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LES PREMIERS
PASTEURS DU DÉSERT
LES PREMIERS
PASTEURS DU DÉSERT
(1685-1700)
d'après des documents pour la plupart inédits
0. DOUEN
Ah! pauvre France oublieuse! combien
peu tu as soigné, conservé ta tradition!
Combien négligente, insoucieuse de ton
trésor national ! J'entends par ce mot ce
qui fut toi-même, ta haute vie, aux
grandes heures : les martyrs et les vrais
héros.' Tout cela dans la poussière et
jeté au vent.
(Michelet, La Ligue et Henri If^,
p. 328.)
TOME PREMIER
PARIS
GRASSART, LIER AI RE- É DITE UR
2, RUE DE LA PAIX, 2
1879
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http://www.archive.org/details/lespremierspaste01doue
PREFACE
Le triomphe de la foi catholique et de l'into-
lérance fut porté jusqu'aux nues , quand
Louis XIV crut avoir anéanti le protestantisme
français ; on frappa des médailles en l'honneur
de l'extinction de l'hérésie, une statue de bronze
fut élevée, dans l'hôtel de ville de Paris, à
Louis-le-Oraiid toujours vainqueur, défenseur
de la majesté de V Église et des rois.
Cependant le droit des libres consciences a
prévalu contre les édits et les dragons du grand
roi, contre les édits et les dragons de ses succes-
seurs. A défaut de médailles et de statues, aux-
quelles ils ne songeaient guère, les hommes
de cœur et de foi dont le courage et la persévé-
rance ressuscitèrent l'Église réformée, ont-ils du
moins leur part légitime dans la reconnaissance
de ceux qui recueillent les fruits de leur dévoue-
ment? — Nous nous sommes pris à en douter,
en découvrant que, sur environ quatre-vingt-
'Z LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
dix miaistres et prédicants pendus ou roués de
1686 à 1762 (1), plus de cinquante n'ont pas
d'article dans notre livre d'or, la France pro-
testante^ et réclament une place dans la révision
si remarquable qu'en publie notre savant collè-
gue et ami M. Henri Bordier.
Les pasteurs du Désert du XVIIP siècle ont
été , à diverses reprises , l'objet de travaux
sérieux et considérables, qui s'éclairent et se
complètent mutuellement; sur ceux du XVIP,
au contraire, nous possédons presque unique-
ment les cent pages que M. le pasteur Peyrat
leur a consacrées, il y a trente-cinq ans, dans
un livre admirable qu'on ne lit pas assez (2).
Toutefois nulle période de notre histoire n'offre
plus d'intérêt que celle qui va de 1685 à 1700,
et dont Élie Benoit a tracé le résumé suivant, à
l'occasion des premières assemblées tenues con-
trairement aux ordonnances (3) : « Peu à peu le
zèle s'échauffa dans ces assemblées (168S et
1686) et principalement dans les Cévennes;...
malgré toutes les oppositions, on voulut y faire
tous les exercices de la religion, avoir des ser-
(1) Voii' l'appendice II.
{2)''Histoire desJPasteura du Désert.
(3) Histoire de Védit de Nantes, V 991, 992.
PRÉFACE
mous ordinaires, y recevoir la communion. Au
bruit de ce grand événement il s'y rendit quel-
ques ministres ; et dans les lieux où il n'y en
avait point, il s'en forma de nouveaux. L'ardeur
et la nécessité firent passer par-dessus les ordres,
et on crut être dans un cas pour lequel les
règles n'étaient pas faites. Il se dédia des per-
sonnes de toute qualité et même do tout sexe à
ces nouvelles fonctions : des gens d'étude, des
gens de métier, des charpentiers, des cardeurs,
de simples paysans , des enfants même qui
avaient assez de mémoire pour apprendre de
petits discours par cœur, et assez de hardiesse
pour les réciter. Le zèle même de ce peuple
admettait des filles et des femmes à faire des
exhortations et des prières dans ces assemblées.
11 y en eut cinq ou six dans les Gévennes qui
se chargèrent de ce travail : deux desquelles
étant tombées entre les mains de l'intendant,
furent condamnées à une prison perpétuelle, et
envoyées, l'une cà la tour de Constance, et l'autre,
au château de Sommières. Une paysanne des
environs de Bergerac, nommée Anne Montjoye,
qui ne savait pas lire, mais qui avait une
mémoire fort heureuse , étant poussée par le
même zèle, se fit instruire, apprit à lire, fit des
4 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
assemblées et des prières, et iit tant de bruit en
ces quartiers-là, qu'on chercha le moyen de se
saisir d'elle, et qu'après l'avoir prise et sollici-
tée en vain à changer de religion, elle fut
condamnée à mort et exécutée. Il se trouva
dans les Cévennes quarante personnes qui se
mêlèrent d'exhorter le peuple et qui, se succé-
dant les uns aux autres, ont continué jusques à
présent à faire des assemblées, malgré toute
sorte d'oppositions. Vidal et Vivens, jeunes gens
sans lettres, dont l'un n'était qu'un simple car-
deur, et l'autre, qu'un maître d'école, Fulcran
Rey, proposant de Nîmes, et plusieurs autres,
commencèrent à paraître presque aussitôt qu'on
sut la révocation de l'Édit. Il y vint des person-
nes de dehors^ des ministres, des proposants, des
personnes qui avaient passé toute leur vie dans
d'autres études, mais qui crurent devoir se con-
sacrer à cette nouvelle profession. Brousson, qui
avait été avocat au parlement de Toulouse, fut
un de ceux-là...
« Les provinces de Picardie, de Champagne,
de l'Ile de France, de Normandie, d'Orléans et
d'autres voisines, furent assistées par des per-
sonnes animées d'un semblable zèle ; mais il s'y
rendit aussi plusieurs ministres, qui trouvèrent
PREFACE
une grande repentance dans tous les lieux où
ils s'adressèrent. Six d'entre eux qui s'étaient
voués à cet ouvrage furent arrêtés à Paris, les
uns presque en arrivant , les autres après y
avoir passé une ou deux années à faire des
assemblées presque tous les jours, et à recevoir
les actes et les signatures de ceux qui venaient
les chercher de toutes parts pour leur donner
des marques de repentance. Quelques autres,
après avoir longtemps couru de province en
province, y moururent sans avoir été recon-
nus; et d'autres, encore plus heureux, y ont
fait plus d'un voyage sans avoir été découverts,
ou sont échappés des mains de ceux qui les
avaient saisis. J'aurais peine à représenter quel a
été le fruit de leur travail. Jamais il n'avait paru
tant de zèle et tant d'affection pour la religion
réformée , pendant la prospérité des Églises,
qu'ils en trouvaient en tout lieu: et le retour de
ceux qui avaient succombé à la violence, fut
pour le moins aussi rapide et aussi général que
leur chute l'avait été. On n'a pu savoir jusqu'ici
précisément et avec certitude ce qu'on avait fait
de ceux qui avaient été arrêtés ; et depuis qu'ils
ont été prisonniers , on n'a fait que de vaines
diligences pour apprendre de leurs nouvelles. »
6 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
L'excessive rareté des documents manuscrits
et imprimés, si vivement sentie par Antoine
Court, aide à comprendre pourquoi les premiers
pasteurs du Désert sont jusqu'ici restés dans
l'ombre. Cette rareté explique en même temps,
si elle n'excuse, les lacunes de notre propre tra-
vail, commencé dès 1860 (1). Depuis, nous avons
lentement poursuivi nos recherches, sans négliger
aucune occasion^ aucun moyen d'instruction (2),
et nous avons acquis la certitude que le nom-
bre des pasteurs rentrés en France avant le
XVIIP siècle est plus considérable qu'on ne
croyait, et s'élève à une cinquantaine environ.
Bien que les noms de près de la moitié nous
soient demeurés inconnus, bien qu'à l'égard de
quelques autres nos renseignements soient res-
tés fort imparfaits, nous sommes loin de regret-
ter la peine qu'ils nous ont coûtée ; car nous
pensons qu'on ne fera jamais assez pour honorer
la mémoire de ces héroïques bannis qui, sim-
})lement et sans la moindre ostentation, venaient
donner ou du moins risquer leur vie, pour une
(1) Voir BuUet. de l'histoire du j'i^'ot., IX 174. Nous désignerons
cet ouvrage par le titre abrégé de BuUet.
(2) Voir Bullet. XII 16, XIV 71 : 2« série IV 377, VII 168, X 91, X
384, XII, 94.
PRÉFACE 7
cause sacrée dont ils étaient les seuls défen-
seurs.
Le plus illustre d'entre eux, celui dont le
nom est partout prononcé avec amour^ Claude
Brousson, est devenu le sujet principal de notre
étude, grâce aux pièces inédites ou rares que
l'on conserve de lui aux| Archives de l'Hérault
et dans les manuscrits de la Bibliothèque de
Genève. Nul ne s'en plaindra, nous Tespérons ;
car aucun des écrivains français, anglais et alle-
mands, anciens et modernes, qui se sont occu-
pés de Brousson, n'ayant eu connaissance de^^ces
documents, à l'exception de M. le pasteur Cor-
bière, lequel n'a traité qu'un point particulier,
il est permis de dire que l'apôtre du Désert est
plus célèbre que véritablement connu, et nous
ajoutons, sans crainte d'être démenti, que l'ori-
ginalité et la noblesse de son caractère se révè-
lent d'autant mieux qu'on pénètre plus avant
dans son intimité.
Nous exprimons notre gratitude à MM. L. de
la Pijardière, de Montpellier, et Ph. Roget, de
Genève, pour la parfaite obligeance avec laquelle
ils nous ont communiqué les précieuses pièces
confiées à leur garde , et nous remercions
MM. Jean David et Morov, étudiants en théo-
0 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
logie, qui ont pris pour nous quelques copies
dans les manuscrits d'Antoine Court.
0. D.
Paris, 8 décembre 1877.
Ces lignes étaient écrites lorsqu'un jeune can-
didat en théologie, M. L. Nègre de Montpellier,
lit paraître une thèse de 230 pages (138 de texte
et 02 d'appendices) intitulée Vie et nii/iistère de
Claude Broussoji, travail bien fait, puisé aux
sources et accompagné de nombreuses pièces
justificatives, qui a rectifié deux erreurs géné-
ralement répandues.
On lit déjà dans l'une des premières biogra-
phies du martyr (Ahrcgc de l« vie de feu
M. Broussoii) que , avant d'aller au supplice , il
ne subit pas la question ordinaire et extraordi-
naire à laquelle il avait été condamné. C'est le
contraire qui est vrai. M. Nègre a publié le pro-
cès-verbal oiiiciel de la torture, et nous le lui
avons emprunté. En revanche, les biographes
modernes répètent l'un après l'autre que Brous-
PREFACE 9
son fut exécuté en effigie avant la Révocation.
VAhrgé combattait déjà cette allégation et
M. Nègre en a clairement montré l'inexacti-
tude.
Nous nous félicitons d'avoir pu tirer profit de
cette récente publication, aussi bien :|ue d'une
introuvable plaquette dont nous avons reçu avec
reconnaissance une copie faite par M. Nègre. Il
s'agit de, la Relation sommaire des merveilles
etc., dans laquelle Brousson retrace les travaux
et les souffrances de sa première mission au
Désert.
INTRODUCTION
LES ÉVASIONS
« Il est certain, écrit Jurieii, que, dans l'histoire
qu'on pourra faire de notre persécution, le chapitre
des évasions doit faire un des plus beaux endroits.
On y verra des stratagèmes qui pourront divertir.
Mais on y verra surtout, dans des femmes, des pro-
diges de courage qui paraîtront incroyables. On y
verra des femmes de qualité, nourries toute leur vie
dans une grande délicatesse, — quelques-unes d'elles
malades de maux qu'on croyait mortels, — passer
durant la rigueur de l'hiver à travers les bois et les
rochers, les neiges dessus la tète et jusqu'aux genoux,
et traverser des torrents et des rivières de neige
fondue dont l'eau leur montait jusqu'au sein. On y
verra mille autres actions de vigueur surprenante.
12 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
Le iiK'moire qui est ici joint rogardu trois demoi-
selles de Metz, M'"' Du Clos, M"" Coulés et M"" Du
Bois, qui a écrit la lettre. La première est encore
renfermée dans son couvent, la seconde s'en est
sauvée par une aventure fort semblable à celle de
cette dernière, puisqu'elle lima un barreau de la
fenêtre de sa prison. La troisième a souhaité que les
circonstances de son évasion fussent rentlues publi-
ques, aiin que sa reconnaissance envers Dieu le fût
aussi :
" L'envie que j'avais de sortir de la Rabylone. pour
aller invoquer Dieu dans les lieux où il est servi eu
li])erté, m'obligea à me hasarder avec quelfpi'une de
mes compagnes qui avaient pris la même résolulioii.
nonobstant les d(''fenses du roi de sorlii' du royau-
me (l). A peine avions-nous fait quatre lieues, qu'une
troupe de cavaliers nous arrêtèrent dans un village
nommé Courcelle, où, après nous avoii' maltraitées,
ils eurent l'inhumanité de nous déshabiller et de
nous voler le peu de nippes que nous voulions
sauver. Nous en fûmes quittes pour cette perte.
^)uelque temps après, la cruauté des dragons aug-
mentant partout, nous délil)éràmes encore pour trou-
ver un moyen d'échappcM' de leur tyrannie. II n'y
avait aucun moyen de passer pour lors, les passages
étant gardés trop soigneusement. Mais voici ce que
nous imaginâmes : Un roulier, à qui nous i)romîmes
de grandes récompenses pour nous faire passer le
(!) Sons poine de. '/»\i've-^ ]i('i'|)é(iiclles jxiur les hniiniK's. et d'^tro
rasée fi rcrhisç à |ici'|iéliiil(> imiir les femmes (Décl. du 7 mai l(38(i).
INTRODUCTION 13
(langer, nous voulut bien mettre dans un tonneau
emballé de toile, deux grandes lilles et moi. Il n'y
avait qu'une petite ouverture par où nous pouvions
respirer. Nonobstant l'incommodité d'une telle voi-
ture. Dieu nous donna des forces pour rester trois
jours et trois nuits dans ce pitoyable état. Il n'y avait
plus que quinze lieues de chemin à faire pour être
sauvées, quand le misérable charretier, entendant
battre la générale par la garnison de Hombourg,
s'effraya mal à propos au bruit de ces tambours et
crut que les dragons étaient à ses trousses. Quoi que
nous pussions faire pour l'encourager, nos prières et
nos larmes ne servirent de rien; il détacha un de ses
chevaux, s'enfuit et nous laissa à la merci des
paysans. Nous sortîmes l'une après l'autre de ce misé-
rable tonneau, et nous allâmes nous jeter dans un
bois où nous fûmes prises par des paysans 1), qui
eurent la cruauté de nous mener à M. De la Berteche.
(1) Ils étaient constitués en gardiens des l'rontières.
LouYois écrivait à Fan trier, le 31 décembre lGi*5 : « Il n'y a jioint
d'inconvénient à dissimuler les vols que font les paysans aux i^ens de
lii R. P. ]{. qu'ils trouvent en désertant, afin de rendre leur jiassajie
plus difïicile, et même Sa Majesté désire que l'on promette, outre la
dépouille des ^"-ens qu'ils arrêteront, trois pistoles ])our chacun de
ceux qu'ils amèneront à la plus prochaine })lace. »
l'n mois après (30 janvier 1(586), Louvois écrivait au marquis de
Lamtjc; t : « Sa Majesté désire que vous tassiez en sorte que les
jjaysans des Ardennes courent sus et même fassent main-l)asse sur
ceux des i-elijiionnaires qui auront l'insolence de se défendre, leur
faisant entendre qu'on leur donnera tout le Initin qu'ils feront. ])nur-
vu qu'ils les ramènent dans les prisons des places du roi les plus voi-
sines. » (Rousset, Hist. de Louvois III 503.)
14 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
gouverneur de Hombourg, qui nous renvoya à Metz,
escortées par vingt-cinq dragons. Aussitôt que nous
fumes arrivées, l'on nous mit toutes trois dans des
prisons séparées, où après avoir resté deux mois,
l'on nous jugea [condamna] par ordre du roi à être
rasées, et au couvent à perpétuité. J'ai donc été con-
duite dans le couvent des Ursulines, où j'ai resté dix
mois, toujours en me recommandant au Seigneur,
qui m'a donné les forces et l'assurance pour entre-
prendre des choses qui paraîtront impossibles aux
personnes qui liront ce mémoire.
« La nuit donc du 17 du mois d'août de cette année
(1687), après m'être recommandée à Dieu d'une
manière toute particulière, je pris la résolution de
traverser une chambre où dix pensionnaires me gar-
daient. Les trouvant endormies, je me hasardai à
ouvrir doucement leur porte. De là, il fallut passer
par une fenêtre qui a jour sur la cour; mais les bar-
reaux m'arrêtèrent quelque temps. J'en limai un, et
l'autre, en le tirant à force de bras, rompit entre mes
mains, ce qui me fit juger que Dieu secondait mes
desseins. Lorsque cet obstacle fut ôté, je me jetai à
bas de cette fenêtre, qui était assez haute, par un
temps épouvantable de pluie et de tonnerre, sans me
faire mal. Ensuite je descendis dans une cour, et de
là je passai dans un jardin dont la porte était cade-
nassée. J'en arrachai assez facilement le cadenas,
qui n'était pas bien gros; j'y trouvai une pièce de
toile qui blanchissait, qui servit à me ceindre et à
me glisser doucement à bas d'une muraille fort haute,
au pied de laquelle la Moselle flotte. J'entrai dans
INTRODUCTION 15
cette rivière où je fus jusques au cou, et possible
sans ma hauteur, j'y fusse demeurée. Après l'avoir
traversée heureusement, je me rendis, au hasard,
chez de bonnes gens de la religion, qui eurent la cha-
rité de me recevoir. Le lendemain matin à la pointe
du jour, les religieuses firent savoir au gouverneur
que je leur étais échappée. Un grand bruit se répan-
dit par toute la ville de ma fuite. Ceux de notre reli-
gion rendaient grâces à Dieu de mon bonheur, et les
autres jetaient feu et flamme contre moi. Cependant
les dragons à qui l'on avait promis dix louis, s'ils me
découvraient, eurent ordre de fouiller toutes les mai-
sons ; heureusement ils ne vinrent point d'abord
dans le lieu où j'étais cachée. Cependant l'on battait
la caisse de tous côtés, et défenses de par le roi à
toutes personnes, quelles qu'elles fussent, de me
recevoir dans leurs maisons, sur peine des galères
pour les hommes et du°couvent pour les femmes. Je
fus, à la fin, obligée de changer, pour aller dans
deux autres lieux où les soldats avaient déjà cherché,
mais il me fallut me déguiser en paysanne, et quel-
quefois en homme.
« La difRculté était de passer les portes de la ville,
les ordres étant donnés aux officiers de garde de faire
découvrir les personnes masquées. Nonobstant leurs
précautions, je passai habillée en paysan, suivant
deux demoiselles qui me conduisaient au lieu où un
guide m'attendait. J'avais une hotte et un tonneau
dessus, avec un panier en mon bras. Dans cet
équipage, je marchai une lieue, où je trouvai le
guide qui m'attendait. Je quittai ces deux bonnes
16 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
demoiselles, qui me recommandèrent à la garde du
Seigneur, et je montai à cheval. Nous n'eûmes pas
fait vingt lieues par des chemins détournés, que
nous arrivâmes à Charleville, où l'on nous arrêta
quelque temps à la porte; mon guide dit que j'étais
son valet. Nous allâmes ensuite passer à Marche en
Famine, où l'on nous conduisit au gouverneur, qui
me fit interroger en la présence de quantité d'offl-
ciers, par un dragon qui parlait allemand. Je lui
répondis que j'étais allemand et valet du guide. Et la
langue allemande que je sais assez bien, me tira
d'affaire ; jeu fus quitte pour la peur. Il me laissa
aller sans m'examiner davantage. De là nous allâmes
dîner dans un village, où nous trouvâmes les archers
de Luxembourg, qui demandèrent à l'hôte en ma
présence, s'il n'avait pas ouï parler d'une religieuse
qui s'était sauvée d'un couvent de Metz, et ([u'ils
(Haient venus pour la chercher jusqu'aux portes de
Liège, ajoutant à cela que d'autres archers étaient
sur d'autres routes pour le même dessein, et qu'ils
auraient dix pistoles chacun s'ils la trouvaient. Je
vous laisse à penser, Monsieur, si ce discours m'ef-
fraya. Cependant Dieu, qui m'avait donné des forces
partout, me rassura encore dans cette dernière
épreuve. Ils me dirent de plus, croyant que j'étais
effectivement valet, d'aller mener boire leurs che-
vaux, et que j'aurais deux pétrémenes pour boire.
J'y fus sans balancer, menant un autre cheval en
main. Etant de retour, je dis à mon guide que le
danger était grand pour moi, et qu'il fallait gagner
Liège, ce que nous fîmes en galoppant toujours jus-
INTRODUCTION 17
que-là. Y étant arrivée, je remerciai mon guide, en
lui disant que j'étais la religieuse dont on avait tant
fait de ])ruit. Il n'y eut, Monsieur, jamais de surprise
pareille à la sienne. Il me dit que, s'il eût cru que
j'étais en effet la religieuse, pour mille pistoles il ne
m'aurait pas menée. De Liège j'arrivai à Mastrick,
où j'ai eu l'avantage d'être reçue de tous les honnêtes
gens d'une manière toute particulière. De là, je suis
arrivée à Cassel heureusement, et' au contentement
de mes proches, (jni rendent gi'àces à Dieu de ma
(h'iivrance.
<( Jp certifie que tout ce qui est contenu dans la pré-
sente rehit'ion est véritable. Fait à Cassel, le 28 novern-
tjre U]81. » (Jurieu, Lettres jiastorales, Il ■230-240.)
Cette fuite si hardie et d'un si grand sang- froid
devait marquer dans les souvenirs des réfugiés. La
tradition a brodé sur ce thème, et, à côté du sobre
récit qu'on vient de lire, elle nous en a laissé un
autre, bien long et ampoulé, dont les circonstances
sont assez diflérentes (1). Nous avons là un spécimen
curieux de la manière dont opère la tradition. Elle
développe siu-tout, ajoute au merveilleux, et parfois
en retranche ce qui lui scmlde d('passer la mesure
du possible.
Ainsi, le tonneau dans lequel s'introduisent les
trois jeunes hlles (trois sœurs, dit la tradition qui a
oublié leurs noms) , devient un tonneau énorme,
(1) Mcin. de la famille Mmizot-Jas.soy : iii;s. de l;i BibliotJi. du
2)rotestant/siiie.
18 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
auquel on fait dos ouvertures, une porte, et dans
lequel on a placé des bancs, où les trois demoi-
selles peuvent s'asseoir à l'aise comme dans un
carrosse. Tandis que, dans le récit primitif, les
jeunes filles sortent du tonneau après la fuite de leur
conducteur, et se sauvent dans un bois où elles sont
prises par des paysans; la tradition fait intervenir
les dragons, qui, criant à la contrebande, frappent
sur le tonneau et -essaient de l'ouvrir avec leurs sa-
bres ; le capitaine, qui s'était d'abord opposé à leur
projet, tire lui-même un coup de fusil sur le tonneau
pour le défoncer, A leur sortie, les jeunes filles
adressent un long discours à ce capitaine, qui les
reconduit à Metz.
Do même pour la sortie du couvent : la pièce de
loile apparait, mais comme ayant été demandée à
sa mère par la demoiselle, qui a longtemps médit*'
son projet. Ensuite, elle ne traverse plus la Moselle
à pied; un batelier qui lui a fait passer un marteau
et des clous, pour attacher la pièce de toile, vient la
prendre à l'heure marquée, après avoir été prévenir
la famille de préparer des habits d'homme.
La tradition veut que le déguisement pris par la
demoiselle ait été un habit de savoyard, qu'elle se
soit noirci les mains et le visage, et que, durant sept
nuits, elle ait erré dans la ville sans en pouvoir
sortir, tandis (pfon la cherchait partout à grand
bruit.
Au contraire, l'épreuve si périlleuse des soldats,
([ui racontent en sa présence qu'ils cherchent une
religieuse, cl l'envoient mener leurs chevaux à l'a-
INTRODUCTION 19
hrcuYoii', a disparu. D'où nous concluons que, si rien
uV'st Ijcau (j[ue le vrai, rien aussi n'esL plus drama-
tique.
Toutes les évasions ne réussirent pas comme celle
(le M"'' Du Bois. Une autre demoiselle, Anne de
Chaufepié, a raconté de la manière suivante son
arrestation et celle de ses compagnes :
« Nous demeurâmes dans notre caclielte de La
R(jcii('lle Jus([u'au -2;] du mois d'avril I68G, et, ce
jour-là, ([ui était un mardi, après avoir pris toutes
les précautions que le temps et l'état des choses nous
avaient pu permettre, et après avoir invoqué le nom
du Seigneur et demandé sa bénédiction , M"" De
la Forest, qui sont mes tantes, dont l'aînée se nomme
M"'' De Puiscouvert, et la cadette, M""" De La Vergnais,
M""' De Saint-Lorens, M"'' De Boiragon et nous, nous
rassemblâmes dans la place Abert, vers les neuf heu-
res du soir; et, entre dix et onze, nous nous embar-
quâmes dans le havre de La Rochelle, dans la baniuc
d'un batelier nommé Diligent, qui, par l'entremise
d'un homme considérable' de la ville, avait fait marché
avec nous à un louis d'or pour chacune de nous, alin
de nous mener fort sûrement à un bord anglais, qui
était près de mettre à la voile pour s'en aller dans
son pays. Nous -passâmes la nuit sur la barque, et
vers le point du jour, le batelier nous ayant fait
descendre dans le fond de sa barque, où il nous avait
promis de ne mener que notre petite troupe cette
nuit-là, nous fûmes surprises d'y trouver plus de
quarante personnes, dont la plupart nous ('daient
■20 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
entièrement inconnues; mais, comme nous étions
tous dans le même dessein, nous nous laissâmes
conduire au batelier sans savoir où il nous menait.
Vers les deux heures après-midi du 24, nous fûmes
abordés par un garde de la patache de Rhé, qui,
après plusieurs mtmaces de nous prendre tous, com-
posa avec nous, promettant de nous laisser sauver,
pourvu que nous lui donnassions cent pistoles, qui
lui furent délivrées dans le même moment que le
marché fut fait. Il sortit aussitôt de la barque, et, sur
les cinq heures du soir, elle joignit le vaisseau an-
glais où elle voulait laisser sa charge. Le batelier
nous y ht tous monter en foule et avec précipitation.
A peine y fûmes-nous que la patache, à la vue de qui
cela sYHait fait, nous aborda, et les officiers s'étant
promptement rendus maîtres du vaisseau anglais, qui
avait voulu faire une résistance inutile, firent passer
le capitaine et tous les français fugitifs dans leur
bord, où ils passèrent la nuit, qui fut cruelle et rude
pour tous les prisonniers, quoiqu'ils n'y reçussent
point d'insulte dans leurs personnes ; mais toutes les
hardes qu'ils avaient, excepté celles qui étaient sur
eux, furent pillées par les soldats; quelques-uns dans
la suite en ont recouvré une partie, mais je ne suis
pas de ce nombre, et d'autres y ont perdu considéra-
blement.
u Lé lendemain -25, on nous mena, dès six heures
du matin, dans la citadelle de Rhé, où nous fûmes
reçus par le major, qui ht d'abord séparer les deux
sexes, faisant conduire les hommes en deux cachots,
et les femmes dans un corps-de-garde. » [Bul. VI 60.)
INTRODUCTION 21
Les cachots et les menaces de l'intendaiil Arnoul
liiiirent par avoir raison de tous ces malheureux,
sauf M'"-^ De Puiscouvert, De Saumaise, De La Ver-
gnais, De St-Lorens, De Boiragon, Du Mas. De la
Pommeraie, autrement Du Perot, De Chaufepié, et
M"'« De Rufignac, qui furent condamnées à être rasées
par le bourreau, et enfermées pour le reste de leurs
jours. Anne de Chaufepié et quelques autres furent
expulsées de France, en 1688, comme inconvertis-
sables.
Voici un récit d'un autre genre, dans lequel une
jeune fille joue encore le rôle principal :
« M. D'Hélis (gentilhomme du pays de Trieves en
DauphinéJ partit avec M"'' sa lille et environ (pia-
rante-cinq autres personnes, de tous sexes et de tou-
tes conditions. De ce nombre était M"'' De La (Châtre,
personne de qualité, âgée de dix-neuf à vingt ans
seulement, qui avait pris un habit d'homme pour
passer avec plus de facilité.
« Cette sainte troupe avait marché heureusement
toute la nuit; mais lorsqu'il fut jour, elle rencontra
près du lieu de St-Barthélemy. qui est un petit
liameau dans la terre de Chichiline, un grand nom-
bre de paysans armés qui voulurent Tempécher de
passer. La plupart de nos fugitifs commencèrent à
prendre l'épouvante ; l'âge de M. D'Hélis ne lui per-
mettait pas d'agir avec toute la vigueur qu'il aurai
souhaité.
>< Mais M"'^' De La Châtre se mettant à la tète de la
trou})e, tâcha de leur relever le courage, et ayant vu
22 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
un homme qui paraissait fort alarmé, elle dit à haute
voix que ce n'était pas dans cette occasion qu'il fal-
lait avoir peur, et que toute fille qu'elle était, si on
voulait la suivre, elle ferait voir qu'elle savait com-
Ijattre en homme de cœur. En effet, comme si avec
l'haJjit qu'elle avait pris, elle eût revêtu le courage
et la valeur des plus grands héros, elle fit ce jour-là
des actions si extraordinaires, que la postérité aura
de la peine à les croire.
« Elle marcha d'abord droit aux paysans, qui,
voyant sa résolution, n'osèrent s'opposer à son pas-
sage. Elle conduisit sa troupe jusqu'à un pont, sur
lequel elle croyait pouvoir lui faire passer la Roman-
che ; mais ayant trouvé le [lont rompu et la rivien;
bordée de l'autre côté par d'autres paysans armés,
elle fut obligée de retourner sur ses pas avec ses gens.
« Ceux qui les avaient laissé passer les avaient sui-
vis de loin, et les voyant revenir à eux, ils reprirent
cœur et commencèrent de les attaquei*. M"'' De La
Châtre s'avança hardiment vers eux, le pistolet à la
main, et du premier coup elle en renversa un et le
lit tomber mort sur la place. Quelques-uns de ceux
qui la suivaient tirèrent aussi sur les ennemis, à son
exemple ; mais la peur dont ils étaient saisis, pour la
l)lui)art, fut cause qu'ils le hrent presque sans etfet.
Aussitôt ils eurent à essuyer de la part des paysans
une grêle de mousquetades et de coups de pierres,
qui en tuèrent quelques-uns et en blessèrent plu-
sieurs autres. M"" De La (Uiàtre fut blessée au front
d'un cou]j de pierre, et elle reçut encore un coup de
m()us(iuet qui lui perça le cou et l'épaule.
INTRODUCTION 23
(' Après cette décharge, les paysans dont le nombre
était beaucoup plus grand que le leur, fondirent sur
eux, et ne trouvant que fort peu de résistance, ils en
massacrèrent la moitié et tirent les autres prison-
niers, hormis quelques-uns qui prirent la fuite, et
qui, se voyant poursuivis, furent contraints de se jeter
dans la rivière. Ils espéraient de pouvoir se sauver à
la nage ; mais ils se noyèrent tous, n'ayant pu, char-
gés de leurs habits comme ils étaient, résister à la
rapidité de l'eau...
« Pour notre héroïne, quoiqu'elle se vît abandou-
née de tout le monde, et enveloi)pée de tous c(')tés i)ai'
les paysans, et qu'elle se sentît alîailjlie par les deux
blessures qu'elle avait reçues, elle ne perdit pourtaid
pas courage : elle résolut d'employer tout ce qui lui
restait de force à défendre sa vie et sa liberté, ou à les
vendre au moins chèrement à ses ennemis, (domine
elle prenait cette résolution en elle-même, elle se sen-
tit saisie au milieu du corps par un homme robuste,
(pii faisait effort pour l'arracher des arçons et i)ourla
jeter de son cheval à terre. Elle l'embrassa et lui
serra le cou de l'un de ses bras contre son côté, avec
tant de force qu'elle le contraignit de lâcher prise, et
de se laisser tomber à terre à demi-étranglé. Dès
([u'elle fut ainsi délivrée de cet ennemi, elle poussa
son cheval à travers le gros des paysans, pour tâcher
de se retirer par le même chemin par où elle était
venue; mais à peine avait-elle avancé quelques pas,
([u'un de ces malheureux lui donna un coup de pio-
che dans le côté, dont il lui lit deux grandes Ijlessu-
sures, et la fit tomljer de cheval. Se voyant à terre.
24 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
elle se releva promptement Scins s'étonner , et
nonobstant sa faiblesse, elle tcâcha de se faire pas-
sage l'épée à la main, pour poursuivre le dessein
qu'elle avait de se retirer. Mais après qu'elle eut
combattu quelque temps avec une valeur indompta-
ble, elle reçut sur la tète un grand coup de sabre, qui
lui fit une profonde blessure, la renversa par terre
et l'étourdit, de telle sorte qu'elle en perdit tout à fait
la connaissance et le sentiment. C'est ainsi qu'elle
succomba sous le nombre de ses ennemis.
« Ceux qui l'avaient mise en ce déplorable étal, au
lieu d'en être touchés, voulurent se venger sur sou
corps, qu'ils crurent sans vie, de la longue et vigou-
reuse résistance qu'elle avait faite. Ils l'accablèrent
de pierres, ils la traînèrent par les champs et par les
rochers, où elle laissait partout des traces de son
sang, qui coulait avec abondance de ses blessures.
Ensuite ils voulurent la dépouiller, et comme, à
mesure qu'ils y travaillaient, ils virent qu'elle donnait
quelques signes de vie, cela les obligea à exercer
encore de nouvelles cruautés sur sa personne. La
douleur Int avait fait recouvrer la connaissance; mais
de peur qu'on n'achevât de la tuer, elle retint son
haleine pendant quelque temps, pour persuader à ces
bourreaux qu'elle avait expiré.
« Cela lui réussit heureusement; ils crurent qu'elle
était morte, et ils la laissèrent parmi ceux de son
l)arti qui étaient morts effectivement. » (Gaultier de
Saint-Blancard , IIii<t. apologétiq. , ou DcfeiisG des
libertés des Égl. réf. de France. Amst., 1G88, II G8).
Malheureusement son courage moral n'égalait pas
INTRODUCTION 2o
son courage physique : elle guérit de ses Itlessures,
mais elle abjura sa religion.
Le sang coula en plus d'une autre rencontre.
La nuit du 17 mai 1687, Dumont de Bostaquet, gen-
tilhomme normand, conduisit sur le bord de la mer
une grande troupe de femmes et d'enfants de sa
famille, qui voulaient passer à r('tranger, et trouva
en chemin plus do trois cents personnes qui allaient
également s'embarquer. Mais l'embarquement ne put
avoir lieu.
« J'étais inquiet, raconte Bostaquet , de ne voir
point paraître le vaisseau... Je ne pouvais savoir qui
était celui qui avait le signal pour le faire avancer;
et comme j'étais dans cette inquiétude, mon fils me
vint avertir que sa tante était arrivée : son carrosse
n'avait pu venir au rivage, et elle m'attendait à une
portée de mousquet. Je fus à pied, accompagné de
mon tils, la trouver; elle et ses enfants fondaient en
larmes sur le point de cette rude séparation. Elle
m'embrassa tendrement, et moi, elle et ses petits qui
me faisaient grand'pitié. Ma fdle De Ribœuf était
descendue du carrosse pour me venir saluer, et
M'"' Duval.
« Il n'y avait que très-peu de temi)s que j'étais
avec elles, lorsque j'aperçus qu'il se faisait un très-
grand mouvement au rivage. Je demandai ce que ce
pouvait être et, croyant que le vaisseau paraissait
plus loin, je me di.sposais à faire avancer le carrosse.
Mais je ne fus pas longtemps dans cette incertitude :
26 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
une voix de paysan s'éleva criant que c'était du bruit;
et aussitôt j'entendis des (and »ours et une décharge
de coups de fusil. Je ne doutai point que ce ne fût la
garde qui venait pour gagner son poste, qui avait
tombé sur notre troupe. Cet accident imprévu me lit
croire que nous étions perdus sans ressource; j'étais
à pied, seul, avec mon petit RiJjœuf, auprès de ce
carrosse. Je ne voyais point deux cavaliers qui ve-
naient à toutes jambes pour l'arrêter; mais j'entendis
fpi'ils criaient de toutes leurs forces : .1 moi, à moi!
Je me trouvais dans un étrange embarras de me voir
hors de défense, lorsque mon laquais, qui tenait mes
chevaux au bord de la mer, vint à toutes jambes me
les amener. Je n'eus le loisir que de me jeter sur
mon isal)elle, et de crier au cocher de ma belle-S(eur
de tourner diligemment, et moi, le pistolet à la main,
je marchai du côté que j'entendais des voix. A})eine
j'étais à découvert du carrosse, qu'un cavalier \m\
cric: Tire! Tire! Je lui réponds sans m'ébranler :
Tire, coquin! Et au même instant, il me tire un coup
de pistolet qui, me coulant le long de la joue gauche,
mit le feu à ma perruque sans me blesser. J'étais en-
core si près du carrosse, que le cocher et le hiquais
rapportèrent avoir vu h^ feu clairement dans mes
cheveux. Je mis le pistolet dans le ventre de ce ma-
raud; mais par bonheur pour lui il manqua, bien que
je les eusse amorcés de frais à Luneray. Cependant
il tourna la croupe de son cheval, et poussa du côté
de l'autre qui était avec lui. Je reprends mon autre
pistoh^t, et, les suivant au trot, il cria à Tautre : Tire,
lire! 11 ;ivait un fusil duipiel il me coucha, en jnne. et.
INTRODUCTION 27
comme il faisait clair comme jorn*. et que je n'étais
qu'à deux ou trois longueurs de cheval de lui, il me
donna le coup dans le ])ras gauche, dont je tenais la
bride. Je remuai les doigts aussitôt pour voir sMl
n'était pas cassé, et, appuyant les talons à mon che-
val, je gagnai la croupe du premier qui m'avait tiré,
et lui voulant casser les reins, comme il courait toi il
courbé sur l'encolure de son cheval, je lui donnai
mon coup de pistolet dans la hanche. Mes deux cava-
liers disparurent à mes yeux et s'enfuirent.
« J'entendais la voix de Béquigny qui, embarrassé
parmi les fusiliers, faisait rage de se bien défendre,
et, sans perdre de temps à suivre mes fuyards, je
courus à lui Fépée à la main et, en chemin, je ren-
contrai mon gendre De Reinfreville, pied à terre,
qui venait devers moi. Je lui demandai où il allait; il
me dit qu'il courait après ses chevaux, que son valet
avait emmenés. Je lui répondis que c'était en vain, et
(|u'il fuyait à toutes jambes; il avait passé assez près
de moi quand j'avais monté à cheval, et qu'ainsi il
n'avait qu'à me suivre ou se tirer en diligence. Je
n'avais pas le temps de raisonner avec lui. Je joignis
en un moment Béquigny, qui n'avait avec lui que le
bonhomme Montcornet , et nous écartâmes toute
cette canaille et nous trouvâmes seuls maîtres du
champ de bataille. Il me dit ({ue son cheval était
jjlessé et qu'il n'en pouvait plus; et moi je lui disque
je l'étais au bras; mais que, sans perdre de temps, il
nous fallait voir de quoi nos pauvres femmes étaient
devenues.
« Nous les trouvâmes i)resque au même lieu oii
28 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
lions les avions laissées, et abandonnées de tout le
monde , toute la troupe ayant glissé le long du rivage
par-dessous les falaises. Ma mère, extrêmement
sourde, n'avait point ouï les coups, et ne savait que
voulait dire toute cette rumeur, ne songeant qu'au
vaisseau qui ne paraissait point. Ma sœur, tout ef-
frayée sur le reproche que je lui fis de n'avoir pas
suivi les autres doucement, me dit que ma mère ne
pouvait marcher, pour être trop chargée d'habits; et,
(Ml effet, craignant que la fraîcheur de la nuit ne l'in-
commodât, elle s'était vêtue extrêmement. M. De
Béquigny me lit penser que si nous pouvions rallier
({uelqucs hommes de notre troupe, cela nous facilite-
rait le moyen de tirer nos femmes du péril où elles
étaient. Lors, sans perdre de temps, je courus le long
(lu rivage, assez loin, croyant que la peur aurait fait
cacher des hommes dans les falaises; mais ma peine
fut inutile : je ne vis que quekiues filles qui fuyaient
en i)leurant. Lors, voyant que ma présence était plus
utile à nos pauvres femmes, je les revins joindre au
galop. M. De Béquigny, de son côté, avait retourn(''
du côté du corps de garde, pour savoir s'il n'y avait
personne ; car nous ne doutions pas que ce ne fût des
gardes dont nous avions été chargés, et les deux
cavaliers avec qui j'avais eu à faire me le confir-
maient; car je savais qu'il y en avait eu toujours qui
battaient l'estrade le long des côtes, et visitaient les
postes toutes les nuits. Nous arrivâmes en même
temps au lieu où nous les avions laissées. Béquigny
me dit ([ue nous étions perdus, que les coquins s'é-
taient ralliés au numJire de (piarunte et qu'ils se
INTRODUCTION 29
préparaient à nous venir charger. Nous étions sans
balles pour recharger nos pistolets. Le sang que je
perdais en abondance me faisait perdre mes forces.
Le cheval de M. De Béquigny, blessé d\in coup de
fusil à Tépaule, n'allait qu'à trois jambes, et, dans
cette extrémité, ne sachant que faire pour sauver
toutes ces femmes et ces filles, je le priai de mettre
ma mère derrière moi. 11 Tessaya; mais, comme elle
(Hait trop pesante, il ne le put. M. De Montcornet seul
était avec nous, mais qui nous était fort inutile, son
grand âge de soixante-douze ans et un bidet sur
lequel il était monté, nous le rendaient d'un petit
secours. Le valet de Béquigny nous avait abandonnés
après avoir dans la mêlée tiré son mousqueton, dont
il avait cassé l'épaule d'un garde-sel, qui en mourut.
La mer qui commençait à monter, me faisait peur à
engager ces femmes et tilles à pied, sous ces falaises,
incertain du lieu où elles se pourraient tirer. Ma
mère et ma sœur me conjuraient instamment de
nous tirer, que, si nous étions pris, notre perte était
assurée; que, pour elles, le pis qui leur pouvait arri-
ver était d'être mises dans le couvent. Dans cette
dure extrémité, mon cœur déchiré de mille regrets,
et accablé de désespoir d'être hors d'état de tirer de
péril des personnes qui m'étaient si chères, ne savait
quel parti prendre; et, dans cette irrésolution, ne
pensjit plus à moi, je sentis que je perdais trop de
sang pour être longtemps debout, et que je ne man-
querais pas à m'évanouir. Lors, je pris mon mouchoir
et priai ma sœur de me bander le bras; mais, n'en
ayant pas le courage, et même n'étant pas assez haute
30 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
pour me rendre ce service que je lui demandais
comme une preuve dernière de son amitié, je m'a-
dressai à cette demoiselle de Caen qui était avec elle
et s'appelait La Rosière; elle était grande, et au clair
de lune elle semidait bien faite (1). Elle eut peine à
api)rocher de moi en cet état; mais entin, après
que je l'en eus fortement priée, elle me rendit cet
ofïice; c(da arrêta mon sang. Après avoir donc résisté
aux prières de ma mère et de ma sœur de les ajjan-
donner, et m'en être défendu autant (pie je pus.
voyant que ma présence leur était inutile, et que
MM. De Montcornet et De Béquigny me pressaient de
me retirer, il fallut céder à ma mauvaise fortune et
les laisser aux mains de la Providence. Ma s(pur. ([ui
craignait d'être volée ])ar ces fripons, me donna
vingt louis d'or à garder, et, après des V(eux au ciel
pour ma conservation, me força à les quitter : ce que
je lis avec la plus grande douleur que j'eusse jamais
ressentie. » [Mém. de Bostaquet publiés par Ch. Rend
ot Fr. Wadd'ington, Paris 1864 in-8", p. 1-21-125).
Toutes ces femmes furent conduites dans la prison
de Dieppe, condamnées à être rasées et mises dans
des couvents. Bostaquet, obligé de fuir avec son bras
très-malade, gagna la Hollande par la Picardie, (d
fut condamné par contumace aux galères perpétuel-
les. Sa femme alla bientôt le rejoindre. Elle partit de
Dieppe avec M'"" De Neufville.
« T(jutes deux, continue Bostaquet, y avaient
• Mivoyé leiu-s enfants pour les prendre en passant;
(1) Ce détail caractéristique peint la galanterie du gentilhomme
qui se maria trois fois et oui plus de viniit enfants.
INTRODUCTION 31
elles ne furent que peu de jours sans trouver occa-
sion : le cai)ilaine Laveine de notre religion, Iraita
avec elles et se chargea de leur embarquement avec
promesse de les prendre sur le port : mais ayant été
averti que Ton devait faire une visite exacte de son
vaisseau, elles furent conduites la nuit par lui au
Pollet il), où la peur d'être découvertes leur causa de
cruelles alarmes. Le sieur De Chaumont, sorti d'une
rdle de la maison de Vandeuville, et par conséquent
mon parent fort proche, se trouva caché avec elles
sans que, dans l'obscurité de la nuit, ils se connus-
sent. Enfin, après avoir souffert beaucoup d'incom-
modités dans le lieu où elles étaient, Laveine les
embarqua dans une grande chaloupe, en attendant
([u'il put les venir prendre dans son vaisseau. Lors-
qu'ils furent en mer, les matelots jetèrent l'ancre,
impatients de la venue du capitaine : la mer était
très-fort agitée, et les dames, malades de la maladie
ordinaire, souhaitaient ardemment que la visite fût
achevée, et ce n'était pas sans raison; car plus le
jour s'avançait, plus la tempête augmentait, de
manière que, se croyant perdus sans ressource, et
matelots et passagers adressaient leurs vœux au ciel
pour en obtenir leur délivrance. M'"*' De Neufville
offrait ce qu'elle pouvait pour obliger les matelots à
leur mettre pied à terre, et conjurait mon épouse
accal.h'e du mal de mer de joindre ses sollicitations;
mais la vie lui étant indilTérente, et s'abandonnant
absolument à ceque Dieu avait résolu d'elles, elle at-
(1) Faul>oui'y de Diejjpe.
32 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
tendait patiemment ce qui en arriverait. Le capitaine,
de son c(Mé, n'était pas sans inquiétude de leur desti-
née ; et résolu de les sauver ou de périr, aussitôt que
son vaisseau eut été visité, il mit à la voile, malgré
les cris d'un nombre presque infini de monde qui le
blâmaient et l'accusaient de témérité ; mais lui, sans
écouter leurs reproches ni ceux des intéressés à son
vaisseau, ayant pris des hommes et des chaloupes
([ui le tirèrent dehors, après avoir été rechassé deux
fois par la tempête, qui de plus en plus devenait
cruelle, nos dames voyaient les efforts de leur libé-
rateur et l'attendaient avec une extrême impatience.
Pin tin, après avoir h\(m combattu, il les tira de la
crainte où elles étaient, et les prit dans son vaisseau,
où, remises de leurs alarmes, elles sacrifièrent actions
de grâces à l'Éternel. Apres cela la tempête se calma,
et le ciel devenu serein leur donna une navigation
très-heureuse ». {Mém. de Bostaqiœt, p. 188 et 189. i
Jean Migault nous fait assister à des scènes non
moins émouvantes.
« A une petite distance du Breuil, dit-il, j'arrêtai
deux autres voitures, et un peu après minuit, le 15
décembre 1G87, par un froid des plus vifs, nous nous
mîmes en chemin, mes enfants et moi, avec trois
voitures... Nous eûmes beaucoup à soutTrir de la
rigueur du temps. Ce que j'éprouvais moi-même et
les cris perçants des enfants, me faisaient craindre
que quelqu'un de nous ne pérît en chemin. Le jour
ne nous apporta aucun soulagement, le froid s'étant
maintenu au même degré d'intensité que pendant la
INTRODUCTION 38
nuit. A huit heures du soir, il y eu avait vingt que
nous étions en voiture, et j'ignorais absolument ce
que je devais et pouvais faire de ma malheureuse
famille. Entrer dans la Rochelle eût été le comble de
l'imprudence; tout étranger qu'on apercevait dans
cette ville, ayant avec lui des enfants, était envoyé
en prison ; et il n'y avait dans les villages des envi-
rons personne à qui je pusse me confier. Il fallait
cependant prendre un parti, et le prendre sur le
champ; une seconde nuit allait commencer et les
voituriers s'impatientaient. Je me souvins d'avoir
connu autrefois à Mougon un homme qui demeurait
alors dans le voisinage de Dampierre. Je conjurai les
voituriers de nous y conduire : il ne fallut rien moins
que le déplorable état où étaient mes enfants, surtout
les trois plus jeunes, pour triompher de leur mau-
vaise volonté et leur inspirer un peu de compassion;
mais je ne savais où était la maison de l'homme que
je cherchais, et ce ne fut pas sans peine que je par-
vins à la trouver. A ])eine fûmes-nous k la porte, que
nos conducteurs nous firent mettre pied à terre, et
nous n'avions pas encore eu le temps de dire un mot
à personne, qu'ils avaient disparu.
« La femme seule était au logis. Je lui exposai ma
situation. C'en est fait de mes pauvres enfants, lui
dis-je, leur mort est certaine, s'il faut qu'ils passent
encore une nuit en plein air. — Et nous, me répondit-
elle, nous serons chassés de notre maison, si je fais
ce que vous me demandez ; mon mari est employé
par un catholique rigide, qui lui a signiiié qu'il le
congédierait, si nous nous avisions de recevoir un
I 3
34 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
seul protestant sous notre toit. — Si vous perdez ses
bonnes grâces, lui répliquai-je, pour avoir accordé
un asile à des enfants qui sans cela vont périr; vous
en serez récompensés, oh ! n'en doutez pas, vous
serez récompensés par Tapprobation et les béné-
dictions de Celui au nom duquel j'implore votre pitié
pour ces faibles créatures. Je ne veux vous causer
aucun embarras pour moi-même; je tâcherai de trou-
ver quelqu'autre gîte. — La Ijonne femme ne put
résistera cet appel. — Si vous connaissiez, reprit-
elle, l'homme dont nous dépendons, vous me par-
donneriez mon premier refus. Recevoir ces enfants
et nous exposer, mon mari et moi, à la plus allreuse
indigence, voilà ce qui s'est présenté tout-à-coup à
mon esprit comme une seule et même chose; mais
je ne dois pas, en effet, me défier des promesses de
Dieu, ni transgresser ses commandements pour com-
plaire à un homme. Vous pouvez, pour cette nuit, me
laisser vos enfants...
« Un vent du Nord-Est très-fort ayant continu('' à
souffler jusiju'à la mi-janvier, il fallut nécessairement
ajourner notre déi)art. Enfin, on le lixa au seize du
même mois, à six heures après-midi. On prit pour le
lieu du rendez-vous général une petite m.aison voi-
sine du magnifique château de Pampin, à qiiehpies
toises du rivage, une lieue de La Rochelle... J'ai
parlé de tout ce que nous eûmes à soufirir dans notre
voyage du Grand-Breuil à Dampierre, et j'ai repré-
senté notre position comme la plus affreuse où l'on
puisse se trouver. Eh bien ! dùt-on m'accuser de
tomber d;ins bliyperljole. je ne craindrai pas de dire
INTRODUCTION 35
que ces mêmes souffrances, comparées à celles qu'il
nous fallut endurer pendant la nuit cruelle dont je
vais parler, ne furent qu'un léger contre-temps,
([uïine aventure ordinaire et commune...
« Le froid était insupportable, la nuit extrêmement
noire, et les pluies qui inondaient les routes par
torrents depuis plusieurs jours, les avaient rendues
presque impraticables, et d'ailleurs nous eussions été,
dans tous les cas, forcés d'éviter les chemins frayés,
pour ne pas être arrêtés dans noire fuite. Il nous
fallait donc traverser des prairies qui n'étaient plus
(lue des bourbiers, franchir des vignes dont le ter-
rain était si mou, que nous n'y pouvions faire un
pas sans enfoncer jusqu'à mi-jambes. Souvent
nous marchions sur le bord de précipices dont nous
ne soupçonnions pas l'elFrayante profondeur, et dont,
en plein jour, nous nous serions bien gardés d'appro-
cher. Il ne fallut rien moins que la main d'un Dieu
protecteur, pour nous guider sûrement au milieu des
ténèbres, et dans l'ignorance où nous étions du dan-
ger qui nous menaçait. J"ai eu depuis, trois fois
occasion de repasser par les mêmes endroits, et en
vous disant que, même en plein jour, je n'osais y
faire un pas sans les plus grandes précautions, que
souvent même j'hésitais à m'y engager, ainsi que
mon cheval, à la vue des a])îmes que nous avions
sous nos pieds, je vous aurai donné peut-être quel-
que idée des périls que nous avons courus, et des
souffrances auxquelles nous avons été en proie pen-
dant cette mémorable nuit.
«Quoi qu'il en soit, nous parvînmes au lieu du
36 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
rendez-vous, et nous dûmes à l'obscurité, au temps
affreux quMl faisait, ou plutôt à la Providence, de
n'être pas découverts en chemin. De tous ceux qui,
de divers côtés, s'étaient dirigés vers le même point,
dans l'intention de s'y embarquer, il n'y en eut que
très-peu, en elTet, qui s'égarèrent en route, et ne
purent arriver à l'heure fixée pour la réunion. Soi-
xante-quinze personnes en tout se trouvaient rassem-
blées sur le rivage.
« Nous attendions dans une petite maison, et nous
attendions avec une impatience facile à concevoir,
l'arrivée de la chaloupe qui devait nous porter à bord
du bâtiment, lorsque de grands cris se firent enten-
dre et vinrent nous alarmer tour-à-tour et nous rem-
plir de -joie. Tantôt nous nous imaginions que c'é-
taient les cris des matelots, tantôt nous les prenions
pour les vociférations des soldats. Ce n'était pourtant
ni l'un ni l'autre, mais tout simplement, et quelque
incroyable que la chose puisse paraître, une plaisan-
terie, la plus sotte sans doute et la plus déplacée,
pour ne pas dire la plus diabolique des plaisanteries,
de la part de quelques-uns des individus qui atten-
daient là le moment de s'embarquer...
« Moins d'un quart-d'heure après, on annonça l'ar-
rivée de la chaloupe. Tout le monde y courut à la
fois; on oublia entièrement l'ordre convenu pour
l'embarcation, et la confusion fat épouvantable. Il ne
m'était guère possible d'être des premiers, chargé
que j'étais de M"'' De Choisy et de mes six enfants.
Nous et douze de nos compagnons perdîmes le che-
min; nous nous trouvâmes dans une vigne située à
INTRODUCTION 37
cinquante ou soixante toises du rivage, espèce de
labyrinthe d'où nous ne pûmes venir à bout de nous
dégager, et où nous nous attendions à passer la nuit.
Cependant il se trouva parmi nous une femme
dont le mari avait longtemps fréquenté cette partie
de la côte, et cet homme, ne voyant plus sa femme
auprès de lui, se mit à la chercher jusqu'à ce qu'il
l'eût retrouvée dans la vigne. Il nous conduisit à la
chaloupe, que nous n'atteignîmes qu'au moment où
elle s'éloignait du rivage, ayant à bord trente-six
personnes. Nous nous vîmes donc réduits à la néces-
sité d'attendre le rc;tour de l'équipage, qui ne revint
.qu'à six heures. Je crois inutile de vous dépeindre
tout ce que nous souffrîmes pendant ce long inter-
valle, exposés à un froid rigoureux, épuisés de fati-
gue et tourmentés des jikis cruelles inquiétudes.
«Mais le retour de la chaloupe n'apporta aucun sou-
lagement à mes peines. Elle était mouillée dans une
petite anse, à soixante ou quatre-vingt toises du
rivage sur lequel nous attendions et C[ue nous n'avions
pas quitté depuis le premier départ. Aussitôt que nous
entendîmes les cris des matelots, tout le monde,
c'est-à-dire environ quarante personnes à la fois, se
précipita vers l'endroit d'où venait le bruit; les plus
^alertes ou les moins embarrassés gagnèrent la cha-
loupe, et, dès que les passagers s'y trouvèrent au
nombre de vingt-cinq, les matelots refusèrent d'en
admettre un seul de plus, ayant été, disaient-ils, sur
le point découler au premier voyage; mais ils pro-
mirent de revenir une troisième fois et de prendre
ceux qui restaient.
38 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
« Nous ne vîmes que trop clairement qui- nous
avions manqué notre passage. L'aube parut avant
que la chaloupe eût le temps cle joindre le bâtiment,
et le grand jour nous découvrit deux embarcations,
que nous reconnûmes sur-le-champ pour appartenir
aux douze bateaux de garde, établis à La Rochelle
depuis la révocation de Fédit de Nantes, et qui ne
justillaient que trop toutes les précautions que pre-
naient ceux qui voulaient émigrer. Pendant dix jours
consécutifs, notre obligeant et judicieux directeur
avait fait reconnaître tous les matins une assez lon-
gue étendue de côtes par des hommes afildés; et,
d'après leur rapport, il avait paru que tout était
gardé, excepté le seul point que nous avions choisi
pour notre réunion. Une demi-heure de plus seule-
ment, et l'arrivée de la seconde chaloupe éventait
toute TatTaire...
« Notre situation était épouvantable. Ces soldats
que nous voyions en mer nous faisaient craindre
avec assez de raison d'en trouver aussi sur le rivage,
et la terreur dont nous étions tous saisis était au
comble. Nous connaissions l'inllexible sévérité du
gouverneur de La Rochelle, et plusieurs d'entre nous
se croyaient déjà entre ses mains. J'étais, sans
aucune comparaison , le plus exposé de tous mes
compagnons de malheur. Ils étaient célibataires; ils
pouvaient donc aisément se disperser ou se cacher,
suivant les circonstances : mais que faire avec six
enfants que rien au monde ne pouvait me détermi-
ner à abandonner? La maison de l'hôte charitable
qui nous avait reçus à la Bugaudière, était le seul
INTRODUCTION 39
asile où je pusse me déterminer à entrer, et il fallait,
pour y arriver, passer sous les murs de La Rochelle ;
je craignais en outre et avec raison que mon cheval
ne fût plus en état de marcher, le pauvre animal
était resté pendant toute cette affreuse nuit couché
sur les galets, et paraissait sans mouvement. Je crois
pouvoir dire avec vérité que, dans une telle situa-
tion, je me sentis une foi plus ardente et plus active
qu'à aucune autre époque de ma vie. Un grand nom-
bre des plus i)récieuses promesses de rÉcriture se
présenta à mon esprit...
« M"'' De Ghoisy était encore avec moi, lorsque
nous nous déterminâmes à nous éloigner du rivage ;
mais sa mère était du nombre des personnes à qui la
fausse alarme dont j'ai parlé, avait fait prendre la
fuite. Cette digne femme orra toute la nuit dans un
pays qui lui était tout à fait inconnu, et trouva, au
point du jour, dans la chaumière d'une pauvre
femme, un asile auquel elle ne s'attendait pas; elle
croyait avoir fait deux lieues au moins, et elle n'é-
tait pas à plus de deux cents toises de la maison où
nous nous étions réunis pour nous embarquer.
« On nous avait assuré cependant qu'elle faisait
partie des trente-cinq personnes qui s'étaient embar-
quées dans la première chaloupe, et cette fausse nou-
velle mit le comble à mon embarras; je ne savais
comment faire entrer sa fille dans La Rochelle, ni à
quelles mains coniier cette jeune personne, quoi-
qu'elle eût dans cette même ville un grand nombre
de parents. La pauvre enfant se désespérait, se
croyant séparée pour toujours d'une mère chérie, et
40 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
pensant au chagrin que cette tendre mère elle-même
devait éprouver loin d'elle.
« Fort heureusement, mon cheval eut encore assez
de force pour porter nos enfants, et nous quittâmes
le rivage dans le même ordre que nous y étions arri-
vés... M"'' De Ghoisy avait perdu ses souliers dans la
boue, la nuit précédente, et pouvait à i)eine faire un
pas...
« A peine avions-nous atteint le haut de la colline,
tout lires du château de Pampin, que nous rencon-
trâmes une personne qui, à notre grand étonnement,
adressa la parole à M"'' De Ghoisy, en l'appelant par
son nom, et qui nous étonna bien plus encore, en
nous disant ipie sa mère était dans la maison hors
d'elle-même, de la crainte qu'elle avait que sa lille
ne fût à bord du bâtiment, sans protecteur et sans
guide. Une telle appréhension, en etïet, ne paraîtra
que trop Ijien fondée, si l'on considère dans ({uelle
confusion s'étaient opérés les deux premiers emljar-
quements, les amis se perdant les uns les autres dans
l'obscurité de la nuit, et tenant d'ailleurs d'autant
moins à entrer ensemble dans la chaloupe, qu'ils s'at-
tendaient à se retrouver quelques instants plus tard
à bord du vaisseau.
« 11 y avait alors dans le château un de nos compa-
gnons qui, après avoir aidé sa femme, chargée d'un
enfant à la mamelle, à gagner la chaloupe, avait été
jeté à l'eau par la foule qui se pressait derrière lui;
il était encore à se débattre pour se retirer, que la
chaloupe était au large. Ce n'était pas le seul exem-
ple de personnes de la même famille forcées contre
INTRODUCTION 41
leur attente de rester sur le rivage, tandis que d'au-
tres étaient en pleine mer, se dirigeant vers la Hol-
lande, l'Angleterre ou l'Amérique. Tous les embar-
quements se faisaient nécessairement de nuit, et
toujours avec le mémo désordre et la même confu-
sion ». [Journal de Jean Migaalt, p. 1 i4-lG8).
Malgré la surveillance incessante des autorités, de
Irès-nombreux embarquements eurent lieu sur cette
erMe d'Aunis et Saintonge.
«\^e me rendis à Mareniies, écrit Jacques Fontaine,
pour y faire mes iiréitaralifs de déitart dans les
meilleures conditions i)Ossibles, et je fus assez heu-
reux ijour y rencontrer lui capitaine de vaisseau
anglais, avec lequel je pus conclure un marché. Il
s'engagea à me porter en Angleterre, ainsi tiue qua-
tre ou ciii({ [lersonnes avec moi, au taux de dix pisto-
les par personne; et il fut convenu ({ue nous nous
réunirions à La Tremblade pour procéder à l'embar-
(picment. Je m'empressai après cela d'aller chercher
notre chère mère, Anne-Elisabetli Boursiquot (ma
liancée), sa sœur Elisabeth et ma nièce Jeannette
Forestier, qui était ma lilleule et à la sécurité de
laquelle je me sentais l'obligation de pourvoir...
« Nous allâmes doiic à La Tremblade pour nous y
tenir prêts à partir, et nous nous logeâmes dans la
maison d'un homme qui devait nous servir de pilote,
parce qu'il savait parler anglais. Mais c'était un ivro-
gne dépourvu de toute prudence. Aussi notre séjour
sous son toit ne fut-il pas exempt de toute sorte de
dangers. Après plusieurs jours d'une attente cruelle,
\2 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
le CHpilaine nous iit dire qu'il serait prêt à mettre à
la voile le lendemain et qu'il désirait que nous fus-
sions également en état de partir. Il nous informait
qu'il passerait entre l'île d'Oléron et le continent, et
que, si nous étions sur les sables près de la forêt
d'Arvert, il enverrait un bateau à la côte pour nous
recueillir.
« Nous partîmes pendant la nuit, avec deux che-
vau.x, pour porter la petite quantité de provisions
qu'il nous était possible d'emporter. Le lendemain,
plus de cinquante personnes s'assemlilérent sur les
saljles, dans l'espoir de pouvoir trouver [)lace à bord
du vaisseau et de s'échapper ainsi avec nous. La plu-
part d'entre elles étaient fort jeunes, et elles n'a-
vaient pas eu la prudence de cacher suffisamment
leurs intentions. Aussi les catholiques, au courant de
ce qui allait se passer, en informèrent-ils les autori-
tés; la douane retint le vaisseau.
« La journée s'écoula pour nous dans l'attente la
plus liévreuse, et le vaisseau ne se montra point.
Nous ignorions complètement la cause de ce retard.
Que faire pour calmer l'anxiété de tous les esprits?
J'appelai autour de moi mes compagnons de voyage
et nous tombâmes tous à genoux, sur le sable de la
côte, pour faire monter vers Dieu l'expression de
notre détresse... Entre tous ceux qui. avaient appris
qu'un certain nombre de personnes étaient réunies
sur le rivage, se trouvait le curé de La Tremblade. Il
eut la curiosité d'aller voir par lui-même ce qu'il en
était, et il prit avec lui, pour faire cette expédition,
un homme qui avait été auparavant une sorte de
INTRODUCTION 43
jongleur. Ils vinrent si près du lieu où nous étions,
que leur petit chien, qui les avait un peu devancés,
arriva tout près de nous. Mais la Providence voulut
qu'ils rencontrassent deux pêcheurs qui venaient de
nous apercevoir et qui, prenant pitié de nous, les
détournèrent à dessein vers un autre point de la côte.
Ces braves gens insistèrent, en les exagérant, sur les
grands dangers que Ton courait au milieu de ces
dunes de sable; ils ollrirent môme au curé et à son
compagnon de leur servir de guides, et ils les con-
duisirent dans un sentier par lequel ils étaient sûrs
que ces deux adversaires de nos croyances n'arrive-
raient pas jusqu'à nous.
« A la nuit, un de nos amis nous envoya des che-
vaux, et nous retournâmes à La Tremblade. Quinze
ou vingt d'entre nous allèrent loger chez un homme
qui avait changé de religion. Quand il sut qui nous
étions (car il l'avait ignoré d'abord), il fut saisi d'une
frayeur atroce. Il savait qu'il y avait une amende de
mille couronnes pour quiconque était convaincu
d'avoir donné asile à un protestant, et que, sur le
plus léger soupçon, on pouvait à tout moment s'in-
troduire dans toute maison pour y faire les recher-
ches que l'on voulait. 11 nous cacha cependant toute
la journée; mais quand le soir fut venu, sa crainte
l'emporta sur son humanité et il nous mit tous à la
porte de sa demeure, en nous disant : J'ai donné
mon âme pour sauver mes biens; je ne veux pas cou-
rir maintenant le risque de les perdre pour vous.
Allez vous réfugier ailleurs ou faites comme j'ai fait.
a Ce mauvais procédé nous découragea d'abord
44 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
extrêmement. Cependant nous ne savions pas ce qui
devait nous être le plus avantageux, et nous ne
fûmes pas longtemps à nous convaincre qu'il y avait
lieu pour nous de remercier Dieu, du fond de nos
cœurs, de ce que nous n'avions pas passé la nuit dans
cette maison. En effet, nous avions été dénoncés par
quelqu'un, et le magistrat était sur nos traces. Aussi
n'avions-nous pas quitté notre lieu de refuge depuis
une demi-heure, qu'il y arrivait un juge de paix
accompagné de plusieurs soldats. Ils demandèrent
s'il n'y avait pas des protestants cachés dans cette
maison. Ils en fouillèrent avec le plus grand soin
tous les recoins, mais ils ne trouvèrent personne.
« La Tremblade est une petite ville très-peuplée,
où, avant l'arrivée des dragons, ne se trouvaient pas
plus de vingt catho]i([ues; mais, sous l'influence de
ces missionnaires, tous les protestants avaient abjuré.
Nous fîmes du mieux que nous pûmes au milieu
d'eux, cherchant un abri les uns d'un côté, les autres
de l'autre; et je dois à la vérité de reconnaître que
nous rencontrâmes beaucoup plus d'humanité et
d'hospitalité chrétienne auprès des femmes des pau-
vres pêcheurs, qu'auprès d'autres personnes riches
comparativement à ces braves gens. C'est dans les
cabanes des premiers que nous passâmes quatre ou
cinq jours, à partir du moment critique dont je viens
de parler.
« Enfm nous vîmes arriver à La Tremljlade le capi-
taine du navire anglais. Il venait m'annoncer qu'il
craignait bien do no pas trouver le moyen de nous
embarquer. Son intention, me dit-il, était de prendre
INTRODUCTION . 45
la mer le jour suivant, et il ajouta qu'il passerait les
îles de Ré et d'Olérou, afin que, si nous voulions cou-
rir le risque d'afTronter ces parages dans de petits
bateaux, il pût nous accueillir à son bord après que
tous les employés chargés de visiter le navire, offi-
ciers de la douane et autres, seraient partis. 11 ne
pensait pas pouvoir venir d'une manière plus efficace
à notre secours.
« Ce môme soir donc, 30 novembre 1G85 (nouveau
style), nous montâmes dans une petite chaloupe à la
tombée de la nuit. Nous avions besoin d'être proté-
gés par l'obscurité. Au lieu de cinquante qui étaient
prêts à s'embarquer quelques jours auparavant, nous
n'étions plus que douze : votre chère mère, votre
tante Elisabeth, Jeannette Forestier, moi, deux jeu-
nes gens de Bordeaux et six jeunes femmes de
Marennes. A la faveur de la nuit, nous pûmes nous
éloigner de la côte sans être aperçus ni des navires
en surveillance, ni du fort d'Oléron; et à dix heures
du matin, le lendemain, nous laissâmes tomber
l'ancre pour attendre le vaisseau libérateur. Il était
entendu avec nos bateliers que, dans le cas où nous
serions poursuivis, ils s'empresseraient de pousser le
bateau à la côte, où nous l'abandonnerions, et alors
sauve qui peut.
« J'étais comme d'ordinaire parfaitement armé
pour parer à toute éventualité, et résolu à me défen-
dre jusqu'à mon dernier soupir, ne voulant à aucun
prix tomber vivant entre les mains de nos persécu-
teurs. Grâce à Dieu, qui fut notre guide et notre pro-
tecteur miséricordieux, je n'en fus pas réduit à cet
46 LES PREMrERS PASTEURS DU DÉSE RT
îicio (le désespoir; car il veilla sur nous et jeta comme
nu voile sur les yeux de nos ennemis.
« Nous avions convenu avec le capitaine anglais
que, lorsque nous apercevrions son navire , nous
nous ferions reconnaître de lui en hissant une voile
et en la laissant retomber trois fois de suite. Ce ne
fut que vers trois heures de l'après-midi, que le vais-
seau parut en vue de notre barque; mais il avait
encore à son bord les visiteurs officiels et le pilott\
Nous observâmes tous ses mouvements avec la plus
vive anxiété, et nous le vuiies jeter l'ancre à la pointe
septentrionale de l'île d'Oléron ; après quoi il descen-
dit les visiteurs et le pilote, hissa de nouveau son
bateau à bord, et reprit son chemin en faisant voile
de notre côté. Quelle joie nous éprouvâmes à cette
vue !
" Il était donc enfin venu le moment oi^i toutes
nos tribulations devaient prendre fin! Encore quel-
ques minutes et nous allions cingler à pleines voiles
vers l'Angleterre. Hélas! cette joie fut de bien courte
durée. Nous commencions à peine de nous y aban-
donner, qu'une des frégates du roi apparut, et peu à
peu se rapprocha du lieu où nous nous trouvions.
C'était un des vaisseaux constamment occupés à sur-
veiller la côte, pour empêcher les protestants de quit-
ter le royaume. Tous ceux que l'on surprenait en
flagrant délit d'évasion étaient saisis et envoyés, les
hommes aux galères, les femmes aux couvents. Nulle
expression ne saurait peindre la consternation dans
laquelle nous jeta ce bouleversement subit de toutes
nos perspectives. Tout à l'heure nous portions à nos
INTRODUCTION 4 /
lèvres la eoupo de hi félicité, et maiiitenanl elle tom-
bait et se brisait à nos pieds.
« La frégate n'était plus qu'à une portée de canon.
Quel parti allait-elle prendre à notre égard? Nous
étions dans un tout petit bateau, et à l'ancre, dans un
endroit qui n'offrait pas nn mouillage sur même
pour de grands navires. La frégate jeta l'ancre,
ordonna au vaisseau anglais 'd'en faire autant, l'a-
borda et envoya des gens en fouiller tous les coins et
tous les recoins, pour voir s'il n'y avait pas quelque
protestant français. On n'y trouva par bonheur qu'un
ministre, M. Mausy, dont le départ était autorisé par
la loi, et sa famille qui l'accompagnait, et était pourvue
de passeports. Quelle bénédiction qu'à ce moment
nous ne fussions pas encore sur le vaisseau! Suppo-
sez que la frégate fût arrivée une heure plus tard,
nous étions tous perdus.
'( La visite terminée, le capitaine anglais reçut
Tordre de mettre immédiatement à la voile. Comme
le vent était propice, il n'eut aucune excuse à faire
valoir, et nous éprouvâmes Tamere douleur de le voir
jiartir en nous laissant derrière lui. Il ne put même
lias nous voir; car la frégate se trouvait entre lui et
notre bateau. Quelle déplorable situation que la nôtre
en ce moment-là ! Nous étions dans le désespoir le
idus profond et nous ne savions que faire; car de
tous les côtés nous nous trouvions également en face
du danger. A prendre le parti de ne pas bouger de
l'endroit où nous étions, nous devions exciter à coup
sûr les soupçons de la frégate et nous exposer à nous
faire examiner par elle. Si nous tentions de retour-
48 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ner vers LaTremblade, pour imo chance de succès
nous en courions cent de contraires. Et le comble de
malheur, c'était que notre pauvre batelier était
comme paralysé par la frayeur. 11 ne cessait de crier
et de se lamenter de ce qu'il avait été assez insensé
pour se laisser persuader de nous prendre dans son
bateau. C'était, du reste, un ancien protestant, de
môme que son fils, qui était avec lui. Ils avaient
abjuré par crainte de la persécution, et ils savaient
bien qu'ils n'encouraient pas moins que la corde,
s'ils étaient surpris aidant des protestants à opérer
leur évasion.
« Je puis dire, en vérité, que la prière a été ma
suprême ressource en présence de toutes les difTicul-
tés que j'ai rencontrées durant ma vie. C'est à elle
que j'eus recours dans cette douloureuse situation,
et je me sentis rassuré par la persuasion que Dieu ne
voudrait pas nous voir tomljer entre les mains de ses
ennemis et des nôtres; mais qu'il nous ouvrirait une
voie pour nous échapper.
« Sur cela, j'eus tout à coup l'idée d'une ruse, qui,
grâce à Dieu, devait réussir et consommer notre déli-
vrance. Remarquant que le vent était propice pour
La Rochelle et contraire à La Tremblade, je dis au
batelier : Couvrez-nous tous dans le fond du bateau
avec une vieille toile ; puis hissez votre voile et allez
droit à la frégate, en feignant de faire effort pour
vous rendre à La Tremblade. Si les hommes de son
équipage vous hèlent, vous direz que vous êtes de
La Rochelle et que vous allez à La Tremblade. Vous
pourrez, votre Fds et vous, en contrefaisant les ivro-
INTRODUCTION 49
gncs et en vous roulant dans le bateau, vous arran-
ger de manière à laisser tomber la voile trois fois,
comme par hasard, et à nous faire ainsi reconnaître
du capitaine anglais.
« Mon batelier ne trouva pas ce conseil trop mau-
vais. Sans perdre un instant, il leva l'ancre et fut
bientôt à une portée de pistolet de la frégate. Gomme
je m'y étais attendu, celle-ci le hèla et lui demanda
d'où il venait, oii il allait et ce qu'il avait à bord,
questions auxquelles le brave homme répondit exac-
tement comme je le lui avais dit. — Mais dans quel
but aviez-vous jeté l'ancre? lui dit-on. J'espérais,
répondit-il, que le vent changerait et que je pourrais
aller vers La Tremblade; mais il est encore trop fort
pour moi.
« A ce moment même, son iils se laissa tomljer
dans le bateau et lâcha la voile, qui tomba égale-
ment. Son père alors quitta le gouvernail, et, au lieu
de hisser de nouveau la voile, prit un bout de corde
pour châtier son fils; mais il avait bien soin de ne
frapper que le bois, sur lequel, du reste, ses rudes
coups faisaient un grand bruit. Le flls poussait des
cris épouvantables, si bien que les hommes de la
frégate menacèrent le père de descendre, et d'aller
lui infliger le même châtiment, s'il ne se montrait
pas un peu plus patient envers son fils. A quoi il
répondit, pour s'excuser, que son fils était soûl
comme un pourceau. Cependant il lui ordonna de
hausser de nouveau la voile, et il alla reprendre son
poste au gouvernail. Le fils obéit, mais laissa retom-
ber la voile une seconde fois, et puis une troisième,
I 4
50 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
exécutant fort bien la manœuvre convenue ; de sorte
que, sans éveiller les soupçons des officiers de la fré-
gate, nous trouvâmes le moyen de faire savoir au
capitaine anglais que c'était nous qui nous trouvions
là et qui attendions dans ce bateau.
« Quant à ces officiers, qui nous auraient si bien
traités, s'ils nous avaient découverts, ils se montrè-
rent pleins de sollicitude envers le batelier ; et dans
la crainte qu'il ne lui arrivât quelque accident, ils lui
crièrent de ne pas songer à se rendre à La Trem-
blade : la nuit approchait, le vent était contraire; il
courrait, lui dirent-ils, à une perte inévitable. Ils lui
conseillèrent, au contraire, de retourner à La Ro-
chelle, tant que le vent était propice; et je vous
laisse à penser si ce conseil répondait à notre désir.
Nous changeâmes donc immédiatement de direction :
le bateau vira pour aller vent arrière, et nous dîmes
adieu à la frégate du fond de nos cœurs, et aussi du
fond de notre bateau ; car nous y restâmes soigneu-
sement couverts, sans oser encore montrer le bout
du nez.
« Cependant le navire anglais avait répondu à
notre signal, tout en commençant à gagner la haute
mer, et nous n'osions pas nous mettre à sa suite, par
crainte de la frégate, qui était encore à l'ancre non
loin de nous. Nous attendîmes donc que le jour
tombât. Alors le batelier fat d'avis qu'il fallait tenter
l'aventure avant qu'il fît entièrement obscur, pour
ne pas nous exposer à être engloutis par les vagues.
Nous changeâmes donc encore une fois de direction,
et la manœuvre était à peine terminée, que nous
INTRODUCTION 51
vîmes la frégate lever l'ancre et mettre à la voile.
Notre première pensée fut naturellement qu'elle
avait remarqué notre mouvement, et qu'elle se pré-
parait à nous poursuivre. Sur quoi, la mort dans
l'âme, nous mîmes de nouveau le cap sur La Ro-
chelle. Nous aurions tous mieux aimé perdre la vie à
l'instant, que de nous voir découverts et saisis ; car
nous avions la conscience de notre faiblesse, et nous
craignions que la persécution ne parvînt à briser
notre constance.
« Mais notre anxiété fut de courte durée. Au bout
de quelques minutes, nous pûmes voir distinctement
la frégate voguer dans la direction de Rochefort ; et
nous, de notre côté, nous virâmes encore de bord, et
nous nous dirigeâmes vers le vaisseau anglais, qui
ralentit sa marche, pour nous permettre de l'attein-
dre. Nous le rejoignîmes, en effet, et nous montâ-
mes à son bord sans avoir encore perdu de vue la
frégate. Quelle journée mémorable et à jamais bénie
que celle-là! » {Mém. d'une famille hiiçjuenole, par
J.-icr^ues FoH fa me, Toulouse, 1877, in-8^ p. IGl-172).
Quand les fugitifs avaient réussi à gagner un vais-
seau, et à tromper ou corrompre les ofTiciers de l'ami-
rauté, dont quelques-uns furent emmenés de force
en Hollande, ils n'étaient pas encore à l'abri des tem-
pêtes, ni de la méchanceté humaine. Tous les capi-
taines de navire n'étaient pas honnêtes. Il y en eut
qui, après avoir rançonné leurs passagers, les dépo-
sèrent à trente ou quarante lieues de Tendroit où ils
devaient les conduire, d'autres qui les jetèrent
52 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
dépourvus de tout sur une côte solitaire (1), d'autres
enfin qui tuèrent les malheureux qui s'étaient liés à
eux. Legendre rapporte dans son Histoire de la per-
sécution faite à l'Église de Rouen, qu'un scélérat fut
pendu à Caen, pour avoir, à plusieurs reprises, noyé
des protestants, au lieu de les conduire en Angle-
terre. Mais la crainte d'aucun danger ne pouvait
arrêter des consciences intrépides.
Au mois d'avril 1687, dit Jurieu, « quarante per-
sonnes s'embarquèrent sur la côte de Normandie
dans un bâtiment de sept tonneaux, c'est-à-dire pro-
prement dans une chaloupe, et cela sans aucune
munition de bouche ni vivres. Ils s'abandonnèrent à
la mort, et on peut dire à une mort apparemment
inévitable. Car dans un tel vaisseau, si le vent et la
mer leur eussent été contraires, ils pouvaient y
demeurer assez pour mourir de faim. Dieu voulut
qu'ils ne fussent que quatre jours à gagner les côtes
d'Angleterre, et ils les passèrent sans manger. Voilà
ce que peut la force de la conscience, et c'est là une
bonne preuve que celle des nouveaux réunis est dans
une étrange presse. Entre ces personnes était M. le
comte de Marançay, âgé d'environ 70 ans, de la pro-
vince de Normandie, et Madame sa femme, sœur de
M. le marquis de la Rochegifar. » [Lettres pastorales,
I 404.)
Le 23 avril 168G, vers minuit, il partit de Mizoën,
(1) Voir les Mémoires susdits.
INTRODUCTION 53
Besse et Clavans, villages de l'Isère, deux bandes
composées de deux cent quarante personnes, et de
vingt-huit mulets chargés de hardes et de petits
enfants, sous la conduite de six guides venus de
Suisse, et qui étaient sans doute eux-mêmes des émi-
grés. Les deux troupes furent arrêtées à St-Jean de
Maurienne, et, le 22 juin suivant, le parlement de
Grenoble condamna les trois guides Etienne Eusta-
che, dit Garcin, Pierre et André Bernard, à être déca-
pités, et leurs têtes élevées sur des poteaux, et les
trois autres, Jean Ogier, Paul Coing et Daniel Bouil-
let aux galères perpétuelles. C'étaient les seuls hom-
mes qui se fussent trouvés dans ce nombreux attrou-
pement. Soixante-treize femmes ou filles furent
rasées par la main du bourreau et recluses pour la
vie; vingt-quatre autres durent à leur jeunesse de
n'être condamnées qu'à une détention de deux ans
dans des couvents, et quarante-six furent mises hors
de cour, après avoir toutefois payé les frais du pro-
cès. Le gouvernement croyait empêcher l'émigration
par la terreur; mais il réussit si peu que, en 1700,
l'intendant Bouchu, resté certainementau-dessous de
la réalité, estimait à neuf cent quatorze le nombre
des familles sorties du Dauphiné. [Bullet. XIV 252 et
la France prot. V 45.)
Un mois après cet horrible jugement, un autre
Dauphinois, Jean Giraud, seul protestant du village
d'Hières (Isère), entreprenait aussi de s'évader.
« Le 25 juillet (1686), nous dit-il en son style incor-
rect, Planchet, curé des Hières, vint chez moi me
54 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
l'airo voir une lettre circulaire pour le diocèse de
Grenoble, qu'il fallait absolument se confesser et
communier, à l'exemple de Grenoble, faute de ce
soulTrir les dragons, et après m'avoir fort exhorté et
ma femme aussi à nous disposer, je pris la parole et
lui dis : Monsieur, un jour de la semaine prochaine,
je porterai ma femme et ma sœur à faire ce qu'il fau-
dra, cela est plus que raisonnable, assurez-vous de
cela. 11 s'en alla souper sur ce de bon courage. Je
remarquai sa posture, et qu'il s'en allait frottant ses
mains de joie. Il entendait d'une manière et moi, de
l'autre, aussi bien que ma femme, puisque notre
partie était liée quatre jours après, et de fait nous
fîmes voile.
« Le 29 juillet. Dieu nous envoya une pluie vingt-
quatre heures avant notre départ, (pii donna de neige
nouvelle au plus haut endroit près d'un grand pied
et demi. Environ dix heures du soir, arriva un
Savoyard, mouillé à merveille, qui me dit que les
trois autres nous attendaient sur le chemin. J'avais
aussi un homme du pays aposté, pour porter ma
Suzon, âgée de six années. Nous ne fîmes que faire
boire ces personnages, et sans grand l)ruit, comme
vous pouvez figurer, et pendant ce temps-là je pré-
parai mes deux chevaux, et fis avertir ma sœur,
femme du sieur Monnet, avec rendez-vous, et l'autre
m'aida à mettre des morceaux de nappes que j'avais
coupés aux pieds de mes chevaux, à cette fin qu'ils
ne menassent point de bruit en sortant de chez moi
sur le pavé, de peur que les voisins n'entendissent.
Ma femme, en sortant de la chambre, mit ma fille
TNTRODHCTION 55
sur le clos. C'était environ onze heures du soir, au
plus fort de la pluie, et quand je jugeai qu'elle pou-
vait être à deux cents pas hors de ma maison et du
village, je fermai bien les portes, et me remis à la
garde du bon Dieu, et ayant joint ma femme,
déchaussâmes les deux chevaux, et mis ma femme à
cheval avec ma fille. Nous ne fûmes pas vis-à-vis
Descloz, qu'elles tombèrent de cheval à la montée,
d'autant qu'il ne faisait point de lune, étant au défaut
de la montagne. Sur quoi ma femme prit de rechef
sur son dos notre Suzon, et de ce qu'il faisait noir à
la montée, elle s'écarta du chemin, les guides étant
assez occupés à conduire mes chevaux; et par bon-
heur, ma sœur avec son guide ayant passé par un
autre chemin, tirent rencontre d'elle et ma fille. La
mère ne pouvait marcher, la fdle, par le grand mau-
vais temps qu'il faisait ou de frayeur, prit un grand
dévoiement de cœur et un... à même temps, que
nous croyions qu'elle en mourrait. Je mis la pauvre
enfant dans mon brandebourg, et le tout attaché au
dos d'un de mes guides, où elle n'avait pas froid, sans
quoi il nous la fallait enterrer à la montagne du coin
du col où nous passâmes ; et à l'égard de ma sœur,
.étant à moitié montée de ladite montagne, après
avoir passé Martignare, elle perdait courage, et de
même les guides, pour l'injure du temps, pluie, neige
et glace, le jour venant, que les habits.' étaient gelés
sur le corps, les cottes jusqu'à moitié cuisses. Nous
bûmes, étant près du plus haut de la montagne (pour
lors était grand jour), chacun une demi-tasse d'eau-
de-vie, que ma sœur en avait une bouteille; linale-
56 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ment étant au plus haut d'icelle, le soleil commen-
çait à paraître sur les plus hauts rochers, pour lors
prîmes courage, nous trouvant finalement à la des-
cente.
« Étant arrivés aux premières maisons de Savoie,
qui sont les montagnes de Lesté, et ayant passé le
Riou-BIanc, les guides demeurèrent d'accord qu'il
nous fallait séparer. Ils étaient trois, et nous, trois à
cheval ; qu'un irait avec ma femme et ma fille, et
l'autre, avec ma sœur et sa fille, et l'autre, qui avait
un cheval, avec moi, et qu'on laisserait toutes les
hardes à St-Jean de Maurienne, et que nous passe-
rions tous séparément à Genève, et que si, par mal-
heur, quelqu'un était pris (que Dieu ne veuille!) et
que les autres le verraient, n'en pas faire semblant,
d'autant qu'il est plus facile d'en délivrer une que
deux ou trois, et que notre route serait par Mont-
meillan, Ghambéry, Aix-les-Bains et Rumilly; et que
si l'on trouvait quelqu'un qui se voulût formaliser,
l'on dirait qu'on va aux bains d'Aix conduire ces
filles qui sont indisposées, et qu'on ne logeât point,
soit à la couchée ni à la dînée, au même logis, et de
cette manière nous nous séparâmes tous à la garde
de Dieu..., et, le jeudi premier août, nous fîmes notre
entrée à Genève, à huit heures du matin, par la grâce
du Seigneur.
« Revenant à ma sœur..., elle a séjourné en che-
min huit jours après nous, par les mauvaises aventu-
res qu'elle a eues, et, le lendemain de son arrivée,
s'est alitée d'un flux de sang qui l'a gardée douze
jours. Après, elle s'est blessée d'un enfant de plus de
INTRODUCTION 57
trois mois, qui apparemment s'était détaché en pas-
sant le col, la première nuit, par les grandes souffran-
ces que nous eûmes de la pluie, neige et grande
glace sur le matin. Elle a fait une maladie de trois
semaines à la Tête-d'Or, à Genève...
« Fait à Vevey en Suisse, dans le canton de Berne,
le 26 janvier mil six cent huitante-sept. » {Bullet.
XIV 255 etc.).
Un galérien raconte ainsi la tentative malheureuse
d'évasion qui le conduisit aux galères :
« Cependant (octobre 1700) je m'étais échappé de la
maison, avant que les dragons y entrassent; j'avais
seize ans accomplis pour lors. Ce n'est pas un âge à
avoir beaucoup d'expérience pour se tirer d'affaire,
surtout d'un si mauvais pas. Comment échapper à la
vigilance des dragons, dont la ville et les avenues
étaient remplies, pour empêcher qu'on ne s'enfuît?
J'eus néanmoins le bonheur, par la grâce de Dieu, de
sortir de nuit sans être aperçu, avec un de mes amis,
et, ayant marché toute la nuit dans les bois, nous
nous trouvâmes le lendemain matin à Mussidan ,
petite ville à quatre lieues de Bergerac. Là, nous réso-
lûmes, quelque péril qu'il y eût, de poursuivre notre
voyage jusqu'en Hollande , nous résignant à la
volonté de Dieu pour tous les périls qui se présen-
taient à notre esprit, et nous prîmes, en implorant la
protection divine, une ferme résolution de n'imiter
pas la femme de Lot, en regardant en arrière, et que,
quelque fût , l'événement de notre périlleuse entre-
58 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
prise, nous resterions fermes et constants à confesser
la véritable religion réformée, même au péril du sup-
plice des galères ou de la mort.
«Après cette résolution, nous implorâmes le secours
et la miséricorde de Dieu, et nous nous mîmes gaie-
ment en chemin sur la route de Paris. Nous consul-
tâmes notre bourse qui n'était pas trop bien fournie.
Environ dix pistoles en faisaient le capital. Nous for-
mâmes un plan d'économie pour ménager notre peu
d'argent, en ne logeant tous les jours que dans les
médiocres auberges, pour y faire moins de dépense.
Nous n'eûmes, Dieu merci, aucune mauvaise rencon-
tre jusqu'à Paris, où nous arrivâmes le dix novembre
1700.
«Notre plan, en partant du pays, était qu'étant à
Paris, nous verrions quelques personnes de notre
connaissance, qui nous indiqueraient le passage le
plus facile et le moins périlleux aux frontières. En
effet, un bon ami et un bon protestant nous donna
une petite route par écrit, jusqu'à Mézières, ville de
guerre sur la Meuse, qui pour lors était frontière du
Pays-Bas espagnol, et au bord de la formidable forêt
des Ardennes. Cet ami nous instruisit que nous n'au-
rions d'autre péril à éviter, que celui d'entrer dans
cette dernière ville : car pour en sortir on n'arrêtait
personne, et que la forêt des Ardennes nous favori-
serait pour nous rendre à Charleroi, distante de six à
sept lieues de Mézières; et qu'étant à Charleroi, nous
serions absolument hors des terres de France. Il
ajouta qu'il y avait aussi à Charleroi commandant et
garnison hollandaise, ce qui nous mettrait à l'abri de
INTRODUCTION 59
tout danger. Cependant cet ami nous avertit d'être
prudents, et de prendre de grandes précautions pour
entrer dans la ville de Mézières, parce qu'on y était
extrêmement exact à y arrêter à la porte tous ceux
qu'on soupçonnait d'être étrangers ; qu'on les menait
au gouverneur et de là en prison, s'ils se trouvaient
sans passe-port.
« Nous n'eûmes aucune fâcheuse rencontre pen-
dant cette route; car dans le royaume de France on
n'arrêtait personne. Toute l'attention n'était qu'à
bien garder les passages sur la frontière. Nous arri-
vâmes donc, une après-midi sur les quatre heures,
sur une petite montagne, à un quart de lieu de Méziè-
res, d'où nous pouvions voir entièrement cette ville
et la porte par où nous devions entrer. On peut faci-
lement juger do notre saisissement, en considérant
le prochain péril qui se présentait à nos yeux. Nous
nous assîmes un moment sur cette montagne, pour
tenir conseil sur notre entrée dans la ville. Et en con-
sidérant la porte, nous vîmes qu'un long pont sur la
Meuse y aboutissait, et comme il faisait assez beau
temps, un nombre de bourgeois se promenaient sur
ce pont. Nous jugeâmes qu'en nous mêlant avec ces
bourgeois, et nous promenant avec eux sur ce pont,
nous pourrions entrer pèle-mèle avec eux dans la
ville, sans être connus pour étrangers par la senti-
nelle de la porte.
« Nous étant arrêtés à cette entreprise, nous vidâ-
mes nos havre-sacs de quelques chemises que nous
y avions, les mettant toutes sur notre corps, et les
havre -sacs dans nos poches. Nous décrottâmes
60 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ensuite nos souliers, peignâmes nos cheveux, et
enfin prîmes toutes les précautions requises pour ne
paraître pas voyageurs... Ainsi appropriés, nous des-
cendîmes la montagne et nous nous rendîmes sur le
pont, nous y promenant avec les bourgeois, jusqu'à
ce que le tambour rappelât pour la fermeture des
portes. Alors tous les bourgeois s'empressèrent pour
rentrer dans la ville, et nous avec eux, la sentinelle
ne s'apercevant pas que nous fussions étrangers.
Nous étions ravis de joie d'avoir évité ce grand péril,
croyant que c'était là le seul que nous avions à crain-
dre ; mais nous comptions, comme on dit, sans notre
hôte.
« Nous ne pouvions sortir sur le champ de Méziè-
res, la porte à l'opposite de celle par où nous étioub
entrés étant fermée. Il nous fallut donc loger dans la
ville. Nous entrâmes dans la première auberge qui
se présenta. L'hôte n'y était pas ; sa femme nous
reçut. Nous ordonnâmes le souper, et pendant que
nous étions à table, sur les neuf heures, le maître du
logis arrive. Sa femme lui dit qu'elle avait reçu deux
jeunes étrangers. Nous entendîmes de notre cham-
bre que son mari lui demanda si nous avions une
permission du gouverneur. La femme lui ayant
répondu qu'elle ne s'en était pas informée : Carogne.
lui dit-il, veux-tu que nous soyons ruinés de fond en
comble? Tu sais les défenses rigoureuses de loger
les étrangers sans permission. Il faut que j'aille tout
à l'heure avec eux chez le gouverneur. — Ce dialo-
gue que no us entendions nous mit la puce à l'oreille.
Enfin l'hôte entre dans notre chambre , et nous
INTRODUCTION 61
demande fort civilement si nous avions parlé au
gouverneur. Nous lui dîmes que nous n'avions pas
cru que cela fût nécessaire, pour loger une nuit seu-
lement dans la ville. Il m'en coûterait mille écus,
nous dit-il, si le gouverneur savait que je vous
eusse logés sans sa permission. Mais avez-vous un
passe-port pour pouvoir entrer dans les villes fron-
tières? nous demanda-t-il. — Nous lui répondîmes
hardiment que nous étions bien munis. — Gela
change l'affaire, dit-il, pour empêcher que j'encoure
le blâme, de vous avoir logés sans sa permission ;
mais cependant il faut que vous veniez avec moi chez
le gouverneur, pour lui montrer vos passe-ports. —
Nous lui répondîmes que nous étions las et fatigués ;
mais que, le lendemain au matin, nous l'y suivrions
très-volontiers. Il en fut content. Nous achevâmes de
souper, et nous nous couchâmes tous deux dans un lit
qui était fort bon, mais qui ne fut pourtant pas capa-
ble de nous inciter à dormir, tant l'inquiétude du
prochain péril s'était saisie de nous.
