des  malfaiteurs;  mais  il  finit  par  être 
découvert.  »  La  quantité  de  livres  protestants  qu'on 
trouva  chez  lui,  et  qui  dénotait  sa  persévérance  dans 
la  foi  proscrite,  le  fit  jeter  à  la  Bastille  ;  il  y  entra  le 
22  mai  1700,  en  vertu  d'un  ordre  signé  de  M.  de  Pont- 
chartrain  (1). 

«  Les  notes  qui  nous  sont  parvenues,  lit-on  dans  les 
Mémoires  sur  la  Bastille,  ne  disent  rien  de  la  sortie 
de  ce  prisonnier  ;  elles  marquent,  au  contraire,  que 
ce  qui  s'opposait  à  sa  liberté,  était  premièrement  sa 
catholicité  qui  paraissait  douteuse,  et  qu'ainsi  sa  pré- 
sence ne  pouvait  que  confirmer  les  protestants  mal 
convertis,  et  leur  persuader  qu'on  se  relâchait  à  leur 
égard.  Secondement  qu'il  ne  se  présentait  personne 
pour  se  charger  de  lui,  et  que  dans  l'état  où  le  rédui- 
saient les  infirmités  continuelles  dans  lesquelles  il 
était  tombé  et  qui  le  menaçaient  d'une  mort  pro- 
chaine, ce  serait  l'exposer  à  mourir  sans  secours  que 
de  lui  rendre  sa  liberté.  Que  le  despotisme  est 
humain  !  » 

(1)  Mém.  sur  la  Bastille. 


I 


420       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

La  trahison  de  Goupil,  qui  avait  fait  arrêter  Bon- 
neau,  n'était  pas  encore  rémunérée  cinq  ans  après  ; 
nous  voyons  par  une  lettre  du  3  juin  1705  (1)  qu'il 
réclamait  toujours  «  la  récompense  ordonnée  par  la 
déclaration  du  mois  de  juillet  1686.  » 

L'auteur  des  Mémoires  sur  la  Bastille,  suivi  par  la 
France  protestante,  s'est  trompé  en  affirmant  que 
Bonneau  «  vieillard  plus  que  septuagénaire  et  dont 
l'esprit  était  tout  à  fait  dépaupéré  »,  ne  sortit  pas  du 
terrible  donjon.  Il  mourut  à  Gharenton  où  on  l'avait 
transféré,  ainsi  qu'il  résulte  de  la  lettre  qu'un  secré- 
taire d'Etat  adressait  à  M.  Turgot,  le  30  décembre 
1705  :  «  Un  ministre  de  la  R.  P.  R.  nommé  Bonneau, 
qui  était  devenu  faible  d'esprit,  et  qui  avait  été  mis 
pour  cela  au  couvent  de  la  charité  à  Gharenton,  y  est 
mort  depuis  peu,  ayant  fait  paraître  dans  les  derniers 
jours  de  sa  vie  assez  de  raison  pour  mériter  les  sacre- 
ments de  l'Église  ;  comme  il  avait  quelque  bien  à 
Tours,  j'ai  cru  devoir  vous  donner  cet  avis.  »  Selon 
Renneville,  il  avait  déjà  communié  à  la  Bastille,  on 
lui  coupait  sa  barbe  blanche  pour  qu'il  le  lit  décem- 
ment ;  «  il  était  petit  et  fort  maigre,  et  si  faible  qu'il 
ne  fallait  que  le  pousser  légèrement  pour  le  faire 

tomber.  » 

Quel  triomphe  que  ces  communions  d'un  ministre 
âgé,  que  l'isolement  perpétuel,  les  privations  de  tout 
genre,  les  mauvais  traitements,  l'horreur  des  cachots, 
la  Bastille  en  un  mot,  avaient  hébété,  réduit  à  l'état 
de  squelette  ambulant  et  inconscient  !  Gette  conver- 

(1)  Reg.  du  Secret.,  0.  252. 


JEAN  BONNE  AU  421 

sion  in  articula  dementise  est  d'un  nouveau  genre,  et 
non  le  moins  odieux.  C'est  à  peu  de  chose  près  celle 
que  recommandait  Fénélon,  quand  il  parlait  des 
malades  qu'il  fallait  pousser  peu  à  peu  et  sans  vio- 
lence à  faire  des  actes  de  catholicisme. 


XVIII 


ISRAËL  LEGOURT. 


A  côté  des  pasteurs,  ou  plutôt  en  leur  absence,  il  y 
avait  le  prédicant,  c'est-à-dire  le  laïque  qui  présidait 
le  culte,  faisait  les  prières,  lisait,  récitait  un  sermon 
imprimé  ou  improvisait  une  exhortation.  Il  y  en  eut, 
dès  1685,  dans  le  Nord  comme  dans  le  Midi  ;  mais  le 
supplice  subi  par  un  grand  nombre  de  ceux  du  Midi, 
donna  plus  de  retentissement  et  d'éclat  à  leur  nom, 
tandis  que  ceux  du  Nord,  moins  cruellement  punis, 
sont  restés  presque  tous  ignorés. 

M.  Francis  Waddington  a  consacré  à  l'un  d'eux  les 
lignes  suivantes  (1)  : 

«  Un  jeune  homme  natif  de  Montivilliers,  nommé 
Israël  Lecourt,  se  sentant  la  noble  vocation  d'exhorter 
ses  frères  à  persévérer  dans  leur  foi  religieuse,  em- 
ploya plusieurs  années  à  visiter,  en  qualité  d'évangé- 
liste,  les  protestants  disséminés  de  la  Haute  et  Basse- 
Normandie.  Tout  ce  que  nous  savons  de  lui,  c'est  qu'il 
fut  arrêté  en  1693  et  emprisonné  à  Caen  ;  on  saisit 
sur'lui  une  lettre  adressée  au  ministre  Jurieu  de  Rot- 
terdam, où  il  rendait  compte  de  la  mission  qu'il  avait 

(1)  Le  protestantisme  en  Normandie^  p.  27,  etc. 


ISRAËL  LECOURT  423 

entreprise.  Nous  en  extrayons  quelques  passages  qui 
nous  fournissent  d'intéressants  détails  sur  l'état  des 
protestants  de  Normandie  pendant  ces  années  si  dif- 
ficiles pour  eux.  Il  est  bon  d'observer  que  ce  jeune 
évangéliste  demandait  à  recevoir  la  consécration  au 
saint  ministère,  alin  de  pouvoir  baptiser  et  marier  ; 
cela  explique  le  sens  de  quelques  expressions  qui 
peuvent  paraître  manquer  de  modestie. 

«  Celui  qui  vous  adresse  cette  lettre,  dit-il,  est  un 
jeune  exhortateur,  qui  a  trouvé  à  propos  de  vous 
écrire  pour  vous  demander  conseil  touchant  bien  des 
choses,  et  pour  vous  informer  particulièrement  de 
celles  qu'il  a  faites  en  France  depuis  bientôt  sept 
années. 

«  Comme,  Monsieur,  vous  êtes  celui  de  tous  nos 
pasteurs  de  qui  nous  avons  reçu  le  plus  de  consola- 
tion et  d'instruction,  par  les  lettres  pastorales  que 
vous  avez  eu  la  charité  de  faire  tenir  aux  fidèles  pro- 
testants qui  sont  restés  dans  notre  France,  aussi  vous 
avons-nous  une  singulière  obligation.  Cette  charité 
me  fait  espérer  que  vous  ne  refuserez  pas  mes  sup- 
plications ;  l'espoir  que  j'en  ai  me  donne  la  hardiesse 
de  vous  écrire  plutôt  qu'à  aucun  de  nos  pasteurs  ;  car 
nous  avons  vu  dans  vos  écrits  l'approbation  que  vous 
avez  donnée  aux  assemblées  qui  se  sont  formées 
dans  plusieurs  provinces  de  France,  au  milieu  des- 
quelles j'ai  eu  le  bonheur  de  paraître  des  premiers, 
puisque  depuis  l'âge  de  seize  ans,  j'ai  commencé  à 
me  trouver  dans  de  fort  nombreuses  assemblées,  où 
je  faisais  de  petites  exhortations,  après  lesquelles 
j'adressais  à  Dieu  d'ardentes  prières  qui  leur  étaient 


424       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

d'une  grande  consolation,  qui  rallumaient  leur  zèle 
et  ranimaient  leur  courage.  Voilà  le  succès  qu'a  eu  le 
commencement  du  ministère  que  j'ai  exercé,  depuis 
que  j'ai  commencé,  deux  mois  et  demi  ou  trois  mois 
tout  au  plus  après  les  malheureuses  signatures,  sans 
avoir  discontinué  depuis  ce  temps-là  (1). 

«  J'ai  demeuré  dans  la  Haute-Normandie  près  de 
trois  ans,  pendant  lesquels  plusieurs  personnes  se 
sont  voulu  ingérer  d'endoctriner  le  peuple  ;  mais  ils 
n'ont  pas  bien  réussi,  parce  qu'ils  n'avaient  pas  de 
dons  pour  cela.  Il  y  en  avait  d'autres  qui  avaient  le 
don  de  retenir  des  sermons  par  mémoire  et  qui  les 
déclamaient  dans  les  assemblées  ;  combien  qu'ils  les 
récitassent  parfaitement  bien,  le  peuple  ne  s'en  trou- 
vait pas  très-édifié,  ce  qui  est  la  cause  qu'ils  ont  cessé, 

si  bien  que  nous  avons  demeuré  seuls,  M et 

moi. 

«  Combien  que  j  e  f usse  j eune ,  mes  premières  exhorta- 
tions  ne  laissaient  pas  de  toucher  le  peuple  ;  il  est  vrai 
que  les  premiers  qui  ont  composé  les  assemblées  n'é- 
taient que  de  simples  bourgeois  et  de  pauvres  paysans  ; 
mais  on  ne  tarda  pas  à  y  voir  des  personnes  de  toute 
condition,  qui  faisaient  dessein  au  milieu  des  assem- 
blées de  ne  plus  aller  à  la  messe,  et  de  jour  en  jour 
on  voyait  les  assemblées  s'augmenter  en  nombre  con- 
sidérable... Lorsque  je  vis  que  Dieu  donnait  de  si 
heureuses  issues  à  de  telles  entreprises,  je  commen- 


(1)  Nous  voyons  par  son  interrogatoire  qu'il  avait  commencé  par 
signer  son  abjuration  en  1685,  devant  l'official  de  l'abbaye  des  Dames  de 
Montivilliers. 


