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Full text of "Les sept péchés capitaux : l'orgueil"

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'^     COLLECTION  DE  ROMANS  A  1  FR.  25 


EUGENE     SUE 

-  ŒUVKES  — 


LES 


SEPT  PÉCHÉS 


CAPITAUX 


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L'OKGhXJEIILi 

TOME   PREMIER 


PAllIS 


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ÉDITEURS  ^C^^'? 

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University  of  Ottawa 


littp://www.arcli  ive.org/details/lesseptpclisc01  suée 


LES 

SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX 


L'O  RGUEIL 


TOME    F'REMlE'.l 


PARIS.  —  IMP.  C,  MARPON  ET  E.  FLAMMARION,  RDE  RAONE,   26, 


EUGENE    SUE 

-  ŒUVRES  - 

LES 


SEPT  PÉCHÉS 


CAPITAUX 


L'ORGUEIL 


TOME   PREMIER 


.NOUVELLE    EDITION 


PARIS 

C.    MARPON     ET     E.    FLAMMARION 

ÉDITEURS 
26,     EUE     RACINE,     PRÈS     l'ODÉON. 


LES 

SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX 


L'ORGUEIL 


LA  DUCHESSE 


Elle  avait  un  vice...  roRCCEir,,  qni  loi 
lenir'u  lieu  de  toutes  les  qualités. 


Le  coramandiint  Bernard,  cnfanl  de  Paris,  après  avoir  servi  l'Einpir^ 
dans  les  marins  de  la  garde,  et  la  Reslauralion  comme  lieutenant  d 
vaisseau,  s'était  retiré,  quelque  temps  après  1830,  avec  le  grade  bo 
uorilique  de  capitaine  de  frégate. 

Criblé  de  blessures,  souvent  mis  à  l'ordre  du  jour  pour  ses  brillani: 
.'ails  d'armes  dans  les  combats  maritimes  de  la  guerre  des  ludos,  e. 


2  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

plus  tard  cilé  comme  l'un  des  vaillants  soldats  de  la  campagne  de 
Russie,  M.  Bernard,  homme  simple  et  droit,  d'im  cœur  excellent,  vi- 
vant modestement  de  sa  solde  de  retraite,  à  peine  suffisante  à  ses  be- 
soins, habitait  un  petit  appartement  situé  dans  l'une  des  rues  les 
plus  solitaires  de  Batignolles,  ce  nouveau  faubourg  de  Paris. 

Une  vieille  ménagère,  nommée  madame  Barbançon,  était,  depuis 
dix  ans,  au  service  du  commandant  Bernard  :  quoiqu'elle  lui  filt  fort 
affectionnée,  elle  lui  rendait  parfois,  ainsi  que  l'on  dit  vulgairement, 
la  vie  très-dure. 

La  digne  femme  avait  l'humeur  despotique,  ombrageuse,  et  se  plai- 
sait à  rappeler  souvent  à  son  maître  qu'elle  avait  quitté,  pour  entrer 
chez  lui,  une  certaine  position  sociale. 

Pour  tout  dire,  madame  Barbançon  avait  été  longtemps  aide  ou  ap- 
prentie sage-femme  chez  une  praticienne  en  renom. 

Le  souvenir  de  ses  anciennes  fonctions  était  pour  madame  Barban- 
çon un  texte  inépuisable  d'histoires  mystérieuses;  elle  aimait  surtout 
à  raconter  l'aventure  d'une  jeune  personne  masquée,  qui,  assistée  de 
la  sage-femme,  av^it  secrètement  mis  au  monde  une  charmante  pe- 
tite fille,  dont  madame  Barbançon  avait  particulièrement  pris  soin 
pendant  deux  années  environ,  au  bout  desquelles  un  inconnu  était 
venu  réclamer  l'enfant. 

Quatre  ou  cinq  ans  après  ce  mémorable  événement,  madame  Bar- 
bançon quitta  sa  praticienne  et  cumula  les  deux  fonctions  de  garde- 
malade  et  de  femme  de  ménage. 

Vers  cette  époque,  le  commandant  Bernard,  très -souffrant  d'an- 
ciennes blessures  rouvertes,  eut  besoin  d'une  garde  ;  il  fut  si  satisfait 
des  soins  de  madame  Barbançon,  qu'il  lui  proposa  d'entrer  à  son 
service. 

—  Ce  sera  vos  invalides,  maman  Barbançon,  lui  dit  le  vétéran; 
je  ne  suis  pas  bien  féroce,  et  nous  vivrons  tranquilles. 

Madame  Barbançon  accepta  de  grand  cœur,  s'éleva  d'elle-même  au 
poste  de  dame  de  confiance  de  monsieur  le  commandant  Bernard,  et 
devint  peu  à  peu  une  véritable  servante-maîtresse. 

Certes,  en  voyant  avec  quelle  patience  angélique  il  supportait  la 
tyrannie  de  sa  ménagère,  on  eût  plutôt  pris  le  vieux  marin  pour 
quelque  pacifique  rentier  que  pour  l'un  des  plus  braves  soldats  de 
l'Empire. 

Le  commandant  Bernard  aimait  passiorniément  le  jardinage;, il  don* 


L'ORGUKIL.  i 

nail  surtout  ses  soins  à  une  petite  tonnelle  ircilln^^dc  de  ses  mains  et 
couverte  de  clétnatiles,  de  houblon  et  de  clièvrcteuilie  ;  c'est  là  qu'il 
se  phiisuit  à  s'asseoir,  après  son  diner  frug:il,  pour  fumer  sa  pipe  en 
rêvant  à  st;s  canipa^mes  et  à  ses  anciens  frères  d'armes.  Cette  tou- 
nelle  marquait  la  limite  des  possessions  territoriales  du  commandant, 
car,  bien  que  fort  petit,  le  jardin  était  divisé  en  deux  portions  : 

L'une,  abandonnée  aux  soins  de  madame  Barbauçon,  élevait  ses 
prétentions  juxju'à  Vutilité;  * 

L'autre  partie,  dont  le  vétéran  avait  seul  la  direction,  était  réservée 
à  Vagrcmcnt. 

L'exacte  délimitation  de  ces  deux  carrés  de  terre  avait  été  et  était 
encore  la  cause  d'une  lutte,  sourde  mais  acharnée,  cuire  le  comman- 
dant et  sa  ménagère. 

Jamais  deux  Fiais  limitrophes,  jaloux  d'étendre  leurs  frontières 
aux  dépens  l'un  de  l'autre,  ne  déployèrent  plus  de  ruses,  plus  d'habi- 
leté, plus  de  persfvérance,  pour  dissimuler,  pou-r  déjouer  ou  pour  as- 
surer leurs  mutuelles  lenialives  d'envahissement. 

11  faut  d'ailleurs  rendre  cette  justice  au  commandant,  qu'il  com- 
battait pour  la  justice.  Il  ne  voulait  rien  conquérir,  mais  il  tenait  à 
conserver  rigoureusement  l'intégrité  de  son  territoire,  que  l'aventu- 
reuse et  insatiable  ménagère  violait  souvent,  sous  prétexte  de  persil, 
piniprenelle,  ciboule,  thym,  estragon,  mauve,  camomille,  etc.,  etc., 
dont  elle  voulait  à  tout  prix  étendre  la  culture  aux  dépens  des  rosiers, 
des  tulipes  et  des  pivoines  de  son  maître. 

Une  autre  cause  de  discussion  souvent  plaisante,  entre  le  comman- 
dant et  madame  Barbançon,  était  la  haine  implacable  que  celle-ci 
avait  vouée  à  Napoléon,  à  qui  elle  ne  pouvait  pardo  iner  la  mort  d'un 
vélile  de  la  jeune  garde,  qu'elle  avait  passionnément  aimé  dans  sa 
jeunesse. 

De  là  une  rancune  implacable  contre  l'Empereur,  qu'elle  traitait 
cavalièrement  d  aml)iiiedx  despote,  d'ogre  de  Corse,  et  auquel  elle  ac- 
cordait à  peine  quelque  supériorité  militaire;  ce  qui  portait  à  son 
comble  l'hilariié  du  vétéran. 

Néanmoins,  malgré  ces  graves  dissentiments  politiques  et  la  per- 
manente et  brûlante  question  des  limites  des  deux  jardinets,  madame 
Barbançon,  dévouée  à  swi  maître,  l'entourait  d'attentions,  de  préve- 
nances ;  et,  de  son  côté,  le  vétéran  se  serait  difûciloment  passé  des 
soins  de  sa  ménagère. 


4  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX 

Le  printemps  de  1844  touchait  à  sa  fin,  la  verdure  du  mois  de  mai 
brillait  de  toute  sa  fraîcheur;  trois  heures  de  l'après-dînée  venaient 
de  sonner;  quoique  la  journée  lût  chaude  et  le  soleil  aident,  une 
bonne  odeur  d'herbe  mouillée,  se  joignant  à  la  senteur  de  quelques 
petits  massifs  de  lilas  et  de  seringats  en  fleurs,  attestait  les  soins  pro- 
videntiels du  commandant  pour  son  jardinet. 

Grâce  à  ses  arrosoirs  fréquemment  et  laborieusement  remplis  à 
un  grand  cuvier  enfoncé  à  fleur  de  terre,  et  qui  s'arrogeait  des  pré- 
tentions de  bassin,  le  vétéran  venait  d'épancher  sur  la  terre  altérée 
une  pluie  rafraîchissante;  il  n'avait  pas  même,  dans  sa  généreuse 
impartialité,  exclu  des  bienfaits  de  sa  rosée  ariilîcielle  les  plates- 
bandes  culinaires  et  pharmaceutiques  de  sa  ménagère. 

Le  vétéran,  en  costume  de  jardinier,  veste  ronde  de  coutil  gris, 
large  chapeau  de  paille,  se  reposait  de  la  peine  qu'il  venait  de  pren- 
dre :  assis  sous  la  tonnelle  qui  déjà  se  garnissait  des  pousses  vigou- 
reuses du  houblon  et  de  la  clématite,  il  essuyait  la  sueur  qui  coulait 
de  son  front  chauve;  ses  traits  hàlés  avaient  une  rare  expression  de 
franchise  et  de  bonté,  empreints  cependant  d'un  certain  caractère 
martial,  grâce  à  son  épaisse  moustache,  aussi  blanche  que  ses  che- 
veux coupés  en  brosse. 

Après  avoir  remis  dans  sa  poche  son  petit  mouchoir  à  carreaux 
bleus,  le  vétéran  prit,  sur  une  table  placée  sous  la  tonnelle,  sa  pipe 
de  Kummer,  la  chargea,  l'alluma,  et,  bien  établi  dans  un  vieux  fau- 
teuil tressé  de  jonc,  il  se  mit  à  fumer  en  jouissant  de  la  beauté  du 
jour. 

L'on  n'entendait  d'autre  bruit  que  le  sifflement  de  quelques  merles, 
et,  de  temps  à  autre,  un  fredon  de  madame  Barbançou,  occupée  à 
récoller  une  petite  provision  de  persil  et  de  pimprenelle  pour  la  sa- 
lade du  soiqier. 

Si  le  vétéran  n'eût  pas  été  doué  par  la  nature  de  nerfs  d'acier,  la 
douce  quiétude  de  son  far  niente  eûi  été  péniblement  troublée  par 
l'incessant  refrain  de  sa  ménagère;  celle-ci  avait  voué,  par  un  loin- 
tain ressouvenir  de  jeunesse  (qui  se  rapportait  au  vélite  tant  regretté), 
une  affection  exclusive  à  une  naïve  romance  des  temps  passés,  inli^ 
tulée  :  Pauvre  Jacques. 

Malheureusement,  la  ménagère  travestissait  de  la  façon  la  plus 
saugrenue  les  simples  paroles  de  cet  air  d'une  mélancolie  char- 
mante. 


L'ORGUEIL.  5 

Ainsi,  madame  Barbançon  ch:iiiiuiiiiaii  inircpidcmeiU  les  deux  der- 
niers vers  de  celle  l'oinance  de  la  façon  que  voici  : 

Mais  à  pri'-seiil  que  je  suis  loin  de  loi, 
le  UANCE  lie  loul  sur  lu  terre  • 

Ce  qu'il  yavaii  siirioul  d'horripilant  dans  celle  cantilcne.invariable- 
nieiil  rcptilée  d  une  voix  aussi  fausse  que  nasillarde,  c'élail  l'exiire-siou 
plaiuliNc,  dL->olée,  avec  laquelle  madame  B.irbançuu,  secouant  mélau- 
coliqueuieni  la  tête,  accentuait  ce  dernier  vers  : 

Jo  MANGE  (le  tout  sur  la  lerrc. 

Depuis  lanlôi  dix  ans,  le  commandant  Bernard  subissait  lioroiciue- 
ment  ce  refrain.  J.imais  le  digne  marin  uavail  pris  garde  au  sens 
grotesque  que  madame  Barbançon  donnait  au  dernier  vers  do  la  ro- 
mance. 

Par  hasard,  ce  jour-là,  le  vétéran  s'arrêta  au  sens  de  ces  paroles, 
et  il  lui  semlda  que  manger  de  tout  sur  la  terre  n'élail  pas  une  con- 
séquence rigoureuse  des  regrets  de  l'absence;  aussi.  ap;ès  avoir  une 
seconde  fois  prêié  une  oreille  impariiale  et  alieniive  au  refrain  de  sa 
ménagère,  il  s'écria  en  posant  sa  pipe  sur  la  table  : 

—  Ahçà!  quelle  diable  de  farce  nous  chaulez-vous  là,  madame 
Barbançon  ? 

Madame  Barbançon  se  redressa  et  reprit  aigrement  : 

—  Je  chante  unecliarmanle  romance...  inlilulée  :  Pauvre  Jacques... 
Monsieur,  chacun  son  goût...  Libre  à  vous  de  la  trouver  farce...  Ça 
n'est  pourtant  pas  d'hier  que  vous  m'entendez  la  chauler. 

—  Oh  !  non,  certes,  ce  n'est  pas  d'hier  !  reprit  le  commandant  avec 
un  soupir  d'imiocenle  récriminalion 

—  Je  l'ai  apprise,  celte  jolie  romance,  —  dit  la  ménagère  en  pous- 
sant un  profond  soupir,  —  dans  un  temps...  dans  un  teni|»s  ..  enfin 
sufiit,  —  ajouia-t-elle  en  refoulant  au  plus  profond  de  son  cœur  ses 
regrets  toujours  vivants  pour  le  télite.  —  Celle  romance...  je  la  chan- 
tais aussi  à  celle  jeune  dame  masquée  qui  est  venue  pour  accoucher 
çecrètemeni,  et  qui... 

—  J'aime  mieu.v  la  romance!  —  s'écria  le  vétéran  menace  de  ccl'e 

'  Au  lieu  de  : 

Je  manque  de  tout  sur  la  terre. 


6  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

éternelle  redite,  et  interrompant  madame  Barbanoon,  — oui,  je  pré- 
îère  la  romance  à  l'hisioire...  c'est  moins  long;  mais  que  le  diable 
m'emporte  si  je  comprends  davantage  ce  que  cela  signifie  !... 

Mais  à  présent  que  je  suis  loin  de  toi...  je  mange  de  tout  sur  la 
terre. 

—  Eh  bien  !  monsieur...  vous  ne  comprenez  pas? 

—  Non  ! 

—  C'est  pourtant  bien  simple....  mais  les  militaires  ont  le  cœur 
si  dur  ! 

—  Voyons,  maman  Barbançon,  raisonnons  un  peu.  Voilà  une  com- 
mère qui,  diins  son  chagrin  de  ce  que  Pauvre  Jacques  est  absent,  se 
met  à  manger  de  tout  sur  la  terre  ! 

—  Certainement,  monsieur,  un  enfant  comprendrait  cela  ! 

—  Eh  bi(Mi  !  moi,  pas. 

—  Comment?  vous  ne  comprenez  pas...  cette  malheureuse  fille  est 
si  désolée,  depuis  le  départ  du  Pauvre  Jacques,  qu'elle  maiige  de  tout... 
sur  la  terre,  quoi!  sansfaire  attention  à  rien,  elle  mangerait  de  n'ira- 
porte  quoi...  du  poison...  même...  la  malheureuse...  tant  la  vie  lui 
est  égale...  car  elle  est  comme  une  ahurie,  comme  une  âme  damnée: 
elle  ne  sait  plus  ce  qu'elle  fait  ;  enfin  elle  mange  loti  ce  qui  lui  tombe 
sous  la  main...  et  ça  ne  vous  arrache  pas  les  larmes  des  yeux,  mon- 
sieur? 

Le  vétéran  avait  écoulé  avec  une  attention  profonde  le  commen- 
taire de  madame  Barbançon,  et,  il  faut  le  dire,  celle  glose  ne  lui  pa. 
rut  pas  absoliuuent  dépourvue  de  sens  ;  seulement  il  hocha  la  tête  et 
dit  en  manière  de  résumé  : 

—  A  la  bonne  heure...  maintenant  je  comprends,  mais  c'est  égal, 
ces  romances,  c'est  toujours  joliment  tiré  par  les  cheveux  ! 

—  Pauvre  Jacques!  tirée  par  les  cheveux  !  Oh  !  si  on  peut  dire!!! 
—  s'écria  madame  Barbançon,  —  indignée  de  la  témérité  du  juge- 
ment de  son  mai  Ire. 

—  Chacun  son  goût,  —  reprit  le  vétéran,  —  j'aime  mieux,  moi, 
nos  vieilles  chansons  de  matelot,  on  sait  de  quoi  y  retourne,  ce  n'est 
pas  alambitiipié. 

Et  le  vieux  marin  entonna  d'une  voix  aussi  puissante  que  discor* 
dante  : 

Pour  aller  à  Lorient  pêcher  des  sardines... 
Pour  aller  à  Lorient  pêcher  des  harorrgs..» 


L'ORGUEIL.  7 

—  Monsieur  !  —  s'écria  luudaiiic  Huibançon  en  iiitorrompant  soa 
maître  d'au  uir  à  la  fois  p(idi(|iie  et  coiirruticé.  car  elle  coiiiiaissail  la 
lin  de  la  romance,  —  vons  oubliez  ([u'il  y  a  des  Conunes  ici. 

—  Ah!  bah  !  où  donc?  demanda  curieusement  le  vétéran,  cnalloa- 
gcant  le  cou  pour  regarder  en  dehors  de  sa  lomielle. 

—  Il  mt-  soinlilc,  monsieur,  qu'il  n'y  a  pas  besoin  de  regarder  si  v 
loin,  —  dit  la  ménagère  avec  dignité,  —  je  vous  crève  suffisamment 
les  yeux. 

—  Tiens,  c'est  vrai,  maman  Rarbançon,  j'oublie  toujours...  que 
vous  faites  partie  du  beau  sexe...  c'est  égal,  j'aiuie  mieux  ma  ro- 
mance que  la  vôire  ..  C'était  la  chanson  à  la  mode  sur  la  frégate 
l'ArMDE,  où  j'ai  embarqué  novice  à  quatorze  ans,  et  plus  lard  nous 
l'avons  chantée  en  terri;  ferme...  quand  j'étais  dausics  m;irins  de  la 
garde  impériale...  Ah!  c'était  le  bon  temps!  j'étais  jeune  alors!... 

—  Oui,  et  puis  :  Bâ...û...6napartè.  .  (il  nous  faut  absolument  or- 
thograpliior  et  accentuer  ce  nom  delà  sorte,  afin  de  rendre  sensible  la 
manière  dédaigneuse  et  amèrement  courroucée  avec  laquelle  madame 
Barbançon  prononçait  le  nom  du  grand  homuie  qui  avait  causé  la 
mort  du  vélite]  oui...  Iiû...û...ônapartc  était  à  votre  tête? 

—  Bien,  maman  Barbam  ou,  je  vous  vois  venir,  —  dit  en  riant  le 
vieux  marin,  —  \'ogrc  de  Corse  n'est  pas  loin.  Pauvre  Empereur,  va  ! 

—  Oui,  monsieur,  votre  Empereur,  c'était  uu  ogre...  et  si  ce  n'é- 
tait que  ça,  encore  ! 

—  Comment  !  il  a  fait  pis  que  d'être  un  ogre? 

—  Oui,  oui,  riez...  allez,  c'est  une  horreur. 

—  Mais  quoi  donc? 

—  Eli  bien  !  monsieur  ,  quand  l'ogre  de  Corse  a  tenu  le  pape,  à 
Fontainebleau,  en  sa  puissance,  savez-vous  ce  qu'il  a  eu  l'indiguilé  de 
lui  faire  faire,  à  noire  saint-père,  hein,  votre  Dùùùuaparlé?. .. 

—  Non,  maman  Barbançon;  parole  d'honneur,  je  n'en  sais  rien. 

—  Vous  ne  direz  pas  que  c'est  faux,  je  tiens  la  chose  d'un  vélite  de 
la  jeune  garde... 

—  Qui  à  celte  heure  doit  être  joliment  de  la  vieille;  mais  voyons 
l'histoire. 

—  th  bien  !  monsieur,  votre  Bûûônapartè  a  en  l'infamie  ,  pour 
humilier  le  pape,  de  l'atteler  en  grand  coslume  à  la  petite  voilure 
du  roi  de  Rome,  de  monter  dedans  et  de  se  faire  traîner  par  ce  pau- 


8  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

vre  saint-père  à  travers  le  parc  de  Fontainebleau...  afin  d'aller  dans 
cet  équipage-là  annoncer  son  divorce  à  l'impératrice  Joséphine,  un 
amour  de  femme  qui  était  pleine  de  religion. 

—  Vraiment,  maman  Barbançon,  —  dit  le  vieux  marin  eu  étouf- 
fant de  rire,  —  ce  scélérat  d'empereur  est  allé  dans  la  voiture  du  roi 
de  Rome  trabée  par  le  pape,  annoncer  son  divorce  à  l'impératrice 
Joséphine? 

—  Oui,  monsieur,  pour  la  tourmenter  à  cause  de  sa  religion,  celte 
chère  princesse  :  comme  il  la  forçait  aussi  de  manger  un  gros  jam- 
bon tous  les  vendredis  saints...  en  présence  de  Roustan,  son  affreux 
mameluk,  à  preuve  qu'elle  était  servie  ce  jour-là  à  table  par  des 
prêtres,  dans  l'idée  d'humilier  le  clergé,  vu  que  cet  affreux  Roustan 
se  vantait  devant  eux  d'être  musulman  et  qu'il  leur  parlait  de  son  sé- 
rail... et  de  ses  effrontées  bayadères,  même  que  ces  pauvres  prêtres 
en  devenaient  rouges  comme  des  bigarreaux...  Il  n'y  a  pas  là  de 
quoi  pouffer  de  rire,  monsieur;  dans  le  temps  tout  le  monde  a  su 
cela,  même  que... 

Malheureusement,  la  ménagère  ne  put  continuer;  ses  effrayantes 
récriminatious  anli-bûûônapartisles  furent  interrompues  par  un  vi- 
goureux coup  de  sonnette,  et  elle  se  dirigea  en  hâte  vers  la  porte  de 
la  rue. 


Quelques  mots  d'explication  sont  nécessaires  avant  l'introduction 
d'un  nouveau  personnage,  Olivier  Raymond,  neveu  du  commandant 
Bernard. 

La  sœur  du  vétéran  avait  épousé  un  expéditionnaire  du  ministère 
de  1  intérieur;  au  bout  de  quelques  années  de  mariage,  le  commis 
mourut,  laissant  une  veuve  et  un  lils,  âgé  alors  de  huit  ans.  Quelques 
amis  du  défunt  s'employèrent  et  firent  donner  à  son  fils  une  bourse 
dans  un  collège. 

La  veuve,  sans  fortune  et  n'ayant  aucun  droit  à  une  pension,  tâcha 
de  se  suffire  à  elle-même  par  son  travail  Mais,  au  bout  de  quelques 
années  d'une  existence  pauvre  et  laborieuse,  elle  laissa  son  fiis  or- 
phelin, sans  autre  parent  que  son  oncle  Bernard,  alors  lieutenant  de 
vaisseau,  commandant  une  goélette  attachée  à  l'une  des  stations  de  la 
!ner  du  Sud. 


LORGUEIL.  9 

De  rclour  en  France  pour  y  proiidre  sa  retraite,  le  vieux  mariD 
trouva  son  neveu  ailievanl  sa  (ieiniére  année  de  pliilosopliie  lllivier, 
sans  remporter  de  grands  succès  universitaires,  avait  du  nioiii>  par- 
faitenicnt  pioliic  de  son  éducation  gratuite;  mais  inailieureusemeut, 
et  ainsi  que  cela  arrive  toujours,  celte  éducation,  imilemont  prati- 
que,  D  assurait  en  rien  sa  position,  son  avenir  au  sortir  du  collège. 

Après  avoir  longtemps  réfléi  hi  à  la  position  précaire  de  son  neveu, 
qu'il  aimait  lendrenienr,  et  se  voyant  hors  d'état  de  lui  venir  clfica- 
cenuni  en  aide,  vu  la  modicité  de  sa  solde  de  retraite,  le  comman- 
dant Bein:ird  dit  à  Olivier  : 

—  Mon  pauvre  enfant...  nous  n'avons  qu'un  parti  à  prendre.  Tues 
robuste,  brave,  intelligint;  tu  as  reçu  nue  éducation  qui  te  rend 
du  moins  supérieur  au  plu>  grand  nombre  des  pauvres  jeunes  gens 
que  le  sort  envoie  à  l'arnjée.  Le  recrutement  t'atteindra  l'an  pro- 
chain ;  devance  le  moment ,  fais-toi  soldat ,  tu  pourras  du  moins 
choisir  ton  arme...  On  se  bat  en  Afrique;  dans  cinq  ou  six  ans  tu 
peux  être  oflicier...  C'est  du  moins  une  carrière...  Si  pourtant  l'é- 
tat militaire  te  répugne  par  trop,  mon  cher  enfant,  nous  aviserons 
à  autre  chose.  Nous  vivrons  sur  mes  mille  francs  de  retraite  jus- 
qu'à ce  que  lu  pui-ses  te  caser  quelque  part...  Je  ne  te  propose  pas 
d'entrer  dans  la  marine,  il  est  trop  tard  :  il  faut  être  rompu  jeune 
à  cette  vie  exceptionnelle  et  rude,  sans  cela  presque  toujours  on  est 
mauvais  marin...  Mamtenant,  choisis. 

Le  choix  d'Olivier  ne  fut  pas  long  :  trois  mois  après,  il  s'engageait 
soldat,  à  la  condition  d'être  incorporé  dans  les  chasseurs  d'Afrique. 
Au  bout  d'un  an  de  service,  il  était  fourrier  ;  deux  ans  après,  décoré 
pour  une  action  d'éclat,  et  l'année  d'ensuite  maréchal  des  logis  obtî. 

Malheureusement,  Olivier,  atteint  d'une  de  ces  fièvres  tenaces  que 
le  climat  d'Europe  peut  seul  guérir,  fut  forcé  de  quitter  l'Afrique  au 
moment  où  il  pouvait  espérer  les  épauletles  d'officier.  Renvoyé  très- 
malade  en  France,  on  l'avait,  après  sa  guérison,  incorporé  dans  UQ 
régiment  de  hussards.  Au  bout  de  dix-huit  mois  de  présence  à  son 
corps,  il  était  venu  passer  un  semestre  à  Paris  et  partager  la  mo- 
deste existence  de  son  oncle. 

Le  logement  du  vieux  marin  se  composait  d'une  petite  cuisine,  à 
laquelle  aliénait  la  chambre  de  madame  Barbançon,  d'une  entrée 
servant  de  salle  à  manger,  et  d'une  autre  pièce  où  couchaient  le 
commandant  et  son  neveu.  Celui-ci,  d'ailleurs,  pur  ua  scrupule  rem- 

1. 


aO  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

pli  de  délicatesse,  sachant  la  position  précaire  du  vétéran,  n'avait  pas 
voulu  demeurer  oisif.  Possédant  une  magnifique  écriture,  ayant  ap- 
pris suffisamment  de  comptabilité  dans  ses  fonclicms  de  fourrier,  il 
trouvait  chez  de  peiiis  commerçants  de  la  commune  des  Batignolles 
quelques  comptes  à  tenir  ;  aussi,  loin  d'être  à  charge  au  vétéran,  le 
jeune  sous-officier  (secrètement  d'accord  avec  madame  Barbançon, 
trésorière  du  ménage,  )  ajoutait  chaque  mois  son  petit  pécule  aux 
quatre-vingts  francs  de  pension  que  touchait  le  commandant,  et  lui 
ménageait  même  parfois  des  surprises  dont  le  digne  honune  était  à  la 
fois  ravi  et  chagrin,  sachant  le  travail  assidu  que  s'imposait  Olivier 
pour  gagner  quelque  argent. 

D'un  esprit  briliani,  enjoué,  rompu  dès  l'enfance  à  toutes  les  pri- 
vations, d'abord  par  la  vie  d'orphelin  boursier,  plus  tard  par  les  vi- 
cissitudes de  sa  vie  de  soldat  en  Afrique;  bon,  expansif,  brave  par 
tempérament,  Olivier  .l'avait  qu'un  défaut,  si  l'on  peut  appeler  dé- 
faut une  susceptibilité  ombrageuse,  excessive,  à  l'endroit  de  toutes 
les  questions  d'argent,  si  minimes  ou  si  indifférentes  qu'elles  fussent 
en  apparence;  simple  soldat  et  pauvre,  il  jioussait  le  scrupule  jusqu'à 
refuser  même  de  ses  camarades  de  régiment  la  plus  modeste  invita- 
tion, s'il  ne  payait  pas  toujours  son  écot.  Celte  extrême  délicatesse 
ayant  été  d'abord  millée  ou  accusée  d'affectation,  deux  duels,  dont 
Olivier  sortit  vaillamment.,  firent  accepter  et  respecter  ce  trait  signi- 
ficatif du  caractère  du  jeune  soldat. 

Du  reste,  Olivier,  content  de  tout,  prêt  à  tout,  animait  incroyable- 
ment, par  sou  entrain,  par  sa  gaieté,  ïintérieur  de  son  oncle. 

Dans  ses  rares  moments  de  loisir,  le  sous-officier  s'épurait  le  goût 
en  lisant  les  grands  poêles,  ou  bien  il  bêchait,  arrosait,  jardinait  avec 
son  oncle,  après  quoi  ils  fumaient  tous  deux  leur  pipe  en  parlant 
guerre  et  voyages;  d'aulres  fois,  se  souvenant  au  besoin  de  ses 
connaissances  culinaires  acquises  dans  les  bivacs  africains ,  Olivier 
guidait  madame  Barbançon  dans  la  confection  des  brochettes  de  mou- 
ton ou  des  galettes  dorge,  ces  leçons  gastronomiques  éiant  d'ailleurs 
toujours  mêlées  de  folies  et  de  taquineries  féroces  à  l'endroit  de 
Bûûônapartè.  La  ménagère  grondait,  rabrouait  Olivier  Raymond  au 
moins  autant  qu'elle  l'aimait;  en  un  mot,  la  présence  du  jeune  sous- 
officicr  avait  si  heureusement  incidente  la  vi<^  monotone  du  vétéran 
et  de  sa  ménagère,  que  tous  deux  pensaient  avec  triaiesse  que  déjà 
éeux  mois  du  semestre  d'Oiivrer  s'étaient  écoulés. 


L'OllGUElL.  11 

Madame  liarbançoii,  averlic  par  la  ^omiciic  du  di-liors,  se  dirigea 
doue  vers  la  porle,  qu'elle  ouvrit  au  iioviii  du  vctéiau. 


II 


Olivier  Raymond,  jeune  homme  de  vingl-quatre  ans  au  plus,  avait 
une  physionomie  allrayanle,  expressive;  sa  courte  veste  d'unifoime 
en  drap  blanc  (rehaussée  du  ruban  rouge)  et  côtelée  de  brandel)ourgs 
de  laine  d'un  jaune  d'or,  son  pauialou  bleu  de  ciel,  faisaient  parfaite- 
ment valoir  sa  taille  couple,  élégunie  et  mince,  tandis  que  son  petit 
kvpi,  aus^i  bli'u  de  ciei,  posé  de  côlé  sur  sa  courte  chevelure,  d'ua 
chàlaiu  clair  connue  sa  moustache  retroussée  el  sa  large  impériale, 
achevait  de  donner  à  sa  personne  une  tournure  coqueitomeni  mili- 
taire ;  seulement,  au  lieu  d'un  sabre,  Olivier  tenait  ce  jour-là  sous 
sou  oras  gauche  une  grosse  liasse  de  papiers,  et  à  sa  main  droite  ua 
formidable  paquet  de  plumes. 

Le  jeune  sous-officier  ayant  déposé  ces  pacifiques  engins  sur  une 
table,  s'écria  joyeusement  : 

--  Bonjour,  niaman  Barbançon. 

Et  il  osa  serrer  eiitre  ses  dix  doigts  la  taille  ossue  de  la  ména- 
gère. 

—  Voulez-vous  bien  finir...  mauvais  sujet! 

—  Ah  !  bien  oui...  je  ne  fais  que  commencer...  il  faut  que  je  wus 
séduise,  maman  Barbançon. 

—  Me  séduire,  moi? 

—  Absolument...  c'est  indispensable...  j'y  suis  forcé. 
■—  Et  pourquoi? 

—  Pour  que  vous  m'accordiez  une  grâce,  une  faveur! 

—  Voyons...  (Ju'est-ce  que  c'est? 

—  D'al)0rd...  où  est  mon  oncle  ? 

—  A  fumer  sa  pipe  sous  sa  tonnelle... 


12  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Bon...  Attendez-moi  là...  maman  Barbançon,  et  préparez-vous 
i  quelque  chose  d'inouï. 

—  A  quelque  chose  d'inouï,  monsieur  Olivier? 

—  Oui...  à  quelque  chose  de  monstrueux...  d'impossible... 

—  De  monstrueux ,  d'impossible.  —  réuéta  madame  Barbançon 
eut  ébahie  en  voyani  le  jeune  soldat  se  dirigei  vers  la  tonnelle. 

—  Bonjour,  mon  enfaul ,  je  ne  t'attendais  pas  sitôt,  —  dit  le  vieux 
;narin  en  temlani  la  main  à  sou  neveu  avec  une  joyeuse  surprise,  déjà 
le  retour,  tant  mieux... 

—  Tant  mieux...  tant  mieux, —  reprit  gaiement  Olivier.  Au  cOQ* 
iraire,  car  vous  ne  savez  ce  qui  vous  menace? 

—  Quoi  donc? 

—  Voyous,  mon  oncle...  du  courage... 

—  Finiras-tu?  fou  que  tu  es... 

—  Fermez  les  yeux...  et  tn  avant... 

—  En  avant!  où?  contre  qui? 

—  Contre  maman  Barbançon,  mon  brave  oncle. 

—  Pourquoi  faire? 

—  Pour  lui  annoncer...  que  j'ai  invité...  quelqu'un  à  dîner.., 

—  Ah  !  diable...  —  fit  le  vélér.m. 

Et  il  recula  d'un  pas  sous  sa  tonnelle,  au  seuil  de  laquelle  il  se  trou* 
vail  alors. 

—  A  dîner...  aujourd'hui...  —  poursuivit  le  sous-officier. 

—  Ah  !  (ichlre  !!!  — fit  le  véléran. 

Et  cette  fois  il  recula  de  trois  pas  sous  sa  tonnelle. 

—  Et  de  plus,  —  poursuivit  Olivier,  —  mon  invilé...  est  un  duc... 

—  Un  duel!!  nous  sommes  perdus!!!  —  fit  h- véléran. 

Et  il  se  réfugia  au  plus  profond  de  son  antre  de  verdin-e,  où  il  pa- 
,'ut  vouloir  se  maintenir  (  omnie  dans  un  fort  inexpugnable. 

—  Que  le  diable  m  ■  brûle,  si  je  me  charge  d'aller  annoncer  ton 
invitation  à  maman  Barbançon. 

—  Comment,  mou  oncle  .'  la  marine...  recule? 

—  C'est  un  coup  de  main,  une  affaire  d'avant-posie...  ça  regarde  la 
cavalerie  légère...  tu  n'es  p;is  liouzard  pour  rien,  mon  garçon...  Al- 
lons! va,  enlève  moi  ça...  en  fourrageur...  Justement  la  voici  là-bas... 
fuadame  Barbançon...  la  vol  s -tu  ? 


L'ORGUEIL.  15 

—  Jiistonirnl.  elle  est  à  côté  du  bassin...  ça  rotoinho  dans  voire 
él('îiieiil...  ;l;iiis  les.  oporalioiis  navales.  Allons!  mon  oncle...  à  l'abor- 
dage... 

—  Ah!  mon  Dieu!...  elle  vient...  la  voilà!...  s'écria  le  vétéran  en 
voyant  la  nicna^ère  qni,  lics-inlrignée  par  les  qiiohinos  mois  d'Oli- 
vier, s'appioc hail  dans  I  espoir  de  salisfaire  sa  cnrio>ilé. 

—  .Mon  oncle,  —  dil  résolnnuiil  le  jcnne  soldai,  au  nioinent  où 
madame  liarliançon  parul  an  scnil  de  la  lonnclli!,  —  (onlc  iclraile 
nous  est  coupée...  mon  invilé  arrive  dans  une  heure  au  plus  lard,  il 
s'agil  de  vaincre  ou  de  mourir...  de  faim...  nous  el  mon  invilé,  dont 
il  faut  au  moins  que  je  vous  dise  le  nom  :  c'est  le  due  de  Seuncterre. 

—  (le  nesi  pas  à  moi  qu'il  faul  dire  cela,  malheureux  !  —  reprit  le 
command.int,  —  c'esl  à  maman  Barbançon...  car  la  voici... 

A  l'approche  de  la  rcdouialile  ménagère,  Olivier  s'écria: 

—  Maman  Barbançon,  mon  oncle  a  quehiuo  chose  à  vous  dire. 

—  .Moi .'  du  diible  si  c'esl  vrai,  par  exemple!  —  reprit  le  vétéran 
en  s'cssiiyanl  le  front  avec  son  mouchoir  à  carreaux,  —  c'est  loi  qui 
as  à  lui  piller  ! 

—  Allons,  mon  oncle...  maman  Barbançon  n'est  pas  si  terrible 
qu'elle  en  a  l'air;  avouez-lui  l.t  chose  en  douceur. 

—  C'esl  ton  affaire,  mon  garçon...  Arrange-loi. 

La  ménagère,  après  avoir  regardé  allcrnaiivcineni  l'oncle  cl  le  ne- 
veu avec   une  cnriosilé  mêlée  d'in(piiélude,  dil  enfin  à  son  maître  : 

—  Qu'esl-ce  qu'il  y  a  donc,  monsieur? 

—  Dem.mdez  cela  à  Olivier,  uvà  chère...  Quant  à  moi,  je  n'y  suis 
pour  rien...  je  m'en  lave  les  mains. 

—  Eh  bien  !  maman  B.irbançon,  —  dit  inlrépidomenl  le  jcinie  sol- 
dat,—  an  lieu  de  deux  couverts  pour  noire  dîner...  il  faudra  ea 
mettre  trois!  voilà  ! 

—  Conunent!  trois  couverts!  monsieur  Olivier,  pounpioi  trois? 

—  Parce  que  j'ai  invité  à  dîner  un  ancien  camarade  du  réiiiment... 

—  Jésus!  mon  bon  Dieu  !  —  s'écria  la  ménagère  avec  pins  d'effroi 
que  de  courroux,  en  levant  les  yeux  au  ciel,  —  un  invilé...  et  ce  n'est 
pas  le  jour  du  pot-au-feu...  nous  n'avons  qu'une  soupe  à  l'oignon, 
une  vinaigrette  du  bœuf  d'hier  et  une  salade. 

—  Eh  bien  !  que  voulez-vous  donc  de  plus,  maman  Barbançon  ?  — 
dit  joyeusement  Olivier,  qui  s'était  attendu  à  trouver  la  ménaj;cre  bien 
autrement  récalcitrante.  —  Une  soupe  à  l'oignon  confectionnée  par 


14  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

vous...  une  vinaigrette  et  une  salade  assaisonnées  par  vous...  c'est 
un  repas  des  dieux,  et  mon  camarade  Geraid  se  réi^alera  comine  un 
roi.  Remarquez  bien  que  je  ne  dis  pas  comme  un  empereur...  mamâu 
Barbançon. 

Celte  délicate  allusion  aux  opinions  antihuonapartistes  de  madame 
Barbançon  passa  inaperçue.  A  ce  moment,  la  ranc\meuse  amante  du 
vélite  disparaissait  devant  la  ménagère. 

La  ménagère  reprit  donc  avec  un  accent  de  récrimination  dou- 
loureuse : 

—  Ne  pas  avoir  choisi  le  jour  du  pot-au-feu  !  ça  vous  était  si  facile, 
monsieur  Olivier! 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  choisi  le  jour,  maman  Barbançon... 
c'est  mon  camarade. 

—  Mais,  monsieur  Olivier,  tous  les  jours,  dans  la  société,  on  se  dit 
sans  façon...  «Ne  venez  pas  aujourd'hui,  mais  venez  demain,  nous 
aurons  le  pot-au-feu.  »  Après  tout,  on  n'est  pas  entre  ducs  et  pairs. 

Olivier  eut  envie  de  porter  à  son  comble  l'angoisse  de  la  ména- 
gère en  lui  disant  que  justement  c'était  un  duc  qui  allait  venir  man- 
ger sa  vinaigrette;  mais,  ne  voulant  pas  mettre  à  cette  rude  épreuve 
l'amour-propre  culinaire  de  madame  Barbançon,  il  se  contenta  de  lui 
dire  : 

—  Le  mal  est  fait,  maman  Barbançon...  tout  ce  que  je  vous  de- 
mande, c'est  de  ne  pas  me  faire  affront  devant  un  ancien  camarade 
de  l'armée  d'Afrique. 

—  Jésus...  mon  Dieu!  pouvez-vous  craindre  cela,  monsieur  Oli- 
vier? vous  faire  affront...  moi?  c'est  tout  le  contraire...  car  j'aurais 
voulu...  que... 

—  Il  se  fait  tard, —  dit  Ol'vier  en  interrompant  ces  doléances,  — 
mon  ami  va  arriver  avec  une  faim  de  soldat...  Ah  !  maman  Barban- 
çon, ayez  pitié  de  nous  ! 

—  C'est  pourtant  vrai...  —  dit  la  ménagère  —  je  n'ai  pas  un  mo- 
ment à  perdre... 

Et  la  digne  femme  s'éloigna  en  hâte,  répétant  avec  douleur . 

—  N'avoir  pas  choisi  le  jour  du  pot-au-feu  ! 

—  Ouf!...  —  dit  le  vétéran  lorsque  la  ménagère  fut  partie,  — je 
respire.  Eh  bien  !  elle  a  pris  ça  beaucoup  mieux  que  je  ne  l'aurais 
cru...  Tu  l'as  ensorcelée...  Mais,  à  nous  deux  mainlenanl,  monsieur 
mon  neveu  !  Tu  ne  pouvais  pas  me  prévenir,  afin  que  ton  ami  trouvât 


L'ORGUEIL.  15 

an  moins  fci  un  dîner  passable  .'  tu  Tinvites  ainsi  à  lir^lc-boiirre  :  ol 
c'est  un  duc  par-tli'ssiis  le  marché...  Mais  dis-moi...  coiimicnl  diable 
as-iu  un  ihic  |Mtiir  c:imarade  dans  les  chasseurs  d'Arri(|(ie.' 

—  En  deux  mots,  voici  l'htsloire,  mon  oncle;  je  vous  la  dis,  parce 
que  vous  aimerez  loul  de  suite  mon  ami  Gerald,  car  il  n'y  en  a  pas 
beaucoup  de  celte  race  et  de  celte  Irenipe-Ià...  je  vous  assure...  Lui 
et  moi,  nous  avions  été  camarades  de  cl.isse  au  collège  Louis-le- 
tirand.  Je  pars  en  Afrique...  Au  bout  de  six  mois,  qui  est  ce  que  je 
vois  arriver  au  (piarlier  (nous  étions  alors  à  Oran)?  mon  ami  Gerald 
en  veste  el  en  panialon  d'écurie... 

—  Simple  cavalier? 

—  Simi)le  cavalier. 

—  Comment .'  grand  seigneur,  et  riche  sans  doute,  il  n'est  pas  entré 
àSi>inl-Cyr? 

—  Non,  mon  oncle. 

—  Un  caprice,  alors?  un  coup  de  tête? 

—  Non,  mon  oncle,  dit  Olivier  avec  un  accent  pénétré,  —  la  con- 
duite de  Gerald  a  été,  an  contraire,  parfailement  réllécliie  ;  il  est  en 
effet  iros-^raiid  seigneur  de  naissance,  puis<pril  est,  je  vous  l'ai  dit, 
dac  de  Seimeterre. 

—  Oui,  l'on  voit  souvent  ce  nom-là  dans  Ihistoire  de  France,  —  re- 
prit le  .vieux  marin. 

—  C'est  que  la  noblesse  de  la  maison  de  Senneterre  n'est  pas  seu- 
lemcul  ancienne,  mais  illustre,  mon  oncle;  du  reste,  la  famille  de 
Gerald  a  perdu  la  plus  grande  partie  de  l'immense  fortune  qu'elle 
avait  autrefois;  il  leur  reste,  je  crois,  une  quarantaine  de  mille  livres 
de  rentes...  C'est  beaucoup  nour  tout  le  monde;  mais  c'est  peu,  dit- 
on,  pour  des  personnes  d'une  grande  naissance,  et  d'ailleurs  Gerald  a 
deux  sœurs...  à  marier. 

—  Ah  çà  !...  dis-moi  comment  el  pourquoi  ton  jeune  duc  s'est  fait 
soldat? 

—  D'abord,  mon  oncle,  ce  brave  garçon  est  fort  original,  fort  spi- 
ntnel,  et  il  a  toutes  sortes  d'idées  à  lui.  Ainsi,  lorsqu'au  sortir  du  col- 
lège. Gerald  s'est  trouvé  en  âge  d'être  atteint  par  le  recrutement,  sou 
père  (il  avait  encore  son  père)  lui  a  dit  tout  naturellement  qu'il  allait 
mettre  à  une  bourse  d'assurances,  afin  de  le  garantir  contre  les  chan- 
ces du  sort.  Savez-vous  ce  qti'a  répondu  ce  singulier  garçon? 

—  Voyons  un  peu. 


16  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

«  —  Mon  père,  —  a  dit  Gerald,  —  il  est  un  impôt  que  tout  homme 
de  cœur  doit  payer  à  son  pays,  c'est  l'impôt  du  sang,  smiout  lors- 
qu'on se  bat  quelque  part.  Je  trouve  donc  ignoble  de  vouloir  échap- 
per, moyennant  fjn;ince,  aux  dangers  de  la  guerre  en  achetant  ua 
pauvre  diable  qui  s'arrache  à  son  champ  ou  à  son  métier  pour  ris- 
quer  d'aller   se   faire  tuer  à  votre  place...   Acheter  un   liomme... 

c'est...  passez-moi  le  terme,  se  donner  un  brevet  de  jean  t avec 

privilège  du  gouvernement.  Or,  comme  je  ne  s-uis  pas  jaloux  de  ce 
privilége-là,  si  j'ai  un  mauvais  numéro,  je  partirai  soldat.  » 

—  Ah  1  pardit'u!  j'aime  déjà  ton  jeune  duc!  —  s'écria  le  véte'ran. 

—  N'est-ce  pas,  mon  oncle,  que  c'est  vaillamment  peiisé?  —  reprit 
Olivier  avec  une  expression  d'orgueil  amical.  —  Quoique  celte  réso- 
lution lui  parût  très-étrange,  le  père  de  Gerald  était  trop  homme 
d'honneur  pour  la  combattre;  Gerald  est  tombé  au  sort,  et  voilà 
comment  il  est  arrivé  simple  cavalier  aux  chasseurs  d'Afrique,  pan- 
sant son  cheval,  étant  de  corvée  ou  de  cuisine  tout  comme  un  autre, 
faisant  rondement  son  métier,  et  allant  sans  mot  dire  à  la  salle  de 
police,  s'il  s'attardait  sans  permission;  en  un  mot,  il  n'y  avait  pas  de 
meilleur  cavalier  dans  son  peloton. 

—  Et  avec  ça,  crânement  brave,  hein?  —  dit  le  vétéran  de  plus  en 
plus  intéressé. 

—  Brave  comme  un  lion,  et  si  brillant,  si  gai,  si  entraînant  dans 
une  charge,  que  son  entrain  aurait  mis  le  feu  au  ventre  à  tout  un  es- 
cadron !  !  ! 

—  Mais  avec  son  nom,  ses  protections,  il  a  dû  devenir  vite  officier? 

—  Il  l'aurait  été  probablement,  quoiqu'il  ne  s'en  souciât  p;is  beau- 
coup, car,  une  fois  son  lemp^  fait,  sa  dette  payée,  comme  il  le  disait,  il 
voulait  revenir  jouir  de  la  vie  de  Paris,  qu'il  auiiail  passionnément. 

—  Brave  et  singulier  garçon,  que  ton  jeune  duc. 

—  Au  bout  de  trois  ans  de  service,  —  poursuivit  Olivier.  —  Gerald 
était,  comme  moi,  maréchal  des  logis  chef,  lorscjn'ayant  léméraire- 
ment  chargé  un  groupe  de  cavaliers  rouges,  il  a  eu  réjiaule  cassée 
d'un  coup  de  feu  ;  heureusement,  j'ai  pu  le  dégager  et  le  ramener 
mourant  sur  mon  cheval.  Mais  la  blessure  de  Gerald  a  eu  de  telles 
suites,  qu'il  a  été  réformé;  alors,  quittant  le  service,  il  est  revenu 
habiter  Paris.  Déjà  liés  par  nos  souvenirs  de  collège,  nous  étions  de- 
venus intimes  au  régiment.  Nous  avons  continué  de  correspondre. 
J'espérais  le  voir  à  mon  arrivée  ici,  mais  j'ai  ap[iris  qu'il  étaitallé 


fORGUEIL.  M 

Turc  un  voyage  en  Angleterre.  Ce  matin,  je  passais  sur  le  l)oiilcvard 
Monceau  lorsque  j'enloiuls  qu'on  nj';ip|)tllt'  à  Uu'-uHe.  .It;  me  re- 
li)urne,  je  vois  Gerald  sauter  d'un  élégant  tMbriolet,  courir  à  moi,  el 
nous  nous  embrassons, —  ajouta  Olivier  avec  une  léj^ère  émoiion, — 
ma  foi,  nous  nous  embrassons  comme  deux  ami»  s'embrassent  à  la 
guerre,  après  une  chaude  affaire...  Vous  savez  ça,  mon  oncle'/ 

—  A  qui  le  dis-tu,  mon  enfant? 

«  --  Il  fani  (pie  nous  dînions  et  que  nous  passions  la  soirée  ensem- 
ble aujourdlmi,  —  m'a  dit  (jcrald;  —  où  loges-tu?  —  (lin;/,  mon 
oncle  (je  lui  ai  cent  fois  parlé  de  vous;  il  vous  aime  presque  autant 
que  moi,  —  dit  Olivier  en  tendant  la  main  au  vétéran.)  —  lùh  bien  ! 
j'irai  dîner  avec  vous  deux,  —  reprit  Gerald;  ça  va  l-il?  Tu  me 
présenteras  à  ton  oncle;  j'ai  mille  choses  à  te  dire.  »  Sachant  com- 
bien Gerald  est  simple  et  bon  g.irçon,  j'ai  accepté  sa  |)ro[)osiiion,  le 
prévenant  que  mes  écritures  me  forceront  à  le  (juitler  à  sept  heures, 
ni  plus  ni  moins  que  si  j'étais  clerc  d'huissier,  —  dit  gaiement  Oli- 
vier —  ou  que  si  j  étais  obligé  de  retourner  an  quartier. 

—  Prave  enfant  que  tu  es  !  —  dit  le  commandant  à  Olivier. 

—  Je  me  fais  une  joie  de  vous  préîenter  Gerald,  mon  oncle,  cer- 
tain que  vous  serez  tout  de  suite  à  l'aise  avec  lui,  et  puis  enfin...  — 
dit  le  jeune  soldat  en  rougissant  légèrement...  —  Gerald  est  riche,  je 
suif  pauvre;  il  connaît  mes  scrupules,  et,  comme  il  sait  que  je  n'au- 
rais pas  pu  payer  mon  écot  chez  quelque  fameux  restaurateur,  il  a 
préféré  s'inviter  ici. 

—  Je  comprend^  ça,  —  dit  le  vétéran,  —  et  ton  jeune  duc  montre 
la  délicatesse  d'un  bon  cœur  en  agissant  ainsi...  Qu'au  moins  la  vi- 
naigrette de  maman  Barbançon  lui  soit  légère,  —  ajouta  joyeusement 
le  commandant. 

A  peine  avait-il  exprimé  ce  vœu  philanthropique,  que  la  sonnette 
de  la  porte  de  la  rue  retentit  de  nouveau. 

Bioniôt  l'oncle  el  le  neveu  virent  Gerald,  duc  de  Senneterre,  s'a- 
vancer dans  une  des  allées  du  jardinet. 

Madami'  Barbançon,  l'air  affairé,  le  regard  inquiet,  el  décerée  de 
son  tablier  de  cuisine,  précédait  le  convive  improvisé. 


ÎS  LES  SEPT  l'ECIIES  CAPITAUX. 


m 


Le  duc  de  Senneterre,  jeune  homme  à  peu  près  de  l'âge  d'Olivier 
Raymond,  avait  une  tournure  pleine  de  distinction  une  pliysionoQiie 
charmante ,  les  cheveux  et  la  moustache  noirs,  les  yeux  d'un  bleu 
limpide  et  doux  ;  il  était  vêtu  avec  une  élégante  simplicité. 

—  Mon  oncle,  —  dit  Olivier  au  vieux  marin  en  lui  présentant  le  duc 
de  Senneterre,  —  c'est  Gerald,  mon  meilleur  ami...  dont  je  vous  sA 
parlé. 

—  Monsieur...  je  suis  enchanté  de  vous  voir,  —  dit  le  vétéran  avec 
une  simplicité  cordiale  en  tendant  la  main  à  l'ami  de  son  neveu. 

—  Et  moi,  mon  commandant,  —  reprit  Gerald  avec  une  sorte  de 
déférence  hiérarchique  puisée  dans  l'habitude  de  la  vie  militaire,  — 
je  suis  heureux  de  pouvoir  vous  serrer  la  main;  je  sais  vos  pater- 
nelles bontés  pour  Olivier...  et,  comme  je  suis  un  peu  son  frère... 
vous  comprendrez  combien  j'ai  toujours  apprécié  votre  tendresse 
pour  lui. 

—  Messieurs...  voulez-vous  manger  la  soupe  dons  la  maison  ou 
sous  la  tonnelle...  comme  à  l'ordinaire,  puisqu'il  fait  beau?  demanda 
madame  Barbançon. 

—  Nous  dînerons  sous  la  tonnelle...  si  le  commandant  le  permet, 
ma  chère  madame  Barbançon,  —dit  Gerald;  — le  temps  est  superbe... 
ce  sera  charmant. 

—  Monsieur  me  connaît?  —  s'écria  la  ménagère  en  regardant  tour 
à  tour  Olivier  et  le  duc  de  Senneterre  avec  ébahissement, 

—  Si  je  vous  connais,  madame  Barbançon  !  reprit  gaiement  Gerald, 
—  est-ce  qu'Olivier  n'a  pas  cent  fois  parlé  de  vous  au  bivac?  Nous 
nous  sommes  même  plus  d'une  fois  joliment  disputés  à  propos  de 
vous...  allez! 

—  A  propos  de  moi? 

—  Je  te  crois  bien...  Ce  diable  d'Olivier  est  bonapartiste  enragé... 
U  ne  vous  pardonnait  pas  d'abhorrer  cet  affreux  tyran...  et  moi,  je 
prenais  voire  parti...  car  je  l'abhorre  aussi  le  tyran,  dit  Gerald  d'uo 
ton  tragique,  ce  scélérat  d'ogre  de  Corse! 

—  Ogre  de  Corse!!  vous  êtes  des  nôtres,  monsieur...  touchez  là... 


L'onnnEiL.  <9 

wms  sommes  faits  pour  nous  euiciiilre,  —  s'écria  la  ménagère  triom- 
phante. 

Et  elle  tondit  sa  main  dceliarnée  à  Gerald,  qui,  répondant  brarc- 
ment  à  Cflte  i Hvinto.  dit  en  riant  an  vieux  ni;irin  : 

—  Ma  foi,  mon  commandant,  prenez  garde...  à  vous,  et  pare  à  toi 
aussi,  Olivier...  vous  allez  avoir  à  qui  parler...  Madame  Barban<.'on 
était  seule  contre  vous  deux...  mais  elle  a  maintenant  en  moi  ua  fa- 
meux auxiliaire. 

—  Ah  çà!  madame  Barbançon,  —  dit  Olivier  en  venant  a»  secours 
de  son  ami.  —  dont  la  ménagère  semblait  vouloir  s'emparer,  —  Ge- 
rald  meurt  de  f;iini...  vous  ne  songez  pas  à  cela...  Voyons,  je  vais 
TOUS  aider  à  apporter  la  table  ici,  et  à  mettre  le  couvert. 

—  C'est  vrai...  j'oubliais  le  dîner,  —  s'écria  la  ménagère. 

Et,  se  dirige»jit  en  hâte  vers  la  maison,  elle  dit  au  ueveu  de  son  maître: 

—  Venez-vous  m'aider .'  monsieur  Olivier. 

—  Je  vous  suis,  —  répondit  le  jeune  sous-officier. 

—  Ali  (;a  '.  mon  cher,  —  lui  dit  Gerald,  —  est-ce  que  lu  crois  que 
je  vais  te  laisser  toute  la  besogne? 

Puis  se  louruani  vers  le  vieux  marin  : 

—  Vous  permettez,  mon  commandant?...  J'agis  sans  façon;  mais, 
quand  nous  étions  sous-ofliciers,  plus  d'une  fois,  Olivier  et  moi,  nous 
avons  préparé  la  table  pour  la  chambrée  ;  aussi,  vous  allez  voir  que 
je  ne  m'en  acquitie  pas  trop  mal. 

Il  serait  difficile  de  dire  avec  quelle  gaieté,  avec  quelle  parfaite  et 
naturelle  bonne  grâce,  Gerald  aida  son  ancien  camarade  de  régiment 
à  mettre  le  couvert  sous  la  tonnelle  :  tout  cela  fui  accompli  si  simple- 
ment, si  allègrement,  qu'on  eût  dit  que  le  jeune  duc  avait  toujours, 
comme  son  ami,  vécu  dans  une  médiocrité  voisine  de  la  pauvreté. 

En  une  demi-heure,  Gerald,  pour  plaire  à  son  ami,  avait,  comme 
on  dit,  fait  la  conquête  du  vétéran  et  de  sa  niénagère,  qui  faillit  à  se 
pâmer  d'aise  en  voyant  son  ami  autibonapariiste  manger  avec  un 
appétit  sincère  la  soupe  à  l'oignon,  la  salade  et  la  vinaigrette,  dont 
Gerald  demanda  deux  lois,  par  un  raffinement  de  coquetterie. 

11  va  sans  dire  que,  pendant  ce  gai  repas,  le  vieux  marin,  délicate- 
ment provoqué  p;ir  Gerald,  fut  amené  à  jtarler  de  ses  campagnes; 
puis,  ce  respectueux  tribut  payé  à  rancieunelé  du  vétéran,  les  deux 
jeunes  gens  évoqueient  à  leur  tour  toutes  sortes  de  souvenirs  de  col- 
lège et  de  régiment. 


iO  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

Avant  de  poursuivre  ce  récit,  rappelons  la  disposition  de  la  ton- 
nelle qui,  appuyée  à  un  mur  coupé  par  une  espèce  de  baie  grillagée, 
pernielliiil  de  voir  dans  la  rue,  d'ailleurs  fort  peu  passante. 

Le  vétéran  venait  d'allumer  sa  pipe  ,  Gerald  et  Olivier  leurs  ciga- 
res; les  deux  jeunes  gens  s'entretenaient  depuis  quelijues  instants  de 
leurs  anciens  compagnons  de  classe  et  darmée,  lorsqu'Olivier  dit  à 
son  ami  : 

—  A  propos,  qu'est  devenu  cet  animal  de  Macreuse...  qui  faisait 
le  métier  d'espion  au  collège?  Te  souviens-tu?  un  gros  blond  fa- 
dasse.... à  qui  nous  donnions,  en  nous  cotisant,  de  si  belles  volées! 
car  il  était  deux  fois  grand  et  fort  comme  nous? 

Au  nom  de  Miicreuse,  la  figure  de  Gerald  prit  une  expression  d'aver- 
sion et  de  mépris  singulière  et  il  répondit  : 

— Diable!...  tu  parles  bien  légèrement  de  M.  Célesiin  de  Macreuse. 

— Comment  de  Macreuse?— dit  Olivier,  — il  s'est  donné  du  de  celui- 
là...  On  ne  savait  d'oii  il  venait ,  ni  qui  étaient  son  père  et  sa  mère? 
11  était  si  gueux  qu'il  mangeait  six  cloportes  pour  g.igner  un  sou...  Je 
lui  en  ai  toujours  voulu  ,  car  il  faisait  tout  pour  avilir  la  pauvreté... 

— El  puis, — reprit  Gerald,  —  cruel  à  plaisir;  te  rappelles-tu...  ces 
petits  oiseaux  à  qui  il  crevait  les  yeux  avec  une  épingle...  pour  voir 
comment  ils  voleraient  ensuite. 

—  Canaille  !  —  s'écria  le  vétéran  indigné  en  lançant  précipitam- 
ment deux  ou  trois  bouffées  de  tabac.  —  Cet  homme-là  doit  mourir 
dans  la  peau  d'un  sacré  gueux,  si  on  ne  l'écorche  pas  tout  vif  I 

—  Je  crois  que  votre  prédiction  s'accomplira,  mon  commandant, 
—  dit  (l'erald  en  riant.  Puis  s'adressant  à  Olivier  :  —  Je  vais  bien 
t'étonner  en  te  disant  ce  qui  est  advenu  de  M.  Célestin  de  Macreuse... 
En  quittant  le  service,  j'ai  recommencé  ma  vie  de  Paris.  Je  t'ai  dit, 
je  crois,  combien  ce  qu'on  appelle  notre  monde,  à  nous  autres  du 
faubourg  Saint-Germain,  était  parfois  rigoureusement  exclusif;  jugez 
de  mon  étonnement  lorsqu'un  beau  soir  j'entends  annoncer  chez 
ma  mère  M.  de  Macreuse.  C'était  notre  homme.  J'avai  ;  conservé  une 
si  détestable  inipression  de  ce  mauvais  garçon ,  qu'allant  trouver  ma 
mère  ,  je  lui  dis  :  «  Pourquoi  donc  recevez-vous  ce  mousieur  qui 
vient  de  vous  saluer...  ce  gr.ind  bloud  jaunasse?  —  Mais  c'est  M.  de 
Macreuse,  —  me  répondit  ma  mère  avec  un  accent  de  con>idération 
Irès-marqiié.-  Et  qu'est-ce  que  c'est  que  M.  de  Macreuse,  ma  chère 
mère  ;  je  ne  l'ai  pas  encore  vu  chez  vous  ?  —  Non  ,  car  il  arrive  de 


LORGIEIL.  2i 

voyage,  me  répondit-elle.  C'est  un  jeune  homme  très -distingué, 
d'une  piélé  exeni|il;iire,  et  le  fondateur  de  l'œuiTe  de  Saint- l'olycarpe. 

—  Ah  diable  !  et  iiirest-ce  que  c'est  que  l'œuvre  de  Saint-Polycarpe, 
ma  chère  mère  .'—C'est  une  association  pieuse  qui  a  pour  but  d  ensei- 
gner aux  pauvres  la  résignation  à  leur  misère,  en  faisant  compren- 
dre que  plus  ils  souffriront  ici -bas,  plus  ils  seront  heureux  là  haut. 

—  Si  no  rero ,  benr  trvato,  dis-je  en  riant  à  ma  mère.  Mais  il  me 
semble  que  ce  gaillard-là  a  la  joue  bien  rebondie ,  a  l'oreille  bien 
rouge  ,  pour  prêcher  l'excellence  des  privations.  —  Mon  fds,  reprit 
gravenion'  ma  more,  ce  que  je  vous  dis  est  fort  sérieux.  Les  pcrson 
nés  les  plus  recoinmandables  se  sont  jointes  à  Vœuvre  de  M.  de  Ma- 
creuse... qui  dé|tloie  dans  l'accomplissement  de  ses  desseins  un  zèle 
évangéliqne.  Mais  le  voici...  je  veux  vous  présenter  à  lui. — Ma  mère, 
lui  dis-je  vivement ,  de  grâce  n'en  faites  rien...  Je  serais  forcé  d'être 
impoli.  Ce  monsieur  me  déplaît,  et  ce  que  je  sais  de  lui  rend  cette 
déplaisance  iusurmoniable.  Nous  avons  été  au  collège  ensemble,  et...  » 

—  Je  ne  pus  continuer  ,  le  Macreuse  s'avança  vers  ma  mère  ,  j'étais 
resté  assis  auprès  d'elle.  «  Mon  cher  monsieur  de  Macreuse,  —  dil- 
elle  à  son  protégé  de  l'air  le  plus  aimable,  après  m'avoir  jeté  un  re- 
gard sévère,  —  je  vous  présente  mon  fds...  un  de  vos  anciens  con- 
disciples, qui  sera  charmé  de  renouveler  connaissance  avec  vous.  » 
Le  Macreuse  me  salua  profondément,  et,  du  haut  de  sa  cravate,  me 
dit  d'un  air  compassé  :  —  «  J'étais  absent  de  Paris  depuis  quelque 
temps ,  mons'ieur,  et  j'ignorais  votre  retour  en  France  ;  je  ne  m'at- 
tendais pas  à  avoir  l'honneur  de  vous  rencontrer  ce  soir  chez  ma- 
dame votre  mère...  nous  avons  en  effet  été  au  collège  ensemble... 
et...  »  C'est  pardieu  vrai,  monsieur, — dis-je  au  Macreuse  en  l'in- 
terrompant...—  et,  s'il  ni'en  souvient,  vous  nous  espionniez...  au 
profit  des  maîtres,  vous  mangiez  six  cloportes  pour  avoir  un  sou,  et 
vous  creviez  les  yeux  des  petits  oiseaux  avec  des  épingles  :  c'était 
probablement  aussi  dans  le  charitable  espoir  que  leurs  souffrances 
leur  seraient  comptées  là-haut?  » 

— Bien  touché...— dit  le  conjmandant  en  riant  aux  éclats. 

— El  qu'a  répondu  le  Macreuse?— reprit  Olivier. 

—  La  large  face  de  ce  mauvais  drôle  est  devenue  cramoisie,  il  a 
tâché  de  sourire  et  de  balbutier  quelques  mots;  mais  soudain  ma 
mère,  me  regardant  d'un  air  de  reproche,  s'est  levée,  disant  à  notre 
homme  pour  le  sauver  de  son  embarras  :  a  Monsieur  de  Macreuse, 


22  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

voulez-vous  me  donner  le  bras  pour  aller  prendre  une  tasse  de  thé?» 

—Biais,  —  dit  Olivier,  —  comment  cei  homme  a-t-il  été  présenté 
dans  ion  monde  si  exclusif? 

—C'est  ce  que  personne  ne  sait, — répondit  Gerald...— Une  fois  la 
première  porte  de  notre  monde  ouverte,  toutes  les  autres  s'ouvrent 
d'elles  mêmes...  mais  cette  première  porte  si  difficile  à  franchir,  qui 
l'a  ouverte  à  ce  Macreuse?...  on  l'ignore;...  quehjues-uns  cependant 
pensent  qu'il  a  été  introduit  dans  notre  société  par  un  certain  abbé 
Ledoux,  directeur  très  à  la  mode  dans  notre  quartier.  Ceci  ne  man- 
que pas  de  vraisemblance,  et  j'en  ai  pris  l'abbé  en  aussi  grande  aver- 
sion que  le  3Iacreuse...  Si  du  reste  mon  mépris  pour  ce  mauvais 
drôle  avait  besoin  d'être  justifié,  il  le  serait  pour  moi...  par  le  juge- 
ment qu'a  porié  du  Macreuse  un  homme  très-singulier ,  qui  ne  se 
trompe  jamais  dans  ses  appréciations. 

— Et  quel  est  cet  homme  infaillible?— demanda  Olivier  en  souriant. 

— Un  petit  bossu  pas  plus  grand  que  ça,— dit  Gerald  en  élevant  sa 
main  à  la  hauteur  de  quatre  pieds  et  demi  environ. 

— Un  bossu? — dit  Olivier  très-surpris. 

—  Oui...  un  bossu  spirituel  comme  un  démon,  incisif  en  diable, 
roide  comme  une  barre  de  fer  pour  ceux  qu'il  mésestime  ou  qu'il 
méprise;....  mais  rempli  d'affection  et  de  dévouement  pour  ceux  qu'il 
honore...  et  ceux-là  sont  rares;  ne  cachant  d'ailleurs  jamais  à  per- 
sonne l'éloignement  ou  la  sympathie  qu'on  lui  inspire. 

—  Il  est  heureux  que  son  infirmité  lui  permette  d'avoir  ainsi,  son 
franc  parler, — dit  le  commandant, — sans  cela...  votre  bossu  jouerait 
un  jeu  diablement  dangereux,  au  moins? 

—  Son  infirmité,  —  dit  Gerald  en  riant,  —  quoiqu'il  soit  atrocement 
bossu,  le  m;irquisdeMaillefort  esL.. 

— C'est  un  marquis?  dit  Obvier. 

—  Tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  marquis  et  de  la  plus  vieille  roche  ;  il 
est  puîné  de  la  maison  ducale  et  princière  de  Hautmartcl ,  dont  le 
chef  s'est  retiré  en  Allemagne  depuis  1830;  mais,  quoique  atrocement 
bossu,  te  dis-je,  M.  de  Maillefort  est  alerte  et  vigoureux  comme  un 
jeune  homme,  malgré  ses  quarante-cinq  ans,  et  de  plus...  tiens.., 
toi  et  moi,  nous  sommes  sans  vanité  de  très-bons  tireurs,  n'est- 
ce  pas  ? 

—  Mais  oui. 

— ■  £b  bien  !  le  marquis  nous  rendrait  huit  coups  de  bouton  sur 


douze...  C'est  nu  jeu  iHjine  de  riiicoinparable  Pertrand...  Ic^'cr  comme 
Toiscau,  rapide  (tmime  la  fondre. 

—  J'aime  aiis>i  beaucoup  ce  brave  petit  bossu-là,  —  dit  le  vétéran 
irès-iniéressé  ;  —  s'il  a  eu  des  duels ,  ses  adversaires  devaient  faire 
de  drôles  de  figures. 

—  Le  marijuis  a  eu  plusieurs  duels  dans  lesquels  il  a  été  charmant, 
de  gai  persillaije  ,  de  sang-froid  et  de  courage,  — répondit  Gerald, — 
c'est  ce  que  m'a  dit  mon  père,  dont  il  était  l'ami. 

—  Et...  ma  gré  sa  bosse,  demunda  Olivier,  —il  va  dans  le  monde? 

—  Parfois  il  le  fréquente  assidilmeiH  ;  puis  il  reste  des  mois  en- 
tiers sans  y  paraître...  C'est  un  caractère  très-original.  Mon  père  m'a 
dit  que  le  manpiis  avait  été  longtemps  d'une  mélancolie  profonde  ; 
moi,  je  l'ai  toujours  vu  gai,  railleur,  et  des  plus  amusants. 

— Mais  on  doit  le  craindre  comme  le  feu,  —  dit  Olivier,  —  avec  sa 
bravoure,  son  adresse  aux  armes  et  son  es|)rit? 

—  Tu  ne  peux  t'imaginer,  en  effet ,  combien,  par  sa  présence,  il 
gêne,  il  inquiète,  il  impose  à  certaines  gens,  que  notre  monde,  sj 
susceptible  pour  des  niaiseries,  reçoit  pourtant  en  raison  de  leur 
naissance,  malgré  des  vilenies  notoires.  Aussi,  pour  eu  revenir  à  Ma- 
creuse, dès  qu  il  voit  entrer  le  marquis  par  une  porte,  il  sort  par 
une  autre... 

Cet  entretien  fut  interrompu  par  un  incident,  insignifiant  dans  un 
autre  quartier,  mais  assez  peu  commun  aux  Batignolles. 

Une  belle  voilure  ,  élégamment  attelée  de  deux  superbes  chevaux, 
s'arrêta  juste  en  face  de  la  baie  grillagée  de  la  tonnelle,  où  étaient 
réunis  les  trois  convives. 

Cette  voilure  était  vide. 

Le  valet  de  pied,  assis  à  côté  du  cocher,  et  comme  lui  vêtu  d'une 
riche  livrée,  descendit  du  siège  et,  tirant  de  sa  poche  une  lettre  dont 
il  semblait  consu  ter  l'adresse,  regarda  de  côté  et  d'autre  comme  s'il 
eût  cherché  un  numéro,  puis  il  disparut  eu  faisant  signe  au  cocher  de 
le  suivre. 

—Depuis  dix  ans,  —  dit  le  vieux  mafin,  —  voilà  la  première  voi- 
lure de  ce  calibre-là  que  je  vois  aux  Batignolles...  c'est  fièrement 
flatteur  pour  le  quartier. 

—  Je  n'ai  jamais  vu  d'aussi  beaux  chevaux,  —  dit  Olivier  d'un  air 
connaisseur;— ce  sont  les  tiens,  Gerald? 

—  Ah  çà  I  tu  me  prends  donc  pour  un  millionnaire?  répondit  gaie- 


24  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

menl  le  jeune  duc  ;  j'ai  un  cheval  de  selle...  et  je  mets  au  cabriolet 
un  des  deux  chevaux  de  ma  mère  quand  elle  ne  s'en  sert  pas.  Voilà 
mon  écurii'...  Ce  qui  ne  m'empêche  pas  d'aimer  les  chevaux  à  la  fo- 
lie et  d'être  un  enragé  sportsman ,  comme  nous  disons  dans  notre 
argot...  Mais  à  propos  de  cheval ,  te  rappelles-tu  ce  lourdaud  brûlai 
nommé  Mornand,  un  autre  de  nos  condisciples? 

— Mornand  ?  ceriainemeni,  encore  une  de  nos  communes  antipa- 
thies, et  qu'est-il  devenu? 

— Aussi  un  personnage  ! 

— Lui  ..  allons  donc  ! 

—  Un  personnage...  te  dis-je...  pair  héréditaire,  il  siège  à  la  no- 
ble Chambre...  il  y  parle...  on  l'écouie;  c'est  un  ministre...  en  herbe. 

—De  Mornand! 

—  Eh  mon  Dieu  oui  !...  mon  brave  Olivier,  il  est  important,  il  est 
lourd ,  il  est  pâienx  ,  il  est  sot  (je  ne  dis  pas  bête  ,  mais  sol) ,  il  ne 
croit  à  rien  qu'à  son  mérite ,  il  est  possédé  d'une  ambition  implaca- 
ble, il  appartient  à  une  coterie  de  gens  jaloux  et  haineux,  parce  qu'ils 
sont  médiocres,  ou  médiocres  parce  qu'ils  sont  haineux  ;  ces  gaillards- 
là  font  la  courte  échelle  avec  une  habileté  supérieure;  Mornand  a  un 
large  dos,  les  reins  souples...  il  arriva...  l'un  portant  l'autre... 

A  ce  moment ,  le  valet  de  pied ,  qui  avait  disparu  avec  la  voiture, 
revint  sur  ses  pas,  avisa  à  travers  la  grille  les  personnages  rassem- 
blés sous  la  tonnelle,  s'approcha,  et  mettant  la  main  à  son  chapeau  ; 

—  Messieurs ,  pourriez-vous ,  s'il  vous  plaît,  me  dire  si  ce  jardin 
dépend  de  la  maison  numéro  7  ? 

— Oui,  mon  garçon,— répondit  le  commandant. 

— Alors,  monsieur,  ce  jardin  est  celui  de  l'appartement  du  rez-de- 
chaussée  ? — demanda  le  domestique. 

— Oui,  mon  garçon. 

— Pardon,  monsieur,  c'est  que  voilà  trois  fois  que  je  sonne,  et  l'on 
ne  répond  pas... 

—  C'est  moi  qui  habite  le  rez-de-chaussée,  dit  le  commandant  fort 
surpris,— que  voulez-vous  ? 

—  Monsieur...  c'est  une  lettre  très-pressée  pour  une...  madame 
Barbançon,  qui  doit  demeurer  ici. 

— Ceriaiiiement...  mon  garçon,  elle  y  demeure, — répondit  le  vété- 
ran de  plus  en  plus  étonné. 
Puis,  apercevant  la  ménagère  au  fond  du  jardin,  il  lui  cria  ; 


L'ORGUKIL.  25 

—  Eh  !  maman  Barbançon...  pendant  que  vous  romplotez  sournoi- 
sement roiUre  mes  plaics-bandes,  voilà  trois  fois  qm'  l'on  somio  à  la 
porte  de  la  rue  et  vous  n'entendez  rien...  venei  donc...  on  apporte 
une  lettre  pour  vous... 


IV 


A  la  voix  du  commandant  Bernard,  madame  Barbançon  arriva  en 
hâte,  s'excusa  auprès  de  son  maitre ,  ei  dit  au  domestique  qui  atten- 
dait : 

— Vous  avez  une  lettre  pour  moi,  mou  garçon?  et  de  quelle  part  ? 

—  De  la  pari  de  madame  la  comtesse  de  Beaumosnil,  madame,  — 
répondit  le  domestique  en  remettant  la  lettre  à  madame  Barbançon 
au  travers  de  la  grille. 

— Mad;ime  la  comtesse  de  Beaumesnil? — dit  l'ancienne  sage  femme 
tout  ébahie,  —  connais  pas. 

Et  elle  ouvrit  vivenu  nt  la  lettre  en  répétant  : 

—Connais  pas...  du  tout,  mais  du  tout,  du  tout. 

— La  comtesse  de  Beaumesnil  ?  —  dit  Gerald  avec  un  accent  d'in- 
térêt. 

— Tu  sais  qui  elle  est  ? — lui  demanda  Olivier. 

—  Il  y  a  deux  ou  trois  ans,  je  l'ai  vue  dans  ie  monde, — repondit 
Gerald, —  elle  élait  alois  d'une  beauté  idé:de;  mais  la  pauvre  femme, 
depuis  plus  d'une  année,  n'a  pas  quitté  son  lit..  On  la  dit  dans  un 
état  désespéré...  Pour  comble  de  malheur  ,  iM.  de  Beaumesnil ,  qui 
était  allé  conduire  en  Italie  leur  fille  unique,  à  qui  les  médecins 
ont  ordonné  Pair  du  midi...  M.  de  Beaumesnil  vient  de  mourir  à  Na- 
zies des  suites  d'une  chute  de  cheval. 

— Quelle  fatalité  !  — dit  Olivier. 

—  De  sorte  (pie.  si  madame  de  Beaumesnil  meurt,  comme  on  le 
craint,— poursuivit  Gerald,- voilà  sa  fille  orpheline  à  l'âge  de  quinze 
ou  seize  ans... 

— C'est  b»en  triste... — dit  le  commandant,— pauvre  enfant  I 

2 


26  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Heareusement,  du  moins,  —  reprit  Gerald,  —  mademoiselle  de 
Beaumesnil  a  devant  elle  un  avenir  superbe,  car  elle  doit  être  la  plus 
riche  héritière  de  France...  On  évalue  la  fortune  des  Beaumesnil  à 
plus  de  trois  millions  de  rentes...  en  propriétés. 

— Trois  millions  de  renies!  dit  Olivier  en  riant,— c'est  donc  vrai? 
il  y  a  des  gens  qui  ont  réellement  trois  millions  de  rentes...  ça  existe, 
ça  va...  ça  vient...  ça  vit...  ça  parle...  comme  nous  antres...  il  fau- 
dra que  tu  me  fasses  envisager  un  de  ces  phénomènes-là,  Gerald... 

—A  ton  service  ..  Mais  je  te  préviens  qu'ordinairement  c'est  assez 
laid  à  contempler...  je  ne  parle  pas  de  mademoiselle  de  Beaumesnil, 
je  ne  sais  si  elle  est  aussi  jolie  que  sa  mère. 

—  Je  serais  curieux  de  savoir  ce  que  diable  on  peut  faire  de 
trois  millions  de  rentes,  —  dit  en  toute  sinœrité  le  commandant  en 
secouant  la  cendre  de  sa  pipe  sur  la  table. 

— Ah!  mon  Dieu  !  ah  !  grand  Dieu  !  s'écria  madameBarbançon.qui, 
pendant  cette  partie  de  l'entretien ,  avait  lu  la  lettre  que  le  domesti- 
que venait  de  lui  remettre,— c'est-il  possible...  moi...  en  voiture,  et 
en  voiture  bourgeoise? 

—  A  qui  en  avez-vous,  maman  Barbançon  ?— demanda  le  vétéran. 
— A  qui  j'en  ai,  monsieur?  j'ai  qu'il  faut  que  vous  me  permettiez 

tout  de  suite  de  sortir. 

—  A  votre  aise;  mais  où  allez-vous  comme  ça  ,  sans  indiscrétion? 

—  Chez  madame  la  comtesse  de  Beaumesnil,  et  dans  sa  propre  voi- 
ture, encore...  —  dit  la  ménagère  d'un  ton  important,  —  il  s'agit  de 
renseignements  que  je  pnis  seule  lui  donner,  à  ce  qn'il  paraît...  Que 
je  devienne  bonapartiste,  si  je  sais  ce  que  ça  peut  être  !  mais  c'est 
égal... 

Puis,  s'interrompant,  l'ancienne  sage-femme  poussa  une  exclama- 
tion comme  si  une  idée  subite  lui  eût  traversé  l'esprit,  et  elle  dît  à 
son  maître  : 

—  Monsieur... 

—  Eh  bien  ? 

—  Voulez-vous  venir  un  instant  avec  moi  dans  le  jardin?  j'aiàvous 
parler  en  secret,  dans  le  plus  profond  secret. 

—  Oh  !  oh  !  —  répoudit  le  vétéran  en  sortant  de  la  tonnelle  sur  les 
pas  de  sa  ménagère,  —  c'est  grave,  allons,  je  vous  suis,  maman  Bar.» 
bançon. 


LORGUlilL.  87 

La  ménagère  avant  emnicnë  son  maîire  à  qucl(|ues  pas  de  la  lon- 
Çcllo,  lui  ilil  à  voix  basse  el  d'un  air  de  Miy^lore  : 

—  Monsieur,  vous  connaissez  bien  madame  Ilrrbaut,  {\\i\  demeure 
au  second,  (|iii  esl  eonunerçanle  retirée,  (|ni  a  deux  lillos,  el  chez  qui 
j'ai  présenlé  M.  Olivier,  il  y  a  quinze  jours? 

—  Je  ne  la  coiniais  pi»s;  mais  vous  m'avez  souvcul  parlé  d'elle... 
Après? 

— Je  me  souviens  maiiiienant  que  son  amie  intime,  madame  Laine, 
esl  en  Italie.  g;onvernanle  de  la  fille  d'une  comtesse  qui  a  un  nom 
dans  k  genre  de  Beaumesuil  ;  c'est  peut-être  !a  même  comtesse. 

—  C'esl  po>silde  ,  maman  Darbanvon...  Ensuite? 

—  On  veut  peut-èlre  avoir  des  rensei|j;nemenls  de  moi  sur  madame 
Laiué,  que  j'ai  vue  chez  madame  Uerbaul. 

—  Cela  se  peiil,  maman  Darbançou...  et  tout  à  l'heure  voui  allez 
savoir  à  quoi  vous  eu  leuir,  puisque  vous  vous  rendez  chez  madame 
de  Beaumesuil. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  monsieur,  une  autre  idée  ! 

—  Voyous  1  autre  idée!  —  dit  le  vétéran  avec  une  patience  angé- 
lique. 

—  Je  vous  ai  parlé  de  cette  jeune  femme  masquée  qui... 

—  Vous  allez  reconmiencer  cette  histoire-là  !  —  s'écria  le  vétéran 
ea  commençant  d'opérer  vivement  sa  retraite. 

—  Non,  monsieur;  mais  si  tout  ça  se  rapportait  à  la  jeune  femme? 

—  Le  meilleur  moyeu  de  le  savoir  maman  Barbaoçon,  c'est  de  par- 
tir au  plus  tôt  :  nous  y  gagnerons  tous  les  deux. 

—  Vous  avez  raison,  monsieur,  je  pars... 

EU,  suivant  son  maître,  qui  retournait  sous  la  tonnelle  rejoindre 
ses  convives,  la  ménagère  dit  au  valet  de  pied,  qui  s'était  tenu  à 
quelques  pas  de  di>lauce  de  la  grille  : 

—  Jeune  homine,  je  mets  mon  bonnet  à  noeuds  coquelicot  et  mon 
beau  chùle  orange,  et  vous  pourrez  disposer  de  moi... 

Quelques  instants  après,  madame  Darbançon,  passant  triomphale- 
ment en  voilure  devant  la  grille  de  la  tonnelle,  crut  devoir,  par  défé- 
rence, se  lever  tout  debout  dans  le  carrosse,  el  faire  une  gracieuse 
révérence,  adressée  à  son  maîlre  et  à  ses  deux  convives. 