« Combien de conseils ne tînmes-nous pas toute
cette longue nuit! Combien d'expédients ne nous
proposions-nous pas, sur la réponse que nous ferions
aux demandes du gouverneur! Mais, hélas! c'étaient
tous conseils et expédients sans conclusion. N'en
voyant aucun qui nous garantît d'aller de chez le gou-
verneur dans la prison, nous passâmes le reste de la
nuit en prières, pour implorer le secours de Dieu dans
un si pressant besoin, et pour lui demander, à quel-
que épreuve que sa divine volonté nous exposât, la
fermeté et la constance nécessaires pour confesser
62 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
dignement la vérité de l'Évangile. La pointe du jour
nous trouva dans ce pieux exercice. Nous nous lovâ-
mes promptement et descendîmes dans la cuisine, où
l'hôte et sa femme couchaient. En nous habillant, il
nous vint un expédient dans la pensée, pour n'être
pas obliges à comparaître devant le gouverneur ,
lequel expédient nous mîmes en pratique et qui nous
réussit admirablement bien. Le voici :
« Nous formâmes le dessein de sortir clandestine-
ment de ce logis, avant que l'hôte fut levé et en état
de nous observer. Lorsqu'il nous vit de si grand
matin dans sa cuisine, il nous demanda la raison de
cette diligence. Nous lui dîmes qu'avant d'aller chez
le gouverneur avec lui, nous voulions déjeuner, afin
qu'en sortant de chez le gouverneur, nous pussions
poursuivre notre route. Il approuva notre dessein, et
ordonna à sa servante de mettre des saucisses sur le
gril, pendant qu'il se lèverait. Cette cuisine était .à
plain-pied de la porte de la rue, qui en était tout
près. Ayant aperçu que la servante avait ouvert la
porte de la rue, nous prétextâmes un besoin. L'hôte
ne se méfiant de rien, nous sortîmes de ce fatal caba-
ret, sans dire adieu, ni payer notre écot; car il nous
était absolument nécessaire de faire cette petite fri-
ponnerie. Etant dans la rue, nous trouvâmes un petit
garçon, à qui nous demandâmes le chemin de la
porte de Charleville, qui était celle par où nous
devions sortir. Nous en étions fort près, et comme on
ouvrait cette porte, nous en sortîmes sans aucun obs-
tacle. Nous entrâmes dans Charleville, petite ville
sans garnison ni porte, qui n'est éloignée de Méziè-
INTRODUCTION 63
res que d'une portée de fusil. Nous y déjeunâmes
promptement, et en ressortîmes pour entrer dans la
forêt des Ardennes.
« Il avait gelé cette nuit-là, et la forêt nous parut
épouvantable, les arbres étant couverts de verglas :
outre qu'à mesure que nous avancions dans cette
spacieuse forêt, il se présentait un grand nombre de
chemins, et nous ne savions lequel tenir pour nous
rendre à Charleroi. Etant dans cet embarras, un pay-
san vint à notre rencontre, à qui nous demandâmes
le chemin de Charleroi. Ce paysan nous répondit en
haussant les épaules, qu'il voyait bien que nous
étions étrangers, et que l'entreprise que nous faisions
d'aller à Charleroi par les Ardennes était très-dan-
gereuse , attendu qu'il voyait bien que nous ne
savions pas les chemins, et qu'il était presque impos- ,
sible que nous suivissions le véritable, puisque, plus
nous avancerions, plus il s'en présenterait; et n'y
ayant ni village dans ce bois, ni maison, nous cour-
rions risque de nous y égarer tellement, que nous y
errerions pendant douze ou quinze jours; qu'outre
les animaux voraces dont cette forêt est remplie, si
la gelée continuait, nous y péririons de froid et de
faim.
« Ce discours nous alarma, ce qui fit que nous offrî-
mes un louis d'or à ce paysan, s'il voulait nous servir
de guide jusqu'à Charleroi. — Non pas, quand vous
m'en donneriez cent, nous dit-il; je vois bien que
vous êtes huguenots, et que vous vous sauvez de
France, et je me mettrais la corde au cou, si je vous
rendais ce service. Mais, nous dit-il, je vous donne-
64 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
rai un bon conseil : laissez les Ardennes; prenez le
chemin que vous voyez sur votre gauche; vous arri-
verez dans un village ( qu'il nous nomma) ; vous y
coucherez et, demain matin, continuez votre route en
tenant la droite de ce village. Vous verrez ensuite la
ville de Rocroy, que vous laisserez sur votre gauche;
et en poursuivant votre chemin toujours sur la
-droite, vous arriverez à Couvé, petite ville. Vous la
traverserez, et, en sortant, vous trouverez un chemin
sur votre gauche; suivez-le, il vous mènera àCharle-
roi sans péril. La route que je vous indique, conti-
nua ce paysan, est plus longue que celle par les
Ardennes ; mais elle est sans aucun danger.
« Nous remerciâmes ce bon homme et suivîmes son
conseil. Nous arrivâmes le soir au village dont il
nous avait parlé; nous y couchâmes, et, le lendemain
matin, nous trouvâmes le chemin sur la droite, qu'il
nous avait indiqué. Nous le prîmes et laissâmes
Rocroy sur notre gauche. Mais le bon paysan ne nous
avait pas dit, peut-être par ignorance, que ce chemin
nous conduisait à une gorge entre deux montagnes
qui était fort étroite , et où il y avait un corps de
garde de Français, qui arrêtaient tous les étrangers
qui y passaient sans passe-port, et les menaient en
prison à Rocroy. Nous, comme de pauvres brebis
égarées, nous marchions à grands pas vers la gueule
du loup. Cependant, sans voir ni savoir l'inévitable
danger que nous courions, nous l'évitâmes par le
plus favorable hasard du monde ; car, en entrant dans
cette gorge nommée le Guet du Sud, la pluie tomba
si abondamment, (j[ue la sentinelle qui se tenait sur
INTRODUCTION 65
le chemin, devant le corps de garde, y rentra pour se
mettre à couvert, et nous passâmes fort innocemment
sans en être aperçus, et, poursuivant notre chemin,
nous arrivâmes à Couvé. Pour le coup, nous étions
sauvés, si nous avions su que cette petite ville était
hors des terres de France. Elle appartenait au prince
de Liège, et il y avait un château muni d'une garni-
son hollandaise. Mais, hélas! nous n'en savions rien,
pour notre malheur; car si nous l'avions su, nous
nous serions rendus à ce château, dont le gouverneur
donnait des escortes à tous les réfugiés qui en
demandaient, pour être conduits jusqu'à Charleroi,
Enfin, Dieu permit que nous restassions dans cette
ignorance, pour mettre notre constance et notre foi à
l'épreuve, pendant treize années de la plus affreuse
misère, dans les cachots et dans les galères, comme
on le verra dans la suite de ces mémoires.
«Nous arrivâmes donc, comme j'ai dit, à Couvé.
Nous étions mouillés jusqu'à la peau. Nous entrâmes
dans un cabaret pour nous y sécher et manger. Nous
étant mis à table, on nous apporta un pot de bière à
deux anses, sans nous donner des verres. En ayant
demandé, l'hùtë nous dit qu'il voyait bien que nous
étions Français, et que la coutume du pays était
qu'on buvait au pot. Nous nous y conformâmes; mais
cette demande de verres, qui ne paraît en elle-même
qu'une vétille et sans conséquence, fut, humaine-
ment parlant, la cause de notre malheur; car il se
trouva, dans la chambre où nous étions, deux hom-
mes, l'un bourgeois de la ville, l'autre un garde-
chasse du prince de Liège. Ce dernier ayant remar-
I 5
6G LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
que que l'hôte nous avait dit que nous étions Fran-
çais, porta toute son attention à nous examiner, et
s'émancipa jusqu'à nous accoster, et son compliment
fut qu'il gagerait Lien que nous n'avions pas de cha-
pelets dans nos poches. Mon compagnon, qui râpait
une prise de tabac, lui montrant sa râpe, lui dit fort
imprudemment que c'était là son chapelet. Cette
réponse acheva de confirmer ce garde-chasse dans la
pensée que nous étions protestants, et que nous sor-
tions de France. Et comme la dépouille de ceux
qu'on arrêtait appartenait au dénonciateur, il forma
le dessein de nous faire arrêter, si, étant sortis de
Couvé , nous passions par Marienbourg , terre de
France, à une lieue de là.
«Ce n'était pas notre dessein; car suivant l'instruc-
tion du bon paysan , en sortant de Couvé , nous
devions prendre un chemin sur la gauche, qui nous
aurait fait éviter de passer sur aucune terre de
France. Mais qui peut éviter son destin? En sortant
de Couvé, nous enfilâmes bien le chemin qui était
sur la gauche; mais, ayant aperçu de loin une espèce
d'officier à cheval, qui venait vers nous, comme la
moindre chose augmente la peur, nous craignîmes
que cet officier ne nous arrêtât, ce qui nous fit
rebrousser chemin et prendre le chemin fatal qui
nous conduisait à Marienbourg, où le garde-chasse
qui nous suivait de loin, nous fit arrêter. (Mémoires
d'un prot. condamné aux galères, p. 9-23).
Parmi les dangers de l'évasion, ij fallait ranger
l'infidélité et la brutalité des guides, en grande par-
INTRODUCTION 67
tie gens de sac et de corde, qui avaient eu maille à
partir avec la justice, capables d'attenter à la vie et à
la pudeur des femmes et des filles, avec lesquelles
ils restaient souvent cachés des journées entières au
milieu des bois, et qui, dans les auberges, devaient
passer pour leurs femmes ou leurs filles, afin de
détourner les soupçons. Parfois ces misérables
livraient eux-mêmes les fugitifs, après les avoir
dépouillés de tout. « Lyon et les autres passages du
côté de la Suisse sont pleins de prisonniers, écrivait
Jurieu (1); du côté de Flandre, à Valenciennes, Saint-
Omer , Lille , Tournay , etc. , et même dans toute
la Picardie jusqu'à Paris, les prisons crèvent de
femmes, d'enfants et d'hommes, qu'on a arrêtés
fuyants (2). » Au commencement de l'année 1687, la
geôlière de Tournay racontait qu'elle avait déjà logé,
depuis la Révocation, « plus de sept cents personnes,
prises lorsqu'elles étaient prêtes à sortir du royaume
par les passages des environs.» Elle ajoutait que les
gardes allaient quelquefois prendre les fugitifs assez
avant dans les terres étrangères, et qu'il n'y avait de
sûreté que dans les villes fermées (3).
La lettre suivante, qui est inédite et dont nous con-
servons l'orthographe originale , offre un curieux
(1) Réflexions sur la cruelle persécution, etc., 2« partie.
(2) Dès 1673, les députés de l'Église de Calais au synode de Charen-
ton, se plaignaient déjà d'être surchargés par la foule de protestants
qui émigraient en Angleterre, et auxquels il fallait accorder quelques
secours et faciliter la traversée. Cette émigration dura jusqu'à la fia
du siècle.
(3) Hist. de ledit de Nantes, 111 946.
68 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
exemple de la trahison d'un guide. Elle a été écrite
en prison, par une jeune parisienne du quai des
Orfèvres, Mario Catillon, qui s'enfuyait en com-
pagnie de sa tante et de la fille du fameux peintre
Séijastien Bourdon, avec lesquelles elle fut plus heu-
reuse dans une seconde tentative.
« Ce 6 novembre [1685].
« Monsieur mon très honoré père et Madame ma
très honorée mère,
« Je ne saurés vous exprimer la douleur où je suis,
quan je songe à ce que j'ais fait sens votre consente-
ment, d'avoire entrepris un aussy grand volage sens
vous en n'avoire demandé votre approbation; mais.
Monsieur mon très-cher père et ma très-chère mère,
la chose pour laquelle je l'avais entrepris m'a voit fait
passer pardessus tout. Je n'y aurois jamais songé,
sans que notre malheureux conducteur m'y sollicita,
et me dit qu'il ne conduiroit point ma tante ni ma
cousine, si je n'étois point de leur compagnie, puis-
qu'il ne connoissoit- que moi. L'envie que j'avois et
l'état où je voyois cest chère parente, me firent pren-
dre ceste malheureuse résolution, le samedi matin,
quoiqu'il m'eût sollicité dés le vendredi; je vous
assure que cela ne s'est point fait sans une peine
extrême sur mon esprit, et je peux vous assurer que
ma douleur est plus grande dans la peur de vous
avoir au fencé, que la painne que je pourrois avoir en
ma personne. La perte des biens ne me sera rien,
pourvu que j'aie la consolation de savoir que vous
vous derai bien me pardonner ma faute. Je suis au.ssi
INTRODUCTION 69
persuadée qu'étant avec ma tante , que j'étois en
bonne compagnie, ce que j'espère qui pourra faire
ma paix avec vous; je vous supplie de me la vouloir
bien accorder, et soyez persuadés que toute ma vie
s'emploiera à vous faire connoître le profond respect
que j'ai pour vous, et une très-grande reconnaissance
des peines que vous prenez pour nous faire sortir de
l'état triste où nous sommes. Dieu veuille, s'il lui
plaît, faire réussir tous vos soins, et nous donner à
tous tout ce qu'il sait nous être nécessaire, et nous
donne l'assistance de son saint esprit pour nous sou-
tenir dans nos afflictions; il saura nous en retirer
quand il le jugera à propos pour notre bien. Je vous
dirai. Monsieur mon très-cher père, que le malheu-
reux qui nous a amenés ici, ne s'est pas contenté de
nous trahir fort vilainement; il me dit à la dernière
couchée que nous avions des douanes à passer, et
qu'ainsi, si j'avois quelque chose qui pût être confis-
quée, je lui devois donner sur lui à cause que l'on ne
pourroit le fouiller. J'eus la bêtise là-dessus de lui
donner mon collier, ma bague d'émeraude et mon
jon de diamants et rubis, et une bague d'un diamant
épais, qui n'est point à moi, où il y en a cinq petits à
côté ; je ne sais, ma très-chère mère, si vous vous en
• ressouviendrez bien, je vous la montrai dans un petit
cabinet, je ne me souviens point ce que vous l'esti-
mâtes. Avec toutes ces pierreries, il y a vingt et un
louis d'or; je crois le tout bien aventuré. Tout le
monde d'ici trouve cette action très-noire; mon
papier Unit, et ainsi il faut que je le fasse aussi, en
vous assurant, s'il vous plaît, Monsieur mon très-
70 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
honoré père et Madame ma très-honorée mère, de
mon profond respect. Votre très humble et très
obéissante fllle.» C^s de la Biblioth. nation., Fr. 7055
f 222.J
Pom' sortir de France, une femme se fit empaque-
ter dans une charge de tiges de fer, dont les bouts
paraissaient. On la porta à la douane dans cet état,
on la pesa, et elle ne fut dépaquetée qu'à plus de six
lieues de la frontière savoyarde. « Quel supplice,
dit M. Rousset (1)! Mais quelle persécution que celle
qui réduit une femme à s'infliger un tel supplice ! Et
combien ce simple témoignage d'un persécuteur
(c'est Latrousse qui rapporte le fait), a plus d'élo-
quence que les plus ardentes invectives des persécu-
tés. »
Le môme motif qui poussait trois cent mille Fran-
çais à quitter leur patrie, en bravant des périls de
tout genre, en poussait quelques autres à y rentrer;
les uns sacrifiaient leurs biens et leur famille au
désir de servir Dieu en liberté, les autres sacrifiaient
leur vie, pour venir consoler leurs frères, que les dra-
gonnades avaient forcés à l'apostasie, et pour réveil-
ler et fortifier en eux la foi protestante. Ces derniers
étaient les héros du devoir pittoresquement désignés
sous le nom de Pasteurs du Désert.
(1) Cdmille Rousset, Ilist. de LoKvois., III 503.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION
Le prêtre Jacques Lefèvre, l'un des plus audacieux
apologistes de la révocation de l'édit de Nantes, ne
se lasse point de gloriiier ce crime, que « toute la
terre, dit-il, regarde comme la merveille du siècle »,
et d'en faire honneur à la sagesse et à la prudence du
roi, qui la méditait depuis trente ans (1). A son tour,
Louis le Gendre, abbé de Clairfontaine, s'exprime
ainsi dans ses Mémoires : « Quoique M. de Harlay
(archevêque de Paris) ait beaucoup contribué à l'ex-
tinction du calvinisme, il y aurait de l'injustice à lui
en donner toute la gloire, les ministres de Louis XIV
ayant eu part à préparer ou à achever cette grande
œuvre ». Ces glorifications diraient, à elles seules,
quelle responsabilité incombe au clergé (2) dans la
persécution qui déshonora tout à la fois les Bossuet,
les Fénelon, et l'un des plus glorieux règnes de notre
histoire. Mais le recueil ofTiciel des remontrances
que les assemblées quinquennales du clergé adres-
(1) Recueil de ce qui s'est fait en France de ^^lus considérable
contre les protestants^ etc. Paris, 168G, iii 8".
(2) Lièvre, Du rôle que le clergé catholique a joué dans la révoca-
tion de l'édit de Nantes. Strasbourg 1853, in-8o.
72 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
saientauroi, est bien plus positif et bien plus accusa-
teur encore. On en jugera par ce fragment de la
harangue prononcée, le 10 août 1688, par André Gol-
bert, évoque d'Auxerre (1).
« Déjà, Sire, vous avez comblé la plus grande par-
tie des ardents souhaits que le clergé de France avait
formés inutilement depuis plus d'un siècle; vous
avez arraché des mains des ennemis de la véritable
religion, l'autorité quils avaient usurpée dans des
temps malheureux;... vous leur avez interdit l'entrée
aux emplois qui leur pouvaient donner moyen d'ac-
quérir des richesses, dont ils se seraient servis pour
éblouir et pour séduire les âmes faibles... Plus de
douze mille cinq cents conversions que votre sagesse
a ménagées, et que votre libéralité a soutenues (2),
sont de nouvelles conquêtes que vous avez faites
pour l'Église... Enfin, ce monstre si redoutable de
l'hérésie... se trouve insensiblement abattu aux
pieds de Votre Majesté, sans qu'elle y ait em-
ployé ni le fer, ni le feu, et par les seuls efforts d'une
prudence qui n'eut jamais d'exemple, et qu'on ne
peut assez admirer... Vous avez su les gagner à
Jésus-Christ (les protestants) par ces charmes puis-
(1) La caisse des conversions tenue par Pellisson avait été ouverte
vers lù'6; mais on avait pratiqué bien auparavant le système des
conversions soutenues par la libéralité royale.
(2) Renteil des actes, titres et inémoires concernant les affaires
du clergé en France, mis en noxtvel ordre suivant la délibération de
l'assemblée générale du clergé du 20 août 1705. Paris 171G, douze
volumes in-l».
LES PASTEURS A LA REVOCATION 73
sants qui vous attirent tous les cœurs... Ils ont été
frappés de l'éclat de vos vertus, ils se sont convain-
cus eux-mêmes qu'un prince si grand, si éclairé, si
favorisé du ciel, ne pouvait être engagé dans l'erreur,
et ils ont été obligés de se rendre à ces charmes de
lumière dont parle saint Paul... Nous n'en doutons
plus. Sire, vous ferez bientôt voir ces temps si ar-
demment désirés, où la véritable religion n'aura plus
d'ennemis à combattre dans la France... Que cette
victoire fera éclater de nouvelles acclamations!... Ce
sera trop peu que les trophées qu'on a érigés sur la
terre, pour honorer votre valeur; on en élèvera dans
le ciel, pour rendre des honneurs immortels à votre
piété triomphante. »
Le clergé, qui soupirait « depuis plus d'un siècle »
après la ruine du protestantisme, était tout puissant
sur le peuple et sur le roi ; il ne faut donc pas s'éton-
ner si, pour atteindre ce but sacré, tous les moyens
lui parurent bons à employer, même les plus horri-
bles. Les hommes ne sont jamais plus méchants et
plus cruels, que quand ils s'imaginent défendre la
cause de Dieu. Mais nous n'avons à nous occuper ici
que des décrets rendus pour amoindrir, ruiner l'in-
fluence des pasteurs, et en diminuer le nombre jus-
qu'au moment où ils furent tous exilés.
L'habit ne fait pas plus le pasteur que le moine;
mais il faisait reconnaître les ministres et leur atti-
rait une certaine considération : on leur défendit
donc déporter, ailleurs que dans les temples, la robe,
qui était le costume de tous les docteurs des xvp et
74 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
XVII' siècles (30 juin 1664 et l*"" février 1669). On leur
défendit également de prendre le titre de pasteur
(1" février 1669). Quand, sur les plus futiles prétextes:
discours injurieux contre le catholicisme, voisinage
des églises, etc., on avait fait raser un temple, le pas-
teur prêchait sur les ruines ou ailleurs, en plein air;
les prêtres scandalisés y mirent bon ordre : Défense
aux ministres de prêcher en plein air dans les lieux
interdits (5 octobre 1665). Ils ne prêchèrent plus en
plein air, mais dans des granges, des moulins, des
pressoirs ; de là nouvel arrêt : Défense aux ministres
de prêcher ailleurs que dans les temples, et dans le
lieu de leur résidence ; — ce dernier membre de phrase
privait de culte toutes les annexes, et il y en avait
plus de deux cents. Défense de correspondre avec les
provinces A^oisines : c'était le silence organisé autour
de la persécution. Défense de juger de la validité des
mariages : le mariage n'étant pas alors un acte civil,
mais purement religieux, cette défense entreprenait
sur les droits et les devoirs des pasteurs.
Il fallait, en outre, que le culte proscrit se cachât
comme un criminel : Défense d'exposer les morts, et
de les enterrer après six heures du matin et avant
six heures du soir, en été ; après huit heures et avant
quatre heures, en hiver. Ce n'était pas encore assez
d'humiliation : le culte persécuteur exigeait qu'on
rendît hommage à ses chefs et à son idolâtrie : Dé-
fense aux pasteurs de faire chanter des psaumes,
quand une procession passe devant le temple (1" fé-
vrier 1669) ; défense de prêcher, les jours où les évo-
ques font leur tournée pastorale (31 juillet 16791.
LES PASTEURS xV LA RÉVOCATION 75
Aussi longtemps qu'on était forcé de souffrir des
ministres en France, on voulait au moins les resser-
rer autant que possible dans leur étroit domaine : on
ne leur permettait pas d'habiter les villes comme
Amiens, St-Quentin, Laon, Rouen, le Havre, mais les
villages Wargnies, Lehautcourt, Grépy , Quevilly,
Sanvic, où les protestants de ces villes avaient
leur exercice. Donc défense aux ministres d'habiter
et de prêcher hors du lieu d'exercice (6 novembre
1674). De peur qu'ils ne trouvassent moyen d'édifier
leur troupeau en dehors des temples, par des visites,
par quelques paroles dites en passant, il leur fut
ordonné, ainsi qu'aux proposants, de s'éloigner des
lieux où l'exercice était interdit (13 juillet 1682), avec
défense d'y résider (17 mai 1683), et obligation de s'en
éloigner de six lieues (6 août 1685). Pour remplacer
un lieu de culte interdit, les possesseurs de fiefs de
haute justice en ouvraient souvent un autre dans un
endroit tout catholique, ou au milieu des champs; on
essaya d'y remédier par la défense de célébrer le
culte dans les lieux où il y avait moins de dix famil-
les protestantes (26 décembre 1684). Gomme nul
n'était plus aimé, plus écouté, et ne possédait plus
d'autorité que les pasteurs qui, depuis vingt, trente
ou quarante ans, avaient consacré leur activité à la
môme Église, il fut défendu aux ministres d'exercer
leurs fonctions plus de trois ans dans le même lieu
(août 1684), défense renouvelée pour les Églises de
fief, le 13 juillet 1685. Le traitement des pasteurs était
fort modique, rarement payé intégralement (il ne se
tenait guère de synode où ne fût censurée l'ingrati-
76 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
tude de bon nombre d'Églises); toutefois le clergé
catholique voulait le diminuer encore, le supprimer,
si possible: Défense aux protestants de s'imposer pour
entretenir les ministres, et pour payer leurs frais de
voyage aux synodes (16 août 1665); défense aux con-
sistoires de contribuer à l'entretien des ministres
hors de leur ressort (5 janvier 1683).
Malgré tout, ces ministres abhorrés, auxquels on
n'eût fait grâce que s'ils avaient conduit leur trou-
peau à la messe, continuaient de leur mieux à s'ac-
quitter de leur devoir, et les interdictions les plus
vexatoires se multiplièrent : Défense aux ministres
de citer par devant le consistoire ceux qui assistent
aux cérémonies de l'Église catholique (19 septembre
1664), de censurer les parents qui envoient leurs
enfants à l'école catholique (1" février 1667), d'user
de menaces et intimidation pour empêcher la con-
version des protestants (18 avril 1681), de s'opposer
en aucune manière aux conversions (16 juin 1681),
même à celle des enfants de sept ans ! Déft nse de
recevoir des prosélytes, sous peine de bannissement
(mars 1683) ; défense de laisser entrer dans les tem-
ples les nouveaux catholiques dont la liste doit être
remise à chaque pasteur (17*juin 1682), puis les nou-
veaux catholiques en général (février 1685). Le pas-
teur devait garder la porte du temple, et faire la
police pour le compte de ses adversaires, sous
peine de voir le culte interdit. Enfin, les temples
où des mariages mixtes seraient célébrés, et ceux
où des discours séditieux seraient prononcés (or
quel discours ne serait séditieux pour des audi-
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 77
leurs (1) que leurs passions et l'intérêt du ciel por-
taient à voir partout la sédition et la révolte?),
devaient être démolis (18 juin 1685). Défense de faire
des exhortations lors des mariages, et d'y recevoir
des parents au-delà du quatrième degré (15 septem-
bre 1G85). Défense aux synodes d'admettre dans leur
sein des ministres de fief, et de donner des ministres
aux seigneurs de fief (27 décembre 1675) ; enfin,
défense aux synodes d'augmenter le nombre des
ministres dans les lieux où l'exercice était encore
toléré (24 novembre 1681).
Les réunions clandestines commencèrent avant la
Révocation ; nous en avons pour garant la défense de
s'assembler ailleurs que dans les temples (30 août
1682), et hors de la présence des ministres (26 juin
1684), clause qui supprima d'un seul coup les nom-
breuses assemblées présidées par des laïques. — C'est
l'effet de toutes les persécutions qui commencent,
d'exalter les âmes, au lieu de les abattre ; plus on les
privait de culte, plus les protestants en éprouvaient
le besoin. Ceux des Églises interdites de Vaux,
Royan, etc., (Charente-Infér.) se rendaient dans le
manoir du proposant Fontaine, pour prendre part à
ses dévotions domestiques (2). Le jour de Pâques
1684, un millier d'entre eux assistait à une assemblée
tenue dans un bois, à la suite de laquelle le propo-
sant fut arrêté. — A St-Waast, en Basse-Normandie,
(1) Des sièges devaient être réservés dans tous les temples pour les
agents laïques ou ecclésiastiques de l'autorité, qui pouvaient inter-
rompre et réfuter le prédicateur séance tenante.
(2) Mà7t. d'une famille huguenote^ p. 85.
78 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
accouraient, chaque samedi, les membres de plusieurs
ijjglises voisines interdites; ils passaient la nuit dans
le temple et autour du temple, en chantant des psau-
mes jusqu'au dimanche. Ce temple n'était qu'une
« méchante grange » , dit une dénonciation du 30
décembre 1684. « Messieurs de la religion s'y assem-
blèrent, les fêtes de Noël, y observèrent un jeûne
rigoureux; la plupart de ceux de Caen, de Bayeux,
de Vire, de St-Lô, de Goutances, etc., s'y trouvèrent;
plusieurs caresses à six chevaux. L'on dit qu'il y avait
quatre de leurs plus fameux ministres, entre autres
le sieur Du Bosc, qui prêchèrent. Il serait à souhaiter
que ce méchant trou leur fût interdit, aussi bien que
celui de Caen, de crainte de trouble et de remue-
ménage, etc. » — Ces assemblées, suprême consola-
tion de tant d'affligés, eussent été promptement inter-
dites; mais le pasteur Jacques Tirel, sieur des Isles,
imagina de les légaliser par sa présence, en passant
la nuit en chaire et en y apprenant son sermon du
lendemain.
Moins heureux, ses collègues subirent, pour la plu-
part, des condamnations excessives, que quelques par-
lements furent forcés de casser en rougissant; un
grand nombre fut emprisonné sous divers prétextes,
dont la futilité éclatait au grand jour. Enfm, quand il
fut décidé à révoquer le bienfaisant édit que Henri IV,
Louis XIII et Louis XIV lui-même avaient juré en le
déclarant irrévocable, le conseil de conscience eut à
décider la grave question du sort des pasteurs. Pré-'
tendre supprimer le protestantisme sans supprimer
les pasteurs, eût été un non sens. Mais que fallait-il
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 79
faire de ceux-ci? — La mesure la plus radicale (l'as-
sassinat en masse), devant laquelle n'auraient pas
reculé Catherine de Médicis et ses fils, était devenue
impossible, et ne pouvait même être proposée à
Louis XIV. Cependant les prisons manquaient pour
enfermer un si grand nombre de captifs, qu'il impor-
tait de ne point laisser évader; il aurait fallu en cons-
truire. Mais ces constructions coûteuses, jointes à la
dépense nécessaire pour l'entretien de tant de pri-
sonniers, auraient lourdement grevé le budget de
l'Etat. De plus, le spectacle de leur constance aurait
été dangereux pour les troupeaux, qu'il aurait contri-
bué à maintenir dans leur croyance. La déportation
aurait offert divers inconvénients graves , entre
autres celui de la facilité des évasions. Le bannisse-
ment en offrait d'autres, plus nombreux encore : il
permettait aux ministres d'appeler à eux une grande
partie de leurs ouailles, et de leur préparer des
moyens de subsistance à l'étranger ; d'engager les
princes protestants à défendre leurs coreligionnaires
et à former dans ce but des alliances, qui, à la longue,
pouvaient devenir dangereuses; de se tenir toujours
prêts à rentrer en I^rance, quand l'occasion s'en pré-
senterait, et même d'y rentrer « secrètement pour
fortifier ceux de leur religion, et pour faire des
assemblées avec eux » (1). Toutes ces objections
furent émises dans le conseil de conscience, qui, fina-
lement, s'arrêta au dernier parti, bien qu'il fut le
moins sûr; et aussitôt les courtisans et le clergé
(1) Gaultier, Hist. cqjologèdq., II 5.
80 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
s'empressèrent de demander leur part de la confisca-
tion des biens des bannis et de ceux de leurs consis-
toires (1).
En même temps qu'il ordonnait aux pasteurs de
quitter la France dans les quinze jours, sous peine
des galères (art. VI), l'édit révocatoire, dressé par
Châteauneuf, promettait à ceux d'entre eux qui vou-
draient abjurer, une pension d'un tiers plus élevée
que leur traitement de ministre, et il leur offrait en
outre toutes les facultés imaginables pour se faire
recevoir avocats ou médecins. — Un pasteur de
Montpellier nous a dépeint les divers sentiments qui
s'emparèrent alors de lui et de ses collègues.
« Les ministres, dit-il (2), à qui l'Édit ne donnait
que quinze jours de délai, pour choisir entre l'exil,
les galères ou la révolte (c'est-à-dire Fabjuration), ne
se trouvaient pas peu embarrassés sur la résolution
qu'ils devaient prendre.
« D'un côté, l'exil auquel on les condamnait, s'ils
refusaient d'aller à la messe, était accompagné de
mille tristes et fâcheuses circonstances. On les obli-
geait à abandonner non-seulement leurs maisons,
leurs biens, leur patrie ; mais encore leurs amis,
leurs proches, les personnes qui leur étaient les plus
chères. On leur refusait la liberté d'emmener leurs
pères et leurs mères ; on ne leur permettait même
pas de prendre avec eux leurs propres enfants, s'ils
(1) Elie Benoît, Ilist. et apologie de la retraite des pastexirs,
Francfort, 1687, iii-16, p. 46.
(2) Gaultier, Ilist. uriologiitiq., II 12.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 81
avaient atteint Fâge de sept ans. Il fallait se résoudre à
surmonter toutes les tendresses du sang et de la nature,
et à laisser une partie d'eux-mêmes, s'il faut ainsi
dire, dans un royaume où il n'y avait plus de liberté de
conscience, et où la persécution était montée à son
comble. Il fallait, outre cela, s'exposer aux fatigues
d'un long et pénible voyage ; la plupart avec des fem-
mes et des petits enfants, et quelques-uns accablés de
vieillesse ou de maladies. Il fallait s'aller transplanter
dans des pays étrangers, dans des climats éloignés, et
parmi des peuples dont ils ne savaient ni la langue ni
les coutumes. Ils avaient à craindre de n'y trouver que
sans de la dureté, et de s'y voir sans biens, sans emploi,
secours, sans appui, et réduits à la dernière misère,
avec ce qu'ils auraient pu sauver de leurs familles.
« Mais parmi tant d'objets affreux, qui les dissua-
daient de prendre le parti de la retraite, il n'y en
avait point qui fît de si puissants effets sur l'esprit
des bons pasteurs, que la considération de leurs trou-
peaux. Ils se représentaient qu'ils les abandonne-
raient à la merci des loups; qu'ils les laisseraient
sans secours au milieu de la plus cruelle persécution
qu'on eût jamais vue, et que Jésus-Christ leur ferait
rendre compte un jour de ces chères brebis, qu'il lui
avait plu de confier à leurs soins. Peu s'en fallut que
ces considérations ne fissent perdre à plusieurs la
pensée de se retirer, nonobstant la peine des galères
dont ils étaient menacés, si on les trouvait dans le
royaume après que les quinze jours seraient expirés.
« D'un autre côté, lorsqu'ils pensaient à demeurer
pour consoler et pour fortifier leurs troupeaux, ils
I 6
82 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
trouvaient des difflcultés insurmontables dans cette
entreprise. Ils savaient qu'on les épiait avec un grand
soin, et ils ne voyaient aucune apparence de pouvoir
se dérober à la vigilance d'une iniinité de gens, qui
avaient sans cesse les yeux sur eux, et qui obser-
vaient toutes leurs démarches. Ils ne pouvaient pas
même espérer que ceux de leur religion voulussent
leur donner retraite, ni leur aider à se cacher. Tout
était rempli de dragons et d'autres troupes, qui fai-
saient leur mission dans les provinces, et ces nou-
veaux missionnaires avaient jeté une telle terreur
dans les esprits, qu'on n'était capable d'aucune réso-
lution. D'ailleurs, c'aurait été en vain que, dans cette
consternation générale, les pasteurs auraient voulu
faire entendre leur voix à leurs troupeaux, pour leur
inspirer de la confiance et du courage. La plupart des
réformés de France avaient déjà succombé à la per-
sécution; et ceux qui restaient n'étaient pas en état
de les écouter. Ceux-ci n'auraient même pas osé
avoir le moindre commerce avec un ministre, de
peur d'être découverts et de s'exposer par là aux der-
nières peines. Si bien que les pasteurs ne pouvaient
attendre aucun fruit du séjour qu'ils auraient fait en
ce temps-là en France : c'aurait été vouloir se perdre
inutilement, que de s'opiniâtrer à y demeurer. »
Les efforts impuissants d'un collègue de Brousson,
Gambolive (1), avocat au parlement de Toulouse, pour
tenir des assemblées dans le Midi, en 1G84, et s'oppo-
ser aux abjurations, son arrestation, le mauvais
(1) Vuir la France prot.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 83
accueil qu'il reçut à Montauban et ailleurs, quand sa
condamnation aux galères eut été commuée en ban-
nissement, la poursuite des troupes toujours sur ses
traces et l'obligeant enfm à gagner Genève à travers
les plus grands périls, la terreur que répandait par-
tout l'approche des dragons, témoignent, en elïet,
qu'il était fort difficile que les pasteurs restassent en
France, et surtout qu'ils y restassent utilement.
« Il s'en trouva plusieurs à Paris, dit Élie Benoit (1),
qui, n'ayant plus de retraite ailleurs, parce que leur
présence môme faisait peur aux peuples consternés,
qui se voyaient livrés à la fureur des soldats, étaient
venus s'y réfugier comme dans le seul lieu où ils
croyaient trouver quelque repos. Il n'y avait pas
d'apparence de les renvoyer en Poitou, en Guyenne,
en Languedoc, chercher des intendants pour leur
demander des passeports. On ne leur avait donné
que quinze jours de temps pour sortir de France, et
ces quinze jours ne sufïisaiont pas pour le voyage
qu'ils auraient été obligés de faire. On ne trouva pas
à propos néanmoins de leur donner un terme plus
long; et pour se défaire d'eux plus aisément, on per-
mit à La Reynie de leur donner des passeports, sur
le témoignage de quatre personnes qui attesteraient
qu'ils seraient ministres. Chacun s'en alla de son
côté, après avoir pris ces passeports; et, selon l'hu-
meur des intendants ou des gouverneurs de places à
qui ils s'adressèrent, ils trouvèrent plus ou moins de
difficultés à leur retraite. Il y en eut d'assez heureux
(1) Hist. de Védit de Nantes, V 933.
84 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
pour emmener des enfants de quatorze et de quinze
ans; il y en eut d'autres à qui on retint des enfants à
la mamelle, »
La Reynie refusa cependant des passeports à trois
pasteurs du Haut Languedoc, MM. De la Devèze, De
Vimmielle et De Bonneval, et les renvoya à la cour.
Ils se rendirent à Versailles où était le roi, et s'adres-
sèrent au marquis de Ghâteauneuf, l'un des ministres
d'État; celui-ci, après les avoir amusés plusieurs
jours, leur dit enfm que le roi leur ordonnait d'aller
prendre des passeports dans leur province. Ils parti-
rent aussitôt pour Montpellier; mais ayant à faire un
trajet de cent quatre-vingt-dix lieues, ils n'arrivè-
rent qu'après les quinze jours expirés. Bâville com-
mença par les envoyer à la citadelle et les y tint plu-
sieurs jours renfermés; peu s'en fallut qu'il ne les
condamnât aux galères. Toutefois il les mit bientôt
entre les mains d'un garde, qu'ils payèrent chère-
ment pour les conduire hors du royaume (1). — Il
paraît qu'il y en avait encore trois à Paris le 3 décem-
bre 1685 (2) ; mais ils étaient signalés à la police.
Quelques-uns cependant essayèrent de rester (3).
(1) Gaultier, Hist. apohgétiq.^ II 14.
(2) Ms. de la Biblioth. nation. Fr. 7054.
(3) Ainsi s'exprime une complainte du temps (Daniel Benoit, Jac-
ques Roger, 1875 in-12, p. 12):
On a chassé tous nos pasteurs.
Ils sont bannis hors de la France.
Tous nos p)(istex(rs s'en sont allés.
Et les troupeaux sont égarés.
Il en est bien resté quelqu'un
Qui sont là-bas dans les Cévennes,
Ils se rendent dedans les bois.
Pour enseigner tes saintes lois.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 85
Tandis que son collègue Pierre Gantois passa en
Hollande, Jean Lefevre, pasteur à Sedan, continua
ses prédications dans des asseml)lées secrètes, en
dépit des dragons et des archers qui le traquaient (1),
11 est permis de supposer que, grâce au voisinage de
la frontière qui n'était qu'à quelques lieues, grâce à
sa connaissance des bois et des sentiers, et grâce au
zèle de ses paroissiens qui veillaient sur lui, Lefèvre
put continuer son ministère durant quelques mois,
sans tomber entre les mains des persécuteurs et finit
par s'éloigner. Mais à quoi tient la gloire ? Voilà un
homme qui risque les galères et pis tous les jours, à
toute heure, sans autre intérêt que celui du devoir,
et nous ne savons rien de lui, A peine avons-nous
quatre lignes sur son compte. Il est vrai qu'il était
disciple de celui qui a dit : Cherchez non la gloire
qui vient des hommes, mais celle qui vient de Dieu.
Cet obscur dévouement n'est point sans grandeur, et
l'histoire protestante enregistre avec orgueil de si
nobles exemples.
« L'ordre ayant été donné aux ministres de Metz
de sortir de France, Sébastien Balicourt (pasteur des
environs) y désobéit et il continua à prêcher, en pre-
nant toutefois les précautions nécessaires pour ne
point être arrêté ; mais il ne put échapper longtemps
aux recherches de la police. Traqué de tous côtés et
sur le point d'être pris, il se réfugia chez un épicier
(1) La France prot..^ art. Gantois. — Réfugié en Hollande, Lefè-
vre y eut un démêlé assez vif avec son collègue Daneau. Voir l'art.
XIII du synode de La Haye, septembre 1688, dans les Actes du
synode ivallon.
86 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
prétendu converti, qui le cacha et lui fit passer la
frontière dans un tonneau. Balicourt arriva heureu-
sement à Berlin (1). »
David Martin résolut aussi de continuer ses fonc-
tions à Lacaune (arrond. de Castres, Tarn), et ne
s'échappa que quand des amis catholiques le prévin-
rent qu'il allait être arrêté, et lui facilitèrent les
moyens de fuir, en cachant sa femme et ses enfants,
qui le rejoignirent plus tard. Il arriva à La Haye
dans le courant du mois de novembre (2).
Gardien Givry, revenu en France à la fm de 1684
ou dans les premiers mois de 1685, resta dans le
Midi et particulièrement à Montpellier, et n'alla
s'embarquer à Bordeaux, cinq ou six mois après la
Révocation, que parce que personne ne voulut
l'écouter, et qu'il lui fut impossible de tenir des
assemblées. Il fut plus heureux quand il revint pour
la seconde fois, c'est-à-dire en 1691.
Le proposant Fulcran Rey, qui n'était pas sorti de
France, et prêchait à grand peine çà et là, fut vic-
time de son zèle et de son dévouement.
Jean Lefèvre, Balicourt, David Martin, réviseur
de la Bible, Gardien Givry, pasteur du Désert, et
Fulcran Rey, ne furent sans doute pas les seuls qui
commirent cette glorieuse désobéissance; mais les
(1) La France prot.^ 2^ édit.
(2) La France 2T>'ot. — Le l'^f décembre, Chauvin, ministre d'Uzès,
recevait du parlement de Grenoble l'ordre de partir sur le olianip
pour l'étranger {BuUet. VII 136); mais nous ignorons s'il était volon-
tairement en France. Il est plus probable qu'il avait été retenu de
force, comme plnsieurs autres qui ne furent jamais relâchés.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 87
noms de leurs émules nous sont inconnus. Sous le
coup terrible qui les brisait tous, la plupart des pas-
teurs se résignèrent et, quittant tout, biens, famille,
prirent le chemin de l'exil et de la misère. Cette
épreuve se trouva trop forte pour le courage des
autres; le nombre de ceux qui succombèrent aux
tentations de l'amour paternel ou de l'intérêt, fut
hélas ! plus considérable qu'on ne l'avait pensé jus-
qu'ici (1). Antoine Court a dressé une liste de pasteurs
apostats comprenant cinquante-cinq noms (qu'il faut,
croyons-nous, réduire à cinquante-deux), auxquels
les frères Haag en ont ajouté sept (La France pvot.,
art. Cheiron) ; nos recherches ont élevé le chiffre à
cent, et nous sommes loin de les connaître tous (2).
Il est vrai que vingt-six d'entre eux se rétractèrent
presque aussitôt (3) et passèrent la frontière à travers
mille périls. En revanche, six autres, qui avaient
quitté la France à la Révocation et n'avaient point
trouvé à l'étranger le sort qu'ils espéraient, revinrent
abjurer quelques années après. Plus de cent pasteurs
abjurèrent; il nous semble qu'on ne s'écarterait
guère de la réalité, en en portant le nombre de cent
vingt à cent trente.
(1) « On avait compté sur des abjurations, dit M. de Félice (Hist.
fZe5jn-o«., p. 412); il n'y en eut que très-peu, et encore les pasteurs
qui avaient succombé à un premier mouvement de stupeur et d'épou-
vante, revinrent-ils presque tous à leur ancienne foi. »
(2) Voir l'appendice I.
(3) Sans compter un jeune ministre luthérien de Strasbourg, qui,
ayant recommencé à prêcher la Réforme après avoir abjuré volon-
tairement, fut mis à la chaîne et envoyé aux galères, en 1687 (Jurieu,
Lettres patstor aies, II 68).
88 LIS PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Or sur le tableau dressé en 1659 par le dernier
synode national (1), figurent sept cent six pasteurs
(plus six déchargés de fonctions) et vingt-deux pos-
tes vacants, total sept cent vingt-huit. Ajoutons-y
environ quarante ministres de fief et vingt profes-
seurs en théologie, et nous obtenons pour résultat à
peu prés exact : sept cent quatre-vingt-huit, soit huit
cents places ou pasteurs (2). En défalquant ceux dont
la faiblesse ne dura qu'un instant, il se serait donc
trouvé un apostat sur huit pasteurs. Mais des arrêts
de bannissement, des condamnations aux galères et
à la peine de mort, avaient obligé beaucoup des plus
zélés à quitter la France avant la Révocation, et
Brousson dit qu'ils étaient plus de deux cents (3) ;
dans ce cas, la proportion serait d\m apostat sur six
ministres restés en France, chiffre véritablement
humiliant pour la nature humaine, et que les con-
vertisseurs ont sans doute mal connu, puisqu'ils ne
s'en sont nulle part prévalus, même dans l'ivresse de
leur triomphe (4).
(1) Bullet., 2« série, II 582.
(2) D'après Élie Benoit, le nombre des Églises était de 760 en 1598,
et à la Révocation il restait plus de 700 pasteurs en France, sans par-
ler d'un grand nombre qui l'avaient déjà quittée parce que leurs
Églises étaient interdites {Hist. de Véclit de Nantes I 257 et V 931.)
{'i) Apologie du projet des'réfoDnés de France, fait au mois de
mai 1683, pour la Conservation de la liberté de conscience et de
r exercice p)i(hlic de la religion, etc. La Haye, 1685, in-16, p. 221.
(4) « Rome, qui nous insultes et nous braves, s'écriait Saurin, ne
prétends pas nous confondre, en nous montrant ces galères que tu
remplis de nos forçats... Veux-tu nous couvrir de confusion? Montre,
montre-nous les âmes que tu nous as enlevées; reproche-nous non
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 89
Un ministre Lamothe, pris sur mer par les corsai-
res barbaresques, finit ses jours dans l'esclavage (1).
Quelques vieillards chargés d'années et d'infirmités
moururent en chemin, ou sur le vaisseau qui les
emportait, comme Faget de Sauveterre de Béarn,
Taunai de Criquetot, Isaïe D'Aubus de Nérac etc;
d'autres, comme Lucas Jansse, Abraham Gilbert,
succombèrent aux fatigues du voyage, en arrivant à
l'étranger. « Deux des quatre pasteurs de Metz étaient
presque tombés en enfance, de vieillesse. L'intendant
que tu as extirpé Thérésie, mais que tu as fait renier la religion ; non
que tu as fait des martyrs, mais que tu as fait des déserteurs de la
vérité. C'est ici vraiment notre endroit sensible ; c'est ici où il n'y a
point de douleur égale â notre douleur. » (Sermon sur le trafic de la
vérité).
Claude avait, de son C(3té, accumulé les épithètes bibliques d'une
façon un peu déclamatoire et vide, pour stigmatiser la conduite de
« quelques pasteurs » apostats {Lettre pastor. ai(x prot. de Fr. etc).
(1) Un ministre de Montauban réfugié en Angleterre, Brassard, fut
pris aussi par un corsaire turc, au mois de juin Jo87, sur un vaisseau
qui le portait en Hollande. Conduit comme esclave à Alger, il y fut
en butte aux plus mauvais traitements, à l'instigation du jésuite, chef
de la mission française, qui aurait voulu avoir l'honneur de le conver-
tir. Le maréchal d'Estrées étant allé bombarder la ville, l'année sui-
vante, les Algériens, pour se venger, attachaient des français à des
canons chargés, auxquels ils mettaient ensuite le feu. Brassard fut
conduit près d'un de ces canons, le 4 juillet, avec six autres réfugiés,
comme lui destinés à périr. Le jésuite accourut aussitôt pour les
inviter à faire leur salut dans l'autre monde et dans celui-ci; il fut
repoussé avec mépris. Brassard et ses compagnons furent sauvés
comme étant luthériens, le pacha ne voulant faire mourir que des
catholiques. Le pasteur fut ensuite délivré par les soins des protes-
tants anglais et hollandais, notamment de Ruvigny père et fils et du
chevalier Chardin {Bidlet., 2<^ série XIII 349).
90 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
touché de leur sort, demanda à Louvois s'il fallait
aussi les bannir. « S'ils sont imbéciles, répondit-il
» brutalement, qu'on les laisse mourir là ; mais pour
» peu qu'ils aient de raison, chassez-les. » Ils en
conservaient probablement assez, puisqu'ils parti-
rent avec leurs collègues, au milieu d'un peuple
immense, en larmes, qui les accompagna jusqu'au
port où, s'embarquant sur la Moselle, ils se dirigè-
rent vers Francfort-sur-le-Mein. David Ancillon, l'un
d'eux, se retira à Berlin, où le suivirent trois mille
six cents de ses paroissiens » (1).
L'article de l'édit, qui concernait les pasteurs,
reçut les interprétations les plus fantaisistes : l'arbi-
traire régnait partout. Antoine Basnage, pasteur à
Bayeux, et beaucoup de ses collègues, sortirent de
prison à la Révocation, et reçurent l'ordre de s'éloi-
gner; les ministres Qainquiry et Lansquier, au con-
traire, ne furent relâchés que le 26 janvier 1686, et
partirent aussitôt pour l'exil, tandis que les pasteurs
de la principauté d'Orange, Gondrand, Aunet, Ghion,
Petit, enfermés dans le château de Pierrc-Encise de
Lyon en 1682, n'en sortirent qu'à la fin de 1697 (2).
Louis Jordan, étudiant en théologie, fils du pas-
teur de Tulettes (Drôme), fut retenu pendant quel-
ques années dans les prisons de Valence, et opposa
une fermeté inébranlable à toutes les tentatives de
conversion. Il se réfugia plus tard à Berlin (3).
Arnaud, ministre de Vauvert, demeura en prison
(1) Napoléon Peyrat, Ilist. des pasteurs du Désertai 83.
(2) Bullet. VI 367 et Mém. de M« Bu Noyer, Il 224.
(3) E. Arnaud, Hist. des prot. du Dauphiné, II 406.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 91
jusqu'à la fin de 1686 ou au commencement de 1687,
c'est-à-dire jusqu'au moment où il fut déporté comme
esclave en Amérique (1), en compagnie de Lerpi-
nière, proposant de Sommières (2). De Besse, autre
pasteur emprisonné, ne réussit à s'échapper qu'au
mois d'avril 1686, et gagna Lausanne. Son imagina-
tion avait été tellement frappée, qu'il entendit par-
tout sur sa route les psaumes chantés dans les airs (3).
Le frère de l'illustre Bayle, Jacob, pasteur au Caria
(Ariège), arrêté le 16 juin 1685 et jeté, le 15 juillet,
dans les horribles cachots du Château-Trompette à
Bordeaux, y fut gardé à la Révocation, et mourut le
12 novembre. Un autre ministre, caché à fond de
cale sous dès ballots d'étoffe, n'échappa que parce
qu'il eut assez de sangfroid pour recevoir, sans pous-
ser un cri, un coup du sabre dont un soldat se servait
comme d'une sonde, et en essuyer la lame à mesure
qu'elle sortait de son corps (4).
Jacques Cuchet, pasteur du marquis de Coutan-
ces (5) en Basse-Normandie, abjura dans les tour-
ments de la question extraordinaire, s'enfuit sans
avoir fait aucun acte d'idolâtrie, et fut rétabli dans
le ministère, par le synode de Balk (septembre 1686),
qui prit la résolution suivante (art, 16) (6) : « La Gom-
(1) Jurieii, Lettres pastorales^ I 378.
(2) Jurieu, Lettres pastorales^ II 93.
(3) Jurieu, Lettres pastorales^ III 88.
(4) La France 2)rot., 2'' édit. I col. 960.
(.0) Le texte porte : Couthouse, évidemment faux (Actes du synode
Wallon, III 448).
(6) Actes di' synode icallon, t. IV.
92 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
pagnie ayant appris qu'il y a plusieurs pasteurs
emprisonnés et cruellement persécutés en France,
et touchée de compassion de leurs souffrances,
prie Dieu qu'il veuille fortifier et délivrer ces fidè-
les confesseurs du nom de Christ, et exhorte les
Églises de s'intéresser généreusement dans leur
misère, de prier Dieu en public et en particulier pour
leur délivrance, de leur procurer les moyens de sub-
sister, et, pour cet effet, d'envoyer leurs charités à
l'Église d'Amsterdam, qui cherche les moyens de les
faire passer à ces constants serviteurs de notre Sei-
gneur » (1).
Pierre Pineau, ministre de Pimperdu en Anjou,
retenu par la maladie, abjura, puis rétracta sa signa-
ture et fut mis en prison. Il fut ensuite reçu à la
paix de l'Église à Jersey, et rétabli dans l'honneur
de son ministère par le synode de La Haye (1688), en
même temps que De la Broquère, qui avait égale-
ment succombé. Nous ignorons si l'abjuration de
(1) Les synodes wallons, qui ne cessèrent de s'intéresser au sort des
protestants envoyés aux galères ou retenus en esclavage à Salé, à
Alger, et d'ordonner des collectes pour secourir les uns et racheter
les autres, qui refusaient de se laisser racheter par le roi, pour n'être
pas forcés d'aller à la messe (Art. 42, du synode de Flessingue, mai
1702), n'oublièrent jamais non plus les pasteurs, notamment celui de
Middelbourg (avril 1687, art. 19), celui de Campen (mai 1688, art. 6),
qui ordonna que l'on fit des démarches auprès du prince d'Orange et
du pensionnaire Fagel, pour obtenir la liberté des quatre pasteurs
d'Orange, et de deux autres enfermés dans le Château-Trompette, et
celui d'Utrecht (avril 1689, art. 27), qui demanda que ces démarches
fussent renouvelées, aussi bien « pour les autres pasteurs prisonniers
en France » que pour ceux d'Orange.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 93
David Grimaudet, pasteur de Desaignes en Vivarais,
précéda ou suivit sa condamnation (1687). Dans tous
les cas, il se releva; car à la date du 12 juin 1689, le
consistoire d'Amsterdam s'occupait de lui, comme
ayant été délivré des galères depuis peu, et lui
accorda, le 17 juillet suivant, une recommandation
pour les Églises d'Angleterre (1).— De la Fourcade, de
l'Église de Garlin en Béarn, abjura d'abord et fit,
longtemps après, reconnaissance de sa faute « entre
les mains d'un ministre prêchant sous la croix
(Brousson?), dans le même lieu où il avait succombé
et commis son péché, sans craindre la nouvelle per-
sécution à laquelle il était exposé, et les périls dont il
était menacé. » Il finit par gagner La Haye et fut
rétabli dans le ministère par le synode de Maestricht
(1699). —Scalé, pasteur du Languedoc, qui avait abjuré
en prison, fut arrêté sur la frontière, en essayant de
sortir de France, et enfermé deux ans dans un
cachot. Après être sorti de prison, il travailla à con-
soler ses frères persécutés, à les porter à la repen-
tanee, et s'enfuit à Genève, puis en Hollande, où le
synode de Boisleduc (1701) l'autorisa à reprendre les
fonctions du ministère (2).— Pons, ministre revenu en
France pour emmener deux enfants qu'il y avait lais-
sés, fut arrêté, enfermé onze mois à Grenade, près
Toulouse, abjura pour s'enfuir, et, après avoir fait
amende honorable dans l'église de la Savoie à Lon-
dres, fut rétabli dans le ministère, et donné pour col-
lègue aux quinze pasteurs de l'Église du Tabernacle
(1) La France prot., art. Cheiron^ et Bullet., 2^ série, XII 183.
(2) Actes du synode icallon, t. IV.
94 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
de la même ville (d'où le nom d'Église des Seize).
Après quoi, il se rendit à Dublin, où il eut à soutenir
une lutte contre les autres ministres réfugiés (1).
Le pasteur de Maslacq (Basses-Pyrénées), Bernard
D'Arrigrand, eut un sort différent. Nous lisons dans
la liste des galériens et des prisonniers pour la foi,
dressée le 13 novembre 1712 par D. de Superville :
a Monsieur D'Arrigran , ministre de l'Église de
Maslacq, dans la province de Béarn, étant embarqué
à Bayonne, pour obéir à l'édit du roi qui révoquait
celui de Nantes et qui bannissait tous les pasteurs, il
fut arrêté par ordre de M. Foucaut, intendant du
Béarn, sans que ledit sieur D'Arrigran en ait jamais
su le prétexte. Il fut envoyé à la citadelle de Saint-
Jean-de-Pié-de-Port, et mis dans un cachot où il resta
deux ans, pendant lequel temps il souffrit un traite-
ment si cruel, qu'il en eut l'esprit affaibli. Il y con-
tracta une maladie dont il n'est pas encore revenu.
On supposa qu'il avait abjuré, pour le faire sortir de
sa prison ; ce qu'il a protesté de n'avoir pas fait, ou
de ne s'en souvenir point. Il demeura dans sa mai-
son jusqu'à la paix de Ryswick, sans avoir jamais
fait aucun acte de la religion romaine. Et vers l'an-
née 1698, il fut relégué à Lescar, petite ville de Béarn,
après avoir subi un interrogatoire par devant un con-
seiller du parlement de Pau, dans lequel il protesta
qu'il n'avait point abjuré, et qu'il voulait vivre et
mourir dans la religion réformée. On ne sait pas pré-
cisément si ce pasteur a été renvoyé chez lui, ou s'il
(1) Réponse nis. à ses adversaires, dans les Actes du synode
tvallun de la Biblluthéq. du Prot.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 95
n'est point mort ïlcpuis quelque temps. Mais s'il vit
encore, il est très-digne d'être mis en liberté. Sa
femme et ses enfants furent aussi retenus, lors de sa
détention, et doivent jouir de la liberté de sortir,
selon l'édit d'octobre 1685. »
Nous lisons encore dans la même liste : « Il y a de
plus un pasteur de Poitou, nommé Monsieur Élie
Coyaud, ci-devant ministre dans l'Église de la Forêt-
sur-Sèvre (Deux-Sèvres) (1), qui, étant demeuré en
France à la révocation de l'édit de Nantes, eut le
malheur de succomber à la persécution. Mais il se
releva bientôt après, et voulut consoler ses frères. Il
fut pris, il y a plus de vingt-deux ans (c'est-à-dire en
1689), et il est présentement prisonnier au château de
Pierre-Encise à Lyon, où il est détenu depuis un
grand nombre d'années. Il a été le compagnon des
pasteurs d'Orange, qui furent délivrés après la paix
de Ryswick. Mais pour lui, quoiqu'on eût sollicité en
sa faveur, on ne put rien obtenir. Il a été souvent
pressé de signer un formulaire de réunion, moyen-
nant quoi on lui promettait sa liberté ; mais il a tou-
jours refusé, et sa fermeté depuis tant d'années ayant
réparé sa chute, il implore le secours charitable des
Puissances protestantes, d'autant plus qu'il est vieux
et infirme. » — « Sa fille, qui demeurait à Saint-Gelais
(Deux-Sèvres), dit M. Lièvre (2), se montrait digne de
(1) D'abord pasteur dans l'Église de Monti'euil-Bonin (Vienne), en
1G66, il la quitta, en 1679, pour celle de Poussais (Vendée), et fut
finalement prêté A celle de la Forèt-sur-Sèvre par les synodes de 1682
et 1683.
(2) Hist. des prof, du Poitou, 111 2^)1, 292 et 301.
96 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
lui et était, en 1699, mise sur la liste des mau-
vaises converties fournie à l'intendant. Toute
cette famille , du reste , fit preuve d'une égale
fermeté. » (1).
Enfm, voici encore un extrait de la même liste :
« Monsieur D'Aumelle ou Omel , âgé d'environ
soixante-quinze ans, fut d'abord exilé à Tournon, où
il a demeuré sept ans. Ensuite il fut mis en prison au
Pont-Saint-Esprit, au Fort neuf. Enfm, il a été confmé
dans le fort de Brescou(l)... où il est. Et il y a environ
vingt-deux ou vingt-trois ans qu'il souffre. » Sans
doute D'Aumellc avait commencé par abjurer; car
autrement Baville l'eût envoyé au supplice, au lieu de
l'exiler. Puis, le réveil de sa conscience lui avait attiré
la prison perpétuelle.
Nous ignorons la destinée de deux ministres
non convertis, que Saint-Ruth envoyait à la cita-
(1) Un autre Coyaiilt, sieur de Santé, dont le prénom était André,
fut prêté à l'Église de Cherveux par le Synode de 1682. « Il sortit de
France à la Révocation avec Jeanne Pineau, sa femme. Inutile d'ajou-
ter que leurs biens furent confisqués. Après le départ des ministres,
le curé de Cherveux, qui avait peut-être quelque répugnance pour la
mission bottée, essaya d'une singulière transaction pour attirer les
réformés à son église. Il y fit chanter les psaumes et lire la Bible en
langue vulgaire ; mais cette tentative eut peu de succès, les protes-
tants ayant préféré aller prier Dieu au Désert, en attendant une nou-
velle ère de liberté. » Lièvre, op. cit.., III 285.
Les registres du Secrétariat (0' 39, 24 juin 1702) nous apprennent
que Coyaut de Fiéneuf, garde du roi, qui avait abjuré, obtint la pro-
messe des biens du ministre fugitif.
(2) « Brescou est un rocher à une demi-lieue d'Agde dans la mer,
sur lequel il y a un fort de quatre petits bastions. » (Basville, Mem.
povr servir â Vhîat. du Languedoc, in 12, p. 333).
LES PASTEURS A LA REVOCATION 97
dcllc do Bayonne , au commencement de juin
1688(1).
Pour pouvoir sortir de France, il fallait que les
ministres déposassent un certificat, constatant qu'ils
n'emportaient rien de ce qui appartenait aux consis-
toires. Les signataires du certificat de Henri Latané,
ministre de Tonneins-Dessus, avaient pris le titre
d'anciens membres du consistoire ; la pièce fut refu-
sée sous ce prétexte futile, et le pasteur enfermé dans
le Château-Trompette à Bordeaux. Quand il eut reçu
un autre certificat, on lui dit que le temps était ex-
piré, et on le garda dans la prison, où il était privé
de feu et souffrait du froid. Son fils eut beau présen-
ter des placets (2), lui-môme eut beau adresser des
requêtes à la Cour; le marquis de Boufflers, inten-
dant de la province, consulté à son sujet, répondit :
« Il serait plus du bien du service de le laisser en
prison, que de le faire passer en pays étranger, vu
qu'il est fort considéré et qu'il a beaucoup d'esprit. »
— Il avait trop d'esprit; c'était une raison pour rester
au Château-Trompette (3). Le trait qui suit n'est pas
moins caractéristique de ce bon vieux temps. En fé-
vrier 1G86, le parlement de Bordeaux condamma aux
galères perpétuelles, comme relaps, Jean Vergnol,
ancien ministre de Montflanquin, qui avait abjuré, et
le premier président du parlement écrivit au secré-
taire d'État, en lui annonçant cette condamnation :
(1) Arch. du min. de la guerre, 835 in-f^^. Registre des minutes des
ordres du roi concernant les religionnaires etc.
(2) Arch. nation. TT 448.
(3) La France prot.
98 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
'< La preuve était délicate et même défectueuse dans
le chef principal; mais le zèle des juges est allé au-
delà de la règle, pour faire un exemple.» (1). — Ceci
veut dire, si nous comprenons bien, qu'il y avait eu
des assemblées, et qu'on n'était pas sûr que Vergnol
les eût présidées ; mais qu'on ne l'en avait pas moins
frappé, le zèle suppléant a la défectuosité de la
preuve (2). — Le parlement de Grenoble condamna à
la même peine (1686) le pasteur Capieu, apostat, ar-
rêté au moment où il allait passer la frontière. —
Antoine Duriou, ministre de Silhac ( arrond. de
Tournon, Ardèche), fut aussi envoyé aux galères en
1686 (3); nous ignorons dans quelles circonstances.
Les persécuteurs zélés n'eurent pas lieu de se félici-
ter d'une autre condamnation, qui ne servit qu'à con-
server le protestantisme en Normandie, celle de Jean
Tirel, pasteur de l'Église de Chefresne et ensuite de
celle de Gavray.
(1) La France jrrot. VI 379 et Bullet. III -199.
(2) Autre exemple de la même justice : La dame Pujol de la Grave,
nouvelle catholique, qui en voulait à Jacques Viguier, ministre de
Réalmont, l'injurie dans la rue et ordonne à. un de ses valets de le
frapper, ce i\ quoi le juge de Réalmont, présent, s'oppose. La dame
intente un procès pour injures à Viguier, et les dépositions des
témoins la couvrent de confusion. Mais la procédure commencée à
Alby, par une première dérogation, est renvoyée au parlement de
Toulouse, en vertu d'un ordre venu d'en haut. Le ministre, empri-
sonné en septembre 1681, ne fut jugé qu'après plus de seize mois de
prison préventive, et à force de suppliques adressées au roi. Il compa-
rut, le 10 février 1683, devant le tribunal, les fers aux pieds, comme un
scélérat. Il fallut pourtant l'acquitter. {Bidlet. II 54 et III 520).
(3) A. Coquerel fils, Les Forçats pour la foi^ p. 270-
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 99
« Ce fidèle ministre du saint Evangile, écrit Ptiil,
Legendre (1), avait été arrêté quelques mois avant la
révocation de l'Édit, sous prétexte d'une promenade
faite à Gersey sans congé du roi. Je ne sais quel
arrètdu conseil, donné plus de cinquante ans aupara-
vant, et ignoré presque de tout le monde dans les pro-
vinces, obligeait à en prendre un, quand on sortoit du
royaume. Le juge de Coutances, après bien des lon-
gueurs qu'il lui fallut essuyer, la plupart dans un
cachot, sans autre compagnie que celle d'une femme
de la religion, à qui l'on faisoit le procès, pour y avoir
persévéré jusqu'à la mort, l'avait condamné aux
galères. L'appel qu'il interjeta d'une sentence si
inique le conduisit à Rouen. Il fut mis dans la Con-
ciergerie du palais avec quelques autres, appelant
comme lui de divers jugements rendus pour des
sujets de cette nature... On l'envoya [ensuite] dans
la prison destinée à ceux qui sont condamnés
aux galères, pour y attendre la cliaine. Il n'y eut
point d'autre lit d'abord que celui d'un misérable
prêtre accusé de magie, et qui ne le quitta que pour
monter sur le bûcher [après avoir failli l'étrangler, ce
qu'il aurait exécuté, sans l'arrivée du geôlier]. Le
danger où il se trouva obligea ce geôlier, que Dieu
rendait de jour en jour moins farouche et plus favo-
rable à ce digne pasteur, à le transférer dans une
chambre haute. Il y trouva un empoisonneur qui,
par le moyen de ses amis, en avait été quitte pour
une prison perpétuelle. C'était un homme d'esprit,
(1) Hist. de la persécution faite à l'Église de Rouen ; p. 86.
100 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
dont la conversation n'était pas désagréable. Ce ne
fut pas le seul soulagement qu'il reçut dans sa prison.
S(3n gardien s'accoutunia peu à peu à soull'rir qu'il fût
visité par les iideles de Rouen. Il leur donna même
tant de liberté, avec le temps, qu'il y en avait tou-
jours qui passaient les fêtes et les dimanches avec lui
dans l'exercice de tous les actes de la religion. Ce ne
fut pas une petite consolation à ce bon serviteur de
Dieu, de pouvoir jouir de la douce société de ses
frères. Mais ce fut un admirable moyen, dont la
bonne providence se servit , pendant plusieurs
années, pour fortifier ses enfants dans leurs combats.
Ce tidele pasteur y travaillait par son exemple, par
ses exhortations et par ses prières. Car il faisait libre-
ment toutes les fonctions de son ministère avec ceux
qui le visitaient. C'était un autre Joseph dans la
prison. Il avait tellement gagné le cœur du geôlier,
qu'il faisait tout ce qu'il voulait ; il ne l'empêchait
même pas de consoler ceux qui étaient à la chaîne
pour la profession de l'Évangile. Il y en eut un de
son pays, dont on n'a point su le nom ; c'était un
vieillard de plus de septante ans, exempt par consé-
quent d'un pareil supplice par les lois du royaume,
qui mourut entre ses bras en glorifiant Dieu. Sa liberté
était si grande sur la iln, qu'il sortait quand il lai
plaisait, pour prendre l'air sur le rempart qui touche
à cette prison. Ce fut, à parler humainement, ce qui
abrégea ses jours. Car comme il était à la promenade,
il se trouva par hasard sur son chemin des hardes
infectées que l'on avait étendues pour les éventer, et
il gagna une fièvre qui l'emporta en peu de jours. Ce
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 101
fat de cette manière, que ce bon confesseur consomma
son martyre. Il avait été reçu au saint ministère en
l'année 1662, et s'était acquitté de toutes les fonctions
qui en dépendaient, avec zèle, pendant que Dieu lui
en avait donné la liberté. Il n'édilia pas moins dans
sa prison que dans la chaire, après l'avoir perdue.
Aussi Dieu ne l'a-t-il jamais laissé sans quelque con-
solation. Car s'il a eu la douleur de se voir enlever
deux filles au berceau, l'aînée n'ayant pas cinq ans
lorsqu'elles furent mises à la Propagation par l'ordre
de Madame de Matignon, il a eu la consolation de
savoir le reste de ses enfants en liberté, à la réserve
de son fils aîné (1). Le plus petit même, qui n'avait
que trois ans quand son père fut mis en prison, est
sorti du séminaire où on l'avait mis. Tous les soins
que l'on prit pour le corrompre furent inutiles ; il
conserva, aussi bien que plusieurs autres enfants qui
gémissaient dans l'esclavage, quelque idée de son
(1) L'article 18 du synode tenu à Gouda, au mois d'avril 1694, est
ainsi conçu : Un jeune garçon nommé Tirel ayant été introduit dans
l'assemblée pour la saluer, et les Églises d'Amsterdam et de Rotter-
dam, avec plusieurs députés du synode, ayant représenté que c'était
le lîls d'un pasteur et d'un confesseur de Jésus-Christ, qui a montré
une grande constance dans les prisons, où il a été détenu durant plu-
sieurs années jusques à la mort, et la Compagnie extraordinairement
édifiée de la persévérance exemplaire de ce fidèle serviteur de Dieu, et
touchée de compassion envers ce jeune enfant, réfugié depuis peu de
temps dans ce pays, orphelin et destitué de tous moyens, d'ailleurs
favorablement prévenue de la manière humble et modeste en laquelle
il s'est présenté à cette assemblée, il a été résolu de lui donner pour
un an la somme de...., et toutes les Églises sont exhortées à penser
aux moyens de procurer à ce jeune homme quelque établissement. »
(Actes du synode wallon^ t. IV.)
102 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
origine, qui, se fortiiiant avec l'âge, le mit enfin en
état d'échapper aux ennemis de son salut. Il passa à
Rouen où il reçut la bénédiction de son père, qui
rendit grâces à Dieu de sa délivrance, et il est mort
en Angleterre, où le père eut la joie de le savoir
arrivé, avant que d'aller recevoir la couronne de ses
travaux. Les fdles n'ayant pu s'empêcher de donner
quelques larmes à la mort d'un si excellent père , la
supérieure de la Propagation les obligea à en faire
une pénitence aussi extravagante qu'elle est cruelle.
Car il leur fallut passer, plusieurs fois le jour, je ne
sais combien de temps par dessous leur lit. C'est
le propre de la superstition de n'être pas seu-
lement folle et insensée, mais encore plus déna-
turée. »
La mort de Tirel n'interrompit pas les réunions qui
se faisaient à la Conciergerie du palais, car on lit
dans un rapport du procureur général Le Guerchois,
en date du 9 août 1689 (1) : « Les religionnaires pri-
sonniers dans notre Conciergerie, ont eu la témérité,
dimanche dernier, de s'assembler dans une cham-
bre, où un d'entre eux faisait le ministre, et récitait
à haute voix des prédications, qu'on dit être du
ministre Du Bosc, réfugié à Rotterdam, et nonojjs-
tant les défenses de nos huissiers qui gardaient la
prison, parce que nous faisions le procès au geôlier,
pour cause d'une évasion qui y est arrivée, les
religionnaires ont continué de faire la lecture des-
(1) Archives nation. TT ii» 261, ajjud Waddington, Le prot. en
Normandie., p. 24.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 103
dits sermons, au mépris des ordres et des déclara-
tions du roi, dans une prison où Ton arrête ceux qui
y contreviennent. «
Les protestants du nord de la France se laissèrent
mettre la corde au cou, sans même résister. Il n'en fut
pas de même dans le Midi, où les Églises, plus nom-
breuses et moins disséminées, ne voyaient qu'en fré-
missant fouler aux pieds leurs droits les plus sacrés.
La patience de huguenot, qui était passée en proverbe
et que les catholiques tournaient en dérision, cette
patience que la France protestante (III 34) accuse de
de faiblesse et presque de lâcheté, eut enfin un terme.
Les synodes nationaux étaient supprimés depuis
plus de vingt ans, les synodes provinciaux ne pou-
vaient s'assembler qu'en présence d'un commissaire
royal, c'est-à-dire que les Églises no pouvaient pren-
dre aucune mesure générale, pour s'opposer à leur
destruction.
Quelques hommes généreux, pasteurs et laïques,
se concertèrent en secret, et prirent la direction
des affaires, dans le dessein de sauver le protes-
tantisme, s'il en était temps encore. A l'instigation
de Brousson, avocat toulousain, qui plaidait avec
passion la cause des temples menacés, six pasteurs
ou laïques choisis par le Languedoc, et dix autres,
députés par les Cévennes, le Vivarais et le Dauphiné,
se rassendilèrent, le 3 mai 1683, dans la ville la plus
catholique do France, sûrs qu'on n'irait pas les cher-
cher à Toulouse, et dans la maison du plus compro-
mis d'entre eux.
104 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Ces seize directeurs (1) décidèrent que, le 27 juin et
auparavant s'il était possible, tous les temples inter-
dits seraient rouverts, et que l'exercice du culte ré-
formé serait rétabli partout où il avait été aboli.
C'était la résistance passive, commandée par l'article
XXVI de la Confession de foi (2), non la résistance
armée, qu'ils organisaient. Ils eurent soin de s'en ex-
pliquer, dans une adresse à Louis XIV, auquel ils
disaient fermement qu'ils étaient décidés à rendre à
César ce qui appartient à César, mais sous la réserve
expresse de ce qui appartient à Dieu :
« Les suppliants sont persuadés que Dieu ne les a
mis au monde que pour le glorilier, et ils aimeraient
mieux mille fois perdre la vie que de manquer à un
devoir si saint et si indispensable. — Et néanmoins,
Sire, les déclarations que les ennemis des suppliants
ont obtenues avec tant de surprise, leur défendent
de s'assembler pour rendre à ce grand Dieu le service
qu'ils lui doivent. Dans l'impuissance où les sup-
pliants se trouvent, Sire, d'accorder la volonté de
Dieu avec ce que l'on exige d'eux, ils se voient con-
(1) h' Abrogé de la vie de, fev M. Broi<sson placé en tête des Lettres
et ojviscules de M. Brousson^ élève à 28, sans doute à tort, le nombre
16, donné par Elie Benoit (V636), et ajoute aux provinces réprésentées
le Poitou et la Guyenne.
(2) « Nous croyons que nul ne se doit retirer à part et se contenter
de sa personne ; mais tous ensemble doivent garder l'unité de l'Église;
se soumettans à l'instruction commune et au joug de Jesus-Christ, et
ce, en quelque lieu que ce soit où Dieu aura établi un vrai ordre d'É-
glise,' encore que les magistrats et leurs édits y soient contraires^ et
que tous ceux qui ne s'y rangent ou s'en séparent contrarient à l'or-
donnance de Dieu. «
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 105
traints par leur conscience, de s'exposer à toute sorte
de maux pour continuer de donner gloire à la Sou-
veraine majesté de Dieu, qui veut être servi selon sa
Parole... Si ce pauvre peuple est si malheureux qu'il
ne puisse exciter la pitié de son auguste monarque,
pour lequel il aura toujours un amour sincère et res-
pectueux, une vénération singulière et une fidélité
inviolable, il proteste à la face du ciel et de la terre
que, moyennant l'assistance de ce grand Dieu, pour
les intérêts duquel il est exposé à tant de disgrâces,
il lui donnera gloire au milieu des plus terribles cala-
mités. » (1).
Cette déclaration trop tardive fut de nul effet à
Versailles, où l'on savait qu'une persécution de vingt-
cinq ans avait accoutumé les protestants « à tout
souffrir patiemment et sans faire aucune résis-
tance. » (2) Elle ne servit guère qu'à aggraver les
divisions qui régnaient parmi les persécutés. Dans la
plupart des Églises il y avait deux partis : celui des
prudents, des timides, des modérés, des tièdes, tou-
jours de beaucoup les plus nombreux, qui ne com-
prenaient pas qu'il « serait plus honorable pour eux
de témoigner, au péril même de leur vie, du zèle pour
leur religion, que de se laisser tramer à la messe sans
résistance » (3), et ne voulaient entendre parler que
(1) Brousson, Apolog. dti projet des réformés de France, etc. p. 7L
(2) Gaultier, Hist. apologé'iq. II 2. « On avait eu néanmoins, con-
tinue Gaultier, cette précaution de préparer soixante ou qitatre-vingt
mille hommes pour achever de les opprimer : on avait choisi pour cela
les troupes les plus déterminées. »
(3) Elie Benoit, Hist. de Védit de Xcmtes. III, 639.
106 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
d'obéir au roi. Les âmes plus fières et plus religieu-
ses, au contraire, subordonnaient nettement l'obéis-
sance au roi à l'obéissance à Dieu, dont ils voulaient
surtout que l'empire souverain demeurât en son en-
tier (1). Les tièdes ou politiques donnaient à leurs
frères plus ardents le surnom malveillant de zéla-
teurs, emprunté à l'histoire du siège de Jérusalem.
En apprenant la résolution des directeurs, les po-
litiques ne purent contenir leur indignation : le
député-général des Églises, qui parut en cette cir-
constance plus courtisan que huguenot, et en qui
cependant, à l'heure fatale de la Révocation qu'il
s'était refusé à prévoir (2) et à prévenir, le huguenot
(1) Article XL de la Confession de foi.
(2) Il fallait être aveugle pour ne pas la voir arriver à grands pas ;
dès 1682, Jurieu avait dit dans la Suite de In politique du clergé,
p. 30 : « BientiH on persuadera au roi que les trois quarts des hugue-
nots de son royaume sont convertis ; on lui dira que ce qui en reste
n'est rien, et ne mérite aucune considération, et, par ce moyen, on le
portera à supprimer tous les édits. Près de deux millions d'âmes de-
meureront sans exercice de religion; c'est un état violent dans lequel
les consciences ne peuvent être longtemps. Il sera défendu de prêcher
sur peine de la vie; on prêchera j)0urtant, comme on faisait autrefois^
dans les cavernes, dans les bois, dans les caves et dans les ténèbres
de la nuit, et au lieu qu'on prêche en très-peu de lieux, on prêchera
partout. On ne manquera pas d'être découvert, faisant exercice d'une
religion défendue dans l'Etat; l'on encourra les peines portées par
ces derniers édits, et selon la sévérité de ces peines, on emprisonnera,
on bannira, on pendra. Jugez quelle violence souffrira la bonté natu-
relle du roi, quand il se verra obligé de faire souffrir mille supplices 4
ses sujets, seulement pour avoir voulu servir Dieu !»
Jurieu ajoute, avec une singulière clairvoyance, qu'il se trouvera des
emportés et des impatients qui prendront les armes, et que « le roi
sei'a contraint de faire couler des ruisseaux du sang de ses sujets. »
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 107
l'emporta sur le courtisan, le marquis de Ruvigny
écrivit, le 28 juillet, une lettre regrettable , dans
laquelle il semblait justifier la persécution : « J'ai
appris avec une extrême douleur, disait-il, les
mouvements de ceux de notre religion dans les
Cévennes, et même dans le Dauphiné; leur conduite
me parait d'autant plus criminelle, qu'outre l'offense
qu'ils ont commise contre Dieu, en violant le res-
pect qu'ils doivent au roi et à ses édits, ils ont pu, par
leur désobéissance fournir à Sa Majesté un légitime
prétexte de les châtier sévèrement » (1).
Cette désobéissance fut, en effet, sévèrement châ-
tiée; les persécuteurs ne se laissèrent pas toucher
par le grandiose spectacle de tout un peuple gémis-
sant, qui, prosterné sur la poussière de ses temples,
faisait monter au ciel les plaintes désolées, mais non
sans espérance, des psalmistes. Le Dauphiné, leViva-
rais, les Cévennes, furent, l'un après l'autre, livrés à
la fureur du soldat, qui commit les crimes les plus
exécrables (2). «Abandonnés de presque tous ceux
(1) Brousson, Apologie^ etc.^ p. 75.
(2) Une correspondance parisienne adressée à la chancellerie de
Strasbourg- en 1G83 (Bullet., 2^ sërie XII 61) s'exprime ainsi :
« 28 juillet. On envoie des dragons dans les Cévennes, pour châtier
quelques g-ens de la religion, qui ont été assez hardis de s'assembler
sur les ruines d'un temple qu'on a rasé à StHippolyte, et ont contraint
le ministre de prêcher.
« 4 septembre. Les protestants des Cévennes ont écrit à M. de Ru-
vigny, qu'ils ne peuvent se résoudre à cesser leurs exercices et que,
quoi qu'il arrive, ils sont résolus de s'as.sembler pour prier Dieu.
« 6 octobre. On dit que le sieur [Saint] Ruth a été un peu trop vite.
en Languedoc.
108 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
qui avaient quelque chose à ménager » (1), les direc-
teurs avaient dû retarder la date de la manifestation.
Non-seulement elle ne fut pas générale , mais elle
n'eut pas lieu partout le même jour. Les catholiques,
d'abord surpris, se jctèrenl bientôt sur les assemblées,
tuèrent un protestant dans le Dauphiné, blessèrent
grièvement un proposant dans le Vivarais, et obligè-
rent les réformés de ces provinces à s'armer pour
leur défense. Les Cévennes, où l'on s'était toujours
réuni sans armes, furent enveloppées dans la même
exécution militaire (2). Le pasteur Brunier fut massa-
cré; son collègue Homel, directeur pour le Vivarais,
trahi par le ministre Audoyer, fut roué vif. Les au-
« 2(3 novembre. On mande de Languedoc que les gens de la religion
du Vivarais et des Cévennes, y sont ruinés par les logements des dra •
gons qui en ont réduit un grand nombre au désespoir. »
(1) Elie Benoit, Hist. de l'édit de Nantes III 643.
(2) « Lorsque dans cette adversité, écrit Brousson (Lettres des prot.
de France, 1686 in-12 p. 37), nous osâmes dire qu'il était juste d'obéir
plutôt à Dieu qu'aux hommes, et que notre zèle nous força de nous as-
sembler pour invoquer son saint nom, on souffrit que les catholiques
romains se soulevassent contre nous. Alors quelques particuliers
ayant voulu prendre des ])récautions pour éviter d'être égorgés, quoi-
qu'ils ne demandassent que la paix et la liberté de servir Dieu, selon
les édits et traités de pacification si souvent et si solennellement ju-
rés, on leur fit envoyer des troupes, comme l'on en fit envoyer con-
tre les Maccabées quand ils voulurent servir Dieu nonobstant les dé-
fenses qui leur en étaient faites; et ces troupes pillèrent, saccagèrent,
démolirent les temples et les maisons, violèrent, massacrèrent hom-
mes, femmes, filles, vieillards et enfants, et commirent toutes lesau-
ti-es hostilités dont les nations les plus barbares pourraient être capa-
bles. On pendit, on brûla, on rompit tout vifs ceux qui n'avaient pas
voulu se laisser tuer. On confondit même les innocents avec les pré-
tendus coupables, etc. »
LES PASTEURS A LA REVOCATION 109
très pasteurs et directeurs qui avaient exécuté le pro-
jet de Toulouse s'enfuirent; quelques-uns furent exé-
cutés par contumace. Ils arrivèrent en Suisse dénués,
pour la plupart, de tout moyen d'existence et réduits
à la mendicité. Le 30 novembre, on dressait à Genève
une liste d'indigents composée des noms de trente-
sept pasteurs, six proposants (1) et vingt-cinq laïques.
Parmi ces soixante-huit personnes se trouvaient six
directeurs : Jean De la Tour, Pierre Lubac, Isaac De
la Croix, Pierre Lebrun, tous ministres, et deux laï-
ques : De Rosemont et Jean Froment, avocat au par-
lement. D'autres, tels que Brousson et les ministres
de Nîmes, avaient gagné d'autres villes de la Suisse.
(1) Arnaud Daniel m. de Volvent, Audibert David prop., Bernard
Jacques m. de Vinsobres, Blanc Pierre prop., Blanc Théophile m. de
Chalançon, Boyer Pierre m. de Canaules, Chabrier Daniel m. de Poët-
Cellard, Corrège André m. de Condorcet, Dautun Jean Ant. m. de
St-Privat de Vallongue, De la Brune Jean m. de la présidente de
Vignoles, De la Croix Isaac m., De la Faye Paul m. de Valdrùme, De
la Tour Jean m., De St-Clément m., Dumarché Pierre m., Faisan
Alexandre prop., Faisan Jean m. de Tonnils, Gounon Charles prop.,
Gounon Jacques m. de Chàteauneuf, Gresse Gaspard m. de Salles,
Gresse René m. de Quint, Guyon Charles m. de Bourdeaux, Jourdan
Guy m. de La Motte-Chalançon, Julian Jean m. à Die, Julian Théo-
phile m., La Charrière Jean René m. de Gluiras, Lanabert Daniel m.
de Pontaix, La Pize-Morel Paul m. de St-Pierreville, LaurensDavid m.
de Saillans, Lautier Daniel m. de Bezaudun, Lebrun Pierre m., Lé-
gier Charles prop., Lubac Pierre m., Pelorce Pierre m. de Montjoux,
Reboulet Paul m. de Pon (?), Romieu Gabriel m. de St-Fortunat,
Saurin François m. de Romans, Serre André m. de Vesc, Serre Pierre
prop., Suchier m. de Péray, Truc Jean m. de Romans, Valensan Jean
m. de Chàtillon, Vial André m. d'Aulas (Bvllet., S"^ série, V et VI,
301;.
110 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Les jugements des 2G juin et 3 juillet 1684 infligè-
rent des condamnations plus ou moins graves à
trente-cinq pasteurs, dont trois (Boyer, Dautun et
Vial) figurent déjà sur la liste des nécessiteux de
Genève (1), et cinquante-huit autres furent poursui-
vis, ainsi qu'il résulte d'une importante pièce manus-
crite de la Bibliothèque du protestantisme : État des
procès instruits par le sieur De la Baubne, conseiller
au prê^idial de Nîmes, depuis le mois de novembre
1683, par ordre de M. l'intendant, contre ceux de la
R. P. R. qui ont eu part aux derniers mouvements (2).
(1) Condamnés, moins les trois de Genève : Abrenéthée m. du Cai-
lai", Aigouin m. deSumène, Arnaud m. de Vauvort, Astruc m. d'Ai-
gremont, Barthélemi m. de Molières, Benoit m. de Congeniès, La
Borie m. d'Uzès, Bruguiôre m. de Calvisson, Chambon m. d'Aimar-
gues, Constantin m. d'Aiguesmortes, Cordil m. de Vestrio, Dolym-
pie m. de St-Paul, Escoffier m. de St-Gilles, Gally de Gaujac m. de
Mandagout, Gaultier m. de Montpellier, Gibert m. de St-Laurent,
Grisot m. de Nages, Grognet m. de Saumane, Icard m. de Nîmes,
Marchand m. de Beauvoisin, Mazel m. de Gabriac, Modens m. de
Massiilargues, Peirol m. de Nîmes, Pistory m. de St-Laurent le
Minier, Portai m. de Lasalle, Rey m. de Vergèze, Roquette m. de
Monoblet, Rossel père m. du Vigan, Rossel fils m. d'Avèze, Roux
m. de Toiras, Teissier m. de St-Roman, Vignoles m. du Cailar.
(2) Cet état mentionne 90 ministres; nous n'indiquons que ceux
qui ne font pas partie des deux listes précédentes : Apelly m. de Pom-
pidou, Audibert m. de Branoux, Balbois m. de Béage, Bargeon m. des
Plantiers, Bastide m. do Florac, Bertie m. do Calvisson, Blanc m. de
Oanges, Bouton père et fils m. d'Alais, Cliavanon m. de Vébron,
Clauzel m. de Salavas, 3 Combes m. de Quissac, de Saint- Jean de
Gardonenque et de Valleraugue, Cordes m. de Saint-Ambroix, Cou-
derc m. de Meyrueis, Coulan m. d'Alais, Debruc m. d'Aulas, De Jean
m. de Vallon, De Ginestous m. de Montdardier, Dervieu m. de Sou-
dorgues, Ducros m. de Saint-Germain de Calberte, Dumas m. de
LES PASTEURS A LA RÉVOCATIOE 111
Plus de cent trente pasteurs furent donc impliqués
dans cette affaire.
Nul doute que les tièdes n'aient dit aux ardents :
Des viols, des massacres, des incendies, trois pro-
vinces dévastées et ruinées, \o\\h le fruit de votre
zèle intempestif ! Ne valait-il pas mieux se soumet-
tre et se tenir en repos? — Non certes, répond
Brousson, le principal auteur du projet ; car une
fausse prudence, c'est-à-dire une soumission cou-
pable à des décrets injustes, a plus nui que tout le
reste à la cause de ceux qui « ne pouvaient ni naître,
ni vivre, ni mourir en liberté » (1). « Nos adversaires,
ajoute-t-il (2), s'en sont prévalus pour nous faire
pousser à bout ; ils l'ont regardée et fait considérer à
la cour comme un défaut de zèle, qui leur faisait
espérer d'abolir la Réformation sans beaucoup de
peine. Si ce grand prince eût connu que nous eus-
sions eu de l'attachement à notre religion, et qu'il ne
Durfort, 2 Durand m. d'Aiguesvives et de Génolhac, Fernier m. de
Tornac, Fesquet m. de Colognac, Freissinet m. de Ribaute, Guion
m. de Saint-Martin-de-Boubeaux, Lacoste m. de Saint-Etienne, La
Roche m. de Sauve, Mauplat m. d'Anduze,Mengsu m. de Saint-Julien
d'Arpaon, Montfaucon ni. d'Aubais, Motte m. de Barre. Pag'(5sy
m. de Saint-André de Vidborgne, Pompier m. de Saint-Martin de
Lansuscle, Raugeard m. des Vans, 2 Robert m. de Gros et de La
Force, Roure m. de Fraissinet, Roussière m. de Bernis, Rouvière
m. de Saint-Christol, Sauvage m. de Sauve, Tliermin m. de Gallargues,
Vabouliier m. de Frugières, 2 Vincens m. d'Anduze et d'Aumessas;
les m. de Beauzac, Cassagnoles, Chomérac, Génolhac, Lezan, Mont-
clus, Montaren, Navacelles et2 de Saint-Geniès.
(1) Apologie p. 16.
(2) Apologie p. 18.
112 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
pouvait s'engager à la détruire sans se mettre dans
la nécessité de faire mourir plusieurs milliers de
personnes et de désoler son royaume, il n'aurait
jamais eu cette pensée.
« Nous ne pouvions, dit-il encore, rien faire de
plus chrétien, de moins dangereux, ni de plus
modéré... Si, dès que l'on commença de nous ravir
la liberté de conscience, nous eussions parlé avec la
fermeté que notre zèle devait nous inspirer, il nous
en eût coûté quelque emprisonnement ou quelque
exil ; mais l'on eût compris qu'on ne pouvait entre-
prendre de forcer deux millions d'âmes de renoncer
à une religion toute pure et toute sainte, et les
empêcher de s'assembler pour ouïr la parole de
Dieu, pour participer à ses sacrements et pour lui
rendre le culte qui lui est dû, sans se porter enfin à
d'étranges extrémités (1). Après que notre fausse
prudence eût laissé prendre les premiers engage-
ments, si nous eussions protesté hautement que nous
ne pouvions éviter de suivre les mouvements de nos
(1) En novembre 1685, quand le duc de Savoie , obligé d'imiter
Louis XIV, supprima le culte protestant, les Vaudois lui députèrent
une commission qui réclama leurs droits. On lui répondit d'obéir.
Les députés retournèrent chez eux, et l'on résolut de prêcher partout
comme avant, nonobstant les défenses de la cour.
Le prince envoya ses troupes, augmentées de celles du roi de France;
les Vaudois se défendirent. Ecrasés, ils n'abjurèrent pas. De douze
mille qui furent mis en prison, huit mille y moururent quelques mois
ajirès sans faiblesse.
Les rares guerriers survivants obtinrent la permission de se retirer
en Suisse, d'où ils revinrent bientôt conquérir l'héritage de leurs
pères (Gaultier, Hist. upnîngétiq.. II 21.5).
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 113
consciences, et que nous étions en état de mourir,
pour ne pas manquer à notre devoir envers Dieu, il
en eût coûté davantage, et peut-être qu'il eût fallu
que quelqu'un d'entre nous eût enduré le martyre,
pour donner une preuve de notre zèle et de notre
fermeté ; mais on n'eût pas voulu s'engager à faire
mourir un grand nombre de personnes, et à renou-
veler toutes les inhumanités qui furent exercées
contre nos pères, sous les règnes de François I", de
Henri II et de François II. (1). Il est certain que, plus
(1) Brousson « était persuadé que dix ou vingt personnes n'auraient
pas i)lut6t souffert la mort, et scellé de leur sang la vérité de la reli-
gion qu'ils professaient », que le roi « ne jugerait pas ft propos de
pousser la chose plus loin. » (Lettre au roidu 2 novembre 1698.)
Jurieu partageait le même sentiment : « Si le roi, dit-il, voyait tout
d'un coup les protestants de son royaume offrir leur vie et leur tête,
pour échange de la liberté de prier et de servir Dieu selon les mou-
vements de leur conscience, il serait obligé de lever les yeux, et nos
ennemis ne pourraient plus lui dissimuler le véritable état des choses.
(Lettres pastorales, II 328.)
Parmi le très-petit nombre de gens qui songèrent à la résistance
armée, se trouvait le proposant Fontaine. Il rapporte de la manière
suivante le discours qu'il fît aux vingt-quatre pasteurs et anciens
réunis à Cozes (Charente-Infér.) au début de l'année 1685 : « Je leur
signalai franchement ce que je considérais comme la grande erreur
dont ils s'étaient rendus coupables, et qui était d'avoir prêché du
haut de leur chaire la doctrine de la non-résistance. Je leur dis qu'il
me semblait que notre soumission passive à tous les édits iniques et à
toutes les déclarations du roi, l'avalent encouragé à aggraver de jour
en jour notre situation ; que notre obéissance à l'un de ses édits
n'avait fait que préparer les voies à un autre plus intolérable encore,
et qu'il fallait accuser notre timidité actuelle de la plupart des maux
que nous avions endurés. Je m'élevai ouvertement contre la maxime
vulgaire, d'après laquelle nos vies et nos biens seraient la propriété
I 8
114 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
l'autorité de notre monarque s'engage dans le funeste
dessein d'abolir la Réformation, plus il faudra de
sang pour arrêter le cours de nos maux... La vérita-
ble politique voulait que les réformés ne laissassent
pas engager davantage l'autorité de Sa Majesté ; car
plus ils temporisaient, plus leurs affaires devenaient
mauvaises. D'ailleurs il est sûr que, si tous les réfor-
més eussent paru dans le même sentiment, on n'au-
rait exercé aucune rigueur contre eux...(l)
du roi; et j'ajoutai qu'en l'adoptant nous jetterions la défaveur sur
l'œuvre de nos pères, puisque c'est l'épée à la main qu'ils avaient
obtenu pour leurs descendants les privilëg-es qui maintenant nous
étaient ravis. En résumé, mon opinion fut qu'il n'y avait pour nous
d'autre alternative que de prendre les armes, et d'attendre le résultat
du Dieu des armées. » (Mé7n. d'une famille huguenote, p. 143.)
(1) Jurieu ne fit que répéter plus tard (Lettre pastorale du 15 mars
1688), ce que Brousson avait dit avant lui : « Voici un conseil pour
tout le monde, c'est de relever votre courage, de prendre la résolution
de mourir, de vous assembler, de prier Dieu. Notre espérance est que
Dieu relèvera notre Eglise abattue, et qu'il nous rendra la liberté de
le' louer, de le célébrer publiquement et sans obstacle, comme nous
avons fait autrefois... Et, s'il en coûte du sang, ceux qui y perdent la
vie se doivent estimer heureux de l'avoir donnée A Jésus-Christ et au
rétablissement de son Église... Le moyen que cela réussisse, c'est de
le faire avec concert et d'une manière unanime. Vos ennemis ne sont
devenus maîtres de l'esprit du roi pour le porter à vous détruire, que
par l'espérance qu'ils lui ont donnée que la chose serait aisée, et que
vous ne feriez aucune résistance. Car si le roi avait cru être obligé
d'en venir à l'eifusion du sang, comme on y est depuis trois ans, nous
devons être persuadés que son esprit n'aurait pu être porté du côté
d'une résolution si terrible, puisqu'il n'aime pas le sang naturelle-
ment... Si, dès l'abord, il eût trouvé de la résistance dans vos volontés,
et que vous eussiez souffert les tourments et la mort avec allégresse
sans fléchir, ce courage chrétien aurait amolli son cœur et aurait
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 115
« Après cela, ceux qui d'entre les réformés ont tra-
versé ce saint projet, sont inexcusables devant Dieu
et devant les hommes. Ils ne pouvaient rien faire de
plus indigne du Christianisme, puisqu'ils se sont
opposés au dessein de s'assembler au nom du Sei-
gneur, et de tout sacrifier pour conserver la liberté
de servir Dieu. Ils ne pouvaient rien faire de plus
imprudent, puisque c'était le parti le moins dange-
reux (1). Ils ne pouvaient rien faire de plus cruel
pour leurs frères, puisque leur conduite les a exposés
désarmé ses mains. Mais aujourd'hui un courage qui renaîtrait, une
résolution chrétienne et générale qui se répandrait par tout le
royaume, ferait un plus grand effet que n'eût fait le même courage au
commencement de la persécution... Les passions humaines se ralen-
tissent... quand elles rencontrent des obstacles imprévus qui durent
longtemps. Vos persécuteurs en sont là; une expérience de trois
années leur fait comprendre que jamais ils ne viendront à bout de
leurs desseins: plus de 200,000 personnes qui sont sorties du royaume,
leur font connaître que ce n'est pas une chose si aisée à faire que de
subjuguer les consciences. »
(1) La ruine des Églises aurait peut-être été conjurée, « si, à la voix
de l'assemblée de Toulouse, les protestants s'étaient levés comme un
seul homme. Le grand nombre des points sur lesquels il eût fallu
sévir, aurait rendu la répression impossible. Et qu'est-ce qui empê-
chait que ce qui s'accomplit à Saint-Hippolyte, par exemple, pût se
reproduire partout ailleurs? Là, une population immense se réunit sur
les ruines de l'ancien temple, le 11 juilllet 1683, avec un recueillement
profond. Le pasteur prit pour titre : Rendez à César ce qui appar-
tient à César ^ et à Dieu ce qui appartient à Dieu. L'édification fut
générale, à tel point que le prêtre de l'endroit, témoin de cette assem-
blée, disait, en en rendant compte à l'évêque de Nimes : Le pasteur
n'a rien avancé que l'évêque lui-même n'eût pu dire, s'il avait fait un
sermon sur cette matière. » (Phil. Corbière, Hist. de l'Égl. réf. de
Montpellier, p. 255.)