ISRAËL  LECOURT  425 

çais  à  prendre  un  texte  de  l'Ecriture  sainte  pour  for- 
mer le  sujet  de  mon  discours  et  consultais  les  écrits 
que  les  docteurs  avaient  composé  sur  un  sujet,  afin 
de  m'y  conformer  autant  qu'il  me  serait  possible,  et 
je  m'appliquais  aussi  à  finir  toutes  mes  actions  sur 
les  malheurs  où  nous  étions,  afin  d'exhorter  les  fidè- 
les à  les  supporter  avec  patience.  Voilà  ce  qui  s'est 
fait  dans  la  province  où  j'ai  commencé,  durant  un 
peu  plus  de  deux  ans.  Nos  assemblées  ont  été  quel- 
quefois interrompues  par  les  ennemis  de  notre  reli- 
gion, cela  arrivait  aussi  par  l'imprudence  de  ceux 
qui  se  rencontraient  ;  mais  la  Providence  a  tellement 
conduit  toutes  mes  entreprises,  qu'il  ne  m'est  jamais 
arrivé  aucun  inconvénient,  combien  que  j'ai  été  dans 
les  prisons  pour  y  consoler  ceux  qui  y  étaient  déte- 
nus pour  cause  de  religion.  Je  me  suis  trouvé  au 
milieu  d'assemblées  composées  déplus  de  deux  mille 
personnes,  qui  étaient  environnées  quelquefois  de 
quarante  ou  de  cinquante  personnes  armées,  qui 
attendaient  que  nos  exhortations  fussent  finies,  pour 
après  arrêter  prisonniers  ceux  sur  lesquels  ils  auraient 
pu  mettre  la  main.  Nous  leur  parlions  toujours  avec 
autant  d'honnêteté  qu'il  nous  était  possible,  en  leur 
marquant  que  nous  ne  nous  laisserions  pas  arrêter, 
et  qu'ils  ne  se  missent  pas  en  état  de  cela,  et  qu'au- 
tant que  Dieu  nous  avait  donné  de  forces  nous  les 
employerions  pour  leur  résister.  D'autres  fois  on  a 
tiré  plusieurs  coups  d'armes  sur  nous,  sans  qu'il  y 
eût  personne  de  blessé;  il  y  eut  cependant  une  fois 
trois  personnes  légèrement  blessées  dans  une  petite 
assemblée  de  quatre  cents  personnes,  par  un  méchant 


426  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

homme  qui  était  caché  en  haut  d'un  arbre,  à  l'om- 
bre des  feuilles.  Il  tira  un  coup  de  fusil,  où  il  n'y 
avait  que  du  gros  plomb,  lequel  cassa  une  fenêtre 
derrière  ma  tète  sans  me  frapper  ;  cela  ne  nous  empê- 
cha pas  d'achever  ce  que  nous  avions  commencé  ; 
car  nous  n'étions  alors  qu'au  milieu  de  notre  action. 
Voilà  tout  ce  qui  est  arrivé  de  malheureux  dans  les 
assemblées  où  je  me  suis  trouvé,  Monsieur;  je  vous 
en  fais  le  récit  afin  que  vous  ayez  la  bonté  de  join- 
dre vos  actions  de  grâces  à  celles  de  tous  les  fidèles, 
pour  donner  gloire  à  Dieu,  qui  a  conduit  si  heureuse- 
ment des  actions  où  son  saint  nom  était  invoqué. 

«Après  avoir  été,  comme  je  vous  ai  déjà  dit,  un 
peu  plus  de  deux  ans  dans  la  Haute-Normandie,  où 
tout  ce  que  je  viens  de  vous  dire  est  arrivé,  je  des- 
cendis dans  la  Basse-Normandie,  où  j'ai  été  près  de 
trois  ans  sans  aller  ailleurs.  Lorsque  j'arrivai  dans  le 
pays,  je  trouvai  un  peuple  bien  craintif,  qui  allait 
encore  pour  la  plupart  à  la  messe  et  qui  n'osait  se 
hasarder  à  faire  des  assemblées,  car  ils  avaient  tou- 
jours été  fort  maltraités  par  leurs  intendants  (1)  ; 
mais  peu  à  peu  leur  zèle  commença  à  se  rallumer,  et 

(1)  «  Les  documents  officiels  nous  apprennent  qu'en  1688  il  s'était 
tenu  plusieurs  réunions  protestantes  dans  la  paroisse  de  Noyers  et 
aux  environs.  Le  dimanche  de  Pâques  1688,  il  y  eut  une  petite  assem- 
blée dans  la  maison  d'une  dame  La  Coudre,  qui  motiva  plusieurs 
arrestations.  Au  mois  de  mai  de  la  même  année,  une  assemblée  plus 
considérable  se  réunit  à  Condé-sur-Noireau,  dans  la  maison  de  Jean 
Halbout,  sieur  de  la  Blonnière;  Daniel  Bocquet,  bourgeois  de  Caen,  et 
autrefois  ancien  de  l'Église  de  cette  ville,  était  accusé  d'y  avoir  rempli 
les  fonctions  de  prédicateur  [Archives  de  l'Emjiire^  TT267  ;  Archi- 
ves duparlement  de  Rouen).  » 


ISRAËL  LECOURT  427 

on  vit  les  assemblées  se  grossir  au  nombre  de  huit  ou 
neuf  cents  personnes,  qui  y  venaient  de  tous  côtés. 
Il  s'y  rencontra  plusieurs  personnes  de  considération, 
qui  donnaient  à  tous  les  fidèles  des  marques  de  leur 
repentance,  et  en  leur  présence  qui  faisaient  dessein 
de  ne  plus  aller  à  la  messe,  ce  qu'ils  ont  exécuté.  » 


XIX 


HENRI  DE  VIVANS. 


Il  y  eut  des  prédicants  de  tout  âge  et  de  tout  rang, 
et  l'on  doit  ranger  parmi  eux  Henri  de  Vivans,  comte 
de  Panjas. 

A  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  il  obtint  la  per- 
mission de  venir  à  Paris  sous  prétexte  de  suivre  un 
procès,  et  en  réalité  pour  trouver  le  moyen  de  sortir 
du  royaume.  Gomme  il  n'y  put  réussir,  sa  femme  Jac- 
queline de  Caumont  la  Force,  qu'il  avait  épousée  en 
1644,  fut  contrainte  d'abjurer  le  13  mai  1686,  et  lui- 
même  fut  mis  à  la  Bastille  (1),  d'où  il  ne  sortit  qu'a- 
près s'être  déclaré  catholique.  Mais  bientôt  les 
remords  l'assaillirent,  il  fréquenta  les  assemblées 
nocturnes,  confessa  sa  faute,  fut  réintégré  dans  l'É- 
glise, et  signa  une  contre-abjuration  entre  les  mains 
d'un  pasteur  du  Désert,  vers  le  mois  de  février  1689  (2). 

(1)  Louvois  écrivait  àLaReynie,  le  31  janvier  1686  :  «Le  roi  ayant 
appris  q.ue  les  comtes  de  Canipagnac,  de  Belcastel  et  de  Panjas- 
Vivans,  gentilhommes  du  Périgord,  se  sont  retirés  pour  fuir  leur 
conversion,  et  qu'ils  sont  logés  à  l'hôtel  de  Hollande,  sur  le  quai  Mala- 
quais,  S.  M.  m'a  commandé  d'expédier  les  ordres  ci-joints  pour  les 
faire  arrêter  et  recevoir  à  la  Bastille.  »  (Ravaisson,  Arch,  de  la  Bas- 
tille,\m.) 

(2)  Mém.  sur  la  Bastille. 


HENRI  DE  VIVANS  429 

Retourné  un  moment  dans  ses  terres  du  Périgord,  et 
plus  résolu  que  jamais  à  s'enfuir,  il  revint  à  Paris, 
accompagné  de  sa  mère  presque  nonagénaire,  de  sa 
femme,  et  d'un  médecin  de  Monpazier  (arrond.  de 
Bergerac,  Dordogne),  appelé  Du  Coildut,  sieur  du 
Gluzel,  qui  avait  aussi  abjuré  à  regret  en  1685. 

Ainsi  que  bon  nombre  de  médecins  protestants  de 
l'époque,  Du  Condut  ne  visitait  jamais  les  malades 
nouveaux  catholiques  sans  s'occuper  de  panser  leur 
plaie  morale,  aussi  bien  que  de  remédier  à  leurs 
maux  corporels.  C'est  surtout  dans  la  maladie  que 
les  lapsi  éprouvaient  le  besoin  de  démentir  l'abjura- 
tion qu'on  leur  avait  arrachée,  et  réclamaient  la  visite 
du  pasteur.  Les  médecins  devenaient  naturellement 
les  guides  des  pasteurs  auprès  des  mourants,  et 
expiaient  parfois  cruellement  la  compassion  et  le 
zèle  qui  les  animaient,  témoin  Baril,  conducteur  de 
De  Malzac;  Bernier  et  Poupaillard,  guides  de  Gar- 
del  (1).  Quelques-uns  allaient  plus  loin,  ils  exhor- 
taient leurs  frères  dans  de  petites  réunions,  comme 
Gorsil,  médecin  de  Rouen,  qui  venait  de  temps  en 

(1)  Un  autre  médecin,  nommé  Du  Chesne,  fut  mis  à  la  Bastille,  le 
27  novembre  1688,  et  n'en  sortit  que  le  13  septembre  suivant,  sans 
doute  après  avoir  abjuré,  car  il  devait  être  aussi  protestant. 

Le  médecin  Martin,  du  faubourg  St-Marcel,  était  noté  comme  fugi- 
tif, le  9  janvier  1686,  et  le  chirurgien  Rousseau,  de  la  rue  des  Vieux- 
Augustins,  le  13  janvier  1688.  L'apothicaire  Thomasset  et  son  aide 
Trouillon  s'enfuirent  également.  La  police  savait  aussi,  en  1686,  que 
le  chirurgien  Amyaud  avait  fait  passer  trois  de  ses  enfants  en  Hol- 
lande depuis  sa  réunion.  Le  chirurgien  Pasquier  Disrozieur  (Desro- 
ziers  ?)  fut  mis  au  Grand  Châtelet,  le  14  otobre  1686,  très  probable- 
ment pour  crime  de  religion. 


430       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

temps  à  Paris  «  faire  le  prédicant  »,  et  «  affectait  de 
visiter  la  plupart  des  protestants  mal  convertis,  pour 
les  confirmer  dans  l'erreur  »  (1).  Du  Gondut  prononça 
des  exhortations  et  des  prières  :  il  fut  arrêté  à  la  lin 
de  mai  1689,  et  enfermé  à  Vincennes  (2)  par  ordre  du 
2  juin,  pour  «  avoir  fait  à  Paris  le  ministre  de  la  R. 
P.  R.  ».  Il  ne  sortit  de  Vincennes,  le  11  août  1690, 
que  pour  être  transféré  au  château  de  Guise  (3)  où  il 
était  encore  en  1712. 

De  Vivans  l'avait  accompagné  dans  ces  assemblées 
qui  déplaisaient  si  fort  au  roi,  parce  qu'elles  étaient  la 
vivante  protestation  du  droit  et  de  la  conscience  con- 
tre sa  tyrannie,  et  y  avait  aussi  pris  la  parole.  C'était 
un  crime  pour  lequel  il  fut  arrêté  à  son  tour,  ainsi 
que  sa  mère  et  sa  femme,  chez  le  duc  de  La  Force, 
son  beau-frère.  Le  6  juin  1689,  il  fut  conduit  à  la  Bas- 
tille, où  La  Force  le  suivit  treize  jours  après  (4).  Son 
procès  traîna  un  peu  ;  car  il  ne  fut  interrogé  que  le 
12  juillet,  sur  l'ordre  suivant  que  Ponchartrain  avait 
transmis  à  la  Reynie  deux  jours  auparavant  :  «  Sa 
Majesté  m'a  aussi  commandé  de  vous  dire  qu'il  est 
nécessaire  que  vous  interrogiez  le  dit  sieur  de  Vivans 
sur  plusieurs  assemblées  de  nouveaux  convertis  où 
il  s'est  trouvé,  et  principalement  sur  une  qui  s'est 


(1)  Reg.  du  Secret.^  0.  249.  Lettre  du  4  janvier  1702. 

(2)  Ms.  de  la  Blblioth.  nation.,  Fr.  3854. 

(3)  Reg.  du  Secret.,  0.  34. 

(4)  Quand  ses  filles  allèrent  se  jeter  aux  pieds  du  roi  pour  lui  deman- 
der grâce,  il  leur  répondit  qu'elles  n'avaient  rien  à  craindre,  qu'il  n'a- 
vait mis  leur  père  à  la  Bastille  «  que  pour  l'empêcher  de  faire  quelque 
sottise.  »  [Mercure  historiq.  et  politiq.,  de  Leyde,  août  1689.) 