Sept  heures  sonnèrent  alors  à  une  horloge  louilaine. 

—  Diable!  — dil  Olivier  d'un  air  contrarié,  —  sept  heures...  il 
faut  que  je  le  quitte,  mon  cher  (ierald... 


28  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Déjà  !...  et  pourquoi?... 

—  J'ai  promis  à  un  brave  maître  maçon  des  BalignoUes  d'aller  ce 
soir,  à  sepi  heures,  copier  et  apurer  des  mémoires...  Tu  ne  sais  pas 
ce  que  c'est,  toi,  que  d'apurer  des  mémoires? 

—  Eu  eflet,  tu  m'avais  prévcMu  que  tu  n'étais  libre  que  jusqu'à 
sept  heures,  —  dit  Gerald  d'un  air  contrarié,  — je  l'avais  oublié  :  je 
me  trouvais  si  bien  de  notre  causerie  !... 

—  Olivier,  —  dit  le  véiéran,  qui  semblait  pensif  depuis  que  son  ne- 
veu avait  parlé  des  travaux  dont  il  devait  s'occuper  dans  la  soirée, 
—  en  l'absence  de  madame  Barbançon,  va  donc  à  la  cave  chercher 
la  dernière  bouteille  de  ce  vieux  vin  de  Chypre  que  j'ai  autrefois  rap- 
porté du  Levant...  iM.  Gerald  en  acceptera  un  verre  avant  de  nous 
séparer.  Pour  une  demi- heure  de  retard,  les  mémoires  de  ton  maître 
maçon  ne  prendront  pas  feu. 

— Excellente  idée,  mon  oncle...  carjene  suis  pas  tout  à  fait  à  l'heure, 
comme  lorsque  je  suis  de  seniaine  au  quartier...  Je  cours  à  la  cave... 
Gerald  goûtera  de  voire  nectar,  mon  oncle. 

Et  Olivier  disparut  en  courant. 

—  Monsieur  Gerald,  dit  alors  le  commandant  au  jeune  duc  avec 
émotion,  ce  n'est  pas  seulement  pour  vous  faire  goûter  mon  vin  de 
Chypre  que  j'ai  renvoyé  Olivier...  c'est  afin  de  pouvoir  vous  parler  de 
lui...  à  cœur  ouvert;  vous  dire,  à  vous,  son  meilleur  ami...  tout  ce 
qu'il  y  a  de  bon...  de  délicat...  de  généreux,  chez  lui. 

—  Je  sais  cela,  mon  commandant.,  mais  j'aime  à  me  l'entendre 
répéter  par  vous...  par  vous  surtout...  qai  appréciez  si  birn  Olivier. 

—  Non,  n)onsieur  Gerald,  non,  vous  ne  savez  pas  tout...  vous  ne 
pouvez  vous  imaginer  le  travail  pénible,  aride,  que  le  pauvre  garçon 
s'impose,  non-seulement  pour  ne  pas  m'être  à  charge...  pendant  son 
semestre,  mais  encore  pour  me  faire  de  petits  présents  que  je  n'ose 
refuser,  de  peur  de  lui  faire  trop  de  peine...  Celle  belle  pipe,  c'est 
lui  qui  me  l'a  donnée...  J'aime  beaucoup  les  rosiers  :  dernièrement  il 
m'a  apporté  deux  superbes  espèces  nouvelles.  Que  vous  dirai-je?  j'a- 
vais depuis  longtemps  bien  envie  d'un  bon  fauteuil...  car,  lorsque  deux 
de  mes  blessures  se  rouvrent,  et  cela  n'arrive  que  trop  souvent,  je 
suis  forcé  de  rester  plusieurs  nuits  assis...  Mais  un  bon  fauteuil,  c'é- 
tait trop  cher...  Voilà  qu'il  y  a  huit  jours,  je  vois  apporter  ce  meuble 
tant  désiré  par  moi.  J'aurais  dû  me  méfier  dequel(|ue  chose,  car  Oli- 
Yier  avait  passé  je  ne  sais  combien  de  nuits  à  faire  des  écritures.  Ex- 


L'ORGUEIL.  » 

cusez  ces  confulenrcs  de  bonnes  et  pauvres  gens,  moiisiiur  fîerald, 

—  dit  le  vieux  marin  d'une  voix  alUircc,  iiendanl  qu'une  larme  roulait 
sur  sa  niouslaehe  blanche,  —  mais  j'ai  le  cœur  plein,  il  laul  qu'il 
s'ouvre...  el  vous  dire  cela  à  vous...  cesi  un  double  bonheur. 

El ,  comme  Gerald  allail  parler,  le  commandaul  l'inlerrompil  en  lui 
disanl  : 

—  Permettez,  monsieur  Gerald...  vous  allez  me  trouver  bien  ba- 
vard ;  mais  Olivier  va  venir,  el  j'ai  une  grâce  à  vous  demander.  Par 
voire  position ,  vous  devez  avoir  de  grandes  el  belles  comiaissances, 
monsieur  Gerald  .'  M(»n  pauvre  Olivier  n'est  appuyé  par  pers-onne...  et 
pourlant,  par  ses  services,  par  sou  éducation,  par  sa  conduite,  il  a 
droit  à  répaulelle...  Mais  il  n'a  jamais  ni  voulu,  ni  osé  faire  la  moindre 
démarche  auprès  de  ses  chefs.  Je  conçois  cela ,  car,  si  j'avais  été  UD 
hrosseur,  connue  nous  disons...  je  serais  capitaine  de  vaisseau  ;  mais 
que  voulez- vous...  il  parait  que  ça  tient  de  famille...  Olivier  esi  comme 
moi,  nous  nous  ballons  de  notre  mieux,  nous  sommes  esclaves  du 
service  ,  et  puis .  cpiand  il  s'agit  de  dem;uider,  nous  devenons  tout 
bêtes  et  tout  honteux...  Jbis  chut!  voilà  Olivier  qui  vient  de  la  cave, 

—  dit  vivement  le  vieux  marin  en  reprenant  sa  pipe  et  en  la  fumant 
précipitamment,  n'ayez  l'air  de  rien,  monsieur  Gerald;  pour  l'amour 
de  Dieu,  n'ayez  l'air  .le  rien,  Olivier  se  douterait  de  quchpie  chose. 

—  Mon  commandant,  il  faut  qu'Olivier  soit  sons-lieulenanl  avant 
la  fin  de  son  semestre...  et  il  le  sera,  —  dit  Gerald,  ému  des  confi- 
dences du  véiéran.  J'ai  peu  de  crédit  par  moi-mênn^,  mais  je  vous 
parlais  du  marquis  de  Maillefort  :  il  jouit  partout  d'une  si  haute  consi- 
dération, que,  vivemenl  recommandée  par  lui,  la  nomiuaiion  d'Oli- 
vier, qui  n'est  (pie  droit  et  justice,  sera  emportée  d'emblée;  je  m'en 
charge,  soyez  tranquille. 

—  Ah  !  monsieur  Gerald,  je  vous  avais  bien  jugé  tout  destfUe...  — 
dit  vivement  le  commandant;  —  vous  êtes  un  frère  pour  mon  pauTît 
enfant...  mais  le  voilà,  n'ayez  l'air  de  rien. 

Et  le  digne  homme  recommença  de  fumer  sa  pipe  d'un  air  très-dé- 
gagé, après  avoir  néanmoins  du  bout  du  doigt  enlevé  au  coin  de  sou 
œil  une  larme  trop  rebelle. 

Gerald,  s'adressiint  à  son  ancien  camarade,  afin  d'éloigner  de  lui 
tout  soupçon  au  sujet  de  l'enlretien  précétienl,  lui  cria  : 

—  Arrive  donc,  traînard  !  on  dirait,  par  Dieu  !  que  tu  as  été  à  U 

"■2 


50  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

cave  avec  quelque  jolie  cabarelière  comme  la  belle  juive  d'Oran...  Te 
rappelles-tu  cette  pauvre  Uinah,  don  Juan  que  tu  es? 

—  Le  fait  est  qu'elle  était  gentille,  ~  répondit  le  jeune  soldat  en 
souriant  à  ce  souvenir  d'amour  avec  satisfaction  ;  —  mais  c'était  un 
laideron...  comparé  à  la  jeune  fille  que  je  viens  de  rencontrer  dans  la 
cour,  dit  Olivier  en  déposant  avec  précaution  sur  la  table  la  pou- 
dreuse bouteille  de  vin  de  Cbypre. 

—  Ah  I...  maintenant  je  comprends  la  durée  de  ton  absence. 

—  Voyez-vous  le  gaillard!  —  ajouta  le  vétéran  revenant  peu  à  peu 
de  son  atiendrissemeni,  —  et  qu'est-ce  que  cette  beauté  que  tu  viens 
de  rencontrer,  mon  garçon? 

— Voyons,  mets-nous  au  fait  de  ta  conquête  au  moins,  —dit  Ge- 
rald. 

—  Pardieu!  monsieur  le  duc,  —  dit  Olivier  eu  riant,  —  cela  se  ren- 
contre à  merveille...  c'est  une  duchesse... 

—  Comment  !  une  duchesse?  dit  Gerald. 

—  Une  duchesse  aux  Batignolles,  —  s'écria  le  commandant, — 
c'est  du  fruit  nouveau...  et  fièrement  flatteur  pour  le  quartier. 

—  Allons,  mon  bon  oncle...  je  vais  un  peu  rabat'.re  de  votre 
amour-propre  hatignollais.  Ma  conquête ,  comme  dit  ce  fou  de  Gerald, 
d'abord  n'est  pas  ma  conquête...  et  puis  elle  n'est  pas  duchesse... 
seulement  on  l'a  surnommée  la  duchesse. 

—  Et  d'où  lui  vient  ce  glorieux  surnom?  —demanda  Gerald. 

—  On  l'appelle  ainsi,  — reprit  Olivier,  —  parce  qu'elle  est,  dit-on, 
Jbelle  et  orgueilleuse  comme  une  duchesse... 

—  Tu  as  oublié...  sage...  dit  Gerald  en  riant.  —  Vraiment!  — dit 
Olivier,  —  est-ce  que  les  duchesses  sont?... 

—  Veux-tu  le  taire,  mauvaise  langue!  —  reprit  Gerald  en  inter- 
rompant le  jeune  soldat.  Je  crois,  tudieu  bien!  qu'elles  sont  sages... 
les  duchesses! 

—  Eh  bien  !  alors  elle  est  belle,  orgueilleuse  et  sage  comme  une 
duchesse  ;  telle  est  la  cause  du  surnom  de  cette  jeune  fille. 

—  Et  qu'est-ce  que  c'est  que  cette  jolie  duchesse  ?  —  demanda  Ge- 
rald. —  En  ma  qualité  de  duc,  comme  tu  dis,  tu  dois  satisfaire  ma 
«uriosité! 

—  Elle  est  maîtresse  de  piano...  —  reprit  Olivier,  —  tu  vois  qu'elle 
déroge  furieusement  ! 

«-  C'est  plutôt  le  piano  qui  devient  très-aristocrate  sous  ses  belles 


L'ORGUEIL.  51 

mains...  car  elle  doit  avoir  aussi  dos  mains  de  duchesse!...  Voyons» 
coule  nous  cela...  (^iiic  diiible  !  lu  es  anioiirciix;  à  qui  leras-lu  les  con- 
fidences, siuouà  lou  ouclo...  ù  lou  cauiarade? 

—  Je  voudrais  bifu  avoir  le  droil  de  vous  en  faire,  dos  coulidon- 
ces...  —  dil  Olivier  on  riant,  —  parce  que  je  ne  vdus  en  ferais  pas; 
mais  vrai,  c'est  la  première  fois  que  je  vois  celle  jeune  fille. 

—  Mais  ces  détails...  sur  elle? 

—  Il  y  a  une  madame  Ilorbaul  qui  loge  ici,  au  second,  —  réjiondil 
Olivier.  —  Tous  loi  dimauclies,  celte  excollcnio  fomme  rassemble 
cbez  elle  des  jeuuo.-<  illles..  amies  de  ses  (illcs  :  les  unes  suut  loueuses 
de  fivres  ou  domni!.olles  de  magasin,  d'auiro»  maîtresses  de  dessin 
OU;  comme  la  duchesse,  maîtresses  de  nmsiipie...  Je  t'assure  qu'il  y 
en  a  de  charuianies;  toutes  ces  braves  filles  travaillent  toute  la  se- 
maine comme  do  |)olils  lions,  gagnent  houorablomoiii  leur  vie,  et  s'a- 
musent follomout  lo  dimanche  chez  la  bouue  madame  llorbuut  :  on 
joue  à  des  petits  jeux,  on  danse  au  piano,  c'est  tres-anmsant;  voilà 
deux  dimauchos  que  madame  Barbançon  m'a  présenté  chez  celle 
dame,  et.  ma  foi... 

—  Je  demande  à  être  présenté  à  madame  Uerbaul!  —  s'écria  le 
jeune  duc  en  interrompant  son  ami. 

— Tu  deutandos  ..  lu  demandes...  lu  crois  qu'il  n'y  a  qu'à  demander, 
toi?  reprit  gaiement  Olivier.  —  Apprends,  mon  cher,  que  les  Bali- 
gnoUes  sont  aus-si  exclusives  que  ton  faubourg  Saint-Uermain. 

—  Bon,  tu  es  jaloux,  lu  as  lorl  :  d'abord...  parce  que,  vraies  ou 
supposées,  les  duchesses  ne  m'affriandent  plus...  surtout  quand  elles 
sont  sages...  et  puis  l'on  ne  vient  pas  aux  Baiignolles  pour  s'amoura- 
cber  d'une  duchrsse.  Ainsi,  rassure-toi,  et  d'ailleurs,  si  lu  me  refuses, 
je  suis  au  mieux  avec  maman  Barbançon ,  je  lui  demanderai  d'être 
présenté  à  madame  llerbaut. 

—  Enfin  nous  verrons  si  l'on  peut  t'adraeilre ,  —  dit  Olivier  avec 
une  importance  comique. 

<—  Mais,  pour  en  revenir  à  la  duchesse,  madame  Herbaut,  qui  est 
fort  liée  ave  lui.  m'a  dit.  l'autre  dimanche,  comme  je  m'extasiais 
sur  cette  réunion  do  charmantes  jeunes  filles  :  —  «  Que  diriez-vous 
donc,  monsieur,  si  vous  voyiez  la  duchesse  !...  »  |El  la  digne  femme 
m'a  donné  les  détails  dont  je  t'ai  parlé  sur  l'origine  de  sou  surnom.  ) 
t  Malheureusement,  —  a-t-elle  ajouté,  —  voilà  deux  dimanches 
qu'elle  nous  manque ,  et  elle  nous  manque  beaucoup  ;  car ,  toute 


52  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

ducliesse  qu'elle  soit,  elle  esl  adorée  ici  par  tout  le  monde  ;  mais, 
depuis  quelques  jours,  elle  a  été  appelée  auprès  d'une  g.ande  dame 
très-riche  el  irès-malade...  dont  les  souffrances  sont  si  grandes  et 
si  rebelles,  que  les  rcédecins,  à  bout  de  leur  science,  ont  eu  l'idée 
d'essayer  si  une  musique  douce  et  suave  ne  calmerait  pas  les  dou- 
leurs de  la  pauvre  dame.  » 

—  Voilà  qui  est  singulier!  —  dit  Gerald. 

—  Quoi  donc?  —  lui  demanda  Olivier. 

—  Celle  pauvre  femme,  si  malade,  dont  on  essaye  de  calmer  les 
douleurs  par  tous  les  moyens  possibles,  et  auprès  de  qui  ta  duchesse  a 
été  appelée...  c'est  madame  la  comtesse  de  Beaumesnil. 

—  La  même  qui  vient  d'envoyer  chercher  madame  Barbançon  ?  — 
demanda  le  vétéran. 

—  Oui,  mon  commandant  ;  —  j'avais  déjà  entendu  parler  de  cette 
espèce  de  cure  musicale  entreprise  pour  adoucir  les  atroces  souffran- 
ces de  la  comtesse. 

—  Le  fait  est  que  la  rencontre  est  assez  bizarre,  —  dit  Olivier,  mais 
il  paraît  que  la  tentative  des  médecins  n'a  pas  été  vaine,  car  chaque 
soir  la  duchesse  qui  est,  à  ce  qu'il  paraît,  excellente  musicienne,  va  chez 
madame  de  Beaumesnil.  .  Et  voilà  pourquoi  je  n'avais  pas  vu  cette 
jeune  (ille  aux  deux  soirées  de  madame  Ilerbaut,  de  chez  qui,  sans 
doute,  elle  sorfait  tout  à  l'heure.  Frappé  de  sa  tournure,  de  sa  beauté 
vraiment  extraordinaire ,  j'ai  demandé  au  portier  s'il  la  connaissait. 
«  Sans  doute,  monsieur  Olivier,  m'a-l-il  répondu,  c'est  la  duchesse...  » 

—  Je  trouve  cela  charmant,  intéressant,  mais  beaucoup  trop  mé- 
lancolique pour  moi ,  —  dit  Gerald  ;  —  je  préfère  de  bonnes  et  joyeuses 
filles  sans  façon,  comme  il  doit  s'en  trouver  dans  la  réunion  tic  madame 
Herbaut ,  ei,  si  tu  ne  m'y  présentes  pas...  tu  es  un  ingrat Rappelle- 
toi  cette  jolie  mercière  d'Alger...  qui  avait  une  non  moins  jolie  sœur... 

—  Comment!  dit  le  vétéran,  —  et  la  juive!  la  jolie  c;;laretière 
d'Oran  ?,  . 

—  Dame...  mon  oncle...  on  est  à  Oran...  on  aime  à  Or;;»)...  oo  est 
à  Alger...  on  aime  à  Alger... 

—  Mais  lu  es  donc  un  Joconde,  malheureux  !  —  s'écria  le  vétéran, 
singulièrement  flatté  des  bonnes  fortunes  d'Olivier,  lu  es  donc  un  sé- 
ducteur! 

—  Que  voulez-vous,  mon  commandant,  —  dit  Gerald,  —  ce  n'est 
pas  de  l'incoustance...  on  suit  la  marche  de  sa  division,  voilà  tout... 


L'ORGUEIL.  55 

C'est  pourquoi  Olivier  el  moi  nous  avons  élé  obligés  de  lusscr  l\  Orao, 
lui  sa  juive,  moi  ma  Mauresque,  pour  nos  peliles  mercières  d'Alger. 

—  Le  f.iil  est,  —  dil  le  vieux  marin,  égayé  par  le  vin  de  Chypre, 
dont  la  bonieille  avait  circidé  entre  /es  convives  pendant  cet  entretien, 

—  le  fait  est  (pie.  selon  le  elianj;enienl  de  station,  nousipiittions  les 
mulâtresses  de  la  Martiniipic  pour  les  pêcheuses  de  Saiul-1'ierre-Mi- 
quelon,  de  Terre-Neuve. 

—  Un  fameux  changemonldt!  zone,  dites  donc,  mon  commandant? 

—  reprit  GeraUl  en  poussant  le  coude  du  vétéran  ;  —  c'était  ipiitier 
le  feu  pour  la  glaee 

—  Non,  [tardieu  pas  !  —  reprit  le  vétéran;  —  je  ne  sais  à  quoi  ça 
tient,  mais  ces  pêcheuses,  blondes  comme  des  Albinos,  avaient  le 
diable  au  corps.  Il  y  avait  surtout  une  petite  boulotte  à  cils  blancs, 
qu'on  appelait  la  Baleinière... 

—  Température  du  Sénégal...  hein  !...  mon  oncle?... 

—  Ah  !  fil  le  vétéran 

Et  il  po^a  son  verre  sur  la  table  en  faisant  claquer  sa  langue  con- 
tre son  palais,  de  sorte  que  l'on  ne  savait  si  ce  bruit  signilicalif  se 
rapportait  au  souvenir  de  la  Baleinière  aux  cils  blancs  ou  à  la  dé- 
gustation du  vin  de  Chypre. 

Puis  le  digue  niarin  s'écria  . 

—  Ah  çà  !  mais  ([uesi-ce  (jue  je  dis  là  ?  A-t-on  vu  des  mauvais  su- 
jets pareils  !...  Ce  que  c'est  que  l'exemple  !  Ne  voilà  t-il  |.'as  un  vieux 
phoque  comme  moi  qui  parle  d'amourettes  avec  ces  jeunes  mousta- 
ches!... Allons,  parlez  de  vos  juives,  de  vos  Mauresques,  de  vos  du- 
chesses, mes  enfants  ;  au  moins,  c'est  de  voire  âge. 

—  Eh  bien  donc  I  au  nom  de  la  reconnaissance,  je  somme  Oli- 
vier de  me  présenter  chez  madame  Ilorbaut ,  —  dit  l'opiniâtre 
Gerald. 

—  Ce  que  c'est  que  la  satiété!...  Tu  vas  dans  le  plus  beau,  dans  le 
plus  grand  monde,  —  dit  Olivier,  —  et  tu  envies...  nos  pauvres 
petites  réunions  batignollaises. 

—  Avec  ça  qu'il   est  amusant,  le  g.  .rJ  monde.  —  dit  Gerald.  —  f 
J'y  vais  à  mon  corps  défendanl,  pour  ne  pas  contrarier  ma  mère...  ' 
Demain,  par  exemple,   est  pour  moi  un  jour  ;i      nnnani,  car  ma 
mère  donne  une  matinée  dansante...  Mais,  à  pro|)OS,  viens-y  donc, 
Olivier. 

—  Où  çà? 


V4  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  A  la  matinée  dansante  que  donne  ma  mère. 
^Moi? 

—  Eh  bien  !  oui...  toi. 

—  Moi...  Olivier  Raymond,  maréchal  des  logis  de  hussards...  dans 
ion  faubourg  Sainl-Germain  ? 

—  Il  serait  saeredieu  bien  étonnant  que  je  ne  puisse  pas  amener  chez 
ma  mère  mon  meilleur  ami,  parce  qu'il  a  l'honneur  d'être  un  des 
plus  braves  soldats  de  l'armée...  Olivier...  tu  viendras...  je  veux  que 
lu  viennes. 

—  Eu  dolman  et  en  képi,  n'est-ce  pas?  —  dit  Olivier  en  souriant 
et  en  faisant  allusion  à  sa  pauvreté,  qui  ne  lui  permettait  pos  le  luxe 
des  habits  bourgeois. 

Sachant  l'emploi  que  faisait  le  digne  soldat  de  son  pécule  si  labo- 
rieusement gagné,  et  connaissant  d'ailleurs  son  ombrageuse  suscep- 
tibilité, Gerald  ne  put  que  répondre  : 

—  C'est  vrai...  je  n'y  pensais  pas...  C'est  dommage,  nous  aurions 
passé  une  bonne  journée  ;  je  l'aurais  montré  nos  beautés  à  la  mode, 
et  je  suis  sûr  qu'en  fait  de  jolies  et  fraîches  figures...  tu  aurais  re- 
gretté... les  réunions  de  madame  Herbaut. 

—  Entendez-vous,  mon  oncle,  comme  c'est  adroitement  ramené... 
comme  il  revient  à  la  charge  ? 

Huit  heures  sonnèrent  à  la  même  lointaine  horloge. 

—  Huit  htures!  —  dit  vivement  Olivier;  —  diable  !  et  mon  maître 
maçon  qui  m'attend  depuis  une  heure...  11  faut  absolument  que  je  te 
quitte,  Gerald...  J'ai  promis  d'être  exact...  une  heure  de  retard... 
c'est  beaucoup...  Or,  l'exactitude  est  la  politesse  des  rois...  et  de 
leux  qui  apurent  des  mémoires,  —  ajouta  gaiement  Olivier. 

Puis,  tendant  la  main  à  son  oncle  : 

—  Bonsoir,  mon  oncle  ! 

—  Tu  vas  »ncore  travailler  une  partie  de  la  nuit,  —  dit  le  vétéran 
avec  une  éntolion  contenue  en  jetant  un  regard  significatif  à  Gerald, 
—  il  ne  fiudra  doue  pas  que  je  l'allende? 

■«-  Non,  mon  oncle,  couchez-vous...  Dites  à  madame  Barbançon  dd 
laisser  la  clef  chez  le  portier  et  des  allumettes  chimiques  dans  la 
cuisine...  Je  ne  ferai  pas  de  bruit,  je  ne  vous  réveillerai  pas. 

—  Adieu,  monsieur  Gerald,  —  dit  le  vétéran  en  tendant  la  nuin 
au  jeune  duc  et  la  lui  serrant  d'une  manière  expressive,  afin  de  lui 


L'ORGUEIL.  SS 

rappeler  sa  promesse  au  sujet  de  la  promotion  d'Olivier  au  grade 
d'oliicier. 

—  Adieu,  mon  commandant,  —  dit  Gerald  en  répondant  à  l'circinie 
du  vétéran,  et  lui  iudiciuant  par  un  signe  qu'il  compreuaii  sa  pensée, 

—  vous  me  permettez,  n'est-oe  pas,  de  revenir  vous  voir? 

—  Ce  sera  pour  moi  un  plaisir...  un  vrai  plaisir,  monsieur  Gerald, 

—  dit  le  vétér.in,  —  vous  devo/  en  être  sûr... 

—  Ma  foi.  oui,  mou  coinmaudaul,  car  je  juge  en  cela  d'après  moi- 
même...  Adiou...  Olivier...  viens...  je  te  couduirai  jusqu'à  la  porte 
de  ton  maître  maçon. 

—  J'y  gagnerai  toujours  un  quart  d'heure,  —  dit  Olivier.  —  Bon- 
soir, mou  onde. 

—  Bonsoir,  mou  enfant. 

Et  Olivier,  ayant  pris  dans  rentrée  sa  liasse  de  papiers  et  son  pa» 
quet  de  plumes,  sortit  avec  Gerald  ;  tous  deux,  se  tenant  par  le  bras, 
allèrent  jusqu'à  la  demeure  du  maçon,  oà  ils  se  séparèrent,  se  pro- 
mettant de  se  revoir  bieiuôt. 

Environ  une  heure  après  qu'Olivier  eut  qnitté  son  oncle,  madame 
Barbançou  fut  ramenée  aux  Batignolles  dans  la  voiture  de  madame  la 
comtesse  de  Beaumesnil. 

Le  vétéran,  surpris  du  silence  et  de  la  physionomie  ténébreuse  de 
la  ménagère,  lui  adressa,  mais  e4J  vain,  plusieurs  fois  la  parole.  Il  la 
pria  eulin  de  serrer  le  restant  du  vin  de  Chypre.  iMadanie  Barbauçoa 
prit  la  bouteille,  s'en  alla  leutement,  puis,  s'arréiant  bieiuôi,  et  croi- 
sant les  bras  d  un  air  méditatif,  elle  laissa  choir  par  ce  mouvement 
la  fiole  jtoudrcuse. 

—  Que  le  diable  vous  emporte]  —  s'écria  le  vétéran,  —  voilà  .le 
vin  de  Chypre  perdu... 

—  Cest  pourtant  vrai,  j'ai  cassé  la  bouteille,  —  répondit  la  mena* 
gère  en  se  réveillant  comme  d'un  songe.  —  Eh  bioni  ça  ne  m'ë- 
tonnepas;  depuis  que  j'ai  vu  et  entendu  madame  la  comtesse  de 
Beaumesnil,  car  je  viens  de  la  voir...  et  dans  quel  état,  mon  Dieu!  la 
pauvre  femme  !...  je  me  creuse  la  tête  pour  trouver  quelque  chose 
que  je  ne  trouve  pas,  et  d'-ci  à  longtemps  je  ne  serai  bonne  à  rieu, 
allez,  monsieur,  il  faut  y    ompler. 

—  C'est  toujours  quelque  chose  que  de  saroir  cela  d'avance,  —  re- 
prit le  vétéran  avec  sa  placidité  habituelle  en  voyant  madame  Bar- 
bançAft  retomber  dans  sa  mystérieuse  préoccupation. 


LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 


Le  lendemain  de  la  rencontre  d'Olivier  Raymond  et  de  Gerald,  sa 
mère,  ainsi  qu'il  l'avait  anuoncé  au  neveu  du  vétéran,  donnait  une 
matinée  dansante. 

Madame  la  duchesse  de  Senneterre,  par  sa  famille  et  par  ses  allian- 
ces, appartenait  à  la  plus  ancienne  et  à  la  plus  illustre  noblesse  de 
France;  quoique  sa  fortune  fût  médiocre  et  sa  maison  petite,  ma- 
dame de  Senneterre  donnait  ainsi  chaque  printemps  quatre  ou  cinq 
bals  de  jour,  peu  nombreux,  mais  très-élégants  et  très-choisis,  dont 
elle  et  ses  deux  jeunes  tilles  faisaient  les  honneurs  avec  une  grâce 
parfaite.  M.  le  duc  de  Senneterre,  mort  depuis  doux  ans,  avait  eu 
sous  la  Restauration  la  plus  haute  position. 

Les  trois  fenêtres  du  salon  où  l'on  dansait  s'ouvraient  sur  un  beau 
jardin;  le  temps  était  magniOque;  entre  deux  contredanses,  plusieurs 
personnes,  hommes  et  femmes,  se  promenaient  ou  causaient  à  tra- 
vers les  allées,  çà  et  là  bordées  d'arbustes  en  fleurs. 

Quatre  ou  cinq  hommes,  abrités  par  un  massif  de  lilas,  s'entre- 
tenaient de  ces  mille  riens  dont  se  composent  généralement  les  con- 
versations mondaines. 

Parmi  ce  groupe,  deux  personnes  méritaient  d'attirer  l'attention. 

L'une  d'elles,  homme  de  trente  ans  environ,  déjà  obèse,  à  l'air  à 
la  fois  suffisant  et  indolent,  dédaigneux  et  gonflé  de  soi,  à  l'oeil  cou- 
vert et  presque  éteint,  s'appelait  M,  le  comte  de  Moruaud.  Son  nom 
avait  été  prononcé  la  veille  chez  le  commandant  Bernard,  lorsque 
Olivier  et  Gerald  évoquaient  leurs  souvenirs  de  collège. 

M.  de  Mornand  occupait,  on  l'a  dit,  à  la  Chambre  des  pairs,  un 
siège  hérédiiaire. 

L'autre  personnage ,  ami  intime  du  comte,  était  im  homme  de 
trente  ans  aussi,  de  haute  taille,  maigre,  osseux,  a;ignleii\,  légère- 
ment voûté,  déjà  chauve;  sa  petite  tête  plate,  son  œl  à  llour  de  tête, 
presque  toujours  légèrement  injecté  de  sang,  donnait  à  sa  physiono- 
mie un  caractère  fort  analogue  à  celui  du  reptile...  Il  se  nonmiait  le 
baron  de  Ravil.  (Jnoi(|ne  ses  moyens  d'existence  fus^oui  problémati- 
ques, eu  égard  à  l'espèce  de  luxe  qu'il  affichait,  on  recevait  le  baron 


L'OnnUElL.  37 

lans  le  meilleur  inoiido,  ;iuqnol  il  ttMiait  il'ailloms  par  sa  iiii'^çance; 
jamais  inlri};aiil  en  (iniiiiaiit  a  celle  é|iilli('le  loiiles  -«'s  coiiséiiiicuces, 
des  plus  basses  an \  plus  aiulacieiises),  jamais  iiiiri^aiil  ne  déploya 
une  plus  cyui(pie  eirnuiierie,  uue  fuurbe  plus  impiidcuie. 

—  Avcz-v(ins  VII  le  lion  du  bal?  —  disait  à  M.  de  Moniaiid  l'u:i  des 
interloeuteiirs  du  <;i'<)iipe  dont  nous  avons  parl('>. 

—  J'arrive  à  l'iiisiaiit,  —  répuiidil  .M.  de  jii>rnand,  j'ignore  de  qui 
TOUS  voulez  parler. 

—  Eh  parbleu  !  du  marquis  de  .Maillcrorl. 

—  Ce  maiidil  bossu!  —  s'écria  M.  de  Havil.  —  Allons...  c'esl 
bien  à  lui,  ccitc  matinée  élail  d'un  lerne ,  d'un  ennui  as>ommant; 
le  marquis  va  étrayer  un  peu  loui  cela  par  sa  lioiilfonDe  présence. 

—  Que  diable  peut-on  venir  faire  dans  le  monde  qn.iiid  on  est  bàli 
de  la  sorie?  —  dii  M.  de  Mornand.  —  Ce  piuvre  marquis  de- 
vrait avoir  au  moins  la  conscience...  de  sa  bo^se. 

—  C'est  sinijnlier,  —  reprit  un  autre,  —  de  temps  à  autre  le  mar- 
quis apparaît  dan>  le  monde  pendant  quelques  semaines...  et  puis 
soudain  il  disparait. 

—  Je  le  soupçonne  fort  d'être  monnoyeiir  et  do  venir  ainsi  de 
lemp>  à  antre  éconler  le  produit  de  son  ingénieuse  iiidiisirie,  —  dit 
Bl.  de  Ravil.  —  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'esl  ipi  un  jour,  chose  in- 
croyable... inouïe...  il  m'a  prèloau  jeuun  billelde  mille  francs...  que 
je  ne  lui  rendrai  jamais...  D'abord  il  devait  êire  fuix...  Et  puis  cet 
impertinent  bossu  m'a  dit  en  me  le  prèiant  :  «  Ça  m'amusera  de 
vous  redemander  souvent  ces  mille  francs-là,  baron!  »  Qu'il  soit 
tranquille...  il  s'amusera  longtemps. 

—  riaisanlerie  à  part,  le  marquis  est  un  homme  siiiLMiIi  r...  — dit 
un  autre  interloeutenr,  la  vieille  marquise  de  Maillefort,  sa  n)ère, 
lui  a  laissé  une  belle  fortune,  el  l'on  ne  sait  ce  qu'il  en  fait,  car  il  vit 
irès-modesiement. 

—  Je  l'ai  vu  autrefois,  assez  souvent,  chez  cette  pauvre  madame 
de  Beaumesnil. 

—  A  propos,  dit  un  autre,  —  vous  savez  qu'on  la  dit  à  toute  ex- 
trémité ? 

—  Madame  de  Beaumesnil  ? 

—  Certainement  ;  elle  doit  être  administrée  dans  la  journée  ;  c'es 
du  moins  ce  qu'on  a  répondu  à  madame  de  Mirecourt,  qui,  en  vc- 

3 


38  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

n:iiit  ici,  s'éïait  arrêlée  à  la  porte  de  l'hoiel  de  Beaumesnil  pour  avoir 
des  nouvelles. 

—  li  faut  alors  qu'elle  ait  élé  inguérissable,  car  elle  a  pour  méde- 
cin le  fameux  docteur  (iastérini,  aussi  savant  que  gourmand,  ce  qui 
n'esi  iK'.s  peu  dire 

—  Pauvre  femme  !  c'est  mourir  jeune  encore. 

—  El  quelle  immense  fortune  aura  S3.  fille  !  s'écria  M.  de  I\'.or- 
nand  ;  —  ce  sera  la  plus  riche  héritière  de  France...  et  orphehne 
par-dessus  le  marché...  qiiel  îr^orceau  !... 

En  disant  ces  mots,  les  yeux  de  M.  de  Mornand  rencontrèrent  ceux 
de  son  ami  de  Ravil. 

Tons  deux  tressaillirent  imperceptiblement,  comme  si  une  idée 
subite  leur  était  venue  ;  d'un  seul  regard,  ils  s'étaient  compris. 

—  La  plus  riche  héritière  de  France  ! 

—  Une  orpheline  ! 

—  El  une  foriune...  territoriale...  encore!  —  s'écrièrent  les  trois 
autres  inicrloiii;eurs  avec  un  naïf  accent  de  convoitise. 

Puis  l'un  d'eux  reprit,  sans  remarquer  l'échange  de  regards  signi- 
ficatifs qui  avait  lien  enire  M.  de  Mornand  et  son  ami  : 

—  Kl  quel  âge  at-elle,  mailenioisclle  de  Beanniesnil? 

—  Quinze  ans  à  peine,  dil  M.  lie  Ravil;  —  et  puis  si  laide...  si  ché 
tive,  —  ajouia-i-il  avec  iniention. 

—  Diable  !  cftefirc...  n'est  pas  désavantageux...  au  contraire,  dit 
l'un  des  causeurs  d'nn  air  judicieux  et  réfléchi. 

—  Ah!  elle  est  irès-laide,  reprit  un  autre  en  s'adressant  à  de  Ra- 
vil, —  vous  l'avez  donc  vue  ? 

—  Pas  moi;  mais  une  de  mes  tantes...  a  vu  cette  petite  au  cou- 
vent du  Sacré-Cœur  avant  qm  Beaumesnil  l'emmenài  en  Italie... 
par  oidonnance  d(îs  médecins... 

—  Pauvre  BeaumesnU!  mourir  à  Naples  d'une  chute  de  cheval... 

—  Et  vous  diies,  mon  cher,  —  reprit  l'imerlocnteur  de  M.  de 
Ravil,  pendant  que  M.  de  Mornand  semblait  de  plus  en  plus  pensif, 
—  vous  dites  que  mademoiselle  de  Beaumesnil  est  fort  laide? 

—  Un  vrai  monstre...  je  ne  sais  pas  mêu)e  si  elle  ne  tombe  pas 
du  haut  mal,  —  continua  de  Ravil  avec  une  affectation  de  dénigre- 
ment tres-marqtiée;  —  par  là-dessus...  poitrinaire...  puisqu'aprcs  la 
mon  de  Beaumesnil  le  médo',';:i  qui  les  avait  accompagnés  à  Naples 
a  déclaré  qu  il  ne  répondrait  de  riau  si  madeuioiseilc  de  Bcauuiesuil 


L'ORGUEIL  i9 

reveoait  eii  France...  Elle  est  poitrinaire  au  dernier  dcgr»?,  vou!» 
dis-je...  au  dernier  de^ré  ! 

—  Une  Ijérilière  poilriiiaire  ?  reprit  un  antre  d'uu  air  ii  la  fois 
l'rinud  cl  idléclié;  mais  e'esl  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  délicat,  de 
plus  reclierehé. 

—  Tardi-  n...  je  vous  comprends,  c'est  évident  cela,  —  reprit  de 
Ravil,  mais  il  Tant  au  moins  i|n'e!le  imisse  vivre  jiis(|n'à  ce  qu'on  l'é- 
pouse... tandis  que,  tré»-|)robablenicnl,  m;;demoiselle  de  In-aunn  snil 
ne  vivra  pas;  elle  est  condamnée  :  je  l'ai  entendu  dire  par  M.  de 
la  Roeliai^uë.  Sun  plus  proche  parent...  il  doit  bien  le  savoir,  puis- 
qu'il liériitrait  d'elle. 

—  Peut-être  aussi,  à  cause  de  cela,  voit-il  tout  en  beau. 

—  Quelle  chance  pour  madame  de  la  Rocliaignè,  qui  aime  tant  le 
luxe,  les  fêtes  ! 

—  Oui,  chez  les  autres. 

—  C'est  étonnant,  —  reprit  un  des  interlocuteurs,  il  me  semble 
que  j'avais  entendu  dire  que  mademoiselle  de  Beaumosnil  ressemblait 
à  sa  mère...  qui  a  été  une  des  plus  jolies  femmes  de  Paris. 

—  Cette  hériiière  est  d'une  laideur  atroce,  re4)ritde  Ravil,  je  vous 
l'aUesle,  ei  je  ne  sais  pas  même  si  elle  n'est  pas  contrefaite. 

—  Quant  à  moi,  —  dit  enfin  M.  de  Mornand  en  sortant  de  sa  rê- 
verie, —  d'autres  personnes  m'ont  parlé  de  mademoiselle  de  Beau- 
mesnil  comme  en  parle  de  Ravil. 

—  Ah  çà  !  mais  pourquoi  sa  mère  ne  l'a-t-elle  pas  accompagnée  ea 
Italie? 

—  Parce  que  la  pauvre  femme  était  déjà  atteinte  de  cette  maladie 
de  laugueur  à  laquelle  il  parait  qu'elle  va  suecouibcr.  L'on  dit  d'ail- 
leurs qji'elle  a  eu  un  affreux  chagrin  de  ne  pouvoir  suivre  sa  fille  à 
Naples,  et  que  ce  chagrin  pourrait  bien  contribuer  à  rendre  son  éUit 
désespéré. 

—  Il  paraîtrait  alors,  —  dit  un  autre,  que  la  cure  musicale  du  doc- 
teur Dupont  n'a  pas  eu  le  succès  qu'il  espérait  '? 

—  Quelle  cure  musicale? 

—  Sachant  le  goût  bien  connu  de  madame  de  Beaumesnil  pour  la 
musique,  le  docteur,  pour  calmer  les  souffrances  de  sa  malade  et  la 
distraire  de  sa  langueur,  lui  avait  conseillé,  —  dit-on,  —  de  se  faire 
)ouer  ou  chanter  des  morceaux  d'une  musique  douce  et  suave. 


40  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  L'idée  n'élail  pas  mauvaise,  quoique  renouvelée  de  Saùl  et  de 
David,  —  dit  de  Ravil. 

—  Eh  bien!  qu'en  est-il  résulté? 

—  Madame  de  Beaumesiiil  aurait  d'abord  éprouvé,  — dit-on, — 
une  sorte  de  distraction,  d'adoucissement;  mais  sa  maladie  a  repris 
le  dessus. 

—  On  dit  aussi  que  la  mort  cruelle  de  ce  pauvre  de  Beaumesnil 
lui  a  porté  un  coup  terrible... 

—  Allons  donc  !  —  s'écria  M.  de  Mornand  en  ricanant  et  haussant 
les  épaules;  —  est-ce  qu'elle  a  jamais  aimé  Beaumesnil,  cette  feninie- 
là!  Elle  ne  l'a  épousé  que  pour  ses  millions  de  millions...  Et  d  ail- 
leurs, étant  jeune  fille,  elle  a  eu  je  ne  sais  combien  d'am;»nts.  Somme 
toute,  —  reprit  M.  de  Mornand  en  gonllant  ses  joues  avec  une  aifec- 
talion  de  dignité  méprisante,  —  madame  de  Beaumesnil  est  une 
femme  tarée...  perdue...  et,  malgré  la  fortune  énorme  qu'elle  lais- 
sera... un  galauthomme  ne  consentira  jamais  à  épouser  la  fille  d'une 
pareille  mère...  une  femme  déshonorée!  !  ! 

—  Misérable  ! 

S'écria  une  voix  t^i,  sortant  de  derrière  la  touffe  de  lilas,  sem- 
blait répondre  aux  dernières  paroles  de  M.  de  Mornand. 

Il  y  eut  d'abord  un  moment  de  silence  et  de  surprise  général; 
puis  M.  de  3Iornand,  devenu  pourpre  de  colère,  fit  rapidement  quel- 
ques pas  a(in  de  contourner  le  massif. 

Il  ne  trouva  personne;...  l'allée,  à  cet  endroit,  formant  un  coude 
assez  brusque,  la  personne  invisible  qui  venait  de  prononcer  le  mot 
de  misérable  avait  pu  facilement  disparaître. 

—  11  n'y  a  de  misérables,  —  dit  à  voix  haute  M.  de  Mornand  en 
revenant  occuper  sa  place,  il  n'y  a  de  misérables  que  les  gens  qui 
osent  dire  des  injures  sans  oser  se  montrer. 

Ce  singulier  incident  venait  à  peine  d'avoir  lieu  lorsque  le  son  de 
l'orchestre,  se  faisant  entendre,  ramena  les  promeneurs  du  côté  du 
salon. 

M.  de  ?ilornand  resta  seul  avec  de  Bavil;  celui-ci  lui  dit  : 

—  On  t'a  appelé  misérable...  on  n'a  pas  osé  paraître,  c'est  bien... 
n'en  parlons  plus   Mais  m'as-tu  compris? 

—  A  merveille.  Cette  idée  m'est  venue  comme  à  toi...  subitement... 
Choseéirange!  pondintquohiue:^  instanisjesuis  resté  comme éblou»... 
lEasciné...  par  cette  pensée. 


L'ORGUEIL.  41 

—  Plus  de  trois  millions  de  renies!  hein?  quel  ministre  iiicornipli- 
ble  tu  ferais? 

—  Tais-loi...  c'est  à  devenir  fou. 

Celle  conversation  iuiinie  fut  suspendue  par  l'arrivée  d'un  liera 
imporiiin,  qui,  s'adressant  à  M.  deMornand,  lui  dil ,  avec  !;•  plus 
exquise  politesse  : 

—  Monsieur,  voulez  vous  me  faire  la  grâce  de  me  servir  de  vis- 
à'vis? 

A  celle  demande,  M.  de  Mornand  recula  d'un  pas  sans  répondre 
QD  mol,  tant  sa  surprise  était  grande,  surprise  concevable  si  l'on 
songe  que  le  personnage  qui  venait  demaiulcr  à  M.  de  Mornand  de 
lui  servir  de  vis-à  vis  était  le  mar(iuis  de  Mailiefort,  ce  singulier 
bossu  dont  on  a  déjà  plusieurs  fois  parlé. 

Un  antre  sentiment  que  celui  de  la  surprise  empêchait  aussi  M.  de 
Mornand  de  répondre  tout  d'abord  à  l'étrange  proposition  du  mar- 
quis, car.  dans  la  voix  mâle,  vibrante,  de  ce  dernier,  M.  di:  Morn -nd 
crut  un  instant  reconnaitre  la  voix  du  personnage  invi>ible  qui, 
quelques  moments  auparavant,  l'avait  traité  de  misérable  lorsqu'il 
s'était  exprimé  si  durement  sur  le  compte  de  madame  de  Beaumesnil. 

Le  marquis  de  Mailiefort,  ne  paraissant  pas  s'apercevoir  du  silence 
et  de  Tcxpression  de  surprise  désobligeante  avec  lequel  M.  de 
Mornand  accueillait  sa  proposition  ,  reprit  du  même  ton  de  parfaite 
politesbc  : 

—  Monsieur,  voulez-vous  me  faire  la  grâce  de  me  servir  de  vis-à- 
▼is  pour  la  prochaine  contredanse? 

A  cette  demande  réitérée,  demande  d'ailleurs  étrange,  on  le  ré- 
pète, si  l'on  songe  à  la  touriinre  de  ce  danseur  en  expectative, 
H   de  Mornand  répondit  en  dissinudant  à  peine  son  envie  de  rire  : 

—  Vous  servir  de  vis-à-vis,  à  vous,  monsieur? 

—  Oui,  monsieur,  —  reprit  le  marquis  de  l'air  du  monde  le  plus 
naïf. 

—  Mais...  monsieur...  ce  que  vous  me  demandez  là,  reprit  M.  de 
Mornand,  —  est.  permettez-moi  de  vous  le  dire...  fort  délicat... 

—  Et  fort  dançrereux...  mon  cher  marquis,  —  ajouta  le  baron  de 
Ravil  en  ricanant  à  froid  selon  son  habiliide 

—  Quant  a  vous,  baron,  —  lui  répondit  en  souriant  M.  de  Mailie- 
fort, —  je  pourrais  vous  faire  une  question  non  moins  délicate.  . 


42  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

et  peut-être  plus  dangereuse  :  quand   me  rendrez-vous  les   miHe 
francs  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  vous  prêter  au  jeu?... 

—  Vous  êtes  bien  curieux...  marquis. 

—  Allons,  baron,  répondit  le  bossu,  ne  traitez  donc  pas  les  dé- 
funts bons  mots  de  M.  de  Talleyrand  comme  vous  traitez  les  billets 
de  mille  francs. 

—  Qu'entendez-vous  par  là,  marquis? 

—  Je  veux  dire,  baron,  que  les  uns  ne  vous  coûtent  pas  plus  à 
mettre  en  circulation  que  les  autres... 

M.  de  Ravil  se  mordit  les  lèvres  et  reprit: 

—  Cette  explication  ne  me  satisfait  pas  précisément,  monsieur  le 
marquis. 

—  Vous  avez  le  droit  d'être  difficile  en  fait  d'explications,  c'est 
vrai,  baron,  —  répondit  le  bossu  avec  un  accent  de  hautain  persi- 
flage ;  —  mais  vous  n'avez  pas  le  droit  d'être  indiscret,  et  vous  l'êtes 
beaucoup  dans  ce  moment.  J'avais  l'honneur  de  causer  avec  M.  de 
Mornaïul,  et  vous  venez  vous  jeter  à  la  traverse  de  notre  entretien... 
«'est  très- désagréable. 

Puis,  s'adressant  à  M.  de  Mornand,  le  bossu  reprit  : 

—  Vous  aviez  donc  la  bonié,  monsieur,  de  répondre  à  la  demande 
que  je  vous  faisais  de  me  servir  de  vis-à-vis  que  c'était...  Ibrt  déli- 
cat, je  crois  ? 

—  Oui,  monsieur,  —  reprit  M.  de  Mornand,  sérieusement  cette 
fois,  car  un  pressentiment  lui  disait  que  la  singulière  proposition  du 
bossu  n'était  qu'un  prétexte,  et  plus  il  écoutait  sa  voix,  plus  il  croyait 
reconnaître  celle  qui  l'avait  traité  de  misérahle.  —  Oui,  monsieur... 
ajouta-t-il  donc  avec  une  assurance  mêlée  de  hauteur,  —  j'ai  dit 
qu'il  était  fort  délicat  de  vous  servir  de  vis-à-vis. 

—  Et  pourrai-je,  monsieur...  sans  trop  de  curiosité,  vous  de- 
mander pourquoi  ? 

—  Mais...  monsieur...  —  répondit  M.  de  Mornand  en  hésitant,— 
parce  que...  parce  que...  je  trouve...  qu'il  est  singulier...  de.  . 

Et  comme  M.  de  Mornand  n'achevait  pas  : 

—  Monsieur,  —  lui  dit  allègrement  le  marquis,  —  j'ai  une  exceU 
^ente  habitude. 

—  Laquelle,  monsieur? 

—  Ayant  l'inconvénient  d'être  bossu  et  conséquemment  d'être  fort 
ridicule...  j'ai  pris  le  parti  de  me  réserver  exclusivement  le  droit  de 


L'ORGUEIL.  41 

me  moquer  de  m;i  bosse,  et,  comme  j'ai  la  préUMilion  de  in'ar«jnitier 
de  ces  plaisanteries  à  la  satisfaclion  générale...  (excusez,  iiioiisiciir. 
celle  fatuitë..  i  je  ne  permets  pas...  que  l'on  fasse  très-mal...  ce  (|uc 
je  fais  tK^s-hien. 

—  Monsieur...  —  dit  vivement  M.  de  Mornand,  je... 

—  rcrmcliez-moi...  un  e\eniple...  —  dit  lonjonrs  trcs-idlégre- 
meiit  lo  marquis,  je  viens  vous  demander  de  n)e  faire  l honneur  de 
me  servir  de  vis-à-vis...  Eli  bien!...  au  lieu  de  me  répondre  poli- 
ment :  (*ui  monsieur,  ou  non,  monsieur,  vous  me  repondez  en 
étouffant  de  rire  :  —  C'est  trcs-dclicat  de  vous  servir  de  vis-à-vis. 
—  El,  (piMud  je  vous  prie  en  grâce  de  conq)léler  voire  plaisanlerie... 
sans  diiiiie  suscitée  p:ir  ma  bosse...  vous  balbutiez...  vous  ne  trouvez 
rieu  du  tout;  c'est  déplorable... 

—  Mais,  mou-ieur,  s'écrii  M.  de  Mornand,  je  veux... 

.  —  Mais,  monsieur,  —  reprit  b;  bossu  en  interrompant  de  nou- 
veau son  inlcrlocnleur,  —  si,  au  lieu  d'être  poli,  vous  vouliez  être 
plaisant,  (|iie  diable  !  du  moins  il  fallait  l'èlre,  me  dire  (pielque  chose 
d'assez  drôleincnt  imperlinenl;  ceci,  par  exemple  :  «  Monsieur  de 
Mailleforl,  j'ai  l'horreur  des  supplices...  et  je  n'aurais  pas  la  force 
d'assister  à  celui  de  votre  danseuse.  »  —  Ou  bien  encore  ceci  :  — 
Monsieur  de  Mailleforl...  j'ai  beaucoup  d'a«nour-propre,  et  je  ne  veui 
pas  m'exposer  à  avoir  le  désavantage  avec  vous  dans  le  dos  à  dos...  > 
Vous  voyez  donc  bit-n,  mou  cher  monsieur,  reprit  le  bossu  avec  no 
redoublement  de  jovialité,  —  que,  me  moqu.ml  di*  moi-même  mieux 
que  personne,  j'ai  raison  de  ne  pas  tolérer  lue  l'on  fasse  grossière- 
ment, maladroiiement...  ce  que  je  fais  de  bonne  grâce. 

—  Vous  dites,  monsieur.  —  rejirit  M.  de  Mornaud  avec  impa- 
tience, —  que  vous  ne  tolérez  pas... 

—  Allons  donc.  Mi)rn;ind...  c'est  une  plaisanterie,  s'écria  M.  de 
llavil.  —  tt  vous,  marijuis...  vous  avez  trop  d'es|)rit  pour... 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  cela,  —  reprit  M.  de  Mornand.  —  Mons'.eur 
a  dit  qu  il  ne  tolérait  pas... 

—  Que  l'on  se  moquât  de  moi,  —  dit  le  marquis,  —  non,  pardieu!... 
monsieur,  je  ne  le  tolère  pas...  je  le  ré{)èlc. 

—  Mais,  encore  une  fois,  mari'uis,  dit  de  Havil,  —  Mornand  n'a 
pu  avoir...  u'a  pas  eu  un  instant  la  pensée  de  se  moquer  de  vous... 

—  Viai?...  baron... 

—  Parbleu  ! 


44  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Bien  vrai,  bien  vrai,  baron? 

—  Mais  ceriainenieiii! 

—  Alors,  reprii  le  mnrquis,  que  monsieur  me  fasse  la  grâce  de 
m'expliquer  ce  qu'il  entendait  par  cette  réponse  à  ma  demande  : 
C'est  très-délicat... 

—  Mais  c'est  tout  simple...  je  vais... 

—  Mon  cher  de  Ravil,  —  dit  M.  de  Mornand  en  interrompant  son 
ami  d'une  voix  ferme,  —  tu  vas  beaucoup  trop  loin;  puisque  M.  de 
Maillefort  procède  par  sarcasmes,  par  menaces,  je  juge  convenable 
de  lui  refuser  toute  explicasion.  M.  de  3ïaillefort  peut  donner  à  mes 
paroles  le  sens...  qui  lui  conviendra  .. 

—  Oh  !  oh!  donner  un  sens  à  vos  paroles  !  dit  le  bossu  riant,  je  ne 
me  charge  pas  d'une  telle  tâche,  c'est  l'affaire  de  vos  honorables  col- 
lègues de  la  Chambre  des  pairs  lorsque  vous  leur  débitez  un  de  ces 
superbes  discours...  que  vous  avez  la  particularité  de  comprendre... 

—  Finissons,  monsieur,  —  dit  M.  de  Mornand  poussé  à  bout,  — 
admettez  mes  paroles  aussi  insolentes  que  possible... 

—  Mais  lu  es  fou!  —  s'écria  de  Ravil,  —  tout  ceci...  est...  ou  sera 
d'un  ridicule  aclievé. 

—  Vous  avez  raison,  mon  pauvre  baron,  dit  le  marquis  d'un  air 
naïf  et  contrit,  —  cela  peut  devenir  d'un  ridicule  énorme,  effrayant... 
pour...  monsieur;  aussi,  voyez  comme  je  suis  bon  prince,  je  me 
contenterai  des  excuses...  suivantes,  faites  à  voix  haute  par  M.  de 
Mornand  devant  trois  ou  quatre  personnes  à  mon  choix  :  «  Monsieur 
le  marquis  de  Maillefort,  je  vous  demande  très-humblement  et  très- 
honteusement  pardon  d'avoir  osé...  » 

—  Assez!...  monsieur!...  s'écria  M.  de  Mornand,  —  vous  me  sup- 
posez donc  bien  lâche...  ou  bien  slupide? 

—  Vrai?  vous  me  refusez  cette  réparation,  dit  le  marquis  en  pous- 
sant un  gros  soupir  d'un  air  railleur,  —  vous  me  la  refusez...  là... 
positivement? 

—  Eh!  oui,  monsieur,  positivement,  —  s'écria  M.  de  Mornand,  — 
très-positivement! 

—  A'ors,  monsieur,  dit  le  marquis  avec  autant  d'aisance  que  de 
parfaite  courtoisie,  —  je  me  crois  obligé  de  terminer  cet  entretien 
ainsi  que  je  l'ai  commencé,  et  d'avoir  de  nouveau,  monsieur ,  l'hon- 
neur de  vous  dire  :  —  Voulez-vous  me  faire  la  grâce  de  me  servir  de 
vis-à-vis?... 


L'Oll^lJLlL.  -15 

—  Comment?  mo'.isieur,  voire  vis-à-vis?  —  dit  BI.  de  Mornand 
ébahi 

—  Mon  vis-à-vis...  d.ins  nue  contredanse  à  deux,  —  ajouta  le 
bossu  avec  un  geste  expressif...  —  vous  comprenez?... 

—  Un  duel...  avec  vous?  — s'éeria  M.  de  Mornand,  qui.  dans  le 
premier  etnportemenl  de  la  colère,  avait  oublié  la  position  cxecption- 
nellc  du  bossu,  fl  qui  seulement  alors  songeait  à  tout  ce  qu'il  pou- 
vait y  avoir  de  ridicule  pour  lui  dans  une  pareille  rencontre. 

Aus>i  répéia-t-il  : 

—  Un  duel  avec  vous,  monsieur?  Mais... 

—  Allez  vous  me  répondre  comme  tout  à  l'heure,  —  reprit  gaie- 
ment le  bossu  eu  l'inierrompaut,  —  que  cet  autre  vis-à-vis  est  trop 
délicat?...  ou  trop  danger  ux,  comme  disait  voire  ami  de  Ravil? 

—  Non,  monsieur...  je  ne  trouverais  pas  cela  trop  dangereux...  — 
s'écria  M.  de  Mornand.  —  mais  ce  serait  par  trop  ridicule. 

—  l^h!  mon  Dieu!  c'est  ce  que  je  disais  tout  à  l'iieure  à  cet  hon- 
nête M.  de  Ravil  ..  ce  sera  d'un  ridicule  énorme...  effrayant...  pour 
vous...  mon  pauvre  monsieur...  Mais  (jue  voulez-vous? 

—  En  vérité,  messieurs,  —  s'écria  de  Uavil,  —  je  ne  souffrirai  ja- 
mais que... 

Puis,  avisant  Gerald  de  Sennetorre  qui  passait  dans  le  jardin ,  il 
ajouta  : 

—  Voici  justement  le  duc  de  Senneierre...  le  fils  de  la  maison;  il 
va  se  joindre  à  moi  pour  terminer  cette  folle  querelle. 

—  Pardieu,  messieurs,  —  reprit  le  bossu,  —  le  duc  arrive  à  mer- 
veille. 

El.  s'adressant  au  jeune  homme,  il  lui  dit  : 

—  Gerald,  mon  cher  ami...  venez  à  notre  secours. 

—  Qu'y  a-i-il,  monsieur  le  marquis?  —  répondit  Gerald  avec  une 
expre&sion  d'affectueuse  déférence. 

—  Vous  ;ivez  des  cigares? 

—  Excellents,  monsieur  le  marquis... 

—  Eh  bien!  mon  cher  Gerald,  ces  deux  messieurs  et  moi,  nous 
mourons  d  envie  de  fumer...  Allons  faire  cette  petite  débauche  dans 
votre  appartement. 

—  A  merveille,  —  répondit  gaiement  Gerald,  —  je  n'ai  aucune  in- 
vitation pour  celte  contredanse...  je  puis  donc  disposer  d'un  quart 
d'heure. 

3. 


46  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

—  C'est  autant  de  temps  qu'il  nous  en  faudra,  —  dit  le  bossu  ei 
jetant  un  regard  significatif  à  de  Morn;ind  el  à  de  Ravil,  qui,  néan- 
moins, ne  comprirent  pas  davantage  où  le  marquis  en  vouliil  arriver. 

—  Venez -vous,  messieurs?  —  ajoula  le  bossu  en  prenant  le  bras  de 
Gerald,  et  précédant  le  ministre  en  herhe  et  son  ami... 

En  quelques  secondes,  les  quatre  personnages  arrivèrent  dans  l'ap- 
partement de  Gerald,  siiué  au  second  étage  de  la  maison  de  sa  mère, 
et  composé  de  trois  pièces,  dont  l'une  était  fort  grande. 

Le  jeune  duc  ayant  polimrnt  prié  MM.  de  Mornand  et  de  Bavil  de 
passer  les  premiers,  M  de  Maillefort  dit  à  Gerald,  en  donnant  un  tour 
de  clef  à  la  serrure  de  la  porte,  et  en  mettant  la  clef  dans  sa  poche  : 

—  Vous  permettez,  mon  cher  ami  ? 

—  Pourquoi  donc  fermer  cette  porte  à  double  tour,  monsieur  le 
marquis?  lui  dit  Gerald  très  surpris. 

—  Afin...  de  n'être  pas  dérangés,  —  répondit  mystérieusement  le 
bossu,  —  et  de  pouvoir  fumer.  .  tranquillement... 

—  Diable...  vous  êtes  homme  de  précaution,  monsieur  le  marqais, 

—  dit  Gerald  en  riant. 

Et  il  introduisit  MM.  de  Mornand  et  de  Ravil  dans  la  pièce  du  fond 
qui,  beaucoup  plus  grande  que  les  deux  autres,  servait  de  salon  et  de 
cabinet  au  jeune  duc. 

A  l'une  des  boiseries  de  cette  pièce,  on  voyait  une  sorte  de  large 
écusson  recouvert  de  velours  rouge,  sur  lequel  se  détachait  une  pano- 
plie d'armes  de  guerre,  de  chasse  et  de  combat. 


VI 


M.  de  Mornand,  en  voyant  le  marquis  de  Maillefort  fermer  à  double 
lour  la  poi  le  de  l'appartement,  avait  à  peu  près  deviné  l'intention  du 
bossu.  Bientôt  celui-ci  ne  laissa  pas  le  moindre  doute  sur  sa  résolu, 
lion  :  dénouant  sa  cravate ,  il  ôta  son  gilet  et  son  habit  avec  une 
prestesse  singulière,  à  l'ébahissement  croissant  de  Gerald,  qui  venait 
de  prendre  ingénument  sur  la  cheminée  son  coffret  à  cigares. 


LOnCUEIL.  47 

Le  marquis,  moniiiinl  alors  du  doigt  deux  épécs  de  couibal  suspen- 
dues avec  les  ;\u(ros  armes  de  la  panoplie,  dil  au  jeune  duc  : 

—  Mon  clier  (ierald,  ayez  la  Koulé  de  mesurer  ces  épées  avec-  M.  de 
Ravil  et  d'olViir  l;i  plu>  longue  à  nioa  adver^-aire  ;  si  elles  sont  iut-ga- 
Ics...  je  m'arraiiiier.ii  tliî  la  plus  courte.  Eh!  eh  1...  on  connaît  le  pro- 
verbe... les  bossus  ont  les  bras  longs. 

—  Comment,  —  s'écria  Gerald,  —  ces  épces?... 

—  Certainement,  mon  cher  ami.  Kn  deux  mots,  voici  la  chose. 
Monsieur  (et  il  désij2;na  de  Mornand)  vient  d'èlre  trés-sotlemcnl  imper- 
tinent à  mon  éj;:ird.  il  m'a  refusé  des  excuses,  il  m'en  ferait  à  cette 
heure  que  je  ne  les  accepterais  plus...  Nous  allons  donc  nous  battre  : 
vous  serez  mon  tcntoin;  .M.  de  Ravil  sera  celui  de  M.  de  Mornand; 
nous  allons  èire  ici  comme  des  sybarites. 

Puis,  s'adressant  à  M.  de  Mornand,  le  marquis  ajouta  : 

—  Allons,  monsieur...  habit  bas...  GeraJd  n'a  qu'un  quart  d'heure 
à  nous  donner,  nuilons-y  de  la  discrétion. 

—  (Juel  donnnai^e  qu'Olivier  ne  soit  pas  témoin  de  cette  bonne 
scène!— pensa  Gerald,  qui,  revenu  de  sa  stupeur,  iiouvail,  en  étourdi 
et  valeureux  garçon  qu'il  était,  l'aventure  d'atiiant  plus  piquante 
qu'il  éprouvait  peu  de  sympathie  pour  MM.  de  Mornand  et  de  Ravil, 
et  qu'il  ressentait  une  grande  affection  pour  le  n)arquis. 

Le  bossu  ayant  fait  sa  déclaration  d'imminente  hostilité,  M.  de 
Ravil  dit  à  Gerald  d'un  air  parfaitement  convaincu  : 

—  Vous  sentez  bien,  monsieur  le  duc,  qu'un  tel  duel  est  im- 
possible. 

—  Impossible!  pourquoi  cela,  monsieur?  —  demanda  sèchement 
l'ancien  maréchal  des  logis  aux  chasseurs  d'.Afrique. 

—  Merci...  Gerald,— dit  le  marquis.  —  Les  ëpées,  mon  cher  ami!., 
vite...  les  épées! 

—  Mais,  encore  une  fois,  un  tel  duel  dans  la  maison  de  madame 
votre  mère?  Cela  ne  se  peut  pas,  monsieur  le  duc, —  dit  de  Ravil  en 
voyant  Gerald  se  diriger  du  côté  de  la  panoplie  et  y  décrocher  deux 
épées  de  combat  qu'il  examina  soigneusement.  —  Songez-y  donc , 
monsieur  le  duc,  —  reprit  de  Ravil  avec  une  nouvelle  insistance,  — 
un  duel...  dans  une  chambre...  chez  vous...  pour  le  motif  le  plus 
futile... 

—  Je  suis  seul  juge,  monsieur,  de  la  convenance  de  ce  qui  se  passe 
chez  moi,  reprit  froidement  Gerald;  il  y  a  mille  exemples  de  dueU 


48  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

pareils,  rien  n'est  plus  simple  et  plus  commode...  n'est-ce  pas,  mon- 
sieur de  Mornand? 
Celui-ci,  ainsi  interpellé,  répondit: 

—  Tout  endroit  est  convenable  pour  venger  une  offense,  monsieur 
le  duc. 

—  Bravo!...  le  Cid  n'eût  pas  mieux  dit,  —  s'écria  le  bossn.  — 
Alors,  mon  cher  monsieur  de  Mornand...  vile...  habit  bas.  Voyez 
donc,  il  faut  que  ce  soii  moi...  moi  qui  ne  suis  pas  absolument  bâti 
comme  l'Apollon  du  Belvédère...  qui  sois  le  premier  à  me  mettre  en 
chemise  ..  La  partie  n'est  pas  égale. 

M.  de  Mornand,  poussé  à  bout,  ôla  son  habit. 

—  Je  déclare  que  je  ne  serai  pas  témoin  d'un  duel  pareil  !  s'écria 
M.  de  Ravil. 

—  A  votre  aise,  —  reprit  le  hossu,  —  j'ai  la  clef  de  la  porte  dans 
ma  poche...  Regardez  par  la  fenêtre  et  tambourinez-nous  sur  les 
vitres  un  petit  :iir  de  bravoure...  ça  ne  sera  peut  être  pas  d'un  mau- 
vais effet  pour  M.  de  ^îornand. 

—  De  Ravil,  —  s'écria  l'adversaire  du  marquis,  —  je  t'ea  prie... 
mesure  les  é|,ées. 

—  Tu  le  veux?... 
■ —  Je  le  veux... 

—  Soit...  mais  tu  es  fou. 
Puis,  s'adressant  à  Gerald  : 

—  Vous  prenez  là,  monsieur,  une  bien  grave  responsabilité. 

—  Cela  suffit,  monsieur,  —  répondit  Gerald  en  mesurant  les  épées 
avec  de  l'avil,  pendant  que  M.  de  Mornand  ôlait  son  habit. 

Le  marquis,  en  rappelant  ce  proverbe  ;  Les  bossus  ont  les  bras  longs, 
avait  dit  vrai,  car,  lorsqu'il  releva  la  manche  de  sa  chemise  pour  la 
rouler  et  l'assujettir  au-dessus  de  la  saignée,  il  découvrit  un  long 
bras  velu,  maigre,  nerveux,  et  sur  lequel  les  veines  saillissaient 
comme  un  réseau  de  cordes,  tandis  que  le  bras  de  son  adversaire 
était  gras,  et  pour  ainsi  dire  d'une  mollesse  informe. 

A  la  manière  dont  les  deux  champions  tombèrent  en  garde,  et  dont 
ils  engagèrent  leurs  fers,  après  que  Gerald,  ayant  consulté  de  Ravil 
du  regard,  leur  eût  dit  :  Allez,  messieurs...  l'issue  de  la  rencontre  ne 
pouvait  être  douteusr... 

L'on  voyait  assez  que  M.  de  Mornand  était,  si  cela  peut  se  dire, 
eonvendblemcîU  hrave,  de  celte  bravoure  qu'il  est  impossible  à  uL 


L'ORGUEIL.  49 

bommc  bien  élevé  de  ne  pas  inouirer,  mais  il  était  visildemeiit  in- 
quiet :  son  jeu,  iliiiie  itniiieiice  excessive,  déiioUiil  iiiie  eerlaïuc  <on- 
Daissance  de  l'eserinie;  engai^caiil  à  peine  son  Ter,  roinitanl  presie- 
meol,  se  tenant  autant  qu'il  le  pouvait  hurs  de  purlée,  et,  toujours 
sur  la  défensive,  il  parait  passablement,  ripostait  avec  timidité  et 
n'attaquait  jamais. 

Un  niouh  lit  do  Ravil  et  Gerald  même  furent  épouvaniésderexpression 
de  Iiaiue,  de  férocité,  (|ui  eliangea  la  plivsiouoniie  du  niarijuis,  jus- 
qu'alorsgaie,  railleuse,  mais  nullement  inécli.uite.  car  soudain,  les  traits 
contractés  par  une  rage  sourde,  il  attacha  sur  Jl.  de  Mornand  un  re- 
gard d'une  si  terrible  lixité  en  maîtrisant  vi^oureusinienl  le  1er  de 
son  adversaire,  tout  eu  marchant  à  l'épée  sur  lui,  que  Gerald  tres- 
saillit. 

Mais,  redevenant  tout  à  co'.ip,  et  comme  par  réflexion,  ce  (ju'il 
avait  été  au  commencement  de  cette  scène  éiraiige,  jovial  ei  mo- 
queur, le  bossu,  à  mesure  que  ses  traits  se  détendirent,  ralentit  sa 
redoutable  marche  à  l'épée  ;  puis,  voulant  sans  doute  terminer  celte 
rencontre,  il  fit  une  feinte  en  dedans  des  armes;  M.  de  iMornaiid  y 
répondit  ingénununt,  tandis  que  son  adversaire,  tirant  en  delitirs, 
lui  traversa  le  br.is  droit. 

A  la  vue  du  sang  qui  coula,  Gerald  et  de  Ravil  s'avancèrent  eu  s'é- 
criant  : 

—  C'est  assez,  messieurs...  c'est  assez... 

Les  deux  champions  baissèrent  leurs  épées  à  la  voix  de  leurs  té- 
moins, et  le  marquis  dit  à  haute  voix  : 

—  Je  me  déclare  satisfait...  je  fais  mieux,  monsieur  de  Mornand, 
je  vous  demande  très  humblement  pardon  ..  d'être  bossu...  C'est  la 
seule  excuse  que  je  puisse  raisomialtlemeut  vous  offrir. 

—  Cela  suffit,  monsieur,  dit  M.  de  .Mornand  avec  un  sourire  amer, 
tandis  que  Gerald  et  de  Ravil,  à  l'aide  d  un  mouchoir,  bandaient  la 
plaie  du  blessé,  plaie  peu  grave  d'ailleurs.  * 

Ce  premier  appareil  posé,  les  deux  adversaires  se  rhabillèrent  ; 
H.  de  Maillefort  dit  alors  à  M.  de  Mornaud  : 

—  Voudrez-vous,  monsieur,  me  faire  la  grâce  de  m'accorder  un 
moment  d'entretien  dans  la  pièce  voisine  .* 

—  Je  suis  à  vos  ordres,  monsieur,  répondit  M.  de  Mornand. 

—  Vous  permettez,  Gerald  ?  demanda  le  bossu  au  jeune  duc. 

—  Certainemeut,  répondit  celui-ci. 


50  LES  SEPT  p:::cui:s  capitaux. 

M.  de  Maillofort  et  31.  de  Mornand  étant  seuls  dans  la  chambre  à 
coucher  de  Gcrald,  le  bossu  dit  de  son  air  leste  et  moqueur  : 

—  Quoiqu'il  soit  de  mauvais  goût  de  parler  de  sa  générosité,  mon 
cher  moiis.ieur.  je  suis  obligé  de  vous  confesser  qu'un  moment  j'ai  eu 
envie  de  vous  tuer,  et  que  rien  ne  m'eût  été  plus  facile... 

—  11  fallait  user  de  votre  avantage,  monsieur... 

—  Oui...  mais  j'ai  réHéchi... 

—  Et  à  quoi,  monsieur  ? 

—  Vous  me  permettrez  de  ne  pas  vous  ouvrir  tout  à  fait  mon  cœur, 
et  de  vous  prier  seulement  de  considérer  ce t  innocent  coup  d'épée  comme 
quelque  chose  d'analogue  à  ces  remémora  tifs  au  moyen  desquels  oa 
aide  à  sa  mémoire  en  certaines  circonstances... 

—  Je  ne  vous  comprends  pas  du  tout,  monsieur. 

—  Vous  m'accordez  bien  que  souvent  l'on  met  un  petit  morceau  de 
papier  dans  sa  tabatière,  ou,  si  l'on  ne  prise  pas,  que  l'on  fait  un  nœud  à 
son  mouchoir,  aûn  de  se  rappeler...  un  rendez-vous,  une  promesse? 

—  Oui,  monsieur...  ensui'e? 

—  J'ai  donc  tout  lieu  d'espérer  que,  moyennant  la  piqûre  que  je 
viens  de  vous  faire  au  bras,  en  guise  de  reniémoratif,  la  date  de  ce 
jour  ne  sortira  jamais  de  votre  mémoire? 

—  Et  quel  intérêt,  monsieur,  avez-vous  à  ce  que  je  n'oublie  pas  la 
date  de  cette  journée  ? 

—  Mon  Dieu...  c'est  bien  simple...  Je  désirais  fixer  la  date  de  ce 
jour  d:;ns  votre  souvenir  d  une  manière  ineffaçable...  parce  qu'il  est 
possible...  que  plus  tard  j'aie  à  vous  rappeler  tout  ce  que  vous  atxx 
dit  dans  cette  matinée... 

—  Me  rappeler  tout  ce  que  j'ai  dit  aujourd'hui? 

—  Oui,  monsieur,  tout  ce  que  vous  avez  dit  en  présence  de  témoins 
irrécusables,  que  j'invoquerais  au  besoin. 

—  Je  vous  comprends  de  moins  en  moins,  monsieur... 

—  Je  ne  vois,  quant  à  présent,  aucun  avantage  à  ce  que  vous  me 
compreniez  mieux,  moucher  monsieur;  vous  me  permettrez  donc 
d'avoir  l'honneur  de  vous  présenter  mes  irrts-humbles  civilités,  et 
d'aller  dire  adieu  à  Gerald. 

Il  est  facile  de  deviner  :  la  cause  réelle  de  la  provocation  de  M.  de 
Maillefort  à  M.  de  Mornand  était  la  façon  insultante  avec  laquelle  ce 
dernier  avait  parlé  de  madame  de  Beaumesnil,  car  ses  soupçons  ne  le 


LORGLEIL.  51 

irompaiont  pas...  c'clait  le  bossu  qui.  invisible,  et  entendant  les  gros- 
biLMis  paroles  lie  iM.  Moiiiand,  avait  cric  :  Miscrablc  !... 

Maintenant,  punninoi  M.  de  iMailiefort.  toujours  d'une  si  franche 
hardiesse,  avait  il  dû  employer  un  nmycn  délonrné,  se  servir  d'un 
fiilile  prétexte  pour  veoiier  l'iiisulle  faite  à  madame  de  ilcanmesnil? 
Dans  quel  but  voulail-il  jiouvoir  rap|ielor  plus  lard  à  M.  de  Mornand 
la  date  de  cette  journée,  et  lui  cliiiiander  peut-être  coniple  de  loulcc 
qui  avait  été  dit  devant  des  témoins  irrécusables? 

C'est  ce  qn'i'i  I  ;ir(ira  la  snilc  de  ce  récit. 

Le  n)ar(|nis  de  Maillefort  venait  de  prendre  congé  de  Gerald,  lors- 
qu'un des  fcns  de  sa  mère  lui  remit  la  lettre  suivante,  qu'Olivier  lui 
écrivait  le  matin  même  : 

€  Mon  bon  Gerald,  l'homme  propose  et  Dieu  dispose  (pardon  de  la 
sentence);  or  donc,  hier  soir,  le  bon  Dieu,  preuiml  la  forme  de  moQ 
brave  m.iîlre  maçon ,  a  décidé  que  je  m'en  irais,  pendant  quinze 
jours  ou  trois  semaines ,  à  six  lieues  d'ici  ;  cela  me  contrarie  fort, 
car  notre  bonne  partie  d'après-deniain  ne  pourra  pas  ;'.voir  lieu. 

c  Sérieusement  voici  ce  qui  arrive  :  mon  maître  maçon  est  peu 
fort  sur  le  calcul  ;  il  s'est  tellement  embrouillé  dans  ses  comptes  en 
faisant  le  relevé  de  travaux  exécutés  dans  on  château  près  de  Lu- 
zarches ,  qu'il  lui  est  impossible  de  se  reconnaître  au  milieu  de  ses 
notes ,  et  à  moi  de  porter  la  moindre  lumière  dans  ces  ténèbres  ;  il 
faut  donc  que  nous  allions  procéder  à  une  foule  de  toisés,  dont  je 
prendrai  note  afin  d'éviter  de  nouveaux  logogriphes;  ce  travail  m'o- 
blige à  une  assez  longue  absence.  Du  reste,  mon  maître  maçon  est 
UQ  ancien  sergent  du  génie ,  brave  et  honnête  honmie  ,  simple ,  na- 
turel; et  tu  sais  que  la  vie  est  facile  avec  des  gens  de  celte  nature. 
Ce  qui  m'a  encore  engagé  à  aller  l'assister,  c'est  qu'autant  que  j'en 
ai  pu  juger  il  se  trompe  à  son  désavantage  ;  la  chose  est  r.ire,  je 
ne  suis  pas  facile  d'aider  à  la  constater. 

«  Je  quitte  mon  bon  oncle  (dis?...  quel  cœur  d'or!)  avec  une  ter- 
rible anxiété...  Madame  Barbançon,  ramenée  chez  nous  par  la  belle 
voiture  de  la  comtesse  de  Beaumesnil ,  est  dep<iis  hier  d;ins  un  étal 
alarmant...  surloul  pour  les  modestes  repas  de  mon  onde  ;  elle  n'a 
pas  une  seule  fois  prononcé  le  nom  de  Duonapurtc ;  elle  est  tout 
mystère;  elle  s'arrêta  pensive  dans  le  jardin,  et  inaciivc  dans  sa 
cuisine...  elle  nous  a  donné  ce  malin  du  lait  tourné  et  des  œufs  durs« 


52  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

«  Donc,  avis  à  toi,  mon  bon  Gerald,  s'il  te  prend  fantaisie  d'aller 
manger  à  l'ordinaire  du  vieux  marin.  Du  reste  ,  évidemment ,  ma- 
dame Batbançon  brûle  du  désir  de  s'entendre  interroger  sur  l'inci- 
dent d'hier  soir,  afin  d'être  amenée  à  une  indiscrétion.  Tu  juges 
combien  mon  oncle  et  moi  nous  sommes  au  contraire  réservés  à  ce 
sujet ,  par  cela  même  qu'il  y  a  quelque  chose  de  singulier,  de  cu- 
rieux même  dans  l'aveniure. 

«  Si,  pendant  mon  absence,  lu  peux  disposer  d'un  moment,  va 
voir  mon  oncle...  tu  lui  feras  le  plus  grand  plaisir...  car  je  vais 
bien  lui  manquer.  Je  ne  puis  te  dire  combien  il  t'aime  déjà;  pauvre 
et  digne  soldat!...  Quelle  ineffable  bonté!  quel  cœur  droit  il  y  a  sous 
cette  simple  enveloppe  !...  Ah  !  mon  cher  Gerald,  je  n'ai  jamais  am- 
bitionné la  fortune;  mais  je  tremble  en  pensant  qu'à  son  âge,  et 
avec  ses  infirmités,  mon  oncle  aura  de  plus  en  plus  de  peine  à  vivre 
de  sa  petite  retraite...  malgré  toutes  les  privations  qu'il  supporte 
courageusement...  Et  s'il  allait  toinbei-  malade?...  car  deux  de  ses 
blessures  se  rouvrent  souvent  ..  et,  pour  les  pauvres  gens,  c'est  si 
cher  la  maladie!...  Tiens,  Gerald,  celte  pensée  est  cruelle. 

«  Pardon,  mon  ami,  mon  frère...  j'ai  commencé  celte  lettre  gaie- 
ment... la  voici  qui  devient  triste... 

«  Adieu,  Gerald,  à  bientôt.  Ecris-moi  à  Luzarches,  poste  res- 
tante. 

c  A  toi  de  tout  et  bon  cœur. 

«  Olivier  Raymond.  » 


YII 


Le  soir  du  jour  où  avait  eu  lieu  le  duci  de  TVl.  de  Maillefort.  vers  les 
sept  heures  et  demie,  alors  que  le  soleil  commençait  do  décliner  au 
milieu  de  nuages  sombres,  épais,  qui  présageaient  une  s  iréo  plu- 
vieuse, car  déjà  tombaient  quelques  rares  mais  larges  gouiies  de  pluie, 
one  jeune  fille  traversait  la  place  de  la  Concorde,  se  dirigeant  vers  le 
faubourg  Saiat-Iloooré. 


L'ORGUniL.  55 

Celte  jeune  fille  portait  sous  sou  bras  gauche  deux  cahiers  de  mu- 
sique duul  les  reliure>  fanées  atteslaicul  les  longs  services;  à  la  iiiaiu 
droite,  elle  avait  un  petit  p.irai  hiie  dont  elle  s'abritait;  sa  lni^c,  des 
plus  modestes,  se  composait  d'une  robe  de  soie  noire,  d'un  man- 
telet  de  pareille  éloiïe,  et,  quoique  le  printemps  fût  déjà  avancé,  d'un 
chapeau  de  castor  gris  noué  sous  sou  menton  par  un  large  ruban  ; 
quelques  légers  flocons  de  cheveux  d'un  blond  charmant,  agités  par 
le  vent,  débordaient  la  passe  etroiledu  petit  chape.iu  de  celte  jeiuie  fille, 
et  encadraient  un  frais  visage  de  dix-huit  ans  au  plus,  alors  empreint 
d'une  profonde  tristesse,  mais  rempli  de  grâce,  de  modestie  et  de  di- 
gnité; cette  dignité,  pour  ainsi  dire  native,  se  retrouvait  encore  dans 
l'expression  mélancolique  et  ficre  dis  grands  yeux  bleus  de  cette  jeune 
fille  ;  sa  démarche  était  élégante,  légère,  et,  (iuoi(iue  son  ample  man- 
lelet  dissimulât  sa  taille,  elle  semblait  aussi  parfaite  que  souple  et  dé- 
gagée. Enlin,  bien  que  ses  vêtements  annont,assenl  leur  vétusté  par 
la  mollesse  d  leurs  plis  et  par  une  espèce  de  lustre  terne  (si  l'on 
peut  employer  ceile  antithèse),  ils  étaient  si  merveill.  uscment  pro- 
pres, et  portés  avec  une  si  rare  distinction,  que  l'on  oubliait  leur 
quasi-pauvreté. 

La  jeune  lille,  voulant  traverser  un  ruisseau,  releva  un  peu  sa  robe; 
aussi,  lorsqu'elle  avança  son  joli  pied,  chaussé  de  brodequins  bien 
cirés,  à  semelle  un  peu  épaisse,  elle  laissa  voir  un  bas  de  coton  d'une 
blancheur  de  uiige,  et  le  bord  d'un  jupon  non  moins  éblouissant, 
bordé  d'un  petit  tulle  de  coton. 

Une  pauvre  femme,  tenant  un  enfant  entre  ses  bras,  ayant  mur- 
muré quelques  mots  d'une  voix  implorante  en  s'adi  essant  à  la  jeune 
fille;  celle-ci,  qui  se  trouvait  alors  au  coin  de  la  rui-  des  Champs-Ely- 
sées, s'arrêta,  puis,  après  un  moment  de  naïf  embarras,  car  ayant  les 
deux  mains  occupées,  l'uieparson  parapluie,  l'autre  par  ses  cahiers 
de  musique,  elle  ne  pouvait  fouiller  à  sa  poche;  la  jeune  fille  plaça 
pour  un  instant  ses  cahiers  sous  le  bras  de  la  pauvresse,  et  lui  mit 
son  parapluie  dans  la  main.  Ainsi  abritées,  elle  et  la  mendiante,  la 
jeune  fille  lira  de  sa  robe  une  bourse  de  soie,  ôla  un  de  ses  gants, 
prit  dans  la  bourse,  qui  contenait  au  plus  quatre  francs  en  menue 
monnaie,  une  pièce  de  deux  sous,  et,  pr.;sque  confuse,  dit  à  la  men- 
diante d'une  voix  d'un  timbre  em  hauteur. 