116 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
aux dernières calamités. Ils ne pouvaient rien faire
de plus pernicieux pour eux-mêmes, puisque, s'ils
ne sont pas résolus d'aller à la messe et d'adorer ce
qui n'est pas Dieu, leur prudence charnelle les
entraîne dans de plus grands malheurs que ceux
qu'ils ont voulu éviter (1). Enfin ils ne pouvaient
rien faire de plus préjudiciable à l'État, puisque leur
fausse prudence ne sert qu'à faire engager de plus en
plus notre monarque dans un dessein qui jette le
trouble dans les esprits de ses sujets, et qui ne peut
aboutir qu'à porter ses troupes et ses officiers de jus-
tice à renouveler toutes les horreurs par lesquelles
on lit passer nos pères dans le siècle précédent (2). »
Brousson a évidemment raison ; la tiédeur des pru-
dents aurait laissé périr le protestantisme français,
que le dévouement de leurs frères a sauvé de la
destruction, parce qu'ils ne se laissèrent point abattre
par un premier insuccès, et ne tardèrent pas à conti-
nuer la lutte sous une autre forme (3). Ce n'était point
(1) Elie Benoit est au fond absolument du même avis: «Pendant que
Tun de ces partis regardait tranquillement opprimer l'autre, la cour
trouva l'occasion d'exterminer tout ce qui était capable de lui résister;
après quoi, comme il arrive toujours, ceux qui avaient été les plus
modérés et les plus paisibles, furent aussi maltraités que les plus
inquiets et les impatients. On se défit d'abord de ceux-ci comme plus
dangereux, et ensuite on fit souffrir la même oppression aux plus
timides. Tout ce qu'ils gagnèrent par la modération de leurs conseils,
fut qu'on les opprima les derniers.» (Hist. de l'Edit de Nantes, III 635.)
(2) Apologie, p. 61-66.
(3) Le restaurateur du protestantisme au xviii^ siècle, Antoine
Court, n'a fait que reprendre, peut-être sans le savoir, le projet de
Brousson.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 117
le futile plaisir de faire de l'opposition qu'ils cher-
chaient. En prenant la résolution de rouvrir les
temples et de célébrer un jeûne solennel (le 4 juillet),
durant lequel on chanterait à genoux les psaumes qui
convenaient aux circonstances, afin de « demander à
Dieu le zèle et la fermeté nécessaire... pour lui don-
ner gloire et pour édifier tous les peuples du monde »,
ils avaient obéi au besoin suprême de leurs âmes.
L'article le plus important de leur projet était le
quatorzième : « Les pasteurs sont exhortés à ne pas
sortir du royaume, où ils sont nécessaires pour la
conservation des Églises. Mais lorsqu'ils seront per-
sécutés dans une province, et qu'ils n'y pourront
faire leurs fonctions ni ouvertement ni secrètement,
ils pourront, avec le congé de leur colloque, passer
dans une autre province, lequel congé ne sera accordé
que dans le cas d'une très-grande nécessité. »
— Tout le monde le comprenait : l'éloignement
des pasteurs devait entraîner la ruine des trou-
peaux.
Aussi lorsque la Révocation parut imminente, et
qu'un grand nombre de pasteurs interdits et dénués
de toute ressource, vint chercher un refuge à Paris
(il y en avait, disait-on, plus de quarante et de cent
proposants (1), au mois de juin 1685, et les pauvres
se plaignaient qu'on leur donnait tout), le consistoire
de Charenton pensa un moment que le véritable
secret de maintenir le protestantisme, était de faire
subsister ces ministres, pour les écouler ensuite dans
(1; Ce dernifli' chiffre est sans cloute exairéi'ë.
118 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
les provinces (1). Mais il dut bientôt renoncer à ce
projet d'une exécution difficile et peut-être imprati-
cable. Au mois d'août, ces malheureux songèrent à
partir pour l'étranger, où ils furent rejoints, quelques
mois après, par tous leurs collègues.
A peine les fugitifs se trouvèrent-ils en lieu sûr,
« que le souvenir de leurs Églises dispersées se réveilla
dans leurs cœurs, et que chacun s'appliqua aux
moyens d'en relever les ruines et d'en rassembler les
débris. On vit paraître partout des lettres circulaires,
des exhortations, des instructions, des avis, qui non-
seulement faisaient plaisir aux étrangers, mais qui
portaient coup en France et ramenaient une infinité
de nouveaux convertis de leurs égarements et de
leurs terreurs » (2). Nous ne connaissons qu'un petit
nombre de ces pièces :
Avis salutaire aux Églises réformées de France
[par Icard, ex-pasteur à Nimes]. Amsterd, 1685, in-12.
Réflexions sur la cruelle persécution que souffre
l'Église réformée de France, etc. [par Jurieu], 1685,
in-16. — La seconde édition, s. 1., 1686 in-16, contient
(non trois, comme le porte le titre, mais) quatre let-
tres adressées à ceux qui ont été forcés d'entrer dans
la communion de Rome. Elles sont toutes anonymes.
En voici les titres : Lettre pastorale aux protestants
de France qui sont tombés par la force des tourments
[par Claude], (p. 1 à 12). Lettre d'un ami à un sien
ami, sur l'état où la violence des dragons a réduit les
(1) Notes de police des 18 juin, 9 et 11 juillet.
(2) Elle Benoit, Ilist. de l'Edit de Nantes, III 938.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 119
protestants en France (p. 13 à 34). Lettre à nos frères
qui gémisstmt sous la captivité de Babylon [par Jurieu?]
(p. 34 à 49). Lettre d'un joasteur banni à son troupeau
ravagé [par Ant. Le Page] (p. 49 à 79).
Les plaintes des protestants cruellement opprimés
dans le royaume de France [par Claude]. Cologne,
1686, in-12 (1). Jacques II fit brûler par la main du
bourreau la traduction anglaise de ce petit ouvrage.
Le vrai système de l'Église et la véritable analyse
de la foi, etc. [par Jurieu]. Dordrecht, 1686, in-8°.
Lettres pastorales adressées aux fidèles qui gémis-
sent sous la captivité de Babylone [par Jurieu]. Rot-
terd., 1686-1689. in-12. — Ces lettres expédiées de
Hollande tous les quinze jours, durant trois ans, du
l^' septembre 1686 au 1" juillet 1689, sont une véri-
table gazette de controverse et d'exhortation, où l'on
trouve fidèlement relatés les faits les plus marquants
de la persécution. Nul ouvrage, sauf ceux de Brous-
son, n'a plus contribué au relèvement des Églises.
Mais Jurieu était irascible : les désagréments que lui
attirait une œuvre si utile, le portèrent sans doute à
y mettre fm; car la seconde partie de son dernier
numéro, est consacrée à répondre aux attaques de
Merlat sur V accomplissevfient des prophéties, et aux
indignes accusations d'un anonyme, Bayle.
Avertissement charitable à ceux qui composaient au-
trefois les Églises de Poitou et qui gémissent mainte-
nant dans l'oppression. Cologne, 1686.
(1) La pratique de la religion chrétienne pour les personnes qui
sont privées du saint ministère [par Claude] La Haye 1696, in-12.
120 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Lettre d'un pasteur banni de son pays à une Église
qui n'a pas fait son devoir dans la dernière persécu-
tion [par Elle Benoit, ex-pasteur d'Alençon]. Cologne,
1686, in-12. — Après avoir lu cette lettre, presque
tous les protestants d'Alençon allèrent rejoindre leur
pasteur.
Lettre à un gentilhomme prisonnier pour la religion
[par Elie Benoit], Delft, 1686, in-12.
Considérations sur l'état de ceux qui sont tombés
[par Jacq. Basnage, ex-pasteur de Rouen (1) ]. Rot-
terd., 1686, in-12. Cet ouvrage se conipose de huit
lettres à l'Église de Rouen sur sa chute.
Lettre circulaire à l'Église de... tombée dans l'apos-
tasie.
Lettre d'un pasteur à son troupeau, adressée à nos
frères dévoyés de l'Église de..., contenant des avis
importants pour la délivrance de l'Église.
Lettre d'un pasteur réfugié aux protestants de
France qui s'assemblent en diverses provinces pour
conserver le fïambeau de la vérité. Signée : André
Vial, ministre de l'Église de [Ganges].
Lettre de consolation à l'Église de Ganges en
Cévennes (2).
Lettre des protestants de France qui ont tout aban-
donné i)our la cause de l'Évangile à tous les autres
protestants évangéliques, avec une lettrée particulière
(1) Lettres jyastorales s'i'v le renouvellcmeat de la persécution
[par Jacq. Basnage], 1698, in-4o. — Recueil de quatorze lettres exhor-
tant à la persévérance les protestants français.
(2) Cet imprimé et les trois précédents se trouvent parmi les
ms. Coi'rt, à la Biblioth. de Genève (Bidh't. XI 90-97).
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 121
aux rois, électeurs, princes et magistrats protestans
[par Brousson]. Berlin, 1G86, in-12.
L'école de la pénitence ou divers sermons d'exhor-
tation à se repentir, j^rononcés en divers te^nps dans
l'église françoise par J[osep/i] A [zimont], min. du S.
E. La Haye, 1686, in-12.
Exhortation à la vigilance chrétienne et la mort
heureuse, en deux sermons pro7ioncés, le premier au
mois de mars, et le second au mois de mai suivant, à
Rotterdam par M. le Page (1). Avec une lettre aux
fidèles de l'Église réformée de [Dieppe]. Rotterd.,
1686, in-12.
On ne lira pas sans intérêt les principaux passages
de cette lettre qui se trouve dans les Réflexions sur la
cruelle persécution (2).
(1) La Bibliothèque du protestantisme possède du même auteur :
L'impiété des communions forcées. Deventer, 1689, in-12, et Sernwyis
et prières pour aider à la consolation des fdéles de France persécu-
tés. Rotterd., 1698, in-12.
(2) Les particularités suivantes nous en ont tait découvrir Fauteur. Il
dit qu'il a quitté son Eglise par mer, qu'un beau temple était tout près
de la ville, qui comptait plus de pasteurs qu'aucun lieu de la province
et quasi du royaume, que l'un d'eux a abjuré, et que les fidèles ont ré-
sisté aux dragons plus courageusement que personne. Or Dieppe est
un port de mer; le temple était dans le faubourg de la Barre; l'Eglise
avait quatre pasteurs : Asseline, Cartaut, Thomas de Caux, Antoine
Le Page, dont un abjura, Cartaut. Et l'on sait que les dragons eurent
toutes les peines du monde à faire abjurer les Dieppois. L'auteur est
donc un des pasteurs de Dieppe, et comme on vient de voir que Le
Page écrivit à ses paroissiens, il est à peu près certain que la lettre est
de lui.
122 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Lettre d'un Pasteur banni à son Troupeau ravagé.
« A Messieurs ci-devant les anciens, les diacres et
chefs de famille de l'Église réformée de [Dieppe].
« Messieurs mes très-chers frères,
A Harlem le 30 novembre 1685.
« L'air de douleur et de consternation que j'ai
remarqué parmi vous, lorsque j'y passai, pour la der-
nière fois, comme un éclair, n'était que trop juste...
Quelque peu de loisir et de liberté que les puissan-
ces inexorables m'aient donné, dans ce triste et der-
nier passage, j'y vis et entendis des choses qui, join-
tes à ce que l'on savait déjà d'ailleurs, m'annonçaient
hautement notre perte. Les débris de notre chère
Si on, lesquels encouvraient tous les chemins, les
manières triomphantes de nos ennemis, les vôtres
toutes d'accablement, ces regards pleins de larmes et
de langueur, ces signes d'embrassements et de ten-
dresses, par lesquels nous nous faisions de loin nos
adieux, qu'il ne nous était pas permis de nous faire
de près ni de bouche, et enfm ces pleurs, ces plain-
tes, ces cris, que vous ne pûtes retenir sur le rivage,
desquels mes oreilles et mon cœur furent frappés
bien avant sur les flots, qui m'emportaient d'auprès
de vous, c'est-à-dire de plus de la moitié de moi-
même, et dont le souvenir me remplira et pénétrera
l'àme aussi longtemps que durera ma vie ou mon
exil, chers frères, cet appareil et ces tranchemonts
extraordinaires de douleur durent bien, dès lors, nous
ï
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 123
faire Mttendrc ce qui est arrivé depuis (1). Vos pas-
teurs, que, par un raffinement de cruauté, on ne vous
a montrés qu'en passant, et qu'afm de vous en déro.
ber la vue pour jamais, vous crièrent tout haut par
leur prompt et muet passage : Pas encore quarante
jours, et non Ninive, mais Jérusalem sera détruite,—
et s'il ne m'eût pas été défendu de vous faire entendre
ma voix dans cette douloureuse occasion, j'aurais
tâché de surmonter et d'interrompre vos clameurs,
pour vous dire après notre divin maître : Fils et filles
de Jérusalem, ne pleurez point sur moi, mais sur
vous et sur vos enfants.
« Non, mes bien aimés, ce qui me parut alors de
plus déchirant ne fut ni mon éloignement d'une
patrie, qui me devait plaire par bien des raisons, ni
ma séparation d'une famille qui m'aime et qui m'est
chère, et en particulier d'une mère la plus tendre
qui fut jamais, et dont alors vous vîtes l'âme percée
d'une épée mortelle peut-être, ni les périls et les
fatigues d'une navigation nouvelle pour une inno-
cente enfant, qui, arrachée du sein de sa nourrice,
avait à peine touché sa terre natale, qu'elle fut com-
mise à la mer sans autre secours que celui d'un père
et d'une mère, que leur serrement et leur*émotion de
cœur mettaient presque hors d'état de la secourir.
Mais ce qui m'accablait davantage, était la crainte et
comme la vue des maux qui allaient fondre sur
(1) L'auteur a donc quitté la France avant la Révocation; il avait été
éloigné de son Église (peut-être même emprisonné) , et l'on ne lui
permit d'y rentrer que pour s'embarquer.
124 LES PREMIERS PiVSTEURS DU DÉSERT
VOUS... Je voyais bien que vos bergers chassés de vos
parcs y faisaient place aux loups...
« Vos dispositions, vos combats, votre désintéres-
sement, votre résistance, renommés par toute la terre,
et qui vous distinguent même des autres persécutés de
France, témoignent hautement que vous auriez souf-
fert gaiement, pour l'Évangile, une mort que vous
avez inutilement demandée à haute voix et de grand
courage... Mais vos ennemis, plus cruels que ceux de
Jésus-Christ, en veulent à votre salut et non à vos
vies, et voilà pourquoi ils vous refusent un trépas qui
vous couronnerait et vous sauverait éternellement...
« Hélas ! on vous l'a enfm arraiché à la plupart ce
renoncement (cette abjuration), qui vous blesse et qui
nous afflige infmiment plus que tous les autres maux
dont il vous délivre, encore s'il vous en délivre. Car
soit que vos ennemis, enragés comme des bêtes féro-
ces, ne puissent pour rien se résoudre à lâcher prise,
et qu'ils ne s'acharnent pas moins contre les faibles
qu'ils ont terrassés, que contre les forts qui leur
résistent, soit que Dieu, mal satisfait de votre pre-
mière vigueur si peu soutenue, vous veuille faire
voir, dès sur le champ de bataille, que lui tourner le
dos est toujours en toutes manières le plus méchant
parti à prendre, nous apprenons, et vous nous l'écri-
vez vous-mêmes, que vos combats ne cessent point
après votre défaite, qu'on vous en livre incessam-
ment de nouveaux, d'autant plus rudes que les pre-
miers, que vous ne voyez plus Dieu marcher devant
vous, que vous ne le sentez plus vous soutenir comme
auparavant...
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 125
«Il est vrai, et vous vous y attendez bien, que nous
ne saurions approuver ce que vous avez fait ; mais ne
pensez pas que, pour condamner votre faute, nous en
chérissions moins vos personnes, que nous ayons
même perdu toute l'estime que nous avions pour
vous. Nous savons la grandeur de vos épreuves, et
celle de la faiblesse humaine ;. nous n'oserions pas
même présumer que nous eussions résisté autant
que vous, si nous eussions été exposés aux mêmes
tentations, auxquelles nous ont dérobés les seules
gratuités de Dieu, qui nous connaissait plus faibles
que vous peut-être. Sujets donc aux mêmes infirmi-
tés, nous louons ce que vous avez fait de bien, et nous
plaignons du mal qu'on vous a contraints de faire.
Debout encore par la grâce toute pure et toute misé-
ricordieuse du Sauveur, nous prenons garde à nous
que nous ne tombions, et prions pour ceux qui sont
tombés...
« Chrétiens, vous me faites pitié, ainsi inquiets,
épouvantés et troublés. Mais vous me feriez horreur,
si vous ne l'étiez point. Courage, chers frères, ces
mouvements convulsifs sont des crises , qui vous
pourront être salutaires. . .
« Mais, dites-vous, comment prier un Dieu contre
qui nous avons tant péché?... Priez pourtant, mes
très-chers frères , priez. Quelque grande que soit
votre faute, la miséricorde divine l'est encore davan-
tage. Il n'y a point d'enfants si prodigues que ce bon
Père céleste ne reçoive à merci, dès qu'ils reviennent
à lui et se jettent à ses pieds pour reconnaître leurs
égarements, lui en demander pardon. Pauvres brebis
126 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
égarées, ou plutôt écartées des parcs du Seigneur,
et par l'épouvante qu'y ont jetée et les ravages qu'y
ont faits les loups et les autres bêtes féroces ! Faites à
ce bon berger la prière de David :
Hélas! je suis la brebis égarée.
De me chercher. Seigneur, prends le loisir,
et VOUS verrez bientôt ce bon berger venir à vous...
« Je ne ferai point ici le prophète foudroyant, sur
ma patrie, que les mauvais traitements que j'en ai
reçus ne m'empêcheront pas d'aimer toujours; mais
Dieu veuille tromper par des événements plus favo-
rables les craintes d'un avenir prochain et terrible,
que j'ai à son égard, et auxquelles elle a donné et
donne encore tous les jours trop de lieu. Pour vous,
sortez-en, puisque vous ne pouvez plus y vivre ni
mourir tranquillement et salutairement tout ensem-
ble. Repos et salut ailleurs; voilà désormais la devise
que vous devez porter et soutenir dignement...»
Les craintes exprimées dans le conseil de con-
science, au mois d'octobre 1685, n'étaient donc pas
chimériques. La ligue d'Augsbourg, qui allait préparer
la coalition européenne de 1689, était déjà fondée, et
les pasteurs appelaient leurs ouailles hors de France,
en attendant qu'ils y rentrassent eux-mêmes. A peine
Bossuet leur avait-il jeté l'insulte dans l'oraison funè-
bre de Le Tellier (1), qu'on recommençait à les
(1) « Les faux pasteurs abandonnant leurs troupeaux sans même en
attendre Tordre, et heureux d'avoir à leur alléguer leur bannissement
pour excuse. > — Massillon est plus sincère, quand il parle, dans
LES PASTEURS A LA REVOCATION 127
craindre. Plus d'un se reprochait d'avoir préféré sa
vie au salut de son troupeau, et songeait à en faire le
sacrifice.
Dès le 8 janvier 1686 (1), Seignelay écrivit à tous les
intendants des généralités : Le roi est prévenu que
les ministres vont rentrer déguisés en marchands et
en cavaliers, « pour séduire les nouveaux convertis
et empêcher qu'ils ne s'instruisent de bonne foi. »
Prenez soin de ne rien oublier pour en faire une
punition éclatante (2).— Cette recommandation fut in-
fructueuse; car, le 15 avril, le même secrétaire d'État
écrivait à La Reynie, lieutenant général de police :
« A l'égard des deux ministres que l'on vous a dit
être cachés à Paris , Sa Majesté désire que vous
fassiez tout ce qui sera possible pourles découvrir» (3).
Et à la fin de mai : « On dit qu'il se tient des assem-
l'oraison funèbre de Louis XIV, des « prophètes de mensonge arra-
chés à leurs troupeaux. »
(1) Le 3 décembre 1685, le roi avait fait défendre aux habitants de
Paris qui se disaient encore de la R. P. R. de s'assembler, ou de se
trouver aux exercices religieux qui se faisaient chez les ambassadeurs
étrangers (Armand de la Chapelle, Nécessité dit cuit", p^iblic, 17 47,
II 274).
(2) Ms. de la Biblioth. nation., Fr. 7054.— Les marionnettes elles-
mêmes prirent part à la guerre qu'on faisait aux huguenots. Le pro-
cureur général De Hai'lay écrivit à La Reynie, le 7 février 1686 : « On
a dit ce matin au Palais que les marionnettes que Ton fait jouer à la
foire Saint-Germain, y représentent la déconfiture des huguenots, et
comme vous trouveriez apparemment cette matière bien sérieuse pour
les marionnettes, j'ai cru, Monsieur, que je devais vous donner cet
avis pour en faire l'usage que vous jugerez à propos par votre pru-
dence. » (De Noailles, Htst. de M^ de Maintenon, II 496).
(3) Ravaisson, Arch. de la Bastille, VIII 403.
128 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
blées à Paris (1), et qu'un ministre est arrivé. Vous
ne pouvez rien faire de plus agréable et de plus utile
à Sa Majesté, que de faire arrêter ce ministre. » Sur
la marge d'une lettre du 3 juin, par laquelle le com-
missaire Delamare l'informait qu'il se faisait, la nuit,
des assemblées dans une cave du faubourg Saint-
Germain, La Reynie écrivait (2): « Il n'est rien de plus
(1) A Paris elles furent innombrables; on en tint même jusque dans
les cabarets, croyant ainsi dépister la police. Au mois de janvier
1686, dix-huit ou vingt personnes se réunissaient presque tous les
soirs, de cinq à sept ou huit heures, Au riche laboureur, à l'entrée
de la rue des Fossés M. le Prince. Parmi elles se trouvaient le célèbre
portraitiste Ferdinand père, de la rue Mazarine, exclu, en 1681, avec
Testelin, Sébastien Bourdon, Du Grenier et Samuel Bernard, de
l'académie de peinture, dont il était membre fondateur, Ferdinand
fils, peintre non moins célèbre que son père, et son beau-frère, Simon
Le Juge, aussi peintre. La réunion continuait encore au mois de mars,
mais ne comptait plus qu'une dizaine d'assistants, entre autres
Ferdinand fils, Le Juge, l'ex-procureur Blondel, l'horloger Sarrabat,
et un véritable nouveau converti, Bruneau, « avocat catholique, mais
impie », dit la note de police. Ils avaient arrêté entre eux de ne
pas aller même aux sermons, et d'en détourner toutes les personnes
de leur connaissance. De Rozemont le père, de la rue des Marais
St-Germain, ex-ancien de Charenton, qui avait abjuré comme Girar-
dot et Falaiseau, puisqu'il ne fut pas exilé en même temps que ses
autres collègues, présidait. Il n'était donc pas passé à l'étranger
comme le dit par erreur la France prot.
Ferdinand fils et Le Juge se montraient sans doute aussi pleins de
zèle; car ils furent arrêtés tous les deux dans le courant de l'année.
Le premier fut mis à la Bastille, et sa fille, qui souffrait d'un cancer,
dans un couvent, et finalement envoyée au château de Nantes. Le
second fut conduit au Fort l'Evêque, sa femme, chez les Cordelières
St-Marcel, et leur fille, dans un couvent, puis à la citadelle de
Montreuil.
(2) Ravaisson, Arch. de la Bastille, VIII 416.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 129
important; on a donné avis au roi qu'on fait des
assemblées, qu'il y a deux ministres à Paris qui se
déguisent et se travestissent en maçons, et que c'est
dans des lieux divers oîi les assemblées se font, et
qu'on ne retourne pas deux fois au même lieu. » Le
10, Delamare lui écrivit encore (i) : « L'on m'a donné
avis qu'il y a un ministre qui se retire chez un
médecin suisse, dans le quartier du Palais-Royal, qui
est l'un de ceux qui font des assemblées à Paris. »
Deux jours après, les renseignements de la police
deviennent plus abondants : Benato, soldat du guet,
a enfln tiré de sa femme le secret des assemblées du
faubourg Saint-Germain, où elle va quelquefois avec
les nouveaux convertis. Elle lui a dit que des assem-
blées ont lieu chez la dame Jacob, brasseuse, qui
tient, dans la petite rueTaranne, une grande maison,
qui a deux portes, l'une sur la rue Taranne, et l'au-
tre, rue du Sabot. Il s'y trouve un nainistre vêtu en
cavalier, portant une longue perruque et un justau-
corps rouge, comme un mousquetaire, qui a donné la
cène, le dimanche d'avant l'Ascension (2). — Nous
trouvons encore dans les Registres du Secrétariat, à
la date du 16 juillet 1686, qu'un ministre qui a tra-
versé Paris et est arrivé en Hollande, a entendu le
prêche proche l'Échelle du Temple.
Du moment que la menace des galères n'empêchait
pas les « faux pasteurs » et « prophètes de menson-
ges » de revenir en France, le conseil de conscience
^ (1) Ms. de la Biblioth. nation., Fr. 7053, f» 119.
(2) Ms. de la Biblioth. nation., Fr. 7052. f" 114 et 118.
I 9
130 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
n'avait qu'à s'avouer vaincu, ou àprendre des mesures
plus sévères. Le roi, blessé dans son orgueil qui
rencontrait pour la première fois un obstacle invin-
cible, rendit l'abominable déclaration du 1" juillet
1686 , portant peine de mort pour les ministres
français ou étrangers (1) trouvés dans le royaume,
rentrés ou non sortis (2), et peine des galères perpé-
tuelles (prison perpétuelle pour les femmes) contre
quiconque leur donnerait assistance ou secours. La
même déclaration promettait cinq mille cinq cents
livres à qui procurerait la capture d'un ministre, et
condamnait à mort tous ceux qui seraient surpris
(1) Au mois de juin 1686, la police de Paris s'était plainte des dé-
marches et des voyages de Douglas, ministre écossais, qui, réfugié en
France depuis deux ans, « aigrissait les esprits sur l'état présent de
la religion », et inspirait aux jeunes Écossais des sentiments d'aversion
pour le catholicisme. Elle avait obtenu l'autorisation de « l'obliger
d'aller rendre visite en Hollande à ses confrères Ferguson et Burnet».
Il était parti, le 17, dans le carrosse de Bruxelles. Le roi avait annoté
de sa propre main le mémoire qui concernait Douglas.
En août 1701, il demandait si les ministres écossais Edouard et
Torp, qui visitaient non-seulement les protestants étrangers, mais
aussi les protestants français, pour les confirmer dans leur foi, et
avaient corrompu le nouveau catholique Bigion, étaient avoués du
roi d'Angleterre. Le 25 septembre de la même année, il donnait
l'ordre d'expulser un autre pasteur étranger, nommé De Granville,
qui, de Corbeil où il demeurait habituellement, s'était rendu à Saint-
Germain, après la mort du roi Jacques, pour combattre l'influence
que la cour bigote pouvait exercer sur les protestants, et avait fait
plusieurs assemblées dans l'hôtel de Mortemart (Reg. du Secret.
0. 248etDepping, IV510).
(2) Bâville n'avait pas encore reçu cette horrible déclaration, lors-
qu'il condamna à mort une jeune et touchante victime, le proposant
Fulcran Rey, qui n'avait point quitté la France.
LES PASTEURS A LA RÉVOCATION 131
faisant des assemblées ou quelque exercice de reli-
gion autre que la catholique, apostolique et romaine (1) .
— Ainsi chanter un psaume, lire un sermon ou une
page de la Bible, même seul et chez soi, étaient des
crimes que la cour polie et civilisée du grand roi
punissait de la peine capitale !
C'était de la démence ; on ne condamne pas à mort
deux millions de personnes. Aussi cette dernière
disposition fut-elle bientôt reconnue inexécutable.
Louvois, qui ne péchait cependant pas par excès de
tendresse, écrivait à l'intendant De Bâville, le 10 jan-
vier 1687 : « Sa Majesté n'a pas cru qu'il convînt à
son service de se dispenser entièrement de la décla-
ration qui condamne à mort ceux qui assisteront aux
assemblées. Elle désire que de ceux qui ont été à
l'assemblée d'auprès de Nimes, deux des plus cou-
pables soient condamnés à mort, et que tous les au-
tres hommes soient condamnés aux galères. Si les
preuves ne vous donnent point lieu de connaître
qui sont les plus coupables, le roi désire que vous les
fassiez tirer au sort, pour que deux d'iceux soient
exécutés à mort » (2). Il sentait si bien que les tribu-
(1) Ces abominables ordonnances étaient copiées sur celles que les pre-
miers empereurs chrétiens avaient dirigées coutre le paganisme : exil
des prêtres païens et confiscation de leurs biens, destruction des tem-
ples et des écoles, confiscation des propriétés privées où le culte
idolâtre aura été célébré, peine de mort pour quiconque prend part
aux sacrifices ou les dépose sur l'autel. Louis XIV avait donc, à la
lettre, mérité le surnom de nouveau Constantin, de nouveau Théo-
dose, que Bossuet lui décernait comme un titre de gloire, et qui
n'était que l'éclatant aveu de sa propre et cruelle intolérance.
(2) Rousset, Hist. de Loiwois, III 500.
132 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
naux, même arniés de cette loi féroce, renouvelée le
12 mars 1687, étaient impuissants à empêcher tout un
peuple de céleûrer son culte, qu'il ordonnait des
massacres de préférence à des jugements, exemple,
sa lettre à La Trousse, du 25 août 1688 : « Sa Majesté
désire que vous donniez ordre aux troupes qui pour-
ront tomber sur de pareilles assemblées, de ne faire
que fort peu de prisonniers ; mais d'en mettre beau-
coup sur le carreau, n'épargnant pas plus les femmes
que les hommes, et cet exemple fera assurément
beaucoup plus d'eifet que celui que pourrait ordonner
la justice ordinaire (1). »
Il fallut adoucir cette déclaration : celle du 12 mars
1689, presque aussi impraticable, substitua les galères
perpétuelles sans forme de procès à la peine de mort,
réservée seulement pour les protestants surpris en
flagrant délit d'assemblée.
^1) Roussel, Hist. de Loiwois,lU 500.
¥
II
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS
Aux fureurs du fanatisme et de la force brutale, la
foi persécutée répondit par la formation de comités
qui cherchaient des candidats au martyre, pour les
envoyer prêcher en France. Un consistoire secret de
La Haye, dont M. Francis Waddington a vainement
cherché les actes dans les bibliothèques de Hollande,
correspondait avec un autre, de Rotterdam, qui se
réunissait le premier lundi de chaque mois (dont
Jurieu paraît avoir été le président), et avec des
comités analogues de Suisse et d'Angleterre (l). Ces
comités, auxquels des lettres venues du Désert
disaient le relèvement des Églises, le supplice ou la
subite disparition des pasteurs arrêtés, avaient pour
but principal de s'assurer que ceux qui s'ofTraient
pour la périlleuse mission, sauraient mourir sans
(11 A Berlin l'organisation d'un comité du même genre, dans lequel
devait être le pasteur D'Artis, ne produisit aucun effet. (Voir l'appen-
dice VI). Cet écrivain nous dit encore (Journal de Hambourg in-12
année 1695, III 261) que le dessein de retourner en France avait été
mis en délibération et fort approuvé dans une assemblée de pasteurs
réfugiés à Berlin, avant que parût V Apologie de Benoit ; mais qu'il
ne s'était trouvé personne pour attacher le grelot.
134 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
renier leur cause, et ne firent que des choix excel-
lents; car un seul des pasteurs qui furent pris, faiblit
(Mestrezat), et un seul quitta la P'rance au bout de
quelques semaines, trouvant les dangers au-dessus
de son courage (Debruc). Les détails qui seraient si
précieux, manquent malheureusement. Nous n'avons
trouvé dans les papiers de La Reynie que la note
suivante, envoyée d'Angleterre par un traître à qui
un pasteur de l'Église française de Londres confiait
tous ses secrets (1) : « Les ministres et les anciens
avec quelques-uns des principaux fugitifs français
qui sont à Londres, ont fait un projet pour entretenir
quarante ministres en France, qu'ils prétendent dis-
perser dans toutes les provinces. Ces ministres doi-
vent être pris de ceux qui sont en Angleterre, en
Hollande et en Suisse. Ils ont envoyé des lettres cir-
culaires pour savoir ceux qui voudraient accepter
cet emploi. Lorsqu'on aura reçu les réponses et que
le projet sera fixé, je saurai les noms et les lieux où
ces ministres doivent faire leur résidence. »
Même avant cet essai de direction en grand de
l'immigration pastorale, lequel date de 1688 et ne
put être qu'imparfaitement réalisé, les ministres
continuèrent à rentrer. En décembre 1686, la police
parisienne eut avis qu'il y en avait un logé rue
Taranne. Nous trouvons dans les registres du Secré-
tariat (0» 31), à la date du 16 juin 1687, l'ordre pres-
sant de faire arrêter le ministre qui a visité à Paris la
demoiselle Le Coq des Forges, sortie de la maison
(1) Ms. de lo Biblioth. nation., Fr. 7054.
LES MODERES ET LES ZELATEURS 135
des Nouvelles Catholiques. Le 29 septembre, Seigne-
lay invitcait La Reynie à prendre secrètement les
mesures nécessaires pour faire arrêter, dès qu'ils
seraient arrivés, deux ministres qui devaient venir
d'Angleterre et loger, l'un chez le banquier Renduard,
l'autre chez son confrère Pacret, et passer pour fac-
teurs de leurs magasins (1). La cour s'exagérait le
nombre de ceux qui étaient revenus : « On s'imagine
même au Conseil, disait Élie Benoît (2), qu'il y a des
ministres cachés partout, qui encouragent les réfor-
més et qui sont cause de la constance de tant de
milliers de fidèles, et de la repentance de tant d'au-
tres. »
Il n'y en avait point partout sans aucun doute;
mais il sufTisait de quelques-uns pour réveiller des
provinces entières et réduire à néant tous les efTorts
des convertisseurs.
Ceux-ci ne purent supporter ce coup sans entrer
dans une violente colère : Ah ! les ministres ont
l'audace de braver la mort, pour nous reprendre les
paroissiens que nous leur avions arrachés par le
sabre ! Eh bien, nous dirons que ce sont des lâches
qui n'ont pas le courage de rentrer; nous les désho-
norerons. Et si, d'aventure, nous ne réussissions qu'à
en faire rentrer davantage, nous veillerons à ce que
la potence nous en délivre, et nous n'aurons garde de
publier ce nouveau martyrologe. Là-dessus une
plume aigre-douce et venimeuse se mit à l'œuvre.
(1) Ravaisson, Arch. de la Bastille. IX 15.
(2) Hist. et apologie de la retraite des pasteurs, etc., p. 60.
136 LES PREMIERS PASTEURS DV DÉSERT
« Il a paru, dit encore Élie Benoît (1), un petit écrit
en forme de lettre sur ce sujet, et on feint qu'elle est
écrite par quelques captifs en France, pour y rappe-
ler les pasteurs qui en sont sortis. On y a même
imité le langage protestant avec succès. »
Cet ouvrage que Benoît combat, sans en donner le
titre, portait le suivant : Lettre écrite à un Frayiçais
réfugié de la part de quelques réformés détenus cap-
tifs en France, pour communiquer celles qu'ils
adressent à leurs pasteurs réfugiés dans les jjays
étrangers. Suivant la copie de France, à Amsterdam
1686, in-12 (2). Il a été réimprimé dans le Bulletin de
l'Histoire du protestantisme (XII 300), d'après un
manuscrit de Berne, et se compose de deux pièces :
1" Lettre écrite à un Français réfugié en Suisse,
auquel on a adressé celle c[ue les réformés captifs en
France écrivent aux ministres réfugiés. 2° Lettre des
réformés captifs en France aux ministres réfugiés en
Angleterre, en Hollande, en Allemagne et en Suisse
et autres lieux. Du 20 mars 1686. Dans la première, les
réformés prient quelqu'un de confiance, de mettre
sous les yeux du plus grand nombre possible de
pasteurs, la seconde lettre dont ils n'ont pu faire que
(1) Hist. et apologie de la retraite des pasteurs., p. 64.
(2) Catalog. de la Biblioth. wallonne de Leide, 1875. in-S".
Il faut citer un ouvrage d'un tout autre genre, dont le titre est éga-
lement supposé, et qui est évidemment l'œuvre de quelque pasteur
réfugié : Lettre d'un protestant prisonnier en France., au mois de
juillet 16S7, écrite d un de ses amis, sur la nécessité qu'il y a de
délester imbliquement sa chiite pour s'en relever d so.lut (Bullet.
m 360).
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS 137
des copies, qu'ils envoient à des personnes zélées,
avec prière de la faire imprimer. Ni l'une ni l'autre
n'ont le cachet huguenot et ne ressemblent, pas
môme de loin, à celles de Brousson sur le même sujet.
Le mot : Père, toujours appliqué aux pasteurs, décèle
une origine catholique, aussi bien que la dureté avec
laquelle la lettre parle de ces mêmes pasteurs; les
nouveaux catholiques n'auraient point écrit à ceux-
ci avec tant d'orgueil. C'est bien une pièce fabri-
quée, comme le pensait Benoît, et la plus odieuse
des railleries, c'est-à-dire celle que le bourreau
adresse à ses victimes. En voici les principaux pas-
sages :
« Messieurs et très-honorés Pères, nous vous som-
mes infiniment obligés de la grâce que vous nous
avez faite, de nous écrire plusieurs lettres pour nous
consoler dans nos afflictions; nous pouvons vous
assurer que, parmi ce torrent d'afflictions, de persé-
cutions et de misères, qui nous accablent de tous
côtés, ce nous est une grande consolation de voir que
nos chers pasteurs se souviennent encore de nous,
qu'ils prennent part à nos maux et qu'ils essaient de
verser du baume sur nos plaies. Mais, nos très-chers
Pères, est-ce là tout ce que vous pouvez faire pour vos
pauvres enfants? Nous avez-vous abandonnés pour
jamais? Vos entrailles ne s'émeuvent-elles pas lors-
que vous pensez au pitoyable état où vous nous
avez laissés, dans lequel nous n'avons ni signes,
ni prophéties, ni personne qui nous dise : Jusque
quand? La charité et le devoir de vos charges ne vous
obligeraient-ils pas à risquer tout, pour venir consoler
138 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
do vive voix et par de bons exemples tant de fidèles,
qui sont exposés à la plus dangereuse persécution qui
ait jamais été? Gomment rendrez-vous compte, per-
mettez-nous de vous le demander, nos très-chers
Pères, comment rendrez vous compte au Souverain
juge du ciel et de la terre, des troupeaux qui avaient
été mis à votre conduite? Le grand Dieu se conten-
tera-t-il de la réponse que vous pouvez lui faire, que
vous les avez abandonnés pour sauver vos vies, aux-
quelles les persécuteurs en voulaient principalement?
Quoi, ne vous souviendrez-vous plus de cette maxime
incontestable, que Jésus-Christ enseigne à ses disci-
ples, et laquelle nous vous avons si souvent ouï prê-
cher, que les véritables pasteurs doivent donner leur
vie pour leurs brebis, et n'appréhendez-vous pas les
terribles menaces que Dieu fait à ceux qui auront
fait lâchement son œuvre?... Ainsi a dit le Seigneur
l'Eternel : Voici j'en veux à ces pasteurs et redeman-
derai mes brebis de leurs mains...
« Est-il possible que, parmi un si grand nombre de
ministres qu'il y avait en France,... il ne s'en soit pas
trouvé un seul qui ait eu assez de fermeté et de zèle,
pour nous servir d'exemple, et qu'il s'en soit trouvé
plusieurs qui ont été assez lâches que de trahir Jésus-
Christ d'une manière aussi infâme que le traître
Judas! Bon Dieu, qui l'aurait cru, au simple comman-
dement d'un homme, et d'un homme qui, pour par-
ler dans les termes de l'esprit de Dieu, n'est que pou-
dre, et qui, malgré toute sa grandeur, reloM ruera
bientôt en poudre ! tous nos pasteurs nous ont aban-
donnés à la rage du démon, sans qu'il s'en soit trouvé
LES MODÉRÉS ET LES ZELATEURS 139
un seul qui ait osé répondre aux puissances de la
terre, qu'il valait mieux obéir à Dieu qu'aux hom-
mes.
« Jugez vous-mêmes, nos très-chers Pères, que
peuvent penser et que doivent devenir de pauvres
malheureux, qui se voient trahis par plusieurs de
leurs conducteurs, et abandonnés généralement de
tous les autres ; après de tels exemples, faut-il s'éton-
ner si presque tout a ployé à la fureur des dragons,
et aux ruses des missionnaires? Nous vous conjurons
donc au nom de Dieu, mes très-chers Pères, de re-
prendre du zèle, et s'il vous reste quelque sentiment
de piété et d'honneur, de ne nous laisser plus en
proie aux pièges de Satan, et de venir pour tâcher de
sauver le résidu de la maison d'Israël... Si Dieu veut
vous appeler au martyre, vous aurez la douce conso-
lation de vous être fidèlement acquittés du devoir
de vos charges, d'avoir imité Jésus-Christ et tant de
saints martyrs...
« Nous vous demandons pardon si la douleur où
nous sommes nous a peut-être fait sortir du profond
respect que nous devons à nos chers pasteurs, quoi-
que la plupart semblent avoir renoncé à ce droit en se
disant dans leurs écrits : Un tel, ci-devant ministre
d'une telle Église, comme s'ils ne l'étaient plus. Avant
que de finir, nous vous conjurons encore une fois,
au nom de Dieu qui vous a honorés du saint minis-
tère, de ne plus déshonorer cette sainte charge par
une retraite honteuse, d'avoir pitié de tant de pau-
vres âmes faibles et chancelantes, qui sont sur le bord
du précipice et qui y tomberont infailliblement, s'il
140 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ne vient quelqu'un qui leur tende la main et leur
montre par son exemple le chemin du martyre... A
ce grand Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit soient hon-
neur et gloire aux siècles des siècles. Amen. »
Benoît répond point par point à ces prétendus pro-
testants captifs. Il s'adresse particulièrement à ceux
que les dragons ont contraints d'abjurer, et qui vou-
draient bien excuser leur faiblesse aux dépens de
leurs conducteurs , et à ceux qui , restés fermes,
malgré toutes les violences, désireraient être encou-
ragés par la présence et les exhortations des pas-
teurs. A un pamphlet contre la retraite des pasteurs,
il oppose la glorification des pasteurs :
« Ils ont réussi, dit-il, à garder la noblesse de leur
âme par la fuite (1)... Toute l'Europe fait leur apolo-
gie... On regarde leur retraite comme un coup du
ciel, comme une merveille de la Providence de Dieu,
qui a surpris les sages dans leurs ruses, en leur fai-
sant conserver ceux qui feront renaître en France,
tôt ou tard, la Réformation que l'on a voulu y dé-
truire » (2).
« Que peut-on penser de ceux qui... supportent
avec moins de chagrin et d'impatience leur propre
malheur, que la retraite de leurs ministres? qui se-
raient, ce semble, contents de leur destinée, pourvu
qu'ils eussent vu périr leurs conducteurs dans les
prisons ou dans les galères ? (3)
(1) Hist. et apologie de la retraite des pasteurs, etc., p. 59.
(2) Ibid., p. 70.
(3) Jbid., p. SS.
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS 141
« Ont-ils fait quelque avance vers leurs pasteurs,
pour les obliger à les assister de leurs consolations et
de leurs conseils? Leur ont-ils ouvert leurs maisons,
pour courir avec eux le même danger? Ont-ils connu
quelqu'un qui ait bien voulu cacher un ministre dans
un grenier ou dans une grange ? Je pose en fait que,
s'il y avait eu des réformés assez zélés pour le faire,
il y aurait eu des pasteurs qui n'auraient pas voulu
sortir du royaume, et qui, sans aucun égard de leurs
biens, ni de leurs familles, ni de leurs vies, se se-
raient exposés aux derniers supplices, pour la conso-
lation de ces bonnes âmes. Je dirai encore plus :
Qu'il se trouve aujourd'hui des fidèles qui fassent
pour les pasteurs qui les iront consoler, ce que font
dans les pays d'inquisition ceux que les ministres
visitent; qu'on assure les pasteurs qu'ils n'auront à
se garder que des pièges des jésuites et de leurs
cruels émissaires; qu'on leur fasse voir que leurs
frères, au moins que leurs brebis leur feront un cha-
ritable accueil, et ne refuseront point de les cacher,
de les voir, de les entendre. J'ose promettre qu'à ce
prix ils ne manqueront point de pasteurs. Que ces
âmes faibles qui n'ont pas eu le courage de souffrir
pour Jésus-Christ, reprennent vigueur et réparent
leur chute par une généreuse confession. J'ose leur
répondre qu'elles ne manqueront point de consola-
teurs. Ils ne sont peut-être pas si loin qu'on le pense.
Que ceux qui sont tombés se relèvent, qu'ils se re-
pentent, qu'ils implorent par des marques publiques
de contrition et de douleur le secours de leurs con-
ducteurs ; ils verront qu'il y en a qui ne craignent
142 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ni les dragons, ni les galères, ni les gibets, et qui
donneront volontiers à ces vrais convertis l'exemple
de mourir pour la vérité. Ce n'est pas un discours en
l'air que je fais ici : on sait peut-être déjà bien, dans
les lieux où il y a des gens assez résolus pour faire
des assemblées, qu'il y a des pasteurs qui préfèrent
à toutes choses la consolation de ces âmes péni-
tentes (1)....
« N'est-il pas nécessaire qu'il y ait quelque chose
de réciproque entre l'Église et le pasteur ? Une Église
ne doit rien à un pasteur qui ne veut plus la servir,
quoiqu'il puisse le faire et qu'elle ait besoin de lui;
réciproquement, un pasteur ne tient plus à son Église
quand elle ne veut plus de ses services, par quelque
raison qu'elle les refuse. La profession du saint mi-
nistère et une Église qui en jouit, sont de l'ordre des
choses relatives qui se supposent mutuellement, et
qui subsistent et cessent ensemble. Gomment donc
conçoit-on qu'un pasteur debout est encore lié à une
Église tombée, à des brebis qui le fuient et qui l'aban-
donnent, surtout quand il n'a pas tenu à lui qu'elles
ne se soient conservées ou recueillies sous sa con-
duite ? >) [2]
Le dernier paragraphe est mauvais. Ce n'est pas
avec cette hauteur et cette dialectique boiteuse et
sans cœur , qu'on pouvait relever l'Église perdue ,
anéantie; il fallait un élan d'enthousiasme et de foi.
Les pasteurs avaient émigré « nus, n'ayant que leur
(1) Hist. et apologie de la retraite des pasteurs, etc., p. 94.
(2) Ibid., p. Ti.
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS 143
vie et leur conscience », ou suivant une autre ex-
pression non moins remarquable, « n'ayant que leur
âme pour butin » ; mais les circonstances exigeaient
davantage : un dévouement sans limite, une véritable
immolation de soi-même.
Dans un morceau d'exégèse d'une subtilité ef-
frayante, Benoit essaie ensuite de faire voir que les
pasteurs réfugiés ne sont pas des mercenaires qui ont
fui au lieu de défendre leurs troupeaux jusqu'à la
mort. Il oppose cette parole du maître : Quand on
vous persécutera dans une ville, fuyez dans une
autre, à celle-ci : Le bon berger donne sa vie pour ses
brebis. Selon lui, le bon berger n'est et ne peut être
que Jésus-Christ. Est-ce à dire que, à ses yeux, une
bonne cure, à Berlin, à La Haye, ou à Londres, était
infiniment préférable au martyre? — Non certes; il
n'a pas cette vulgarité d'âme, et il prend soin de nous
dire, à la fm, qu'il n'est pas entièrement satisfait de
son œuvre, et qu'il se pourrait bien que Dieu appelât
les pasteurs à accomplir le suprême sacrilice. Un
modéré ne pouvait aller plus loin :
« Il y aura peut-être encore, après tout cela, quel-
qu'un qui voudrait savoir ce qu'on pourrait dire de
ceux qui auraient mieux aimé demeurer en France
que d'en sortir, ou qui, après leur fuite, auraient
voulu y retourner, pour servir les Églises qui sem-
blent renaître par la repentance de tant de personnes
tombées. Mais c'est un sujet sur quoi je n'ai rien à
dire. Nous avons vu combien la discipline chrétienne
était contraire, pendant la fureur des plus sanglantes
persécutions, à la présomption de ceux qui allaient
144 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
(reux-mêmes s'offrir au danger. Ce n'est donc pas
une matière à exliortation, et chacun sur ce sujet doit
consulter son cœur, pour savoir ce qu'il lui dit de la
part de Dieu. Je prendrai seulement la liberté de
remontrer à tous les pasteurs qu'ils doivent avoir
sans cesse devant les yeux l'exemple de Moïse, d'Élie
et de Jésus-Christ, des apôtres, de tant de saints
hommes qui les ont imités. Ils ont fui, je l'avoue,
mais ils ne l'ont pas toujours fait... Jésus-Christ et
ses apôtres, et tant d'autres après eux, ont souffert
la mort courageusement quand l'heure en a été
venue, comme ils avaient fui auparavant quand
l'heure du dernier combat était encore éloignée.
Ainsi les pasteurs doivent penser qu'il n'est pas
toujours temps de fuir... Il y a temps d'éviter la
mort, mais il y a temps de mourir. Il ne faut pas
s'imaginer que Dieu, qui a voulu ouvrir aux pasteurs
une porte pour échapper, doive toujours faire ce
qu'il a fait une fois. La plus belle justification de leur
retraite, c'est qu'ils donnent lieu de dire, si l'occa-
sion s'en présente, qu'elle n'a pas été une fuite, mais
un délai du martyre » (1).
Jurieu a fait sur le même sujet un aveu qu'il
importe de noter. « Vous direz, écrit-il dans sa Lettre
pastorale du 1" avril 1688, que vos pasteurs ont bien
mauvaise grâce de vous exhorter à des actions de
vigueur, pendant qu'eux-mêmes ont témoigné tant
de faiblesse et y persévèrent. Notre principale justi-
fication est dans cet étonnement général, qui fit per-
(1) Hiit. et cqioloiiie, p. 2^2.
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS 145
dre le cœur et le courage à toute l'Église protestante
de France, tant aux pasteurs qu'aux troupeaux. Vous
avez ce reproche à nous faire ; et nous avons à vous
reprocher cette effrayante faiblesse qui vous a fait
tomber dans le crime et la révolte contre Dieu d'une
manière si générale. Ainsi confessons de part et
d'autre notre faute, et nous relevons. Vos pasteurs
sont sortis quand on les a chassés; vous devez recon-
naître à leur justification que vous en êtes pour le
moins autant cause qu'eux. Car c'est une chose
notoire que, dans le temps de la suppression de
l'édit de Nantes, personne de vous n'eût voulu
ni écouter, ni loger un pasteur, ni lui fournir aucune
espèce de retraite, tant votre effroi et votre timidité
étaient grands.... Quant à l'obligation où les pasteurs
étaient de retourner, s'ils ont fait leur devoir ou non,
c'est ce dont vous devez laisser la décision à Dieu,
qui seul connaît parfaitement l'étendue de nos
devoirs.
« Nous n'avons rien à dire davantage sur le passé.
Mais, pour l'avenir, il faut espérer que, si vous faites
votre devoir, vos pasteurs feront le leur. Ils avouent
que quand vous vous mettrez en péril, ils seront
obligés d'aller partager avec vous le danger, et ils s'y
disposeront apparemment aussitôt que la Providence
de Dieu aura mis les choses dans l'état où ils s'atten-
dent qu'elles seront bientôt... Et quand Dieu nous
rappellera, nous ne ferons pas difTiculté d'aller où la
Providence de Dieu nous ouvrira le chemin. Nous
espérons que vous ne serez pas réduits à la néces-
sité de vous faire des pasteurs par des voies extraor-
I 10
146 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
dinaires, pendant qu'il y en a de tout faits par les
voies ordinaires. »
Une réfutation de l'opuscule de Benoît, toute pleine
de sérieux, de respect et du sentiment pratique du
devoir, fut écrite sous forme de lettres, non impri-
mées d'abord et envoyées manuscrites à un certain
nombre de pasteurs réfugiés, par le bouillant avocat
méridional qui avait été l'âme du projet de 1683, et
s'était depuis consacré tout entier au relèvement des
Églises. Ces lettres, au nombre de quatre, dont la
dernière portait la date du 4 août 1688, furent réu-
nies plus tard et imprimées en une seule : Lettre aux
pasteurs de France réfugiez dans les États protestans,
sur la désolation de leurs Églises et sur leur propre
exil (1).
Brousson commence par attribuer aux péchés de
l'Église les malheurs qui ont fondu sur elle. Il s'en
prend surtout au cartésianisme, à « l'attentat des
nouveaux philosophes qui tordent d'une manière
scandaleuse la parole de Dieu, pour l'accommoder à
leurs idées vaines et frivoles. »
«S'ils s'imaginent, dit-il (2), avoir clairement et dis-
tinctement compris que les bêtes n'ont ni sentiment
ni connaissance; que ce sont des machines qui par
des ressorts se remuent et rendent quelque son,
selon qu'elles sont diversement touchées au dehors,
comme un luth ou une guitare ; que ce n'est pas le
(1) Voir Lettres et opuscules de feu Monsr Brousson. Utrecht,
1701 in-16.
(2) Ibid.,]). 11.
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS 147
soleil qui fait le tour de la terre, mais que c'est au
contraire la terre qui se meut autour du soleil; et que
le soleil demeure fixe au centre du monde, sans s'éloi-
gner de son lieu; ils n'ont point de honte de donner
la géhenne à un très-grand nombre de passages de
l'Écriture, qui parlent du sentiment et de la connais-
sance (1) des bêtes, qui les comparent aux hommes (2)
et les confondent avec eux (3), à l'égard de la vie
animale et sensitive ; qui disent qu'elles sont aussi
bien qu'eux des créatures vivantes (4) ; qu'elles ont
été faites en âme vivante (5) aussi bien qu'eux ; qu'el-
les ont reçu aussi bien qu'eux un esprit de vie (6) ;
que la terre ne bouge point de son lieu (7) ; et que ce
sont le soleil et les étoiles qui se meuvent à l'entour
d'elle (8). C'est ainsi que, dans l'explication de l'Écri-
ture, ces messieurs ne consultent pas la force des ter-
mes dont l'esprit de Dieu se sert, et dont les hommes
ont aussi accoutumé de se servir; mais leurs préten-
dues idées claires et distinctes, dont ils font la règle
du sens de la parole de Dieu. Par ce moyen ils élè-
vent leur faible raison au-dessus de cette sainte pa-
role, puisqu'ils en détournent manifestement le sens,
(1) Job XXXV 11 et XXXIX 4, 5, 6 ; Prov. VI, 6-8; Esaïe I 3 ; Jérémie
VIII 7 etc.
(2) Ecclés. III 18, 19.
(3) Genèse VI 17, VIII 21, IX 12, 15, 16.
(4) Genèse VIII 21, IX 3, 10, 12, 15, 16; Lévit. XI 46.
(5) Genèse 1 20, 30, selon l'hébreu.
(6)GenèseVII, 15,22, VI17.
(7) Job XXVI 7, XXXVIII, 4, 6; Ecclés. I 4 etc.
(8) JosuéX 12-14 : Juges V 20; Ecclés. I 5; Psaumes XIX 6, 7; Job
XXX\1II 31-33.
148 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
pour l'accommoder et le soumettre à leur vaine phi-
losophie.»
Cette philosophie, poursuit-il, entraîne à dénaturer
le sens des passages relatifs aux mystères de la Tri-
nité, de l'Incarnation, à nier l'imputation du péché
originel, l'imputation de l'obéissance de Christ, et
l'action du Saint-Esprit dans les âmes. Des pasteurs
« ont dit que ce divin Esprit n'agit qu'extérieure-
ment par le ministère de la parole, c'est-à-dire que
Dieu ne fait autre chose que faire prêcher l'Évangile
aux hommes, et qu'il ne leur donne pas son Esprit
pour disposer intérieurement leur âme et leur cœur
à recevoir sa parole et à y obéir (1),.. C'est encore ce
même esprit de nouveauté qui a donné lieu parmi
nous à la doctrine de la grâce universelle. » (2) —
Après avoir tracé, avec cette foi robuste dépourvue
de toute étude théologique, le tableau des atteintes
portées au dogme, et s'être longuement étendu sur
les défauts des membres de l'Église, sur les défauts
de la prédication et les défauts des pasteurs. Brous-
son entre dans le vif de son sujet.
« Vous devez, mes très-honorés frères, examiner si
votre retraite, considérée par rapport à vos trou-
peaux, est parfaitement juste. En sortant de France
pour la religion, vous êtes devenus des confesseurs
de la vérité, cela est vrai. En cela vous faites connaî-
tre que vous voulez être du nombre des fidèles qui
ont tout quitté pour l'Évangile. Mais comme vous
,1) Lettres et npi'sofltis, ]). 18.
(2i Ibid.. p. 22.
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS 149
n'êtes pas de simples fidèles, et que vous êtes aussi
des pasteurs, vous devez considérer, mes très-hono-
rés frères, si par votre retraite et par votre longue
absence, vous remplissez tous les devoirs de vos
saintes charges.
« Il est vrai que les hommes vous ont défendu de
prêcher ; mais Dieu vous le commande. Si c'étaient
les homm.3S qui vous eussent établis dans le minis-
tère, ils auraient le pouvoir de vous l'interdire. Mais
puisque c'est Dieu qui nous a ordonné d'annoncer
son Évangile, il n'y a que lui seul qui ait le droit de
vous imposer silence, et vous devez lui obéir plutôt
qu'aux hommes.
« J'avoue que presque tous ceux qui étaient com-
mis à votre conduite, ont abjuré la vérité. Mais vous
savez, mes très-honorés frères, que c'est la persécu-
tion ou la terreur qu'elle jetait dans les esprits, qui a
arraché de leur bouche cette abjuration contre les
sentiments de leur cœur. Vos brebis ont été disper-
sées au jour du nuage et de l'obscurité, elles sont
tombées dans le précipice ; c'est à vous à les en reti-
rer. Dans le temps qu'elles étaient battues de Torage,
et que leur esprit en était troublé, elles n'osaient ni
vous écouter ni vous regarder. Mais aujourd'hui
l'orage n'est pas si furieux ; et vous pouvez apprendre
tous les jours que Dieu suscite d'autres pasteurs pour
ramener ces pauvres brebis égarées (l) ; [que] les
brebis entendent leur voix, et qu'elles les suivent.
(1) Des laïques appelés à l'apostolat par leur zèle et par l'absence des
pasteurs avaient, en beaucoup d'endroits, suppléé ceux-ci. Les prédi-
150 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
« Qu'on ne dise donc point, mes très-chers frères,
qu'avant que de vous éloigner d'elles, vous les avez
averties du danger où elles étaient, et que vous les
avez munies de vos conseils. Si c'étaient des conseils
et des exhortations à la repentance, vous avez bien
fait de les leur adresser ; mais cela ne vous dispense
pas à l'avenir des fonctions de votre ministère. Si
c'étaient des conseils pour la retraite, vous devez
considérer que tous ceux qui composaient vos trou-
peaux, n'ont pas eu la liberté de les suivre. On vous
a donné des passeports ; mais on voulait retenir le
peuple. Quelques-uns pouvaient bien échapper; mais
il était mal aisé que près de deux millions d'âmes
pussent sortir d'un royaume où on les enfermait avec
soin. Dans les autres États, on n'avait peut-être pas
non plus la volonté ou le pouvoir de recueillir tant
de monde. Cela même qu'on empêche nos frères de
sortir de France, doit vous faire juger que Dieu, dont
la Providence conduit toutes choses, ne veut pas
transporter son chandelier de ce royaume-là. Quoi
qu'il en soit, il suffit que vos brebis égarées y sont,
pour vous obliger à les aller chercher; quand il n'y
en resterait qu'une, il faudrait quitter les autres pour
aller chercher celle-là. Que vous semble ? dit notre
Seigneur, si un homme a cent brebis, et qu'il y en ait
une égarée, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-yieuf
cants Meyrueis et Rocher avaient subi le supplice en 1686 ; Gâches,
Bigot, Dalgues et Roques, en 1687. Cinq de leurs compagnons moins
compromis avaient été déportés en Amérique : Gi-anville, Mercier,
L'Escloupié, David Mazel, jeune garçon d'une douzaine d'années, et
Guillaume Bertezène, d'abord condamné à mort.
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS loi
pour s'en aller aux montagnes, chercher celle qui est
égarée? Elles sont tombées dans le piège de reniiemi;
elles gémissent jour et nuit sans avoir la force ou le
courage de se tirer de ses mains ; c'est à vous à les
en arracher. Ce sont des roseaux cassés que Dieu ne
brise point; mais, selon la volonté révélée, c'est par
votre ministère qu'il veut empêcher qu'ils n'achèvent
de se briser. Ce sont des lumignons fumants, qu'il
n'éteint point ; mais c'est par votre ministère qu'il
veut empêcher qu'ils n'achèvent de s'éteindre (1).»
Cette voix douce, mais importune, impitoyable,
qui pénètre jusqu'au fond des consciences, lève l'une
après l'autre toutes les objections sérieuses. Si l'his-
toire ecclésiastique nous montre des évoques fuyants,
elle nous apprend aussi que, quand le péril menaçait
le troupeau aussi bien qu'eux-mêmes, ils tenaient
tête à l'orage et se dévouaient. — Notre Seigneur a
fui, dit-on; oui, mais pour revenir au lieu d'où on
l'avait chassé ; les apôtres également. — Notre Sei-
gneur .ne veut pas qu'on aille de soi-même au mar-
tyre. Non sans doute. La prudence est nécessaire.
« Mais il ne faut pas que cette prudence dégénère
en timidité, en tiédeur, en lâcheté... Or n'est-il pas
vrai, mes très-honorés frères, que vous pouvez aller
en France de lieu en lieu, et de province en province?
Le danger y est grand; mais la mort n'y est pas abso-
lument inévitable. Le danger n'y était pas moins
grand au commencement de la Réformation, puisque,
durant quarante ans, on y brûlait tout vifs les prédi-
(l) Lettres et opuscules, p. 34-36.
152 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSEBT
Dateurs de l'Évangile. » Le Ijon berger donne sa vie
pour ses brebis. Si, au lieu dépasser à l'étranger,
« vous vous fussiez dérobés à la recherche des persé-
cuteurs, si vous eussiez d'abord fait votre retraite
dans les bois, dans les cavernes et dans les fentes
des rochers, que vous fussiez ensuite allés de lieu en
lieu, que vous eussiez exposé vos vies pour conti-
nuer à instruire et à rassurer les personnes que le
premier choc de l'ennemi avait étayées, et que vous
eussiez souffert le martyre avec fermeté lorsque la
Providence vous y eût appelés, comme ont fait d'au-
tres fidèles qui ont exercé vos saintes charges en vo-
tre absence, peut-être que ces exemples de cons-
tance, de zèle et de piété auraient relevé le courage
de vos troupeaux et arrêté la fureur de vos ennemis.
Quand Dieu permet que les pasteurs meurent pour
l'Évangile, ils prêchent plus haut et plus efTicace-
ment dans le sépulcre, qu'ils ne faisaient durant leur
vie; et cependant Dieu ne manque pas de susciter
d'autres ouvriers en sa moisson.
« Mais enfm puisque les loups ravissants sont main-
tenant entrés dans la bergerie et qu'ils dévorent les
brebis de Jésus-Christ, les lidèles pasteurs doivent
s'armer de courage, aller vigoureusement combattre
ces bêtes féroces , et leur arracher la proie des
dents » (1).
En lisant ces lignes, plusieurs qui gémissaient,
cherchaient leur devoir à tâtons, embrassèrent leur
famille, du moins ce que l'édit révocatoire leur en
(2) Lettres et opuscvlea, p. 43.
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS 153
avait laissé, essuyèrent une larme et partirent. Dieu
envoyait de nouveaux ouvriers dans sa moisson. Le
chef des zélateurs, Claude Brousson, qui n'était pas
encore pasteur, en avait rendu quelques-uns à la
France.
Mais d'autres se fâchèrent; et nous croirions aisé-
ment que ce fut le plus grand nombre (1). Brousson
fut forcé de reprendre la plume pour se justifier, et
pour conhrmer l'appel qu'il avait adressé aux pas-
teurs. Sa nouvelle publication , Défense dudit Sr.
Brousson su7' la susdite Lettre adressée à Messieurs
les pasteurs réfugiés, est datée du l"''' septembre 1688.
(1) Brousson tut soutenu par D'Artis, ministre réfugié à Berlin,
lequel attaqua vivement Y Apologie de In retraite des pasteurs de
Benoit, dans l'ouvrage qui a pour titre : Sentiments désintéressés sur
ia retraite des 2'>astei(rs de France, ou examen du livre intitulé :
Histoire et apologie, etc., Deventer, 16S8, in-12. On ne s'explique pas
pourquoi D'Artis, qui avait émigré comme les autres, même avant la
Révocation, et qui ne revint pas en France, tenait tant à prouver que
ses collègues et lui avaient manqué à leur devoir en s'éloignant. Benoit
répliqua par une Défense de l'apologie 2wu.r les pasteurs, Francfort
1688 in-12, où, selon la France 2:>rotestante, il ne réfute pas d'une ma-
nière victorieuse toutes les raisons de son adversaire. D'Artis avait pré-
paré une nouvelle réponse, que ses amis lui firent supprimer. Esprit
peu exact, turbulent, inquiet, jaloux et batailleur, il souleva contre lui,
par cette discussion trop vive, des animosités qui forcèrent son consis-
toire à le destituer ; il mena ensuite pendant plusieurs années une vie
errante, ainsi qu'il le dit (voir l'appendice VI) dans Isi Lettre pastorale
du sieur D'Artis à l'Église française de Berlin. Cet opuscule, que ne
mentionne pas la révision de la France protestante, forme un petit
iu-folio de douze pages, sans lieu d'impression, ni date. Il est posté-
rieur à la mort de Brousson, et se trouve parmi les ms. Court, n» 18,
vol. Il BB.
154 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
« Les choses qui sont survenues, dit-il (1), me met-
tent dans la nécessité de me défendre, pour l'édifica-
tion de l'Église ; car outre les mauvais discours que
plusieurs ont tenus de moi en particulier, et une cer-
taine réponse pleine de reproches que j'ai reçue, et
que plusieurs de vous ont déclaré ne point approu-
ver, j'ai encore été échafaudé par un pasteur qui,
à l'occasion des Lettres que j'ai pris la liberté de
vous adresser, m'a traité publiquement de pré-
somptueux, de téméraire, de visionnaire, d'homme
qui écrit par un désir de vaine gloire, d'hypo-
crite et d'impie; et qui, en même temps, a soutenu
que, puisque je ne suis pas revêtu du caractère
de pasteur, et que je ne prouve pas par des
signes et des miracles que j'aie une vocation extraor-
dinaire, je n'ai pas le droit de faire ce que je
fais...
« Je voudrais vous émouvoir à la jalousie, et exci-
ter votre zèle, qui me paraît languissant. Je sais, mes
très-honorés frères, qu'il y en a parmi vous qui trou-
vent mauvais que je dise que vous vous êtes tus;
qu'à cause de cela Dieu fait maintenant crier les pier-
res, et que je suis du nombre de ces pierres que Dieu
fait crier. Mais pourquoi ne dirais-je pas que vous
vous êtes tus? La chose n'est-elle pas manifeste? J'en
prends à témoin le ciel et la terre. N'est-il pas vrai
aussi que Dieu fait crier les pierres, pendant que
vous êtes dans le silence? N'a-t-il pas déjcà sus-
cité, et ne suscite-t-il pas encore tous les jours plu-
(1) Lettres et opuscules, p. 117.
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS 155
sieurs laïques, pour prêcher à vos troupeaux la vérité
que vous avez cessé de leur prêcher? » (1)
Brousson aurait pu répéter que quelques-uns de ces
laïques avaient déjà scellé leur prédication de leur
sang, et que, sauf le proposant Fulcran Rey, qui fut
le premier martyr de la prédication, aucun pasteur
n'avait encore donné sa vie. Mais ce qu'il ne disait
pas, on le savait, et le coup portait. Enfin l'auteur de
la réponse que Brousson réfute phrase après phrase,
avec une grande douceur, bien qu'en parlant trop de
lui-même et non sans un peu de complaisance, lui
avait dit fort en colère : Vous voulez que nous allions
en France. Que n'y allez-vous vous-même? Si ce n'est
que la vocation, c'est-à-dire la consécration qui vous
manque, on vous la donnera facilement. Ce n'était là
qu'une grossièreté que Brousson eût pu dédaigner;
mais le coup avait porté aussi, il l'avoue humblement :
« Je souhaiterais que Dieu m'eût donné et le talent
qu'il vous a donné et celui que j'ai reçu de sa grâce, et
je voudrais en même temps pouvoir faire valoir et
l'un et l'autre. Mais Dieu distribue ses dons comme il
lui plaît. Je combats en ma manière (2) et vous devez
combattre en la vôtre. Si je pouvais faire en France ce
que je fais dans ce pays (3), je crois que Dieu qui, par
le passé, m'a donné le courage de m'exposer plusieurs
fois à de terribles dangers, pour les intérêts de sa
gloire et pour ceux de son Église, m'accorderait tou-
(1) Lettres et opuscules^ p. 125.
(2) Il adressait des lettres aux protestants, au clergé catholique, aux
princes réformés.
(3) La Suisse.
156 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
jours le môme secours de son Esprit, afm que je pusse
contimier h m'acquitter de mon devoir. Mais je ne
vois pas qu'en France je pusse faire pour l'Église ce que
je fais hors du royaume... Je puis vous protester, mes
très-honorés frères, que mon esprit est sur ce sujet
dans une grande perplexité. Je voudrais continuer ce
que Dieu m'a fait la grâce de commencer, et je .sou-
haiterais aussi d'aller visiter mes frères. Dieu veuille
me faire connaître sa volonté... Cependant souvenez-
vous que chacun rendra compte pour soi-même à
Dieu du talent qui lui a été commis » (1).
Moins d'un an après, c'est-tà-dire au mois de juillet
1689, Brousson rentrait en France, et commençait sa
carrière de ministre sous la croix, sans la consécra-
tion ofTicielle, qu'il ne reçut de Vivons qu'en décem-
bre de la même année.
Phénomène singulier, qui témoigne hautement des
faiblesses de l'esprit humain, une énorme erreur, un
calcul de prophéties imaginaires contribua non
moins à la conservation des Églises réformées, qu'au
succès de l'expédition du prince d'Orange en Angle-
terre. Dès 1686, Jurieu avait fait paraître à Rotterdam,
en deux volumes in-12, l'Accomplissement des jyi'o-
l^héties ou la délivrance prochaine de l'Église. Ou-
vrage dans lequel il est prouvé que le papisme est
l'empire anti-chrétien, et c[ue cet empire n'est pas loin
de sa raine, que cette ruine doit commencer clans peu
de temps, que la persécution présente peut finir dans
(1) Lettre* et opusn/les. p. 154.
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS 157
trois ans et demi. Après quoi commencera la destruc-
tion de l'Antéchrist, laquelle se continuera dans le
reste du siècle prochain, et enfin le règne de Jésus-
Christ viendra sur la terre (1).
A force de méditer sur le mystérieux décret de la
Providence qui avait permis la ruine du protestan-
tisme français, Jurieu s'était persuadé que les deux
témoins de l'Apocalypse XI 3 [2], tués par la Bête et
bientôt ressuscites pour la vaincre, représentaient la
Bible et les prédicateurs de l'Évangile. Cette rêverie
faisait partie intégrante de la foi des meilleurs et des
plus instruits, si bien qu'en écrivant sa lettre aux
pasteurs, Brousson l'avait gardée pour la fin comme
un argument péremptoire. On en voit d'ici les con-
séquences. L'année 1G85 avait été celle du triomphe
du papisme, en Angleterre aussi bien qu'en France.
A la révocation de l'éditde Nantes avait correspondu
l'avènement au trône de Jacques II, véritable jésuite
qui, une fois devenu roi, jeta le masque, se montra
résolu à rétablir le catholicisme et à suivre la ligne de
conduite qui avait coûté à son père la couronne et la
vie. Les dragons de Glaverhouse avaient fait la même
œuvre que ceux de Noailles (3). C'était le triomphe
(1) Cet ouvrage qui excitait la raillerie de Bayle, fut combattu, eu
1687, par Jacques Gousset, pasteur de Poitiers, réfugié en Hollande
(Bruevs, Hist. du fanatisme 1), et deux ans plus tard par Merlat.
(2) Ce livre dont la clef n'a été trouvée que de nos jours, était alors
absolument clos et inintelligible. Voir Reuss, Hist. de la théologie au
siècle ajwstolique, et V Antéchrist de Renan.
(3) Il y avait à Dublin un pasteur du Vigan, Josué Rossel, qui avait
présidé le synode des Cévennes en 1681, et qui, pour avoir prêché deux
158 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
de la Bête, mais il ne devait durer que trois ans et
demi. L'époque fixée pour le triomphe du protestan-
tisme était donc le mois d'avril 1689. Or, le 21 de ce
mois, Guillaume se faisait couronner roi d'Angle-
terre. De là l'admirable élan des réfugiés, qui, à la
bataille de la Boyne (juillet 1690) achevèrent déFmiti-
vement la défaite de la royauté catholique. Rien de
semblable n'eut lieu en France, il est vrai. Toutefois
ce mouvement des esprits, les ardentes aspirations
d'une foi plus généreuse qu'éclairée, ne furent pas
sans influence sur notre pays, puisqu'ils y ramenè-
rent les pasteurs qui ont sauvé de la destruction les
Églises réformées (1). L'un d'eux, Paul Cardel, arrêté
ans plus tard, sur les ruines de son temple, avait été roué en effigie,
en 1684. A la demande du comte D'Avaux, ambassadeur de France,
Jacques II fit arrêter le ministre réfugié, pour le livrer à Louis XIV. En
vain le duc de Schomberg proposa de l'échanger contre Churchill, pro-
vincial des Jésuites et oncle du duc de Berwick, qu'il tenait prisonnier.
On répandit ensuite le bruit que Rossel était mort en prison; à quoi
Schomberg répondit que, s'il en était ainsi, il était mort empoisonné,
et que, dans ce cas, le jésuite Churchill et plusieurs autres subiraient le
même traitement. Cette menace sauva la vie de Rossel, on n'osa ni le
faire périr dans son cachot, ni l'envoyer en France pour y être exécuté.
Les victoires du prince d'Orange en Irlande tirèrent le malheureux pas-
teur de la prison où il était enfermé depuis treize mois. (Ms. Court,
n» 28, tome II.)
(1) Le nombre des jeunes gens qui, après la Révocation, allèrent étu-
dier la théologie a Genève, tandis qu'il y avait hors de France six cents
ministres sans emploi, est considérable, et prouve qu'on ne croyait pas
à la durée de cette effroyable persécution. 11 est également digne de re-
marque que c'est en cette même année 1088, qui vit rentrer le plus de
pasteurs, qu'il y eut le plus d'inscriptions. Voici celles que nous trou-
vons danii le Livre du recteur : deux, en 1686 ; cinq, en 1687 : huit, en
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS 159
à Paris au mois de mars 1689, déclara entre autres
choses à La Reynie , qu'il était revenu dans le
royaume pour y attendre la délivrance que Dieu al-
lait envoyer à ses enfants. Ainsi se réalisa une fois de
plus la remarque faite par Jurieu lui-même : « Sou-
vent les prophéties supposées ou véritables, inspirent
à ceux en faveur de qui elles sont faites les desseins
d'entreprendre les choses qui leur sont promises.»
On s'étonne et on est presque tenté de se scandali-
ser en voyant les Jurieu, les Claude, les Benoit, se
borner à prêcher, du fond de leur retraite, l'héroïsme
aux protestants retenus en France sous peine des ga-
lères (1), et en ne découvrant ni un écrivain de ré-
putation, ni un prédicateur célèbre parmi les minis-
tres, au nombre d'environ cinquante, qui, avant la fin
du siècle revinrent prêcher au Désert, et frayer la
voie aux Antoine Court, aux Paul Rabaut, aux Ghar-
muzy, restaurateurs du protestantisme. Le fait n'a
cependant rien de surprenant : les grands talents et
1688; une, en 1689; quatre, en 1690 ; deux, en 1692 ; quatre, en 1694;
quatre, en 1695; une, en 1699; six, en 1700; total trente-sept, en quinze
ans.
(1) Nous sommes obligé d'avouer que Jurieu dépassait la mesure, et
surtout la mesure permise à un homme qui s'était toujours tenu tran-
quillement à l'abri, lorsqu'il écrivait dans ses Réflexions sur la cruelle
persécution : « A Nîmes peu de gens ont tenu bon; la lâcheté de deux
scélérats de ministres, Cheiron et Paulhian, a fait fondre le co'ur aux
autres. » — Il n'appartenait sans doute qu'à un homme qui avait exposé
sa vie, d'écrire les devoirs des pasteurs et des peiqiles par raj)port a
la persécution et au martyre. Rotterdam, 1695, in-8. Cependant le
nom de l'auteur de cet ouvrage, Duvidal, ex pasteur à Tours, ne se ren-
contre pas parmi ceux des pasteurs du Désert.
160 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
les grands dévouements ne vont pas toujours ensem-
ble. En outre, ceux qui rentrèrent eurent d'abord à
vaincre des préventions mélangées d'orgueil et de
cléricalisme.
Il y avait deux catégories de protestants séparées
par une ligne de démarcation, qui n'était autre que la
frontière. Au-delà, une sorte d'aristocratie religieuse
qui avait victorieusement traversé toutes les épreu-
ves; en deçà, des volontés moins fermes, qui avaient
plié sous l'orage. Sans doute le grand nombre des
pasteurs ne reconnaissait de fidèles, que ceux qui
avaient tout sacrifié pour les suivre, et ne considé-
rait les autres que comme des temporiseurs, qui te-
naient plus à leurs bieub qu'à leur foi, « des timides
que la tentation avait renversés et qui n'avaient pas
eu le courage de faire la bonne confession », des irré-
solus qui, lorsque leurs conducteurs avaient été chas-
sés de chez eux et vivaient sans demeure certaine,
les avaient fuis comme des gens atteints de conta-
gion (1). Ce fut pis encore quand ces temporiseurs se
mirent à faire des assemblées présidées, par l'un
(1) Elle Benoit, Hist et apologie^ p. 89 et 91. — Quelques-uns cepen-
dant étaient moins sévères, témoins les conseils d'accommodation
adressés aux réformés de Marennes et de La Tremblade, dans une lettre
du 20 juillet 1688 (Bulletin, X, 138j :
1° Donner de larges pensions ;\ tous ceux qui peuvent contribuer à
l'adoucissement de la persécution, surtout aux officiers de marine, et
même aux t^ens d'Eglise, aux évèques et à leur entourage.
2" Quand les prêtres exigeront qu'on aille à leurs sermons, en éloi-
gner la jeunesse et le peuple, et y envoyer quelques-uns des autres,
« autant qu'il sera absolument nécessaire pour ne pas aigrir les cho-
ses. »
LES MODÉRÉS ET LES ZÉLATEURS IGl
d'eux, homme sans lettres, qui se croyait permis de
remplacer les pasteurs consacrés. Si quelques-uns de
ceux-ci, comme Gaultier, Jurieu, proclamaient, vu
les circonstances, la légitimité de ce ministère ex-
traordinaire, les autres y voyaient certainement une
répréhensible dérogation à la discipline et au bon
ordre de l'Église. Bientôt des apparitions miraculeu-
ses, des maladies nerveuses, des prédications extati-
ques, des chants de psaumes entendus dans les airs,
des multitudes d'enfants qui prophétisaient (1688),
semblèrent justifier ces préventions des rigoristes,
qui étaient en même temps des modérés, et n'admet-
taient pas qu'on tînt des assemblées contrairement
aux édits qui les prohibaient. De sorte que les protes-
tants non émigrés étaient accusés tout à la fois de tié-
deur, de violation de la discipline, d'intempérance de
zèle et de rébellion contre l'autorité.
Les assemblées du Désert furent toujours mal vues
à Genève. Basnage les condamna dans une Instruc-
tion pastorale écrite, en 1719, pour les réformés fran-
çais à la demande du cardinal Dubois, et quand pa-
rut l'édit de 1724, les pasteurs réfugiés de Berlin
s'oublièrent au point de conseiller l'obéissance à
leurs frères.
Nous sommes plus douloureusement frappé encore
de la hauteur et de la sécheresse d'âme de l'illustre
Saurin, dont l'exemple prouve qu'on peut parfois
30 N'émigrer qu'après avoir pris le temps de se procurer des ressour-
ces pour subsister à l'étranger, « auti'ement ce serait tenter Dieu. »
Une telle conduite pouvait être prudente ; mais était-elle noble et
chrétienne ?
I 11
162 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
égaler Bossaet sans avoir l'étoffe d'un humble pas-
teur sous la croix. Après avoir dit : « Nous trouvons
dans les pays étrangers un dédommagement univer-
sel aux sacrifices q»e nous avons faits pour notre reli-
gion » (1), il refusait de donner à nos pères les livres
de dévotion qu'ils lui demandaient, pour ne pas tran-
siger, disait-il, avec leur faiblesse et avec le culte se-
cret, qui est une désertion. « Leur proposer des
moyens de suppléer dans le cabinet au culte public
dont ils sont privés, n'aurait-ce pas été reconnaître
que le culte public n'était pas nécessaire? » Il se re-
prochait de ne pas leur avoir dépeint l'atrocité de
leur conduite « et toute l'horreur de leur état, » et à
Antoine Court qui le suppliait de lui envoyer des pré-
dicateurs, il répondait une première fois évasive-
ment, et une seconde fois, après la publication de
l'édit de 1724, par un refus absolu. Le retour des pas-
teurs ne lui paraissait pas nécessaire, mais dange-
reux. Court en fut indigné et résolut dès lors de fon-
der l'école de théologie de Lausanne, qui, de 1730 à
1809, a fourni environ quatre cent cinquante minis-
tres à notre pays.
Les Saurin laissaient morte l'Église réformée de
France ; il fallut que de bons Samaritains vinssent
panser ses plaies, en se souvenant de la parabole du
pharisien et du péager, et de l'exemple du bon ber-
ger. Un grand nombre de ceux qui se dévouèrent eu-
rent le martyre pour récompense.
(1) L'état du christianisme en France.
LES CONFESSEURS DU NORD
III
SALOMON BERNARD
Les noms des pasteurs qui, dans les années J686 et
1687 (1), rentrèrent en France, au mépris de l'ordon-
nance qui les condamnait à mort, sont demeurés in-
connus, sans doute parce que la police ne réussit pas
à s'emparer d'eux. Elle se tenait cependant toujours
en éveil, et sa vigilance devint plus attentive encore
dans les années suivantes. Le 16 avril 1688, Seigne-
lay écrivait à La Reynie : « Il vient tous les jours des
nouvelles au roi, qu'il se fait des assemblées à Paris
entre les nouveaux convertis, et en dernier lieu, on n
(1) Peut-être faudrait-il ranger parmi les pasteurs revenus en
1686 Jacques Guybert; mais nous n'osons le faire, faute de renseigne-
ments précis. La lettre suivante que le commissaire Delamare adres-
sait à La Reynie, le 26 octobre 1686, nous apprend bien qu'il se ca-
chait à Paris, mais non s'il avait déjà quitté la France auparavant : «Le
ministre Gibertde La Rochelle ne s'est point logé en auberge dans la
crainte d'être découvert. L'on m'a assuré qu'il s'est retiré chez la nom-
mée Bot, revendeuse, qui est une nouvelle convertie de ses amis, qui
demeure rue de la Corne au faubourg St-Germain. Il fut hier au prê-
che chez M. l'ambassadeur de Hollande, et l'on dit qu'il y doit entrer
pour y demeurer et prêcher en français. Cette nommée Bot est une
femme qui a déjà paru suspecte en d'autres occasions. » [Ms. de la Bi-
blioth. nation.^ Fr. 7052, f" 35).
166 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
assuré Sa Majesté qu'il y avait plusieurs ministres
qui devaient leur donner la Cène pendant le cours
de ces fêtes de Pâques; sur quoi Sa Majesté m'a or-
donné de vous écrire, qu'elle veut que vous choisis-
siez sept ou huit d'entre les principaux des nouveaux
convertis, qu'on a lieu de soupçonner davantage de
mauvaise loi, et que vous les fassiez suivre par des
gens en qui vous ayez toute confiance, pour être
exactement informé, entre ci et le dimanche de l'oc-
tave do Pâques, de tous les lieux où ils iront, et
pouvoir par là découvrir si les avis qu'on a donnés
sont véritables » (1). — Cinq jours après, l'ordre était
donné de surveiller une maison de la rue Montor-
gueil, qui avait plusieurs issues, celle de Dargeau
(Dargent ?), dans laquelle on avait déjà tenu des as-
semblées, et où l'on pouvait en faire encore.
Dans le courant de la même année, La Reynie re-
cevait une note d'espion, envoyée d'Angleterre et
ainsi conçue : « Le sieur Bernard, ci-devant ministre
en Vivarais, où il a été condamné à être pendu, est
à présent à Saint-Quentin (Aisne) ; il loge à la Fon-
taine, près les Cordeliers, et fait le marchand de den-
telles, âgé d'environ cinquante-cinq ans, de taille
petite ; il a un porreau sur le nez et porte perru-
que » (2).
Quatre pasteurs de ce nom quittèrent la France de
1680 à 1685 :
1". Jean Bernard, ministre d@ Manosque (Basses-
(1) Reg. du Secret., 0. 32, f» 273.
(2) Ms. de la Biblioth. nation., Fr. 7054.
SALOMON BERNARD 167
Alpes), que les Églises suisses députèrent avec M. de
Mirmand auprès de Télecteur de Brandebourg et des
autres princes protestants d'Allemagne, pour les re-
mercier des bienfaits qu'ils avaient accordés aux ré-
fugiés français, et leur en demander la continua-
tion (1).
2" Barthélemi Bernard , ministre de l'Église de
Marseille-St-Aix, dont l'exercice était à Velaux (2)
(arrond. d'Aix, Bouches-du-Rhône), qui assistait au
synode de Rotterdam en 1686, et devint pasteur à
Amsterdam (3).
3'' Salomon Bernard, natif de Nyons et élève de
l'académie de Genève, en 1652. SufFragant du pas-
teur Murât à Nyons, de 1656 à 1658, pasteur à Abriès
en 1660, à Dieu-le-Fit de 1668 à 1675, à Vinsobres
jusqu'en 1685 (4).
4° Jacques Bernard, fils du précédent, né à Nyons
en 1658 , ministre de Venterol (cant. de Nyons,
Drôme), aussi présent au synode de Rotterdam, con-
tinuateur de la Bibliothèque universelle de Leclerc et
des Nouvelles de la. République des lettres, mort à
Leide en 1718.
Lequel des quatre se dévoua ? Il faudrait répon-
dre : Aucun, si l'on prenait à la lettre toute la note
(l)BM.Z^ef.,IX109etXI93.
(2) C'est sans doute son père, Jean Bernard, ministre de Velaux, qui
assistait au synode de Loudun en 1659 {Bullet., "VIII 150).
(3) ^wZ/ef. , V 372 et VII 434.
(4) Eug. Arnaud, Jfî5«. des prot. du Dauphiné II 359, etCharronnet,
Les guerres de religion et la société prot. dans les Hautes-Alpes,
p. 422.
168 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
transcrite ci-dessus. P]n efTet, les pasteurs de Manos-
que et de Marseille-St-Aix doivent être éliminés,
comme ayant exercé leurs fonctions en Provence,
c'est-à-dire loin du diocèse de Viviers. Venterol et
Vinsobres n'appartiennent pas non plus au Vivarais;
mais ils en sont assez rapprochés pour qu'on puisse
les y placer, en ne faisant qu'une légère erreur. C'est
donc de Salomon ou de Jacques Bernard qu'il s'agit.
La condamnation à la pendaison fait d'abord penser
au lils, ardent zélateur, qui, ayant, en 1683, opposé
une vigoureuse résistance aux soldats accourus pour
massacrer l'assemblée qu'il tenait sur les ruines de
son temple, dut s'enfuir à Genève (1), puis à Lau-
sanne, et fut pendu en efligie l'année suivante. Mais
ce personnage très-connu, qui a beaucoup écrit, ne
semble avoir fait nulle mention de sa rentrée en
France ; d'ailleurs il n'avait que trente ans et non
cinquante-cinq en 1688. Il paraît donc fort probable
que ce n'est pas Bernard le journaliste , mais son
père, qui revint prêcher au Désert, et que, en parlant
de pendaison, la police a confondu le fils avec le père,
méprise facile à commettre et d'ailleurs amplement
rectifiée par un signalement qui ne prétait ni à l'am-
biguité ni au quiproquo.
D'après la France protesta7ite , Salomon Bernard ne
tarda pas à rejoindre son fils à Lausanne, et leurs
biens furent confisqués.
(1) Il figure sur la liste, dressée le 30 novembre 1683, de soixante-
huit pasteurs et laïques réfugiés du Dauphiné, des Cévennes, du Lan-
guedoc et du Vivarais, qui manquaient de pain pour se nourrir. Voir
ci-dessus, j). 109.
SALOMON BERNARD 169
D'après VHistoire des protestants du Dauphiné, au
contraire, le père aurait été poursuivi avant le fils,
et, bien que reconnu innocent, serait resté en Suisse,
où il s'était réfugié. Ainsi s'exprime M. Arnaud (II
102) : « Vers le même temps (1679-1681), les Récollets
de Nyons « se mirent en tête, dit Jurieu(La politique
« du clergé^ 40-43), que le ministre de Vinsobres, petit
« village voisin de leur couvent, entretenait une in-
« telligence secrète avec les Anglais. Ils coiffèrent si
« bien de cette imagination creuse le procureur géné-
« rai du roi dans la province, que d'abord il se dé-
« Clara partie. Tout le parlement de Grenoble donna
« dans le panneau. Un conseiller des plus habiles de
« leur corps fut député commissaire pour informer
« incessamment sur les lieux. Le grand prévôt se mit
« en campagne avec lui, suivi de toute la compagnie
« des archers. Le sieur [Bernard] (c'est le nom du
« ministre), qui aimait mieux être oiseau de forêt
« qu'oiseau de cage, prend la fuite dès qu'il en fut
« averti. Son évasion fortifia les soupçons que l'on
« avait donnés contre lui. On crut que le syndic du
« consistoire pouvait bien être de la partie, et que le
« ministre n'avait rien fait sans sa participation ;
« c'était le coq de la paroisse et d'ailleurs un homme
« très-accommodé, qui, en tout cas, pouvait payer les
« violons. On se saisit de sa personne sans autre forme
« de procès. Il fut conduit, les fers aux mains et aux
« pieds, dans la Conciergerie du palais. Les peuples
« criaient partout haro sur lui le long.de la route. Il
« devait être écorché vif, tout du moins, et de toutes
« parts on accourait à Grenoble pour voir faire l'exé-
170 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
« cution; mais, enfin, parturiunt montes, exit ridicu-
« lus mus... Après qu'on eut approfondi l'affaire, on
« trouva que ce n'était rien, et ceux qui s'en étaient
« mêlés furent la risée du public. Il est vrai que le
« parlement, pour mettre son honneur à couvert en
« quelque manière, détint deux ans entiers ce syndic
« en prison. On lui ouvrit la porte, un jour qu'il s'y
« attendait le moins; et tout le fruit qu'on recueillit
« de ce fameux procès, c'est que ce bonhomme se fit
« catholique pendant sa détention. « Bernard obtint
la permission de retirer ses effets, qui avaient été
saisis, et serait revenu dans son village, s'il n'avait
préféré demeurer en Suisse, où il avait trouvé un
excellent poste. »
D'après un troisième, si Salomon Bernard s'était
réfugié en Suisse durant son procès de 1683, il dut
en revenir quand ce procès fut terminé ; car un es-
pion, nommé Crozet, écrivait deGrenoble,le 11 juillet
1685, à Bénigne Hervé, évêque de Gap, que quatre
temples étaient encore debout dans les Baronies , à
Buys, Nyons, Novesan et Vinsobres. Heureusement,
ajoutait-il, ces temples et leurs ministres courent
déjà de grands dangers, puisque ces derniers sont en
prison. L'un d'eux, nommé Caries, fils de l'ancien
pasteur de Gap, est par ordre de la cour condamné à
la prison à Grenoble, et l'on instruit le procès des
deux autres, Bernard et La Golombine, gens célèbres
parmi les calvinistes (1).
Ainsi Salomon Bernard serait peut-être sorti de
(1) Charronnet, p. 422.
SALOMON BERNARD 171
France deux fois, avant d'y revenir exercer le minis-
tère sous la croix. Quelle fut la durée de ce ministère?
De St-Quentin où alla le pasteur du Désert? Fut-il
pris et jeté dans les oubliettes, comme tant d'autres?
Ou réussit-il à repasser la frontière, après avoir ac-
compli la mission qu'il s'était imposée? — Autant de
questions qu'il est bon de poser pour attirer l'atten-
tion, afin que quelque chercheur plus favorisé que
nous puisse un jour les résoudre.
IV
PAUL CARDEL
Paul Cardel, sieur du Noyer, fils de Tavocat Jean
Cardel de Rouen et de Madelaine Houssemaine (1),
naquit le 18 juin 1654 (2). Sa famille était parente de
celle de Fontenelle, au dire d'Erman et Reclam (3).
Après avoir été consacré au saint ministère, il (fut
donné pour pasteur à l'Église de lief établie à Gros-
(1) Peut-être Houssemaine de la Croiserie; car Madelaine Housse-
maine, femme de ravocat Jean Cardel et mère de Paul Cardel, et Ma-
delaine de la Croiserie, femme de Jean Cardel et mère d'Etienne Car-
del, réfugié à Francfort (Tollin, Geschichte cler franzœsischen Colonie
inFrankfurt an der Oder. Frankf., 1868 in-8o), sont une seule et même
personne; à moins que Jean Cardel n'ait épousé deux femmes du nom
de Madelaine, ce qui est bien peu probable. D'un autre côté, l'identité
de Jean Cardel, mari de Madelaine Houssemaine, et de Jean Cardel,
mari de Madelaine de la Croiserie, n'est nullement douteuse, puisque
nous savons (D'Artis, Lettre pastorale, voir l'appendice VI) que le
Cardel réfugié à Francfort sur l'Oder était le frère de Paul Cardel.
(2)Phil. Legendre, Hist. de la. persécution faite à l'Église de
Rouen, réimpression de M. Emile Lesens, p. 184. — De cette simple
date donnée par M. Lesens, il résulte que M. Tollin (p. 167 et 184 ;
voir aussi Bullet., 2<^ série V et VI 179) s'est trompé en faisant d'É-
tienne Cardel, né en 1662, le fils du pasteur du Désert, né en 1654.
(3) Méi». jwKr servir à l'histoire des 7'é/'ugiés franc., etc., Berlin
1782-1799 in-8o, IX 58.
PAUL GARDEL 173
ménil, commune de Cottévrard, près Gailly, à quatre
lieues de Rouen (1681). II avait alors vingt-sept ans.
C'était, dit un de ses contemporains (1), «un jeune
homme d'une grande piété et de beaucoup de mé-
rite, dont le père et la sœur (2) ont, comme lui, donné
des preuves de leur foi ; lui, en ayant continué à prê-
cher après la déclaration qui le défendait , sans
crainte des supplices dont elle foudroyait ceux qui
y contreviendraient, — ce qu'il a fait avec beaucoup
de fermeté, jusqu'à ce qu'il ait été contraint de quit-
ter le royaume avec tous les ministres en général, et
son père et sa famille ayant souffert les prisons et les
couvents avec une constance inébranlable, et qui les
a rendus dignes de jouir de la grâce que Dieu a ac-
cordée aux confesseurs de son nom, en recevant la
liberté de la main de leurs persécuteurs, et de venir
dans ces heureuses provinces (3) goûter le repos de
l'âme que l'on possède si tranquillement. »
A la révocation de l'édit de Nantes, rapportent les
Mémoires sur La Bastille [l, 196), Marillac, alors in-
tendant de Rouen, lui ordonna de sortir du royaume,
ce qu'il lit, en passant par Dieppe, pour aller en An-
gleterre, d'où, après un séjour de deux mois, il se re-
tira en Hollande. Il assistait, en effet, au synode des
(1) Mém. de Bostaquet^ p. 100.