HENRI  DE  VIVANS  431 

tenue  rue  Mazarine,  à  côté  de  la  porte  de  Bussy,  au 
grand  Charles,  où  il  y  a  en  bas  des  Arméniens  qui  ven- 
dent du  café,  et  h  la  première  chambre  sur  le  devant 
un  horloger  appelé  Dargent,  sur  le  derrière  un  autre 
appelé  Du  Bois.  Que  dans  cette  assemblée,  après  la 
prière  faite,  le  dit  sieur  de  Vivans  exhorta  tous  ceux 
qui  y  étaient  à  bien  faire  leur  devoir  ;  et,  comme 
c'était  la  veille  de  la  Fête-Dieu,  il  alla  de  porte  en 
porte  chez  tous  les  nouveaux  catholiques  les  exhorter 
à  ne  point  tendre  devant  leurs  maisons.  Sa  Majesté 
est  aussi  avertie  qu'il  y  a  beaucoup  de  gentilshommes 
du  Poitou  qui  ont  donné  des  papiers  à  serrer  audit 
sieur  de  Vivans.  » 

Le  scellé  fut  mis  partout  dans  la  maison  de  La 
Force,  et  une  cassette  pleine  de  papiers  portée  à  la 
Bastille,  pour  être  ouverte  sous  les  yeux  des  deux 
captifs  ;  mais  elle  ne  contenait  rien  de  compromet- 
tant, excepté  une  pièce  que  le  roi  appela  le  mauvais 
testament.  Elle  était  de  la  main  du  duc  et  on  y  li- 
sait (1)  :  «  Seigneur  Jésus,  augmente  notre  foi,  fais- 
nous  miséricorde  et  nous  pardonne  si,  dans  un  acte 
de  fragilité,  nous  avons  signé  par  obéissance,  contre 
les  sentiments  de  notre  cœur,  que  nous  changions  de 
religion,  quoique  jamais  nous  n'en  ayons  eu  la  pen- 
sée. Nous  savons  et  reconnaissons  qu'en  cela  nous 
avons  fait  un  très-grand  péché...  Nous  voudrions 
avoir  coupé  cette  main,  selon  ton  commandement, 
et  qu'elle  n'eût  point  signé  ce  que,  dans  la  vérité, 
notre  cœur  n'a  jamais  embrassé  ni  cru.  » 

(1)  Bitllet.,  III  479. 


432       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Au  bout  de  vingt-deux  mois  de  Bastille,  le  duc  de 
La  Force  rétracta  ce  mauvais  testament  et  fut  relâ- 
ché, mais  pour  tomber  bientôt  au  pouvoir  des  con- 
vertisseurs qui  ne  l'abandonnèrent  que  mort,  après 
s'être  livré  sur  la  duchesse  aux  derniers  excès  de  la 
tyrannie.  De  Vivans  résista  sept  ans  à  leurs  sollicita- 
tions, à  celles  de  sa  mère  qui,  brisée  par  l'âge,  avait 
succombé  la  première,  de  sa  femme  mise  en  liberté 
en  1693,  de  M''  la  présidente  de  Coigneux,  du  Père 
Bordes,  du  Père  Datier,  son  ami,  etc.  Il  ne  sortit  du 
donjon  que  par  un  ordre  du  10  juin  1696  ;  il  avait  au 
moins  de  soixante-dix  à  soixante-douze  ans,  et  le  roi 
le  croyait  encore  vivant  six  années  après,  ainsi  qu'il 
résulte  de  ce  billet  adressé  par  un  secrétaire  d'État  à 
D'Argenson,  lieutenant  de  police,  le  23  septembre 
1702  :  «  Vous  savez  que  M.  de  Vivans,  après  avoir 
été  longtemps  à  la  Bastille  à  cause  de  son  opiniâtreté 
en  la  R.  P.  R.,  a  été  mis  en  liberté  à  condition  de  res- 
ter à  Paris,  où  ceux  qui  s'intéressent  à  ce  qui  le 
regarde  espéraient  de  le  déterminer  à  faire  son 
devoir  ;  je  vous  prie  de  prendre  la  peine  de  vous 
informer  dans  quelle  situation  il  se  trouve  à  présent, 
quelle  est  sa  conduite  et  où  il  loge,  et  de  me  le 
mander  au  plus  tôt.  » 

Sa  femme  était  morte  en  1699.  Atteinte  d'une  mala- 
die grave  à  l'âge  de  quatre-vingt-sept  ans,  elle  refusa, 
dit  la  France  protestante,  de  recevoir  les  sacrements 
de  l'Église  romaine,  et  le  roi  ordonna  de  lui  faire  son 
procès.  Gomme  elle  était  trop  faible  pour  être  con- 
duite en  prison,  et  que  le  procès  ne  pouvait  se  juger 
sans  que  l'accusée  fut  ouïe  sur  la  sellette,  il  fallut  la 


HENRI  DE  VIVANS  433 

laisser  mourir  en  paix,  au  grand  regret  de  l'évêque 
de  Sarlat,  qui  désirait  passionnément  «  que  l'on  fît 
un  exemple  sur  une  personne  de  cette  qualité.  »  — 
C'est  ainsi  que,  chez  la  plupart  des  convertis  du 
sabre,  de  la  ruine  et  de  la  prison,  la  voix  de  la  cons- 
cience éclatait  à  l'instant  suprême  et  mettait  à  néant 
les  victoires  du  fanatisme.  Une  dernière  hypocrisie 
devenait  impossible  à  ceux  qui  allaient  paraître 
devant  Dieu  ;  de  là  tant  de  cadavres  traînés  sur  la 
claie  à  la  honte  éternelle  de  l'ultramontanisme. 

Parmi  les  autres  prédicants  de  Paris,  il  faut  citer 
le  sieur  de  Beaumont,  qui,  ayant  essayé  de  procurer 
les  moyens  de  sortir  de  France  aux  demoiselles  de 
Villarnoul,  fut  mis  en  même  temps  qu'elles  à  la  Bas- 
tille, le  16  mai  1686.  «  Il  faisait,  dit  deRenneville  (1), 
plus  d'efTet  que  plusieurs  ministres  n'auraient  pu  faire 
ensemble.  »  Au  mois  de  décembre  de  l'a  même 
année,  l'avocat  Constans,  du  Languedoc,  qui  allait 
de  maison  en  maison,  pour  affermir  ses  coreligion- 
naires dans  leur  foi,  rejoignit  De  Beaumont  à  la  Bas- 
tille. Carré,  avocat  de  Châtellerault,  accusé  d'y  avoir 
«  fait  la  fonction  de  ministre,  et  dont  la  conduite  à 
Paris  avait  paru  suspecte  »,  fut  aussi  arrêté,  au  mois 
d'avril  1689,  et  envoyé  plus  tard  au  château  de  Ham, 
dont  le  gouverneur  reçut  l'ordre  de  lui  permettre  de 
voir  quelque  ecclésiastique,  et  de  l'empêcher  d'é- 
crire. Il  en  sortit  mourant  à  la  fm  de  septembre,  et 
ne  put  sans  doute  regagner  Châtellerault  où  on  l'en- 
voyait (2).  Au  mois  de  mai  1698,  le  roi  fit  faire  des 

(1)  L'inquisition  française,  1 187. 

(2)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille,  IX  168-172. 

I  28 


434  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

observations  à  l'envoyé  de  Danemark,  sur  les  visites 
que  son  ministre  rendait  au  baron  de  Pibrac  et  à 
d'autres  protestants.  Louise  Mercier,  maîtresse  d'é- 
cole, qui  enseignait  le  catéchisme  aux  enfants,  fut 
aussi,  malgré  ses  soixante-dix-neuf  ans,  conduite  à 
la  Bastille,  le  31  août  1700.  Un  sieur  de  Villaines, 
écuyer  de  l'ambassadeur  de  Hollande,  profitait  de  sa 
position  exceptionnelle  pour  visiter  les  prétendus 
nouveaux  convertis  et  les  exhorter  à  la  persévérance. 
L'ordre  fut  donné  de  le  conduire  à  la  Bastille  ;  mais  on 
recula  devant  une  violation   si  extraordinaire   des 
privilèges  des  ambassadeurs.   La  cour  demanda  le 
renvoi  de  l'écuyer,  et  prit  ses  précautions  pour  l'en- 
lever avec  sa  famille  avant  qu'il  eût  atteint  la  fron- 
tière. Nous  ne  savons  s'il  eut  le  bonheur  d'échapper 
à  ce  guet-apens.  Le  trait  qui  suit  ne  sera  pas  le  moins 
remarquable  :  Un  horloger  privé  de  jambes,  comme 
Barthélémy  Milon  dont  parle  Crespin,  Roger,  ancien 
catholique  devenu  protestant  (1),  fut  incarcéré  pour 
le  reste  de  ses  jours,  parce  que,  de  concert  avec 
M^   Prou,    sage-femme,    il    avait  fait  baptiser   des 
enfants  par  un  chapelain  d'ambassade  et  converti 
plus    de  cinquante   catholiques   aux    environs    du 
Palais.  M"  Prou  fut  conduite  au  château  de  Ham,  d'où 
elle  s'évada  (2). 

Isaac  Mercat,  de  Duras  en  Agénois,  qui,  arrêté  à 
Paris,  le  5  mars  1689,  «  déclara  de  lui-même  qu'il 
faisait  profession  de  la  R.  P.  R.,  et  qu'il  faisait  état 

(1)  Voir  page  212. 

(2)  Lettre  à  D'Argenson,  du  6  janvier  1700. 


HENRI  DE  VIVANS  435 

d'y  persévérer  jusqu'à  la  fin,  »  n'eut  pas  le  même 
bonheur.  La  Reynie,  enchanté  de  cette  capture, 
écrivait,  le  26,  à  Colbert  de  Croissy  :  «  J'ai  vu  ce  soir, 
après  avoir  plus  particulièrement  examiné  les  papiers 
de  Mercat,  arrêté  sur  l'avis  de  M.  Evrard,  qu'il  était 
plus  important  qu'Evrard  ne  le  croyait  lui-même  de 
prendre  cet  homme;  car  il  est  proposant,  suivant 
trois  attestations,  que  j'ai  trouvées  expédiées  par  les 
consistoires  de  La  Rochelle,  de  Puylaurens  et  de 
Bergerac,  en  1678,  1680  et  1682,  et  je  ne  doute  point 
que  cet  homme  n'ait  fait  la  fonction  de  ministre  de 
la  R.  P.  R.  dans  la  maison  particulière  où  il  était,  et 
en  d'autres  maisons  particulières  et  familles  de  pro- 
testants ou  de  mauvais  catholiques.  Sa  détention 
fera  encore  un  bon  effet  ;  car  il  sera  difficile,  s'il  y  a 
d'autres  hommes  ici  de  ce  même  caractère,  qu'ils  ne 
craignent  d'être  découverts,  et  qu'ils  ne  prennent  le 
parti  de  se  retirer.  l\  semblerait  cependant  néces- 
saire, à  présent  que  Mercat  est  parfaitement  connu, 
qu'il  fût  transféré  à  la  Bastille,  s'il  plaisait  à  S.  M. 
qu'il  y  eût  des  ordres  expédiés  pour  cet  effet  »  (1). 

Mercat  ne  consentit  à  se  laisser  instruire  (c'est 
l'expression  officielle),  que  quand  il  eut  l'esprit  affai- 
bli par  un  séjour  de  dix  ans  à  la  Bastille.  L'aumônier 
de  cet  enfer,  dont  M.  de  Saint-Mars  louait  fort  l'ha- 
bileté, entreprit  la  conversion  du  captif  par  ordre  du 
13  février  1699,  et  en  tira,  trois  semaines  après,  une 
profession  de  foi  que  Pontchartrain  envoya  à  l'arche- 
vêque de  Paris,  en  lui  écrivant  :  «  Sa  Majesté  m'a 

(1)  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille,  IX 167. 