—  Tenez,  bonne  mère...  pardonnez-moi  de  ne  pouvoir  vous  otirir 
davantage. 


54  LES  SEPT  PÉCnÉS  CAPITAUX. 

Et,  jetant  un  regard  attendri  sur  la  figure  étiolée  du  petit  être  que 
la  mendiante  serrait  contre  son  sein,  elle  ajouta  : 

— Pauvre  cher  enfant...  que  Dieu  vous  le  conserve... 

Et,  de  sa  main  délicate  et  blanche  ,  déposant  sa  modeste  aumône 
dans  la  main  amaigrie  que  la  mendiante  lui  tendait,  et  qu'elle  trouva 
moyen  de  presser  légèrement,  la  jeune  (ille  remit  son  pauvre  petii 
gant,  bien  souvent  recousu  par  elle,  reprit  son  parapluie,  ses  cahiers 
de  musique,  jeta  un  dernier  regard  de  tendre  commisération  sur  la 
pauvresse  et  continua  sa  route  en  suivant  la  rue  des  Champs-Elysées. 

Si  nous  avons  insisté  sur  les  détails  de  celle  aumône,  détails  peut- 
être  puérils  en  apparence ,  c'est  qu'ils  nous  semblent  significatifs  : 
ce  don,  quoique  bien  minime,  n'avait  pas  été  fait  avec  hauteur  ou 
distraction ,  la  jeune  fille  ne  s'était  pas  contentée  de  laisser  dédai- 
gneusement tomber  une  pièce  de  monnaie  dans  la  main  qui  l'implo- 
rait. Et  comprendra-t-on  enfin  cette  nuance,  sans  doute  insaisissable 
à  bien  des  esprits  :  pour  offrir  son  aumône...  la  jeune  fille  s'était  dé- 
gantée... comme  elle  eût  fait  pour  toucher  la  main  d'une  amie. 

Le  hasard  voulut  que  M.  de  Havil  ,  après  avoir  reconduit  chez  lui 
son  ami,  légèrement  blessé  (M.  de  Mornand  demeurait  dans  le  quar- 
tier de  la  Madeleine  ;  le  hasard  voulut,  disons-nous,  que  M.  de  Ravil 
se  croisai  sur  le  trottoir  de  la  rue  des  Champs  Elysées  avec  la  jeune 
fille.  Frappé  de  sa  beauté,  de  sa  tournure  distinguée,  qui  contrastait 
singulièrement  avec  la  plus  que  modeste  apparence  de  ses  vêlements, 
cet  homme  s'arrêta  une  seconde  devant  elle ,  la  toisa  d'un  regard 
cynique;  puis,  lorsqu'elle  eut  fait  quelques  pas,  il  se  retourna  et 
la  suivit,  se  disant ,  en  remarquant  le  cahier  de  musique  qu'elle  por- 
tait sous  son  bras  : 

— C'est  quelque  vertu  du  Conservatoire...  pour  le  moment  égarée. 

La  jeune  fille  entrait  dans  la  rue  de  l'Arcade,  rue  alors  peu  habitée. 

De  Ravil  hâta  le  pas,  et,  se  rapprochant  de  l'inconnue,  il  lui  dit  in- 
solemment  : 

—  Mademoiselle  donne  sans  doute  des  leçons  de  musique  ?  Vou- 
drait-elle venir  m'en  donner  une...  à  domicile? 

Et  il  serra  le  coude  de  la  jeune  fille. 

0«lle-ci,  effrayée,  poussa  un  léger  cri,  se  retourna  brusquement,  et, 
quoique  ses  joues  fussent  empourprées  par  l'émotion,  elle  jeta  sur 
de  Ravil  un  regard  de  mépris  si  écrasant,  que,  malgré  son  impudence, 


L'OnCJUKlL.  t» 

cet  homme  baissa  ]cs  yciix  et  dit  ù  riiicoiiiuic  cii  s'inrliiimit  deva^l 
cilc  d'un  air  de  délVri'iice  iruiii(|iio  : 

— Purdou...  viailinnc  la  princesse..,  je  lu'ôlais  trompe... 

La  joiiiie  lilie  coiuiiiua  sud  cifinia,  ;ilïcclaiit,  luali^ré  sa  itéuihle 
anxiété,  de  niarriier  iraiiquilleiiieiil  ;  la  iiiaiï<on  où  elle  se  rendait  se 
Ironvaiit  d'ailleurs  Ires-jirocLe  de  là. 

—C'est  égal,  je  veux  la  suivre, —  dit  de  Ravil.  —  Voyez  donc  cette 
donzelle,  qui.  avec  sa  ui.iuvaise  robe  noire,  sa  musique  sous  le  bras 
cl  son  painpluie  à  la  maiu,  se  donne  des  airs  de  duchesse  !... 

Cet  liounne  faisait,  sans  le  savoir,  une  conipar.iison  d'une  justesse 
extrême,  car  Ilcrminie  (la  jeune  liile  s'appelait  ainsi  et  ii'avail  pas 
d'autre  nom,  la  jtauvre  enfant  de  l'aniourqu  elle  était  ,  car  Ilerminie, 
—  disons-nous,  —  élait  vraiment  duchc.'isc,  si  l'on  entend,  par  ce  mol, 
résumer  celte  grâce,  celte  élégance  native,  qui  rehaussent  encore  l'in- 
domptable orgueil,  naturel  à  tout  caractère  délicat,  susceptible  et  lier. 

L'on  a  dit  que  bien  des  duchesses,  par  leurs  inslincls,  par  leur  ex- 
térieur, étaient  nées  lorcttcs,  et  qu  eu  revanche  de  pauvres  créatures 
de  rien  naissaient  duchesses  par  leur  distinction  naturelle. 

Uerminie  offrait  une  nouvelle  cl  vivante  preuve  à  l'appui  de  cette 
opinion  ;  les  compagnes  qii'elie  s'était  faites,  dans  sou  humide  con- 
dition de  maîtresse  de  chant  et  de  piano,  l'avaient  familièrement  bap- 
tisée la  duchesse,  celles-ci  (et  elles  étaient  en  petit  nombrei  par  déoi- 
greraenl  ou  par  jalousie:  les  plus  modestes  cxislenees,  les  plus  géné- 
reux cœurs,  n'oul-ils  pas  leurs  détracteurs?  celles-là,  au  contraire, 
parce  qu'elles  n'avaient  pas  trouvé  de  terme  qui  exprimai  mieux 
l'impression  que  leur  causaient  les  manières  ei  le  caraclère  d'ilermi- 
nie.  Celle-ei  n'était  autre  ,  on  le  devine  facileinenl ,  que  la  jeune  iile 
dont  Olivier  avait  plusieurs  fois  parlé  à  (Jerald  lors  de  leur  dîner 
chez  le  commandant  nernard. 

Ilerminie  ,  toujours  suivie  par  de  Ravil ,  quitta  la  rue  de  l'Arcade, 
gagna  la  rue  d'.\njou,  heurta  à  la  jiorle  d  un  grand  hôtel,  et  y  entra, 
échappant  ainsi  à  la  poursuite  obstinée  du  cynique  personnage. 

— C'est  singulier,— dit  celui-ci  en  s'arrêlant  à  quelques  pas,  —  que 
diable  va  faire  celle  jeune  fille  à  YIJôUl  de  Bcaumvsnil  avec  sa  mu- 
sique sous  le  bras.'...  Elle  ne  demeure  certainement  pas  là. 

Puis,  ajires  un  moment  de  réflexion,  de  Ravil  reprit  : 

— Mais  j'y  songe...  c'est  sans  doule  le  David  femelle  qui  ,  par  le 
charme  de  sa  musique,  va  lâcher  de  calmer  les  douleurs  de  madame 


5b  LES  SEPT  PÉCUÉS  CAPITAUX. 

de  Beaumesnil  ;  quant  à  celle-ci ,  l'on  ne  peut  guère  la  comparer  au 
bon  roi  Saùl  que  pour  ses  immenses  richesses,  dont  héritera  cette 
petite  Beaumesnil...  à  l'endroit  de  qui  mon  ami  Mornand  ressent  déjà 
le  plus  cupide  intérêt...  Il  n'importe  :  cette  jolie  musicienne ,  qui 
vient  d'entrer  dans  l'hôtel  de  la  comtesse,  me  tient  au  cœur...  Je  vais 
attendre  qu'elle  sorte...  Il  faudra  bien  que  je  sache  son  adresse. 

L'expression  de  tristesse  dont  le  charmant  visage  d'Herminie  était 
empreint  parut  augmenter  encore  lorsqu'elle  toucha  le  seuil  de  l'hô- 
tel ;  passant  devant  la  loge  du  portier,  sans  lui  parler ,  comme  eût 
fait  une  commensale  de  la  maison,  elle  se  dirigea  vers  le  vaste  péri" 
style  de  cette  somptueuse  demeure. 

Il  était  encore  grand  jour  ;  pourtant,  à  travers  le  vitrage  des  fenê- 
tres, l'on  apercevait  tout  le  premier  étage  splendidement  éclairé  par 
les  bougies  des  lustres  et  des  candélabres  dorés. 

A  cet  aspect,  la  surprise  d'Uertninie  se  changea  en  angoisse  inex- 
primable ;  elle  entra  précipitamment  dans  l'antichambre. 

Là,  elle  ne  vit  aucun  des  valets  de  pied  qui  s'y  tenaient  habituelle- 
ment. 

Le  plus  profond  silence  régnait  dans  cette  maison,  non  pas  bruyante 
d'ordinaire,  mais  forcément  animée  par  un  nombreux  domestique. 

La  jeune  fille ,  dont  le  cœur  se  serrait  de  plus  en  plus ,  monta  le 
grand  escalier,  puis,  arrivant  au  vaste  palier,  et  trouvant  les  portes 
des  appartements  ouvertes  à  deux  battants,  elle  put  parcourir  d'un 
seul  regard  cette  longue  enfilade  de  pièces  immenses  et  magnifiques. 

Toutes  étaient  brillamment  illuminées,  mais  désertes. 

La  pâle  clarté  des  bougies  luliant  contre  les  ardents  rayons  du  so- 
leil couchant,  produisait  un  jour  faux,  étrange,  funèbre... 

Herniinie,  ne  pouvant  se  rendre  compte  de  sa  poignante  émotion, 
s'avança  non  sans  crainte,  traversa  plusieurs  salons...  et  s'arrêta 
brusquement. 

Il  lui  semblait  entendre  au  loin  des  sanglots  étouffés. 

Enfin  elle  arriva  à  l'entrée  d'une  longue  galerie  de  tableaux  for- 
mant équerre  avec  les  pièces  qu'elle  venait  de  parcourir. 

A  l'extrémité  de  cette  galerie  ,  Herniinie  aperçut  tnus  les  gens  de 
l'hôtel  agenouillés  au  seuil  d'une  porte  aussi  ouverte  à  deux  battants. 

Un  terrible  pressentiment  épouvanta  la  jeune  filliî... 

La  veille,  à  la  même  heure,  iorsqn'»  lie  avait  quitté  madame  de 
Beaumesnil,  celle-ci  était  dans  un  état  alarmant...  mais  non  désespéré. 


L'OUGUEIL.  57 

Plus  de  doute...  ces  lumières,  cei  appareil  solennel,  ce  lugubre  si- 
lence ,  seulement  entrecoupé  de  sanglots  étouffes ,  annonrairnl  que 
l'on  administrait  les  derniers  sacrements  à  madame  de  Riîanmesnil... 
et  l'on  saura  bientôt  les  liens  secrets  qui  unissaient  la  onmicssc  à  ller- 
minie. 

La  jeune  fdie,  éperdue  de  douleur  et  d'effroi,  sentit  ses  forces 
l'abandonner...  Elle  fut  obligée  de  s'appuyer  un  instant  à  lune  des 
consoles  de  la  galerie;  puis,  tàcbant  de  dissimuler  ses  sentiments  et 
de  cacher  ses  larmes,  elle  alla  d'un  pas  chancelant  rejoindre  le 
groupe  des  gens  de  la  maison,  et  s'agenouilla  parmi  eux  et  comme 
eux  à  peu  de  distance  d'une  porte  ouverte  à  deux  batlanls,  (pii  lais- 
sait voir  l'intérieur  de  la  chambre  à  coucher  de  madame  de  Beau- 
mesDil. 


VIII 


Au  fond  de  la  chambre  à  la  porte  de  laquelle  venait  de  s'agenouil- 
ler Herminie,  parmi  les  gens  de  l'hôtel ,  on  voyait,  à  la  faible  lueur 
d'une  lampe  d'albàlie,  madame  de  Beanmesnil.  fenune  de  trenieliuit 
ans  environ,  d  une  pâleur  et  d'une  maii^reur  extrêmes. 

La  comtesse,  assise  dans  son  lit  et  soutenue  par  ses  oreillers,  avait 
îes  mains  jointes. 

Ses  traits,  autrefois  d'une  rare  beauté,  exprimaient  un  profond  re- 
cueillement; ses  grands  yeux,  jadis  d'un  bleu  vif  et  pur,  seniblaieiil 
alors  ternis;  elle  les  attachait,  avec  une  sorte  de  reconnaissance 
mêlée  d'angoisse,  sur  M.  l'abiié  Ledoux  ,  prêtre  de  sa  paroisse,  qui 
venait  de  lui  administrer  les  derniers  sacremcnls. 

Un  nioment  avant  l'arrivée  d  Herminie,  madame  de  Deaniiicsnil, 
Al»aissant  encore  le  ton  de  sa  voix,  déjà  bien  épuisée  par  la  sonl- 
Jr^^acc,  disait  au  prêtre  : 

—  Ilélas!...  mon  père...  pardonnez-moi...  mais  à  ce  moment  so- 
lennel... je  ne  puis  m'empècher  de  songer  avec  plus  d'amerinme  en- 


58  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

cote  à  celte  pauvre  enfant...  ma  fille  aussi...  triste  fruit  d'une  faute 
dont  le  remords  a  flétri  ma  vie... 

—Silence...  madame...  avait  répondu  le  prêtre,  qui,  jetantun  coup 
d'œil  oblique  sur  le  groupe  des  domestiques,  venait  de  voir  Hermi- 
nie  se  meltre  à  genoux  comme  eux. 

— Silence...  madame...— reprit  l'abbé,— elle  est...  là... 

—Elle? 

—  Oui...  elle  arrive  à  l'instant  ;  elle  s'est  agenouillée  parmi  vos 
gens... 

En  disant  ces  mots ,  le  prêtre  alla  discrètement  fermer  les  deux 
ventaux  de  la  porte,  après  avoir  d'un  signe  fait  entendre  aux  domes- 
tiques que  la  triste  cérémonie  était  terminée. 

— En  effet  je  me  le  rappelle.,  bier...  lorsque  Herminie  m'a  quittée, 
—  reprit  madame  de  Beaumesnil,  —  je  l'ai  priée  de  revenir  à  cette 
beure  ;  mon  médecin  avait  raison...  la  voix  angéliqne  de  celte  chère 
enfant,  sescbanls,  d'une  suave  mélodie,  ont  souvent  apaisé  mes 
doulenrs. 

—  Prenez  garde,  —  dit  le  prêtre  en  revenant  et  se  trouvant  seul 
avec  sa  pénitente,— madame...  soyez  prudente... 

—  Oh  !  je  le  suis,  —  dit  madame  de  Beaumesnil  avec  un  sourire 
amer... — ma  (illene  soupçonne  rien. 

— C'est  probable, — dit  le  prêtre,—  car  le  hasard...  ou  plutôt  l'im- 
pénélrable  volonté  de  la  Providence,  a  rapproché  cette  jeune  fille 
de  vous  depuis  quelques  jours...  Sans  doute,  le  Seigneur  a  voulu  vous 
soumettre  à  une  rude  épreuve. 

— Bien  rude  en  effet,  mon  père...  car  il  me  faudra  libandonner  cette 
vie  sans  avoir  jamais  dit...  ma  fille,  à  cette  inoriunéel  Hélas!... 
j'emporterai  d;ins  la  tombe...  ce  triste  secret! 

—  Votre  serment  vous  impose  ce  sacrifice,  madame,  c'est  un  de- 
voir sacré  !— dit  sévèrement  le  prêtre.  —  Vous  parjurer  serait  un  sa- 
crilège!... 

—  Jamais ,  mon  père...  je  n'ai  songé  à  me  parjurer,  —  répondit 
madame  de  Beaumesnil  avec  abattement;  —  mais  Dieu  me  punit  cruel- 
lement... Je  meurs...  forcée  de  traiter  en  étrangère...  mon  enfant... 
qui  est  là.  .  à  quelques  pas  de  moi.  .  agenouillée  parmi  mes  gens,  et 
qui  doit  toujours  ignorer  que  je  suis  sa  mère. 

— V(;i!c  fi'jle  a  cié  grande,  madame...  l'expiation  doit  être  grande 
ausil 


L'ORGUEIL.  89 

—  Depnis  lonplcmps  elle  dure  pour  moi,  celte  cruelle  e\pi:\(iou... 
mou  père...  Fidèle  à  mon  serment,  n'ai-je  pus  on  le  conra'^e  de  ne 
jamais  ehercher  à  savoir  ce  qu'élail  d(;vem«e  celle  infortunée?.  .  Hé- 
las! sans  le  lias  rd  tnii  Ta  ra|iproi  liée  de  moi  il  y  a  peu  de  jours,  je 
mourrais  sans  l'avoir  revue  depuis  ilix-sepi  ans... 

— Ces  pen^'ées  vous  sont  mauvaise.^,  ma  sueur, — reprit  pieusem  'iii 
le  piètre;  elles  vous  ont  conduite  hier...  à  une  démarche  des  plus 
imprudentes... 

—  Rassurez-vous,  mon  père  ,  il  est  impossible  que  la  femme  que 
j'ai  envoyé  chercher  hier...  ostensiblement,  sans  aucim  mystère,  aUn 
d'éloiguer  tout  soupçon...  puisse  se  douter  de  l'iniérêl  que  j'avais... 
à  lui  demander  certains  renseignements...  sur  le  pa^sé...  qu'elle  seule 
pouvait  donner. 

— El  ces  rcnsei|:nen»ents.' 

—  Ainsi  qnc  je  m'y  attendais,  ils  m'ont  confirmé  de  la  manière  la 
plus  irrécusable...  ce  que  je  savais...  qu'Herminie  est  ma  fille. 

— Mais  commeul  compter  sur  !a  discrétion  de  cette  femme? 
— Elle  ignore  ce  qu'est  devenue  ma  lille  depuis  seize  ans  qu'elle  a 
été  séparée  d'elle... 
— Mais...  celte  femme  ne  pouvait-elle  pas  vous  reconnaître? 

—  Je  vous  ai  confessé  ,  mon  père ,  que  j'avais  un  masque  sur  la 
figure  lorsquUerniinie  était  venue  au  monde...  avec  l'aide  de  celte 
femme...  Et  hier  ,  dans  mon  entretien  avec  elle...  je  l'ai  facilement 
persuadée  que  la  meie  de  l'enfant  dont  je  lui  parlais  était  morte 
depuis  longtemps... 

—  De  ce  coupable  mensonge  il  faudra  encore  que  je  vous  absolve. 
m  1  sœur...  —  reprit  sévèrement  l'abbé  Ledoux  ;  —  vous  voyez  les  fa- 
tales conséquences  de  votre  criminelle  sollicitude  pour  une  créature 
qui,  d'après  votre  serment,  devait  vous  rester  à  jamais  étrangère... 

—  Ah!  ce  serment,  que  le  remords...  que  la  reconnaissance  pour 
le  plus  généreux  pardon .  m'ont  arraché...  je  l'ai  souvent  maudit,  mais 
je  l'ai  toujours  tenu...  mon  père! 

—  Et  cependant,  ma  sœur,  à  celte  heure  encore,  toutes  vos  pensées 
sont  concentrées  sur  celle  jeune  fille. 

—  Toutes!.,  non,  mon  père...  puisque  j'ai  une  autre  enfant;  mais, 
hélas  !  puis-je  empêcher  mon  coeur  de  battre  à  l'approchr  d'IIerminie. . . 
«lui  est  ma  fille  aussi.  Puis- je  empêcher  mon  cœir  île  voler  ;>u-deva!it 
du  sien?  Il  faut  pourtant  dcniantlcr  des  choses  possibles...  car  en!in 


60  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

si,  à  force  de  courage,  je  parviens  à  commander  à  mes  lèvres,  à  mes 
regards,  à  contraindre,  à  dissimuler  lotit  ce  que  j'éprouve  lorsque  je 
sens  Hermiuie  près  de  moi...  je  ne  peux  pas  non  plus  m'empêcher 
d'être  mère! 

>  — Alors,  madame,  il  faut  m'écouter,  reprit  sévèrement  le  prêtre. — 
jli  faut  interdire  à  celle  jeune  fille  l'entrée  de  voire  maison...  vous 
l'avez  pour  cela  des  prétextes  plausibles;  croyez-moi  donc,  remet- 
'ciez-la  de  ses  services...  et... 

— Jamais,  —  dit  vivement  la  comtesse,  —  non  jamais  je  n'aurai  ce 
courage...  N'est-ce  pas  déjà  assez  malheureux  pour  moi  que  mon 
autre  lille...  dont  la  tendresse  légitime  m'eût  éié  si  consolante  à 
cette  heure...  soit  en  pnys  étranger...  pleurant  son  jière,  qu'un  terri- 
ble accident  lui  a  enlevé...  et  qui  suit?...  peut-être  Ernestine  aussi  se 
meurt  comme  moi!  Pauvre  petite!  elle  est  partie  d'ici...  si  frêle...  si 
souffrante...  Oh  !  il  n'est  pus  une  mère  plus  à  plaindre  que  moi  ! 

Et  deux  larmes  brûlantes  tombèrent  des  yeux  de  madame  de  Beau- 
mesnil. 

—  Du  courage...  tranquillisez-vous,  ma  sœur,  lui  dit  l'abbé  Le- 
doux  d'une  voix  onctueuse  et  insinuante,  —  ne  vous  désolez  pas 
ainsi...  mettez  tout  votre  espoir  dans  le  Seigneur...  Sa  clémence  est 
grande. . .  il  vous  tiendra  compte  d'avoir  supporté  chréiiennement  cette 
cérémonie  sainte...  qui  n'était,  je  vous  l'ai  dit,  que  de  précaution... 
Dieu  soit  loué!  votre  état,  quoique  grave,  est  loin  d'être  déses- 
péré. 

Madame  de  Beaumesnil  secoua  mélancoliquement  la  tête,  et  re- 
prit : 

—  Je  me  sens  toujours  bien  faible,  mon  père,  mais  plus  calme 

maintenant  que  j  ai  accompli  mes  derniers  devoirs...  Ah  '  si  je  ne 
pensais  pas  à  mes  erifants...  je  mourrais  en  paix... 

—  Je  vous  comprends,  ma  sœur,  —  dit  le  prèlre  d  une  voix  dou- 
coureuse. 

En  comptant,  mesurant,  pour  ainsi  dire,  les  paroles  suivantes,  tout 
en  obse!  vani  avec  une  profonde  attention  la  physionomie  de  madame 
de  Beaumesnil,  l'ahbé  Ledonx  reprit  : 

—  Je  vous  comprends,  ma  sœur!...  l'avenir  de  votre  fille...  légi- 
time... (je  ne  puis,  je  ne  dois  vous  parler  que  de  celle-là...  )  son  avenir, 
dis-je,  vous  inquiète...  et  vous  avez  raison...  orpheline,  si  jeune... 
pauvre  eni'ant!... 


L'ORGUEIL.  61 

—  néins!  oui,  une  mère  iio  so  remplace  pas. 

—  Alors,  ma  sœur,  —  reprit  Iciitonient  l'abbc  Ledoux  on  convani 
la  mahuie  des  yeux.  —  ponrtiuoi  Kmjoiirs  Iicsilor...  à  assuni'  aiilanl 
«pi'il  est  en  vous  l'avenir  de  eelto  lilie  cliéric?  pounpioi  ne  m'avoir 
pas  permis ,  depuis  si  longtemps  (pic  je  vous  demande  celle  laveur, 
de  vous  présenter  ce  jemie  homme  si  pieux...  si  bon...  ce  modèle 
de  sagesse  el  devenu,  dont  je  vous  ai  souvent  enirelenu?  Votre  cœur 
maternel  aurait  dès  loufilemps  ai>précié  ce  iré^or  de  qualités  cbré- 
tiennes...  et,  sûre  d'avaucede  l'obéissance  de  votre  fille  à  vos  volontés 
dernières,  vous  lui  eussiez  reconunandé  par  quel([ucs  lignes  de  voire 
main,  que  j'aurais  remises  à  celle  chère  enfant...  vous  lui  eussiez, 
dis-je,  recommandé  de  prendre  pour  époux  M.  Célestin  de  Macreuse... 
alors  votre  lille  aurait  ou  un  époux  selon  Dieu...  car... 

—  Mon  père...  —  dit  madame  de  Be.iumesnil  en  InterrompaDt 
l'abb'  Ledoux  sans  pouvoir  cacher  l'impression  pénible  que  lui  cau- 
sait cet  entretien,  — je  vous  l'ai  dit...  je  ne  doute  pas  des  qualités 
delà  personne  dont  vous  m'avez  souvent  parlé...  mais  ma  lille  tlrnes- 
line  n'a  pas  encore  seize  ans...  je  ne  veux  pas  engager  ainsi  son  ave- 
nir en  lui  prescrivant  d'épouser  qiicl(|u'un  qu'elle  ne  connaît  pas. 
Cette  chère  enfant  a  pour  moi  tant  de  tendresse,  tant  de  respect, 
qu'elle  serait  capable  de  se  sacrifier  ainsi  à  ma  volonté  der- 
nière... 

—  N  en  parlons  plus,  ma  chère  sœur,  —  se  hâta  de  dire  l'abbé  Le- 
doux d'un  air  contrit.  —  En  désignant  à  votre  choix  maternel  M.  Cé- 
lestin de  .Macreuse...  je  n'avais  qu'une  pensée...  celle  de  vous  délivrer 
de  toute  in(iuiéiude  sur  le  sort  de  Vidre  chère  Ernestine;  seulement... 
permettez-moi  de  vous  le  dire,  ma  sœur...  vous  avez  parlé  de  sacri- 
fices, ah  !  ..  craignez  au  contraire  que  votre  pauvre  enfant  ne  soit  un 
jour  sacrifiée  à  quelque  époux  indigne  d'elle...  à  un  homme  impie, 
débauché,  prodigue!  Vous  ne  voulez  pas,  dites-vous,  influencer  d'a- 
vance le  choix  de  voire  fille  ..  Mais,  hélas!  ce  choix,  qui  le  guidera, 
si  elle  a  le  malheur  de  vous  perdre?  Soront-ce  des  parents  éloignés, 
toujours  égoïstes  ou  insouciants!  ou  bien,  la  trop  naïve  et  trop  cré- 
dule enfant  s'ahandonnera-l-elle  en  aveugle  à  l'impulsion  de  son 
cœur?  Ei  alors...  j'en  frémis,  ma  s(iMir...à  quelles  déceptions,  à  quels 
irréparables  chagrins  ne  sera-t-ello  pas  fatalemonfexposée?  Soni:ez  à 
L  foule  de  prétendants  que  son  immense  fortune  doil  attirer  autour 

4 


62  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

d'elle.  Ah!  croyez-moi...  ma  sœur,  croyez-moi...  prévenez  d'avance 
ces  mnlheiirs  menaçants...  par  un  chois  pnidenl  et  sensé... 

—  Excusez-moi,  mon  père,  — dit  madame  de  Beaumesnil ,  péni- 
blement omue  et  voulant  mettre  un  terme  à  cette  conversation,  —  je 
me  sens  très-faible...  très-faiiguée.  J  apprécie...  d'ailleurs,  tout  l'inté- 
rêt... que  vous  portez  à  ma  fille,  mais  j'accomplirai  mes  devoirs  de 
mère  autant  qu'il  sera  en  moi;  vos  paroles  ne  seront  pas  perdues,  je 
vous  l'assure...  mon  père.  Que  le  ciel  me  donne  seulement...  la  force 
et  le  tenips..  d'agir... 

Trop  fin,  trop  rusé,  pour  insister  davantage  à  l'endroit  de  son  pro- 
tégé, l'abbé  Ledoux  dit  avec  componction  : 

—  Priez  le  Seigneur  de  vous  inspirer,  ma  sœur...  je  ne  doute  pas 
qu'il  ne  vous  éclaire  sur  vos  devoirs  de  mère...  Allons,  courage...  et 
espoir.  A  demain ,  ma  chère  sœur. 

—  Demain...  appartient  à  Dieu,  répondit  la  comtesse... 

—  Je  vais  du  moins  le  prier  qu'il  prolonge  vos  jours,  ma  sœur,  — 
répondit  le  prêtre  en  s'inclinant. 

Et  il  sortit. 

A  peine  eut-il  disparu,  que  la  comtesse,  sonnant  une  de  ses 
femmes,  lui  dit  : 

—  Mademoiselle  Herminie  est-elle  là? 

—  Oui,  madame  la  comtesse. 

—  Priez-la  d'entrer. 

—  Oui ,  madame  la  comtesse,  —  répondit  la  femme  de  chambre 
en  sortant  pour  accomplir  les  ordres  de  sa  maitresse..^. 


Herminie,  pâle  et  profondément  triste,  calme  en  apparence,  en- 
tra dans  la  chambre  à  coucher  de  madame  de  Beaumesnil,  tenant 
sous  son  bras  son  cahier  de  musique. 

—  Madame  la  comtesse  m'a  fait  demander  ?  —  dit-elle  avec  défé- 
rence... 

—  Oui,  mademoiselle...  j'aurais...  une  grâce  à  solliciter  de  vous, 
répondit  madame  de  Deaumesnil ,  qui  s'ingéniait  à  trouver  des 
moyens  de  se  rapprocher  pour  ainsi  dire  matériellement  de  s»  fille, 
—  je  ne  désirerais  pas  pour  le  moment  demander  à  votre  talent  si 
suave,  si  expressif,  les  soulagements  inespérés  que  je  lui  ai  dus  jus- 
qu'ici. Il  s'agirait  d'autre  chose... 


L'ORGUEIL.  es 

—  Je  suis  aux  ordres  de  madame  la  coujtcssc,  —  répondit  nermi- 
nie  en  baissant  les  yeux. 

—  Eb  Itit'u!  mademoiselle  ,  j'ai  à  écrire...  une  lettre  de  linéiques 
ligues...  mais  je  ne  sais  si  la  force  ne  me  manquera  pas...  .le  n'ai  per- 
sonne en  étal  (le  nie  snpitléer...  ponrriez.-vous,  au  besoin,  inademoi- 
selle,  me  servir  ce  soir  de  secrétaire? 

—  Avec  le  pins  grand  plaisir...  madame,  dit  vivement  Ilerminie. 

—  Je  vous  remercie...  de  votre  obligeance. 

—  Madame  la  comtesse...  veut-elle  ([ue  je  lui  donne  ce  qu'il  lui  faut 
pour  écrire?.  .  —  demanda  timidement  Ilerminie 

—  Mille  grâces,  mademoiselle...  —  répondit  la  pauvre  more,  qui 
cependant  brûlait  d'envie  d'agréer  l'olfre  de  sa  (ille ,  a(in  de  rcst  :r 
plus  longtemps  seule  avec  elle,  — je  vais  sonner  quelqu'un...  je  ne 
voudrais  pas  que  vous  prissiiz  tant  de  peine... 

—  Ce  n'est  pas  une  peine  ponr  moi,  madame...  Si  vous  vouliez  bien 
me  dire  où  je  trouverai  ce  qu'il  faut... 

—  Là...  sur  cette  table...  près  du  piauo,  mademoiselle...  Il  faudrait 
que  vous  eussiez  aussi  la  bonté  d'allumer  une  bougie...  la  clarté  de 
cette  lampe  est  insuffisante  ..  .Mais  en  vérité  j'abuse  de  votre  complai- 
sance... —  ajouta  madame  de  Reaumesuil,  pendant  ijuc  sa  fille  s'em- 
pressait d'allumer  la  bougie  et  d'apporter  auprès  du  lit  ce  (juil  fallait 
pour  écrire. 

La  comtesse,  ayant  pris  une  feuille  de  papier  à  lettre  qu'elle  plaça 
sur  un  buvard  posé  sur  e^cs  genoux,  reçut  une  plume  de  la  main 
d'Uerminie.  (pii  de  l'antre  tenait  un  bougeoir. 

Madame  de  Beaumesnil  essaya  de  tracer  quelques  mots  ;  mais  sa 
vue  affaiblie,  joiuie  à  la  défaillance  de  ses  forces,  l'empécba  de  con- 
tinuer; la  plume  s'échappa  de  sa  main  tremblante. 

Alors,  s'affaissaut  sur  ses  oreillers,  la  comtesse  dit  à  Ilerminie  en 
étouffant  un  soupir  et  tàcliant  de  sourire  : 

—  J'ai  trop  présumé  de  ma  vaillance...  il  faut  que  j'accepte  l'offre 
que  vous  ave?  bien  voulu  me  faire,  mademoiselle. 

;      —  il  y  a  si  longtemps  que  madame  la  comtesse  est  alitée...  qu'elle 
<  ne  doit  pas  s'étonuer  d'un  peu  de  failile^se,  —  re|»ril  llerin  nie,  qui 

b  sentait  le  besoin  de  se  rassurer  elle-même  et  de  rassurer  madame 

l*  de  Beaumesnil. 

—  Vous  avez  raison,  mademoiselle,  mais  c'était  une  folie  à  moi... 


64  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

que  de  vouloir  écrire...  Je  vais  donc  vous  dicter,   si  vous  le  per- 
mettez. 

Et  comme  Herminie,  par  discrétion,  conservait  son  chapeau,  la 
comtesse,  à  qui  ce  chapeau  cachait  une  partie  du  visage  de  sa  ûlle, 
dit  avec  un  léger  embarras  : 

—  Si  vous  vouliez  ôier  votre  chapeau,  mademoiselle,  vous  se- 
riez, je  crois,  plus  à  votre  aise  pour  écrire... 

Herminie  ôli  son  chape;iu,  et  la  comtesse,  qui  la  dévorait  des 
yeux,  put  admirer  à  son  aise,  dans  son  orgueil  maternel,  le  char- 
mant visage  de  sa  fille  encadré  de  longues  boucles  de  cheveux 
blonds. 

—  Je  suis  à  vos  ordres,  madame  la  comtesse,  —  dit  alors  Hermi- 
nie en  s'asseyant  devant  une  table. 

—  Veuillez  donc  bien  écrire  ceci,  —  répondit  madame  de  Beau- 
mesnil,  qui  dicta  les  lignes  suivantes  : 

«  Madame  de  Beaumesnil  aurait  la  plus  vive  obligation  à  M.  le  mar- 
quis de  MaiUefort  s'il  pouvait  se  donner  la  peine  de  passer  chez 
elle...  le  plus  tôt  possible...  fût-ce  même  à  une  heure  assez  avancée 
de  la  soirée. 

«  Madame  de  Beaumesnil  se  trouvant  très-souffrante,  est  obligée 
d'avoir  recours  à  une  main  étrangère  pour  écrire  à  M.  de  MaiUefort, 
à  qui  elle  réilère  l'assurance  ('}  ses  sentiments  les  plus  aflecUieux.  » 

A  mesure  qur  madame  de  Beaumesnil  avait  dicté  ce  billet,  une  de 
ces  craintes,  à  la  fois  puériles  et  poignantes,  qu'une  mère  seule  peut 
concevoir,  lui  serrait  le  cœur. 

Délicieusement  frappée  de  la  parfaite  distinction  de  langage  et  de 
manières  qu'elle  remarquait  dans  sa  fille,  reconnaissant  en  elle  une 
artiste  du  premier  ordre,  la  comtesse  se  demandait,  avec  la  crain- 
tive et  jalouse  inquiétude  d'une  mère,  si  l'éducalion  d'Herminie  était 
complète,  si  cette  éducation  n'avait  pas  été  en  quelques  parties  né- 
gligée au  profit  du  grand  talent  nnisical  de  la  jeune  fille. 

Que  dire  enfin  ?...  car  les  plus  petites  choses  deviennent  impor- 
tantes pour  l'orgueil  maternel,  d  ns  ce  moment,  et  malgré  de  gra- 
ves et  cruelles  préoccupations,  madame  de  Beaumesnil  ne  pensait 
qu'à  une  chose  : 

Sa  fiUe  savait-elle  hicn  l'orthographe?  Sa  fille  avait-elle  unejO' 
lie  écriture? 

Aussi  la  comtesse  hésita  quelques  instants  avant   d'oser   prier 


L'onniiKiL.  61 

Herminio  do  lui  npportcr  la  Icliiv  <iii"('I!«î  voiiail  d'écrire;  ne  pouvaui 
cepciiilanl  iiisisier  à  ci  lie  iciilalioii,  elle  lui  dil  : 

—  Vous  avez  écril,  mademoiselle? 

—  Oui.  madame  la  comiesse. 

—  Aiiriez-vous  la  boulé  diî  me  donner  celle  lellrc...  afin.  .  que 
je  voie...  si.,  le  nom  de  M.  de  .Maillelbrt  est  écril  comme  il  con- 
vieul...  car  j  ai  oublié  de  vous  en  dire  l'oriliograidie,  ajouta  la  com- 
tesse, ne  irouvani  pas  de  meilleur  prélexle  à  sa   curiosilé. 

Herminie  remil  la  lellre  enlre  les  m:dns  de  la  comiesse...  Quelle 
fui  l'ori^uc. lieuse  joie  de  celle-ci  ^on-seld(•^ll•nt  ces  quelques  li- 
gnes élaieul  parlailement  correctes,  mais  réeriînn;  eu  él.dl  eliar- 
maule. 

—  A  merveille...  Je  n'ai  jamais  vu  de  plus  jolie  écrilurc,  dil  vive» 
menl  madame  de  Beaumesnil. 

Mais,  craignant  de  laisser  pénétrer  son  émotion,  elle  ajouta  plus 
calme  : 

—  Veuillez,  mademoiselle,  écrire  sur  l'adresse  de  celle  Icltre  : 

A  Monsieur  le  marquis  de  Maillcfort,  rue  des  Martyrs,  4o. 

Madame  de  Beaumesnil  sonna  sa  femme  de  chambre  de  confiance, 
el  de  qui  seule  elle  avait  l'habitude  de  recevoir  des  soins. 
Lors(iu'elle  parut  : 

—  Mad;ime  Dupont,  —  lui  dit  la  comiesse,  —  vous  allez  prendre 
une  voilure,  et  vous  irez  porter  vous-même  cette  lellre  à  son 
adresse:  dans  le  cas  où  M.  de  .Maillefori  devrait  rentrer  bienlôi,  vous 
ralteudrie/. 

—  Mais,  —  dil  la  femme  de  chambre  étonnée  de  cet  ordre,  dont 
tant  de  gens  de  la  m.iison  pouvaient  éire  chargés  :  —  si  madame  la 
comtesse  a.  pendant  mon  absence,  besoin  de  quehpie  chose  ..  moi 
seule  suis  au  service  de  madame...  et... 

—  Ocrnpez-vous  d'abord  de  celle  commission, — répondit  madame 
de  Beaumesnil,  —  mademoiselle.  .  voudra  bien  èlre  assez  bonne  pour 
me  donner  ses  soins,  si  j'en  ai  besoin. 

Uerminie  s'inclina. 

Pendant  que  la  comtesse  expliquait  ses  derniers  ordres  à  sa  femme 
de  chambre,  Herminie.  ne  craignant  plus  d'èlre  surprise,  atlacbail 
sur  madame  de  Beaumesnil  des  regards  remplis  de  tendresse  el  d'in- 
quiélude,  se  disanl  avec  une  résignation  navrante  : 

4. 


68  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

—  Je  n'ose  la  regarder  qu'à  la  dérobée,  et  pourtant,  c'est  ma 
mère!...  Ah!  (iu'elle  ignore  toujours  que  je  connais  le  triste  secret 
de  ma  naissance  ! 


IX 


Il  est  impossible  de  rendre  l'expression  de  bonheur  triomphant  qo* 
trahirent  les  traits  de  madame  de  Beaumesnil  lorsqu'elle  vit  sa  femme 
de  chambre  s'éloigner. 

La  pauvre  mère  se  savait  sûre  d'être  au  moins  seule  pendant  une 
heure  avec  sa  fille. 

Grâce  à  cet  espoir,  une  faible  rongeur  colora  le  pâle  visage  de 
madame  de  Beaumesnil;  ses  yeux,  naguère  éteints,  brillèrent  d'une 
ardeur  fébrile;  une  surexcitation  factice,  malheureusement  passa- 
gère, succédait  à  la  prostration  de  ses  forces,  car  la  comtesse  faisait 
un  effort  presque  surhumain  pour  sortir  de  son  état  de  faiblesse  ordi- 
naire, afin  de  profiter  de  cette  occasion,  une  des  dernières  peut-être, 
de  s'entretenir  avec  sa  fille. 

Lorsque  sa  femme  de  chambre  fut  sortie,  madame  de  Beaumesnil 
dit  à  Herminie  qui,  baissant  ses  yeux  pleins  de  larmes,  n'osait  pas  la 
regarder  : 

—  Mademoiselle,  auriez-vous  l'obligeance  de  me  donner,  dans  une 
tasse,  cinq  ou  six  cuillerées  de  cette  potion  réconfortante,  qui  est  là,.. 
sur  la  cheminée... 

—  Mais,  madame,  dit  Herminie  avec  inquiétude,  —  vous  oubliez 
sans  doute  que  le  médecin  a  ordonné  que  vous  ne  prissiez  cette  po- 
tion que  par  très-petites  cuillerées...  Hier,  du  moins,  il  m'a  semblé 
l'entendre  faire  cette  recommandation. 

—  Oui...  mais  je  me  sens  btîaucoup  mieux,  et  cette  potion  me  fera, 
je  crois,  im  bitn  infini...  me  donnera  de  nouvelles  forces... 

—  Madame  la  comtesse  se  seul  mieux?  —  dit  Uermitiie,  hésitant 
entre  le  désir  de  croire  madame  de  Beaumesnil  et  la  crainte  delà  voùr 
s'abuser  sur  la  gravité  de  sa  situation. 


L'OnUl'KlI,.  67 

—  Vous  douiez  |tout-ôlre...  de  ce  inii-nx...  que  je  ressens? 

—  Mad.inic  la  cumlessi*,.. 

—  (lelle  irislo  it-iL-iuoiiie...  de  laiilôl  voik  a  elïiMyée  ,  n'esl-ce-pas , 
mademoiselle .'  Mais  rassurez-vous,  elle  élail  louli-  tie  précaution,  et 
la  conscience  d'avoir  rcni|)li  mes  devoirs  relijîicux...  el  d'èlre  prête 
à  paraître  devaul  Dieu...  me  donne  une  si  grande  sérénilu  d'ame,  que 
je  lui  attribue.  .  le  mieux  que  j'éprouve...  Et.  de  plus,  je  suis  sûre 
que  ce  cordial  que  je  vous  demande...  el  que  vous  nte  refusez...  — 
ajouta  mad  une  de  Beaiime-nil  en  souriant,  —  me  réconlorlerail  tout 
à  fait,  el  me  iiermotlrait  d  entendre  encore  un  de  vos  chants,  qui 
taul  d  -  fois  oui  dislrail  ou  calmé  ..  mes  douleurs... 

—  Puisque  madame  la  coiulesse  l'exige,  di't  Ilerminie,  je  vais  lui 
donner  celte  poliou. 

Ft  la  jeune  lille,  réfléchissant  qu'après  tout  une  dose  plus  ou  moins 
forte  de  cordial  ne  pouvait  avoir  un  faclieux  ctfet,  versa  quatre  cuil- 
lerées de  ce  récuuforlaut  dans  une  tasse  t|u'elle  olTril  à  madame  de 
Beaumesuil. 

La  comtesse,  en  prenant  la  lasse  qu'IIerminie  lui  présentait,  tâcha 
de  lui  toucher  la  main,  comme  par  mégarde;  puis,  tout  heureuse  de 
sentir,  pour  la  premii-re  t'ois,  sa  lille  si  près  d'elle,  car  celle-ci,  cour- 
bée au  chevet  de  sa  mère,  tendait  la  soucoupe  pour  y  recevoir  la 
lasse,  madame  de  Beaumesuil  fui  longtemps...  bien  longtemps  à  boire 
le  cordial  à  peliles  gorgées  ;  après  quoi  elle  lit  un  mouvement  de 
gêne  et  de  fatigue  si  affecté,  qu'elle  obligea  presque  liermiuie  à  lui 
dire  : 

—  Madame  la  comiesse  est  fatiguée? 

—  Un  peu...  Il  me  semble  que  si  je  restais  quelques  instants  sur 
mon  séant,  cela  me  ferait  du  bien:  mais  je  suis  si  faible...  que  je 
n'aurais  pas  la  force  de  me  tenir... 

—  Si  madame  la  comtesse...  voulait  s'appuyer...  sur  moi... — dit 
la  jeune  lille  avec  hésitation,  —  cela  pourrait...  la  délasser  uu  peu... 

—  J'accepterais  si  je  u;:  craignais,  en  vérité,  mademoiselle...  d'a- 
buser de  votre  obligeance  ..  répondit  madame  de  Beaumesuil  en  ca- 
chant sa  joie  de  voir  le  succès  de  sa  ruse  maternelle. 

Ilerminie  avait  le  cœur  trop  gouflé  de  tendresse  et  de  larmes  pour 
pouvoir  répoudie;  elle  se  pencha  sur  le  lit  de  la  makide,  el  celle-ci, 
pendant  quelques  instants,  pui  appuyer  sa  tète  sur  le  seiu  de  sa 
fille... 


68  LlîS  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

A  ce  rapprochement,  qui,  pour  la  première  fois  de  leur  vie,  les 
mellail,  pour  ainsi  dire,  dans  les  bras  l'nne  de  l'antre,  la  mère  et  la 
Jille  iressailliront...  I.eur  altitude  les  empêchait  de  se  voir...  sans 
cela,  peut-être,  madame  de  Beanmesnil,  malgré  son  serment  sacré, 
n'aurait  pas  eu  la  force  de  taire  plus  longtemps  son  secret,  peut-être 
aussi  elle  aurait  lu  dans  le  regard  d'Herminie  que  celle-ci  était  in- 
struite, du  mystère  de  sa  naissance. 

Pendant  le  peu  de  temps  que  dura  cette  scène  muette  et  saisissante 
entre  la  mère  et  la  fille  : 

«  —  Non,  non,  pas  de  criminelle  faiblesse,  —  pensa  madame  de 
Beaumesnil  en  comprimant  les  élancemenis  de  son  cœur  :  —  que 
celte  malheureuse  enfant  ignore  toujours  ce  triste  mystère...  je  l'ai 
juré...  N'est-ce  pas  pour  moi  un  bonheur  inespéré  que  de  jouir  de 
ses  soins  affeciueus,  dont  elle  m'entoure  par  bonté  de  cœur,  par 
instinct  piui-Pire !  » 

«  —  Oh  !  plutôt  mourir,  —  pensait  à  son  tour  Herminie,  —  plutôt 
mourir  que  de  laisser  soupçonner  à  ma  mère  que  je  sais  que  je  suis 
sa  fille,  puisqu'elle  a  cru  devoir  me  cacher  ce  secret  jusqu'ici... 
Peut-être,  d'ailleurs,  l'ignore-t-elle  elle-même?...  peut-être  est-ce  le 
hasard,  seulement  le  hasard  qui,  depuis  peu  de  temps,  m'a  rappro- 
chée de  madiime  de  Beaumesnil...  peut-être  ne  suis-je  à  ses  yeux 
qu'une  étrangère.  » 

A  ces  pensées  simultanées,  la  mère  et  la  fdle  dévorèrent  leurs  lar- 
mes cachées,  puisèrent  un  nouveau  courage,  l'une  dans  la  religion 
du  serment,  l'autre  dans  une  résignation  mêlée  de  délicatesse  et  d'or- 
gueil. 

—  Merci,  mademoiselle,  —  dit  madame  de  Beaumesnil  sans  oser 
pourtant  regarder  encore  Herminie,  —  je  me  trouve  un  peu  délassée. 

—  Madame  la  comtesse  veut -elle  permettre  que  j'arrange  ses 
oreillers  avant  qu'elle  se  couche? 

—  Oui,  mademoiselle,  puiscpie  vous  avez  cette  bonté,  —  répondit 
madame  de  Bciiumesuil,  car  ce  petit  service  retenait  encore  sa  fille 
tout  près  d'elle  pendant  quelques  secondes. 

Mademoiselle...  madame  la  comtesse...  On  ne  saurait  exprimer 
l'accent  avec  le(iuel  cette  mère  et  sa  (ille  échangeaient  entre  elles  ces 
froides  et  cérémonieuses  appellations,  qui  jamais  ne  leur  avaient  paru 
plus  glaciales. 

—  Encore  merci...  mademoiselle,  —  dit  la  comtesse  en  se  recou- 


L'OnULEIL.  i 

chant, — je  nie  trouve  de  mieux  en  mieux,  grâce  à  vos  bous  soi. 

d'abord  ..  puis  sausdouie  à  ce  eordial...  je  dir.iis  presfjiie...  moi 

i'aiblc  tout  à  l'iioiire...  que  niaintciiaul  je  me  ^ens  forte...  il  me  seii 

blo  que  j'aurai  une  bonne  nuit... 

Uermiuir  jola  un  triste  rrgard  sur  sou  cliapoau  et  sur  sou  manlole 
Elle  craignait  ilc  se  voir  congciiiée  au  retour  de  la  femme  de  cban 

bre,  car  peut-être  il  ne  conviendrait  pas  à  madame  de  Beaumesii 

d'entendre  de  nuisi(]ue  ce  soir-là. 
Ne  voulant  cependant  pas  renoncer  à  un  dernier  espoir,  la  jeun 

fille  dit  timidement  à  sa  mère  : 

—  Madame  la  comtesse...  m'avait  demandé  hier  d'apporler  que; 
ques  morceaux  d'Obe'ron...  je  ne  sais  si  elle  voudra  ..  les  enlendr 
ce  soir? 

—  Certainement,  mademoiselle,  —  dit  vivement  madame  de  Beau 
mesnil,  -  vous  savez  combien  de  fois  votre  cbanl  a  apaisé  tues  soûl 
frauces.  Et,  ce  soir,  je  me  trouve  si  bien...  mais  si  bien,  (jne  vous  ei; 
leudre  sera  pour  mui...  non  pas  un  calmant...  mais  un  vrai  jiiaisir.. 

ilerniiuie  regarda  de  nouveau  madame  de  Beaumesnil,  et  fut  frap 
pée  du  changement  qu'elle  remar(|ua  dans  sa  physionomie  naguère 
encore  pàh-,  abattue,  et  alors  calme,  souriante  et  légèrement  colorée 

A  cette  sorte  de  métamorphose,  les  funestes  pressentiments  de  1: 
jeune  fille  se  dissipèrent,  l'espoir  épanouit  son  cteur  ;  elle  crut  sr 
mère  sauvée  par  un  de  ces  revirements  soudains,  si  t'rèquenls  dans  le. 
maladies  de  langueur. 

Uerminie,  tout  heureuse,  alla  prendre  son  cahier  de  musique,  et 
se  dirigea  vers  le  piano. 

Au-dessus  de  ce  piano,  on  voyait  le  portrait  d'une  petite  fille  de 
cinq  ou  six  ans,  .oiianl  avec  un  maunifiipie  lévrier;  elle  n'élail  pa: 
jolie,  mais  sa  ligure  enfantine  avait  un  grand  charme  de  douceur  et 
de  naïveté. 

Ce  portrait,  fait  depuis  environ  dix  ans,  était  celui  d'Erncstine  di 
Beaumesnil,  (ille  légitime  de  la  comtesse. 

Herminie  avait  deviné,  sans  qu'elle  eût  jamais  eu  besoin  de  le  de- 
mander, quel  était  l'original  de  ce  tableau;  aussi,  que  de  fois,  à  la 
dérobée,  elle  avait  jeté  un  timid  ■  et  tendre  regard  sur  cette  petite 
sœur...  qu'elle  ne  connaissait  pas,  qu'elle  ne  devait  peut-être  jamais 
connaître! 

Encore  sous  l'influence  d'une  émotion  récente,  Herminie,  à  la  vue 


70  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

de  ce  portrait,  ressentit  une  impression  plus  profonde  que  Je  oott- 
tnme;  durant  quelques  instants,  elle  ne  put  détacher  ses  yeux  de  ce 
tableau,  tandis  qu'elle  ouvrait  macliinalement  le  piano. 

Madair.e  de  Beanmesnil  suivait  d'un  regard  attendri  tous  les  mouve- 
ments de  la  jeune  fdle,  qu'elle  voyait  avec  bonheur  contempler  le  por- 
trait d'Einestine. 

«  —  Pauvre  Herminie,  — pensait  la  comtesse,  —  elle  a  une  mère... 
une  sœur...  et  elle  ne  doit  jamais  connaître  la  douceur  de  ces  deux 
mots  :  ma  sœur...  ma  mère...  » 

Puis,  essuyant  une  larme  furlive,  madame  de  Beaumesnil  dit  tout 
haut  à  Herminie,  toujours  attentive  devant  le  portrait  : 

—  C'est.  .  ma  fille...  quelle  douce  figure  d'enfant!...  n'esi-ce  pas? 
Herminie  tressaillit  comme  si  elle  eût  été  surprise  en  faute,  rougit 

et  répondit  timidement  : 

—  Pardon...  niad;ime...  mais...  fe... 

—  Oh!  regardez-la...  —  reprit  vivement  madame  de  Beaumesnil, 
—  regardez-la  ;  quoiqu'elle  soit  maintenant  jeune  fille,  et  bien  chan- 
gée... elle  a  conservé  ce  regard  si  doux,  si  ingrnu  ;  sans  doute,  elle 
est  loin  d'être  belle  comme  vous,  —  dit  presque  involontairement  la 
pauvre  mère  avec  un  secret  orgueil,  et  tout  heiireuse  d-  pouvoir 
unir  ainsi  ses  deux  fdles  dans  une  même  comparaison,  —  mais  la 
physionomie  d'Ernestine  a,  comme  la  vôtre,  un  cîiarme  infini. 

Puis,  craignant  de  se  laisser  entraîner  trop  loin  par  l'attrait  de  cette 
comparaison,  madame  de  Beaumesnil  ajouta  tristement  : 

—  Pauvre  enfant  I...  puisse-t-elle  être  mieux  portante  à  cette  heure! 

—  Avez-vous  donc  des  inquiétudes  sérieuses  sur  sa  santé,  madame 
la  comtesse  ? 

—  Hélas  !  à  l'époque  de  sa  croissance...  sa  santé  s'est  profondément 
altérée...  elle  a  grandi  si  vite...  qu'elle  nous  a  donné  beaucoup  de 
craintes...  les  médecins  l'ont  envoyée  en  Italie...  où  je  n'ai  pas  pu 
l'accompiigner...  retenue  ici  sur  ce  lit  de  douleurs...  Heureusement 
ses  dernières  lettres  sont  rassurantes...  Pauvre  chère  enfant!  elle  m'é- 
crit chaque  jour  une  espèce  de  journal  de  sa  vie...  Rien  de  plus  ten- 
dre, de  p  us  touchant,  que  ses  naïves  confidences...  il  faudra  que  je 
vous  fasse  lire...  quelques  passages  de  ces  lettres...  Alors  vous  aime- 
rez Erncstine  comme  si  vous  la  connaissiez. 

—  Oh  I  je  n'en  doute  pas,  madame,  et  je  vous  remercie  mille  fois 
de  celle  promesse...  —  dit  Herminie  sans  cacher  sa  joie ,  —  et,  puis- 


LUUliLLlL.  71 

due  les  deri)ières  noHvcllos  de  inadrinoiscllc  voire  fille  sont  si  r;is- 
suruiiics...  n'ayez  dune  uiiciine  craiiile  pour  ellu..  riiadaine  ;  il  y  a 
tant  (le  ressources  ihins  la  jeunesse  !  ol  (jiie  ne  peut  la  jcniiohsc  sous 
l'iiilliienee  de  ce  beau  soleil  d'Italie,  (jne  l'on  dit  si  viviliuu  1 

Une  pensée  anuM'c  traversa  l  esprit  de  rnadanic  de  lieaunjcsiiil. 

Eu  songeant  au  coûteux  voyage,  aux  soins  extrêmes,  aux  dépenses 
considéraldes  nécessités  par  la  faible  sauté  d'Ernesline,  la  comtesse 
se  demandait,  avec  une  sorte  deflVoi,  eonnuent  Uermiuie  aur;iit  pu 
faire,  pauvre  créature  abandonnée  ([u'elle  élait,  si  elle  se  lill  trouvée 
dans  la  posiiion  d'Erneslinc,  et  si,  comme  à  celle-ci,  il  avait  lallu  à 
nerniinie,  sous  peine  de  périr,  ces  soins  excessifs,  ces  voyages  dis- 
pendieux, seulement  accessibles  aux  grandes  fortunes. 

Alors  madame  de  Beaumesnil  ressentit  plus  vivement  que  jamais 
le  désir  de  savoir  comment  llerminie  avait  surmonté  les  diflicultés, 
les  hasards  de  sa  position  si  précaire,  si  dillicile,  depuis  le  moment 
où  la  comtesse  n'en  avait  i)lus  eu  de  nouvelles  jusiju'au  jour  receut  où 
elle  avait  été  rapprochée  d'elle  par  une  circonstance  inespérée. 

Mais  conunent,  sans  se  trahir,  madame  de  Beaumesnil  pouvait-elle 
provoquer  et  entendre  de  telles  confidences  ?  A  (|ueiles  angoisses  elle 
allait  peut-être  s'e\i>oser  eu  écoulant  le  récit  de  sa  fille  ! 

Tels  étaient  les  motifs  qui,  ju>qn  alors,  avaient  emjièehé  madame 
de  Beaumesnil  de  demander  à  llerminie  quelques  révélations  sur 
sa  vie  passée. 

Mais  ce  jour-là,  soit  que  la  comiesse  pressentît  que  le  mieux  pas- 
sager qu'elle  éprouvait,  et  dont  elle  exagérait  de  beaucoup  l'impor- 
tance afin  de  rassurer  sa  fille,  annonçait  peut-être  une  rechute  fu- 
neste: soit  qu'elle  eédàt  à  un  sentiment  de  ti  ndresse  irrésistible, 
encore  augmenté  par  les  divers  meideuts  de  celte  scène,  madame 
de  Beaumesnil  prit  la  résolution  d'iuterroger  Hermiuie. 


Pendant  que  madame  de  Beaumesnil  était  restée  silencieuse,  son- 
geant aux  moyens  d'amener  llerminie  à  quelques  révélaiions  sur  sa 


î  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

e,  la  jeune  fille,  debout  et  feuilletant  son  cahier  de  musique  pour  se 
onuer  ine  coiiteunnce,  atlcndail  nue  îa  comtesse  l'invitât  à  se  met- 
e  au  piano. 

—  Vous  allez  me  trouver  bien  ta^.  asque,  mademoiselle,  —  lui  dit 
comtesse,  —  car,  si   cela  vous  était  indiflérent...  je  préférerais 

us  eiiU'iuIre  au  piano...  vers  dix  heures...  c'est  ordinairement 
;eure  df  ma  crise...  l'rut-être...  y  echapperai-je  aujourd'hui...  si  ce 
seux  coiiiimie...  Dans  le  cas  contraire,  je  repretteiais  d'avoir  usé 
)p  tôt...  d'une  ressource  qui,  tant  de  fois,  a  calmé...  mes  souffran- 
s...  Ce  n'es!  ras  fout...  après  m'avoir  trouvée  fantasque...  je  crains 
e  vous  ne  m'accusiez  de  cmiosité,  peut-être  même  d'indiscrétion. 

—  Pourquoi  c^ela...  madime? 

—  Veuillez  vous  asseoir...  là.,  nrès  de  moi.  —  reprit  la  omtesse 
ton  ic  silns  affectueux,  —  et  me  dire  comment  il  se  fait  que...  si 

me  encore...  car  vous  v;e  devez  pas  avuir  plus  de  dix-sept  ou  dix- 
it  ans?... 

—  Dix-sept  ans  et  demi,  madame  la  comtesse. 

—  Eh  bien  !  comment  se  fait-il  qu'à  votre  îiç'^a  vous  soyez  si  excel- 
!le  musicienne  ? 

—  Madame  la  comtesse  me  juge  trop  favorablement,  j'ai  toujoius 
beaucoup  de  goût  pour  1;;  musique,  et  j'ai  appris  facilement  le  peu 
i  je  sais. 

—  Et  quel  a  été  votre  proiesseur?...  où  avez-vous  été  enseis;née? 

—  J'ai  été  enseignée  dans  la  pension  où  j'étais,  madumela  comtesse. 
-A  Paris? 

—  Je  n'ai  pas  toujours  été  en  pension  à  Paris,  madame. 

—  Où  éiiez-vous  donc  avant? 

—  A  Beauvais  ;  j'y  suis  restée  jusqu'à  l'âge  de  dix  ans... 
-Et  delà? 

—  J'ai  été  mise  en  pension  à  Paris,  madame. 

—  Et  vous  y  êies  restée...  longtemps? 

—  Jusqu'à  seize  ans  et  demi. 

—  Et  (  nsuite?,.. 

—  Je  suis  sortie...  de  pension,  et  j'ai  commencé  à  donner  des  le- 
>  de  chant  et  de  piano... 

Et  vous  avez... 

;is  s'interrompant,  madame  de  Beaumesnil  ajouta  avec  embarras  *. 
Mais,  en  vérité,  j'ai  Loui"  de  mon  indiscrétion,.,  si  quelque 


L'OR'JUEIL  \f 

eliosc  pouvait  l'excuser...  mademoiselle,  ce  serait  l'intéri^t  que  voi\s 
Qi'iiispirez. 

—  Les  questions  que  madame  la  comtesse  daigne  m'adresscr  sont  sj 
bienveillantes,  que  je  suis  trop  heureuse  d'y  répondre...  avec  sincérilc. 

—  Eli  bien  donc  !...  à  voire  sortie  de  pension...  chez  qui  von? 
êtes-vous  retirée? 

—  Chez  qui...  madame  la  comtesse?... 

—  Oui...  auprès  de  quelles  personnes? 

—  Je  ne  connaissais  personne...  auprès  de  qui  me  retirer...  ma- 
dame... 

—  l'ersonnel  !...  — dit  madame  de  Beaumesnil  avec  un  conrniîe  cl 
un  calme  héroïques.  — Mais,—  reprit-  lie,' — vos  parents?...  votre... 
famille?... 

—  Je  n'ai  pas  de  parents...  madame  la  comtesse,  —  répondit  Iler- 
rainie  avec  un  courage  égal  à  celui  de  sa  mère,  —  je  n'ai  pas  de  fa- 
mille... 

Puis  Uerminie  se  dit  à  elle-même  : 

a  —  Je  ne  puis  plus  en  douter...  elle  ignore  que  je  suis  sa  fille.. 
Sans  cela,  aurait-elle  la  force  de  m'adresscr  une  p;ireille  question?  » 

—  Alors,  —  reprit  madame  de  Beaumesnil,  —  auprès  de  qui  vivez- 
▼ODsdonc? 

—  Je  vis...  seule...  madame  la  comtesse. 

—  Absolument  seule? 

—  Oui,  madame... 

—  Et...  pardonnez-moi  encore  celte  question,  car...  à  voire  âge... 
une  telle  posiiion  me  semble  si  exceptionnelle...  si  intéressante... 
avez-vous  toujours  suffisamment  de  leçons? 

—  Oh  !  oui,  madame  la  comtesse,  —  répondit  bravement  la  pau- 
vre Uerminie. 

—  Je  n'en  reviens  pas...  et  vous  vivez  ainsi  toute  seule,  si  jeune  1 

—  Que  voulez  vous,  madame?  on  ne  choisit  pas  sa  destinée...  on 
l'accepte...  puis  le  courage,  le  travail  aidant,  on  tâche  de  se  faire  une 
vie,  sinon  brillante,  du  moins  heureuse. 

—  Heureuse!  s'écria  madame  de  Beaumesnil  avec  un  mouvement  do 
,'oie  irrésistible,  — vous  êtes  heureuse?... 

En  disant  ces  mots,  l'expression  de  la  figure  de  la  comtesse,  l'ac 
cent  de  sa  voix,  trahirent  un  bonheur  si  grand,  que  de  nouveau  y 
doutes  revinrent  à  l'esprit  d'IIerminie,  et  elle  se  dit  : 

5 


T-f  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

*  —  Peut-être  elle  n'ignore  pas  que  je  suis  sa  fiile:  sans  cela,  com- 
ment tiendrait-elle  à  savoir  si  je  me  trouve  heureuse?  I!  n'importe; 
si  elle  sait  que  je  suis  sa  fille....  je  dois  la  rassurer,  afin  de  lui  épar- 
gner des  regrets,  des  remords  peut-être. 

«  Si  je  suis  pour  elle  une  étrangère,  je  veux  encore  la  rassurer, 
car  elle  pourrait  croire  que  je  désire  exciter  sa  commisération,  sa 
pitié...  et  mon  orgueil  se  révolte  à  cette  pensée.  » 

Madame  de  Beaumesnil,  voulant  entendre  Herminielui  réitérer  une 
assurance  si  précieuse  pour  son  cœur  maternel,  reprit  : 

—  Ainsi...  vous  êtes  heureuse  ?  vraiment  bien  heureuse? 

—  Oui,  madame,  —  répondit  Herminie...  presque  gaiement,  — 
très-heureuse... 

En  voyant  le  charmant  visage  de  sa  fille  rayonner  ainsi  de  beauté, 
de  jeunesse  et  de  joie  innocente,  la  comtesse  fit  un  violent  effort  sur 
elle-même  pour  ne  pas  se  trahir,  et  elle  reprit  en  tâchant  d'imiter 
la  gaieté  d'Herminie  : 

—  N'allez  pas  rire  de  ma  question...  mademoiselle...  mais,  pour 
nous  autres,  malheureusenit?nt  habituées  à  toutes  les  superfluiiés  de 
l'opulence...  il  est  des  choses  incompréhensibles...  Lorsque  vous  êtes 
sortie  de  pension...  si  modeste  que  fût  votre  petit  ménage  ..  com- 
ment y  avez-vous  pourvu? 

—  Oh!  madame  la  comtesse... —  dit  Herminie  en  souriant,  — 
j'étais  riche...  alors. 

—  Comment  donc  cela? 

—  Deux  années  après  que  j'avais  été  mise  en  pension  à  Paris...  on 
cessa  de  payer  pour  moi  cette  pension...  j'avais  alors  douze  ans... 
notre  maîtresse  m'aimait  beaucoup...  «  Mon  enfant...  —  me  dit-elle, 
—  on  a  cessé  de  me  payer  :  mais  il  n'importe...  vous  resterez  ici,  je 
ne  vous  abandonnerai  pas...  » 

—  Excellente  femme! 

—  Ah  !  la  meilleure  des  femmes,  madame  la  comtesse,  malheureu- 
sement elle  n'est  plus,  —  dit  tristement  Herminie. 

Mais,  ne  voulant  pas  laisser  la  comtesse  sous  une  impression  pé- 
nible, elle  reprit  en  souriant  : 

—  Seulement,  cette  excellente  femme  avait  compté...  sans  moa 
défaut...  principal.  Car,  puisque  vous  me  demandez  d'être  sincère 
avec  vous,  madame,  il  faut  vous  l'avouer...  j'ai  un  bien  grand,  un 
bien  vilain  défaut... 


L'ORGLIÎIL.  75 

—  QncWc  préieiitioii  !  Voyous  ce  défaut. 

—  Hl-Ius!  niadaiiiu  lu  coiiilcsbC...  c'eiil  I'uiigueil. 

—  L'orgueil.' 

—  Mon  Dieu,  oui...  Ainsi,  lorsque  notre  excclItMitc  maUrcsse  me 
pr(»po>a  de  me  garder  chez  elle  par  cliarilc...  mou  orgueil  lU;  petite 
lille  se  révolu,  el  je  ^.iguiliai  à  ma  maîtresse  cpie  je  n'acceplerais  sou 
offre  qu'a  la  condition...  de  gagner  par  mon  travail  ce  qu'elle  voulait 
me  donner  pour  rien  ! 

—  A  douze  ans?...  Voyez-vous  la  petite  glorieuse!  Et  comment 
faisiez- vous  pour  désintéresser  votre  maîtresse  de  pension? 

—  En  domiaut  des  répétitions  de  piano  aux  autres  enfants  moins 
fortes  que  moi;...  car,  pour  mon  âge...  j'étais  assez  avancée...  ayant 
toujours  «.'U  un  goût  passionné  ..  pour  la  musique... 

—  Et  la  maîtresse  de  pension...  a  accepté  votre  proposition? 

—  Avec  joie,  madame  la  comtesse...  Ma  résolution  l'a  touchée... 

—  Je  le  crois  bien.... 

—  De  ce  moment  j'eus,  grâce  à  elle,  un  assez  bon  nombre  d'éco- 
liores...  dont  plusieurs  étaient  bien  plus  grandes  que  moi  (toujours 
l'orgueil,  madame  la  comtesse...).  (Jue  vous  dirai-je  :  ce  qui  avait 
d'abord  été  pour  ainsi  dire...  un  jeu  d'enfant,  devint  pour  moi  une 
vocation...  et  plus  tard  une  précieuse  ressource...  A  quatorze  an=:... 
j'étais  seconde  maîtresse  de  piano...  aux  appointements  de  douze 
cents  francs...  ainsi,  madame  la  comtesse,  jugez  des  somiir^  que  j'ai 
amassées  jusqu'à  l'âge  de  st-ize  ans  et  demi...  car,  en  pension,  je 
n'avais  d'autre  dépense  que  celle  de  mon  entretien... 

—  Pauvre  enfant...  si  jeune...  si  laborieuse...  si  noblement  lière, 
et...  déjà  se  suffisant  à  soi-même,  —  dit  la  comtesse  sans  pouvoir 
cacher  ses  larmes. 

Et  elle  reprit  : 

—  Pourquoi  avez-vous  quitté  votre  pension? 

—  Ayant  perdu  notre  excellente  maîtresse,  une  autre  lui  succéda... 
mais,  hélas!  elle  ne  ressemblait  en  rien  à  ma  bienfaitrice...  Néan- 
moins, cette  nouvelle  venue  me  proposa  de  rester  à  la  pension  aux 
mêmes  conditions...  J'acceptai...  mais,  au  bout  de  deux  mois...  mon 
vilain  défaut...  et  ma  raaufaise  tête...  rae  firent  prendre  une  résolu- 
lion  désespérée. 

—  Et  ^  propos  de  quoi? 

—  Autant  ma  première  maîtresse  avait  été  pour  moi  affectueuse  et 


7e  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX.        \ 

bonne. ..  autant  celle  qui  lui  succéda  fut  impérieuse  et  dure. . .  Un  jour... 
Et  le  beau  visage  d'Uerminie  se  colora  d'une  vive  rougeur  à  ce 
souvenir. 

—  Un  jour,  —  reprit-elle,  —  cette  dame  m'adressa  un  de  ces  re- 
proches... qui  blessent  à  jamais  le  cœur...  elle  me  dit... 

—  Que  vous  dit-elle,  cette  méchante  femme?  —  demanda  vive- 
ment madame  de  Beaumesnil,  car  Ilerminie  s'était  tout  à  coup  inter- 
rompue, n'osant,  de  peur  d'affliger  cruellement  la  comtesse,  répéter 
ces  dures  et  humiliantes  paroles  qu'on  lui  avait  adressées  : 

«  Vous  êtes  bien  orgueilleuse...  pour  une  petite  bâtarde  élevée 
dans  celte  maison  par  charité.  » 

—  Que  vous  a~t-elle  dit,  cette  femme?  reprit  madame  de  Beau- 
mesnil. 

—  Permettez-moi,  madame,  —  répondit  Herminie,  —  de  ne  pas 
vous  répéter  ces  cruelles  paroles...  je  les  ai,  sinon  oubliées,  du 
moins  pardonnées...  Mais  le  lendemain  j'avais  quitté  la  pension  avec 
mon  petit  trésor...  fruit  de  mes  leçons  et  de  mes  économies,  — 
ajouta  la  jeune  fille  en  souriant  ;  —  c'est  grâce  à  ce  trésor  que  j'ai 
pourvu  aux  frais  de  mon  ménage,  comme  vou?  dites,  madame  la 
comtesse,  car  dès  lors  j'ai  vécu  seule...  chez  moi 

Herminie  prononça  ce  mot  chez  moi  d'un  air  si  gentiment  glorieux, 
important  et  satisfait,  que  madame  de  Beaumesnil,  les  larmes  aux 
yeux,  le  sourire  aux  lèvres  et  entraînée  par  le  charme  de  ces  confi- 
dences ingénues,  prit  la  main  de  la  jeune  ûUe  assise  à  son  chevet  et 
lui  dit  : 

—  Je  suis  sûre...  mademoiselle  l'orgueilleuse,  qu'il  est  charmant 
votre  chez-vous? 

—  Oh  !  pour  cela,  madame...  il  n'y  a  rien  de  trop  élégant  pour  moi. 

—  Vraiment,  voyons...  combien  de  pièces  à  notre  appartement? 

—  Une  seule...  avec  une  entrée...  mais  au  rez-de-chaussée  et  cela 
donne  sur  un  jardin  :  c'est  tout  petit,  aussi  j'ai  pu  me  permettre  un 
joli  lapis,  une  tenture  et  des  rideaux  de  perse;  je  n'ai  qu'un  fauteuil, 
mais  il  est  en  velours  brodé,  par  moi  bien  entendu;  enfin  je  possède 
peu  de  chose,  mais  ce  peu...  est,  je  crois,  de  bon  goût...  Ce  n'est  pas 
tout,  j'avais  une  ambition  et  je  la  réaliserai  bientôt... 

—  Et  celle  ambition? 

—  C  était  d'avoir  une  petite  bonne...  une  enfant  de  treize  ou 
quatorze  ans...  que  j'aurais  retirée  d'une  position  pénible,  et  qui  se 


LoiiGi'iiiL.  n 

fill  iroiivi'e  liourcusc  avec  moi...  Cela  s'est  rencontré  à  soiiliait.  On 
n>'a  juirlé  d'une  pelile  orplicline  île  douze  ans...  du  meilleur  •  u'ur  el 
du  meilleur  car.iclère,  m'a-l-on  dit...  Aussi,  madame  la  coMilesse, 
jugez  coQibien  je  serai  conleiite  (juand  je  pourrai  la  prendre  à  mon 
service...  ce  ne  sera  pas  d'ailleurs  une  folle  dépense.  Ainsi  du  moins  je 
ne  sortirai  plus  seule  pour  aller  donner  mes  leçons...  et  c'est  cela  qui 
me  coiltaii  le  plu^,  car  vous  concevez...  madame...  une  femme  seule... 
IKrminie  n'acheva  pas,  une  larme  de  lionle  lui  vint  aux  yeux  eu 
songeant  à  la  gro.-^-^ière  poursuite  de  .M.  de  Mavil,  pénible  incident  au- 
quel la  jeune  fille  avait  été  quelquefois  exposée,  malgré  la  modestie, 
lu  dignité  de  son  maintiin. 

—  Je  vous  comprends...  mou  enfant,  el  je  vous  approuve,  —  dit 
madame  de  Beaumesuil  de  pins  en  plus  attendrie.  —  .Mais  vos  le- 
vons... qui  vous  les  procure?...  el  puis  enlin,  ne  vous  manquent-elles 
jamais? 

—  r.arcnieut,  madame  la  comtesse,  et  l'été,  lorsque  plusieurs  de 
mes  écolières  vont  à  la  campagne,  j'ai  recours  à  d'autres  ressources  : 
je  brode  au  petit  point,  je  grave  de  la  musique,  je  compose  quelques 
morceaux  ,  et  puis  enfin  j'ai  conservé  d'amicales  relations  avec 
jilusienrs  de  mes  amies  de  pension.  C'est  grâce  à  l'une  d'elles  que 
j'ai  été  adressée  à  la  femme  de  votre  médecin,  madame  la  comlCLSC  .. 
lorsqu'il  cherchait...  une  jeune  personne...  assez  bonne  musicienne... 
pour  être  placée  auprès  de  vous... 

A  cet  instant,  Uerminie,  qui  avait  commencé  son  récit  assise  sur 
un  fauteuil  auprès  du  chevei  de  la  comtesse,  se  trouva  assise  sur  le 
lit...  et  prc:-(iue  enlacée  d.ms  les  bras  de  sa  mère. 

Toutes  deux  avaient  imperceptiblement  cédé,  presque  sans  en 
avoir  conscience,  à  la  toute-puissante  attraction  des  sentiments  filial  el 
maternel,  car  madame  de  Beaumesnil.  après  avoir  fait  placer  Iler- 
minie  auprès  délie,  avait  osé,  l'imprudente  mère,  conserver  entre 
ses  mains  une  des  mains  de  sa  fille,  pendant  celte  narnition  simple 
et  touchante... 

Alors  il  était  advenu  ce  qui  arrive  lorsqu'un  téméraire,  s'appro- 
chant  de  quelque  formidable  rouage  en  nionvemenl,  lui  donne  la 
moindre  pvisc  sur  soi  :  il  est  aussitôt  entraîné  par  celte  irrésistible 
attraction  ;  ainsi ,  à  mesure  qu'Herminie  racontait  à  sa  mère  sa  vie 
passée,  elle  avait  senti  la  main  de  madame  de  Beaumesnil  serrer  d'a- 
Lord  la   sicuue...  puis  l'attirer  peu  à  peu  près  d'elle,  jusqu'à  ce 


78  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

qu'enfin...  assise  sur  le  lit  de  sa  mère,  celle-ci  lui  eût  jeté  ses  bras 
autour  du  cou... 

Cédant  alors  à  une  sorte  de  frénésie  maternelle,  madame  de  Beau- 
mesnil,  au  lieu  de  continuer  l'entretien  et  de  répondre  à  sa  fille, 
saisit  la  tête  charmante  d'Herminie  entre  ses  deux  mains,  et,  sans 
prononcer  une  parole,  la  couvrit  de  larmes  et  de  baisers  passionnés... 

La  mère  et  la  fille  restèrent  ainsi  embrassées  dans  une  muette  et 
convulsive  étreinte. 

Sans  doute  leur  secret,  si  difficilement  contenu  jusqu'alors,  et  qui 
une  fois  déjà  leur  était  venu  aux  lèvres,  leur  eût  échappé  cette  fois, 
si  toutes  deux  n'eussent  été  soudain  rappelées  à  elles-mêmes  en  en- 
tendant frapper  à  la  porte  de  la  chambre  à  coucher. 

Madame  de  Beauniesnil,  épouvantée  du  parjure  qu'elle  allait  com- 
mettre, revint  heureusement  à  la  raison;  et,  confuse,  nnéantie.'ne 
sachant  comment  expliquer  à  sa  fille  cet  emportement  de  folle  ten- 
dresse, elle  dit  d'une  voix  entrecoupée,  en  dégagcaut  doucement 
Herminie  de  son  étreinîe  : 

—  Pardon...  pardon...  mon  enfant...  Mais  je  suis  mère...  ma  fille 
est  au  loin,  son  absence  me  cause  des  regrets  affreux...  ma  pauvre 
tête  est  bien  affaiblie...  et,  dans  mon  illusion...  un  instant...  je  ne 
sais  comment  cela...  s'est  fait...  mais...  c'est  elle...  ma  fille...  si 
cruellement  regrettée...  que  j'ai  cru  serrer  sur  mon  cœur...  Soyez 
indulgenie  pour  cet  égarement  maternel...  il  faut...  voyez-vous, 
avoir  pitié...  d'une  pauvre  mère  qui  se  sent...  mourir...  sans  pouvoir 
embrasser  une  dernière  fois  son  enfant. 

—  Mourir  !  —  s'écria  la  jeune  fille  en  relevant  son  visage  inondé 
de  pleurs,  et  regardant  sa  mère  avec  épouvante. 

Mais,  entendant  heurter  de  nouveau,  Herminie  essuya  précipitam- 
ment ses  larmes  et  eut  assez  d'empire  sur  elle-même  pour  paraître 
calme  en  disant  à  sa  mère  : 

—  Voici...  la  seconde  fois  que  l'on  frappe,  madame  la  comtesse... 

—  Faites  entrer,  —  murmura  madame  de  Beaumesnil,  accablée 
par  cette  scène. 

La  femme  de  chambre  de  confiance  de  la  comtesse  parut  et  lui  dit  : 

—  Selon  les  ordres  de  madame,  j'ai  attendu  M.  le  marquis  de 
Maillefort. 

—  Eh  bien?  —  demanda  vivement  madame  de  Beaumesnil.  -^ 
enJra- 1  -il? 


L'ORGUEIL.  79 

—  M.  le  marquis  attend  au  salou  que  madame  la  comtesse  puisse 
le  recevoir. 

—  Ah!...  Pieu  soit  béni  !  —  luurimira  niatlaiin;  do  Hoaiimcsnil  en 
regardaul  sa  lilk',  —  le  ciel  me  récompense  d'avoir  eu  la  force  de 
tenir  mou  serment... 

S'adressant  ensuite  à  sa  femme  de  chambre  : 

—  Vous  allez  iiilroiluirc  ici  M.  de  Maillefort. 

Ucrmiuie,  brisée  par  tant  d'émotions  et  sentant  l'inopportunité  de 
sa  présfuce,  prit  son  mauielei  eison  chapiMu  .-.riii  de  se  retirer. 

La  comtesse  ne  la  quittait  pas  du  regard. 

C'en  était  fait... 

Elle  voyait  sa  tille  pour  la  dernière  fois  peut-être  ;  car  la  malheu- 
reuse mère  sentait  à  bout  les  forces  qu'elle  avait  épuisées  dans  une 
surexcitation  faotice. 

Madanto  de  Reaumcsnil  eut  pourtant  le  courage  de  dire  à  llerminie 
d'une  voix  presipie  assurée,  afin  de  lui  donner  le  change  sur  son  état  : 

—  .\  demain...  notre  morceau  d'Obéron,  mademoiselle...  vous 
aurez  la  bonté  de  venir  de  bonne  heure...  n'est-ce  pas? 

—  Oui...  madame  la  comtesse,  répondit  llerminie. 

—  Mad  ime  Dupont,  reconduisez  mademoiselle,  —  dit  la  comtesse  à 
sa  femme  de  chambre,  —  vous  introduirez  ensuite  M.  de  Maillefort. 

Suivant  alors  d'un  regard  déchirant  sa  fille  qui  se  dirigeait  vers  la 
porte,  madame  de  Beaumesnil  ne  put  s'empêcher  de  lui  dire  une  der- 
nière fois  : 

—  Adieu...  mademoiselle... 

—  Adieu...  madame  la  comtesse...  — répondit  llerminie. 

Et  ce  fut  dans  ces  mots  imposés  par  un  froid  cérémonial  que  ces 
deux  pauvres  créatures,  brisées,  déchiré,  s,  exhalèrent  leur  désespoir 
à  ce  moment  suprême,  où  elles  se  voyaient  pour  la  dernière  fois. 

Madame  Dupont  reconduisit  Hcrminie  sans  la  faire  passer  par  le 
salon,  où  attendait  M.  de  Maillefort. 

La  jeune  fdlc  sortait  de  l'appartement  lorsque  madame  Dupont  lui 
dit  avec  intérêt  : 

—  Vous  oubliez  votre  parapluie,  mademoiselle,  et  vous  en  aurez 
bien  besoin,  il  fait  un  temps  affreux;  il  pleut  à  verse... 

—  Je  vous  remercie,  madame,  dit  llerminie  allant  prendre  son  para- 
pluie, qu'elle  oubliait,  auprès  de  la  porte  du  salon  d'attente,  où  elle 
l'avait  déposé. 


80  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

En  effet,  il  pleuvait  à  torrents;  mais  c'est  à  peine  si  Herminie,  abimée 
dans  sa  douleur,  s'aperçut  que  la  nuit  était  pluvieuse  et  noire  lorsque, 
sortant  de  l'hôtel  Beaumesnil ,  elle  s'aventura  seule  dans  ce  quartier 
désert,  pour  regagner  sa  demeure. 


XI 


M.  de  M;iillefort  attendait  seul  dans  nn  salon  quand  madame  Dupont 
revint  le  clierch  r  pour  l'iulroduire  auprès  de  madame  de  Beaumesnil. 

La  physionomie  du  bossu  n'éiait  plus  railleuse  comme  d'habitude; 
on  lisait  sur  ses  traits  une  profonde  tristesse,  mêlée  d'angoisse  et  de 
surprise. 

Debout,  accoudé  à  la  cheminée,  sa  tête  appuyée  sur  sa  main,  le  mar- 
quis semblait  perdu  dans  ses  réflexions,  comme  s'il  eût  cherché  le 
mot  d'une  énigme  inlrouv;ible  ;  sortant  soudain  de  sa  rêverie,  il  re- 
garda attentivement  autour  de  lui  avec  mélancolie,  et  une  larnitî  brilla 
dans  ses  yeux  noirs...  Passant  alors  sa  main  sur  sou  front,  comme  s'il 
eût  voulu  chasser  de  pénibles  souvenirs,  il  marcha  çà  et  là  dans  le 
salon  d'un  pas  précipité. 