(2) D'après Elle Benoit et le ms. de la Biblioth nation. Fr. 14061, il
avait plusieurs sœurs, qui furent enfermées dans un couvent de
Rouen.
(3) Jean Cardel s'était établi à Harlem, d'après la France protes-
tante. Une demoiselle Cai-del, sans doute sa fille, passa par mer en
Hollande avec la toute jeune fille de Bostaquet.
174 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Églises wallonnes assemblé à Rotterdam, le 24 avril
1686 (1), et recevait une pension de la ville de Har-
lem, qu'il habitait avec sa famille.
Il partit de Hollande, en 1688, avec un autre pas-
teur nommé Gottin (2), et traversa le nord de la
France, semant partout sur sa route des consolations,
des encouragements et des appels à la fidélité, non
sans danger ; car des condamnations sévères furent
prononcées à la suite d'assemblées dénoncées ou sur-
prises, vers le milieu de l'année, dans les environs
de Vervins, Sedan, Meaux et Bolbec. C'est très-pro-
bablement sa tète ou celle de Cottin, que Bossuet,
père de l'évêque de Meaux et intendant de la généra-
lité de Soissons, avait mise à prix, ainsi qu'on le
voit dans sa lettre à Seignelay du 3 août (3) :
Par le retour de mon secrétaire, que j'avais envoyé avec une
autre personne de confiance à Vervins et aux environs, pour
savoir au vrai ce que c'est que ces assemblées dont j'ai eu
l'honneur de vous écrire, et voir si on pouvait sans bruit faire
arrêter celui qui y prêche, j'apprends qu'il y a déjà eu quatre
ou cinq assemblées, même deux consécutives, la nuit du ven-
dredi et celle du samedi dernier; elles se tiennent aux envi-
rons du village de Voulpaix, dépendant de la succession de
M. de Vervins Gomminges, à une lieue et demie de Vervins,
en différents bouquets de bois [Bois de Voulpaix, de Marfon-
taine, de la Cailleuse, de la Gloperie, de Lenié, du Sourd],
(1) BuUet. VIII 432. Sa présence à ce synode est la preuve qu'il ne
séjourna que deux mois en Angleterre, et non deux ans, comme le dit
la France prot., sans doute par suite d'un laps\is calumi.
{2)]LegenAve, Hist. de.... VÈgl. de Rouen, p. 94.
(3) Ms. de la Biblioth. nat., Fr. 7054.
PAUL GARDEL 175
dont il y a d'assez grands, et qui sont au milieu de plusieurs
villages à trois lieues à la ronde, où le plus grand nombre des
habitants sont nouveaux catholiques. Ces gens se rendent dans
ces bois par troupes de vingt et de trente; on dit qu'il s'y eu
trouve quelquefois du côté de Guise et de St-Quentin ; que la
plupart sont armés, et qu'il y en a quelques-uns à cheval ; ils
ont été vus par les gardes de ces bois, qui prétendent en avoir
remarqué les dernières fois jusqu'à quatre ou cinq cents. »
Un pasteur du Désert présidait ces assemblées, qui
n'étaient pas les premières de ce genre dans le pays ;
car l'intendant est déjà fort au courant des précau-
tions indispensables dont les ministres ne se dépar-
taient point. Celui qui prêche, poursuit-il, indique
les endroits où doivent se faire les assemblées ; mais
il ne se fie qu'aux anciens.
« Cet homme est toujours errant et n'entre point
dans les villages ; on s'attache particulièrement à le
chercher, j'ai promis de l'argent pour sa capture.»
Du reste Seignelay n'ordonna pas de, tirer sur ces
assemblées, comme on fit tant de fois dans le Midi,
en Poitou et ailleurs ; on peut se borner, dit-il, à
arrêter les principaux nouveaux convertis les plus
zélés pour leur ancienne religion et soupçonnés de
prendre part à ce culte clandestin (1), Les maréchaus-
(1) Louvois, au contraire, avait écrit, le 11 juin 1678, à M. de Rieu-
tort: « Sa Majesté aura bien agréable que vous preniez les mesures né-
cessaires pour, en cas qu'il se fasse de nouvelles assemblées, en être
averti et tomber dessus avec vos grenadiers, qui en devront user plus
durement envers les gens qui se trouveront dans ces assemblées, qu'ils
n'ont fait envers ceux que vous avez surpris proche Nanteuil [à un
kilomètre de Meaux]. » Et le 24 du même mois, le violent ministre d»
176 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
sées de Laon et de Soissons ne tardèrent pas à s'em-
parer de quelques-uns des prétendus coupables, con-
tre lesquels l'intendant Bossuet rendit un jugement
que le roi (1) ordonna d'exécuter dans toute son éten-
due. Les frais des maréchaussées, montant à 1048 1.
8 s., furent payés sur les revenus des biens des reli-
gionnaires fugitifs.
Corneille d'Ully, vicomte de Laval et Nouvion-le
Vineux (arrond. de Laon), qui avait assisté au sy-
node de 1667, comme ancien de Gercis, et avait vu
son père, le noble guerrier fidèle à sa foi, l'ancien
commissaire de l'Édit, Benjamin Robert d'Ully,
traîné sur la claie en 1686, possédait la seigneurie de
Fontaine-lès-Vervins et y résidait. Il fut naturelle-
ment l'un des premiers mis en prison. Seignelay
écrivait à Bossuet, le 6 septembre 1689 : « Je vous
envoie un placet présenté par le sieur de Laval, que
vous fîtes arrêter il y a un an, pour s'être trouvé à
une assemblée de nouveaux catholiques. Prenez la
peine de me faire savoir ce que vous croyez qu'on
doive faire à l'égard de cet homme, afm que j'en
rende compte au roi. » Vingt-et-un jours après, le
même secrétaire d'État ordonnait la mise en liberté
du vicomte , parce qu'il ne se trouvait point de
preuve contre lui de ce dont il était accusé.
Arrivé heureusement à Paris, à la fm d'octobre (2),
la guerre ordonnait à l'Intendant Malezieu de l'aire charger les assem-
blées qui se tenaient près de Sedan, et envoyait dans cette ville deux
compagnies de dragons. (Arch. du niinist. de la guerre, 835 in-fo).
(1) Lettre du 15 mars 1689, Reg. du Secret. 0,33.
(2) Mém. sur la Bastille.
PAUL CARDEL 177
Gardel ne se borna pas à tenir, malgré la police tou-
jours en éveil (1), de petites assemblées, où il célé-
brait la Gène et des mariages; il visitait aussi les ma-
lades, pour les consoler; les pauvres, pour les secou-
rir (2) ; et les nouveaux convertis, pour leur faire ré-
(1) Le 20 octobre, Villefontaine, exempt de la prévôté, dénonçait une
assemblée qui devait se tenir ailleurs que dans la rue Montorgueil, et
recevait plein pouvoir pour arrêter tous ceux qui s'y trouveraient, et
surtout le prédicant (Reg. du Secret. 0. 32, f" 285j.
Le 22 novembre, une nouvelle catholique donnait avis qu'il se faisait
des assemblées chez le présidentDe la Barroire (Reg. du secret., 0, 32).
Deux jours auparavant, LaReynie avait ordonné d'arrêter tous ceux
qui iraient au prêche de l'envoyé de Brandeboui'g, mais d'attendre pour
cela qu'ils qu'ils sortissent et fussent déjà assez éloignés de la maison
(Reg. du secret., 0 32, fo 314;.
(2) Sur les tablettes de Cardel saisies dans ses poches, étaient ins-
crits les rendez-vous qu'il avait pris avec Mercier, Férouillat, Malet,
Garsan, Boucher, Bigot, M'ie Vaudrescal, Bel, St-Hilaire, Petit-Caffe,
Girard, Chanet, Keller, Chalme, M« Stepe Makchave, Poncet, Delaba-
re, M's de Hormarin et de Bleve, et les adresses d'une vingtaine d'au-
tres personnes plus compromises encore : M" Amyaud, rue des Marais,
chez M. Lesseuille conseiller ; M. de La Motte, rue Boiu*g-rAbl)é ou
Grenetat; M.de La Motte, rue Guenegaut, hôtel d'Ecosse ; M. de Mon-
glas, rue de Seine, proche la Galère, joignant M. Dorsigny; M'i« de
Rieux,à la ville de Montpellier, rue S* Honoré, devant l'église S'Ho-
nore; Meusnier, rue des Cinq Diamants, au bout de la rue Trousseva-
che; Magdelaine, orlogeur, presque vis à vis la rue Charonne; le mar-
quis de Théobon, au grand arsenal ; Du Passage, à l'hôtel de Thou, rue
S' André; M« Daugure et Carré, rue Tirechappe; Person, rue de la
Callonde; Brandanière, rue de Seine, au Faisan; Dupré, chirurgien,
rue Platrière ; M'^^ Caron, Medan, Brécourt, rue Michel le Comte ; M*^
Gaillard, rue des Lavandières. Au milieu de tous ces noms, nous
trouvons la note suivante : « J'ai donné pour Hervé, qui demeure rue
Neuve du Chant de l'Alouette, chez M. Dufaye, dont la femme est en
couche, 7 1. 7 s. 6 d.» (Ms. de la Biblioth. nation., Fr. 7055, f» 90).
I 12
178 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
tracter leur abjuration. Le formulaire usité, dont se
servaient aussi les pasteurs Cottin et Masson, était
le suivant, qui se trouve dans les papiers d'Antoine
Court (1) et qu'une note marginale attribue à Cardel.
Manuel Dalgue n'est certainement pas, comme l'ont
cru les auteurs de la France j^rotestante , le principal
auteur de cette pièce; ce prédicant martyr l'eût assu-
rément faite moins monarchique. Elle a dû être ré-
digée en Hollande ou en Suisse, au nom d'un comité
de la mission française, et par quelque modéré qui
y relève fortement la fidélité duc au roi :
COPIE DE LA DÉCLARATION SIGNÉE PAR NOS FRÈRES DE PARIS
ET DE NORMANDIE, EN GRAND NOMBRE.
Nous soussignés, souhaitant de réparer, autant qu'il nous
est possible, le scandale que nous avons donné à l'Église de
Dieu par nos faiblesses passées, et nous relever de la malheu-
reuse signature que la violence nous a arrachée, — déclarons
aujourd'hui, de bonne foi et sans être forcés, que nous n'a-
vons jamais approuvé, et que nous n'approuverons jamais les
sentiments de l'Eglise romaine, dans laquelle on nous a con-
traints d'entrer; que la doctrine de l'Église qu'on appelle au-
jourd'hui réformée, que nous prétendons être conforme à la
parole de Dieu, a toujours été et sera toujours la nôtre ; que
nous protestons contre tout ce que nous avons pu faire, dire
ou penser, de contraire à la déclaration présente, comme con-
tre tous les sujets funestes des faiblesses et des erreurs que la
violence des persécutions a fait naître en nous ; que nous dé-
testons toutes les lâches complaisances que nous avons eues
pour une religion dans laquelle nous ne croyons pas faire no-
(1) Ms. Co2'rt, no 28, t. II 944.
PAUL GARDEL 179
tre salut; que nous faisons la résolution de glorifier Dieu hau-
tement dans la suite, priant de tout notre cœur qu'il lui plaise
nous donner la force de faire ce que nous reconnoissons être
un devoir indispensable, qui est de ne pas croire seulement de
cœur à justice, mais de faire aussi confession de bouche à sa-
lut, selon le précepte de l'apôtre, — et afin que les auteurs de
tous les maux que nous avons soufferts, qui n'oublient rien
pour nous décrier, n'aient aucun prétexte de noircir la décla-
ration présente, comme si elle était conçue dans un esprit de
rébellion contre notre roi, nous protestons comme devant
Dieu de notre fidélité pour lui; que nous le regardons comme
notre unique et légitime souverain sur la terre, auquel nous
nous ferons toujours un devoir inviolable d'obéir en toutes
choses où le service de Dieu, le roi des rois, ne sera point
blessé, ce que nous signons aujourd'hui de bonne foi et sans
violence, et que nous consentons qui soit rendu public, quand
cela pourra être utile à la gloire de Dieu et à l'avancement de
son règne.
Gardel distribuait aussi des ouvrages d'édification.
On trouva sur lui, lors de son arrestation, des copies
manuscrites des pièces suivantes (1) : 1° Le Testament
ou la dernière volonté et résolution d'un fidèle chré-
tien réformé, qui se trouve pressé pour embrasser la
i^eligion romaine^ et est résolu de mourir dans la
sienne, par un prisonnier, dédié à MM. de la commu-
nion romaine, 1687 à Saumur [2]. — 2" La commu-
nion sans espèces. — 3" Copie d'une lettre d'un parti-
culier de la R. P. R. à une dame de haute ciualité, qui
(1) Ms. de la Biblioth. nation., Fr. 7055.
(2) Il est évident que ce livre avait été imprimé en Hollande et non en
France.
180 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
lai avait donné quelques livres dans l'intention de le
convertir. — ^° Prière d'un fidèle détenu prisonnier
pour la profession de la vérité. — Elles furent soumi-
ses au docteur de Sorbonne, Pirot, qui le 6 mars 1689,
rendit compte de leur contenu à La Reynie.
La première, dit-il, a été écrite pour servir de con-
solation à un prisonnier. « Celui qu'on y fait parler
se met comme au lit de la mort, quelque sain qu'il
se dise d'esprit et de corps ; il dit qu'il est dans une
forteresse, sans livres, sa Bible et son Psautier lui
ayant été ôtés, qu'il ne veut pas se plaindre des
maux que les docteurs catholiques et particulièrement
les jésuites font injustement (sic) souffrir à ceux de
sa religion, qu'il veut seulement marquer sans fiel
aux catholiques, ses compatriotes, les raisons qu'il
a de ne pas quitter sa religion pour prendre la leur. »
L'auteur du Testament discute l'autorité de la tra-
dition et celle de l'Écriture, la présence réelle, la
communion sous une seule espèce, et le culte de
la croix. Le docteur trouve naturellement détesta-
bles les arguments huguenots, et ajoute : « Il y a,
sur la fm, quelques mots de vexation, comme il
en avait mis au commencement, de maux injustes
(sic) qu'on leur fait souffrir; mais il ne fait pas
tomber cela sur le roi, au contraire; il dit qu'il
ne permettrait pas qu'on les traitât comme on fait,
s'il avait voulu écouter leurs raisons, et l'apostrophe
sous le nom de grand roi, en le priant de lire dans le
livre de ^Dieu pour leur faire justice, et de lire l'his-
toire de ses illustres ayeuls.
« Un autre écrit est de la Communion sans espèces,
I
PAUL GARDEL 181
fait apparemment pour servir de consolation aux hu-
guenots de France, qui n'ont plus d'exercice de leur
religion, à qui les ministres ne prêchent plus et qui
ne font plus de cène; et il est particulièrement pour
ceux qui ne peuvent avoir nulle communication ex-
térieure sur le fait de leur religion, comme ceux qui
sont aux galères ou en prison ; c'est pour faire voir
que le manque de communion sacramentelle se peut
suppléer par la spirituelle, qui est l'union du cœur
avec Dieu, quand ce n'est ni par mépris, ni par né-
gligence, qu'on vit sans sacrement, n'étant pas en
liberté d'en recevoir par le bannissement des pas-
teurs. Mais, à cette occasion, l'auteur dit que les der-
niers temps dont parle St-Paul, dans la description
qu'il fait de l'homme de perdition, commencent; il
parle contre ceux qui joersécutent à feu et à sang, et
par des moyens les plus diaboliques que l'enfer jniisse
jamais produire (sic), ceux qui persévèrent dans la
vraie religion; cela est séditieux. Je ne fais ici nulle
réflexion sur ce que les sacrements n'y sont marqués
que comme des aides de notre foi, au lieu qu'ils sont
les causes de la grâce... Il parle ensuite aux catholi-
ques sous le nom d'adversaires de leur salut, et leur
dit que toutes leurs cruautés, tous les artifices et tou-
tes les séductions de leurs docteurs (sic) seront inuti-
les. Ces termes sont injurieux, ., On parle des dragons
en ces termes: La, cruauté féroce des dragons et au-
tres gens malfaisants ; et on dit que ceux qu'on met
dans des couvents y sont plus dangereusement per-
sécutés que par les dragons. »
Si Pirot se scandalise des plus légères vivacités de
182 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
l'écrivain hérétique, s'il 'crie trop facilement à l'in-
jure et à la sédition, au moins est-il honnête. L'au-
teur, dit-il, termine en priant Dieu d'inspirer aa
grand roi, ou au roi très-chrétien (sic) le salutaire dé-
sir d'embrasser la vraie religion.
« Les deux derniers écrits, continue le docteur,
sont dangereux et peuvent servir à entretenir des
huguenots dans leur opiniâtreté, non-seulement en
les flattant et en leur donnant de la consolation, et en
leur relevant par là le courage, mais en les animant
contre la conduite qu'on tient à leur égard. »
Le ministère de Cardel n'eut qu'une courte durée.
D'après la France protestante, ce pasteur aurait été
arrêté dès le mois d'octobre 1688, et conduit au don-
jon de Vincennes avec le médecin Bernier, qui le
guidait dans Paris; mais nous n'avons pas trouvé
trace de cette double incarcération dans les registres
de Vincennes. En outre, il nous paraît bien difficile
d'admettre que Louis XIV, qui , depuis 1685, était
comme à l'affût des pasteurs du Désert, soit resté pen-
dant quatre mois sans prononcer sur le sort du pre-
mier de ces criminels audacieux, qui fût tombé en son
pouvoir. Or il ne donna que le 7 mars 1689 l'ordre de
faire le procès de Cardel et de « ses complices». Nous
croyons donc que l'arrestation de celui-ci est de la
même date, ou à peu près, que l'ordre de le recevoir
à la Bastille, c'est-à-dire du 2 mars (1).
Une femme était allée chercher Cardel, pour le con-
duire chez une malade, et l'avait vendu. La police en-
(1) Beg. de la Bastille, BvUet. XI 250.
PAUL GARDEL 183
vahit la maison et arrêta tout ce qui s'y trouvait :
Blisson, frère de la malade, un nommé La Tour, le
serrurier Bouay et sa femme, qui conduisait ordinai-
rement le ministre, le médecin Bernier et un autre
médecin, Pierre Poupaillard, sieur de Pavilloy. Ce
dernier avait quitté Gergeau avec sa femme, après y
avoir abjuré, et était venu se loger rue Guénegaud,
tandis que sa fille était à Orléans (1). Tous furent mis
sous les verroux (2), et le 11 mars, La Reynie reçut la
commission suivante :
COMMISSION AU S'" DE LA PtEYNIE POUR FAIRE LE PROCÈS AVEC LE
CHATELET AUX NOMMÉS CaRDEL MINISTRE ET AUTRES.
7 mars 1689, à Versailles.
Louis etc. , au Prévôt de Paris ou son lieutenant général de
police, le sieur de la Reynie, conseiller ordinaire en notre
Conseil d'État et les gens tenant le siège présidial du Chàtelet,
Salut. Nous avons été informé qu'au préjudice des défenses
portées par nos édits, Paul Cardel, dit du Noyer, ci-devant
ministre de la R. P. R., lequel, en conséquence de notre édit
du mois d'octobre 1685, était sorti de notre royaume, y serait
rentré sans permission et aurait eu la témérité, avec l'assis-
tance de Alexandre-Paul Bernier, médecin, et d'un autre mé-
decin nommé Poupaillard, de séduire plusieurs de nos sujets
réunis à la foi catholique, en les incitant à faire chose con-
traire à leur devoir et à la religion catholique, apostolique et
romaine, qu'ils ont embrassée, et de leur prêcher ladite reli-
gion réformée, lesquels Cardel, Bernier et Poupaillard, au-
raient été arrêtés et conduits dans notre château de la Bastille,
(l; Ms. de la Biblioth. nat., Fr. 7055, 1" 92.
(?) Mé7n. sur la Bastille et Bidlet., XII 473.
184 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
et voulant que cette entreprise soit punie suivant la rigueur
des ordonnances, A ces causes... nous vous avons commis
par ces présentes, signées de notre main, pour instruire, faire
et parfaire extraordinairemont le procès aux dits Gardel, Der-
nier et Poupaillard, et autres leurs complices, et icelui pour
juger en dernier ressort, pour, en attribuant à cette fin toute
cour, juridiction et connaissance, et icelle interdisant à toutes
nos cours et autres juges, et ce nonobstant toutes oppositions,
appellations prises à partie et autres choses à ce contraires,
pour lesquelles Nous voulons l'exécution des jugements qui in-
terviendront, être différée, de ce faire nous avons donné et
donnons pouvoir, commission et mandement spécial, mandons
à notre amé et féal conseiller, le S'' Robert, notre procureur
au dit Ghàtelet, de faire pour l'entière exécution de notre pré-
sente commission, toutes les réquisitions et diligences néces-
saires. Car tel est notre bon plaisir (1).
Cette commission ne fut pas utilisée. « On pensa
probablement, dit M. Ravaisson (2) , qu'il valait
mieux éviter l'éclat qu'auraient fait les procédures
suivies devant le Ghàtelet de Paris, dont la sévérité
vis à vis des protestants était d'ailleurs problémati-
que ; si la condamnation eût été légère, les pasteurs
assurés de l'impunité seraient rentrés en foule; si elle
était vigoureuse, on donnait aux condamnés la gloire
du martyre. » Les interrogatoires n'en furent pas
moins longs et multipliés. La Reynie espérait sans
doute enlacer le pasteur dans des questions adroites
et subtiles, et lui arracher tous les renseignements
dont il avait besoin, sur les assemblées si détestées
(1) Recj. du Secret. 0. 33, et Bullet. IV. 120.
(2) Arch. de la Bastille, IX 167.
PAUL CARDEL 185
du roi, sur les lieux où elles se tenaient, sur les per-
sonnes qui y assistaient, sur les ministres qui les pré-
sidaient, sur ceux qui étaient rentrés en France et
ceux qui s'apprêtaient à y revenir. En pareille cir-
constance, le pasteur confessait hautement son crime :
il était venu, malgré la défense du roi, pour obéir à
un plus grand que le roi. Dieu, afm de réintégrer
dans l'Église ceux que la force seule avait contraints
d'en sortir. Quant aux noms inconnus du juge, il re-
fusait de les indiquer; c'était assez des victimes déjà
saisies.
La lettre suivante fournit de précieux renseigne-
ments sur les réponses de Paul Cardel et sur l'état de
l'Église de Paris :
« De Paris, ce 15e mars 1689 (1).
Il est vrai que Dieu a envoyé ici des pasteurs qui ont géné-
reusement exposé leur vie pour annoncer l'Évangile. Ils ont
prêché dans tous les quartiers de Paris, et presque tous ceux
qu'on appelait nouveaux convertis, le sont, en effet, ayant si-
gné de tout leur cœur la rétractation de la malheureuse signa-
ture que la violence et les mauvais exemples avaient extor-
quée d'eux. Les exercices ont été fort fréquents ; on a même
reçu à faire profession de la religion plusieurs anciens catho-
liques, parmi lesquels, sans doute, il s'est trouvé des infidèles et
des traîtres qui ont tout découvert. Nos ennemis sachant tout,
ont arrêté un pasteur nommé M. de Noyer, avec deux méde-
cins, l'un nommé M. Bernier, et l'autre, M. Pavillon, et une
femme. M. de Noyer a été interrogé par M. Delarenie. Il a
confessé librement qu'il était venu en France pour consoler
(1) Ms. Court, vol. L,
186 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
los frères, pour leur prêcher la parole de Dieu, pour les exhor-
ter à demeurer fidèles à son service, à rendre au roi l'honneur
({ui lui est dû, et attendre dans le royaume la délivrance qu'il
leur enverra bientôt. Les médecins et la femme ont aussi été
interrogés, et lui ont déclaré être prêts à verser leur sang
pour donner gloire à Dieu; que tous les honnêtes gens avaient
abjuré la religion romaine aussi bien qu'eux, ou du moins que
ceux qui ne l'avaient pas fait étaient dans le dessein de le
faire.
Il y a encore d'autres pasteurs qui sont arrivés depuis peu ;
mais on a cru devoir suspendre pour un peu les assemblée.'^,
parce qu'on était trop découvert. Je crois que, si les magistrats
avaient voulu, il auraient pris une assemblée entière; mais
sans doute ils n'ont pas eu ce dessein. Ils auraient si long-
temps fait semblant de chercher ceux qu'ils eussent bien
voulu ne pas trouver, mais les épouvanter et les forcer de
prendre la fuite. Nous croyons qu'ils n'ont pris le pauvre M. de
Noyer que pour intimider les autres, et les faire retourner
d'où ils sont venus; mais c'est inutilement qu'ils ont cette
pensée. Il y a apparence que la grâce n'en demeurera pas là ;
le courage revient à ceux à qui il avait manqué et commence
de faillir aux ennemis do la vérité, ils ne savent où ils en
sont : les dragons, les massacres, les prisons, les galères, les
couvents, tout a été encore inutilement pratiqué. Car il faut
qu'au milieu de toutes ces tribulations nous parvenions au
royaume de Dieu. Dans l'intendance de M. de Baville, on a
massacré depuis un mois plus de 12 â 1,500 personnes trou-
vées priant Dieu ; mais cela ne diminue en rien le courage de
ceux qui sont restés, et on continue à s'assembler en une infi-
nité d'endroits, au reste, quoique messieurs les magistrats
aient une parfaite connaissance des personnes les plus considé-
rables qui se sont trouvées aux assemblées, sans en ri'^n dire
à personne. C'est le quoi j'admire davantage la bonté de Dieu
envers nous.
PAUL CARDEL 187
Arrêté à Nîmes, à Montpellier, à Grenoble, ou
même dans le Poitou, Gardel eût infailliblement été
mis à mort, comme ses collègues, pasteurs et prédi-
cants du Midi et de TOuest : Fulcran Rey, Meyrueis,
Rocher, Gâches, Bigot, Dalgue, Roques, la prédi-
cante Anne Monjoie, Bertezène, Borély, Glairant,
Arnaud, Boisson, Dombre (1686-1689); mais arrêté à
Paris, son sort dépendait directement de Louis XIV,
qui n'était pas naturellement cruel et avait de la ré-
pugnance à verser le sang. Il mit quelque temps à se
décider, témoin le billet que Seignelay envoyait le
22 mars à La Reynie : « Le roi n'a encore rien déter-
miné sur ce qui regarde le ministre Gardel ; ainsi
S. M. m'a ordonné de vous écrire de ne rien faire de
nouveau à son égard jusqu'à ce qu'elle vous ait fait
savoir ses intentions « (1). Enfin, le roi résolut que
Gardel subirait, comme Fouquet et sans jugement, la
détention perpétuelle dans une prison d'État. Ge ne
fut qu'au bout de six semaines, et voyant qu'on ne
pouvait rien tirer du malheureux ministre, qu'on
exécuta la sentence, avec des circonstances aggra-
vantes révélées par les pièces que voici :
Lettre du roi au gouverneur des îles Sainte-Marguerite, pour
LUI dire d'y recevoir le nommé Gardel ministre.
A Versailles, 18« avril 1689.
Monsieur de Saint-Mars, j'envoie aux îles Sainte-Marguerite, le
nomme Gardel, ci-devant ministre de la R. P. R., pour y être dé-
tenu pendant toute sa vie. Et je vous écris cette lettre pour vous
,lj Ravais.son, A)-'h. de la Bastille IX 167.
188 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
dire que mon intention est que vous le receviez, que vous le fas-
siez mettre dans l'endroit le plus sûr qu'il se pourra, et qu'il soit
soigneusement gardé, sans avoir communication avec qui que ce
soit, de vive voix ou par écrit, sous quelque prétexte que ce soit.
Et laprésente n'étant à autre fin, je prie Dieu, etc.
Seignelay a m. de Saint-Mars.
18« avril 1689.
J'ajoute à la lettre du roi, que Sa Majesté ne veut pas que
l'homme qui vous sera remis soit connu de qui que ce soit, et
que vous teniez la chose secrète, en sorte qu'il ne vienne à la
connaissance de personne quel est cet homme. Vous lui ferez
fournir la subsistance de son entretien sur un pied médiocre,
et je vous prie de me mander à quoi le tout pourra monter par
an, afin que j'y pourvoie.
Seignelay a M. de Besmaus, gouverneur de la Bastille.
18" avril 1689.
J'ai chargé le S"" Auzillou d'un ordre de prendre le ministre
Cardel et de le conduire au lieu qui lui aura été indiqué. Le
roi m'ordonne de vous dire de faire en sorte que personne ne
sache ce qu'il est devenu, et pour cet effet, Sa Majesté veut
que vous le fassiez remettre au dit Auzillon, à dix heures du
soir, lorsqu'il ira le prendre (1).
Louvois A M. de Saint-Mars
Versailles, 24 mai 1689.
Lorsque vous aurez quelque chose à me faire savoir concer-
nant le prisonnier qu'Auzilhon le fils vous a remis, par ordre
du roi, vous pouvez vous servir de la précaution de mettre
double enveloppe à vos lettres, afin que personne que moi ne
puisse avoir connaissance de ce qu'elles contiendront. Vous
(1) Bidlet. IV, 120-122.
PAUL CARDEL 189
devez régler la subsistance de ce prisonnier sur le pied de
quinze sous par jour (1).
Du MÊME AU MÊME
Marly, 24 juin 1689.
Si le dernier prisonnier qui vous a été remis avait un ex-
trême besoin d'être saigné, vous pouvez le faire faire en votre
présence, en prenant les précautions nécessaires pour que le
chirurgien ne puisse pas savoir qui il est (2).
Du MÊME AU MÊME
16 janvier 1690.
Quand le prisonnier qui vous a été mené le dernier ne sera
pas autant souple qu'il le doit, vous pouvez le corriger de ma-
nière qu'il le devienne (3).
Du MÊME AU MÊME
20 décembre 1690.
J'ai reçu la lettre que vous avez pris la peine de m'écriro,
concernant les trois ministres qui sont prisonniers aux ilos
Ste-Marguerite; l'intention de S. M. est que vous me rendiez
dorénavant le même compte de ce qui les regardera, que vous
faisiez à M. de Seignelay, et lorsqu'il y en aura de malades, le
roi trouvera bon que vous les fassiez voir par quelque ecclé-
siastique assuré, qui puisse essayer de les convertir avant de
mourir; mandez-moi, s'il vous plaît, quel jour chacun de ces
ministres vous a été remis et combien je vous ai fait payer
pour l'ameublement du premier de ces ministres. » (4)
(1) Ravaisson, Arch. de la Bastille, IX 170.
(2) Ibid., IX 171.
(3) Ibid., 175.
(4) Ibid., 176.
190 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Cependant la claustration absolue succédant à une
vie tres-active, les mauvais traitements, une nourri-
ture insuffisante (sa pension ne fat élevée de 275 li-
vres à 900 que le 10 mars 1690), la certitude d'être
entré dans un véritable tombeau dont il ne devait
plus sortir, eurent bien vite ruiné la santé et la rai-
son du pauvre prisonnier. Dès 1693, trois des pas-
teurs détenus dans le donjon des îles S'^- Marguerite
étaient déjà devenus fous (1) ; Cardel, De Salve et
Lestang, qui y gémissaient depuis près de quatre an-
nées. Le quatrième, Malzac, arrivé depuis moins de
deux ans et d'une constitution plus robuste, résista
mieux que ses collègues à l'influence délétère du ca-
chot. Le supplice de Paul Cardel ne dura que cinq
années; il mourut le 23 mai 1694, âgé seulement de
quarante ans, et fut enterré dans l'île sans que per-
sonne, sauf M. de St-Mars et ses ofïiciers, en ait eu
connaissance (2). Le secret, tant recommandé pour
des raisons de politique extérieure, fut si scrupuleu-
sement gardé, que, dix ans après la mort de Cardel,
on le croyait encore en vie et l'on ignorait toujours
le lieu de sa détention. Le pasteur réfugié Philippe
Legendre écrivait vers 1704 : « L'Église de Rouen
gémit encore pour un de ses chers enfants : c'est
M. Paul Cardel, reçu au saint ministère sur la fin de
l'année 1681, pour servir une Église de fief qui était
à quatre lieues de Rouen. Ce bon pasteur étant parti
de Hollande en 1688 avec M. Cottin, pour aller prê-
(1) Bidlet. IV, 120-122.
{2)Mém. sur la Bastille^ I 95.
PAUL CARDEL 191
cher sous la croix, fut arrêté à Paris par la perfidie
d'une femme qui le conduisit dans une maison où il
devait y avoir un malade. Le jugement qu'il lui fal-
lut subir le condamne à une prison perpétuelle. Il y
a tantôt quinze ans qu'il est dans un si déplorable
état, sans que l'on ait entendu parler de lui, non plus
que de MM. Mathurin, Malzac et De Salve, trois au-
tres pasteurs sortis les uns après les autres des Pro-
vinces-Unies pour le même sujet, qui ont eu le môme
sort. L'ignorance où sont tous leurs amis de ce qui
peut leur être arrivé durant une si longue détention,
est une marque certaine de leur fermeté inébranla-
ble ; car s'ils avaient eu la moindre faiblesse, on
n'aurait pas manqué à le publier. » (1)
Les deux médecins et la femme du serrurier, con-
duits à la Bastille avec le pasteur du Désert, tirent
preuve de la même fermeté que lui, bien qu'ils eus-
sent été contraints d'abjurer lors de la Révocation.
Dernier déclara hardiment qu'il avait signé une ré-
tractation (2), et qu'il faisait profession d'être de la
religion réformée, et la femme Bouay fit la même
déclaration. Dernier fut transféré de la Bastille au
château de Guise (Aisne), le 4 janvier 1691 (3), d'où,
(1) Hist. de.... l'Égl. de Rouen., p. 94.
(2) Paul Bernier, docteur en médecine, est l'une des cinquante-six
personnes venues de diverses provinces, qui obtinrent, au mois d'octo-
bre 1685, la permission de passer quelque temps à Paris, sous divers
prétextes, pour chei'cher à s'évader. CLa France prot.) N'ayant pu y
réussir, il fut contraint d'abjurer le 19 novembre.
(.3) Mern. sur la Bastille, et Ballet., II, 563.
192 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
selon la France protestante, il ne sortit sans doute
jamais. Cependant nous voyons que, le 2 mars 1692,
la peine de mort prononcée contre un nommé Ber-
nier, fut commuée en celle des galères perpétuelles.
S'il s'agit du même personnage, il serait donc sorti
du château de Guise et aurait été de nouveau surpris
en flagrant délit d'assemblée.
Poupaillard, sieur de Pavilloy, ne quitta la Bastille,
le 2 janvier 1693, que pour être conduit dans l'une
des tours du Pont-de-l' Arche (Eure), situées sur le
bord de la Seine (1). Sa constance, sa piété, sa dou-
ceur, avaient sans doute agi sur son geôlier; car une
lettre que le secrétaire d'Etat Pontchartrain (2) adres-
sait, le 13 janvier 1694, à M. Davignon porte que Pou-
paillard « sort souvent, sous prétexte de rendre vi-
site aux malades des paroisses des environs, ce qui
est entièrement contre l'intention du roi, » qui veut
qu'on y donne ordre. Peut-être s'était-on aperçu que
c'étaient les malades nouveaux catholiques que le
médecin recherchait de préférence.
La fidélité de Mme Bouay obtint une meilleure ré-
compense. La courageuse femme alla terminer sa
carrière en Hollande. Pontchartrain écrivait à La
Reynie, le 30 janvier 1692 : « Prenez la peine de vous
informer dans quel pays elle veut se retirer, afin que
quand le temps sera un peu plus doux, on l'envoie
sur la frontière » (3). Elle partit, le jeudi 5 avril, dans
(1) Sttllet. IV 372.
(2) Il avait succédé à Seignelay le 6 novembre 1690.
(3) Bidlet. IV 209.
PAUL CARDEL 193
une voiture qui la conduisit à Mons, d'où on la lit
sortir de France.
La Tour, mis aussi à la Bastille, puis au couvent
des Blancs-Manteaux, retourna dans le terrible don-
jon, où il faiblit sans doute; car, le 30 décembre 1600,
Seignelay donnait l'ordre de le faire sortir à la fois
de la Bastille et de Paris (1).
Nous ne pouvons terminer ce chapitre sans dire un
mot du frère de Paul Cardel, et sans rappeler le dé-
plorable sort d'un autre martyr, que les historiens de
nos jours, aussi bien que ceux d'autrefois et la police
même de Louis XIV, ont souvent confondu avec son
homonyme, le pasteur du Désert.
Etienne Cardel, frère de Paul, s'était retiré à Franc-
fort-sur-l'Oder, où nous le trouvons dès 1688 (2). Il y
épousa, le 22 juin 1690, Marie Barbe, fille cadette de
la veuve de l'avocat au parlement Ehren Volleben
(plus loin Wollèbe) (3), née Anne Chevillette (4), qui
s'y était aussi réfugiée. Etienne Cardel, type parfait
du juge huguenot, ne tarda pas à être nommé an-
Ci) Ravaisson, Arch. de la Bastiile, IX 177 et Ballet., IV 122.
(2) Voii' l'appeadice VI.
(3) En 1643, Jacques WoUeb, musicien de grand savoir, avait rem-
placé Mareschal, comme organiste de la cathédrale de Bàle (G. Becker,
La musique en Suisse, p. 93). En 1658, un Wolleben adressait, de
Strasboui'g, à Paul Perry, une lettre conservée dans les Ms. de la
Bibliothèq. du prot., fonds Coquerel.
(4) Les frères Haag avaient donc raison de dire (La France prot. III
444 art. Chevillette) : «Nous aurions peut-être quelque droit de ré-
clamer pour la France protestante et de rattacher à cette famille Juste
Chevillet (Chevillette, d'après la prononciation allemande), graveur
i 13
1 94 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
cien de l'Église française et directeur de la colonie
des réfugiés. Son vignoble, c'est-à-dire sa maison
de campagne, devint un centre de ralliement pour
tous les français réfugiés. 11 eut cinq filles et six fils,
et quelques-uns de ses enfants parvinrent à un âge
très-avancé. L'un de ses fils, Jean, sieur du Noyer,
enseigna le français à l'université ; l'une de ses filles
dirigea l'éducation de la princesse d'Anhalt-Zerbst,
qui fut impératrice de Russie sous le nom de Cathe-
rine II, et disait plus tard de son institutrice :
« Elle m'avait fort bien élevée pour faire un bon
mariage avec quelque petit prince d'empire ; mais
ni M"^ Gardel ni moi, ne nous attendions guère à
tout ceci (1). » Une autre eut pour mari le maître
de langues de l'université, Jacques Mercier. La plus
jeune épousa, le 30 avril 1732, le pasteur allemand
réformé de Magdebourg, F. W. Sack, qui devint
plus tard prédicateur de la cour de Frédéric-le-
Grand. Etienne mourut le 3 février 1749, âgé de
87 ans; sa femme, Barbe Wollebe, l'avait précédé
dans la tombe, le 30 septembre 1738. Tous deux
furent inhumés dans l'église française. Leur dernier
fils, Jean Paul, fut directeur de la colonie de 1734
à 1763.
Nous ignorons s'il existait un lien de parenté entre
les Cardel normands, ceux d'Alençon (Bullet., VII 711,
habile, né à FraïK^fort-sur-l'Oder, en 1729, et mort à Paris vers
1800. »
Isaac Chevillette de Sedan soutint une thèse dans l'académie de sa
ville natale, en 1G54.
(1) Erman et Reclam, Mém.. IX 58.
PAUL GARDEL 195
ceux de Meaux (1) et ceux de la Touraine, qui étaient
aussi protestants.
« Jean Cardel, né à Tours, vers 1635, s'était établi
àManheim en 1674, pour échapper aux persécutions
de toute espèce auxquelles les protestants étaient ex-
posés en France, même avant la révocation de l'édit
de Nantes. Il y avait fondé d'immenses manufactu-
res de soie, et par son activité, son intelligence, sa
probité, il avait acquis une fortune considérable et
une réputation qui, en fixant sur lui l'attention des
ministres de Louis XIV, causa sa ruine » (2). —
Gomme il se rendait à la foire de Spire, un détache-
ment de troupes françaises de Landau alla, sans plus
de façon, le saisir, près du village appelé La Réhut,
à deux petites lieues de Manheim, du côté de Franc-
fort-sur-le-Mein, « pour des raisons très-importantes
qui regardaient la conservation de la personne du
roi, » disent les Mémoires sur la. Bastille (I 235), et le
conduisit au château de Vincennes, où il entra le 25
novembre 1685 (3). L'électeur palatin eut beau pro-
(1) Jeanne Cardel de Meaux lut condamnée, en juillet 1688, à être
rasée et enfermée à l'hôpital général, pour s'être trouvée à une assem-
blée tenue à Nanteuil (Reg. du Secret., 0 35).
(2) La France prot.
(3) Le Journal de Genève du 21 novembre 1690 nous apprend que les
Genevois craignirent aussi l'enlèvement d'un pasteur réfugié chez eux :
« On sait que les troupes de Fi'ance venant en quartier, ont été renfor-
cées ces jours passés dans notre voisinage, et que huit ou neuf compa-
gnies des dragons de Catinat sont, du présent, très-près de nos frontiè-
res. Quelques-uns de leur officiers étant venus au logis du prél'Evèque,
s'y sont informés, en soupant, du sieur ministre Arnaud, l'un de nos
réfugiés de considération, sous prétexte de quelque parentage. Ce pau-
196 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
tester contre la violation de son territoire, on lui ré-
pondit que Cardel avait conspiré contre la vie de
Louis XIV, et on demanda l'extradition, non accor-
dée,'de ses prétendus complices.
Une note remise à La Reynie le qualifie de « pro-
testant entêté qui n'a jamais voulu se convertir, et
accusé de machinations contre le roi ». Mais la police
s'embrouillait elle-même dans ses notes menteuses.
La suivante, signée du lieutenant-général donne aux
autres un démenti catégorique (1) :
« 1685. Jean Cardel, marchand de draps et autres
marchandises, demeurant à Manheim, détenu à Vin-
cennes.
« Pierre Desvallons, faux dénonciateur contre le
dit Jean Cardel, détenu à Vincennes. Desvallons avait
accusé faussement Jean Cardel d'une prétendue cons-
piration contre la personne du roi. »
vre pasteur des Églises de France est, selon beaucoup de gens, en dan-
ger d'être enlevé au premier jour, si Ton n'y met ordre ; car il est à sup-
poser que le gouvernement du roi ne désirerait rien autant que de l'a-
voir en sa possession. Le Conseil a i-ésolu ce jour qu'on avertisse le
sieur Arnaud, afin qu'il se donne de garde, et l'on ne saurait qu'approu-
ver assurément cette prudente mesure. Mais ce qu'il faut louer bien
moins haut, selon nous, c'est qu'on lui doit faire entendre aussi, pour
plaire à M. le résident, qu'il n'est pas expédient qu'il demeure davan-
tage en cette ville, en sorte qu'il doit se disposer sans retard à s'en reti-
rer. »
M. Ch. Du Bois Melly se trompe en annonçant qu'il s'agit ici d'Etienne
Arnaud. Celui-ci était un tout jeune homme quand il fut pendu, en
1718; le réfugié menacé était Daniel Arnaud ex-pasteur à Volvent, zé-
lateur enfui à Genève en 1683.
m Bi<net..xi2:i0.
PAUL CARDEL 197
Ainsi on reconnut que l'accusation était fausse, et
l'on garda l'innocent dans les cachots, pour ne pas
avouer que le roi avait commis une violence par
suite d'une erreur. Quant au «faux dénonciateur »,
fils d'un avocat protestant de Paris aussi vertueux,
que lui-même était vicieux (1), ce scélérat, qui avait
été enlevé en même temps que Cardel, fut transféré
au château de Guise, le 4 janvier 1691, et accabla le
ministre de placets, pour réclamer la liberté -'qui lui
fut sans doute bientôt rendue (2). Il n'en fut pas de
même pour Jean Cardel.
« L'électeur, le roi Guillaume, les États-Généraux,
l'empereur même, s'intéressèrent au sort de cet infor-
tuné; mais leurs réclamations furent vaines; on leur
répondit qu'il était mort. C'est qu'en efTet le malheu-
reux Cardel avait résisté à toutes les sollicitations, à
toutes les offres qu'on lui avait faites pour qu'il chan-
geât de religion et s'établît en France. Les mauvais
traitements, les tortures l'avaient trouvé également
inébranlable dans sa foi. Il était donc mort et] bien
mort pour le monde , pour sa mère (3), pour sa
femme (4), pour ses enfants ; le iyran qu'on appelle
(1) La lettre de cachet qui renvoyait à Guise avec Bernier, Malet et
Paradez, les qualifiait tous quatre de « mauvaisVatholiques et suspects
pour leur conduite », et ordonnait de les mettre dans des lieux séparés
(Bullet.,lY2m).
(2) C. de Renneville, L'inquisition franc. ^ III 63.
(3) « Sa mère, quitétait née protestante, après avoir sollicité en vain
sa sortie pendant plusieurs années, passa dans les pays étrangers, pour
y professer librement sa religion » (Mém. sur la Bastille., I 235.^
(4) Il s'était marié à Mauheim.
198 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
le grand roi voulait que tout pliât sous sa volonté,
jusqu'aux consciences, et il ne pardonnait jamais une
résistance, fùt-elle dictée par les plus nobles senti-
ments. Aussi se montra-t-il sourd aux larmes de la
mère de Cardel, comme aux prières de plusieurs per-
sonnes influentes qui intercédèrent pour lui. Après
trente ans de captivité, le martyr expira enfin à la
Bastille, où il avait été transféré le 4 août 1690. On
le trouva un matin mort dans le cachot fangeux où
il avait été plongé. « (1)
Il mourut subitement, le 13 juin 1715, d'après les
registres de la Bastille (2), qui ne donnent d'autre
motif de son arrestation que la. religion. Le 2 fé-
vrier 1G9-5, le roi ne savait déjà plus pourquoi il était
détenu (.)). On réussit, au moins une, fois, à lui faire
tenir de l'argent, ainsi qu'il résulte de la note sui-
vante ou])liée dans un registre d'écrou, par Du Junca
lieutenant du roi à la Bastille. « Du mercredi M*"
avril 1706 l'après-midi, je reçus de M. Toulieu, avocat
au parlement, dix écus blancs, valant 34, pour les
besoins du sieur Cardel, prisonnier à la Bastille, et
que La France, porte-clefs, sert. Auquel j'ai dit que
j'avais cet argent pour lui acheter ce qu'il aura le
plus de besoin.» — «Du 1" juillet, il y a eu une dimi-
nution de deux sous par écu» (4).
« Son esprit était dans une espèce d'égarement qui
ne lui laissait que de forts légers intervalles de rai-
(1) La Finance prot.
(2) Bullet., XI, 250.
(3) Bullet., IV, 372.
{A)Bîaiet.,Xl2ôl.
PAUL GARDEL 199
son, et qui le mettait hors d'état de se conduire » (1);
ce qui n'empêchait pas les convertisseurs de la Bas-
tille de le tourmenter, pour lui arracher au moins un
simulacre d'abjuration.
Constantin de Renneville a tracé, dans l'Inquisi-
tion française, II 247, le tableau des atroces souffran-
ces qui fmirent par tuer le pauvre martyr, « J'étais,
dit-il, à la seconde chambre de la tour du coin (2),
lorsque continuellement j'entendais faire des cris
épouvantables, par un prisonnier qui était dans la
première chambre au-dessous de nous. Gomme le
souffrant, dans les intervalles de sa douleur, faisait
des prières très-touchantes et chantait des psaumes
de l'ancienne version, je présumai que le malade
était protestant. Pour m'en éclaircir et lui procurer
quelque soulagement ou quelque consolation, au ris-
que d'aller au cachot, je fis un trou dans mon plan-
cher à côté de mon lit, justement sur celui du
pauvre patient; j'appris qu'il était ministre du saint
Évangile (3), mais il ne voulut jamais nous dire son
(1) Mém. sur la Bastille, I, 235.
(2) C'était celle où Montmorency, Biron, Bassompierre avaient été
détenus, où Lemaistre de Sacy avait traduit la plus grande partie de sa
Bible. Renneville y composa les 2ysaiones de la pénitence et les Can-
tiques de l'Écriture sainte, j^araphrasés en sonnets.
(3) Ici les souvenirs de Renneville le trahissent ; il va confondre les
deux Cardel. Or le pasteur était mort huit ans avant que l'auteur
de l Inquisition française fût mis A. la Bastille. Une des raisons
qui lui faisaient croire que c'était le pasteur, c'est qu'il ne parlait
jamais de son abjuration dans la confession de ses péchés; or le
Cardel de Tours n'avait pas non plus abjui'é, ayant quitté la France
avant 1685.
200 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
nom (1). La conformité de leurs maux m'aurait clù faire
croire que ce pouvait être le même M. César, minis-
tre de Suisse, dont M. Hugues d'Hamilton m'avait
déjà fait l'histoire; mais le nommé Fontaine, de Tour-
nay, que l'on avait donné pour garde à ce pauvre
mourant, m'a dit depuis qu'il croyait que ce ministre
s'appelait M. Cardel, de Rouen...
« J'ai vu exercer les dernières cruautés sur ce pau-
vre agonisant, que Fontaine me dit être dans les
douleurs de la mort depuis plusieurs années. Comme
il était abandonné du médecin depuis longtemps, et
même de Reille, chirurgien de la Bastille, depuis
plus de trois mois, il n'y avait plus que le bourreau
qui le pansait, je veux dire Ru : c'est encore un titre
trop doux à son inhumanité. J'ai vu plusieurs fois
par le trou que j'avais fait, non sans répandre des
larmes, et un jour je pensai demeurer évanoui sur le
plancher de ma chambre par l'excès de ma douleur,
j'ai vu, dis-je, ce barbare dépouiller de sa chemise
tous les matins ce ministre outragé ; elle était collée
avec le pus contre sa chair, car de peau il n'en avait
plus en aucune partie de son corps. Après quoi il le
frottait partout avec une serpillière toute roide de pus
et de sang, et en le frottant il lui faisait de nouvelles
plaies, en sorte que le sang ruisselait de tous côtés à
ce langoureux martyr, qui poussait des cris capables
d'attendrir des tigres. Après quoi cet anthropophage
Esculape remettait la chemise sur ce déplorable
(1) Pour « dérobera ses parents, disait-il, l'horreur des cruautés de
sa mort. »
PAUL CARDEL 201
écorché ; elle semblait être un cuir tant elle était
roide de pus et de sang. Le vieux se recollait bientôt
au nouveau, pour être encore arraché le lendemain,
en sorte que le patient tremblait de tous ses mem-
bres disloqués, sitôt qu'il entendait Ru ouvrir les
portes pour le venir déchirer avec la dernière féro-
cité. J'ai vu Fontaine se mettre à genoux pour lui
demander de l'onguent et du linge pour panser ce
pauvre homme, sans pouvoir fléchir ce barbare... On
ne lui donnait qu'une pinte de lait par jour, sans un
seul morceau de pain, sans un peu de bouillon. »
La mort subite dont parlent les Registres de la Bas-
tille, n'avait donc été qu'un long et affreux supplice
incessamment renouvelé. Gardel fut enterré, selon
Renneville, au pied d'un poirier, dans le jardin de la
forteresse (1).
Écrivant, en 1714, que la raison et la santé du pri-
sonnier étaient dérangées, D'Argenson ajoutait: «Je
pense aussi qu'il n'y a pas moins de charité que de
justice, à le laisser vivre et mourir dans ce château. »
Pontchartrain écrivait à son tour, le 15 juin de l'an-
née suivante : « Je suis fâché que ce prisonnier soit
mort subitement, et qu'il n'ait point voulu faire abju-
(1) Les catholiques étaient enterrés dans le cimetière de l'église
St-Paul , et leurs noms , inscrits sur les registres de cette église.
« Quant aux hérétiques qui avaient refusé les sacrements, on y mettait
moins de façon : les porte-clefs ensevelissaient le corps et l'enterraient
dans le premier endroit venu, dans les cours ou dans le jardin du châ-
teau. Ce sont ces restes, découverts en 1789, qui firent croire que c'é-
taient les ossements de prisonniers tués à la Bastille. » (Ravaisson,
Arch. delà Bastille, I p. XXIP..
202 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ration. « (1) Telles sont l'humanité, la justice et la
charité du despotisme.
(1) Ravaisson, Arch. de la Bastille^ IX 292.
DANIEL GOTTIN, dit LA HAYE.
Aucun nom protestant ne se rencontre aussi fré-
quemment que celai de Gottin, dans les annales de
la persécution du département de l'Aisne. Il y avait
les Gottin de Bohain, qui passèrent à l'étranger en
abandonnant leurs propriétés ; les Gottin de Noyon,
que nous retrouverons tout à l'heure ; les Gottin
d'Annois, « mauvais catholiques », dont le fils aîné
portait le nom de Daniel, probablement en l'honneur
du pasteur, son parent; les Gottin de Saint-Quentin,
dont l'un assistait, comme ancien, au synode de Vitry,
en 1649, et les Gottin de Laon, dont l'un ligure, aussi
en qualité d'ancien, au synode tenu à Gharenton en
1655, et un autre, toujours au même titre, aux syno-
des de Lisy en 1681 et 1683. Ges deux derniers, qui
portaient le prénom de Jean, étaient sans doute le
père et le fils. Le premier était docteur en médecine,
et sans doute aussi le second (1).
Jean Gottin de Laon, le père, vivait encore en 1665,
(1) Citons encore le pasteur Robert Cottin, de Picardie, qui, ayant
soutenu sa thèse à Sedan, sous la présidence de Cappel, en 1620,
avait au moins 90 ans en 1683, s'il vécut jusque là (La France prot.,
art. DevoJAx).
204 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
et plaidait devant les commissaires de l'Édit la cause
des protestants de Crépy, qui voulaient bâtir un
temple (1). En 1653, il avait rencontré une très-vive
opposition, cléricale bien entendu, quand il s'était
agi de faire recevoir son fils au nombre des médecins
de la ville. Les bons bourgeois catholiques n'en vou-
laient point entendre parler. Ils écrivirent au maré-
chal D'Estrées, qu'il n'y avait jamais eu que trois
médecins dans leur ville, que deux déjà étaient héré-
tiques, et qu'en admettre un troisième, serait un
scandale pour les âmes scrupuleuses, et plus encore
pour les ecclésiastiques et les moines. Le nombre des
hérétiques, poursuivaient-ils, s'étant grandement
accru à Laon depuis une douzaine ou une quinzaine
d'années, parce qu'on ne les admet pas dans les villes
voisines, il en est résulté qu'en quelques occasions
ils se sont émancipés au-delà de ce qui leur est per-
mis par les édits. Nous vous faisons ces remontran-
ces, disaient-ils en terminant, pour le salut commun
de tous les nôtres (2). Vu la date de l'opposition, il est
permis de penser qu'on passa outre, et que Laon eut
un troisième médecin de la religion. Nous ne saurions
douter que le pasteur du Désert soit le iils du premier
médecin Jean Cottin, et le frère du second.
Daniel Cottin « de Laon » soutint sa thèse à l'aca-
démie de Sedan, en 1656 (3); il était donc né vers 1630,
et comptait de cinquante à cinquante-cinq ans, quand
(1) Bullet., Vlir, 538.
(2) Renseignement dû à l'obligeance de M. Matton, archiviste de
l'Aisne.
(3) La France pvot., art. Dovaux.
DANIEL GOTTIN, DIT LA HAYE 205
il revint en France. En 1660, il exerçait le saint
ministère à Ghauny, La Fère et Goucy (1), et, en
1665, chez Jean du Fay, seigneur de Verneuil-le-Bas
(Oise), ainsi qu'il résulte du procès intenté par l'évê-
que de Soissons devant les commissaires royaux,
Jean Desmarets et Benjamin-Robert d'Ully, vicomte
de Nouvion et Laval, contre les pasteurs qui célé-
braient le culte réformé dans son diocèse. L'évoque
demandait la suppression de tous les lieux d'exer-
cice ; mais il n'eut pas le plaisir de réussir dans sa
peu fraternelle tentative. Bien qu'il fût inquiété et
empêché dans ses fonctions, Cottin était encore à
Verneuil en 1669, auprès de Rachel du Fay, veuve de
Jacques le Gordeiller, seigneur de Chenevières, dame
par moitié de la justice de Beugnot, sise à Verneuil-
le-Bas, fief de haute justice, où le culte se célébrait
depuis un siècle. L'exercice y fut supprimé par un
arrêt du juge de Châtillon-sur-Marne, et, en 1673,
Loride des Galinières (2), avocat de la dame du Fay,
suppliait Sa Majesté de casser cet arrêt injuste. Le
roi n'eut garde de faire justice.
Aux synodes de Gharenton 1679 et de Lisy 1681,
Gottin figura comme pasteur à Houdan (Seine-et-
Oise), où il resta jusqu'en 1685. Gomme il se rendait
à l'étranger pour obéir à l'édit révocatoire, il fut
arrêté à Gharleville avec trois de ses collègues, Augier
de Ghâlons, Superville de Loudun, et Du Moustier de
Belléme, malgré les passeports qui leur avaient été
(1) Ballet., 2« série, I 513.
(2) Ancien de Charenton, présent au synode de 1669.
206 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
délivrés par La Reynie. On voulait les contraindre à
l'abjuration, en retenant , contrairement à TÉdit,
leurs femmes et leurs enfants. Cottin fit courageuse-
ment le plus grand de tous les sacrifices : il se diri-
gea vers la frontière et gagna la Hollande, tandis que
toute sa famille fut envoyée à Paris (1). Nous igno-
rons si elle put le rejoindre plus tard (2).
Il fut nommé pasteur à Groningue dès 1686, et ren-
tra en France en 1688 avec Gardel; mais plus heu-
reux que lui, il put parcourir toutes les Églises du
Nord et même celles de la Normandie (3). Antoine
Court s'exprime ainsi, dans son Hist. ms. des Églises
réformées de France : « Les ministres Cottin, Masson
et La Gacherie visitèrent successivement, de 1688 à
1690, les protestants de Normandie. L'un d'eux écri-
vait à Jacques Basnage, retiré alors à Rotterdam,
« que Dieu avait béni son entreprise et celle de ses
« collègues d'une manière qui dépassait de beaucoup
« leur attente; cfu'à Rouen en particulier, tout le
« monde s'était converti et avait fait réparation, avec
« des témoignages admirables de zèle et de repen-
« tance; que ceux qui craignaient le plus la persécu-
« tion désiraient avec ardeur leur présence; que
« la plupart de ceux qui étaient tombés s'étaient
« relevés, et qu'il en avait été de même à peu
(1) Élie Benoit, Hist. de Védit de Nantes, V 934.
(2) Il ne serait pas impossible que le Cottin de Laon, de la R. P. R.,
qui, en 1696 ou 1697, épousa à Paris sa parente, fille de David Ber-
nardon et de Marie Cottin de Noyon, fût un de ses enfants (Ms. de la
Blblioth. nation. Fr., 4026, 3.)
(3) Legendre, Hist. de... l'Église de Rouen, p. 86.
DANIEL COTTIN, DIT LA HAYE 207
« près partout où la Providence avait dirigé leurs
« pas. »
Nous ignorons les noms des pasteurs que concer-
naient les deux dépêches suivantes, adressées à La
Reynie par Seignelay :
Versailles, 8 avril 1689.
Je vous envoie l'extrait d'une lettre que je viens de recevoir
et dont j'ai rendu compte au roi; S. M. désire que vous en-
voyiez après l'homme qui y est désigné, pour tâcher d'arrêter
le ministre qu'on croit être parti avec lui.
25 septembre 1689.
Prenez la peine de vous informer qui sont les deux hommes
qui ont manqué le ministre de Hautecourt (?), et par quel
ordre ils agissaient, parce qu'on ne les connaît pas.
Le périlleux ministère de Gottin dura plus d'un
an, bien qu'une délation écrite, sans doute fournie
par le traître Braconnier, et conservée dans les pa-
piers de la Reynie, eût donné, dès le 31 juillet 1689,
son signalement et toutes les indications propres à le
faire arrêter :
Le ministre Coutiu, dit La Haye, m'a fait savoir qu'il s'en
allait à la Frette [Ferté]-sur-Marne, où il serait sept ou huit
jours, ou dans le voisinage de ces lieux-là, et ensuite il revien-
dra à Paris.
La Frette-sur-Marne est un bourg à douze lieues de Paris,
appartenant à M. le comte de Roucy; la plus grande partie des
habit;!nts sont nouveaux convertis ; ce ministre y va pour
leur donner la cène; il est plus aisé de le prendre à La Frette
qu'à Paris, le bourg n'étant pas bien grand. Ce ministre
pourra aller à Meaux ou aux environs, où il y a des nouveaux
convertis, mais son plus grand séjour sera à la Frette-sur-
208 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Marne. Il faudra donner ordre au prévôt des maréchaux de
Meaux de le prendre. II logera chez les principaux bourgeois
de La Frette et changera de logis tous les jours. Les officiers
de M. le comte deRoucy sont nouveaux convertis, c'est pour-
quoi il faut se méfier d'eux.
D'envoyer des gens de Paris pour le prendre, les nouveaux
convertis se méfieraient de celui qui a donné l'avis. Ce minis-
tre fera des assemblées de nuit. Il faut avoir des hommes fidè-
les à La Frette, pour prendre garde la nuit en quelle maison
les nouveaux convertis vont ; ils n'entreront qu'un à un dans
l'assemblée.
Liste des maisons dans lesquelles le ministre Coutin, dit La Haye,
fait des assemblées depuis peu de temps.
Chez le nommé Martin, horloger, rue des Fossés, vis-à-vis
la comédie, à Saint-Martin, à la troisième chambre;
Chez le nommé Orry, horloger, sur le quai Pelletier. On
monte par une petite montée, qui est dans la cuisine basse et
(jui ouvre dans la petite chambre; la montée est si petite qu'il
faut monter de côté;
Chez les nommés Dargent et Dubuis, tous deux logés dans
la maison où il y a pour enseigne : Les Castors du Canada; il y
a un marchand de café en bas de la maison; ils sont tous
deux horlogers, l'un sur le devant de la maison, l'autre sur le
derrière ;
Chez le nommé Gury, ouvrier en étoffe d'or et d'argent, dans
la rue de Béthisy, au Roi de France. — La Haye ne va que de
nuit; il y aura probablement une assemblée demain chez
Cury, sinon La Haye ira toujours bientôt; il y va entre neuf
et dix heures du soir et sort avant le jour;
Chez le nommé Massène, charron, rue des Fossés de Mon-
sieur le Prince;
Chez le nommé Mallet, qui loge rue Saint-Jean de Beauvais;
il n'y a aucune enseigne; il y a deux ou trois ménages dans
DANIEL COTTIN, DIT LA HAYE 209
même maison ; la plus grande partie dos habitants sont nou-
veaux convertis. Le ministre Goutia y va souvent. Le sieur
Mallet a deux de ses filles au couvent.
Goutin est un grand homme, d'une taille déliée, qni a de
gros yeux et parait avoir la vue basse; les lèvres assez grosses,
une perruque noire, un chapeau noir retroussé, une épée cou-
leur d'acier avec une petite lame d'or aux environs de la garde,
d'une bonne longueur. La nuit, quand il sort, il met souvent
sur ses épaules une brandebourg grise; il change quelquefois.
On le connaîtra bien à l'entrée des maisons où il va très-
souvent. Il a avec lui des gens armés en état de se défendre.
L'avocat de Normandie qui est souvent avec le ministre, est
presque fait comme lui, mais il n'est pas si grand.
Ces détails un peu vulgaires peignent fidèlement
la vie si pénible, si agitée des pasteurs du Désert,
toujours sur le qui-vive, ne sortant guère que la
nuit et cependant toujours trahis et découverts. D'un
autre côté, on se faisait gloire d'avoir logé, au moins
une nuit, les proscrits, et d'avoir ouvert sa maison
pour une de ces réunions où l'on demandait à Dieu
pardon de l'apostasie, et force et fidélité pour
l'avenir.
Gottin est l'un des rares pasteurs arrêtés qui n'aient
pas expié leur héroïsme par la peine de mort ou une
prison perpétuelle. A force de le traquer hors Paris
comme dans Paris, la police parvint h le saisir, mais
non à le garder, dans l'automne de l'année 1689. Il
réussit à fuir et à regagner la Hollande, où nous le
voyons donner des adresses et des empreintes de
son cachet à deux autres pasteurs, De Salve et De
Malzac, qui partirent pour la France vers le 15
I 14
210 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
décembre de la même année. Pontchartrain
commettait donc une erreur de mémoire, en écri-
vant à l'intendant Bossuet, le 1"' décembre 1G90 (1):
« Il y a quelques mois qu'on arrêta à Paris un
ministre de la R. P. R., nommé Cottin, qui s'évada
des mains de l'officier qui l'avait arrêté. « — L'ex-
pression exacte eût été : il y a j^l^s d'un an. Aussi
l'objet de cette lettre est-il le guide de Cottin, guide
que Pontchartrain avait déjà recommandé à Bossuet
d'observer, et non la personne même du ministre.
« Cet homme, continue-t-il, était particulièrement
conduit dans Paris par le nommé Lamotte, qui passait
pour officier suisse ; mais on a su depuis qu'il était
Français et qu'il demeure à La-Fère-Endelin, qui est
aux environs de Saint-Quentin, dans votre départe-
ment, ainsi que vous le verrez par ce billet que je
vous envoie, au dos duquel il y a une recommanda-
tion qu'on a tirée adroitement pour le faire connaî-
tre. Comme ce Lamotte peut être fort suspect, Sa Ma-
jesté m'a ordonné de vous écrire, de vous informer
précisément du lieu où il est et de faire observer sa
conduite. »
Échappé comme à travers le feu, Cottin reprit ses
fonctions dans l'Église de Groningue, où il resta jus-
qu'à l'année 1705, qui fut probablement celle de sa
mort. Son entier dévouement à l'Évangile paraît ne
l'avoir pas préservé d'une des plus cruelles épreuves
de la vie ; car Antoine Cottin, étudiant en théologie
à Groningue, qui, après s'être fait inscrire au synode
;i) Re(f. du Secret., 0.34.
DANIEL COTTIN, DIT LA HAYE 211
de septembre 1G89, pour être examiné à celui d'avril
1G90, s'excusa de synode en synode, c'est-à-dire
deux fois par an, sous prétexte de maladie, jusqu'au
mois de mai 1692, où l'on apprit que le consistoire
l'avait suspendu de la cène, et llnalement ne se pré-
senta jamais, était probablement un de ses fils, que
le bon exemple paternel n'avait pas empêché de se
dévoyer déplorablement (1).
Quant au guide « fort suspect » que le roi ordon-
nait coup sur coup de surveiller de près (2), il fut
arrêté, par hasard, en janvier ou février 1693. C'était
un gentilhomme d'une famille huguenote de Picardie,
ancien de Ghauny, déjà poursuivi comme hérétique
obstiné à la fin de 1685 (3), Louis Laumonnier, sieur
de La Motte- Varenne (4), propriétaire de la terre
d'Endelin ou Ferté-Endelin, située à deux lieues
de Crespy en Laonnais (5), lequel connaissait depuis
longtemps Gottin, dont il était peut-être le camarade
d'enfance. La Reynie nous apprend, dans son rap-
port du 28 février 1693 (6), que, d'abord page de
(1) Actes du synode icallon, t. IV.
(2) Lettres des 29 novembre et l^'" décembre 1G90.
(3) Seignelay écrivait à La Reynie, le 15 décembre 1685 : « Le roi
ayant été informé qu'un gentilhomme d'auprès de La Fère, Lamotte,
est à Paris, et qu'après avoir promis de se convertir, il pourrait pré-
tendre à y demeurer pour éluder l'eftet de sa parole, Sa Majesté m'or-
donne de vous dire qu'il faut que vous le fassiez chercher, n'ayant pu
être mformée où il est logé, et que vous me lassiez savoir quelle est la
résolution de cet homme. » (Ravaisson, Arch. de la Bastille^ VIII 358).
(4) Bullet., XIII 6 et La France prot., VI 425.
(5) Ravaisson, Arch. de la Bastille., IX 476.
(6) Ibid.
212 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Turcnnc, puis cornette et lieutenant de la compagnie
de ses gardes, La Motte était resté vingt-six ans de
suite dans la maison de l'illustre capitaine, sous les
ordres duquel il avait reçu trois blessures; qu'il avait
çu commerce non-seulement avec Gottin, mais avec
quatre autres pasteurs venus à Paris (Gardel, De
Salve, De Malzac, Givryj, dont trois l'avaient incon-
sidérément nommé dans leurs interrogatoires. Un
prêtre, appelé Bertrand et natif de Joinville, qu'il
avait été forcé de prendre pour précepteur de ses
enfants (deux garçons et deux filles), afin qu'on ne
les lui enlevât pas, avait fui en Hollande après être
devenu protestant. La Reynie désirait qu'on prit des
informations sur la famille et les mœurs de « ce mi-
sérable », et sur le motif qui l'avait « porté au crime
et dans le malheur » où il était tombé. L'officier La
Motte était aussi en rapport avec un autre ecclé-
siastique, Sorlet, qui avait aussi embrassé la foi per-
sécutée. Il faisait de fréquents voyages à Paris, logeait
chez les frères Dicq, protestants zélés, et assistait aux
assemblées tenues chez eux par Gardel, De Salve,
De Malzac (1) et Givry. Sa belle-sœur, logée rue
Guénegaud, à l'hôtel d'Ecosse, avait communié en
môme temps que lui de la main de Malzac, et celui-ci
avait reçu en leur présence l'abjuration de trois
anciens catholiques, Edme Roger, Madelaine Gode-
froy, sa femme, et la nommée Nicole Tesson de
(1) Il visita les pasteurs De Salve et De Malzac à la Croix de fer,
rue Bourg-Labbé, et vendit l'un des chevaux sur lesquels ils étaient
venus.
I
DANIEL COTTIN, DIT LA HAYE 213
Gien. La Reynie l'accusait encore d'avoir assisté,
dans le faubourg Saint-Antoine, à un exercice fait
par un ministre gascon, lequel nous est inconnu et
qui avait aussi reçu l'abjuration d'un chirurgien
catholique. Enfm, il avait conservé des relations avec
des gentilshommes de sa famille réfugiés en Hol-
lande et en Angleterre : De Varenne , son neveu,
colonel d'un régiment dans les troupes de Brande-
bourg, De Jonquière, dont la terre était près de Gom-
piègne (1), et De Travecy, réfugié à Londres.
Arrivant un jour à Paris, et ignorant la récente
arrestation des époux Roger, prosélytes, il se rendit
chez eux pour prendre langue, et fut saisi par la
police qui occupait la maison. Toutefois on ne le
conduisit pas en prison, mais chez le capitaine Des-
grez (2), qui se mêlaitde conversion et avait plusieurs
chambres (qu'on appelait son four) préparées pour
recevoir et garder en sûreté les personnes dont on
espérait quelque renseignement ou quelque faiblesse.
La Reynie sortit plein d'espoir du premier entretien
qu'il eut avec La Motte, lequel, ayant abjuré une
première fois pour obéir à Sa Majesté, put être un
instant tenté de recommencer. Le lieutenant de po-
lice le jugeait « homme de bon sens et de bonne foi»,
et il ajoutait : « Il me paraît que ce gentilhomme est
d'un esprit sage et qu'il a le cœur droit; peut-être
est-il parti dans le dessein de continuer d'agir contre
(1) Le Qivé de Beaugis dénonçait, au commencement de l'année
1692, les assemblées qui se faisaient tous les dimanches au château do
Jonquière.
;2' Bu/h't.. IV 212.
214 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
l'Église, et que Dieu, qui l'a remis entre les mains de
ceux qui, sans le chercher, l'ont arrêté, veut-il en
faire non-seulement un enfant de cette môme Église
qu'il persécutait (1), mais encore un sujet capable de
l'édifier ; il semble que le Seigneur, qui est tout-
puissant, qui opère et qui fait ce qu'il veut quand il
lui plaît, a éclairé l'esprit et qu'il a touché le cœur
de ce gentilhomme, de telle sorte qu'il y a grand su-
jet d'espérer sa conversion. Si S. M. jugeait qu'il ifût
juste de le faire garder encore quelques jours chez
Desgrez, et qu'il puisse y être visité et aidé par quel-
que personne convenable, qui eût l'autorité par le
caractère et la doctrine nécessaire pour son instruc-
tion, peut-être qu'on hasarderait moins par cette
conduite, et qu'en évitant pour lui la prison et le
faux point d'honneur, la conversion de ce gen-
tilhomme serait d'un bien plus grand exemple, s'il
se convertissait. »
La Motte fut interrogé peu après, à l'hôtel de La
Reynie, en même temps que Charles Dicq, les Roger,
Nicole Tesson, Thomas Bonhomme de Bordeaux et
Isabelle Boucher de Châtillon-sur-Loire. Une note de
police qui les concerne est ainsi conçue : « Tous reli-
gionnaircs, entre lesquels il y en a plusieurs qui ont
abandonné la religion catholique pour la R. P. R.,
et ont été aux exercices de ladite religion dans des
maisons particulières à Paris après la Révocation de
(1) Le mot est fort : prétendre qu'en 1693 les réformés persécutaient
rÉglise catholique! Mais tel a toujours été et"tel est encore le langage
des persécuteurs.
DANIEL COTTIN, DIT LA HAYE 215
redit de Nantes, ont instruit des catholiques dans
leur religion et leur ont persuadé de la professer.
Quelques-uns ont été soupçonnés de commerce sus-
pect en pays étranger, et d'avoir facilité l'évasion de
quelques religionnaires sujets du roi » (1). — Cepen-
dant on tira bientôt La Motte du four, pour le mettre
au Fort-l'Évèque, où sa femme et ses filles obtinrent
l'autorisation de lui parler de ses affaires domesti-
ques. Les espérances si pieusement exprimées du
lieutenant-général de police ne se réalisèrent pas; il
fallut, au bout de trois années (4 janvier 1696), en-
voyer au château de Guise, comme incorrigible (-2),
le prisonnier, dont les filles avaient été mises, le
19 mai 1695, aux Nouvelles catholiques de Paris. On
linit cependant par le relâcher ; mais une détention
trop prolongée l'avait usé : il mourut en 1700, et
repoussa le prêtre qui venait troubler ses derniers
moments. Aussi Pontchartrain écrivit-il, le 9 juillet,
à l'intendant Sanson, successeur de Bossuet : « Les
circonstances de l'opiniâtreté que le feu sieur de
La Motte a témoignée en mourant, ne permettent pas
qu'on les dissimule, et vous devez donner aux juges
des lieux ordre de faire le procès à sa mémoire sui-
vant les ordonnances » (3). — Les procès de ce genre
n'amenaient plus généralement d'autre résultat que
la confiscation des biens du condamné, depuis que
févêque de Meaux, plus humain que Fénelon, avait
^1) Bullet., XIII 6.
[2] Arch. nation.. Reg. du Secret., 0. 40.
(3) Beg. rhi Secret.. 0. 44.
•210 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
rougi de l'ignoble et odieuse exécution des cadavres
traînés sur la claie (1).
(1) Revve 2^olitiq . et littér., année 1876, p. 418.
VI
N. DE LA GACHERIE
« LaGacherie (N.), pasteur réfugié, natif de Pujols
en Agénois. Admis au ministère par le synode de
Clairac, en 1679, et chargé de desservir TÉglise de
Creissel {Arch. gén. Tt 313), La Gacherie fut appelé
bientôt après à Turenne, où nous le trouvons exer-
çant les fonctions pastorales dès 1681 (Ibid. Tt 340).
A la Révocation, il sortit de France et fut placé à Em-
merich (en Prusse). C'est peut-être de lui que des-
cendait La Gacherie du Blé, auteur d'un Examen
bitumensis Ncocomensis, imprimé à Bâle, 1758, in-4»,
et réimprimé avec Touvrage de Stockar sur le même
sujet, Leyde, 1761 in 8" » (1).
Erman et Reclam, plus brefs encore que la France
protestant", disent seulement que ce réfugié, qu'ils
appellent De La Gacherie, fut pasteur à Emmerich,
en 1686 (2). De son côté, Agnew (3) nous apprend
que, en 1692, l'une des Églises françaises de Dublin
avait pour ministre Joseph Lagacherie.
(1) La France 2}ro t., VI 217.
{2] Méni . pour servir à l'hist. des réfvg.^ III 379.
^.3) Protestant exiles from France^ 2^ édit., 1871, in-4", III 210.
■218 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Une ligne que lui consacre Le Gendre (1) : « Cottin
et La Gacherie et d'autres passèrent et fonctionnè-
rent à Rouen » ; une autre d'Antoine Court, déjà
citée : « Les ministres Cottin, Masson et La Gacherie
visitèrent successivement, de 1688 à 1690, les protes-
tants de Normandie », et une phrase de Malzac qui
dit dans son interrogatoire que Gacherie, l'un des
quatre pasteurs qu'il sait être rentrés en France par
la Suisse (Maturin, Boulle, Deplan, Gacherie), ne
resta que huit ou dix jours à Paris, sont les seuls do-
cuments qui permettent de ranger N. De La Gacherie
parmi les pasteurs du Désert. Cette simple mention
suffira-t-elle pour arracher à l'ouhli un nom glorieux ?
(1) Hist. de... VÉyl. de Rouen, p. 86.
VII
GABRIEL MATURIN
Deux pasteurs du nom de Maturin assistaient au
synode de Rotterdam en 1686 : Gabriel, ci-devant
ministre à I^a Réole (Gironde), et Jean, jadis ministre
de Miramont (Lot-et-Garonne) (1). M. le pasteur
Gagnebin d'Amsterdam suppose avec vraisemblance
qu'ils étaient frères (-2). Le Bulletin (3) mentionne un
troisième Mathurin, pasteur à Théobon, dans le Bas-
Agénois, en 1660. La France protestante (4) parle
d'un quatrième, pasteur à Damazan (Lot-et-Garonne),
qui émigra à la Révocation, avec sa femme Margue-
rite Pis, sans pouvoir emmener une petite lille de
quatre à cinq ans. Lequel des quatre fut l'apôtre,
que son court ministère au Désert et sa captivité
d'un quart de siècle, ont rangé parmi les confes-
seurs et les martyrs de la foi protestante? — Apres
avoir d'abord hésité entre le pasteur de Damazan et
,1) Bidlet., VII 430, 434, et 2" série. XII 512.
[2] Jean avait quarante-six ans et s'était établi à Dordrecht avec ses
deux fils, Jacques, âgé de seize ans, et Gabriel, plus jeune de quatre
ans.
i;3; BuUet., 2'-- série. 1.521.
:4i T. VII 204.
220 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
celui de La Réole, les frères Haag ont finalement
exclu le dernier. « De nouvelles recherches, disent-
ils (1), nous ont appris que Gabriel Maturin, ancien
pasteur de La Réole, fut placé comme ministre à
Arnheim en 1688, et qu'il mourut pasteur de l'Église
française de cette ville en 1718, d'où nous croyons
pouvoir conclure qu'il n'est pas identique avec le
ministre sous la croix. » Cette conclusion erronée
repose sur une inexactitude. Gabriel Maturin mou-
rut, en effet, dans l'année 1718; mais en Irlande et
non à Arnheim, qu'il avait quitté depuis vingt-neuf
ans. En outre les Actes du synode wallon (2), ainsi
que plusieurs autres pièces authentiques mises en
lumière par M. Gagnebin (3), le désignent expressé-
ment comme étant le pasteur qui revint prêcher en
France.
En sa qualité de ministre de la chambre do l'Édit,
transportée de Marmande à Saint-Macaire, puis à
La Réole et enfin supprimée, il avait été arrêté en
1683, avec Gabriel Augier, sieur de Massilos, sous
l'accusation d'assemblées tenues contrairement aux
ordonnances. Il comptait alors de quarante-cinq à
cinquante ans; il demeurait h La Réole, dans la mai-
son du sieur de Virazel, conseiller au parlement de
Guyenne, et avait son exercice à Gironde, où le
synode de Bergerac lui avait ordonné de suivre les
officiers de ladite chambre. Voici le placet qu'il adres-
(1) La France prot.^ VII 327.
(2) Tomes III et IV.
■:3) Bidlet., 2" série, XII 511-523.
GABRIEL MATURIN 221
sait alors au roi : « Le nommé Maturin, ministre de la
R. P. R., remontre trôs-lmmblement à V. M., qu'il
est depuis plus de deux mois retenu dans le Château-
Trompette. Le seul crime dont on l'accuse, c'est
de s'être trouvé dans une assemblée qui s'est faite,
pour savoir si les ministres de Guyenne contre
lesquels le parlement avait donné des décrets, conti-
nueraient à prêcher nonobstant ces décrets. Gomme
il n'ajamajs eu d'intention contraire à son devoir,
et qu'il a toujours constamment prêché celui d'une
parfaite obéissance à tous les ordres de V. M., il
espère qu'étant informée de son innocence, elle aura
la bonté de lui redonner sa liberté. G'est aussi la
grâce qu'il demande, avec le même zèle qu'il conti-
nue à prier Dieu pour la santé et la prospérité de
V. M. >) (1). — A la Révocation, il gagna Dordrecht
avec Rachel Garrigue, sa femme, laquelle était en-
ceinte, et au moins deux enfants : Gabriel, âgé de
neuf ans, et Marthe, plus âgée, puisqu'elle se maria
en 1691. Il lui naquit dans l'exil un autre fils, qui
fut baptisé le IG mars 168(3, et auquel il donna le nom
de Guillaume, montrant assez par là que les proscrits
tournaient déjà leurs regards et leurs espérances vers
le prince d'Orange comme vers leur protecteur natu-
rel. Agnew (2) et Smiles (3) lui attribuent un troi-
sième fils, Pierre, devenu doyen de Killaloe en
Irlande.
(1) Arch. nat., TT448.
(2) Protestant exiles frotn France^ II 274.
(3) "Les huguenots^ leurs colonies, leurs industries, leurs Églises
en Angleterre et en Irlande. Paris, 1870, in-8", p. 311.
22-2 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Pour ne pas blesser la municipalité de Dordrecht,
qui lui avait accordé une pension, Maturin refusa
celle qu'on lui offrait à Arnheim, à condition qu'il
allât habiter cette ville. Ne pouvant l'obtenir autre-
ment, les magistrats d'Arnheim finirent par le de-
mander comme ministre extraordinaire. Le 22
novembre, le consistoire de l'Église wallonne se
rendit à leurs vœux pressants et réitérés, et adressa
vocation au ministre banni. Il fut installé au mois
d'avril 1687, comme collègue du pasteur ordinaire
Daniel de Vernejou.
En passant à l'étranger, Maturin avait emporté au
fond du cœur l'image poignante des Églises désolées.
Il jugeait sévèrement ses frères restés en France, et
ne différait guère de sentiment avec Ant. Lepage, ne
voyant de salut pour les lapsi que dans l'émigration.
Avant de se résoudre à les visiter, cet « excellent
serviteur de Dieu » écrivit un livre remarquable
« pour la consolation et l'afTermissement des pauvres
réfugiés, et pour la censure des tièdes, qui avaient
peine à se mettre à couvert de la persécution en quit-
tant leurs commodités temporelles et leur patrie »(i).
.Quand ce livre fut achevé, Maturin, sans se donner
à connaître, afin de laisser une plus entière liberté
au critique, pria Jean Rou, avocat, homme de lettres
et secrétaire-interprète des Etats-Généraux, de revoir
son manuscrit. « Si vous croyez, Monsieur, lui écri-
vit-il le !"■ août 1G86, que cet écrit puisse être de
(1) Mémoires inédits de Jean Rok publiés par Francis Wudding-
ton, Paris, 1857, in-8^ II 19.-3.
GABRIEL MATURIN 223
quelque utilité, je vous supplie d'avoir la bonté de le
lire avec soin, et de le corriger sans flatterie. » Bien
que très-occupé, Jean Rou s'empressa d'accéder à ce
désir et de répondre, le 12 septembre, qu'il ne lui
était « pas arrivé depuis longtemps de tomber sur
une plus agréable lecture. » Il oiTrit mémo de sur-
veiller l'impression de Touvrage. L'avis de Juricu
ayant été également favorable, Maturin recopia son
œuvre, en y insérant toutes les corrections de Rou,
sans exception, et la lui renvoya, le IG novembre,
toujours en conservant l'anonyme par modestie. Le
livre parut l'année suivante sous ce titre bizarre :
Les feuilles de figuier, ou vanité des excuses de ceux
qui ont succombé sous la 2Jersëcuf ion, La Haye, Abrah.
Troyel, 1687, in-12 de 298 pages, coté L 17G d 507 à la
Bibliothèque nationale.
Voici quelques fragments de cet ouvrage très-rare,
où la question de fidélité au devoir est traitée à fond
par un homme qui allait bientôt en donner l'exem-
ple : Renier Christ est le plus grand de tous les
crimes, ou plutôt c'est l'abrégé de tous les crimes,
dit-il des l'entrée. Puis il réfute le sophisme de ceux
qui s'imaginent que leur assistance à la messe est sans
danger : « Je détesterai au dedans, dis-tu, ce que je
ferai au dehors. Je te prie, mon frère, de faire atten-
tion à tes premières résolutions. A la vue de cet
orage qui étoit encore éloigné de toi, n'as-tu pas dit
à toi-même, à ta famille, à tes voisins, à tout le
monde, que rien ne seroit capable de te faire aban-
donner ta religion, et que malgré le monde et
l'enfer, tu en ferois une constante profession? Mais,
224 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ô douleur! La tempête n'a pas grondé sur ta tête,
elle ne s'est pas fait sentir à toi, qu'oubliant tes des-
seins et tes engagements, tu as renoncé à ton Christ...
Fais une sérieuse réflexion sur ce jugement terrible
que l'apôtre prononce contre ceux qui n'aiment pas la
vérité : C'est jjourquoi Dieu leur enverra une efficace
d'erreur, afin qu'ils croient au mensonge. Tu dois
d'autant plus craindre ce jugement de Dieu, que par
cette conduite tu choques cette maxime de l'apôtre :
Tout ce qui ne se fait jioint par la foi est péché, et que
tu te flétris d'une hypocrisie plus noire et plus in-
fâme, que celle que le Seigneur foudroie par six ou
sept malédictions, dans le chapitre XXIII de S. Mat-
thieu (1).
«Il y a beaucoup de gens qui ont recours à d'autres
excuses, ils en trouvent une foule dans leur abjura-
tion, et parce qu'elle est indirecte, ambiguë, invo-
lontaire, et suspendue sur divers sens, il leur semble
que leur conscience doit être en repos; il est faux
néanmoins ce repos, il est mortel; réveillons donc
cette conscience en la convainquant de la fausseté
des raisons sur lesquelles on s'endort et s'endurcit.
« J'avoue qu'on n'a jamais vu des abjurations si
monstrueuses ; la violence, la fourberie et le sacrilège
les rendent dignes de la haine du ciel et de la terre.
« Je dis la violence; car qui ne sait que les prêtres,
l'abjuration à la main, ont paru à la tête des soldats
pour la faire recevoir, à peu près comme Judas, qui
guida les soldats romains qui étoient destinés pour
[1] Page 31.
GABRIEL MATURIN 225
se saisir de Jésus-Christ; ou bien que les dragons ont
entraîné ces misérables victimes dans les maisons
des prêtres, ou dans leurs églises, et que c'est là, oîi,
le couteau à la gorge, ils leur ont fait souscrire à
leurs abjurations , poussant même leur cruauté
plus loin que les ariens et les eusébiens , qui
employèrent la violence dans le concile de Tyr,
pour obliger les pasteurs à souscrire à la condam-
nation de saint Athanase. L'on raconte des miracles
de la douceur de M. de Sales (1) ; si l'on en croit la
bulle de sa canonisation, il a gagné par là soixante-
douze mille (2) dévoyés, et le cardinal Du Perron
avoit coutume de dire qu'il n'étoit point d'hérétique
qu'il ne convainquît par son raisonnement, mais que
pour les convertir, il falloit la douceur de cet évêque.
Cela étoit bon pour le commencement de ce siècle ;
mais présentement l'on est plus raffmé, et la mission
dragonne fait plus de merveilles que les raisonne-
ments et les douceurs des cardinaux et des évêques.
Cette violence est de notoriété publique; cependant,
ô prodige de cruauté et d'impudence ! il y a plusieurs
endroits où, changeant ces abjurations, l'on a fait
mettre dans les dernières que l'on avoit signé et
changé volontairement. Achab est toujours Achab,
Rome est toujours Rome...
« Quelque furieuse qu'ait été cette violence, il est
sur néanmoins qu'elle n'eût pas eu un si grand
(1) Sur cette prétendue douceur, voir notre Intolérance de Fénelon,,
p. 112.
(2) Voir les Œuvres de Baulacre^ II 152.
II 15
226 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
succès, Si elle n'eût pas été accompagnée d'une pro-
fonde dissimulation ; d'où vient que, pour vaincre la
résistance que l'on opposoit aux dragons, il n'est
point de tour qu'on n'ait employé pour former ces
abjurations. Tantôt on les augmentoit, tantôt on les
diminuoit. Dans le village, les uns ont signé une ab-
juration, et dans la vile l'on en a signé une différente.
Il y a eu des abjurations pour les paysans et les
artisans, il y en a eu d'autres pour les bourgeois et
les gens de lettres, et les nobles en ont signé de dif-
férentes. Presque chacun a été l'architecte de son
abjuration. Celle que l'Église proposoit autrefois
était simple, uniforme, claire, et il n'y avoit rien qui
fût capable de l'obliger à se radoucir sur ce sujet.
Les ariens vouloienf venir parmi les orthodoxes, à
condilion qu'ils ôtassent le terme consuhstantiel ûe
l'abjuration qu'ils exigeoient d'eux; mais il n'y eut
ni promesse ni menace qui les pût obliger à rayer ce
mot, et l'on ajustement décrié la lâche complaisance
qu'eut le concile de Rimini en l'altérant, bien que ce
changement ne fût que d'une simple lettre. L'Église
romaine n'a pas ces délicatesses ni ces scrupules;
tout est bon, pourvu qu'elle vienne à ses Ans; or elle
est bien assurée que dans quelqu'un de ces mots à
deux ententes qu'elle fait glisser dans l'abjuration,
elle aura droit d'exiger de son nouveau converti ce
qu'elle voudra, croyant avec Sanchez, ou faisant voir
au moins par sa pratique, qu'il est permis d'user de
termes ambigus, en les faisant entendre en un autre
sens qu'on ne les entend soi-même [Op. mor., p. 2, 1.
5. c. 6, n. 13)... Ces abjurations voilées étoient comme
GABRIEL MATURIN 227
ces œufs d'aspic dont parle Ésaïe, qui cachoient le
poison, et ces abjurations découvertes ont été comme
ces œufs écrasés d'où l'on voyoit sortir une vipère.
« Par ces abjurations, non-seulement ils dressent
des pièges à la vérité, à la simplicité et à la con-
science, mais ils forcent de plus à prendre le nom de
Dieu en vain, en ajoutant sacrilège sur sacrilège, ils
donnent à ces prosélytes l'absolution de leurs péchés.
Quoi! est-il possible que vous accordiez à des gens
que vous regardez comme des schismatiques et des
hérétiques la rémission de leurs crimes ? Il ne servi-
roit de rien de dire que par leur abjuration ils ont
été transplantés dans votre Église ; car comment y
seroient-ils passés, puisque la plupart ne savent pas
votre doctrine, et quand tous- la sauroient, peut-on
changer dans un moment ? Mais ce qui est convain-
cant, c'est que vous ne pouvez pas douter qu'ils ne
soient les mêmes. Les dragons que vous employez
pour les obliger à faire quelque acte de votre reli-
gion, leur tristesse, leur abattement, leurs plaintes,
leurs larmes, leurs paroles, leurs cris, tout conspire
à faire voir qu'ils ne sont rien moins que des
papistes...
« Mais si l'on considère les suites de ces abjura-
tions, on ne sauroit concevoir rien de plus sacrilège,
car pour ne pas parler de leurs autres mystères, ne
force-t-on pas ces gens par des dragons à communier?
Quelle impiété! quel blasphème!... (1).
«... Chacun a son excuse. J'irois bien loin si je les
(1) Page 127 à 135.
228 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
rapportois toutes ; cependant il ne faut pas que j'ou-
blie celle-ci, il est de la dernière importance que je
l'examine. C'est qu'il y a des gens qui ont fait mettre
dans leur abjuration, que ce qu'ils font est par obéis-
sance à la volonté du roi.
« Je ne veux point remarquer que ce commande-
ment que le roi de France a fait de changer, est
d'autant plus irrégulier qu'il l'a fait à des gens dont
la liberté de religion étoit fondée snr des édits et
des déclarations, non-seulement de ses aïeux, mais
de lui-même; édits et déclarations sur quoi, comme
sur un fondement inébranlable, l'on se croyoit d'au-
tant plus assuré qu'ils étoient munis et coniirmés de
sa parole royale; car pour me servir des termes
d'un jésuite, qu'y a-t-il dans la société civile qui
doive être plus inviolable que la parole d'un grand
roi ? (Hist.des Crois., 1. IV.) Ce commandement, qui
renverse sa parole, aussi bien que tous les édits et
toutes les déclarations qui nous avoient été données,
ne sauroit avoir de succès. Tant de gens qui sont
dans les prisons, dans les couvents, dans les galères;
tant de gens qui ont été pendus, brûlés et qui ont
passé au fil de l'épée ; tant de gens qui sortent du
royaume ; tant de gens qui gémissent, tout ne publie-
t-il pas que ce grand roi ne réussira point? J'efface
le terme de lâche : à Dieu ne plaise que je renferme
dans cette idée un roi si redoutable, mais je ne fais
que transcrire, voici le jugement d'un jésuite : Ces
lâches princes qui ne croient pas être obligés de se
soumettre à la loi qu'ils se sont faite eux-mêmes, en
donnant solennellement leur foi, ne gagnent bien
GABRIEL MATURIN 229
souvent par leur tromperie que la honte d'avoir fait
inutilement, en 7na7iqaant de parole, une action tout
à fait indigne d'un honnête homme (Hist. des Crois.,
1. Il) - (1).
« Qu'espérez-vous donc de cette clause : par obéis-
sance à la volonté du roi? Chose étrange, que Daniel
et ses compagnons ne s'en soient pas avisés, pour se
mettre à l'abri des feux et des lions!...
« Or je vous demande, mes frères, si vous ne
croyez pas que l'abjuration qu'on vous fait faire de
votre religion, choque Dieu qui en est l'auteur? Vous
en êtes convaincus sans doute, avouez donc que
vous préférez le roi à Dieu. Dieu vous commande de
conserver votre religion, le roi vous ordonne de la
renier; vous la reniez pour lui obéir, que reste-t-il
donc qu'à conclure que vous faites de Dieu un
homme et d'un homme un Dieu : voix de Dieu et non
pas d'homme... C'est donc comme si vous mettiez
dans votre abjuration : ce que je fais est par déso-
béissance à Dieu et par obéissance à la volonté du
roi. Quelle lâcheté ! quel attentat!...
« Mais les rois, insistent quelques-uns, n'ont-ils pas
puissance sur la conscience? Saint Paul n'est-il pas
formel sur ce sujet? C'est pourquoi, dit-il, il faut être
sujets, non-seulement pour l'ire, mais aussi piour la
conscience (Rom. XII, 3). Si cela est vrai, nous
n'avons donc pas tort d'avoir obéi au roi sur le sujet
de notre religion, puisque nous lui devons être su-
jets pour la conscience.
(1) Page 159 à 161.
230 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
« Jamais paroles n'ont fait tant de bruit, que celles-ci
en font aujourd'hui en France. Les ecclésiastiques
les font entrer dans leurs conversations et dans leurs
prônes, et les laïques ne parlent presque que de cela;
c'est un oracle dont on n'avoit ouï la voix que dans
ces derniers temps, et ce mystère étant découvert,
il se trouve que saint Paul est le garant des actions
du roi de France, et que ce prince, en forçant la
conscience, ne s'est servi que du droit que l'apôtre
lui donne.
« Siècle heureux, qui, comme un soleil, nous
découvre non-seulement ce que nous n'avions pas
vu dans saint Paul, mais aussi ce que nous n'avions
pas aperçu dans David. Ce prophète dit au psaume
XXIV : Qui est Roi de gloire? J'avoue que j'eusse cru
satisfaire à cet interrogatoire en disant : C'est Christ,
c'est Dieu, ou, pour me servir des paroles de David :
C'est l'Éternel fort et jouissant, l'Éternel fort en ba-
tailles; et si l'on m'eût redemandé : Qui est ce Roi de
gloire ? j'eusse répondu une seconde fois avec le pro-
phète : C'est l'Éternel des armées, c'est lui qui est le
Roi de gloire. Bévue cependant! bévue! erreur! gros-
sièreté ! si nous en croyons des religieux ; car par ce
roi de gloire, ils soutiennent dans des thèses qu'il faut
entendre le Roi de France ; c'est l'Éternel fort et
puissant, dont parle David, c'est l'Éternel 2?uissa7it en
bataille, c'est l'Éternel des armées, c'est ce Roi de
France, qui est le Roi de gloire (1). Et de peur que
(1) La morale de Tacite; de La flatterie., par Amelot de la Hous-
saie.