436  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ordonné  de  vous  demander  votre  avis  sur  ce  que 
vous  jugerez  à  propos  de  faire  en  cette  occasion.  »  M. 
de  Noailles  jugea  sans  doute  que  la  foi  du  néophyte 
avait  encore  besoin  d'être  affermie  par  quelques 
semaines  de  captivité  ;  car  Mercat  ne  fut  autorisé 
que  le  20  avril  à  entendre  la  messe  et  à  conférer  avec 
le  sieur  Rivière.  Le  lendemain,  il  obtint  sa  liberté, . 
après  avoir  abjuré  dans  la  chapelle  du  donjon,  entre 
les  mains  du  curé  de  Saint-Laurent,  et  reçut  l'ordre 
de  se  retirer  en  Guyenne,  sur  les  terres  du  maréchal 
de  Duras. 


XX 


PRÉDIGANTS  ET  PASTEURS  DU  POITOU. 


Jean  Hudel,  fils  d'un  poëlier  de  Fontenay-le-Gomtc 
(Vendée),  avait  étudié  la  théologie,  et  il  ne  lui  man- 
quait plus  que  la  consécration  pour  être  proclamé 
ministre  du  Saint-Évangile,  lorsque  l'édit  de  Nantes 
fut  révoqué.  Le  jeune  proposant  eut  le  malheur 
d'abjurer  et  de  signer  son  abjuration,  le  22  avril  1686, 
en  même  temps  que  les  principaux  habitants  de 
Fontenay.  «  Espérant  sans  doute,  dit  M.  Lièvre  (1), 
être  observé  de  moins  près  à  la  campagne  que  dans 
une  petite  ville,  il  se  retira  ensuite  dans  la  famille 
de  sa  femme,  Madeleine  Le  Camus,  à  Bazôges-en- 
Pareds  (arrond.  de  Fontenay),  où  il  se  fit  marchand. 
Il  reprit  en  même  temps  la  profession  de  sa  religion, 
et  se  mit  à  visiter  ses  frères  du  Bocage,  pour  les  en- 
gager à  persévérer  dans  leur  foi.  Arrêté  bientôt  après 
par  ordre  de  l'intendant  Foucault,  il  fut  traîné  dès 
lors  de  prison  en  prison,  sans  qu'on  pût  obtenir  de 
lui  qu'il  reniât  ses  croyances.  »  Ce  réveil  d'une  cons- 
cience revenue  à  la  sincérité  et  au  dévouement,  pro- 
duisit dans  la  contrée  des  fruits  salutaires. 

(1)  Hist,  des  prot.  du  Poitou^  III 124. 


438  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

«  Vers  la  lin  de  l'année  1686  et  le  commencement 
de  l'année  suivante,  les  réformés  des  environs  de 
Pouzauges  (arrond.  de  Fontenay)  et  de  Moncoutant 
tinrent  nuitamment  plusieurs  assemblées.  La  plu- 
part des  assistants  étaient  de  simples  cardeurs  de 
laine,  et  celui  qui,  à  défaut  de  ministre,  en  remplis- 
sait les  fonctions  à  Pouzauges  était  un  maître  d'école 
nommé  Bigot.  Ces  réunions  furent  découvertes  et 
quelques-uns  de  leurs  membres,  arrêtés.  Louvois, 
consulté  par  Foucault,  recommanda  de  leur  infliger 
un  châtiment  exemplaire,  et  de  faire  raser  leurs  mai- 
sons. L'intendant  proposa  de  plus  au  Conseil  d'en- 
voyer une  compagnie  de  cavalerie  à  Pouzauges  et  à 
Moncoutant,  dont  les  anciens  catholiques  n'avaient 
rien  fait  pour  empêcher  les  assemblées,  n'en  avaient 
donné  aucun  avis,  et  refusaient  de  fournir  des 
témoins.  Louvois  lui  répondit,  en  effet,  que  Vinten- 
tion  du  roi  était  que  l'on  accablât  de  troupes  les  lieux 
dont  les  habitants  avaient  assisté  aux  assemblées. 

«  Les  prisonniers,  menacés  du  dernier  supplice, 
demandèrent  grâce  et  promirent  de  vivre  en  bons 
catholiques;  mais  Louvois,  sans  l'avis  duquel  l'inten- 
dant n'osait  rien  faire,  ne  voulut  pas  qu'on  eût  égard 
à  ces  témoignages  suspects  de  repentir,  et  commit 
Foucault  et  les  officiers  du  siège  de  Fontenay  pour 
juger  les  inculpés.  Le  22  février,  Bigot  fut  condamné 
à  être  pendu;  deux  autres  furent  envoyés  aux  galè- 
res, et  un  quatrième,  banni  à  perpétuité.  Bigot  mar- 
cha au  supplice  en  chantant  un  psaume;  mais  le 
peuple  couvrit  la  voix  du  martyr  par  le  chant  d'un 
Salve, 


PRÉDICANTS  ET  PASTEURS  DU  POITOU  439 

«  Foucault  prétendait  avoir  proportionné  la  puni- 
tion au  crime  ;  cependant  Louvois,  avec  lequel  d'ail- 
leurs il  ne  s'entendait  pas  très-bien,  l'accusa  de  mo- 
dération, et  lui  reprocha  de  n'avoir  pas  envoyé  les 
quatre  prisonniers  au  gibet. 

«  Au  mois  de  juin,  on  pendit  aussi  à  Fontenay 
deux  personnes  pour  fait  de  religion  ;  une  troisième 
fut  condamnée  aux  galères  (1)  ». 

Le  23  janvier  1688,  Louvois  adressait  à  Foucault  le 
billet  suivant,  qui  a  échappé  aux  recherches  de 
M.  Lièvre  (2)  : 

L'on  a  donné  avis  au  roi  que  le  sieur  de  Gumont,  qui  de- 
meure au  Plessis  en  Poitou,  fait  faire  chez  lui  le  prêche,  où 
les  sieurs  Lamotte,  Jarrié  et  D'Orseuille  se  trouvent  ;  que  le 
sieur  de  Beauregard,  qui  demeure  à  un  quart  de  lieue  de 
Ruffec,  entretient  un  ministre  dans  sa  maison,  et  qu'il  va 
quelquefois  à  Verteuil,  et  que  les  sieurs  de  La  Forest,  de  Fou- 
cherie  et  de  Lordonnière,  gentilshommes  des  environs  de  Pou- 
zauges,  ont  aussi  un  ministre  et  qu'ils  s'assemblent  tantôt  chez 
l'un,  tantôt  chez  l'autre,  pour  y  faire  l'exercice  de  la  R.  P.  R.; 
Sa  Majesté  m'a  recommandé  de  vous  faire  savoir  que  son  in- 
tention est  que  vous  vous  informiez  si  cet  avis  est  bien  fondé, 
qu'en  ce  cas  vous  fassiez  arrêter  tous  ces  gens-là. 

Quelques  jours  plus  tard,  les  assemblées  commen- 
cèrent dans  le  Haut-Poitou  :  un  dimanche,  avant- 
dernier  jour  de  janvier,  une  cinquantaine  de  paysans 
des  environs  de  Mougon  (arrond.  de  Melle,  Deux- 
Sèvres),  stimulés  par  la  visite  du  notaire  Pierre  Piet, 

(1)  Lièvre,  ojj.  cit.,  II  182. 

(2)  Arch.  du  minist.  de  la  guerre,  835  in-f». 


440  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

do  la  Briaudière,  auquel  on  avait  fait  son  procès  pour 
cause  de  religion,  et  qui  revenait  de  temps  à  autre 
dans  son  pays  (1),  se  réunirent  pour  prier  Dieu  et 
chanter  ses  louanges.  Le  dimanche  suivant,  ils 
étaient  cinq  cents  ;  quinze  jours  après,  ce  nombre 
avait  doublé.  L'élan  était  donné  et  le  zèle,  rallumé; 
si  bien  qu'on  s'assemblait  en  plein  jour.  Cette  audace 
ne  tarda  pas  à  être  châtiée.  Le  dimanche  20  février, 
une  nombreuse  assemblée  qui  psalmodiait  un  genou 
en  terre,  à  Grandry  (près  de  Mougon) ,  dans  une  prai- 
rie entourée  d'un  ruisseau,  fut  surprise  par  les  dra- 
gons. Des  quinze  cents  huguenots  qui  la  composaient 
quelques-uns  furent  tués,  et  quarante  ou  cinquante 
blessés.  «  Deux  personnes  fuyantes,  rapporte  Ju- 
rieu  (2),  furent  tuées  dans  un  champ  près  du  pré  où 
ils  s'étaient  assemblés,  si  près  l'un  de  l'autre  qu'il 
n'y  avait  qu'un  sillon  de  terre  entre  deux.  Ces  deux 
mourants  abattus  sur  le  champ  virent  un  de  leurs 
frères  qui  fuyait  auprès  d'eux;  ils  l'arrêtèrent  en  lui 
disant  :  Venez  nous  consoler  et  faire  la  prière  auprès 
de  nous;  car  nous  mourons.  Cet  homme  à  qui  on 
disait  cela,  s'arrêta  court  à  la  vue  des  dragons  qui  le 
poursuivaient  l'épée  dans  les  reins  ;  il  se  jeta  entre 
ces  deux  mourants,  leur  parla,  les  exhorta  à  la  mort 
et  fit  la  prière.  Les  dragons  frappés  de  ce  spectacle, 
s'arrêtèrent  comme  s'ils  eussent  été  frappés  d'un 
coup  de  foudre,  et  n'osèrent  interrompre  ni  l'action 
de  celui  qui   consolait,  ni  les  paroles  de  ceux  qui 


(1)  Lièvre,  III  193. 

(2)  Lettres  jjastorales,  II  342. 


PREDICANTS  ET  PASTEURS  DU  POITOU  441 

mouraient  :  l'un  d'eux  rendit  son  âme  sur  le  champ 
et  l'autre,  à  quelques  heures  de  là;  mais  tous  deux 
avec  des  marques  d'élection  si  évidentes  et  d'une 
manière  si  chrétienne,  que  tout  le  monde  en  tomba 
en  admiration.  L'intendant,  poursuivant  son  exécu- 
tion, fit  environ  cent  ou  deux  cents  prisonniers  qu'il 
fit  enfermer  dans  la  grange  du  lieu  de  Grandry,  et 
le  lendemain  il  en  fit  amener  sept  à  St-Maixent 
(arrond.  de  Niort,  Deux-Sèvres),  et  de  ces  sept  le 
même  jour  il  en  fit  condamner  trois  à  être  pendus... 
Ils  furent  pendus  le  soir  aux  flambeaux .  »  Le  mardi 
matin,  nouvelle  assemblée  punie  de  nouvelles  pen- 
daisons, sans  préjudice  d'une  foule  de  condamna- 
tions au  fouet  pour  les  femmes  et  aux  galères  pour 
les  hommes.  Le  jeune  homme  d'une  quinzaine  d'an- 
nées qui  avait  lu  le  sermon  à  Grandry,  fut  mis  dans 
un  collège  ou  un  séminaire,  pour  y  «  être  châtié  et 
instruit  dans  la  religion  catholique  (1)  ». 

Le  19  mars,  Louvois  ordonnait  à  Foucault  de  s'ef- 
forcer de  saisir  un  ministre,  qui  devait  aller  de  Hol- 
lande en  Poitou.  Le  14  avril,  il  lui  écrivait  de  nou- 
veau :  «  L'on  me  mande  encore  de  Hollande,  que  le 
fils  du  sieur  Gilbert,  ci-devant  ministre  à  Nelle 
[Melle,  puis,  paraît-il,  à  Paris],  en  est  parti  pour  aller 
en  Poitou  consoler  les  nouveaux  convertis.  »  Et  le 
1"  novembre,  il  était  informé  par  Seignelay  que  les 
sieurs  de  Venours  et  de  Ghavernay  devaient  ramener 
quelques  ministres  de  Hollande  en  Poitou  (2). 