Au  bout  de  quelques  instants,  madame  Dupont  revint  dire  à  M.  de 
Maillefort  : 

—  Si  monsieur  le  marquis  veut  se  donner  la  peine  de  me  suivre, 
madame  la  comtesse  peut  le  recevoir. 

Et,  précédant  le  marquis,  madame  Dupont  ouvrit  la  porte  du  sa- 
lon, qui  donnait  dans  la  chambre  à  coucher  de  madame  de  Beaumes- 
nil, et  annouça  : 

—  Monsieur  le  marquis  de  Maillefort  ! 

La  comtesse  avait  fait,  si  cela  se  peut  dire,  une  toilette  de  ma- 
lade :  ses  bandeaux  de  cheveux  blonds,  naguère  quelque  peu  déran- 
gés dans  les  étreintes  passionnées  dont  elle  avait  accablé  sa  lille,  ve- 
naient d'être  lissés  de  nouveau  ;  un  frais  bonnet  de  valenciennes 
entourait  son  pâle  visage,  que  son  coloris  fébrile  et  factice  aban- 


L'ORGUEIL.  81 

domiaii  déjà  ;  ses  yeux,  naguère  brillants  de  tendresse  maternelle, 
S(>:iibluienl  s'éteindre,  et  ses  mains,  tout  à  l'heure  si  birtlaiiles  lors- 
qu'elles scnaioul  les  bras  d'IIoruiiuie,  déjà  se  refroidissaicui. 

A  l'aspi'fl  de  l'alloraiioii  mortelle  des  traits  de  la  couilosse,  (ju'il 
avait  vue  éblouissaulc  df  jeunesse,  de  beauté,  M.  de  Jlaiilofort  tres- 
saillit, et  malgré  lui  s'.^rrèta  un  instant. 

Le  visage  du  bossu  irahil  sa  douloureuse  surprise,  car  niadanie 
de  Beaumesnil,  resiée  seule  avec  lui,  tâcha  de  sourire,  et  lui  dit  : 

—  Vous  nie  trouvez  bien  changée...  n'est-ce  pas...  monsieur  de 
Maillefort .' 

Le  bossu  ne  répondit  rien,  baissa  la  tète  ;  mais,  lorsqu'aprcs  un 
moment  de  silence  il  releva  le  front,  il  était  très-pàle. 

Madame  de  Beaumesnil  fit  signe  au  marquis  de  s'asseoir  dans  un 
fauteuil  près  de  son  lit,  et  lui  dit  d'une  voix  alTectueurc  et  grave  : 

—  Je  crains  que  les  moments  ne  me  soient  comptés...  inon^iour 
de  Maillefort;  je  serai  donc  brève...  dans  cet  entretien. 

Le  marquis  prit  sileucieo^eiucnt  place  auprès  du  lit  de  la  com- 
tesse, qui  continua  : 

—  Ma  lettre...  a  dû  vous  étonner  ? 

—  Oui...  madame. 

—  Et  toujours  bon...  toujours  généreux,  vous  vous  êtes  empressé 
de  vous  rendre  auprès  de  moi. 

Le  marquis  s'inclina. 

Madame  de  Beaumesnil  reprit  d'une  voix  profondément  émue  : 

—  Monsieur  de  Maillefort vous  m'avez  beaucoup  aimée 

Le  bossu  bondit  de  surprise,  et  regarda  la  comtesse  avec  un  mé- 
lange de  confusion  et  de  stupeur. 

—  Ne  vous  étonnez  pas  de  me  voir  instruite  d'un  secret...  que 
seule  j'ai  pénétré,  —  dit  la  couilesse,  —  car  l'amour  vrai...  loyal... 
se  trahit  toujours  auprès  de  la  personne  aimée. 

—  Ainsi,  madame...  —  balbutia  le  bossu,  à  peine  remis  de  soa 
trouble...  —  vous  saviez... 

—  Je  savais  tout,  —  reprit  la  comtesse  en  tendant  à  M.  de  Maille- 
fort sa  main  déjà  froide. 

Le  marquis  serra  la  main  de  madame  de  Beaumesnil  avec  un  pieux 
respect,  taudis  que  ses  larmes,  qu'il  ne  contenait  plus,  Inondaient 
ses  joues. 


82  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  J'ai  tout  deviné,  —  reprit  la  comtesse...  —  votre  dévouement 
sublime  et  caché,  vos  souffrances  héroïquement  souffertes... 

—  Vous  saviez  tout? —  murmura  M,  de  Maillefort  avec  hésitation, 
—  vous  saviez  tout?...  et  dans  les  rares  circonstances  qui  me  rap- 
prochaient  de  vous...  votre  accueil  était  toujours  gracieux  et  boa... 
Vous  saviez  tout...  et  jamais  je  n'ai  surpris  sur  vos  lèvres  un  sourire 
de  moquerie  ;  jamais  dans  vos  yeux  un  regard  de  dédaigneuse  pi- 
tié!... 

—  Monsieur  de  Maillefort,  —  répondit  la  comtesse  avec  une  dignité 
touchante,  —  c'est  au  nom  de  l'amour  que  vous  avez  eu  pour 
moi...  c'est  au  nom  de  l'affectueuse  estime  que  votre  caractère  m'a 
toujours  inspirée...  que  je  viens...  à  cette  heure...  peut-être...  su- 
prême... vous  confier  mes  plus  chers  intérêts... 

M.  de  Maillefort  répondit  avec  une  émotion  croissante  : 

—  Pardon...  pardon...  madame...  d'avoir  un  instant  supposé  qu'un 
cœur  comme  le  vôtre  pouvait  railler,  mépriser...  un  sentiment  irré- 
sistible, mais  toujours  respectueusement  caché.  Parlez,  madame,  je 
me  crois  digne  de  la  confiance  que  vous  avez  en  moi. 

—  Monsieur  de  Maillefort...  cette  nuit,  j'aurai  cessé  de  vivre. 

—  Madame... 

—  Oh  !  je  ne  m'ahuse  pas.  C'est  à  force  d'énergie,  c'est  à  l'aide  de 
moyens  factices  que  je  combats  depuis  quelques  heures...  les  derniers 
envahissements  du  mal  ..  Ecoutez-moi  donc,  car,  je  vous  le  dis,  les 
moments  me  sont  comptés... 

Le  bossu  essuya  ses  larmes  et  écouta. 

—  Vous  savez  de  quel  affreux  accident  M.  de  Beaumesnil  a  été  vic- 
time... Par  sa  mort. ..par  la  mienne...  ma  fille  ..  ma  fille  Ernestine  va 
rester  orpheline...  en  pays  éiran.|;er...  confiée  aux  soins  d'une  gou- 
vernante. Ce  n'est  pas  tout...  Ernestine  est  un  ange  de  candeur  et  de 
bonté...  sa  timWité  est  excessive.  Tendrement  élevée  par  son  père  et 
par  moi...  ne  nous  ayant  jamais  quittés...  elle  ne  sait  donc  du  monde, 
de  la  vie,  que  ce  que  peut  en  savoir  une  enfant  de  seize  ans,  qui,  par 
goût,  a  toujours  aimé  la  retraite  et  la  simplicité...  Sans  doute...  je  de- 
vrais mourir  tranquille  sur  son  avenir...  c:ir  elle  sera  la  plus  riche 
héritière  de  France...  Cependant,  je  ne  puis  me  défendre  de  quel- 
ques inquiétudes,  en  songeant  aux  personnes  qui  forcément  me  rem- 
placeront auprès  de  ma  fille...  c'est  à  M.  et  madame  de  laRo 

ses  plus  proches  parents,  qu'elle  sera  sans  doute  confiée 


L'OHGUEIL.  85 

k)ng(oinj)s  j'ai  rompu  avec  celle  famille,  et  vous  la  connuissez  assez 
pour  c-oucevoir  mes  :ip|>i'éliciisious... 

—  Il  sorail  cii  olVcl...  à  désirer,  madame,  que  voire  lille  cûl  dos 
tuteurs  mieux  choisis;  mais  mademoiselle  de  De;iiim(^nil  a  seize  aus, 
sa  tutelle  ne  saurait  êlre  longtemps  pruluiigée;  d'ailleurs  les  per^ou- 
uesdout  vous  me  parle/....  oui  plus  de  ridicules  que  de  méeliancelé... 
elles  ue  sauraient  être  réelleu)eul  à  craindre. 

—  Je  le  sais  ;...  uéaiimoius...  la  maiu  d'Kriiesline  devra  êlre  l'ob- 
jet de  l.uil  de  convoitises...  (et  déjà  mèiiie  j'ai  pu  m'en  assurer),  — 
ajouta  madame  de  Beaumesnil  en  se  rappelant  I  insistance  de  sou  con- 
fesseur eu  faveur  de  M.  de  Macreuse,  —  celle  chère  enfant  sera  en- 
tourée de  tant  d'obsessions,  que  je  ne  serais  compléiemenl  rassurée 
que  si  je  lui  savais  un  ami  sincère,  dévoué...  d'un  esprit  supérieur,  et 

capable  cnfm  d'éclairer  son  choix...  Cet  ami  presque  jiaiemcl 

soyez-le  pour  Lrnesline...  je  vous  en  supplie,  monsieur  de  .Maille- 
fori...  et  je  quitterai  la  vie  certaine  que  le  sort  de  ma  fille  sera  aussi 
heureux  que  brillant. 

—  Je  lâcherai  d'être  cet  ami  pour  votre  fille...  madame...  Tout  ce 
qoi  dépendra  de  moi,  je  le  ferai. 

—  Ah  !...  je  respire.-,  je  ne  crains  plus  rien  pour  Ernesline...  Je 
sais  ce  que  vaut  une  promesse  de  vous,  monsieur  de  Mailiefort!  — 
s'écria  la  comtesse,  dont  le  visage,  pendant  un  instant,  rayonna  d'es- 
pérance et  de  sérénité... 

Mais  bientôt  le  sentiment  de  sa  faiblesse  croissante,  joint  à  de  fu- 
nestes symptômes,  fit  croire  à  madame  de  lieaumesnil  que  sa  fin  ap- 
prochait; ses  traits,  un  moment  épauouis  par  la  sécurilo  que  lui  avait 
inspirée  la  promesse  de  M.  de  Maillelori  au  sujet  d'trnesline,  expri- 
mèrent de  nouvelles  angoisses,  et  elle  reprit  d'une  voix  précipitée, 
suppliante  : 

—  Ce  n'est  pas  tout,  monsieur  de  Marllefort,  j'ai  un  service  plus 
grand  encore  peut-être  à  implorer  de  votre  générosité. 

Le  marquis  regarda  madame  de  Beaumesnil  avec  surprise. 

—  Eclairée,  soutenue  par  vos  conseils,  —  reprit  la  comtesse,  — 
ma  fille  Ernesline  sera  heureuse  autant  que  riche...  Il  n'est  pas  main- 
tenant d'avenir  plus  beau,  plus  assuré  que  le  sien;...  mais  il  n'en  est 
pas  ainsi  de  l'avenir  d'une...  pauvre...  et  noble  créalure...  que...  je... 
que  je  voudrais...  vous... 

Madame  de  Beaumesnil  n'osa...  ne  put  continuer. 


84  LES  SEPT  PECHES  CAPITAU 

Résolue  d'avance  de  confier  à  M.  de  Maillefort  le  secret  de  In  nais- 
sance d'IIerminic,  afin  de  lui  gagner  à  jamais  l'appui  de  cet  homme 
généreux,  la  comlesse  recula  devant  la  honte  d'un  pareil  aveu,  qui 
eût  aussi  violé  la  sainteté  du  serment  quelle  avait  juré. 

Le  marquis,  voyant  l'hésiiation  de  madame  de  Beaumesnil,  lui  dit  : 

—  Qu'avez-vous,  madame?...  Veuillez  de  grâce  m'appretidre  quel 
autre  service...  je  puis  vous  rendre.  Ne  savez-vous  pas...  que  vous 
pouvez  disposer  de  moi...  comme  du  meilleur  de  vos  amis?... 

—  Je  le  sais...  oh  !  je  le  sais,  —  répondit  madame  de  Beaumesnil 
avec  une  angoisse  profonde  ;  —  cependant...  je  n'ose...  je  crains... 

Et  les  mots  expirèrent  encore  sur  les  lèvres  de  madame  de  Beau- 
mesnil. 

Le  marquis,  voulant  lui  venir  en  aide,  touché  de  son  trouble,  re- 
prit ; 

—  Lorsque  vous  vous  êtes  interrompue,  madame,  vous  me  par- 
liez, je  crois,  de  l'avenir  d'une  pauvre  et  noble  créature...  Qui  est- 
elle?...  conmient  pourrai-je  lui  être  utile?... 

Vaincue  par  la  douleur  et  par  une  faiblesse  croissante,  madame  de 

Beaumesnil  cacha  son  visage  dans  ses  mains  et  fondit  en  larmes; 

mais,  après  un  moment  de  silence,  attachant  sur  le  marquis  ses  yeux 
noyés  de  pleurs  et  tâchant  de  se  montrer  plus  calme,  elle  lui  dit  d'une 
voix  entrecoupée  : 

—  Oui...  vous  pourriez  être...  d'un  grand  secours  à  une  pauvre 

Jeune  lille...  digne...  à  tous  égards de  votre  intérêt...  car  elle 

est voyez-vous?..,  bien  malheureuse...  orpheline...  sans  appui... 

sans  aucune  fortune...  mais  pleine  de  cœur...  et  de  fierté;  il  n'en  est 
pas,  je  vous  jure,  de  plus  vaillante  au  bien  et  au  travail...  enfin,  c'est 
un  ange...  —  ajouta  la  comtesse  avec  une  exaltation  dont  M.  de 
Maillefort  fut  frappé.  —  Oui,  —  reprit  madame  de  Beaumesnil  en 
fondant  en  larmes,  —  c'est  un  ange...  de  courage,  de  vertu;  et 
c'est  pour  cet  ange  que  je  vous  demande,  à  mains  jointes...  voire 
paternel  intérêt...  comme  je  vous  l'ai  demandé  pour  ma  lille  Ernes- 
tine.  Oh!  monsieur  de  Maillefort...  je  vous  en  supplie...  ne  me  re- 
fusez pas... 

L'exaltation  de  madame  de  Beaumesnil,  en  parlant  de  celle  orphe- 
line, son  trouble,  son  visible  embarras,  cette  recommandation  su- 
prême qu'elle  adressait  à  M.  de  Maillefort ,  le  suppliant  de  partager 


L'ORGUEIL  85 

son  affection  entre  Ernestiiie  el  cette  jeune  Olle  inconnue,  toutes  ces 
circoiislaiioes  c\cilèroiil  de  plus  ou  plus  l'clouucuicul  du  uumpiis. 

Peudaiil  uu  iuslaut,  il  ^larda  maigre  lui  le  silence  ;...  puissmidaiii... 
il  tressaillit;  une  pensée  douloureuse  lui  traversa  l'esprii,  il  se  sou- 
vint des  bruits  calontuieux,  iufàuies  (il  les  avait  du  moins  jusqu'alors 
considérés  comme  tels),  dont  madame  de  Beaumesuil  avait  autrefois 
été  l'objet  el  doul  le  matin  même  il  avait  voulu  la  venger  en  provo- 
quant M.  lie  Mornand  son^  un  prélexie  futile. 

Ces  bruits  élaient-ils  fondés?  L'orpheline  à  qui  madame  de  Reau- 
mesnil  semblait  porter  uu  intérêt  si  profond  lui  élail-elle  chère  à  un 
litre  mystérieux  ?  était-elle  le  fruit  d'une  faute  ? 

Mais  bicnlôl  le  marquis,  plein  de  confiance  cl  de  foi  dans  la  vertu 
de  madame  de  Beanmesnil,  repoussa  ces  fâcheux  soupçons,  se  repro- 
chant même  de  s'y  être  uu  moment  laissé  entraîner. 

La  comtesse,  presque  effrayée  du  silence  du  bossu,  lui  dit  d'une 
▼oix  tremblante,  altérée  : 

—  Excusez -moi,  monsieur  de  Maillefort,  j'ai  abusé...  je  le  vois 

de  voire  générosité  ;...  il  ne  me  suflisait  pas  d'avoir  obtenu  l'assu- 
rance de  voire  paternelle  protection  pour  ma  fille  Ernesline...  j'ai 
encore  voulu  vous  intéresser...  à  une  pauvre  étrangère...  Veuillez,  je 
vous  en  prie,  me  pardonner... 

L'accent  de  madame  de  Beaumesnil,  en  prononçant  ces  ois,  avait 
quelque  chose  de  si  poignant,  de  si  désespéré,  que  M.  de  .'^la'lieforl 
eut  de  nouveaux  doutes  navrants  pour  son  cœur;...  il  voyait  s'éva- 
nouir l'une  de  ses  plus  nobles,  de  ses  plus  chères  illusions  :  madame 
de  Beaumesnil  n'était  plus  pour  lui...  cette  créature  idéale  qu'il 
avait  si  longtemps  adorée. 

Mais,  prenant  en  pitié  celte  malheureuse  mère,  et  comprenant 
tout  ce  qu'elle  devait  souffrir,  M.  de  Maillefort  sentit  ses  yeux  se 
mouiller  de  larmes,  et  lui  dit  d'une  voix  émue  : 

—  Bassurez-vous,  madame...  à  mes  promesses  je  ne  faillirai  pas... 
L'orpheline  que  vous  me  recommandez  me  sera...  aussi  chère  que 
mademoiselle  de  Beauuiesuil...  j'aurai  deux  lilles  au  lieu  d'uue. 

Et  il  lendit  affectueusement  la  main  à  la  comtesse,  comme  pour 
consacrer  sa  promesse. 

—  Maintenant,  je  puis  mourir  ea  paix  !  —  s'écria  madame  de 
Beaumesnil. 


86  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

El,  avant  que  le  marquis  eût  pu  s'y  opposer,  elle  pressa  de  ses  lè- 
vres déjà  froides  la  main  qu'il  lui  avait  offerte. 

A  celle  expression  de  reconnaissance  ineffable,  M.  de  Maillefort 
ne  doula  plus  que  madame  de  Beaimiesnil  n'eût  une  fille  naturelle. 

Tout  à  coup,  soit  que  tant  d'émotions  eussent  épuisé  les  forces  de 
la  comtesse,  soit  que  les  progrès  de  la  maladie,  un  moment  dissi- 
mulés sous  un  bien-être  trompeur,  eussent  alors  atteint  toute  leur 
intensité,  madame  de  Beaumesnil  fit  un  brusque  mouvement  et  ne 
put  retenir  un  cri  de  douleur. 

—  Grand  Dieu  !  madame ,  —  dit  vivement  le  marquis ,  effrayé  de 
la  subite  altération  des  traits  de  la  comtesse,  —  qu'avez-vous? 

—  Ce  n'est  rien,  —  répondit-elle  héroïquement,  —  ce  n'est  rien... 
une  légère...  douleur;  mais...  tenez...  prenez  vite  celte  clef,  je  vous 
prie... 

Et  la  comtesse  remit  à  M.  de  Maillefort  une  clef  qu'elle  prit  sous 
son  oreiller. 

—  Ouvrez...  ce...  secrétaire... 
Le  marquis  obéit. 

—  Dans  le  tiroir  du  milieu...  prenez...  une  portefeuille...  Le  trou- 
vez-vous?... 

—  Le  voici. 

—  Gardez-le...  je  vous  prie...  il  contient  une  somme...  dont  je 
puis  disposer...  ou  plutôt  dont  je  suis...  dépositaire,  —  dit  la  com- 
tesse en  se  reprenant  ;  —  cette  somme  mettra  du  moins  pour  tou- 
jours à  l'abri  du  besoin  la  jeune  fille  que  je  vous  recommande... 
Seulement,  —  ajouta  la  pauvre  mère  d'une  voix  de  plus  en  plus  af- 
faiblie,—  vous  me  promettez,.,  de  ne  jamais...  prononcer...  mon 
nom...  à  cette  orpheline...  de  ne  jamais  lui  révéler  quelle  est  la  per- 
sonne... qui...  vous  a  chargé...  de  lui  remettre  cette...  petite  for- 
tune... Mais  dites  bien...  oh!  dites  à  cette  malheureuse  enfant 
qu'elle  a  été...  tendrement  aimée...  jusqu'à  la  fin...  et  que...  il  a... 
fallu... 

Les  derniers  mots  de  la  comtesse,  dont  les  forces  s'épuisaient,  fu- 
rent inintelligibles  pour  le  marquis. 

—  Mais  ce  portefeuille...  à  qui  le  remettre...  madame?...  Cette 
eune  fille...  où  la  trouverai-je,  quel  est  son  nom?...  —  s'écria  M.  de 

Maillefort,  alarmé  de  la  rapide  décomposition  des  traits  de  madatne 
de  Beaumesnil  et  de  l'oppression  qui  pesait  sur  sa  respiration. 


L*()IU;11EIL.  M 

Au  lieu  de  répondre  aux  qucsiiun>  du  marquis,  madame  de  Beau- 
mesnil  se  renversa  en  arrière,  jola  nu  cri  dccliiranl  et  croisa  ses 
mains  sur  sa  |ioilrine. 

—  Madame...  parlez-moi!  —  s'écria  le  marquis  en  se  penchant 
▼ers  m;idame  de  lleaumesnil,  bunlevcrsé  de  donieuc  et  d'effroi,  — 
celle  jeniio  fille...  où  la  trouverai-je?...  qui  esl-elle? 

— Oh  !  je  me  meurs... — murmura  madame  de  Beaumesnil  eu  levant 
les  yeux  au  ciel. 
Et,  dans  un  dernier  effort,  elle  balbutia  ces  mots  : 

—  N'oubliez  pas...  le  serment...  ma  fille...  l'orpheline... 
Au  bout  de  quelques  instants,  la  comtesse  mourut. 

M.  de  Maillefort,  en  proie  à  un  profond  et  amer  chagrin,  ne  douta 
plus  que  l'orpheline  dont  il  ignorait  le  nom ,  et  qu'il  ne  savait  où 
chercher...  ne  fût  la  fille  naturelle  de  la  comtesse. 


Le  convoi  de  madame  de  Beaumesnil  fut  splendide. 

M.  le  baron  de  la  Rocliaiguë  conduisait  le  deuil. 

M.  de  Maillefort,  convié  par  billet  de  faire  part ,  ainsi  que  les  au- 
tres personnes  de  la  société  de  madame  de  Beaumesnil,  s'était  joint 
au  funèbre  cortège. 

Dans  un  coin  obscur  de  l'église,  agenouillée  et  comme  écrasée  sur 
la  dalle  par  le  poids  de  son  désespoir  ,  une  jeune  fille,  inaperçue  de 
tous,  priait  en  étouffant  ses  sanglots. 

C'était  Uerminie. 


XII 


Quelques  jours  après  les  funérailles  de  madame  de  Beaumesnil,  M. 
de  MailleXort,  sortant  du  douloureux  accablement  oîi  l'avait  plongé  la 
mort  de  la  comtesse,  et  songeant  à  l'exécution  des  dernières  volon- 
tés de  cette  malheureuse  femme  au  sujet  de  l'orpheline,  sentit  toute 
la  difficulté  de  la  mission  dont  il  s'était  chargé. 


88  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

Comment,  en  effet,  retrouver  cette  jeune  fille  que  raadanie  de 
Beanmesnil  lui  avait  si  instamment  recommandée? 

A  qui  s'adresser  pour  recueillir  des  renseigiicmeats  ou  des  indica- 
tions capables  de  le  mettre  sur  la  voie  ? 

Et  comment  surtout  prendre  des  informations  si  délicates  sans 
compromettre  la  mémoire  de  madame  de  Beanmesnil  et  la  secret 
dont  elle  avait  voulu  entourer  l'accoraplissemcnt  de  sa  volonté  su- 
prême, au  sujet  de  cette  orpheline  inconnue,  sa  fille  naturelle?  car 
M.  de  Maillefort  ne  pouvait  plus  en  douter. 

En  rassemblant  ses  souvenirs,  le  bossu  se  rappela  que  la  conilossc, 
le  jour  de  sa  mort,  lui  avait  envoyé  une  femme  de  chambre  de  con- 
fiance, afin  de  l'inviter  à  se  rendre  au  plus  tôt  à  l'hôtel  de  Beanmesnil. 

«  Celte  femme  est  depuis  très-longiemps  au  service  de  madame  de 
Beanmesnil ,  pensa  le  marquis  ;  elle  pourra  peut-être  m'appreadre 
quelque  chose.  » 

Le  valet  de  chambre  de  M.  de  Maillefort,  homme  sûr  et  dévoilé,  fut 
chargé  d'aller  trouver  madame  Dupont,  et  l'amena  chez  le  m.irquis. 

— Je  sais,  ma  chère  madame  Dupont,  —  lui  dit-il,  — combien  vous 
étiez  attachée  à  votre  maîtresse... 

— Ah!  monsieur  le  marquis...  madame  la  comtesse  était  si  bonne  !,.. 
— répondit  miidame  Dupont  en  fondant  en  larmes,  —  comment  ne  lui 
aurait-on  pas  été  dévoué  à  la  vie,  à  la  mort  ? 

—  C'est  parce  que  je  connais  votre  dévouement,  et  le  respect  que 
vous  avez  pour  la  mémoire  de  cette  excellente  maîtresse ,  que  je 
vous  ai  priée  de  venir  chez  moi,  ma  chère  madame  Dupont...  il  s'a- 
git d'une  chose  fort  délicate. 

— Je  vous  écoute,  monsieur  le  marquis. 

—  La  preuve  de  confiance  que  m'a  donnée  madame  de  Beanmesnil 
en  me  mandant  auprès  d'elle  le  jour  de  sa  mon  doit  vous  persuader, 
à  l'avance,  que  les  questions  que  je  pourrai  vous  faire. . .  sont  d  un  in- 
térêt presque  sacré...  aussi  je  compte  survotrefranchiseet  sur  votre 
discrétion. 

— Oh  !  vous  pouvez  y  compter,  monsieur  le  marquis. 

—  Je  le  sais...  Maintenant,  voici  ce  dont  il  s'agit...  Madame  de 
Beanmesnil  avait  été  depuis  longtemps ,  je  crois ,  chargée  ,  par  une 
personne  de  ses  amies,  de  prendre  soin  d'une  jeune  orpheline  qui , 
par  la  mort  de  sa  protectrice ,  se  trouve  à  cette  heure ,  peut-être, 
sans  aucun  appui...  J'ignore  le  nom,  la  demeure  de  celte  jeune  fille... 


L'ORGUEIL.  SO 

et  il  me  sornit  urgent  de  h  reiroiiver.  Ne  pouniez-vous,  à  ce  sujet, 
me  doniKT  qii(  l<|ii.^  riMi>^t'i;jni'ineiils? 

—  Une  jeune  lille  orpheline?  —  reprit  madame  Dupont  en  rassem- 
blant ses  souvenirs. 

-Oui... 

— Pendant  dix  ans  que  je  suis  restée  au  service  de  madnme  la  cora- 
icsse, —  reprit  la  femme  do  chambre  après  nu  nouveau  silence,  — 
je  n'ai  vu  aucune  jenne  lille  venir  cliez  madame...  comme  parii- 
cuiierement  protégée  par  elle. 

—  Vous  en  êtes  bien  sûre  ? 

—  Oh!  bien  sûre,  monsieur  le  marquis. 

—  Et  madame  de  Bcaumesnil  lie  vous  a  jamais  chargée  de  quelque 
commission  qui  pouvait  avoir  rapport  à  la  jeune  (iile  doni  je  vous 
par  e? 

—  Jamais,  monsieur  le  marquis...  Souvent  on  s'adressait  à  madame 
la  ci;ni!csse  pour  des  secours...  car  elle  donnait  beaucoup...  mais  je 
n'ai  pas  r.  marqué  qu'elle  donnât  de  préférence  ou  s'inléressài  davan- 
tage à  une  personne  qu'à  une  autre...  et  je  crois  que  si  madame  avait 
eu  quelque  commission  de  confiance,  elle  ne  se  serait  pas  adressée  à 
d'autres  qu'à  moi. 

—  C'est  ce  que  j'avais  pensé...  et  c'est  pour  cela  que  j'espérais  me 
renseigner  auprès  de  vous  ..  voyons...  cherchez.  .  vous  ne  vous  sou- 
venez de  rien  qui  puisse  vous  rappeler  une  jeune  fille  que  madame  de 
Beaumesnil  proté-,eait  p.r.iculicremenl  el  dei)uis  longl'-mps? 

—  Je  ne  me  rappelle  rien  de  cela,  —  reprit  m  uiame  Diiponl  après  de 
nouvelles  réflexions;  —  rien  absolument, — ;ijouia-t-elle. 

Le  souvenir  illlerminie  lui  itait,  il  est  vrai,  un  instant  venu  à  l'es- 
prit; mais  la  fenmie  de  chambre  ne  s'arréia  pas  à  cette  pensée.  En 
effet ,  rien  dans  la  conduite  apparente  de  la  comtesse  envers  Iler- 
miuie,  qu'elle  avait  reçue  pour  la  piemière  roi.>  quelques  joui  s  ;ivant 
sa  mort,  ne  pouvait  meltre  u)adame  Dupont  sur  la  voie  de  celle  pro- 
leciion  spéciale,  et  depuis  longlemps  accordée  à  la  jeune  fille  dont 
parlait  le  marquis. 

— AlloM.. ,  —  dil  celui-ci  avec  un  soupir,  —  il  faudra  lâcher  de  me 
renseigner  autrement. 

— Pourtant,  alterniez  donc...  monsieur  le  marquis,  — reprit  mailame 
Dupont,  —  cela  ne  parait  avoir  aucun  nipporl  avec  la  jeune  lillc  dont 
vous  parlez...  mai>  enûu.  autant  vous  le  dire... 


90  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Voyons,  qu'est-ce  ? 

—  La  veille  de  sa  mo^t^  madame  la  comtesse  m'a  fait  venir  et  m'a 
dit  ;  ((  Vous  allez  prendre  un  fiacre  et  vous  irez  porter  celle  lellre 
chez  une  femme  qui  demeure  aux  BatignoUes,  sans  lui  dire  de 
quel'e  part  vous  venez  ;  vous  la  ramènerez  avec  vous...  et  vous 
l'iairoduirez  cliez  moi  dès  son  arrivée...  » 

—  Et  le  nom  de  celte  femme  ? 

—  Oh  !  un  nom  singulier,  monsieur  le  marquis,  je  ne  l'ai  pas  ou- 
blié... Elle  se  nomme  madame  Barhançon. 

—  Et  vous  l'avez  vue  souvent  chez  madame  de  Beaumesnil? 

—  Seulement  cette  fois-là,  monsieur  le  marquis. 

—  Et  celle  femme,  vous  l'avez  amenée  chez  madame  de  Beaumesnil? 

—  Non  pas  moi,  monsieur  le  marquis. 

—  Comment  cela? 

—  Après  m'a  voir  donné  le  premier  ordre  dont  j'ai  parlé  à  monsieur 
le  marquis,  madame  s'est  ravisée  et  m' a  dit,  je  me  le  rappelle  bien  : 

«  Tout  bien  considéré,  madame  Dupont,  vous  n'irez  pas  chercher 
celle  femme  en  fiacre...  cela  aurait  l'air  d'un  mystère...  Faites  atteler 
ma  voiture,  donnez  la  lettre  à  un  valet  de  pied,  et  qu'il  la  porte  à  celte 
personne  en  lui  disant  qu'il  vient  la  chercher  de  la  part  de  madame 
de  Beaumesnil.  » 

—  Et  l'on  a  été  ainsi  chercher  celte  femme  ? 

—  Oui,  monsieur  le  marquis. 

—  Et  madame  de  Beaumesnil  s'est  entretenue  avec  elle? 

—  Pendant  deux  grandes  heures,  monsieur  le  marquis. 

—  Et  quel  âge  a-t-elle  ? 

—  Au  moins  cinquante  ans...  monsieur  le  marquis...  et  c'est  une 
femme  du  commun. 

—  Et  ensuite  de  son  entretien  avec  la  comtesse? 

—  La  voilure  de  madame  l'a  reconduite  chez  elle,  aux  BatignoUes. 

—  Et,  depuis,  vous  n'avez  pas  revu  celte  femme  à  1  hôtel  Beao* 
mesnil? 

—Non,  monsieur  le  marquis. 

Après  être  resté  quelque  temps  pensif,  le  bossu  s'adressant  à  ma- 
dame Dupont  : 

—  La  femme  dont  vous  me  parlez  se  nommait,  dites-vous  ? 


L'ORGUEIL.  91 

—  Madame  Barbançon... 

Le  oossii  i  iTivti  ce  iiuiu  sur  un  portefeuille  el  reprit  : 

—  Elle  ilciacuro  ? 

—  Alix  Balignollcs. 

—  (Jdclle  nio  ?  quel  numéro? 

—  Je  nVii  ^ais  ricii ,  monsieur  le  marquis  .  Je  me  rappelle  seule- 
meut  i|iie  le  valet  de  pied  uous  a  dit  que  la  maison  où  elle  loi^eait 
était  dans  une  rue  tros-dcsorte  ,  et  qu'il  y  avait  un  jardm  (|iii-  l'on 
voyait  de  dehors  à  travers  une  petite  grille  en  bois. 

Le  bossu,  après  avoir  écrit  ces  renseignements  sur  son  carnet,  dit  à 
madaniL-  Dupont  : 

—  Je  vous  remercie  de  ces  indications ,  les  seules  que  vous  puis- 
siez ii;e  douiur.  Malliciireiisenient,  pcui-cire  elles  seront  inutiles  pour 
les  recherches  dont  jf  m'occupe...  Si  plus  tard  cependant  vous  vous 
rappeliez  quelque  t'ait  nouveau  qui  vous  parût  propre  à  ni'éclairer... 
je  vous  prie  de  nieu  instruire. 

—Je  n'y  manquerai  pas,  monsieur  le  marquis. 

M.  de  Maillefort,  ayant  généreusement  récompensé  madame  Du- 
pont, monta  en  fiacre  et  se  fit  conduire  aux  B.;ii!j;nnllcs. 

Après  deux  heures  de  recherches  et  d'invesligaiious,  le  boàsu  dé- 
couvrit enfin  la  maison  du  commandant  Bernard ,  où  il  ne  trouva  que 
madame  Barbançon. 

Olivier  était  parti  depuis  plusieurs  j  nirs  avec  son  martre  maçon,  et 
le  vétéran  venait  de  sortir  pour  aller  faire  sa  promenade  habituelle  dans 
la  plaine  de  Monceau. 

La  ménagère,  ayant  ouvert  au  bossu,  fui  désagréablement  frappée 
de  11  laideur  narquoise  et  de  la  difformité  du  marquis;  au-^-i,  bjin  de 
l'introduire  dans  l'appartement,  elle  resta  ^ur  le  seuil  de  la  porte,  bar- 
rant pour  ainsi  dire  1..'  passage  à  M.  de  Mail'efort. 

Celui-ci ,  s'aperccvaui  de  l'impression  peu  favorable  qu'il  causait  à 
la  ménagère,  la  salua  très-poliment  et  lui  dit  : 

—  C'est  à  madame  Barbançon  que  j'ai  l'honneur  de  parler? 

—  Oui,  monsieur.  Qu'est-ce  que  vous  lui  voulez,  à  madame  Barban- 
çon? 

—  Je  dé-ire ,  madame ,  —  répondit  le  bossu,  —  que  vous  veuiliiei 
bien  m'accordor  quelques  instants. 


52  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  El...  pourquoi  donc  faire,  monsieur?  —  demanda  la  méuagère 
en  toisant  le  bossu  d'un  regard  défiant. 

—  J'aurais,  madame,  à  vous  entretenir  de  ciioses  fort  importantes. 

—  Moi...  je  ne  vous  connais  pas. 

—  Et  moi...  madame,  j'ai  l'avantage  de  vous  connaître...  de  nom 
seulement...  il  est  vrai. 

—  La  belle  histoire!  ..  moi  aussi,  je  connais  de  nom  le  Grand  Turc! 

—  Pem)et(ez-rnoi,  ma  chère  iDailame  Barbançon,  de  vous  faire  obser- 
ver que,  chez  vous,  nous  causerions  infiniment  plus  à  notre  aise  que 
sur  ce  palier. 

—  Monsieur!— riposta  aigremeni  la  ménagère,  —  je  n'aime  à  être  à 
mon  aise  qu'avec  les  personnes  qui  m'en  donnent  envie. 

—Je  comprends  parfaiiemeui  votre  défiance,  ma  chère  niad;:me, — 
reprit  le  marquis  en  dissimulant  son  impatience  ;  —  ;iussi ,  je  me  re- 
commanderai d'un  nom  qui  ne  vous  est  pas  inconnu. 

—Quel  nom? 

— Celui  de  madame  la  comtesse  de  Beaumesnil. 

— Vous  venez  de  sa  part,  monsieur? — dit  vivement  la  ménagère. 

—  De  sa  part  ..  non  ,  madame  ,  —  répondit  tristement  le  bossu  en 
secouant  la  (ête, — madame  de  Beaumesnil  est  morte. 

— Ah  !mon  Dieu  !  morte...  et  depuis  quand?  pauvre  chère  femme  !... 

—  Je  vous  en  prie,  madame,  entrons  chez  vous,  et  je  vous  repon- 
drai,—  repiit  le  m;irquis  avec  une  sorte  d'autorité  qui  imposa  à 
madame  Barbançon,  trcs-curieiise  d'ailleurs  de  tout  ce  qui  se  rap- 
portait à  mad;ime  de  Beaumesnil. 

La  mmagère  introduisit  donc  le  bossu  dans  le  mod  ste  apparte- 
ment du  commandant  Bernard. 

— Monsieur, — reprit  la  ménagère, —  vous  disiez  donc  que  madame 
la  comtesse  de  Beaumesnil  était  morte? 

— Il  y  a  plusieurs  jours,  madame...  et  justement  le  lendemain  de 
i'entreiien  qu'elle  a  eu  avec  vous. 

—  Comment!  monsieur,  vous  savez? 

—  Je  sais  que  madame  de  Beaumesnil  s'est  longtemps  entretenue 
avec  vous...  et  je  viens  accomplir  une  de  ses  dernières  volontés ,  en 
vous  remettant  de  sa  pai  tces  viogt-cinq  napoléons. 

Et  le  bossu  fit  voir  à  miulamc  Barbançon  une  petite  bourse  de  soie 
YCrle,  dont  les  mailles  laissaient  briller  l'or  qu'elle  renfermait. 


i;0!i(;UEIL.  93 

Cos  mois  :  viii'^t-ciiiq  napoléons,  sonnaient  horribicmont  mal  aux 
oreilles  di;  l.i  ménagère;  le  marquis  eûl  dit  vingl-tinq  Loris,  »ino  l'im* 
pressio:!  de  l'enneinie  jurée  de  la  mémoire  de  l'ogre  de  Corse  eût  sans 
doute  été  iliflérente. 

Aiu'ii ,  loin  de  prendre  l'or  que  le  bossu  lui  offrait  pour  la  tenter  cl 
la  mettre  en  conliance.  madame  Baibanron,  sont.ml  renailie  ses  pré- 
ventions .  répondit  majeslueusenieni  en  repoussant  d'un  geste  de  dé- 
dain snpei  be  la  bourse  qu'on  lui  offrait  : 

—  Je  ne  reçois  pas  comme  ça  des  nai-oléons  (et  elle  acicntna  irè^- 
amèrement  ce  nom  détesté).  —  >'on,  je  ne  reçois  pas  comme  ça  des 
HAPOLÉorss  du  premier  venu...  sans  savoir...  entendez-vous,  mon-icur? 

—  Sans  savoir...  quoi?  ma  chère  madame. 

—  Sans  savoir  qui  sont  les  gens  qui  disent  des  napoléons,  comme  si 
de  dire  des  louis  leur  écorcheiail  la  bouche...  Mais  c'est  connu.  — 
ajouta-t-elle  d'nn  (on  sard()ni(iiie.  —  Dis-moi  qui  tu  hautes,  je  te  dirai 
qui  lues.  Sufiii,  vous éles jugé... 

—  Je  suis  jugé? 

—  Jugé  et  toisé...  Maintenant,  qu'est-ce  que  vous  me  voulez?  j'ai 
mon  pot-au-feu  à  inspecter... 

—  Je  vous  l'ai  dit,  madame,  je  venais  vous  apporter  une  preuve  de 
la  gratitude  de  madame  de  Beaumesnil  pour  la  discrétion...  pour  la 
réserve...  que  vous  avez  montrée  lors  de  l'affaire...  en  question... 

—  Quelle  .iffaire?.. 

—  Vous  le  savez  bien... 

—  Pas  du  tout. 

—  Allons,  ma  chère  madame  Barbançon,  mettez-vous  en  confiance 
avec  moi,  j'étais  l'un  des  meilleufà  amis  de  madame  de  Boaumesniï... 
et  je  n'ignore  pas...  que  l'orpheUm.;..,  vous  savez...  l'orpheline... 

—  L'orpheline  ? 

—  Oui...  une  jeune  fille...  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  en  dire  da- 
vantage... vous  voyez  bien  que  je  suis  instruit  de  tout? 

—  Alors...  qu'est-ce  que  vous  venez  me  demander,  puisque  vous 
savez  tout? 

—  Je  viens...  dans  l'intérêt  de  la  jeune  fille...  que  vous  connais- 
sez... vous  prier  de  me  donner  son  adresse...  j'ai  à  lui  faire...  une 
communication  très-importante. .. 


94  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Vraiment? 

—  Sans  cloute... 

—  Voyez-vous  ça?...  —  dit  la  ménagère  d'un  ton  sardonique  et 
pénétrant. 

—  Mais,  ma  chère  madame  Barbançou...  qu'y  a-l-il  donc  de  si  ex- 
traordinaire... dans  ce  que  je  vous  dis  ? 

—  Il  y  a,  —  s'écria  la  ménagère  en  éclatant,  —  il  y  a  que  vous 
êtes  un  vieux  roué  ! 

—  Moi  !  1 

—  Un  malfaiteur,  qui  voulez  me  corrompre  à  force  d'or...  pour  me 
faire  jaser. 

—  Ma  chère  madame,  je  vous  assure... 

—  Mais  votre  bosse  en  serait  pleine  de...  napoléons,  voyez-vous... 
elle  sonnerait  l'or  et  vous  m'autoriseriez  à  y  fouiller  et  à  y  farfouiller, 
que  je  ne  vous  dirais  pas  un  mol  de  ce  que  je  ne  veux  pas  dire... 
Ah!...  ah!...  voilà  comme  je  suis  bâtie,  moi...  c'est  un  peu  plus 
droit  que  vous,  ça,  hein  ?...  et  ça  vous  vexe. 

—  Madame  Barbaoçon,  écoutez-moi,  de  grâce...  vous  êtes  une 
digne  et  honnête  femme. 

—  Et  je  m'en  vante... 

—  Et  vous  avez  raison...  Aussi,  en  votre  qualité  d'excellente 
femme...  vous  m'écouterez  et  vous  me  répondrez...  car... 

—  Ni  l'un  ni  l'autre...  Ah  !  vous  vous  êtes  dit,  vieux  bombé  :  «  Je 
m'en  vas  mettre  les  fers  au  feu  pour  tirer  les  vers  du  nez  de;  ma- 
dame Barbançon,  afin  de  voir  ce  qu'elle  a  dans  le  ventre.  »  Mais^  mi- 
nute... votre  indécence  est  dévoilée...  aussi  je  vous  prie  de  me  lais- 
ser tranquille... 

—  Un  mot,  de  grâce...  un  seul  mot,  ma  chère  amie,  —  dit  le  mar- 
quis d'une  voix  affectueuse  en  voulant  prendre  la  main  de  la  ména- 
gère. 

Mais  celle-ci,  se  rejetant  vivement  en  arrière,  s'écria  avec  un  ef- 
froi pudique  et  courroucé. 

—  Des  attouchements  !...  jour  de  Dieu  !  Maintenant  je  comprends 
tout...  l'office  de  votre  bourse.  Ne  m'approchez  pas...  affreux  liber- 
tin... je  vous  ai  vu  venir...  serpent...  D'abord  vous  m'avez  dit  ma- 
dame... et  puis...  ma  c/ière  madame. ..  maintenant...  c'est  mo  chère 
amie...  pour  finir  par  mon  trésor,  n'est-ce  pas? 

—  Madame  Barbançon...  je  vous  jure  que... 


L'ORGUEIL.  95 

—  On  mo  l'avnil  Irion  dit  :  ces  gcMis  nours.  c'est  pire  que  tics  sio- 
ges  !  —  s'écria  la  mciiagère  en  se  reculant  encore.  —  Monsieur...  si 
vous  ne  vous  eo  allez  pas...  j'appelle  les  voisins...  je  cric  à  la  garde... 
au  leu... 

—  Kh  !  morbleu  !  vous  êtes  folle,  —  s'écria  le  marquis,  désolé  de 
l'inutilité  de  ses  tentatives  auprès  de  madame  lîarltançou,  qu'il  pou- 
vait supposer  instruite  d'une  partie  du  secret  de  niadanîo  de  Deau- 
niesnil.  —  A  qui  di.ible  en  avez-vous,  avec  vos  efrarouclienienlsV 
Vous  êtes  au  moins  aussi  laide  que  moi,  et  nous  ne  sommes  pas  faits 
pour  nous  tenter  l'un  ou  l'autre.  Je  vous  le  répèle  pour  la  dernière 
fois,  et  pesez  bien  mes  paroles,  je  viens  ici  pour  tâcher  d'être  utile  à 
une  |)auvre  et  intéressante  jeune  fille,  que  vous  devez  connaître...  et 
si  vous  la  connaissez...  vous  lui  faites  un  tort  irréparable...  enten- 
dez-vous ?  en  ne  me  disant  pas  où  elle  est,  on  en  ne  m'aidant  pas  à 
la  retrouver...  Réflédiissez  bien;...  le  son,  l'avenir  de  cette  jeune 
lille  sont  entre  vos  mains,...  et  vous  avez  trop  bon  cœur,  j'en  suis 
sûr...  pour  vouloir  nuire  à  une  digne  créature  qui  ne  vous  a  jamais 
fait  do  mal. 

M.  de  Mailiefort  parlait  avec  tant  d'émotion;  son  accent  était  à  la 
fois  si  ferme,  si  pénétrant,  que  madame  Barbançon  revint  d'une  par- 
lie  de  ses  préventions  contre  le  marquis. 

—  Allons,  monsieur,  —  lui  dit-elle,  —  mettons  (jue  je  me  sais 
trompée  en  pensant  que  vous  vouliez  m'en  conter... 

—  C'est  bien  heureux  ! 

—  Mais,  quant  à  vous  dire  un  mot  de  ce  que  je  ne  dois  pas  dire, 
monsieur...  vous  aurez  beau  faire...  vous  n'y  parviendrez  pas...  vous 
êtes  un  brave  homme  et  vous  n'avez  que  de  bonnes  intentions,  c'est 
possible;  mais  moi,  je  suis  aussi  une  brave  femme...  je  sais  ce  que 
j'ai  à  faire  et  surtout  à  ne  pas  dire.  Ainsi,  vous  me  couperiez  en 
quatre,  que  vous  ne  m'arracheriez  pas  un  traître  mot...  je  ne  sors 
pas  de  là;  voilà  mon  caractère... 

—  Où  diable  la  discrétion  va-t-elle  se  nicher  ?  —  dit  M.  de  Maille- 
fort  en  quittant  madame  Barbançon,  désespérant  avec  raison  de  rien 
obtenir  de  b  digne  ménagère,  et  voyant  avec  douleur  la  vanité  de 
ses  premières  recherches  au  sujet  de  la  fille  naturelle  de  madame  de 
Beaumesuil. 


LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 


XIII 


l'ciix  mois  s'élaient  écoulés  depuis  la  mort  de  madame  de  Beau» 
inesnil. 

Une  grande  adivilé  régnait  dans  la  maison  de  il/,  le  liaro)i  de  la 
liochaiguë,  nommé  tuteur  d'Ernestine  de  Beaumesnil  par  un  conseil 
de  famille  convoqué  peu  de  temps  après  la  mort  de  la  comtesse. 

Transportant  et  plaçant  des  meubles,  les  domestiques  de  M.  de  la 
Rocliaiguë  allaient  et  venaient,  surveillés  et  dirigés  par  sa  femme  et 
par  lui ,  ainsi  que  par  sa  sœur,  mademoiselle  Héléna  de  la  Rochai- 
guë,  fille  de  quarante-cinq  ans  environ,  toute  de  noir  vêtue  :  ses 
yeux  toujours  baissés,  sa  figure  pâle  et  maigre,  sa  physionomie  ti- 
mide, son  allure  discrète  et  le  sévère  arrangement  de  sa  coiffe 
blanche,  lui  donnaient  l'aspect  d'une  sorte  de  religieuse,  quoique 
mademoiselle  lléléna  n'eût  prononcé  aucun  vœu  mo4iastique. 

M.  de  la  Rochaiguë ,  grand  homme  sec  de  cinquante  à  soixante 
ans,  avait  le  front  chauve  et  fuyant,  le  nez  busqué,  le  menton  ren- 
trant, l'œil  bleu  faïence  à  fleur  de  tête;  il  souri;ivi  presque  toujours, 
découvrant  ainsi  des  dents  tres-blanche«,  mais  trop  longues,  qui 
achevaient  de  donner  à  sa  figure  un  caractère  très-analogue  à  celui 
de  la  race  ovine.  Le  baron  avait  d'ailleurs  les  formes  excellentes, 
tandis  que,  par  son  maintien  et  jusque  par  la  coupe  de  son  habit, 
toujours  soigneusement  boutonné  à  la  hauteur  de  sa  cravate  blanche 
et  de  son  jabot,  il  s'évertuait  à  se  transformer  en  une  copie  vivante 
du  portrait  de  Canning,  le  type  parfait  de  l'homme  d'Etat  gentleman, 
—  disait  le  baron. 

M.  de  la  Rochaiguë  n'était  pourtant  pas  homme  d'Etat  ;  mais,  de- 
puis longtemps,  il  espérait  le  devenir;  en  un  mot,  l'ambition  delà 
pairie  était  tournée  chez  ce  personnage  (président  d'un  conseil  géné- 
ral) à  l'état  de  manie,  d'idée  fixe,  de  maladie  chronique  et  dévo- 
rante. Se  croyant  un  Canning  inconnu,  et  ne  pouvant  se  produire  à 
la  tribune  de  la  Chambre  haute,  il  saisissait  la  moindre  occasion  de 
prononcer  un  speach,  prenant  ainsi  le  ton  et  l'attitude  parlemen- 
taires, à  propos  des  sujets  les  plus  insignifiants. 

Uu  des  traits  saillants  de  la  manière  oratoire  du  baron  était  une 


L'ORGUEIL.  97 

redondance  d'épitliètcs  ou  d'adverbes  ijui  devaient,  selon  lui,  tripler 
roflVt  de  SCS  plus  Ixîllos  pensées,  cl.  pour  employer  la  phrii-iMjiujjie 
du  baron,  nous  dirons  que  rien  n'êlait  d'ailleurs  plus  insigni/iant. 
plus  terne,  plus  vide...  que  ce  qu'il  appelait  sa  pensée 

Madame  de  la  RocliaiL;uë,  ûgée  de  quarani.'-cln(|  ans,  avait  été  jo- 
lie,  coquelle  et  fort  galaule;  sa  taille  étail  encore  svelte  ;  mais  la  re- 
chercbe  éléganle  et  trop  juvénile  de  sa  toilette  contrastait  toujours 
maladroitement  avec  la  maturité  de  son  âge, 

La  baronne  aimait  passionnément  les  pl:i:sirs,  le  grand  luxe,  les 
fêtes  magnifiques,  et  surtout  à  les  diriger,  à  les  présider  en  souve- 
raine ;  malheureusement,  ses  revenus,  bien  qu'Iiouorables,  n'étaient 
nullement  en  rapport  avec  ses  goûts  d'énormes  dépenses;  d'ailleurs 
elle  se  lût  bien  gardée  de  se  ruiner  ;  aussi  trouvait-elle,  en  femme 
habile  ei  économe,  le  moyen  de  jouir  de  la  liaute  influence  que  donne 
une  grande  existence  en  te  f.iisaut,  à  l'occasion,  la  patronnasse  de  ces 
étrangers  obscurs,  mais  colossalement  riclies,  météores  sjjleudides 
qui,  après  avoir  brillé  duraut  quelques  années  à  Paris,  disparaissent 
à  jamais  dans  le  néant  de  la  ruine  et  de  l'oubli. 

Madame  de  la  Rochaiguë  se  cbargeait  donc  (ainsi  qu'on  dit  en  ar- 
got de  bonne  compagnie)  de  faire  un  monde  à  ces  inconnus;  en  un 
mot,  elle  leur  imposait  la  liste  des  gens  qu'ils  devaient  exclusive- 
ment recevoir,  ne  leur  accordant  pas  même  quelques  inviiaiious 
pour  ceux  de  leurs  amis  ou  de  leurs  compatriotes  qu'elle  ne  jugeait 
pas  dignes  de  figurer  parmi  la  fine  fleur  de  l'aristocratie  parisienne, 

Li  baronne,  appartenant  à  la  meilleure  compagnie,  lançait  ses 
tlients  dans  le  plus  grand  monde,  jusqu'au  jour  prévu  de  la  ruine  de 
ces  étrangers;  madame  de  la  Rochaiguë  restait  donc  en  réalité  la 
maîtresse  de  leur  maison;  seule,  elle  dirigeait,  ordonnait  les  fêles;  à 
elle  seule,  enfin,  on  s'adressait  pour  être  porté  sur  les  listes  des  élus 
appelés  à  ces  somptueuses  et  élégantes  réunions. 

Il  va  sans  dire  qu'elle  faisait  sentir  à  ses  clients  l'indispensable 
nécessité  d'une  loge  à  l'Opéra  et  aux  Italiens,  où  la  meilleure  place 
lui  était  réservée;  il  en  était  de  même  pour  les  courses  de  Chaiitillv 
ou  pour  quelques  excursions  aux  bains  de  mer  ;  les  clients  y  louaient 
une  maison,  y  envoyaient  cuisiniers,  gens,  chevaux,  voitures,  et  là 
madame  de  la  Rochaiguë  tenait  ainsi  table  ouverte  pour  ses  amis,  le 
tout  au  nom  du  ménage. 

U  y  a  dans  le  monde,  et  dans  le  plus  grand  monde,  une  telle  et  si 

a 


98  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

basse  avidité  de  plaisirs,  qne,  loin  de  se  révolter  de  voir  une  femme 
de  haute  naissance  se  livrer  à  l'indigne  exploitation  de  ces  malheu- 
reux, qu'une  folle  vanité  conduisait  à  leur  ruine,  ce  monde  flattait, 
adulait  madame  de  la  Hochaiguë,  suprême  dispensatrice  de  ces  fêtes 
splendides,  et  qu'elle-même  se  targuait  effrontément  de  tous  les  avau* 
tages  qu'elle  devait  à  son  patronage  intéressé  ;  du  reste,  spirituelle, 
rusée,  insinuante,  et  partant  très-comptée,  madame  de  la  Rochaiguë, 
était  une  des  sept  ou  huit  femmes  qui  ont  une  véritable  influence  sur 
ce  qu'on  appelle  le  monde  à  Paris, 

Les  trois  personnes  dont  nous  parlons  présidaient  aux  derniers 
arrangements  d'un  grand  appartement  restauré,  doré  et  meublé  à 
neuf  avec  un  luxe  inouï,  occupant  tout  le  premier  étage  d'un  hôtel 
situé  dans  le  faubourg  Saint-Germain. 

M.  et  madame  de  la  Rochaiguë  quittaient  ce  logement  pour  aller 
s'établir  au  second,  dont  une  partie  était  habitée  par  mademoiselle 
de  la  Rochaiguë  et  l'autre  avait  jusqu'alors  servi  à  loger  le  gendre  et 
la  fille  de  M.  de  la  Rochaiguë,  lorsqu'ils  venaient  de  leur  terre,  où  ils 
résidaient  ordinairement,  passer  deux  ou  trois  mois  à  Paris. 

Naguère  presque  délabré  et  meublé  avec  une  extrême  parcimonie, 
ce  vaste  appartement,  alors  si  splendide,  était  de- tiné  à  mademoi- 
selle Ernestine  de  Beaumesnil  ;  sa  santé,  sufiisammenl  rétablie,  lui 
permettait  de  revenir  en  France  ;  elle  devait  arriver  le  jour  même 
d'Italie,  accompagnée  de  sa  gouvernante  et  d'un  intendant  ou 
homme  d'affaires  que  M.  de  la  Rochaiguë  avait  envoyé  à  Naples  pour 
y  chercher  l'orpheline. 

Il  est  impossible  d'imaginer  les  soins  minutieux  que  le  baron,  sa 
sœur  et  sa  femme  apportaient  à  l'arrangement  des  pièces  destinées  à 
mademoiseUe  de  Beaumesnil. 

Les  moindres  circonstances  révélaient  l'empressement ,  l'obsé- 
quiosité exagérée,  pour  ne  rien  dire  de  plus,  avec  lesquels  made- 
moiselle de  Beaumesnil  était  attendue...  Il  y  avait  même  quelque 
chose  d'insolite  et  presque  d'attristant,  dans  l'aspect  de  tant  de 
somptueuses  et  vastes  pièces  consacrées  à  l'habilalion  de  celte  en- 
fant de  seize  ans,  qui  semblait  devoir  se  perdre  dans  ces  apparte- 
ments immenses. 

Après  un  dernier  coup  d'œil  jeté  sur  ces  préparatifs,  M.  de  la  Ro- 
chaiguë assembla  ses  gens,  et,  saisisgaat  cette  belle  occasiou  de  dé- 


L'ORGUEIL.  99 

bitor  lin  spcach ,  prononça  ces  mémorables  paroles  avec  sa  ma- 
jesté liabiluclle  : 

—  Je  rassemble  ici  mes  gens  pour  leur  apprendre ,  leur  dticlarer, 
\eur  signifier  que  mademoiselle  de  Beaiimesnil,  ma  cousine  ei  pupille, 
doit  arriver  ce  soir  ;  madame  de  la  Rocbaipuc  et  moi  nous  eiilen 
dons...  nous  désirons...  nous  voulons...  que  nos  gens  soient  aux  or 
dres  de  mademoiselle  de  Deaumesnil  avant  que  d'èlre  aux  nôtres  ;.. 
c'esl  dire  à  nos  ircns  <|u';i  tout  ce  ipie  leur  dira...  leur  ordonnera.. 
leur  commandera  nuulemoiselle  de   Beaumesnil,   ils  doivent   obéi 
aveuglément,  et  comme  si  ces  ordres  leur  étaieut  donnés  par  ma 
dame  de  la  Rocbaiguë  ou  par  moi...  Je  compte  sur  le  zèle...  sur  l'in 
lelligence...  surTexaciilude  de  mes  gens...  Nous  saurons  reconnaître 
ceux  qui  se  seront  montrés  remplis  de  bon  vouloir,  de  soins,  de  pré- 
venances, pour  mademoiselle  de  Beaumesnil. 

Après  celle  belle  allocution,  les  gens  furent  con.qédiés,  et  l'on 
donna  ordre  aux  cuisines  de  tenir  conlinuelleme  t  et  toute  prête 
une  réfection  cliaude  et  froide,  dans  le  cas  où  mademoiselle  de 
Beaumesnil  voudrait  prendre  quelque  chose  en  arrivant. 

Ces  préparatifs  terminés,  madame  de  la  Rocbaiguë  dit  à  son  mari 
et  à  sa  sœur  : 

—  Nous  devrions  maintenant  monter  là-haut,  pour  bien  nous  re- 
corder et  convenir  de  nos  faits. 

—  J'allais  vous  le  proposer,  ma  chère,  —  dit  M.  de  la  Rocbaiguë 
en  souriant  et  montrant  ses  longues  dents  de  l'air  le  plus  courtois. 

Ces  trois  personnages  traversaient  un  des  salons  ^onr  sortir  de 
l'appartement,  lorsqu'un  des  gens  de  .M.  de  la  Rocbaiguë  lui  dit  : 

—  n  y  a  là  une  demoiselle  qui  demande  à  parler  à  madame  la  ba- 
ronne. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  demoiselle  ? 

—  Elle  ne  m'a  pas  dit  son  nom  ;  elle  vient  pour  quelque  chose  qui 
•  rapporta  feu  madame  la  comtesse  de  Beaumesnil. 

—  Faites  entrer,  —  dit  la  baronne. 

Puis,  s'adressant  à  son  mari  et  à  sa  belle-sœur  . 

—  Qu'est-ce  que  ça  peut  être  que  celte  demoiselle? 

—  Je  n'en  sais  rien...  nous  allons  voir...  —  dit  le  baron  d'un  air 
méditatif. 

—  Quelque  réclamation  peut-être...  —  ajouta  madame  de  la  Ro- 
cbaiguë. —  Il  faudra  envoyer  cela  au  notaire  de  la  succession. 


100         LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

Bientôt  le  domestique  ouvrit  la  porte  et  annonça  : 

—  Mademoiselle  Herminie. 

Quoique  loujours  charmant,  le  joli  visage  de  la  duchesse,  pâli,  al- 
téré par  la  douleur  profonde  que  lui  causait  la  mort  de  sa  mère,  ré- 
vélait une  tristesse  difficilement  contenue  ;  ses  beaux  cheveux 
blonds,  ordinairement  déroulés  en  longues  anglaises,  se  réunissaient 
alors  en  bandeaux  autour  de  son  noble  froni  :  car  la  pauvre  enfant, 
abîmée  dans  son  amer  chagrin,  n'avait  pas,  depuis  deux  mois,  un 
instant  songé  aux  innocentes  coquetteries  de  son  âge.  Enfin...  pué- 
rils... mais  significatifs  et  navrants  détails,  les  blanches  et  belles 
mains  d'Herminie  étaient  nues...  ses  pauvres  petits  vieux  gants,  si 
souvent,  si  industrieusement  recousus  par  elle,  n'étaient  plus  metta- 
bles... et  sa  misère  croissante  ne  lui  permettait  pas  d'en  acheter 
d'autres. 

Hélas!  oui...  sa  mis'^re,  car,  frappée  au  cœur  par  la  mort  de  sa 
mère,  et  crueliement  malade  pendant  six  semaines,  la  jeune  fille  n'a- 
vait pu  donner  ses  leçons  de  musique,  sa  seule  ressource  ;  ses  min- 
ces épargnes  étaier.t  absorbées  par  les  frais  de  sa  maladie  ;  aussi,  en 
attendant  le  produit  des  leçons  qu'elle  recommençait  depuis  peu  de 
jours,  Herminie  s'était  vue  obligée  de  mettre  au  mont-de-piéié  un 
couvert  d'argent,  acheté  au  temps  de  sa  richesse;  et  du  modique 
produit  de  cet  emprunt  el  e  vivait  alors,  avec  une  parcimonie  que  le 
malheur  seul  peut  enseigner. 

A  l'aspect  de  cette  pâle  et  be'le  jeune  fille  dont  les  vêtements, 
malgré  leur  minutieuse  propreté,  annonçaient  une  misère  décente,  le 
li^aron  et  sa  femme  se  regardèrent  fort  surpris.  Madame  de  la  Rochai- 
guë  dit  à  Herminie  : 

—  Je  suis  madame  de  la  Rochaiguê,  mademoiselle;  qu'y  a-t-il 
pour  votre  service  ? 

■ —  Madame,  —  dit  Herminie  en  rougissant  d'orgueil,  —  je  viens 
réparer  une  erreur,  involontaire  sans  doute,  et  vous  rapporter  ce 
billet  de  cinq  cents  francs  qui  m'a  été  eiiv.yé  ce  matin  par  le  no- 
taire de...  feu  madame  la  comtesse  de  Beaumesnil. 

Malgré  son  courage,  Herminie  sentit  les  larmes  lui  monter  aux  yeux 
en  prononçant  le  nom  de  sa  mère;  mais,  en  faisant  un  vaillant  effort 
sur  elle-même  afin  de  vaincre  son  émotion,  elle  tendit  à  madame  de 
la  Rochaiguê  le  billet  de  banque  plié  dans  une  lettre  à  son  adresse, 
où  on  lisait  : 


L'ORIJUEIL  101 

À  mademoi$eUe  Ilcrminie,  maitrcsse  de  chant. 

.Madame  de  la  Rooliaiguc.  ayant  parcouru  la  lellre,  répoudit  : 

—  Ah!...  pardon...  c'est  vous,  mademoiselle,  qui  aviez  été  appe- 
lée auprès  de  madame  de  Beaumcsuil,  comme...  musicienne? 

—  Oui,  madame. 

—  Je  me  souviens  qu'en  effet  le  conseil  de  famille  a  décidé  que 
Ton  vous  enverrait  cimi  cents  francs  pour  vos  honoraires  ;  on  a  cru 
que  cette  somme... 

—  Suffisante.,  convenable...  acceptible,  —  ajouta  sentencieuse- 
ment le  baron  en  interrompant  s,i  femme,  qui  reprit  : 

—  Nous  ne  croyons  donc  pas,  mademoiselle,  que  vous  veniez  ici 
réclamer... 

—  Je  viens,  madame,  —  dit  ilerminie  avec   un  accent  rempli  de 

douceur  et  d'orgueil,  —  je  viens  vous  rendre  cet  argent j'ai  été 

payée... 

Aucun  des  acteurs  de  celle  scène  ne  sentit,  ne  pouvait  sentir  ce 
qu'il  y  avait  de  douleur  amère  dans  ces  mots  : 

a  J'ai  été  payée,  j» 

Mais  la  dignité,  le  désintéressement  d'IIerminie,  désintéressement 
que  la  pauvreté  si  apparente  des  vêtements  de  la  jeune  fille  rendait 
plus  remarquable  encore,  frappèrent  surtout  madame  de  la  Rochai- 
guë,  qui  reprit  : 

—  En  vérité,  mademoiselle,  je  ne  puis  que  louer  la  délicatesse  d'un 
pareil  procédé...  La  famille  ignorait  que  vous  eussiez  déjà  été  rému- 
nérée. Mais...  —  ajouta  la  baronne  en  bésilant,  car  le  grand  ;iir  na- 
turel d'IIerminie  lui  imposait,  —  mais  je  crois  pouvoir,  au  nom  de  la 
famille,  vous  prier  de  conserver  ces  cinq  cents  francs...  comme...  une 
gratification... 

El  la  baronne  tendit  le  billet  de  banque  à  la  jeune  fille  en  jetant  de 
nouveau  un  regard  sur  ses  pauvres  vêtements. 

Une  seconde  fois,  la  noble  rougeur  de  l'orgueil  blessé  monta  au 
front  d'IIerminie. 

11  est  impossible  d'exprimer  avec  quelle  convenance  parfaite,  avec 
quelle  simplicité  ficre,  la  jeune  ûlle  répondit  à  madame  de  la  Rocbai* 
gué  : 

G. 


m  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Veuillez,  madame,  réserver  cette  généreuse  aumône  pour  les 
personnes  qui  s'adresseront  à  votre  cliarité... 

Puis,  sans  ajouter  un  mot,  Ilerminie  salua  madame  de  la  Rochaiguë 
et  se  dirigea  vers  la  porte  du  salon. 

—  Mademoiselle...  pardon...  dit  vivement  la  baronne,  —  un  mot  ' 
encore...  un  seul. 

La  jeune  fille  se  retourna  sans  pouvoir  cacher  ses  larmes  d'hu- 
miliation péniblement  contenues  jusqu'alors,  et  dit  à  madame  de  la 
Rochaiguë,  qui  semblait  frappée  d'une  idée  subite  : 

—  Que  désirez-vous,  madame  ? 

—  Je  vous  prie  d'abord,  mademoiselle,  d'excuser  une  insistance 
qui  a  pu  froisser  votre  délicatesse  et  vous  faire  croire  peut-être  que 
j'ai  voulu  vous  humilier...  mais  je  vous  proteste  que... 

—  Je  ne  crois  jamais,  madame,  que  l'on  veuille  m'humilier,  —  ré- 
pondit Ilerminie  d'une  voix  douce  et  ferme  sans  laisser  madame  de 
la  Rochaiguë  achever  sa  phrase. 

—  Et  vous  avez  raison,  mademoiselle,  —  reprit  la  baronne,  — 
c'est  un  sentiment  tout  contraire  que  vous  devez  inspirer  ;  mainte- 
nant, j'ai  un  service,  je  dirais  même  une  grâce  à  vous  demander. 

—  A  moi,  madame? 

—  Vous  continuez  à  donner  des  leçons  de  piano,  mademoiselle? 

—  Oui,  madame... 

—  M.  de  la  Rochaiguë,  —  et  elle  désigna  le  baron  qui  souriait 
lomme  d'habitude,  —  est  le  tuteur  de  mademoiselle  de  Beaumesnil  ; 
elle  doit  arriver  ici  ce  soir. 

—  Mademoiselle  de  Beaumesnil  !   dit  vivement  Herminie  avec  un 

tressaillement  et  une  émotion  involontaires.  —  Elle  arrive...  ici? 

aujourd'hui? 

—  Ainsi  que  madame  la  baronne  a  eu  l'honneur  de  vous  le  dire, 
nous  attendons  ce  soir  mademoiselle  de  Beaumesnil,  ma  bien-aimée 
cousine  et  pupille,  reprit  le  baron.  Cet  appartement  lui  est  destiné, 
—  ajouta-i-il  en  jetant  un  regard  complaisant  autour  du  magniflque 
salon,  —  un  appartement  digne  en  tout  de  la  plus  riche  héritière  de 
France...  car...  rien  n'est  trop... 

La  baronne  interrompit  son  mari  et  dit  à  Herminie  : 

—  Madeniçiselle  de  Beaumesnil  a  seize  ans,  son  éducation  n'est 


L'OHUUEIL.  105 

pas  comiilolement  achevée...  elle  aura  besoin  de  plusieurs  profes- 
seurs... s'il  pouvait  donc  vous  convenir,  madenioist'Ilo...  du  donner 
des  leçons  de  musique  à  mademoiselle  de  Bcauinesnil...  nous  serions 
charmés  de  vous  la  confier... 

Ouoi(iuc,  peu  à  peu,  elle  eût  pressenti  Toffre  que  venait  de  lui  faire 
la  baronne...  Ilerminie,  à  celle  pensée  qu'un  hasard  providentiel  al- 
lait la  rapprocher  de  sa  sœur..,  Ilerminie  fut  si  impressionnée,  qu'elle 
se  fût  sans  doute  trahie,  si  le  baron,  jak)ux  de  saisir  cette  nouvelle 
occasion  de  poser  en  orateur,  cl  ne  domiaiit  pas  à  la  jeune  fille  le 
len^ps  de  réiyondrc,  n'cilt  ajouté  en  mettant,  selon  son  habitude,  sa 
main  gauche  entre  les  revers  de  son  habit  boulonné,  tandis  qu'il  im- 
primait à  son  bras  droit  un  mouvement  de  pendule  des  plus  insup- 
portables : 

—  Mademoiselle,  si  pour  nous  c'esl  un  devoir  sacré  de  veiller 
scrupuleusement...  rigoureusemenl. ..  prudemment...  au  choix  des 
maîtres  auxquels  nous  confions  noire  chère  pupille...  c'est  aussi  pour 
nous  un  plaisir...  un  bonheur...  une  satisfaction...  de  rencontrer  des 
personnes  qui,  comme  vous,  mademoiselle,  réunissent  toutes  les  con- 
ditions désirables  pour  remplir  l'emploi  auquel  elles  se  sont  vouées 
dans  l'intérêl  sacré  de  l'éducation  et  des  familles... 

Ce  speach,  prononcé  tout  d'un  irait  et  tout  d'une  haleine  par  le  ba- 
ron, toujours  avide  de  s'exercer  aux  luttes  de  la  parole,  dans  la  pré- 
vision de  celle  pairie  si  ardemment  désirée,  cette  tirade,  disons-nous, 
donna  heureusement  à  Ilerminie  le  temps  de  reprendre  son  sang- 
froid  ;  elle  répondit  à  la  baronne  d'une  voix  presque  calme  : 

—  Je  suis  touchée,  madame,  de  la  confiance  que  vous  m'accordez... 
j'espère  vous  montrer  que  j'en  étais  digne. 

—  Eh  bien  donc  !  mademoiselle,  —  reprit  madame  de  la  Rochai- 
gué,  —  puisque  vous  acceptez  mes  offres...  nous  vous  ferons  préve- 
nir dès  que  mademoiselle  de  Beaumesnil  sera  en  étal  de  prendre  ses 
premières  leçons;  car,  pendant  quelques  jours,  il  h.i  faudra  sans 
doute  se  reposer  des  fatigues  de  son  voyage. 

—  J'aliendrai  donc  que  vous  vouliez  bien  m'écrire,  madame,  pour 
me  présenter  chez  mademoiselle  de  Beaumesnil,  dit  Ilerminie  en  quit- 
tant le  salon. 

Avec  quel  attendrissement,  avec  quelle  joie,  la  jeune  fille  regagna  sa 
modeste  demeure  I 


104         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

Elle  pouvait  espérer  de  revoir  sa  sœur...  de  la  voir  souvent,  car 
elle  comptait  sur  toutes  les  ressources  de  sa  tendresse  cachée  pour 
se  faire  aimer  d'Ernestine. 

Sans  doute,  et  pour  de  toutes-puissantes  raisons  puisées  dans  ce 
qu'il  y  a  de  plus  pur  dans  le  respect  filial,  dans  (  e  qu'il  a  de  plus  dé- 
licat, de  plus  élevé,  dans  le  noble  sentiment  de  l'orgueil,  Ilerniinie  de- 
vait à  jamais  taire  à  sa  sœur  le  lien  secret  qui  les  unissait,  ainsi 
qu'elle  avait  eu  le  courage  de  le  taire  à  madame  de  Beaumesnil;  mais 
la  perspective  de  ce  rapprochement,  peut-être  prochain,  jetait  la 
jeum^  artiste  dans  un  ravissement  ineffable,  lui  apportait  la  plus  ines- 
pérée des  consolations. 

Puis  sa  sagaciié  naturelle,  jointe  à  un  vague  instinct  de  défiance 
envers  M. et  madame  de  la  Rochaiguë,  qu'elle  voyait  cependant  pour 
la  première  fois,  disait  à  Ilerminie  que  cette  enfant  de  seize  ans,  que 
cette  sœur  qu'elle  chérissait  sans  la  connaître,  aurait  pu  être  confiée 
à  des  personnes  plus  dignes  de  sa  tutelle.  Si  ses  prévisions  ne  la 
trompaient  pas,  l'affection  qn'Herminie  espérait  inspirer  à  sa  sœur 
pourrait  donc  avoir  sur  celle-ci  une  influence  doublement  salutaire. 

Est-il  besoin  de  dire  que,  malgré  la  gêne,  la  pénurie  extrême  où 
elle  se  trouvait,  il  ne  vint  pas  un  moment  à  la  pensée  d'IIerminie  de 
comparer  l'opulence  presque  fabuleuse  dont  allait  jouir  sa  jeune 
sœur  à  sa  condition  à  elle,  pauvre  artiste,  exposée  à  tous  les  hasards 
de  la  maladie  et  de  la  pauvreté? 

Les  caractères  généreux  et  fiers  ont  des  rayonnements  si  chaleu- 
reux, qu'ils  fondent  parfois  les  glaces  de  l'égoisme  :  ainsi,  dans  la 
scène  précédente,  la  dignité  d'Herminie,  la  grâce  exquise  ci  naturelle 
de  ses  manières,  avaient  inspiré  tant  d'intérêt,  imposé  lant  de  consi- 
dération à  M.  et  à  madame  de  la  Rochaiguë,  personnages  cependant 
peu  sympathiques,  qu  ils  s'étaient  empressés  de  faire  à  la  jeune  fille 
l'offre  dont  elle  se  trouvai^  si  heureuse. 

La  baronne,  le  baron  et  sa  sœur,  restés  seuls  v.y.vhs  le  départ 
d'IIerminie,  se  retirèrent  chez  eux.  afin  d'avoir  une  conférence 
importante  au  sujet  de  h  prochaine  arrivée  d'Ernestine  de  Beau- 
mesnil. 


L'ORGUEIL.  «05 


XIV 


lorsque  madame  de  la  Rochaigiië,  son  mari  et  sa  sœur,  furent 
réunis  dans  un  salon  iln  sccoiul  él;i;,'e,  lléléna  de  la  Rocliai^iië,  <iui, 
depuis  la  venue  d'ilerminio,  avait  semblé  pensive,  dit  à  la  baronne 
d'une  voix  douce  et  lente  : 

—  Je  crois,  ma  sœur,  que  vous  avez  eu  tort  de  prendre  celte  mu- 
sicienne comme  maîtresse  de  piano  pour  Ernestine  de  Beaumesnil. 

—  Tort!  et  pourquoi  ?  —  demanda  la  baronne. 

—  Celle  jeune  (ille  parait  orgueilleuse ,  —  répondit  Ilélcna  avec  la 
même  placidité  ;  —  avez-vous  remarqué  avec  quelle  surprenante 
hauteur  elle  a  rendu  ce  billet  de  cinq  cents  francs,  quoique  l'usure  de 
ses  vêtements  prouvât  suffisamment  que  cette  somme  lui  aurait  élé 
nécessaire  ? 

—  (l'est  justement  cela  qui  m'a  loucliée,  —  re(>rit  madame  de  la 
Rochaiguë  ;  —  il  y  avait  quelque  chose  de  si  intéressant  dans  cet  or- 
gueilleux refus  d'une  personne  pauvre...  il  y  av:iit  tant  de  dignité  na- 
turelle dans  ses  manières,  que  j'ai  élé  pour  ainsi  dire  amenée  malgré 
moi  à  lui  faire  l'offre  que  vous  blâmez,  ma  chère  sœur. 

—  L'orgueil  n'est  jamais  iniéressant,  c'est  le  plus  damné  des  sept 
pÉciiÉs  CAPITAUX,  reprit  mielleusement  lléléna  ;  —  l'orgneil  est  le  con- 
traire de  l'humilité  chrélienne,  sans  laiiihi  e  il  n'y  a  pas  de  salut,  — 
ajouta-t-elle,  —  et  je  crains  que  l'inducnce  de  celle  jeune  fille  ne  soit 
pernicieuse  à  Ernesiine  de  Beaumesnil. 

Madame  de  la  Rochaiguë  sourit  imperceptiblement  en  regardant 
son  mari  ;  celui-ci  répondit  par  un  léger  haussement  d'épaules  qui 
montrait  assez  le  peu  de  cas  que  tous  deux  faisaient  des  observations 
d'Uéléua. 

Depuis  longtemps  habitués  à  considérer  la  dévote  comme  une  per- 
sonne parfaiiemcnt  nulle,  le  b.iion  et  sa  femme  ne  supposaient  pas 
que  celle  vieille  lille,  d'une  inaltérable  douceur,  d'un  esprit  borné,  et 
qui  ne  disait  pas  vingt  paroles  en  un  jour,  pût  concevoir  une  idée  en 
dehors  de  la  pratique  de  ses  habitudes  de  sacristie. 

—  Nous  ferons  notre  profil  de  votre  observation,  ma  chère  sœur, 
—  dit  la  baronne  à  Héléna.  —  Après  tout,  nous  n'avons  qu'un  ensa« 


106         LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

^meot  insignifiant  avec  celte  demoiselle.  D'ailleurs,  votre  observa- 
tion nous  conduit  tout  naturellement  à  l'objet  de  cet  entretien... 

Aussiîôt  le  baron  se  leva,  retourna  prestement  sa  chaise  afin  de 
pouvoir  s'appuyer  sur  son  dossier  et  donner  ainsi  toute  l'ampleur 
convenable  à  ses  gestes  oratoires  et  à  ses  allitudes  parlemeniaires. 
Déjà,  mettant  la  main  gauche  sous  le  revers  de  son  habit  et  balan- 
çant son  bras  droit,  il  s'apprêtait  à  parler  lorsque  sa  l'emmc  lui  dit  : 

—  Blonsieur  de  la  Rochaiguë,  pardon,  mais...  vous  allez  me  faire 
la  grâce  de  laisser  votre  chaise  tranquilleet  de  vousasseoir...  Vous  vou- 
drez bien  dire  votre  opinion  sans  vous  mettre  en  frais  d'éloquence... 
causons  tout  simplement,  ne  pérorons  pas conservez  votre  puis- 
sance oratoire  pour  la  tribune,  où  vous  arriverez  infailliblement, 
mais  aujourd'hui  résignez-vous  à  parler  tout  bonnement  comme  un 
homme  de  beaucoup  detact  et  de  beaucoup  d'esprit...  sinon...  je  vous 
interromps  à  chaque  instant. 

Le  baron  connaissait  par  expérience  l'horreur  profonde  de  sa 
femme  pour  ses  speach  :  il  retourna  donc  piteusement  sa  chaise  et  se 
rassit  en  soupirant. 

La  baronne  prit  la  parole. 

—  Ernestine  arrive  ce  soir...  convenons  donc  de  nos  faits... 

—  C'est  indispensable,  —  dit  le  baron, —  tout  dépend  de  notre  bon 
accord...  il  faut  que  nous  ayons  les  uns  dans  les  autres  la  confiance 
la  plus  aveugle...  la  plus  entière...  la  plus  absolue  ! 

—  Sans  cela,  —  reprit  la  buronne.  —  nous  perdrons  tous  les  avan- 
tages que  nous  devons  attendre  de  cette  tutelle. 

—  Car  enfin,  —  dit  le  baron,  —  l'on  n'est  pas  tuteur  pour  son 
plaisir. 

—  11  faut  au  contraire  que  cette  tutelle  ne  nous  rapporte  que  plai- 
sir et  profit,  —  reprit  la  baronne. 

—  C'est  ce  que  je  voulais  dire,  —  riposta  son  mari. 

—  Je  n'en  douie  pas,  —  répondit  la  baronne,  et  elle  ajouta  : 

—  Posons  d'abord  bien  en  fait  qu'en  ce  qui  touche  Ernestine,  nous 
n'agirons  jamais  isolément. 

—  Adoplé,  —  dit  le  baron. 

—  C'est  juste,  —  dit  Iléléna. 

—  Comme,  depuis  longtemps  nous  avions  absolument  rompn  avC' 
la  comtesse  de  Beaumesuil,  dont  le  caractère  m'a  toujours  elé  auti» 
palhique  et  insupportable,  —  reprit  madame  delà  Rochaiguë,-— 


L'ORHUEIL  J07 

nous  n'avons  pas  la  moindre  donnée  sur  Icsscnlimcnlsd'Iilrnt'slino... 
M.iis  luMirouscnionl  elle  n'a  pas  seize  ans,  et  en  deux  jours  iwtus l'au- 
rons |>cnétrée  à  fond...  traversée  à  jour... 

—  (Juant  à  cela,  liez -vous  à  ma  sagacité,  —  dit  le  baron  d'un  air 
machiavélique. 

—  Je  nie  fierai  sans  doute  à  votre  pénétration,  mais  aussi  un  pen 
à  la  mienne,  si  vous  le  i)crmeticz,  —  répondit  la  baronne.  —  thi 
reste,  (|uel  que  soit  le  caractère  d'Krnestine,  nous  n'avons  rien  a 
changer  à  nos  dispositions.  La  combler  d'attentions,  de  prévcniinccs, 
aller  au-devant  de  ses  moindres  désirs,  épier,  deviner  ses  goûts,  les 
flatter,  l'aduler,  l'enclianler,  nous  en  faire,  en  un  mot,  chérir,  ado- 
rer... voilà  où  il  faut  en  arriver...  c'est  le  but...  Quant  aux  moyens, 
nous  les  trouverons  dans  la  connaissance  des  habitudes  et  des  senti- 
ments d'Ernesiine. 

—  Voici  comment  je  résume  la  question...  —  dit  le  baron  en  se  le- 
vant avec  solennité.  —  Et  d'abord...  je  pose  en  fait  que... 

Biais,  à  un  regard  de  sa  femme,  le  baron  se  rassit  aussitôt,  et  con- 
tinua modestement  : 

—  11  faut  qu'en  un  mot,  Erneslinc  ne  pense,  ne  voie,  n'agisse  que 
par  nous,  voilà  l'important. 

—  «  La  tin...  ju-iifie  les  moyens,  »  —  ajouta  pieusement  Uéléna. 

—  Nous  avons  d'ailleurs  parfaitement  engagé  la  partie,  —  reprit 
la  baronne.  —  flrnesiiiie  nous  saura  infailliblement  bon  gré  de  nous 
être  retirés  au  second  pour  lui  abandonner  le  premier  étage  de  l'hô- 
tel, qui  a  coilté  près  de  cinquante  mille  écus  à  restaurer,  à  dorer  et 
à  meubler  pour  son  usage. 

—  Dorures,  meubles  et  restaurations  qui  nous  resteront,  bien  ea- 
tcndu,  puisque  la  maison  est  à  nous,  —  ajouta  le  baron  d'un  air  guil- 
leret, —  car,  avant  tout...  il  fallait  loger  décemment  la  plus  riche 
héritière  de  France...  ainsi  que  cela  a  été  réglé  daus  le  conseil  de  fa- 
mille. 

—  Arrivons  maintenant  à  la  question  la  plus  importante,  la  plus 
délicate  de  toutes,  —  reprit  la  baronne,  —  à  la  question  des  prélen- 
tendants  qui  vont  indubitablement  surgir  de  toutes  parts... 