GABRIEL MATURIN 231
l'on ne crût qu'il y eût de l'exagération dans ces
expressions, ils disent sans détour qu'il le faut appeler
véritablement le Roi de gloire, fort et puissant en
bataille. Le prophète ne demande que deux fois :
Qui est ce Roi de gloire? Mais ces habiles et péné-
trants religieux sont si entêtés et si pleins de décou-
verte, qu'ils répondent douze fois : C'est Louis le
Grand, Louis le Grand, en qui, selon eux, l'on voit
reluire les linéaments de la très sainte Trinité, Louis
le Grand qui est un prodige de la grâce de Dieu, et
dont la sagesse est un argument qui tout seid suffit
pour convaincre les athées.
« Je frémis, je tremble, j'ai de l'horreur en rappor-
tant ces blasphèmes ; et ne pouvant plus m'arrêter sur
un sujet où mon Dieu est si fort outragé, je m'écrie
contre cette société, par une raison plus forte que
Tibère contre le sénat (2) : 0 les grands esclaves ! (3)
«... Je vous demande, mes frères, si, ayant été
contraints d'aller à l'église romaine comme à une
place publique, pour prendre une nouvelle épouse,
je vous demande si vous avez pris par la main cette
femme que saint Jean appelle la grande paillarde
(Apoc. XVII); si, la tenant par la main, vous vous
êtes fait voir au monde dans cet état. Je vous inter-
roge, répondez-moi, avez-vous pris la livrée de l'em-
pire romain ? l'avez-vous retenue ? En ce cas, ne pré-
tendez pas vous sauver à la faveur d'une contrainte
qui damne.
(2) Tacite, Annal., III.
(3) Page 167 â 170.
232 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
« Il est vrai qu'ouvrant la bouche à Eléazar, on y
mit de la chair de pourceau, mais il publia haute-
ment qu'il n'en goûteroit pas, et il préféra une mort
cruelle à la vie qu'on lui promettoit, s'il faisoit seu-
lement semblant d'en manger. Dans cette contrainte
qui vous a entraînés à la messe, avez-vous crié que
vous ne goûteriez pas de ses viandes? A-t-on ouvert
votre bouche par force pour y mettre leur hostie ?
Après l'avoir reçue, avez-vous craint ces feux que
l'on a allumés pour consumer ceux de vos frères qui
l'avoient ou jetée ou cachée ?
« Jérémie est entraîné dans l'Egypte, mais il n'y
est pas plus tôt, que je L'entends déclamer hautement
contre les dieux de ce pays-là. Vous trouvant dans
cette Egypte spirituelle, qu'avez-vous dit? qu'avez-
vous fait? Avez-vous crié contre ses images? Avez-
vous protesté que l'on ne vous reverroit plus dans
ces lieux? Y êtes-vous allés depuis? En un mot,
avez-vous imité p]léazar et Jérémie? En ce cas-là,
cette contrainte vous justifie.
« L'on me chargeoit de crimes dignes de mort,
disent quelques personnes, et l'on m'en a promis
l'abolition si je changeois. Que ne feroit-on point
pour sauver sa vie et pour se délivrer de la honte
du supplice ?
« Il est vrai que j'ai vu des faussaires et des ban-
queroutiers délivrés par leur révolte [abjuration] de
la peine qu'ils méritoient. J'ai vu une lettre de M. le
marquis de Louvois, ordonnant à un capitaine d'ou-
vrir la prison à un déserteur qui avoit changé, et l'on
sait qu'il y a eu des duellistes qui se sont sauvés par
GABRIEL MATURIN 233
cette porte. Cependant ce sont des crimes irrémissi-
bles en France, tant il est vrai que l'on estime que
le changement est d'une si grande vertu, qu'il puri-
lie de tout péché. Cette conduite me fait souvenir de
Trasamond, qui promettoit à ceux qui embrasse-
roient sa religion leur grâce, à l'égard même des
crimes les plus capitaux (Procop., De bello vancL,
1. I, c. 8).
« Mais que sert-il que le prince offre l'abolition des
crimes, si Dieu la refuse ? En conscience, croyez-vous
que Dieu l'accorde à ceux qui sacrifient leur salut à
la conservation d'une vie et d'un honneur terrestres?
Vous vous délivrez pour un temps d'une mort hon-
teuse par un changement qui vous assujettit à une
mort éternellement honteuse. Quel aveuglement !
N'est-ce pas laisser la neige du Liban pour la pierre
d'un champ ? pour me servir des paroles d'un pro-
phète (Jér. XVIII, 14) » (1).
«... Voici un piège où bien des gens ont donné.
L'on m'a assuré, disent-ils, que ce qui nous séparoit
de l'Eglise romaine n'étoit qu'une dispute de mots mal
entendus ; qu'un entêtement de parti avoit bien plus
formé ce grand schisme que l'erreur, et que Calvin
s'étoit servi des noms d'hérésie et d'idolâtrie pour
donner de l'éloignement d'une société où l'on ne voit
ni l'une ni l'autre de ces pestes. Cela étant ainsi, je
n'ai pas cru que je dusse être le martyr de Calvin.
Platon est mon ami, Aristote est mon ami, mais
j'aime bien mieux la vérité. Qui peut donc trouver
(1) Page 2.^6 à 259.
234 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
étrange que je sois passé d'un parti à un autre, puis-
qu'il n'y a que l'imagination et que le caprice qui les
sépare ?
« L'on m'a assuré, dites-vous, que nous étions à peu
près d'accord. Qui doute de cela? L'on n'entend pres-
que pas d'autre chanson depuis que M. de Gondom a
mis au jour son Exposition de la doctrine catholique,
où, par des tours d'esprit, des raffinements, des sub-
tilités et des équivoques, il fait de grands efforts
pour rapprocher les deux partis, dont il prétend que
l'éloignement vient plus de la disposition des esprits
que du fond des choses. C'est sur ce pas que l'on
marche depuis quelques années ; c'est comme une
machine universelle dont tout le monde se sert pour
abattre finement la muraille de séparation, et l'on ne
voit presque partout que des condomites qui font
grand bruit sur cette artificieuse découverte.
« Je n'entrerai pas dans l'examen de ce qui nous
sépare des papistes, car outre que cela a été fait sou-
vent, ce n'en est pas ici le lieu. Mais je demande à
ceux que l'on appelle nouveaux convertis, s'ils ne
sentent pas dans les églises des papistes que les con-
domistes les ont trompés ? En effet, ce que l'on dit
et ce que l'on fait devant les images donne des idées
d'adoration, mais si justes, si précises et si naturel-
les, que l'on ne sauroit regarder que comme une
imposture les efforts que l'on fait pour s'en défen-
dre.
« 11 est vrai que M. de Gondom, qu'on appelle pré-
sentement M. de Meaux, a affecté une grande dou-
ceur et de la sincérité même dans la composition de
\
GABRIEL MATURIN 235
son livre ; mais en vérité, il paraît que ce n'étoit que
des charmes pour ensorceler plus adroitement le
monde ; car cet évêque ne vient-il pas d'écrire dans
une lettre pastorale qu'il adresse aux nouveaux
catholiques de son diocèse, que personne n'a souffert
en France ? Voici ses propres mots : Loin d'avoir
souffert des tourments, vous n'en avez pas seulement
entendu jjarler ; j'entends dire la même chose aux
autres évêques.
« Juste ciel ! est-il possible qu'un honnête homme
puisse écrire une chose aussi notoirement fausse, et
qu'il n'ait pas appréhendé cette sentence de condam-
nation : Malheur à ceux qui font j^d-sser pour doux ce
qui est amer ! (Es. 5.) Cet évêque me proteste qu'il
n'y a presque pas de différence entre ma religion et
la sienne, et comment veut-il que je le croie, puisque
je le vois mentir devant tout Israël ? L'on a déjà fait
voir dans des livres (1) que l'on a souffert dans son
diocèse autant que dans les autres (2) ; j'ai vu une
troupe de gens, où il n'y avoit pas seulement des
hommes, mais des enfants qui avoient tout quitté
pour fuir la violence que les dragons y exerçaient.
Mais je veux que cela ne soit pas : se peut-il au moins
que ces nouveaux catholiques n'aient pas seulement
entendu parler de tourments ? Quoi ! le diocèse de
(1) Allusion aux célèbi-es Lettres pastorales de Jurieu, qui venaient
de paraître, et où celle de Bossuet se trouve réfutée de point en point.
Voir aussi les Réflexions s\ir la cruelle persécution que souffre
l'Église réformée de France, etc. In-18. s. 1. 1686, 2« partie.
(2) Voir en effet les documents publiés par M. Ch. Read, sous ce
titi"e : Bossuet et la révocation dé l'Edit de Nantes.
236 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Meaux est-il un lieu inaccessible aux cris et aux
rugissements ! Est-il comme cette montagne fameuse,
où le repos règne si fort, que la poussière ne change
pas même de place clans le temps que les tempêtes
font les plus grands ravages dans les campagnes ? On
a ouï en Rama une voix, une lamentation, un pleur
et un grand gémissement (M'dith. 2); oui, en Rama,
mais non pas à Meaux ; que les prisonniers bruient
dans leurs cachots; que les femmes et les filles se
plaignent dans leurs couvents ; que les galériens sous
leurs chaînes font un grand bruit; que les gens dévo-
rés, battus, entraînés par les dragons hurlent ; que
les martyrs sont sabrés dans les lieux où ils étoient
assemblés pour prier Dieu ; que, sur les échafauds et
au milieu des feux, ils poussent des voix lamenta-
bles : ces bruits, ces plaintes, ces hurlements, ces
lamentations ne vont pas jusqu'à ces nouveaux catho-
liques; vous n'en avez pas, dit cet évêque, seulement
enfendiij^aWer. Que dis-je, jusqu'à eux? Ils ne vont
pas même jusqu'aux autres diocèses, si l'on en croit
M. de Meaux; car, ajoute-t-il, j'ai entendu dire la
même chose aux autres évêques.
«. Voilà donc tous les autres diocèses dans de pro-
fondes pâmoisons, ou, pour mieux dire, voilà bien
des gens qui ferment leurs. oreilles, pour ne point
ouïr le cri du pauvre. Toute l'Europe sait les tour-
ments que l'on a employés en France, et voici des
évoques qui demeurent dans le royaume qui ne l'ont
pas seulement entendu dire. Fiez-vous à ces prélats
après cela : ils vous prêchent que la religion que
vous professiez est fausse, et que celle que vous avez
GABRIEL MATURIN 237
embrassée est la véritable ; croyez ces messieurs qui
soutiennent qu'ils n'ont pas entendu parler d'aucun
tourment, eux dont les maisons ruinées, les villes
désertes, les provinces saccagées, les prisons, les
couvents, les galères, les hommes estropiés, les fem-
mes violées, les gibets et les corps morts traînés et
déchirés publient la cruauté, et une cruauté de
durée. Cette vérité est d'une notoriété si publique,
qu'un abbé, en distribuant cette lettre pastorale à
La Rochelle, fut contraint d'avertir ceux à qui il la
donnoit, de ne s'arrêter pas à cet endroit, que M. de
Meaux s'étoit mépris, qu'il avouoit que ces tourments
n'étoient que trop véritables, mais qu'il étoit aussi
certain que le reste de la lettre de M. de Meaux étoit
vrai et incontestable. Fiez-vous à cela.
« Vous, pauvres abusés, qui, sur la foi des condo-
mites, avez reçu des expédients pour accorder les
religions, ravisez-vous, puisque vous trouvez leur
chef convaincu d'une fausseté dont vos yeux, vos
oreilles, vos plaies et votre ruine sont les témoins
infaillibles ! Ne saviez-vous pas que ces radoucisse-
ments sont les voies ordinaires dont se servent les
hérétiques pour séduire facilement les fidèles ? C'est
ainsi que Démophile et Fortunatien débauchèrent
Libérius, car ils lui dirent qu'ils ne comprenoientpas
comment un homme de son mérite pouvoit s'obs-
tiner si longtemps dans son malheur sur une chi-
mère qui ne subsiste que dans l'imagination du sim-
ple peuple... (Hier., De scrip. ceci in fortun.) — (1).
(1) Page 260 à 267.
238 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
« L'on VOUS menace d'exposer votre corps à la voi-
rie; pour l'éviter vous allez à l'église des papistes.
N'est-ce pas perdre son âme, pour garantir son corps
de quelque injure? Dieu paraît devant le mourant
pour le punir, s'il pratique le papisme ; les papistes
se présentent devant lui, le menaçant d'outrager son
corps, s'il ne reçoit ses mystères, quel aveuglement !
Quelle stupidité ! Les papistes l'emportent sur Dieu ;
le corps, sur l'âme, et une fausse honte de quelques
jours sur une honte véritable et éternelle... Se peut-
il que vous craigniez ces hommes si méprisables, et
que vous ne craigniez pas un Dieu si redoutable ? (1).
« Mais quoi, dira quelqu'un, croyez-vous que cet
effroyable nombre de personnes qui sont tombées,
aient perdu leur salut ?
« A Dieu ne plaise que j'ouvre les enfers à des
milliers de personnes; la miséricorde de Dieu s'y
oppose et l'exemple de S. Pierre nous le défend. » (2)
D'un autre côté, ajoute l'auteur en terminant, l'exem-
ple de Judas est bien terrible; il faut choisir entre
les deux.
Après s'être complaisamment étendu sur la nature
des corrections qu'il avait faites aux Feuilles du
figuier, Jean Rou s'exprime ainsi dans ses Mémoires,
écrits en 1710, année qui précéda sa mort : « Je n'ai
plus qu'une chose à dire touchant M. Maturin, mais
qui me navre le cœur. Fort peu de temps après la
(1) Page 282 à 283.
(2) Page 288.
GABRIEL MATURIN 239
publication de son ouvrage , il disparut tout d'un
coup dans [de] ces provinces ; et à Fheure qu'il est,
je ne puis, nonobstant toutes mes enquêtes, dire
positivement s'il est mort ou vif. L'on a cru pendant
un long temps, qu'étant passé en France par quelque
raison que ce puisse être (peut-être dans le môme
esprit que le sieur Brousson), on mit enfm les mains
sur lui et on l'enferma ; bien des gens même ont cru
qu'il avait passé par les oubliettes ; mais d'autres, qui
doivent le mieux savoir de ses nouvelles, disent qu'il
est encore en vie. Lorsqu'il disparut, il y avait fort
peu qu'il m'avait écrit, mais d'une manière si ten-
dre et si pleine d'onction, que j'ai toujours regardé
cette excellente pièce comme les derniers chants
d'un cygne tirant sur sa fm, tant elle est passion-
née. »
Nous ne citerons que le dernier paragraphe de
cette lettre :
Vous êtes. Monsieur, un bon chrétien, et il faut pour de
telles gens quelque chose de spirituel ; agréez donc que je me
serve des mêmes paroles que saint Jean employa pour Gaïus :
Bien-aimé, je désire que tu prospères en toutes choses et que tu
sois en santé, selon que ton âme est en prospérité. C'est cette
prospérité de l'âme que je vous souhaite particulièrement :
la sainteté, la piété, le zèle, avec de grands progrès en toutes
ces choses et avec tous les délices qui accompagnent ces ver-
tus. O Dieu quelle prospérité ! Est-il possible, Monsieur, que
nous prenions tant de peine pour acquérir quelque prospérité
du monde, — ce qui n'est que se tempêter en vain, pour me ser-
vir des paroles du prophète, — et que nous négligions si lâche-
ment cette prospérité spirituelle dans laquelle nous trouvons
actuellement la paix et la joie, et une certitude infaillible
240 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
d'im bouheur éternel ! Quel avcuglemeat et quelle corrup-
tion ! Je ne doute pas que vous ne les connaissiez ; mais je
m'assure aussi que vous travaillez heureusement à corriger
ces malheureux penchants qui naissent avec nous, et que, si
vos travaux vous obligent à imiter Marthe, votre recueille-
ment vous transporte aux pieds de votre Sauveur, afin que
là, comme Marie, vous y trouviez la bonne part qui ne vous
sera pas ôtée. Renouvelez, Monsieur, renouvelez avec cette
nouvelle année vos forces, afin que vous vous avanciez plus
rapidement vers le ciel, que je vous souhaite, et à vous et aux
vôtres, comme votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Ce 26 janvier 1688. (1).
Ce fragment et les extraits qui le précèdent suffi-
sent pour donner une idée de la prédication nourrie,
onctueuse et forte, que Maturin lit entendre aux
Églises sous la croix. Mais la voix puissante qui rele-
vait tous les cœurs, ne tarda point à être étouffée. Le
pasteur rentré par la Suisse vers le mois de mai
1689, fut arrêté « au milieu de son ancien trou-
peau » (2), qu'il était allé consoler et fortilier, crime
généralement puni de mort ou de la réclusion per-
pétuelle dans une prison d'État. Les ministres saisis
en Languedoc ou dans le Dauphiné furent exécutés ;
les six (3) qu'on prit à Paris furent envoyés à l'île
Ste-Marguerite. La France protestante (VII 204) dit
ou semble dire (dans tous les cas M. Francis Wad-
dington (4) le dit positivement d'après elle) que
(1) Mémoires de Jean Rou, p. 211.
(2) BiiUet., 2e série XII 513.
(3) La police en arrêta un septième, Cottin; mais il réussit à
s'échapper.
(4) Mém. de Jean Ron, II 209 note 2.
GABRIEL MATURIN 241
Maturin y alla aussi. C'est une erreur; car son nom
ne figure pas dans la correspondance des secrétaires
d'État avec les geôliers de cette prison. Nous savons
en outre que, en 1701 (l), les pasteurs enfermés dans
le donjon n'étaient qu'au nombre de cinq : De Salve,
Lestang, De Malzac, Giraud, Givry (le sixième, Gar-
del, était mort depuis longtemps), et l'on ne peut
guère supposer que le pasteur de La Réole et d'Arn-
heim y ait été conduit plus tard. En effet, lorsque
après la paix d'Utrecht, les puissances protestantes
obtinrent par leurs sollicitations la commutation de
la peine d'une partie des forçats pour la foi, (2)
et l'élargissement de Maturin, les ministres de
(1) Depping, Corresp. adm., IV 498.
(2) D'accord avec le galérien Marteilhe [Mém. d'un prot., p. .362),
M. Gagnebin a justement fait remarquer, que ce n'est pas en vertu
d'un article du traité d'Utrecht, que 136 forçats huguenots (nous
avons les noms de chacun d'eux) furent libérés en 1713, et un plus
grand nombi-e l'année suivante. La concession que Louis XIV humi-
lié refusa obstinément aux puissances protestantes lors de la discus-
sion du traité, fut accordée à la reine Anne presque aussitôt après
la signature, qui eut lieu le 31 mars. L'ordre de libération arriva à
Marseille à la fin de mai, presque au même moment où la commis-
sion (Élie Benoit, David Martin, Jacques Basnage 'et D. de Superville)
chargée par le synode wallon de soutenir la cause des protestants
français, et surtout celle des galériens et des prisonniers, auprès des
plénipotentiaires, annonçait douloureusement l'insuccès de ses
démarches au synode de Bois-le-Duc (11 mai). Cet heureux résultat
était dû aux efforts du marquis de Barjac-Rochegude, qui, malgré
son grand âge, quitta Utrecht pour aller dans toutes les cours du
Nord demander des lettres, qu'il porta lui-même à la reine d'Angle-
terre (A. Coquei'el fils, Z-e.? /"oj'pafsjîowr la foi, p. 86; La France
prot., I 247 a; Bullet., XI 92, XII 544, et 2« série, XII 515).
I 16
242 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Louis XIV affirmèrent certainement que Maturin
était le seul des pasteurs arrêtés qui fût encore en
vie. Or, si celui-ci avait été à l'île Ste-Marguerite, il
aurait su que cette affirmation était mensongère, et
on ne l'aurait pas relâché, de peur qu'il ne divulguât
la vérité. Sa délivrance nous semble prouver qu'il
ne savait rien du sort de ses collègues de Ste-Mar-
guerite. — 11 n'alla pas non plus à la Bastille, où
M. Smiles (1), tombant dans une double erreur, veut
qu'il soit resté trente-six ans (2) ; car il n'est nommé
ni dans les papiers de LaReynie, ni dans les regis-
tres de la Bastille, ni dans ceux de Vincennes.
Il ne fut pas non plus condamné aux galères (3),
comme M. le pasteur Gagnebin, trompé par un docu-
ment inexact, l'avait cru un instant (4). De nouvelles
recherches entreprises à notre instigation, lui ont
fait découvrir la liste dressée en 1712 par D. de
Superville, laquelle range Maturin non parmi les
galériens mais parmi les prisonniers (5). En voici un
extrait que nous devons à l'obligeance du savant pas-
teur d'Amsterdam :
n Outre les confesseurs détenus sur les galères, ou dans les
(1) Loco cit.
(2) Agnew dit : vingt-six ans.
(3) Nous avons rencontré dix-neuf prédicants, trois proposants et
cinq pasteurs (dont trois au moins avaient abjuré) parmi les forçats
pour la foi ; mais nous n'y avons pas trouvé un seul pasteur revenu en
France pour prêcher au Désert (Voir l'Appendice II).
(4) Bullet., 2e série, XII 513.
(5) C'est la même liste qui fut vue à Londres par M. Fr. Wadding-
ion [Bullet., IV 371).
GABRIEL MATUHIN 243
prisons de Marseille pour la religion, il y a en France plu-
sieurs personnes prisonnières pour le même sujet, hommes,
femmes et enfants, renfermés ou dans des prisons ou dans des
couvents, ou dans des séminaires, ou des maisons de propa-
gation de la foi, comme on les appelle. On n'en saurait au
juste marquer ni le nombre, ni les noms; mais on ne doute
point que les puissances protestantes n'aient à cœur de les
réclamer tous, et de leur procurer la liberté. Voici une liste
de ceux dont on a pu être informé :
PASTEURS
1" Monsieur Maturin, ci-devant pensionnaire à Dort, dont
la femme et la famille sont en ce pays.
2" Monsieur Gardel, pensionnaire à Harlem.
3» Monsieur Malzac, pensionnaire à Rotterdam.
4» Monsieur Salve, pasteur de l'Église d'Ardembourg.
5" Monsieur Givry, pasteur réfugié en Angleterre.
Ces cinq pasteurs sont retournés en France pour prêcher
sous la croix, et n'ont fait que fortifier, instruire et consoler
leurs frères, sans se mêler d'aucune chose qui pût intéresser
la politique. Ils ne sont point partis sans la connaissance de
personnes très-considérables de l'État, entre autres les quatre
premiers. Ils ont môme joui de leurs pensions, eux ou leurs
femmes, ou leurs pères, ou leurs mères, tant qu'on a pu cer-
tifier qu'ils étaient vivants. Il en est peut-être mort quelques-
uns. Mais on est assuré qu'il y en a encore en vie. »
OÙ Maturin fut-il enfermé? Fut-ce au Château-
Trompette, ou dans quelque tour isolée sur le bord
de l'Océan ? — Nous l'ignorons, aussi bien que les
dates précises de son arrestation (fin de 1689), de sa
délivrance et de sa mort. Nous savons seulement
que Rou s'est écarté de l'exactitude, en écrivant que
244 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
l'auteur des Feuilles du figuier quitta la Hollande
« fort peu de temps après la publication de son
ouvrage. » En effet, le pasteur d'Arnheim assistait
encore au synode d'Utrecht, tenu le 20 avril 1689.
C'est dans le courant de cette année, marquée comme
devant être celle du triomphe de l'Église, qu'il revint,
ainsi qu'un bon nombre de ses collègues. Il ne dut
guère tarder à s'éloigner après le synode, dont il
avait sans doute reçu l'autorisation secrète ; car on
lit dans les registres du consistoire d'Arnheim, à la
date du 1" octobre : « La compagnie étant extrême-
ment surprise de la longue absence de M. Maturin,
et n'ayant aucune nouvelle qui fasse espérer son
prompt retour, a arrêté (après avoir su que M. Rivas-
son (1) ne voulait pas plus longtemps remplir sa
place) que Madame de Maturin y pourvoira par le
ministère de quelque autre pasteur réfugié ou pro-
posant des Églises wallonnes, dont le nombre est
grand dans ces provinces, ou qu'à son défaut la com-
pagnie elle-même en appellera quelqu'un sur les
gages de son mari, qui doit fournir selon sa vocation
à la moitié du ministère de cette Église. »
Le consistoire, un peu irrité du départ furtif de son
pasteur, qui avait gardé un silence absolu sur sa mis-
sion, afin de n'être pas trahi avant d'avoir franchi la
frontière, s'apaisa comme par enchantement dès qu'il
connut l'objet de cette mission. Il prit, le 6 octobre,
(1) François Rivasson, ex-pasteur à Théobon en Basse-Guyenne,
réfugié à Arnheim, et auteur d'une nouvelle version en vers du Psau-
tier, publiée à Leuwarden, en 1715.
GABRIEL MATURIN 245
la résolution suivante : « La compagnie ayant reçu
une lettre de M. Maturin, et vu par elle que son ab-
sence est légitime, et ayant surtout appris par la bou-
che de M.Vivaret (?), que ledit sieur Maturin est allé en
France prêcher sous la croix, et être un instrument en
la main de Dieu pour le relèvement et la consolation
de nos frères, qui y gémissent sous le poids d'une
dure persécution, loue ce pieux dessein et prie Dieu
qu'il y répande sa bénédiction en abondance , et
parce que par là l'Église se trouve privée du minis-
tère dudit sieur Maturin, dont elle aurait besoin, la
compagnie a résolu de députer incessamment MM. Ver-
nejou, Coct et Fulleken vers Messieurs les magistrats
pour les prier de remédier à cela, et prendre avec eux
les mesures qu'ils jugeront convenables au bien de
cette Église. » Il fut convenu, le 13 octobre, que la
place demeurerait sans être remplie, dans l'espé-
rance que Maturin pourrait revenir, et qu'il ne se
ferait plus chaque dimanche qu'un prêche et qu'une
prière, comme avant la nomination du pasteur
extraordinaire.
Pendant que celui-ci expiait le forfait d'avoir an-
noncé l'Évangile malgré le roi et malgré le clergé,
Marthe, sa fille, épousait à Arnheim, le 21 juin 1691,
un membre de l'Église du Tabernacle français de
de Londres, Bellori (?), et son fils Gabriel suivait les
cours de l'université de Leyde (mai 1692), aussi bien
que les deux fils de Jean Maturin, qui, depuis le
mois d'octobre 1690, habitaient cette ville avec leur
pore. Ils la quittèrent en 1694. Étudiant en théologie
à Utrecht en 1696, autorisé à subir son examen par le
246 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
synode de Gampen (août 1702), qui lui accorda une
subvention de quinze livres, reçu proposant par le
synode d'Utrecht (mai 1703), Gabriel, fils de Jean, fut
nommé en 1705 pasteur à Terveere, où il mourut après
y avoir exercé le ministère durant dix années. Au
mois de décembre 1706, le dernier fils du pasteur du
Désert, Guillaume, âgé de vingt ans, étudiait la théo-
logie à Leyde; mais soit qu'il ait préféré une autre
vocation, soit qu'une maladie l'ait emporté avant la
lin de ses études, son nom ne se trouve nulle part,
non plus que celui de son frère Gabriel, dans les Actes
du synode wallon.
Malgré la surveillance sévère qui régnait dans los
cachots, le confesseur paraît avoir réussi à informer
M"'" Maturin du lieu de sa détention et de la misère
dans laquelle il gémissait, sans que ni promesses, ni
mauvais traitements pussent abattre son courage ou
faire fléchir son intrépide fidélité. Dans l'impossibi-
lité de venir en aide à son mari, elle eut l'heureuse
idée de s'adresser au synode des Églises wallonnes,
réuni à Harlem en septembre 1708, et sut émouvoir
sa compassion. « La compagnie s'intéressant, dit l'ar-
ticle 16 des délibérations, à l'état où se trouve pré-
sentement M"« Maturin (1), par une singulière provi-
dence de Dieu, a résolu d'écrire pour la recomman-
der aux seigneurs de Veluwe, en Gueldre. » Cette re-
commandation fut efficace ; car, le 20 octobre, les dé-
putés aux États du quartier de Veluwe accordèrent
(1) Mademoiselle signifiait alors Madame; on disait : M"e Maturin,
femme ou veuve do M. Maturin.
GABRIEL MATURIN 247
« à Rachel de Maturin la somme de cinq cents florins,
pour la faire passer à son mari, prisonnier en France,
pour son soulagement, » à condition qu'elle prît soin
que cette somme lui fût efTectivement remise, et,
trois jours après, ils s'occupèrent des moyens de faire
rendre la liberté au malheureux captif, « G. de Matu-
rin, pasteur de l'Église wallonne d'Arnheim, s'étant,
il y a environ 13 ans (lisez 18), en vertu d'un mandat
du synode wallon alors réuni à Utrecht, rendu do
nouveau en France, pour y exercer le culte sous la
croix auprès de son Église opprimée et souffrante, et
y étant encore tenu prisonnier d'une manière fort
dure, les commissaires de la généralité sont chargés,
lorsque viendra le temps de traiter de la paix, de
veiller et de travailler autant que possible à procurer
que le nommé G. de Maturin soit rendu à la liberté. »
Le 5 avril 1690, les États de Gueldre accordèrent de
nouveau à Rachel de Maturin la somme de « cent
ducatons d'argent (environ 315 florins) pour être re-
mis en soulagement à son mari encore retenu prison-
nier en France » (1). M""" Maturin s'empressa de re-
mercier le corps synodal, par une lettre qui fut lue au
synode de Leuwarden (mai 1710), lequel résolut de
remercier à son tour les magistrats de Veluwe, et
chargea le pasteur David Martin d'Utrecht de dresser
la lettre de remerciement. L'article 40 du synode de
Breda (septembre 1713) atteste que, plusieurs mois
(1) Ce nouveau don témoigne que le premier avait pu être remis au
prisonnier, et que, par conséquent, Maturin ne resta pas vingt-cinq
ans sans nouvelles de sa famille, ainsi que le dit M. Smiles.
248 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
après la conclusion de la paix d'Utrecht, le pasteur du
Désert était toujours en captivité : « Les Églises sont
averties que, dans la liste des pasteurs prisonniers en
France qui a été imprimée avec celle des galériens (1)
il s'est fait une faute au sujet de N[otre] T[rès] H[o-
noré] F[rère] M. Maturin. Il y a dans cette liste : ci-
devant ministre pensionnaire à Dort, au lieu de : ci-
devant pasteur de l'Église d'Arnheim. »
Antoine Court a très-probablement eu tort de dater
de 1713 la délivrance de Maturin (2). Celui-ci ne dût
être mis en liberté et expulsé de France qu'à la fin de
1714 ou au commencement de 1715 ; car, ainsi que le
remarque judicieusement M. Gagnebin, ce n'est qu'au
mois de mai 1715 que le synode wallon, qui se réu-
nissait deux fois par an, apprit cette heureuse nou-
velle, consignée dans l'article 38 de ses délibérations:
«N.T. C. F. Ivl, Maturin, pasteur de l'Église de Veere,
a notifié à cette assemblée que N. T. H. F. M. Ma-
turin , ci-devant pasteur de l'Église d'Arnheim ,
avait été mis en liberté, après avoir souffert vingt-
cinq ans pour les intérêts de la vérité. Ce synode s'é-
tant toujours intéressé très-tendrement dans les souf-
frances d'un si illustre confesseur, qui par sa fermeté
(Il Cette liste est celle dont on a vu plus haut un extrait. Une au-
tre avait été dressée en 1709, en vertu de l'art. 37 des délibérations du
synode de Breda : « La compagnie a résolu de faire imprimer la liste
de nos frères confesseurs, qui sont sur les galères, et d'en envoyer des
exemplaires à toutes les Eglises de ce synode, deux fois autant qu'on
envoie d'articles imprimés, afin que chaque Eglise en puisse avoir et
en donner à MM. nos frères flamands. »
'2) Ms. n" 28, t. II.
GABRIEL MATURIN 249
à l'épreuve de toute tentation, a fait tant d'honneur à
notre sainte religion, prend aussi part à sa déli-
vrance. Elle bénit Dieu de l'avoir conservé et soutenu
dans ses épreuves, et de n'avoir point permis que la
persécution ait triomphé de sa foi. Elle le prie ar-
demment de le fortifier de plus en plus dans le grand
âge qu'il a atteint, de lui donner de finir ses jours en
paix, et de couronner sa fidélité dans la gloire.»
Enfin l'article 24 du synode d'Amsterdam (mai
1718) est ainsi conçu : « La Compagnie a appris avec
douleur la mort de N. T. H. F. M. Gabriel Maturin,
autrefois membre de ce synode en qualité de pasteur
de l'Église d'Arnheim, et qui, s'est rendu si célèbre
par sa constance pour l'Évangile. La mémoire de cet
illustre confesseur, également recommandable par sa
piété et par ses souffrances, nous sera toujours en
vénération. » — M""" Maturin n'étant pas nommée dans
cet éloge funèbre (non plus que dans la résolution
de 1715), tandis que le synode faisait toujours saluer
les veuves des pasteurs dont il enregistrait le décès,
il est évident qu'elle avait quitté la Hollande, où nous
la trouvons encore avec ses enfants au mois de
novembre 1712. D'après Agnew et Smiles, elle était
passée en Irlande, où son mari l'aurait rejointe. «La
famille Maturin, dit Smiles, a produit plusieurs hom-
mes éminents. Elle descend du pasteur Gabriel Matu-
rin, qui fut emprisonné à la Bastille, pour cause de
religion, pendant 36 ans. Il refusa obstinément de se
convertir, et quand enfin il fut remis en liberté, il
avait perdu l'usage de ses membres. 11 réussit cepen-
dant à se rendre en Irlande avec quelques membres
250 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
de son ancien troupeau, et il eut le bonheur ines-
péré d'y rencontrer sa femme et ses deux lils, dont il
n'avait eu aucunes nouvelles penda^it son long empri-
sonnement. Son fils Pierre devint doyen de Killaloe,
et son petit-fils, Gabriel Jacques, doyen de St-Pa-
trick à Dublin. On compte aussi parmi ses descen-
dants plusieurs pasteurs de mérite, entre autres un
prédicateur éloquent, connu aussi par deux ouvra-
ges remarquables : Melmoth the Wanderer, et la tra-
gédie de Bertram. » — Agnew ajoute à ces détails
que le célèbre confesseur était un enfant trouvé,
ramassé dans les rues de Paris par le cocher d'une
grande dame, à laquelle il dut son nom, son prénom
et une éducation catholique, qui ne Tempècha pas de
devenir pasteur et de souffrir pour sa foi avec une
constance admirable.
Sorti de prison comme par miracle, Maturin cher-
cha sans doute un asile, au moins momentané, prés
de Genève, ainsi que nous l'apprend la lettre sui-
vante, qui lui fut adressée très-probablement par le
pasteur et professeur Pictet (1) :
Monsieur,
J'espérais avoir l'honneur de vous voir à votre campagne et
de vous témoigner, comme je fais ici, la part que je prends.
Monsieur, à votre glorieuse délivrance. Il n'a pas tenu à mes
soins qu'elle ne soit venue plus tôt; le temps en était mar-
qué : Mes temps sont en ta main, disait David ; vous le pouvez
dire après l'homme selon le cœur de Dieu. Il avait passé par
différentes épreuves longues et pénibles; mais enfin Dieu l'en
(1) Ms. Covrt, n" 17, vol. H.
GABRIEL M ATURIN 251
délivra quand il on fut temps, ajoute le prophète : Il étendit
la main d'en haut, et m'enleva et me tira des grosses eaux. Ne
voit-on pas dans nos jours d'aussi grandes délivrances ? Com-
bien de fois l'Église s'est-elle vue comme abandonnée de Dieu
et des hommes, livrée entre les mains do, ses persécuteurs,
qui criaient sur elle : A sac, à sac; qu'elle soit rasée, détruite
jusqu'aux fondements, et qu'il ne soit plus fait mention de leur
nom; nous les tenons en serres. Il n'y a personne qui les déli-
vre; mais l'Éternel les délivrera. Il envoie sa parole et les
délivre de leurs tombeaux. En eflet, c'est l'image de la mort,
un vrai tombeau, qu'un cachot ténébreux.
"Vous avez un long temps été comme enseveli, sans qu'on
ait pu déterrer le lieu où vous étiez ; mais, grâce à Dieu, vous
en sortez glorieusement, vous levez la tête, vous triomphez,
ou plutôt la grâce triomphe en vous sur la nature, sur le
monde, sur l'enfer, sur toutes les principautés, sur cette Rome
antichrétienne, la meurtrière des saints. Elle a trouvé le
moyen par ses cruautés d'abréger nos disputes : Vous êtes nos
meilleurs théologiens, généreux confesseurs et défenseurs de
la foi; vous fermez la bouche à l'adversaire, vous faites plus
que les Claude ni les Jurieu n'ont pu faire; vous portez le
témoignage et les flétrissures du Seigneur, vous êtes ses
témoins, titre glorieux : Vous serez mes témoins. Ce n'est pas
que nos théologiens ne rendent bon témoignage à la vérité ;
mais vous la confirmez, vous la scellez de votre propre sang ;
cela s'est vu et se voit encore tous les jours. Quand je vois ce
paysan, ce laboureur dans les galères, cette femme dans une
prison obscure, ce ministre trente ans dans un cachot triom-
pher de toute l'autorité de celui qui se disait ou prétendait
être monarque universel, je dis ce qu'il devrait dire : C'est ici
le doigt de Dieu.
Nous le disons et nous l'éprouvons par mille et mille déli-
vrances miraculeuses. Après cela, on a bonne grâce de nous
demander des miracles, notre religion ne se soutenant que
252 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
par miracle. Le plus grand des miracles est notre incrédu-
lité, oui j'aime mieux dire incrédule qu'insensible; car il est
impossible de l'être, si l'on croit ce que l'on fait profession de
croire. Chose surprenante, qu'au milieu de tant de miracles
on voie si peu de vrais croyants; mais n'en soyons pas sur-
pris : Pensez-vous, dit le Seigneur, que le Fils de l'homme, lors-
qu'il viemlra, trouve de la foi en la terre? II semble que c'est
un indice aujourd'hui de sa prochaine venue. Bienheureux
ceux qui l'attendent et se hâtent, dit St-Pierre, à sa venue !
Yous êtes de ces bienheureux attendants, [vous] qui dites
avec le bon Jacob, après tant de traverses : 0 Éternel, j'ai
attendu ton salut ! et avec St-Paul, ce glorieux athlète, après
tant de combats, dirai-je de victoires : J'ai combattu le bon
combat, j'ai gardé la foi, j'ai parachevé ma course. Avec quelle
joie s'en va-t-il, avec quelle confiance ! Il avait déjà la main
sur la couronne lorsqu'il ajoute : Quant au reste, la couronne
de justice m'est réservée. Voilà quelle est la fin de ses combats,
voilà le fruit de vos longues souffrances. Elles produiront
encore d'autres fruits : combien de frères infirmes dans ce
royaume-là, qui, étant rassurés par vos liens, parleront plus
hardiment de la Parole; combien d'autres, en ce pays où vous
arrivez, qui béniront vos chaînes, qui rendent grâces de votre
délivrance et de celle de tant d'autres confesseurs, ce qui fait
souhaiter d'avoir une relation là-dessus, pour la joindre à
tant d'autres que l'on saurait faire pour l'honneur de la reli-
gion, et que l'on doit conserver comme un titre glorieux.
Ce n'est pas un vain titre comme ceux que le monde donne,
qui n'ont qu'un vain éclat au dehors ; celui-ci est solide, il
produit un poids éternel d'^ine gloire excellemment excellente, son
éclat et sa beauté sont au-dedans, toute pleine de gloire en
dedans, toute pleine de misères au dehors, disgrâces, exils,
prisons, galères, potences, échafauds ; en un mot, la croix de
Christ c'est notre gloire, nos titres, nos armes, notre devise,
celle de St-Paul : Jà n'aviennc que je me glorifie sinon en la
GABRIEL MATURIN 253
c-t'oix de CItrist. Si l'on savait la douceur qui est cachée sous
cette croix : Si tu savais le don de Dieu, don précieux ; mais il
n'est pas donné à tous de souffrir pour Christ. Ne refusez
pas, Monsieur, aux instances de milord évêque dy [de] Lahar,
la relation qu'on vous demande; c'est aussi de la part d'une
société illustre [la vénérable Compagnie des pasteurs de
Genève ?], qui vous honore et qui serait ravie de vous rendre
tous les services dans l'occasion. Je souhaiterais, en mon par-
ticulier, d'en avoir quelqu'une pour vous témoigner combien
je suis avec un profond respect...
Le glorieux confesseur chargé d'années et d'infir-
mités, eut-il assez de force physique et intellectuelle
pour écrire la précieuse relation qu'on lui deman-
dait, et, s'il l'écrivit, qu'est-elle devenue ? Quel est en
outre l'évêque anglican qui prenait un si vif intérêt
aux pasteurs de l'Église réformée ? — Ces questions
posées aux lecteurs du Bulletin (1) sont malheureu-
sement restées sans réponse. Toutefois l'évêque
paraît avoir été celui de Bristol, à en juger par les
lignes suivantes , d'ailleurs fort inexactes , écrites
en janvier 1699 :
Mémoire (extrait des State paper office) (2).
M. Gabriel Maturin, âgé de 77 ans (?), sortit de France en
l'an 1685. On avoue qu'à la prière de ses amis de Paris, il y
retourna en 1688 (?) et fut pris et mis à la Bastille (?) l'année
suivante. Il fut ensuite envoyé au château de Vincennes (?) et
est à présent, à ce qu'on apprend, dans une des îles d'Hyères
près de Toulon.
(1) Deuxième série, XI 384.
(2) Ravaisson, Arcli. de la Bastille^ IX 283.
254 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
En considération do son grand âge et de ses infirmités, on
souhaite qu'il puisse avoir permission de sortir du royaume
par le chemin qui lui sera le plus commode. — Le susdit
Mémoire a été envoyé et recommandé au duc de Schrcws-
bury (1) par l'évéque de Bristol.
(1) Ambassadeur d'Angleterre en France.
VIII
PIERRE DE SALVE, dit VALZEC.
c< Marc-Antoine de Salve, sieur de Bruneton, né à
Valensoles en Provence, le 10 novembre 1G19, quitta
l'ordre des Augustins déchaussés, dans lequel il était
entré sous le nom de Bonaventure, pour embrasser
la religion protestante. Après sa conversion, il s'éta-
blit à Vergèze, où il épousa, en 1656, Marie Royer,
dont il eut neuf enfants. Gomme ancien de l'Eglise
de ce lieu, il assista, en 1671, au synode tenu à Nîmes,
le 15 avril. A la révocation de l'édit de Nantes, il sor-
tit de France plrc/i. TT., 322), et se retira en Hol-
lande avec trois de ses lils, nommés Pierre, Jacques
et Antoine. » (1) Sa femme resta en France avec deux
lils et quatre filles qui épousèrent des maris catholi-
ques.
Jacques et Jean-Antoine entrèrent au service des
Etats-Généraux : le premier, capitaine au régiment
de Holstein-Bœck, fut tué, en 1710, au siège de Douai ;
Jean-Antoine était en 1712 capitaine au régiment de
marine de Mauregnault. L'un des fils demeurés en
(1) BidleC, IX, 330.
256 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
France, Charles, est devenu la souche de la famille
De Salve de Bruneton, qui existe encore (1).
Pierre allait terminer ses études théologiques lors-
que la Révocation le força d'émigrer. Arrivé en
Suisse vers la fin de 1685, il trouva un asile tempo-
raire à Schaffouse et demanda d'être reçu ministre.
L'examen qu'il subit le 26 janvier suivant, avec un de
ses compagnons nommé Etienne Petit, ne lui fut pas
favorable. Il se remit au travail avec tant d'ardeur
que, le 11 mars, il triompha d'une nouvelle épreuve,
à la suite de laquelle il fut « agréé et admis au saint
ministère. » Il se rendit aussitôt après en Hollande,
et fut consacré au synode de Rotterdam, avec qua-
tre autres proposants : Isaac Ledrier, Jean Briffant,
Isaac Molier et Jean Rivasson (2). Voici la fin du
vingt-quatrième article de^ délibérations, qui les con-
cerne : « A l'égard de notre cher frère M. Pierre
Salve, qui a été reçu au saint ministère à Schaffhau-
sen, sans qu'on lui eût assigné de troupeau, la Com-
pagnie a considéré que nous avons dans le passé plu-
sieurs personnes pareilles, qui n'ont été reçues parmi
nous que dans le nombre et sur le pied des propo-
sants ; mais la conjoncture du triste temps où nous
sommes, nous sollicitant plus que jamais à la com-
passion et à la complaisance chrétienne, et les choses
qui ont été rapportées de sa famille et de sa personne,
(1) Ihid., 331.
(2) Au lieu de Ledrier, l'exemplaire ms. des Actes du synode ival-
loyi que nous avons sous les yeux, porte Lederer, et au lieu d'Isaac
Molier, JonasMolech ; l'orthographe suivie par M. Gagnebia (Bullet.,
2^ série XII 378) nous paraît préférable.
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEG 257
nous ayant beaucoup 6dilics, la Compagnie a voulu,
pour cette fois et sans conséquence, relâcher de la
rigueur de sa précédente conduite, et lui a accordé
l'imposition des mains, pour le sceller du sceau
accoutumé du saint ministère parmi nous, et M. Le
Moine, pasteur de Leiden, M. Piélat, modérateur de
ce synode, M. de Joncourt, qui en est le secrétaire,
et M. Galle, pasteur de Haerlem, ont été nommés
pour imposer les mains aux cinq frères nommés dans
cet article, ce qui a été exécuté en présence du
synode et de l'Église de Rotterdam, le dimanche 28
avril 1686. »
Le 25 décembre de la même année, Pierre de Salve
fut nommé pasteur de l'Église wallonne d'Ardem-
bourg, à laquelle la mort venait d'enlever son fon-
dateur, le ministre réfugié François de la Rességue-
rie. Il fut installé, le 11 mai suivant, par le délégué du
synode, Pierre de Brunvile, autre pasteur réfugié, et
installa lui-même, le 13 juin 1688, en qualité d'an-
cien de son Église, « noble Marc-Antoine de Salve »,
son père, qui mourut quatre mois après (1). Le synode
(1) D'après la France protestante, il n'existait plus en 1702, date
du testament de sa femme, qui s'y qualifie de veuve. Il résulte aussi
de la lettre écrite h M. de Salve, le 30 août 16W, par Jacques, que son
père était déjà à cette époque mort. Enfin M. Gagnebin, dans l'étude
intéressante que nous avons déjà citée, donne la date précise d'octo-
bre 1688. Il est vrai que nous trouvons dans les papiers de La Reynie
(Ms. de la biblioth. nation., fr. 7055, f" 125) l'analyse d'une lettre
écrite de Middelbourg à De Malzac par « De Salve gère », le 10 octo-
bre 1691. Mais nous inclinons fortement â penser que le lieutenant-
général de police s'est trompé, et a confondu avec De Salve père l'un
des deux frères réfugiés du pasteur.
I 17
258 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
de La Haye, tenu en septembre de la même année,
recommanda au magistrat sa personne et son minis-
tère, et le déclara seul en possession du titre de pas-
teur de l'Église wallonne, à l'exclusion de Dubois,
pasteur flamand, qui avait d'abord prêché en fran-
çais et avait ensuite fait séparer l'Église flamande de
l'Église française. Au mois d'avril 1689, il fut dési-
gné par le synode d'Utrecht (art. 20) pour faire, au
synode de Flessingue, la proposition sur le verset 17
du premier chapitre de la première épitre à Timo,
thée ; mais le mois de septembre venu, il en fut
empêché par une indisposition (art. 11).
Le 7 décembre, il demanda au consistoire la per-
mission de quitter l'Église pour quelque temps, afln
d'aller terminer quelques affaires importantes. « C'é-
tait, dit M. Gagnebin (1), l'expression reçue, qui est
développée dans une assemblée suivante du consis-
toire, où il est parlé d'un voyage qu'il a fait en
France par un pur mouvement de son zèle, et de l'avis
de diverses personnes considérables qui en ont con-
certé avec lui, et qui ont loué et approuvé son dessein.
Le consistoire lui accorda sa demande d'autant plus
volontiers, est-il dit dans les actes, qu'il laissa à sa
place un ministre capable de la remplir et d'en faire
toutes les fonctions. Le zélé missionnaire ne tarda
pas à se mettre en route ; car le 26 du même mois,
le proposant Antoine Coulan était déjà à Ardembourg
pour remplir sa charge, et on lit dans les registres
du consistoire, à la date du 29 janvier 1690 : « En
(1) Bullet., 2e série XII 380.
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEG 259
attendant l'arrivée de M. de Salve, qui est encore
en voyage et qui nous a donné de ses nouvelles, on
fera une nouvelle tentative auprès du magistrat pour
qu'il permette de faire la collecte pour les pauvres. »
Vanité des joies humaines ! Au moment où le con-
sistoire se réjouissait d'apprendre que De Salve était
heureusement entré en France, le pasteur du Désert
était déjà depuis près de vingt jours au fond d'un
cachot. A peine arrivé à Paris, par la Flandre et la
Picardie, en compagnie de son collègue De Malzac,
De Salve avait été arrêté, le 10 janvier, par le capi-
taine Desgrez et conduit, le 12, au donjon de Vincen-
nes (1), avec son hôte, digne aubergiste protestant,
nommé Paradez (2). La nouvelle de son arrestation
n'était sans doute pas encore arrivée en Hollande au
mois d'avril ; car le synode de Heusden le mentionne
seulement comme « absent pour des raisons con-
nues », et ordonne qu'Antoine Coulan ne le remplace
qu'à titre de proposant.
Non contente de posséder la liste des maisons où
Gardel avait tenu des assemblées, et de l'avis, reçu
en 1689, qu'il s'en faisait dans la rue Mazarine, du
côté de la porte de Buci (3), et à Montreuil, près Vin-
(1) Ms. de Biblioth. na'ion., Fr. 140Ô1, ancien 3854.
(2) Mis le 12 janvier 1690 à Vincennes, Jean Paradez fut transféré à
la Bastille avec Mallet, le 11 août de la même année, puis au château
de Guise, le 4 janvier 1691, avec Bernier, Mallet et Desvallons. Le 3
avril, sa femme obtenait la permission de le voir, Il fut relâché, le 7
novembre, ayant subi près de deux années de cachot pour avoir reçu
à sa table un ministre proscrit. — La mère de Claude Brousson était
une demoiselle de Parades, du Midi.
(3) Reg. du Secret., 0.33.
•260 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
cennes, dans une maison que le curé pouvait indi-
quer, et où il fallait envoyer un homme sûr (1), la
police avait eu soin d'introduire dans les assemblées
interdites quelques-uns de ses affidés, notamment le
cabaretier Marchant de la rue Grenetat, ancien
catholique, qui, pour gagner la confiance et être
tenu au courant de ce qui concernait son infâme
métier, feignit de se convertir et d'embrasser le pro-
testantisme. C'est ce traître, soi-disant protestant
depuis deux ans, qui avertit Dosgrez et lui procura
la capture de De Salve. Gomme il n'y avait que lui
qui sût que le pasteur devait dîner chez Paradez,
cette dénonciation le discrédita sans remède parmi
les réformés (2), au dire de Braconnier, autre espion
qui n'avait garde de se compromettre si maladroite-
ment. Non-seulement il donnait souvent l'hospitalité
aux ministres, et avait servi de guide à De Salve dans
Paris, mais le soir même où le malheureux pasteur
fut arrêté, il y eut du monde en campagne pour cher-
cher les autres pasteurs, Lestang et De Malzac, et les
mener dans la chambre de l'honnête Braconnier,
comme dans l'endroit le plus sûr.
Bien que toutes les mesures eussent été prises,
l'arrestation avait cependant failli manquer. Desgrez
disait dans son rapport du 13 janvier : « Il n'y a eu
aucun soupçon du mouvement qui se lit mal à pro-
pos [avant-] hier au carrefour, et je ne fus point vu,
[ce] qui est la seule raison qu'ils [les protestants]
n'ont eu aucun soupçon, et lorsque ledit ministre
(1) Reg. du Secret., 0.33, i° 97.
(2) Lettre de Desgrez, du 15 janvier 1690.
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEC 261
sortit de chez la G , il Y avait une femme
nommée Madame Laurent qui le vint quérir, et l'em-
mena chez elle, rue Mazarine, et do là chez Bel, qui
demeure dans le Collège des quatre nations [aujour-
d'hui l'Institut], et de là s'en alla chez Paradez. Ainsi
ils n'ont eu nul soupçon.
« S'il n'avait pas été pris, il avait dit au sieur
B[raconnier] que, quand il voudrait avoir de ses
nouvelles, il n'avait qu'à aller chez Dicq, le blondin,
rue Saint-Denis, à l'image Saint-François, où loge
La Motte.
« Les cachets qui se sont trouvés sur lui, sont des
marques [des empreintes de cachet] que le ministre
Cottin leur avait données [à De Salve et De Malzac],
pour les faire reconnaître ; mais cela ne leur a pas
servi. Ils ont quéri [eu recours] à un autre ministre,
Lestang, qui est à Paris et qui les a fait connaître...
Il [De Salve] a dans ses papiers une lettre pour Les-
tang... Je me donnerai demain l'honneur d'aller
prendre les papiers, pour les voir avec le sieur B[ra-
connier]... Il connaît leur jargon. Je n'ai point son
nom que Valsec, c'est un nom emprunté (1). » Des-
grez écrivait encore deux jours après : « J'ai su du
ministre de Vincennes [De Salve] que le billet qui
est dans les papiers que le ministre Deshayes [Cottin
dit La Haye] a remis au nommé Voreaux, qui logeait
à la Croix do Fer, rue Bourg l'abbé, n'était que pour
le faire connaître. «
A son tour, Seignelay écrivait à Bàviilo, intendant
;i Ms. de la Biblioth. nation., Fr. 7052.
262 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
du Languedoc, le 16 janvier 1690 : « Sur l'avis qu'on
a ou qu'il était arrivé quelques ministres de la R. P. R.
à Paris, on en a fait arrêter un qui s'appelle De Salve
ou De Selve, autrement Valsec, de la ville de Nîmes
[Vergèze est dans les environs de Nîmes], et l'autre,
qu'on n'a pas encore arrêté, s'appelle Valsac, autre-
ment Molan et Lestang, de la ville d'Uzès. Le roi
m'ordonne de vous écrire de vous informer secrète-
ment de la famille et de la conduite de ces deux
hommes, et de me faire savoir ce que vous en
apprendrez. Vous jugez bien de quelle conséquence
il est de tenir la chose secrète, puisque Valsac n'étant
pas encore arrêté, il pourrait être averti des perqui-
sitions que vous feriez (1). » — Sous le nom de Val-
sac (singulier après Valsec), autrement dit Molan et
Lestang, de la ville d'Uzès, la police, imparfaitement
renseignée, confondait deux personnages différents :
le ministre Lestang et le ministre Malzac, dit Molan,
de la ville d'Uzès.
Le roi avait hésité un moment sur la peine qu'il
infligerait à Cardel ; il n'en fut pas de même pour De
Salve. L'ordre de le transférer du château de Vin-
cennes dans la prison où était Cardel, est daté du
jour même de son arrestation, c'est-à-dire du 10 jan-
vier. Et cinq jours après, Louis XIV adressait la lettre
suivante au gouverneur des îles Ste-Marguerite :
A Versailles, le \bja7nner 1690,
Monsieur de Saint-Mars, j'envoie aux îles Sainte-Marguerite, le
nommé Valsec, ministre de la R. P. R., pour y être détenu pen-
fl) Depping, Curresi). «f^'"-, IV 222.
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEC 263
dant toute sa vie. Et je vous écris cette lettre pour vous dire que
ino7i intention est que vous le receviez et que vous le fassiez mettre
dans un endroit sûr, où je veux qu'il soit soigneusement gardé,
sans avoir communication avec le nommé Cardel, ni avec qui que
ce soit, de vive voix ou par écrit, sous quelque prétexte que ce soit.
Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, M. de Saint-Mars, en sa sainte
garde.
Le roi, qui pouvait ordonner FeKécution immédiate
de Valsec, crut sans doute faire acte d'humanité en
signant cette lettre. En réalité, jeter les pasteurs
au cachot, sans leur permettre aucune communica-
tion avec qui que ce fût, c'était les jeter vivants dans
la fosse et prolonger leur agonie.
Le secrétaire d'État Seignelay joignit à cette lettre
les dépêches suivantes, analogues (sauf la dernière)
à celles qu'il avait écrites au sujet de Cardel.
A M. DE Saint-Mars.
15 janvier 1690.
Le roi envoyant aux îles de Sainte-Marguerite le nommé
Valsec, ministre de la R. P. R., je n'ai rien à ajouter à la
lettre de Sa Majesté ci-jointe, si ce n'est que cet homme ne
doit être connu de personne, et que sa subsistance et entrete-
nement, qu'il lui faut faire fournir sur un pied médiocre, sera
régulièrement payée, comme celle du nommé Cardel, après
que vous m'aurez mandé à quoi cela peut monter chaque
année. Je suis, etc.
A M. DE LA Reynie.
15 janvier 1690.
Le roi a pris la résolution d'envoyer aux iles Sainte-Mar-
guerite Yalsec, ministre qui a été arrêté, et j'envoie les ordres
264 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
pour cela au fils du siour Anzillon, qui y a déjà conduit le
nommé Gardcl. Je lui mande do ne partir que dans le temps
que vous jugerez à propos, afin que, si vous avez besoin de
tirer quelques éclaircissements de cet homme avant son
départ, vous puissiez le faire. Je suis, etc.
A M. DE Saint-Mars.
10 mars 1690.
Par le compte que j'ai rendu au roi du contenu en votre
lettre du premier février, Sa Majesté m'a ordonné de vous
écrire, qu'elle veut bien faire la dépense de 900 livres par an
pour le ministre que vous avez déjà [Gardel], et surtout pour
celui qui vous sera envoyé [De Salve]. Cette pension est con-
sidérable (i), et il y aura lieu de faire la dépense nécessaire
pour les empêeher de communiquer entre eux ni au dehors.
A l'égard des prisons que vous proposez de faire, Sa Majesté
y donnera ordre, et vous aurez au premier jour de mes nou-
velles. Je suis, etc (2).
Le pauvre pasteur ne sortit de Vincennes, pour être
conduit dans l'une des Bastilles de la Méditerranée,
que le 20 mars, et l'on n'entendit plus parler 'de lui.
Les synodes wallons persistèrent pieusement à espé-
rer son retour et à lui conserver sa place. « Les Égli-
ses voisines de celle d'Ardembourg, dit l'article 11
du synode de Leyden (mai 1691), lui prêteront tour à
tour leurs pasteurs pour y aller donner la cène, jus-
ques à ce qu'il ait plu à Dieu de lui rendre M. de
(T. En effet, les capitaines de cavalerie de l'armée du prince d'Oran-
ge, ne touchaient à la même époque que 700 livres {Mém. de Bosta-
quet, p. 170^ et l'on se souvient que la pension de Cardel avait
d'abord été fixée à 27.5 livres.
(2) BuUet., IV 123 et 124.
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEG 2G5
Salve, son pasteur », — résolution confirmée au
synode de Ziriczéo (mai iG92, art. 38), et à celui de
Tergoes (août 1694), dont voici l'article 37 ; « La Com-
pagnie a trouvé bon que notre très-cher frère
M. Simon d'Albiac, appelé par l'Église d'Ardem-
bourg, pour lui servir en qualité de pasteur jusqu'au
retour de notre très-honoré frère M. de Salve, pasteur
de ladite Église, prisonnier en France, jouisse de
tous les honneurs du ministère dans cette Église,
comme M. de Salve même s'il y était. »
Cinq ans plus tard, son frère Jacques ne savait pas
encore où il avait été envoyé, témoin cette lettre
qu'il adressait à leur mère, le 30 août 1699 : « Pour
mon frère de Salve, je vous ai souvent écrit qu'il
était en vie, et que vous devez en être persuadée, que
son affaire est entre les mains de l'ambassadeur des
États Généraux, pour en parler au roi. Voilà tout ce
que je puis faire au monde; pour le reste, je le
remets entre les mains de Dieu; qu'il veuille faire
tourner l'affaire à son avantage. Je vous ai dit aussi
qu'on l'avait transporté depuis plusieurs années de
la Bastille (?) dans la province du Dauphiné (?), sans
avoir pu apprendre l'endroit où il avait été mis (l). »
En 1700, le synode de Zutphen (art. 13) s'exprimait
de la manière suivante ; « Nous continuons d'ignorer
la destinée de notre très-cher frère M. de Salve, dont
les souffrances et la mémoire, en cas qu'il soit mort,
nous seront toujours en bénédiction. » — Enfin Jean
Antoine de Salve, le capitaine de marine, écrivait
;1: B^'Uet.^lXSSi.
266 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
encore, le 4 août 1710 : « J'espère que la paix se fera
bientôt, et que mon frère le ministre sortira de prison.»
, Vain espoir ! Maturin seul devait être rendu à la
liberté après la paix d'Utrecht (1713). Du moins
l'amère douleur de pleurer la raison perdue de leur
lils et de leur frère, avait été épargnée à M""^ de Salve
et à ses enfants.
Outre deux feuillets de sermon, dont l'un, déchiré
et plié en forme de lettre, porte au dos : Pour Mon-
sieur de Lestang, les pages qu'on va lire (1) sont tout
ce qui nous reste de Pierre de Salve, les seules reli-
ques de ce pasteur du Désert. Le manuscrit, d'une
écriture très-mauvaise, ne contient point à propre-
ment parler un sermon écrit en entier; ce ne sont çà
et là que des notes très-détaillées, mêlées de latin et
d'abréviations de tout genre. Pour ne pas donner
un logogriphe à deviner à la plupart des lecteurs,
nous avons dû modifier parfois la forme trop primi-
tive de l'original. Est-il nécessaire d'ajouter que nous
en avons pieusement respecté le sens ?
Christ m'est gain à vivre et à mourir.
(Philippiens I, 2i)
La vie est un commerce qui a pour but un gain;
mais ce gain est différent selon que nous commer-
çons avec le monde ou avec Dieu, avec l'Église ou
avec les créatures. Tandis que le commerce avec le
(1) Nous les avons publiées, pour la première fois, dans la seconde
série du Bulletin, IV .379.
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEG 267
monde consiste à donner son temps, sa vie, son éter-
nité, sa félicité, en échange de quelques pièces de
terre, de quelques maisons, de quelques biens sans
valeur, puisqu'ils sont sans durée, le commerce avec
Dieu consiste à donner des biens périssables, qui ne
sont rien, pour gagner Christ, avec lequel nous pos-
sédons toutes choses. Il a la vie et nous la communi-
que, il tient les clefs du paradis et de l'enfer, il juge,
il condamne, il absout. Il est un avec Dieu, et nous
unit à Dieu; il est tout et fait tout dans le ciel et sur
la terre ; nul ne va au Père que par lui, il est le che-
min..., il est la porte..., ainsi on gagne tout en le ga-
gnant. Il est donc honteux, insensé et extravagant, de
s'attacher principalement au commerce mondain, et
sage, prudent et nécessaire, de nous livrer au seul
trafic qui soit digne de nous, parce qu'il est le seul
dont le résultat soit certain.
C'est ce caractère de nécessité que l'Écriture sainte
a en vue, lorsqu'elle nous propose Jésus-Christ sous
l'image du pain, d'une viande, d'un breuvage ; voilà
qui s'adresse à ceux qui ne conçoivent pas de plus
grand plaisir que de manger et de boire, car l'Écri-
ture veut nous prendre et nous sauver par nos pro-
pres passions. Elle veut les laisser vivre en nous,
mais elle veut les détourner vers les choses qui soient
dignes de nous et qui nous puissent rendre heureux.
— Tantôt elle nous propose Jésus-Christ et sa justice
comme une robe précieuse qui, couvrant nos diffor-
mités, nous permettra d'entrer dans la salle des no-
ces de l'agneau ; voilà pour ceux qui mettent le bon-
heur dans le luxe et la magnificence. — Tantôt elle
2G8 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
nous le propose comme un trésor de sapience et d'in-
telligence, et voilà pour ceux qui mettent la félicité
dans le savoir. — Enfin l'Écriture nous propose Jésus-
Christ comme un gain incomparable, sans doute
parce qu'elle veut exciter en nous ,'pour Jésus-Christ
la même ardeur dont brûle l'avare pour son trésor.
Or l'avarice est une des passions les plus violentes, et
qui met en mouvement toutes les autres pour possé-
der son objet. Venez, avares, qui êtes avides des tré-
sors et des gains de la terre, venez ouvrir les yeux
sur celui que nous allons étaler aujourd'hui, pour
tâcher à le faire devenir désormais l'objet de vos dé-
sirs, et en vous arrachant, s'il est possible, aux biens
de la terre, vous rendre avares de ceux du ciel. Ve-
nez le contempler ce trésor et ce gain en Jésus-Christ,
et venez apprendre en même temps les moyens par
lesquels vous pourrez le gagner.
Dieu, qui tient les cœurs en sa main et qui les ilé-
chit comme il lui plaît, veuille fléchir les vôtres vers
Jésus-Christ, et en affaiblissant cet amour immodéré
que vous avez pour les créatures, vous remplir d'ar-
deur et de zèle pour gagner Jésus-Christ! Et nous,
pour y contribuer, comme un instrument, quoique
faible, dans la main de Dieu, nous vous montre-
rons : [° que Jésus-Christ est un gain, le seul et le
plus excellent de tous les gains, parce qu'il s'étend à
la vie et à la mort ; 2° nous passerons à vous faire
voir comment il devient notre gain, ce que nous fe-
rons remarquer surtout dans l'exemple de saint
Paul, qui parle dans notre texte et qui dit : Christ
m'est gain à vivre et à mourir. D'entrée nous nous
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEC 269
attacherons h notre version, qui dit que Christ est
gain au lidèle et dans la vie et dans la mort, bien
que nous sachions que les termes de l'original sem-
blent ne pouvoir signifier que ceci, qui est le S'Ons
admis par plusieurs interprètes : Jésus-Christ, qui
est la vie du fidèle dans cette vie, est un gain dans
la mort (1).
(1) La Reynie n'avait pas le loisir do lire ce sermon, il le fit exami-
ner, sans doute par le môme Pirot, docteur de Sorbonno, qui analysa
les manuscrits saisis sur Cardel, et qui examina les Maxit)ics des
Saints de Fénelon ot les ouvrages do Bossuet. L'examinateur, après
avoir transcrit l'exordo tout entier, ajoute le commentaire suivant, qui
est très-digne do remarque :
« Tout ce discours ne tend qu'à prouver que l'Église et le monde
ont des sentiments fort différents, et opposés dans leui-s prétentions;
que le monde, ou ceux qui en suivent les maximes, ne recherchent que
les créatures qui ne peuvent leur donner aucun bien véritable; que
toutes lefl grandeurs et tous les biens du monde ne sont que de la
fumée, et qu'il ne peut rien y avoir dans cette vie que l'on puisse dire
être un véritable bien, si ce n'est de gagner Jésus-Christ, en qui seul
consistent toutes les grandeurs, toutes les richesses et tous les vérita-
bles plaisirs. L'auteur exhorte les fidèles de s'attacher à ce seul gain ;
et, par une infinité de preuves tirées de l'Écriture tant de l'Ancien que
du Nouveau Testament, et particulièrement des épîtres de saint Paul,
il fait voir qu'en Jésus-Christ seul doit être établie notre espérance,
notre bonheur en la vie présente et notre félicité éternelle.
« Il n'y a rien dans cet ouvrage qui paraisse contraire aux senti-
ments de l'Église, et où il paraisse nécessaire de faire d'autres ré-
flexions. »
Comment, docteur, pas d'autres réflexions ? N'en auriez-vous point
fait une que vous n'avez pas cru nécessaire de communiquer à la
police, celle-ci, par exemple : Comment un homme qui n'enseigne
rien de contraire aux sentiments de l'Église, peut-il mériter d'être jeté
en prison pour le l'este de ses jours, ou conduit à l'échafaud ?
PREMIÈRE PARTIE.
Tout le monde sait assez ce que c'est que le gain...,
nous allons montrer que Jésus-Christ est le seul, qui
mérite ce nom. Il faut seulement vous avertir que
par Christ, nous devons entendre sa croix, ses souf-
frances, son sacrifice, sa mort, sa justice, son inter-
cession auprès du Père, son mérite, tout ce qu'il a
fait pour ouvrir le ciel, fermer l'enfer, réconcilier
le pécheur avec Dieu, le faire devenir son ami, le
transporter des ténèbres à la lumière de la vérité, et
de cette lumière lui frayer le chemin à la gloire. Car
c'est tout ce qu'emporte ici ce mot de Christ ; tout
cela donc, pris ensemble et considéré en gros dans la
personne de Jésus-Christ, est un gain qui enri-
chit d'abord celui à qui il est appliqué, et qui de
l'état de disette et de misère spirituelle où il est
né, le fait passer à un état d'abondance ; car tout ce
que Jésus-Christ a, il ne l'a que pour le communi-
quer aux fidèles : s'il a des lumières et un esprit qui
les rend efïïcaces, c'est pour les leur communiquer ;
s'il a une justice parfaite, c'est pour les en revêtir;
s'il a mérité la gloire éternelle, c'est pour les y éle-
ver; enfin tout ce qu'il a, ce n'est que pour en enri-
chir le fidèle, et de misérable qu'il était le rendre
heureux. C'est pourquoi saint Paul parlant de la
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEG 271
grâce de Jésus-Christ, la représente comme des riches-
ses inénarrables (Ephés. III, 8); c'est pourquoi il dit
que nous sommes enrichis en lui (1 Cor. I, 5), et qu'il
s'est fait pauvre pour nous enrichir. Christ est donc
un gain...
Pris à la rigueur, le mot gain exprime un résultat
de notre industrie, et le contraire d'un don dû à la
libéralité d'autrui. Ce n'est pas ainsi qu'il faut enten-
dre chrétiennement le gain dont parle notre texte.
Nous ne pouvons non plus rien faire pour gagner
Jésus-Christ, car, hélas! que pourrions-nous donner
pour l'obtenir? Sera-ce nos œuvres?
1° Ne sont-elles pas l'effet de Jésus-Christ qui les
opère en nous? Et plutôt que de dire que par elles
nous gagnons Jésus-Christ, ne serait-il pas plus vrai
de dire qu'elles sont un moyen dont Jésus-Christ se
sert pour se donner à nous?
2° Ne les devons-nous pas, ces œuvres ? Et en les
donnant, que faisons-nous que satisfaire à notre de-
voir sans pouvoir prétendre à aucune récompense ?
3° Quand nous ne les devrions pas, pourraient-elles
bien entrer en comparaison avec Jésus-Christ? Quelle
proportion des vertus finies et passagères, peuvent-
elles avoir avec celui qui est l'auteur même de la vertu?
L'homme n'a pas assez de force, quand il aurait
assez de présomption, pour prétendre gagner Christ
en en donnant l'équivalent. Un misérable ver de
terre, rampant dans la corruption, dans le vice, digne
d'être écrasé par la justice du ciel, pourrait-il bien
s'élever jusqu'à Christ? Du reste, la voix générale
des Écritures nous fait entendre que Jésus-Christ est
272 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
un don, qui nous vient de la pure libéralité de Dieu...
On peut donc dire que c'est un gain et un don tout
ensemble... C'est un don; mais il faut cependant tra-
vailler pour l'obtenir, comme si c'était un gain... Ce
gain nous est présenté comme le sujet d'une grande
joie, dans la parabole de la drachme perdue et re-
trouvée...
Jésus-Christ est le véritable gain : 1" parce qu'il
suffît à tout, même à borner nos désirs; 2" parce qu'il
est impérissable, double caractère qui ne convient
point aux gains du monde.
Jésus-Christ suffit à tous nos besoins et remplit tel-
lement, dans cette vie, les désirs de nos cœurs, qu'il
ne leur laisse à souhaiter que son entière possession ;
cela ressort de l'Apocalypse (III, 18), où Christ, par-
lant par la bouche de saint Jean, énumère les maux
de l'âme et montre qu'il a des remèdes contre eux
tous. A la pauvreté, à la nudité et à la cécité, il op-
pose de l'or, des vêtements et un collyre : cette image
est transparente...
Après sa conversion, saint Paul qui était aupara-
vant pauvre, nu, aveugle, n'a plus rien à désirer,
parce qu'il est tout rempli de Christ ; du moment que
Christ vit en lui, au milieu de la joie qui inonde
l'Apôtre, un nouveau désir apparaît, c'est celui de
déloger d'ici-bas pour posséder Christ d'une manière
plus étroite et plus complète.
En peut-on dire autant des gains du monde? Il est
certain qu'ils ne nous satisfont jamais, ce qui est une
marque de leur vanité et de leur peu de solidité ;
plus nous en avons et plus nous en désirons. D'ail-
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEC 273
leurs ils ne servent qu'à un usage matériel, ils ne
peuvent que nous nourrir et nous faire vivre splen-
didement, voilà tout. Si nous sommes aveugles, ils
ne sauraient nous donner la vue; si nous sommes
malades, ils ne peuvent nous rendre la santé; et sur-
tout, si nous sommes étendus dans un lit, attendant
le dernier coup de la mort, appréhendant la justice
divine, ils ne sauraient nous délivrer de ces craintes,
ni nous mettre à couvert. — C'est donc impropre-
ment que l'on appelle gain un bien terrestre ; ce n'est
que dans la fausse opinion des hommes, que les ri-
chesses du monde ont pris ce nom, qui ne convient
qu'à Jésus-Christ. .
Le gain véritable s'élève bien haut au-dessus des
gains du monde ; au lieu que ceux-ci sont bornés à
cette vie et que nous les perdons par la mort, celui-là
s'étend à la vie et à la mort. Une fois gagné, on ne le
perd jamais; car je suis assuré que ni mort, ni vie, ni
anges, ni principautés, ni puissances, ni choses pré-
sentes, ni choses à venir, ni hautesse, ni profondeur,
ni aucune autre créature, ne nous pourra séparer de
la dilection de Dieu, qu'il nous a montrée en Jésus-
Christ, notre Seigneur (Rom. VIII, 37). Il est vrai
que les gains du monde et celui que nous faisons de
Jésus-Christ, semblent aller de pair pendant cette vie :
nous gagnons les biens du monde et nous nous en
servons; nous gagnons Jésus-Christ, sa connaissance
nous console, sa mort et son mérite nous soutiennent
contre les terreurs de la justice divine; ainsi ce gain
a son usage comme les gains du monde, et jusque-là
l'un ne semble rien avoir par-dessus les autres, et si
I 18
274 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
les hommes, avec des yeux de chair et de sang, y
remarquent quelque différence, c'est en faveur des
gains du monde qui les charment, tandis que le gain
véritable leur paraît chimérique. Mais attendez; à la
mort, cette différence se verra. Les riches ni les
puissants n'emportent rien avec eux dans le tom-
beau. Les Alexandre, les César, etc., ont-ils emporté
les couronnes qu'ils avaient gagnées? Nous, au
contraire, nous emportons la nôtre ; comme Josué,
Jésus-Christ passe avec nous le Jourdain de la mort,
au lieu que les biens du monde nous quittent à la
vue de la mort, comme Moïse expirant après avoir
contemplé la terre promise.
Christ nous est un gain, non-seulement dans la vie
et dans la mort, mais encore dans la résurrection...
DEUXIEME PARTIE.
Voyons à quelles conditions le lidèle obtient ce
gain sans pareil. La vraie religion est une espèce de
commerce entre Dieu et nous; c'est ainsi qu'elle nous
est dépeinte dans le discours où Christ dit que le
royaume des cieux est semblable à un trésor caché
dans un champ, qu'un homme achète après avoir
vendu tout ce qu'il a pour pouvoir l'acquérir; qu'il
est semblable aune perle de grand prix... Les iidèles
sont donc des marchands qui sont obligés de donner;
car, dans tout commerce, il faut donner pour gagner:
l'artisan donne son travail pour avoir du pain; le
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEC 275
marchand, ses veilles, son argent, pour en gagner
davantage ; le soldat, sa peine, sa sueur et son sang,
pour acquérir de la gloire, gagner des villes et des
provinces ; le chrétien ne saurait donc s'exempter de
cette loi. Il faut qu'il donne pour gagner Jésus-Christ;
c'est un trésor, une perle qu'il ne saurait acheter
qu'en vendant ce qu'il a.
Ne venez pas dire qu'Isaïe (LV, 1) nous invite d'a-
cheter sans argent, gratuitement ; car il n'est pas
vrai qu'il veuille dire que nous devons acheter la
grâce sans rien donner, mais seulement que ce
que nous donnons en échange, est un rien en com-
paraison de ce que nous achetons; car nos biens,
notre vie et noire sang, que nous donnons, sont plus
au-dessous de Jésus-Christ et de sa grâce, qu'une
paille ne l'est de tous les diamants, de toutes les per-
les et de toutes les couronnes de l'univers... Isaïe
veut donc dire qu'il faut donner ; mais qu'en don-
nant nous achetons pourtant gratuitement, parce
que nous donnons un rien pour gagner une grâce
sans prix, et un rien qui n'est point à nous et qui
n'apporte point de profit à Jésus-Christ.
Tout ce que nous pouvons donner se borne à ceci :
les biens et les richesses de la terre, notre propre
justice, la confiance que nous pourrions avoir de
nous sauver par nos œuvres, notre repos, notre
liberté , nos plaisirs , nos honneurs et toutes les
aises de la chair, notre vie et notre sang.
1° Nous devons donner tous nos biens et nos
richesses temporelles ; et on les donne, ou bien en
s'en dépouillant tout à fait, lorsqu'il s'agit de suivre
276 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Jésus-Christ et qu'on ne saurait les garder et pro-
fesser l'Évangile tout ensemble; car il faut tâcher de
devenir disciples de Jésus-Christ pour le gagner, et
on ne le devient, suivant lui, qu'en abandonnant
père, mère, etc., pour l'amour de lui. - Ou bien, on
donne les richesses de la terre pour gagner Jésus-
Christ, en les employant à nourrir les pauvres qui
sont ses membres; car les leur donner, c'est les
donner à lui-même; les vêtir, c'est vêtir Jésus-
Christ; les soulager par nos soins, nos visites, par un
seul verre d'eau, c'est soulager Jésus-Christ ; il le dit
lui-même et nous promet un salaire magnifique.
— C'est encore donner les biens et les richesses de
la terre, que de les moins aimer que Jésus-Christ, et
de ne les aimer que pour lui en faire hommage,
comme cette femme de l'Évangile qui n'aimait l'oi-
gne (le parfum) qu'elle avait, et dont elle pouvait
retirer un grand prix, que pour honorer Jésus-Christ
et lui en faire hommage. C'est là aussi le véritable
usage que nous devons faire des gains de la terre;
nous devons, en sacriliant à Jésus-Christ ces riches-
ses iniques, nous faire de lui un ami qui nous reçoive
dans les tabernacles éternels; c'est là l'usage qu'en
faisaient les Abraham et les Moïse; s'ils ne les ont
pas donnés aux pauvres, ils les ont abandonnés au
monde et en ont fait le sacrifice à Dieu et à Jésus-
Christ pour le gagner ; ils ont tout quitté, tout
abandonné, pour gagner non des maisons, pos-
sessions, parents et amis, mais Jésus-Christ et son
opprobre, le seul et le véritable gain. Tel est l'usage
qu'en doivent faire tous les fidèles qui sont héri-
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEC 277
tiers de la foi d'Abraham, comme l'a été iwi Moïse,
etc..
2" Pour gagner Jésus-Christ, il faut donner notre
propre justice, etc..
3° Il faut donner notre repos, notre liberté, nos
plaisirs, etc..
Ces deux principaux moyens sont toujours néces-
saires et en tout temps, puisque, en tout temps, il est
vrai que l'amour du monde est inimitié contre Dieu;
que nous ne saurions servir à deux maîtres, et que
nous ne saurions gagner Jésus-Christ et le monde...
Vouloir conserver repos, liberté, vie, sang, c'est se
perdre ta coup sûr; qui voudra sauver sa vie, la perdra ;
mais abandonner tout cela et le perdre, c'est le con-
server infailliblement ; car on les retrouve en Christ. . .
Nous gagnons donc Christ en donnant tout ce que
nous possédons et, pour vous le montrer par un
exemple, tournons nos yeux sur saint Paul... et nous
souvenons de sa conduite en ce monde : il renonce à
tout, il n'amasse point de trésors, il ne possède rien,
il ne veut rien posséder, il regarde les richesses
comme des entraves qui pourraient l'arrêter dans le
cours de son ministère et de son salut. Il y renonce
donc pour satisfaire à son devoir avec plus de liberté,
et pour gagner sûrement Christ en prêchant Christ,
et si quelquefois il travaille de ses mains pour faire
quelque gain dans le monde, ce n'est pas seulement
pour se donner de l'aisance, mais pour n'être à
charge à personne, bien qu'il fût digne de son salaire,
mais pour subvenir à la nécessité de ses frères et
compagnons d'une même foi, et ainsi gagner Christ,
278 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
en faisant des tentes aussi bien qu'en préchant son
Évangile.
Paul d(3nnc sa propre justice ; et elle était grande à
regarder l'opinion folle des Juifs,... cependant il la
renonce, il la foule aux pieds.
Il donne son repos, sa liberté, sa vie, son sang; il
parcourt des provinces et des royaumes entiers, il
soulfre la faim, la soif, la nudité; il se trouve en
péril de mer, en péril de terre,... il perd sa liberté
dans les prisons de Néron, à Rome,... et enfin il
meurt pour Jésus-Christ, sous le règne du même
empereur. Et cependant il est tellement rempli de
l'excellence de Jésus-Christ et du besoin qu'il en
a,... il ne pense qu'à gagner Jésus-Christ, comme il
ne veut connaître que Jésus-Christ.... Christ est son
gain; c'est là, pour ainsi dire, sa devise, c'est par là
qu'il veut se faire connaître, tout ce qu'il dit se rap-
porte à ceci : Je n'ambitionne, je ne désire rien sur
la terre que de gagner Christ. Voici donc, mes frères,
un exemple des paradoxes de l'Évangile : gagner en
perdant, qui se trouve très-véritablement en saint
Paul. Sa conversion et sa profession de l'Évangile,
voilà sa fortune; il est enfin jeté dans une prison,
mais il est certain qu'au milieu de toutes ces choses
il gagne, car il gagne Christ, en qui il retrouve toutes
celles qu'il avait perdues. Il trouve en Jésus-Christ
le repos, la joie, la tranquillité, l'abondance, la
liberté; on nous considère, dit-il, comme centristes,
et nous sommes toujours joyeux, comme pauvres,
et nous enrichissons plusieurs, comme n'ayant rien,
et nous possédons toutes choses (;2 Cor. VI, 10)...
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEC 279
Ce n'est qu'au milieu des afflictions que nous
gagnons Christ,.,. Si les souffrances nous sont com-
munes avec Jésus-Christ, sa gloire, son mérite,,,.
Arrêtons-nous ici. Messieurs, pour considérer
notre folie et rougir de ce que nous courons après
les gains du monde, après un intérêt de terre ou de
boue, après une créature insensible et incapable de
se donner à nous comme nous nous donnons à
elle,,,, elle nous possède et nous ne la possédons pas.
Mais que Christ devienne notre gain, et il se donne
à nous par une union intime, il paye notre amour
par un amour réciproque. Ouvrons donc, mes frères,
pour une bonne fois les yeux sur la vanité, et consi-
dérons qu'avec tous les biens du monde, nous n'avons
rien si Jésus-Christ n'y est pas : ayez des trônes, une
cour, des sceptres, commandez à toute la terre, rou-
lez à vos pieds l'or et l'argent, les perles et les dia-
mants comme des cailloux ; si Jésus-Christ n'y est
pas, vous n'avez rien; au milieu de l'opulence et des
trésors vous restez pauvres, dépouillés et nus, tout
ce qui vous environne n'est que chimères, illusions ;
car que profite-t-il à l'homme s'il gagne tout le
monde et qu'il fasse perte de son âme? (Matth.
XVI, 26).
Que faisons-nous donc quand nous attachons nos
cœurs aux gains du monde et que nous négli-
geons....? Bienheureux fidèles de la primitive Église
qui vendiez volontiers vos biens, pour en porter le
prix aux pieds des apôtres, afm d'en faire hommage
à Jésus-Christ et de le gagner, qu'ètes-vous deve-
nus? A qui avez-vous transmis votre sang, votre
280 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
zèle, qui vous faisait renoncer à tout pour gagner
Jésus-Christ : Venez, venez nous reprocher nos...
Oui, CCS frères s'y prenaient comme il fallait pour
gagner Jésus-Christ ; et nous, nous prenons le contre-
pied.... c'est renoncer à Jésus-Christ.... prions donc,
réputons toutes choses comme dommageables, inu-
tiles, viles et indignes...
Dans la page finale, presque illisible, bardée de
latin et de chiffres, nous ne distinguons que l'idée
de Jésus-Christ marchant devant nous, couvert de
son sang, comme un vaillant capitaine qui entre
dans le ciel, entouré de tous ceux qui l'ont suivi.
Après l'arrestation de Valsec, la police observa de
très-près les maisons des deux frères Pierre et Char-
les Dicq, ouvriers en drap d'or, gaze, soie, etc., dont
l'un, le blondin, demeurait rue Saint-Denis, à l'imago
Sai7it-François, avec La Motte, et l'autre, rue Gre-
nenat, à l'enseigne du Cadran. Au dire de Bracon-
nier, des ministres y avaient laissé leurs effets, et
l'on soupçonnait qu'il y en avait encore un de caché
dans l'une de leurs maisons.
Le 16 janvier 1690, Desgrez les fit épier tous deux.
Celui de la rue Grenetat vendit dans la matinée deux
chevaux noirs à longue queue, qu'on supposait être
les chevaux des ministres, et qui furent menés à
l'image Saint-Bernard, au faubourg Saint-Marcel.
• A une heure, il alla chez son frère, et tous deux
sortirent accompagnés d'un autre jeune homme vêtu
de brun, ayant les cheveux noirs et courts; ils allé-
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEC 281
rciit me Thibautodé, au coin de la rue des deux
Boules, à l'enseigne de l'Impératrice, où ils restèrent
environ une demi-heure.
De là, ils retournèrent rue Saint-Denis, proche du
sépulcre, à l'enseigne de là Lune, où resta le jeune
homme aux cheveux noirs. Les Dicq retournèrent à
l'ImjDératrice, allèrent de là voir un cadavre au
Grand-Ghàtelet, puis dans un cabaret, rue du Cruci-
lix Saint-Jacques, à la Pantoufle. Ils y restèrent une
heure et en sortirent avec une autre personne, que
Dicq le blondin accompagna jusque dans la rue
Bourg l'abbé, tandis que l'autre Dicq s'en allait au
Palais trouver sa femme, pour rentrer chez lui avec
elle. De la rue Bourg Labbé, Dicq le blondin passa
par la rue Grenetat et entra un moment dans le caba-
ret de Marchant, afin de retourner dans sa maison.
Pendant qu'on les suivait, un gros homme avec des
amadis (1) noirs et une perruque châtain nouée, se
présenta chez le Dicq de la rue Grenetat ; puis un
autre, couvert d'un manteau de camelot gris-blanc,
qui entra dans la chambre sans rien dire et n'en
sortit plus ; puis un troisième, encore jeune, qui por-
tait un habit gris-brun et une perruque noire, et ne
lit qu'entrer et sortir (2).
Toutes ces allées et venues fortifièrent tellement
les soupçons, que Pontchartrain envoya à La Reynie
Tordre suivant, le 19 janvier : « Sa Majesté veut aussi
que vous fassiez toutes les diligences et perquisitions
(1) Sorte de manche étroite, qui s'appliquait exactement sur le bras
et se boutonnait sur le poignet, sans bouffer ni faire de plis.
(2) M.S. de la Biblioth. nation., F R, 7053. fo 240.
282 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
nécessaires chez les nommés Dicq et ailleurs, pour
trouver Valsac [De Malzac], et que, si les nommés
Dicq sont trouvés coupables, vous les fassiez arrê-
ter » (1).
La perquisition n'aboutit pas, et les deux frères si
suspects restèrent en liberté. Ce n'est qu'un an plus
tard, que l'un d'eux, Pierre, fatigué de ne pouvoir
faire un pas sans avoir les estafiers à ses trousses, et
de ne pouvoir servir Dieu qu'en se cachant comme
un criminel, résolut de passer à l'étranger avec un
autre protestant nommé Guy (2). Afin de pouvoir
feindre un voyage d'affaires, ils avaient eu soin d'en-
voyer par la voie du coche, le 3 avril 1691, deux
jours avant leur départ, un ballot de tissus de leur
fabrication, à Leguay marchand cà Lille. Cette ruse
fut inutile, la police dont ils se méfiaient tant, les sui-
vait encore. Les Mémoires sur la Bastille (I 251) don-
nent à leur arrestation un motif un peu difTérent, qui
n'est pas le vrai : « On avait su, peu de jours après
le départ du roi pour l'expédition de Mons, que les
nommés Dicq et [Pierre] Guy, cousins, maîtres
ouvriers en gaze à Paris, faisoient état d'aller à ce
siège avec quelques autres protestants nouveaux
catholiques, au nombre de douze, tous frères ou
{\)Bullet.,lY 12i.
(2) Un autre Guy, « ouvrier en soie fort à son aise, qui demeurait au
faubourg Saint-Marcel », était passé en Hollande ou en Angleterre
peu après la Révocation, et sa femme cachée à Paris avait aussi des-
sein de s'en aller. Les papiers saisis sur le guide anglais Philippe
Pers, le 23 août 1686,1'évélèrent son adresse : rue de Béthisy, qu'on
ignorait jusqu'alors.
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEG 283
parents, connus pour être protestants, hardis et très-
mal intentionnés. Sur cet avis, on chargea quelqu'un
de les observer de près et de les arrêter, s'ils parais-
saient sur la route de Flandre. Le 5 avril 1691, ces
deux hommes, ayant acheté chacun un cheval, et
s'étant vêtus en cavaliers avec des chapeaux brodés
d'argent et des pistolets, parurent en cet équipage
sur le chemin du Bourget, sur lequel ils furent arrê-
tés par un cavalier qui feignit d'aller à Mons. Dicq et
Guy se joignirent à lui pour y aller de compagnie,
et s'étant arrêtés pour diner ensemble à Louvres, ils
parlèrent encore de leur voyage sans se faire con-
naître, et le sieur Auzillon, exempt de la prévôté de
l'hôtel, étant survenu, il arrêta ces deux hommes,
dont l'un, outre l'équipage ci-dessus marqué, fut
trouvé nanti de deux pistolets de poche. Ils dirent
d'abord qu'ils allaient à Lille en Flandre pour y ven-
dre des marchandises de leur métier, qu'ils y avaient
envoyées; mais ils n'en purent montrer aucune fac-
ture et il ne se trouva aucun papier sur eux. Le 6
avril, sur le compte qui en fut rendu et sur les ordres
du roi (1), ces deux hommes furent conduits, la nuit
(1) En réalité, ce fut sur les ordres de La Reynie ; car ils furent arrê-
tés le 5, et ce n'est que le 9 que Pontchartrain écrivait du camp de
Mons au lieutenant-général de police : « Quoique les nommés Dicq
et Gny puissent être innocents^ ainsi que vous le pensez, ye suis
néanmoins de votre sentiment de les faire arrêter dans la conjonc-
ture présente, et je vous envoie l'ordre pour cela. »
Une autre note adressée à La Reynie, le 19 octobre de la même
année 1691, est ainsi conçue : «A l'égard du fils de Dicq, qui vient des
Pays-Bas espagnols, sans passeports ni permission de Sa Majesté,
Elle trouve qu'il n'y a rien à faire à son égard ; mais qu'il faut seule-
284 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
du même jour, à la Bastille. Ces deux prisonniers
furent interrogés. Ils dirent l'un et l'autre qu'ils
n'avaient aucun dessein d'aller au camp devant Mons,
et soutinrent qu'ils n'en avaient parlé à personne, ni
au cavalier qui les avait abordés sur le chemin. Ils
déclarèrent hardiment qu'ils avaient fait abjuration
pour obéir seulement aux ordres du roi ; mais qu'ils
avaient toujours été et qu'ils étaient encore protes-
tants. Trois ministres de la R. P. R. qui avaient été
arrêtés à Paris, en 1689 et 1690 [Gardel, De Salve et
Lestang] avaient eu relation avec eux, et ils avaient
eu retraite dans leurs maisons. Le soupçon de leur
voyage dans la conjoncture où ils l'avaient entrepris,
l'équipage et l'assortiment des armes défendues,
c'est-à-dire des pistolets de poche, firent prendre
toutes les précautions qui devaient être prises à leur
égard. » Transférés, le 9 juin, de la Bastille au châ-
teau de Guise, où leur nourriture n'était payée que
sur le pied de quinze sols par jour, ils témoignaient,
des le 22, l'intention de s'instruire de bonne foi dans
la religion catholique, et promettaient de faire pren-
dre le même parti à leurs familles. On les connaissait
ii'op pour les croire sur parole : ils restèrent près de
sept ans dans la tour de Guise.
L'autre Dicq, Charles, bourgeois de Paris, qui était
allé demeurer rue Quincampoix, et que l'arrestation
de son frère n'avait ni ébranlé, ni empêché de donner
assistance à ceux qui voulaient s'enfuir, fut empri-
nicnl l'observer. » — Il s'agit probablement ici d'un réfugié rentré en
France pour quelque raison majeure.
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEC 285
sonné à son tour, le 21 janvier 1693, et mis seul dans
la première chambre de la Tour du Trésor à la Bas-
tille. 11 était accusé du « crime de faux pour fabrica-
tion de fausse route, pour faciliter l'évasion des reli-
gionnaires hors du royaume. » Sa femme fut enfer-
mée chez les filles de l'Union chrétieniie, le 21 juillet
suivant, avec sa fille, qui n'avait que deux ans, et en
sortit seule en 1G98 ou 1699 (1). Quant au mari, il
quittait la Bastille pour le château de Caen, le 1"
mars 1694, et le 7 novembre, Pontchartrain invitait
le commandant à lui laisser « prendre l'air de temps
en temps», en ayant soin qu'il ne pdt s'enfuir. Le
commandant trouva plus sur et plus commode de
n'en rien faire, et s'attira une verte semonce de la
part du ministre, qui lui écrivit, le 22 août 1696 : « J'ai
appris que les nommés Du Plessis et Dicq, prison-
niers au château de Caen, y sont traités avec une
extrême rigueur, qu'ils sont dans des lieux mal sains
d'où ils ne sortent point. Ce n'est pas l'intention du
roi qu'on ait cette dureté pour eux, et vous devez
leur donner la liberté de prendre l'air et de se pro-
mener, et les loger de manière que leur santé n'en
(l) La pension de M^ns et de M"e Dicq était fixée à 450 livres, que le roi
payait encore, par erreur, sept ou huit ans après que la mère était sor-
tie. Les bonnes religieuses recevaient la somme entière sans scrupule,
et (juand on leur en fit l'observation, elles répondirent tranquillement
que cette pension n'était pas trop forte, parce que la demoiselle âgée
de quinze ans, était une « jolie fille » propre à devenir dame de leur
maison. Sur quoi leur supérieur, Taljbé de La Roquette, reçut l'ordre
de faire apprendre un état à la jeune fille, ou de la renvoyer à sa mère
{Reg. du secret., 0. 2."33j.
286 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
souffre pas, le tout en prenant vos précautions pour
leur sûreté. Je suis, etc. »
Cette louable sollicitude pour la santé des prison-
niers se manifesta enlin d'une manière plus efficace ;
mais seulement quand la réclusion, les cachots et les
infirmités eurent produit leur effet, infaillible à la
longue, c'est-à-dire l'engourdissement des volontés
et l'énervation des consciences. Il avait môme fallu
des corps et des caractères solidement trempés, pour
résister si longtemps au supplice de l'inaction entre
quatre murailles. Le 27 janvier 1G98, un secrétaire
d'État écrivait à M. d'Argenson, successeur de La
Reynie : « Le roi a accordé la liberté aux nommés
Dicq et Guy, prisonniers au château de Guise, et à
un autre Dicq prisonnier à Caen : ce sont de mauvais
catholiques qui ne mériteraient aucune grâce, pour
lesquels cependant Sa Majesté a eu de la commiséra-
tion ; mais c'est à condition qu'ils tiendront une telle
conduite, qu'ils ne donneront non-seulement aucun
sujet de crainte contre eux, mais qu'ils édifieront
leur prochain dans la religion catholique , ainsi
qu'ils se proposent de le faire ; Sa Majesté veut que,
quand ils seront arrivés à Paris, vous leur fassiez
bien entendre ces conditions, que vous les expliquiez
de même à leurs femmes, et que vous ayez soin de
vous informer qu'ils agiront de la manière dont vous
serez convenu avec eux. J'envoie les ordres à Guise
et à Caen, vous pouvez en faire avertir leurs fem-
mes. » (1)
(\}Sunet.,lV 374 et XII, 5-7.
PIERRE DE SALVE, DIT VALSEC 287
Quel avenir était réservé à ces malheureux qu'une
si longue détention avait ruinés, et rendus incapables
de travail et d'initiative ? Le roi ne s'en inquiétait
pas.
IX
LESTANG
Au moment de l'arrestation de Pierre de Salve (10
janvier 1690), il y avait à Paris deux autres pasteurs,
Lestang et Malzac, dont La Reynie, imparfaitement
renseigne par ses agents, attribuait les noms à un
seul, sur le compte et la famille duquel Bàville était
chargé de prendre en grand secret des informations.