(1)  Archiv.  du  minist.  de  la  guerre^  835  iu-f". 

(2)  Ibid.  835  et  837. 


442       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

La  répression  s'adoucit  un  peu,  quand  la  cour  fut 
plus  préoccupée  de  la  guerre  extérieure,  que  de  la 
déplorable  campagne  entreprise  contre  les  protes- 
tants. Au  mois  d'août  1693,  Pontchartrain  ordonnait 
à  l'intendant  du  Poitou  de  procéder  avec  «  honneur 
et  conscience  »  contre  deux  artisans  arrêtés  dans 
une  assemblée,  lesquels  déclaraient  avoir  récité  des 
sermons  appris  dans  des  recueils,  et  de  ne  pas  les 
considérer  comme  ministres  ou  prédicants  de  profes- 
sion (1). 

En  1696,  Fromaget,  de  St-Maixent,  commis  aux 
aides,  et  Daniel  Auboin,  tailleur  de  Boislebon,  furent 
dénoncés  comme  coupables  du  même  crime.  L'an- 
née suivante,  grâce  aux  espérances  de  liberté  que 
les  réformés  attachaient  à  la  prochaine  paix,  toute 
la  province  se  remplit  de  prédicants,  parmi  lesquels 
on  distingue  trois  femmes  :  une  «  bergère  qui  prê- 
chait fort  bien  la  morale  »,  une  femme  qui  récitait 
des  exhortations  qu'on  lui  envoyait  d'Angleterre  à 
l'adresse  d'un  tiers,  et  Marie  Robin,  lille  des  envi- 
rons de  Vançais  (arrond.  de  Melle,  Deux-Sèvres), 
âgée  de  quarante  ans,  dite  Robine  ou  la  Prêcheuse. 
Elle  continua  ses  exercices  jusqu'en  1700,  et  ne  passa 
en  Angleterre  que  quand  il  lui  devint  impossible 
d'échapper  plus  longtemps  à  toutes  les  recherches 
dont  elle  était  l'objet  (2),  «  On  dit  qu'elle  mourut 

(1)  Lièvre,  II 197. 

(2)  En  1701,  son  père  et  sa  sœur  furent  poursuivis  pour  avoir  pro- 
curé des  livres  d'édification  à  leurs  coreligionnaires.  Il  y  avait  peu  de 
temps  qu'on  avait  vu  un  colporteur  venu  de  Genève  parcourant  les 
environs  de  St-Maixent. 


PRÉDICANTS  ET  PASTEURS  DU  POITOU  443 

peu  de  temps  après  à  Jersey,  et  que  sa  fin  fut  édi- 
fiante (1).  »  Deux  prédicants  qui  l'accompagnaient 
habituellement,  Potet,  «  célèbre  plus  tard  »,  dit 
M.  Lièvre  (2),  et  l'ancien  proposant  Tavert,  qui  de- 
puis la  Révocation  contrefaisait  le  catholique, 
avaient  été  arrêtés  en  1699,  ainsi  qu'un  troisième, 
Bonnet,  de  Chaloue,  et  fmalement  relâchés,  ce  dont 
Pontchartrain  se  plaignit  dans  une  lettre  du  23 
avril  (3). 

Potet  se  réfugia  aussi  en  Angleterre,  et  semble, 
d'après  la  célébrité  que  lui  attribue  M.  Lièvre,  être 
le  même  personnage  que  Thomas  Potet,  de  Rilïon, 
condamné  à  être  pendu  par  contumace  à  Gouhé,  le 
27  juin  1719,  et  pendu  en  réalité  à  Lusignan,  l'année 
suivante.  Dans  ce  cas,  il  serait  rentré  en  France  pour 
recommencer  ses  prédications,  et  au  lieu  d'être  un 
«  jeune  homme  »  au  moment  de  sa  mort,  il  aurait  eu 
au  moins  quarante  ans. 

Nous  ignorons  si  Bonnet,  de  Chaloue  (4),  acquitté 
en  1699,  et  Daniel  Bonnet,  de  la  paroisse  de  Vitré 
(arrond.  de  Melle,  Deux-Sèvres),  arrêté  en  fé- 
vrier 1715,  condamné  aux  galères  perpétuelles  comme 
prédicant,  puis  relâché  à  la  sollicitation  d'un  curé 
dont  son  père  était  le  fermier  (5),  et  Bonnet  con- 
damné, par  l'arrêt  du  27  juin  1719,  à  être  pendu  en 
effigie  par  contumace  à  Mougon,  sont  un  seul  et 

(1)  Bulletin,  IV  228. 

(2)  OiJ.  cit.,  II  220. 

(3)  Depping,  Corresp.  adm.  IV  499. 

(4)  De  la  paroisse  d'Exoudun,  dit  le  Bulletin  IV  229. 

(5)  Lièvre,  II  247  et  248. 


444  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

même  personnage.  Il  est  possible  qu'il  y  ait  eu  deux 
prédicants  de  ce  nom. 

M.  Lièvre  cite  encore  parmi  les  prédicants  de  1697 
un  jeune  homme  du  pays,  dont  la  voix  était  sourde  et 
confuse,  par  suite  d'un  coup  de  feu  qu'il  avait  reçu 
dans  la  poitrine,  sans  doute  au  milieu  de  quelque 
assemblée  (1). 

Il  parle  en  outre  d'une  réunion  de  plus  de  quatre 
mille  personnes,  tenue  en  plein  jour,  le  22  septem- 
bre, à  la  Roche  de  Nesle  (près  St-Maixent).  «  Plu- 
sieurs gentilshommes,  dit-il,  y  assistèrent,  et  leur 
réapparition  au  culte  confirma  le  peuple  dans  l'idée 
que  le  danger  était  passé.  Quelques  dames,  moins 
rassurées,  y  parurent  couvertes  de  masques.  Pour  la 
première  fois,  depuis  bien  des  années,  les  fidèles  se 
trouvèrent  au  pied  d'une  chaire,  qu'on  avait  dressée 
en  plein  air  et  qui  semblait  présager  un  avenir  plus 
stable.  Le  prédicateur  se  retirait  chez  le  beau-frère 
de  M.  de  Vauvert,  le  sieur  de  Granges,  au  Deffaux, 
où  l'on  assurait  que,  chaque  samedi,  il  se  tenait  une 
assemblée  de  gentilshommes.  C'était  un  homme  de 
trente-cinq  à  quarante  ans,  vêtu  d'une  simple  étoffe 
brune,  qui  exhortait  le  peuple  à  la  persévérance,  lui 
assurant  que  bientôt  il  pourrait  relever  ses  temples 
de  leurs  ruines.  Le  bruit  court,  ajoutait-il,  que  la 
paix  est  signée,  mais  cela  n'est  pas  (2),  et  elle  ne  se 
fera  point  sans  que  la  religion  soit  rétablie. 

«  Un  sermon  prêché  à  cette  époque  par  un  ministre 

(1)  Op.  cit.,  II  204. 

(2)  Elle  avait  été  signée  à  Ryswick  deux  jours  auparavant,  mais  on 
ne  pouvait  encore  le  savoir  en  Poitou. 


PRÉDICANTS  ET  PASTEURS  DU  POITOU  445 

venu  de  l'étranger,  et  dont  une  copie  fut  trouvée, 
l'année  suivante,  parmi  les  papiers  du  martyr  Bon- 
net (1),  contenait  aussi  cette  idée  que  la  liberté  allait 
être  rendue  au  petit  troupeau  en  même  temps  que  la 
paix  à  l'Europe.  «  Je  ne  puis  exprimer  la  joie  que 
j'ai  de  revoir  les  restes  de  la  pauvre  Sion  désolée, 
disait  le  ministre  proscrit...  Vous  êtes  à  blâmer  de 
n'avoir  pas  suivi  le  précepte  de  notre  Sauveur,  qui 
nous  a  dit  :  Lorsque  vous  serez  jjersécutés  dans  un 
royaume,  fuxjez  dans  un  autre  ;  mais  soyez  du  nom- 
bre des  sept  mille  hommes  qui  ne  fléchirent  pas  le 
genou  devant  Baal.  Confortez-vous  les  uns  les  au- 
tres, et  prenez  garde  aux  faux  frères...  Si  vous  vous 
tournez  véritablement  devers  le  Seigneur,  il  vous 
rendra  cette  manne  céleste  dont  vous  avez  été  si 
longtemps  privés;  il  semble  qu'il  commence  à  reti- 
rer son  bras,  puisqu'il  veut  accorder  une  paix  tant 
désirée,  et  qui  ne  peut  être  sans  le  rétablissement  de 
Sion.  C'est  donc  à  cette  heure  qu'il  faut  redoubler 
de  prières...  Ne  participez  jamais  aux  sacrifices  des 
idoles.  Jouissez  paisiblement  des  petits  privilèges 
que  Dieu  vous  accorde.  Il  veut  que  vous  le  confes- 
siez hautement  devant  les  hommes  ;  mais  il  ne  vous 
demande  pas  de  courir  au  martyre  avec  un  zèle  in- 
discret. Cherchez  avec  soin  les  gens  qui  sont  en 
état  de  vous  éclairer,  et  ne  cherchez  jamais  la  lu- 
mière parmi  les  ténèbres...  (2).  » 

(1)  C'est  sans  doute  Pierre  Bonnet,  marchand,  condamné  aux  ga- 
lères à  perpétuité  le  29  juillet  1698,  pour  avoir  ouvert  sa  maison  à 
des  assembltles,  qui  est  ici  désigné  comme  martyr. 

(2)  Lièvre,  II 205. 


446  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Ce  n'est  qu'à  la  fin  de  l'année  1697  qu'on  retrouve 
quelques  pasteurs  dans  le  Haut  et  le  Bas-Poitou.  A 
Noël,  l'un  deux  prêcha  sur  les  ruines  de  la  ferme  de 
Gandry,  rasée  pour  cause  d'assemblée,  et  logea  trois 
jours  au  village  de  la  Couture.  Plus  prudents  que  les 
prédicants,  ils  ne  voulaient  que  des  assemblées  noc- 
turnes. La  direction  à  suivre  pour  s'y  rendre,  était 
indiquée  par  des  feux  placés  de  distance  en  distance, 
et  par  des  lanternes  qu'on  élevait  de  temps  à  autre 
sur  les  hauteurs.  Aux  approches  de  Pâques  1698,  deux 
ou  trois  ministres  tinrent  des  assemblées  toutes  les 
nuits.  Mais  on  n'en  put  saisir  aucun,  et  toutes  les 
recherches  ne  fournirent  que  de  vagues  renseigne- 
ments (1).  Nous  avons  vu  Givry  prêcher  dans  la  Boîte- 
à-Gailloux  cà  la  lueur  des  flambeaux  et  des  feux  qu'on 
avait  allumés  ;  les  Poitevins,  plus  avisés,  allumaient 
chacun  sa  chandelle  pour  chanter  les  psaumes,  et 
l'éteignaient  à  l'arrivée  du  ministre  pour  qu'il  ne  pût 
être  reconnu.  De  plus,  il  était  toujours  entouré  d'un 
petit  nombre  de  fidèles,  qui  le  dérobaient  à  la  vue, 
et  ne  laissaient  pas  approcher  les  espions  que  les 
prêtres  ne  manquaient  pas  d'envoyer,  «  Souvent  on 
avait  rencontré  sur  les  chemins  des  personnages 
inconnus,  qu'on  supposait  être  des  pasteurs  proscrits  ; 
mais  ils  avaient  paru  sous  vingt  déguisements  divers, 

(1)  D'après  Armand  de  la  Chapelle  [Nécessité  du  culte  public^  II 
289),  il  se  tint  aussi,  en  1698,  «  plusieurs  assemblées  du  cAté  d'Or- 
léans, et  tandis  que  les  prévôts  des  maréchaussées  et  les  lieutenants 
de  la  province  allaient  après  ceux  qui  les  composaient,  comme  après 
des  brigands  de  grand  chemin,  l'official  d'Orléans  faisait  publier  des 
monitoires,  pour  s'assurer  de  tous  ceux  qui  y  assistaient.  » 


PRÉDICANTS  ET  PASTEURS  DU  POITOU  447 

tantôt  en  gentilshommes  galonnés  d'or,  tantôt  en 
marchands,  vêtus  parfois  du  costume  le  plus  sévère, 
et  d'autres  fois  accoutrés  de  la  casaque  de  bure  du 
paysan,  ou  d'un  justaucorps  de  droguet,  d'une  culotte 
de  toile  et  d'un  bonnet  à  poil.  Ce  que  l'on  put  appren- 
dre de  l'âge  et  de  la  taille  de  ces  mystérieux  person- 
nages, prouve  seulement  qu'ils  étaient  au  moins  deux 
ou  trois,  allant  souvent  ensemble.  On  disait  que  l'un 
d'eux,  habituellement  vêtu  de  noir,  était  lils  d'un 
boulanger  de  Saint-Maixent  (1)  ». 