—  C'est  certain,  —  dit  le  baron  en  évitant  de  regarder  sa  femme. 
Iléléiia  ne  prononça  pas  une  parole,  mais  parut  redoubler  d'attention. 
La  b.iroMue  poursuivit  : 

—  Erne6(iue  a  seize  ans,  elle  est  eo  âge  d'être  mariée...  aussi  oo- 


108  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

Ire  position  auprès  d'elle  doit-elle  nous  donner  une  influence  énorme 
dans  le  monde...  car  l'on  croira...  (et  l'on  ne  se  trompera  pas)  que 
nous  aurons  l'action  la  plus  décisive  sur  le  choix  de  notre  pupille. 

—  C'est  bien  le  moins,  —  dit  le  baron. 

—  Cette  influence  nous  est  déjà  tellement  acquise  depuis  que  nous 
avons  la  tutelle,  —  reprit  la  baronne,  —  que  beaucoup  de  gens,  et 
des  plus  considérables  par  leur  position  ou  par  leur  naissance,  ont 
fait  et  font  journellement  toutes  sortes  de  démarches  et  même  de 
bassesses  auprès  de  moi...  pour  se  mettre  bien  dans  mes  papiers, 
comme  on  dit  vulgairement  ;  nous  pouvons  donc  tirer  un  immense 
parti  d'une  pareille  clientèle. 

—  Et  moi  donc,  —  dit  le  baron,  —  des  personnes  que  je  ne  voyais 
plus  depuis  des  siècles,  et  avec  qui  j'étais  même  en  froideur  ou  en 
assez  mauvais  termes,  ont  fait  mille  platitudes  pour  renouer  avec  moi 
leurs  anciennes  relations  ..  L'autre  jour,  chez  madame  de  Mirecourt, 
on  faisait  foule  autour  de  moi...  j'étais  littéraleuieut  entouré,  obsédé, 
étouffé... 

—  11  n'est  pas,  —  reprit  la  baronne,  —  jusqu'à  ce  méchant  mar- 
quis de  Maillefort,  que  j'ai  toujours  eu  en  exécration... 

—  Et  vous  avez  raison!  —  s'écria  le  baron  en  interrompant  sa 
femme,  — je  ne  sais  rien  de  plus  sardonique,  de  plus  déplaisant,  de 
plus  insolent,  que  cet  infernal  bossu  ! 

—  Je  l'ai  vu  deux  fois,  —  dit  à  son  tour  pieusement  Héléna  ;  —  il 
a  tous  les  vices  écrits  sur  le  visage,  il  a  l'air  d'un  Satan. 

—  Eh  bien  !  reprit  la  baronne,  —  il  y  a  qu'un  jour  ce  Satan  tombe 
chez  moi  comme  des  nues  avec  son  aplomb  ordinaire,  quoiqu'il 
n'ait  pas  mis  les  pieds  chez  moi  depuis  cinq  ou  six  ans...  et  il  est 
déjà  revenu  plusieurs  fois  me  voir  le  matin. 

—  J'espère  bien  que  si  celui-là  vous  flatte  et  vous  flagorne,  — 
reprit  le  baron,  —  ce  n'est  pas  pour  son  compte...  à  moins  qu'il  ne 
ç'abuse  étrangement. 

—  Évidemment,  —  reprit  la  baronne  ;  —  aussi  je  suis  convaincue 
que  M.  de  Maillefort  s'est  rapproché  de  nousavec  une  arrière-pensée, 
avec  une  prétention  quelconque;  or,  je  vous  déclare  que  cette  ar- 
Tiere-pcnsée  je  la  pénétrerai,  et  que,  celte  prétention,  il  ne  me  l'im- 
Dosera  pas. 

—  Maudit  bossu  !  je  suis  désolé  de  le  voir  revenir  ici,  —  reprit 


L'ORGUEIL.  109 

"H.  do  la  Rocliaiguê  ;  —  c'est  ma  bùie  d'aniipalhie,  ma  I)L'tc  noire... 
tu  bèto  d'horrtMir. 

—  Eh  !  mon  Dion  !  —  ro|)iit  la  baronne  avec  ini|)aiioiice,  —  il 
n'y  a  pas  de  hèle  d'horreur  qni  fasse,  il  fant  subir  le  marquis...  El 
d'ailleurs,  si  un  honnne  ainsi  posé  nous  fait  de  telles  avances,  quo 
sera-ce  dos  autres?  Avant  tout,  cela  prouve  mitre  inlluonre.  Sachons 
donc  on  tirer  parti  de  plus  d'une  façon,  cl,  cille  prenucre  monture 
épuisée,  nous  serons  bien  malhabiles  si  nous  n'amenons  pas  Erncslinc 
à  un  choix  tros-avantageux  pour  nous-mC'mes. 

—  Vous  posez  les  questions  à  merveille,  ma  chère,  —  dit  le  baron 
en  redoublant  d'aitention,  tandis  qu'Uéléna,  non  moins  intéressée, 
rapprochait  sa  chaise  de  celle  de  son  frère  et  de  sa  femme. 

—  Maintenant,  —  reprit  la  baronne,  —  devons-nous  précipiter  ou 
retarder  le  moment  où  il  faudra  qu'Ernestine  fasse  un  choix  ! 

—  Très-importante  question  !  —  dit  le  baron. 

—  Mon  avis  serait  d'ajourner  à  six  mois  au  moins  toute  détermi- 
ûation  à  ce  sujet,  —  dit  la  baronne. 

—  C'est  aussi  mon  avis,  —  s'écria  le  baron,  comme  si  les  inten- 
tions de  sa  femme  lui  eussent  causé  une  satisfaction  secrète. 

—  Je  pense  absolument  comme  vous,  mon  frère,  et  comme  vous, 
ma  sœur,  —  dit  Iléléna.  qui,  silencieuse,  mais  profondément  réflé- 
chie, écoutait,  les  yeux  baissés,  oe  perdant  pas  un  mot  de  cet  entre» 
tien. 

—  A  merveille,  —  dit  la  baronne  évidemment  aussi  très-contente 
de  ce  commun  accord,  —  c'est  en  nous  entendant  toujours  ainsi  que 
nous  mènerons  celle  affaire  à  bien,  car  il  va  sans  dire  que  nous  nous 
jurons  formellement,  —  ajouta  la  baronne  d'un  ton  solennel,  —  que 
nous  nous  jurons,  au  nom  de  nos  plus  chers  intérêts,  de  n'accepter 
aucun  prétendant  à  la  main  d'Ernestine,  sans  nous  en  prévenir  et  sans 
nous  concerter... 

—  Agir  isolément  et  secrètement  serait  une  trahison  indigne,  in- 
fâme... horrible,  —  s'écria  le  baron,  semblant  se  révolter  à  la  seule 
pensée  de  celte  énormiié. 

—  Jésus!  mon  Dieu!  — dit  Héléna  enjoignant  les  mains,  —  qui 
pourrait  songer  à  une  si  vilaine  traîtrise? 

—  Ce  serait  une  infamie,—  reprit  à  son  tour  la  baronne,  —  et  plus 
qn'uiie  infamie...  une  insigne  maladresse...  Autant  nous  serons  forts 
en  nous  concertant,  autant  nous  serons  faibles  en  nous  divisant. 

7 


110  LES  SEPT  PECHES  CAPITAÎJX 

—  L'union  fait  la  force,  —  reprit  pérempioirement  le  baron. 

— Ainsi  donc,  sauf  changement  de  résoluiion  concerté  entre  nous 
trois,  nous  ajournons  à  six  mois  tout  projet  sur  l'établissement 
d'Ernestine,  aûn  d'avoir  le  temps  d'exploiter  son  inlliience. 

—  Ces  points  résolus,  —  reprit  la  baronne,  —  arrivons  à  une  chose 
qui  ne  manque  pas  de  gravité  :  faudra-t-il,  oui  ou  non,  laisser  à  Er- 
nestine  sa  souveraineté  ?  Cette  madame  Laîné,  auiaui  que  j'ai  pu  me 
renseigner,  est  un  peu  au-dessus  de  la  classe  des  fennnes  de  chambre 
ordinaires  ;  elle  est  depuis  deux  ans  auprès  d'Ernestine,  elle  doit  donc 
exercer  une  certaine  influence  sur  elle. 

—  Une  idée  I  -  s'écria  le  baron  d'un  air  capable  et  profond.  —  Il 
faut  évincer  la  gouvernante  !  la  perdre  dans  l'esprit  d'Ernestine!.., 
Ce  serait  très-for i  ! 

—  Ce  serait  très-faible,  —  reprit  la  baronne. 

—  Mais,  ma  chère... 

—  Mais,  monsieur,  il  s'agit  tout  simplement  de  faire  tourner  cette 
influence  à  notre  profit,  d'avoir  la  gouvernante  à  notre  discrétion, 
d'arriver  à  ce  qu'elle  n'agisse  que  selon  nos  instructions.  Alors... 
cette  influence  de  tous  les  moments,  au  lieu  de  nous  être  redoutable, 
nous  pourra  servir  très-puissamment. 

—  C'est  juste...  —  diiHéléna. 

—  Le  fait  est  que,  sons  ce  point  de  vue,  —  dit  le  baron  en  réflé- 
chissant, —  la  gouvernante  peut  être...  très-utile,  très-avantageuse, 
très-serviable.  Mais  pourtant,  si  elle  refusait  de  se  mettre  dans  nos 
intérêts,  ou  si  nos  tentatives  pour  nous  concilier  cette  femme  éveil- 
laient la  défiance  d'Ernestine? 

—  Il  faudra  d'abord  s'y  prendre  adroitement,  et  je  m'en  charge... 
—  dit  la  baronne.  —  Si  nous  pressentons  que  l'on  ne  peul  gagner 
cette  femme,  alors  nous  en  reviendrons  à  l'idée  de  M.  de  la  Rochai- 
guë,  nous  évincerons  la  gouvernante. 

Cet  entretien  fut  inierrompu  par  un  des  gens  de  la  maison,  qui  vint 
(lire  à  madame  de  la  Rochaigué  : 

—  Madame  la  baronne,  le  courrier  qui  précède  la  voiture  de  ma- 
demoiselle de  Beauniesnil  vient  de  descendre  de  cheval  dans  la  cour... 
il  n'a  qu'une  deuîiheure  d'avance... 

—  Vite...  vite...  à  notre  toilette!  —  dit  la  baronne  dès  que  ic  do- 
mestique fut  sorti. 

i'uis  elle  ajouia,  comme  pnr  réùexion  : 


L'ORGOEIL.  111 

—  Mais  j"y  pense...  nous  avons,  comme  cousins,  porir  iicndaiit 
ii\  semaines  le  liciiii  ilt;  la  conilcsse...  il  serait  pciil-èlre  il  un  lion 
effet  de  le  porler  eucorc...  ce  deuil?  Tous  les  gens  d'iîrncsiinc  soûl 
«Il  noir,  et.  par  nos  ordres,  ses  voilures  seront  drapées...  Ne  crai- 
gnez-vous pas  que  si.  pour  les  premiers  temps,  je  m'habillais  do  cou- 
leur, cela  ne  jtarùl  désobligeant  à  cotte  petite? 

—  Vous  avez  rai>on,  ma  chère  amie,  —  dit  le  baron,  —  reprenez 
votre  deuil...  ne  lïli-ce  (pie  quinze  jours. 

—  C'est  assez  désagréable,  —  dit  la  baronne,  —  car  le  noir  me  va 
comme  une  horreur...  Mais  il  esl  des  sacrilices  qu'il  faut  s'imposer. 
Quani  ù  nos  conventions,  —  ajouta  la  baronne,  —  aucune  démarche 
isolée...  ou  secrole...  au  sujet  d  Eraesliue...  c'est  juré... 

—  C'est  juré,  dit  le  baron. 

—  C'est  juré,  lit  liéléna. 

Après  quoi  les  trois  personnages  se  séparèrent  pour  aller  faire  leur 
loilelte  du  soir,  et  rentrèrent  chacun  dans  son  appartement. 

Aussitôt  après  avoir  quitté  M.  de  la  Rocliaii;ué  cl  sa  sœur,  la  ba- 
ronne se  renferma  chez  elle,  cl  écrivit  à  la  bâte  un  billet  ainsi  conçu  : 

a  iMa  chère  Julie,  la  petite  arrive  ce  soir...  je  serai  chez  vous  de- 
main sur  les  dix  heures  du  matin  :  nous  n'avons  pas  un  moment  à 
perdre  ;  prévenez  qui  vous  savez,  il  faut  bien  nous  entendre. 

a  Silence...  et  défiance... 

«  L.  de  L.  R.  » 

Sur  ce  billet,  la  baronne  écrivit  l'adresse  suivante  : 

A  madame  la  vicomtesse  de  Slirecourt. 

S'adressant  alors  à  sa  femme  de  chambre  el  lui  remettant  la  lettre  : 

—  Tout  à  l'heure,  mademoiselle,  pendant  que  nous  serons  à  table, 
vous  porterez  ceci  à  madame  de  Mirecourl...  Vous  prendrez  un  car- 
ton à  dentelles,  comme  si  vous  alliez  faire  une  commission  pour  ma 
loilelte. 

Presque  au  même  instant,  s'enfermant  à  double  tour,  le  baron  de 
son  côté  écrivait  celle  lettre  : 

«  M.  de  la  Rochaiguë  prie  M.  le  baron  de  Ravil  de  vouloir  bien 
raltendic  chez  lui  demain,  entre  une  heure  et  doux  heures  de  Taprès- 
niidi;  ce  rendez-vous  esl  très-urgent. 

«  M.  de  la  Rochaiguë  compte  sur  l'obligeanlc  exactitude  de  M.  de 


112         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

Ravil  et  lui  offre  ici  l'assurance  de  ses  sentiments  les  plus  distingués.  > 
^\ir  ladresse  de  ce  billet,  le  baron  écrivit  : 

J  monsieur  le  baron  de  Ravil,  7,  rue  Godot-de-Mauroy. 

Puis  il  dit  à  son  valet  de  chambre  : 

—  Vous  allez  envoyer  quelqu'un  jeter  tout  de  suite  cette  lettre  à  la 
poste. 

Enfin,  mademoiselle  Héléna,  s'eniouraut  des  mêmes  précautions 
que  M,  et  madame  de  la  Roebaiguë,  écrivit  secrètement,  comme 
eux,  la  lettre  suivante  : 

«  Mon  cher  abbé,  ne  manquez  pas  de  venir  demain  à  dix  heure» 
du  matin,  c'est  justement  notre  jour  de  conférence. 
«  Que  Dieu  soit  avec  nous...  L'heure  est  venue. 
«  Priez  pour  moi  comme  je  prie  pour  vous. 

<  H.  de  L.  R.  » 

Sur  ce  billet,  Héléna  écrivit  cette  adresse  : 
A  monsieur  l'abbé  Ledoux,  rue  de  la  Planche. 


XV 


Le  lendemain  de  la  réunion  de  la  famille  de  la  Rochaiguë,  trois 
scènes  importantes  se  passaient  chez  différents  personnages. 

La  première  avait  lieu  chez  M.  l'abbé  Ledoux,  que  nous  avons  va 
administrer  les  derniers  sacrements  à  madame  de  Beaumesnil. 

L'abbé  était  un  petit  homme  au  sourire  insinuant,  à  l'œil  fin  et  pé- 
nétrant, à  la  joue  vermeille,  aux  cheveux  gris  légèrement  poudrés. 

Il  se  promenait  d'un  air  inquiet,  agité,  dans  sa  chambre  à  coucher, 
regardant  sa  pendule  de  temps  à  autre,  et  semblait  attendre  quel- 
qu'un avec  impatience. 

Un  bruit  de  sonnette  se  fit  entendre,  une  porte  s'ouvrit,  et  un  do- 
mestique à  tournure  de  sacristain  annonça  :  M.  Célestin  de  Macreuse, 


L'ORGUl'lL.  il  5 

Ce  pieux  fondateur  tic  Vœuvre  de  Saint- Polycarpe  éla'ii  un  f,Tznd 
jeuiio  lionuiio  de  buniR's  manières,  aux  cheveux  d'un  bloud  fade,  et 
dont  la  (ignro  pleine,  colorée,  assez  régulière,  du  reste,  aurait  pu 
passer  pour  belle  sans  sa  reinanpiable  expression  do  doucereuse 
perfidie  et  de  suflisauce  couieiiue. 

Lorsqu'il  entra,  M.  de  Macreuse  baisa  clirétieiniemenl  l'abbt;  Le- 
doux  sur  les  deux  joues;  l'abbo  lui  rendit  non  moins  chrétiennement 
ses  baisers  et  lui  dit  : 

—  Vous  n'avez  pas  d'idée,  mon  cher  Célcstin,  de  l'impatience  avec 
laquelle  je  vous  attendais. 

—  C'est  qu'il  y  avait  aujourd'hui  séance  de  l'œurr^;,  monsieur 
l'abbé,  séance  orageuse  s'il  en  fut;  vous  ne  pouvez  concevoir  l'esprit 
d'aveuglement  et  de  révolte  de  ces  malhenrcux-là  ..  Ah  !  que  de  pei- 
nes pour  faire  comprendre  à  ces  brutaux  d'ouvriers  tout  ce  qu'il  y  a 
pour  eux  d'inapprécialile,  d'ineffablonieni  divin...  au  point  de  vue  de 
leur  rédemption,  dans  l'atroce  misère  où  ils  vivent...  Mais  non,  au 
lieu  de  se  trouver  très-satisfaits  de  cette  chance  de  salut  et  de  mar- 
cher les  yeux  levés  au  ciel,  ils  s'obstinent  à  regarder  ce  qui  se  passe 
sur  la  terre...  à  comparer  leur  condition  à  d'autres  conditions,  à  par- 
ler de  leui-s  droits  au  travail,  au  bonheur...  au  bonheur  !  !  cette  autre 
hérésie  '....  C'est  désespérant  ! 

L'abbé  Leduux  écoulait  parler  Céleslin  et  le  contemplait  en  sou- 
riant, songeant  intérieurement  à  la  surprise  qu'il  lui  ménageait. 

—  Et  pendant  que  vous  prêchiez  si  sagement  le  détachement  des 
choses  d'ici-bas  à  ces  misérables,  mon  cher  Celestin,  —  dit  l'abbé  au 
jeune  homme  de  bien.  —  savez-vous  ce  qui  se  passait  ?  Je  m'entretenais 
de  vous  avec  mademoiselle llélcna de  l.i  Rochaigué...  et  savez-vous  le 
sujet  de  noire  conversation?  L'arrivée  de  la  petite  Beaumesnil... 

—  Que  dites- vous?  —  s'écria  M.  de  Macreuse  en  devenant  pourpre 
de  surprise  et  d'espoir,  —  mademoiselle  de  Beaumesnil... 

—  Est  à  Paris  depuis  hier  soir. 

—  El  mademoistlle  de  la  Rochaiguë? 

—  Est  toujours  dans  les  mêmes  dispositions  à  votre  égard...  prête 
à  tout  pour  empêcher  que  cet  immense  héritage  ne  tombe  entre  de 
mauvaises  mains...  J'ai  vu  ce  malin  cette  chère  personne,  nous  nous 
sommes  concertés,  et  ce  ne  sera  pas  notre  faute  si  vous  n'épousez 
pas  mademoiselle  de  Beaumesnil. 

—  Ah!  si  ce  beau  rêve  se  r';alisait,  —  s'écria  M.  de  Macreuse  d'une 


H4  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

voix  âpre  et  palpitanto  en  serrant  les  mains  de  l'abl)é  entre  les  sien- 
nes,—  c'est  à  vous  (ine  je  devrais  cette  fortune  in)mense,  incalcu- 
lable! 

—  C'est  ainsi,  mon  cher  Célestin,  que  sont  récompensés  les  jeunes 
gens  pieux  qui,  dans  ce  siècle  pervers,  donnent  l'exemple  des  vertus 
catholiques,  —  dit  l'abbé  d'un  air  jovial  et  en  chafriolant. 

—  Ah  !  —  s'écria  Célesiin  avec  une  expression  de  cupidité  ar- 
dente, —  une  telle  fortune,  c'est  comme  un  horizon  d'or,  j'en  suis 
ébloui  ! 

—  Ce  pauvre  enfant,  comme  il  aime  l'argent  avec  sincérité  !  —  dit 
l'abbé  en  souriant  d'un  air  paterne,  et  en  pinçant  la  joue  rebondie  de 
Célestin  ;  —  ainsi  donc  i)ensons  au  solide,  et  raisonnons  serré...  Mal- 
heureusement, je  n'ai  pu  décider  cette  opiniâtre  madame  de  Beaumes- 
nil  à  vous  désigner  au  chois  de  sa  fdle  par  une  sorte  de  testament... 
l'affaire  eût  élé  ainsi  sûremenl  enlevée...  Forts  de  ces  dernières  vo- 
lontés d'une  mère  niounuiîe,  mademoiselle  de  la  Rochaiguë  eimoi  nous 
chambrions  la  petite,  qui  consentait  à  tout...  par  respect  pour  la  mé- 
moire de  sa  mère...  C'était  superbe,  ça  allait  de  soi  et  sans  conteste 
possible...  mais  à  cela  il  ne  faut  plus  songer... 

—  Pourquoi  n  y  plus  songer  ?  —  dit  M.  de  Macreuse  avec  une  cer- 
taine hésitation,  et  en  attachant  un  instant  ses  yeux  clairs  et  perçants 
sur  ceux  de  l'abbé. 

Celui-ci,  à  son  tour,  le  regarda  fixement. 
Célestin  baissa  les  yeux,  et  répondit  en  souriant  : 

—  Quand  je  disais  que  nous  ne  devions  pas  renoncer  peut-être  à 
l'appui  qn'une  espèce  de  leslanient  de  madaino  de  iSca.uuesuil  aurait 
prêté  à  nos  projets,  c'était  une  simple  supposition... 

—  D'écriture? 

Demanda  l'abbé,  qui,  à  son  tour,  baissa  les  yeux  sous  le  regard  au- 
dacieusement  aflirmatif  de  Célestin. 

Il  y  eut  un  nouveau  moment  de  silence,  ensuite  duquel  l'abbé  re- 
prit, comme  si  ce  dernier  incident  n'eût  pas  interrompu  l'eutre* 
lien... 

—  Il  nous  faut  donc  connnoncer  une  nouvelle  campagne  :  les  cir- 
constances nous  sont  favorables,  car  nous  avons  les  devants,  le  baron 
et  sa  femme  n'ont  encore  personne  en  vue  pour  Ernestine  deBeau- 
mesnil,  à  ce  que  m'a  dit  mademoiselle  delà  Rochaiguë,  qui  est  toute  à 
nous...  Quant  à  son  frère  et  à  sa  femme,  ce  sont  des  gens  très-égoïs- 


L'OHCUEIL.  115 

tes.  tns-cnpiilos.  il  n'est  doiu-  pas  JoiUeiix  qu'une  fois  l;i  cliosc  onga- 
gée  par  nous  île  faron  à  Icnr  donner  des  crainics  ^nr  noire  rénssile, 
ils  ne  se  rangent  de  notre  bord  s'ils  y  trouvent,  bien  entendu,  de  so- 
lides avanta<;es;  el  ces  avantages,  rien  ne  sera  plus  facile  (pie  de  les 
leur  a^sn^er;  mais  il  faut  d'abord  nous  emparer  d'une  position  lellc- 
inent  forte...  qu'elle  nous  rende  maîtres  de- e<»iidilioiis. 

—  Kt  (|uand?  el  de  quelle  faron  serai-je  présenté  à  mademoiselio 
de  UeaunieMiil,  monsieur  l'alibé.' 

—  Cette  uii^eule  et  grave  question  nous  a  fort  préoccupés,  niade- 
moiselle  lléléna  et  moi  ;  évidemment  une  présentation  officielle,  en 
rèjile,  est  impossible  :  ce  ser.iit  tout  compromeiire  en  donnant  l'é- 
veil au  baron  et  à  sa  femme  sur  nos  prétentions;  il  faut  donc  du  se- 
cret, du  mystère,  de  l'imprévu,  afin  d'exciter  la  curiosité,  l'intérêt  de 
mademoiselle  de  licaumesnil;  or,  cette  présentation,  pour  avoir  son 
effet,  doit  être  étudiée  au  point  de  vue  du  caractère  de  celte  jeune 
fille. 

Célestin  regarda  l'abbé  d'un  air  surpris  et  interrogaiif. 

—  Laissez-nous  faire,  pauvre  enfant,  -  lui  dit  l'abbé  d'un  ton 
d'affectueu-sc  suiiériorilé.  —  nous  snvons  rbumanité  sur  le  bout  du 
doigt;  ainsi  donc,  d'après  les  renseignements  que  j'ai  pn  recueillir, 
et  surlont  d'après  les  reniar(|ues  de  mademoiselle  lléléna,  de  qui,  sur 
certains  sujets,  la  pénétration  est  aussi  sûre  que  rapide,  la  petite 
Beaumesnil  doit  être  très-religieuse,  très-charitable;  el,  particularité 
bonne  à  conn;iîlre,  —  reprit  l'abbé,  —  mademoiselle  de  Beaumesnil 
fait  de  prélérence  ses  dévolions  à  l'autel  de  .>'ane...  prédilection  très- 
naturelle  à  une  jeune  lillc... 

—  Permettez -moi  de  vous  interrompre,  monsieur  l'abbé,  —  dit  vi- 
vement Célestin. 

—  Voyons,  mon  cher  enfant. 

—  M.  et  m:idame  de  la  '.O'iiaiguê  ne  sont  pas  régnliers  dans  l'ob- 
servance de  leurs  devoirs  religieux,  mais  mademoiselle  Uéléua  oe 
manque  jamais  un  oflice?... 

—  Non,  certes. 

—  Elle  peut  donc  se  charger  tonl  nalurellemenl  de  conduire  made- 
moiselle de  Deaumcsnil  à  l'éylise  de  Saint- Tliomas-d"Aqui!i,  sa  pa- 

I  roisse? 

—  Evidemment. 

—  Il  sera  bon  que  mademoiselle  lléléna  fasse,  à  pnrlir  de  demain. 


116  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX.        \ 

ses  dévotions  à  l'autel  de  Marie,  où  elle  conduira  sa  pupille...  à  neuf 
heures  du  malin. 

—  C'est  très-facile... 

—  Ces  dames  prendront  place,  je  suppose...  à  gauche...  de  l'autel. 

—  A  gauche  de  l'autel...  et  pourquoi  cela,  Célestin? 

—  Parce  qi'.e  j'y  serai,  faisant  mes  dévotions  au  même  autel  que 
mademoiselle  de  Beaumesnil. 

—  A  merveille  !  —  dit  l'abbé,  -  cela  va  tout  seul...  Mademoiselle 
Héléna  se  charge  d'attirer  sur  vous  l'attention  de  la  petite,  et,  dès  la 
première  entrevue,  vous  voici  admirablement  posé...  C'est  parfaite- 
ment imaginé,  mon  cher  Célestin. 

—  Ne  m'attribuez  pas  la  gloire  de  cette  invention,  monsieur  l'abbé, 
—  reprit  Célestin  avec  i:nc  ironique  modestie;  —  rendons  à  César  ce 
qui  appartient  à  César. 

—  Et  à  quel  César  attribuer  l'heureuse  idée  de  cette  première  en- 
trevue ainsi  préparée? 

—  A  celui  qui  a  écrit  ces  vers,  monsieur  l'abbé. 

Et  M.  de  Macreuse  récita  la  tirade  suivante  avec  un  accent  sardo- 
nique  : 

Ah!  si  vous  aviez  vu  comme  j'en  fis  rencontre, 
Vous  auriez  pris  pour  lui  l'amitié  que  je  montre. 
Chaque  jour  à  l'église  il  venait  d'un  air  doux 
Tout  vis-à-vis  de  moi  se  mettre  à  deux  pienoux. 
Il  attirait  les  yeux  de  l'assemblée  entière 
Par  l'ardeur  dont  au  ciel  il  poussait  sa  prière,  etc. 

—  Tout  est  prévu,  jusqu'à  l'eau  bénite  à  offrir  en  sortant,  —  ajouta 
Macreuse.  —  Et  que  l'on  dise  encore  que  les  œuvres  de  cet  impie, 
de  cet  insolc.a  histrion  n'ont  pas  leur  moralité  et  leur  utilité  ! 

-  Ma  foi,  reprit  l'abbé  en  riant  aux  éclats,  —  c'est  de  bonne 
guerre...  Puisse  le  ciel  faire  triompher  la  bonne  cause,  quelles  que 
soient  les  armes  employées  !  Allons,  mon  cher  Célestin,  bon  courage; 
nous  sommes  en  excellente  voie  :  vous  êtes  habile,  insinuant,  opi- 
Jiiàtre,  capable  plus  que  personne  de  séduire  cette  orpheline  par  les 
;  oreilles  et  par  les  yeux,  pour  peu  qu'elle  vous  entende  et  qu'elle  vous 
j  vole  ;  et,  à  ce  propos,  soignez  toujours  votre  toilette,  mettez-y  plus 
/  de  recherche;  rien  d'affecté,  mais  du  goût,  une  simplicité  très-élé- 
gante; voyons,  regardez-moi  un  peu...  Oui,  —  reprit  l'abbé  après 


L'OliGUKIL.  m 

onc  minute  de  contcmplalion,  j'aimciais  niitux  qu'au  lieu  de  porter 
YOS  cliL'veux  j>Uus,  vous  k-ur  fissiez  donner  une  W'f^i'rc  frisure.  On  ne 
prend  pas  seulenioul  les  jcniios  filles  avec  des  paroles. 

—  Soyez  traniiuille,  monsieur  l'abbé,  je  comprends  tm\tes  ces 
nuances;  les  grands  succès  s'oluienncnl  souvent  par  de  petits 
moyens...  Ah!...  ce  succès...  ce  sérail  l'avoiiir  le  plus  beau,  le  plus 
splendide  qu'il  i.il  éli-  donné  à  un  lioninie  do  rêver  !  s'é  ria  (iéleslin, 
dont  les  yeux  clairs  brillorenl  d'un  ardent  éclat. 

—  Et  ce  suct  es,  —  reprit  l'abbé,  il  faut  (jue  vous  l'obteniez;  tou- 
tes les  ressources  dont  nous  pouvons  disjioser...  (el  elles  sont  im- 
menses...  et  de  toutes  sortes),  nous  les  emploierons. 

—  .Ml!...  n>()n-^iour  l'abbé,  dit  Céloslin  avec  onclioii,  —  que  ne 
vous  devrai-je  pas  .' 

—  Ne  vous  exagérez  pas  ce  que  vous  nous  devrez,  candide  garçon, 
-T-  dit  l'abbé  en  souriant,  —  voiro  bon  succès  n'intéresse  pas  que 
vous  seul... 

—  Comment  cela?  monsieur  l'abbé. 

—  Eh  I  sans  doute,  votre  réussite  aurait  une  énorme  portée...  une 
inlluence  incalcu'atile...  oui  :  à  tous  ces  beaux  petits  messieurs  qui 
font  les  esprils  forts...  à  tous  ces  tiédes,  à  tous  ces  indifférents  qui 
ne  nous  soutiennent  pas  assez  vigoureusement,  votre  réussite  prou- 
verait eu  lettres  d'or,  en  chiffres  éblouissants,  ce  que  l'on  gagne  à 
être  toujours  arec  nous,  pour  nous...  et  par  nous...  Ceci  était  déjà 
quchpie  peu  démontré,  je  crois,  parla  position  considérable...  ines- 
pérée pour  votre  âge...  et  pour...  votre...  n;iissance...  incomiuo,  — 
ajouta  plus  bas  l'ablié  et  en  roujiissair.  impeiceptiblement,  tandis  que 
Célesiin  semblait  partager  le  même  embarras. 

Puis  le  prêtre  poursuivit  : 

—  Allez,  allez,  mon  cher  Célostin...  tandis  que  ces  envieux  et  im- 
pudents petits  et  grands  seigneurs  ruineront  leur  bourse  el  leur  sanlé 
dans  de  sales  orgies,  dans  do  stupides  et  bruyants  plaisirs,  vous,  mon 
cher  enfant,  venu  on  ne  sait  d'où...  palro  né,  poussé,  élevé  par  on  ne 
sait  qui...  vous  aurez,  dans  l'ombre,  fait  silencieusement  voire  che- 
miu,  et  bientôt  le  monde  restera  stupéûé  de  votre  inconcevable  et 
presque  effrayante  fortune... 

—  Ah!  croyez...  monsieur  l'abbé...  que  ma  reconnaissance... 

L  abbé  interrompit  M.  de  Macreuse  en  lui  disant  avec  un  singulier 
sourire  : 

7. 


118  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

—  Ne  vous  obstinez  donc  pas  à  parler  de  voire  recoanaissance 

on  ne  peut  pas  être  ingrat  avec  nous...  Vous  |icnsez  bien  que  nous 
ne  sommes  pas  des  enfants...  nous  prenons  nos  sûretés... 

Et,  répondant  à  un  mouvement  de  M.  de  Macreuse,  l'abbé  ajouta  : 

—  Et  quelles  sont  ces  sûretés  ?...  c'est  le  cœur  et  l'esprit  de  ceux  à 
qui  nous  nous  dévouons... 

Puis,  toujours  paterne,  l'abbé  pinça  de  nouvean  l'oreille  du  jeune 
homme  de  bien  et  reprit  : 

—  .Maintenant,  autre  chose  non  moins  iniportante.  Qui  n'entend 
qu'une  cloche  n'entend  qu'un  son.  Sans  doute,  mademoiselle  Hé- 
léna  ne  tarira  pas  sur  vous  auprès  de  la  petite  de  Beaumesnil  dès 
que  celle-ci  vous  aura  remarqué.  Mademoiselle  de  la  Rochai^uë  van- 
tera sans  cesse  vos  vertus,  votre  piété,  la  douceur  angélique  de  votre 
figure,  la  gracieuse  modestie  de  votre  maintien  ..  elle  fera  tout  enfin 
pour  monter,  pour  exalter  au  pins  haut  degré  la  tète  de  cette  enfant 
à  votre  endroit  ;  mais  il  serait  d'un  effet  excellent,  décisif  peut-être, 
que  ces  louanges  vous  coucernant  trouvassent  de  l'écho  ailleurs,  et 
fussent  répétées  par  des  personnes  d'une  position  telle,  que  leurs  pa- 
roles eussent  une  grande  autorité  sur  l'esprit  de  la  petite  de  Beau- 
mesnil, qui  s'enorgueillirait  beaucoup  de  vous  voir  unanimement 
loué. 

—  Cela  est  vrai,  monsieur  l'abbé,  ce  serait  un  coup  de  partie. 

—  Eh  bien!  voyons,  Célesiin...  parmi  vos  amies,  vos  preneuses, 
vos  fanatiques,  quelle  est  la  femme  qui,  selon  vous,  pourrait  être 

priée  de  se  charger  de  cette  mission  délicate madame  de  Fran- 

ville? 

—  Elle  est  trop  sotte...  —  dit  Célestin. 

—  Madame  de  Bonrepos?  —  poursuivit  l'abbé. 

—  Elle  est  trop  indiscrète  et  trop  décriée. 

—  Madame  Lefébure? 

—  Elle  est  trop  bourgeoise... 

Et  Célestin  reprit,  après  un  assez  long  silence  : 

—  Il  n'y  a  qu'une  femme  sur  la  discrétion  et  sur  l'amitié  de  qui  je 
puisse  assez  compter  pour  lui  faire  une  pareille  demande,  c'est  ma- 
dame la  duchesse  de  Senneterre... 

—  Ce  serait  parfait ..  car  la  duchesse  a  une  extrême  influence  dans 
le  monde,  —  reprit  l'abbé  en  réfléchissant,  —  et  je  crois  que  vous 
ne  vous  trompez  pas...  Je  l'ai  entendue  plusieurs  fois  vomj.  défendre 


L'ORGUEIL.  119 

on  vous  prftnor  avec  mic  tlialoiir  iuoroyahlc,  et  refrrcttaiil  haiilc- 
meiu  qiio  sou  lils  (ieralil  uc  vous  ressemblai  pas...  l'eUVouté  débau- 
che... l'impie  libcrli»! 

Ati  nom  lie  Cerald.  la  pliysiouomic  de  M.  de  Macreuse  se  contracta; 
il  répondit  avec  nu  accent  de  haine  concentrée  : 

—  Cet  honmiem'a  insulté...  en  face  de  tous...  oh!je  me  venj;crai... 

—  Enfant,  —  reprit  l'abbé  toujours  souriant  et  paterne,  lu  ven- 
geance se  mange  froide,  dit  le  proverbe  romain,  et  il  a  raison...  Sou- 
vcucz-vous...  et  attendez...  N'avez- vous  pas  déjà  sur  sa  mère  une 
graude  inÛueucc? 

—  Oui,  oui.  —  reprit  Célestin  après  un  moment  de  réflexion.  — 
Plus  j'y  pense,  plus  je  crois  ipie  pour  mille  raisons  c'est  àmiulainede 
Scnnclcrre  que  je  dois  m'adresser.  Déjà,  maintes  fois,  j'ai  pu  juger  de 
la  solidité  de  l'intérêt  (ju'elle  me  porte La  coniiiucc  que  je  lui  té- 
moignerai en  celte  occasion  la  louchera je  n'en  douie  point 

(Juant  aux  moyens  de  la  mettre  en  rapport  avec  madenioisiHle  de 
Dcaumesnil ,  je  m'en  entendrai  avec  elle.  Ce  sera  chose  facile,  je 
pense... 

—  En  ce  cas,  —  reprit  l'abbé,  — il  faudrait  voir  la  duchesse  le  plus 
tôt  possible. 

—  Il  n'est  que  midi  et  demi,  —  dit  Célestin  en  consullunt  la  pen- 
dule. On  rencontre  souvent  madame  de  Senneierre  chez  elle  de  une 
heure  à  deux...  c'est  le  privilège  des  intimes  seulement...  J'y  cours  à 
l'instant. 

—  En  vous  y  rendant,  mon  cher  Célestin,  dit  l'abbé,  —  réfléchissez 
bien...  si  vous  ne  voyez  à  cette  ouverture  aucun  inconvénient.  .  Quant 
à  moi ,  j'ai  beau  songer...  je  n'y  vois  que  des  avantages. 

—  Et  moi  aussi,  monsieur  l'abbé...  néanmoins  je  vais  y  rédéchir 
encore...  Quant  au  reste,  c'est  bien  convenu.  De  main  à  neuf  heures... 
à  gauche  de  l'autel  de  la  chapelle  de  la  Vierge...  à  Saint-Thomas- 
d'Aqninl 

—  C'est  entendu,—  reprit  l'abbé,  — je  vais  aller  prévenir  made- 
moiselle Iléléna  de  nos  arrangements;  demain  à  neuf  heures  elle  sera 
à  cette  chapelle  avec  mademoiselle  de  Beaumesnil...  je  puis  vous  en 
répondre  d'avance  ..  Jlaintenant  courez  vite  chez  madame  de  Senne- 
terre.  Après  une  dernière  et  chrétienne  accolade  échangée  avec  l'abbé 
Ledoux,  Célestin  se  rendit  chez  madame  la  duchesse  de  Sevneierre. 


120  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 


XVI 


Dans  la  matinée  du  même  jour  où  l'entretien  précédent  avait  eu  lieu 
entre  l'abbé  Ledoiix  et  M.  de  Macreuse,  madame  la  duchesse  de  Sen- 
neterre,  ayant  reçu  une  lettre  très-pressante,  était  sortie  à  dix  heures 
contre  son  habitude;  de  retour  vers  les  onze  heures  et  demie,  elle 
avait  aussitôt  fait  demander  son  fils  Gerald.  Le  valet  de  chambre  du 
jeune  homme  avait  répondu  à  la  femme  de  chambre  de  madame  de 
Senneterre  que  M.  le  duc  n'avait  pas  couché  à  l'hôlel. 

Vers  midi,  un  second  et  impatient  message  de  la  duchesse Son 

fils  n'était  pas  encore  de  retour;  enfin,  à  midi  et  demi,  (Jerald  parut 
chez  sa  mère;  il  s'apprêtait  à  l'embrasser  avec  une  affectueuse 
gaieté  lorsque  la  duchesse  le  repoussa  doucement,  et  lui  dit  d'un  ton 
de  reproche  : 

—  Voilà  trois  fois  que  je  vous  fais  demander,  mon  fils. 

—  Je  rentre,  et  me  voici....  Que  me  veux-iu,  chère  mère? 

—  Vous  rentrez,  Gerald...  vous  rentrez  à  cette  heure?  Quelle  con- 
duite ! 

—  Comment!...  quelle  conduite  !... 

—  Ecoutez-moi,  —  mon  fils,  — il  est  des  choses  que  je  ne  veux... 
que  je  ne  dois  pas  savoir  ;  mais  ne  prenez  pas  pour  delà  tolérance  ou 
pour  de  l'aveuglement  la  répugnance  que  j'éprouve  à  vous  faire  cer- 
taines observations. 

—  Ma  chère  mère,  —  dit  Gerald,  d'une  voix  à  la  fois  respectueuse 
et  ferme,  —  tu  m'as  trouvé...  tu  me  trouveras  toujours  le  plus  res- 
pectueux, le  plus  tendre  des  fils;  je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que 
mon  nom ,  qui  est  aussi  le  tien ,  sera  partout  et  toujours  honoré  et 
honorable.  Mais,  que  veux-tu?  j'ai  vingt-quatre  ans...  je  vis  et  je  m'a- 
muse en  homme  de  vingt-quatre  ans... 

—  Gerald,  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui,  vous  le  savez,  que  votre  genre 
d'existence  m'afflige  profondément,  et  pour  moi  et  pour  vous;  c'est  à 
peine  si  vous  voyez  le  monde,  où  votre  nom  et  votre  esprit  vous  assi" 
gnent  une  place  si  distinguée,  et  vous  fréquentez  continuellement  la 
plus  mauvaise  compagnie. 

—  En  femmes...  c'est  vrai...  et,  pour  moi,  sous  ce  rapport...  la 


L'ORGUEIL.  151 

mauvaise  compagnie...  est  la  boimc...  Allons  ..  ne  le  fArhe  pas...  Je 

suis,  tu  le  ^ais,  re^lé  toujours  soldat  pour  la  francliise  du  langage 

j'avoue  donc  mon  peu  de  faible  pour  les  rosières...  Mais  j'ai  le  plus 

glorieux  choix  d'amis  cpii  puisse  rendre  lier  un  galant  homme 

liens  :  j'en  ai  un  entre  autres,  le  plus  cher  de  tous,  un  ancien  soldai 
de  mon  rt-ginient...  Si  lu  le  connaissais,  celui-là...  chère  mère ,  lu 
aurais  meilleure  opinion  de  moi,  —  ajoula  G'erald  en  souriant,  —  cal 
tu  sais  qu'on  juge  aussi  des  hommes  par  leurs  amitiés... 

—  Il  n'y  a  au  monde  que  vous,  Gerald,  pour  aller  choisir  vos 
amis  iniitnes  parmi  les  soldats...  —  dit  la  duchesse  en  haussant  les 
épaules. 

—  .le  le  crois  pardieu  bien!  chère  mère...  il  n'est  pas  donné  à 
tout  le  monde...  d'aller  choisir  ses  amis  sur  le  champ  de  bataille. 

—  D'ail'ours,  je  ne  vous  parle  pas  de  vos  relations  d'hommes, 
mon  (ils,  je  vous  reproche  de  vous  commelire  avec  d'indignes  créa- 
tures. 

—  Elles  sont  si  amusantes  !... 

—  Mon  (ils... 

—  Pardon...  bonne  mère,  —  dit  Gerald  en  cmiirassaut  la  du- 
chesse  m;.lgré  elle  ;  —  voyons,  j'ai  tort...  oui...  là...  j'ai  tort...  d'a- 
voir avec  toi  celte  franchise  de  caj^erne  ;  mais  pourtant...  —  ajouta- 
t-il,  souriant  et  hésitant,  —  je  ne  voudrais  certes  pas  te  scandaliser 
encore  ..  Et  cependant...  que  veux-lu  que  je  le  dise,  chère  mcre... 
on  a  vingt-qu,.tre  ans...  c'est  pour  s'en  servir...  Je  n'ai  pas  le  goili 
dfs  vestales...  soit....  mais  aimorais-tu  mieux  nie  voir  porter  le 
trouble  et  la  désolation  dans  toutes  sortes  d'honnêtes  ménages?  — 
ajouta  Gerald  d'un  ton  comi-tragique,  —  et  puis,  vois-tu,  j'ai  essayé, 
j'ai  même  réussi...  Eh  bien!  franchement  ..  (par  veriu)  jaime  mieux 
les  loiettos...  D'abord,  ça  n'outrage  pas  la  sainteté  du  mariage...  et 
puis  c'est  plus  drôle... 

—  Ehl  mou  Dieu  !  monsieur,  je  n'ai  pas  à  me  prononcer  sur  le  choix 
de  vos  maîtresses,  —  reprit  impatiemment  la  duchesse,  mais  il  est 
de  mon  devoir  de  blàmtr  sévèrement  l'inconcevable  légèreté  de  votre 
cu!i(!uite...  Vous  ne  savez  pas  le  tort  que  cela  vous  fait... 

—  Quel  ion  ? 

—  Croyez -vous,  par  exemple,  que  s'il  s'agissait  d'un  mariage... 

—  Gomment,  d'un  mariage!  —  s'écria  Gerald,  — mais  je  ne  me 
marie  pas,  moi  !  diable  I 


122  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Vous  me  ferez,  je  l'espère,  la  grâce  de  in'éconter,.. 

—  Je  t'écoiile... 

—  Vous  connaissez  madame  de  Mirecourt  ? 

—  Oui...  heureusement  elle  est  mariée  celle-là...  et  lu  ne  mêla 
proposeras  pas  :  c'est  bien  la  plus  abominable  intrignnte!... 

—  C'est  possil>le...  mais  elle  est  intimement  liée  avec  madame  de  la 
Rocbaigiië,  qi>i  est  aussi  de  mes  amies. 

—  Depuis  peu,  donc?  car  je  t'en  ai  souvent  entendu  dire  un  mal 
affreux;  que  c'était  la  bassesse  même,  que  c'éiait... 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  tout  cela,  —  dit  la  duchesse  en  interrom- 
pant son  fils,  —  madame  de  la  Rochaigué  a  pour  pupille  mademoi- 
selle de  Beaunicsnil,  la  plus  riche  héritière,  de  France... 

—  Qui  est  en  Italie  ? 

—  Qui  est  à  Paris... 

—  Elle  est  de  retour? 

—  D'Iiitr  soir...  et  ce  matin,  à  dix  heures,  j'ai  eu,  chez  madame 
de  Mirecourt,  une  longue  et  dernière  conférence  avec  madame  de  la 
Rochaiguë;  car,  dfpuis  près  d'un  mois,  je  m'occupais  de  celte  af- 
faire dont  je  n'ai  pas  voulu  vous  dire  un  mot,  sachant  votre  légè- 
reté habiiueile  ;  heureusement,  tout  a  été  jusqu'ici  tenu  si  secret  en 
tre  madame  de  la  Rochaitçuë,  madame  de  Mirecourt  et  moi...  que 
nous  avons  le  meilleur  espoir, 

—  De  l'espoir...  pourquoi  ?  —  dit  Gerald,  abasourdi. 

—  Mais  pour  la  réussite  de  votre  mariage  avec  mademoiselle  de 
Beaumesnil... 

—  Comment,  mon  mariage !...  —  s'écria  Gerald,  en  bondissant 
sur  sa  chaise. 

—  Oui,  votre  mariage...  avec  la  plus  riche  héritière  de  France, 
—  reprit  madame  de  Sennelerre. 

Puis  elle  ajouta  sans  cacher  son  inquiétude  : 

—  Hélas!  toutes  les  chances  seraient  pour  nous  sans  votre  mal- 
heureuse conduite...  car  les  prétendants,  les  rivaux,  vont  surgir  de 
tous  côtés...  Ce  sera  une  concurrence  acharnée,  sans  merci  ni  piti^ 
et  Dieu  sait  combien,  sans  vous  calomnier...  on  pourra  vous  des- 
servir. Ah  !  si  avec  voire  nom,  votre  esprit,  voire  figure,  vous  étiez 
cité  comme  un  modèle  de  conduite  et  de  régularité...  comme  cet  ex- 
cellent M.  de  Macreuse  par  exemple  ! 

—  Ah  çà  !  ma  mère.,   c'est  sérieusement  que  vous  pensez  à  ce  ma- 


L'ORGUEIL.  125 

riage,  —  dit  enfin  Gerall,  qni  avail  oconlc  sa  mère  avec  mic  slupcnr 
loi  juins  c^^»is^alll^^ 

—  Sic'olsérit'usenicut  que  j'y  ponsc  ?  vous  nii^  le  demaudci  ! 

—  Ma  cliùre  mère,  je  vous  sais  un  ^v6  iii(iiti  de  vos  bonnes  inieii- 
lions;  mais,  je  vous  le  rt'|)èle,  je  ne  voux  pas  me  marier... 

M:nl.imo  de  Scnm  Icire  «  rut  avoir  mal  eulendu,  se  renversa  bru  quc- 
œcnt  dans  son  fanii  uil ,  joi^^iiil  les  mains  et  s'écria  d'uni;  voix  allérée  : 

—  Comment...  vous  dites...  que?... 

—  Je  dis,  ma  obère  mère,  (jue  je  ne  veux  p;is  me  marier... 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu!  c'est  de  la  démence  !  —  s'écria  madame  de 
Sennetorre.  —  Il  nfuse  la  plus  riche  héritière  de  France! 

—  licorle,  ma  mère,  —  reprit  Gcr.dd  avec  une  gravité  douce  et 
tendre,  —  je  suis  boniiête  liomme,  et.  comme  tel,  je  l'avono  que 
j'aime  le  pl.iisir  à  la  folie...  je  l'aime  autant  et  [dus  ([u'à  vingt  ans... 
je  serais  donc  un  détestable  mari,  même  pour  la  plus  riche  héritière 
de  France. 

—  Une  fortune  inouïe  !  —  répéta  madame  de  Senncterre  comme 
hébétée  par  le  refus  de  son  fils  ;  —  plus  de  trois  millions  de  rentes... 
en  biens-fonds  !  !  ! 

—  J  aime  mieux  le  plaisir  et  la  liberté. 

—  (le  que  vous  dites  là  est  &tu;iide,  est  indigne!  —  s'écria  ma- 
dame de  Senneterre  hors  d'elle-même;  —  mais  vous  êtes  donc  in- 
sensé !  !  ! 

—  Que  veux-tu,  chère  mère,  —  répondit  Gerald  en  souriant,  — 
j'aime  tout  naïvement  les  gais  soupers,  les  joyeuses  maîtresses  et 
rindépendance...  de  la  vie  de  jjarçon  !...  Vive  Dieu  !...  j'ai  encore 
devant  moi  six  belles  années  Ikuries,  que  je  ne  donnerais  pas  pour 
tous  les  millions  de  la  terre  ;  et,  de  plus,  —  ajouta  Gerald  d'un  ton 
noble  et  ferme,  —  jamais  je  n'aurai  l'ignoble  courage  de  rendre  aussi 
malheureuse  que  riilicule  une  pauvre  fille  que  j'aurai  prise  pour  son 
argent...  Et  d'ailleurs,  ma  mère,  tu  sais  bien  que  je  n'ai  \)a%  voulu 
acheter  un  honmie  pour  l'envoyer  se  faire  luer  à  ma  jilace  ;  lu  trou- 
veras donc  loiii  s'mple  que  je  ne  me  vende  pas  aux  millions  d'une 
femme... 

—  Mais,  mon  fils  ! 

—  Ma  thère  mère,  c'est  comme  ça...  Ton  M.  de  Macreuse  (et, 
par  intérêt  pour  lui,  ne  me  le  propo-^e  plus  pour  modèle,  car  je  fini- 
lais  par  lui  casser  une  infinité  de  canoës  sur  le  dos),  ton  M.  de  Ma- 


124  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

creuse,  qui  est  très-dévol,  n'aurait  pas  les  mêmes  scrupules  que 
moi...  qui  suis  un  vrai  païen...  c'est  probable...  Mais,  tel  je  suis,  tel 
tu  me  garderas,  et  tel  je  t'aimerai  plus  tendrement  que  jamais,  chère 
mère,  —  ajouta  GeraUi  en  baisant  avec  respect  la  main  de  la  du- 
chesse, qui  le  repoussa. 

Il  est  des  incidents  singuliers. 

A  peine  Cerald  venait-il  de  prononcer  le  nom  du  protégé  de  sa 
mère  et  de  l'abbé  Ledonx,  que  le  valet  de  cbrunbi  e  de  la  duchesse 
entra,  après  avoir  frappé,  et  lui  dit  : 

—  M.  de  Macreuse  désirerait  parler  à  mad;mie  la  duchesse  ;  c'est 
pour  une  affaire  très-importante  et  tics-pressée. 

—  Vous  avez  donc  dit  que  j'étais  chez  mo  ?  — der.anda  madame 
de  Sennetf ne. 

—  Ma  h'.me  la  duchesse  ne  m'ayant  pas  donné  d'ordre  contraire... 

—  C'est  bi:>a...  priez  M.  de  Macreuse  d'attendre  un  instant,  —  dit 
madame  de  Scnneterre  au  valet,  qui  sortit. 

S'adres  ant  à  son  fils,  elle  lui  dit,  non  plus  avec  sévérité  mais  avec 
une  douloureuse  émotion  : 

—  Votre  inconcevable  refus  m'accable  et  m'afflige  à  un  point  que 
je  ne  saurais  vous  dire...  Aussi,  je  vou^  en  prie...  je  vous  en  prie  en 
grâce...  Gerald,  attendez-moi  un  instant,  je  reviens  lout  à  l'heure. 
Ah!  mon  fils,  mon  ami...  vous  ne  pouvez  vous  imaginer  l'affreux 
chagrin  que  vous  me  faites... 

—  Tiens...  ma  mère...  ne  me  parle  pas  ainsi,  —  dit  Gerald,  tou- 
ché de  l'accent  attristé  de  la  duchesse.  —  Ne  sais  tu  pas  combien  je 
t'aime?... 

—  Vous  le  dites...  Gerald,  j'ai  besoin  de  le  croire... 

—  Envoie  donc  promener  cet  animal  de  Macreuse,  et  causons... 
Je  tiens  à  le  convaincre  que  ma  conduite  est  du  moins  honnête  et 
loyale...  Allons,  tu  me  quittes...  ajcuia-i-il  en  voyant  sa  mère  se  di- 
riger vers  la  porte. 

—  M.  de  Macreuse  m'attend...  —  répondit  la  duchesse. 

—  Eh  pardieu  !  je  vais  lui  faire  dire  qu'il  s'en  aille.  Ne  faut-il  pas 
se  gêner  avec  lui?... 

Et  comme  M.  de  Senneterre,  voulant  donner  cet  ordre,  s'appro- 
chait de  la  cheminée  pour  sonner,  sa  mère  l'arrêta  et  lui  dit  : 

—  Gerald...  un  autre  de  mes  cliagiins  est  de  voir  avec  quelle 
aversion,  je  ne  veux  pas  dire  avec  quelle  jalousie  trop  significative, 


L'ORGUEIL.  125 

TOUS  parlor  d'un  joiiiio  lioiiiiiic  de  l)icii,  dont  la  condiiile  cxomplaire, 
dont  la  iiiodostio,  dont  la  piclé,  devraioiil  servir  do  uioJcU'.  i  tous... 
Ah  !  plûi  au  ciel...  que  vous  eussiei  ses  mœurs,  ses  vertus...  vous  ne 
préféreriez  pas  les  coupables  égarements  ([ui  perdent  votre  jeu- 
nesse à  un  nia>;iiirKiue  mariage  qui  as>urcrait  votre  bonlioiir  et  le 
mien. 

Ce  disant,  niaihuno  de  Senncleire  alla  rejoindre  M.  de  Macreuse, 
et  laissa  son  fils  seul,  eu  lui  faisant  promettre  qu'il  attendrait  son  rc* 
tour. 


XVII 


Lorsque  la  duchesse  revint  auprès  de  son  fils,  elle  avait  le  teint 
coloré,  l'indignation  éclatait  sur  son  vi-age,  et  elle  s'écria  en  en- 
trant : 

—  C'est  à  n'y  pas  croire...  voilà  qui  est  d'une  audace  ! 

—  Qu'as-tu,  ma  mère? 

—  Ce  M.  de  3Iacreuse,  —  reprit  mad.inie  de  Seniieterre  avec 
une  explosion  de  courroux,  —  ce  M.  de  Macreuse...  Cbt  un  drôle  ! 

Gerald  ne  put  s'empêcher  de  partir  d'un  grand  éclat  de  rire,  mal- 
gré l'agitation  où  il  voyait  sa  mère,  mais,  regreliant  cette  inoppor- 
tune hilarlé,  il  reprit  : 

—  Pardon,  ma  mère...  c'est  qu'en  vériié  le  revirement  est  si 
brusque,  si  singulier!...  Mais  j'y  songe,  —  ajoula  sérieusement  celte 
fois  Gerald,  —  est-ce  que  celhonmie...  aurait  nunqué  d'égards  en- 
vers loi  ? 

—  Est-ce  que  ces  gens-là  aianquenl  jamais  de  formes  ?  —  répon- 
dit la  duchesse  avec  dépit. 

—  Alors,  ma  mère...  d'où  te  vient  celle  colère?...  Toula  l'heure... 
lu  ne  jurais  que  par  (on  M.  de  Macreuse,  et... 

—  D'ab(.rd  ,  je  vous  prie  de  ne  pas  dire  :  mon  M.  de  Macreuse, 
—  s'écria  impéiu  uscment  madame  de  Senneterre  en  interronipaiit 
son  fils.  —  Savcz-vous  le  but  de  sa  visite?...  Il  venait  me  jiricr  do 


126  LES  SEPT  PECHES  CAriTAUX. 

dire  de  lui  tout  le  bien  que  j'en  pense.  Il  est  joli  maintenaot,  le  bie»i 
que  j'en  pense  I 

—  A  qui  le  <iire  ?  et  pourquoi  faire  ? 

—  A-t-ou  iiliie  d'une  pareille  audace! 

—  Mais  dans  quel  but  cette  recommandation,  ma  mère  T 

—  Comment,  dans  quel  but  !...  Ce  monsieur  ne  prétend-il  pas 
épouser  HKidemoiselle  de  Beaumesnil? 

—  Lui  !  !  ! 

—  C'est  d'une  insolence  !... 

—  Macreuse  ! 

—  Un  pied  plat,  un  je  ne  sais  quoi  1  —  s'écria  la  duchesse.  — 
Car,  en  vérité,  on  est  à  se  demander  et  à  cliercher  quelle  est  la  per- 
sonne qui  a  eu  l'inccavenance  de  présenter  et  d'amener  dans  noire 
monde...  une  pareille  espèce  ! 

—  Mnis  comment  est-il  venu  te  faire  part  de  ses  projets  ? 

—  Eh  !  mon  Dieu  !...  parce  que  je  l'avais  accueilli  avec  distinction, 
avec  piéféience...  parce  que,  comme  t;mt  d'autres  sottes...  je  m'é- 
tais engouée  de  lui  sans  savoir  pourquoi,  de  sorte  que  ce  monsieur 
s'est  imaginé  de  venir  me  dire  qu'en  raisoa  de  l'intérêt  que  je  lui 
avais  toujours  porté,  des  éloges  que  je  lui  avais  donnés,  il  regardait 
comme  un  devoir  de  venir  me  confier,  sous  le  sceau  du  secret,  sfs 
internions  au  sujet  de  mademoiselle  de  Beaumesnil,  ne  doutant  pas, 
a-t-il  eu  le  front  dajouter,  —  des  bons  témoignages  que  je  voudrais 
bien  rendre  de  lui  à  mademoiselle  de  Beaumesnil ,  laissant  à  ma 
bienveillance  (je  crois  même  qu'il  a  eu  l'impudence  de  dire  à  moi\ 
amitié)  le  suin  de  f.  ire  naître  au  plus  tôt  l'occasion  de  le  servir,  ce 
monsieur'  !  En  vérité,  tout  cela  est  d'une  effroiiterie  qui  n'a  pas  de 
Dom. 

—  Entre  nous,  ma  chère  mère...  c'est  un  peu...  c'est  beaucoup  ta 
faute...  avoue-le...  Je  t'ai  entendu  louer...  ce  Macreuse...  le  flatter... 
à  outrance. 

—  Le  louer...  le  flatter,  —  s'écria  naïvement  madame  de  Senne- 
terre,  —  est-ce  que  je  savais  alors,  moi,  qu'il  aurait  un  jour  l'inso- 
lence de  se  meltre  en  tèie  d'épouser  la  plus  riche  héritière  de 
France?  d'aller  sur  les  brisées  de  mon  fllsV  Du  reste,  avec  toute  sa 
finesse,  ce  monsieur  n'est  qu'un  imbécile  :  il  vient  justement  s'adres- 
ser à  moi!  C'est  étonnant  comme  je  vais  le  ?ervir  !...  Et  d'aiUcm-s,  1 
ses  prétentions  fout  pitié.  C'est  un  bélîire,  il  est  commun,  il  n'a  pas 


L'ORGUEIL.  j?7 

<i<!  >ioiii.  il  :i  l;i  toiiriHire  il'uii  >aci'isl.iiii  oiiJiiiiaiiclié  (iiii  va  iliiuTcliez 
voii  turc  ;  V  ol  un  pcJaiil,  un  liy|>o(;iite,  cl  il  esl  ciiniiycuv  ((iiuiiic 
la  pliiic.  avec  toutes  ses  Iciulcs  vertus  ;  ilu  reste,  il  n'a  pas  la  nmiti* 
(Ire  <-liati('C,  car  inadeMioisellc  de  Deanmcsnil.  d'après  ce  (pie  m'a  dii 
iiiad.tMic  de  la  Rocliaiguë,  serait  ravie  d'iilre  duchesse  ;  feuiinc  à  la 
mude,  elle  a  le  jioiU  de  tous  les  plaisirs,  de  tous  les  avantages  (pie 
donne  uuc  grande  tbrlunc  jointe  à  une  grande  position  dans  le 
monde,  et  ce  n'e^t  certes  |v>s  un  pleutre  comme  ce  M.  de  Macreuse 
qui  la  lui  dunnor.i,  cette  grande  |)osilion  ! 

—  El,  à  la  demande  du  Macreuse,  qn'as-lu  répondu,  ma  mère? 

—  IndiLunt'C  de  son  audace,  j'ai  (té  sur  le  poiit  de  lui  réi.ondre 
que  ses  preleiUions  étaient  aussi  ridicules  qu'impertinentes,  cl  de  lui 
défendre  de  tenie', ire  les  pieds  ici;  mais  j'ai  rcllcclii  que,  pour  lui 
nuire  davantage,  il  valait  mieux  paraître  vouloir  le  servir...  et  Je  lui 
ai  promis  de  jiarler  de  lui...  comme  il  le  méritait...  et  je  a'y  maa- 
qucr:ii  certes  pas...  Oui,  je  le  servirai...  de  bonne  sorte,  j'en  ré- 
ponds. 

—  Sais-tu  une  chnf(^,  ma  mère?  c'est  qu'il  serait  fort  possible 
que  le  Macreuse  en  vînt  à  ses  lins. 

—  Lui.  épouser  mademoiselle  de  Beaumesuil? 

—  Oui. 

—  Allons  donc,  vous  êtes  lou  I 

—  Ne  t'abuse  pas...  la  coterie  qui  le  soutient  est  toute-puissante... 
D  a  pour  lui,  je  puis  te  dire  cela,  maiutcnan-l  (pie  lu  le  détestes  ,  il  a 
pour  lui  les  femmes  qui  sont  devenues  bigotes...  parce  (ju'elles  sont 
vieilles;  les  jeunes  femmes  rigides,  parce  ([u'clles  sont  l;.ides  ;  les 
hommes  dévots,  parce  (iu'il>  font  étal  de  leur  dévotion  ;  et  les  hom- 
mes sérieux,  parce  (ju'ils  sont  bêtes...  C'est  énorme  ! 

—  Mais  i!  me  .^emble  que  je  suis  assez  comptée  dans  le  monde... 
moi  !  —  reprit  la  duchesse,  —  et  mon  opinion  est  quelque  chose... 
je  pense  ! 

—  Ton  opinion  a  été  jusqu'ici,  et  hauiement,  des  plus  favorables  à 
ce  mauvais  gai^ou,  et  l'on  ue  s'expliquera  pas  ton  chaii|;cineat  su- 
bit... ou  plutôt  ou  se  l'expliquera  ;  et,  loin  de  nuire  au  ?tlr.creuse,  la 
guerre  que  lu  lui  feras...  le  servira.  Le  drôle  est  très-madré,  c'est 
un  roué  de  sacristie,  et  ce  sonl  les  pires...  Ah  !  lu  ne  sais  pas  à  qui 
tu  as  aiïaire,  ma  pauvre  chère  mère... 


138  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  En  vérité,  Gerald,  vous  prenez  cela  avec  un  calme...  atecuae 
abnégation...  héroïques! — dit  amèrement  la  duchesse. 

—  3Ia  foi  non  !  je  te  le  jure;  cela  m'indigne,  me  révolte...  Un  Ma- 
creuse !  !  avoir  ces  prétentions,  et  pouvoir  peut-être  les  réaliser! 
un  homme  qui ,  depuis  le  collège,  m'a  toujours  inspiré  autant  de  dé» 
goûi  que  d'aversion  !  Et  cette  pauvre  mademoiselle  de  Beaumesnil, 
que  je  ne  connais  pas...  mais  qui  devient  intéressante  à  mes  yeux 
du  moment  où  elle  est  exposée  à  devenir  la  femme  de  ce  misérable... 
Ah!  pardieu  !  j'aurais  bien  envie...  quand  cela  ne  serait  que  pour 
renverser  les  projets  du  Blacreuse,  et  sauver  ainsi  de  ses  griffes  cette 
pauvre  petite  de  Beaumesnil... 

—  Ah!  Gerald!  mon  enfant!...  —  s'écria  la  duchesse  interrompant 
son  fds,— ton  mariage  me  rendrait  la  plus  heureuse  des  mères! 

—  Oui...  mais  ma  liberté,  ma  chère  liberté  ? 

—  Gerald,  songes-y  donc!...  Avec  un  des  pins  beaux  noms  de 
France...  devtnir  le  plus  riche...  leplus  grand  propriéiaire  de  France  ! 

—  Et  ma  belle  et  bonne  vie  de  jeune  homme  ! 

—  Mais  une  fortune  immense  !  et  la  puissance  qu'elle  donne  lors- 
qu'elle est  jointe  à  une  position  comme  la  tienne,  mon  bon  Gerald  ! 

—  Oui...  c'est  vrai...  répondit  Gerald  en  rélléchissant;  —  mais  me 
condamnera  l'ennui...  à  la  gène...  et  aux  bas  de  soie  le  soir...  à  per- 
pétniié...  et  ces  bonnes  filles  qui  m'aiment  tant  !  et  toutes  à  la  fois  , 
car,  ayant  le  bonheur  de  n'être  pas  riche  et  d'être  jeune...  je  suis 
bien  l'orcc  de  croire  leur  amour  désinîéressé. 

—  Biais ,  mon  ami,  dit  la  duchesse  entraînée  malgré  elle  par  l'am- 
bitieux désir  de  voir  son  fils  contracter  cet  opulent  mariage,  —  tu 
t'exagères  par  trop  aussi  la  rigueur  de  tes  devoirs  :  parce  que  l'on 
se  marie...  ce  n'est  pas  une  raison  pour... 

—  Allons,  bon  !— reprit  Gerald  en  i  iant,  —  c'est  toi  qui  maintenant 
vas  me  prêcher  la  facilité  des  ma-urs  dans  le  mariage... 

—  Mon  ami, — reprit  madame  de  Scnneterre  assez  embarrassée, — 
tu  te  méprends  sur  ma  pensée...  ce  n'est  pas  cela...  que  je  voulais 
dire... 

—  Tiens,  chère  mère...  parle-moi  de  Macreuse,  ça  vaut  mieux... 

—  Si  je  t'en  parle,  Gerald,  ce  n'est  pas  seulement  pour  te  donner 
Fenvie  de  supplmier  cet  abominable  homme ,  car  il  y  a  aussi  là  unâ 
question  pour  ainsi  dire  d'humanité...  de  pitié  ! 

—  D'humanité  I  de  pitié  ! 


L'ORGUEIL.  199 

—  Certainement ,  cette  pauvre  petite  mademoiselle  de  Reauiuesnil 
mourrait  de  cliagrin  avec  un  |);ireii  monstre...  et  la  lui  enlever!  !  ce 
serait  une}?t''néreuse,  une  excellente  action  que  tu  ferais  là...  Gcrald  .. 
ce  serait  admirable  !  ! 

—  Allons,  chère  mère!  —  repritGerald  en  riant,  —  tu  t;is  dire  lout 
à  l'heure  que  jaur;ii  mérité  le  prix  Monthyon...  si  je  fais  ce  mariage. 

—  Oui,  si  le  prix  Monthyon  se  donnait  au  fds  qui  a  rendu  sa  mère  la 
plus  heureuse  des  femmes,  répondit  madame  de  Senneterre  en  atta- 
chant sur  son  (ils  ses  yeux  remplis  de  larmes.  i 

Gcrald  aimait  tendrement  sa  mère.  Quoique  celle-ci  eût  un  carac- 
tère impérieux,  hiuilaiii  et  rempli  de  contiailiction,  l'émotion  qu'elle 
ressentait  £;ai;Ma  le  jeune  duc,  cl  il  re|)rit  en  souriant  : 

—  Oh  1  que  c'est  dangereux,  une  mère  !...  c'est  pourtant  capable 
devons  faire  épouser  malgré  vous  une  héritière  de  trois  millions  de 
rentes...  surtout  lorsqu'il  s'agit  d'enlever  la  pauvre  millionnaire  à  un 
scélérat  de  Macreuse  !  Le  fait  est  que  plus  j'y  pense...  plusje  me  sens 
ravi  de  la  pensée  de  jouer  ce  tour  à  cet  homme  et  à  l'hypocrite  sé- 
quelle dont  il  est  le  Benjamin.  Quel  soiifllet...  pour  lui!...  adorable 
soufllet...  qui  retomberait  à  la  fois  sur  mille  faces  béates!...  Seule- 
ment, il  n'y  a  qu'une  petite  diflictdté,  ma  mère...  et  j'y  songe  un  peu 
tard. 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  Je  ne  sais  pas,  moi...  si  je  plairai  à  mademoiselle  de  Beaumesnil. 
—Vous  n'aurez  qu'à  le  vouloir,  mon  cher  Gerald,  et  vous  lui  plairez. 

—  Vraie  réponse  de  mère... 

—  Je  vous  coiniais  bien,  peut-être. 

—  Toi  1 — dit  Gerald  en  embrassant  sa  mère, — tu  ne  peux  pas  avoir 
d'opinion  là-dessus  :  ta  tendresse  t'aveugle...  je  le  récuse. 

—  Laissez-moi  faire ,  Gerald  ;  suivez  mes  conseils ,  et  vous  verrez 
qu'ils  mèneront  tome  celte  affaire  à  bien... 

—  Sais-lu  que  l'on  te  prendrait  pour  une  fameuse  intrigante,  si  l'on 
ne  te  connaissait  pas  1  dit  gaiement  Gerald  ;  —  mais,  une  lois  que  les 
mères  veulent  quelque  chose...  dans  liniérêl  de  leur  (ils...  elles  de- 
viennent des  lionnes,  des  tigresses...  Eh  bien!  voyons  ,  quel  est  ton 
avis?  je  m'abandonne  à  loi  les  yeux  fermés. 

—  Bon  Gerald,—  dit  la  duchesse  ravie  en  attachant  sur  son  fils  des 
yeux  humides  de  larmes,— lu  ne  peux  t'imagincr  combien  tu  me 
rends  heureuse  en  me  parlant  ainsi...  Oh!  maintenant,  nous  roussi- 


150  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

rons...  je  n*en  doute  plus...  Cet  affreux  Macreuse  en  mourra  de  dépit, 

—  C'est  ça...  ohcie  mère...  bravo!...  Je  lui  donnerai  la  jaunisse  ac 
lieu  d'un  coup  d'épéc  qu'il  aurait  refusé. 

—  Gerakl,  je  t'en  conjure,  p-arlons  un  peu  raison. 

—  Je  t'écouie... 

—  Puisque  lu  es  décidé ,  il  est  urgent  que  lu  voies  au  plus  tôt  ma- 
demoiselle de  Beaumesnil. 

—  Bien... 

—  Celle  première  entrevue  est,  comme  tu  le  penses,  de  la  dernière 
importance. 

—  Vraiment? 

—  Mais  sans  doute...  aussi  nous  avons  ce  matin  longuement  causé 
à  ce  sujet  avec  mesdames  de  Mirecourt  et  de  \:\  Rochaiguë.  D'après 
la  connaissance  que  celle-ci  croit  déjà  avoir  du  caractère  de  mademoi- 
selle de  Beaumesnil,  voilà  ce  que  nous  croyons  de  plus  convenable  ;... 
tu  en  jugeras,  Gerald. 

—  Voyons...  chère  mère. 

—  Kous  avons  d'abord  malheureusement  reconnu  l'impossibilité  de 
te  poser  en  homme  grave  et  rangé... 

—  Et  vous  avez  bien  fait,— répondit  Gerald  en  souriant,— je  vous 
aurais  trop  vite  démenties. 

—  Nous  nous  attendons  à  toutes  les  médisances  que  semble  justi- 
fier, mon  pauvre  Gerald,  la  légèreté  de  la  conduite...  mais  enfin,  cela 
étant,  il  faut  tâcher  de  faire  tourner  à  ton  avantage  ce  qui  pourrait 
être  invoqué  contre  toi 

—  Il  n'y  a  que  les  mères  pour  posséder  une  pareille  diplomatie... 

—  Heureusement  mademoiselle  de  Beaumesnil,  d'après  ce  que  dit 
madame  de  la  Rochaiguë,  qui  l'a  fait  causer  hier  soir...  (et  l'on  voit 
bieiUôl  le  fond  du  cœnr  d'une  enfant  de  quinze  ans)  ;  heureusement, 
dis-je,  Erncstine  de  Beaumesnil  semble  aimer  le  grand  luxe,  les  plai- 
sirs, l'élégance  ;  nous  avons  donc  pensé  que  tu  devais,  pour  la  pre- 
mière fois,  apparaître  à  mademoiselle  de  Beaumesnil  dans  une  occa- 
sion qui  te  montre  comme  un  des  hommes  les  plus  élégants  de  Paris 

—  Si  lu  as  le  talent  de  trouver  cette  occasion-là,  j'y  consens... 

—  C'est  après-demain,  n'est-ce  pas,  Gerald,  le  jour  de  la  course  au 
bois  de  Boulogne,  dans  laquelle  tu  dois  courir? 

—  Oui ,  j'ai  promis  à  ce  niais  de  Courville,  qui  a  d'excellents  che- 


L'ORGUEIL.  151 

▼aux  dont  il  a  |)eur ,  de  monter  pour  lui ,  dans  une  course  de  haies, 
son  ohevai  younii-Lmpcror. 

—  A  morvoillo  !  Miidamc  de  la  Rocliaigtic  conduira  niadomoisclle 
de  Peaumesnil  à  cette  course  ;  ces  dames  me  prendronl  i(  i ,  el,  nue 
fois  arrivres  :iu  l»ois  de  Honlogne,  lu  viendras  lotit  unturellemciil  nous 
saluer  avant  la  course.  Ton  costume  de  jockey  avec  la  veste  de  sa- 
tin orange  et  la  loque  de  velours  noir  te  sied  à  ravir. 

—  Ma  chère  mère...  une  observation... 

—  Laisse-moi  coutimicr...  mademoiselle  de  Beaumcsnil  le  verra 
donc  au  milieu  de  celle  jeunesse  élét,'anie  que  lu  itrimcs  de  toutes 
façons,  il  faut  l>ie:i  l'avouer.  El  puis,  enfin  ,  je  ne  doute  pas  que  lu 
ne  gagnes  la  course...  Il  est  iudi-pensable  que  lu  la  gagnes,  Gerald. 

—  C'est  une  opinion  ,  chère  mère,  que  nus  éperons  tàclieront de 
faire  partager  au  brave  Young-Emperor...  mais...  je... 

—  Tu  moules  à  cheval  à  ravir,  reprit  la  duchesse  en  interrompant 
de  nouveau  son  fils,  —  et,  lorsque  Eruesline  de  Beaumcsnil  le  verra 
arriver,  dépassant  tes  rivaux  an  milieu  des  applaudissements  de  celte 
foule  choisie...  nul  doute  qu'avec  le  caractère  cl  les  goûts  qu'elle 
paraît  avoir,  la  première  impression  que  tu  lui  c  inséras  ne  soit  ex- 
cellente... et  si,  après  celte  rencontre,  tu  veux  ôtre  aussi  aimable  que 
lu  peux  l'être,  cet  impudent  Macreuse  paraîtra  odieux,  affreux,  à 
mademoiselle  de  Beaumcsnil,  dans  le  cas  où  il  aurait  l'audace  de  vou- 
loir lutter  avec  toi. 

—  Maintenant,  puis-jc  parler,  ma  chère  mère? 

—  Certainement. 

—  Eh  bien  !  je  ne  vois  aucun  inconvénient  à  cire  présenté  par  toi 
à  mademoiselle  de  Beaumcsnil,  dans  une  rencontre  au  bois  de  Bou- 
logne... Seulement  lu  trouveras  bon  que  ce  ne  soit  pas  un  jour  où  je 
serai  affuble  en  jockey  ? 

—  Mais  pourquoi  donc  cela?  ce  costume  te  sied  à  ravir,  au  con- 
traire. 

—  Allons  donc,  cela  sent  trop  son  acteur,—  dit  Gerald  en  riant. 

—  Comment,  son  acteur  !  vous  voilà  scrupuleux  à  présent? 

—  Voyous,  chère  mère,  veux-tu  que  je  ressuscite  les  procédés  de 
séduction  d'Elleviou,  qui  lirait ,  disait-on  ,  un  si  prodigieux  parti... 
du  collant. 

—  En  vérité,  Gerald...  —  dit  la  duchesse  avec  une  expression  de 
pudeur  révoltée,— vous  avez  des  idées... 


132         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Dame...  chère  mère...  c'est  toi  qui  les  as,  ces  idées...  sans  t'en 
douter...  Mais  sérieusement  tu  me  présenteras  à  mademoiselle  de 
Beaumesnil  où  tu  voudras  ,  quand  tu  voudras  ,  comme  lu  voudras  ,  à 
pied  ou  à  sheval...  Tu  vois  que  tu  peux  choisir...  Seulement,  je  ne  / 
veux  pas  avoir  recours  aux  indiscrétions  du  costume  de  jockey...  Je  < 
n'ai  pas  besoin  de  ça.—  ajouta  Gerald  avec  une  affectation  de  fatuile  . 
comique,  —  je  saurai  éblouir  ,  fasciner  mademoiselle  de  Beaumesnil 
par  une  foule  de  qu;iliiés  morales...  vénérables  et  conjugales. 

—  En  vérité,  Gerald,  vous  êtes  désolant...  vous  ne  pouvez  même 
traiter  sérieusement  les  choses  les  plus  importantes. 

—  Qu'est-ce  que  cela  fait...  pourvu  que  les  choses  s'accomplissent  1 
L'entretien  de  la  duchesse  et  de  son  fils  fut  une  seconde  fois  inter- 
rompu par  le  valet  de  chambre  de  madame  de  Senneterre,  qui  entra 
après  avoir  frappé. 

—  M.  le  baron  de  Ravil  voudrait  parler  à  monsieur  le  duc  pour  une 
affaire  très  pressée ,  —  dit  le  domestique  ;  il  attend  monsieur  le  duc 
chez  lui. 

—C'est  bien, —dit  Gerald  assez  étonné  de  cette  visite. 
Le  valet  de  chambre  se  retira. 

—  Quelle  affaire  peux-tu  avoir  avec  M.  de  Ravil  ?  — dit  la  duchesse 
à  son  fils,  —  je  n'aime  pas  cet  homme...  On  le  reçoit  partout,  et  je 
dois  avouer  qu'autant  qu'une  autre  je  donne  réellement,  sans  savoir 
pourquoi,  le  mauvais  exemple. 

—  C'est  tout  simple,  son  père  était  un  très-galant  homme,  parfaite- 
ment apparenté  ;  il  a  mis  son  fils  dans  le  monde  ;  une  fois  le  pli  pris, 
on  a  continué  d'accepter  de  Ravil  ;  d'ailleurs  il  me  déplaît  fort.  Je  ne 
l'ai  pas  revu  depuis  le  jour  de  ce  drôle  de  duel  du  marquis  et  de 
M.  deMornand.  Je  ne  sais  ce  que  ce  de  Ravil  peut  me  vouloir...  et,  à 
propos  de  ce  cynique  ,  on  m'a  cité  hier  un  mot  de  lui  qui  le  peint  » 
ravir...  Un  pauvre  garçon  très-peu  riche  lui  avait  obligeamment  ou 
vert  sa  bourse  ;  voici  comment  de  Ravil  a  reconnu  cette  obligeance 

«  Où  diable,  a-l-il  dit,  ce  niais-là  a-t-il  filouté  les  deux  cents  loui 
qu'il  m'a  prêtés?  » 

—  C'est  odieux  !  —  s'écria  la  duchesse. 

—  Je  vais  donc  me  débarrasser  de  cet  homme, —  reprit  Gerald.  — « 
D'ailleurs,  quelquefois  il  n'est  pas  mauvais  à  entendre  ;  celte  langue 
de  vipère  sait  tout,  est  au  fait  de  tout.  Attends-moi,  chère  mère, 
dans  uu  instant  je  reviens  peut-être  enthousiasmé  de  ce  cynique  pe^ 


L'ORGUEIL.  15S 

sonnuge...  Tu  es  bien  revenue  loui  à  l'heure  exaspérée  contre  le 
Macreuse. 

—  Gerald,  vousn'êies  pas  généreux. 

—  Avoue,  du  moins,  que,  ce  matin,  chère  mère,  ni  loi  ni  moi  n'a- 
vons i>as  1.1  chance...  pour  les  bonnes  connaissances... 

fit  M.  de  Seoneterre  alla  rejoindre  de  Ravil,  qui  l'attendait. 


XVIII 

Gerald  trouva  M.  de  Ravil  chez  lui.  oi  l'accneillit  avec  une  politesse 
glaciale  qui  ne  déconcerta  nullemeiil  l'impudent  persounaj^e. 

—  A  quoi  Jois-je  attribuer,  monsieur,  l'boimeur  de  votre  visite?  lui 
dit  sèchement  Gerald  en  restant  debout  et  sans  engager  de  Ravil  à 
s'asseoir. 

Ce  dernier  reprit,  ires-indifférent  à  cette  froide  réception  : 

—  Monsieur  le  duc,  je  viens  vous  proposer  une  excellente  affaire. 

—  Je  ne  fais  pas  d'affaires...  monsieur. 

—  C'est  selon  ! 

—  Comment  cela? 

—  Voulez-vous  vous  marier,  monsieur  le  duc? 

—  Monsieur...  — dit  Gerald  avec  hauteur;  cette  question... 

—  Permettez,  monsieur  le  duc...  je  viens  ici  dans  votre  intérêt... 
et  nécessairement  aussi...  dans  le  mien...  Veuillez  donc  m'écouter, 
que  risquez-vous?  je  vous  demande  dix  minutes... 

—  Je  vous  écoute,  monsieur,  dit  Gerald,  dont  la  curiosité  était 
d'ailleurs  assez  excitée  par  cette  question  de  de  Ravil  :  «  Voulez -vous 
vous  marier?  »  Question  d'une  singulière  coïncidence  si  l'on  songe 
au  dernier  entretien  de  Gerald  et  de  sa  mère. 

—  Je  reprends  donc,  monsieur  le  duc.  Voulee-vous  vous  marier? 
Il  me  faut  une  réponse  avant  de  poursuivre  cet  entretien. 

—  Mais,  monsieur...  je... 

—  Pardon,  j'oubliais  d'accentuer  suffisamment  ma  phrase...  Donc  : 
Voulez-vous  faire  un  mariage  fabuleusement  riche,  monsieur  le  duc  ? 

8 


434  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

—  Monsieur  de  Ravil  a  quelqu'un  à  marier? 

—  Probablement. 

—  Mais  vous  êtes  célibalaire,  homme  du  monde  et  d'esprit...  mon 
cher  monsieur...  Pourquoi  ne  vous  mariez-vous  pas  vous-même? 

—  Monsieur.,  je  n'ai  pas  de  fortune,  mon  nom  est  assez  insigni- 
fiant... je  suis  ,  dit-on,  quelque  peu  véreux,  déplus,  laid,  et  d'un 
commerce  désagréable  el  hargneux;  en  un  mot,  je  n'ai  aucune 
chance  pour  arriver  à  un  tel  mariage...  J'ai  donc  pensé  à  vous... 
monsieur  le  due. 

—  Je  vous  sais  gré  de  cette  générosité,  mon  cher  monsieur;  mais, 
avant  d'aller  plus  loin...  permettez-moi  une  ques'iion  assez  délicate.,. 
Je  ne  voudrais  p:^s,  vous  comprenez,  blesser  voire  susceptibilité... 