Nous nous occuperons d'abord du premier.
Lestang était, d'après les Mémoii^es sur la Bastille,
un homme tout à fait mûr, âgé de plus de cinquante
ans et originaire de la province de Guyenne. « Il avait
servi en qualité de ministre à la suite de la chambre
de l'Édit et des conseillers de la R. P. R., qui étaient
au parlement de Guyenne. Il sortit du royaume après
la révocation de l'Édit de Nantes, et passa en Hol-
lande, où il fut établi pasteur de l'Église d'Arn-
heim (1). Il était revenu en France avec quatre autres
(1) L'auteur des Mémoires sur la Bastille confond ici Lestang avec
Maturin. C'est ce dernier qui fut ministre de la chambre de l'édit en
Guyenne, et pasteur à Arnheim. Le nom de Lestang-, qui peut-être
même ne s'était point réfugié en Hollande, ne se trouve pas dans les
Actes du Synode ifallon.
LESTANG 289
ministres de la R. P. R. (1). Il fut arrêté à une petite
assemblée qu'il tenait dans la maison du sieur Mallet.
Il disait qu'il n'avait pu refuser la visite qu'il était
venu rendre, à ceux qui avaient demandé la consola-
tion de le voir, et qu'il s'était d'autant plus porté à
leur donner cette consolation que sa conscience l'en
avait pressé. Cet homme paraissait avoir pris son
parti en prenant celui de venir à Paris, Il était dis-
posé à toutes sortes d'événements, ferme, audacieux
et pathétique ; aussi les protestants et les nouveaux
catholiques mal disposés furent-ils dans une grande
consternation, lorsqu'ils eurent connaissance de la
prise de ce ministre, qu'ils considéraient tous comme
un homme principal. »
Bien que la police fût constamment sur ses traces
et que, le 13 janvier, le capitaine Desgrez écrivît à
La Reynie : « Braconnier dit qu'il y a un ministre
dans la chambre du nommé Lamothe, qui a été lieu-
tenant dans les troupes, et d'arrêter aussi ledit La-
mothe, qui conduit toujours les ministres »; bien que
le traître donnât encore, le 15, l'espoir de la pro-
chaine capture du ministre, la fin du mois arriva
sans que l'heureuse nouvelle pût être transmise à Sa
Majesté, dont l'impatience nous est révélée par le
billet que Seignelay fit remettre, le 30, à La Rey-
nie : « N'ayant point eu de vos nouvelles sur ce qui
regarde le ministre Lestang, le roi est inquiet de sa-
(1) Ces quatre autres ministres ne peuvent être Cardel et Cottin, De
Salve et de Malzac, rentrés deux à deux à deux époques différentes ;
seraient-ils Masson, De La Gacherie, Boule et Duplan, sur lesquels on
ne sait presque i-ien ?
I 19
290 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
voir ce que vous aurez fait à cet égard. Et Sa Ma-
jesté m'ordonne de vous écrire de donner toute votre
attention pour faire arrêter cet homme, qu'on lui dit
être encore à Paris. Je suis, etc. » (1)
Déplorable sujet d'inquiétude! Un roi désolé de ne
pouvoir prendre au traquenard l'un de ses plus fidè-
les sujets, un héros de la conscience ! Les battues
trop multipliées n'amenaient aucun résultat ; il fallut
déployer moins de monde et plus d'adresse. Le minis-
tre trop surveillé avait sans doute quitté Paris pour
quelque temps, aiin de porter son ministère ailleurs ;
car Seignelay écrivait encore à La Reynie, le 20 fé-
vrier : « Le roi donnera ordre pour faire cesser les
diligences qu'on faisait pour arrêter Lestang. Mais il
est bien important que, de notre côté, nous mettions
toute chose en usage pour ne pas le manquer. Vous
ne sauriez rien faire de plus agréable à Sa Majesté
que d'y réussir (2). » Bientôt les limiers de la police
rencontrent une double trace. On voulait faire coup
double ou triple en patientant. Cependant « le roi ne
trouve pas à propos de différer d'arrêter Je ministre
Colin [lisez Molain, c'est à dire Molan, pseudonyme
de Malzac], dans l'espérance qu'il donnera lieu à la
capture des autres, et Sa Majesté veut qu'à mesure
qu'on en pourra arrêter, on n'en perde pas l'occa-
sion (3). » — Le 23 mars, le roi envoie à La Reynie
deux mémoires qui lui ont été remis au sujet des mi-
{l]Bullet.,lYl2i.
(2) Eeg. du Secret., 0. 34, fo 376.
(3; Lettre à La Reynie, du 12 mars 1690, Bullet., IV 125.
LESTANG 291
nistres qui sont à Paris, afin qu'il en fasse l'usage
qu'il jugera à propos.
Enfin au bout de trois mois d'efforts, les vœux du
grand roi furent exaucés et son inquiétude dissipée :
Lestang fut arrêté, le 16 avril, chez Mallet, rue Saint-
Jean de Beauvais, dans une maison qu'avait fréquen-
tée le ministre Gottin, et qui n'était guère habitée
que par des nouveaux convertis. Dès lé lendemain,
Lestang et son hôte furent écroués à Vincennes, et,
le 21, le roi blâmait le lieutenant général de police de
n'avoir pas fait arrêter en même temps la nommée
Prévôt, sœur de Mallet, laquelle avait parlé avec
beaucoup d'emportement (1). Après ce blâme, qui
nous révèle tout à la fois une nouvelle maladresse de
la police et le courage indigné d'une femme, qui ne
craignait pas de dire en face leurs vérités aux agents
du despotisme, la lettre de Seignelay contient l'arrêt
du pasteur du Désert, aussi bref que possible : « Il
faudra tenir pour le ministre Lestang la même con-
duite qu'on a tenue à l'égard des deux autres [Gardel
et De Salve], et l'envoyer aux îles Sainte-Marguerite,
suivant les ordres ci-joinls. » — Ainsi pas l'ombre
même d'un jugement; rien que le bon plaisir. L'ordre
adressé à M. de Saint-Mars pour recevoir Lestang, est
semblable à ceux qui lui avaient été envoyés pour
Gardel et De Salve. Le prisonnier, condamné à une
solitude absolue, ne doit être vu de personne, n'avoir
aucune communication avec qui que ce soit; et il faut
garder un silence complet sur tout ce qui le concerne.
(1) Mem. sur la Bastille.
292 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
Le 3 mai, Leslang sortit de la Bastille, où il était
entré le 28 avril (1), et fut remis à Auzillon pour être
conduit à la prison qui devait être son tombeau,
après avoir promptement égaré sa raison. Nous n'a-
vons rien trouvé de ce martyr, ni sermons, ni pa-
piers; il ne reste de lui qu'un souvenir et le grand
exemple qu'il adonné.
La conduite de son hôte, le Picard Jean Mallet ou
Malet, sieur du Rozin, avocat au parlement de Paris,
mérite aussi une mention honorable dans notre mar-
tyrologe ; car en recevant le ministre proscrit, il s'ex-
posait volontairement à retourner pour la troisième
fois à la Bastille, oii sa femme, Suzanne de Besset,
avait aussi été détenue deux fois. Sans doute elle était
de nouveau sous les verrous, lors de la visite de Les-
tang;car son nom n'apparaît point dans cette cir-
constance.
Avant la Révocation, deux de leurs filles âgées,
l'une de onze ans, l'autre de huit, et une troisième,
née le 17 mai 1683, avaient été enlevées et conduites
dans la maison des Nouvelles Catholiques, pour y re-
cevoir les instructions forcées de Fénelon, puis ren-
dues à leurs parents ou envoyées dans quelque autre
couvent. Au commencement de février 1686 (2), les
parents eux-mêmes avaient été mis à la Bastille, et
les trois liUes, même la dernière qui n'avait pas trois
ans, aux Nouvelles Catholiques. Le père ne sortit de
la Bastille que le 23 janvier de l'année suivante ; la
(1) Mtni. sur la Bastille.
(2) Clément, La police de Louis XIV, p. 441.
LESTANG 293
mère, au contraire, à peine enfermée depuis un mois,
feignit de se convertir. M. de Besmaus écrivit à La
Reynie, le 4 mars (1) : « Madame Mallet dit qu'elle
vous a tout avoué, qu'elle vous prie d'excuser sa con-
duite, d'avoir soin de son mari, et elle prend plaisir
à raisonner avec M. de Lamon (2). » Quelques jours
après (3), elle recouvra la liberté et ses enfants, avec
lesquelles elle ne tarda guère à essayer de passer à
l'étranger , en travestissant en garçons les deux
aînées.
Arrêtée, ainsi que son guide, Vion, aubergiste de
Paris, et plusieurs autres personnes, au moment où
elle prenait le carrosse de Bruxelles, elle fut recon-
duite à la Bastille, le 7 avril. Les cent soixante-cinq
louis d'or qu'elle avait consignés pour le passeport, à
condition que l'évasion réussît, furent rendus à Pré-
vôt, son beau-frêre (4). Ses trois filles, réincarcérées
aux Nouvelles-Catholiques, figurent sur une liste du
1" février 1687 avec cette mention : Ne peuvent être
sans danger remises à leurs parents. Elles résistèrent
neuf ans aux efforts de Fénelon et d'autres conver-
tisseurs. La mère, au contraire, avait faibli de nou-
(1) Ravaisson, Arch. de la Bastille, VIII 381.
(2) L'un des convertisseurs qui tourmentaient les prisonniers. Bien
qu'il y eût un aumônier à La Bastille, La Reynie employait beaucoup
d'ecclésiastiques différents au travail des conversions. II ne voulait pas
qu'il y eût un convertisseur attitré et pour ainsi dire officiel, que les
pi'otestants auraient exécré, et dont les procédés elles arguments, con-
nus d'avance, eussent pei'du toute efficacité [Ibid. IX, 476).
(3) L'ordre d'élargissement est du 4 mars.
(4) Méni. sur la Bastille.
294 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
veau dans le fallacieux espoir qu'on lui rendrait en-
core une fois ses enfants ; mais elle secoua bientôt le
joug de l'hypocrisie que l'amour maternel lui faisait
seul subir : en 1695, on la retrouve au château de
Pont-de-l'Arche, d'où, à la demande de son mari
moins persévérant, elle fut transférée, comme opi-
niâtre, à VUnion chrétienne de Paris.
Reconduit aussi à la Bastille, le 14 février 1689 (1),
Jean Mallet n'en était probablement sorti que depuis
peu, quand il reçut chez lui Lestang. On a vu plus
haut qu'il fut écroué à Vincennes avec celui-ci, le 17
avril 1690 ; il en sortit, le 12 août, pour aller à la Bas-
tille, d'où il fut transféré au château de Guise, le 4
janvier 1691, et mis en liberté par ordre du 10 jan-
vier 1693.
Le roi avait manifesté son étonnement de la non
arrestation de la sœur de Mallet, sans parler du mari;
pour réparer ce manque de zèle, La Reynie lit arrê-
ter M""* Prévôt et son mari, le 9 mai 1690, et les en-
voya au château de Guise comme mauvais catholi-
ques (2). Ils ne tardèrent pas à vouloir en sortir. Le
19 mai 1691, Pontchartrain adressait à La Reynie
de nouveaux placets des nommés Prévôt et sa femme,
(1) Bidlet.,Xll 473.
(2) Il nous paraît probable que la demoiselle Prévôt, dont la supé-
rieure des Nouvelles CatJwliques disait en 1686 : Ce serait exposer
cette fille que de ta-^^endre à ses père et mère., tnmcvais catholiques,
était la fille du beau-frère de Mallet. Elle fut sans doute remise en li-
berté, à moins que Prévôt n'eût trois filles; car nous trouvons que deux
demoiselles Prévôt, soeurs, furent arrêtées et menées aux Nouvelles
catholiques^ le 7 juillet 1687.
LESTANG 295
en lui demandant avis sur la réponse qu'il y fallait
faire. Au mois d'août, Prévôt expédiait encore un
autre placet. Quatre ans plus plus tard, on voulut
mettre Prévôt en liberté, tout en gardant sous les
verrous sa femme, plus attachée que lui au pro-
testantisme (1); mais il refusa de sortir sans elle.
Le 17 février 1696 , Pontchartrain défendit de
laisser pénétrer près d'eux leurs enfants, parce que
celui qui les avait vus précédemment était revenu de
Guise dans des seiitiments contraires à la religion ca-
tholique (2). Enfin, le 17 mai 1699, fut signé l'ordre de
mettre en liberté ces courageux prisonniers, et de les
faire conduire hors du royaume par la frontière la
plus prochaine. Le grand roi s'était lassé de nourrir
des hérétiques invincibles, que ni la prison ni les
tourments de tout genre ne pouvaient abattre. Ainsi
le parti le plus digne était aussi le plus sur.
Une lettre du 29 août 1706 nous apprend qu'un
nommé Prévôt et sa femme, quittèrent les pays étran-
gers et revinrent à Paris avec un passeport, dont Sa
Majesté voulait qu'on examinât l'origine; ce sont
probablement les hôtes du château de Guise, qui du-
rent s'empresser de terminer l'affaire qui les amenait
et de repasser la frontière (3).
(1) Reg. du Secret., 0, 39, 27 juin 1695.
(2) Ibid., 0. 40.
(3) Ibid., 0. 253.
X
MATTHIEU DE MALZAG, dit BASTIDE, MOLAN
et DE LISLE (1).
Nobles ou roturiers, célibataires ou pères de famille,
les pasteurs qui revinrent risquèrent tous leur vie
avec la môme sérénité, soit qu'ils fussent jeunes
comme Cardel, De Salve, Giraud, ou épuisés de vieil-
lesse et d'infirmités comme Masson, qui mourut du
moins en liberté dans les bras de ses ouailles, ou
d'âge mûr comme Bernard, Cottin, Givry, Brousson
et De Malzac.
Matthieu de Malzac, né à Uzès en 1657 ou 1658, fut
inscrit sur les registres de l'académie de Genève en
1677. Ses études paraissent avoir laissé à désirer; car
le synode provincial réuni au Vigan, le 27 août 1681,
(1) Jean et. Antoine Malzac, des Cévennes, condamnés aux galères
pour cause de religion, furent déportés en 1687. Le vaisseau sur lequel
ils étaient se brisa contre des rochers près de la Martinique; Antoine
fut au nombre au nombre des noyés; Jean se sauva. (Voir la liste de Ju-
rieu, Lettres pastorales, II 91, négligée par les frères Haag, et qu'il
faut ajouter aux pièces justificatives de la France protestante^'^. i^2 et
433.)
Marie de Malzac, femme du ministre Perrin qui sortit de France sans
elle à la Révocation, était-elle sœur du pasteur du Désert? {La France
j3ro^,art. Perrin).
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 297
devant lequel il se présenta avec une quinzaine d'au-
tres proposants (parmi lesquels se rencontre Pierre
Audoyer, destiné à trahir et à persécuter ses frères),
refusa sa proposition latine sur le verset 22 du cha-
pitre VI de l'épitre aux Romains (1). A ce synode,
présidé par Rossel, ministre du lieu, assistaient d'au-
tres pasteurs que nous retrouverons plus loin : l'ar-
dent Dolympie de Saint-Paul la Coste, De Bruc
d'Aulas, qui ne fut qu'un instant le compagnon de
Brousson, et le futur apostat et traître Bagard de
Saint-Félix.
Reçu et consacré, un peu plus tard, par un autre
synode, De Malzac fut donné pour pasteur à l'Église
de La Bastide en Languedoc. A la Révocation, il
s'évada de prison, quitta la France et se retira en
Suisse, d'après La France protestante. Au mois d'avril
1686, nous le trouvons parmi les pasteurs réfugiés en
Hollande qui assistèrent au synode de Rotterdam. Il
fut nommé pensionnaire et ministre extraordinaire
de cette ville, où il demeura pour le moins près de
trois années. La lettre suivante, qu'il écrivit, le 20
janvier 1689, à M. de Mirmand, magistrat nîmois réfu-
gié à Zurich, peint au vif les sentiments qui l'ani.
maient (2) :
Monsieur, ayant à cœur, autant que vous l'avez, la gloire de
Dieu et le relêvcmeut de nos frères affliges do France, je ne
doute nullement que ce ne vous soit une joie singulière d'ap-
(1) « Le sieur M. Malzac a proposé en latin; sa proposition n'a pas
été admise » [Arch. nation., TT 288 B).
(2) Ms. Court, vol. L.
298 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
prendre leur bon état et ce que nous devons espérer d'eux.
Plusieurs fidèles serviteurs de Dieu, animés d'un zèle rare,
méprisant tous les périls et les supplices où ils s'exposent, ont
passé de ces provinces dans ce malheureux royaume, et vous
ne sauriez comprendre avec quelle tendresse et avec quelles
marques d'amour ils ont été reçus. Ces pauvres peuples, dont
les consciences étaient depuis leur révolte dans des détresses
mortelles, n'ont pas plus tôt vu ces anges de Dieu, qui venaient
les consoler et les aider à sortir de cet abîme effroyable, que,
ne consultant que leur devoir et le désir qu'ils avaient de
réparer leurs fautes passées, ils ont demandé avec empresse-
ment d'être reçus à la paix de l'Église, et de pouvoir assister
aux sermons et aux exercices de piété de ces pieux ministres
de Dieu. Nous avons la consolation d'apprendre que, dans
tous les lieux où leur zèle les a portés, ils ont trouvé très-peu
de gens qui se soient laissé corrompre. Il y a bien plus, plu-
sieurs familles d'anciens papistes ont abjuré leurs erreurs et
ont embrassé la vérité et le pur culte de l'Évangile.
Ces progrès, Monsieur, presque miraculeux, que leur pré-
sence et leur prédication ont faits dans si peu de temps, sont
une preuve toute puissante que Dieu veut se servir de leur
moyen pour rallumer sa vérité où elle avoit été éteinte, et je
crois que nous devons employer tous nos soins à seconder de
si chrétiens et de si charitables desseins. Nous nous rassem-
blons ici pour cela, tous les premiers lundis de chaque mois,
pour nous animer mutuellement à faire notre devoir, et pour
voir ce que nous pouvons faire pour nos désolées Églises.
Ayez la bonté de m'apprendre ce que vous faites dans vos
quartiers ; si quelques pasteurs sont partis pour aller dans vos
provinces ou ailleurs, et quel est le fruit de leur ministère.
Nous ne doutons nullement ici que, parmi tant de nos frères de
chez vous qui étaient possédés de ce saint désir, comme ils
nous le marquaient par leurs lettres, plusieurs ne l'aient exé-
cuté. Je dois pourtant. Monsieur, vous faire savoir qu'il serait
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 299
très-nécessaire qu'il en passât encore d'autres; car ceux que
nous y avons, quoique le nombre soit considérable, nous écri-
vent qu'il est impossible qu'ils puissent fournir à tout. Comme
ils s'assemblent secrètement, ils sont obligés de faire de peti-
tes assemblées, et ainsi il leur faut bien du temps pour satis-
faire toute une ville, pour peu considérable qu'elle soit. Je
vous prie de prendre la peine d'avertir nos très-honorés frères
de Lausanne de tout ce que je vous écris. Au reste, vous
agréerez que je vous demande un secret inviolable pour toute
sorte de personnes, à la réserve des pasteurs; car vous jugez
bien que, si la chose venait à être découverte, ces illustres ser-
viteurs de Dieu seraient en très-grand danger. Dieu veuille les
conserver pour le bien de son Église! J'attendrai votre réponse
fort impatiemment et suis avec beaucoup de respect, Monsieur,
votre etc.
L'auteur de ces lignes n'était point de ceux qui
savent parler et refusent d'agir, moins encore de
ceux qui exhortent leurs amis à s'exposer au danger,
en ayant soin de le fuir eux-mêmes ; il le montra
bientôt. « M. de Malzac, ministre réfugié et pension-
naire à Rotterdam, dit l'auteur d'un mémoire remis à
M. Hop, ambassadeur de Hollande en France, partit,
l'an 1689, au temps de la révolution d'Angleterre,
avec l'approbation du roi [le prince d'Orange, stathou-
der de Hollande, proclamé roi d'Angleterre] et d'un
consistoire secret qui dirigeait ces missions à La
Haye. Il fit le tour de la France et rendit compte de
sa mission ; mais étant arrivé à Paris, il y fut peu de
temps sans tomber entre les mains de M. de La
Reynie, qui l'enferma à la Bastille, d'où je n'ai eu de
il) Bi'Uet.,mm2.
300 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ses nouvelles que deux fois par hasard » (1). De
Malzac a raconté avec candeur comment De Salve et
lui s'étaient mutuellement excités à faire leur devoir.
Il y avait entre eux une grande analogie de caractère
(De Salve.paraît cependant avoir été plus résolu), et
tous deux avaient échoué la première fois qu'ils
avaient tenté l'examen final de théologie. Nous
reproduisons presque en entier, malgré l'incorrection
du style, le procès-verbal de son interrogatoire du 25
février 1692 (1) :
« Etant plusieurs ministres extraordinaires à Rot-
terdam, qui s'assemblaient tous les mois pour voir ce
qui était à faire pour la consolation de leurs frères
réfugiés et pour eux-mêmes, et se trouvant dans ces
assemblées d'autres ministres réfugiés dispersés dans
les autres villes de Hollande, il fut proposé, dans l'une
de ces assemblées, de dresser et présenter une requête
au roi, pour lui demander au nom de ses peuples
affligés quelque sorte de liberté dans son royaume.
Cependant, tout ayant été examiné, il fut délibéré et
résolu, dans une de ces assemblées composée de
vingt-cinq à trente ministres, qu'une telle requête
serait inutile après tant d'autres présentées pendant
qu'ils étaient tous en France, et cette délibération fut
tenue extrêmement secrète, à cause que si les États
[Généraux] en avaient eu connaissance, ils auraient
chassé tous ceux de l'assemblée, parce qu'une telle
(1) Ravaisson, Arch. de la Bastille, IX 458. — Nous n'avons mal-
heureusement pas réussi à voir le manuscrit, qui est à la bibliothèque
de l'Arsenal, ni celui de l'interrogatoire de Givry, qui l'accompagne.
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 301
proposition était contraire à l'intérêt qu'ils préten-
dent avoir de retenir en leur pays les réfugiés
français, aussi bien que leurs effets; et sur ce que
chacun des pasteurs sortis de France était continuel-
lement sollicité, par ceux de la R. P. R. qui étaient
restés dans le royaume, d'y revenir pour les consoler;
qu'ils leur reprochaient de les avoir abandonnés
comme des mercenaires, et de les avoir quittés dans
le péril, — étant en particulier pressé par le témoi-
gnage de sa propre conscience, et croyant qu'il était
obligé de secourir ses frères, il se trouvait dans de
continuelles agitations, et ayant trouvé le ministre
De Selve [De Salve], son confrère, touché des mêmes
motifs et dans la disposition de s'exposer pour
s'acquitter envers Dieu et le prochain de ce qu'ils
devaient en qualité de pasteurs, ils en communiquè-
rent la pensée aux ministres Jurieu et Basnage (1),
qui ne leur donnèrent aucune résolution sur ce sujet ;
mais lui et De Selve, se visitant réciproquement et per-
sévérant dans le même dessein, étant un jour ensemble
à l'Écluse (2), près d'Ardembourg où Selve était établi
pasteur, le hasard leur lit voir le cadavre d'un Fran-
çais exécuté à mort, accusé d'être venu prendre le
plan de l'Écluse, ils tirent de nouveau réflexion sur
eux-mêmes, et sur ce qu'un homme sans vocation
particulière et sans autre vue que celle de servir le
roi, avait bien voulu s'exposer à perdre la vie comme
(1) Jacques Basnage, ancien pasteur de Rouen et pasteur de Rotter-
dam ; non Henri Basnage de Beauval, mort à La Haye en 1710, comme
le pense M. Ravaisson.
(2) Place forte de Hollande.
302 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
il avait fait, et qu'eux, au contraire, qui étaient
engagés avec le troupeau que Dieu leur avait commis,
et à prêcher continuellement sa parole, n'avaient pas
le courage de s'exposer pour la gloire de Dieu. En
son particulier, faisant une lecture continuelle, dans
ce temps-là, de l'histoire de l'Église et de ses martyrs,
et des Vies des hommes illustres de Plutarque, où il
voyait que des idolâtres et des païens s'étaient expo-
sés, et bien souvent sacrifiés pour leur pays, par des
vues mondaines et pleines de vanité, il se sentait de
plus en plus pressé, et le ministre De Selve étant
venu le visiter, et lui ayant déclaré qu'il était entière-
ment résolu de s'exposer et de venir en France, ils
partirent de concert l'un et l'autre, et quittèrent les
emplois qui leur avaient été donnés en Hollande,
après avoir pris quelques adresses du ministre Gottin,
qui était depuis peu de retour de Paris. Il prit le nom
de La Bastide, qui est celui de son Église et De Selve,
celui de Valsec. Il prit aussi celui de Molain, et outre
cela celui de De Lisle.. .
« Ils vinrent mettre pied à terre en la rue Bourg-
Labbé, à la Croix-de-Fer, et après y avoir demeuré
un ou deux jours, ils remontèrent à cheval et dirent
qu'ils allaient en empiète...
a Le ministre Gottin leur ayant donné des noms et
des adresses, avec des empreintes de son cachet, afm
qu'ils pussent être connus en la qualité de ministres,
ils furent voir diverses personnes qui vinrent ensuite
les visiter à la, Croix-de-Fer...
« M. de La Motte, homme d'épée, vint les visiter à la
Croix-de-Fer, et eux, en sortant de la Croix-de-Fer,
MALZACj DIT MOLAN ET DE LISLE 303
furent descendre à l'enseigne du Cadran (1), dans une
rue assez proche de la rue Bourg-Labbé, et Valsec
ayant les adresses, on a pu les voir dans ses papiers
(2). [Il] sait seulement que La Motte vendit un des
chevaux sur lesquels ils étaient venus, et en cet
endroit du Cadran, lui et Valsec se séparèrent sans
avoir eu depuis aucune sorte de communication,
ayant même affecté entre eux de ne se donner
réciproquement aucune connaissance de ce qu'ils
feraient, afm que, si l'un d'eux venait à être arrêté,
il fût hors d'état de parler de la conduite de l'autre. »
Peu après son arrivée à Paris, De Malzac se félici-
tait, dans la lettre suivante, du chaleureux accueil
qu'il y avait reçu:
Je rends grâces à Dieu [de ce] que j'ai tant d'occupations
que je ne sais de quel côté me tourner; j'ai déjà fait diverses
assemblées où j'ai reçu plusieurs personnes à la paix de
l'Eglise. Je leur fais signer un petit formulaire que j'ai
dressé (3) ; mais le malheur est qu'on ne peut s'assembler plus
de douze ou quinze personnes à la fois. Ainsi cela tire en une
grande longueur, étant seul comme je le suis (4). Il est vrai
que M. M[asson] (5) est enfin ici; mais si infirme qu'il m'est
plus à charge qu'en aide. Il a fait des merveilles dans les
(1) Où demeurait Charles Dicq, dans la rue Grenetat.
(2) Nous n'avons pas retrouvé ces papiers, que Desgrez, qui les avait
été prendre, n'a peut-être jamais rendus à La Reynie.
(3) Ce formulaire différait évidemment de celui qu'on a vu page 178.
(4) De Salve étant déjà arrêté, la lettre est un peu postérieure au 10
janvier 1690.
(5) Le pasteur Masson mourut à Landouzy avant le mois d'octobre
1691, et peut-être même en 1690.
304 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
lieux où il a passé. Je suis dans l'impossibilité de suffire seul
au travail que demande Paris, à moins que de traîner les cho-
ses dans une plus grande longueur, et par conséquent [de]
laisser refroidir le zèle de plusieurs qui demandent de la con-
solation en même temps : je ne puis être en plusieurs endroits
tout'à la fois. Généralement parlant, personne n'est gâté, et il
n'y en a point de qui je ne sois reçu avec une joie inexprima-
ble, et si nos ministres savaient quelle douceur on a dans cet
emploi, je suis persuadé qu'ils viendraient avec plus d'em-
pressement qu'ils n'en font paraître (1).
Cependant la police ne négligeait rien pour s'em-
parer du ministre qui exhortait si éloquemment ses
collègues à venir le rejoindre. Et Braconnier, aussi
nommé Brisson, rendait compte presque journelle-
ment des démarches du pasteur, ainsi que nous l'ap-
prend un rapport de Desgrez (2) : « Quelque temps
après que Lestang, ministre, fut arrêté (16 avril 1690),
la Mallet (3) emmena Brisson chez Baril, et le fils
dudit Baril (qui se mêle, comme le père, de conduire
les ministres) conduisit ledit Brisson chez un cor-
royeur, à l'entrée du faubourg Saint-Marceau, afm de
parler à un ministre. Le corroyeur les renvoya chez
Gérard, cabaretier sur le quai Lepelletier, où il y
avait cinq personnes étrangères et quatre ou cinq de
la maison; le ministre y entra k dix heures et demie
du soir. L'assemblée se fit à une première chambre
(1) Ms. Court, vol. L.
(2) Rapport rétrospectif adressé à La Reynie, le 24 février 1692.
(3) Prolmblement M^ Mallet, femme de l'avocat chez qui Lestang
avait logé, et qu'on retrouve au château de Pont de l'Arche de 1695 à
1701.
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 305
et dura jusqu'à une heure après minuit. Le ministre
sortit de la chambre, sous prétexte de changer de
chemise, et sortit avec un habit brun, un petit galon
d'or sur les coutures. Gérard, cabaretier, ne laissa
sortir personne d'une demi-heure après » (1). Selon
Desgrez, dont nous partageons l'avis, c'était De Malzac
qui présidait cette assemblée. Nous savons, en effet,
que De Malzac logea plus tard chez la dame Brécourt,
veuve de Gérard.
Après avoir fait à Paris, durant six mois (janvier à
fin juin 1690), sa fonction de ministre dans une infi-
nité de petites assemblées. De Malzac « désira d'allée
à La Bastide, on il avait été pasteur, et pour cet effet,
il fut en cavalier jusqu'au Pont-Saint-Esprit; mais
ayant été reconnu sur le chemin par deux hommes
du pays, il quitta sa route dès qu'il se vit découvert,
il laissa son cheval, prit la poste et revint par Lyon à
Paris Pendant le séjour qu'il fit à Lyon, il vit
successivement tous les N. C., avec lesquels il eut
quelques petites assemblées; il fit plusieurs exercices
de religion; il leur donna la cène à tous et reçut les
repentances de ceux qui ne les avaient pas encore
faites. » — Il avait trouvé un asile dans la famille des
célèbres financiers Philbert. L'un d'eux , Claude ,
ancien de l'Église et riche banquier, qui avait abjuré
pour sauver sa fortune , tout en faisant passer à
l'étranger les enfants qu'il avait eus de son mariage
avec Suzanne Spon (2), assista aux réunions et cacha
fl) Ms. de la Biblioth. nation.^ Fr. 7053 f« 230.
(2) Fille du célèbre médecin Charles Spon, qui fut ancien de l'Eglise
de Lyon.
1 20
30(! LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
chez lui le proscrit, auquel il rendit plus tard visite à
Paris. « En partant de Lyon, le ministre fut à La
Charité oîi il fit la même chose. Il parcourut ensuite
tout le Nivernais; après cela, il revint encore à La
Charité, d'où il passa en Berry; il visita presque toute
cette province, où il lit un très-grand progrès. Il fut
à Sancerre [et resta en correspondance avec un nom-
mé Dubois de cette ville], où il reçut un grand nom-
bre de repentances, passa à Chatillon, où il en reçut
aussi beaucoup, un très-grand nombre à Gien, plu-
sieurs à Orléans, où il vit tous ceux de la R., aussi
bien qu'à Mer, d'où il revint à Paris après avoir
beaucoup travaillé.
« Il n'a jamais été attendu en aucun des lieux où
il a été reçu, et où il a fait des exercices, et après
avoir été une fois reconnu dans le premier endroit,
on le conduisait dans un autre, et c'était l'un de ceux
qui l'avaient reçu, que l'on jugeait être le plus sur de
tous, qui ne disait pas à lui-même où il le menait. A
l'égard des lieux particuliers, et lorsqu'ils y étaient
arrivés, celui qui l'avait conduit le faisait connaître
pour ministre, et aussitôt on assemblait la famille, et
il prêchait en donnant la Cène et recevait les repen-
tances qui étaient à recevoir. Il en a ainsi usé à Paris,
dans les villes et dans les hameaux qu'il a visités à la
campagne. Lorsqu'il fut arrêté dans la maison où il a
été pris, il avait dans sa poche ses sermons et son bon-
net de nuit, pour être en état de reposer où il se serait
trouvé à l'approche du jour, où il se serait tenu jus-
qu'à la nuit suivante, ne sortant jamais de jour qu'il
n'y eût quelque nécessité de visiter les malades. »
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 307
A toutes ces précautions De Malzac joignait celle
de changer souvent de nom, de se faire adresser ses
lettres tantôt sous l'un, tantôt sous l'autre de ses trois
pseudonymes ; ou bien encore il donnait seulement
à ceux qui avaient à lui écrire le nom et l'adresse de
son cousin, Masclari de la Primaudaye, demeurant
chez M'"^ du Goudray (1), rue de la Harpe, près de
St-Gosme. M. et M""= de la Primaudaye lui faisaient
parvenir les communications qu'ils recevaient pour
lui, et y répondaient en son nom. Gependant son mi-
nistère sous la croix ne dura pas au-delà de deux ans
et six semaines. Parti de Rotterdam avec De Salve,
vers le 15 décembre 1689, et arrivé à Paris dans les
premiers jours de janvier 1690, il y séjourna six mois,
au bout desquels il fit dans le midi et le centre de la
France un voyage qui dura à peu près autant, et
revint, vers la fin de 1690 ou le commencement de
1691, dans la grande cité, où il prêcha de nouveau un
peu plus d'une année.
Sans doute c'était encore de lui qu'il s'agissait dans
un mémoire que Seignelay envoyait à La Reynie, le
4 juillet 1690, mémoire relatif à un ministre qu'on
devait prendre aisément ; mais nous croyons que le
pasteur mentionné dans un ordre d'arrestation du
15 août, était une autre personne restée inconnue
(Masson, De la Gacherie ou quelque autre), bien
qu'elle ait laissé des traces de son passage. En effet,
au mois de novembre, le roi eut avis, sans l'intermé-
• (1) Un Du Coudray, protestant et conseiller au parlement de Paris,
faisait baptiser son fils en 1603 (Biillct., II 280;.
308 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
diaire du lieutenant de police, qu'il se faisait des
assemblées d'une quarantaine de nouveaux catholi-
ques chez le sieur et la dame de La Fontaine (1), rue
des Marais, le long du jardin de l'hôtel de Liancourt;
qu'un nommé Pressigny en était le personnage prin-
cipal, et qu'une femme étant venue à mourir, on avait
répandu le hruit, pour éviter d'appeler un prêtre,
qu'elle était morte subitement (2). Le 29 du même
mois. Sa Majesté ordonnait d'arrêter le ministre au
(1) Leurs deux filles avaient été mises à la Bastille, puis aux Nou-
velles Catholiques^ avant la Révocation. Cependant M. et M""' de la
Fontaine n'avaient pas encore abjuré au mois de janvier 1686, non
plus que leurs voisins Pressigny, Lecoq de Saint-Léger, Morin et Ro-
zemont, qui habitaient comme eux la rue des Marais. Le 13 février,
Me de la Fontaine l'ut conduite à la Bastille, avec ses filles, qui en sor-
tirent au bout de huit jours pour retourner aux Nouvelles Catholi-
ques. A la f n d'avril, Tabbé Gerbais faisait leur éloge en ces termes :
elles sont toutes jeunes, ont du mérite et de la qualité; l'aînée est en
bonne disposition ; le roi devrait bien faire quelque chose pour les deux
sœurs, à condition qu'elles se réunissent; car elles sont dans un dénue-
ment extrême, par le désordre des affaires de leur père et les engage-
ments où s'est jetée leur mère. Quant à celle-ci, ajoute le convertis-
seur, elle n'a pas encore voulu prêter l'oreille depuis deux mois et demi
qu'elle est à La Bastille, « et je ne sais quelles mesures on peut pren-
dre pour l'obliger d'entendre; c'est une opiniâtreté sans pareille. »
Les deux demoiselles abjurèrent sans doute entre les mains de Féne-
lon, en même temps que leurs cousines D'Angennes avec qui elles ga-
gnèrent l'Allemagne. L'aînée sortit des Nouvelles Catholiques le 26
juin 1686. La mère figure encore, en compagnie de M^^ Mallet et Bru-
nier, sur une liste des prisonnières de la Bastille dressée le 17 décem-
bre. Elle fut transférée à la citadelle d'Amiens, par ordre du 4 août
1687. Il est probable qu'elle y abjura, puisqu'elle fut relâchée ; mais elle
courut aux assemblées dès qu'elle fut rentrée à Paris.
(2) Reg. du Secret., 0. 34, f» .330.
MALZAG, DIT MOLAN ET DE LISLE 309
sujet duquel La Reynie cavait écrit la veille à Pont-
chai'train, « ne se souvenant pas, disait-elle, d'avoir
donné p.ermission à aucun ministre de venir en
France » (1). Enfin le 23 janvier 1G91, le roi trouvait
bon qu'on envoyât à Rouen à la suite du ministre
qu'on n'avait pu arrêter à Paris (2). Peut-être le
retour de Malzac avait-il décidé l'autre ministre à se
rendre en Normandie.
Lui-même cédant aux sollicitations des protestants
de la Brie qui venaient le chercher, allait de temps
en temps à Meaux, Claye, Lisy, Guisy et Nanteuil-
les-Meaux ; il fut deux ou trois fois en chacun de ces
endroits, à la réserve de Meaux où il n'alla qu'une
fois. L'occupation qu'il avait à Paris l'empêcha de
retourner dans les villes et autres lieux plus éloignés
où il avait prêché, et d'où l'on écrivait fréquemment
à divers particuliers pour l'engager à y retourner.
Nous savons encore que, peu de jours avant son
arrestation, Malzac avait écrit à un ami que, s'étant
laissé conduire la nuit par des détours différents, il
avait reçu à la pénitence et à la communion un vieil-
lard vénérable qui portait le cordon bleu, et qu'on
soutenait sous les bras. C'était M. de Béringhen, père
(1) Rcfj. du Secret., 0. 34, f" 310.
(2) Ibid., 0. 35, f"26. —Le 18 lévrier 1G91, Pontchar train écrivait
encore à La Reynie : « Je vous envoie par ordre du roi cet autre
mémoire au sujet des assemblées des nouveaux catholiques, qui se
l'ont à Paris, et Sa Majesté m'a ordonné de vous répéter qu'Elle sait à
n'en pas douter qu'il se fait des assemblées dans ces maisons; qu'il
faut que vous les fassiez observer de plus près et que vous découvriez
assurément ce mauvais commerce. »
310 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
do M. le premier, qui avait professé longtemps la re-
ligion, et qui mourut bientôt après sans confession
ni sacrements (1). Une lettre, saisie sur De Malzac et
datée du 31 janvier 1692, nous apprend aussi qu'il
pratiquait pour les mariages le système inventé par
le légiste Claude Brousson. Le signataire de cette
lettre, nommé Anne Brunet, raconte au pasteur qu'il
a rendu visite au curé de sa paroisse, lequel a refusé
de le marier et de publier ses bans, à moins qu'il
n'allât à confesse et ne fît ses Pâques ; que ce refus a
été constaté par un sergent (huissier), qui fera lui-
môme la publication des bans. Puis il demande ce
qu'il reste à faire pour que son mariage, non bénit par
l'Église, reçoive une sorte de consécration légale. Ce
système contenait en germe l'institution du mariage
civil, précieuse conquête arrachée par la constance et
les longues souffrances des huguenots à l'intolérance
de l'Église et de l'État.
Dans le courant de l'année 1691, les mémoires sur
les assemblées se multiplièrent, et la surveillance des
endroits suspects ou dénoncés (2), comme la maison
des sieur et dame de Braguelonne, devint de plus en
plus active. Le 10 décembre, un nommé Farie (3)
accusa les demoiselles Duploué d'avoir donné l'hos-
(1) Bullet., III 593.
(2) Reg. du Secret.^ 0. 35, 18 février.
(3) Ce ne peut être le Béarnais Farie, qui fut mis à Vincenncs au
mois de juillet 1691, et y resta jusqu'au mois d'octobre 1714, date de sa
libération (Voir Bullet., 2« série, VII 487, 531 et VIII 188). Mais ne se-
rait-ce pas son frère?
MALZAG, DIT MOLAN ET DE LISLE 311
pitalité à une assemblée présidée par un ministre (1),
et deux jours après, la police eut ordre d'arrêter à
tout prix les pasteurs qui tenaient des assemblées
chez la dame du Poitou (Marie d'Arambure, veuve
du sieur de la Gontaudière, gentilhomme du Poitou),
et de faire main basse sur toutes les personnes qui se
trouveraient dans la maison, sauf à en relâcher plus
tard quelques-unes (2). Deux collègues de Malzac
l'assistaient alors.
Au commencement de décembre, quand le minis-
tre Gardien Givry, qui avait visité les Églises de la
Picardie et de la Brie (3), arriva à Paris, il y trouva
deux pasteurs : De Malzac et un autre. La présence
d'un troisième rendait le séjour d'autant plus dange-
reux; aussi, le second, probablement Boulle, aîla-t-il
faire une tournée en province. Au milieu de janvier
1692, et sur le refus de Malzac de quitter Paris, Givry
dut obéir aux supplications des réformés de Sedan
qui l'appelaient ardemment. De Malzac resta donc
(1) Reg. du Secret., 0. 35, f" 327.
(2) Ibid., fo 330.
(3) C'est probablement de Givry qu'il est question clans ce fragment
de lettre non signt^e et date'e de Lisy, le 16 décembre 1691, qu'on
trouva sur De Malzac : « J'ai cru que vous étiez allé faire un grand
voyage. Nous avons beaucoup à faire de votre marchandise. Il y a un
marchand qui nous en a apporté. Je ne sais s'il est de votre connais-
sance que le sieur Desseul qui demeurait à Cuissy (Cuisy, canton de
Dammartin, Seine-et-Marne) est mort d'apoplexie ».
« Ce fragment, dit une note de police, ne contient rien de consé-
quence dans le sens naturel; mais il pourrait contenir quelque mys-
tère dans le sens allégorique. » — Le mystère, en effet, était facile A
découvrir, il saute aux yeux.
312 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
seul do nouveau, et quand Givry revint à Paris, au
bout de deux mois, c'est-à-dire au milieu de mars, il
fut seul à son tour à évangéliser la capitale. « J'y
trouvai, dit-il, tous nos frères dans une grande cons-
ternation par le triste accident qui y était arrivé
depuis trois ou quatre semaines. L'Église avait perdu
son consolateur, qui était tombé, par la trahison d'une
femme, entre les mains de ses ennemis. Ce généreux
pasteur avait servi cette Église pendant deux ans
avec beaucoup d'édification pour tout le peuple; sa
sage conduite l'avait conservé tout ce temps-là, et
enfm il fut vendu d'une manière tout à fait lâche. Il
faut pourtant remonter à la première cause de tous
les événements qui nous arrivent. La Providence
avait marqué là la fin de la course de notre très-ho-
noré frère et de sa liberté. Je l'avais exhorté, avant
de partir pour Sedan, à se remettre pour quelque
temps en repos après tant de fatigues et de risques,
et je lui proposai le voyage de Sedan comme un
moyen propre à pourvoir à sa sûreté ; mais Dieu qui
l'avait destiné à le gloriiier, dans les prisons comme
au milieu de son peuple, ne lui inspira point cette
résolution; il voulut continuer son ministère dans
cette ville où il était en grande consolation, et le
Seigneur se servit de son dessein pour le préparer à
confesser son nom devant ses ennemis. »
Gomme s'il eût été frappé d'un secret pressenti-
ment, et tout préoccupé d'assurer le sort de son pore,
réfugié à Zurich, puis à Genève, De Malzac lui écri-
vit quel([ues heures avant de tomber dans le guet-
apens, pour l'engager à se rendre en Hollande plutôt
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 313
que dans le Brandebourg, où le vieillard voulait aller,
et pour s'excuser de ne lui avoir envoyé que deux
cents livres dans la crainte qu'il ne fût volé en tra-
versant l'Allemagne. Il mettait à sa disposition la
chambre qu'il avait occupée à Rotterdam , chez
M"*' Colas (1), tout l'argent qu'il avait laissé dans cette
ville, et jusqu'à sa pension de pasteur que lui paie-
raient les États-Généraux (2). Le vieillard ne reçut
pas cette lettre remplie d'une si touchante sollici-
tude. Elle fut gardée par La Reynie, et l'analyse qu'il
en a faite est seule venue jusqu'à nous (3).
Cependant le moment fatal approchait. Bien que
l'heure de la réunion eût été avancée à dessein, le
il février 1692, la police, aux aguets dans la paroisse
Saint-Germain-l'Auxerrois, épiait invisible une mai-
son où se trouvaient six personnes pieusement re-
(1) Elle était peut-être sœur du ministre Jacques Colas de la Treille,
réfugié en Hollande. Voir la France protestante.
(2) L'auteur d'un mémoire déjà cité s'exprime ainsi : « J'ai connu
M. de Malzac, ministre pensionnaire à Ilotterdam, que le zèle de sou-
tenir les réformés de France anima, avec une pension de l'Etat et du
roi d'Angleterre. Son père s'étant retiré dans ces provinces, Leurs
H[autes] P[uissances, les Etats-Généraux] m'autorisèrent à lui payer
la somme de deux cent cinquante livres, qu'ils avaient accordée à son
fils, parce que je recevais de temps en temps de ses lettres; mais le
père étant mort et n'ayant aucune nouvelle du fils pendant plusieurs
années, on cessa de payer la pension, et je crus que le fils était mort
aussi » [Bullet., III 392).
(3) De Malzac paraît s'étreaussi intéressé à la position pécuniaire du
l)ère ou de l'un des frères de son malheureux collègue De Salve. De
Salve père ou frère lui marquait dans une lettre datée de Midelbourg,
10 octobre 1691, qu'il avait reçu soixante-quinze livres du pays, faisant
eu France cent livres.
314 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
cueillies pour la célébration de la Cène. Deux autres
personnes étant arrivées à huit heures du soir, la
maison fut cernée et envahie. La police, qui avait
reconnu De Malzac et son guide, entra et s'empara de
tous les assistants (1) : du pasteur proscrit d'abord,
lequel venait de prier pour le roi qui avait mis sa
tête au prix de mille livres {-2) ; de son conducteur,
Pierre Baril, chirurgien et apothicaire de Ncaufles,
près Versailles, qui habitait alors Paris (3) ; de Phi-
lippe Benjamin de Mazière, écuyer, sieur du Passage,
désigné dans l'interrogatoire comme « le gentil-
homme écarlate», qui avait mandé et fait venir le
ministre ; de la maîtresse de la maison (4), Suzanne
Reignard, veuve du sieur Bidache, seigneur de la
Boissicre; de Marie d'Arambure, dame du Poitou;
de Madeleine Prévôt, sa suivante; de Louise Ardesoif,
native d'Alençon, demeurant à Paris, et de Louise
Lesueur, veuve de Christophe Grimpré, bourgeois de
Paris (5).
Les huit prisonniers subirent le lendemain matin
(1) La France protestante dit à tort que l'assemblée et l'arrestation
eurent lieu à Neaufles.
(2) Cette somme fût allouée, le 17 mars, à ceux qui avaient participé
à l'arrestation, et ils furent informés que la capture de l'autre minis-
tre leur rapporterait une somme plus élevée de moitié, c'est-à-dire
quinze cents livres.
(3) Depping, Corres}}. adm. IV 390.
(4) Les documents se contredisent sur ce point: d'après l'un, De
Malzac aurait été arrêté chez la veuve Bidaclie ; d'après l'autre, chez
M'^' de la Contaudière. Mais ces deux veuves poitevines pouvaient fort
bien demeurer ensemble.
(5) BvUet., XII 471.
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 315
un premier interrogatoire, dans lequel le naïf et can-
dide Malzac, dont le roi fut « fort aise d'apprendre la
capture », ne se tint pas assez sur la réserve. Il parla
trop, on l'a vu plus haut, et le billet suivant adressé,
le 13, à La Reynie par Pontcliartrain, ne peut que
confirmer cette impression (1) : « J'ai lu au roi le mé-
moire que vous m'avez envoyé concernant ce que
vous avez appris du ministre Malzac. Tout ce qui y
est contenu paraît à Sa Majesté d'une extrême con-
séquence, et elle se repose sur vos soins et sur votre
exactitude, pour tirer de ce ministre toutes les lumiè-
res qu'il sera possible d'avoir sur sa conduite et les
desseins qu'il pouvait avoir. Vous devez avoir reçu
l'ordre pour l'envoyer à la Bastille. »
Gomme on voulait le faire parler et essayer de le
convertir, De Malzac fut laissé quelque temps chez
Desgrez, qui avait la spécialité des arrestations, des
conversions et de Tespionnage (2). C'est lui qui nous
apprend, par une lettre du 16 février, que le pasteur,
ayant oublié ou égaré sa petite Bible de Hollande, la
fit réclamer rue Neuve Saint-Eustache, chez Harbes,
et chez la dame Brécourt, veuve de Gérard, d'auprès
de Pontoise, comme Harbes (3); qu'il écrivit en même
(1) Bullet., IV 209.
(2) Desgrez, déguisé en abbé, avait été taire la cour à la marquise de
Brinvilliers, dans un couvent de Liège où elle s'était réfugiée, puis
l'ayant attirée hors de la ville^ l'avait brutalement jetée en voiture et
ramenée à Paris pour le supplice. En 1692, une lettre de Fléchier ;i
raljl)é Braque qui la lui communiqua, le mit au courant de la mort do
Vivens et du retour deBrousson, qu'il nomme Buisson.
(3) « Pontoise. — 11 n'y avait que deux familles de huguenots dans
l'élection, qui sont deux familles nobles qui ont fait abjuration et qui
316 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
temps à la dame Brécourt, pour lui demander sa robe
de chambre et du linge de toute sorte. « Il est très-
fâché de sa captivité, ajoutait Desgrez, et dit que s'il
avait reçu un conseiller du parlement qui devait faire
cette semaine serment pour embrasser la religion
protestante, il serait satisfait. Il y a un nombre d'au-
tres qui l'attendaient; mais celui-là lui est trop sen-
sible. »
Le 24, Desgrez écrivait encore que le sieur Bastide,
toujours entre ses mains, était fort insinuant, qu'il
employait tout son esprit à essayer de tenter ses
gardiens, et promettait de donner des billets pour
récompense si on voulait le laisser aller (1). A la
même date, le roi approuvait ce que La Reynie avait
proposé de faire à l'égard de chacun des huit prison-
niers et expédiait les ordres nécessaires. Le chirur-
gien Baril (2) fut transféré du four de Desgrez à la
Bastille, dont les Mémoires (I 268) lui rendent ce beau
y sont restés, savoir : MM. crAiguillon, de Pv,éal et la dame de Brécourt
avec les demoiselles ses filles » (Ch. Weiss, Hist. des réfug. prot.^
II 393).
(1) Il écrivait, le 6 mars, à La Reynie : « J'ai un billet que Bastide a
écrit en confidence avec Perrin [sans doute quelque geôlier qui feignait
de se laisser séduire] , pour porter rue Neuve-St-Eustache ; je vous le
ferai voir demain, parce qu'il le pourrait redemander ce soir, et il le
faut avoir; j"ai su, ce soir, qu'il a été arrêté autrefois et qu'il s'est
sauvé; les protestants croient qu'il se sauvera de la Bastille. »
(2) Pierre Baril était fils ou petit-fils d'un étudiant en médecine du
nom de Barry, chassé d'Angleterre par la persécution de Marie la san-
glante. Son fils Josué, envoyé en Angleterre, y fut naturalisé et y épou-
sa, en 1G87, Susanne, fille de Louis Berchère (Agnew, French protes-
tant exilcn, II 238).
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 317
témoignage: «Baril a dit lorsqu'il a étt3 interrogé,
qu'il avait toujours fait profession de la R. P. R.,
quoique, pour obéir au roi, il en eût fait ci-devant
abjuration, sachant que les dragons devaient l'y for-
cer. Il avait été obligé auparavant de quitter ses
charges à cause de la religion. Il est mort à la Bastille,
le 29 août 1G92, sans jamais avoir voulu s'approcher
des sacrements, malgré les exhortations du Père Des
Bordes, et a été enterré dans le jardin de ce châ-
teau. » (1)
Le sieur du Passage, transféré du Fort-Levêquc à la
Bastille, le 26 février, obtint, le 2 septembre, la per-
mission de se promener dans la cour de la forteresse,
qu'il quitta, le 20 janvier 1G93, pour se retirer dans le
couvent de l'Oratoire.
Madeleine Prévôt fut envoyée du grand Ghâtelet à
la Bastille.
Louise Ardesoif sortit de la Bastille pour entrer
dans la maison des Nouvelles Catlioliqucs, et bientôt
après (12 août 1G92), Pontchartrain écrivait à la mère
Garnier, supérieure de cette maison, que M. de Guise
demandait qu'on renvoyât Louise à Alençon, près de
son père fort âgé.
Les trois veuves, M'' Grimpré, de la Boissière et de
la Contaudière, furent aussi mises à la Bastille, où
nous perdons la trace des deux premières. Les
(1) Le journal de Du Junqua ajoute que Baril, logé dans la première
chambre de la Tour de la chapelle, fut emporté par une longue mala-
die, qu'il repoussa les obsessions de l'aumônier aussi bien que celles
du père Bordes, et qu'il fut enterré dans les casemates du bastion où
était le jardin de la Bastille.
318 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
moyenneurs, qui sont de tous les temps, peuvent faire
d'utiles réflexions sur le billet que Pontchartrain
adressait à La Reynie, le 27 mars 1693 : « S. M. veut
bien que la dame de la Gontaudière soit envoyée hors
du royaume, en cas que depuis la révocation de l'édit
de Nantes elle n'ait point fait abjuration; mais s'il
se trouve qu'elle ait ci-devant fait sa réunion, elle
sera enfermée dans un château ; prenez donc la peine,
s'il vous plaît, d'éclaircir la chose. « — La malheureuse
femme ayant abjuré dans un couvent de sa province,
pour avoir la liberté, et étant venue à Paris, comme
tant d'autres, avec l'espoir de se cacher dans la foule,
l'ordre fut donné (14 avril 1G93) de la conduire au
château de Pont-de-l'Arche et de l'y observer soi-
gneusement. La jugeant inconvertissable, La Reynie
proposa de l'expulser, en 1694. Le roi y consentit et
fit demander à la prisonnière où elle voulait aller,
puis changea d'avis, et l'envoya comme « très-opiniâ-
tre» au château d'Angers, où elle était encore en 1697,
toujours « marquée pour être envoyée hors du royau-
me. » En marge du rapport de Desgranges où on lit :
« Les parents disent que la prison lui affaiblit l'esprit» ,
Pontchartrain écrivit brutalement: « L'y laisser. »
Le roi lui-même s'acharna à la conversion de cette
•vaillante huguenote, et résolut de l'envoyer au châ-
teau de Nantes, dont le gouverneur passait pour
■savoir dompter les plus intraitables. En informant M.
de Miane de cette résolution, Pontchartrain lui disait
(22 septembre 1700) : « C'est la plus opiniâtre protes-
tante que nous ayons eue jusqu'à présent; vous aurez
de quoi mettre là en usage votre talent pour la con-
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 319
version, et vous pouvez compter que ce ne sera pas
une petite affaire « ; puis, le 17 novembre de la même
année : « S. M. est persuadée que vous ferez de votre
mieux pour cela, et que vous êtes capable d'y réussir
plus qu'aucun autre par votre savoir faire, et le roi
ne laissera pas pour cela d'être agréablement surpris
si vous venez à bout de cette entreprise. » (1)
Le 25 février, La Reynic interrogea De Malzac pour
la seconde fois, et apprit que, depuis son retour en
France, le ministre avait exhorté au moins 20,000
nouveaux convertis, et reçu l'abjuration de quelques
anciens catholiques, qu'il avait trouvés dans ces dis-
positions et dans l'attente de quelque pasteur qui pût
les consoler. « Quant au nombre, poursuit le procès-
verbal. De Malzac ne le peut dire non plus précisé-
ment, et ne sait si c'est au nombre de 200 ou 300 ;
mais c'est aux environs de l'un ou de l'autre de ces
nombres. On peut cependant chercher partout et
s'informer de tous ceux qui l'ont entendu et qu'il a
consolés, et on saura en ce cas ce qu'il leur a dit
touchant la fidélité qu'ils doivent au roi ; combien il
a retenu par ce moyen d'officiers qui se disaient N.
C. et de familles dans le royaume, et il n'a jamais fait
aucun exercice dans toutes ses petites assemblées,
qu'il ne l'ait fini par des prières pour le roi et pour
toute la maison royale.
« Il sait qu'il est venu quelques pasteurs par la
Suisse, comme le ministre Maturin, autrement De
Lestang (?), et trois autres ministres. Ne sait pas s'il y
(1) Ravaisson, Arch. de la Bastille, IX 483-485.
320 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
en a un plus grand nombre qui soit venu par cette
rout(' ; le ministre Deplan est un des trois; un autre
appek', BouUe et le troisième Gacherie, sans qu'il
sache que ce soient leurs véritables noms. Deplan ne
resta qu'un mois à Paris et fut en Normandie ; Gache-
rie n'y fit que passer et n'y resta que huit ou dix
jours, et à l'égard de Boulle, il y resta environ quatre
ou cinq mois, et ils n'ont eu aucune communication
ensemble ; il croit qu'ils sont encore tous dans le
royaume, à la réserve de Duplan (sic) ; cependant il
n'a aucun rapport ni commerce avec eux, étant tous
dans le même esprit de n'avoir aucune relation
ensemble, pour la raison qu'il a dite ci-dessus.
« Il lui avait été adressé un ministre par Basnage,
sous le nom de Duchêne [Gardien Givry, dit Duchè-
ne], mais ce ministre ne resta [à Paris] que cinq ou
six semaines; il sait néanmoins qu'il a demeuré
quelque temps en Picardie, et qu'il y avait reçu, ainsi
qu'il le lui disait, la repentance d'un grand nombre
de personnes, et l'abjuration environ de 700 ou 800
anciens catholiques ; [il] sait aussi qu'il fit aussi des
exercices à Meaux et àCIaye, et aux environs. Depuis
deux mois en environ. » (1).
Un mois, jour pour jour, après son arrestation. De
Malzac subit encore l'interrogatoire suivant que La
Reynie avait astucieusement préparé à loisir (2) :
(1) Ce dernier paragraphe et les deux qui le suivent dans le tome IX
des Archives de la Bastille, doivent être ajoutés à l'interrogatoire de
Malzac. Ce n'est que par suite du déplacement d'un feuillet de la
copie, qu'ils ont été mis à la fin de l'interrogatoire de Givry.
(2) Ms. de la Bihlioth. nation., Fr. 7055, f<J 178-181.
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 321
« Où il a connu le sieur Philbert, banquier et né-
gociant? Si c'est à Lyon ou à Paris? Gomment? Si
Philbert est nouveau catholique ? S'il ne l'a pas vu
à la rose rouge, rue des Poules ? A quoi il a employé
son argent, outre les deux cents livres qu'il remit au
dit Philbert, huit jours avant d'être arrêté, pour les
faire tenir à son père à Zurich ?
« Lui représenter ses tablettes.
« Si ce n'est pas lui qui a écrit ces mots : M. Claude
Philbert?
« Lui représenter la lettre cotée 33. L'interroger
sur toute la lettre (c'est celle que De Malzac écrivait à
son père le 11 février 1G92, et qu'il adressait, pour la
lui faire tenir à Genève, à M. Fesquet (1) marchand à
Zurich).
« Par qui il était averti des lieux et des jours où se
faisaient les assemblées ?
« S'il ne répond, lui remontrer qu'avant de venir
chez la dame Bidache, le 11 février, il avait écrit
que c'était ce jour qu'il devait se rendre chez elle, et
que, par conséquent, il savait qu'il y aurait une as-
semblée ce jour-là, et que, pour qu'il le sût, il fallait
que quelqu'un l'eût averti.
« Remontrer qu'il avait écrit aussi les assemblées
où il avait fait des exercices de religion en d'autres
endroits, pendant le mois de janvier précédent.
« S'il s'ouvre, demander en quelles maisons elles
ont été faites, autant qu'il s'en souvient.
(1) Ce Fesquet devait être un français i"éfugié; on trouve quelqu'un
de ce nom aux galères.
I 21
322 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
« Reprendre ensuite : s'il n'en a point fait chez le
sieur Clavel? S'il n'en devait pas faire chez M. Gla-
vel, le 24 février. Par qui et comment il en était
averti ?
« S'il n'en a point fait chez Madame Vabois, rue
Saint-Julien-des-Ménétriers ? (1)
« Si le fils de Baril ne l'a conduit en aucune mai-
son?
« S'il n'a pas aussi écrit sur l'établissement des ré-
tributions reçues dans les assemblées faites pendant
le mois de janvier? Et marquer les lieux.
« Reprendre sur l'autre feuillet des tablettes. Quel
commerce il a eu à Sancerre, et quelle correspon-
dance il a entretenue avec Dubois à Sancerre ?
« Faire expliquer tous les autres [noms] de suite.
« Reprendre la représentation des papiers mis à
part.
« Ensuite la représentation des autres papiers.
« D'où il connaît la dame Brécourt et ses deux fil-
les? S'il n'a pas fait des assemblées chez elle ?
« Ce qu'il leur a laissé entre les mains ?
« Ce qu'elles savent par lui de ses affaires particu-
lières, de sa demeure et de ceux à qui lui répondant
se confiait le plus ?
« S'il n'a imposé les mains à aucune personne de-
puis qu'il est venu en France ?
«S'il ne sait qu'elles aient été imposées par aucun
(1) Malznc avait aussi noté l'adresse d'une personne qui demeurait
rue Mazarine, derrière le collège des Quatre-Nations, k la porte cochè-
re tirant du côté du quai, joignant la maison qui s'achève, chez M.
Bourdelin. — Les Ferdinand demeuraient près de là.
I
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 323
ministre, et en quel temps? S'il y a des anciens parmi
ceux qui font profession d'être de la religion? S'ils
n'ont établi en France aucune forme d'Église soit
parmi ceux de la nation, ou entre ceux des provin-
ces? [On voit ici l'erreur du catholique qui confond le-
pasteur avec le prêtre, croit que les anciens reçoivent
les ordres et attribue à l'Église une autorité mysté-
rieuse (1).]
« S'il n'a pas su ni ouï dire que Dicq avait "été ar-
rêté allant au siège de Mons en Cassel, [avec des]
pistolets de poche?
« Ce que signifient ces mots qu'il a écrits sur ses
tablettes : M. de la Motte, le 2 mai ?
« Si ce n'est le même [qu'il a] vu à Paris? Ce qu'il
devait faire avec De la Motte, le 2 mai?...
« Quel est le Joly (2) dont il est fait mention dans
la lettre de De Salve père? Et qui Joncourt? (3)
« Quelle adresse lui répondant avait donnée à
Salve, afin qu'il pût recevoir des lettres de lui?
« D'où il connaît Madame de la Primaudaye et Ma-
demoiselle du Goudray, et qui elles sont? Si ce sont
de nouvelles catholiques? S'il y a logé? S'il y a fait
des assemblées?
« Gomment une lettre écrite à la dame de la Pri-
(1) Il revient encore sur l'ordination des pasteurs et des anciens,
dans l'interrogatoire du conducteur de Malzac: « Si Baril a eu l'im-
position pour, sous prétexte de médecine et en telle qualité, consoler.»
(2) Un nommé Joly fut pasteur à Authon de 1664 à 1672 [Ballet., IV
325).
(3) De Joncourt, pasteur réfugié à Rotterdam (1C8G) où il était enco-
re en 1702. [Bullet., VI 368 et IX 309).
324 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ïnaudaye est entre ses mains, et pourquoi?
« Qui est Anne Brunet, qui a signé la postille de
icette lettre?....
« Lui représenter la lettre qu'il adressait à son père,
datée de Paris le 11 février 1692 et signée de Liste...
« Pourquoi il fallait que son père passât en Hol-
lande?
« Qui paiera en Hollande la pension de lui répon-
dant à son père, lorsqu'il arrivera? Quelle est cette
pension?
« Pas n'est vrai ce qu'il a dit qu'il était venu sans
consentement, et qu'on ne veut pas que les ministres
^uennent en Franco; car si cela était vrai, on ne
paierait pas pension à ceux qui y sont venus.
« Faire expliquer qui est M. Manuel (1)...
« Fait ce 10 de mars 1692. »
Aussitôt après cet interrogatoire. De Malzac fut
conduit dans le donjon de Vincenncs, d'où il sortit le
■15 mai, par ordre du 9, pour aller rejoindre Gardel,
De Salve et Lestang.
L'ordre de son transfert adressé à La Reynie était
ainsi conçu :
« Le roi a résolu d'envoyer le ministre Malzac aux îles
Mainte-Marguerite, où il y en a déjà, et je joins à cette lettre
ordre au sieur Auzillon de l'y conduire, afin que vous lui re-
commandiez de le faire avec la même précaution qu'il a con-
(tluit les autres.
La lettre du roi à M. de Saint-Mars, pour lui ordon-
(1) Sans doute un réfug-ié. On trouve quelqu'un de ce nom aux galè-
nes pour cause de religion [Bullet., I 56).
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 325
ner de recevoir le nouveau prisonnier, était identiquo
aux précédentes, et accompagnée de ce billet dcj
Pontchartrain :
9 mai 169-2.
Le roi envoie aux iles Saiiite-Marguerite un ministre de Irt
R. P. R. arrêté à Paris. J'ajouterai à la lettre du roi, qu'il
faut le faire soigneusement garder, et au surplus le trailer avec
humanité, et sa dépense sera payée sur le même pied que cell^
des autres (1).
L'arrivée de Malzac dans le donjon semble avoii?
excité la colère du geôlier, en ranimant le zèle de3
autres ministres, qui, entendant chanter des psau-<
mes dans un cachot, se remirent à chanter aussi «
C'est du moins ce qui nous paraît résulter de la lettra
de Pontchartrain à M. de Saint-Mars, du 29 juin 1692:
J'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite à l'occasion du
dernier ministre qui vous a été remis. Il est certain que vous
ne devez pas souffrir que ces ministres cliantent des psaumes
à haute voix. Mais si leur désobéissance allait jusqu'à le faire,
quand vous le leur aurez défendu, je crois qu'au lieu de les
maltraiter, il faut les mettre dans les lieux les plus écartés,
afin qu'ils ne puissent pas être entendus. A l'égard de ce qu'ils
écrivent sur la vaisselle qu'on leur donne, il est aisé d'y remé-<
dier en leur en donnant de terre seulement. Enfin ce sont des
gens très-opiniâtres, qui sont à plaindre, et qu'il faut traitée
avec le plus d'humanité qu'il sera possible. Je suis, etc. (2).
Une lettre du 10 novembre 1693 nous révèle la dé-«
plorablc situation des malheureux pasteurs : « J'aii
(1) Bullet.,W2lO.
[2] Bvlht., IV 211.
826 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
reçu, écrit le Secrutairc d'État à M. de Saint-Mars, la
lettre par laquelle vous me mandez l'état auquel se
trouvent les quatre ministres dont vous êtes chargé.
Il faut bien enferm-er ceux qui sont aliénés d'esprit, et
les traiter cependant avec charité ; et à l'égard de l'au-
tre, contribuer en ce que vous pourrez à le faire bon
catholique. Je suis, etc. » (1). — Le pasteur resté sain
d'esprit était le dernier arrivé, c'est-à-dire DeMalzac,
qui n'avait encore passé que dix-huit mois dans le
donjon. Les aliénés étaient les trois premiers hôtes de
ce véritable enfer : Gardel, qui y était depuis quatre
ans et demi et y mourut en 1694, De Salve et Les-
tang, qui s'y trouvaient depuis trois ans et demi.
Quelque garde que l'on fit, De Malzac trouva moyen
de faire parvenir de ses nouvelles à ses amis, qui le
"croyaient mort. L'un d'eux, que nous avons déjà plu-
sieurs fois cité, et qui fit tout pour que l'ambassa-
deur de Hollande réclamât la mise en liberté du mi-
nistre, écrivait : « Celui qui m'a fourni le mémoire de
sa main, l'a connu et entretenu plusieurs fois dans les
îles Sainte-Marguerite (d'où il s'est échappé), et ne
pouvant lui rendre un plus grand service, parce qu'il
ne voulait pas le suivre dans sa forteresse, il lui a
laissé dans la bouche d'un canon du papier, de l'en-
cre et des plumes. L'homme est ici, j'aurai l'honneur
de le nommer à votre Excellence, si elle le sou-
haite. » (2)
(1) BitUet., IV 213.
{2) Ballet.^ III 592. — Outre los pasteurs traités en prisonniers
d'Etat, les prisons de Ste-Maryueri te contenaient un grand nombre
d'autres détenus, et particulièrement des protestants arrêtés dans les
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 327
« M. de Malzac est prisonnier depuis trente-deux
ans, ou exilé, dit un autre mémoire dressé de 17-24 à
1725 pour l'ambassadeur Hop; on assure positive-
ment, et c'est un témoin oculaire qui l'a vu et qui
s'est entretenu plusieurs fois avec lui, qu'il vit encore
d'une manière pieuse et édifiante, et que le gouver-
neur, qui est très-vieux, lui donne à peine de quoi se
nourrir, mais il se contente du nécessaire. On me
confirme les mêmes choses par des lettres que j'ai
reçues de Barcelonnc, depuis huit jours.
« Ainsi M. l'ambassadeur est humblement supplié
de travailler à sa délivrance; car il est certain qu'il
est dans ce lieu-là vivant encore (1). »
Enfin on lit encore dans un autre mémoire ; « Son
excellence M. Hop est très-humblement supplié de
se ressouvenir que feu M. le cardinal Dubois lui avait
promis la liberté du sieur Mathieu Malzac, ministre
du saint Évangile, détenu depuis plus de trente ans
dans les prisons des îles Sainte-Marguerite; mais
comme dans le temps qu'il fut arrêté à Paris, il por-
tait un nom emprunté, dont on ne se souvient plus,
et que la lettre de cachet a été expédiée sous ce nom-
là [assertion inexacte], il serait à propos que Son
p]xcellenco le désignât par celui qui est logé à la tour,
assemblées. C'est sans doute l'un d'eux qui s'aboucha avec De Malzac
etréussit à s'échapper de l'île. Le père de Daniel, prophète favori de
Cavalier, était enfermé dans l'île Ste-Marguerite (N. Peyrat, Hist. des
jiasU'in-s du ch'sert, II 151). Une lettre de Voisin, ministre de la
guerre, il La Motte-Guérin, du 21 septembre 1704, parle de soixante-
huit prisonniers du Languedoc envoyés en une seule fois dans les
mêmes prisons (Marius Topin, L'hom. au masq. de fer^ p. 332).
il) Ballet., III 593.
328 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
au numéro k actuellement, et à qui M. le maréchal
de Villars obtint deux heures de promenade, lors-
qu'il était président du conseil de la guerre. Il sera
aisé de savoir de lui, si son véritable nom n'est pas
celui que l'on indique; il est d'ailleurs si maltraité,
qu'on ne lui donne jamais ni bois ni chandelle, pour
se chauffer et s'éclairer, qu'il est couché sur quatre
mauvaises planches, avec une paillasse et un vieux
matelas de bourre, sans rideaux, et réduit à un seul
repas par jour. Lorsque Son Excellence aura eu
l'agrément de M. le comte de Moisville, elle doit sol-
liciter M. de Gresniel qui a Tinspection des prisons
d'État, pour veiller sur les démarches de M. de La
Motte-Guérin, commandant des îles Sainte-Margue-
rite, qui a intérêt de ne pas laisser sortir les person-
nes dont il tire une bonne pension. C'est pourquoi à
moins que Son Excellence n'insiste fortement sur
la vérité des marques qu'on lui donne, il cherchera
toujours à les détruire par des mensonges et des faux-
fuyants. Il est de la charité de Son Excellence de ne
pas laisser son ouvrage imparfait, dont elle aura
beaucoup d'honneur devant les hommes et beaucoup
de mérite devant Dieu.
« Peut-être ne serait-il pas hors de propos que l'on
connût M. de Riousse, subdélégué à Cannes, pour
interroger le prisonnier et lui demander s'il n'est pas
celui que l'on indique ; il n'est qu'à la portée du
canon des îles Sainte-Marguerite, et l'on saura mieux
par lui la vérité que par M. de La Motte, qui a intérêt
à la cacher (l). «
(r)i?('//e?.,III593.
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE S'^O
Ces démarches furent malheureusement trop tar-
dives. Pendant que l'on travaillait à lui faire rendre
la liberté, De Malzac était mort, martyr de sa foi, le
15 février 17-25, après trente-trois ans d'horribles
souffrances. Ce fait est révélé par une lettre de M. de
Moisville à l'ambassadeur Hop, du 12 février 172G.
Tandis qu'il ne reste de Cardel, de Cottin, de La
Gacherie , de Lestang , aucun écrit qui permette
d'apprécier leur genre de prédication, tandis que
nous n'avons de De Salve qu'une seule ébauche de
sermon, on en conserve vingt-deux de Malzac aux
ms. de la Bibliothèque nationale. Ce n'est pas sans
une vive émotion que nous avons parcouru ces pages
d'une écriture extraordinairement fine et serrée. Alin
de pouvoir porter avec lui ce manuel d'instructions
pastorales, en le dérobant aux regards des persécu-
teurs, le fidèle confesseur de Jésus-Christ était con-
traint de condenser dans le plus petit espace possible
le résultat de ses méditations. Le morceau qui va
suivre tient tout entier dans une page et un quart de
quinze centimètres sur dix (1). On n'y trouvera point
de controverse, ni de mouvement oratoire comme
dans la péroraison de De Salve, mais une analyse
sérieuse du texte et l'expression de sentiments qui
sont de tous les temps et de tous les lieux, parce
qu'ils sont la moelle même de l'Évangile. Inutile
d'ajouter que ce n'est qu'un canevas, un plan tres-
(1) Il a été imprimé pour la première fois dans le Disciple de Jesus-
Christ, Paris, 1854, iu-S", 2« série IV, 01,
330 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
détaillé d'improvisation , non un morceau achevé
destiné à être lu ou récité do mémoire.
RENONCEMENT POUR SUIVRE JÉSUS-CHRIST
Et ayant appelé le peuple avec ses disciples,
il leur (lit : Quiconque veut venir après moi,
qu'il renonce à soi-même, qu'il se charge de sa
croix et qu'il me suive.
(Marc vil! 31.)
Deux parties.
Premièrement, on traitera des expressions dont
Jésus-Christ se sert, savoir: Venir après-lui, — renon-
cer à soi-même, — charger sur soi sa croix, — pour
suivre Jésus-Christ,
Secondement, le sens tout entier de la proposition.
PRE3IIÈRE PARTIE
Venir après Jésus-Christ, ne signifie autre chose
si ce n'est être son disciple, le prendre pour la règle
et le modèle de sa conduite. En un mot, faire profes-
sion de le reconnaître pour chef et pour maître, pour
son prophète et docteur, pour patron et exemplaire.
Et pour réduire en quelque ordre toutes les idées qui
sont contenues en cette expression , on les peut
rapporter à ces quatre : La première, que nous tirions
de lui et de son instruction toutes nos lumières et nos
connaissances, comme de celui qui nous parle de la
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 331
part de Dieu, et que Dieu nous commande d'écouter.
Sur quoi rapporter l'oracle de Moïse « l'Eternel vous
suscitera un prophète, etc., » — et la voix qui fut
entendue dans la Transfiguration de Jésus-Christ :
« Celui-ci est mon lils, » — et que c'était l'ordinaire
des disciples de se ranger auprès de leur maître et
d'aller après lui. Le Seigneur exprime cette instruc-
tion par ce terme de : venir après lui.
La deuxième, que nous lui rendions toute sorte de
service et d'obéissance, comme à notre souverain
Seigneur; car c'est l'ordinaire des serviteurs de
marcher après leurs maîtres et de ne s'éloigner pas
de leurs traces, afm d'être prêts à recevoir leurs
ordres et à s'employer de tout leur pouvoir à l'avan-
cement de leurs intérêts. C'est à quoi la profession
chrétienne nous engage à l'égard de Jésus-Christ,
nous obligeant de le reconnaître comme notre sou-
verain roi, et à avoir sans cesse sa gloire et son
service devant les yeux. A cela on peut rapporter le
titre que Saint-Paul et les autres apôtres se donnent,
de serviteurs de Jésus-Christ, au môme sens que
Moïse est appelé serviteur de Dieu, c'est-à-dire son
ministre et son officier, qui agissait par ses ordres,
et ce que tous les fidèles sont appelés les serviteurs
de Jésus-Christ: «Là où je serai, là aussi sera celui
qui me sert. »
La troisième, que nous concourions avec lui et
sous lui à un même dessein, à une même œuvre, de
la même manière que les officiers subalternes, les
soldats dans une armée, marchent après leur général,
concourant avec lui et sous lui à la gloire du roi qu'ils
332 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
servent les uns et les autres. C'est encore à quoi nous
engage la profession chrétienne, où Jésus-Christ est
considéré comme le chef de la guerre mystique que
nous avons contre les ennemis de Dieu, pour détruire
l'empire de Satan et du péché et rétablir celui du
Créateur.
La quatrième , que nous imitions ses grands et
adorables exemples de vertu, qu'il nous a laissés et
en sa vie et en sa mort, avec espérance que, mar-
chant sur ses traces, nous serons un jour participants
avec lui de la même gloire. Car il est assez ordinaire
de dire que nous allons après quelqu'un ou que nous
suivons le même chemin que lui, ou que nous allons
sur ses pas, lorsque nous nous le proposons comme
un exemple que nous voulons imiter.
On pourrait y ajouter une cinquième idée, qui est
celle d'attendre et de recevoir les grâces de Jésus-
Christ, car il est assez ordinaire dans le monde que
les pauvres et les misérables marchent après ceux de
qui ils attendent des faveurs. Les iidèles donc sont
représentés comme des hommes qui, reconnaissant
leur naturelle indigence, suivent Jésus-Christ afin de
puiser dans sa plénitude grâce sur grâce.
Renoncer à soi-même, c'est une de ces expressions
si particulières à l'Évangile, qu'elles semblent cho-
quer la raison et la nature, et supposent une chose dif-
ficile ou absolument impossible, ou du moins extrê-
mement criminelle. Car qui a jamais ouï parler de
renoncer à soi-même ? Pouvons-nous nous séparer
ou nous diviser de nous-mêmes? Pouvons-nous étein-
dre cette amour ardente que la nature nous a donnée
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 333
pour nous-mêmes ? Et ceux qui tombent clans cette
extrémité de se haïr soi-même, ne sont-ils pas juste-
ment regardés comme des personnes que la fureur et
la rage a subjuguées ? Cependant il est certain qu'il
n'y a rien de plus saint, rien de plus nécessaire, rien
de plus juste que ce renoncement à soi-même que
Jésus-Christ nous ordonne. Car il ne nous ordonne
point ni de nous diviser de nous-mêmes, ni de nous
haïr nous-mêmes, ce qui serait ou criminel ou impos-
sible ; mais il a ordonné : 1° En général, de renoncer
à tout ce qu'il y a en nous d'excessif, de vicieux et de
déréglé, et il appelle cela nous-mêmes, quand la
corruption nous est devenue comme naturelle, puis-
que nous avons été conçus en péché et échauffés en
iniquité. Et, en effet, bien que le vice, l'erreur et les
excès soient ses plus grands ennemis, si est-ce que
nous ne les distinguons pas de nous-mêmes, les
regardant comme nos plus chers et nos plus essen-
tiels intérêts. C'est pourquoi ailleurs l'Écriture veut
que nous soyons faits de nouvelles créatures et trans-
formés en hommes nouveaux, parce que la conversion
nous fait tout autres que nous n'étions antérieurement.
2° Il nous ordonne en particulier de renoncer à
cette amour violente , immodérée et iniinie que
l'homme, dans l'état de corruption, a pour soi-même,
faisant de l'amour propre son premier et principal
principe, et en un mot, étant Dieu à soi-même. Jésus-
Christ veut donc que nous nous aimions ; mais d'une
amour qui soit subalterne à celle que nous devons à
Dieu, lequel il faut aimer sur toutes choses et plus
que nous-mêmes.
334 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
3" Il veut que nous corrigions et changions la natu-
re même de cette amour que nous avons accoutumé de
nous porter ; car au lieu de nous attacher à la recher-
che des plaisirs ordinaires, des intérêts temporels et
de tout ce qui peut flatter nos sens et nos passions, il
veut que nous nous aimions d'une amour plus vérita-
ble et plus solide par la recherche des biens spirituels
qui regardent l'âme et non le corps, la vie à venir et
non celle qui ne fait que passer. Or il appelle cela
renoncer à soi-même, parce que dans le sentiment
d'un homme pécheur et mondain , choquer cette
fausse amour qui regarde les intérêts temporels,
c'est se choquer et se détruire soi-même.
4° Il nous ordonne de renoncer à cette fausse et
perverse prétention, que tous les pécheurs ont, qu'ils
sont les maîtres d'eux-mêmes, que nul n'a plus de
droit sur eux qu'eux-mêmes, et que c'est précisé-
ment à eux qu'appartient la disposition de leurs
actions, de leurs pensées et de leurs paroles. Le
Seigneur veut qu'en renonçant à cette injuste et folle
prétention, nous nous soumettions au gouvernement
et à la direction de Dieu, mettant notre confiance en
la conduite de sa sagesse, et le faisant régner dans
nos sens par son esprit et par sa parole.
Charger sa croix, c'est une expression consacrée
par Jésus-Christ qui n'est que du style de son Évan-
gile. Elle signifie deux choses: 1° La croix mystique
de la conversion, et la deuxième est la croix des
afflictions. Or la conversion est appelée dans l'Évan-
gile une croix, en tant que nous faisons mourir en
dedans de nous le péché et les convoitises charnelles;
MALZAC, BIT MOLAN ET DE LISLE 335
ce que l'Évangile appelle crucifier le vieil homme,
parce que cette mort de nos convoitises ne se fait
qu'avec des douleurs sensibles et violentes, et avec
des combats qui ne ressemblent pas mal à ce que la
nature souffre lorsqu'elle sent la dissolution du corps
et de l'âme. Et parce que aussi, comme les crucifiés
devenaient l'objet de l'opprobre et de l'horreur de
tout le monde, pour avoir mérité un supplice si
ignominieux, de môme, dans la conversion, nos
convoitises que nous crucifions nous deviennent un
objet de mépris, d'aversion et d'horreur.
2^ Quant aux afllictions, elles sont appelées fort
justement une croix , non-seulement parce que la
nature y souffre d'étranges douleurs; mais aussi
parce que, par ce moyen, nous devenons l'horreur et
l'opprobre du monde, qui n'a jamais plus d'aversion
pour l'Évangile et pour les personnes qui le profes-
sent, que quand il les a persécutées.
Enfin, suivre Jésus-Christ, c'est : 1" Être son disci-
ple, croire sa doctrine, approuver ses maximes, être
persuadé de la vérité] de ses mystères et de la sain-
teté de ses lois.
2° C'est l'imiter, se le proposer dans toute la con-
duite de la vie pour exemplaire et pour patron, mar-
cher par le même chemin que lui, pour parvenir à la
communion de sa gloire.
3° Le reconnaître pour maître et Seigneur, obéir à
ses ordres, etc. En un mot, c'est la même chose que
nous avons déjà expliquée, savoir : venir après lui.
336 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
SECONDE PARTIE
Elle consiste à considérer le sens entier de toute la
proposition de Jésus-Christ. Il veut dire donc que
pour être véritablement du nombre de ses fidèles et
de ses disciples, il faut se soumettre à deux condi-
tions : l'une, la sanctification, et l'autre l'affliction.
Quant à la sanctification, il faut entrer dans la chose
môme; car impossible d'appartenir à Jésus-Christ que
l'on ne se résolve à changer entièrement de vie et à
abandonner sa première manière d'agir : « La grâce
de Dieu salutaire à tous les hommes, a été manifes-
tée, dit Saint-Paul, et elle nous enseigne que, renon-
çant à l'impiété et aux convoitises du monde, nous
vivions dans le siècle présent selon la tempérance,
la justice et la piété, en attendant la bienheureuse
espérance, etc. » Où remarquez trois choses : la grâce,
la sainteté et la gloire. Mais il faut bien prendre garde
que la grâce ne conduit à la gloire, que par le moyen
de la sainteté. Si vous ôtez ce milieu, la grâce et la
gloire ne seront point jointes ensemble. C'est pour-
quoi l'apôtre ne dit pas que la grâce salutaire nous est
donnée alin que nous ayons part à la glorieuse appa-
rition ; mais qu'elle nous est donnée , afin qu'en
renonçant à l'impiété, etc.. en attendant la bienheu-
reuse... etc. — La gloire vient de la grâce, il est vrai;
mais ce ne peut être que par l'intervention de la
sainteté.
On peut aussi alléguer sur ce sujet les raisons pour
I
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 337
lesquelles Jésus-Christ est venu, non seulement pour
détruire le péché, en tant qu'il nous oblige aux pei-
nes éternelles ; mais aussi en tant que péché, et faire
en sorte, comme il importe pour la gloire du Père et
pour la sienne, et pour la solidité et plénitude de son
salut, que les vrais fidèles soient sanctifiés.
Quant aux afflictions, deux choses : 1° la vérité de
ce fait, que les vrais fidèles sont exposés aux afflic-
tions du monde ; 2° les raisons qui meuvent la sagesse
divine à soumettre le fidèle à ces épreuves.
1° Pour la vérité du fait, elle résulte de l'exemple
de tous les grands serviteurs de Dieu qui ont été jus-
qu'à présent au monde, comme d'un Noé, d'un Abra-
ham, d'un Lot, d'un Moïse, d'un saint Paul et des
autres apôtres de Jésus-Christ. — Elle résulte de
l'histoire de l'Église, qui s'est toujours nourrie et
accrue dans les afflictions, figurée à cet égard par le
buisson ardent qui apparut à Moïse et par la nacelle
où Jésus-Christ et les apôtres entraient souvent,
laquelle était agitée des flots et exposée à la violence
des vents et de l'orage.
2° Les raisons pour lesquelles la Providence en use
de la sorte, doivent être prises du lieu commun des
afflictions, et pour en marquer ici quelques-unes :
1" C'est par ce moyen que Dieu réprime le mouve-
ment impétueux de nos passions, lesquelles, dans la
prospérité, deviennent indociles et farouches : au
lieu qu'elles se calment dans l'affliction. — Sur
quoi, alléguer l'exemple des abeilles, qui se tiennent
en repos durant le mauvais temps, et au retour du
soleil font bruit. — La comparaison aussi des ser-
1 • 22
338 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
pents qui semblent morts et privés de sentiment
durant la rigueur de l'hiver: mais qui s'élancent et
deviennent fiers dès qu'ils sentent la chaleur. —
2° Par le moyen des afflictions, Dieu donne de l'exer-
cice à nos vertus, à notre foi, à notre patience, à nos
prières, etc. — A quoi l'on peut appliquer la compa-
raison de l'encens, qui jette son odeur lorsqu'il est
dans le feu. — 3° En particulier Dieu nous détache
du monde par le moyen des afflictions; car il n'y a
rien qui nous en fasse mieux comprendre la vanité ;
il n'y a rien qui nous le fasse plus mépriser, que
quand nous voyons ses biens qui sont mêlés avec
tant d'amertume. — En même temps aussi, Dieu
nous élève par les afflictions à l'espérance de cette
vie meilleure qu'il nous a préparée ; car il n'y a rien
qui nous en donne plus de désir que le sentiment des
angoisses que nous avons à souffrir ici-bas. La chair
et l'esprit sont en nous-mêmes comme les deux pla-
teaux d'une balance. A mesure que l'un est abattu,
l'autre s'élève, et ce que l'un perd, l'autre le gagne.
— 4" Dieu, par ce moyen, relève la gloire de cette
admirable Providence qui nous gouverne. Car, si
toutes choses dans le monde nous étaient favorables,
la conservation de l'Église ne serait point une gran-
de merveille. Mais plaise à Dieu de nous conserver
au milieu des contradictions du siècle, et de nous
faire subsister parmi des tempêtes continuelles ; c'est
là que paraît avec éclat la puissance iniinie de sa
sagesse, comme ces mêmes vertus parurent dans le
passage qu'il donna aux Israélites au travers de la
mer rouge, et dans la conservation qu'il en fit au
MALZAC, DIT MOLAN ET DE LISLE 339
désert, et comme elles parurent aussi quand il con-
serva les trois enfants dans la fournaise de Babylone.
L'Église est un flambeau que Dieu tient allumé au
milieu d'un air orageux. Les vents soufflent contre
elle de toutes parts; mais au lieu de l'éteindre, ils ne
font qu'augmenter sa lumière. — 5° Les afflictions
sont un honneur particulier que Dieu nous fait, de
nous faire marcher sur les traces de Jésus-Christ et
de nous rendre conformes k ce divin chef. — C'est
encore un honneur qu'il nous fait de nous choisir
pour soutenir sa querelle et pour sceller par nos
souffrances la vérité et la sainteté de nos Évangiles.
Par ces raisons et plusieurs autres semblables, on
peut mettre en avant qu'il paraît que c'est avec juste
sujet que Jésus-Christ nous a appelés aux afflictions,
et qu'il les a jointes h la profession du vrai christia-
nisme .
.9,
XI
MASSON
Antoine Court rapporte, dans une phrase déjà ci-
tée plus haut, que trois pasteurs visitèrent successi-
vement les protestants de Normandie, de 1688 à 1690;
Masson était l'un d'eux. 11 arriva à Paris dans les
premiers mois de l'année 1690, mais si infirme qu'il
était plus à charge qu'en aide à De Malzac, qui ajoute :
« Il a fait des merveilles dans les lieux où il a passé. »
De son côté. Gardien Givry s'exprime ainsi sur le
compte de ce glorieux inconnu : « J'arrivai d'abord
[au commencement d'octobre 1691] h la rue des
Bœufs [Landouzy, village à trois lieues nord-est de
Vervins], fameuse par la réputation qu'elle a de ne
recevoir pour habitants que des protestants réformés,
et dans la famille où était mort M. Masson, ce géné-
reux et glorieux ministre de Jésus-Christ, qui, mal-
gré son âge et ses indispositions, avait entrepris de
prêcher l'Évangile sous la croix, et d'avancer le
règne de son maitre à quelque prix que ce fût, et
qui finit sa carrière à cet endroit, au milieu de ses
frères, en recevant la couronne de vie pour récom-
pense de ses travaux, de ses combats et de sa vic-
toire. Je pris pour un présage heureux de commen-
MASSON 341
cer à entrer en lice, dans le lieu même où. ce bon
serviteur de Dieu avait achevé sa course et reçu la
couronne. »
Quel est ce lutteur qiie ni l'âge ni la maladie ne
peuvent arrêter, et qui meurt bravement et obsuré-
ment à la tâche? — Ce ne peut être Jean Masson, ins-
crit sur les registres de l'académie de Genève en 1658,
puis pasteur à Civray, à Gozes, qui passa en Angle-
terre, puis en Hollande à la Révocation, avec ses fils
Jean (admis comme proposant par le synode d'U-
trecht, en 1689) et Samuel ; car il n'avait en 1690
qu'une cinquantaine d'années. Le pasteur du Désert
doit être son père, ou son oncle, Philippe Masson, qui
soutint à Saumur, sous la présidence d'Amyraut, une
thèse De certitudine sâlutis et exerça aussi le minis-
tère à Civray (Ij. Amyraut n'ayant été nommé profes-
seur à Saumur qu'en 1633, son disciple mort en 1690
ou 1691, avait environ quatre-vingts ans. Ce n'était
plus un âge propre à la rude vie des pasteurs du Dé-
sert ; son dévouement seul put opérer des merveilles.
Nous ne savons quel degré de parenté l'unissait à
Philippe Masson (peut-être son fils) , étudiant en
théologie à Groningue en 1689, inscrit pour subir
l'examen au premier synode de 1690, et qui ne se
présenta ni au premier ni au second.
(1) Voir la France j^rot., et Lièvre, Kist. des prot. du Poitou, III
1(30, 286, qui, du reste, ignoi-eut tous deux le pasteur du Désert.
XII
ELISÉE GIRAUD (1)
Gardien Givry parle en ces termes de son arrivée à
Paris, dans les premiers jours de décembre 1691 :
« J'y trouvai deux de nos confrères, quî*rendaient de
grands services dans cette ville; mais comme il y
avait trop de dangers pour trois pasteurs ensemble,
dans les grandes recherches que nos adversaires en
faisaient, un de ces messieurs prit le parti de voir les
provinces. » Le pasteur resté à Paris s'appelait De
Malzac ; l'autre était probablement Boulle, dont nous
ne savons guère que le nom.
(1) Géraut, dans les registres du château de Vincennes ; Gérard et
Girard, dans les papiers de LaReynie.
Il ne faut pas le confondre avec un autre pasteur du Désert, qui n'a-
vait que quelques années de plus que lui, Jean Girard, inscrit à Ge-
nève le 25 octolire 1684, fils d'Etienne Girard, ministre de Corbigny.
Jean Girard est un d^s rares pasteurs qui revinrent en France dans le
premier quart du XVIII'' siècle, lorsque la période d'héroïque dévoue-
ment semblait close pour les pasteurs officiels. M. Lièvre parle de
lui, à la date de 1719, dans son excellente Hist. des prot. du Poitou,
II 269. Voir aussi la France prot., art. Girard des Bergeries, et le
Livre du recteur, p. 180.
En 1712, nous trouvons au château de Perpignan Pierre Giraud do
Vergèze, diocèse de Nimes, prisonnier pour la religion depuis 1702.
C'était peut-être un parent du pasteur du Désert,
ELISÉE GIRAUD 343
Givry, parti vers le 15 janvier 1692 pour Sedan et la
Champagne, et rentré à Paris vers le 15 mars, un
mois après l'arrestation de Malzac, fut seul à braver
les dangers du ministère sous la croix, pendant six
semaines. Puis, écrit-il, « dans le commencement du
mois de mai, ayant eu le plaisir de voir un nouveau
pasteur en cette ville, je résolus de visiter mes frères
dans les provinces de ce royaume. » — A peine ces
lignes étaient-elles écrites, que, le 3 mai 1692, Givry
fut arrêté avec le nouveau ministre qui venait d'arri-
ver et se nommait Elisée Giraud. La liste des prison-
niers dressée à Rotterdam, le 13 novembre 1712, par
D. de Superville, contient, en effet, ce qui suit (1) :
« Elisée Giraud, jeune ministre, repartit d'Angleterre
pour la Hollande, et s'en alla d'ici à Paris, où il fut
pris deux à trois jours après son arrivée; c'était l'an
1691 ou 1692. Depuis, on n'en a eu aucunes nouvelles.»
Et huit jours après la double capture, LaReynie écri-
vait à De Harlay : « Deux ministres de la R. P. R. ont
été arrêtés dans la maison de Lardeau ci-devant pro-
cureur au parlement ; l'un de ces ministres était ar-
rivé de Hollande depuis trois jours, et l'autre était
venu d'Angleterre en France depuis sept mois. Il n'y
a point d'autre ministre de la R, P. R. actuellement à
Paris. » Le 5 mai le roi avait commandé de conduire
les deux proscrits à la Bastille; puis, le 9, à Vincen-
nes. Giraud fut écroué dans ce dernier donjon, le 13,
et Givry, le 24. Après y être demeuré deux ans, il
furent transférés aux îles Sainte-Marguerite, le 27
(1) Communication de M. le pasteur Gagnebin.
344 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
juin 1694, par ordre du 16 août de l'année précédente.
La lettre par laquelle le roi invitait M. de Saint-
Mars à les recevoir est identique aux précédentes, et
Pontcliartrain y joignit les recommandations suivan-
tes:
Lo roi vous envoie encore deux ministres de la R. P. R., et
Sa Majesté m'ordonne de vous écrire de les mettre chacun dans
des lieux séparés, sans qu'ils aient communication entre eux,
ni avec qui que ce soit du dehors. Je vous en avertis par
avance, afin que les endroits où vous aurez résolu de les met-
tre se trouvent prêts à leur arrivée. Le sieur Auzillon qui est
chargé de leur conduite, doit partir dès demain. A l'égard de
leiir pension, elle vous sera payée sur le même pied que celle
des autres. Je suis, etc.
Giraud et Givry avaient été pris par suite d'une in-
fernale machination. L'homme qui, tout en donnant
asile aux pasteurs, avait fait arrêter les Dicq, dénoncé
le ministre caché chez La Motte, le traître qui avait
conduit De Salve dans Paris, l'avait mené chez Les-
tang, qu'il voulait livrer, chez Gottin dont il donnait
le signalement et la feuille de route, pour qu'on le
saisît à La Ferté, voyant que son métier de délateur
était peu productif, et que les sommes promises pour
l'arrestation des proscrits ne lui étaient jamais adju-
gées, eut l'idée d'en aller chercher un en Hollande,
de le ramener en France et de le conduire au traque-
nard en même temps qu'un autre.