Le  22  mars,  veille  des  Rameaux,  on  arrêta  la  dame 
de  La  Mothe,  qui  avait  souvent  donné  asile  aux 
ministres  dans  la  maison  de  la  Débuttrie,  qu'elle 
gérait  en  l'absence  de  la  dame  des  Minières  retirée  à 
Paris.  Dès  lors  les  assemblées  devinrent  moins  fré- 
quentes et  moins  nombreuses  (2). 

Paul  de  La  Fontenelle,  sieur  de  la  Violière,  près  de 
la  Gopechagnère  (arrond.  de  Napoléon-Vendée,  Ven- 
dée), ancien  catholique  devenu  protestant,  arrêté,  au 
printemps  de  1688,  comme  il  essayait  de  sortir  du 
royaume  avec  une  partie  de  sa  famille,  et  condamné 
ainsi  que  sa  femme  à  la  réclusion  perpétuelle,  obtint 
sa  liberté  sans  doute  au  prix  d'une  abjuration.  A 
peine  rentré  chez  lui,  il  se  mit  à  visiter  ses  frères, 
surtout  dans  leurs  maladies,  et  à  les  encourager  à  la 
persévérance.  11  fut  arrêté  de  nouveau  avec  sa  femme 
et  ses  filles,  en  1698,  et  conduit  à  Saumur,  d'où  on  le 
transféra  au  château  de  Nantes  deux  années  après. 


(1)  Lièvre,  II  217. 

(2)  Ibid.,  II 216. 


448  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Il   semble  avoir   réussi  à  gagner   l'Angleterre  (1). 

En  1699,  deux  habitants  de  Ghâtellerault,  Daniel 
Mitault,  frère  d'un  ancien  ministre  de  Chef-Boutonne, 
et  Hiérôme  Otin,  apothicaire  furent  dénonc63S  comme 
prédicants. 

Vers  le  milieu  de  l'année  suivante,  deux  ministres 
traversèrent  la  même  ville  de  Ghâtellerault  et  furent 
signalés  à  l'intendant;  mais  la  désolation  était  géné- 
rale, et  ils  furent  obligés  de  partir  sans  avoir  tenu 
d'assemblées  (2). 

Hudel  était  toujours  en  prison,  «  Après  avoir  été 
détenu  une  année  à  la  Bastille  (3),  il  fut  envoyé,  en 
1692,  au  château  de  Loches  (4)  ;  en  1696,  il  était  dans 
celui  d'Angers,  où  on  poussait  la  dureté  jusqu'à  em- 
pêcher ses  enfants  de  le  voir,  de  peur  qu'il  ne  les 
engageât  à  persister  dans  la  foi  pour  laquelle  il  souf- 
frait si  courageusement.  La  même  année,  on  le  trans- 
féra au  château  de  Saumur  et  il  demanda  la  liberté  ; 
l'évêque  de  Luçon,  M.  de  Barillon,  consulté,  répon- 
dit que,  si  on  la  lui  rendait,  il  pervertirait  les  nou- 
veaux convertis  de  son  canton,  et  dès  lors  il  ne  fut 
plus  question  de  lui  ouvrir  les  portes  de  la  prison. 

«  Cependant  le  geôlier  plus  humain  que  les  régle- 

(1)  Lièvre,  III 134. 

(2)  Ibid.,  II 236. 

(3)  Le  père  Bordes  y  essaya  vainement  de  le  convertir  (Ravaisson, 
Arch.  de  la  Bastille^  IX  239). 

(4)  Par  ordre  du  15  septembre,  avec  Jacques  de  la  Gaillarderie,  de 
Courlai,  autre  prédicant  poitevin,  que  ne  mentionne  pas  M.  Lièvre 
(Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille.,  IX  239).  II  était  encore  au  château 
de  Saumur,  en  1712,  avec  Hudel  et  Rouland,  aussi  prisonnier  depuis 
22  ans  (Liste  dressée  par  De  Superville). 


PRÉDIGANTS  ET  PASTEURS  DU  POITOU  449 

ments,  lui  permettait  de  voir  sa  femme  et  ses  enfants, 
dont  deux  étaient  venus  se  fixer  à  Saumur,  pour 
adoucir  la  captivité  de  leur  père;  c'était  une  de  ses 
iilles,  Aimée,  et  Jean,  l'aîné  de  ses  fds,  qui  s'était 
mis  en  apprentissage  chez  un  artisan  de  la  ville.  Les 
prisonniers  pouvaient  se  voir  :  on  les  réunissait  pour 
la  promenade  et  pour  les  repas,  que  pendant  quelque 
temps  ils  prirent  même  dans  une  auberge  ;  mais  des 
ordres  sévères  vinrent  bientôt  les  priver  de  la  conso- 
lation de  communiquer  les  uns  avec  les  autres  et 
avec  les  personnes  du  dehors  ;  leurs  livres  leur  furent 
enlevés,  et  on  ne  laissa  entre  leurs  mains  que 
de  mauvais  ouvrages  de  controverse  désignés  par 
des  prêtres.  Hudel  resta  encore  pendant  dix-huit 
mois  soumis  à  ce  régime. 

«Au  mois  d'octobre  1701,  on  l'envoya  avec  un 
autre  prisonnier  du  Poitou  au  château  de  Nantes,  où 
on  les  recommanda  au  zèle  du  gouverneur,  M.  de 
Miane,  qui  s'était  signalé  par  les  conversions  les 
plus  difficiles,  mais  auquel  le  ministre  Pontchartrain 
était  obligé  de  rappeler  les  principes  les  plus  élémen- 
taires de  l'honnêteté,  ce  qui  nous  laisse  beaucoup  à 
penser  sur  sa  manière  de  catéchiser  les  détenus. 
Cependant  De  Miane  échoua,  et  on  ramena  Hudel 
inconverti  et  inconvertissable  au  château  d'Angers 
et  plus  tard  à  celui  de  Saumur.  En  1712,  on  le  ren- 
voya à  Nantes. 

«  Ce  ne  fut,  à  ce  qu'il  paraît,  qu'au  mois  de  mars 
1716,  après  avoir  passé  plus  de  vingt-cinq  ans  dans 
les  fers,  qu'il  recouvra  la  liberté.  Le  premier  usage 
qu'il  en  fit,  fut  de  retourner  dans  le  Bocage  prêcher 

I  29 


450       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

l'Évangile.  Une  lettre  de  l'abbé  Gould,  du  22  mai  1719, 
nous  apprend  qu'il  n'était  plus  alors  dans  le  pays, 
mais  qu'avant  d'en  partir,  il  avait  tout  perverti  du 
côté  de  la  Forêt-sur-Sèvre,  et  même  amené  un  catho- 
lique à  la  religion  réformée.  En  1722,  les  biens  de 
Madeleine  Le  Camus,  et,  l'année  suivante,  ceux  de 
son  mari  étaient  mis  en  ferme  par  la  régie,  ce  qui 
nous  annonce  qu'ils  avaient  été  chercher  hors  de 
France  la  paix  qu'ils  ne  pouvaient  pas  trouver  dans 
le  royaume. 

«  Toute  la  famille  de  Hudel  montra  une  grande 
fermeté  pendant  la  persécution.  Tandis  qu'on  le 
laissait  croupir  dans  les  prisons,  sa  femme  et  ses 
lilles  s'exposaient  à  partager  son  sort,  en  assistant 
aux  assemblées  du  Désert,  notamment  à  celles  qui  se 
firent  sur  différents  points  de  la  paroisse  de  Bazôges, 
en  1698.  Le  curé  signalait  la  femme  de  Hudel,  ses 
deux  fils,  ses  trois  filles  et  sa  belle-mère  comme 
les  protestants  les  plus  opiniâtres  du  pays,  et  leur 
maison  comme  le  refuge  de  toutes  les  victimes  de 
l'intolérance  dans  la  contrée.  En  1714,  ses  filles 
furent  enlevées  et  enfermées  aux  Nouvelles-Catho- 
liques de  Nantes. 

«  Une  note  envoyée  de  Fontenay  à  l'intendant, 
vers  1699,  mentionne  aussi  René  Hudel,  médecin,  et 
son  frère,  comme  ne  faisant  j)oint  leur  devoir  et  méri- 
tant d'être  punis  et  châtiés,  attendu  la  déclaration  que 
ledit  médecin  a  faite  de  vouloir  vivre  et  mourir 
huguenot  (1)  », 

(1)  Lièvre,  III 124-126. 


XXI 


DUPAN,  GILLET,  DE  BROCAS,  BEDEAU,  DE  FÉLIGE 
LES  INCONNUS,  DOLYMPIE,  GOURDIL. 


Bien  des  pasteurs  arrêtés  avant  d'avoir  quitté  la 
France,  ont  vu  s'ouvrir  les  portes  de  leur  cachot, 
entre  autres  le  forçat  Grimaudet,  tandis  que,  parmi 
ceux  qui  furent  pris  après  être  venus  prêcher  au 
Désert,  on  n'en  connaissait  jusqu'ici  qu'un  seul  qui 
eût  été  relâché  :  Maturin.  Il  faut,  croyons-nous,  lui 
adjoindre  un  pasteur  suisse,  lequel  vint  sans  doute 
consoler  les  Églises  sous  la  croix,  et  dont  le  Journal 
de  Genève  du  25  avril  1690  annonçait  en  ces  termes 
la  prochaine  délivrance  :  «  On  a  reçu  communication 
de  lettres  de  la  Cour  [de  France],  qui  témoignent, 
nous  dit-on,  de  la  satisfaction  de  Sa  Majesté  au  sujet 
de  la  conduite  du  magistrat  genevois  dans  l'alFaire 
des  levées  pour  l'Angleterre...  Le  roi,  pour  témoi- 
gner son  contentement,  va  nous  faire  relâcher  cette 
fois  notre  citoyen,  spectable  Dupan  le  ministre, 
détenu,  comme  on  sait,  pour  la  religion  dans  les  pri- 
sons de  Vienne  en  Dauphiné,  où  dès  longtemps  il  est 
en  grande  souffrance,  et  qu'on  pensait  bien  nejamais 
revoir  »  (1). 

(1)  Mém.  d'un  fugitifs  suivi  du  Journal  de  Genève,  1690.  Paris 
1877,  in-12,  p.  146. 