—  J'en  ai  peu... 

—  Je  m'en  doutais.  Eh  bien  1  à  quel  prix  mettez-vous  votre  géné- 
reux intérêt? 

—  Je  vous  demande  un  et  demi  pour  cent  de  la  dot,  —  reprit  au- 
dacieusement  le  cynique. 

Et.  comme  Gerald  ne  put  dissimuler  le  dégoût  que  lui  causaient  ces 
paroles,  de  Rovil  reprit  froidement  : 

—  Je  crois  vous  avoir  prévenu  qu'il  s'agissait  d'une  affaire  ? 
— C'est  juste. . .  monsieur. 

—  A  quoi  bon  les  phrases?... 

—  A  rien  du  tout;  je  vous  dirai  donc  sans  phrases,  —  reprit  Ge- 
rald en  se  contenant,  —  que  cet  escompte  de  un  et  demi  pour  cent 
sur  la  dot  me  paraît  assez  raisonnable. 

—  N'est-ce  pas  ? 

—  Certainement...  mais  encore  faudrait-il  savoir  avec  qui  vous 
voulez  me  marier,  monsieur,  et  comment  vous  parviendrez  à  me 
marier  ? 

—  Monsieur  le  duc,  vous  aimez  beaucoup  la  chasse? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Vous  la  savez  à  merveille  ? 

—  Parfaitement. 

—  Eh  bien  !  quand  voire  Pointer  ou  votre  Setter  vous  ont  fait  un 
arrêt  ferme  et  sûr...  ils  ont  accompli  leur  devoir,  n'est-ce  pas?  le 
reste  dépend  de  la  précision  de  votre  coup  d'œil  et  de  la  prestesse  de 
votre  tirer. 

—  Si  vous  entendez  par  là,  monsieur,  qu'une  fois  que  vous  m'au- 


L'ORGUEIL.  155 

rer  dil  :  «  Telle  ridie  liérilière  est  ù  marier,  »  voirc  un  el  demi  pour 
ceul  vous  scia  anjuis...  je... 

—  Pcnneitez,  inunsicur  le  duc...  je  suis  trop  galant  homme  en  af- 
faires pour  venir  vous  faire  nue  semblable  proposition  :  en  un  mol, 
je  me  f.iis  iort  tie  vous  mettre  ilans  une  position  excclleuie,  sûre, 
inaccessible  à  tout  autre...  et  vos  avantages  naturels,  votre  grand 
nom,  feront  le  re^te... 

—  Et  cette  position? 

—  Vous  sentez  bien,  monsieur  le  duc,  que  je  ne  suis  pas  assez 
f€une...  pour  vous  dire  mon  secret  avant  quf  vous  m'ayez  donné 
votre  paiole  de  i;alaiil  homme  de... 

—  Monsieur  de  Havil,  —  reprit  Geraid  en  interrompant  ce  misera* 
ble  qu'il  avait  grande  envie  de  jeter  à  la  porte,  —  la  plaisanterie  a 
suhisammeul  duré... 

—  Quelle  plaisanterie,  monsieur  le  duc? 

—  Vous  comprenez  bien,  monsieur,  que  je  ne  peux  pas  répondre 
sérieusement  à  une  proposition  pareille...  .Me  marier  sous  vos  auspi- 
ces... ce  serait  par  trop  plaisant. 

—  Vous  refusez  ? 

—  J'ai  cette  ingénuité. 

—  Réfléchissez...  monsieur  le  duc...  Rappelez-vous  ce  mot  de 
Talleyrand... 

—  Vous  citez  beaucoup  M.  de  Talleyrand? 

—  C'est  mou  maître...  monsieur  le  due. 

—  Et  vous  lui  laites  honneur...  Mais  voyons  ce  mot  du  grand  di- 
plomate. 

-  Le  voici,  monsieur  le  duc  :  «  Il  faut  toujours  se  défier  de  son 
premier  mouvement,  parce  que  c'est  ordinairement  le  bon.  »  Le  mot 
Cbt  profond.  .  faites-en  voire  profit. 

—  Pardicu  !  monsieur,  vous  ne  savez  pas  combien  ce  que  vous  (|i- 
les  là  est  vrai  et  i empli  d'à-propos...  à  votre  endroit. 

—  Vraiment .' 

—  J'ai  devancé  votre  conseil  ;  car,  si  j'avais  cédé  au  premier  mou- 
vement que  m'a  inspiré  votre  bonnêie  proposition...  (et  ce  mouve- 
ment était  excellent...)  je...  vous  aurais... 

—  Qu'auriez  vous  fait,  monsieur  le  duc? 

—  Vous  êtes  trop  pénétrant  pour  ne  pas  ie  deviner,  mon  cher  mon- 
sieur... et  je  suis  trop  poli...  pour  vous  dire  cela  chez  moi... 


156         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  ParJon,  monsieur  le  duc,  mais  je  suis  pressé,  et  n'ai  point  le 
loisir  de  m'amuser  aux  charades...  vous  refusez  mes  offres? 

—  Oui. 

—  Un  mot  encore,  monsieur  le  duc...  Je  dois  vous  prévenir  que  ce 
soir  il  serait  trop  tard...  dans  le  cas  où  vous  vous  raviseriez...  car 
j'ai  quelqu'un  à  mettre  à  votre  place...  j'avais  même  d'abord  songea 
ce  qut'lqu'nn-là  ;  mais,  après  mûre  réflexion,  j'ai  senti  que  vous  réu- 
nissiez plus  de  chances  de  réussite  que  Vautre...  Or,  ce  qu'il  me  faut 
à  moi,  c'est  que  l'affaire  se  fasse,  et  que  j'aie  mon  un  et  demi  de  com- 
mission sur  la  doi...  mais,  si  vous  refusez,  je  reviens  à  ma  première 
combinaison... 

—  Vous  êtes  du  moins  homme  de  précaution,  mon  cher  monsieur., 
et  je  n'aurai  pas  le  chagrin  de  voir  manquer  par  mon  refus...  (car  je 
continue  de  refuser)  le  gain  loyal  que  vous  poursuivez  par  des  moyens 
si  honorables...  Seulement  ne  craignez-vous  pas  que  j'aie  l'indiscré- 
tion d'ébruiter  un  peu  votre  curieuse  industrie? 

—  J'en  serais  ravi,  monsieur  le  duc...  cette  révélation  me  servirait 
de  réclame  et  m'attirerait  des  clients.  Au  revoir  donc,  monsieur  le 
duc,  je  n'en  serai  pas  moins,  dans  une  autre  occasion,  tout  à  votre 
service. 

Et,  après  avoir  profondément  salué  Gerald,  de  Ravil  sortit  aussi 
impassible  qu'il  élait  entré,  et  se  rendit  dans  la  rue  de  la  Madeleine, 
où  demeurait  son  ami  de  Mornand. 

—  Ce  ducaillon  a  sans  doute  soupçonné  qu'il  s'agissait  de  made- 
moiselle de  Beauniesuil,  ce  qui  m'est  fort  égal,  —  se  dit  le  cynique, 
—  et  il  espère  me  voler  en  gagnant  par  lui-même  la  prime  que  je  lui 
demandais  sur  la  dot...  C'est  ignoble  !...  mais  rien  n'est  désespéré... 
on  ne  me  prend  pas  sans  vert,  mol  Pourtant,  c'est  dommage,  ce  gar- 
çon est  duc,  il  est  beau,  assez  spiriiufil,  j'avais  des  chances;  allons, 
il  me  faut  en  revenir  à  ce  palaud  de  Mornand. . .  J'ai  bien  fait  de  ne  rien 
dire  à  ce  vieux  crétin  de  la  Rocbaiguë  le  mes  visées  sur  le  duc  de  Sen- 
neterre  ;  il  eût  toujours  été  temps,  si  cr.  bel  oison  avait  répondu  à  cette 
pipée,  de  détruire  tout  ce  que  j'ai  écbalmdé  en  faveur  de  Mornand  de- 
puis six  semaines,  et  de  donner  pour  m<  t  d'ordre  à  cette  vieille  rouée  de 
Laîné,  la  gouvernante,  Senneterre  au  i^ou  de  Mornand;  car,  ce  que 
je  voudrai,  la  gouvernante  le  fera.,  elle  est  à  moi...  et  elle  peut 
m'èlre  d'un  secours  immense...  son  iii;érêinie  répond  de  son  dévoue- 
ment et  de  sa  discrétion.  Heureuse/ \tini  encore   j'ai    trouvé  l'eu- 


L'OnGUEIL.  13 

droit  soiisihie  du  bonlioninu'  la  Rocliaiijiiê...  et,  sauf  l'iriciilont  de  c 
roilomoiil  (le  Seiuielcirt?,  je  n'ai  qu'à  (ont  raconter  sim  iTcincii 
(siiuvreinviU...  c'est  iliole  !  )  à  ce  tjros  Moniaïul,  qui  doit  in'altciidr 
en  liouuissaiit  d'iinpalioure,  afin  de  ^avoi^  le  rcsullal  de  luuii  oulre- 
tien  avec  le  baron  de  l,i  l'oi  h.iij;uë. 

En  se  livrant  ainsi  an  courant  de  ses  réflexions,  M.  de  Ravil  étal 
arrivé  dans  la  rue  des  Cliaujps-Klysées,  on,  pour  la  prennère  fois,  i 
avait  rencontré  Ilerniinic  lorsque  la  jeune  lille  se  rendait  chez  b 
comtesse  de  lieauniesnil. 

—  C'est  ici,  —  se  dit  de  Ravil,  —  que  j'ai  vu  celte  jolie  fille,  celtt 
bégueule,  le  jour  du  duel  de  Moiniind  avec  le  bossu  ;  elle  a  passé  I; 
ouit  à  l  hùtol  Beiuiuiesnil,  et.  le  leiuleniain,  j'ai  su  par  les  gens  d< 
l'hôtel  qu'elle  était  maîtresse  de  musique,  s'appelait  Ilenninie,  et  de- 
meurait rue  de  Monceau,  du  côté  des  Balignoiles...  En  vain,  j'ai  rôdt 
par  là...  je  n'ai  pu  la  revoir...  Je  ne  sais  pourquoi  diable  cette  cliar 
mante  blonde  me  lient  tant  au  cœur...  Ali  !  si  j'avais  ma  commission  sui 
la  dot  do  tcile  petite  Bei>umesiid,  je  me  pab^erais  la  fantaisie  de 
cette  musicienne  ;  car,  avec  son  air  de  duchesse,  accompagné  d'un 
parapluie  et  dune  mauvaise  robe  noire...  elle  ne  résistera  pas,  j'en 
suis  si1r,  à  l'offre  d'tm  bon  petit  établissement  irès-peu  légitime... 
Elle  doit  crever  de  faim  avec  ses  leçons...  Alioas,  allons,  cbauffonï- 
le  gros  Moniand...  il  est  bête,  mais  persévérant...  d'une  ambition  fé- 
roce... Le  bonhomme  la  Rochaiguè  est  très-bien  disposé...  ayons 
bon  espoir. 

Et  de  Ravil  entra  chez  son  ami  intime. 


XIX 


—  Eh  bien!  —  dit  M.  de  Mornand  à  de  Ravil  dès  qu'il  le  vil  en 
trer  dans  son  modeste  cabinet  de  travail,  encombré  de  liasses  de 
rapports  imprimés  et  communiqués  aux  membres  de  la  Chambre  des 
pairs;  —  eh  bien  !  as-tu  vu  51.  de  la  Rochaiguè? 


f38  LES  SEPT  PÈCHES  CAPITAUX. 

—  Je  l'ai  vu...  tout  m.  relie  à  merveille. 

—  Tiens,  de  Ravil,  je  n'oublierai  jamais  la  conduite  dans  cette  cir» 
constance...  Je  le  vois,  c'est  pour  toi  autant  une  affaire  d'argent 
qu'une  affaire  de  sincère  et  bonne  amilié...  Je  t'<n  sais  d'anlant  plus 
de  gré,  que,  chez  toi,  la  place  du  cœur  n'est  pus  grande... 

—  Elle  l'est  assez  pour  toi...  C'est  tout  ce  qu'il  me  faut...  Je  suis 
ménager  à  cet  eudroit. 

—  Et  la  gouvernante,  lui  as-tu  parlé  ? 

—  Pas  encore. 

—  Pourquoi  pas? 

—  Parce  qu'il  fallait  être  convenu  de  différentes  choses  entre  nous... 
je  te  dirai  quoi  ;  du  reste,  il  n'y  a  pas  de  temps  perdu  :  madame 
Laîné,  la  gouvcrnanfe,  agira  comme  je  voudrai...  et  quand  je  vou- 
drai... Elle  est  à  moi... 

—  Que  t'a  dit  M.  de  la  Rocliaiguë  ?  a-l-il  été  satisfait  des  renseigne- 
ments qu'il  a  pris?  mes  collègues  et  amis  politiques  m'ont-ils  bien 
servi?  crois-iu  que... 

—  Ah  I  si  tu  ne  me  laisses  pas  parler... 

—  C'est  que,  vois-tu,  depuis  que  la  première  pensée  de  ce  mariage 
m'est  venue,  et  j'ai  une  bonne  raison  pour  ne  pas  oublier  la  date  de 
ce  jour-là,  —  ajouta  xM.  de  iMornand  avec  un  sourire  amer,  -—  ce 
duel  ridicule  avec  ce  maudit  bossu  me  la  rappellera  toujours,  cette 
date;  mais  enfin  depuis  lors,  te  dis-je,  ce  mariage  est  pour  moi  une 
idée  fixe...  C'est  qu'aussi,  juge  un  peu,  placé  comme  je  le  suis,  quel 
vsvier  qu'une  telle  fortune!...  Le  pouvoir,  les  plus  grandes  ambassa- 
•/es...  C'est  immense,  te  dis-je,  c'est  immense  ! 

—  As-tu  fini  ? 

—  Oui...  oui...  je  t'écoute. 

—  C'est  heureux.  Eh  bien  !  tous  les  renseignements  que  M.  de  la 
Rochaiguë  a  obtenus  sur  loi  corroborent  ce  que  j'avais  avancé  :  il  a 
l'intime  conviction  que  tôt  ou  tard  lu  dois  arriver  au  miiiislère  ou  à 
une  grande  ambassade,  mais  que  ton  heure  serait  singulièrement 
avancée  si  tu  jouissais  d'une  position  de  fortune  aussi  considérable 
que  celle  que  l'assurerait  ton  mariag  e  avec  mademoiselle  de  Beau- 
mesnil.  On  préfère,  quand  par  hasard  ça  se  trouve,  des  ministres  ou 
des  ambassadeurs  puissamment  riches.  On  se  figure  que  c'est  là  une 
garantie  contre  toutes  sortes  de  vilenies.  Donc,  le  l;oidiomme  la  Ro- 
chaiguë est  certain  que,  s'd  arrange  ton  mariage  avec  sa  pupille,  uaa 


L'ORGUEIL  139 

fois  au  pouvoir,  m  le  ff-rns  nommer  |);iir  ilo  Franco;  or.  si  les  pondus 
ressuscitaiout.  col  oiirajîéserorail  poiiilrc  pour  ^iéyorau  LuxomUoiiig  : 
c'est  sa  mauio,  sou  iulirmilé,  sa  lèpre...  ça  le  dévore,  el  lu  peuses 
bien  que  Je  l'ai  gradé  à  vil'  là  où  il  lui  démangeait. 

—  Mon  mariage  lait,  sa  pairie  est  assurée  ;  il  est  présideiil  duu 
consoil  général  depuis  longues  anoées...  J'emporterai  la  nomination 
de  liante  luUo.  . 

—  Il  n'en  doute  pas,  et,  comme  il  est  de  mœurs  antiques,  il  s'en 
rapporte  h  U  promesse,  et  promet  d'iigirinnuédiatcuenldaus  les  inté- 
rêts auprès  de  sa  pupille... 

—  Bravo!...  et  madomoiselle  de  Boaumesnil,  qu'en  dilil?  il  doit 
avoir  bon  espoir  ....  si  jeune...  si  isolée...  elle  ne  peut  pas  avoir  de 
Tolonté...  on  on  fera  ce  qu'on  voudra.' 

—  11  ne  la  couMait  que  depuis  bier...  mais,  grâce  à  quebjiies  mots 
assez  adroitement  jelés...  il  a  cru  deviner  que  celle  petite  personne 
a  de  grandes  dispositions  à  être  ambitieuse,  vaniteuse  à  l'excès,  et 
que  la  lèle  lui  tournerait  infailliblement  à  la  pensée  d'épouser  un 
mini>tre  ou  un  ambassadeur  fiilur,  afui  d'avoir  ainsi  à  la  cour  le  pas 
sur  une  foule  de  fournies  d  une  condition  plus  subalterne. 

—  C'est  providentiel  1  —  s'écria  .M.  de  Mornand  ue  se  possédant 
pas  de  joie,  et  quand  la  verrai-je? 

—  A  ce  sujet...  j'ai  une  idée...  je  n'ai  pas  voulu  en  fairo  pari  à  la 
Rochaiguë  avani  de  t'en  parler. 

—  Voyons  l'idée,  —  dit  M.  du  Mornand  en  se  frottant  joyeusement 
les  mains. 

—  11  est  d'abord  entendu  que  tu  n'es  pas  beau,  que  tues  gros,  que 
tu  as  du  ventre,  que  tu  as  l'air  horriblement  commun...  crois  à  ma 
sincérité,  c'est  un  ami  qui  te  parle. 

—  A  la  bonne  heure  1  —  répondit  de  Mornand  on  cachant  le  désa- 
grément que  lui  causait  la  trop  amicale  franchise  lio  iU-  i'avil;  — entre 
amis,  on  doit  oser  tout  se  dire  et  savoir  tout  entendre. 

—  La  maxime  est  bonne...  J  ajouterai  donc  tjue  tu  n'es  ni  sédui- 
sant, ni  spirituel,  ni  aimable;  mais,  heureusement,  lu  as  mieux  que 
cela...  tu  as...  à  ce  qu'il  paraît...  un  grand  tact  politique  ;  tu  as  fait 
une  élude  approfondie  de  tous  les  moyeu»  employés  pour  corrompre 
les  consciences  ;  tu  es  ne  corrupteur  comme  on  uaîi  chanteur,  et,  de 
plus,  tu  jouis  d'une  éloquence  à  jit  continu  capable  d'éteindre ,  de 
noyer  la  fougue  des  plus  chaleureux  orateurs...  de  l opposition;  tues 


440  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

appelé  à  devenir  le  clysopompc...  quedis-je?  !a  pompe  à  incendie 
du  cabinet  qui  t'appellera  dans  son  sein;  de  sore  que,  si,  dans  un  sa- 
lon, lu  es  lourd,  empêtré,  mal  tourné,  comme  ions  les  gros  hommes, 
une  fois  à  la  tribune,  tu  es  imposant,  ronflant,  triomphant,  la  balus- 
trade cache  ton  ventre;  sous  ton  habit  brodé,  ton  buste  tourne  aa 
majesUicux,  tu  peux  même  prétendre  à  une  l)elle  tête. 

—  A  quoi  bon  tout  cela  ?  —  ré|.ondit  de  Mornand  avec  impatience, 
—  tu  sais  bien  que  nous  autres  hommes  politiques,  nsais  autres  hom- 
mes sérieux,  nous  ne  tenons  pas  le  moins  du  monde  à  être  des  frelu- 
quets, des  beaux. 

—  Ce  que  lu  dis  là  est  bête  comme  tout,  et  il  ne  fallait  pas  m'in- 
terroîiipre...  Je  poursuis  :  bien  des  choses  dépendent  d'une  première 
impression,  il  faut  donc  tout  de  suite  apparaître  aux  yeux  de  made- 
moiselle de  Beaumesnil  sous  ton  plus  brillant  côté  ..  afni  de  la  fasci- 
ner... de  la  magnétiser.  Comprends-tu  cela? 

—  C'est  juste...  mais  comment? 

—  Tu  dois  parler  daiis  trois  jours  à  la  Chambre? 

—  Oui,  sur  la  pêche  de  la  morue...  un  discours  très-étudié. 

—  Eh  bien!  il  faut  que  tu  sois  triomphant...  poétique...  attendris- 
sant, pastoral...  dans  la  pêche  de  la  morue,  et  c'est  facile,  en  se  te- 
nant toujours  à  côté  de  la  question.  Tu  peux  parler  des  pêcheurs,  de 
leur  intéressante  petite  famille,  des  tempêtes  sur  la  grève,  de  la  lune 
sur  la  dune,  du  commerce  européen,  de  la  marine,  et  autres  bali- 
vernes. 

—  Mais  je  n'ai  envisagé  la  question  que  sous  le  point  de  vue  éco- 
nomique. 

—  il  ne  s'agit  pas  d'économie,  —  s'écria  de  Ravil  en  interrompant 
son  ami,  —  il  faut  au  contraire  prodiguer  les  trésors  de  ton  éloquence 
pour  éblouir  la  petite  Beaumesnil...  à  l'endroit  de  la  pèche  de  la  morue. 

—  Ah  çà  1  tu  es  fou  ? 

—  Ecoute-moi  donc,  gros  innocent.  Le  bonhomme  la  Rochaigué 
aura  le  mot,  la  gouvernante  aussi  ;  de  sorte  que,  demain  et  après- 
demain,  la  petite  fille  entendra  dire  autour  d'elle,  sur  tous  les  tons  : 
a  C'est  jeudi  que  doit  parlera  la  Chambre  des  pairs  le  fameux,  l'élo- 
quent M.  de  Mornand,  le  futur  ministre;  tout  Paris  sera  là,  on  s'ar- 
rache les  billets  de  tribune  !...  car,  lorsque  M.  de  Mornand  parle,  c'est 
un  événement.  > 


L'ORGUEIL.  1 

Je  comprends...  de  Ravil,  tu  as  le  génie  de  lamilié...  —  s'éc 

M.  de  Muniarid. 

—  La  Ho(  liaiguë  trouve  naliirellemenl  le  moyen  d'amener  ma< 
moiselle  de  Beanmesnil  à  vouloir  assister  à  cette  fameuse  séimcc.  | 
curiosité;  moi  je  les  ai  devancés:  il  est  convenu  que  la  l'orhaij; 
amusera  rinfante  aux  bagatelles  di'  la  porte,  qu'au  moment  où,  m(. 
laul  à  la  tribune,  tu  auras  ouvert  le  robinet...  de  ton  éloquence 
alors.  .  je  sors,  je  cours  avertir  le  tuteur,  qui  entre  avec  sa  pupi' 
au  plus  beau  moment  de  ton  U'ionq)lie... 

—  C'est  parlait  I 

—  El  si,  parmi  les  compères,  tu  peux,  à  cbarge  de  revanche,  i 
cruter  une  claque  bien  nourrie  et  lardée  de  :  Àh!  très-hien!...  o\ 
évident!  bravo!  admirable!  etc.,  etc.,  la  chose  est  enlevée. 

—  Encore  une  fois,  c'est  parfait,  il  n'y  a  qu'une  chose  qui  me  co. 
trarie.  —  dit  .Morn;ind. 

—  Quoi  ? 

—  Dos  que  j'ai  parlé,  cet  enragé  de  Montdidier  prend  à  lâche  i 
me  réfuter...  Ce  n'est  ni  un  homme  politique  ni  un  homme  prat. 
que...  mais  il  est  mordant  connue  un  démon;  il  a  l'audace  de  dir 
tout  haut  ce  que  beaucoup  de  gens  pensent  tombas;  et  si,  devai 
mademoiselle  de  Beanmesnil...  il  allait... 

—  Homme  de  pou  de  ressources,  rassure-loi  donc  ;  dès  que  tu  ai 
ras  fermé  ton  robinet,  et  pendant  que  lu  recevras  les  nombreuse 
félicitations  de  tes  compères,  nous  nous  exclamerons  :  «  C'est  adnii 
rable,  étonnant,  étourdissant  I  c'est  du  Mir.iboau,  du  Fox,  du  Shéri 
dan,  du  Canning  ..  »  lllaul  rouler  là-(le?sns...  ne  rien  entendre  apré 
cela,  et  nous  sortons  vile  avec  l'infanle;  eu  suite  de  quoi  cet  enrag 
de  Moufdidicr  pourra  venir  à  la  tribune  l'immoler,  le  ridiculiser  tai; 
qu'il  lui  plaira.  Uu  reste,  sois  certain  d'une  chose,  et  je  te  gardai 
cela  pour  le  bouquet...  Tu  te  retirerais  do  la  vie  politique,  tn  dirai 
catégori({ueniont  au  bonhomme  la  r>ocliaiguë  «pie  tu  ne  peux  pas  1 
faire  pair  de  France,  que,  grâce  à  une  idée  lumineuse  qui  m'est  ve 
nue,  non-:>euloinont  le  baron  pousserait  encore  de  toutes  ses  force 
à  ton  mariage,  mais  tu  aurais  au^si  pour  loi  madame  de  la  Hochai 
guë.  et  sa  belto-sœur,  tandis  que  maintenant,  tout  ce  que  nous  pou 
vons  espérer  de  plus  avantageux,  c'est  qu'elles  restent  neutres... 

—  Mais,  alors...  pourquoi  ue  pas  employer  ce  moyeu tout  de 

suite? 


442  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  J'ai  bien  posé  quehiues  jalons...  hasardé  quelques  mots...  mais 
j'ai  tout  laissé  dans  ie  vague... 

—  Pourquoi  cela? 

—  Dame...  c'est  que  je  ne  sais  pus...  moi,  si  cela  te  convien- 
drait... tu  pourrais  avoir  des  scrupules...  et  pourt:mt...  on  a  vu  les 
gens  les  plus  honnêtes,  les  plus  considérahles...  des  rois  mêmes... 

—  Des  rois?  que  je  meure  si  je  te  comprends,  de  Ravil,  expliqup 
toi  donc... 

—  J'hésite...  les  hommes  placent  quelquefois  si  singidièreraent 
leur  amour-propre  !... 

—  Leur  amour-propre? 

—  Après  tout,  on  n'est  pas  responsable  de  cela  ;  que  peut-on  con- 
tre la  nature?... 

—  Contre  la  nature?  mais,  en  vérité,  de  Ravil,  tu  deviens  fou  !... 
Qu'est-ce  que  tout  cela  signifie? 

—  Et  dire  que  tu  es  assez  heureux  pour  que  les  apparences  soient 
pour  toi...  tu  es  gras...  lu  as  la  voix  claire  et  presque  pas  de 
barbe... 

—  Eh  bien!  après? 

—  Tu  ne  comprends  pas  ? 

—  Non... 

—  Et  il  se  dit  homme  politique  !... 

—  Que  diable  viens-tu  me  chanter  là,  de  ma  voix  <  laire,  de  mon 
peu  de  barbe  et  de  la  politique? 

—  Mornand...  tu  me  fais  douter  de  ta  sagacité  ;  voyons,  que  m'as- 
tu  dit  avant-hier,  à  propos  du  projet  de  mariage  de  la  ;eune  reine 
i'Espngnc? 

—  Avant-hier  ? 

—  Oui,  en  me  confiant  un  secret  d'État  surpris  en  haut  lieu. 

—  Silence  !... 

—  Sois  donc  tranquille,  je  suis  discret  comme  la  tombe...  rappelle- 
toi  ce  que  tu  me  disais. 

—  Je  te  disais  que,  si  un  jour  l'on  pouvait  marier  un  prince  fran- 
çais à  la  sœur  de  la  reine  d'Espagne,  le  triomphe  de  la  diplomatie 
serait  de  donner  pour  mari  à  ladite  reine  un  prince...  qui  offrît  as- 
sez... de  sécurité,  assez...  de  garanties...  par  ses  antécédents... 

—  Il  paraît  (ju'cn  diplomatie...  de  famille...  ils  appellent  ça  des  ga- 
ranties et  des  antécédents...  Va  toujours. 


L'ORGUEIL.  MU 

—  Un  |»rinrt\{lis-Je,  qui  offrît  des  ganmlios  lellos,  que  la  reine  ne 
devam  jamais  avoir  d'cnfanls...  le  trône  apiiarliendrait  plu-,  laid  aux 
cnfanls  de  sa  sœnr...  e'csl-à-dire  à  dos  princes  fr.in«;ais.  Maj^ni(i(|ne 
combinaison!  —  ajouta  le  futur  ministre  avec  admiration.  —  i'.c  sé- 
rail conliuuer  la  politique  monarchique  du  grand  roi  :  question  eu- 
ropéenne... question  dynastique! 

—  (jue>iion  de  liants-de-cliausses.  —  ré|tondil  de  Havil  en  haussant 
les  épaules,  mais  il  n'importe...  reuseigucmeni  est  bon...  prolites-en 
donc. 

—  (JucI  enseifrnemenl  ? 

—  Réiioiuis-nioi.  0"els  sont  les  seuls  parents  qui  restent  à  made- 
moiselle de  Beaimiesnil? 

—  M.  de  la  Uoeliaiïïiuë.  sa  sœur,  et,  après  eux,  la  lille  do  M.  de  la 
RochaiL;nè.  qui  est  mariée  en  province. 

—  l'arfaiiement...  De  sorte  que  si  mademoiselle  de  Deaumesnil 
mourait  sans  enfants?... 

—  Parbleu!  c'est  la  famille  la  Rochaignë  qui  hériterait  d'elle 

c'est  clair  comme  le  jour.  Mais  où  diable  venx-iu  en  venir? 

—  Attends  ....  31aintenanl  suppose  que  li  famille  de  la  Rochnigué 
puisse  faire  épouser  à  mademoiselle  de  Beaume-nil  nu  mari...  qni  pré- 
sentât... ces...  ces...  garanties...  ces  antcccdents  rassurants  dont  tu 
me  parl.iis  tout  à  l'heure  an  sujet  du  choix  désirable  du  mari  de  la 
reine  d'Espagne...  Est-ce  que  les  la  Rochaiguê  n'auraient  pas  le  plus 
immense  intérêt  à  voir  conclure  un  mariage...  qui,  devant  être 
sans  postérité...  leur  assurerait  nn  jour  la  fortune  de  leur  parente? 

—  De  Ravil...  je  comprends,  —  dit  .M.  de  Mornand  d'un  air  cogita- 
tif,  et  frappé  de  la  grandeur  de  cette  conception. 

—  Voyons...  vcnx-tu  que  je  te  pose...  aux  yeux  de  la  Rocliaiguë, 
comme  un  homme  (sauf  le  sang  royal)  parfaitement  digne  d'être  le 
mari  d'une  reine  d'Espagne,  dont  le  beau-fière  serait  un  prince  fran- 
çais? Songes-y...  c'est  rallier  à  toi  la  sœur  et  la  femme  du  baron. 

Après  un  lonj  silence,  le  comte  de  Mornand  dit  à  son  ami  d'un  ail 
à  la  fois  diplomatique  et  majestueux  : 
--  De  Ravil...  je  te  donne  carte  blanche. 


LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 


XX 


I  la  fin  de  celle  journée,  pendant  laquelle  Ernestine  de  Beaumesnil 
'il  été  à  son  insu  l'objet  de  tant  de  cupides  convoitises,  de  tant  de 
ichinations  plus  ou  moins  habiles  ou  perfides,  la  jeune  fille,  seule 

s  l'un  des  salons  de  son  nppartemeni,  attendait  l'beure  du  dîner. 
La  plus  riche  héritière  de  France  était  loin  d'être  belle  on  jolie  : 
'  front  trop  grand,  trop  avancé,  les  pommettes  de  ses  joues  trop 
iantes,  son  menton  un  peu  long,  donnaient  à  ses  traits  beaucoup 
régularité  ;  mais,  en  ne  s'arrétant  pas  à  cette  première  apparence, 
se  sentait  peu  à  peu  attiré  par  le  charme  de  la  physionomie  de  la 
•le  fillc;son  front,  trop  prononcé,  maisuni,  mais  blanc  comme  l'albâ- 
.  et  encadré  d'une  magnifique  chevelure  châtain  clair,  surmontait 
yeux  bleus  d'une  bonté  infinie,  tandis  qu'une  bouche  vermeille, 
dents  blanches,  au  sourire  mélancolique  et  ingénu,  semblait  de- 
iider  grâce  pour  les  imperfections  du  visage. 
Irnestine  de  Beaumesnil,  seulement  âgée  de  seize  ans,  avait  grandi 
5-rapidement  ;  aussi,  quoique  sa  taille  élevée  fût  parfaitement 
!te,  droite  et  dégagée,  la  jeune  fdle,  convalescente  d'une  longue 
ladie  de  croissance,  se  tenait  encore  parfois  légèrement  courbée; 
tude  qui  d'ailleurs  rendait  plus  remarquable  encore  la  gracieuse 
bilité  de  son  cou  d'une  rare  élégance. 

II  un  mot,  malgré  sa  vulgarité  surannée,  la  comparaison  d'une 
r  penchée  sur  sa  tige  exprimerait  à  merveille  l'ensemble  doux  et 
e  de  la  figure  d'Ernestine  de  Beaumesnil. 

tuvre  orpheline  abattue  par  la  douleur  que  lui  causait  la  mort  de 
.1ère  ! 

mvre  enfant  accablée  sous  le  poids  écrasant  pour  elle  de  son  im- 
se  richesse  ! 

)ntraste  bizarre...  c'était  un  sentiment  de  touchant  intérêt 

>  dirions  même  de  tendre  pitié...  que  semblaient  demander  etin- 

r  la  physionomie,  le  regard,  l'altitude  de  cette  héritière  d'une 
;ne  presque  royale... 
le  robe  noire  bien  simple  que  portait  Ernestine  augmentait  en- 

l'ëclat  de  son  teint,  d'une  blancheur  délicatement  rosée;  les 


LoncuEiL.  ia 

mains  croisses  snr  ses  genoux,  la  léle  penchée  sur  son  sein,  rorphc- 
line  soniblaii  trisio  et  rêveuse. 

La  lit  inie  clf  cimi  heures  venait  de  sonner  lorsque  la  gouvernante 
de  la  jcinu'  lille  entra  discrrtenicul  et  lui  dit  : 

—  Mademoiselle  peut-elle  recevctir  niadeinoiselle  de  la  Rochaiguê? 

—  Corlaiiioinent.  ma  bonne  Lahié,  —  rcitoiidil  la  jeune  (illc  en  tres- 
saillant et  soriant  de  sa  rêverie;  —  pounjuoi  mademoiselle  de  la  Ro- 
chaiguê n'entre-t-clle  pas? 

La  gouvernante  soriit,  et  revint  bientôt  précédant  mademoiselle 
lléléoa  de  la  Roihaii^iië. 

Celte  dévolieuse  personne  n'aborda  Ernestinc  qu'après  deux  pro- 
fondes et  cérémonieuses  révérences,  que  la  pauvre  enfant  s'empressa 
de  rendre  coup  sur  coup,  surprise,  presque  peinée  de  voir  une 
femme  de  l'âge  de  mademoiselle  lléléna  l'aborder  avec  obséquiosité. 

—  Je  remercie  mademoiselle  de  Beaumesnil  de  vouloir  bien  m'ac- 
corder  un  momcul  dentrelien,  —  dit  mademoiselle  Iléléna  d'un  ton 
formaliste  et  respectueux,  en  faisant  une  troisième  et  dernière  révé- 
rence, qu'Ernestine  lui  rendit  encore. 

Après  quoi  elle  lui  dit,  avec  un  timide  embarras  : 

—  J'ai,  à  mon  tour,  nriademoiselle  lléléna,  une  grâce  à  vous  de- 
mander... 

—  A  moi  '...  quel  bonheur  I...  dit  vivement  la  protectrice  de  M.  de 
Macreuse. 

—  Mademoiselle,  je  vous  en  prie...  ayez  la  bonté  de  m'appeler 
Ernesline...  au  lieu  de  me  dire  :  «  Mademoiselle  de  Beaumesnil.  »  Si 
vous  saviez  comme  cela  m'impose  ! 

—  Je  craignais  de  vous  déplaire,  mademoiselle,  en  me  familiari- 
sant davantage. 

—  Dites-moi  :  «  Ernesline,  »  et  non  :  a  Mademoiselle.  »  Encore 
une  fois,  je  vous  en  prie  :  ne  sommes-nous  pas  parentes?  et,  plus 
tard,  si  je  mérite  que  vous  m'aimiez,  —  ajouta  la  jeune  fille  avec 
«ne  grâce  ingénue,  —  vous  me  direz  :  «  .Ma  chère  Ernestine,  »  n'est- 
ce  pas  ? 

—  Ah  !  mon  affection  vous  a  été  acquise  dès  que  je  vous  ai  vue,  ma 
chère  Ernestine,  —  répondit  Héléna  avec  onction;  — j'ai  deviné  que 
la  réunion  de  toutes  les  vertus  cbrétioimes,  si  désirables  chez  une 
jeune  persoime  de  votre  âge...  florissail  dans  votre  cœur.  Je  ne  vous 
parle  pas  de  votre  beauté...  si  charmante,  si  idéale  qu'elle  soit,  car 

9 


U5  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

vous  ressemblez  à  une  madone  de  Raphaël.  Mais,  —  ajouta  la  dévotâ 
en  baissant  les  yeux,  —  la  beauté  est  un  don  fragile...  et  périssable 
aux  yeux,  du  Seigneur...  taudis  que  les  qualités  dont  vous  êtes  ornée 
assureront  votre  salut 

A  cette  avalanche  de  louanges  quasi  mystiques,  l'orpheline  éprouva 
un  embarras  mortel,  ne  sut  que  répondre  et  balbutia  . 

—  Je  ne  mérite  pas,  mademoiselle...  de  pareilles  louanges...  et... 
je  ne  sais... 

Puis  elle  ajouta,  très-satisfaite  de  trouver  un  moyen  d'échapper  à 
ces  flâneries  qui,  malgré  son  inexpérience,  lui  causaient  une  impres- 
sion singulière  : 

—  Vous  avez  quelque  chose  à  me  demander,  mademoiselle  ? 

—  Sans  doute,  dit  Ilélëna,  je  venais  savoir  vos  ordres...  pour  l'of- 
fice de  demain. 

—  Quel  office,  mademoiselle  ? 

—  Mais  l'office  où  nous  irons  chaque  jour. 

Et,  comme  Ernestine  fit  un  mouvement  de  surprise,  mademoiselle 
Héléna  ajouta  pieusement  : 

—  Où  nous  irons  chaque  jour...  prier  pendant  une  heure  pour  !e 
repos  de  l'âme  de  votre  père  et  de  votre  mère... 

La  jeune  fillen'avait  pas  eu  jusqu'alors  d'fteurc^a;e  pour  prier...  pour 
son  père  et  sa  mère. 

L'orpheline  priait  presque  tout  le  jour  ;  c'est-à-dire  que,  presque  à 
chaque  instant,  elle  songeait,  avec  un  pieux  respect,  avec  un  ineffa- 
ble attendrissement,  aux  deux  êtres  chéris  qu'elle  regrettait. 

Cependant,  n'osant  pas  se  refuser  à  l'invitation  de  mademoiselle 
Héléna,  Ernestine  lui  répondit  tristement  : 

—  Je  vous  remercie  d'avoir  eu  cette  pensée,  mademoiselle,  je  vous 
accompagnerai. 

—  La  messe  de  neuf  heures,  —  dit  la  dévote,  —  est  la  plus  con- 
ven.ible...  en  cela  qu'elle  se  dit  à  la  chapelle  delà  Vierge,  pour  la- 
quelle vous  avez  une  dévotion  particulière,  m'avez-vous  dit  hier,  Er- 
nestine ? 

—  Oui,  mademoiselle,  en  Italie...  tous  les  dimanches...  j'assistais 
à  l'office  dans  la  chapelle  de  la  Madone...  c'était  une  mère  aussi...  et 
je  ne  sais  pourquoi  je  préférais  lui  adresser  mes  prières  pour  ma 
mère... 

—  Elles  seront  certainement  plus  efllcaces,  ma  chère  Ërnestiae» 


L'ORGUEIL.  m 

et,  ptinqne  vous  les  nver  ooinmencées  sous  l'iuvoraiion  do  la  more 
du  SauviU!',  il  faut  les  oontinnor...  Ainsi  nous  ft-rous  doiii:  t<)u>  les 
jours  nos  dévoiious  à  la  cliapelle  de  la  Vierge,  vers  neuf  heures  da 
maliu. 

—  Je  serai  prêle,  mademoiselle. 

—  Alors,  Krnestine,  vous  m'autorisez  à  donner  des  ordres  pour 
que  votre  voiture  et  vos  gens  soient  prôls  à  cette  heure. 

—  Ma  voiture?  mes  gens? 

—  Certainement,  —  dit  la  dévote  avec  emphase,  —  votre  voiture 
drapée  et  armoriée  ;  un  des  valets  de  pied  nous  accompagnera  dans 
Téglise.  portant  derrière  nous  un  sac  de  velours  où  seront  nos  livres 
de  messe  ;  vous  savez  bien  que  c'est  lusage  chez  toutes  les  person- 
nes comme  il  faut. 

—  Pardon,  mademoiselle;  mais  à  quoi  bon  tant  d'appareils?  je 
vais  seulement  à  l'église  pour  prier;  ne  pourrions-nous  y  aller  à  pied? 
Dans  cette  saison,  le  temps  est  si  beau  ! 

—  Quelle  adnnrabie  modestie  dans  l'opulence!  —s'écria  la  dévote, 
—  quelle  simplicité  dans  la  grandeur  !  Ah  !  Ernestine,  vous  êtes  bénie 
du  Seigneur  I  pas  une  vertu  ne  vous  manque...  vo«s  possédez  la  plus 
rare  de  toutes...  la  sainte...  la  divine  humilité...  vous  qui  êiescepeo. 
dant  la  plus  riche  héritière  de  France  ! 

Ernestine  regardait  mademoiselle  lléléna  avec  un  nouvel  élonne- 
ment. 

La  naïve  enfant  ne  croyait  pas  avoir  fait  montre  de  si  merveilleux 
sentiments  en  désirant  d'aller  à  la  messe  à  pied,  par  une  belle  mati- 
née d'été;  sa  surprise  redoubla  en  entendant  la  dévote  continuer  en 
s'exaltant  presque  jusqu'au  ton  prophétique  : 

— La  grâce  d'en  haut  vous  a  touchée,  ma  chère  Ernestine  I...  Oh  !... 
oui...  tout  me  le  dit,  le  Seigneur  vous  a  bénie  jusqu'ici  en  vous  inspi- 
rant des  sentiments  profondément  religieux,  en  vous  donnant  le  goût 
d'une  vie  exemplaire  passée  dans  les  exercices  de  la  piété,  ce  qui 
n'exclut  pas  les  honnêtes  distractions  que  l'on  peut  trouver  dans  le 
monde...  Oui,  Dieu  vous  protège,  ma  chère  Ernestine,  et  bientôt  peut- 
être,  il  vous  donnera  une  marque  plus  visible  encore  de  sa  toute-puis- 
sante protection. 

La  faconde  de  la  dévote,  ordinairement  silencieuse  et  réservée,  fat 
interrompue  par  l'arrivée  de  madame  de  la  Rocliaiguè,  qui,  moins 
discrète  que  sa  belle-soeur,  entra  sans  se  faire  aaaoucer. 


148  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

La  b:ironne,  assez  surprise  de  trouver  Ernestitte  en  tête  à  tête  avee 
Iléléna,  jeta  d'abord  sur  celle-ci  un  regard  de  défiance;  mais  la  dé- 
vote reprit  aussitôt  un  masque  si  béat,  si  peu  intelligent,  que  les 
soupçons  de  la  baronne  s'effacèrent  à  l'instant. 

L'orpheline  se  leva  et  fil  quelques  pas  devant  madame  de  la  Rochai» 
gué,  qui,  empressée,  souriante,  charmante  et  pimpante,  lui  dit  le 
plus  tendrement  du  monde,  en  lui  prenant  les  deux  mams  : 

—  Ma  chère  et  toute  belle,  je  viens,  si  vous  le  permettez,  vous  te- 
nir un  peu  compagnie  jusqu'à  l'heure  du  dîner...  car  je  suis  jalouse 
du  bonheur  de  ma  chère  belle-sœur. 

—  Combien  vous  êtes  aimable  pour  moi,  madame  !  répondit  Er- 
nestine,  sensible  aux  prévenances  de  la  baronne. 

Héléna,  se  dirigeant  alors  vers  la  porte,  dit  à  la  jeune  fille,  afin 
d'aller  ainsi  au-devant  de  la  curiosité  de  madame  de  la  Rochaiguë  : 

—  A  demain  matin,  neuf  heures,  n'est-ce  pas,  c'est  convenu  ? 
Et,  après  un  affectueux  signe  de  tête  adressé  à  la  baronne,  Héléna 

sortit,  reconduite  jusqu'à  la  porte  par  mademoiselle  de  Beaumesnil. 

Lorsque  celle-ci  revint  rejoindre  madame  de  la  Rochaiguë,  la  ba- 
ronne, regardant  l'orpheline  venir  à  elle,  s'éloigna  de  quelques  pas 
à  reculons,  à  mesure  qu'Ernestine  s'approchait,  et  lui  dit  d'un  ton 
d'affectueux  reproche  : 

—  Ah  !  ma  chère  petite  belle,  vous  êtes  incorrigible!... 

—  Comment  donc  cela,  madame  ? 

—  Je  suis,  je  vous  l'ai  dit,  d'une  franchise,  oh  !  mais  d'une  fran- 
chise... brutale...  impitoyable;  c'est  un  de  mes  défauts;  aussi  je 
vous  reprocherai  encore...  je  vous  reprocherai  toujours  de  ne  pas 
vous  tenir  assez  droite  !... 

—  Il  est  vrai,  madame...  c'est  malgré  moi  que  je  me  tiens  ainsi 
quelquefois  courbée. 

—  Et  c'est  ce  que  je  ne  saurais  souffrir...  ma  chère  belle...  Oui, 
je  serai  sans  pitié,  —  reprit  gaiement  la  baronne. — Je  vous  demande 
un  peu  à  quoi  bon  cette  délicieuse  taille,  si  vous  ne  la  faites  pas  mieux 
valoir?...  à  quoi  bon  ce  visage  ravissant,  aux  traits  si  fins,  si  distin- 
gués, si  vous  le  tenez  toujours  baissé?  Il  est  pourtant  charmant  à  voir. 

—  Madame...  —  dit  l'orpheline,  non  moins  embarrassée  des 
louanges  mondaines  de  la  baronne  que  des  louanges  mystiques  de  la 
dévote. 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  tout,  —  reprit  madame  de  la  Rochaiguë  avec  un 


L'ORGUEIL.  140 

affectueux  etijoucmont,  —  il  fa»dr;i  viue  je  gronde  bleu  fort  celte  ex- 
(clleiile  inadamo  Laiiié  :  vous  avez  des  tlieveux  adiiiirahles,  et  vous 
siTiez  mille  l'ois  mieux  coilTec  avec  des  anglaises.  Voire  port  de  lète 
esl  si  nalnrellemeul  gracieux  et  noble  (quand  v(»usvous  tenez,  droite, 
bien  entendu),  (jue  ces  lonj^ues  boucles  vous  iraient  à  merveille... 

—  J'ai  toujours  été  coif.ée  connue  je  le  suis,  madame,  cl  je  ne 
songeais  pas  ù  changer  de  coiffure,  cela  m'élunl,  je  vous  l'avoue,  as- 
sez iudilTérenl. 

—  Et  c'est  encore  un  reproche  à  vous  faire,  ma  chère  belle  (vous 
voyez  que  je  ne  linis  pas)  :  il  faut  (jne  vous  soyez  coquette...  cerlai- 
nomenl  très-coiiuelle...  ou  plutôt...  c'est  moi  qui  le  serai  pour  vous. 
Je  suis  si  fièrc  de  n)a  charmante  pupille  que  je  veux  qu'elle  éclipse, 
les  plus  jolies. 

—  Je  ne  puis  jamais  avoir  celle  prétention,  madame,  répondit  Er- 
Desline  en  souriant  doui  ement. 

—  Je  voudrais  bien  que  vous  vous  permissiez  d'avoir  des  préten- 
lious,  mademoiselle,  —  reprit  en  riant  la  baronne  ;  —  je  n'entends 
pas  cela  du  loul...  cest  moi  (jui  les  aurai  pour  vous...  ces  préten- 
tions... En  un  mol,  je  veux  que  vous  soyez  citée  comme  la  plus  jo- 
lie, la  plus  élégante  des  je::nes  peisonucs...  de  même  que  vous  serez 
un  jour  citée  connue  la  [)lus  élégante  des  fenunes...  car,  entre  nous... 
je  vous  connais  depuis  hier  seulement,  ma  chère  belle.  Eh  bien  !  à 
certaines  tendances,  à  des  riens  que  j'ai  remarqués  en  vous,  je  suis 
sûre,  et  je  vous  l'ai  déjà  dit,  que  vous  êtes  née  pour  être,  un  jour, 
une  femme  à  la  mode... 

—  Moi,  madame  ?  dit  ingénument  l'orpheline. 

—  J'en  suis  sûre  ..  et  u'cat  pas  femme  à  la  mode  qui  veut,  il  ne 
sufflt  pas  pour  cela  d'avoir  de  la  beauté,  de  la  richesse,  de  la  nais- 
sance, d'être  marcpiise  ou  duchesse...  quoique  ce  dernier  titre  re- 
lève singulièremeut  une  femme...  Non,  non,  il  faut  réunir  à  tous  ces 
avantages...  un  je  ne  sais  quoi...  qui  fixe  et  commande  l'alieniion... 
attire  les  hommages,  et  ce  je  ne  sais  quoi,  vous  l'aurez...  rien  n'est 
plus  facile  à  deviner  en  vous. 

—  Mon  Dieu  1  madame...  vous  m'élonnez  beaucoup,  —  répondit  la 
pauvre  enfant  tout  abasourdie. 

—  Je  vous  étonne...  c'est  tout  simple,  vous  devez  vous  ignorer,  ma 
chère  belle  ;  mais  moi  qui  vous  étudie,  qui  vous  juge  avec  l'œil  jaloux 
el  orgueilleux  d'une  mère...  je  prévois  tout  ce  que  vous  sciez,  et  je 


151'         LES  SEPT  PÉCUÉS  CAPITAUX. 

m'en  applaudis. . .  C'est  une  si  ravissante  existence  que  celle  d'une  femme 
à  ia  mode!  Reine  de  toutes  les  fêtes,  de  tous  les  plaisirs,  sa  vie  est  un 
coniinucl  enchaniement.  Et  tenez ,  pour  vous  donner  une  idée  de  ce 
monde,  sur  lequel  vous  êtes  destinée  à  régner  un  jour,  il  faudra  qu'a- 
près-demain nous  allions  en  voiture  aux  Champs-Elysées;  il  y  aura  eu 
une  course  au  bois  de  Boulogne...  vous  verrez  revenir  tout  le  Paris  élé- 
gant... C'est  une  distraction  parfaitement  compatible  avec  votre  deuil. 

—  Mad.ïnie...  excusez-moi...  mais  ces  grandes  réunions  m'intimi- 
dent... et...  je... 

—  Oh!  ma  chère  belle,  —  reprit  la  baronne  en  interrompant  sa 
pupille,  —  je  suis  intraitable  ;  il  faudra  faire  cela  pour  moi...  D'ailleurs, 
je  liens  à  être  aussi  bien  traitée  que  mon  excellente  sœur...  et,  à  ce 
propos,  voyons,  ma  chère  belle...  qu'avez-vous  donc  comploté... 
pour  de  main  matin  avec  cette  bonne  lïéléna? 

—  Mademoiselle  lléléna  veut  bien  me  conduire  à  l'office...  madame. 

—  Elle  a  raison,  ma  chère  belle,  il  ne  faut  pas  trop  négliger  ses 
devoirs  religieux...  Mais  neuf  heures...  c'est  bien  matin...  les  femmes 
du  monde  ne  vont  guère  qu'à  l'oifice  de  midi  ;  au  moins  l'on  a  eu 
tout  le  temps  de  faire  une  élégante  toilette  du  matin,  et  l'on  rencon- 
tre à  l'église  des  figures  de  connaissance. 

—  J'ai  l'habitude  de  me  lever  de  bonne  heure,  madame,  «  et, 
puisque  mademoiselle  Uéléna  préférait  partir  à  neuf  heures,  »  j'ai 
pensé  que  cette  heure  devait  être  aussi  la  mienne. 

—  Ma  chère  belle,  je  vous  ai  dit  que  je  serai  avec  vous  d'une 
franchise,  d'une  sincérité  bnitale. 

—  Et  je  vous  en  remercie,  madame. 

—  Sans  doute,  il  ne  faut  pas,  voyez-vous,  être  glorieuse  de  ce 
que  vous  êtes  la  plus  riche  héritière  de  France...  mais,  sans  vouloir 
abuser  de  cette  position  pour  imposer  aux  autres  vos  volontés  ou  vos 
caprices...  il  ne  faut  pas  non  plus  toujours  vous  empresser  d'aller 
au-devant  du  moindre  désir  d'autrui.  Encore  une  fois,  n'oubliez  pas 
que  votre  immense  fortune... 

—  Uclas  !  madame,  —  dit  Ernestine  sans  pouvoir  retenir  deux 
larmes  qui  roulèrent  sur  ses  joues,  —  je  fais  mon  possible,  au  con- 
traire, pour  n'y  pas  songer,  à  cette  for  lune  ..  car  elle  me  rappelle 
que  je  suis  orphehne... 

—  Pauvre  chère  belle,  —  dit  madame  de  la  Rochaiguë  en  embras- 
sant Ernestine  avec  effusion,  —  coinbicu  je  m'en  veux  de  vous  avoir 


LoncuEiL  151 

ioToIontaircmcat  attristée  !  Je  vous  en  f  onjure,  séchez  ces  boanx 
yeux,  j'ai  trop  de  regret  de  vous  voir  pleurer  :  cela  me  fait  un  nuil  !... 
Erue&liiie  essu\a  Icutemenl  ses  larmes;  la  liaroime  reprit  afrctUieu- 
semeut  : 

—  Voyons,  mou  enfant.,  dn  coiirage...  soyez  raisonnable...  sans 
doute  c'est  un  malheur  affreux...  irréparable,  que  d'être  orplieline  ; 
mais  .  par  cela  que  ce  malheur  est  irréparable...  il  faut  bien  prendre 
sur  vous...  vous  dire  qu'il  vous  reste  du  moins  des  amis,  des  parents 
dévoués...  et  que,  si  le  passé  est  triste,  l'avenir  est  des  plus  brillants... 

Au  moment  où  madame  de  la  Rochaiguc  consolait  ainsi  l'orphc- 
liue,  on  frappa  discrètement  à  la  porte. 

—  Qui  est  là?  —  demanda  la  baronne. 

—  Le  majordome  de  mademoiselle  de  Bcaumesnil ,  — répondit  une 
voix,  —  et  il  sollicite  la  grâce  de  venir  se  mciire  à  ses  pieds. 

Eriicsliiic  ût  un  mouvement  de  surprise  :  la  baronne  lui  dit  en  sou- 
rùint  :  ■^'i■, 

—  C'est  une  plaisanterie  de  M.  de  la  Rochaiguë,  c'est  îui  qui  est  là 
derrière  la  porte. 

Mademoiselle  de  Beaumesnil  tâcha  de  sourire  aussi,  el  la  baronne 
dit  à  hante  voix  : 

—  Entrez,  monsieur  le  majordome...  entrez.  A  ces  mots,  le  baron 
parut,  monlrani  plus  que  jamais  ses  longues  dents,  alors  complète- 
ment découveries  par  le  rire  de  satisfaction  que  lui  inspirait  sa  plai- 
santerie. Il  alla  courtoisement  s'incliner  devant  Ernesiine,  lui  baisa 
la  main  et  lui  dii  : 

—  Mon  adorable  pupille  coniinue-l-elle  d'être  contente  de  moi  ?... 
rien  ne  manquo-t-ilàson  service?  troove-t-elle  sa  maison  sur  un  pied 
convenable  ?  n'a-t-elle  pas  découvert  d'inconvénients  dans  sou  appar- 
tement? est-elle  satisfaite  de  ses  gens? 

—  Je  me  trouve  parfaitement  bien  ici,  monsieur;  trop  bieu... 
même...  —  répondit  Ernesiine,  —  car  ce  magnifique  appartement  pour 
moi  seule...  est... 

—  Il  n'y  a  rien  de  trop  beau,  charmante  pupille,  —  dit  le  baron  d'un 
ton  péreniptoire  ;  —  il  n'y  a  rien  de  trop  somptueux  pour  la  plus  riche 
hériture  de  France. 

—  Je  suis  surtout  heureuse  et  touchée  de  l'affeciucux  accueil  que 
je  reçois  dans  votre  famille ,  monsieur,  —  reprit  Ernesiine,  —  el.  je 
vous  l'assure,  le  reste  a  pour  moi  peu  d'importance...  Soudain  les 


152  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

deux  battants  de  la  porte  du  saion  s'ouvrirent,  et  un  maître  d*h6tel 
dit  à  haute  voix  :  —  ftLideiuoiselle  est  servie... 


XXI 


Le  baron  offrit  son  bras  à  Ernesiine,  qu'il  conduisit  dans  la  saTle  à 
manger,  où  se  rendit  bientôl  Iléléna,  un  [leu  allardée  \y.\r  l'envoi 
d'une  lettre  à  l'abbé  Ledoux ,  au  sujet  de  la  rencontre  du  lendemain. 

Pendant  le  dîner,  Ercicstine  fut  le  constant  objet  des  prévenances, 
des  obséquiosités  du  baron,  de  sa  femme,  dUeléna  et  des  domes- 
tiques, qui  subisstt'iit,  comme  leurs  maîtres,  l'influence  magique  de 
ces  mots  tout-puiss:>nls  qui  résumaient  la  position  de  l'orpheline  :  2a 
plus  riche  hcritihe  de  France!... 

Vers  la  lin  du  dîner,  le  baron  ,  affectant  l'air  du  monde  le  plus  dé- 
taché, dit  à  mademoiselle  de  Beaumesnil  : 

—  Ma  chère  pupille,  vous  vous  êtes  reposée  aujourd'hui  des  fatigues 
de  votre  voyage;  il  faudrait,  ce  me  semble,  sortir,  demain  et  les 
autres  jours,  pour  vous  distraire  un  peu. 

—  Nous  y  avions  pensé,  Héléna  et  moi,  — dit  madame  de  la  Ro- 
chaiguë;  —  votre  sœur  accompagnera  demain  Ernestine  à  l'office; 
dans  l'après-diner,  mademoiselle  Palmyre  et  mademoiselle  Barenne 
viendront  essayer  à  notre  chère  petite  belle  les  robes  et  les  cha- 
peaux commandés  hier  par  mes  soins,  et,  après-demain,  nous  iroQS 
faire  un  tour  en  voiture  aux  Champs-Elysées. 

—  A  merveille,  dit  le  baron;  —  je  vois  la  journée  de  demain  et 
celle  d'après-demain  parfaitement  employées.  Seulement...  je  me 
trouve,  moi,  très-mal  partagé...  Aussi,  je  vous  demande  ma  revancK 
pour  le  jour  d'ensuite,  ma  chère  pupille...  Me  l'accordercz-vous? 

—  Certainement,  monsieur,  avec  le  plus  grand  plaisir,  —  répon- 
dit Ernestine. 

—  La  grâce  de  cette  réponse  en  double  encore  le  prix,  —  dit  le 
baron  avec  une  expression  si  convaincue,  que  l'orpheline  se  deman- 
dait ce  qu'elle  avait  répondu  de  ai  gracieux,  lorsque  la  baronne  dit  à- 
Àuw  mari  : 


L0I\GUEIL.  153 

—  Voyons,  moiuiciir  de  la  Iluchaiguc,  quels  soui  vos  projets? 

—  Ah  !  ail  !  —  ropoiiilil  le  baron  d'un  air  lin,  —  je  ri>  ^nis  ni  si 
d 'volit'ux  (jne  ma  sœur,  ni  si  mondain  que  vous,  ma  clicro  ;iniio;  je 
proitose  doue  à  notre  aimable  |iu[iille.  si  le  temiis  le  p(  rinol,  une 
promenade  dans  l'un  des  plus  beaux  jardins  de  Paris,  où  eile  verra 
une  merveilleuse  collecliou  de  rosiers  on  lleurs. 

—  Vous  ne  pouviez  miiux  elioisir,  monsieur,  dit  naïvement  Er- 
nestinc,  — j'aime  tant  les  (leurs  ! 

—  Ce  n'est  pas  tout,  et,  comme  je  suis  homme  de  précaution,  ma 
charmante  pupille,  —  ajouta  le  baron,  —  en  cas  de  mauvais  temps, 
nous  ferions  noire  promenade  dans  des  serres  chaudes  superbes  ou 
dans  une  n)agnifi(ine  galerie  de  tableaux  renfermant  les  chefs-d'œuvre 
de  l'école  moderne. 

—  El  où  se  trouvent  donc  réunies  toutes  ces  belles  choses,  mon- 
sieur ?  —  dit  Ernestine  véritablement  émerveillée. 

—  Ah  !  ma  chère  pupille...  quelle  véritable  l'arisieinie  vous  êtes! 
—  reprit  M.  de  la  Roehaiguë  en  riant  d'un  air  capable,  —  et  vous 
aussi,  baronne...  et  vous  aussi,  ma  sœur;  je  le  vois,  à  votre  air 
étonné,  vous  ignorez  où  se  trouve  ce  pays  de  merveilles,  qui  est  pour- 
tant presque  à  notre  porte. 

—  En  vérité...  —  dit  mademoiselle  de  la  Rochaiguë,  — j'ai  beau 
chercher...  je... 

—  Vous  ne  trouvez  pas?  —  reprit  le  baron  radieux,  —  voyons... 
j'ai  piiié  de  vous...  toutes  ces  merveilles  se  trouvent  réunies...  au 
Luxembourg. 

—  Au  Luxembourg!  s'écria  la  baronne  en  riant. 
Et,  s'adressant  à  l.rne>tine  : 

—  Ah!  ma  chère  bille,  c'est  ini  piège...  abominable,  car  vous  ne 
savez  pas  la  passion  de  M.  de  la  Roch.iiguë  pour  une  autre  des  mer- 
veilles du  Luximbourg ,  dont  il  se  garde  bien  de  vous  parler  ! 

—  Et  quelle  e;l  cette  autre  merveille,  madame?  —  demanda  la 
jeune  fdie  eu  souriant. 

—  Figurez-vi-us...  pauvre  chère  innocenie...  que  M.  de  la  Uochai* 
guê  est  capable  de  vous  conduire  à  une  séance  de  la  Chambre  des 
pairs...  sous  préicxlc  de  serres,  de  fleurs  et  de  tableaux  ! 

—  Eli  bien!  pourquoi  pas,  dans  la  tribune  diplomatique.'  —  Ma 
chère  pupille  s'y  trouverait  en  belle  et  bonne  compagnie,  —  riposta 

9. 


154         LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

le  baron;  —  elle  renconlrerait  là   de  ces   bienheureuses  femmes 
d'ambassadeurs...  de  ministres... 

—  Bienheureuse...  le  mot.  est  charmant,  —  dit  gaiement  la  bav 
ronne,  et  d'où  leur  vient  celte  canonisation,  s'il  vous  plaît? 

Puis,  se  tournant  vers  Héléna  : 

—  Entendez-vous  votre  frère...  ma  chère...  que'  blasphème! 

—  Je  maintiens,  —  répondit  le  baron,  —  qu'il  n'est  pas  an  monde 
une  position  plus  enviable,  plus  charmante...  plus  admirable,  que 
celle  de  la  femme  d'un  ambassadeur...  ou  d'un  ministre...  Ah!  ma 
chère  amie...  ajouta  le  Canning  ignoré  en  s'adressant  à  sa  femme 
d'un  ton  pénétré,  —  que  n'ai-je  pu  vous  donner  une  pareille  posi- 
tion! Vous  eussiez  été...  jalousée...  adulée...  fêtée...  Vous  seriez  de- 
venue, j'en  suis  sûr...  une  femme  politique  supérieure...  Vous  eus- 
siez dirigé  l'Etat  peut-être...  Est-il  un  rôle  plus  beau  pour  une 
femme? 

—  Voyez-vous,  ma  chère  belle,  quel  dangereux  flatteur  que  M.  de 
la  Rochaig!:ê,  dit  la  baronne  à  Ernestiiie,  —  il  est  capable  de  vouloir 
peut-être  vous  donner  aussi  le  goût  de  la  politique... 

—  A  moi,  madame?  oh  !  je  ne  crains  pas  cela,  répondit  Ernestine 
en  souriant. 

—  Vous  raillerez  tant  que  vous  voudrez,  ma  chère  amie,  —  dit  le 
baron  à  madame  de  la  Rochaiguë  ;  —  mais  je  prétends  que  ma  chère 
pupille...  a  dans  l'esprit  quelque  chose  de  réfléchi...  de  posé...  de 
sérieux...  trè -remarquable  pour  son  âge,  sans  compter  qu'elle  res- 
semble incroyablement  au  portrait  de  la  belle  et  fameuse  duchesse 
de  Longueville,  qui  a  eu  sous  la  Fronde  une  si  grande  influence  po- 
litique. 

—  Ah  !...  c'est  trop  fort!  —  dit  la  baronne  en  interrompant  son 
mari  avec  un  redoublement  d'hilarité. 

L'orpheline,  un  moment  pensive,  ne  partagea  pas  cette  gaieté  ;  elle 
trouvait  singulier  qu'en  moins  de  deux  heures,  les  trois  personnes 
dont  nous  parlons  eussent  tour  à  tour  découvert  qu'elle  réunissait 
les  vocations  les  plus  singulièrement  opposées  : 

Celle  de  femme  dévote, 

De  femme  à  la  mode, 

De  femme  politique, 

La  conversation  fut  interrompue  par  le  bruit  retentissant  d'une 
voilure  qui  entrait  dans  la  cour  de  l'hôtel. 


L'ORGUEIL.  155 

Le  baron  dil  à  sa  fomnie  : 

—  Vou>  ii'.ivoz  pas  rerinc  voire  porte  ce  soir? 

—  Non...  mais  je  u'alleuds  personne...  à  moins  que  ce  ne  soil  ma- 
dame de  MirocourL,  qui,  vous  le  savez,  vient  quelquefois  en  prima 
sera  avant  d'aiUr  dans  le  monde. 

—  En  ce  cas,  où  voulez-vous  la  recevoir? 

—  Si  cela  ne  vous  ennuyait  pas  trop  ,  ma  chère  belle  ,—  dit  la  ba- 
ronne à  Ernotine,  —  vous  me  permei triez  de  recevoir  madame  de 
Mirecouri  dans  votre  salon;  c'est  une  dij:uc  et  excellente  personne. 

—  Faites  absolumeul  comme  il  vous  plaira,  madame, — répondit  Er- 
nesiiue. 

—  \o\is  ferez  entrer  dans  le  salon  de  mademoisene  de  Beaumesoil, 
—dit  la  baronne  à  l'uu  des  domestiques. 

Celui-ci  sortit,  et  revint  bientôt  en  disant  : 

—  D'après  les  ordres  de  madame  la  baronne  ,  j'ai  fait  entrer  cbex 
mademoiselle...  mais  ce  n'était  pas  madame  de  Mirecourt. 

—  Etqiiidouc  était-ce? 

—  M.  le  marquis  de  Maillefort,  madame  la  baronne. 
Au  nom  du  marquis,  le  baron  s'écria  : 

—  C'est  insupportable  !  Une  visite  à  une  pareille  heure  est  d'une 
Caouiliarité  inconcevable. 

La  baronne  fit  signe  à  son  mari  de  se  contraindre  devant  les 
gens,  et  dit  tout  bas  à  Ernestine  ,  qui  semblait  surprise  de  cet  inci- 
dent : 

—  M.  de  la  Rochaiguë  n'aime  pas  M.  de  Maillefort,  qui  est  un  des 
plus  malins  et  des  plus  méch;ints  bossus  qu'on  puisse  imaginer.  . 

—  Un  vrai  satan... — ajouta  Héléna. 

— 11  me  semble, — dit  Ernestine  en  réfléchissant,  — qu'autrefois.,, 
chez  ma  niere,  j'ai  entendu  prononcer  le  nom  de  .M.  de  MaillelCF t. 

—  El  certes,  ma  toute  belle,  reprit  la  baronne  en  souriant,  —  l'on 
ne  parlait  pas  précisément  du  marquis  comme  d'un  bon  ange. 

—  Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  entendu  parler  de  M.  de  Muille- 
fort  en  bien  ou  eu  mal,— répondit  l'orpheline,— je  me  rappelle  seule- 
ment son  nom... 

—  El  ce  nom,— dit  le  baron,  — cet  celui  d'une  véritable  peste  ! 

—  Mais,  madame,-- dit  mademoiselle  de  Beauraesnil  en  hésitant, — 
si  M.  de  Maillefort  est  si  méchant,  pourquoi  le  recevez-vous? 

—  Âh  !  ma  chère  belle...  dans  le  monde,  on  est  obligé  à  tant  de 


156  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

concessions,  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  personnes  de  la  naissance  de 
M.  deMaillefort! 

Et  s'adressant  au  baron  : 

—  Il  est  impossible  de  prolonger  le  dîner  plus  longtemps,  car  on  a 
servi  le  café  dans  le  salon. 

Madame  de  la  Rochaiguë  se  leva  de  table;  le  baron,  dissimulant 
son  dépit,  offrit  son  bras  à  sa  pupille,  et  tous  entrèrent  dans  le  salon 
où  attendait  M.  de  Maillefort. 

Le  marquis  avait  pendant  longtemps  tellement  pris  l'habitude  de  se 
vaincre,  à  l'endroit  de  sa  profonde  et  secrète  passion  pour  la  comtesse  de 
Beaumesnil,  passion  que  celle-ci  avait  seule  pénétrée,  qu'à  la  vue  d'Er- 
nestine,  il  ne  trahit  en  rien  l'intérêt  qu'elle  lui  inspirait;  il  songea, 
non  sans  tristesse,  qu'il  lui  fallait  se  montrer  devant  l'orpheline  ce  qu'il 
avait  toujours  été  devant  les  autres,  incisif  et  sarcastique;  un  change- 
ment soudain  dans  ses  manières  ,  dans  son  langage ,  eût  éveillé  les 
soupçons  des  la  Rochaiguë ,  et ,  pour  protéger  Ernestine  à  l'insu  de 
tous  et  peut-être  à  l'inpu  d'elle-même,  afin  d'accomplir  ainsi  les  der- 
nières volontés  de  la  comtesse  ,  il  ne  devait  en  rien  exciter  les  dé- 
fiances des  personnes  dont  lorpheline  était  entourée. 

M.  de  Maillefort,  doué  d'une  grande  sagacité,  s'aperçut,  avec  un 
cruel  serrement  de  cœur,  de  l'impression  défavorable  que  son  aspect 
causait  à  Ernestine,  car  celle-ci ,  encore  sous  rinlïuence  des  calom- 
nies dont  le  bossu  venait  d'être  l'objet,  avait  involontairement  tres- 
sailli et  détourné  les  yeux  à  la  vue  de  cet  être  difforme. 

Si  diversement  pénibles  que  furent  alors  les  sentiments  du  mar- 
quis, il  eut  la  force  de  les  dissimuler  ;  s'avançant  alors  vers  madame 
de  la  Rochaiguë,  le  sourire  aux  lèvres,  l'ironie  dans  le  regard  : 

—  Je  suis  bien  indiscret,  n'est-ce  pas,  ma  chère  baronne  ?  mais, 
vous  le  savez...  ou  plutôt  vous  l'ignorez  ;  l'on  n'a  des  amis  que  pour 
mettre  avec  eux  ses  défauts  à  l'aise...  à  moins  cependant,— ajouta  le 
marquis  en  s'indinant  profondément  devant  Iléléna,  — à  moins  que, 
comme  mademoiselle  de  la  Rochaiguë...  on  n'ait  pas  de  défauts...  et 
qu'on  soit  un  ange  de  perfection,  descendu  des  cieux  pour  lédifica- 
tion  des  fidèles;  alors,  c'est  pis  encore  :  quand  on  est  si  parfait,  l'on 
infligea  ses  amis  le  supplice  de  l'envie...  ou  de  l'admiration,  car 
pour  beaucoup  c'est  tout  un... 
Et  s'adressant  à  M.  de  la  Rochaiguë  : 
—  M'est-ce  pas  que  j'ai  raison,  baron?  je  m'en  rapporte  à  vous,  qui 


LOUCUEIL  157 

avez  le  bonheur  de  n'être  blessaui...  ni  par  vos  qualité  ni  p:ir  vos 
dér.iuis. 

Le  baron  sourit,  montra  outragoiisemcnt  ses  longues  dents  et 
répondit  en  tâchant  de  contraindre  sa  mauvaise  humeur  : 

—  Ah!  inarcjuis  !...  marquis...  toujours  malicieux,  mais  totijours 
aimable. 

Songeant  alors  qu'il  ne  pouvait  se  dispenser  de  présenter  M.  de 
Blailiiforl  à  sa  ptq)ille,  qui  regardait  le  bossu  avec  une  crainte  crois- 
sante, le  baron  dit  à  Ernesline  : 

—  Ma  cher,  pujtille.  pcriiietiez-moi  de  vous  présenter  M.  le  mar- 
quis de  .Maillefoi  i,  un  de  nos  bons  amis. 

Apres  s'être  incline  devant  la  jeune  fille,  qui  lui  rendit  son  salut 
d'un  air  embarrassé,  le  bossu  lui  dit  avec  une  froideur  polie  : 

—  Je  suis  heureux,  mademoiselle,  d'avoir  niainlcnant  un  moiif 
de  plus  pour  vesiir  souvent  chez  madame  de  la  Rochaiguë. 

El,  comme  s'il  se  croyait  libéré  envers  l'orpheline  par  celte  bana- 
lité, le  marquis  s'inclina  de  nouveau,  et  alla  s'asseoir  auprès  de  la  ba- 
ronne, pendant  que  son  mari  lâchait  de  donner  une  contenance  à  sou 
dépit,  en  dégustant  le  café  avec  lenteur,  ci  qu'ilcléna,  s'emp.aant 
d'Ernestine,  l'ennnenail  à  ([Uclques  pas,  sous  piétextc  de  lui  faire  ad- 
mirer les  fleurs  d'une  jaidinière. 

Le  marquis,  sans  paraître  faire  la  moindre  attention  à  Ernestinc  et 
à  Uéléna,  ne  les  perdit  cependant  pas  de  vue  ;  il  avait  l'ouïe  très-fine, 
et  il  esiiérait  surprendre  queUpies  mots  de  l'enlrelien  de  la  dévoie  et 
de  l'orpheline,  tout  en  causant  avec  madame  de  la  Rochaiguë;  con- 
versation d'abord  nécessairement  insignifiante,  chacun  des  inlerlo- 
culeurs,  cachant  soigneusement  le  fond  de  sa  pensée  sons  tm  partage 
frivole  ou  banal,  tâchait  de  voir  venir  son  adversaire,  ainsi  que  Ion 
dit  vulgairement. 

Le  vague  d'un  paieil  entretien  favorisait  à  merveille  les  înienlions 
du  marquis  ;  aussi,  tandis  que,  d'une  oreille  distraite,  il  écoutait  ma- 
dame de  la  Rochaiguë,  il  écoutait  de  l'autre  et  très-curieusement, 
Ernesline,  le  baron  et  Iléléna. 

La  dévote  et  son  frère,  croyant  le  bossu  tout  à  son  entrelien  avec 
madame  de  la  Rochaiguë  ,  rappelèrent  à  l'orplidine,  dans  le  courant 
de  leur  conversation,  la  promesse  qu'elle  avait  faite  : 

A  Iléléna  de  l'accompagner  le  lendemain  à  l'office  de  neuf  heures; 


158  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

Au  baron  d'aller  le  surlendemain  admirer  avec  lui  les  merveilles 
du  Luxembourg. 

Quoiqu'il  n'y  eût  rien  d'extraordinaire  dans  ces  projets  acceptés 
par  Ernesline,  M.  de  Maillcfort,  très  en  défiance  contre  les  la  Rochai- 
guë,  ne  regarda  pas  comme  inutile  pour  lui  d'être  instruit  de  ces  par- 
ticularités ,  en  apparence  insignifiantes.  Il  les  nota  soigneusement 
dans  son  esprit,  tout  en  répondant  avec  son  aisance  habituelle  aux 
lieux  communs  de  la  baronne. 

L'attention  du  bossu  était  ainsi  partagée  depuis  quelques  minutes, 
lorsqu'il  vit  du  coin  de  l'œil  Héléna  parler  bas  à  Ernestine  en  lui 
montrant  du  regard  madame  de  la  Rochaiguë ,  comme  pour  lui  dire 
qu'il  ne  fallait  pas  la  déranger  de  son  entrelien;  puis  l'orpheline, 
Héléna  et  le  baron  quittèrent  discrètement  le  salon. 

Madame  de  la  Rochaiguë  ne  s'aperçut  de  leur  absence  qu'au  bruit 
que  fit  la  porte  en  se  refermant. 

Ce  départ  servait  à  souhait  la  baronne  ;  la  présence  des  autres  per- 
sonnes eût  gêné  une  explication  qu'il  lui  paraissait  très-urgent  d'avoir 
avec  le  marquis  :  elle  étaat  trop  fine ,  trop  rompue  au  monde,  pour 
n'avoir  pas  pressenti,  ainsi  qu'elle  l'avait  dit  à  son  mari,  que  le  mar- 
quis, revenant  chez  elle  après  une  longue  interruption  dans  leurs  re- 
lations, ne  pouvait  être  ramené  que  par  la  présence  de  l'héritière, 
sur  laquelle  il  avait  nécessairement  quelque  vue  cachée. 

La  passion  du  bossu  pour  madame  de  Beaumesnil  n'ayant  été  devi- 
née par  personne,  sa  dernière  entrevue  avec  la  comtesse  mourante 
ayant  aussi  été  tenue  secrète,  madame  de  la  Piochaiguë  ne  pouvait 
soupçonner  et  ne  soupçonnait  pas  la  sollicitude  que  le  marquis  por 
tait  à  Ernestine... 

Voulant  néanmoins  tâcher  de  pénétrer  les  desseins  du  bossu,  afiui 
de  les  déjouer  s'ils  contrariaient  les  siens,  madame  de  la  Rochaiguë 
interrompit  son  insignifiante  conversation  dès  que  la  porte  se  fût  re- 
fermée sur  l'orpheline. 

—  Eh  bien  !  —  demanda  la  baronne  au  bossu, — comment  trouvez- 
vous  mademoiselle  de  Beaumesnil? 

—  Je  la  trouve  très-généreuse... 

—  Comment  cela,  marquis,  très-généreuse  ? 

—  Sans  doute...  avec  sa  fortune...  votre  pupille  aurait  le  droit  d'ê- 
tre aussi  laide  et  aussi  bossue  que  moi...  mais  a-t-elle  quelques  qua- 
lités? 


L'ORCLEIL.  16» 

—  Je  la  oonnais  depuis  si  peu  de  temps,  que  je  ne  saurais  trop  vous 
dire... 

—  Voyons,  pourquoi  ces  rciiccnccs?...  vous  scolci  bien  que  je  ne 
Tiens  pas  vous  deuiaïuier  la  main  de  voire  pupille. 

—  Qui  sait?... — reprit  la  baronne  en  riant. 

—  Moi...  je  le  sais,  et  je  vous  le  dis... 

—  Scrieusomeul,  marquis.'  — reprit  madame  de  la  Bochaiguë  d'un 
ton  pcnéirc— Je  suis  sûre  qu'à  l'heure  qu'il  est,  cent  projets  de  ma- 
riage sont  déjà  formés... 

—  Contre  mademoiselle  de  Deaumcsnil  ? 

—  Contre  est  très-joli...  mais,  tenez  ,  marquis  ,  je  veux  être  fran- 
che avec  vous. 

—  Vraiment,—  dit  le  bosfu  avec  une  suprise  railleuse.  —  Eh  bien  ! 
moi  aussi.  Allons,  ma  chère  baronne...  faisons  cette  petite  débauche... 
de  sincérité  ;  ma  foi  !  tant  pis  ! 

El  M.  de  Maillefort  rapprocha  son  fauteuil  du  canapé  où  la  baronne 
était  assise. 


xxu 

Madame  de  la  Rochaiguë  ,  après  un  moment  de  silence,  jotant  sur 
M.  de  Maillefort  un  regard  pénétrant,  lui  dit  : 

—  Mar(ii:is,  je  vous  ai  deviné. 

—  Ah  bah  ! 

—  Parfaitement  deviné. 

—  Vous  faites  tout  en  perfection...  ça  ne  m'étonne  pas;  voyons 
donc  celle  surprenante  deviuation. 

—  De  peur  de  raviver  mes  regrets,  je  ne  veux  pas  compter  le  nom- 
bre d'années  pendant  lesquelles  vous  n'avez  pas  mis  les  pieds  chez 
moi,  marquis...  et  voilà  que,  soudain...  vous  me  revenez  avec  ua 
empressement  tout  flatteur...  Moi  qui  suis  bonne  femme  et  pas  du 
tout  glorieuse,  je  me  suis  dit... 

—  Voyons...  baronne,  qu'est-ce  que  vous  vous  êtes  dit? 


160  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  je  me  suis  dit  tout  simplement  ceci  :  «  Après  le 
brusque  délaissement  de  M.  de  Maillefort ,  qui  me  vaut  donc  le  nou- 
veau plaisir  de  le  voir  si  souvent?...  C'est  probablement  parce  que  je 
suis  la  tutrice  de  mademoiselle  de  Beaumesnil ,  el  que  cet  excellent 
marquis  a  un  iniérêi  quelconque  à  revenir  chez  moi.  » 

—  Ma  foi,  lj;ironne,  c'est  à  peu  près  cela... 

—  Conmient,  vous  l'avouez  ? 

—  Il  le  faut  bien.. 

—  Vous  allez  me  faire  douter  de  ma  pénélraiion  en  vous  rendant  si 
vite,  marquis... 

—  Ne  sommes-nous  pas  en  pleine  orgie...  de  franchise? 

—  C'est  vrai... 

—  Alors...  à  mon  tour,  je  m'en  vais  d'abord  vous  dire  pourquoi 
j'ai  soudain  cessé  de  venir  chez  vous...  c'est  que,  voyez-vous,  ba- 
ronne, moi  je  suis  une  manière  de  stoïqiie... 

—  Eh  bien  !...  que  fait  là  le  stoïcisme? 

—  Il  fait  beaucoup,  car  il  m'a  donné  l'habitude...  lorsqu'une  chose 
me  plaît  extrêmement...  d'y  renoncer  soudain,  afin  de  ne  me  point 
laisser  amollir  par  de  trop  douces  habitudes...  Voilà  pourquoi,  ba- 
ronne, j'ai  brusquement  cessé  de  vous  voir. 

—  Je  voudrais  croire  cela...  mais... 

—  Essayez...  toujours...  (Juant  à  mon  retour  chez  vous... 

—  Ah  I  ceci  est  plus  curieux. 

—  Vous  avez  deviné...  à  peu  près  juste... 

—  A  peu  près...  marquis  ? 

—  Oui ,  car  bien  que  je  n'aie  aucun  projet  au  sujet  du  mariage  de 
votre  pupille,  je  me  suis  cependant  dit  ceci  :  «Celte  prodigieuse  héri- 
tière va  être  le  but  d'une  foule  d'intrigues  plus  amusantes...  ou  plus 
ignobles  les  unes  que  les  autres...  La  maison  de  madame  de  la  Ro- 
chaiguë  sera  le  centre  où  aboutiront  tant  d'intrigues  diverses.  On 
sera  là,  comme  on  dit,  aux  premières  loges,  pour  voir  tous  les  actes 
de  cette  haute  comédie...  A  mon  âge,  el  fait  comme  je  suis...  je  n'ai 
d'autre  amusement,  dans  le  monde,  que  l'observation.  J'irai  donc  en 
observateur  chez  madame  de  la  Rochaiguë...  Elle  me  recevra,  parce 
qu'elle  m'a  reçu  autrefois  ,  et  qu'après  tout  je  ne  suis  ni  plus  sot  ni 
plus  ennuyeux  qu'un  autre.  Ainsi,  de  mon  coin,  j'assisterai  tranquil- 
lement à  celle  hille  acharnée  entre  les  prétendants;  voilà  la  vérité; 
maintenant,  baronne,  anrez-vous  le  courage  de  me  refuser  de  temps 


L'ORGUEIL.  ICI 

à  aiiire  une  jiotito  place  dans  voire  salon  pour  observer  celle  bataille 
dont  voire  inipillc  doit  èlre  le  prix? 

—  Ah  !  niaripiis...  —  dil  madame  de  la  Itocliaigiië  eu  liocliaiil  la 
lêie, — vous  n'êies  pas  de  ces  gens  qui,  sans  prendre  pari  à  la  mêlée, 
ropardonl  les  autres  se  battre. 

—  \.\\  1...  eh  !..  je  ne  dis  pas  non... 

—  Vous  voyez  donc  bien  ..  vous  ne  resterez  pas  nculre. 