Ge coup d'éclat devait, semble-t-il, mériter une
abondante rémunération ; toutefois une lettre de
Pontchartrain du 10 novembre 1692, confirmée par
ELISÉE GIRAUD 345
une autre du 20, nous apprend que celui qui avait fait
prendre le ministre Giraud, après l'avoir ramené de
Hollande, n'avait encore rien reçu et qu'il paraissait
« assez juste de le récompenser (1). » Une autre lettre,
du 3 novembre, adressée à La Reynie nous donne le
nom du traître : «M. deBonrepaus me demande pour
le nommé Braconnier une ordonnance de gratifica-
tion, pour avoir fait arrêter les ministres Girard et
Gardien, disant que le roi a réglé à deux mille livres
pour la capture de chaque ministre ; je sais bien qu'on
a donné cette somme quelquefois, mais comme je ne
sais point précisément les conditions, je vous prie de
me mander ce qui s'est passé sur cela. D'ailleurs, par
votre mémoire du 3 mai, vous m'avez mandé que
c'est le sieur Brisson qui a donné lieu à la capture de
ces deux captifs. » — Brisson était le vrai nom du
traître, et Braconnier, son nom de guerre.
Fils du fermier des domaines du roi dans la ville
de Lusignan, en Poitou, protestant de naissance et
réfugié en Angleterre, Brisson ou Braconnier était
une de ces âmes troubles dans lesquelles le rayon
divin semble avoir cessé de luire et qui, pressées par
la nécessité, perdent tout sentiment de l'honneur et de
la probité. Il quitta Londres, vers la fm de 1688, pour
venir à Paris, et, feignant un grand zèle pour le réta-
blissement du protestantisme, il réussit à gagner la
confiance des membres de l'Église les plus considé-
rés et à se faufiler dans leurs assemblées secrètes.
Deux mois lui avaient suffi pour obtenir ce résultat.
(1) Reg. du Secret., 0. 36, f« 223.
346 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Sans perdre de temps, il alla trouver l'un des chefs
de la police, Desgrez, lui raconta qu'il venait d'aban-
donner une place qui rapportait environ cent cin-
quante guinées d'or, qu'il n'était rentré en France
que pour se faire instruire dans la religion catholi-
que, qu'il avait déjà servie en plusieurs occasions, et
dans le dessein de découvrir les ministres qui étaient
à Paris ; qu'il avait déjà assisté à une réunion tenue
par l'un d'eux dans le faubourg Saint-Marceau, rue
l'Orsenne, à la. décollation de Saint-Jean, chez un
nommé La Levielle (un pâté d'encre couvre le nom
dans le ms.). Puis, mêlant la politique à la religion
pour se donner de l'importance et mettre ses services
à un plus haut prix, il lui confia le projet d'une pro-
chaine descente des Anglais sur les côtes de La Ro-
chelle. Un nommé Moreau, ci-devant juge de la ville
de Saintes, retiré en Angleterre pour la religion et
ami intime du pasteur de Paris, Mesnard, devenu
chapelain du prince d'Orange, l'avait mis, disait-il,
au courant de l'affaire, et Mesnard ne cessait de lui
répéter : Quand nous aurons fait nos affaires, nous
ferons sûrement les vôtres (1).
On ne s'explique pas comment Givry put se laisser
prendre au piège tendu par Braconnier, à moins qu'il
ne connût que son nom et non sa personne ; car le
traître était déjà démasqué depuis quelque temps,
ainsi qu'on le voit par l'interrogatoire du pasteur De
Malzac : « Il a pareillement appris que Brisson, qui a
(1) Rapport de Desgrez, l^r février 1G89, Ms. de la Biblioth. nation..,
Fr. 7053., f» 242.
ELISÉE GIRAUD 347
ci-devant servi à la prise de quelques ministres, fait
le prédicant aux environs de Meaux ; sous ce pré-
texte, il a exhorté ceux à qui il a parlé d'appeler
quelques pasteurs, et entre autres celui qui les avait
vus sous le nom de Bastide ; mais tout le monde
savait que c'était pour les faire arrêter. »
Ce misérable reçut enfin la récompense qu'il avait
tant de fois méritée. On découvrit, nous ne savons
comment, peut-être par l'argent qu'il recevait de l'é-
tranger, que le délateur des ministres et des assem-
blées, la fleur, l'élite de la police secrète, trahissait
en partie double, et faisait l'office d'espion pour le
prince d'Orange, roi d'Angleterre. Au lieu donc de
toucher les quatre mille livres qu'il avait si indigne-
ment gagnées, il fut arrêté le 20 mai, mené dans le
four de Desgrez où il resta dix-sept jours, et conduit
à la Bastille le 5 juin, par ordre du 23 mai.
Sa sœur fut arrêtée peu après ; un ordre du 6 juillet
porte qu'il faut la mettre non dans un couvent, mais
aux Nouvelles Catholiques. Un nouvel ordre, du 21,
permet qu'elle n'aille pas aux Nouvelles Catholiques,
mais dans un autre endroit. Par un troisième ordre,
du 26, quatorze cents écus envoyés à Braconnier sont
confisqués pour servir au paiement de la pension de
sa sœur et de sa nièce chez les filles de Saint-Chau-
mont. Un quatrième ordre, du 21 février 1694, confis-
que la somme de quatre mille cinq cents livres adres-
sées par le prince d'Orange au dit Braconnier, et
l'applique à sa dépense et à celle de sa sœah* et de sa
nièce. C'est la seule grâce, dit le secrétaire d'État,
qu'on puisse lui accorder. Enfin une lettre de cachet.
348 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
du 19 juin 1695, l'envoie au château de Guise, comme
espion et homme très-suspect qu'il faut garder avec
précaution.
Plus heureux que les nobles victimes qu'il avait
fait tomber dans le piège, ce scélérat fut mis en
liberté, par ordre du 16 avril 1698. Son crime n'était
que d'avoir trahi la France, tandis que le suprême
dévouement des pasteurs du Désert avait fait une
incurable blessure à l'orgueil du grand roi.
Ajoutons en terminant qu'Elisée Giraud, de Ber-
gerac, n'avait été inscrit à la faculté de Genève que
le 24 mai 1687 (1), et qu'il passa, pour ainsi dire, des
bancs de l'école aux assemblées du Désert, et presque
aussitôt après dans les cachots, où il termina ses
jours. Nous ignorons s'il était parent du ministre
Samuel Giraud, réfugié en Hollande, recommandé à
la charité des Églises wallonnes par les synodes de
Flessinguc, 1689 (art. 9), de Heusden, 1690 (art. 12)
et de Leyden, 1691 (art. 31).
(1) Livre du Recteur.
XIII
GARDIEN GIVRY, dit DUGHÈNE (1).
Après avoir traversé les plaines à perte de vue de
Ham, Nesles, Chaulnes, et les marais de Pont-les-
Brie et de Péronne, le chemin de fer pénètre dans
l'étroite et sinueuse vallée où coule lentement un
affluent de la Somme, la Cologne, dont la source pri-
mitive, qui ne remplit plus qu'un abreuvoir depuis
le déboisement, est au hameau de Cologne, au-des-
sus des villages do Templeux et d'Hargicourt. Bien
qu'ordinairement à sec, le ruisseau a conservé son
ancien nom qu'il justifie encore au moment des
grandes eaux, sa partie desséchée devenant alors un
torrent dangereux.
A Roisol, quittez le chemin de fer qui va s'engager
dans une autre vallée, et gagnez Templeux-le-Gué-
rard (2), éloigné seulement d'une petite lieue. Mon-
(1) Un Philippe Givry, ancien de Harlem, signait, en 1695, l'approba-
tion placée en tête des sermons de Brousson. Un nommé Oédéon
Givry, aussi expatrié en 1685, avait laissé à Sedan une maison et la
moitié d'une autre, un jardin aux Pacquis et le tiers d'une censé à
Bazeille.
(2) Ne pas confondre ce village avec celui de Templeux-la-Fosse, à
deux lieues plus à l'Ouest.
350 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
tez la rue d'en haut et prenez le chemin du Ver-
guier; à deux cents pas c\of, haies, vous vous trouve-
rez dans un petit vallon de cinq à six cents mètres
de long, coupe en deux par le chemin, fermé à
droite, ouvert à gauche sur le fossé où coule encore
quelquefois la Cologne. Gravissez la pente (c'est l'af-
faire de deux cent cinquante enjambées), vous avez,
à gauche, un moulin à vent en forme de tour; à
droite, le point culminant de tous les environs
(144 mètres) (1). De là vous découvrirez un étrange
panorama, peut-être plus surprenant encore en cet
endroit que dans le reste do la Picardie. Une multi-
tude de plans inclinés, s'abaissant et se relevant de
tous côtés, forment un capricieux méandre de val-
lons et de collines à pente douce, qui s'étagent dans
le lointain les unes sur les autres, et dont les lignes
onduleuses se coupent parfois à angles droits. On
dirait de gigantesques lames d'une mer furieuse des
tropiques, qui aurait été gelée tout à coup, et au tra-
vers desquelles un courant d'une violence inouie se
serait cependant frayé un passage. Dans cette con-
trée, la marche, surtout à travers champs, n'est
qu'une descente et une montée continuelles, et cer-
taines rampes qui s'élèvent à plus de soixante mètres
au-dessus de la vallée, ne sauraient être franchies en
moins de vingt minutes.
En quittant la butte, reprenez le chemin, et vous
apercevrez devant vous, à un peu plus d'un kilomè-
(1) Cependant le plateau de Cologne, à gauche de la route qui des-
cend à Bellicourt, atteint 152 mètres.
l
GARDIEN GIVRY, DIT DUGHENE 351
tre, un petit Lois, qu'on appelle le Bosquet de Jean-
court, et qu'il ne faut pas perdre de vue ; car c'est à
environ deux cent cinquante mètres de sa lisière
gauche, qu'est le but de l'excursion. — Cinq cents
pas plus loin, le chemin, qui ira point été dressé au
cordeau, traverse un nouveau vallon, beaucoup plus
long que le premier, et qui se recourbe à gauche,
pour rejoindre la Cologne comme le précédent, tan-
dis qu'à droite il se relève en deux branches. La
seconde de ces branches correspond par un col à la
gracieuse vallée d'Hesbécourt et d'Hervilly, dont elle
serait, sans le col, le prolongement en ligne directe.
Cinq cent-cinquante pas de plus, et vous rencontrez,
près d'une borne haute comme un homme, qui mar-
que la limite de deux terroirs, le chemin d'Hes-
bécourt à Hargicourt coupant à angle droit celui
que vous suivez. Faites encore quatre cents pas,
et vous verrez un autre chemin montant de la val-
lée d'Hesbécourt, qui est à votre droite, venir se
perdre en faisant un angle aigu dans le chemin du
Verguier.
Arrêtez-vous au point de jonction; vous avez à sept
ou huit cents mètres devant vous, un peu sur la gau-
che, une ferme quasi monumentale ombragée d'un
bouquet d'arbres et isolée sur le plateau, c'est Ferva-
que. Derrière cette ferme, le Bois du Roi, séparé par
un petit intervalle de ce qui reste du Bois de Priel,
qui est juste en face de vous. A trois cents mètres
environ en avant de la ferme, commence une dépres-
sion de terrain qui s'abaisse de plus en plus en ligne
droite et va former la pointe orientale et principale
352 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
de la vallée d'Hesbécourt. Dans cette dépression
régulière et progressive, qui passe à l'angle du petit
bois, vous découvrez, à une centaine de pas, en regar-
dant vers ce bois, une nouvelle et brusque dépression,
une sorte de trou, qu'un rideau presque perpendicu-
laire borde d'un côté. Descendez dans cette excava-
tion, vous êtes dans la Boîte à Cailloux, où prêchè-
rent les pasteurs du Désert, où le culte fut célébré
presque jusqu'à la Révolution (1789), et qui fut le
berceau de sept Églises, nées cinq ans après la révo-
cation de l'Édit de Nantes, en 1G91; lorsque la persé-
cution dans toute sa rigueur indignait les âmes
nobles que n'avaient pas corrompues l'air de la cour
et l'idolâtrie monarchique.
Ce lieu, témoin de tant de prières et d'héroïsme,
près duquel aucun protestant ne devrait passer sans
que son cœur battît au souvenir de ses ancêtres, ins-
pire tant de respect à un chasseur de Templeux qu'il
s'en détourne de propos délibéré, depuis qu'un coup
de fusil tiré non loin de là lui fit l'effet d'une profa-
nation. C'est aujourd'hui un couloir de cent dix pas
de longueur, d'une douzaine de pas de largeur, et d'à-
peu près trois mètres de profondeur. Sans le ri-
deau qui la protège du côté de l'Ouest, cette excava-
tion aurait sans doute à peu près complètement dis-
paru sous le soc de la charrue, qui en a déjà singuliè-
rement restreint les proportions et modifié la forme
et le caractère. Les anciens du pays l'ont connue plus
profonde et plus large ; nous-môme l'avons vue plus
large, il y a quinze ans, quand l'autre rideau existait
encore. Le couloir s'élargit un peu en débouchant, en
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHENE 353
face du petit bois, dans le vallon qui rejoint peu api'ès
la vallée d'Hesbécourt. -
Cette vallée régulière, aux contours doux et har-
monieux, où tout s'arrondit et ondule, semble une
grande maie longue d'une lieue et large en propor-
tion, qui va du Nord-Est au Sud-Est, parallèlement
à la vallée de Templeux, d'un côté, et au vallon <le
Jeancourt, de l'autre. Des deux pentes qui la forment,
celle que l'on a à main droite en descendant de la
Boîte à Cailloux, et sur laquelle s'étale le village
d'Hesbécourt, à une demi-lieue, est entièrement li-
vrée à la culture. A mi-côte de l'autre se trouventde
petit bois que l'on connaît, puis le Bois Monsieur, si-
tué sur la même ligne, en face d'Hesbécourt, et le
Bois d'Hervilly ; des buissons laissés dans les inter-
valles indiquent assez que ce versant était autrefois
couvert d'une seule futaie qui abritait la Boîte à Cail-
loux. Derrière cette colline de gauche, le petit vallon
abrupte, resserré, irrégulier, profondément accidenté,
qui descend de Fervaque et du Bois de Priel et con-
duit à Jeancourt, a aussi conservé plusieurs bosquets
qui témoignent que le revers oriental était boisé
comme celui qui regarde Hesbécourt, et qu'un bois
qui faisait partie de celui de Priel s'étendait sur -la
colline et ses deux versants, jusqu'à Hervilly et à
Jeancourt. Les quelques arbres qui existaient encore
il y a peu d'années, sur les deux bords de la Boîte à
Cailloux, et un buisson qu'on voit un peu plus haut,
autorisent à penser que ce bois s'avançait sur le pla-
teau de Fervaque au moins jusqu'au chemin de Ver-
guier, en faisant à l'Ouest un petit crochet qui entqu-
I 23
35| LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
]'ait la Boîte à Cailloux, de sorte qu'elle n'avait d'ou-
Yorture que sur le vallon qui mène à la vallée d'Hes-
bticourt. Cette hypothèse expliquerait le langage du
pasteur Givry, qui rapporte qu'on le conduisit dans
u;i vallon, et qu'il y prêcha une bonne partie de la
niiit, à la lueur des flambeaux et des feux qu'on avait
allumés. Au reste, aujourd'hui que le bois est détruit
presque en totalité, une assemblée nombreuse pour-
rait encore, protégée par la configuration du ter-
rain (1), chanter des psaumes la nuit au même en-
droit sans être entendue des villages d'alentour.
En effet, si vous faites trois cents pas vers le Nord,
on sortant de la Boite à Cailloux, vous apercevez à
l'Iîst, derrière Fervaque, Villeret, sur le bord du pla-
teau; à vos pieds, Hargicourt, en face de vous, et
T(3iiipleux, à l'Ouest (tous trois à environ une demi-
lioue); entre Hargicourt et Templeux, mais au-dessus
d'une autre vallée, le Ronsoy, à une lieue, Nauroy
qu'on ne découvre pas, est au Nord-Est, aune lieue et
demie dans la direction de Villeret, derrière le canal
et la route de Saint-Quentin à Cambray. Si ensuite
vous vous tournez vers le Sud, vous distinguez les
moulins de Roisel à l'Ouest, à près d'une lieue, et
devant vous Hesbécourt et Hervilly. Pour apercevoir
le Verguier, Jeancourt et Vendelles, il faut aller
jusque près de Fervaque; alors on a au Sud-Est le
(1} La Boite à Cailloux est à 116 mètres, tandis que les plateaux voi-
sins sont à 144 (Templeux), 140 (Villeret) et 141 (au-dessus du petit
1)oi|]; la dépression où elle se trouve est donc de vingt-cinq mètres.
]']lle tire son nom, de même que la Butte aux Cailloux, de toutes petites
jiioiyes plates de marne qu'on y trouve en abondance.
f I
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHENE 355
VergLiier, à une demi-lieue, Jeancourt au Sud, h la
même distance, et au-dessus de Jeancourt, Vendelles,
à une lieue. En dehors du losange dont les angles
sont formés par le Ronsoy au Nord, Roisel à l'Ouest
Vendelles au Sud et Villeret à l'Est, et au milieu
duquel est la Boite à Cailloux, règne comme une
sorte de morne solitude, sauf du côté du Sud-Ouest.
La limite des départements de l'Aisne et de la Somme
passe h un kilomètre à l'ouest de Vendelles, monte
en ligne droite sur le plateau qui sépare la vallée
d'Hébescourt et le vallon de Jeancourt, et en suit à
peu près la crête, va passer presque à l'angle supé-
rieur du petit bois, puis à l'ouest de Fervaque, d'Har-
gicourt, et après avoir décrit à l'Est un demi-cercle
rentrant, fait un angle à l'Ouest pour séparer deux
villages contigus, le Ronsoy et Lempire. Ainsi Lem-
pirc, Hargicourt, Jeancourt, Vendelles, sont dans
l'Aisne, et le Ronsoy, Templeux, la Boite à Cailloux,
Hesbécourt et Hervilly, dans la Somme.
On peut aller en voiture de Roisel à la Boite à Cail-
loux, par Hervilly, et en remontant la vallée d'Hébes-
court; mais le chemin de Templeux au Verguier est
le meilleur point de repère. Les protestants d'Hargi-
court le rejoignaient à la haute borne dont nous
avons parlé, ceux de Lempire et du Ronsoy pas-
saient par Templeux. Ceux d'Hervilly suivaient le
chemin du fond de la vallée d'Hesbécourt, dont une
des bifurcations rejoint la même borne, et l'autre va
se perdre plus à l'Est dans le chemin du Verguier, en
laissant la Boite à Cailloux à quarante pas sur la
droite. Les protestants de Vendelles et de Jeancourt
350 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
allaient aussi gagner le même chemin du Verguier,
qui passe à la naissance du vallon de Jeancourt, à
deux cents mètres de Fervaque. Ceux de Nauroy
venaient par Villeret, Fervaque, et prenaient le che-
min du Verguier au même point que ceux de Jean-
court. — Telle est la situation de l'un des principaux
endroits du nord de la France, où se tinrent les
assemblées du Désert.
Jean-Gardien Givry, qui y prêcha et qu'Antoine
Court cite comme un des plus actifs et des plus cou-
rageux pasteurs du Désert, naquit à Vervins (1), vers
1047 (2) ; l'année de sa réception au saint ministère et
celle de sa mort sont ignorées. Nous espérions trou-
ver sur lui quelque renseignement dans sa ville
natale ; mais les registres des naissances de Vervins
ne remontent qu'à l'année 1668. Suivant un docu-
ment des archives de Lambeth-Palace à Londres,
(jivry aurait encore vécu en 1713: il avait, à cette
date, environ soixante-dix ans. — De l'autobiogra-
phie en cent quatorze pages in-12 qu'il a écrite avec
une candeur et une piété admirables, nous ne possé-
dons, hélas! que les vingt-trois dernières, qui portent
ce titre : Suite de mon histoire dont y ai laissé le com-
mencement à Amsterdam avec mes papiers, et se
trouvent parmi les manuscrits de la Bibliothèque
[\)Reg. dît Secret., 0. 36. Lettre à M. de Chauvelin, du 14 octo-
bre 1692.
(2; i^n mettant en ordre les papiers de mon savant ami Eugène
Haag, après sa mort, j'y ai découvert que Givry fit ses études à Ge-
nève et y fut immatriculé en 1670.
M'
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHÈNE 357
nationale (Fr., 7055), clans les pièces qui ont passé
sous les yeux de M. de La Reynie. Heureusement lo
procès-verbal de l'interrogatoire qu'il subit , le 24
mai 1692, supplée en quelque mesure à l'absence de
la première partie de son histoire (1) :
« Il est arrivé à Paris la première fois au mois de
novembre 1691 ; il a été ministre de la R. P. R. (;n
France, avant la révocation de l'édit de Nantes, et [a]
exercé son ministère pendant les sept premières
années à Saint-Loup-aux-Bois , qui est une terre
appartenant à M. de Briquemault, à cinq lieues do
Sedan, et le reste du temps il l'a passé à Montpellier,
Nîmes et Montagnac, où il a étudié en médecine,
après avoir été déposé à Charenton, pour queliîue
irrégularité de mœurs [1678]. Il a été rétabli dans son
ministère, en Suisse, à Lausanne, et ce fut une année
avant la révocation de l'édiL de Nantes, n'ayant i)u se
faire rétablir en France à cause qu'il n'y avait point
de synode, et ce rétablissement fut fait à Lausaniio
par des ministres français au nombre de sept, avec
quelques anciens: mais il ne fut rétabli qu'à condi-
tion de prêcher sous la croix, ce qui veut dire parmi
ceux de la R. P. R., à condition de prêcher dans les
lieux où l'exercice de la R. est défendu, et pour cola
il retourna à Montpellier, où le temple avait déjà été
abattu, et y étant arrivé, il ne fut pas jugé à propo.3
qu'il fît aucun exercice.
« Cinq ou six mois après la révocation de l'édit de
Nantes, il fut s'embarquer à Bordeaux, d'où il passa
(1) Ravaisson, Arch. de la Bastille, IX 464.
358 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
en Angleterre, et y étant arrivé, il fut tout de nouveau
réordonné par Tévêque d'Exeter , après avoir été
demandé par l'Église de Plymouth, où il a été pas-
teur pendant cinq ans et demi (1).
« [II] a fait [un] vœu, outre l'obligation où il était
de s'exposer en exerçant son ministère ; il prit le
parti de venir en France pour s'en acquitter
L'ayant proposé à trois ou quatre ministres qu'il
avait cru nécessaire de consulter, quelques-uns d'en-
tre eux croyaient qu'il était inutile qu'il se mît en
devoir de venir en France, soit parce qu'il trouverait
l'entrée du royaume difficile, ou parce qu'il ne trou-
verait personne qui voulût le recevoir ou l'écouter;
les autres, au contraire, croyaient qu'il n'y serait pas
inutile, et qu'en tout cas, il devait passer en Hollan-
de, pour y chercher de plus grands éclaircissements. »
Ces quelques lignes sufTisent du moins à expliquer
les remords que Givry laisse partout éclater, et font
suffisamment connaître la faute qu'il voulait expier
en venant annoncer l'Évangile au péril de sa vie.
Voici maintenant le récit que le pasteur repentant a
lui-même tracé de sa dangereuse, mais salutaire
mission :
« La résolution que j'avais prise, l'an de notre
Seigneur Jésus-Christ 1690, et qui avait été retardée
par l'opposition de mon Église de Plymouth, fut
enfin exécutée, ou commença à l'être le 1" mai 1G91,
où je partis de Plymouth pour aller à Londres rece-
(1) Il y fut naturalisé sous le nom de Jean Givry (Agnew, French,
protestant exiles, I 43J
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHÉNE 350
voir les instructions pour mon voyage en France. Les
avis étant fort partagés, je fus près de deux mois
sans savoir ce que je ferais, à cause des difficultés
qui se trouvaient dans l'exécution de mon dessein ;
je partis pourtant enfin de Londres vers la fin du
mois de juin, et arrivai à Rotterdam trois jours après
mon embarquement. Je fus d'abord trouver M. Jurieu,
pour lui proposer mon dessein et pour lui demandoi*
ses avis et quelques adresses nécessaires pour favo-
riser mon voyage. Il me reçut fort froidement, et mes
propositions et ma personne lui parurent si suspec-
tes, qu'il me dit qu'il me fallait avoir un certificat do
mon Église de Plymouth, par lequel il parût que jv.
l'avais servie cinq ans et d'une manière assez odi-.
fiante, et que j'en étais sorti en homme d'honnour,
en bon chrétien et en véritable ministre du saint
Évangile, et qu'il était surpris qu'on ne lui eût doniui
aucun avis de Londres de mon dessein, ni de mon
départ (1).
(1) Cette froideur de Jurieu n'était qu'une circonspection légiti-
mée par les circonstances. Il y avait partout des traîtres, et l'on aval*,
vu le ministre Papin, qui s'en allait abjurer à Paris, dans TEglisa des
Pères de l'Oratoire, feindre, pour obtenir un passeport en Angle •
terre, de vouloir prêcher sous la croix (1689).
En entendant Givry parler de Jurieu, La Reynie le pressa de qnes •
tions concernant ses rapports avec l'illustre ministre. Nous citons
encore ici l'interrogatoire : « Jurieu n'avait aucune sorte d'inspectin •
sur ce sujet [la rentrée des pasteurs] qui lui soit connue, et il na vit
et ne consulta Jurieu que par la raison que Jurieu avait eu connais •
sance de sa déposition, et pour apprendre de lui les moyens d'euti er
dans le royaume, et avoir de la part de Jurieu quelques adressas ou
recommandations à quelques personnes de France qui pusseat lo
360 • LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
«^ Je fus obligé d'écrire à mon Église pour en avoir
le Certificat que l'on me demandait, et de témoigner
aux: pasteurs de Londres qui m'avaient adressé à
M. Jurieu, que j'étais fort surpris de ce qu'ils n'a-
vaient pas parlé de moi, ni donné aucune lettre d'a-
vis pour préparer les gens à me recevoir et à me
faciliter mon voyage. Je reçus en trois semaines tou-
tes-'les lettres que je demandais, et aussi favorables
que je pouvais le souhaiter, pour porter M. Jurieu à
ma rendre service en ce qu'il pourrait pour mon
voyage. Il me parut fort changé à mon égard, après
toutes ces lettres, et il comprit la vérité de tout ce
ce ([ue je lui avais dit, et qu'en efTet c'était l'envie de
réparer le scandale que j'avais donné à l'Église de
Dieu, il y avait treize ans, qui me poussait à faire le
voyage que j'entreprenais, et que je me disposais à
donner mon sang pour laver la tache de ma vie pas-
sée; Les affaires du synode retardèrent pourtant
encore mon voyage de trois semaines, et je ne pus
partir de Rotterdam que vers la fm du mois d'août,
ni arriver à Bruxelles que lorsque le roi d'Angleterre
recevoir et reconnaître comme ministre de la R., Jurieu en ayant
donné à d'autres ministres qui étaient venus en France, ainsi qu'il
lui avait été dit... Jurieu lui donna un billet écrit de sa main, avec
une signature autre que celle de Jurieu, adressé au ministre Malzac
qui était à Paris, qu'il a eu de la peine à trouver, qui était connu à
Paris sous le nom de La Bastide ; mais lui, Givry, avait été déjà
reconnu à Paris par des gens de Tiérache... Il n'a eu aucun commerce
avec Jurieu et n'en a aussi reçu aucune lettre... Il croit avoir ouï dire
que le ministre Bastide, qu'il a appris s'appeler Malzac, avait reçu
une lettre de Jurieu depuis que lui est à Paris. »
GARDIEN GIVRYj DIT DUGHÈNE 361
passa pour retourner de la campagne (1). Gela m'in-
quiéta l)eaucoup parce que je ne trouvai plus per-
sonne à l'armée qui voulût m'aider à passer en Fran-
ce. J'étais adressé à deux officiers, dont l'un venait
de partir pour Mastrecht (Maëstricht), et l'autre ve-
nait de périr dans le combat qui s'était fait aussitôt
après le départ du roi de la Grande-Bretagne (2), de
sorte que je n'avais plus aucune connaissance dans
son armée ; car quoique M. de Briquemault (3) y fût,
et que le poste où il était aurait pu m'ètre d'un grand
secours, le souvenir du passé me donna tant de con-
fusion, que je n'osai me découvrir à ce général ni lui
demander assistance.
« Je roulai par le camp et dans le voisinage pen-
dant trois semaines sans oser passer plus avant, et,
pour redoubler mes chagrins, on me prit à Enghien
[ville du Hainault, à vingt-sept kilomètres nord de
Mons] pour un espion de France, et il me fal-
lut me découvrir au commandant des troupes qui
gardaient ce poste, pour me tirer de cette affaire.
Heureusement ce commandant était Français et de la
religion protestante, de sorte que je n'eus pas de
peine à me justifier, surtout à la faveur d'un passe-
port d'Angleterre, dont je ne m'étais pas encore dé-
fait. Mais cet officier, au lieu de m'aider comme il le
(1) Guillaume III, accouru de Londres pour couvrir Bruxelles,
menacé par le maréchal de Luxembourg.
(2) Combat de Leuse, le 19 septembre 1691 .
(3) Sans doute Henri de Briquemault, réfugié en Brandebourg,
chargé par Frédéric-Guillaume de former un régiment de cuirassiers
dès 1683 ; il mourut lieutenant-général en 1692.
362 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
pouvait, ne lit que tâcher de me détourner de mon
dessein, en m'en représentant l'exécution impossi-
ble. Je fus à Ath [ville du Hainaut, à vingt-quatre
kilomètres nord-ouest de Mons], pour voir si, dans le
régiment de Briquemault, qui y était en garnison, je
ne trouverais pas quelque officier mieux intentionné :
je demeurai huit jours dans cette place, et quoique
j'y eusse rencontré quelques ofiiciers protestants fort
zélés, qui approuvaient mon dessein, et qui auraient
fort souhaité de le seconder, cependant il fut impos-
sible de me donner aucun secours par le défaut de
guide, personne ne voulant risquer sa liberté ou sa
vie pour de l'argent. Je me résolus à tenter le pas-
sage tout seul, n'ayant pu trouver personne pour me
conduire, et je m'abandonnai à la Providence, ne
pouvant changer le dessein que j'avais pris, pour
retourner en Hollande.
« Je partis d'Ath un dimanche au matin, et j'arri-
vai à Mons [tombé au pouvoir des Français depuis
cinq à six mois] à trois heures après-midi, après m'é-
tre reposé à une lieue et demie de la ville, pour
paraître plus frais en arrivant et pour passer plus
facilement pour un habitant du lieu. Je me défis au-
tant que je pus de tout ce qui pouvait sentir l'étran-
ger et le voyageur, et je me mis en bourgeois le mieux
qu'il mo fut possible, afm d'éviter les interrogations
qui se font d'ordinaire à l'entrée de ces places fron-
tières. Mon dessein réussit et Dieu favorisa sj heu-
reusement mon entrée, que personne ne me demanda
d'où je venais en arrivant. Je pensais être sauvé de
tout danger pour avoir évité celui-là, qui me parais-
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHÈNE 363
sait le plus grand, et je partis le lendemain pour
Avesnes, où je croyais entrer sans opposition ; mais
je fus bien surpris de me voir arrêter par un vieux
garde qui, après plusieurs questions faites, me dit
qu'il voyait Lien qui j'étais sans s'expliquer davan-
tage. Il voulait, dire apparemment qu'il me regardait
comme un protestant qui retournait de Hollande en
France. Quoiqu'il en fut, il me dit qu'il fallait parler
au gouverneur de la ville qui allait venir de la pro-
menade ; mais comme ce gouverneur avait pris une
autre route, on me mit entre les mains d'un Suisse
qui eut ordre de me faire voir au gouverneur. Comme
cette aventure m'avait un peu échauffé, je dis à mon
Suisse qu'il m'obligerait d'aller moins vite et de me
mener en quelque bon logis pour m'y rafraîchir,
avant d'aller plus loin ; il y consentit, et, comme
nous achevions notre collation, le carrosse du gouver-
neur passa : je payai l'hôte promptement et courus
droit à ce caresse avec le plus de diligence qu'il me
fut possible, pour faire croire à mon Suisse que c'é-
tait moi qui avais envie de parler au gouverneur, et
que l'on ne m'y menait pas malgré moi, car j'avais
remarqué que le garde qui m'avait arrêté ne s'était
pas expliqué là-dessus fort clairement au Suisse. Ma
feinte eut le succès que j'en attendais. Comme je vis
le Suisse qui suivait avec peine, je lui dis que je lui
étais fort obligé de m'avoir conduit jusque là, qu'il
n'était pas nécessaire qu'il allât plus loin, et que seul
je ferais bien mon compliment à M. le gouverneur,
qu'il pouvait retourner à la garde, s'il le trouvait bon.
Il prit ce parti; il me quitta, et je suivis le carrosse
364 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
autant de temps qu'il en fallut pour me dérober aux
yeux de mon Suisse. Ce commencement fut heureux,
mais je n'étais pas hors de péril : il fallait sortir de
la ville ou y loger, et l'un et l'autre des deux partis
me paraissait également difficile et dangereux ; on
fermait les portes de la ville et je courais risque de
retrouver le garde qui m'avait arrêté, parce qu'il
était le portier de la ville, et que la porte du côté de
Mons devait être fermée.
« Et si d'ailleurs je logeais à Avesnes, il fallait por-
ter mon billet à mon garde, qui le devait rendre au
gouverneur avec les clefs de la ville. La nuit, ou plu-
tôt mon imprudence, me détermina à y loger, c'est-
à-dire à prendre un parti qui m'aurait perdu ; mais la
Providence me tira encore de ce pas, en ne permet-
tant pas que l'on me logeât dans aucune hôtellerie.
Dans la dernière où je m'adressai, on me dit qu'il y
avait un logis à la porte de France où l'on me rece-
vrait assurément. J'y fus, mais voyant la porte de la
ville ouverte, je changeai aussitôt de dessein, et fai-
sant semblant d'avoir envie de voir fermer la porte,
je me glissai hors de la ville, et prenant un chemin
opposé à ma route, de peur d'être suivi, je passai la
nuit dans la maison d'un paysan, et le matin je
repris la route de France par la Capelle, et arrivai à
trois lieues de chez moi.
« Voilà comment mon Dieu me fit connaître que
ma résolution ne lui déplaisait point ; il prit ce soin
de ma conduite et donna ce premier succès à mon
entreprise, pour m'assurer de son secours dans la
suite de mon voyage. Je bénis de toute mon âme sa
GARDIEN GIVRY, DIT DUGHENE 365
bonne et sage Providence, qui m'avait conduit si
heureusement parmi tant de hasards, et qui m'avait
ramené en ma patrie après tant d'années pour y
réparer les désordres de ma vie passée, par tous les
bons offices que je pourrais lui rendre au péril de
ma vie. Rien ne me toucha plus que la gloire de mon
Dieu et l'édification de son Église, et je compris par
ces premiers soins de la bonté de Dieu, qu'il m'appe-
lait à consoler une partie de ses enfants affligés,
quelque indigne que je me fusse rendu de le servir
dans la glorieuse charge de ministre de l'Évangile.
Je lui vouai alors mon corps et mon âme, et je réso-
lus de ne rien négliger pour répondre à la voix du
Seigneur; persuadé qu'il bénirait mes efforts et qu'il
accomplirait sa vertu dans mes grandes faiblesses,
je me préparai à voir ses merveilles.
« J'arrivai (1) d'abord à la Rue des Bœufs [hameau
de Landouzy-la-Ville, à trois lieues nord-est de Ver-
vins], fameuse par la réputation qu'elle a de ne rece-
voir pour habitants que des protestants réformés, et
dans la famille où était mort M. Masson, ce géné-
reux et glorieux ministre de Jésus-Christ, qui, mal-
gré son âge et ses indispositions, avait entrepris de
prêcher l'Évangile sous la croix et d'avancer le règne
de son Maître, h quelque prix que ce fût, et qui finit
sa carrière à cet endroit, au milieu de ses frères, en
recevant la couronne de vie pour récompense de ses
travaux, de ses combats et de sa victoire. Je pris
pour un heureux présage de commencer à entrer en
(1) Au commencement d'octobre 1691 (Reg. dit Secret., 0. 36).
366 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
lice dans le lieu môme où ce bon serviteur de Dieu
avait achevé sa course et reçu la couronne. Je passai
trois jours dans ce lieu, où j'eus la joie de voir et de
consoler une partie de ma famille, et un grand nom-
bre de gens de ma connaissance, qui étaient ravis de
la grâce que Dieu me faisait, après ce qui s'était
passé, et qui, au lieu de me témoigner quelque froi-
deur et de faire difficulté de me recevoir comme
ministre de l'Évangile parce que je m'en étais rendu
indigne, m'embrassaient avec mille marques d'ami-
tié et d'estime, et bénissaient Dieu qui m'avait
envoyé à eux, et qui m'avait inspiré le zèle et le cou-
rage nécessaires pour cette grande entreprise. J'étais
ravi de voir mes frères relevés de leur chute et ren-
trés dans le sein de la véritable Église, en cherchant
partout les occasions de témoigner leur repentance
et l'envie qu'ils avaient de renouveler l'alliance^om-
pue par leur révolte. Parti de là, je fus à Saint-Pierre,
petit village où l'on avait accoutumé de s'assembler
les dimanches, au nombre de cinquante ou soixante
personnes (1); mais, sans avoir averti personne, j'y
trouvai un si grand nombre de gens que le lieu des-
tiné aux exercices de piété ne nous put point conte-
(1) Ces assemblées qui avaient lieu tous les dimanches (0. 36. Lettre
à rintendant Bossuet) et que la Révocation et la dragonnade n'avaient
guère interrompues, sont un des traits les plus caractéristiques des
Églises du Nord. On voit que, en 1691, elles se tenaient habituelle-
ment dans une maison, ou dans une grange comme à Lemé, et non
dans un bois, et cette circonstance dénote que la crainte des dragons
n'avait guère duré plus longtemps que leur présence. Il fallut des
exemples sévères pour raviver cette crainte dans les cœurs.
GARDIEN GIVRYj DIT DUCHÊNE 367
nir. Le village se trouva rempli de gens à neuf heu-
res du soir, et cela fit tant de bruit qu'il en fallut
sortir incessamment pour n'être pas surpris par nos
ennemis ; nous allâmes à la rue des Bohins [l'une
des rues de Lemé (1) ], à une lieue de Saint-Pierre,
où en une heure et demie de temps, sans aucun avis,
(1) Vu à distance, avec sa ceinture de haies, de pommiers, de ceri-
siers et de grands arbres, à travers lesquels on n'apercevait pas le
clocher de l'ancienne église, ce village aux rues écartées, dont il faut
plus de deux heures pour faire le tour, semble un véritable bois. En
outre, la rue des Préaux touche au bois de Marfontaine, celle des
Bouleaux au bois de la Cailleuse (ce sont deux bois considérables) ;
il y a trente-cinq ans, la rue de Là-Haut touchait au bois de Lemé, et
un peu plus anciennement il existait un quatrième bois plus petit,
celui de la Cloperie, juste au milieu du village, et bordant un côté de
la rue de la Nation qui n'a encore qu'une rangée de maisons. La rue
des Bohins [ou mieux : des Boheims (Bohémiens), devenue : rue de
Bohain], qui n'était habitée autrefois que par des protestants, est la
plus basse de Lemé, et s'encaisse à son extrémité occidentale, avec
ses immenses jardins, dans un vallon beaucoup plus profond et plus
large que la Boîte à Cailloux.
A trois ou quatre cents mètres du bout de cette rue, à main gauche
en descendant, était située la grangette de Marie Guillot (plus tard
Elie Robert) où se tenaient les assemblées {Essai historiq. sur les
églises de l'Aisne, p. 54) et ou prêcha Givry. Brousson y prêcha sans
doute aussi. La grangette n'existe plus, ni la maison, dont le pignon
était à quelques mètres de la rue. Je n'ai qu'un très-vague souvenir
de la grange; mais j'ai vu la maison s'effondrer et tomber en ruines
dans mon enfance. Placée à l'ouest de la nôtre, qui fut habitée de
1811 à 1826 par le pasteur Colany et peut-être déjà en 1788 par le
pasteur Lassagne, elle touchait presque le mur de la chambre où na-
quit Timothée Colany, fondateur de la Revue de théologie de Stras~
bourg. L'emplacement de la maison, de la grangette, et la moitié du
terrain qui y était attenant, forment le côté Ouest du jardin de mon
père. A cent mètres de là, se trouvent l'ancien cimetière des hugiie-
368 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
nous trouvâmes plus de trois cents personnes et
onze enfants à baptiser (1). C'était pour moi des
miracles que je ne pouvais assez admirer; car on
m'avait dit cent fois en Angleterre et en Hollande
qu'il n'y avait encore rien à faire pour nous en
France, et j'y trouvais une belle et riche moisson.
Je me voyais dans des assemblées de quatre à
cinq cents personnes, tout le monde me cherchait
dans le voisinage et tâchait de me suivre partout
où j'allais, pour ramasser quelques miettes du
pain de vie, et pour tâcher de se rafraîchir de quel-
ques gouttes de cette eau saillante en vie éter-
nelle, qui depuis longtemps ne coulait plus dans ce
pays désolé.
« Ma joie diminua un peu à Saint-Quentin, parce
que je n'y trouvai pas la même ardeur et la même
piété que dans les lieux où j'avais passé (2) ; mais elle
fut bientôt augmentée par la nouvelle que je reçus
de l'arrivée de quelques députés de sept villages du
nots et la ruelle des hvgi(enots, que les protestants des Bouleaux et
des Préaux devaient traverser pour se rendre au culte.
C'est dans des granges de la rue des Bohins que le culte réformé a
été célébré depuis 1665, et peut-être déjà bien auparavant, jusqu'à la
construction du temple actuel, élevé en 1820, dans la même rue, mais
plus haut, au sommet d'une petite colline, et près des deux granges
où l'on se réunissait en dernier lieu.
(1) « Les parents étaient résolus de les porter hors du l'oyaume, si
l'occasion ne s'était présentée de les baptiser. » [Interrogatoire).
(2) Il y tint cependant, dans deux maisons différentes, deux assem-
blées de 25 à 30 personnes chacune, et y fit tous les exercices de la
R. P. R., sauf qu'il n'y donna pas la cène IReg du Secret., 0. 36 et
Interrogatoire).
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHÊNE 369
voisinage de Saint-Quentin (1), qui me cherchaient
pour me représenter l'état oii était ce peuple, qui
n'avait jamais vu de ministre de l'Évangile ni oui
aucun de ses prédicateurs, et qui pourtant souhaitait
avec une ardeur incroyable de voir et d'entendre
quelque docteur de vérité, après en avoir tant ouï
leur prêcher le mensonge et la superstition. J'en
avais appris quelque chose, mais je ne m'imaginais
rien qui approchât de ce qui en était; je donnai
parole à ces députés (2) à qui la Providence avait fait
savoir mon arrivée en France, huit jours après que
j'y fus entré, de me rendre chez eux le dimanche sui-
vant, qui était deux jours après les avoir rencontrés.
« J'y fus, en effet, au temps marqué (3), et j'eus le
plaisir de voir cinq cents personnes (4) assemblées
pour ouïr la parole de Dieu; tous étaient anciens pa-
pistes, je veux dire papistes de naissance, que Dieu
avait appelés comme par miracle à la connaissance
de sa vérité, et qui souhaitaient de lui donner gloire
en abjurant les erreurs et les superstitions de Rome,
pour entrer dans la communion de l'Église protes-
tante et réformée. Je leur prêchai quatre heures (5),
à peu près depuis neuf heures du soir jusques à une
(1) « Il n'a pu se souvenir que du nom de Templu, ayant oublié les
autres » [Ibid.). — Ces sept villages étaient Templeux, Le Ronsoy,
Lempire, Hargicourt, Jeancourt, Vendelle, et Hervilly ou bien Nau-
roy. Nous n'éprouvons d'hésitation que pour le septième.
(2) Ils étaient au nombre de quatre (Ibid.).
(3) L'un des députés l'alla prendre A St-Quentin [Ibid.].
(4) De cent-dix familles [Ibid.].
(5) « A la lueur des feux et des flambeaux » [Ibid.].
I 24
370 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
heure après minuit, et leur ayant appris à rendre
grâces à Dieu qui révélait ses mystères aux petits
enfants, lorsqu'il les cachait aux sages et aux enten-
dus du siècle, je leur lis voir les deux endroits par
lesquels on peut regarder notre religion : je leur
représentai ses avantages et ses disgrâces, et leur
ayant demandé si ces misères ne les rebutaient pas,
ils témoignèrent que rien ne diminuerait jamais
Tamour pour latérite que Dieu leur avait fait con-
naître, et qu'ils étaient résolus de l'embrasser et d'en
faire profession au péril de leur vie. Je ne voulus
pourtant pas les recevoir encore à notre commu-
nion; je crus qu'il leur fallait donner quelque temps
pour mieux penser à ce que je leur avais dit, aiin
qu'ils ne se pussent plaindre d'avoir été surpris.
Huit jours après, je me trouvai au milieu d'eux à la
même heure, et les ayant exhortés à sortir de Baby-
lone puisqu'ils étaient le peuple de Dieu, ils promi-
rent de renoncer à la communion de Rome, résolus
de n'y rentrer jamais et de servir Dieu selon la pureté
de son Évangile; je ne crus pourtant pas encore à
propos de les recevoir à la communion, parce que je
remarquai des faiblesses en quelques-uns d'eux, et
que beaucoup de leurs familles n'avaient pas les
lumières nécessaires.
« Je partis pour Laon et vis la plupart des Églises
de Picardie et de Brie (1) avant que d'aller à Paris,
où je n'arrivai [au commencement de Décembre 1G91]
(1) Chauny, Varennes, Noyon, Jonquière, Villeneuve près Chalan-
dos, etc. (Reg. du Secret., 0. 36).
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHÊNE 371
que deux mois après mon entrée en France. J'y trou-
vai deux de nos confrères qui rendaient de grands
services dans cette ville ; mais comme il y avait trop
de dangers pour trois pasteurs ensemble, dans les
grandes recherches que nos adversaires en faisaient,
un de ces deux Messieurs [sans doute Boulle] prit le
parti de voir les provinces. Je n'y avais séjourné que
quelques semaines, que quelques marchands de Sedan
me sollicitèrent d'aller consoler leurs frères, et rece-
voir à la paix de l'Église ceux qui n'avaient pas enco-
re eu cette joie. Gomme aucun pasteur n'avait encore
visité cette ville depuis la grande désolation, il était
fort important d'y aller; mais je ne paraissais point
du tout propre à ce voyage. Je me souvenais du pas-
sé, je savais combien j'étais connu à Sedan, et le
danger qu'il y avait pour moi d'y recevoir de grands
chagrins, sans compter les risques où j'étais exposé
du côté des ennemis de notre religion. Je me refusai
quelque temps de faire ce voyage, quoique j'en eusse
une extrême envie; je représentai qu'il n'était pas
possible de me cacher dans une petite ville où j'avais
demeuré neuf ans, et qu'il y aurait de la témérité
d'entreprendre seulement d'y entrer, parmi les diffi-
cultés et les interrogatoires qu'il faut essuyer à la
porte. Je promis pourtant que, si personne ne se vou-
lait résoudre à leur donner cette satisfaction à cause
des grands périls qu'il y avait, je me sacrifierais
très-volontiers pour une ville et pour un peuple qui
m'étaient si chers, et à qui j'avais de si grandes obli-
gations. Je proposai la chose au pasteur qui était à
Paris depuis longtemps [De Malzac] ; mais les hasards
372 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
OU les rigueurs de l'hiver, ou quelque autre raison
que je ne connais pas, l'empêchèrent de faire ce
voyage, et comme on le pressait toujours davantage,
je résolus enfin de l'entreprendre, quelque danger
qu'il y eût pour moi. J'étais charmé de trouver l'oc-
casion d'aller réparer la réputation que j'avais perdue
dans cette ville et le scandale que j'y avais donné, et
m'abandonnant à la Providence, qui jusque-là avait
pris tant de soin de ma conduite, je partis vers le
milieu du mois de janvier 1692, et à cause des Églises
que je visitai en passant, je ne pus arriver à Sedan
que le 3" février. C'était un dimanche, et je l'avais
choisi exprès pour favoriser mon entrée en cette ville,
puisqu'il fallait tâcher de la faire sans parler au gou-
verneur, comme c'est la coutume, et sans être interro-
gé. Je laissai mon cheval et mes armes à Torcy, petit
village qui est au bout du pont, afin de ne point
paraître en voyage ni en étranger, je me mis en bour-
geois et marchai droit à Sedan sur le soir, et Dieu
voulut que j'y entrasse comme je l'avais souhaité et
que je rencontrasse encore le guide qui m'y devait
faire voir et m'introduire dans les meilleures mai-
sons. Je sentis alors une joie que je ne saurais repré-
senter; je louai Dieu de toute mon âme de m'avoir si
bien conduit et de me présenter une si belle occasion
de me rétablir dans l'esprit d'un peuple qui ne pou-
vait avoir pour moi qu'un très-grand mépris. Partout,
mon Dieu, ta charité est adorable envers moi, et plas
je t'avais offensé, plus tu te plaisais à me faire
sentir ton amour et ta grâce ; et dans les lieux mêmes
où je m'étais rendu le plus indigne de te servir et où
GARDIEN GIVRY, DIT DUGHÊNE 373
j'avais le plus déshonoré mon ministère, tu m'as fait
le plus d'honneur, et tu as redoublé la bénédiction
sur ce ministère que tu m'as rendu ; gloire t'en soit
rendue à jamais !
« L'on me reconnut, en effet, à Sedan; mais bien
loin que cela diminuât l'édification qu'on pouvait
attendre de mon ministère, je trouvai qu'elle était en
quelque façon plus grande et que l'on me témoignait
plus d'amitié et plus d'estime, parce que l'on voyait
bien que cela m'exposait à de plus grands dangers,
et qu'il fallait que j'eusse une grande attache pour ce
peuple et une extrême envie de réparer le passé,
puisque, malgré tous ces risques, je lui allais offrir
mes services et travailler à sa consolation quoi qu'il
put arriver. Je trouvai en nos frères beaucoup de
dévotion et beaucoup de charité, j'y fus reçu avec
beaucoup de joie et beaucoup de tendresse; en cinq
petites assemblées que j'y fis, on me donna neuf cents
livres pour les pauvres, et l'on me présenta de l'ar-
gent [200 L] pour mon voyage avec des honnêtetés et
une libéralité extraordinaires. Mais je laissai tout
entre les mains des principaux de l'Église, afin que
leurs pauvres se sentissent de leurs charités et que
leur postérité môme ne l'oubliât jamais. Je pris garde
aussi à ne pas diminuer l'édification que j'avais don-
née à ce peuple par les soupçons d'intérêt qu'une
autre conduite aurait pu jeter dans leurs esprits. La
seule chose qui diminua alors ma joie, c'est qu'il
fallut quitter la ville sans avoir pu voir la moitié dos
gens qui avaient besoin de mon secours et qui soupi-
raient pour la même consolation qu'une partie de
374 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
leurs frères avait reçue. Dieu veuille leur envc yer à
tous des consolateurs et leur parler enfin et de grâce
et de paix.
« Sortant de Sedan, je pris le chemin de la Cham-
pagne, uniquement pour voir Montlon, dans le voisi-
nage d'Ay, où l'on m'avait prié d'aller; car je ne
pensais ni à Ghâlons ni à Vitry, parce que j'avais
appris que l'on avait refusé les services de quelqu'un
de nos confrères qui s'était offert à ces Églises, et que
d'ailleurs le temps était si rude, qu'il ne me parais-
sait pas possible d'allonger mon voyage. Je fus à
Montlon, mais avec beaucoup de peine à cause des
neiges et du froid, et j'eus le chagrin de voir mes
peines inutiles; on ne fut pas d'avis de me recevoir
ni de profiter de l'occasion que Dieu offrait de
renouveler son alliance et de rentrer dans la paix et
dans la communion de l'Église. Ce chagrin avec le
voisinage de Châlons et l'adoucissement du temps
avec la conjoncture des jours gras, me firent résou-
dre à voir Châlons et Vitry; mais à Ghâlons je ne fus
pas d'abord plus heureux qu'à Montlon; j'en partis
pour Vitry, où je fus mieux reçu et où je vis
beaucoup d'honnêtes gens et de bons chrétiens ; mais
la timidité régnant partout, il fallut laisser sans con-
solation la plus grande partie du peuple, pour n'avoir
pas trouvé de lieu propre à le recevoir. J'en partis le
premier jour du carême pour retourner à Paris; je
repassai à Châlons et j'y vis des gens fort changés,
car on témoigna autant d'ardeur à me recevoir que
l'on avait fait paraître de tiédeur et de timidité: on
me cherchait partout et j'eus la satisfaction de voir
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHÊNE 375
et de consoler tous nos frères de cette Église, sans
excepter les plus pauvres, que l'on exclut de nos
assemblées presque par toutes les villes (1).
« De Châlons je fus à Loisir [Loisy], et de là à
Château-Thierry, qui a dans le voisinage une Église,
un lieu tout à fait favorisé du ciel : on l'appelle
Mogneaux [Monneaux] ; c'est un petit village où il y
a un nombre considérable d'habitants, et d'habitants
qui sont tous protestants sans exception. Il n'y a pas
de lieu en France où les bénédictions de Dieu tom-
bent comme sur celui-là, et à l'égard du temporel et
à l'égard du spirituel; ce que j'y admire surtout c'est
une grande innocence accompagnée de beaucoup de
piété et d'une grande attache à la religion. La pureté,
la charité et la dévotion y triomphent à l'envi ; et il
y a ceci de particulier, c'est que, depuis quatre à cinq
ans, on y fait deux fois la semaine des assemblées
considérables et fort nombreuses (2); que Dieu a pour-
vu ce peuple de deux hommes tout à fait propres pour
les édifier : ce sont deux frères que l'on appelle
MM. Estienne, dont l'aîné fait des prières selon les
occasions, comme un pasteur qui se serait occupé
toute sa vie à ce saint exercice, et l'autre parle et lit
d'une manière si édifianle qu'il y a peu de diiïérence
entre sa manière de lire des sermons et des prédica-
(1) Pontchartrain écrit à rintendant Larclier que Givi-y « a été à
Sedan, Châlons et Vitry, où il a fait plusieurs fois Texercice de la reli-
gion et a reçu l'abjuration de plusieurs nouveaux catholiques et même
des anciens catholiques. » [Reg. du Secret.^ 0. 36).
(2) Les protestants de Monneaux étaient donc plus zélés encore que
ceux de Saint-Pierre.
376 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
tions récitées par cœur. Tout le monde en est si
cliarmé que l'on se trouve dans ces assemblées de
dix lieues à la ronde. Ces assemblées, réglées dans le
temps d'une violente persécution, surprennent d'a-
bord, mais il faut savoir que le magistrat où ce peu-
ple répond les favorise, et c'est une autre merveille
que la Providence tait en faveur de cette petite
Église.
« J'y ai fait des assemblées de près de quatre cents
personnes, (1) trois jour? de suite, sans aucune inter-
ruption, et la grande satisfaction que j'y ai reçue et
qui m'a particulièrement fait parler de cette Église,
c'est que je me suis entretenu avec le magistrat et
que j'ai été témoin des sentiments favorables qu'il a
pour ce peuple en particulier et pour les protestants en
général. On m'en avait fort parlé à Moigneaux, et
l'on m'avait dit que le lieutenant général de Château-
Thierry avait de bons sentiments et que, ayant appris
qu'un ministre avait passé par là, il avait témoigné
une grande envie de le voir. Je le refusai en passant,
y trouvant de grandes difficultés et beaucoup de dan-
gers ; mais à mon retour on me pressa si fort de ten-
ter une conférence avec ce magistrat, que je ne m'en
pus défendre, quoique j'y visse beaucoup de risque
et peu d'espérance d'en tirer aucun avantage, que la
satisfaction de cette Église qui croyait que cette visi-
te lui procurerait un redoublement de faveur et de
protection. Je vis ce lieutenant-général k Chcâteau-
(1) « Dans des granges, des pressoirs et autres lieux secrets » (Iteff.
du Secret., 0. 36).
I
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHÊNE 377
Thierry même, (1) je m'entretins deux ou trois heures
avec hii des matières de religion, j'y reconnus beau-
coup d'honnêteté, de science et de capacité, et des
sentiments fort justes et très-conformes aux nôtres ;
mais j'y remarquai en même temps une attache au
monde qui surpassait en ce magistrat la connaissan-
ce et l'amour de la vérité. Il me promit beaucoup de
faveur pour ce bon peuple qui me l'avait fait voir et
que je lui recommandai; et m'ayant fait promettre
d'avoir avec lui un commerce de lettres, je le quittai
fort content de ses honnêtetés et de ma visite (2).
« Je passai de là à Villeneuve auprès de Ghalandos
(1) Dans la maison d'un protestant de la ville [Ibid).
[i] Il n'en fallait certes pas autant pour faire destituer et mettre à
la Bastille ce lieutenant-général; mais la cour craignit un éclat, ainsi
qu'il résulte de la lettre de Pontchartrain à l'inten dant Bossuet, du 14 oc
tobre 1692 : « Quoique la conduite de ce lieutenant-général mérite une
sévère punition, Sa Majesté, usant cependant de sa clémence ordinaire,
m'a commandé de le faire venir ici pour savoir par lui-même ce qui s'est
passé et tâcher de le ramener à son devoir par la douceur, étant per-
suadé qu'un tel homme agissant de bonne foi, dans la suite, pourrait
contribuer plus que personne ."i la réunion sincère des nouveaux catho-
liques ; ainsi il ne faut pas que vous fassiez des persécutions de ce
côté-là, jusques à ce que je vous aie fait savoir la résolution de Sa
Majesté, après que j'aurai entretenu cet officier...
« Et comme le meilleur moyen d'amenei-, la conversion sincère des
nouveaux catholiques dépend de l'application des évêques, et que
ce ne peut être d'une simple mission, ni de plusieui-s qu'il la faut
attendre. Sa Majesté estime que, s'ils descendaient en secret dans une
grande discussion et s'attachaient à ceux qui conduisent les autres et
qui ont leur créance, il ne serait pas impossible de les gagner et par
conséquent de ramener tous les autres ». [Reg. du 5ecj'e«., 0. 36,
f«207).
378 LES PREMIERS PASTEURS DU DESERT
[Saint-Denis-les-Rebais, Seine-et-Marne], où j'avais
trouvé un peuple presque aussi heureux que celui de
Mogneaux, aussi dévot et aussi sage, et j'y fis une
assemblée de près de quatre cents personnes. Je n'ou-
bliai aucune Église do ces quartiers et, passant à Nan-
teuil près de Meaux, j'y fis deux assemblées dont la
première était de près de cinq cents personnes, et la
seconde presque de sept cents, ce que je remarque
pour montrer le zèle de nos pauvres frères, et ce que
fait sur l'âme fidèle la faim et la soif de la parole de
Dieu : quand elle trouve le moyen de se satisfaire, il
n'y a point d'effort qu'elle ne fasse et point de danger
où elle ne s'expose.
« Je retournai à Paris après un voyage de deux
mois, et j'y trouvai tous nos frères dans une grande
consternation par le triste accident qui y était arrivé
depuis trois ou quatre semaines. L'Église avait perdu
son consolateur, qui était tombé par la trahison d'une
femme entre les mains de ses ennemis. (1). Ce géné-
reux pasteur avait servi cette Église pendant deux
ans avec beaucoup d'édification pour tout le peuple;
sa sage conduite l'avait conservé tout ce temps-là, et
enfin il fut vendu d'une manière tout à fait lâche. Il
faut pourtant remonter à la première cause de tous
les événements qui nous arrivent : la Providence
avait marqué là la fin de la course de notre très-
honoré frère et de sa liberté. Je l'avais exhorté, avant
de partir pour Sedan, à se remettre pour quelque
temps en repos après tant de fatigues et de risques,
(1) De Malzac, arrêté le 12 février 1692.
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHÈNE 379
et je lui proposai le voyage de Sedan comme mi
moyen propre à pourvoir à sa sûreté ; mais le Dieu qui
l'avait destiné h le glorifier dans les prisons comme
au milieu de son peuple, ne lui inspira point cette
résolution ; il voulut continuer son ministère dans
cette ville où il était en grande consolation, et le Sei-
gneur se servit de son dessein pour le préparer à con-
fesser son nom devant ses ennemis ; mais aussi, mon
Dieu, ne fut-ce pas pour me tirer du danger qui
menaçait mon frère? Ne le détournas-tu pas d'un
voyage que tu voulais que je lisse, pour m'empécher
de tomber alors entre les mains de mes adversaires ?
Oh que tes voies sont admirables, et que tu me don-
nes partout lieu d'adorer les soins de ta Providence
envers moi et de m'éjouir dans le sentiment de tes
bontés ! Tu veux donc que je poursuive ma course et
que je continue au milieu de ton peuple le ministère
que tu m'as rendu. J'en suis ravi, mon Dieu, me voici
prêt à faire ta volonté : j'irai partout où tu m'appelle-
ras, je consolerai tes enfants affligés autant que tu
me donneras de vie, de force et de liberté. Je
demande ton secours et la conduite de ta bonne et
sage Providence, afin que je puisse réussir dans mon
dessein et exécuter ma résolution à la gloire de ton
nom et à l'édification de ton Église. Et quoi qu'i [1]
me puisse arriver, fais que je te glorifie partout,
dans la liberté ou dans la prison, au milieu de ton
peuple ou devant tes ennemis, dans la vie ou dans la
mort.
« Dans le commencement du mois de 1692, ayant
eu le plaisir de voir un nouveau pasteur en cette
380 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ville, je résolus de visiter mes frères dans les provin-
ces de ce royaume .
« Paraphé les 3 et 24 mai 1692, par Jean Gardien
Givry. »
Ces lignes où Givry demandait à Dieu, avec un si
complet abandon, la grâce de le glorifier dans la
liberté ou dans la prison, dans la vie ou dans la
mort, étaient à peine tracées, que sa foi fut mise à
l'épreuve. Il fut arrêté avec Giraud dans la rue Saint-
Martin, chez Samuel Lardcau, procureur au parle-
ment (1), le 3 mai 1692, un an et deux jours après son
départ de Plymouth. L'adresse de Lardcau, l'une des
personnes qu'il vit le moins à Paris, lui avait été don-
née comme celle d'un homme de bien. C'est pressé
par Giraud, dont il no connaissait pas la profession,
qu'il s'était rendu avec lui chez Lardeau, sans avoir
néanmoins averti celui-ci.
(1) Lardeau, destitué de ses fonctions de procureur par la Révoca-
tion, était l'un des vingt-quatre anciens de Charenton, et il avait été,
en cette qualité, exilé à Montrichard. Son exil, dont nous ignorons la
durée, n'avait point affaibli en lui les sentiments religieux : il fré-
quentait les assemblées et leur ouvrait même sa maison, crime qui
restait rarement impuni. Une note de police le représente comme un
esprit doux et posé, jouissant de la réputation d'un homme de bien,
fort à son aise, âgé de quai'ante ans en 1685, et n'ayant qu'un fils de
six ou sept ans. Il fut très probablement arrêté en même temps que
ses hôtes ; car La Reynie reçut, le 5 mai, les ordres nécessaires pour
faire conduire à la Bastille les deux ministres et Lardeau. Cependant
nous ne nous expliquons pas comment Du Junca a pu inscrire dans
son journal, à la date du 6 mai : « M. Desgrez a conduit ici M. Lar-
deau, s'étant trouvé dans une assemblée de protestants dans la mai-
GARDIEN GIVRY, DIT DUGHÈNE " 381
« Il peut, dit-il dans son interrogatoire, avoir fait à
Paris quarante ou cinquante exercices de R... C'était
de jour, à la réserve de deux ou trois qui peuvent
avoir été faits depuis huit heures jusqu'à dix heures
du soir... Les assemblées étaient très-petites, et c'é-
taient ordinairement deux familles, et depuis six
jusqu'au nombre environ de vingt personnes, en
comptant les enfants et les domestiques, et il se trou-
vait dans ces assemblées plusieurs personnes de pro-
vince, pour lesquelles les assemblées se faisaient
quelquefois...
« Il n'a fait que très peu de mariages depuis qu'il
est en France, et il a, tout au contraire, insisté beau-
coup à cause des suites et de l'état où se trouveraient
les enfants qui naîtraient de tels mariages, à moins
que ceux qui les auraient contractés n'allassent
demeurer dans les pays étrangers, et par cette rai-
son, il a cru devoir dissuader, autant qu'il a pu, ceux
qui se recherchaient pour le mariage, et par le peu
des provinces qu'il a parcourues, il croit avoir recon-
nu que l'État reçoit un préjudice considérable par ce
seul endroit, et il doit y avoir au moins, à proportion
son de M. Delpech et son parent, lequel on a mis seul dans la pre-
mière chambre de la tour du coin. » — Peut-être Delpech demeurait-
il chez Lardeau. — Le 3 juin, Desgrez annonçait à la Reynie que la
dame Lardeau, aussi arrêtée, était en assez bonne disposition, et que
son fils allait assez volontiers à la messe. Le 10, ordre était donné à
M. de Besmaus de permettre à Varet, vicaire de Saint-Eustache, de
conférer sur le fait de la R. avec Lardeau. Le 15, celui-ci, ayant pro-
mis de faire son devoir, obtenait la liberté de la cour de la Bastille, et
le renvoi de l'archer mis en garnison chez lui. Enfin il fut relâché, le
28 juillet, s'étant fait instruire pour changer de religion.
382 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
do ce qui est connu, plus de 20,000 mariages à faire
dans tout le royaume, qui se feraient si ceux de la
R. P. R. avaient la liberté de se marier en France,
et dont la plupart sortent ou sont dans l'intention de
sortir du royaume, pour avoir la liberté de contrac-
ter les mariages dont ils sont déjà convenus, et il y a
un nombre considérable de femmes enceintes qui
passent dans les pays étrangers pour y accoucher, et
éviter par ce moyon de faire baptiser leurs enfants
dans l'Église romaine... »
Outre Giraud et De Malzac, Givry n'avait vu à Paris
qu'un autre ministre appelé Boulle ou De la Boulle,
qui en était sorti trois jours après et s'était rendu en
Normandie. Givry ne fut conduit à Vincennes que le
24 mai, après avoir été confronté avec De Malzac. Il
n'avait pu rentrer en France qu'après cinq mois de
voyage, de démarches et d'attente. Arrivé à Landouzy
au commencement d'octobre 1691, il employa deux
mois à parcourir les Églises du département de
l'Aisne et celles des environs de Meaux ; puis il
séjourna six semaines à Paris, du commencement de
décembre jusque vers le milieu de janvier, après
quoi il entreprit sa tournée de Champagne qui dura
environ deux mois. Il était de retour à Paris le 5
mars ; ainsi son ministère n'a duré que sept mois,
dont trois et demi seulement consacrés à Paris en
deux fois. Valait-il la peine de sacrifier sa vie, pour
ne travailler que la moitié d'une année à la restaura-
tion de rp]glise? — Assurés que le dernier supplice
leur était réservé dans un délai plus ou moins rap-
proché, et l'acceptant d'avance avec une filiale et
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHÊNE 383
joyeuse soumission, les pasteurs du Désert étaient
incapables de nos petits calculs de prudence égoïste :
ils allaient droit devant eux où Dieu les appelait, et
parfois le succès dépassait de beaucoup leurs espé-
rances. Les ministères les plus courts étaient quel-
quefois les plus fructueux, témoin celui de Givry.
Les sept Églises fondées par lui sont une couronne
que bien d'autres pasteurs auraient ambitionnée. Au
Ronsoy, la majorité des habitants avait embrassé le
protestantisme, si bien qu'il fallut quelques années
après, en 1698, transférer la cure dans le village voi-
sin, Templeux.
Le roi apprit avec stupeur les progrès que faisait
entre Péronne et St-Quentin la Réforme qu'il croyait
avoir détruite, et ne sut trouver pour y remédier que
des moyens vulgaires, bas et impuissants. « Comme
Sa Majesté, fit-il écrire, le 14 octobre 1692, aux évo-
ques de Noyon, de Soissons et de Laon, a connu
qu'on pourrait empêcher ces perversions et réunir
sincèrement les nouveaux catholiques, si les évoques
s'appliquaient à connaître les conducteurs des pro-
testants aux lieux où les exercices ont été faits, et à
les gagner par des récompenses et bienfaits de Sa
Majesté, elle m'a ordonné de dire à l'intendant de
conférer avec vous sur ce qu'il y a à faire, et de vous
écrire que vous ne pouvez rien faire qui lui soit plus
agréable que d'empêcher ces perversions (l) ». Et, le
29 novembre, Pontchartrain ordonnait à La Reynie
d'interroger de nouveau Givry, pour savoir les noms
(l)Reg. dïi Secret., {). 30.
384 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
des marchands et autres rcligionnaires de St-Qucn-
tin qui fournissaient des livres aux N. C. des envi-
rons de Templeux.
Au lieu de prendre la peine de chercher à conver-
tir les protestants par des enseignements puisés dans
l'Écriture, l'évêque de Laon, furieux des succès obte-
nus par Givry dans son diocèse, et de l'espèce d'ad-
monestation qu'il avait reçue de la part du roi, pré-
féra feindre de ne voir qu'un débauché dans le
ministre dont la tête était mise à prix. Il crut faire
merveille en répondant à Pontchartrain (1), qu'une
dame de qualité qui avait donné asile à Givry, l'avait
chassé parce qu'il s'était mal comporté avec une de
ses filles de chambre laquelle était devenue grosse,
et qu'il s'était retiré à Paris à la suite de cette expul-
sion. Peut-être le bruit de la faute commise par le
pasteur était-il venu aux oreilles de Tévêque, et
celui-ci, heureux de trouver une telle arme, s'en
était servi avec plus d'empressement que de pru-
dence et d'exactitude, représentant comme récent,
et sans doute en l'exagérant, un fait isolé qui datait
d'une quinzaine d'années. Un homme sage n'eût pas
soulevé cette accusation; car si les mœurs de Bos-
suet et celles de M. de Noaillcs étaient irréprocha-
bles, celles d'un grand nombre de prêtres et de pré-
lats, plongés dans la luxure, étaient pour leurs ouail-
les et pour la France entière, une cause de scandale
perpétuel (2). En môme temps et à l'exemple de
(1) Lettre du 13 décembre 1692 (Reg. du Secret., 0. 36).
(2) « Le roi se convertit; mais l'archevêque de Paris, Harlai de
Chanvallon, ne se convertit pas. Ses visites pastorales h ses mai tresses
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHÈNE 385
Fénelon, l'évoque envoyait au ministre une liste de
protestants incorrigibles, dont il demandait la puni-
tion, sans doute avec trop d'acharnement, puisqu'il
se lit une seconde fois rappeler à la modération, et à
la douceur que lui imposait son titre de prêtre du
Dieu d'amour. Voici la lettre que lui adressa Pont-
chartrain, le 16 décembre 1692 :
J'ai rendu compte au roi du mémoire que vous m'avez envoyé
concernant la conduite des nouveaux catholiques des paroisses
des environs de Vervins. Sa Majesté donne ordre à M. Bossuet
de faire arrêter le nommé Doiignon qui lui a paru le plus dan-
gereux (1); mais à l'égard des autres et en général de tous les
étaient la fable de la ville. La Correspondance administrative montre
toute la peine que prit le roi pour modérer, étouffer les scandales,
pour maintenir au moins dans la décence un corps que ses chefs ne
contenaient guère, et pour arrêter, retarder la débâcle de l'Église.
« En ce sens, les protestants persécutaient, humiliaient le clergé.
Leur vie serrée et régulière en semblait la satire, et celle même des
catholiques en général. Le grand trait des mœurs de ce temps, la dé-
votion galante et la pénitence amoureuse, l'universalité de l'adultère,
distinguaient, séparaient fortement les deux sociétés. La grande
France, dévote et mondaine, avait sa bête noire en la petite, cha-
grine, austère, qui, sans rien dire, contrastait par ses mœurs, impor-
tunait de son triste regard. » (Michelet, Louis XIV et la Révoca-
tion, p. 286).
(1) La tradition rapporte que le sieur de Doiignon (sans doute
Charles de Fay d'Athies, seigneur de Doiignon par sa femme, Anne
de Baral, dame duditlieu) réunissait chez lui les fidèles de Parfonde-
val (canton de Rozoy, arrond. de Laon, Aisne) ; le sentier qu'ils pre-
naient pour s'y rendre s'appelle encore la Voyette des huguenots.
Quelques mois de prison suffirent pour le faire plier. Pontchartrain
écrivit, le 6 février 1693, à l'intendant Bossuet : « M. l'évêque de
Laon m'ayant mandé que le nommé Doiignon est à présent en de bon-
I 25
386 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
mauvais catholiques de ces quartiers-là. Sa Majesté estime que
vous ferez un plus grand progrès en vous appliquant à les faire
instruire, et en les engageant par les voies de la douceur et par
l'espérance des récompenses, que par la punition de leur déso-
béissance. Ainsi continuez, s'il vous plait, à donner tous vos
soins pour ramener ces gens-là à leur devoir. Je suis, etc. (1).
Le roi, moins violent que l'évêque, n'ordonne
donc d'arrêter que le plus dangereux de la liste, et
fait écrire le même jour à l'intendant Bossuet : « A
l'égard des autres, Sa Majesté veut que vous les fas-
siez observer, et qu'au surplus vous agissiez de con-
cert avec M. l'évêque de Laon, pour tâcher par les
moyens les plus praticables à ramener ces gens de
leur égarement (2) ».
Cependant quelques autres avaient été arrêtés
avant le sieur de Dolignon, à la suite des prédica-
tions de Givry : Lavenant (de Lemé ou de Landouzy),
mis en prison à Laon, peut-être pour avoir logé ou
conduit le proscrit ; un tisserand d'Hervilly, nommé
Quentin, qui faisait le prédicant, et Vignon de Tem-
pieux, qui s'y distinguait « par sa mauvaise con-
duite », et qu'on reprit, bien qu'il se fût absenté
après avoir été mis en liberté (3).
nés dispositions, et que le châtiment qu'il a reçu a eu son effet, je
vous envoie un ordre pour le mettre en liberté. » [Reg. du Secret.,
0. 37). — Ces bonnes dispositions produites par les quatre murailles
d'une prison, s'évanouirent, bien entendu, quand le criminel put
librement respirer le grand air.
(1) Reg. du Secret., 0. 36.
(2) Ibid.
(3) Ibid., 29 octobre 1692.
r
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHÈNE 387
Évêques et intendants, récompenses et punitions,
n'y purent rien ; les assemblées continuèrent. Le roi
de plus en plus inquiet, le prit alors sur un autre
ton, et Pontchartrain écrivit, le 13 janvier 1693, aux
intendants Bossuet et Ghauvelin :
Sa Majesté a appris avec étonnement qu'un tel désordre soit
arrivé dans votre département, sans que vous en ayez été averti.
Elle m'ordonne de vous dire que vous ne devez rien négliger
pour en empêcher le progrès, voulant que vous fassiez, dès à
présent, arrêter le nommé Potel de Templeux, qui est marqué
comme un des plus coupables, et que vous m'informiez des
noms des six ou sept autres qui le seront le plus, afin que, sui-
vant l'avis que vous me donnerez, on les fasse arrêter et mettre
où vous jugerez à propos. A l'égard des autres, il faut que vous
employiez les voies de la douceur pour tâcher de les ramener,
et leur faire connaître leur égarement, ainsi que le danger au-
quel ils se sont exposés de pouvoir être sérieusement punis
comme relaps. Si ce moyen ne vous réussit pas, vous me man-
derez ce que vous croirez qu'il y ait à faire de mieux pour les
obliger à rentrer dans leur devoir. Sa Majesté étant résolue à ne
pas souffrir une contravention si punissable (1).
Des ordres du même jour prescrivirent l'arresta-
tion de Golliette de Ghauny (2) et de Sézille de
Varennes (3). — Des sept Églises qui eurent pour
berceau la Boite à Cailloux, quatre ont aujourd'hui
(1) Reg. du Secret.^ 0. 37.
(2) Colliette, mis en liberté par ordre du 3 juin en même temps que
Bernardon de Noyon, n'en devint pas meilleur catholique, puisqu'on
lui enleva ses enfants, en 1698, pour les placer dans des couvents.
(3) Sézille relâché, fut repi'is une seconde fois, en 1698, pour avoir
détourné ses coreligionnaires de se soumettre aux exhortations de
388 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
des pasteurs : Templeux, Jeancourt (1), Hargicourt
et Nauroy. Six ont des temples, et l'érection d'un
septième au Ronsoy est rendue inutile par la proxi-
mité de celui de Lempire, village qui touche au
Ronsoy.
La pièce suivante, conservée avec l'autobiogra-
phie de Givry, nous révèle une fois encore que le
ministère sous la croix ne consistait pas seulement
à tenir des assemblées, baptiser, marier, célébrer la
cène, mais encore à solliciter d'abondantes aumônes
et à les distribuer aux pauvres. On y remarquera éga-
lement l'extrême modicité de la somme que Givry
avait consacrée à ses besoins personnels : 300 fr.
pour nourriture, achat d'un cheval et frais de voyage
du 10 décembre 1691 au 21 avril 1692.
l'évêque de Noyon. Relâché de nouveau par l'intercession de ses maî-
tres, à la fin de l'année, il prit la fuite, en 1700, n'ayant plus que ce
moyen d'éviter de faire « son devoir » de catholique.
(1) Nous lisons dans un Mémoire de l'état des noïiveaiix convertis
rfî< diocèse de Noyon, présenté au roi, en 1700, par le comte de Pont-
chartrain : « La paroisse de Jeancourt est composée de 360 personnes,
dont il n'y a presque que la moitié de véritables catholiques, quoi-
qu'ils soient tous de parents catholiques ; les autres sont libertins
scandaleux; plusieurs assistent assez souvent à la sainte messe et se
raillent des cérémonies de l'Église ; ils se rangent tout au bout de
l'église, où ils font des postures indécentes, quelques-uns se trou-
vent en des assemblées qui se tiennent la nuit, où on lit des lettres
qu'ils reçoivent de Hollande, de la part de quelques ministres en
forme d'exhortation » [Ms. delà Biblioth. nation., Fr. 4026, f"3).
GARDIEN GIVRY, DIT DUCIIENE
389
MÉMOIRE DE CE QUE j'AI REÇU POUR LES PAUVRES DEPUIS
LE 10 DÉCEMBRE 1691
Paris, pendant les six
semaines de mon premier
voyage
Sedan
Mogneau, près
de Château-Thier-
ry
Villeneuve près
de Chalandos
Nanteuil près
de Meaux
Paris depuis le
5 mars 1692 jus-
ques au 20 avril
400 1.
1,100
40
100
100
350
2,090 1.
Tout ce que j'ai reçu à
Paris se monte à 750 1.
Laissé et distribué à
Paris 100 1.
Sedan 1,100
Dépensé pour
un cheval, et au-
tres frais de mon
voyage 100
1,300 1.
De sorte qu'il me reste
790 1. J'en ai donné 500 à
intérêt pour les pauvres.
J'ai à remettre 290 1., ce
21 avril 1692.
De cet argent j'en ai
dépensé pour les pauvres
et pour moi 200 1.
J'en ai laissé en-
tre les mains d'un
ami pour les pre-
miers besoins 200 1-
J'en ai ce 21 avril
1692 350
750 1.
Jean-Gardien Givry(I).
(1) Ms. de la Biblioth. nation., Fr. 7055, f" 193.
390 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Le 30 avril 1692, La Reynie recevait avis qu'un
nommé Dutoit était parti de Hollande, porteur de
lettres pour M. Duquesne à Paris (1); ce Duquesne
n'était probablement autre que Givry , surnommé
Duchène, qu'on dénonçait du fond de la Hollande.
Précaution inutile, grâce à Braconnier, qui était en
rapport quotidien avec tous les ministres et les
trahissait l'un après l'autre.
La candeur et la naïveté de Givry, qui après avoir
poussé l'imprudence jusqu'à écrire ses mémoires, si
compromettants pour tant de personnes et d'Églises,
ne sut refuser de répondre (2), paraissent avoir fait
sur La Reynie une singulière impression. Au lieu de
voir clairement qu'une âme si simple, que la plus
vive repentance remplissait d'ardeur, était absolu-
ment invincible, l'homme astucieux de la police sem-
ble avoir cru que cette âme était faible, et qu'il pou-
vait la tenter, l'amener à l'abjuration. Le 14 octobre
1692, le roi daignait approuver sa conduite vis-à-vis
du ministre Gardien, pour tâcher de le ramener (3),
(1) Reg. du Secret.^ 0. 36, f» 113.
(2) « On a arrêté à Paris un ministre,.-, lequel par ses déclarations a
déclaré le progrès qu'il a fait en plusieurs endroits, non-seulement à
l'égard des nouveaux réunis, mais aussi à l'égard des anciens catholi-
ques qui se sont pervertis. » {Reg. du Secret., 0. 36, lettre à Chauvelin).
(3) Il lui faisait écrire, à cette date, par Pontchartrain :
« Le Roi a entendu la lecture entière de vos deux mémoires au sujet
du ministre Gardien, et Sa Majesté a fort loué votre application et les
vues que vous avez sur cette matière. Elle approuve l'expédition que
vous proposez à l'égard de ce ministre pour tâcher de le ramener, et
vous pouvez agir dans le sens que vous marquez.
« J'écris aux intendants dans le département desquels se trouveat
GARDIEN GIVRY, DIT DUGHÈNE 391
et, le 27, il autorisait le fameux prêtre et docteur
Pirot à pénétrer dans le donjon de Vincennes, pour
essayer de convertir le ministre (1). C'est sans doute
dans cette vaine espérance que l'on y retint plus de
de deux ans Giraud et Givry. L'ordre qui les envoie
à l'île Sainte-Marguerite est du 16 août 1693; mais ils
ne partirent que le 27 juin 1694 pour la prison dont
ils ne devaient pas plus sortir que les quatre autres
pasteurs qui les y avaient précédés.
. Le moment est venu de faire connaître le geôlier
de Cardel, De Salve, Lestang , De Malzac, Giraud,
Givry, et le lieu oïi ils périrent d'un lent et affreux
supplice.
Entre le cap Roux et celui de Guaroupe, vis-à-vis
de Cannes et de sa pointe de la Croisette, s'étendent
de l'Est à l'Ouest deux îles de forme allongée, placées
l'une devant l'autre et célèbres à des titres différents.
Sainte-Marguerite, la plus grande et la plus voisine
du rivage, dont elle n'est éloignée que de deux kilo-
mètres, a six kilomètres de longueur, et porte une
ancienne forteresse qui protège la côte et a été res-
taurée par Vauban (2). Le donjon est une prison d'État,
les lieux où les perversions et repentances ont été faites, pour exami-
ner si cela est véritable et chercher les moyens de réunir de bonne foi
ceux qui sont tombés'dans cet inconvénient.
« J'écris aussi en particulier au lieutenant-général de Château-
Thierry pour le faire venir ici en la manière que vous avez pensé.
« Je vous envoie un mémoire donné au roi concernant d'autres mi-
nistres qu'on prétend être à Paris. Prenez la peine d'examiner si les
avis sont véi-itables. Je suis, etc. » [Reg. du Secret., 0. 36, f» 208.).
(1) Ravaisson, Arch. de la Bastille., IX 472.
(2) L'abbé Alliez, Visite aux îles de Lérins, 1830, ïa-S°
392 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
agrandie par M. de St-Mars, et où furent enfermés
l'homme au masque de fer sous Louis XIV, Lagran-
ge-Gliancel, auteur des Philippiques, sous la régent,
et de nos jours un traitre qui a sacrifié la France à
son ignoble ambition, Bazaine.
Saint-Honorat , séparée de Sainte-Marguerite par
un canal d'un kilomètre, n'a pas huit cents mètres de
long sur trois cent trente de large, et doit son nom à
l'homme illustre qui, au Y" siècle, y fonda un mo-
nastère bientôt devenu trop étroit.
L'approche de ces îles est rendue dangereuse par
les rochers et les écueils qui les entourent. « Gomme
elles sont couvertes d'un grand nombre de pins, la vue
y est bornée ; mais si l'on se place sur l'une des tours
qui dominent la plus grande, l'on aperçoit le plus
admirable, le plus éblouissant des tableaux. De tous
côtés une merveilleuse profusion de lumière ; devant
soi, Cannes et ses élégantes villas baignées par la
mer ; plus loin, le splendide bassin de Grasse, avec
ses collines d'oliviers, ses verts mamelons et sa végé-
tation luxuriante; à gauche, la longue chaîne de
l'Esterel, aux contours brusques et variés; à droite,
les Alpes maritimes, élevant jusqu'au ciel leurs som-
mets neigeux que le soleil fait resplendir, et tout au
fond, un entassement de sauvages montagnes, de
gigantesques rochers, qui forment avec ce site pri-
vilégié un puissant contraste, et lui fournissent en
même temps qu'un abri sûr le cadre le plus pittores-
que.
« Ces deux îles, si bien placées pour l'ornement
de ces lieux incomparables, ne participent point à la
GARDIEN GIVRY, DIT DUGHÈNE 393
vie, au mouvement de ce qui les entoure. Générale-
ment incultes, habitées seulement par la garnison
et par quelques familles de pêcheurs (1) cou-
pées çà et là par d'anciens marais salants, à l'as-
pect triste et monotone, on dirait qu'elles appar-
tiennent entièrement au passé. Tout est recueil-
lement et poésie sur ces rivages tranquilles. La
rêverie y est naturelle et facile, car rien ne vient
troubler les grands souvenirs qu'on y évoque, et
auxquels ont une égale part la légende et l'his-
toire.... (2). »
Les murs du donjon de Sainte-Marguerite, bâti sur
un rocher à pic qui plonge dans la mer, très-pro-
fonde en cet endroit, ont 3 mètres 90 d'épaisseur.
« Le fort, dit l'abbé Alliez (3), est pendant l'été un
séjour presque insupportable, parce qu'on y manque
d'eau fraîche (on reçoit par jour deux cruches d'eau
de citerne), et parce que les chaleurs n'y sont point
tempérées par la brise de mer qu'arrête l'île, dont le
fort occupe un point à l'Ouest-Nord-Ouest ».
Ce que les cachots placés dans un site si gracieux
et poétique ont vu d'horribles souffrances, Dieu seul
le sait. Constantin de Renneville écrivait (4), en sor-
tant d'un autre enfer du même genre, qui pourtant
n'était pas comme l'autre dans l'endroit le plus chaud
de la Provence : « La prison de la Bastille est une
(1) L'île St-Honorat, aussi agréable que l'autre est triste, dit l'abbé
Alliez, n'est habitée aujourd'hui que par un fermier.
(2) MariusTopin, L'homme au masque de /èr, p. 322.
(3) Visite aux îles de Lérins, p. 97.
(4) Préface de Vlnquisition française.
394 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
mort civile qui fait désirer la mort naturelle à cha-
que instant, pendant des vingt et trente années. 11
faut être bien assisté de la grâce, pour résister à une
épreuve plus cruelle que la mort la plus terrible.
Ainsi de dix prisonniers que Ton ensevelit dans ce
tombeau, et que l'on y afflige des peines dont j'ai été
accablé, trois meurent opprimés sous le poids de la
Bastille, trois s'y étranglent, s'y cassent la tête con-
tre les murs ou s'y coupent la gorge, trois y perdent
leur esprit, et c'est grand hasard quand un en sort
avec son jugement libre, et il en doit bénir Dieu.
C'est ce que je fais de tout mon cœur ».
Encore si le geôlier des pasteurs du Désert avait
été accessible à la pitié, il eût pu adoucir de quelque
manière le déplorable sort de ses prisonniers; mais
M. de Saint-Mars, gouverneur du fort Sainte-Margue-
rite de 1687 à 1698, était un homme sans entrailles,
dont on a tracé le portrait suivant (1): «Bénigne d'Au-
vergne, seigneur de Saint-Mars, était un petit gen-
tilhomme champenois des environs de Montfort-
l'Amaury, quand il entra dans la première compa-
gnie des mousquetaires du roi. A l'âge de trente-
quatre ans, il venait de parvenir au grade de maré-
chal des logis, lorsqu'en 1661 Fouquet fut arrêté à
Nantes. Il partagea dans cette circonstance avec son
lieutenant d'Artagnan la confiance royale, et, tandis
que celui-ci était chargé de l'arrestation du surinten-
dant, Saint-Mars recevait la mission d'arrêter Pellis-
son et de le conduire à Angers. Désigné, en 1664, au
(1) Marius Topin, L'homme au masque de fer. p. 206-209.
l
GARDIEN GIVRYj DIT DUGHÈNE 395
choix de Louis XIV, comme étant capable de garder
sûrement Fouquet à Pignerol, il fut nommé comman-
dant du donjon de cette place et capitaine d'une com-
pagnie franche. Il se rendit aussitôt à Pignerol et se
consacra dès lors à ces lourdes fonctions de gardien,
qu'il devait jusqu'à sa mort occuper dans diverses
prisons, et en dernier lieu à la Bastille, mais avec les
mêmes assujettissantes obligations qui font vraiment
de Saint-Mars le premier prisonnier d'État sous
Louis XIV. Il avait du geôlier les deux principaux
mérites : une discrétion à toute épreuve et une
méfiance telle, que le méfiant Louvois lui-même eut
parfois à la contenir et à la tenir en éveil. Ce n'était
pas, comme d'Artagnan, un exécuteur des volontés
royales intelligent, généreux, ouvert. D'un esprit un
peu étroit et très-timoré, taciturne, inquiet, une
seule préoccupation l'avait envahi et le dominait :
l'accomplissement servile des ordres du roi. Les dis-
cuter lui eût semblé un crime. Chercher à les
interpréter lui paraissait superflu. Il répondait des
prisonniers confiés à sa garde. La hauteur des mu-
railles, la profondeur et la largeur des fossés, la vigi-
lance des sentinelles, l'exactitude des guetteurs, la
solidité des grilles ne suffisaient pas pour calmer les
inquiétudes de cet esprit soupçonneux. Afin d'essayer
de les dissiper, il ne se contentait point d'exposer à
Louvois les détails les plus minutieux, les circons-
tances les plus puériles. Ses scrupules et ses alarmes
renaissent sans cesse. Tout était à ses yeux matière
à soupçons, et son imagination troublée ne cessait
d'entrevoir de prétendus projets de fuite. Un étran-
396 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ger visitant Pignerol et considérant avec un peu
d'attention la citadelle, lui devenait aussitôt suspect
et était arrêté, longuement interrogé et longtemps
détenu. Il faisait dresser chaque mois la liste des
voyageurs arrivés dans la ville, afin de remarquer
les noms qui s'y trouveraient trop fréquemment. Le
linge de ses prisonniers, avant de sortir du donjon,
était soigneusement plongé dans un baquet d'eau,
puis séché au feu en présence d'officiers chargés à
tour de rôle de s'assurer de l'absence de toute écri-
ture. Le moindre changement observé dans les habi-
tudes des détenus, était pour Saint-Mars une source
de pénibles préoccupations. Tout lui semblait un
signal mystérieux destiné à hâter une tentative cri-
minelle, et, un jour, après sa visite habituelle et ses
longues perquisitions dans les chambres de Fouquet
et de Lauzun, n'ayant pu découvrir aucun indice et
rien d'anormal, il en fut d'abord surpris, puis très-
alarmé. Cette absence de prétendus signaux lui
paraissait sans doute un signal...
Les continuelles inquiétudes qui l'agitaient, le
vieillirent prématurément, et les contemporains le
représentent la taille voûtée, de très-maigre appa-
rence, branlant de la tête, des mains, de tout le
corps, accablé enlin par le lourd fardeau de respon-
sabilité qui pesait sur lui ».
Ce geôlier modèle qui, malgré son âge, grimpait
dans un arbre touffu, pour examiner, durant des
heures entières, ce que faisait Lauzun dans sa cham-
bre de la citadelle de Pignerol, avait épousé la sœur
de M'"'' Dufresnoy, maîtresse de Louvois et dame de
GABDIEN GIVRY, DIT DUCHENE 397
lit de la reine, une demoiselle Damorezan, qui l'aida
à amasser une grande fortune au détriment de la
nourriture de ses hôtes, dont la santé était son moin-
dre souci. Il se crut un jour obligé de demander
à Louvois l'autorisation de faire saigner un prison-
nier malade, et en la lui accordant vingt jours après
le ministre l'invita à ne point attendre ses ordres
désormais en pareil cas. Quoi de surprenant dès lors,
que trois ou quatre de ceux qui lui étaient le plus
vivement recommandés, Gardel, De Salve et Lestang,
soient devenus aliénés entre ses mains, en quelques
années ?
Pontchartrain fut à plusieurs reprises dans la
nécessité de le rappeler à des sentiments plus hu-
mains. Il lui écrivait le 24 mai 1690 :
Sur le compte que j'ai rendu au roi de votre dernière lettre
au sujet de quelque chose qu'un des ministres [Gardel ou de
Salve (l)] avait écrit sur (2), et des traitements
que vous lui avez faits en cette occasion, Sa Majesté m'a ordonné
de vous écrire qu'elle est fort étonnée que vous en ayez usé ainsi
sans en avoir l'ordre, et elle ne veut pas que vous leur fassiez à
l'avenir de pareilles duretés. Vos soins se doivent réduire à les
faire garder, à empêcher qu'ils n'aient communication tant au-
(1) Lestang sorti de Vinceniies le 3 mai, pouvait être arrivé à Tile
Sainte-Marguerite le 24. ; mais à cette date, une plainte portée contre
lui n'aurait pas encore été reçue à Versailles.
(2) Ce membre de phrase est resté en blanc dans les registres du
Secrétariat; mais il est facile de le suppléer. Il s'agit d'un plat d'étain
que Cardel ou De Salve avait jeté par la fenêtre, après y avoir gravé
quelque chose. Le même fait se reproduisit encore deux ans plus
tard.
398 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
dedans qu'au-dehors, et la pension qui vous a été réglée pour
chacun d'eux est assez forte pour leur fournir tous les besoins et
une bonne nourriture. Il faut que vous me fassiez savoir, s'il
vous plaît, de temps en temps ce qui se passe à leur égard.
Je suis, etc.. (I)
Son âpreté au gain lui valut aussi quelques vertes
semonces, entre autres celle du 21 juillet 1694 : « La
pension des ministres qui sont aux iles Sainte-Mar-
guerite a été réglée à neuf cents livres chacun. C'est
tout ce que vous avez demandé à feu M. de Seigne-
lay, et je trouve qu'elle est forte et que vous n'avez
pas lieu devons plaindre », et celle du 9 janvier sui-
vant, beaucoup plus énergique :
J'ai été surpris de voir le mémoire que vous m'avez envoyé de
plusieurs frais dont vous demandez le remboursement pour les
cinq (2) prisonniers que vous avez, outre leur nourriture. Quand
leroiarégléneuf cents livres pour chacun par an. Sa Majesté a
entendu que c'était pour leur nourriture et entretien d'habits,
linges et de toutes choses. En effet, cette somme est bien forte,
eu égard aux autres prisonniers qui sont dans les châteaux,
pour lesquels le roi ne donne que vingt sols par jour. Contentez-
vous donc, s'il vous plaît, de cette forte pension, et leur donnez
avec douceur et charité les choses nécessaires. Je suis, etc.. (3)
Giraud et Givry ne furent pas traités avec moins
de dureté que les quatre pasteurs qui les avaient pré-
cédés dans le donjon, et, il faut bien l'avouer, les
(1) Bullet. IV 126.
(2) La mort de Cardel (1694) avait réduit à cinq le nombre des pas-
teurs confiés à St-Mars.
(3; Bullet. IV 373.
GARDIEN GIVRY, DIT DUGHÈNE 399
ordres du roi n'étaient pas de nature à améliorer leur
situation, mais bien à l'aggraver. Le 21 juillet 1694,
Pontchartrain écrivait à M. de St-Mars : « Il faut ôter
aux deux derniers ministres que je vous ai envoyés
les écritoires et tout ce qui peut leur servir à écrire,
et m'envoyer les écrits que vous leur avez trouvés.
Mais vous pouvez donner à ceux-là et aux autres de
bons livres [lisez : des livres catholiques] à lire, ainsi
qu'il vous a déjà été mandé ».
Ces ordres ne s'adoucirent point quand M. de
St-Mars, nommé gouverneur de la Bastille, où il
arriva le 18 septembre 1698 (1), fut remplacé par
M. de La Motte-Guérin. Le 1°' octobre 1699, le minis-
tre auquel celui-ci avait transmis la demande de
deux pasteurs qui voulaient avoir du papier pour
écrire, répondit : « Il n'en faut point donner à celui
qui veut faire des remarques sur l'Écriture sainte,
crainte qu'il en fît un autre usage, A l'égard de l'au-
tre, qui vous paraît avoir l'esprit égaré, vous pouvez
lui en donner une seule fois et m'envoyer ce qu'il
aura écrit » (2). — Nous ne saurions dire s'il s'agit ici
d'un quatrième pasteur tombé en démence; toute-
fois, comme dès 1693 trois étaient nettement décla-
rés atteints de folie, l'expression : celui qui vous
paraît avoir l'esprit égaré, semble devoir s'appliquer
plus naturellement à un quatrième qu'à l'un des trois
(1) Cet alguazil avait parfois le mot pour rire. En 1699, il écrivait
au lieutenant-général de police, D'Argenson : « 11 est arrivé quelques
oiseaux depuis peu, qui vous donneront la peine de les venir entendre
chanter » (Ravaisson, Arch. de la Bastille^ 1X185).