452       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

Il  nous  paraît  difficile  d'admettre  que  Deplan  ou 
Duplan,  mis  par  De  Malzac  au  nombre  des  ministres 
rentrés  en  France  par  la  Suisse,  soit  le  même  per- 
sonnage que  Dupan;  car  si  Duplan  avait  été  arrêté, 
De  Malzac  l'aurait  probablement  su  et  n'aurait  pas  dit 
qu'il  était  hors  du  royaume. 

Gillet  et  De  Brocas  revinrent  aussi.  Antoine  Court  (1) 
les  mentionne  parmi  les  prédicateurs  qui  périrent 
dans  les  supplices  ou  dans  les  cachots.  —  Le  pasteur 
du  Désert  Gillet  ne  doit  pas  être  confondu  avec  Jacob 
Gillet,  qui  desservait,  en  1704,  l'Eglise  de  la  Nouvelle- 
Patente  à  Londres.  —  Il  y  eut  aussi  deux  pasteurs  du 
nom  de  Brocas  :  l'un  qui  exerça  le  ministère  à  Glai- 
rac  de  1679  à  1685  (2),  et  l'autre  à  Casteljaloux,  près 
de  Nérac.  Ce  dernier  s'appelait  Pierre  de  Brocas  de 
Hondepleurs.  Des  missionnaires  lui  ayant  fait  inti- 
mer l'ordre  de  ne  pas  défendre  à  ses  paroissiens 
d'aller  les  entendre,  et  s'étant  même  rendus  au  tem- 
ple pour  s'assurer  de  l'exécution  de  cet  ordre,  Brocas 
n'en  tint  compte  et  fit  un  énergique  sermon  sur  ce 
texte  :  Ayez  souvenance  de  la  femme  de  Lot  (3).  Il 
fut  arrêté  pour  ce  discours,  le  13  septembre  1682,  et 
banni  à  perpétuité  du  royaume  avec  défense  d'y  habi- 
ter et  d'y  faire  aucune  fonction  sous  peine  de  mort. 
Les  témoins  qui  déposèrent  contre  lui  étaient  tous 
jésuites,  et  il  eut  pour  juge  un  lieutenant-général 
prêtre  et  curé.  Le  pasteur  du  Désert  fut  probable- 


(1)  Ms.  Court,  no  28. 

(2)  Bullet.,  XII  2dô,  et  la  France prot.,  VIII  223. 

(3)  Voir  l'analyse  de  ce  discours  dans  le  Bullet.,  IX  59. 


DE  BROGAS,  BEDEAU,  DE  FÊLICE        453 

ment  Pierre  de  Brocas  (1).  Nous  ne  savons  lequel 
des  deux  était,  vers  1702,  chapelain  de  l'évêque  de 
Londres  (2). 

Aux  trente-cinq  pasteurs  et  proposants  qui,  de 
1685  à  1700,  prêchèrent  sous  la  croix,  et  sur  lesquels 
on  possède  des  renseignements  plus  ou  moins  cir- 
constanciés :  Bernard,  Gardel,  Cottin,  De  laGacherie, 
Maturin,  De  Salve,  Lestang,  De  Malzac,  Masson, 
Boulle,  Duplan,  Giraud,  Givry,  Regnard,  Mestrezat, 
Leclerc,  César,  Bonneau,  Hudel,  Tavert,  La  Gaillar- 
derie,  Goyauld,  D'Aumelle,  Mercat,  Gillet,  De  Brocas, 
Dupan,  —  Rey,  Lerpinière,  Vivons,  De  Bruc,  Guion, 
Boisson,  Bonnemère  etBrousson,  il  faut  ajouter  deux 
ministres  dont  nous  ne  savons  guère  que  le  nom  : 
Bedeau,  que  la  police  de  Paris  eut  ordre  d'arrêter  et 
de  mettre  à  la  Bastille,  en  1699  (3),  et  De  Félice,  que 
La  Reynie  inscrivit  en  tète  d'une  lettre  de  Desgrez 
(15  janvier  1690)  notifiant  la  présence  de  quelques 
pasteurs  à  Paris  (4).  Nous  nous  sommes  assuré  que 
ce  De  Félice  n'est  point  un  aïeul  des  De  Félice 
actuels,  qui  sont  d'origine  italienne  et  n'ont  pas  eu 
de  pasteur  dans  leur  famille  avant  notre  siècle .  Nous 

(1)  Un  siècle  plus  tard,  deux  autres  De  Brocas,  prêtres  catholiques 
persécutés,  furent  à  leur  tour  obligés  de  quitter  la  France. 

Ajoutons  qu'un  Broca,  de  Pujols  près  Gensac,  arrêté  à  Lagny  (Seine- 
et-Marne)  en  1773,  fut  le  dernier  pasteur  emprisonné  pour  la  vie 
duquel  on  craignit. 

(2)  Mém.  de  M«  Bunoyer,  III  43. 

(3)  Depping,  Corresp.  adm.,  IV  432. 

(4)  La  même  main  a  écrit  le  nom  de  De  Salve  sur  la  lettre  précé- 
dente qui  roulait  sur  le  même  sujet  {Ms.  de  la  Biblioth.  nation.^  Fr. 
7053  f«  236). 


454  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

ne  sommes  même  pas  certain  que  le  guide  Félix  n'ait 
pas  été  transformé  par  erreur  en  De  Félice,  ministre, 
les  informations  de  la  police  n'étant  pas  toujours  très- 
exactes,  surtout  au  début  des  recherches  (1). 

Enfin  il  en  est  un  grand  nombre  dont  nous  igno- 
rons même  les  noms.  A  ceux  que  la  police  de  Paris 
faisait  vainement  chercher  en  1686,  il  faut  ajouter 
ceux  qui  étaient  retournés  dans  le  Midi,  et  à  propos 
desquels  Louvois  écrivait,  le  5  janvier  1687,  au  mar- 
quis de  La  Trousse,  lieutenant-général  du  Langue- 
doc :  «  Vous  aurez  appris,  en  arrivant  dans  les  Géven- 
nes,  qu'il  y  est  revenu  quelques  pasteurs.  »  Nous 
croyons  rester  au-dessous  de  la  réalité  en  évaluant  à 
six  le  nombre  de  ceux  qui  rentrèrent  en  France  dans 
les  années  1686  et  1687;  ce  sont  six  inconnus.  En 
mars  et  novembre  1688,  la  cour  annonçait  le  prochain 
retour  en  Poitou  de  Gilbert  fils  et  de  quelques-uns  de 
ses  collègues.  Le  16  juillet,  Louvois  ordonnait  à  De 
Tessé  d'en  faire  arrêter  un,  qui  devait  se  trouver  sous 
un  déguisement  à  Grenoble,  et,  deux  jours  après,  il 
envoyait  à  La  Trousse  le  signalement  d'un  autre,  qui 
était  prêt  à  partir  de  Hollande  pour  les  Cévennes  (2). 

(1)  C'est  ainsi  que  Desgrez  arrêta  et  fit  mettre  à  la  Bastille  (août 
1699),  en  qualité  de  ministre  qui  «  avait  des  desseins  sur  Metz  »,  un 
nommé  Listik  ou  Lustik,  qui  travaillait  à  faire  sortir  deux  femmes 
du  royaume  [Reg.  du  Secret.^  0  43).  —  Or,  d'après  De  Renneville,  ce 
Lustik  était  un  moine  de  Mayence,  dont  les  mœurs  détestables  ne 
rappelaient  en  rien  celles  des  confesseurs  de  la  foi  réformée.  Il  faillit 
mourir  de  trente-deux  blessures  que  lui  fit  son  camarade  de  cham- 
bre, le  curé  de  Livry,  qui  était  à  la  Bastille  dans  un  état  de  complète 
démence.  [L'Inquisition  franc. ^  I  455  et  IV  400). 

(2)  Arch.  du  minist.  de  la  guerre.,  835  et  836  in-f". 


LES  INCONNUS  455 

Mettons  trois,  pour  le  Poitou  et  le  Midi  en  1688,  cela 
fait  déjà  neuf  inconnus. 

L'un  des  ouvrages  de  Brousson  porte  le  titre  sui- 
vant :  Interprétation  ancienne  et  nouvelle  du  songe  de 
Louis  XIV...  Première  interprétation  faite  par  feu 
M.  Brousson.  Cette  interprétation  est  suivie  d'une 
Autre  interprétation  plus  abrégée  d'un  fidèle  ministre 
de  Jésus-Christ,  autrefois  prosélyte,  qui  a  aussi  prêché 
sous  la  croix  en  France,  faite  en  ces  provinces  [les 
Pays-Bas]  au  mois  d'août  1100.  Ce  pasteur,  qui  avait 
pu  regagner  la  Hollande  et  qui  vivait  encore  en  1706, 
puisqu'il  modifiait  et  versifiait  alors  son  interpréta- 
tion, n'est  ni  Salomon  Bernard,  ni  Cottin,  qui 
n'étaient  pas  prosélytes,  ni  le  prêtre  Georges  Martin, 
devenu  protestant,  dont  l'inepte  biographie  de  Brous- 
son (1)  démontre  surabondamment  qu'il  n'avait 
jamais  fréquenté,  encore  moins  présidé  le  culte  du 
Désert.  Il  ne  prend  du  reste  pas  le  titre  de  pasteur, 
non  plus  que  Pierre  Frotté,  curé  converti  du  diocèse 
de  Meaux,  ni  De  Valonne,  moine  qui  embrassa  le 
protestantisme  et  publia  différents  écrits.  Ce  n'est 
pas  davantage  Jean  Aymon,  l'auteur  des  Synodes 
nationaux,  ancien  catholique  mort  pasteur  à  La 
Haye;  car," en  1706,  pour  obtenir  les  matériaux  d'un 
livre,  il  revint  en  France  et  toucha  une  pension, 
en  promettant  de  rentrer  dans  le  catholicisme  : 
les  pasteurs  sous  la  croix  avaient  une  conscience 

(1)  Hist.  de  feu  Claude  Brousson,  min.  du  S.  Évangile  et  mar- 
tyr de  J.  Chr.  par  Georges  Martin  protestant  réformé  [ci-devant 
prêtre  augustin],  1609.  Ms.  de  35  pages  de  la  Bibliothèq.  ■wallonne  de 
Leyde. 


456  LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

bien  autrement   délicate.  Voilà  donc  un   dixième 
inconnu  (1). 

Élie  Benoit  (2)  nous  apprend  qu'il  y  avait  un  pas- 
teur aux  environs  de  Sainte-Foy  en  1691  ;  c'est  le 
onzième.  Nous  savons  que,  après  l'arrestation  de 
Giraud  et  de  Givry,  il  en  restait  deux  à  Paris,  qui, 
d'après  un  interrogatoire  du  7  juillet  1692,  étaient 
logés  rue  de  Seine  (3)  ;  voilà  les  douzième  et  trei- 
zième inconnus.  Le  quatorzième  est  signalé  dans  le 
billet  suivant,  que  Pontchartrain  adressait,  le  5  mars 
1693,  à  l'archevêque  de  Lyon  :  «  Le  roi  étant  informé 
que  depuis  peu  il  est  arrivé  à  Lyon  un  ministre  de 
la  R.  P.  R.  qui  ne  devait  qu'y  passer  pour  se  rendre 
à  Paris,  mais  que  depuis  peu  il  a  pris  la  résolution 
de  rester  à  Lyon  ;  sur  quoi  Sa  Majesté  m'ordonne  de 
vous  écrire  de  faire  les  diligences  que  vous  jugerez 

(1)  Maintenant  que  la  question  est  posée,  elle  ne  peut  pas  ne  pas 
être  résolue.  — Nous  avons  pensé  à  Marc  Josselin  Daunette  ci-devant 
docteur  de  Sorbonne,  ministre  en  1699  et  sans  doute  antérieurement 
(Bullet.,  XI  98j,  aussi  bien  qu'à  un  israélite  converti  par  Bossuet, 
Charles-Marie  de  Veil,  qui,  après  être  devenu  docteur  en  théologie 
catholique,  quitta  brusquement  la  France,  pour  aller  professer  le 
protestantisme  en  Angleterre  ;  mais  nos  recherches  n'ont  pas  abouti. 