—  Je  n'en  sais  rien...  —  ajouta  le  maripiis. 
Et  il  appuya  beaucoup  sur  les  mois  suivants  : 

—  Biais  comme  je  suis  assez  compté  dans  le  monde,  comme  je  sais 
beaucoup  de  choses...  comme  j'ai  toujours  su  maintenir  n)on  franc 
parler,  connue  j  ai  lioncur  des  lâchetés,  je  vous  avoue...  que  si... 
dans  la  mêlée ,  connue  vdus  dites,  ma  chère  baroiuic...  je  voyais  per- 
fidement atlaquor  ou  menacer  un  brave  guerrier ,  dont  la  vaillance 
m'aurait  intéressé ,  j'irais,  ma  foi,  à  son  secours  par  tous  les  moyens 
dont  je  puis  disposer. 

—  Mais...  monsieur  ,  —  dit  la  baronne  en  cachant  son  dépit  sous 
un  rire  forcé, —  cela...  permettez  moi  de  vous  le  dire...  cela  esi  une 
sorle...  d'inquisition  permanente...  dont  vous  seriez  le  grand  inqui- 
siteur, et  dont  le  siège  serait  chez  moi... 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  chez  vous  ou  ailleurs...  ma  chère  baronne;  vous 
sentez  bien  qr.e  si,  par  un  caprice  de  jolie  femme...  et  plus  que  per- 
sonne vous  pouvez  vous  permettre  ces  caprices-là...  vous  disiez  à 
vos  gens  qu'à  l'avenir  vous  n'y  serez  jamais  pour  moi... 

—  Ah  1  marquis,  poiivez-vo'.i.^  penser  ?.. 

—  Je  plaisante,  —  reprit  M.  de  .MaiUcfort  d'im  ton  sec,—  le  baron 
esl  de  trop  bonne  compagnie  pour  souffrir  que  votre  porte  me  soil 
refusée  sans  raison,  et  il  m'épargnera,  j'en  suis  certain,  une  e.\plica- 
lion  à  ce  sujet...  J'avais  donc  l'honneur  de  vous  dire  ,  ma  chère  ba- 
ronne, qu'une  fois  résolu  d'observer  ce  fait  fort  curieux,  à  savoir  : — 
De  quelle  maniirc  se  marie...  la  plus  riche  héritière  de  France...  je 
puis  placer  partout  le  siège  de  mon  observatoire  ,  car ,  malgré  ma 
taille...  j'ai  la  prétention  de  voir...  droil...  de  haut...  et  de  loin.,. 

—  Allons...  mon  cher  mariiuis,  —  dil  madame  de  la  Rocliaiguë  re- 
devenant souriante,  —  avouez-le,  c'est  une  alliauce  offensive  et  dé- 
fensive que  vous  me  proposez  ? 

—  Pas  le  moins  du  monde...  Jô  ne  veux  être  ni  pour  vous  ni  con- 
tre vous.  J'observerai  beaucoup,  et  puis...  sclou  mou  petit  jugement 


462  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

et  mes  faibles  ressources...  je  lâcherai  de  servir  ou  de  desservir  ce- 
lui-ci ou  celui-là...  si  l'envie  m'en  prend,  ou  plutôt  si  la  justice  et  la 
loyauté  l'exigent  ;  car  vous  savez  combien  je  suis  original. 

—  Mais  pourquoi  ne  pas  vous  borner  à  votre  rôle  de  curieux,  d'ob- 
servateur ?  pourquoi  ne  pas  rester  neutre  ? 

—  Parce  que...  et  ce  n'est  pas  moi,  c'est  vous  qui  l'avez  dit,  ma 
chère  baronne...  parce  que  je  ne  suis  malheureusement  pas  de  ceux- 
là  qui  peuvent  voir  les  autres  se  battre...  sans  prendre  un  peu  part 
à  la  mêlée... 

—  Mais  enfin,  —  dit  madame  de  la  Rochaiguë  poussée  à  bout,  — 
si...  (et  c'est  une  pure  supposition,  car  nous  sommes  décidés  à  ne 
pas  songer  de  longtemps  au  mariage  d'Ernestine),  si,  par  supposition, 
vous  disais-je...  nous  avions  quelqu'un  en  vue  pour  elle,  que  feriez- 
vous?... 

—  Je  n'en  sais,  ma  foi,  rien  du  tout. 

—  Allons,  monsieur  le  marquis,  vous  jouez  au  fin  avec  moi...  vous 
avez  un  projet  quelconque? 

—  Aucun  Je  ne  connais  pas  mademoiselle  de  Beauiuesnil  ;  je  ne 
vous  propose  personne...  Je  suis  donc  parfaitement  désintéressé  dans 
mon  rôle  de  curieux,  d'observateur,  et  puis  enfin,  je  vous  demande 
un  peu,  qu'est-ce  que  cela  vous  fait,  ma  chère  baronne,  que  je  sois 
curieux  et  observateur  ? 

—  Il  est  vrai,  —  dit  madame  de  la  Rochaiguë  en  reprenant  son 
sang-froid,  —  car,  après  tout,  en  mariant  Ernesliue,  que  pouvons- 
nous  avoir  en  vue  ?  son  bonheur. 

-^  Parbleu  ! 

—  Nous  n'avons  donc  rien  à  craindre  de  votre  ohservatoire,  comme 
vous  dites,  mon  cher  marquis. 

—  Rien,  absolument,  ma  chère  baronne. 

—  Car,  enfin,  si  par  hasard  nous  faisions  fausse  route... 
— •  Ce  qui  arrive  aux  mieux  intentionnés. 

—  Certainement...  marquis...  vous  ne  manqueriez  pas  alors  de 
venir  à  notre  aide  ..  et  de  nous  signaler  l'écueil...  du  haut  de  votre 
lumineux  observatoire. 

—  On  est  observateur...  c'est  pour  cela...  —  dit  M.  de  Maillefort 
en  se  levant  pour  prendre  congé  de  madame  de  la  Rochaiguë. 

—  Comment,  marquis,  —  dit  la  baronne  en  minaudant,  —  vous 
me  quittez  déjà? 


L'ORGUEIL.  tes 

—  A  mon  prand  regret...  je  vais  faire  ma  tournée  dans  cinq  oui 
six  salons,  aliii  d'entoiidrc  parler  de  votre  iiériiièrc...  Yoll'^  n'avez 
pas  d'idée  comme  c'est  amus-aut...  et  curieux...  et  parfois  révoltant... 
tous  ces  bavardages...  au  sujet  d'une  dot  si  pliénoniénale. 

—  Ali  v'»>  *  "10"  cher  maniais,  —  dit  madame  de  la  Uochaiguë  en 
tendant  sa  main  au  bossu  de  l'air  le  plus  cordial,  —  parlons  sérieuse- 
ment ..  J'espère  vous  voir  souvent,  n'est-ce  pas?  très-souvent...  Et, 
puisque  tout  ceci  vous  intéresse...  malin  curieux,  soyez  tranquille,  je 
TOUS  tiendrai  au  fait  de  tout,  ajouta  mystérieusement  la  baronne. 

—  Et  moi  aussi,  —  répondit  non  moins  mystérieusement  M.  de 
Jlaillefort.  —  De  mon  côté,  je  vous  raconterai  tout...  ce  sera  déli- 
cieux ;  et,  à  propos...  de  propos,  —  ajouta  le  marquis  en  souriant  et 
d'un  air  très-détaché  (quoiqu'il  fût  venu  chez  madame  de  la  Rochai- 
guê  autant  pour  voir  Erne?tine  que  pour  tâcher  d'obtenir  quelques 
éclaircissements  sur  un  mystère  encore  impénétrable  pour  lui);  —  à 
propos  de  propos,  —  reprit  donc  le  marquis,  —  avez-vous  entendu 
parler  d'un  enfant  naturel  (pie  laisserait  monsieur  de  Beaumesnil  ? 

—  Monsieur  de  Beaamesnil?  — demanda  la  baronne  avec  surprise. 

—  Oui,  —  lui  répondit  le  bossu,  car,  en  déplaçant  ainsi  la  question, 
il  espérait  arriver  au  même  résultat  d'investigation  sans  risquer  de 
compromettre  le  secret  qu'il  croyait  avoir  surpris  à  madame  de  Beau- 
mesnil. —  Oui,  avez-vous  entendu  dire  que  monsieur  de  Beaumesnil 
eût  eu  un  enfant  naturel?    ■ 

—  Non...  —  répondit  la  baronne,  —  c'est  la  première  fois  que  ce 
bruit  vient  jusqu'à  moi  ..  Dans  le  temps,  on  a,  je  crois,  parlé  d'une 
liaison  de  la  comtesse  avant  son  mariage...  Ce  serait  donc  plutôt  à 
elle...  que  se  rapporterait  l'histoire  de  ce  prétendu  enfant  naturel, 
mais  je  n'ai,  quant  à  moi,  jamais  rien  entendu  dire  à  ce  sujet. 

—  Alors,  que  ce  bruit  regarde  le  comte  ou  la  comtesse,  —  reprit 
le  bossu,  —  c'est  évidemment  un  conte  absurde,  ma  chère  baronne, 
puisque  vous  en  ignorez  complètement,  vous  qui,  par  votre  position 
et  par  votre  connaissance  des  affaires  de  la  famille,  devriez  être  mieux 
iosiruite  que  personne  sur  un  fait  si  grave. 

—  Je  vous  assure,  marquis,  que  nous  n'avons  rien  vu  ni  lu,  qui 
pdt  nous  donner  le  moindre  soupçon  que  monsieur  ou  que  madame  de 
Beaumesnil  ait  laissé  un  enfant  naturel... 

M.  de  Maillefort,  doué  d'inliniment  de  tact  et  de  pénétration,  fut 
avec  raison  convaincu  de  l'ignorance  absolue  de  madame  de  la  Ro- 


164  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

chaigué  au  sujet  de  la  fille  naturelle  qu'il  supposait  à  la  comtesse;  il 
vit  avec  cliagrin  la  vaniié  de  sa  nouvelle  tentative,  désespérant  pres- 
que de  pouvoir  accomplir  les  dernières  volontés  de  madame  de  Beau- 
mesnil,  ne  sachant  comment  retrouver  la  trace  de  cette  enfant  in- 
connue. 

Madame  de  la  Rochaigiié  reprit  sans  remarquer  la  préoccupation 
du  bossu  : 

—  Du  reste...  on  dit  tant  de  choses  inconcevables  à  propos  de  cet 
héritage!  N'a-t-on  pas  aussi  parlé  de  legs  aussi  bizarres  que  magni- 
fiques laissés  par  la  comtesse... 

—  Vraiment!... 

—  Ce  sont  encore  là  des  histoires  de  l'autre  monde,  —  reprit  ma- 
dame de  la  Rochaiguë  avec  un  ton  de  dénigrement  marqué,  car  elle 
avait  toujours  été  fort  hostile  à  madame  de  Beaumesnil; — la  comtesse 
a  laissé  de...  mesquines  pensions  à  deux  ou  trois  vieux  serviteurs,  et 
une  petite  gratification  à  ses  autres  domestiques...  C'est  à  cela  que 
se  réduisentceslegssi  magnifiques.  Seulement,  pendant  que  la  comtesse 
était  en  veine  de  générosité,  —  ajouta  madame  de  la  Rochaiguë  avec 
un  redoublement  d'aigreur,  —  elle  aurait  dû  ne  pas  commettre  l'in- 
gratitude d'oublier  une  pauvre  fille  à  qui  elle  devait  pourtant  bien 
quelque  reconnaissance  ! 

—  Comment  cela  ?  demanda  le  marquis  obligé  de  cacher  ses  pé- 
nibles sentiments  en  entendant  la  baremne  attaquer  la  mémoire  de 
madame  de  Beaumesnil  ;  de  quelle  jeune  fille  voulez-vous  parler? 

—  Vous  ne  savez  donc  pas  que,  pendant  les  derniers  temps  de  sa 
vie,  la  comtesse,  suivant  l'avis  de  ses  médecins,  avait  fait  venir  au- 
près d'elle  une  jeune  artiste  à  qui  elle  a  dû  souvent  de  grands  soula- 
gements dans  ses  douleurs? 

—  En  effet,  l'on  m'en  a  vaguement  parlé,  —  répondit  le  bossu  en 
cherchant  à  rassembler  ses  souvenirs. 

—  Eh  bien  !  a'est-il  pas  inouï  que  la  comtesse  n'ait  pas  laissé  le 
moindre  petit  legs  à  cette  pauvre  fille  ?  Si  c'est  un  oubli...  il  ressem- 
ble furieusement  à  de  l'ingratitude... 

Le  marquis  connaissait  si  bien  la  noblesse  et  la  bonté  de  cœur  de 
madame  de  Beaumesnil,  qu'il  fut  doublement  frappé  de  cet  oubU  à 
l'endroit  de  la  jeune  artiste. 

Après  quelques  instants  de  réflexion,  il  pressentit  vaguement  que, 
par  cela  même  que  cet  oubli,  s'il  était  réel,  semblait  inexplicable,  il 


L'ORGUEIL  165 

y  avait  dans  cette  circonstance  autre  chose  qu'un  manque  de  mé- 
moire. 

Aussi  reprit-il  : 
j     —  Vous  êtes  sûre,  baronne,  que  cette  jeune  fille  n'a  reçu  aucune 
rémuncratiou  de  madame  de  Bcaumcsuil  ?  \ Ous  eu  êtes  bleu  sûre? 

—  Noire  conviction  a  été  si  unanime  à  ce  sujet,  —  reprit  la  ba- 
ronne enchantée  de  cette  occasion  de  se  faire  valoir,  —  que,  révol- 
tés de  ringraiiiude  de  la  comtesse,  nous  avons,  par  égard  pour  la 
famille,  envoyé  un  billet  de  cinq  cents  francs  à  cette  jeune  fille... 

—  C'était  justice. 

—  Sans  doute...  Et  savez-vous  ce  qui  est  advenu? 

—  Non... 

—  La  jeune  artiste  nous  a  rapporté  fièrement  les  cinq  cents  francs 
en  disant  qu'elle  avait  été  payée... 

—  Cela  est  d'un  noble  cœur,  —  dit  vivement  le  marquis;  —  mais, 
vous  le  voyez,  la  comtesse  n'avait  pas  oublié  cette  jeune  fille...  Sans 
doute,  elle  lui  aura  remis  à  elle  quelque  témoignage  de  sa  gratitude... 
au  lieu  de  lui  laisser  un  legs... 

—  Vous  ne  croiriez  pas  cela,  marquis,  si  vous  aviez  vu  la  misère 
décente  mais  significative  des  vêtements  de  cette  jeune  fille...  Cela 
faisait  mal,  et,  certes,  elle  eût  été  autrement  habillée...  si  elle  avait 
eu  quelque  part  aux  largesses  de  madame  de  Beanmesnil;  d'ailleurs, 
cette  pauvre  jeune  artiste  qui,  soit  dit  en  passant,  est  belle  comme 
un  astre,  m'a  fait  si  grande  pitié,  —  ajouta  madame  de  la  Rochaiguë 
avec  une  affectation  de  sensibilité,  —  la  délicatesse  de  sa  conduite 
m'a  si  fort  émue,  que  je  lui  ai  proposé  de  venir  donner  des  leçons  de 
musique  à  Ernestine... 

—  Vrai  !  vous  avez  fait  cela?...  mais  c'est  superbe  ! 

—  Votre  étouncment  est  peu  flatteur,  marquis. 

—  Vous  confondez  l'admiration  avec  l'étomieincnt,  baronne;  je  ne 
m'étonne  pas  du  tout...  je  sais  les  trésors  de  bonté,  de  mansuétude, 
que  renferme  votre  excellent  cœur,  —  dit  .M.  de  Maillefort  en  cachant 
sous  sou  persiflage  habituel  l'espérance  qu'il  avait  enfin  d'être  sur  la 
Toie  du  mystère  qu'il  avait  tant  d'intérêt  à  pénétrer. 

—  Au  lieu  de  railler...  la  bonté  de  mon  cœur,  marquis,  —  répon- 
dit madame  de  la  Rochaiguë,  —  vous  devriez  l'imiter,  ei  tâcher, 
parmi  vos  nombreuses  connaissances,  de  procurer  des  leçons  à  celte 
pauvre  fille. 


166         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Cerlainement,  —  répondit  le  marquis  avec  une  froideur  appa- 
rente à  l'endroit  de  la  jeune  artiste,  —  je  vous  promets  de  m'intéres- 
ser  à  votre  protégée...  quoique  j'aie  peu  d'autorité  comme  connais- 
seur en  musique.  Mais  comment  se  nomme  et  où  demeure  cette  jeune 
fiUe? 

—  Elle  se  nomme  Herminie,  et  demeure  rue  de  Monceau...  Je  ne 
me  souviens  pas  du  numéro,  mais  je  vous  le  ferai  savoir. 

—  Je  m'emploierai  donc  pour  mademoiselle  Herminie,  si  je  le 
puis...  mais  à  charge  de  revanche,  baronne,  dans  le  cas  où  j'aurais 
aussi  à  réclamer  votre  patronage,  pour  quelque  prétendant  à  la  main 
de  mademoiselle  de  Beaumesnil,  je  suppose...  que  je  verrais  du 
haut  de  mon  observatoire  avoir  le  dessous  dans  la  rude  mêlée  des 
concurrents... 

—  En  vérité,  marquis,  vous  savez  mettre  le  prix  à  vos  services... 

—  répondit  la  baronne  en  souriant  d'un  air  contraint,  —  mais  je  suis 
certaine  que  nous  nous  entendrons  toujours  parfaitement. 

—  Et  moi  donc,  ma  chère  baronne,  vous  ne  sauriez  croire  com- 
bien je  me  réjouis  d'avance  du  louchant  accord  qui  va  désormais 
exister  entre  nous  deux.  Eh  bien  !  après  tout,  —  ajouta  le  marquis 
avec  un  accent  rempli  de  bonhomie,  —  avouons-le,  noire  petite  dé- 
bauche de  sincérité...  nous  a  fameusement  profilé...  nous  voici  en 
pleine  confiance...  n'est-ce  pas,  ma  chère  baronne? 

—  Sans  doute  ;  et  malheureusement,  —  ajouta  la  baronne  avec  un 
soupir,  —  c'est  si  rare,  la  confiance!... 

—  Mais  aussi,  quand  ça  se  rencontre,  —  répondit  le  marquis,  — 
comme  c'est  bon!...  hein!  ma  chère  baronne? 

—  C'est  divin  !  mon  cher  marquis.  Ainsi  donc,  au  revoir  et  à  bien- 
tôt, je  l'espère. 

—  A  bientôt,  —  dit  M.  de  Maillefort  en  sortant  du  salon. 

—  Maudit  homme  !  —  s'écria  madame  de  la  Rochaiguë  en  bondis- 
sant de  son  fauteuil. 

Et,  marchant  à  grands  pas,  elle  donna  enfin  cours  à  ses  sentiments, 
si  difficilement  comprimés. 

—  Il  n'y  a  pas  une  des  paroles  de  cet  infernal  bossu,  —  reprit-elle, 

—  qui  n'ait  été  un  sarcasme  ou  une  menace. 

—  Le  fait  est  que  c'est  un  bien  prodigieux  scélérat,  —  s'écria  la 
voix  du  baron,  qui  apparut  soudain  à  l'une  des  portes  du  salon  dont 
il  écarta  les  portières. 


L'ORlillEIL.  167 


XXIU 


A  h  viie  de  W.  de  la  T\ochaigiië,  apparaissant  ainsi  à  peu  de  dis- 
tance du  canapé  où  elle  s'était  tenue  pendant  son  entretien  avec 
M.  de  Maillefori,  la  baronne  s'écria  . 

—  Comment,  monsieur,  vous  étiez  là? 

—  Certainement...  car,  pressentant  que  votre  entretien  avec  M.  de 
Maillefori  deviendrait  très-intéressant,  dès  que  vous  seriez  tous  deux 
seuls,  j'ai  fait  le  tour  par  le  petit  salon,  et  je  suis  venu  écouter  là... 
derrière  ces  portières,  tout  près  de  vous... 

—  Eh  bien  !  vous  l'avez  entendu,  ce  maudit  marquis? 

—  Oui,  madame,  et  j'ai  aussi  entendu  que  vous  avez  eu  la  faiblesse 
de  l'engager  à  revenir,  an  lieu  de  lui  signifier  nettement  son  congé. 
Vous  aviez  une  si  belle  occasion  ! 

—  Eh  !  monsieur,  est-ce  que  M.  de  Maillefort  ne  peut  pas  être  aussi 
dangereux  de  loin  que  de  près?  11  me  l'a  bien  fait  comprendre;  et, 
d'ailleurs,  on  ne  traite  pas  avec  cette  grossièreté  un  homme  de  la 
naissance  et  de  l'importance  de  M.  de  Maillefort. 

—  Et  qu'en  adviemlrait-il  donc,  s'il  vous  plaît? 

—  Il  en  adviendrait,  monsieur,  que  le  marquis  vous  ferait  deman- 
der satisfaction  de  celte  impertinence.  Vous  ne  l'avez  donc  pas  en- 
tendu? Ignorez-vous  donc  qu'il  a  eu  plusieurs  duels  toujours  malheu- 
reux... pour  ses  adversaires,  et  que,  dernièrement  encore,  il  a  forcé 
M.  de  Mornand  à  se  battre  dans  une  chambre  pour  une  plaisanterie?... 

—  Et  moi,  madame,  je  n'aurais  pas  élé  aussi  bénévole...  aussi  dé- 
bonnaire... aussi  simple  que  M.  de  Mornand;  je  ne  me  serais  pas 
battu...  Ah!  ah!  Et  voilà!... 

—  Alors  M.  de  Maillefort  vous  eût  partout  poursuivi,  accablé  de  ses 
épigrammes...  il  y  avait  de  quoi  vous  faire  déserter  le  monde...  à 
force  de  honte... 

—  Mais  c'est  donc  une  bête  enragée  que  ce  monstre-là?...  il  n'y  a 
donc  pas  de  lois?  Ah!  si  j'étais  à  la  Chambre  des  pairs,  de  tels  scan- 
dales ne  resteraient  pas  impunis  ;  on  ne  serait  plus  à  la  merci  du 
premier  coupe-jarret  !  —  s'écria  le  malheureux  baron.  —  Mais,  pour 
l'amour  de  Dieu,  à  qui  en  a-t-il?  que  veut-il,  ce  damné  marquis? 


168         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Vous  avez,  eu  vcriié,  bien  peu  de  pénétration,  monsieur  !  Il  a 
pourtant  parlé  avec  une  assez  insolente  franchise...  D'autres  auraient 
pris  des  détours...  auraient  agi  de  ruse...  M.  de  Maillefort...  point. 
«  Vous  voulez  marier  mademoiselle  de  Beaumesnil...  Je  veux  voir, 
moi,  comment  et  à  qui  vous  la  marierez;  et,  si  l'envie  m'en  prend, 
dans  ce  mariage  j'interviendrai.  »  Voilà  ce  qu'il  a  eu  l'audace  de  me 
dire...  Et  cette  menace...  il  peut  la  tenir... 

—  Heureusement  Ernestine  paraît  avoir  une  peur  horrible  de  cet 
affreux  bossu,  et  ïïéléua  doit  lui  dire  qu'il  était  l'ennemi  acharné  de 
la  comtesse... 

—  Qu'est-ce  que  cela  fera?...  Supposons  que  nous  trouvions  an 
parti  convenable  pour  nous  et  pour  Ernestine,  le  marquis,  par  ses 
railleries,  par  ses  sarcasmes,  n'est-il  pas  capable  de  donner  à  celte 
innocente  fille...  l'aversion  de  celui  que  nous  voudrions  lui  faire 
épouser?...  Et  ce  n'est  pas  seulement  ici  qu'il  peut  nous  jouer  ce  tour 
odieux  et  bien  d'autres  qu'il  est  capable  d'imaginer  ;  il  nous  les 
jouera  partout  où  il  rencontrera  Ernestine...  car  nous  ne  pouvons  pas 
la  séquestrer,  il  faut  que  nous  la  conduisions  dans  le  monde. 

—  C'est  donc  cela  surtout  que  vous  craignez?  je  serais  assez  de 
votre  avis,  si... 

—  Eh!  monsieur!  est-ce  que  je  sais  ce  que  je  crains;. ..j'aimerais 
cent  fois  mieux  avoir  une  crainte  réelle,  si  menaçante  qu'elle  fût,  je 
saurais  du  moins  où  est  le  péril,  je  m'arrangerais  pour  y  échapper; 
tandis  qu'au  contraire  le  marquis  nous  laisse  dans  une  perplexité  in- 
cessante, et  cela  peut  nous  faire  commettre  cent  maladresses...  nous 
gêner,  et  paralyser  peut-être  les  résolutions  que  nous  aurons  à 
prendre  dans  notre  intérêt...  Il  faut,  en  un  mot,  nous  résigner  à 
nous  dire  :  «Il  y  a  là  un  homme  d'une  pénétration  et  d'un  esprit  dia- 
boliques, qui  voit  ou  qui  cherche  à  voir  ou  à  savoir  tout  ce  que  nous 
ferons,  et  qui,  malheureusement,  a  mille  moyens  de  réussir...  tandis 
que  nous  n'avons  aucun  moyen,  nous,  d'échapper  à  sa  surveillance.  » 

— r  J'en  reviens  à  mon  idée  de  tout  à  l'heure,  —  dit  le  baron  d'un 
air  très-satisfait,  — je  la  crois  juste...  vraie...  évidente...  celte  idée... 

—  Quelle  idée? 

—  C'est  que  le  marquis  est  un  bien  prodigieux  scélérat  ! 

—  Bonsoir,  monsieur,  —  dit  impatiemment  madame  de  la  Ro- 
chaiguë  en  6e  dirigeant  vers  la  porte  du  salon. 


l 


L'ORGUEIL  ICI» 

—  ComintMit,  —  dit  le  haron,  —  vous  vnns  en  nlloi  comme  cela, 
dans  une  paifillo  i-xtrémilo,  sans  convenir  de  rien! 

—  Convenir  de  quoi  ? 

—  De  ee  qu'il  y  a  à  faire. 

—  Est-ce  (lue  j'en  sais  quelque  chose?  —  s'écria  madame  de  la 
Rochaiguë  hors  d'elle-mênïe  et  en  frappant  du  pied.  —  (le  méchaut 
bossu  m'a  compléieuient  démoralisée...  et  vous  achevez  de  me 
rendre  stupide...  par  vos  btlles  rédoxioiis. 

Et  madame  de  la  Rochaiguë  quitta  le  salon,  dont  elle  referma  la 
porte  avec  violence  au  nez  du  baron. 

Pendant  l'entretien  de  madame  de  h  Rochaiguë  et  de  M.  de 
Maillefort,  Héléna  avait  reconduit  mademoiselle  de  Beaumesnil  chez 
elle,  lui  disiint,  au  moment  de  la  quitter  : 

—  Allons...  dormez  bien,  ma  chère  Ernostine,  et  priez  le  Seigneur 
qu'il  éloigne  de  vos  rêves  la  figure  de  c«  vilniu  monsieur  de  Maillefort! 

—  En  effet,  mademoiselle,  je  ne  sais  pourquoi...  il  me  fait  presque 
peur... 

—  Ce  sentiment  est  bien  naturel...  —  répondit  doucement  la  dé- 
vote, —  et  plus  opportun  (jue  vous  ne  le  pensez...  car,  si  vous  saviez... 

Et,  comme  Iléléna  se  taisait,  la  jeune  (ille  reprit  : 

—  Vous  n'achevez  pas...  mademoiselle? 

—  C'est  qu'il  est  des  choses...  pénibles  à  dire  contre  le  prochain... 
quoique  méritées...  —  ajouta  la  dévote  d'un  air  béat.  —  Ce  monsieur 
de  i^Iaillefort... 

—  Eh  bien  !  mademoiselle? 

—  Je  crains  de  vous  attrister,  ma  chère  Ernestioe. 

—  Je  vous  en  prie...  parlez...  mademoiselle. 

—  Ce  méchant  marquis,  puisqu'il  faut  vous  le  dire,  a  été  l'un  des 
ennemis  les  plus  acharnés  de  votre  pauvre  chère  mère. 

—  De  ma  mère?...  — s'écria  douloureusement  mademoiselle  de 
Beaumesnil. 

Puis  elle  ajouta  avec  une  touchante  naïveté  : 

—  L'on  vous  a  trompée,  mademoiselle...  ma  mère  ne  pouvait  pas 
avoir  d'ennemis. 

Héléna  secoua  tristement  la  tête  et  répondit  d'un  ton  de  tendre 
commisération  : 

—  Chère  enfant...  cette  candide  ignorance  fait  l'éloge  de  voire 
cœur...  mais,  hélas!  les  êtres  les  meilleurs,  les  plus  inoffensifs,  sont 

10 


170  LES  SEPT  PÉCilÉS  CAPITAUX. 

exposés  au  courroux  des  méchauis.  Les  brebis  n'ont-elles  pas  pouf 
ennemis  les  loups  ravisseurs? 

—  Et  que  lui  avait  donc  fait  ma  mère  à  M.  de  Maillefort,  ma- 
demoiselle? —  demanda  Ernestine,  les  larmes  aux  yeux. 

—  Elle!  la  pauvre  chère  femme,  mais  rien...  Jésus,  mon  Dieu! 
autant  dire  que  l'agneau  irait  attaquer  le  tigre. 

—  Alors,  mademoiselle,  quel  était  le  sujet  de  la  haine  de  M.  de 
Maillefort? 

—  Hélas!  ma  pauvre  enfant...  mes  conûdences  ne  peuvent  aller 
jusque-là...  c'est  trop  odieux,  —  répondit  Héléua  en  soupirant,  — 
trop  horrible. 

—  J'avais  donc  raison  de  craindre  cet  homme,  —  dit  Ernestine 
avec  amertume,  —  et  pourtant  je  me  reprochais...  de  céder  sans 
raison  à  un  éloignement  involontaire... 

—  Ah!  ma  chère  enfant...  puissiez-vous  n'avoir  jamais  d'éloigne- 
ment  plus  mal  justifié  !...  —  dit  la  dévole  en  levant  les  yeux  au  ciel. 

Puis  elle  reprit  : 

—  Allons,  ma  chère  Ernestine,  je  vous  laisse...  dormez  bien... 
Demain  matin,  je  viendrai  vous  prendre  à  neuf  heures  pour  aller  à 
l'office... 

—  A  demain,  mademoiselle...  Uélas!...  vous  me  laissez  avec  une 
triste  pensée  *.  —  Ma  mère...  avait  un  ennemi... 

—  11  vaut  mieux  connaître  les  méchants  que  les  ignorer,  ma 
chère  Ernestine...  au  moins,  l'on  peut  se  garantir  de  leurs  maléfices... 
Adieu  donc,  à  demain  matin. 

—  A  demain,  mademoiselle. 

Et  mademoiselle  de  la  Rochaiguë  s'en  alla  tout  heureuse  de  l'a- 
dresse perfide  avec  laquelle  elle  avait  laissé  au  cœur  de  made- 
moiselle de  Beaumesnil  une  cruelle  défiance  contre  M.  de  Maillefort. 

Ernestine,  restée  seule,  sonna  sa  gouvernante,  qui  lui  servait  de 
femme  de  chambre. 

Madame  Laîné  entra. 

Elle  avait  quarante  ans  environ,  une  physionomie  doucereuse,  des 
manières  prévenantes,  empressées,  mais  dont  l'empressement  même 
annonçait  quelque  chose  de  servile,  bien  éloigné  de  ce  dévouement 
de  bonne  nourrice,  dévouement  naïf,  absolu,  mais  cependant  em- 
preint de  toute  la  dignité  d'une  affection  désintéressée. 

—  Mademoiselle  veut  se  coucher?  dit  madame  Laîné  à  Ernestine. 


L'OIIGIIEIL.  f71 

—  Non,  ma  bonne  Lainé,  pas  encore...  Apporlez-moi,  je  vous 
prie,  mon  m-ccssaiic  à  écrire... 

—  Oui,  niadruioiselle... 

Le  nécfssairo  à  écriri"  él.ini  apporié  dans  la  chambre  d'Ernestine, 
sa  gouvoni.intc  lui  dil  : 

—  J'aurais  ù  faire  part  de  quelque  chose  à  mademoiselle. 

—  QuVst-cc  que  c'est  ? 

—  Madame  la  barouiK!  a  arrêté  une  femme  de  chambre  coiffeuse, 
et  une  autre  femme  pour  nKulouioiselle...  et... 

—  Je  vous  ai  déjà  dit,  ma  boiuie  Laîné,  que  je  ne  voulais  pour 
moD  service  particulier  aucune  autre  personne  que  vous...  ei  Thérèse. 

—  Je  le  sais,  mademoiselle,  et  je  l'ai  fait  observer  à  madame  la 
baromie  ;  mais  elle  craint  que  vous  ne  soyez  pas  suffisammeut  servie. 

—  Vous  me  suffisez  parfailemeiit. 

—  Madame  la  baronne  a  dit  que  néanmoins  ces  demoiselles  reste- 
raient à  l'hôtel,  dans  le  cas  oi^  vous  en  auriez  besoin,  et  cela  se 
trouve  d'autant  mieux  que  madame  la  baronne  a  dernicremeat  rcn- 
Toyé  sa  fenmie  de  chambre,  et  qac  ces  demoiselles  lui  serviront  eu 
attendant. 

—  A  la  bonne  heure...  —  répondit  Ernestine  avec  indifférence. 

—  Mademoiselle  n'a  besoin  de  rien? 

—  Non,  merci. 

—  Mademoiselle  se  trouve  toujours  bion  dans  cet  appartement? 

—  Très-bien. 

—  H  est  du  reste  superbe;  mais  il  n'y  a  rien  de  trop  beau  pour 
mademoiselle  :  c'est  ce  que  tout  le  monde  dit. 

—  Ma  bonne  Laîné,  —  dil  Ernestine  sans  répondre  à  l'observation 
de  sa  gouvernante,  —  vous  me  préparerez  ce  qu'il  me  faut  pour  mu 
toilette  de  nuit...  Je  me  coucherai  seule,  et  vous  m'éveillerez  de- 
main avant  huit  heures. 

—  Oui,  mademoiselle. 

Puis,  au  moment  de  sortir,  madame  Laîné  reprit,  pendant  qu'Ernes- 
tioe  ouvrait  son  secrétaire  à  écrire  : 

—  J'aurais  quelque  chose  à  demander  à  mademoiselle. 

—  Que  voulez-vous? 

—  Je  serais  bien  reconnaissante  à  mademoiselle  si  elle  pouvait 
avoir  la  bonté  de  me  donner  deux  heures  demain  ou  après  pour  aller 


172  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

voir  une  de   mes  parentes,    madame  Uerbaut,  qui  demeure  aux 
Bati^nolles. 

—  Eh  bien!...  allez-y  demain  matin...  pendant  que  je  serai  à 
l'office. 

—  Je  remercie  mademoiselle  de  sa  bonté. 

—  Bonsoir,  ma  bonne  Laîné,  —  dit  Ernestine  en  donnant  ainsi 
congé  à  sa  gouvernante,  qui  semblait  vouloir  continuer  la  conver- 
sation. 

Cet  entretien  donne  une  idée  juste  des  relaiions  qui  existaient 
entre  mademoiselle  de  Beaumesnil  et  madame  Laîné. 

Celle-ci  avait  souvent,  en  vain,  essayé  de  se  familiariser  avec  sa 
jeune  maîtresse  ;  mais,  aux  premiers  mots  de  la  gouvernante  dans 
cette  voie,  mademoiselle  de  Beaumesnil  coupait  court  à  l'entretien,  ja- 
mais avec  hauteur  ou  avec  dureté,  mais  en  lui  donnant  quelque  ordre 
avec  une  affectueuse  bonté. 

Après  le  départ  de  madame  Laîné,  Ernestine  resta  longtemps  pen- 
sive, puis,  s'asseyani  devant  la  table  où  était  son  nécessaire  à  écrire, 
elle  l'ouvrit  et  en  tira  un  petit  album  relié  en  cuir  de  Russie,  dont 
les  premiers  feuillets  étaient  déjà  remphs. 

Rien  de  plus  simple,  de  plus  touchant,  que  l'histoire  de  cet  album. 

Lors  de  son  départ  pour  l'Italie,  Ernestine  avait  promis  à  sa  mère 
(ainsi  que  la  comtesse  l'avait  dit  à  Ilerminie)  de  lui  écrire  chaque 
jour  une  espèce  de  journal  de  son  voyage;  à  cette  promesse,  la  jeune 
fille  n'avait  manqué  que  pendant  les  quelques  jours  qui  suivirent  la 
mort  inattendue  de  son  père...  et  pendant  les  quelques  jours  non 
moins  affreux  qui  succédèrent  à  la  nouvelle  de  la  mort  de  la  com- 
tesse de  Beaumesnil. 

Le  premier  accablement  de  la  douleur  passé,  Ernestine  trouva  une 
sorte  de  pieuse  consolation  à  continuer  d'écrire  chaque  jour  à  sa 
mère...  se  faisant  ainsi  une  illusion  à  la  fois  douce  et  cruelle...  en 
poursuivant  ces  confidences  si  touchantes. 

La  première  partie  de  cet  album  contenait  la  copie  des  lettres 
écrites  par  Ernestine  à  sa  mère,  du  vivant  de  celle-ci. 

La  seconde  partie...  séparée  de  la  première  par  une  croix  noire... 
contenait  les  lettres  que  la  pauvre  enfluit  n'avait,  hélas  !  pas  eu 
besoin  de  recopier. 

Mademoiselle  de  Be;iumesnil  s'assit  donc  devant  la  table  ;  après 
avoir  essuyé  les  larmes  que  provoquait  toujours  la  vue  de  cet  album, 


L'ORGUEIL.  173 

rempli  pour  elle  de  poigiianis  souvenirs,  elle  écrivit  Il's  lignes  sui- 
TaïUos  : 

u  ...  Je  uc  l'ai  p:»s  eciil,  ciicre  inam.iii.  depuis  mon  anivco  chez 
m.  lie  la  llocliaigiië.  mou  Uitcur,  parce  (pic  je  voulais  autant  (jue 
possible  me  bien  remlru  comple  de  nu-s  premières  impressions. 

«  Ei  puis,  lu  sais  connue  je  suis  :  depuis  que  je  l'ai  (piillce.  lors- 
que j'arrive  quelque  pari,  je  mo  trouve  pendant  un  jour  ou  deux  loul 
étonnée,  presque  attristée  par  le  clianijemenl;  il  faut  que  je  m'ha- 
bitue, pour  ainsi  dire,  à  la  vue  des  choses  donl  je  suis  cnlouréc  pour 
retrouver  ma  lihcrlé  d'esprit... 

«  L'apparicmeni  ([ue  j'occupe  ici  toute  seule  est  si  magnifique,  si 
grand,  qu'hier  je  m'y  regardais  comme  perdue;...  cela  me  faisait 
presque  peur...  aujourd'hui  je  commefice  à  m'y  habituer. 

«  Madame  de  la  Rochaiguë,  son  mari  et  sa  s;eur  m'ont  reçue 
comme  leur  enfant;  ils  me  comblent  d'altenlions,  de  prévenances,  cl, 
si  l'on  pouvait  avoir  pour  un  si  bon  accueil  un  sontimenl  autre  que 
celui  de  la  recomiaissanee,  je  métounerais  de  ce  que;  des  personnes 
d'un  âge  si  vénérable  me  iraiicnt  avec  autant  de  délerence. 

«  5L  de  la  Rochaiguë,  mon  tuteur,  est  la  bonté  même;  sa  femme, 
qui  me  gale  à  force  de  tendresse,  est  très-gaie,  très-animée;  quant 
à  mademoiselle  lléléna,  sa  belle-sœur,  je  ne  crois  qu'il  y  ait  de 
personne  plus  douce  et  plus  sainte. 

«  Tu  vois,  chère  maman,  que  lu  peux  être  rassurée  su:  le  sort  de 
ta  pauvre  Ernesline;  emourée  de  lant  de  soins,  elle  esl  aussi  heu- 
reuse qu'elle  peut  l'être  désormais. 

«  Mon  seul  désir  serait  de  me  voir  mieux  connue  de  .M  de  la 
Rochaiguë  el  des  siens;  alors  sans  doute  ils  me  traiteraient  avec 
moins  de  cérémonie,  ils  ne  me  leraient  plus  de  cesconq)limcnts  dont 
je  suis  embarrassée,  et  que  l'on  se  cro'.t  sans  doute  obligé  de  me 
faire  afin  de  me  mettre  en  couliance... 

«  Bons  cl  excelli-nls  parents  1  ils  s'ingénient  chacun  de  son  côlé  à 
chercher  ce  que  l'on  peut  dire  de  plus  aimable  à  une  jeune  lille. 
Plus  tard,  ils  verront,  je  l'espère,  qu'ils  n'avaient  pas  besoin  de  me 
flatter  pour  s'assurer  de  mon  allachemenl...  En  m'accueillanl  chez 
eux,  on  dirait  presque  qu'ils  sont  mes  o'oligés...  Cela  ne  m'élonne 
pas,  chère  maman,  combien  de  fois  ne  m'as-lu  pas  dit  que  les  gens 
délicats  semblaient  toujours  reconnaissants  des  services  (pi'ils  avaient 
le  bonlieur  de  pouvoir  rendre  ! 

10. 


17-i         LES  SEPT  PÉCUÉS  CAPITAUX. 

«  J'ai  eu  aussi  quelques  momenis  pénibles,  —  non  par  la  faute  de 
mon  luieur  ou  de  sa  famille,  mais  par  une  circonstance  pour  ainsi 
dire  forcée. 

«  Ce  matin,  un  monsieur  {mon  notaire,  à  ce  que  j'ai  appris)  m'a 
été  présenté  par  mon  tuteur,  qui  m'a  dit  : 

«  —  Ma  chère  pupille,  il  est  bon  que  vous  sachiez  le  chiffre  exact 
de  votre  foriune,  et  monsieur  va  vous  en  instruire. 

«  Alors  le  notaire,  ouvrant  un  registre  qu'il  avait  apporté,  m'en  a 
fait  voir  la  dernière  page  toute  remplie  de  chiffres,  en  me  disant  : 

«  —  Mademoiselle,  d'après  le  relevé  exact  de...  (il  a  ajouté  un 
mot  que  je  ne  me  rappelle  pas),  vos  revenus  se  montent  à  la  somme 
de  trois  millions  cent  vingt  mille  francs  environ,  ce  qui  vous  fait 
à  peu  prés  huit  mille  francl  par  jour.  Rien  que  cela,  —  a  ajouté  le 
notaire  en  riant;  —  aussi  étes-vous  la  plus  ricee  héritière  de  frakce. 

«  Alors,  pauvre  chère  maman,  cela  ma  rappelé  ce  qu'hélas!  je 
n'oublie  presque  jamais  :  que  j'étais  orpheline...  seule  au  monde... 
et  malgré  moi  j'ai  pleuré.  » 

Ernestine  de  Beaumesnil  s'interrompit  d'écrire. 

De  nouveau  ses  larmes  coulèrent  abondamment,  car,  pour  cette 
tendre  et  naïve  enfant,  ï héritage...  c'était  la  mort  de  sa  mère,  de 
son  père... 

Plus  calme,  elle  reprit  la  plume  et  continua  : 

((  ...  Et  puis,  maman,  il  m'est  impossible  de  t'expliquer  cela,  mais 
en  apprenant  que  j'avais  huit  mille  francs  par  jour,  comme  disait  le 
notaire,  j'ai  ressenti  une  grande  surprise,  mêlée  presque  de  crainte. 

«  Tant  d'argent...  à  moi  seule!...  pourquoi  cela?  me  disais-je. 

«  Il  me  semblait  que  c'était  une  injustice. 

a  Qu'avais-je  fait  pour  être  si  riche  ? 

«  Et  puis  encore  ces  mots,  qui  m'avaient  fait  pleurer  :  «  Vous  éks 
c  la  plus  riche  héritière  de  France...  »  alors  m'effrayaient  presque... 

«  Oui...  je  ne  sais  comment  t'expliquer  cela...  mais,  en  songeant 
que  je  possédais  cette  immense  fortune,  je  me  sentais  inquiète...  Il 
me  semble  que  je  devais  éprouver  ce  qu'éprouvent  les  gens  qui  ont 
un  trésor  et  qui  tremblent  à  la  pensée  des  dangers  qu'ils  courraient 
si  on  voulait  les  voler. 

«  Et  pourtant...  non...  cette  comparaison  n'est  pas  bonne,  car  je 
n'ai  jamais  tenu  à  l'argent  que  toi  et  mon  père  vous  me  donnie» 
chaque  mois  pour  mes  fantaisies... 


L'ORGUEIL.  175 

«  Mon  Dieu,  chère  mamaD,  j'analyse  mal  ce  que  je  ressens  en  pen- 
sant rt  mes  richesses,  comme  ils  disent...  cela  est  involontaire  et  inex- 
plicable ;  poiit-ôiro  jo  m'accoulunierai  à  penser  autrement. 

«  En  alloiulant,  je  suis  chez  d'excellents  parents...  (^lu'ai-je  à  crain- 
dre? c'est  un  enlanlillage  de  ma  part...  sans  doute...  Mais  à  qui  di- 
rai-je  tout?  chère  maman,  si  ce  n'est  à  toi?  M.  de  la  r.ochaigiic  et 
les  siens  sont  parfaits  pour  moi.  mais  je  ne  serai  jamais  tout  ù  fait  en 
confiance  avec  eux:  tu  le  sais,  saul'  pour  toi  et  pour  mon  père,  j'ai 
toujours  été  uaturellomeut  très-réservée,  et  souvent  je  me  reproche 
de  ne  pouvoir  me  familiariser  davantage  avec  ma  bonne  Laine,  qui 
est  pourtant  à  mon  service  depuis  |)lusieurs  années,  cette  familiarité 
m'est  im|jos>ible;  cependant  je  suis  loin  d'être  fière...  » 

Puis,  faisant  allusion  à  laversion  qu'elle  éprouvait  pour  M.  de  Mail- 
lefort,  en  suite  des  calommics  de  la  dévote.  Krnestine  ajouta  : 

«  J'ai  été  cruellement  émue,  ce  soir,  mais  il  s'agit  d'une  chose  si 
indigne...  que  par  respect  pour  toi,  ma  chère  maman,  je  ne  veux  pas 
récrire.  Et  puis,  je  n'en  aurais  pas,  je  crois,  le  courage. 

«  Bonsoir,  chère  maman,  demain  malin  et  les  autres  jours  j'irai  à 
l'office  de  neuf  heures  avec  mademoiselle  de  la  Rochaiguë  ;  elle  est 
si  bonne  que  je  nai  pas  voulu  la  refuser...  Cependant  mes  vraies 
prières,  chère  et  pauvre  maman,  sont  celles  que  je  fais  dans  le  re- 
cueillement et  dans  la  solitude...  Demain  matin  et  les  autres  jours, 
perdue  au  milieu  des  indifférents,  je  prierai  pour  toi  ;  mais  c'est  tou- 
jours lorsque  je  suis  seule,  comme  à  cette  heure,  lorsque  toutes  mes 
pensées,  toute  mon  âme  s'élèvent  vers  toi,  que  je  te  prie  comme  on 
prie  Dieu...  bonne  et  sainte  mère!!!  » 

Après  avoir  renfermé  l'album  dans  le  nécessaire  dont  elle  portait 
toujours  la  clef  suspendue  à  son  cou,  l'orpheline  se  coucha  et  s'endor- 
mit, le  cœur  plus  calme,  plus  consolé  depuis  qu'elle  avait  épanché 
ses  naïves  cftuûdeuces  dans  le  sein  d'une  mère...  hélas  I...  alors  m- 
mortelle. 


XXIV 

Le  lendemain  matin  du  jour  où  .M.  de  Maillefort  avait  été  pour  la 
première  fois  présenté  à  mademoiselle  de  Beaumesnil,  le  commandant 


176  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

Bernard,  l'air  soiinVaiii,  mais  résigné,  était  étendu  dans  son  bon  fau- 
teuil, présent  d'Olivier. 

A  travers  la  fenêtre  de  sa  chambre,  le  vieux  marin  regardait  tris- 
tement, par  une  belle  matinée  d'été,  la  sécheresse  de  ses  plates- 
bandes,  qu'envahissaient  les  mauvaises  herbes  ;  car,  depuis  un  mois, 
deux  des  anciennes  blessures  du  vétéran,  s'étant  rouvertes,  le  tenaient 
cloué  sur  son  fauteuil  et  l'empêchaient  de  s'occuper  de  son  cher  jar- 
dinet. 

La  ménagère,  assise  auprès  du  commandant,  s'occupait  d'un  travail 
de  couture;  depuis  quelques  moments,  sans  doute,  madame  Barbançon 
se  livrait  à  ses  récriminations  habituelles  contre  Bûônapartè,  car 
elle  disait  au  vétéran  avec  un  accent  d'indignation  concentrée  : 

—  Oui,  monsieur...  crue...  crue...  il  la  mangeait  toute  crue... 

Le  vétéran,  lorsque  ses  douleurs  aiguës  lui  laissaient  quelque  relâ- 
che, ne  pouvait  s'empêcher  de  sourire  aux  histoires  de  la  ménagère; 
aussi  reprit-il  : 

—  Quoi  ?  que  niaugeait-il  cru,  ce  diable  d'ogre  de  Corse,  maman 
Barbançon? 

—  Sa  viande,  monsieur  !  oui,  la  veille  du  jour  de  la  bataille...  il  la 
mangeait  crue...  sa  viande!  Et  savez-voue  pourquoi  ? 

—  Non,  —  dit  le  vétéran,  en  se  retournant  avec  peine  dans  son 
fauteuil,  je  ne  devine  pas... 

—  C'était  pour  se  rendre  encore  plus  féroce,  le  malheureux  !  afin 
d'avoir  le  courage  de  faire  exterminer  ses  soldats  par  l'ennemi,  et 
surtout  les  vclites,  —  ajouta  en  soupirant  la  rancuneusi;  ménagère, 
—  le  tout  dans  le  but  d'en  faire  de  la  chair  à  canon,  coiniiie  il  disait, 
et  d'augmenter  la  conscription  pour  dépeupler  la  France...  où  il  ne 
voulait  plus  voir  un  seul  Français...  C'était  son  plan... 

A  celte  tirade,  débitée  d'une  haleine,  le  commandant  Bernard  par- 
tit d'un  franc  éclat  de  rire,  et  dit  à  sa  ménagère  • 

—  Maman  Barbançon,  une  seule  question  :  Si  Bûônapartè  ne  vou- 
lait plus  voir  un  seul  Français  en  France,  sur  quoi  diable  aurait-il  ré- 
gné, alors? 

—  Eh!  mon  Dieu!  —  dit  la  ménagère,  en  haussant  les  épaules 
avec  impatience,  comme  si  on  lui  eût  demandé  pourquoi  il  faisait  jour 
en  plein  midi,  —  mais  il  aurailrégné  sur  les  nègres  doue  ! 

Ceci  était  d'une  telle  force  de  conception,  d'un  inattendu  si  saisis- 


LORGULIL.  177 

saut,  ([ti'mi  momeiii  de  stupeur  picLcihi  la  nouvelle  explosion d'hilari- 
rilc  du  (oniinaudaiil.  (|iii  reprit  : 

—  Conuncul  sur  les  nègres?...  quels  nègres? 

—  Mais  les  nègres  il'Amériiiuc,  monsieur,  avec  qui  il  manigançait 
61  bien  sous  maiu...  que.  pendant  qu  il  ètuil  sur  son  roclicr,  ils  ont 
creusé  un  canal  soulii  rain  qui  connnen<;ail  au  Champ-d'Asih,  ser- 
pentait sous  Sainti-UiUnc,  et  allait  aboutir  an  cber-licu  de  l'empire 
d'autres  nègres  amis  dts  premiers,  de  l'a^on  (pic  Bùonapartc  vou- 
lait revenir  à  leur  tète  tout  saccager  en  France  avec  son  alïrcux 
Roustan. 

—  Maman  Darban<.ou,  —  dit  le  vétéran  avec  admiration,  —  vous 
ne  V0U6  étiez  jamais  élevée  à  celle  banleur-là... 

—  Il  n'y  a  pas  là  de  quoi  rire,  monsieur...  Voulez-vous  une  der- 
nière preuve  que  le  monstre  pensait  tonjours_à  remplacer  les  Français 
par  des  nègres? 

—  Je  la  demande,  maman  Barbançon, — dit  le  vétéran  en  essuyant 
ses  yeux  renq)lis  de  larmes  joyeuses;  —  voyons  la  preuve. 

—  Eh  bien!  monsieur,  n'a-t-on  pas  dit  de  tout  temps  que  votre 
Bùùnapartc  traitait  les  Français  comme  iks  nègres! 

—  Bravo,  maman  Larbançon  I 

—  Or,  c'est  bien  la  preuve  qu'il  aurait  voulu,  au  lieu  de  Français, 
avoir  tous  nègres  sous  sa  griffe  ! 

—  Grâce...  maman  Bcirbançon,  —  s'écria  le  pauvre  conunandanl 
en  se  crispant  de  rire  sur  son  fauteuil,  —  trop  est  trop...  cela  l'ait 
mal...  à  la  Cm... 

Deu.<  coups  de  sonnette,  impérieux,  reieiilissants.  firent  bondir  et 
déguerpir  la  ménagère,  qui,  laissant  le  commandant  au  milieu  de  son 
accès  d'hilarité,  sortit  vivement  en  disant  : 

—  En  voilà  un  qui  sonne  en  maître,  par  exemple  ! 

Et,  fermant  I,»  porte  de  la  chambre  du  vétéran,  madame  Barbançon 
alla  ouvrir  au  nouveau  visiteur. 

C'était  un  gros  homme  de  cinquante  ans  environ,  portant  l'uniforme 
de  sous-lieutenant  de  la  garde  nalionnle,  uniforme  qui  ouvrait  outra- 
geusement par  derrière  et  bridait  sur  un  ventre  énorme,  où  se  ba- 
lançaient de  monstrueuïes  breloques  en  î^iaines  d'.\niérique. 

Ce  personnage,  coil'lé  d'un  formidable  ourson  qui  lui  cachait  les 
yeux,  avait  l'air  solennel,  rogue  et  pleinement  satisfait  de  soi. 

A  sa  vue,  madame  Carbançon  fronça  le  sourcil,  et,  peu  imposée  par 


i78         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

la  dignité  du  grade  de  ce  soldat  citoyen,  elle  lui  dit  aigrement  et  avec 
un  accent  de  surprise  peu  fia' leur  : 

—  Comment!  c'est  encore  vous? 

—  Il  serait  étonnant  qu'un  pôpictaire...  (pôpiétaire  fut  dit  et  ac- 
centué ainsi  avec  une  majesté  souveraine  inexprimable)  ne  pourrait 
pas  venir  dans  sa  maison...  quand... 

—  Vous  n'êtes  pas  chez  vous  ici...  puisque  vous  avez  loué  au  com- 
mandant. 

—  Nous  sommes  au  17,  et  mon  portier  a  apporté  ma  quittance  iiii' 
primée  pour  toucher  mon  terme  qu'il  n'a  pas  touché...  aussi  je... 

—  On  sait  ça,  voilà  trois  fois  depuis  deux  jours  que  vous  venez  le 
rabâcher.  Est-ce  qu'on  veut  vous  en  faire  banqueroute,  de  votre 
loyer?  On  vous  le  payera  quand  on  pourra...  et  voilà... 

—  Quand  on  pourra  !  un  pôpiétaire  ne  se  paye  pas  de  cette  moD- 
naie  de  singe... 

—  Singe  vous-même,  dites  donc...  Propriétaire!  vous  n'avez  que 
ce  mot-là  à  la  bouche,  parce  que  vous  avez ,  pendant  vingt  ans,  mis 
du  poivre  dans  l'eau-de-vie,  de  la  chicorée  dans  le  café,  du  grès  dans 
la  cassonade,  et  passé  les  chandelles  dans  l'eau  bouillante  pour  ra- 
bioter du  suif  sans  que  cela  y  paraisse...  et  qu'avec  ces  procédés-là 
vous  avez  acheté  des  maisons  sur  le  pavé  de  Paris,  faut  pas  être  si 
fier,  voyez-vous? 

—  J'ai  été  épicier,  je  me  suis  enrichi  dans  mon  commerce ,  et  je 
m'en  vante,  madame! 

—  Il  n'y  a  pas  de  quoi  ;  et ,  puisque  vous  êtes  si  riche ,  comment 
avez-vous  l'eflronlerie ,  pour  un  pauvre  terme,  le  seul  en  retard  de- 
puis trois  ans ,  de  venir  relancer  un  brave  homme  comme  le  com- 
mandant? 

—  Je  m'importe  peu  de  tout  ça,  mon  argent  ou  j'assigne!  C'est 
étonnant,  ils  ne  payent  pas  leur  loyer,  et  il  leur  faut  des  jardins  en- 
*^)^e,  à  ces  particuliers-là  ! 

—  Tenez,  monsieur  Bouffard,  ne  me  poussez  pas  à  bout,  ou  vous 
allez  voir  !!!  Il  leur  faut  des  jardins  !  un  brave  homme  criblé  de  bles- 
sures... qui  a  ce  jardinet  pour  seul  pauvre  petit  plaisir...  Tenez...  si, 
au  lieu  de  rester  dans  votre  comptoir  à  fdouter  les  acheteurs,  vous 
aviez  fait  la  guerre  comme  le  commandant,  et  saigné  de  votre  corps 
aux  quatre  coins  du  monde...  et  en  Russie...  et  partout,  vous  en  au- 


L'ORGuniL.  ni 

rier  (K's  maisons  sur  le  pavé  de  Paris!  Wl'en  voir  s'ils  viiMimnii.  ... 
Voilà  la  justice  pourlaiit. 

—  Une  fois,  deux  fois,  vous  ne  pouvez  pas  me  payer  plus  aujour- 
d'hui (piMiier  ? 

—  Trois  fois,  cent  fois,  mille  fois  non  !  le  commandant,  depuis  que 
ses  blessures  se  sont  rouvertes,  ne  pouvait  dormir  qu'à  force  d'o- 
pium ;  c'est  aussi  cher  que  l'or  celte  droj;ue-là.  et  les  cent  ciii(|uaule 
francs  du  terme  ont  passé  à  ça  et  aux  visites  du  médecin... 

—  Je  m'importe  peu  de  vos  raisons;  les  p6piélaires  seraient  joli- 
ment enfoncés  s'ils  écoutaient  ces  [loueurs  de  locataires;  c'est  comme 
dauo  ma  maison  de  la  rue  de  Monceau,  doùje  viens...  autre  bonne 
pratique  !...  une  musicienne...  une  drôlesse  qui  ne  peut  pas  non  plus 
payer  son  terme,  parce  qu'elle  a  été  soi-disant  malade  pendant  deux 

mois,  et  qu'elle  n'a  pu  donner  ses  leçons comme  à  l'ordinaire! 

Bamboches  que  tout  cela.  Quand  on  est  malade...  ou  va  z'à  à  l'hôpi- 
tal, et  ça  vous  permet  de  payer  son  terme... 

—  A  l'hôpital!  jour  de  Dieu  !...  le  commandant  Bernard  à  l'hôpi- 
t;d!  —  s'écria  la  ménagère  exaspérée.  —  Mais ,  quand  je  devrais  me 
faire  chiffonnière  pour  gagner  la  nuit  et  le  soigner  le  jour,  le  com- 
mandant n'irait  pas  à  1  hôpital,  entendez-vous,  et  c'est  vous  qui  ris- 
quez d'y  aller,  si  vous  ne  filez  pas,  et  vite  encore,  car  M.  Olivi-n-  va 
rentrer...  et  il  vous  donnera  plus  de  coups  de  pied  dans  votre  bedaine 
que  votre  ourson  n'a  de  poils. 

—  Je  voudrais  bien  voir  qu'un  pôpiéiaire  serait  vilipendé  chez  lui- 
même.  Mais  ,  brisons  là...  Je  reviendrai  à  quatre  heures  :  si  les  cent 
cinquante  francs  ne  sont  pas  prèis,  j'assigne  et  je  fais  saisir. 

—  Et  moi,  je  saisirai  ma  pelle  à  feu  pour  vous  recevoir  si  vous  re- 
paraissez... voilà  ma  politique! 

Et  la  ménagère,  fermant  la  porte  au  nez  de  M.  Bouffard.  revint  au- 
près du  commandant.  Sou  accès  d'hilarilé  était  passé;  mais  il  lui  res- 
tait un  fond  de  bonne  humeur;  aussi,  à  la  vue  de  sa  femme  de  con- 
fiance, qui,  les  joues  encore  enllammées  de  colère,  ferma  brusque- 
ment la  porte  en  grommelant  sourdement,  le  vieux  marin  lui  dit  : 

—  Voyons,  maman  Parbançon ,  est-ce  que  vous  n'avez  pas  épuisé 
votre  furie  sur  ^udna/)arfè...  A  qui,  diable!  en  avez-vous  encore  à 
cette  heure? 

—  A  qui  j'en  ai  ?  quelqu'un  qui  ne  vaut  pas  mieux  que  votre  cm 
percur...  Les  deux  font  la  paire,  allez  ! 


180  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

—  Qui  est-ce  donc  qui  fait  la  paire  avec  l'empereur,  maman  Bar- 
bançon? 

—  Pardié...  c'est... 

Mais  la  ménagère  s'interrompit. 

—  Pauvre  cher  homme,  pensa-t-elle,  je  lui  mettrais  la  mort  dans 
l'âme...  en  lui  disant  que  le  loyer  n'est  pas  payé...  que  tout  a  passé 
pour  sa  maladie...  même  soixante  francs  à  moi...  Attendons  M.  Oli- 
vier... peut-être  il  aura  de  bonnes  nouvelles... 

—  Mais,  que  diable  ruminez-vous  là  au  lieu  de  me  répondre,  ma- 
man Barbançon?  —  dit  le  vieux  marin,  est-ce  quelque  nouvelle  his- 
toire? celle  du  petit  homme  rouge,  que  vous  me  promettez  tou- 
jours? 

—  Ah  bon!  heureusement...  voilà  .M.  Olivier,  —  dit  la  ménagère 
en  entendant  sonner  de  nouveau,  mais  doucement  cette  fois.  —  Ce 
n'est  pas  M.  Olivier,  —  ajou'a-t-elle,  —  qui  sonnerait  à  tout  casser... 
comme  ce  gueux  de  propriétaire  ! 

Et,  laissant  de  nouveau  son  maître  seul,  madame  Barbançon  courut 
à  la  porte  :  c'était  en  effet  le  neveu  du  commandant. 

—  Eh  bien  !  monsieur  Olivier?  lui  dit  !a  ménagère  avec  anxiété. 

—  Nous  sommes  sauvés,  —  répondit  le  jeune  homme  en  essuyant 
son  front  baigné  de  sueur, —  le  brave  maître  maçon  a  eu  de  la  peine 
à  trouver  l'argent  qu'il  me  devait,  car  je  ne  l'avais  pas  prévenu  qu'il 
me  le  faudrait  sitôt...  mais  enfin  voici  les  deux  cents  francs,  —  dit 
Olivier  en  donnant  un  sac  à  la  ménagère. 

—  Ah  !  quelle  épine  hors  du  pied  !  monsieur  Olivier. 

—  Est-ce  que  le  propriétaire  est  revenu? 

—  Il  sort  d'ici,  le  gredin  !  je  l'ai  abominé  de  sottises! 

—  Ma  chère  madame  Barbançon,  quand  on  doit,  il  faut  payer...  Ah 
çà  !  et  mon  pauvre  oncle  ne  se  doute  de  rien? 

—  De  rien...  le  cher  homme...  heureusement. 

—  Ah!  tant  mieux  !  —  dit  Olivier. 

—  Oh  !  la  fameuse  idée,  —  s'écria  la  vindicative  ménagère  en  comp- 
tant l'argent  que  le  neveu  de  son  maître  venait  de  lui  remettre,  — une 
fameuse  idée  ! 

—  Laquelle,  madame  Barbançon? 

—  Ce  gredin  de  propriétaire  doit  revenir  à  quatre  heures;  j'allu 
merai  un  bon  fourneau  dans  ma  cuisine ,  je  mettrai  dedans  cent  cin- 
quante francs,  et  quand  il  arrivera,  ce  monstre  de  M.  Bouffard,  je 


L'ORGUEIL.  181 

lui  dirai  (raliemlrc;  j'irai  vite  ropêclior  avec  dos  piuceltcs  mes  pièces  , 
tontes  linll.inlos,  je  Ks  einpilorai  sur  la  lablo  et  je  lui  iliiai  :  «  Le 
voilà,  votre  arj;enl...  prenez-le.  »  lieiii!  monsieur  Olivier,  fameux! 
La  lui  ne  déreud  pas  ça  ? 

—  Diable  !  manuui  Harbançon,  —  dit  Olivier  eu  souriant,  —  vous 
voulez  tirer  à  boulets  rouges  sur  les  t^piciors  enrichis  1  Faites  mieux,  | 
allez...  économisez  votre  charbon  et  donnez  les  eeui  cinquante  francs' 
à  .M.  Pouffard  tout  simplement. 

—  Monsieur  Olivier...  vous  êtes  trop  bon...  laissez-moi  lui  rissoler 
le  bout  des  ongles,  à  ce  brigand-là  ! 

—  Uah  !...  il  est  plus  bète  que  méchant. 

—  Il  est  l'un  et  l'autre,  allez,  monsieur  Olivier,  issu  d'un  coq  et 
d'une  oie  connue  dit  le  proverbe. 

—  Mais  mon  onde,  connnent  va-l-il  ce  matin  ?  Je  suis  sorti  de 
bonne  heure.,   il  dormait  encore,  je  ne  l'ai  pas  réveillé. 

—  Il  va  beaucoup  mieux,  car  nous  nous  sommes  disputés  à  cause  de 
ton  monstre...  et  puis  votre  retour...  lui  a  valu  mieux  que  toutes  les 
potions  du  monde...  à  ce  digne  homme...  et,  tenez,  monsieur  Oli- 
vier... quand  je  pense  que,  sans  vos  deux  cents  francs,  cet  affreux 
Couffard  nous  aurait  fait  saisir  dans  trois  ou  quatre  jours...  et  Dieu 
sait  ce  que  vaut  le  ménage....  vu  qu'il  y  a  trois  ans,  les  six  cou- 
verts et  la  timbale  du  commandant  ont  fondu  dans  sa  grande  mala- 
die  

—  Ma  bonne  maman  Barbançon,  ne  me  parlez  pas  de  cela j'en 

deviendrais  fou ,  car,  mon  semestre  passé ,  je  ne  serai  plus  ici  ;  ce 
qui  est  arrivé  aujourd'hui  peut  se  renouveler  encore,  et  ..  alors... 
mais...  tenez  ..  je  ne  veux  pas  penser  à  cela...  c'est  trop  triste... 

La  sonnette  de  la  chambre  du  vieux  marin  vibra. 
A  ce  bruit,  la  ménagère  dit  au  jeune  homme,  dont  la  physionomie 
avait  alors  une  expression  navrante  : 

—  Voilà  le  ciimmandant  qui  sonne.  Pour  l'amour  de  Dieu,  monsieur 
Olivier,  n'ayez  pas  l'air  triste,  il  se  douterait  de  quohjue  chose. 

—  Soyez  tranquille.  Mais  à  propos,  —  reprit  Olivier,  Gerald  doit  ve- 
nir ce  malin;  vous  le  ferez  entrer... 

—  Bien,  bien,  monsieur  Olivier,  allez  (ont  de  suite  chez  monsieur, 
je  vas  préparer  votre  dijeuncr...  Dame,  monsieur  Olivier,  —  dit  la 
ménagère  avec  un  soupir,  — faudra  vous  conienlcr  de... 

—  Brave  et  digne  femme!  —  reprit  le  jeune  soldat  sans  la  laisser 

11 


182  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

achever.  —  Esi-ce  q'.ie  je  n'ai  pas  toujours  assez?  Est-ce  que  je  ne  sais 
pas  que  vous  vous  p-.ivez  pour  moi? 

—  Ah  !  par  exemple  ! . ..  Mais  tenez,  voilà  encoi  e  monsieur  qui  sonne..  ■ 
courez  donc! 
En  effet,  Olivier  se  hâta  d'entrer  chez  le  vétéran. 


XXV 

A  la  vue  d'Olivier,  les  traits  du  vieux  marin  devinrent  Joyeux  ;  ne 
pouvant  se  lever  de  son  fauteuil,  il  tendit  affectueusement  les  deux 
mains  à  sou  neveu  en  lui  disant  : 

—  Bonjour,  mon  enfant. 

—  Bonjour,  mon  oncle, 

—  Ah  çà  !  il  faut  que  je  le  gronde. 

—  Moi,  mon  oncle? 

—  Certainement...  A  peine  arrivé  d'avant-hier,  te  voilà  déjà  en 
course  dès  l'aurore...  Ce  matin,  je  m'éveille...  tout  heureux  de  ne 
pas  m'é veiller  seul,  comme  depuis  deux  mois...  je  regarde  du  côté 
de  ton  lit...  plus  d'Olivier...  déjà  déniché  ! 

—  Mais,  mon  oncle... 

—  Mais,  mon  garçon,  sur  ton  semestre,  tu  m'as  volé  près  de 
deux  mois  d'absence  ;  un  engrenage  d'affaires  avec  ton  mr\ître  ma- 
çon, m'as-lu  dit...  soit;  mais  enfin,  grâce  au  gain  de  ces  deux  mois, 
te  voilà  riche  à  celte  heure,  tu  dois  être  ou  moins  millionnaire... 
aussi,  j'entends  jouir  de  loi,  je  trouve  que  tu  as  assez  gagné  d'argent, 
vu  que  c'est  pour  moi  que  tu  travailles.  Je  ne  peux  malheu:  eusenient 
pas  t'empêcher  de  me  faire  des  cadeaux...  ei  Dieu  sait  ce  qu'à  cetio 
heure  tu  couijjjoies  avec  tes  millions,  monsieur  Monclor;...  mais  je 
(e  déclare,  moi,  que  si  maintenant  tu  me  laisses  aussi  souvent  seul... 
avant  ion  déiiarl...  je  ne  reçois  plus  rien  de  loi...  rien  absoiu- 
mcnl. 

—  Mon  oncle,   écoulez  moi... 

—  Tu  n'as  plus  que  deux  mois  à  passer  ici;  je  veux  largement  en 


L'ORGIIKIL.  183 

r^-ofiler...  A  quoi  bou  travailler  connue  tu  k  fais?  Est-cft  que  tu 
cniis.  par  hasard,  qu'avec  nue  Irésorière  ronimo  maman  Tini  baiiroii, 
ma  caisse  nesl  pas  coiijonrs  garnie .'...  Il  y  a  trois  jnurs,  je  lui  ai 
du  :  —  ((  f!l>  bit'n!  mailaine  l'intendiiilo,  on  en  sonnncs-nwis?  — 
SoyoE  iranqnille,  monsienr,  m'a-l-clle  n-poiuki,  —  soyez  lranq<iille, 
—  quand  il  n'y  en  a  phis,  il  y  en  a  encorf.  »  —  J'espère  qn'nn  cais- 
sier qui  repond  ainsi,  c'est  fièrement  rassnnni. 

—  Allons,  mou  oncle,  —  dit  Olivier  —  voulant  romjjre  cet  entre- 
lien  qui  l'allristait  et  l'embarrassait,  —  je  vous  promets  de  vons 
quitter,  dc-ormais,  le  mtins  possible.  Jlainlcnaiit,  antre  cliose... 
Pouvez-vous  recevoir  (iorald  ce  matin  ? 

—  Parbleu  !  Ab  !  quel  bon  cl  loyal  coRur  que  ce  jeune  duc  !  Quand 
je  peuse  que  durant  ton  absence  il  est  venu  plusieurs  fois  me  voir  et 
fumer  son  cigare  avec  n)oi!  Je  souffrais  comme  ua  d;imné...  mais  il 
me  menait  un  peu  de  baume  dans  le  sang,  k  Olivier  n'est  pas  là, 
TT'àn  coniinaiid.uit.  me  disait  ce  digue  garçon  :  c'est  à  moi  d'être  de 
planton  auprès  de  vous.  » 

—  Bon  Gerald  !  dit  Olivier  avec  émotion. 

—  Oui...  va,  il  est  bon...  car  enfin  un  jeune  bonmie  du  beau 
monde  comme  lui.  quitter  ses  plaisirs,  ses  maîtresses,  les  amis  de 
son  âge,  pour  venir  passer  une  nu  (icu\  heures  avec  un  vieux  po- 
dagre comme  moi,  c'est  du  bon  cœur,  cela...  Mais  je  ne  fais  p;;S  le 
fat...  C'est  à  cause  de  loi  que  Gerald  vient  ainsi  me  voir,  mon  bravo 
enfant...  parce  qu'il  «avait  le  faire  plaisir. 

—  Non,  non,  mon  oncle,  —  c'est  pour  vous,  et  pour  vous  seul, 
croyez -le  bien  .. 

—  Ilum...  hum... 

—  Il  vous  le  dira  lui-même  tout  à  l'beure,  car  il  m'a  écrit  hier 
pour  savoir  s'il  nous  trouverait  ce  malin. 

—  Hélas  !  il  n'est  que  trop  sûr  de  me  trouver  :  je  ne  peux  pas 
me  bouger  de  mon  fauteuil,  et  tu  vois  la  iristc  preuve  de  mon  inac- 
tion, —  ajouta  le  vieux  marin  en  montrant  à  sou  neveu  ses  pl.ites- 
bandes  desséchées  et  envahies  par  les  mauvaise^,  herbes  ;  —  mon 
pauvre  jardinet  est  rôti  par  ces  chaleurs  dévorantes.  .Maman  Bar- 
bançon  est  trop  faible,  et  d'ailleurs...  ma  maladie  l'a  mise  sur  les 
dents...  la  digne  femme.  J'avais  parlé  de  faire  venir  le  portier  tous 
les  deux  jours  en  lui  donnant  un  pourboire  ;  mais  il  faut  voir  com- 
ment elle  m'a  reçu  :  «  Introduire  des  étrangers  dans  la  maison,  — 


i84         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

s'est-elle  écriée,  —  pour  tout  mettre  au  pillage,  tout  saccager  !  »  En- 
fin, tu  la  connais,  cette  excellente  diablesse...  je  n'ai  pas  osé  insis- 
ter... aussi  tu  vois  dans  quel  état  sont  mes  chères  plates-bandes,  na- 
guère encore  si  fleuries. 

—  Rassurez-vous,  mon  oncle...  me  voici  de  retour,  je  serai  votre 
premier  garçon  jardinier,  dit  gaiement  Olivier;  — j'y  avais  pensé, 
et,  sans  une  affaire  qui  m'a  fait  sortir  ce  malin  de  très-bonne  heure, 
vous  auriez  vu  à  votre  réveil  votre  jardin  débarrassé  de  ses  mau- 
vaises herbes  et  frais  comme  un  bouquet  couvert  de  rosée...  mais  de- 
main matin...  suffit...  je  ne  vous  dis  que  cela. 

Le  commandant  allait  remercier  Olivier  lorsque  madame  Barban- 
çon  ouvrit  la  porte,  et  demanda  si  BL  Gerald  pouvait  entrer. 

—  Je  le  crois  pardieu  bien  qu'il  peut  entrer  !  —  s'écria  gaiement 
le  vieux  marin  pendant  qu'Olivier  allait  au-devant  de  so«  ami. 

Tous  deux  rentrèrent  bientôt. 

—  Enfin!  Dieu  soit  loué,  monsieur  Gerald,  —  dit  le  vétéran  au 
jeune  duc  en  lui  montrant  Olivier,  son  maître  maçon  nous  l'a  rendu  ! 

—  Oui,  mon  commandant,  et  ce  n'est  pas  sans  peine,  —  reprit 
Gerald,  —  ce  diable  d'Olivier  ne  devait  s'absenter  que  pendant  une 
quinzaine...  et  il  nous  manque  pendant  deux  mois  ! 

—  C'était  un  chaos  sans  fin  que  le  relevé  des  travaux  de  ce  brave 
homme,  —  reprit  Olivier;  —  puis  le  régisseur  du  château...  trou- 
vant mon  écriture  belle,  mes  chiffres  bien  alignés,  m'a  proposé 
quelques  travaux  de  comptabilité...  et,  ma  foi...  j'ai  accepté...  Mais 
maintenant...  j'y  pense,  —  ajouta  Olivier  en  paraissant  se  rappeler 
un  souvenir,  —  sais-iu,  Gerald,  à  qui  appartient  ce  magnifique  châ- 
teau où  je  suis  resté  pendant  deux  mois  ? 

—  Non...  à  qui? 

—  Parbleu  !  à  la  marquise  de  Caràbas  l 

—  Quelle  marquise  de  Carabas? 

—  Cette  héritière  si  riche,  dont  tu  nous  as  parlé  avant  ton  dé- 
part; te  souviens-tu? 

—  Mademoiselle  de  Beaumesnil  !...  —  s'écria  Gerald  stupéfait. 

.  —  Justement...  cette  superbe  terre  lui  appartient,  et  elle  rapporte 
cent  vingt  mille  livres  de  rentes..  Il  paraît  que  cette  petite  millioa- 
naire  a  des  propriétés  pareilles  par  douzaines... 

—  Excusez  du  peu  !  A\f  le  vétéran,  —  j'en  reviens  toujours  là  : 
que  diable  peut-on  faire  de  tant  d'argent? 


L'ORGUEIL.  185 

—  Ah!  pardieu...  —  ropril  (j'craUl,  —  le  rapprochcmeiil  est 
étraugo,  je  n'en  reviens  pas  ! 

—  (ju'y  a-l-il  donc  de  si  tilrange  à  cela,  Gerald? 

—  (lest  qu'il  s'agit  pour  moi  d'un  iniiringe  avec  mademoiselle  de 
DeaunioMiil. 

—  Ali  »;à  !...  monsieur  Gerald,  —  dit  simplement  le  vétéran,  — 
l'euvie  de  vous  marier  vous  a  donc  pris  dei)uis  (juc  je  vous  ai  vu?.. 

—  Tu  aimes  doue  mademoiselle  de  Beaumesnil?  —  deman  la  non 
moins  naïvement  Olivier. 

Gerald,  d'abord  surpris  de  ces  questions,  reprit,  ensuite  d'un  mo- 
ment de  réllexion  : 

—  C'est  juste!...  vous  devez  parler  ainsi,  mon  commandant... 
toi  aussi,  Olivier...  et  parmi  tous  ceux  que  je  connais,  vous  êtes  les 
seuls...  oui...  car  j'aurais  dit  à  mille  anires  qu'à  vous  :  «  Ou  me  pro- 
pose d'épouser  la  plus  riche  héritière  de  France,  »  tous  m'auraient 
répondu  sans  s'inquiéter  du  reste  :  «  Épousez...  c'est  un  superbe  ma- 
riage... épousez!  » 

Et,  après  une  nouvelle  pause,  Gerald  reprit  : 

—  Ce  que  c'est  que  la  droiture...  pourtant,  comme  c'est  rare  !... 

—  Ma  foi...  —  reprit  le  vétéran,  — je  ne  croyais  pas,  monsieur 
Gerald,  vous  avoir  dit  quelque  chose  de  rare...  Olivier  pense  comme 
moi,  n'est-ce  pas,  mon  garçon? 

—  Oui,  mon  oncle...  Mais  qu'as-tu  donc,  Gerald?  te  voilà  tout 
pcnsir. 

—  C'est  vrai...  voici  pourquoi,  —  dit  le  jeune  duc,  dont  les  traits 
prirent  une  expression  plus  grave  que  d'iialiiuule,  — j'é.ais  venu  ce 
malin  pour  vous  faire  part  de  mes  projets  de  mariage,  au  comman- 
dant et  à  loi,  Olivier,  comme  à  de  bon>  ei  sincères  amis. 

—  Quant  à  ça,  vous  n'en  avez  pas  do  meilleurs,  monsieur  Gerald, 
—  dit  le  vétéran. 

—  J'ensuis  cerlam,  mon  commandant;  aussi...  je  ne  sais  quoi... 
me  dii  que  j'ai  doublement  bien  fait  de  venir  vous  coulicr  mes 
projets. 

—  G  est  tout  simple,  —  reprit  Olivier,  —  ce  qui  t'intéresse...  nous 
intéresse... 

—  Voici  donc  ce  qui  s'est  passé ,  —  dit  Gerald  eu  répondant  par 
un  geste  amical  aux  paroles  de  son  ami  :  —  hier,  ma  mère,  éblouie 
par  rimmensc  fortune  de  mademoiselle  de  Doaumesnil,  ma  proposé 


486  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

depoMser...  cette  jeune  personne...  Ma  mère  se  dit  certaine  du 
succès  si  je  veux  suivre  ses  conseils...  mais,  pensant  à  ma  bonne 
vie  de  garçon  et  à  mon  indépendance...  d'abord  j'ai  refusé. 

—  Parbleu  !  (iit  le  vieux  marin,  —  vous  n'avez  pas  de  goût  pouf 
le  mariage...  des  millions  de  millions  ne  devaient  pas  changer  votre 
résolu  lion. 

—  Attendez...  mon  commandatit,  —  reprit  Gerald  avec  un  cef- 
tain  embarras,  —  mon  refus  a  irrité  ma  mère...  elle  m'a  traité  d'a- 
veugle, d'inseiisé  ;  puis  eafia  à  sa  colère  a  succédé  un  si  grand  cha- 
grin, que,  la  voyant  désolée  de  mon  refus... 

—  Tu  as  accepté  ce  mariage?  —  dit  Olivier. 

—  Oui...  —  répondit  Gerald. 

Et,  remarquant  un  mouvement  de  surprise  du  vieux  marin,  Gerald 
ajouta  : 

—  Mon  commandant,  ma  résolution  vous  étonne? 

—  Oui,  monsieur  Gerald. 

—  Pourquoi  cela?  parlez-moi  franchement. 

—  Eh  bien  !  monsieur  Gerald,  si  vous  vous  résignez  à  vous  marier 
contre  votre  gré,  —  répondit  le  vétéran  d'un  ton  à  la  fois  affectueux 
et  ferme,  —  et  cela  seulement  pour  ne  pas  chagriner  votre  mère,  je 
crois  que  vous  avez  tort...  car,  tôt  ou  tard,  votre  femme  souffrir-i  de 
la  contrainte  que  vous  vous  imposez  aujourd'hui...  et  l'on  ne  doit 
pas  se  marier  pour  rendre  une  femme  malheureuse...  Est-ce  ton  avis, 
Ohvier  ? 

—  C'est  mon  avis,  mon  oncle. 

—  Mais,  mon  commondant,  voir  pleurer  ma  mère,  qui  met  tout 
son  espoir  dans  ce  mariage  ? 

—  Mais  voir  pleurer  votre  femme,  monsieur  Gerald  ?. . .  Au  moins 
votre  mère  a  votre  tendresse  pour  se  consoler...  votre  femme,  pau- 
vre orpheline  qu'elle  est,  qui  la  consolera?  personne...  ou  bien  elle 
fera  comme  tant  d'autres...  elle  se  consolera  avec  des  amants  qui 
ne  vous  vaudront  pas,  monsieur  Gerald...  ils  la  tourmenteront...  ils 
l'aviliront  peut-êlre...  autre  chance  de  malheur  pour  la  pauvre  créa- 
ture. 

Le  jeune  duc  baissa  la  lête  et  ne  répondit  rien. 

—  Vous  voyez,  monsieur  Gerald, — reprit  le  commandant,  — vous 
nous  avez  demandé  d'être  sincères...  nous  le  sommes...  parce  que 
Dous  vous  aimons  sincèrement... 


L'ORGUEIL.  itrt 

—  Je  n'ai  pas  doute  de  voire  riaïuhisc...  mon  commniidniit  :  aussi, 
Je  dois  vous  dire,  pour  ma  (Icrciise,  ([ii'on  roiisciilaul  à  ce  inariajîe 
je  n'ai  pas  stMik-iuoiil  nMé  an  ilc-ir  de  uie  rciuhc  aux  vœux  de  uia 
UK  II'...  un  autre  sentiment  m'a  guidé...  cl  ce  sentiment,  je  le  crois 
gcuéioux...  Tu  te  sou\ioiis,  Olivier,  que  je  l'ai  parlé  de  Macreuse? 

—  i'e  pauvre  gardon  qui  crevait  les  yeux  des  oiseaux  à  coups  d'é- 
pinj:li'>,  —  s'écria  le  vétéran,  que  celte  circonstince  avait  ^inynlicre- 
ment  frappé;  —  cet  hypocrite  qui  est  maintenant  eniôlé  dans  la  cli- 
que des  sacristains? 

—  Lui-même,  mon  commandant...  eli  bien  !  il  se  mel  sur  les  rangs 
pour  é|)ouser  mademoiselle  de  Beauntesnil. 

—  Macreuse!  s'écria  Olivier.  —  Ah!  pauvre  jeune  (ille...  Mais  il 
u'a  aucune  chance...  n'est-ce  pas,  Gerald? 

—  Ma  mère  dit  que  non,  mais  moi  je  crains  que  si,  car  la  sacristie 
pousse  Macreuse,  et  elle  pousse  ferme,  haut  ot  loin. 

—  Un  lel  gredin  réussir  !  —  s'écria  le  vétéran ,  —  ce  sérail  iu- 
digne... 

—  El  c'est  parce  que  cela  m'a  indigné,  révolté  comme  vous, 
mon  commandant,  que,  déj.'i  éhraidé  par  le  chagrin  de  ma  mère, 
je  me  suis  décidé  à  ce  mariage  pour  faire  pièce  à  ce  misérable... 
Macreuse... 