(2) Bulîet., IV 375.
400 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
premiers. Si cette conjecture est fondée, le quatrième
pasteur auquel la prison et les mauvais traitements
auraient fait perdre la raison, serait Giraud ou Givry;
car De Malzac semble avoir conservé jusqu'à la fui
toutes ses facultés, bien qu'on lui donnât à peine de
quoi se nourrir.
Avec les pasteurs le geôlier n'était pas un simple
gardien, il devait être aussi convertisseur, contri-
buer^ selon les ordres du roi, à les faire bons catholi-
ques. C'est sans doute là ce qui le rendit plus inhu-
main. On devine à quels excès un avare qui voulait
plaire au roi, en triomphant de la constance de ses
prisonniers, pouvait se laisser entraîner. Le 16 juin
1700, Pontchartrain demande à La Motte-Guérin des
nouvelles de Lestang, Valsec, Giraud et Givry (il ou-
blie De Malzac), dont il y a longtemps qu'il n'a rien
appris; il veut savoir, pour en rendre compte au roi,
« de quelle manière ils se conduisent, s'ils ne deman-
dent point à être instruits en la religion catholique,
et s'ils paraissent toujours opiniâtres dans la R. P. R.»
Et, le 18 février 1701, ne se fiant peut-être qu'à-demi
aux renseignements transmis par le geôlier, il en
fait prendre de plus sûrs par le commissaire Des-
granges, auquel il écrit (1) : « Le roi trouve bon, dès
que vous serez arrivé à Toulon, que vous passiez aux
îles Ste-Marguerite, pour y voir les cinq ministres
qui y sont détenus par ordre de S. M., que vous vous
entreteniez avec eux, pour connaître dans quelle
situation ils sont sur le fait de la religion, et que
(1) Depping, Corresp. adm., IV 498.
GARDIEN GIVRY, DIT DUCHÈNE 401
VOUS m'envoyiez un mémoire de l'état auquel vous
les avez trouvés, et de leurs bonnes et mauvaises dis-
positions, sans que personne sache ni qu'ils y sont,
ni pourquoi vous y allez ».
Ce vain espoir de la conversion des pasteurs, qui
durait encore plus de dix ans après leur incarcéra-
tion, est un phénomène bien singulier. Le roi n'était
pas encore convaincu qu'on pouvait lui résister jus-
qu'à la mort ; il ne comprenait pas que sa toute-puis-
sance rencontrât des limites infranchissables, et igno-
rai L que la foi est une puissance d'un ordre supé-
rieur. Il persistait à ne voir dans la fidélité à des
convictions chèrement achetées, qu'un acte d'opiniâ-
treté. Que le despotisme paraît mesquin à côté de la
grandeur morale ! 11 peut enfouir ses victimes sous
des murs de douze pieds d'épaisseur, faire le silence
et la nuit autour d'elles, leur donner à son choix la
mort lente ou prompte, le cachot ou le gibet ; mais
il ne peut réussir ni à les ployer, ni à les supprimer
du souvenir des hommes, ni à entasser assez de
verroux et de gardiens pour cesser de craindre
qu'elles ne s'évadent, ou qu'un mot, une ligne, ne
révèle au monde indigné le lieu et la durée de leur
épouvantable supplice.
Nous ignorons combien de temps la mort, qui déli-
vra Cardel au bout de cinq ans, et De Malzac seulement
au bout de trente-trois années, laissa languir les qua-
tre autres martyrs de l'île Ste-Marguerite. Ajoutons
que cette prison était inconnue d'Ant. Court, qui n'en
prononce pas même le nom, révélé par M. Ch. Read.
26
XIV
FRANÇOIS REGNARD, sieur de LIMOGES.
Charles Regnard, sieur de Limoges, célèbre avocat
protestant en la sénéchaussée de Boulogne-sur-Mer,
jouissait d'une grande réputation et exerçait une in-
fluence considérable parmi ses coreligionnaires du
Boulonnais, dans la seconde moitié du XVIP siècle.
Il eut un fils nommé François, qui exerçait les fonc-
tions pastorales à Boulogne en 1681 (1), et sortit de
France à la Révocation.
Les biens délaissés par le ministre fugitif furent
concédés, le 8 mars 1690, à une de ses sœurs, Magde-
laine, veuve du seigneur de La Charmoie, sans doute
en récompense de son abjuration. Elle avait déjà
obtenu, le 13 février précédent, l'autorisation de par-
tager avec sa sœur Elisabeth et Pierre Girard, écuyer,
sieur des Bergeries, des Grœtz et autres lieux, proba-
blement mari d'Elisabeth, « les biens paternels de
damoiselle Jacqueline Regnard, iille unique et seule
héritière de feu maître David Regnard, écuyer, sieur
de Bertinghen [aussi avocat], et ceux de Louis-Phi-
lippe et Marie Girard des Bergeries, tous fugitifs ».
(1) Son nom figure au bas des actes de mariage, baptême etc, d'un
registre qui va de 1681 à 1684, et se trouve aux archives de Boulogne.
FRANÇOIS REGNARD, SIEUR DE LIMOGES 403
François Regnard revint en France et au milieu de
son troupeau; car M. l'abbé F. Lofebvre (1) a retrouvé
sa signature, à la date de 1697, dans les registres de
baptême et de mariage, etc., de l'Église réformée de
Boulogne, déposés aux Archives du palais de justice.
« Nous avons vu, dit encore le même écrivain, une
liste des huguenots qui se trouvaient dans le Boulon-
nais en 1697. Ils avaient pour ministre non avoué le
sieur Regnard de Limoges ; du reste ils étaient peu
nombreux; cependant on en trouve encore un certain
nombre dispersés de côté et d'autre dans quelques
villages (2) ».
Nous ne savons malheureusement rien de plus sur
ce pasteur du Désert, dont l'existence nous a été
révélée par le savant président de la Société d'his-
toire du protestantisme.
(1) Les Huguenots et la Ligue au diocèse de Boulogne. Boulogne-
sur-Mer, 1855 in-12. Voir les pages 219, 233 et 235.
(2) Ms. Bibl. de M. Abot de Bazinghen.
XV
JEAN MESTREZAT.
Le 14 février 1699, le secrétaire d'État Pontchar-
train écrivait à Voyer-d'Argenson, lieutenant de
police (1) : « J'ai envoyé à M. Desgrez l'ordre pour
mettre à la Bastille le nommé Mestraizat, ministre,
et le même ordre porte qu'il ne verra que vous qui
irez l'interroger; ainsi vous pouvez, quand vous vou-
drez, le voir. Gomme les dernières instructions por-
tent que les juges ordinaires feront les procès à ces
sortes de gens, lorsque vous aurez connu de quelle
espèce est celui-ci, je demanderai au roi s'il veut
qu'on en use de cette manière à son égard, aiin que
vous puissiez travailler sur ce pied ».
Ce prisonnier, nommé Jean Mestrezat, né à Orbe
(canton de Vaud), en 1633, est très-probablement l'un
des premiers pasteurs rentrés en France. Il a tracé
lui-même sa biographie dans l'interrogatoire qu'il
subit à la Bastille, un mois après son arrestation.
Interrogé, il « a dit qu'il commença ses études dès
l'âge de dix ans, dans la ville de Lausanne, qu'il y
étudia pendant l'espace de dix ou douze années,
(1) Reg. du Secret., 0. 43.
JEAN MESTREZAT 405
qu'ensuite il fut proposant pour le sieur de Corbière,
ministre de St-Paul-Trois-Ghâteaux ; ensuite il prêcha
chez M. Lauranguet de Montbrun, pendant dix-huit
mois, puis chez le baron de... en Languedoc, où il
fut prédicateur et précepteur de ses enfants pendant
six mois ; ensuite il eut ordre des régents de Berne
de parcourir la France, et il s'arrêta en Saintonge
pendant l'espace de cinq années, prêchant tantôt à
La..., tantôt à..., pour le soulagement des ministres.
De là il fut appelé par le sieur de Velarnau (Villar-
noul ?), qui avait, dans son château en Poitou, un
exercice de la religion prétendue réformée; ledit
sieur de Velarnau mit lui répondant chez la dame de
Bessan, sa voisine, où il enseigna ses enfants pen-
dant deux années. De là il retourna auprès de son
père en Suisse et il y demeura trois ans, après les-
quels il se rendit au collège de St-Yriex, diocèse de
Bàle ou de Porentruy, où il fut confirmé ministre. Il
y demeura pendant une année, et y prêcha en qua-
lité de ministre surnuméraire ; puis il revint en
France, où l'édit de Nantes était déjà révoqué. En
environ l'année 1687, il se convertit volontairement à
la religion catholique, entre les mains du sieur Char-
les Amyot, doyen de l'église collégiale de Dyes, au
diocèse de Langres. Il y resta six mois après sa con-
version ; ensuite il vint à Paris, pour solliciter l'expé-
dition du brevet qu'on lui avait fait espérer pour la
sûreté de la pension que le roi avait eu la bonté de
lui accorder. Le premier séjour à Paris ne fut que de
six semaines, après lesquelles il retourna en la ville
de Chaumont, qui lui fut assignée par M. l'évêque de
406 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Langres pour le lieu de son habitation ; il y a de-
meuré fort exactement pendant six ans, venant seu-
lement quelquefois en cette ville, pour solliciter sa
pension lorsque le paiement en était différé. Il a eu
pendant cet espace de temps un grand commerce de
lettres avec Dom Parisot, religieux bénédictin de
l'abbaye de St-Germain-des-Prés, qui a eu la charité
de le soutenir contre ses ennemis, et de faire valoir
ses certificats de fréquentation des sacrements,
nonobstant plusieurs calomnies que le même peuple
de Ghaumont avait publiées contre lui. Enfin le paie-
ment de sa pension étant devenu beaucoup plus lent
et plus difficile, lui répondant fut obligé de venir en
cette ville de Paris; il y a demeuré quatre ans. Il
logea d'abord chez le nommé Regnard, près les
Blancs-Manteaux, ensuite chez la demoiselle Fave-
guet, rue des Gannettes, et enfin chez la dame Rol-
land, rue de Vaugirard, où il demeurait encore lors
de sa détention (1) ».
N'oublions pas que c'est un accusé sur la sellette
qui parle, et de plus à la Bastille, et ne croyons pas
à la lettre tout ce qu'il dit de lui-môme. Mestrezat
glisse lestement sur sa rentrée en France, qui l'avait
rendu passible de la peine de mort; il ajoute aussitôt
qu'il se convertit volontairement. Pour ceci, nous ne
le croirons pas, et D'Argenson, qui était un homme
d'esprit, ne le crut certainement pas non plus. Il est
évident que Mestrezat n'abjura que quand il se vit
découvert ou sur le point de l'être. Nous ne croyons
(1) Ms. de la Biblioth. nation., Fr. 7045, ^ 2Aib.
JEAN MESTREZAT 407
pas davantage que ses fréquents voyages de Chau-
mont à Paris, n'eussent pour Lut que de toucher la
pension des ministres convertis ; nous pensons, au
contraire, que abjuration, pension, voyages, certifi-
cat de fréquentes communions, correspondance avec
un bénédictin, ne servaient qu'à cacher un prédica-
teur qui venait à Paris soutenir ses frères, et que les
prétendues calomnies répandues sur son compte à
Chaumont étaient la vérité : Mestrezat n'était con-
verti qu'en apparence et croyait retrouver à Paris la
liberté de ses mouvements, en échappant à la surveil-
lance de son évoque et aux propos d'une petite ville
de province.
Évidemment cette conduite où il entre beaucoup
de duplicité, n'offre pas le dévouement dans toute sa
pureté. Mestrezat n'a pas la droiture et la fermeté de
ses collègues qui sacrifièrent leur vie à leur cons-
cience ; mais pour être plus terre à terre, son zèle
huguenot ne peut cependant être nié. Mestrezat eut
peur, mais il prêcha tout en ayant peur; il s'accom-
moda au temps et aux circonstances, mais pour agir
et non pour rester inutile. Or les circonstances étaient
plus difïiciles que jamais. Depuis les arrestations de
Cardel, De Salve, Lestang, De Malzac, Giraud et
Givry, les pasteurs qui n'avaient point abjuré ne
s'aventuraient plus à Paris. Tandis que Brousson lui-
même n'osa y entrer en 1695, et passa prudemment à
distance, Mestrezat s'y était installé la même année, et,
malgré l'arrestation de son collègue Leclerc, en 1697,
y fut plus de trois ans sans être inquiété. Cependant
un espion, qui le surveillait, Blattier, le dénonça, à
408 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
la fin d'octobre 1698, comme tenant des assemblées,
et le fit arrêter quelques mois après (1). Ce qui le per-
dit fut sans doute qu'il fréquentait le pasteur de l'am-
bassade de Hollande, et les assemblées qui avaient lieu
chez l'envoyé de Brandebourg. Il entra à la Bastille le
10 février 1699 (par ordre du 9), en qualité de relaps
et de relaps pensionné. Le traître qui l'avait livré
reçut le prix de sa capture, par ordre du 3 mars.
Les objets trouvés chez Mestrezat étaient des plus
compromettants : un petit rond de métal blanc, que
la police ne désigne pas autrement (c'était un méreau
destiné à faire reconnaître le pasteur, et sans lequel
aucun fidèle ne pouvait communier) , les Psaumes de
David, les Sermons de Michel Lefaucheur, le Tracta-
tus dejustifîcatione hominis coram Deo, le Traité de
l'Église de Mornay, un Abrégé des controverses. L'un
des manuscrits commençait par ces mots : « Il ne
faut pas contracter alliance avec les infidèles. » — On
ne pouvait être mieux pris en flagrant délit, et il y a
lieu de s'étonner que, en l'interrogeant, D'Argenson
ne l'ait pas pressé le moins du monde sur le fait des
assemblées.
Les Mémoires sur la Bastille s'expriment ainsi sur
(1) C'est sans doute à son sujet que fut donné l'oi-dre du 10 fé-
vrier 1698, lequel porte qu'il faut surveiller le nommé Persigny (Pres-
signy? voir p. 308), et tâcher par tous les moyens d'arrêter le ministre
auquel il est soupçonné de donner retraite {Reg. du Secret., 0. 42). Et
c'est encore à lui que doivent se rapporter ces lignes, adressées à
D'Argenson, le 20 janvier 1699, par le secrétaire d'Etat chargé des
affaires de la religion : « Vous ne pouvez faire trop de diligence pour
arrêter celui qu'on soupçonne d'être ministre. » [Ibid., 0. 43).
JEAN MESTREZAT 409
le compte de Mestrezat : « Il était ministre de la
R. P. R., et après avoir fait à Langres une fausse
abjuration, qui lui avait procuré la pension des
ministres convertis, il allait à Paris de maison en
maison, pour y visiter les protestants malades et les
confirmer dans leurs préventions. On prétendait
même qu'il leur avait quelquefois donné la Cène;
mais on n'en avait pu avoir la preuve. Pendant sa
détention à la Bastille, il n'a jamais voulu entendre
parler de religion catholique. L'abbé Lefébure, capu-
cin apostat, qui mourut à la Bastille, sur la fin de
l'été 1703, d'une manière très-édifiante, était de la
même chambre que Mestrezat, qui n'en parut que
plus endurci ; car bien loin de respecter les sacre-
ments de l'Église, que ce pauvre homme reçut avec
une piété tout à fait exemplaire, il affecta toujours
de mettre la couverture sur son visage pour ne pas
voir cette cérémonie ».
Une fois à la Bastille, Mestrezat se déclara franche-
ment, jeta le masque et brisa ce joug d'hypocrisie
qui lui pesait depuis si longtemps. Il voulait mourir
en paix avec sa conscience. Ceux qui firent plus et
mieux que lui dans ces temps horribles auraient
seuls le droit de le censurer. Pour nous, nous trou-
vons encore quelque chose à imiter dans sa vie ;
malgré sa faiblesse de caractère, ce qui domine en
lui c'est l'amour de son Église et le zèle pour ses
frères. Il languit six années à la Bastille et y mourut,
âgé de soixante-douze ans, le 24 avril 1705, « n'ayant
jamais voulu se convertir. » 11 fut enterré le même
jour dans les casemates du château.
XVI
SALOMON LEGLERC
Du moment que la vertu n'est plus entière, elle
baisse si rapidement qu'elle ne mérite bientôt plus
ce nom. D'un autre côté, l'iiistoire vraie n'est qu'une
galerie de tableaux, où la physionomie morale des
hommes qui ont exercé quelque influence sur leurs
semblables, est fidèlement reproduite, dans sa no-
blesse ou dans son abaissement, toujours avec la
même exactitude, si ce n'est avec la même sympa-
thie. Voilà pourquoi nous consacrons quelques lignes
à un personnage peu fait pour tenter un biographe
qui ne voudrait que prêcher pour son saint ou pour sa
paroisse. Non-seulement il lui manque le courage de
ses deux homonymes de Meaux, qui, au XVP siècle,
payèrent de leur vie leur attachement à la Réforme ;
mais encore, en fait de manque de franchise et de
malsaine habileté, il est de plusieurs degrés au-des-
sous de Mestrezat, dont il n'eut pas surtout le réveil
ihial. La Bastille releva et purifia la conscience de
celui-ci, tandis que celle de Leclerc y succomba deux
fois et définitivement.
Né à Loudun en 1639, et pasteur à Orléans lors de
la Révocation, Salomon Leclerc fut conduit dans le
SALOMON LECLERC 411
terrible donjon dont il ne sortit qu'après avoir fait
abjuration. A.bjurer à la Bastille était une faiblesse
assez commune; on pourrait (et peut-être on devrait)
compter les personnes qui surent résister à l'horreur
de ses cachots. Mais comme l'abjuration ne faisait
pas toujours tomber les verroux, et que les promes-
ses des convertisseurs n'étaient parfois qu'un
leurre (1), il fallait surtout que la conversion parût
sincère et qu'on déployât assez d'habileté pour obte-
nir la liberté. Chez beaucoup cet acte de duplicité
(Ij Le Révérend Père Riquelet, confesseur de la Bastille, y garda
dix-huit ans Cottereau de Nîmes, soupçonné d'être venu plusieurs fois
de Londres à Paris, pour confirmer ses frères dans la foi proscrite.
César ministre suisse, plus maltraité que les autres prisonniers parce
qu'il avait célébré des mariages à Paris, resta dans un cachot vingt-
cinq ans, c'est-à-dire jusqu'à sa mort. Tous deux avaient pourtant
abjuré.
Les lignes suivantes de C. de Renneville [L'Inquisit. franc., 1715
in-S", I 129) concernant un prisonnier de la Bastille, doivent s'appli-
quer à César, ou à Jean Cardel de Tours, que l'auteur confondait
avec Paul Cardel, pasteur du Désert, un moment emprisonné aussi à
la Bastille : Falourdet « parla encore à un ministre protestant qui
était dans un état déplorable, et qui ne voulut pas lui dire son nom.
Depuis une longue suite d'années, il était dans un trou obscur, où le
jour n'entrait jamais, où le barbare Bernaville l'avait enfermé pour
lui faire abjurer la l'eligion. On lui portait à manger aux flambeaux,
et comme ce déplorable affligé s'opiniâtrait à ne pas manger, qu'on
ne lui eût permis de voir le soleil encore une fois avant que de
mourir, il l'entendit battre cruellement à coups de nerfs de bœuf
par des soldats, en présence du cruel Bernaville, pour le forcer à
manger, et qui lui disait impitoyablement : Tu ne verras jamais le
soleil, vieux tison d'enfer, que tu ne sois catholique ; et le pauvre
homme, quoique devenu fou, priait Dieu pendant qu'on l'assommait
inhumainement ».
412 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
était atténué par une résolution invincible de n'user
de cette liberté que pour s'enfuir, et aller témoigner
de leur repentance à l'étranger. Il n'en fut pas de
même pour Leclerc. Il toucha, comme Mestrezat, la
pension de ministre converti, et de plus il en solli-
cita une autre du clergé, qui lui accorda quatre cents
livres (total neuf cents). Après qu'il se fut ainsi décon-
sidéré, on le contraignit de retourner à Orléans, et,
pour que son déshonneur fût rendu public, de faire
profession ouverte de catholicisme, d'assister à la
messe, de communier, de hanter lesprêtres, qui avaient
l'œil sur lui, et de donner à ses anciennes ouailles le
plus déplorable exemple (1). Cependant il continua
de recevoir un si grand nombre d'entre elles, il leur
rendit tant de visites, que le cardinal Coislin, évo-
que de la ville, s'en inquiéta et lui fit à ce sujet, au
mois d'avril 1696, des observations auxquelles le ca-
tholique suspect s'empressa d'obtempérer, en res-
treignant ses relations, et en priant le curé de St-Ma-
clou d'entrer dans sa maison toutes les fois qu'il
jugerait à propos de voir ce qui s'y passait, et de lui
prescrire telle règle qu'il voudrait.
Cette soumission plus apparente que réelle ne lui
rendit pas l'entière confiance du clergé. On remar-
qua bientôt qu'il était moins assidu à la communion,
qu'il allait d'ordinaire à Paris, « aux environs de la
fête de Pâques et de la fête de Notre-Dame de scp-
(1) Fénelon ue rougit pas d'avoir recours au même moyen envers
les quelques pasteurs de Saintonge qui avaient eu le malheur d'ab-
jurer.
SALOMON LECLERC ^^^
tembre », deux des quatre époques où l'Église réfor-
mée célèbre la Gène. Allait-il la célébrer dans un
petit cercle de parents et d'amis?— Très-probable-
ment, puisqu'il y tenait des assemblées. Leur foi
n'étant pas assez profonde pour qu'ils fussent prêts à
tous les sacrifices, brebis et pasteur conservaient
cependant un certain zèle pour leur culte. Un seul,
le nommé Bolain, paraît avoir dépassé le niveau de
cette piété un peu attiédie et dépourvue d'héroïsme.
Les réunions secrètes qui duraient depuis plusieurs
années n'ayant jamais eu de suites fâcheuses, Lcclerc
s'enhardit jusqu'à tenter de s'établir à Paris, sous le
double prétexte de faire donner h sa femme malade
des soins qu'elle ne pouvait trouver en province, et
de marier sa fille, recherchée par un nommé Duples-
sis-Levasseur. Il fit donc venir une partie de ses
meubles, laissant le reste à Orléans, pour ne pas
donner l'éveil sur son projet, qui était sans doute de
passer à l'étranger avec sa famille; de plus, sous pré-
texte d'économie, il retira son fils de la maison des
Pères de l'Oratoire de Vendôme.
C'en était trop. Arrivé à Paris aux approches de
Pâques 1697, Leclerc fut épié par la police, et suivi
pas à pas du 4 au 9 avril. Le matin du 4, on le vit se
promener dans sa chambre en prenant des notes,
comme s'il préparait un discours. Entre huit et neuf
heures, il se rendit chez M-" du Goudray, rue de
Maçon, à la première porte cochère, en entrant par
la rue de La Harpe (1). Dans la même maison demeu-
(1) On se souvient que De Malzac fréquentait la maison de M^^s du
Coudray, rue de La Harpe.
414 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
raient les dames de Manceaux et de Bouilly, veuves,
le sieur Dise, gentilhomme de Normandie, et sa
femme, tous nouveaux catholiques, peu ou point
convertis. Trois hommes y entrèrent aussitôt après
l'arrivée du ministre, et l'on entendit celui-ci dire
en sortant à quelqu'un qui l'accompagnait : Monsieur,
il faut changer de maison.
On le vit ensuite aller rue Quincampoix, chez son
beau-frère Bagnaux, de la maison duquel sortirent
quelque temps après cinq dames, dont l'une était la
sœur de M""= Bagnaux, une autre. M'"" Dise, etc. Il
fréquentait aussi les sieurs du Gandal et leurs sœurs,
fort mauvais catholiques, et affectait parfois de faire
plusieurs tours dans les rues avant d'entrer chez
M""" du Goudray, pour dépister la police s'il était
suivi.
Un soir, il alla rue Bourg-l'abbé, Au bon Chrétien,
chez Freguevet, où le suivirent deux hommes et
deux femmes; ces dernières dirent, en sortant,
qu'elles étaient très-contentes de ce qu'elles avaient
entendu. On le suivit encore jusque chez Dauvré,
libraire de la rue St-Jacques, chez qui dix à douze
personnes se trouvaient réunies; puis, le 9 avril,
jusque chez Duglad, rue des deux Boules, et, le même
jour, rue Bertin-Poirée, jusque chez le banquier
Harau, oîi Duglad et Bagnaux entrèrent après lui et
où vint ensuite une nombreuse société d'hommes et
de femmes.
La police savait fort bien, malgré les cartes qu'on
posait sur la table, à quoi toutes ces personnes « d'une
conversion très-suspecte « passaient leur temps. Du
SALOMON LECLERG 415
reste elle surveillait aussi la correspondance du
ministre, et y trouvait des phrases comme celle-ci,
qu'il écrivait à sa femme : « J'attendrai de tes nou-
velles, pour savoir ce que je deviendrai. » Dans une
lettre que son frère lui adressa, le 24 août, lettre qui
parlait de la paix que tout le monde tenait pour
assurée, et qui fut, en effet, signée à Ryswick, le
20 septembre, on lisait : « Dieu veuille qu'elle se
fasse aux conditions que nous souhaitons. » — Ces
conditions souhaitées n'étaient un secret pour per-
sonne; chacun savait que les alliés protestants ne
pouvaient faire la paix avec Louis XIV, sans lui avoir,
au moins pour la forme, demandé le rétablissement
des protestants français dans leurs droits, biens, pri-
vilèges et liberté de conscience. — Le pensionnaire
du roi et du clergé de France fut donc arrêté après
six ou sept mois de séjour à Paris, et réintégré à la
Bastille.
Cette nouvelle épreuve lui ôta toute énergie. Le
malheureux retomba plus bas que jamais : vérité,
conscience, dignité, il foula tout aux pieds. On souf-
fre plus qu'on ne saurait dire à la lecture de l'inter-
rogatoire (1) que lui fit subir D'Argenson, le 29 octo-
bre. Plus rusé qu'un vieux procureur, plus habile
que le lieutenant de police lui-même, qui cherche à
l'enlacer par mille questions imprévues, il a réponse
à tout, ne se trouble qu'une fois et pour un instant.
11 mêle savamment le vrai au faux, avoue des pecca-
dilles et nie effrontément les faits les plus graves; il
(1) Bullet., XIV 14.
416 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
va jusqu'à dénoncer les Parisiens qu'il croit les plus
opposés au catholicisme, au risque d'attirer sur eux,
c'est-à-dire sur ses ouailles, le terrible châtiment de
la Bastille. Pour lui, il en veut sortir à tout prix.
Ainsi, à l'en croire, loin d'être venu à Paris pour
tenir des assemblées, il ne s'y serait rendu que pour
solliciter le paiement de sa pension dont plus de
cinq annuités lui étaient dues (c'est la raison invo-
quée aussi par Mestrezat, et qui prouve, soit dit en
passant, que les persécuteurs mettaient plus d'em-
pressement à faire arrêter les ministres fonctionnant,
qu'à salarier les ministres apostats). Ce qui a retardé,
dit-il, le mariage de sa fille, c'est qu'il ne veut pour
gendre qu'un bon catholique, tandis que Duplessis-
Levasseur (qui n'avait jamais abjuré) avait « quel-
cpies peines à s'approcher du saint-sacrement. »
M""*^ du Goudray et ses deux voisines ne sont « pas
bien prévenues en faveur de la religion catholique
et romaine. » Bolain est un « protestant déréglé et
fort emporté. » Freguevet, le vieil ami chez lequel il
avait tenu des assemblées, est un « homme très-cha-
ritable, quoique peu persuadé de plusieurs vertus
catholiques. » Dans toutes les réunions où il s'est
trouvé, il ne s'est occupé que de sa partie de piquet.
Il est prêt à se défaire des livres hérétiques que l'in-
tendant De Bezons lui a rendus, et dont il n'a fait
depuis aucun usage, s'étant « appliqué à la lecture
des livres catholiques, qui l'ont confirmé dans les
sentiments de conversion, qu'il se fera gloire de pro-
fesser jusqu'à la mort ».
Une longue habitude de la dissimulation et de ses
SALOMON LEGLERG 417
ruses savantes et sans pudeur sauva le misérable
Leclerc, il fut bientôt relâché, et on lui rendit même
sa pension, en 1699, parce qu'il « donnait des mar-
ques d'une conversion sincère ».
27
I
XVII
JEAN BONNEAU.
Jean Bonneau, dont la vie presque analogue à
celles de Mestrezat et de Leclerc, est cependant plus
conforme à celle du premier qu'à celle du second,
naquit àAubusson, en 1634. Il était fils du pasteur de
cette ville. Son père, « homme d'une piété et d'une
probité exemplaires » (1) n'ayant pas d'autre enfant,
n'épargna rien pour le remplir de science et de vertu.
Envoyé à Genève, où il étudia la théologie, le jeune
homme fut reçu et logé dans la maison du célèbre
professeur Turretin. De là il se rendit à Montpellier,
pour suivre les cours de la faculté de médecine, et
s'y livra à la débauche, au dire de Constantin de
Benneville, écrivain caustique, médisant et dépourvu
d'autorité, qui paraît avoir pris Bonneau en grippe
à la Bastille, peut-être parce que celui-ci ne lui
témoignait qu'une médiocre estime.
Quoi qu'il en soit, Jean Bonneau succéda à son
père dans l'Église d'Aubusson. Quant vint la révoca-
tion de l'édit de Nantes, manquant de l'énergie
nécessaire pour suivre ses collègues dans l'exil, Bon-
(1) De Renneville, L' Inquisition française, III 303.
JEAN BONNEAU 419
neau feignit de se convertir, et toucha très-probable-
ment, comme Mestrezat et Leclerc, le honteux salaire
des ministres apostats. Puis, tourmenté par le
remords, il vint à Paris, où, sous prétexte d'exercer
la médecine, il se fit un devoir de visiter les protes-
tants malades, « moins pour soulager leurs douleurs
physiques, dit la France protestante, que pour leur
porter des consolations. Il échappa longtemps aux
argus de la police, qui pourtant traquaient les réfor-
més comme des malfaiteurs; mais il finit par être
découvert. » La quantité de livres protestants qu'on
trouva chez lui, et qui dénotait sa persévérance dans
la foi proscrite, le fit jeter à la Bastille ; il y entra le
22 mai 1700, en vertu d'un ordre signé de M. de Pont-
chartrain (1).
« Les notes qui nous sont parvenues, lit-on dans les
Mémoires sur la Bastille, ne disent rien de la sortie
de ce prisonnier ; elles marquent, au contraire, que
ce qui s'opposait à sa liberté, était premièrement sa
catholicité qui paraissait douteuse, et qu'ainsi sa pré-
sence ne pouvait que confirmer les protestants mal
convertis, et leur persuader qu'on se relâchait à leur
égard. Secondement qu'il ne se présentait personne
pour se charger de lui, et que dans l'état où le rédui-
saient les infirmités continuelles dans lesquelles il
était tombé et qui le menaçaient d'une mort pro-
chaine, ce serait l'exposer à mourir sans secours que
de lui rendre sa liberté. Que le despotisme est
humain ! »
(1) Mém. sur la Bastille.
I
420 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
La trahison de Goupil, qui avait fait arrêter Bon-
neau, n'était pas encore rémunérée cinq ans après ;
nous voyons par une lettre du 3 juin 1705 (1) qu'il
réclamait toujours « la récompense ordonnée par la
déclaration du mois de juillet 1686. »
L'auteur des Mémoires sur la Bastille, suivi par la
France protestante, s'est trompé en affirmant que
Bonneau « vieillard plus que septuagénaire et dont
l'esprit était tout à fait dépaupéré », ne sortit pas du
terrible donjon. Il mourut à Gharenton où on l'avait
transféré, ainsi qu'il résulte de la lettre qu'un secré-
taire d'Etat adressait à M. Turgot, le 30 décembre
1705 : « Un ministre de la R. P. R. nommé Bonneau,
qui était devenu faible d'esprit, et qui avait été mis
pour cela au couvent de la charité à Gharenton, y est
mort depuis peu, ayant fait paraître dans les derniers
jours de sa vie assez de raison pour mériter les sacre-
ments de l'Église ; comme il avait quelque bien à
Tours, j'ai cru devoir vous donner cet avis. » Selon
Renneville, il avait déjà communié à la Bastille, on
lui coupait sa barbe blanche pour qu'il le lit décem-
ment ; « il était petit et fort maigre, et si faible qu'il
ne fallait que le pousser légèrement pour le faire
tomber. »
Quel triomphe que ces communions d'un ministre
âgé, que l'isolement perpétuel, les privations de tout
genre, les mauvais traitements, l'horreur des cachots,
la Bastille en un mot, avaient hébété, réduit à l'état
de squelette ambulant et inconscient ! Gette conver-
(1) Reg. du Secret., 0. 252.
JEAN BONNE AU 421
sion in articula dementise est d'un nouveau genre, et
non le moins odieux. C'est à peu de chose près celle
que recommandait Fénélon, quand il parlait des
malades qu'il fallait pousser peu à peu et sans vio-
lence à faire des actes de catholicisme.
XVIII
ISRAËL LEGOURT.
A côté des pasteurs, ou plutôt en leur absence, il y
avait le prédicant, c'est-à-dire le laïque qui présidait
le culte, faisait les prières, lisait, récitait un sermon
imprimé ou improvisait une exhortation. Il y en eut,
dès 1685, dans le Nord comme dans le Midi ; mais le
supplice subi par un grand nombre de ceux du Midi,
donna plus de retentissement et d'éclat à leur nom,
tandis que ceux du Nord, moins cruellement punis,
sont restés presque tous ignorés.
M. Francis Waddington a consacré à l'un d'eux les
lignes suivantes (1) :
« Un jeune homme natif de Montivilliers, nommé
Israël Lecourt, se sentant la noble vocation d'exhorter
ses frères à persévérer dans leur foi religieuse, em-
ploya plusieurs années à visiter, en qualité d'évangé-
liste, les protestants disséminés de la Haute et Basse-
Normandie. Tout ce que nous savons de lui, c'est qu'il
fut arrêté en 1693 et emprisonné à Caen ; on saisit
sur'lui une lettre adressée au ministre Jurieu de Rot-
terdam, où il rendait compte de la mission qu'il avait
(1) Le protestantisme en Normandie^ p. 27, etc.
ISRAËL LECOURT 423
entreprise. Nous en extrayons quelques passages qui
nous fournissent d'intéressants détails sur l'état des
protestants de Normandie pendant ces années si dif-
ficiles pour eux. Il est bon d'observer que ce jeune
évangéliste demandait à recevoir la consécration au
saint ministère, alin de pouvoir baptiser et marier ;
cela explique le sens de quelques expressions qui
peuvent paraître manquer de modestie.
« Celui qui vous adresse cette lettre, dit-il, est un
jeune exhortateur, qui a trouvé à propos de vous
écrire pour vous demander conseil touchant bien des
choses, et pour vous informer particulièrement de
celles qu'il a faites en France depuis bientôt sept
années.
« Comme, Monsieur, vous êtes celui de tous nos
pasteurs de qui nous avons reçu le plus de consola-
tion et d'instruction, par les lettres pastorales que
vous avez eu la charité de faire tenir aux fidèles pro-
testants qui sont restés dans notre France, aussi vous
avons-nous une singulière obligation. Cette charité
me fait espérer que vous ne refuserez pas mes sup-
plications ; l'espoir que j'en ai me donne la hardiesse
de vous écrire plutôt qu'à aucun de nos pasteurs ; car
nous avons vu dans vos écrits l'approbation que vous
avez donnée aux assemblées qui se sont formées
dans plusieurs provinces de France, au milieu des-
quelles j'ai eu le bonheur de paraître des premiers,
puisque depuis l'âge de seize ans, j'ai commencé à
me trouver dans de fort nombreuses assemblées, où
je faisais de petites exhortations, après lesquelles
j'adressais à Dieu d'ardentes prières qui leur étaient
424 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
d'une grande consolation, qui rallumaient leur zèle
et ranimaient leur courage. Voilà le succès qu'a eu le
commencement du ministère que j'ai exercé, depuis
que j'ai commencé, deux mois et demi ou trois mois
tout au plus après les malheureuses signatures, sans
avoir discontinué depuis ce temps-là (1).
« J'ai demeuré dans la Haute-Normandie près de
trois ans, pendant lesquels plusieurs personnes se
sont voulu ingérer d'endoctriner le peuple ; mais ils
n'ont pas bien réussi, parce qu'ils n'avaient pas de
dons pour cela. Il y en avait d'autres qui avaient le
don de retenir des sermons par mémoire et qui les
déclamaient dans les assemblées ; combien qu'ils les
récitassent parfaitement bien, le peuple ne s'en trou-
vait pas très-édifié, ce qui est la cause qu'ils ont cessé,
si bien que nous avons demeuré seuls, M et
moi.
« Combien que j e f usse j eune , mes premières exhorta-
tions ne laissaient pas de toucher le peuple ; il est vrai
que les premiers qui ont composé les assemblées n'é-
taient que de simples bourgeois et de pauvres paysans ;
mais on ne tarda pas à y voir des personnes de toute
condition, qui faisaient dessein au milieu des assem-
blées de ne plus aller à la messe, et de jour en jour
on voyait les assemblées s'augmenter en nombre con-
sidérable... Lorsque je vis que Dieu donnait de si
heureuses issues à de telles entreprises, je commen-
(1) Nous voyons par son interrogatoire qu'il avait commencé par
signer son abjuration en 1685, devant l'official de l'abbaye des Dames de
Montivilliers.
ISRAËL LECOURT 425
çais à prendre un texte de l'Ecriture sainte pour for-
mer le sujet de mon discours et consultais les écrits
que les docteurs avaient composé sur un sujet, afin
de m'y conformer autant qu'il me serait possible, et
je m'appliquais aussi à finir toutes mes actions sur
les malheurs où nous étions, afin d'exhorter les fidè-
les à les supporter avec patience. Voilà ce qui s'est
fait dans la province où j'ai commencé, durant un
peu plus de deux ans. Nos assemblées ont été quel-
quefois interrompues par les ennemis de notre reli-
gion, cela arrivait aussi par l'imprudence de ceux
qui se rencontraient ; mais la Providence a tellement
conduit toutes mes entreprises, qu'il ne m'est jamais
arrivé aucun inconvénient, combien que j'ai été dans
les prisons pour y consoler ceux qui y étaient déte-
nus pour cause de religion. Je me suis trouvé au
milieu d'assemblées composées déplus de deux mille
personnes, qui étaient environnées quelquefois de
quarante ou de cinquante personnes armées, qui
attendaient que nos exhortations fussent finies, pour
après arrêter prisonniers ceux sur lesquels ils auraient
pu mettre la main. Nous leur parlions toujours avec
autant d'honnêteté qu'il nous était possible, en leur
marquant que nous ne nous laisserions pas arrêter,
et qu'ils ne se missent pas en état de cela, et qu'au-
tant que Dieu nous avait donné de forces nous les
employerions pour leur résister. D'autres fois on a
tiré plusieurs coups d'armes sur nous, sans qu'il y
eût personne de blessé; il y eut cependant une fois
trois personnes légèrement blessées dans une petite
assemblée de quatre cents personnes, par un méchant
426 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
homme qui était caché en haut d'un arbre, à l'om-
bre des feuilles. Il tira un coup de fusil, où il n'y
avait que du gros plomb, lequel cassa une fenêtre
derrière ma tète sans me frapper ; cela ne nous empê-
cha pas d'achever ce que nous avions commencé ;
car nous n'étions alors qu'au milieu de notre action.
Voilà tout ce qui est arrivé de malheureux dans les
assemblées où je me suis trouvé, Monsieur; je vous
en fais le récit afin que vous ayez la bonté de join-
dre vos actions de grâces à celles de tous les fidèles,
pour donner gloire à Dieu, qui a conduit si heureuse-
ment des actions où son saint nom était invoqué.
«Après avoir été, comme je vous ai déjà dit, un
peu plus de deux ans dans la Haute-Normandie, où
tout ce que je viens de vous dire est arrivé, je des-
cendis dans la Basse-Normandie, où j'ai été près de
trois ans sans aller ailleurs. Lorsque j'arrivai dans le
pays, je trouvai un peuple bien craintif, qui allait
encore pour la plupart à la messe et qui n'osait se
hasarder à faire des assemblées, car ils avaient tou-
jours été fort maltraités par leurs intendants (1) ;
mais peu à peu leur zèle commença à se rallumer, et
(1) « Les documents officiels nous apprennent qu'en 1688 il s'était
tenu plusieurs réunions protestantes dans la paroisse de Noyers et
aux environs. Le dimanche de Pâques 1688, il y eut une petite assem-
blée dans la maison d'une dame La Coudre, qui motiva plusieurs
arrestations. Au mois de mai de la même année, une assemblée plus
considérable se réunit à Condé-sur-Noireau, dans la maison de Jean
Halbout, sieur de la Blonnière; Daniel Bocquet, bourgeois de Caen, et
autrefois ancien de l'Église de cette ville, était accusé d'y avoir rempli
les fonctions de prédicateur [Archives de l'Emjiire^ TT267 ; Archi-
ves duparlement de Rouen). »
ISRAËL LECOURT 427
on vit les assemblées se grossir au nombre de huit ou
neuf cents personnes, qui y venaient de tous côtés.
Il s'y rencontra plusieurs personnes de considération,
qui donnaient à tous les fidèles des marques de leur
repentance, et en leur présence qui faisaient dessein
de ne plus aller à la messe, ce qu'ils ont exécuté. »
XIX
HENRI DE VIVANS.
Il y eut des prédicants de tout âge et de tout rang,
et l'on doit ranger parmi eux Henri de Vivans, comte
de Panjas.
A la révocation de l'édit de Nantes, il obtint la per-
mission de venir à Paris sous prétexte de suivre un
procès, et en réalité pour trouver le moyen de sortir
du royaume. Gomme il n'y put réussir, sa femme Jac-
queline de Caumont la Force, qu'il avait épousée en
1644, fut contrainte d'abjurer le 13 mai 1686, et lui-
même fut mis à la Bastille (1), d'où il ne sortit qu'a-
près s'être déclaré catholique. Mais bientôt les
remords l'assaillirent, il fréquenta les assemblées
nocturnes, confessa sa faute, fut réintégré dans l'É-
glise, et signa une contre-abjuration entre les mains
d'un pasteur du Désert, vers le mois de février 1689 (2).
(1) Louvois écrivait àLaReynie, le 31 janvier 1686 : «Le roi ayant
appris q.ue les comtes de Canipagnac, de Belcastel et de Panjas-
Vivans, gentilhommes du Périgord, se sont retirés pour fuir leur
conversion, et qu'ils sont logés à l'hôtel de Hollande, sur le quai Mala-
quais, S. M. m'a commandé d'expédier les ordres ci-joints pour les
faire arrêter et recevoir à la Bastille. » (Ravaisson, Arch, de la Bas-
tille,\m.)
(2) Mém. sur la Bastille.
HENRI DE VIVANS 429
Retourné un moment dans ses terres du Périgord, et
plus résolu que jamais à s'enfuir, il revint à Paris,
accompagné de sa mère presque nonagénaire, de sa
femme, et d'un médecin de Monpazier (arrond. de
Bergerac, Dordogne), appelé Du Coildut, sieur du
Gluzel, qui avait aussi abjuré à regret en 1685.
Ainsi que bon nombre de médecins protestants de
l'époque, Du Condut ne visitait jamais les malades
nouveaux catholiques sans s'occuper de panser leur
plaie morale, aussi bien que de remédier à leurs
maux corporels. C'est surtout dans la maladie que
les lapsi éprouvaient le besoin de démentir l'abjura-
tion qu'on leur avait arrachée, et réclamaient la visite
du pasteur. Les médecins devenaient naturellement
les guides des pasteurs auprès des mourants, et
expiaient parfois cruellement la compassion et le
zèle qui les animaient, témoin Baril, conducteur de
De Malzac; Bernier et Poupaillard, guides de Gar-
del (1). Quelques-uns allaient plus loin, ils exhor-
taient leurs frères dans de petites réunions, comme
Gorsil, médecin de Rouen, qui venait de temps en
(1) Un autre médecin, nommé Du Chesne, fut mis à la Bastille, le
27 novembre 1688, et n'en sortit que le 13 septembre suivant, sans
doute après avoir abjuré, car il devait être aussi protestant.
Le médecin Martin, du faubourg St-Marcel, était noté comme fugi-
tif, le 9 janvier 1686, et le chirurgien Rousseau, de la rue des Vieux-
Augustins, le 13 janvier 1688. L'apothicaire Thomasset et son aide
Trouillon s'enfuirent également. La police savait aussi, en 1686, que
le chirurgien Amyaud avait fait passer trois de ses enfants en Hol-
lande depuis sa réunion. Le chirurgien Pasquier Disrozieur (Desro-
ziers ?) fut mis au Grand Châtelet, le 14 otobre 1686, très probable-
ment pour crime de religion.
430 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
temps à Paris « faire le prédicant », et « affectait de
visiter la plupart des protestants mal convertis, pour
les confirmer dans l'erreur » (1). Du Gondut prononça
des exhortations et des prières : il fut arrêté à la lin
de mai 1689, et enfermé à Vincennes (2) par ordre du
2 juin, pour « avoir fait à Paris le ministre de la R.
P. R. ». Il ne sortit de Vincennes, le 11 août 1690,
que pour être transféré au château de Guise (3) où il
était encore en 1712.
De Vivans l'avait accompagné dans ces assemblées
qui déplaisaient si fort au roi, parce qu'elles étaient la
vivante protestation du droit et de la conscience con-
tre sa tyrannie, et y avait aussi pris la parole. C'était
un crime pour lequel il fut arrêté à son tour, ainsi
que sa mère et sa femme, chez le duc de La Force,
son beau-frère. Le 6 juin 1689, il fut conduit à la Bas-
tille, où La Force le suivit treize jours après (4). Son
procès traîna un peu ; car il ne fut interrogé que le
12 juillet, sur l'ordre suivant que Ponchartrain avait
transmis à la Reynie deux jours auparavant : « Sa
Majesté m'a aussi commandé de vous dire qu'il est
nécessaire que vous interrogiez le dit sieur de Vivans
sur plusieurs assemblées de nouveaux convertis où
il s'est trouvé, et principalement sur une qui s'est
(1) Reg. du Secret.^ 0. 249. Lettre du 4 janvier 1702.
(2) Ms. de la Blblioth. nation., Fr. 3854.
(3) Reg. du Secret., 0. 34.
(4) Quand ses filles allèrent se jeter aux pieds du roi pour lui deman-
der grâce, il leur répondit qu'elles n'avaient rien à craindre, qu'il n'a-
vait mis leur père à la Bastille « que pour l'empêcher de faire quelque
sottise. » [Mercure historiq. et politiq., de Leyde, août 1689.)
HENRI DE VIVANS 431
tenue rue Mazarine, à côté de la porte de Bussy, au
grand Charles, où il y a en bas des Arméniens qui ven-
dent du café, et h la première chambre sur le devant
un horloger appelé Dargent, sur le derrière un autre
appelé Du Bois. Que dans cette assemblée, après la
prière faite, le dit sieur de Vivans exhorta tous ceux
qui y étaient à bien faire leur devoir ; et, comme
c'était la veille de la Fête-Dieu, il alla de porte en
porte chez tous les nouveaux catholiques les exhorter
à ne point tendre devant leurs maisons. Sa Majesté
est aussi avertie qu'il y a beaucoup de gentilshommes
du Poitou qui ont donné des papiers à serrer audit
sieur de Vivans. »
Le scellé fut mis partout dans la maison de La
Force, et une cassette pleine de papiers portée à la
Bastille, pour être ouverte sous les yeux des deux
captifs ; mais elle ne contenait rien de compromet-
tant, excepté une pièce que le roi appela le mauvais
testament. Elle était de la main du duc et on y li-
sait (1) : « Seigneur Jésus, augmente notre foi, fais-
nous miséricorde et nous pardonne si, dans un acte
de fragilité, nous avons signé par obéissance, contre
les sentiments de notre cœur, que nous changions de
religion, quoique jamais nous n'en ayons eu la pen-
sée. Nous savons et reconnaissons qu'en cela nous
avons fait un très-grand péché... Nous voudrions
avoir coupé cette main, selon ton commandement,
et qu'elle n'eût point signé ce que, dans la vérité,
notre cœur n'a jamais embrassé ni cru. »
(1) Bitllet., III 479.
432 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Au bout de vingt-deux mois de Bastille, le duc de
La Force rétracta ce mauvais testament et fut relâ-
ché, mais pour tomber bientôt au pouvoir des con-
vertisseurs qui ne l'abandonnèrent que mort, après
s'être livré sur la duchesse aux derniers excès de la
tyrannie. De Vivans résista sept ans à leurs sollicita-
tions, à celles de sa mère qui, brisée par l'âge, avait
succombé la première, de sa femme mise en liberté
en 1693, de M'' la présidente de Coigneux, du Père
Bordes, du Père Datier, son ami, etc. Il ne sortit du
donjon que par un ordre du 10 juin 1696 ; il avait au
moins de soixante-dix à soixante-douze ans, et le roi
le croyait encore vivant six années après, ainsi qu'il
résulte de ce billet adressé par un secrétaire d'État à
D'Argenson, lieutenant de police, le 23 septembre
1702 : « Vous savez que M. de Vivans, après avoir
été longtemps à la Bastille à cause de son opiniâtreté
en la R. P. R., a été mis en liberté à condition de res-
ter à Paris, où ceux qui s'intéressent à ce qui le
regarde espéraient de le déterminer à faire son
devoir ; je vous prie de prendre la peine de vous
informer dans quelle situation il se trouve à présent,
quelle est sa conduite et où il loge, et de me le
mander au plus tôt. »
Sa femme était morte en 1699. Atteinte d'une mala-
die grave à l'âge de quatre-vingt-sept ans, elle refusa,
dit la France protestante, de recevoir les sacrements
de l'Église romaine, et le roi ordonna de lui faire son
procès. Gomme elle était trop faible pour être con-
duite en prison, et que le procès ne pouvait se juger
sans que l'accusée fut ouïe sur la sellette, il fallut la
HENRI DE VIVANS 433
laisser mourir en paix, au grand regret de l'évêque
de Sarlat, qui désirait passionnément « que l'on fît
un exemple sur une personne de cette qualité. » —
C'est ainsi que, chez la plupart des convertis du
sabre, de la ruine et de la prison, la voix de la cons-
cience éclatait à l'instant suprême et mettait à néant
les victoires du fanatisme. Une dernière hypocrisie
devenait impossible à ceux qui allaient paraître
devant Dieu ; de là tant de cadavres traînés sur la
claie à la honte éternelle de l'ultramontanisme.
Parmi les autres prédicants de Paris, il faut citer
le sieur de Beaumont, qui, ayant essayé de procurer
les moyens de sortir de France aux demoiselles de
Villarnoul, fut mis en même temps qu'elles à la Bas-
tille, le 16 mai 1686. « Il faisait, dit deRenneville (1),
plus d'efTet que plusieurs ministres n'auraient pu faire
ensemble. » Au mois de décembre de l'a même
année, l'avocat Constans, du Languedoc, qui allait
de maison en maison, pour affermir ses coreligion-
naires dans leur foi, rejoignit De Beaumont à la Bas-
tille. Carré, avocat de Châtellerault, accusé d'y avoir
« fait la fonction de ministre, et dont la conduite à
Paris avait paru suspecte », fut aussi arrêté, au mois
d'avril 1689, et envoyé plus tard au château de Ham,
dont le gouverneur reçut l'ordre de lui permettre de
voir quelque ecclésiastique, et de l'empêcher d'é-
crire. Il en sortit mourant à la fm de septembre, et
ne put sans doute regagner Châtellerault où on l'en-
voyait (2). Au mois de mai 1698, le roi fit faire des
(1) L'inquisition française, 1 187.
(2) Ravaisson, Arch. de la Bastille, IX 168-172.
I 28
434 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
observations à l'envoyé de Danemark, sur les visites
que son ministre rendait au baron de Pibrac et à
d'autres protestants. Louise Mercier, maîtresse d'é-
cole, qui enseignait le catéchisme aux enfants, fut
aussi, malgré ses soixante-dix-neuf ans, conduite à
la Bastille, le 31 août 1700. Un sieur de Villaines,
écuyer de l'ambassadeur de Hollande, profitait de sa
position exceptionnelle pour visiter les prétendus
nouveaux convertis et les exhorter à la persévérance.
L'ordre fut donné de le conduire à la Bastille ; mais on
recula devant une violation si extraordinaire des
privilèges des ambassadeurs. La cour demanda le
renvoi de l'écuyer, et prit ses précautions pour l'en-
lever avec sa famille avant qu'il eût atteint la fron-
tière. Nous ne savons s'il eut le bonheur d'échapper
à ce guet-apens. Le trait qui suit ne sera pas le moins
remarquable : Un horloger privé de jambes, comme
Barthélémy Milon dont parle Crespin, Roger, ancien
catholique devenu protestant (1), fut incarcéré pour
le reste de ses jours, parce que, de concert avec
M^ Prou, sage-femme, il avait fait baptiser des
enfants par un chapelain d'ambassade et converti
plus de cinquante catholiques aux environs du
Palais. M" Prou fut conduite au château de Ham, d'où
elle s'évada (2).
Isaac Mercat, de Duras en Agénois, qui, arrêté à
Paris, le 5 mars 1689, « déclara de lui-même qu'il
faisait profession de la R. P. R., et qu'il faisait état
(1) Voir page 212.
(2) Lettre à D'Argenson, du 6 janvier 1700.
HENRI DE VIVANS 435
d'y persévérer jusqu'à la fin, » n'eut pas le même
bonheur. La Reynie, enchanté de cette capture,
écrivait, le 26, à Colbert de Croissy : « J'ai vu ce soir,
après avoir plus particulièrement examiné les papiers
de Mercat, arrêté sur l'avis de M. Evrard, qu'il était
plus important qu'Evrard ne le croyait lui-même de
prendre cet homme; car il est proposant, suivant
trois attestations, que j'ai trouvées expédiées par les
consistoires de La Rochelle, de Puylaurens et de
Bergerac, en 1678, 1680 et 1682, et je ne doute point
que cet homme n'ait fait la fonction de ministre de
la R. P. R. dans la maison particulière où il était, et
en d'autres maisons particulières et familles de pro-
testants ou de mauvais catholiques. Sa détention
fera encore un bon effet ; car il sera difficile, s'il y a
d'autres hommes ici de ce même caractère, qu'ils ne
craignent d'être découverts, et qu'ils ne prennent le
parti de se retirer. l\ semblerait cependant néces-
saire, à présent que Mercat est parfaitement connu,
qu'il fût transféré à la Bastille, s'il plaisait à S. M.
qu'il y eût des ordres expédiés pour cet effet » (1).
Mercat ne consentit à se laisser instruire (c'est
l'expression officielle), que quand il eut l'esprit affai-
bli par un séjour de dix ans à la Bastille. L'aumônier
de cet enfer, dont M. de Saint-Mars louait fort l'ha-
bileté, entreprit la conversion du captif par ordre du
13 février 1699, et en tira, trois semaines après, une
profession de foi que Pontchartrain envoya à l'arche-
vêque de Paris, en lui écrivant : « Sa Majesté m'a
(1) Ravaisson, Arch. de la Bastille, IX 167.
436 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ordonné de vous demander votre avis sur ce que
vous jugerez à propos de faire en cette occasion. » M.
de Noailles jugea sans doute que la foi du néophyte
avait encore besoin d'être affermie par quelques
semaines de captivité ; car Mercat ne fut autorisé
que le 20 avril à entendre la messe et à conférer avec
le sieur Rivière. Le lendemain, il obtint sa liberté, .
après avoir abjuré dans la chapelle du donjon, entre
les mains du curé de Saint-Laurent, et reçut l'ordre
de se retirer en Guyenne, sur les terres du maréchal
de Duras.
XX
PRÉDIGANTS ET PASTEURS DU POITOU.
Jean Hudel, fils d'un poëlier de Fontenay-le-Gomtc
(Vendée), avait étudié la théologie, et il ne lui man-
quait plus que la consécration pour être proclamé
ministre du Saint-Évangile, lorsque l'édit de Nantes
fut révoqué. Le jeune proposant eut le malheur
d'abjurer et de signer son abjuration, le 22 avril 1686,
en même temps que les principaux habitants de
Fontenay. « Espérant sans doute, dit M. Lièvre (1),
être observé de moins près à la campagne que dans
une petite ville, il se retira ensuite dans la famille
de sa femme, Madeleine Le Camus, à Bazôges-en-
Pareds (arrond. de Fontenay), où il se fit marchand.
Il reprit en même temps la profession de sa religion,
et se mit à visiter ses frères du Bocage, pour les en-
gager à persévérer dans leur foi. Arrêté bientôt après
par ordre de l'intendant Foucault, il fut traîné dès
lors de prison en prison, sans qu'on pût obtenir de
lui qu'il reniât ses croyances. » Ce réveil d'une cons-
cience revenue à la sincérité et au dévouement, pro-
duisit dans la contrée des fruits salutaires.
(1) Hist, des prot. du Poitou^ III 124.
438 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
« Vers la lin de l'année 1686 et le commencement
de l'année suivante, les réformés des environs de
Pouzauges (arrond. de Fontenay) et de Moncoutant
tinrent nuitamment plusieurs assemblées. La plu-
part des assistants étaient de simples cardeurs de
laine, et celui qui, à défaut de ministre, en remplis-
sait les fonctions à Pouzauges était un maître d'école
nommé Bigot. Ces réunions furent découvertes et
quelques-uns de leurs membres, arrêtés. Louvois,
consulté par Foucault, recommanda de leur infliger
un châtiment exemplaire, et de faire raser leurs mai-
sons. L'intendant proposa de plus au Conseil d'en-
voyer une compagnie de cavalerie à Pouzauges et à
Moncoutant, dont les anciens catholiques n'avaient
rien fait pour empêcher les assemblées, n'en avaient
donné aucun avis, et refusaient de fournir des
témoins. Louvois lui répondit, en effet, que Vinten-
tion du roi était que l'on accablât de troupes les lieux
dont les habitants avaient assisté aux assemblées.
« Les prisonniers, menacés du dernier supplice,
demandèrent grâce et promirent de vivre en bons
catholiques; mais Louvois, sans l'avis duquel l'inten-
dant n'osait rien faire, ne voulut pas qu'on eût égard
à ces témoignages suspects de repentir, et commit
Foucault et les officiers du siège de Fontenay pour
juger les inculpés. Le 22 février, Bigot fut condamné
à être pendu; deux autres furent envoyés aux galè-
res, et un quatrième, banni à perpétuité. Bigot mar-
cha au supplice en chantant un psaume; mais le
peuple couvrit la voix du martyr par le chant d'un
Salve,
PRÉDICANTS ET PASTEURS DU POITOU 439
« Foucault prétendait avoir proportionné la puni-
tion au crime ; cependant Louvois, avec lequel d'ail-
leurs il ne s'entendait pas très-bien, l'accusa de mo-
dération, et lui reprocha de n'avoir pas envoyé les
quatre prisonniers au gibet.
« Au mois de juin, on pendit aussi à Fontenay
deux personnes pour fait de religion ; une troisième
fut condamnée aux galères (1) ».
Le 23 janvier 1688, Louvois adressait à Foucault le
billet suivant, qui a échappé aux recherches de
M. Lièvre (2) :
L'on a donné avis au roi que le sieur de Gumont, qui de-
meure au Plessis en Poitou, fait faire chez lui le prêche, où
les sieurs Lamotte, Jarrié et D'Orseuille se trouvent ; que le
sieur de Beauregard, qui demeure à un quart de lieue de
Ruffec, entretient un ministre dans sa maison, et qu'il va
quelquefois à Verteuil, et que les sieurs de La Forest, de Fou-
cherie et de Lordonnière, gentilshommes des environs de Pou-
zauges, ont aussi un ministre et qu'ils s'assemblent tantôt chez
l'un, tantôt chez l'autre, pour y faire l'exercice de la R. P. R.;
Sa Majesté m'a recommandé de vous faire savoir que son in-
tention est que vous vous informiez si cet avis est bien fondé,
qu'en ce cas vous fassiez arrêter tous ces gens-là.
Quelques jours plus tard, les assemblées commen-
cèrent dans le Haut-Poitou : un dimanche, avant-
dernier jour de janvier, une cinquantaine de paysans
des environs de Mougon (arrond. de Melle, Deux-
Sèvres), stimulés par la visite du notaire Pierre Piet,
(1) Lièvre, ojj. cit., II 182.
(2) Arch. du minist. de la guerre, 835 in-f».
440 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
do la Briaudière, auquel on avait fait son procès pour
cause de religion, et qui revenait de temps à autre
dans son pays (1), se réunirent pour prier Dieu et
chanter ses louanges. Le dimanche suivant, ils
étaient cinq cents ; quinze jours après, ce nombre
avait doublé. L'élan était donné et le zèle, rallumé;
si bien qu'on s'assemblait en plein jour. Cette audace
ne tarda pas à être châtiée. Le dimanche 20 février,
une nombreuse assemblée qui psalmodiait un genou
en terre, à Grandry (près de Mougon) , dans une prai-
rie entourée d'un ruisseau, fut surprise par les dra-
gons. Des quinze cents huguenots qui la composaient
quelques-uns furent tués, et quarante ou cinquante
blessés. « Deux personnes fuyantes, rapporte Ju-
rieu (2), furent tuées dans un champ près du pré où
ils s'étaient assemblés, si près l'un de l'autre qu'il
n'y avait qu'un sillon de terre entre deux. Ces deux
mourants abattus sur le champ virent un de leurs
frères qui fuyait auprès d'eux; ils l'arrêtèrent en lui
disant : Venez nous consoler et faire la prière auprès
de nous; car nous mourons. Cet homme à qui on
disait cela, s'arrêta court à la vue des dragons qui le
poursuivaient l'épée dans les reins ; il se jeta entre
ces deux mourants, leur parla, les exhorta à la mort
et fit la prière. Les dragons frappés de ce spectacle,
s'arrêtèrent comme s'ils eussent été frappés d'un
coup de foudre, et n'osèrent interrompre ni l'action
de celui qui consolait, ni les paroles de ceux qui
(1) Lièvre, III 193.
(2) Lettres jjastorales, II 342.
PREDICANTS ET PASTEURS DU POITOU 441
mouraient : l'un d'eux rendit son âme sur le champ
et l'autre, à quelques heures de là; mais tous deux
avec des marques d'élection si évidentes et d'une
manière si chrétienne, que tout le monde en tomba
en admiration. L'intendant, poursuivant son exécu-
tion, fit environ cent ou deux cents prisonniers qu'il
fit enfermer dans la grange du lieu de Grandry, et
le lendemain il en fit amener sept à St-Maixent
(arrond. de Niort, Deux-Sèvres), et de ces sept le
même jour il en fit condamner trois à être pendus...
Ils furent pendus le soir aux flambeaux . » Le mardi
matin, nouvelle assemblée punie de nouvelles pen-
daisons, sans préjudice d'une foule de condamna-
tions au fouet pour les femmes et aux galères pour
les hommes. Le jeune homme d'une quinzaine d'an-
nées qui avait lu le sermon à Grandry, fut mis dans
un collège ou un séminaire, pour y « être châtié et
instruit dans la religion catholique (1) ».
Le 19 mars, Louvois ordonnait à Foucault de s'ef-
forcer de saisir un ministre, qui devait aller de Hol-
lande en Poitou. Le 14 avril, il lui écrivait de nou-
veau : « L'on me mande encore de Hollande, que le
fils du sieur Gilbert, ci-devant ministre à Nelle
[Melle, puis, paraît-il, à Paris], en est parti pour aller
en Poitou consoler les nouveaux convertis. » Et le
1" novembre, il était informé par Seignelay que les
sieurs de Venours et de Ghavernay devaient ramener
quelques ministres de Hollande en Poitou (2).
(1) Archiv. du minist. de la guerre^ 835 iu-f".
(2) Ibid. 835 et 837.
442 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
La répression s'adoucit un peu, quand la cour fut
plus préoccupée de la guerre extérieure, que de la
déplorable campagne entreprise contre les protes-
tants. Au mois d'août 1693, Pontchartrain ordonnait
à l'intendant du Poitou de procéder avec « honneur
et conscience » contre deux artisans arrêtés dans
une assemblée, lesquels déclaraient avoir récité des
sermons appris dans des recueils, et de ne pas les
considérer comme ministres ou prédicants de profes-
sion (1).
En 1696, Fromaget, de St-Maixent, commis aux
aides, et Daniel Auboin, tailleur de Boislebon, furent
dénoncés comme coupables du même crime. L'an-
née suivante, grâce aux espérances de liberté que
les réformés attachaient à la prochaine paix, toute
la province se remplit de prédicants, parmi lesquels
on distingue trois femmes : une « bergère qui prê-
chait fort bien la morale », une femme qui récitait
des exhortations qu'on lui envoyait d'Angleterre à
l'adresse d'un tiers, et Marie Robin, lille des envi-
rons de Vançais (arrond. de Melle, Deux-Sèvres),
âgée de quarante ans, dite Robine ou la Prêcheuse.
Elle continua ses exercices jusqu'en 1700, et ne passa
en Angleterre que quand il lui devint impossible
d'échapper plus longtemps à toutes les recherches
dont elle était l'objet (2), « On dit qu'elle mourut
(1) Lièvre, II 197.
(2) En 1701, son père et sa sœur furent poursuivis pour avoir pro-
curé des livres d'édification à leurs coreligionnaires. Il y avait peu de
temps qu'on avait vu un colporteur venu de Genève parcourant les
environs de St-Maixent.
PRÉDICANTS ET PASTEURS DU POITOU 443
peu de temps après à Jersey, et que sa fin fut édi-
fiante (1). » Deux prédicants qui l'accompagnaient
habituellement, Potet, « célèbre plus tard », dit
M. Lièvre (2), et l'ancien proposant Tavert, qui de-
puis la Révocation contrefaisait le catholique,
avaient été arrêtés en 1699, ainsi qu'un troisième,
Bonnet, de Chaloue, et fmalement relâchés, ce dont
Pontchartrain se plaignit dans une lettre du 23
avril (3).
Potet se réfugia aussi en Angleterre, et semble,
d'après la célébrité que lui attribue M. Lièvre, être
le même personnage que Thomas Potet, de Rilïon,
condamné à être pendu par contumace à Gouhé, le
27 juin 1719, et pendu en réalité à Lusignan, l'année
suivante. Dans ce cas, il serait rentré en France pour
recommencer ses prédications, et au lieu d'être un
« jeune homme » au moment de sa mort, il aurait eu
au moins quarante ans.
Nous ignorons si Bonnet, de Chaloue (4), acquitté
en 1699, et Daniel Bonnet, de la paroisse de Vitré
(arrond. de Melle, Deux-Sèvres), arrêté en fé-
vrier 1715, condamné aux galères perpétuelles comme
prédicant, puis relâché à la sollicitation d'un curé
dont son père était le fermier (5), et Bonnet con-
damné, par l'arrêt du 27 juin 1719, à être pendu en
effigie par contumace à Mougon, sont un seul et
(1) Bulletin, IV 228.
(2) OiJ. cit., II 220.
(3) Depping, Corresp. adm. IV 499.
(4) De la paroisse d'Exoudun, dit le Bulletin IV 229.
(5) Lièvre, II 247 et 248.
444 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
même personnage. Il est possible qu'il y ait eu deux
prédicants de ce nom.
M. Lièvre cite encore parmi les prédicants de 1697
un jeune homme du pays, dont la voix était sourde et
confuse, par suite d'un coup de feu qu'il avait reçu
dans la poitrine, sans doute au milieu de quelque
assemblée (1).
Il parle en outre d'une réunion de plus de quatre
mille personnes, tenue en plein jour, le 22 septem-
bre, à la Roche de Nesle (près St-Maixent). « Plu-
sieurs gentilshommes, dit-il, y assistèrent, et leur
réapparition au culte confirma le peuple dans l'idée
que le danger était passé. Quelques dames, moins
rassurées, y parurent couvertes de masques. Pour la
première fois, depuis bien des années, les fidèles se
trouvèrent au pied d'une chaire, qu'on avait dressée
en plein air et qui semblait présager un avenir plus
stable. Le prédicateur se retirait chez le beau-frère
de M. de Vauvert, le sieur de Granges, au Deffaux,
où l'on assurait que, chaque samedi, il se tenait une
assemblée de gentilshommes. C'était un homme de
trente-cinq à quarante ans, vêtu d'une simple étoffe
brune, qui exhortait le peuple à la persévérance, lui
assurant que bientôt il pourrait relever ses temples
de leurs ruines. Le bruit court, ajoutait-il, que la
paix est signée, mais cela n'est pas (2), et elle ne se
fera point sans que la religion soit rétablie.
« Un sermon prêché à cette époque par un ministre
(1) Op. cit., II 204.
(2) Elle avait été signée à Ryswick deux jours auparavant, mais on
ne pouvait encore le savoir en Poitou.
PRÉDICANTS ET PASTEURS DU POITOU 445
venu de l'étranger, et dont une copie fut trouvée,
l'année suivante, parmi les papiers du martyr Bon-
net (1), contenait aussi cette idée que la liberté allait
être rendue au petit troupeau en même temps que la
paix à l'Europe. « Je ne puis exprimer la joie que
j'ai de revoir les restes de la pauvre Sion désolée,
disait le ministre proscrit... Vous êtes à blâmer de
n'avoir pas suivi le précepte de notre Sauveur, qui
nous a dit : Lorsque vous serez jjersécutés dans un
royaume, fuxjez dans un autre ; mais soyez du nom-
bre des sept mille hommes qui ne fléchirent pas le
genou devant Baal. Confortez-vous les uns les au-
tres, et prenez garde aux faux frères... Si vous vous
tournez véritablement devers le Seigneur, il vous
rendra cette manne céleste dont vous avez été si
longtemps privés; il semble qu'il commence à reti-
rer son bras, puisqu'il veut accorder une paix tant
désirée, et qui ne peut être sans le rétablissement de
Sion. C'est donc à cette heure qu'il faut redoubler
de prières... Ne participez jamais aux sacrifices des
idoles. Jouissez paisiblement des petits privilèges
que Dieu vous accorde. Il veut que vous le confes-
siez hautement devant les hommes ; mais il ne vous
demande pas de courir au martyre avec un zèle in-
discret. Cherchez avec soin les gens qui sont en
état de vous éclairer, et ne cherchez jamais la lu-
mière parmi les ténèbres... (2). »
(1) C'est sans doute Pierre Bonnet, marchand, condamné aux ga-
lères à perpétuité le 29 juillet 1698, pour avoir ouvert sa maison à
des assembltles, qui est ici désigné comme martyr.
(2) Lièvre, II 205.
446 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Ce n'est qu'à la fin de l'année 1697 qu'on retrouve
quelques pasteurs dans le Haut et le Bas-Poitou. A
Noël, l'un deux prêcha sur les ruines de la ferme de
Gandry, rasée pour cause d'assemblée, et logea trois
jours au village de la Couture. Plus prudents que les
prédicants, ils ne voulaient que des assemblées noc-
turnes. La direction à suivre pour s'y rendre, était
indiquée par des feux placés de distance en distance,
et par des lanternes qu'on élevait de temps à autre
sur les hauteurs. Aux approches de Pâques 1698, deux
ou trois ministres tinrent des assemblées toutes les
nuits. Mais on n'en put saisir aucun, et toutes les
recherches ne fournirent que de vagues renseigne-
ments (1). Nous avons vu Givry prêcher dans la Boîte-
à-Gailloux cà la lueur des flambeaux et des feux qu'on
avait allumés ; les Poitevins, plus avisés, allumaient
chacun sa chandelle pour chanter les psaumes, et
l'éteignaient à l'arrivée du ministre pour qu'il ne pût
être reconnu. De plus, il était toujours entouré d'un
petit nombre de fidèles, qui le dérobaient à la vue,
et ne laissaient pas approcher les espions que les
prêtres ne manquaient pas d'envoyer, « Souvent on
avait rencontré sur les chemins des personnages
inconnus, qu'on supposait être des pasteurs proscrits ;
mais ils avaient paru sous vingt déguisements divers,
(1) D'après Armand de la Chapelle [Nécessité du culte public^ II
289), il se tint aussi, en 1698, « plusieurs assemblées du cAté d'Or-
léans, et tandis que les prévôts des maréchaussées et les lieutenants
de la province allaient après ceux qui les composaient, comme après
des brigands de grand chemin, l'official d'Orléans faisait publier des
monitoires, pour s'assurer de tous ceux qui y assistaient. »
PRÉDICANTS ET PASTEURS DU POITOU 447
tantôt en gentilshommes galonnés d'or, tantôt en
marchands, vêtus parfois du costume le plus sévère,
et d'autres fois accoutrés de la casaque de bure du
paysan, ou d'un justaucorps de droguet, d'une culotte
de toile et d'un bonnet à poil. Ce que l'on put appren-
dre de l'âge et de la taille de ces mystérieux person-
nages, prouve seulement qu'ils étaient au moins deux
ou trois, allant souvent ensemble. On disait que l'un
d'eux, habituellement vêtu de noir, était lils d'un
boulanger de Saint-Maixent (1) ».
Le 22 mars, veille des Rameaux, on arrêta la dame
de La Mothe, qui avait souvent donné asile aux
ministres dans la maison de la Débuttrie, qu'elle
gérait en l'absence de la dame des Minières retirée à
Paris. Dès lors les assemblées devinrent moins fré-
quentes et moins nombreuses (2).
Paul de La Fontenelle, sieur de la Violière, près de
la Gopechagnère (arrond. de Napoléon-Vendée, Ven-
dée), ancien catholique devenu protestant, arrêté, au
printemps de 1688, comme il essayait de sortir du
royaume avec une partie de sa famille, et condamné
ainsi que sa femme à la réclusion perpétuelle, obtint
sa liberté sans doute au prix d'une abjuration. A
peine rentré chez lui, il se mit à visiter ses frères,
surtout dans leurs maladies, et à les encourager à la
persévérance. 11 fut arrêté de nouveau avec sa femme
et ses filles, en 1698, et conduit à Saumur, d'où on le
transféra au château de Nantes deux années après.
(1) Lièvre, II 217.
(2) Ibid., II 216.
448 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Il semble avoir réussi à gagner l'Angleterre (1).
En 1699, deux habitants de Ghâtellerault, Daniel
Mitault, frère d'un ancien ministre de Chef-Boutonne,
et Hiérôme Otin, apothicaire furent dénonc63S comme
prédicants.
Vers le milieu de l'année suivante, deux ministres
traversèrent la même ville de Ghâtellerault et furent
signalés à l'intendant; mais la désolation était géné-
rale, et ils furent obligés de partir sans avoir tenu
d'assemblées (2).
Hudel était toujours en prison, « Après avoir été
détenu une année à la Bastille (3), il fut envoyé, en
1692, au château de Loches (4) ; en 1696, il était dans
celui d'Angers, où on poussait la dureté jusqu'à em-
pêcher ses enfants de le voir, de peur qu'il ne les
engageât à persister dans la foi pour laquelle il souf-
frait si courageusement. La même année, on le trans-
féra au château de Saumur et il demanda la liberté ;
l'évêque de Luçon, M. de Barillon, consulté, répon-
dit que, si on la lui rendait, il pervertirait les nou-
veaux convertis de son canton, et dès lors il ne fut
plus question de lui ouvrir les portes de la prison.
« Cependant le geôlier plus humain que les régle-
(1) Lièvre, III 134.
(2) Ibid., II 236.
(3) Le père Bordes y essaya vainement de le convertir (Ravaisson,
Arch. de la Bastille^ IX 239).
(4) Par ordre du 15 septembre, avec Jacques de la Gaillarderie, de
Courlai, autre prédicant poitevin, que ne mentionne pas M. Lièvre
(Ravaisson, Arch. de la Bastille., IX 239). II était encore au château
de Saumur, en 1712, avec Hudel et Rouland, aussi prisonnier depuis
22 ans (Liste dressée par De Superville).
PRÉDIGANTS ET PASTEURS DU POITOU 449
ments, lui permettait de voir sa femme et ses enfants,
dont deux étaient venus se fixer à Saumur, pour
adoucir la captivité de leur père; c'était une de ses
iilles, Aimée, et Jean, l'aîné de ses fds, qui s'était
mis en apprentissage chez un artisan de la ville. Les
prisonniers pouvaient se voir : on les réunissait pour
la promenade et pour les repas, que pendant quelque
temps ils prirent même dans une auberge ; mais des
ordres sévères vinrent bientôt les priver de la conso-
lation de communiquer les uns avec les autres et
avec les personnes du dehors ; leurs livres leur furent
enlevés, et on ne laissa entre leurs mains que
de mauvais ouvrages de controverse désignés par
des prêtres. Hudel resta encore pendant dix-huit
mois soumis à ce régime.
«Au mois d'octobre 1701, on l'envoya avec un
autre prisonnier du Poitou au château de Nantes, où
on les recommanda au zèle du gouverneur, M. de
Miane, qui s'était signalé par les conversions les
plus difficiles, mais auquel le ministre Pontchartrain
était obligé de rappeler les principes les plus élémen-
taires de l'honnêteté, ce qui nous laisse beaucoup à
penser sur sa manière de catéchiser les détenus.
Cependant De Miane échoua, et on ramena Hudel
inconverti et inconvertissable au château d'Angers
et plus tard à celui de Saumur. En 1712, on le ren-
voya à Nantes.
« Ce ne fut, à ce qu'il paraît, qu'au mois de mars
1716, après avoir passé plus de vingt-cinq ans dans
les fers, qu'il recouvra la liberté. Le premier usage
qu'il en fit, fut de retourner dans le Bocage prêcher
I 29
450 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
l'Évangile. Une lettre de l'abbé Gould, du 22 mai 1719,
nous apprend qu'il n'était plus alors dans le pays,
mais qu'avant d'en partir, il avait tout perverti du
côté de la Forêt-sur-Sèvre, et même amené un catho-
lique à la religion réformée. En 1722, les biens de
Madeleine Le Camus, et, l'année suivante, ceux de
son mari étaient mis en ferme par la régie, ce qui
nous annonce qu'ils avaient été chercher hors de
France la paix qu'ils ne pouvaient pas trouver dans
le royaume.
« Toute la famille de Hudel montra une grande
fermeté pendant la persécution. Tandis qu'on le
laissait croupir dans les prisons, sa femme et ses
lilles s'exposaient à partager son sort, en assistant
aux assemblées du Désert, notamment à celles qui se
firent sur différents points de la paroisse de Bazôges,
en 1698. Le curé signalait la femme de Hudel, ses
deux fils, ses trois filles et sa belle-mère comme
les protestants les plus opiniâtres du pays, et leur
maison comme le refuge de toutes les victimes de
l'intolérance dans la contrée. En 1714, ses filles
furent enlevées et enfermées aux Nouvelles-Catho-
liques de Nantes.
« Une note envoyée de Fontenay à l'intendant,
vers 1699, mentionne aussi René Hudel, médecin, et
son frère, comme ne faisant j)oint leur devoir et méri-
tant d'être punis et châtiés, attendu la déclaration que
ledit médecin a faite de vouloir vivre et mourir
huguenot (1) »,
(1) Lièvre, III 124-126.
XXI
DUPAN, GILLET, DE BROCAS, BEDEAU, DE FÉLIGE
LES INCONNUS, DOLYMPIE, GOURDIL.
Bien des pasteurs arrêtés avant d'avoir quitté la
France, ont vu s'ouvrir les portes de leur cachot,
entre autres le forçat Grimaudet, tandis que, parmi
ceux qui furent pris après être venus prêcher au
Désert, on n'en connaissait jusqu'ici qu'un seul qui
eût été relâché : Maturin. Il faut, croyons-nous, lui
adjoindre un pasteur suisse, lequel vint sans doute
consoler les Églises sous la croix, et dont le Journal
de Genève du 25 avril 1690 annonçait en ces termes
la prochaine délivrance : « On a reçu communication
de lettres de la Cour [de France], qui témoignent,
nous dit-on, de la satisfaction de Sa Majesté au sujet
de la conduite du magistrat genevois dans l'alFaire
des levées pour l'Angleterre... Le roi, pour témoi-
gner son contentement, va nous faire relâcher cette
fois notre citoyen, spectable Dupan le ministre,
détenu, comme on sait, pour la religion dans les pri-
sons de Vienne en Dauphiné, où dès longtemps il est
en grande souffrance, et qu'on pensait bien nejamais
revoir » (1).
(1) Mém. d'un fugitifs suivi du Journal de Genève, 1690. Paris
1877, in-12, p. 146.
452 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
Il nous paraît difficile d'admettre que Deplan ou
Duplan, mis par De Malzac au nombre des ministres
rentrés en France par la Suisse, soit le même per-
sonnage que Dupan; car si Duplan avait été arrêté,
De Malzac l'aurait probablement su et n'aurait pas dit
qu'il était hors du royaume.
Gillet et De Brocas revinrent aussi. Antoine Court (1)
les mentionne parmi les prédicateurs qui périrent
dans les supplices ou dans les cachots. — Le pasteur
du Désert Gillet ne doit pas être confondu avec Jacob
Gillet, qui desservait, en 1704, l'Eglise de la Nouvelle-
Patente à Londres. — Il y eut aussi deux pasteurs du
nom de Brocas : l'un qui exerça le ministère à Glai-
rac de 1679 à 1685 (2), et l'autre à Casteljaloux, près
de Nérac. Ce dernier s'appelait Pierre de Brocas de
Hondepleurs. Des missionnaires lui ayant fait inti-
mer l'ordre de ne pas défendre à ses paroissiens
d'aller les entendre, et s'étant même rendus au tem-
ple pour s'assurer de l'exécution de cet ordre, Brocas
n'en tint compte et fit un énergique sermon sur ce
texte : Ayez souvenance de la femme de Lot (3). Il
fut arrêté pour ce discours, le 13 septembre 1682, et
banni à perpétuité du royaume avec défense d'y habi-
ter et d'y faire aucune fonction sous peine de mort.
Les témoins qui déposèrent contre lui étaient tous
jésuites, et il eut pour juge un lieutenant-général
prêtre et curé. Le pasteur du Désert fut probable-
(1) Ms. Court, no 28.
(2) Bullet., XII 2dô, et la France prot., VIII 223.
(3) Voir l'analyse de ce discours dans le Bullet., IX 59.
DE BROGAS, BEDEAU, DE FÊLICE 453
ment Pierre de Brocas (1). Nous ne savons lequel
des deux était, vers 1702, chapelain de l'évêque de
Londres (2).
Aux trente-cinq pasteurs et proposants qui, de
1685 à 1700, prêchèrent sous la croix, et sur lesquels
on possède des renseignements plus ou moins cir-
constanciés : Bernard, Gardel, Cottin, De laGacherie,
Maturin, De Salve, Lestang, De Malzac, Masson,
Boulle, Duplan, Giraud, Givry, Regnard, Mestrezat,
Leclerc, César, Bonneau, Hudel, Tavert, La Gaillar-
derie, Goyauld, D'Aumelle, Mercat, Gillet, De Brocas,
Dupan, — Rey, Lerpinière, Vivons, De Bruc, Guion,
Boisson, Bonnemère etBrousson, il faut ajouter deux
ministres dont nous ne savons guère que le nom :
Bedeau, que la police de Paris eut ordre d'arrêter et
de mettre à la Bastille, en 1699 (3), et De Félice, que
La Reynie inscrivit en tète d'une lettre de Desgrez
(15 janvier 1690) notifiant la présence de quelques
pasteurs à Paris (4). Nous nous sommes assuré que
ce De Félice n'est point un aïeul des De Félice
actuels, qui sont d'origine italienne et n'ont pas eu
de pasteur dans leur famille avant notre siècle . Nous
(1) Un siècle plus tard, deux autres De Brocas, prêtres catholiques
persécutés, furent à leur tour obligés de quitter la France.
Ajoutons qu'un Broca, de Pujols près Gensac, arrêté à Lagny (Seine-
et-Marne) en 1773, fut le dernier pasteur emprisonné pour la vie
duquel on craignit.
(2) Mém. de M« Bunoyer, III 43.
(3) Depping, Corresp. adm., IV 432.
(4) La même main a écrit le nom de De Salve sur la lettre précé-
dente qui roulait sur le même sujet {Ms. de la Biblioth. nation.^ Fr.
7053 f« 236).
454 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
ne sommes même pas certain que le guide Félix n'ait
pas été transformé par erreur en De Félice, ministre,
les informations de la police n'étant pas toujours très-
exactes, surtout au début des recherches (1).
Enfin il en est un grand nombre dont nous igno-
rons même les noms. A ceux que la police de Paris
faisait vainement chercher en 1686, il faut ajouter
ceux qui étaient retournés dans le Midi, et à propos
desquels Louvois écrivait, le 5 janvier 1687, au mar-
quis de La Trousse, lieutenant-général du Langue-
doc : « Vous aurez appris, en arrivant dans les Géven-
nes, qu'il y est revenu quelques pasteurs. » Nous
croyons rester au-dessous de la réalité en évaluant à
six le nombre de ceux qui rentrèrent en France dans
les années 1686 et 1687; ce sont six inconnus. En
mars et novembre 1688, la cour annonçait le prochain
retour en Poitou de Gilbert fils et de quelques-uns de
ses collègues. Le 16 juillet, Louvois ordonnait à De
Tessé d'en faire arrêter un, qui devait se trouver sous
un déguisement à Grenoble, et, deux jours après, il
envoyait à La Trousse le signalement d'un autre, qui
était prêt à partir de Hollande pour les Cévennes (2).
(1) C'est ainsi que Desgrez arrêta et fit mettre à la Bastille (août
1699), en qualité de ministre qui « avait des desseins sur Metz », un
nommé Listik ou Lustik, qui travaillait à faire sortir deux femmes
du royaume [Reg. du Secret.^ 0 43). — Or, d'après De Renneville, ce
Lustik était un moine de Mayence, dont les mœurs détestables ne
rappelaient en rien celles des confesseurs de la foi réformée. Il faillit
mourir de trente-deux blessures que lui fit son camarade de cham-
bre, le curé de Livry, qui était à la Bastille dans un état de complète
démence. [L'Inquisition franc. ^ I 455 et IV 400).
(2) Arch. du minist. de la guerre., 835 et 836 in-f".
LES INCONNUS 455
Mettons trois, pour le Poitou et le Midi en 1688, cela
fait déjà neuf inconnus.
L'un des ouvrages de Brousson porte le titre sui-
vant : Interprétation ancienne et nouvelle du songe de
Louis XIV... Première interprétation faite par feu
M. Brousson. Cette interprétation est suivie d'une
Autre interprétation plus abrégée d'un fidèle ministre
de Jésus-Christ, autrefois prosélyte, qui a aussi prêché
sous la croix en France, faite en ces provinces [les
Pays-Bas] au mois d'août 1100. Ce pasteur, qui avait
pu regagner la Hollande et qui vivait encore en 1706,
puisqu'il modifiait et versifiait alors son interpréta-
tion, n'est ni Salomon Bernard, ni Cottin, qui
n'étaient pas prosélytes, ni le prêtre Georges Martin,
devenu protestant, dont l'inepte biographie de Brous-
son (1) démontre surabondamment qu'il n'avait
jamais fréquenté, encore moins présidé le culte du
Désert. Il ne prend du reste pas le titre de pasteur,
non plus que Pierre Frotté, curé converti du diocèse
de Meaux, ni De Valonne, moine qui embrassa le
protestantisme et publia différents écrits. Ce n'est
pas davantage Jean Aymon, l'auteur des Synodes
nationaux, ancien catholique mort pasteur à La
Haye; car," en 1706, pour obtenir les matériaux d'un
livre, il revint en France et toucha une pension,
en promettant de rentrer dans le catholicisme :
les pasteurs sous la croix avaient une conscience
(1) Hist. de feu Claude Brousson, min. du S. Évangile et mar-
tyr de J. Chr. par Georges Martin protestant réformé [ci-devant
prêtre augustin], 1609. Ms. de 35 pages de la Bibliothèq. ■wallonne de
Leyde.
456 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
bien autrement délicate. Voilà donc un dixième
inconnu (1).
Élie Benoit (2) nous apprend qu'il y avait un pas-
teur aux environs de Sainte-Foy en 1691 ; c'est le
onzième. Nous savons que, après l'arrestation de
Giraud et de Givry, il en restait deux à Paris, qui,
d'après un interrogatoire du 7 juillet 1692, étaient
logés rue de Seine (3) ; voilà les douzième et trei-
zième inconnus. Le quatorzième est signalé dans le
billet suivant, que Pontchartrain adressait, le 5 mars
1693, à l'archevêque de Lyon : « Le roi étant informé
que depuis peu il est arrivé à Lyon un ministre de
la R. P. R. qui ne devait qu'y passer pour se rendre
à Paris, mais que depuis peu il a pris la résolution
de rester à Lyon ; sur quoi Sa Majesté m'ordonne de
vous écrire de faire les diligences que vous jugerez
(1) Maintenant que la question est posée, elle ne peut pas ne pas
être résolue. — Nous avons pensé à Marc Josselin Daunette ci-devant
docteur de Sorbonne, ministre en 1699 et sans doute antérieurement
(Bullet., XI 98j, aussi bien qu'à un israélite converti par Bossuet,
Charles-Marie de Veil, qui, après être devenu docteur en théologie
catholique, quitta brusquement la France, pour aller professer le
protestantisme en Angleterre ; mais nos recherches n'ont pas abouti.
(2) « Aux environs de Duras, de Gensac et de Ste-Foy, le zèle des
convertis se réveilla. On y fit plusieurs assemblées, où il se trouva un
ministre vers la fin de 1691. L'intendant et le parlement ne perdirent
pas cette occasion de se signaler. On s'informa, on décréta, on saisit
plusieurs personnes. On rasa des maisons, on enferma des femmes
pour jamais, on fit faire des amendes honorables, on condamna aux
galères et à la mort » [Hist. de l'éclit de Nantes, III 1002).
(3) Reg. du Secret., 0 36, f» 145. — A la fin d'août, les assemblées
continuaient encore à Paris, et la maison des Girardot était surveil-
lée. [Ibid., f" 183).
LES INCONNUS 457
nécessaires pour arrêter ce ministre. » M. Depping
pense que ce ministre pouvait être Brousson ; mais
il se trompe : Brousson était alors en Languedoc.
C'est bien d'un inconnu qu'il s'agit. Le quinzième
est celui qui se trouvait dans le Languedoc en 1695,
et qui écrivit la relation de la mort de Papus qu'on
trouvera plus loin. M. Lièvre nous apprend que le
Poitou vit deux ou trois ministres en 1698, et qu'il
en passa deux à Ghâtellerault en 1700. Le synode de
Maëstricht, tenu en août 1699, présenta aux États-
Généraux de Hollande une requête en faveur de
« plusieurs pasteurs revenus depuis quelques mois
de France »; c'est donc, pour le moins, cinq inconnus
cà ajouter aux quinze, total vingt; mettons quinze,
pour éviter la possibilité des doubles emplois, nous
obtenons un total de plus de cinquante pasteurs ren-
trés en France au XVIP siècle, ou y prêchant après
la Révocation. Ce chiffre, aussi glorieux que celui
des abjurations était humiliant, a sans doute été
dépassé ; car nous ne pouvons nous flatter d'avoir
trouvé la trace de tous ceux qui sont revenus, et
Malzac écrivait déjà en 1689 que le nombre en était
considérable. Brousson, cà son tour, et sans distin-
guer, il est vrai, les pasteurs des laïques, parlait, en
1690, d'un grand nombre (1) de fldèles serviteurs que
Dieu envoyait depuis longtemps (2) en France. Cepen-
dant il ne faudrait pas croire, comme Ch. Weiss le
(1) Lettres et opuscules, p. 66.
(2) La manne tnystiq., Il 70. Dans un autre discours écrit aussi en
1690 (II 31) il dit : Depuis plusieurs années.
458 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
donne un peu légèrement à entendre (1), que cet
absolu dévouement fût la règle générale et non l'ex-
ception : « Plus de deux cents pasteurs, dit-il,
s'étaient retirés en Suisse. On en comptait environ
quatre-vingts dans la seule ville de Lausanne. Mais
du fond de leur exil, ils ne cessaient de correspondre
avec leurs anciens troupeaux. Souvent ils retour-
naient secrètement en France, pour les confirmer
dans leur attachement à la Réforme ».
Un zélateur roué vif par contumace en 1684, Do-
lympie (2), ancien pasteur de St-Paul-la-Goste (Gard),
qui, en octobre et novembre 1687, remplit auprès du
duc de Wurtemberg une mission en faveur des réfu-
giés (3), était sur le point de quitter Schaffouse, oii il
exerçait son ministère, pour rentrer en France, au
commencement de 1689. C'est Bâville qui nous l'ap-
prend par sa lettre du 20 mars (4) : « Le sieur de
St-Auban, juge d'Alais, m'a dit que Rodier d'Anduze
[naïf huguenot qui disait tout au juge espion] l'avait
assuré que le ministre Olympie, qui doit venir dans
les Gévennes, était allé en Angleterre, pour concerter
avec le prince d'Orange le temps d'entrer dans ce
pays avec cinq autres ministres ; qu'ils ont résolu de
n'y point venir que lorsque le prince d'Orange fera
une descente sur les côtes ; qu'ils blâment fort le
mouvement fait dans le Vivarais, disant qu'il avait
été fait trop tôt, et qu'il ne servait qu'à faire prendre
(1) Hist. des réfug. prot., II 249.
(2) La France prot., IX 5, et Élie Benoit, III 669.
(3) Bullet., 2e série, IV 283.
(4) Hugues, Hist. de l'Ègl. réf. d'Anduze., p. 690.
DOLYMPIE, GOURDIL 459
les plus grandes précautions contre les nouveaux
catholiques, etc. » — Le récit plus ou moins exact de
Rodier, d'après lequel la rentrée des six pasteurs
aurait été subordonnée aune invasion de la France
par Guillaume d'Orange, ne prouve nullement que
Dolympie ne se soit pas décidé à venir prêcher au
Désert.
Peut-être faudrait-il ranger parmi les pasteurs
arrêtés avant d'avoir pu pénétrer dans le royaume,
le nimois Jean Gourdil (1), âgé de trente-six ans,
ancien pasteur dans une des maisons du sieur La
Cassagne (2), qui avait un exercice près de Nîmes.
Gourdil, expatrié avant la Révocation, était entré
dans l'Église anglicane; l'évêque de Londres lui
avait administré les ordres et l'avait gardé trois ans
comme attaché à la cathédrale. Il était ensuite parti
pour Nevi^-York, où il fit quelque fonction pastorale
en 1689 (3). Au mois d'août de la même année, il se
trouvait avec trois autres protestants français sur un
des vaisseaux anglais qui furent pris et conduits à
Nantes par Dandenne. Se bornait-il à retourner en
Angleterre, au.moment où tous les exilés attendaient
et préparaient la délivrance de l'Église réformée ?
Emprisonné et interrogé par ordre de Seignelay, il
(1) Nous ignorons s'il était parent du Courdil, ministre de Pim-
perdu en Anjou, qui abjura pour une pension en 1681, à Tàge de
quatre-vingt cinq ans {La France j^fot., IV 90).
(2) Les demoiselles de La Cassagne, de Nîmes, habitaient Morges
en 1698 (Jules Cliavannes, Les réfugiés dans le pays de Vaud,
p. 292). Voir aussi VHist. dés pasteurs du désert^ I 75.
(3) Bitllet., 2e série, XI 522.
460 LES PREMIERS PASTEURS DU DÉSERT
prétendit qu'il revenait de la Caroline où il était allé
voir des Français de ses amis. Il fut relâché, parce
qu'il prouva que sa sortie du royaume était anté-
rieure à 1685, et monta, le 9 novembre, sur le navire
du capitaine Crisman qui faisait voile pour Copenha-
gue (1). — Élie Benoit (2) cite parmi les pasteurs pen-
dus par contumace, en 1684, pour avoir misa exécu-
tion le projet de Brousson, un ministre de Vestric
(arrond. de Vauvert, Gard) nommé Cordil. Entre ce
Cordil et notre Courdil, il nous semble qu'il n'y a
d'autre différence que celle de l'orthographe du nom,
laquelle était alors des plus variables. En essayant de
venir prêcher sous la croix, l'ancien zélateur n'aurait
fait que se montrer fidèle à lui-même et à son passé.
(1) Vaurigaud, Essai sur l'Iiist. des Ègl. réf. de Bretagne., III 152-
154.
(2) Hist. de l'édit de Nantes, III 669.
FIN DU PREMIER VOLUME
TABLE DES MATIERES
Pages
Préface 1
Introduction (Évasions) 11
I Les Pasteurs à la Révocation 71
II Les Modérés et les Zélateurs 133
CONFESSEURS DU NORD
III Salomon Bernard 165
IV Cardel 172
V Cottin 203
VI De la Gacherie 217
VII Maturin •. 219
VIII De Salve 255
IX Lestang 288
X De Malzac 296
XI Masson 340
XII Giraud 342
XIII Gardien Givry • 349
XIV Regnard 402
XV Mestrezat 404
XVI Leclerc 410
XVII Bonneau 418
XVIII Israël Lecourt 422
XIX Le comte de Vivans 428
XX Pasteurs et Prédicants du Poitou 437
XXI Dupan, Gillet, De Brocas, Bedeau, De Félice, les Inconnus,
Dolympie, Courdil 451
LiBOURNE — Imprimerie F. REAL et C" — 2, cours d'Orléans, 2.
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Les premiers pasteurs du Désert,
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