(2)  «  Aux  environs  de  Duras,  de  Gensac  et  de  Ste-Foy,  le  zèle  des 
convertis  se  réveilla.  On  y  fit  plusieurs  assemblées,  où  il  se  trouva  un 
ministre  vers  la  fin  de  1691.  L'intendant  et  le  parlement  ne  perdirent 
pas  cette  occasion  de  se  signaler.  On  s'informa,  on  décréta,  on  saisit 
plusieurs  personnes.  On  rasa  des  maisons,  on  enferma  des  femmes 
pour  jamais,  on  fit  faire  des  amendes  honorables,  on  condamna  aux 
galères  et  à  la  mort  »  [Hist.  de  l'éclit  de  Nantes,  III  1002). 

(3)  Reg.  du  Secret.,  0  36,  f»  145.  —  A  la  fin  d'août,  les  assemblées 
continuaient  encore  à  Paris,  et  la  maison  des  Girardot  était  surveil- 
lée. [Ibid.,  f"  183). 


LES  INCONNUS  457 

nécessaires  pour  arrêter  ce  ministre.  »  M.  Depping 
pense  que  ce  ministre  pouvait  être  Brousson  ;  mais 
il  se  trompe  :  Brousson  était  alors  en  Languedoc. 
C'est  bien  d'un  inconnu  qu'il  s'agit.  Le  quinzième 
est  celui  qui  se  trouvait  dans  le  Languedoc  en  1695, 
et  qui  écrivit  la  relation  de  la  mort  de  Papus  qu'on 
trouvera  plus  loin.  M.  Lièvre  nous  apprend  que  le 
Poitou  vit  deux  ou  trois  ministres  en  1698,  et  qu'il 
en  passa  deux  à  Ghâtellerault  en  1700.  Le  synode  de 
Maëstricht,  tenu  en  août  1699,  présenta  aux  États- 
Généraux  de  Hollande  une  requête  en  faveur  de 
«  plusieurs  pasteurs  revenus  depuis  quelques  mois 
de  France  »;  c'est  donc,  pour  le  moins,  cinq  inconnus 
cà  ajouter  aux  quinze,  total  vingt;  mettons  quinze, 
pour  éviter  la  possibilité  des  doubles  emplois,  nous 
obtenons  un  total  de  plus  de  cinquante  pasteurs  ren- 
trés en  France  au  XVIP  siècle,  ou  y  prêchant  après 
la  Révocation.  Ce  chiffre,  aussi  glorieux  que  celui 
des  abjurations  était  humiliant,  a  sans  doute  été 
dépassé  ;  car  nous  ne  pouvons  nous  flatter  d'avoir 
trouvé  la  trace  de  tous  ceux  qui  sont  revenus,  et 
Malzac  écrivait  déjà  en  1689  que  le  nombre  en  était 
considérable.  Brousson,  cà  son  tour,  et  sans  distin- 
guer, il  est  vrai,  les  pasteurs  des  laïques,  parlait,  en 
1690,  d'un  grand  nombre  (1)  de  fldèles  serviteurs  que 
Dieu  envoyait  depuis  longtemps  (2)  en  France.  Cepen- 
dant il  ne  faudrait  pas  croire,  comme  Ch.  Weiss  le 


(1)  Lettres  et  opuscules,  p.  66. 

(2)  La  manne  tnystiq.,  Il  70.  Dans  un  autre  discours  écrit  aussi  en 
1690  (II  31)  il  dit  :  Depuis  plusieurs  années. 


458       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

donne  un  peu  légèrement  à  entendre  (1),  que  cet 
absolu  dévouement  fût  la  règle  générale  et  non  l'ex- 
ception :  «  Plus  de  deux  cents  pasteurs,  dit-il, 
s'étaient  retirés  en  Suisse.  On  en  comptait  environ 
quatre-vingts  dans  la  seule  ville  de  Lausanne.  Mais 
du  fond  de  leur  exil,  ils  ne  cessaient  de  correspondre 
avec  leurs  anciens  troupeaux.  Souvent  ils  retour- 
naient secrètement  en  France,  pour  les  confirmer 
dans  leur  attachement  à  la  Réforme  ». 

Un  zélateur  roué  vif  par  contumace  en  1684,  Do- 
lympie  (2),  ancien  pasteur  de  St-Paul-la-Goste  (Gard), 
qui,  en  octobre  et  novembre  1687,  remplit  auprès  du 
duc  de  Wurtemberg  une  mission  en  faveur  des  réfu- 
giés (3),  était  sur  le  point  de  quitter  Schaffouse,  oii  il 
exerçait  son  ministère,  pour  rentrer  en  France,  au 
commencement  de  1689.  C'est  Bâville  qui  nous  l'ap- 
prend par  sa  lettre  du  20  mars  (4)  :  «  Le  sieur  de 
St-Auban,  juge  d'Alais,  m'a  dit  que  Rodier  d'Anduze 
[naïf  huguenot  qui  disait  tout  au  juge  espion]  l'avait 
assuré  que  le  ministre  Olympie,  qui  doit  venir  dans 
les  Gévennes,  était  allé  en  Angleterre,  pour  concerter 
avec  le  prince  d'Orange  le  temps  d'entrer  dans  ce 
pays  avec  cinq  autres  ministres  ;  qu'ils  ont  résolu  de 
n'y  point  venir  que  lorsque  le  prince  d'Orange  fera 
une  descente  sur  les  côtes  ;  qu'ils  blâment  fort  le 
mouvement  fait  dans  le  Vivarais,  disant  qu'il  avait 
été  fait  trop  tôt,  et  qu'il  ne  servait  qu'à  faire  prendre 

(1)  Hist.  des  réfug.  prot.,  II  249. 

(2)  La  France  prot.,  IX  5,  et  Élie  Benoit,  III 669. 

(3)  Bullet.,  2e  série,  IV  283. 

(4)  Hugues,  Hist.  de  l'Ègl.  réf.  d'Anduze.,  p.  690. 


DOLYMPIE,  GOURDIL  459 

les  plus  grandes  précautions  contre  les  nouveaux 
catholiques,  etc.  »  —  Le  récit  plus  ou  moins  exact  de 
Rodier,  d'après  lequel  la  rentrée  des  six  pasteurs 
aurait  été  subordonnée  aune  invasion  de  la  France 
par  Guillaume  d'Orange,  ne  prouve  nullement  que 
Dolympie  ne  se  soit  pas  décidé  à  venir  prêcher  au 
Désert. 

Peut-être  faudrait-il  ranger  parmi  les  pasteurs 
arrêtés  avant  d'avoir  pu  pénétrer  dans  le  royaume, 
le  nimois  Jean  Gourdil  (1),  âgé  de  trente-six  ans, 
ancien  pasteur  dans  une  des  maisons  du  sieur  La 
Cassagne  (2),  qui  avait  un  exercice  près  de  Nîmes. 
Gourdil,  expatrié  avant  la  Révocation,  était  entré 
dans  l'Église  anglicane;  l'évêque  de  Londres  lui 
avait  administré  les  ordres  et  l'avait  gardé  trois  ans 
comme  attaché  à  la  cathédrale.  Il  était  ensuite  parti 
pour  Nevi^-York,  où  il  fit  quelque  fonction  pastorale 
en  1689  (3).  Au  mois  d'août  de  la  même  année,  il  se 
trouvait  avec  trois  autres  protestants  français  sur  un 
des  vaisseaux  anglais  qui  furent  pris  et  conduits  à 
Nantes  par  Dandenne.  Se  bornait-il  à  retourner  en 
Angleterre,  au.moment  où  tous  les  exilés  attendaient 
et  préparaient  la  délivrance  de  l'Église  réformée  ? 
Emprisonné  et  interrogé  par  ordre  de  Seignelay,   il 

(1)  Nous  ignorons  s'il  était  parent  du  Courdil,  ministre  de  Pim- 
perdu  en  Anjou,  qui  abjura  pour  une  pension  en  1681,  à  Tàge  de 
quatre-vingt  cinq  ans  {La  France  j^fot.,  IV  90). 

(2)  Les  demoiselles  de  La  Cassagne,  de  Nîmes,  habitaient  Morges 
en  1698  (Jules  Cliavannes,  Les  réfugiés  dans  le  pays  de  Vaud, 
p.  292).  Voir  aussi  VHist.  dés  pasteurs  du  désert^  I  75. 

(3)  Bitllet.,  2e  série,  XI  522. 


460       LES  PREMIERS  PASTEURS  DU  DÉSERT 

prétendit  qu'il  revenait  de  la  Caroline  où  il  était  allé 
voir  des  Français  de  ses  amis.  Il  fut  relâché,  parce 
qu'il  prouva  que  sa  sortie  du  royaume  était  anté- 
rieure à  1685,  et  monta,  le  9  novembre,  sur  le  navire 
du  capitaine  Crisman  qui  faisait  voile  pour  Copenha- 
gue (1).  —  Élie  Benoit  (2)  cite  parmi  les  pasteurs  pen- 
dus par  contumace,  en  1684,  pour  avoir  misa  exécu- 
tion le  projet  de  Brousson,  un  ministre  de  Vestric 
(arrond.  de  Vauvert,  Gard)  nommé  Cordil.  Entre  ce 
Cordil  et  notre  Courdil,  il  nous  semble  qu'il  n'y  a 
d'autre  différence  que  celle  de  l'orthographe  du  nom, 
laquelle  était  alors  des  plus  variables.  En  essayant  de 
venir  prêcher  sous  la  croix,  l'ancien  zélateur  n'aurait 
fait  que  se  montrer  fidèle  à  lui-même  et  à  son  passé. 

(1)  Vaurigaud,  Essai  sur  l'Iiist.  des  Ègl.  réf.  de  Bretagne.,  III 152- 
154. 

(2)  Hist.  de  l'édit  de  Nantes,  III  669. 


FIN   DU  PREMIER  VOLUME 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages 

Préface 1 

Introduction  (Évasions) 11 

I  Les  Pasteurs  à  la  Révocation 71 

II  Les  Modérés  et  les  Zélateurs 133 

CONFESSEURS   DU    NORD 

III  Salomon  Bernard 165 

IV  Cardel 172 

V  Cottin 203 

VI  De  la  Gacherie 217 

VII  Maturin •. 219 

VIII  De  Salve 255 

IX  Lestang 288 

X  De  Malzac 296 

XI  Masson 340 

XII  Giraud 342 

XIII  Gardien  Givry • 349 

XIV  Regnard 402 

XV  Mestrezat 404 

XVI  Leclerc 410 

XVII  Bonneau 418 

XVIII  Israël  Lecourt 422 

XIX  Le  comte  de  Vivans 428 

XX  Pasteurs  et  Prédicants  du  Poitou 437 

XXI  Dupan,  Gillet,  De  Brocas,  Bedeau,  De  Félice,  les  Inconnus, 

Dolympie,  Courdil 451 


LiBOURNE  —  Imprimerie  F.  REAL  et  C"  —  2,  cours  d'Orléans,  2. 


1                            DATE  DUE 

^i^]UMf 

wm 

m- 

i 

' 

• 

CAYLORD 

PRINTEOIN  US* 

BW5990.D72V.1 

Les  premiers  pasteurs  du  Désert, 

Princeton  Theological  Seminary-Speer  Library 


1    1012  00039  2391 


tUi 


■*«i*   •  '■ 


'l*:^-'«^:l< 


ri^- 


•'  Vi-JC. 


:%K. 


^7? 

^\^'-- 


-njr^fZh-,    C'         l..:*«É^k^^£f 


ftM«««^