—  Mais  ensuite,  monsieur  Gerald...  —  dit  le  vétéran,  —  vous 
avez  réfléchi,  n'est-ce  pas?  qu'un  honnête  garçon  comme  vous  ne 
se  marie  pas  seidemenl  pour  plaire  à  sa  mère  et  faire  pièce  à  un  ri- 
rai... ce  rival  fili-ilun  M.  Macreuse. 

—  Comment  !  mon  commandant,  —  dil  Gerald  surpris,  —  il  vaut 
mieux  laisser  ce  misérable  épouser  mademoiselle  de  Bcaumesnil, 
qu'il  ne  convoite  que  pour  son  argent? 

—  Tas  du  tout,  —  reprit  le  vétéran,  —  il  faut  lâcher  d'empê- 
cher une  indignité  quand  on  le  peut,  et,  si  j'étais  à  votre  place,  mon- 
sieur (l'crald  .. 

—  Que  feriez-vous,  mon  commandanl? 

—  Quelque  chose  de  bien  simple...  J'irais  d'abord  trouver  ce 
M.  Macreuse,  et  je  lui  dirais  :  «  Vous  cics  un  gredin,  et,  comme  les 
L'redius  ne  doivent  pas  épouser  des  héritières  pour  les  rendre  mal- 
heureuses coM)me  des  pierres...  je  vous  défends  et  je  vous  empêche- 
rai d'épouser  mademoiselle  de  Deaumesnil  ;  je  ne  la  connais  jtas,  je 
De  pense  pas  à  elle,  mais  elle  m'intéresse  parce  qu'elle  est  exposée 


188         LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

à  devenir  voire  femme...  or,  c'est  pour  moi  comme  si  elle  allait  être 
mordue  par  un  cliien  enragé  ;  je  vas  donc  de  ce  pas  la  prévenir  que 
vous  êtes  pis  qn'un  chien  enragé.  » 

—  C'est  cela,  mon  oncle  !  à  merveille!  —  dit  Olivier. 
Gerald  lui  lit  signe  de  laisser  parler  le  vétéran,  qui  continua  : 

—  J'irais  ensuite  tout  bonnement  trouver  mademoiselle  de  Beau- 
mesnil,  et  je  lui  dirais  :  «  Ma  chère  demoiselle,  il  y  a  un  M.  de  Ma- 
creuse qui  veut  vous  épouser  pour  votre  argent  ;  c'est  une  vraie  ca- 
naille :  Je  vous  le  prouverai  quand  vous  voudrez,  et  cela  en  face  de 
lui  ;  faites  votre  profit  du  conseil  ;  il  est  désintéressé,  car  je  n'ai 
pas,  moi,  l'idée  de  me  marier  avec  vous;  mais  entre  honnêtes  gens 
on  doit  se  signaler  les  gueux.  »  Dame  !...  monsieur  Gerald,  —  reprit 
le  commandant,  —  mon  moyen  est  un  peu  matelot...  mais  il  n'en 
est  pas  plus  mauvais... pensez-y... 

—  Que  veux-lu,  Ger;ild?  —  reprit  Olivier,  —  les  procédés  de 
mon  oncle,  quoiqu'un  peu  rudes...  vont  droit  au  but...  Maintenant, 
toi  qui  connais  autant  le  monde  que  moi  et  mon  oncle  le  connais- 
sons peu...  si  tu  arrives  aux  mêmes  résultats  par  de^.  '«oyens  moins 
violents,  cela...  vaudra  sans  doute  mieux... 

Gerald,  de  plus  en  plus  frappé  du  bon  sens  et  de  la  liChise 
du  vétéran,  l'avait  attentivement  écouté. 

—  Merci,  mon  commandant,  —  lui  dit-il  en  lui  tendant  la  main; 
—  après  tout,  vous  et  Olivier,  vous  m'empêchez  de  faire  une  vi- 
lenie... d'autant  plus  dangereuse  que  je  l'avais  colorée  d'assez  beaux 
semblants  :  rendre  ma  mère  la  plus  heureuse  des  femmes,  empêcher 
mademoiselle  de  Beaumcsnil  d'être  la  victime  d'un  Macreuse...  tout 
cela  d'abord  m'avait  paru  superbe...  je  me  trompais...  je  ne  tenais 
aucun  compte  de  l'avenir  de  cette  jeune  fille,  que  je  pouvais  rendre 
très-malheureuie...  peut-être  même  subissais-je,  à  mon  insu,  la  fas- 
cination de  l'héritage... 

—  Quant  à  cela,  Gerald,  tu  te  trompes... 

—  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien,  mon  pauvre  Olivier;  aussi,  pour  être  à 
l'abri  de  toute  tentation ,  je  reviens  à  ma  première  résolution...  pas 
de  mariage.  Je  ne  regrette  qu'une  chose  dans  ce  changement  de 
projets,  — ajouia  Gerald  avec  émotion,  —  c'est  le  vil' chagrin  que  je 
vais  causer  à  ma  mère;...  heureusement  plus  tard  elle  m'approu- 
vera... 

—  Ecoule  donc ,  Gerald ,  reprit  Olivier  qui  était  resté  un  moment 


L'ORGUI-IL.  1S9 

pensif  ;  — il  ne  faut  pas,  sans  doute  ,  coninic  dit  mon  onclo,  agir  mal 
puur  plaire  ù  samcrc...  l'ourt.mt.  c'est  si  bun...  une  mère...  (.a  vous 
serre  tant  le  cœur  lorsqu'on  la  voit  triste  et  pleurer  :  aussi  pourquoi 
ne  tàclierais-lu  pas  de  la  satisfaire  sans  rien  sacrifier  de  tes  convic- 
tions d'hoiniètc  honinic  .' 

—  Dieu,  mon  garron,  —  dit  le  vétéran;  mais  comment  faire? 

—  Kxplique-toi,  Olivier. 

—  Tu  n'as  aucun  goût  pour  le  mariage  ? 

—  Non. 

—  Tu  n'as  jamais  vu  mademoiselle  de  Beaumcsnil? 

—  Jamais. 

—  Donc  lu  ne  peux  p;)S  l'aimer...  c'est  tout  simple...  Mais  qui  te 
dit  que,  si  tu  la  voyais,  tu  n'en  deviendrais  pas  amoureux  ?  La  vie  de 
garçon  le  plaît  au-dessus  de  tout,  soit.  Mais  pourquoi  mademoiselle 
de  Beaumesnil  ne  te  donnerait-elle  pas  le  goût  du  mariage? 

—  C'est  juste,  tu  as  raison,  Olivier,  —  reprit  le  vétéran,  —  il  faut 
voir  cette  demoiselle  avant  de  refuser  ,  monsieur  Gcrald...  et  peut- 
être,  comme  dit  Olivier,  le  goût  du  m;iriage  vous  prendra. 

—  Impossible  ,  mon  commandant,  ce  goût  ne  se  donne  pas,  —  dit 
gaiement  Gerald,  —  c'est  le  sang...  L'on  naît  mari...  comme  on  naît 
borgne  ou  boiteux  ;  et  pnis  enfin,  autre  considération,  la  pins  grave 
de  toutes,  à  laquelle  je  songe  maintenant  ;  il  s'agit  de  la  plus  riche 
héritière  de  France. 

—  Eb  bien  1  —  dit  Olivier,  qu'est-ce  que  cela  fait? 

—  Cela  fait  beaucoup,  —  reprit  Gcrald  ;  —  car  enfin  j'admets  que 
mademoiselle  de  Beaumesnil  me  plaise  infiniment...  J'en  deviens 
amoureux  fou,  elle  partage  cet  amour...  soit...  mais  elle  m'apporte 
une  fortune  royale,  et  moi  je  n'ai  rien,  car  mes  pauvres  douze  mille 
livres  de  rentes  sont  une  goutte  d'eau  dans  l'océan  de  millions  de 
mademoiselle  de  Beaumcsnil.  Eb  bien  !  que  pensez -vous  de  cela,  mon 
commandant?  Cela  n"esl-il  pas  dégradant  d'épouser  une  femme  qui 
vous  donne  tout...  à  vous  qui  n'avez  rien  ,  et  alors,  si  vrai  que  soit 
votre  amour,  n'avez-vous  pas  l'air  de  vous  marier  par  cupidité  ?  Te- 
nez, savez-vous  ce  que  l'on  dirait  :  «  Mademoiselle  de  Beaumesnil  a 
voulu  être  ducbesse,  Gerald  de  Scnneterre  n'avait  pas  le  sou,  il  a 
vendu  son  titre  et  son  nom...  avec  sa  personne  par-dessus  le  marché.» 

A  ces  paroles,  l'oncle  regarda  son  neveu  d'un  air  embarrassé. 

ii. 


190'  '  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 


XX\I 


Ger;i!d  reprît  en  souriant  : 

—  J'en  étais  sûr .,  mon  commandant ,  il  y  a  dans  cette  choquante 
inégaliié  de  fortune  quelque  cliose  de  si  blessant  pour  l'orgueil  d'un 
honnêie  homme  ,  que  vous  en  êtes  frappé  comme  moi;...  votre  si- 
lence me  le  prouve. 

—  Le  fait  est,  — reprit  le  vétéran  après  un  moment  de  silence,  — 
le  fait  est  que  je  ne  sais  pas  pourquoi  la  chose  me  paraîtrait  toute 
simple,  si  c'était  l'homme  qui  apportât  la  fortune...  et  que  la  femme 
n'eût  rien. 

Puis  le  vieux  marin  ajouta  en  souriant  avec  bonhomie  : 

—  C'est  peut-être  une  niaiserie  que  je  dis  là,  monsieur  Gerald. 

—  Au  coatraire,  votre  pensée  est  dictée  par  la  plus  noble  délica- 
tesse, mon  commandant,  —  reprit  Gerald  — On  conçoit  qu'une  jeune 
fille  sans  fortune,  mais  charmante,  remplie  de  grâces,  de  qualités, 
épouse  un  homme  immensément  riche...  tous  deux  sont  sympathi- 
ques; mais  qu'un  homme  qui  na  rien  épouse  une  femme  qui  a  tout... 

—  Ah  çà  !  mon  oncle...  et  toi ,  Gerald,  —  reprit  Olivier  en  inter- 
rompant son  ami ,  qu'il  av;iit  attentivement  écouté ,  —  vous  n'êtes 
pas  le  moins  du  monde  dans  la  question... 

—  Comment  cela  ? 

—  Vous  admettez,  et  j'admets  conmie  vous,  qu'une  jeune  fdle  pau- 
vre soit...  et  reste  Irès-sympaihique  ,  quoiqu'elle  épouse  un  homme 
immensément  riche  ;...  mais  cette  sympathie  ,  elle  ne  l'acquiert  qu'à 
la  condition  d'aimer  sincèrement  l'homme  qu'elle  épouse. 

—  Parbleu  !  —  dit  Gerald ,  —  si  elle  cède  à  un  seniimcni  de  cupi- 
dité... cela  devient  un  calcul  ignoble... 

—  Tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  honteux,  —  ajouta  le  vieux  marin. 

—  Eh  bien!  alors,  —  reprit  Olivier,  —  pourquoi  un  homme  pau- 
vre... puisque,  en  effet,  Gerald,  tu  es  pauvre...  auprès  de  mademoi- 
selle de  fieaumesnil,  pourquoi,  dis-je,  serais-tu  blâmable  en  épousant 
cette  jeune  fille,  si  tu  l'aimais  sincèrement,  malgré  ses  millions,  si  tu 
l'aimais  enfin  comme  si  elle  était  sans  nom  et  sans  fortune? 

•—  C'est  juste  ,  monsieur  GeraJd,  —  reprit  le  commandai. l ,  —  dès 


L'OIICUEIL.  i9t' 

qu'oB  aime  en  honnéie  lioinnic  ,  cl  (pie  l'on  a  la  conscience  d'aimer, 
non  l'ar^îcnt,  mais  la  rfimiie.  on  osl  trani|nillt'  ;...  que  peiii-ou  avoir 
à  Si'  roprociitT  /  tnliii.  moi,  je  vous  conseille  de  voir  d'abord  niade- 
nioiscllede  Beaunjesuil;  vous  vous  déciderez  après. 

—  Kn  effel...  —  repril  Gerald,  —  c'est ,  je  crois,  le  meilleur  parti 
à  prendre  :  il  concilie  tout...  Ah  !  pardieu,  que  j'ai  bienfait  de  venir 
causer  de  mes  projets  avec  vous,  mon  commandant...  et  avec  toi, 
Olivier! 

—  Ahçà!  voyons,  monsieur  Gerald.  vraiment,  est-ce  que,  dans  vo- 
tre grand  et  beau  monde,  il  n'y  a  pas  une  foule  de  personnes  qxii 
vous  auraient  dit  ce  que  moi  cl  Olivier  venons  de  vous  dire  ? 

—  D.ins  le  grand  monde  ?  —  repril  Gerald  en  haussant  les  épaules. 
Tuis  il  ajouta  : 

—  Et  c'est  d'ailleurs  la  même  chose  dans  la  bourgeoisie...  si  ce 
n'est  pis  encore  :  partout  cnlinon  ne  connaît  qu'une  ciiose...  l'argent. 

—  Eh  !  comment  diable  Olivier  et  moi  aorions-nous  une  grâce  d'E- 
tat, monsieur  Gerald,  ei  serions-nous  autrement  que  tout  le  monde? 

—  Tourquoi?  — dit  Gerald  avec  émotion  ,  —  parce  que  vous,  mon 
commandant...  pendant  quarante  ans  ,  vous  avez  vécu  de  voire  vie 
de  m;irin,  vie  rude  et  pauvre...  péililense,  désintéressée;  parce  que, 
dans  celle  vie-là  ,  vous  avez  pris  la  forte  habitude  de  la  résignation 
et  du  contentement  de  peu;  parce  que,  ignorant  toutes  les  lâches  com- 
plaisances du  monde,  vous  regardez  comme  aussi  misérable...  un 
homme  qui  se  marie  pour  de  l'.irgent  qu'un  homme  qui  vole  au  jeu 
ou  qui  recule  au  feu;  est-ce  vrai,  mon  commandant? 

—  Pardieu!  monsieur  Gerald,  c'est  tout  simple...  cela... 

—  Oui,  tout  simple...  pour  vous,  pour  Olivier,  car  il  a  vécu  comme 
moi,  plus  longtemps  que  moi,  de  celle  vie  de  soldat...  qui  enseigne 
le  renoncement  et  la  fraternité...  n'est-ce  pas,  Olivier? 

—  Brave  et  bon  Gerald  ,  —  dit  le  jeune  homme  aussi  ému  que  son 
ami,  —  mais,  avoue-le...  la  générosité  naturelle...  la  vie  de  soldat 
l'a  pcui-éire  développée  davantage  ,  mais  elle  ne  te  l'a  pas  donnée. 
Toi  seul  peut-être  ,  sur  tant  de  jeunes  gens  de  ton  rang  ,  tu  étais  ca- 
pable de  croire  faire  une  sorte  de  lâcheic  en  envoyant  un  pauvre 
diable  à  la  guerre  se  faire  tuer  à  ta  place  :  loi  seul  aussi,  parmi  tant 
d'antres,  lu  éprouves  des  scrupules  au  sujet  d'un  mariage  que  tous 
voudraient  contracter  à  n'importe  quel  prix  ! 

—  Ne  vas-tu  pas  maintenant  rae  faire  des  compliments  ?  —  ré- 


192         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

pondit  Gerald  en  souriant.  —  Allons  ,  c'est  convenu,  je  verrai  made- 
moiselle de  Beaumesnil...  les  circonstances  feront  le  reste...  mali- 
gne est  tracée...  je  n'en  dévierai  pas...  je  vous  le  jure... 

—  Bravo,  mon  cher  (ierald  ,  reprit  gaiement  Olivier,  —  je  te  vois 
marié  ,  amoureux  et  heureux  en  ménage  :  c'est  un  bonheur  qui  en 
vaut  bien  un  autre...  va  !  Et  moi  qui,  ne  sachant  rien  de  tes  projets, 
avais  hier,  en  arrivant,  demandé  à  madame  Ilerbaut  la  permission  de 
lui  présenter  un  digne  garçon,  un  ancien  camarade  de  régiment,  el 
madame  Herbaut  t'avait  accepté...  à  ma  toule-puissante  recomman- 
dation. 

—  Comment  !  elle  m'avait  accepté  ,  —  dit  Gcrald  en  riant ,  est-ce 
que  tu  me  regardes  déjà  comme  mort  et  enterré...  tu  peux  bien  dire 
qu'elle  m'a  accepté,  et  je  te  réponds  que  j'userai  de  l'acceptation. 

—  Comment...  tu  veux? 

—  Certainement. 

—  Mais  les  projets  de  mariage  ? 

—  Raison  de  plus  ! 

—  Explique-toi. 

—  C'est  bien  simple  :  plus  j'aurai  de  raison  d'aimer  la  vie  de  gar- 
çon, plus  il  faudra  que  j'aime  mademoiselle  de  Beaumesnil  pour  re- 
noncer à  mes  plaisirs ,  et  moins  je  me  tromperai  sur  le  sentiment 
qu'elle  m'inspirera;  ainsi,  c'est  convenu  ,  tu  me  présentes  chez  ma- 
dame Herbaut,  et,  pour  me  rendre  encore  plus  fort...  toujours  con- 
tre la  tentation,  je  deviens  amoureux  d'une  des  rivales,  ou  même 
d'une  des  satellites  de  celte  fameuse  duchesse  dont  le  nom  est  pour 
moi  un  épouvantail...  et  dont  je  te  soupçonne  fort...  d'être  épris. 

—  Allons,  Gerald...  tu  es  fou. 

—  Voyons,  sois  franc  ,  me  crois-tu  capable  d'aller  sur  tes  brisées? 
comme  s'il  n'y  avait  que  la  duchesse  au  monde  !  Souviens-toi  donc  de 
cette  jolie  petite  femme  d'un  gros  employé  des  vivres...  Tu  n'as  eu 
qu'un  mot  à  dire,  je  l'ai  laissé  le  champ  libre...  et,  pendant  que  le 
mari  allait  visiter  son  parc  de  bêles  à  cornes... 

—  Comment,  encore  une  autre  !  —  s'écria  le  commandant  en  s'a- 
dressant  à  Gerald,  —  mais  c'est  donc  un  enragé  que  mon  neveu? 

—  Ah  !  mon  commandant  si  vous  saviez  quelles  razzias  de  cœurs 
il  faisait  en  Algérie,  le  scélérat!  La  charmanle  tribu  de  madame 
Herbaut  n'a  qu'à  joliment  se  tenir  sur  ses  gardes,  allez!...  si  elle  ne 
Teut  pas  être  ravagée  par  Olivier. 


L'ORGUEIL.  193 

—  Mais.  doiiMe  fou  que  tu  es,  je  n'ai  aucun  mauvais  clossoin  sur  celle 
diainianlo  Iribu,  connue  lu  dis...  —  ivpril  jjaicnifiil  Olivier;  —  mais 
scriousenioni  lu  veux  que  je  le  préscnle  à  niad.ime  Ilerbaul  ? 

—  Oui.  ciTtos,  lépoiulit  GtM'aid. 
Et.  s'adressant  au  vieux  marin  : 

—  Il  ne  faut  pas  à  cause  de  cela  ,  mon  commandant ,  me  prendre 
pour  un  écervelé...  J'ai  acceplé  vos  conseils  d'ami ,  à  propos  dun 
mariajie,  direz-vous  :  et  je  termine  i'eulrolioii  en  prianl  Olivier  de 
me  présenler  chez  madame  llerbaut...  Kli  bien  !  si  cliaugo  ipie  cela 
vous  doive  paraître,  mon  connnaudant,  je  dirai,  non  plus  en  piaisan- 
tant,  mais  sérieusement  celle  fois,  que  moins  je  clianger.ii  mes  habi- 
tudes, plus  il  faudra  ,  pour  les  abandonner,  que  mon  amour  pour 
mademoiselle  de  Beaumesnil  soit  sincère. 

—  Ma  foi ,  monsieur  Gerald,  —  reprit  le  vétéran  ,  —  j'avoue  qu'au 
premier  abord  vos  raisons  semblent  bizarres;  mais,  en  y  rélléchis- 
sant,  je  les  trouve  jusies.  Il  y  aurait  peut-ôire  une  sorte  de  prémédi- 
tation hypocrite  à  rompre  d'avance  avec  une  vie  qui  vous  plaît  de- 
puis si  longtemps... 

—  Maintenant.  Olivier  ,  viens  me  présenler  à  la  tribu  de  madame 
Herbaut,  —  dit  gaiement  Gerald.  —  Adieu,  mou  conunandant,  je  vous 
reviendrai  bieniùt  et  souvent...  Que  voulez-vous .'  ce  n'est  pas  pour 
rien  que  vous  êtes  mou  confesseur. 

—  Et  vous  voyez  que  je  ne  suis  pas  un  gaillard  commode  pour 
l'absolution  et  pour  les  arrangemenls  de  conscience,  —  reprit  gaie- 
ment le  vieux  marin.  —  A  bientôt  donc ,  monsieur  Gerald,  vous  me 
tiendrez  au  courant  des  choses  de  votre  mariage,  n'est-ce  pas? 

—  C'est  mainlenant  un  droit  pour  moi...  de  vous  en  parler,  et  je 
n'y  manquerai  pas ,  mon  commandant.  Ah  !  mais  j'y  pense,  —  dit 
Gerald, — j'ai  à  vous  rendre  compte  d'une  commission  dont  vous 
m'avez  chargé,  monsieur  Bernard.  Tu  permets,  Olivier? 

—  Comment  donc?  —  dit  le  jeune  soldat  en  se  retirant. 

—  Bonne  nouvelle  !  mon  commandant,  —  dit  tout  bas  Gerald  ,  — 
grâce  à  mes  démarches,  et  surtout  à  la  recommandation  du  mar(iiiib 
de  Maillefori,  la  nomination  d'Olivier  comme  sous-lieutcuant  est 
presque  assurée. 

—  Ah  !  monsieur  Gerald,  serait-il  possible  ? 

—  Nous  avons  ie  plus  grand  espoir,  car  on  a  su  qu'on  devait  faire 


194  LES  SEPT  PECUES  CAPITAUX. 

à  M.  de  Maillefort  des  propositions  pour  être  député  ,  ce  qui  a  doublé 
son  influence. 

—  [Monsieur  Gerald,  dit  le  vétéran  irès-ému  ,  —  comment  jamais 
reconnaître... 

—  Je  me  sauve,  mon  commandant,  répondit  Gerald  pour  se  sous- 
traire aux  remercîmenls  du  vieillard.  — je  cours  rejoindre  Olivier  : 
un  plus  long  entretien  éveillerait  ses  soupçons. 

—  Ah  !  tu  as  des  secrets  avec  mon  oncle,  toi  !  —  dit  gaiement  Oli" 
vier  à  son  ami. 

—  Je  crois  bien  ,  je  suis ,  tu  le  sais,  un  homme  tout  mystère...  et, 
avant  de  nous  rendre  chez  madame  Herbaut ,  il  faut  que  je  te  de- 
mande un  service  très-mystérieux. 

—  Voyons. 

—  Toi,  qui  connais  le  quartier  et  les  environs,  ne  pourrais-tu  pas 
m'indiquer  un  petit  logement  dans  une  rue  très-retirée,  mais  en  de* 
dans  de  la  barrière  ? 

—  Comment  '.  —  dit  Olivier  en  riant,  —  tu  veux  abandonner  le 
faubourg  Saint-Germain  et  devenir  BatignoUais  ?  C'est  charmant. 

—  Écoute-moi  donc...  lu  conçois  que ,  demeurant  chez  ma  mère, 
je  ne  peux  pas  recevoir  de  femmes  chez  moi... 

—  Ah!  très  bien  !... 

—  J'avais  un  mystérieux  picd-à-terre. 

—  J'aime  ce  nioî,  il  est  décent... 

—  Laisse-moi  donc  parler.  J'avais  un  petit  pied-à-terre  très-coave- 
nable...  mais  la  maison  a  changé  de  propriétaire  ,  et  le  nouveau  est 
si  féroce  à  l'endroit  des  mœurs,  qu'il  m'a  donné  congé,  et  mon  terme 
finit  après-demain  :  voilà  donc  mes  amours  sur  le  pavé,  ou  réduits  à 
s'abriter  derrière  les  stores  des  citadines,  à  affronter  le  sourire  nar- 
quois des  cochers...  c'est  désolant... 

—  Au  contraire ,  cela  se  trouve  à  merveille  ;  lu  vas  te  marier,  on 
t'a  donné  congé...  donne  à  ton  tour  congé  ..  à  tes  amours... 

—  Olivier,  tu  sais  mes  principes  ,  ton  oncle  les  approuve  ;  je  ne 
veux  à  l'avance  rien  changer  aux  habitudes  de  ma  vie  de  garçon,  et, 
si  mon  mariage  ne  se  faisait  pas,  malheureux!  songe  que  je  me  trou- 
verais sans  pied-à-terre  et  sans  amours...  Non...  non.. .je  suis  beaucoup 
trop  prévoyant,  trop  rangé,  pour  donner  dans  ces  désordres  et  ne 
pas  conserver...  une  poire  pour  la  soif. 

—  Poire  pour  la  soif  est  très-joli  ;  allons,  tu  es  un  homme  de  pré- 


L'Or.UUElL.  195 

rautions...  EIi  bien  !  soii,  en  allant  et  venant,  je  le  promets  de  rc- 
gardiT  les  cciileaux... 

—  Doux  poiitcs  pièces  avec  une  entrée,  c'est  toi/l  ce  qu'il  me  faut... 
tu  sens  bien  que  je  vais  m'en  ocoupcr  de  mon  cùtc  ;  (ont  à  lliaire, 
en  sortant  de  riiez  mad.ime  llerbaul ,  je  vais  llàner  dans  Ils  envi- 
rons, car  ça  presse...  c'est  après-demain  le  terme  r.iial...  c'est  par 
pr;i<e  (lue  j'ai  obtenu  quelnuos  jours  de  répit.  .  Dis  donc,  Olivier,  si 
je  ilueouvre  par  ici  ce  qu'il  me  faut... 

Ci  f.iit  qiio,  dans  le  mcine  quartier, 
Je  trouverai  l'amour  et  l'aniiticl... 

Celte  profonde  réflexion  ressemble  beaucoup  à  une  devise  de  mir- 
liton ..  mais  c'est  égal...  la  vérité  n'a  pas  besoin  d'onieincnts...  Sur 
ce...  en  avant  chez  madame  Ilerbaut! 

—  Ah  çà  1  tu  y  tiens  décidéineui...  réfléchis  bien... 

—  Olivier,  tu  es  iusupportable...  je  me  présente  tout  seul  si  lu  ne 
m'ac< ompagnes  pas... 

—  Allons,  le  sort  en  est  jeté,  il  est  convenu  que  tu  es  M.  Gerald 
Senneterre,  un  ancien  camarade  de  régiment. 

—  Senneterre...  non,  ça  serait  imprudent,  j'aime  mieux  Gerald 
Auvernay,  car  je  suis  aussi  orné  du  marquisat  d'Auvernay...  tel  que 
tu  me  vois,  mon  pauvre  Olivier. 

—  tien...  lu  es  M.  Gerald  Auvernay,  c'est  entendu...  Ali!  diable! 

—  Qu'as-tu  dofiC? 

—  Qu'est-ce  que  tu  vas  être  à  celte  heure? 

—  Comment  ce  que  je  vais  être? 

—  Oui,  ton  étal? 

—  Mon  é  at?  Mais  célibataire  jusqu'à  nouvel  ordre... 

—  Je  ne  peux  pas  te  présenter  chez  madame  Ilerbaut  comme  un 
jeune  homme  qui  vit  des  renies  qu'il  a  amassées...  au  régiment. 
Madame  Ilerbaut  ne  reçoit  pas  de  flâneurs;  lu  éveilleras  ses  soupçons, 
«r  la  digne  femms  se  défie  en  diable  des  gens  qui  n'ont  rien  à  faire 
q«'à  couriiser  les  jolies  filles,  vu  qu'elle  en  a...  de  jolies  filles. 

—  C'est  très-amusant.  Eh  bien!...  qu'est-ce  que  tu  veux  que  ja 
sois?... 

—  Dame!  je  ne  sais  pas  trop,  moi  ! 

—  Voyous,  —  dit  GeialJ  eu  riant,  —  veux-tu...  veux-tu...  phar- 
macien? 


!96  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Va  pour  pharmacien,  allons,  viens  .. 

—  Pas  du  lout.  Je  plaisante...  t:i  acceptes  cela  tout  de  suite,  toi! 
Pharmacien...  quel  dangereux  ami  tu  es... 

—  Gerald,  je  t'assure  qu'il  y  a  de  petits  pharmaciens  irès-genlils. 

—  Laisse-moi  donc  tranquille,  c'est  toujours  de  la  f;imille  des 
apothicaires...  je  n'oserais  regarder  en  face  aucune  des  jolies  fdles 
qui  viennent  chez  madame  Ilcrbaut. 

—  Eh  bien!...  fou  que  tu  es...  cherchons  autre  chose  :  clerc  de 
notaire!...  Ilein?  cela  le  va-t-il? 

—  A  la  bonne  heure  !...  ma  mère  a  un  interminable  procès...  je  vais 
quelquefois  voir  pour  elle  son  notaire  et  son  avoué...  J'étudierai  le 
clerc  sur  nature...  je  me  serai  enrôlé  dans  le  régiment  de  la  basoche 
en  sortant  des  chasseurs  d'Afrique...  ça  va  tout  seul  !... 

—  Allons,  c'est  dit,  suis-moi...  je  vais  te  présenter  comme  Gerald 
Auvernay,  clerc  de  notaire... 

—  Premier  clerc  de  notaire  !  —  dit  Gerald  avec  emphase. 

—  Ambitieux,  va!... 

Gerald,  présenté  chez  madame  Herbaut,  fut,  grâce  à  Olivier,  ac- 
cueilli par  elle  avec  la  plus  aimable  cordialité. 

Dans  l'après-midi  de  ce  même  jour,  le  terrible  M.  Bouffard  vint 
chercher  l'argent  dont  lui  était  redevable  le  commandant  Bernard 
pour  le  terme  échu  ;  madame  Barbançon  le  paya,  résistant  à  grand' 
peine  au  malin  plaisir  de  rissoler  quelque  peu  les  ongles  de  ce  féroce 
propriétaire,  ainsi  qu'elle  le  disait  ingénument. 

Malheureusement,  l'argent  que  venait  de  recevoir  M.  Bouffard, 
loin  de  le  rendre  moins  âpre  à  ses  recouvrements,  lui  donna  une 
nouvelle  énergie,  et,  persuailé  que,  sans  ses  grossières  et  opiniâtres 
poursuites,  il  n'eût  pas  été  payé  de  madame  B.irbançon,  il  se  diriîiea 
en  hâte  vers  la  rue  de  Monceau,  oii  demeurait  Ilerminie,  bien  résolu 
de  redoubler  de  dureté  envers  la  pauvre  jeune  !:!!(;,  afin  de  la  forcer 
i  payer  le  terme  qu'elle  lui  devait. 


L'ORGUEIL  197 


XXVII 


Herminie  domonrait  rue  de  Monceau,  dans  l'une  des  nnmbrcuscs 
maisons  dont  31.  Bouiïard  était  propriétaire,  occupant,  an  rcz-de- 
chausséc,  une  chambre  précédée  d'une  peiilc  entréo,  qui  donnait 
sous  la  voûte  de  la  porte  cochcre;  les  deux  fenêtres  s'ouvraient  sur 
un  joli  jardin,  entouré  d'un  côté  d'une  haie  vive,  de  l'autre  d'une  pa- 
lissade treillagée,  qui  le  séparait  dune  ruelle  voisine. 

La  jouissance  de  ce  jardin  dépendait  d'un  assez  grand  appartement 
du  rez-de-chaussée,  alors  inoccupé,  ainsi  qu'un  autre  logement  du 
troisième  étage,  non-valeurs  qui  augmeniaienl  encore  la  mauvaise 
humeur  de  M.  Bonfiard  à  l'endroit  des  locataires  arriérés. 

Rien  de  plus  sinqile  et  de  meilleur  goût  que  la  chambre  de  la 
duchesse. 

Une  toile  de  Perse,  d'un  prix  modique  mais  d'un  dessin  et  d'une 
fraîcheur  charmants,  tapissait  les  murailles  cl  le  plafond  de  cette 
pièce  assez  élevée;  pendant  le  jour,  d'amples  draperies  de  même 
étoffe  cachaient  l'alcôve,  ainsi  que  deux  portes  vitrées  y  attenant  : 
l'une  était  celle  d'un  cabinet  de  toilette;  l'autre  s'ouvrait  sur  l'entrée, 
espèce  d'antichambre  de  six  pieds  carrés. 

Les  rideaux  de  Perse,  doublés  de  guingan  rose,  voilaient  à  demi 
les  fenêtres,  garnies  de  petits  rideaux  de  mousseline  relevés  par  des 
nœuds  de  rubans  ;  un  lapis  fond  blanc  semé  de  gros  bouquets  de 
fleurs  (ça  avait  été  la  plus  grosse  dépense  de  l'ameublemcni)  cou- 
vrait le  plancher;  la  housse  de  cheminée,  mervcillensenient  brodée 
par  Herminie,  était  bleu  clair,  avec  un  semis  de  roses  et  de  pâque- 
rettes; deux  petits  flambeaux  d'un  goût  exquis,  moulés  sur  des  mo- 
dèles de  P'.impéi,  accompagnaient  une  pendule  faite  d'un  socle  de 
marbre  blanc  surmonté  de  la  statuette  de  Jeanne  d'Arc. 

Enfin,  à  chaque  bout  de  la  tablette  de  cheminée,  deux  vases  de 
grès  verni  (précieuse  invention),  du  galbe  éiruscpie  le  plus  pur,  con- 
tenaient de  gros  bouquets  de  roses  récemment  achetées,  qui  répan- 
daient dans  cette  chambre  leur  senteur  suave  et  fraîche. 

Cette  modeste  garniture  de  cheminée  en  grès  et  en  fonte  de  zinc. 


198         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

couséquemmcnt  de  nulle  valeur  matérielle,  avait,  au  plus,  coûté 
cinquante  ou  soixante  francs;  mais,  au  point  de  vue  de  l'art  et  du 
goût,  elle  était  irréprocliable. 

En  face  de  la  cheminée,  on  voyait  le  piano  d'IIerniinie,  son  gagne- 
pain;  entre  les  deux  fenêtres,  une  table  à  colonnes  torses,  sur- 
montée d'tiii  vieux  dressoir  en  noyer,  servait  de  bibliothèque;  la  du- 
chesse y  avait  placé  quelques  auteurs  de  prédilection  et  les  livres 
qu'elle  avait  reçus  en  prix  à  sa  pension. 

Çà  et  là,  suspendues  le  long  de  la  tapisserie  par  des  câbles  de  co- 
ton, on  voyait  dans  de  simples  cadres  de  sapin  verni,  aussi  brillant 
que  le  citronnier,  quelques  gravures  du  meilleur  choix,  parmi  les- 
quelles on  remarquait  Mignon  regrettant  la  patrie  et  Mignon  aspi- 
Tant  au  ciel,  d'après  Sclieffer,  placés  en  pendant  de  chaque  côté  de 
la  Françoise  de  Rimini,  du  môme  et  illustre  peintre. 

Enfin,  aux  deux  angles  de  la  chambre,  de  petites  étagères  de  bols 
noir  supportaient  plusieurs  statuettes  de  plâtre,  réduites  d'après  ce 
que  l'art  grec  a  laissé  de  plus  idéal;  une  ancienne  commode  en  bois 
de  rose,  achetée  pour  peu  de  chose  chez  un  brocanteur  des  Bali- 
gnolles;  deux  jolies  chaises  de  tapisserie,  ouvrage  d'IIerniinie,  ainsi 
qu'un  fauteuil  recouvert  de  salin  gros  vert,  dont  la  broderie  de  soie, 
nuancée  des  plus  vives  couleurs,  représentait  des  fleurs  et  des 
oiseaux,  complétaient  l'ameublement  de  cette  chambre. 

A  force  d  intelligence,  d'ordre  et  de  travail,  Herminie,  guidée  par 
un  goût  exquis,  était  parvenue  à  se  créer  à  peu  de  frais  cet  entou- 
rage élégant  et  choisi. 

S'agissait-il  de  soins  ou  de  détails  qui  eussent  répugné  à  cette  or- 
gueilleuse dMcfoesse;  s'agissait-il  de  la  cuisine,  par  exemple  :  Her- 
minie avait  échappé  à  cet  embarras,  en  s'ad ressaut  à  la  portière  de 
sa  maison,  qui,  pour  un  modique  abonnement,  lui  servait  chaque 
jour  une  tasse  de  lait  le  matin,  et  le  soir  un  excellent  potage,  ac- 
compagné d'un  plat  de  légumes  et  de  quelques  fruits,  nourriture  fru- 
gale qui  devenait  des  plus  appétissantes  lorsqu'elle  était  rehaussée  de 
toute  la  coquette  propreté  du  petit  couvert  d'IIerniinie  ;  car,  si  la 
duchesse  ne  possédait  que  deux  tasses  et  six  assiettes,  elles  étaient 
d'une  porcelaine  choisie,  et  lorsque,  sur  sa  table  ronde,  recouverte 
d'une  serviette  éblouissante,  la  duchesse  avait  placé  sa  carafe  et  son 
verre  de  fin  cristal,  ses  deux  uniques  couverts  d'argent  bien  brillants 
et  son  assiette  de  porcelaine  à  fond  blanc  semé  de  fleurs  bleues  et 


L'OllGUiiiL.  199 

roses,  Icâ  mets  ks  pkis  simplet»  sciitblaieul,  avons-nous  dii,  do!>  plus 

Mais,  hëlas  !  et  au  grand  cl):if:riu  d'IIeriuiuic,  ses  deux  couverts 
d'argent  cl  sa  niouirc,  seuls  ubjeis  de  lu\c  niaiéricl  qu'elle  eût  ja« 
mais  posséilcs,  élaieul  alors  en  gage  au  niout-ile-piélc,  où  elle  avait 
élo  obligée  de  les  faire  niellre  p.ir  la  porliere  de  la  maison  ;  la  jeune 
fille  n'avait  pas  en  d'antre  moyen  de  subvenir  aux  frais  journaliers 
de  sa  maladie,  et  de  se  procurer  une  faible  somme  d"ar;;ent,  dont 
elle  vivait,  en  aiiendaut  le  salaire  de  plusieurs  leçons  qu'elle  avait 
ret  omniencé  à  donner,  ensuite  d'une  interruption  forcée  de  prés  de 
deux  mois. 

Ce  faial  arriéré  causait  la  gène  exirème  d'Uerminie  et  l'impossibi- 
lité où  elle  se  voyait  de  payer  cent  quatie-viiigts  francs  qu'elle  devait 
au  terrible  M.  Touffard... 

Cent  quatre-vingts  francs !... 

Et  la  pauvre  enfant  possédait  environ  quinze  francs,  avec  lesquels 
il  lui  fallait  vivre  presque  tout  le  mois. 

Ainsi  qu'on  le  pense,  le  seuil  de  la  porte  dUcrminie  était  vierge 
des  pas  d'un  homme. 

La  duchesse,  libre  et  maîtresse  de  son  choix,  n'avait  j:;ma:s  aimé... 
quoiqu'elle  eût  inspiré  plusieurs  passions,  sans  le  vouloir  et  même  à 
regret,  trop  orgueilleuse  pour  s'abaisser  jusqu'à  la  coquetterie,  trop 
généreuse  pour  se  jouer  des  tourments  d'un  amour  malheureux. 

Aucun  des  ^oupirants  n'avait  donc  plu  à  lleirniiiie,  malgré  la 
loyauté  de  leurs  offres  matrimoniales,  appuyées  chez  jihisieurs  sur 
une  certaine  aisance,  car  quelques-uns  appartenaient  au  commerce, 
tandis  que  d'autres  étaient  artistes  comme  la  jeune  fille,  ou  bien  en- 
core commis  de  magasin,  teneurs  de  livres,  etc.,  etc. 

La  duchesse  devait  ap|iorier  dans  le  choix  de  son  amnnt  ce  goût 
é|>nré.  ce  tact  délicat  ({ui  la  caractérisaient,  mais  il  est  inutile  de  dire 
qu'inlime  ou  élevée,  la  coudilion  de  l'honnne  qu'elle  eût  aimé  n'au- 
rait en  rien  influencé  l'amour  de  la  jeune  fille. 

Elle  savait  par  elle-mènie  (et  elle  s'en  glorifiait)  tout  ce  que  l'on 
trouve  parfois  d'élévation  et  de  distinction  natives  parmi  les  positions 
sociales  les  plus  modestes  et  les  plus  précaires  ;  aussi  ce  qui  l'avait 
jusqu'alors  choquée  dans  ses  prétendants,  c'était  de  ces  imi)erlections 
puériles,  dira-l-on,  inappréciables  même  pour  tiiute  autre  que  la  du- 
chesse... mais,  pour  elle,,  invinciblement  antipathiques  :  chez  les  uns, 


200  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

ça  avait  été  une  trop  bruyante  et  trop  grosse  jovialité  ;  chez  les 
autres,  des  manières  libres  ou  vulgaires;  chez  celui-ci  un  timbre  de 
voix  brûlai;  chez  celui-là  une  tournure  ridicule. 

Quelques-uns  de  ces  repoussés  possédaient  néanmoins  d'excellentes 
qualités  de  cœur  ou  d'esprit;  Ilerminie  avait  été  la  première  à  le  re- 
connaître ;  elle  tenait  ceux-là  pour  les  meilleurs  et  les  plus  dignes 
garçons  du  monde,  elle  leur  accordait  franchement  son  estime,  au 
besoin  même  son  amitié,  mais  son  amour...  non. 

Et  ce  n'était  pas  par  dédain  ,  par  folle  ambition  de  cœur.  qu'Her- 
minie  les  refusait,  mais  simplement,  ainsi  qu'elle  le  disait  elle-même 
à  ses  désespérés ,  «  parce  qu'elle  ne  ressentait  aucun  amour  pour 
eux,  et  qu'elle  était  décidée  à  rester  fille  toute  sa  vie  plutôt  que  de  se 
marier  sans  éprouver  un  vif  et  profond  amour.  » 

Et  cependant,  en  raison  même  de  son  orgueilleuse  et  délicate 
susceptibilité,  Herminie  devait  souffrir  plus  que  personne  des  incon- 
vénients, parfois  si  pénibles  et  presque  inévitables,  inhérents  à  la  po- 
sition d'une  jeune  fille  obligée  de  vivre  seule,  et  forcément  exposée 
à  toutes  les  chances  douloureuses  que  peuvent  amener  le  manque  de 
travail  ou  la  maladie. 

Depuis  quelque  temps,  hélas  !  la  duchesse  expérimentait  cruelle- 
ment les  conséquences  de  son  isolement  et  de  sa  pauvreté. 

L'orgueil  et  le  caractère  d'Herminie  posés  [orgueil  qui  avait  poussé 
la  jeune  fille  à  rapporter  fièrement,  malgré  sa  pressante  misère,  les 
cinq  cents  francs  que  lui  avait  alloués  la  succession  de  madame  de 
Beaumesnil),  l'on  comprendra  avec  quelle  confusion  mêlée  d'effroi  la 
pauvre  enfani  attendait  le  retour  de  M.  Bouffard,  car,  ainsi  qu'il  l'a- 
vait dit  à  madame  Barbançon,  il  devait  faire  dans  l'après-diner  une 
dernière  et  décisive  tournée  chez  ses  locataires  en  retard. 

Herminie  cherchait  les  moyens  de  désintéresser  cet  homme  inso- 
lent et  brutal,  mais,  ayant  déjà  donné  en  nantissement  ses  deux  cou- 
verts d'argent  et  sa  montre  d'or,  elle  ne  possédait  plus  rien  qui  pût 
être  mis  en  gage  :  on  ne  lui  eilt  par  prêté  vingt  francs  sur  sa  modeste 
garniiure  de  cheminée,  de  si  bon  goût  qu'elle  fût;  et  ses  gravures, 
ainsi  que  ses  statuettes  de  plâtre,  n'avaient  pas  la  moindre  valeur 
vénale  ;  enfin,  le  linge  qu'elle  possédait  lui  eût  procuré  un  prêt  bien 
minime. 

En  face  de  celle  désolante  position,  Herminie,  accablée,  versait 


L'OHGUEiL.  201 

des  pleurs  amers,  ircmbhmt  à  tli.uiue  instant  d'entendre  rimpérieux 
coup  lie  soniiellc  de  M.  BoulTard. 

Noble  civiir,  j;énereuse  nature!...  Au  milieu  de  ces  cruelles  per- 
plexilés,  Ueiniinie  ne  songea  pas  un  instant  à  se  dire  qu'tilo  sérail  • 
sauvée  avec  une  part  imperci'piible  de  rénorme  sui)erllu  de  sa  sœur, 
dont  elle  avait  visité  la  veille  les  somptueux  appartements... 

Si  la  duchesse  vint  à  songer  à  sa  sœur,  ce  fut  pour  chercher  dans 
Tespérance  de  la  voir  un  jour  quchpie  distraction  à  son  chagrin 
présent. 

Et,  de  ce  chagrin,  Ilcrminie  n'accusait  qu'elle-même  :  jetant  des 
yeux  pleins  de  larmes  sur  sa  cocpieile  petite  chambre,  la  jeune  lille 
se  reprochait  sincèrement  ses  folles  dépenses. 

Elle  aurait  dû,  —  pensait-elle,  —  épargner  pour  l'avenir  et  les  cas 
imprévus,  tels  que  la  maladie  ou  le  chômage  de  levons;  elle  aurait 
dû  se  résigner  à  prendre  un  logement  au  ([-ualrième  étage,  iiorte  à 
porte  avec  des  inconnus;  à  habiter,  à  peine  séparée  d'eux  par  une 
mince  cloison,  quelque  chambre  triste  et  nue,  au  carreau  froid,  aux 
murailles  sordides  ;  elle  aurait  dû  ne  pas  se  laisser  séduire  par  la 
riante  vue  d'un  joli  jardin,  et  par  l'isolement  du  rez-dc-civsuisée 
qu'elle  avait  préféré;  elle  aurait  du  garder  son  argent,  au  lieu  de 
l'employer  à  l'achat  de  ces  objets  d'art  et  de  goût,  seul  charme, 
seuls  compagnons  de  sa  solitude,  qui  faisaient  de  sa  chambre  un  dé- 
licieux réduit,  où  elle  avait  longtemps  vécu  heureuse,  confiante  dans 
sa  jeunesse  et  dans  son  travail. 

Qui  lui  eût  dit,  à  elle  si  orgueilleuse,  qu'il  lui  faudrait  subir  les 
grossières  mais  légitimes  réclamations  d'un  homme  à  qui  elle  devait 
de  l'argent...  qu'elle  ne  pourrait  pas  payer?... 

Etait-ce  assez  de  honte? 

.Mais  ces  reproches,  à  la  fois  sévères  et  justes,  à  propos  du  passé, 
■e  changeaient  en  rien  le  présent. 

Ilerminie  se  désolait,  assise  dans  son  fauteuil,  les  yeux  gonflés 
de  larmes;  Umtôt  elle  cédait  à  un  morne  accablement,  tantôt  elle 
tressaillait  au  moindre  bruit...  songeant  à  l'arrivée  probable  de 
M.  Bouffa rd. 

Enfin  ces  poignantes  angoisses  eurent  un  terme. 

Un  violent  coup  de  sonnette  se  fit  entendre. 

■—  C'est  lui...  c'est  le  pr:;'^''iétaire !  —  murmura  la  pauvre  créa- 


202  LES  SEPT  PÊCHES  CAPITAUX. 

ture  en  frémissant  de  tous  ses  membres.  —  Je  suis  perdue...  — 
ajou(a-t-elle.  f 

Et  elle  restait  immobile  de  crainte. 

Un  second  coup  de  sonnette,  plus  brutal  encore  que  le  premier, 
ébranla  la  porte  de  la  petite  entrée  qui  conduisait  à  la  chambre. 

Herrainie  essuya  ses  yeux,  rassembla  son  courage,  et,  pâle,  trem- 
blante, elle  alla  ouvrir. 

Elle  ne  s'était  pas  trompée... 

C'était  M.  Bouffard. 

Ce  glorieux  représentant  du  pays  légal,  ayant  dépouillé  l'uniforme 
du  soldat  citoyen,  apparut  bourgeoisement  vêtu  d'un  palelot-sac  de 
couleur  grise. 

—  Eh  bien  !  dit-il  à  la  jeune  fille  eu  restant  sur  le  seuil  de  la  porte 
qu'elle  lui  avait  ouverte  d'une  main  mal  assurée,  —  eh  bien  !  mon 
argent? 

—  Monsieur... 

—  Voulez-vous  me  payer,  oui  ou  non?  —  s'écria  M.  Bouffard  d'une 
voix  si  haute  qu'il  fut  entendu  par  deux  personnes. 

L'une  était  alors  sous  la  porte  coclicre... 

L'autre  montait  au  premier  étage  par  l'escalier,  dont  les  marches 
inférieures  aboutissaient  auprès  de  l'entrée  du  logement  d'Herminie. 

—  Pour  la  dernière  fois,  voulez-vous  me  payer,  oui  ou  non?  —  ré- 
péta M.  Bouffard  d'une  voix  encore  plus  éclatante. 

—  Monsieur,  de  grâce  !  —  dit  llerminie  avec  un  accent  suppliant, 
ne  parlez  pas  si  haut...  Je  vous  jure  que  si  je  ne  puis  vous  payer... 
ce  n'est  pas  ma  faute... 

—  Je  suis  dans  ma  maison,  et  je  parle  comme  je  veux.  Tant  mieux 
si  l'on  m'entend...  ça  servira  de  leçon  pour  les  autres  locataires 
qui  s'aviseraient  d'être  en  retard  comme  vous. 

—  Monsieur...  je  vous  en  conjure...  entrez  chez  moi,  —  dit  Her- 
minie  accablée  de  honte  et  en  joignant  les  mains,  —  je  vais  vous  ex- 
pliquer... 

—  Eh  bien  !...  voyons,  quoi?  qu'allez-vous  m'expliquer?  —  répon- 
dit M.  Bouffard  en  suivant  la  jeune  fille  dans  sa  chambre,  dont  il 
laissa  la  porte  ouverte. 

Lorsque  des  hommes  aussi  grossiers  que  M.  Bouffard  se  trou- 
vent dans  une  position  pareille  avec  une  belle  joune  fille,  de  deux 
choses  l'une  :  ou  ils  ont  l'audace  de  proposer  quelque  transaction  in- 


L'OnGUKIL  S05 

dme,  ou  bien,  la  jeunesse  cl  la  beaiiié,  loin  de  les  apitoyer,  leur  in- 
spirent nu  reiloublL'nienl  d'insolence  cl  de  durcie;  on  dirait  qu'ils  veu- 
lent se  venger  de  ces  eliarmcs  qu'ils  n'osent  convoiter.  Ainsi  ëtail-il 
de  M.  BmifTard  ;  sa  Vfrtu  lournail;^  une  aniniosité  hrutale. 

Ku  eiilraiit  dans  la  clianilue  d'ilerniiuie,  rinipiloyahlc  propriétaire 
reprit  : 

—  Il  n'y  pas  d'explication  là-dedans...  l'affiiirc  est  bien  simple  : 
encore  une  fois,  voule/.-vous  me  payer,  oui  ou  non? 

—  Pour  le  niomenl,  cela  m'est  malbeureusemenl  impossible,  mon- 
sieur, —  dit  llerminie  en  essuyant  ses  larmes;  —  mais,  si  vous  vou- 
\et  avoir  la  boulé  d'aiteiidre... 

—  Toujours  la  mC-me  cbanson...  à  d'autres!  —reprit M.  Bouffard 
en  haussant  les  épaules. 

Puis,  regardiinl  autour  de  lui  d'un  air  sardonique,  il  ajouta  : 

—  C'est  bien  ça...  l'on  s'importe  peu  de  ne  pas  payer  son  terme, 
et  l'on  se  flanque  des  tapis  superbes,  des  tentures  d  éiofles  et  des 
rideaux  à  fa!bal;is...  Si  ça  ne  fait  pas  sner  !...  .Moi,  qui  ai  sept  mai- 
sons î^ur  le  pavé  de  Paris,  je  n'ai  pas  seulement  de  tapis  dans  mon  sa- 
lon, et  le  boudoir  de  madame  Bouffard  est  tendu  en  simple  papier  à 
ryiages  ;  mais,  quand  je  vous  le  dis,  on  se  donne  des  genres...  de 
princesse,  et  l'on  n'a  pas  le  sou. 

llerminie,  poussée  à  bout,  releva  orgueilleusement  la  tête  ;  d'un  re- 
gard digne  et  ferme,  elle  (It  baisser  les  yeux  à  M.  Boulfard,  et  lui  dit  : 

—  Ce  piano  a  une  valeur  au  ujoins  quatre  fois  égale  à  ce  que  je 
vous  dois,  monsieur...  Envoyez-le  prendre  quand  vous  le  voudrez... 
C'est  la  seule  chose  de  prix  que  je  possède...  disposez-en...  faites-le 
vendre... 

—  Allons  donc  1  c.i-cc  que  je  suis  marchand  de  pianos,  moi?... 
Est-ce  que  je  sais  ce  que  j'en  retirerai  de  voire  instrument?  ..  en- 
core des  tracas,  pas  de  ça!...  vous  devez  me  payer  mon  terme  en 
argent  et  non  en  pianos... 

—  Mais,  mon  Dieu  !  monsieur,  je  n'ai  pas  d'argent...  je  vous  offre 
de  vendre  mon  piano,  quoiqu'il  me  serve  à  ga;;ner  ma  vie...  que 
puis-je  faire  de  plus  ? 

—  Je  ne  donne  i)asl;i-dedans...  vous  avez  de  l'argent  ..  je  le  sais... 
vous  avez  des  couverts  et  une  monire  chc:  ma  tante...  c'est  ma  por- 
tière qui  a  été  les  en^'ngcr...  Ah!  ah  !  on  ne  me  dindonne  pas,  moi, 
voyez-vous? 


204  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX 

—  Hélas  !  monsieur,  le  [jcu  que  l'on  m'a  prêté,  j'ai  été  obligée  de  le 
dépenser  pour... 

Herminie  ne  put  achever. 

Elle  venait  de  voir  BI.  de  Maillefort  debout  à  la  porte  laissée  ouverte; 
il  assistait  depuis  quelques  instants  à  celte  scène  pénible. 

Au  tressaillement  soudain  de  la  jeune  fille,  au  regard  surpris  qu'il 
la  vit  jeter  du  côté  de  la  porte,  M.  Bouffard  tourna  la  tête,  aperçut  le 
bossu,  et  resta  aussi  étonné  qu'Herminie. 

Le  marquis,  s'avancant  alors,  dit  à  la  duchesse  en  s'inclinant  res» 
pectueusement  devanL  elle  ; 

—  Je  vous  demande  mille  pardons,  mademoiselle,  de  me  présen- 
er  ainsi  chez  vous  ;  mais  j'ai  trouvé  cette  porte  ouverte,  et,  comme 

j'espère  que  vous  me  ferez  l'honneur  de  m'accorder  quelques  moments 
d'entretien  pour  une  affaire  fortimportaniejeme  snispermisd'entrer. 
Après  ces  mots,  accentués  avec  autant  de  courtoisie  que  de  défé- 
rence, le  marquis  se  retourna  du  côté  de  M.  Bouffard,  cl  le  toisa  d'un 
regard  si  allier,  que  le  gros  homme  se  sentit  d'ajiord  tout  sot,  tout 
intimidé,  devant  ce  petit  bossu,  qui  lui  dit  : 

—  Je  viens,  monsieur,  d'avoir  l'honneur  de  prier  mademoiselle  de 
vouloir  bien  m'accorder  quelques  instants  d'entretien. 

—  Eh  bien!  .tprès? — reprit  M.  Bouffard  retrouvant  son  assurance, 
—  qu'est-ce  que  cela  me  fait,  à  moi? 

Le  marquis,  sans  répondre  à  M.  Bouffard,  et  s'adressant  à  Hermi- 
nie, de  plus  en  plus  surprise,  lui  dit  : 

—  Mademoiselle  veut-elle  me  faire  la  grâce  de  m'accorder  l'entre- 
tien que  je  sollicite? 

—  31ais...  monsieur...  — répondit  la  jeune  fille  avec  embarras,  — 
je  ne  sais...  si  je... 

—  Je  me  permettrai  de  vous  faire  observer,  mademoiselle,  —  re- 
prit le  marquis,  —  que  notre  conversation  devant  être  absolument 
confidentielle...  il  est  indispensable  que  monsieur,  —  et  il  montra  du 
regard  le  propriétaire,  —  veuille  bien  nous  laisser  seuls,  à  moins  que 
vous  n'ayez  encore  quelque  chose  à  lui  dire  ;  dans  ce  cas,  alors,  je 
me  retirerais... 

—  Je  n'ai  plus  rien  à  dire  à  monsieur,  —  répondit  Herminie,  espé» 
ranl  échapper,  pour  quelques  moments  du  moins,  à  sa  pénible  position. 

—  Mademoiselle  n'a  plus  rien  à  vous  dire,  monsieur,  —  reprit  le 
marquis  en  faisant  un  signe  expressif  à  M.  Bouffard. 


LORCUEIL.  Î05 

Mais  celui-ci.  rcvcuani  à  sa  brulalilé  ordinaire,  et  se  reproclianl 
de  se  laisser  imposer  par  ce  bossu,  s'écria  : 

—  Ali  !  vous  croyez  qu'on  inel  connue  ça  les  gens  à  la  porte  de 
chez  soi  saus  les  payer...  nion>ieur...  et  que  parce  que  vous  soutenez 
celte... 

—  Assez,  monsieur,  assez...  —  dit  vivement  le  marquis  en  inler- 
ronqiant  M.  Bonffard. 

El  il  lui  saisit  le  bras  avec  une  telle  vigueur,  que  l'ex-épicier,  sen- 
tant son  poignet  serré  comme  dans  un  élau  entre  les  doigts  longs  et 
osseux  du  bossu,  le  regarda  avec  un  mélange  d'ébahissemcnt  et  de 
crainte. 

Le  marquis,  lui  souriant  alors  de  l'air  le  plus  aimable,  reprit  avec 
une  alTabiliié  exquise  : 

—  Je  suis  au  regret,  cher  monsieur,  de  ne  pouvoir  jouir  plus  long- 
temps de  votre  bonne  et  aimable  compagnie,  mais,  vous  le  voyez, 
je  suis  aux  ordres  de  mademoiselle,  qui  n)e  fait  la  grâce  de  me  don. 
uer  quelques  instants,  et  je  ne  voudrais  pas  abuser  de  son  obligeance... 

Ce  disant,  le  marquis,  moitié  de  gré,  moitié  de  force,  conduisit 
jusqu'à  la  porte  M.  Bouffard,  stupéfait  de  rencontrer  dans  un  bossu 
celte  vigueur  pliysique  et  celle  autorité  de  langage  et  de  manières, 
dont  il  subissait  involontairement  l'inlluence. 

—  Je  sors...  parce  que  j'ai  justement  affaire  dans  ma  maison,  — 
dit  M.  Bouffard  ne  voulant  pas  paraître  cédera  la  contrainte,  — je 
monte  là-haut;  mais  je  reviendrai  quand  vous  serez  parti...  il  faudra 
bien  alors  que  j'aie  mon  argent,  ou  sinon,  nous  verrons. 

Le  marquis  salua  ironiquement  M.  Bouffard,  ferma  la  porte  sur  lui, 
et  revint  trouver  Uerminie. 


XXVIII 

M.  de  Maillefort,  frappé  de  ce  que  lui  avait  appris  madame  de  la 
Rochaigué  au  sujet  de  la  jeune  artiste,  si  injustement  ouhlice,  disait- 
on,  par  madame  de  Beaumesnil,  M.  de  Maillefort  avait  de  nouveau  ia- 

12 


206  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

lerrogé,  avec  antaui  de  prudence  que  d'adresse,  madame  Dupont,  an- 
cienne femme  de  chambre  de  la  comtesse. 

.  Poisant  dans  cet  entretien  de  nouveaux  détails  sur  les  relations  de 
la  jenne  fille  et  de  madame  de  Beaumesnil.  et  devinant,  aidé  par  ses 
soupçons,  ce  qui  avait  dû  écliapjier  à  la  femme  de  chambre,  il  acquit 
bientôt  presque  la  conviction  qu'Uerminie  devait  être  la  fille  naturelle 
de  madame  de  Beaumesnil. 

L'on  conçoit  néanmoins  qne,  malgré  celte  persuasion  quasi-com- 
plète, le  marquis  s'était  promis  de  n'aborder  Hcrminie  qu'avec  une 
extrême  réserve;  non-seulement  il  s'agissait  d'une  révélation  fâcheuse, 
presque  honteuse  pour  la  ménioiie  de  madame  de  Beaumesnil,  mais 
encore  la  comtesse  n'avait  pas  confié  ce  secret  à  M.  de  Maillefort,  qui 
l'avait  pour  ainsi  dire  surpris  ou  plutôt  deviné. 

Uerminie,  à  la  vue  du  bossu,  qui,  pour  la  première  fois,  se  présen- 
tait à  elle  dans  une  circonstance  pénible,  resta  confuse,  interdite,  ne 
pouvant  imaginer  le  sujet  de  la  visite  de  cet  inconnu. 

Le  marquis,  après  avoir  expulsé  M.  Bourf;n-d,  revint,  disons-noas, 
auprès  de  la  jeune  fille,  qui,  pâle,  émue,  les  yeux  baissés,  restait  im- 
mobile auprès  de  la  cheminée. 

M.  de  Maillefort,  d'un  coup  d'œil  investigateur  et  pénétrant  jeté  sur 
la  chambre  de  la  duchesse,  avait  remarqué  l'ordre,  le  goût  et  l'exces- 
sive propreté  de  cette  modeste  demeure;  cette  observation,  jointe  à 
ce  que  madame  de  la  Rochaigiië  lui  avait  raconté  du  noble  désinté- 
ressement delà  jeune  fille,  donna  au  marquis  la  meilleure  opinion 
d'IIerminie.  Presque  certain  de  voir  en  elle  la  personne  qu'il  avait 
tant  d'intérêt  à  rencontrer,  il  cherchait  sur  ses  traits  charmanis 
quelque  ressemblance  avec  ceux  de  nwdame  de  Beaumesnil,  et,  cette 
ressemblance,  il  crut  la  retrouver. 

De  fait,  sans  ressembler  précisément  à  sa  mère,  comme  elle,  Hcr- 
minie était  blonde  ;  comme  elle,  elle  avait  h  s  yeux  bleus,  et,  si  les 
lignes  du  visage  ne  rappelaient  pas  exactement  les  traits  de  madame 
de  Beaumesnil,  il  n'existait  pas  moins  entre  la  mère  et  la  fille  ce  qu'on 
apiiolle  un  air  de  famille,  surtout  frappant  pour  un  observateur  aussi 
intéressé  que  l'était  M.  de  Maillefort. 

Celui-ci.  sousl'enipire  d'une  émotion  que  l'on  concevra  sans  peine, 
s'approcha  d'IIerminie,  de  plus  en  plus  troublée  par  le  silence  et  par 
les  regards  curieux  et  attendris  du  bossu. 

—  Mademoiselle,  —  lui  dit-il  enfin  d'un  ton  affectueux  et  paWrnel, 


L'ORGL'KIL.  207 

—  excuser  mon  silence...  mais  j'éprouve  une  sorte  d'embarras  ik  vous 
exiirimcr  le  profoml  iiiléitU  (pio  voii>  m'inspirez... 

En  parlant  ainsi,  la  voix  de  M.  de  Mailleforl  fnl  si  tonchanlc,  que  la 
jeune  lillele  regarda,  de  plus  eu  |)lus  surprise,  et  lui  dil  timidement  : 

—  Mais  cet  intérêt,  monsieur... 

—  (Jni  a  pu  vous  l'aitirer,  n'est-ce  pas?  je  vais  vous  le  dire,  chère 
enfant...  Oui,  —  ajouta  le  ljos>u  en  répondant  à  un  mouvement  d'IIer- 
niinie.  —  oui,  laissez-moi  de  grâce  vous  appeler  ainsi  :  mon  âge,  et, 
je  ne  saurais  trop  vous  le  répéter,  l'inlérèl  que  vous  m'inspirez,  me 
donneraient  peut-être  le  droit  de  vous  dire  ma  dure  enfant,  si  vous 
me  permettiez  cette  familiarité... 

—  Ce  serait  la  seule  manière  de  vous  prouver,  monsieur,  ma  re- 
connaissance des  bonnes  et  consolantes  paroles  que  vous  venez  de 
me  dire...  quoique  la  pénible  position  où  vous  m'avez  vue,  monsieur... 
ait  dû  peut-être... 

—  Quant  ù  cela,  —  reprit  le  marquis  en  interrompant  Uerminie, — 
rassurez -vous,  je... 

—  (Ml  !  mimsieur,  je  ne  dierche  pas  à  me  justifier,  —  dit  orgueil- 
leusement Hcrminie  en  inlcrrompani  à  son  tour  le  bossn,  —  de  cette 
situation...  je  n'ai  pas  à  rougir...  et.  puisque,  pour  une  raison  que 
j'ignore,  vous  voulez  bien  me  témoigner  de  l'intérêt,  monsieur,  il  est 
de  mon  devoir  de  vous  dire...  de  vous  prouver  que  ni  le  désordre,  ni 
l'inconduiie,  ni  la  paresse,  ne  m"ont  mise  dans  le  cruel  embarras  où 
je  me  trouve  pour  la  première  fois  de  raa  vie  !  Malade  pendant  deux 
mois,  je  n'ai  pu  donner  mes  leçons;  je  les  reprends  depuis  ([uelques 
jours  senlemenl.  et  j'ai  été  forcée  de  dépens  er  le  peu  d  avances  que  je 
possédais...  Voilà,  monsieur,  la  vérité...  si  je  me  suis  un  peu  endet- 
tée, c'est  par  suite  de  cette  maladie... 

—  Tcei  est  étrange!  —  pensa  soudain  le  iiarquis  en  rapprochant 
dans  sa  pensée  la  date  du  décès  de  la  comi  esse  et  l'époque  présu- 
mablo  du  commencement  de  la  maladie  d'IItrminie.  —  C'est  peu  de 
temps  après  la  mort  de  m;iilanie  de  Beauincsnil  que  cette  pauvre  en- 
faut  a  dû  tomber  malade  ..  serait-ce  de  chagrin?... 

Et  le  marquis  reprit  tout  haut  avec  un  accent  de  touchant  intérêt: 

—  El  celte  maladie,  ma  chère  enfant ,  a  été  bien  grave?...  vous 
vous  êtes  peut-être  trop  fatiguée  au  travail  ! 

Heriuinie  ro\igii  ;  son  embarras  était  grand ,  il  lui  fallait  mentir  pour 
cacher  la  sainte  et  véritable  cause  de  sa  maladie. 


208  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

Elle  répondit  en  hésitant  : 

—  En  effet,  monsieur,  je  m'étais  un  peu  fatiguée;  celle  fatigue  a 
été  suivie  d'un  malaise,  d'une  sorte  d'accablement...  mais  mainte- 
nant... Dieu  merci  !  je  vais  tout  à  fait  bien. 

L'embarras,  l'bésitalion  de  la  jeune  fille  avaient  frappé  le  marquis, 
déjà  surpris  de  la  profonde  mébmcolie  dont  les  traits  d'ilerminie  sera 
blaient  avoir,  pour  ainsi  dire,  l'habilude. 

—  Plus  de  doute,  —  pensa-t-il.  —  Elle  est  tombée  malade  de  cha- 
grin après  la  mort  de  madame  de  Beaumesnil...  Elle  sait  donc  que  la 
comtesse  est  sa  mère...  mais  alors...  comment  celle-ci,  dans  les  fré- 
quentes occasions  qui  ont  dû  la  rap|)rociicr  de  sa  fille,  ne  lui  a-t-elle 
pas  remis  ce  portefeuille  dont  elle  m'a  chargé? 

En  proie  à  ces  perplexités,  le  bossu,  après  un  nouveau  silence,  dît 
à  Herminie  : 

—  Bla  chère  enfant,  j'étais  venu  ici  avec  l'intention  de  me  tenir 
dans  une  extrême  réserve  ;  défiant  de  moi-même,  incertain  de  la 
conduite  que  j'avais  à  tenir,  je  ne  voulais  aborder  qu'avec  la  plus 
grande  précaution  le  sujet  qui  m'amène...  car  c'est  une  mission  bieu 
délicate,  une  mission  sacrée... 

—  Que  voulez-vous  dire,  monsieur? 

—  Veuillez  m'écouter,  ma  chère  enfant.  Ce  que  je  savais  déjà  de 
vous,  ce  que  je  viens  de  voir,  de  deviner  peut-cire...  enfin  la  con- 
fiance que  vous  m'inspirez,  changent  ma  résolulion...  je  vais  donc 
vous  parler  à  cœur  ouvert,  certain  que  je  suis  de  m'adrosser  à  une 
loyale  et  noble  créature...  Vous  connaissiez  madame  de  BeaumesniL. 
vous  l'aimiez? 

Herminie,  à  ces  paroles,  ne  put  réprimer  un  mouvement  d'étonne- 
ment  mêlé  dinquiélude. 
Le  bossu  reprit  : 

—  Oli  !  je  le  saisi  vous  aimiez  tendrement  madame  de  Beaumesnil  : 
le  chagrin  de  l'avoir  perdue  a  soûl  causé  voire  maladie... 

—  Monsieur  !  —  s'écria  Herminie  effrayée  de  voir  son  secret,  celu* 
de  sa  mère  surtout,  presque  à  la  merci  d'un  inconnu,  — je  ne  sais  ce 
que  vous  voulez  dire...  J'ai  eu  pour  madame  la  comtesse  de  Beau- 
mesnil, pendanl  le  peu  de  temps  que  j'ai  élé  appelée  auprès  d'elle,  le 
respectueux  atlacliement  qu'elle  mérilail...  Ainsi  que  tous  ceux  qui 
Tont  connue,  je  l'ai  sincèrement  regrellée;  mais... 

—  Vous  devez  me  répondre  ainsi,  ma  chère  enfant,—  dit  le  mar- 


L'ORGUEIL.  209 

qnis  en  inioi rompant  Bermiuie,  —vous  ne  pouvez  avoir  confiance  en 
m(»i ,  ijinoranl  (jui  je  suis,  ignorant  jusqu'à  mon  nom.  Je  m'apiu'llc 
M.  tio  Maillcfort 

—  Munsionr  lic  Maillefort!  dit  vivement  l.i  jeinie  fille  en  se  souve- 
nant d'avoir  écrit  pour  sa  mère  une  lettre  adressée  an  mar(inis. 

—  Vous  connaissiez  mon  nom  ? 

—  Oui,  mo:isieur.  Madame  la  comtesse  de  Beauniesnil,  se  trouvant 
trop  faible  pour  écrire,  m'avait  priée  de  la  rcmpbcer,  et  la  lettre  que 
vous  avez  rei;ue... 

—  Celait  von>...  qui  l'aviez  écrite? 

—  Oui,  monsieur  .. 

—  Vous  le  voyez,  ma  chère  eufant,  rriaintenant  vous  devez  être 
en  tonte  confiance...  Madame  de  BeatuTiesnil...  n'avait  pas  d'ami 
plus  dévoué  que  moi...  et  sur  celte  amitié  de  vingt  ans  elle  a  cru 
pouvoir  assez  compier  pour  me  charjicr  d'une  mission  sacrée... 

—  O'ie  dit-il?  —  pensa  llerminie,  —  ma  mère  lui  aurait-elle  con- 
fié le  secret  de  ma  naissance? 

Le  marquis,  remarquant  le  trouble  croissant  d'IIerminie,  et  cer- 
tain d'avoir  enfin  découvert  la  fille  naturelle  de  la  comtesse,  pour- 
suivit : 

—  La  lettre  que  vous  m'aviez  écrite,  an  nom  de  madame  de  Beau- 
mesnil.  m'assigiiaii  chez  elle  un  rendez-vous...  à  une  heure  assez 
avancée  de  la  soirée...  n'est-ce  pas,  vous  vous  rappelez  cela  ? 

—  Oui,  monsieur. 

—  A  ce  rendez-vous...  je  suis  venu...  La  comtesse  se  sentait 
près  de  sa  fin...  —  continua  le  bossu  dune  vois  altérée...  —  Après 
avoir  recommandé  sa  fille  Erneslinc...  à  ma  sollicitude...  madame  de 
Beaumesuil...  m'a  supplié  de  lui  rendre...  un  dernier  service...  Elle 
m'a  conjuré...  de  partager  mes  soins...  mon  iniérèi...  entre  sa  fille... 
et  une  autre  jeune  personne...  qui  ne  lui  était  pas  moins  clière... 
que  son  enfant... 

—  11  sait  tout,  — se  dit  llerminie  avec  un  douloureux  accable- 
ment, —  la  faute  de  ma  pauvre  mère  n'est  pas  un  secret  pour  lui... 

—  Celle  aijire  pe^^onne,  coiitinua  le  bossu  de  plus  en  i)lusénm, 
était,  m'a  dit  la  comtesse ,  un  ange  ;  oui ,  ce  sont  ses  propres  paro- 

)  les...  un  ange  de  vertu,  de  courage,  une  noble  et  vaillante  fille, — 
ajouta  le  marquis,  dont  les  yeux  se  mouillèrent  de  larmes,  —  une 
pauvre  orpheline  abandonnée,  qui,  sans  appui,  sans  secours,  lultait 

1-2. 


210  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

à  force  de  courage,  de  travail  et  d'énergie,  contre  le  sort  le  plus  pré- 
caire, souvent  le  plus  pénible...  Oh!...  si  vous  l'aviez  entendue  !  avec 
quel  accent  de  tendresse  déchirante  elle  parlait  de  cette  jeune  fille  ! 
malheureuse  femme!  mère  infortunée  !...  car,  de  ce  moment,  j'ai  de- 
viné, quoiqu'elle  ne  m'ait  fait  aucun  aveu,  retenue  par  la  honte  sans 
doute,  j'ai  deviné  qu'une  mère  seule  pouvait  ainsi  parler...  ainsi 
souffrir  en  songeant  au  sort  de  sa  (ille...  Non,  oh!  non...  ce  n'était 
pas  une  étrangère  que  la  comtesse  me  recommandait  avec  tant  d'in- 
stance à  son  lit  de  mort. 

Le  marquis,  dont  l'émoiion  était  à  son  comble,  s'arrêta  un  instant 
et  essuya  ses  yeux  baignés  de  larmes. 

—  0  ma  mère  !  —  se  dit  llerminie  en  tâchant  de  se  contraindre, 

—  tes  dernières  pensées  ont  été  pour  ta  fille  1 

—  J'ai  juré  à  madame  de  Beaumesnil  mourante,  —  reprit  le  bossu, 

—  d'accomplir  ses  dernières  volontés,  de  partager  ma  sollicitude  en- 
tre Erncstine  de  Beaumesnil  et  la  jeune  fille  pour  i\m  la  comtesse 
m'implorait  si  vivement..,  Alors,  elle  m'a  remis  ce  portefeuille,  —  et 
le  bossu  1  '  lira  de  sa  poche,  —  qui  contient,  m'a-t-elle  dit,  une  pe- 
tite fortune,  me  chargeant  de  le  remettre  à  cette  jeune  fille,  dont  le 
sort  serait  ainsi  à  jamais  assuré...  Malheureusement,  madame  de 
Beaumesnil  a  expiré  avant  d'avoir  pu  me  dire  le  nom  de  l'orpheline... 

—  Il  n'a  que  des  soupçons...  Dieu  soit  béni!  —  se  dit  llerminie 
avec  un  ravissement  inei'fable,  —  je  n'aurai  pas  la  douleur  de  voir 
un  étranger  instruit  de  la  faute  de  ma  mère;  sa  mémoire  restera 
pure... 

—  Vous  jugez,  ma  chère  enfant,  démon  angoisse,  démon  cha- 
grin. Comment  accomplir  la  dernière  volonté  de  madame  de  Beau- 
mesnil, iiîuorant  le  nom  de  celte  jeune  fille?  —  reprit  le  bossu  en 
regardant  llerminie  avec  attendrissement.  —  Cependant,  je  me  suis 
mis  en  quête...  et  enfin...  après  bien  de  vaines  tentatives...  celte 
orpheline...  je  l'ai  trouvée...  belle,  vaillante,  généreuse...  telle,  en- 
fin, que  sa  pauvre  mère  me  l'avait  dépeinte,  sans  me  la  nommer... 
et  celte  jeune  fille...  c'est  vous...  mon  enfant...  tia  chère  enfant... 

—  s'écria  le  bossu  en  saisissant  les  deux  mains  d'IIenninic. 

El  il  ajouta,  avec  un  élan  de  bonheur  et  de  tendresse  indicibles  : 

—  Ah!  vous  voyez  bien  que  j'avais  le  droit  de  vous  appeler  mon 
enfant...  oh!  non...  jamais  père  n'aura  été  plus  fier  de  sa  fille  ! 

—  Monsieur...  —  répondit  llerminie,  d'une  voix  qu'elle  tâchait  de 


L'oncui^iL.  tu 

reudie  calme  et  ferme;  —  quoiqu  il  m'en  coule  beaucoup  de  détruire 
voire  ii'iisioii...  il  esl  de  mon  drvoir  de  le  faire. 

—  (Jiie  dilcs-vo'js?...  —  s'écria  le  bossu. 

—  Je  ne  suis  |)as...  niousieur,  la  itersuunc  que  vous  cherchez, — 
ré|)Oiulii  lit  riiiinie. 

Le  mau|uis  recula  d'un  pas,  et  regarda  la  jeune  fille  sans  pouvoir 
d'abord  liouver  «ne  parole. 

l'our  résister  à  reniraiueiuent  de  lu  rcvclaliou  que  venait  de  lui  faire 
31.  de  Mailleforl,  il  t'allut  à  llorHiinie  un  courage  hi;r<)i(](ie ,  né  de  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  pu: ,  do  plus  saiiil,  dans  son  ouGtEii.  lilial. 

La  (ierié  de  la  jeune  lille  se  révoltait  à  la  seule  pensée  d'avouer  la 
boule  malcrncllu  aux  yeux  d'un  étranger,  en  se  reconnaissant  de- 
vant lui  pour  la  lille  de  madame  de  Beauincsnil. 

De  quel  droit  llerniinie  pouvait-elle  confirmer  les  soupçons  de  cet 
étrau|.;cr,  par  l'aveu  d'un  secret  que  la  conitesse  u'avail  pas  voulu  lui 
confier  à  lui.  M.  de  Mailk-rort.  son  ami  le  plus  dévoué...  un  secret... 
que  sa  mère  à  elle  avait  eu  la  force  de  lui  laii  e,  lorsque,  la  pressant 
sur  son  sein,  les  battements  de  leurs  deux  cœurs  s'étaient  confondus?... 

Pendant  que  ces  généreuses  pensées  venaient  en  foule  à  l'esprit 
d'Ilerminie,  le  niarcjuis,  stupéfait  du  refus  de  la  jeune  fille,  dont  il 
ne  pouvait  se  résoudre  à  mettre  on  doiile  l'idenlilé,  cherchait  en  vain 
à  deviner  la  cause  de  celte  étrange  résolution. 

Enfin,  il  dit  à  Uerminie  : 

—  Un  motif  qu'il  m'est  impossible  de  pénétrer  vous  empêche  de 
médire  la  vérité,  ma  chère  enfant...  ce  motif...  quel  qu'il  soit... 
doit  ôti-e  noblo  et  généreux...  pourquoi  mêle  caclier,  à  moi.'  l'ami... 
le  meilleur  ami...  de  votre  mère...  à  moi  qui  viens  remplir  auprès 
de  vous  ses  dernières  volontés?... 

—  Cet  entretien...  est  aussi  douloureux  pour  moi  que  pour  vous, 
monsieur  le  marquis,  —  répondit  tristement  Uerminie,  —  car  il  me 
rappelle  cruollemcnt  une  personne  qui  a  été  remiilie  de  bienveillance 
à  mon  égard...  pondaiu  le  peu  de  temps  où  j'ai  él'-  a])p(lee  près 
d'elle,  seulcnienl  comme  artiste  et  à  aucun  autre  titre,  jo  vous  en 
donne  ma  parole...  J  ose  croire  que  colle  déclaration  vous  suffira... 
monsieur  le  marquis,  ei  m'épargnera  de  nouvelles  insistances...  Je 
vous  le  r.'pèie,  je  ne  suis  pas  la  personne  que  vous  cherchez... 

A  celle  déciaraiiou  d'Ilerminie,  le  marquis  sentit  renaître  ses  iû- 
ceriiludes. 


212  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

"Cependant,  ne  voulant  pas  encore  renoncer  à  tout  espoir,  il  re- 
prit : 

—  Jlais  non...  non...  je  ne  saurais  m'abuser  à  ce  point,  jnniais 
je  n'oublierai  la  sollicitude,  les  prières  de  madame  de  Beaumesnil  en 
faveuide... 

—  Permctlez-moi  de  vous  interrompre,  monsieur  le  marquis,  et 
de  vous  dire...  que,  trompé  peut-être  par  les  émotions  d'une  scène 
déchirante  pour  votre  cœur,  vous  vous  serez  mépris...  sur  la  nature 
de  l'intérêt  que  madame  de  Beaumesnil  portait  à  l'orpheline  dont 
vous  me  parlez...  Pour  défendre  la  mémoire  de  madame  de  Beaumes- 
nil contre  votre  erreur...  je  n'ai  d'autre  droit  que  celui  de  la  recon- 
naissance... mais  la  respectueuse  estime  que  madame  la  comtesse 
inspirait  à  tous  me  fait  croire...  à  une  erreur  de  votre  part. 

Celte  manière  de  voir  était  trop  d'accord  avec  les  désirs  de  M.  de 
Maillcfort  pour  qu'il  n'inclinât  pas  à  se  rendre  à  l'observation  d'IIer- 
niinie. 

Cependant,  au  souvenir  de  l'émotion  déchirante  de  la  comtesse 
lorsqu  elle  lui  avait  recommandé  Torpheline,  il  reprit  : 

—  Encore  une  fois,  on  ne  parle  pas  ainsi  d'une  étrangère  !... 

—  Qui  sait?  monsieur  le  marquis,  —  répondit  Herminie  en  défen- 
dant le  terrain  pied  à  pied,  — on  m'a  cité  tant  de  preuves  de  généro- 
sité de  madame  de  Beaumesnil!  Son  alTection  pour  ceux  qu'elle  se- 
courait était,  (lit-on,  si  chaleureuse,  qu'elle  se  sera  ainsi  manifestée 
en  faveur  de  l'orpheline  qui  vous  a  été  recommandée...  et  puis,  si 
cette  jeune  fille  est  aussi  méritante  que  malheureuse...  cela  ne 
suffit-il  pas  pour  motiver  le  vif  intérêt  que  lui  portait  madame  de 
Beaumesnil?  Peut-être  enfin...  cette  mystérieuse  protection  était-elle 
un  devoir  pieux...  qu'une  amie  avait  confiii  à  madame  la  comtesse  de 
Beaumesnil,  comme  celle-ci  vous  l'a  légué  à  son  tour. 

—  Alors...  pourquoi  cette  prière  formelle  de  toujours  taire  à  la 
personne  à  qui  je  dois  remettre  ce  portefeuille...  le  nom  de  la  com- 
tesse?... 

—  Parce  que  madame  de  Beaumesnil ,  cette  fois  encore ,  aura 
voulu  cacher  sa  bienfaisance...  ; 

Herminie,  ayant  retrouvé  son  calme,  son  sang-froid,  discutait  ces  2 
raisons  avec  un  tel  détachement,  que  le  marquis  finit  par  penser  j; 
qu'il  s'était  trompé,  et  avait  injustement  soupçonné  madame  de  Beau* 
mesnil. 


L'OnGUEIL.  S15 

Alors  une  idée  nouvelle  lui  vinl  ù  l'esprit,  ei  il  sVcria  : 

—  Mais,  en  admelianl  que  le  mérite  et  les  malheurs  de  cette  or- 
plioliue  soient  ses  seuls  et  véritables  litres,  ne  scraicnt-ils  pas  les 
vôtres,  clièrc  et  vaillante  enfant.'  Pourquoi  ne  serait-ce  pas  vous  que 
la  comtesse  a  voulu  me  désigner? 

—  Je  connaissais  depuis  trop  peu  de  temps  madame  de  Beaumes- 
nil  pour  mériter  de  sa  part  une  telle  marque  de  bonté,  monsieur  le 
njanpiis,  cl  puis  enfin  mon  nom  n'ayant  pas  été  prononcé  par  ma- 
dame la  comtesse,  je  m'adresse  à  votre  délicatesse...  pnis-je  accep- 
ter un  don  considérable...  sur  votre  seule  supposition  qu'il  pouvait 
mï'tre  destiné  ? 

—  Oui...  cela  serait  vrai,  si  vous  ne  méritiez  pas  ce  don. 

—  Et  comment  l'aurais-je  mérité,  monsieur  le  marquis? 

—  Par  les  soins  dont  vous  avez  entouré  la  comtesse,  par  les 
soulagements  que  vous  avez  apportés  à  ses  douleurs,  et  ces  soins, 
comment  se  fait-il  qu'elle  ne  les  ail  pas  reconnus? 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  monsieur. 

—  Le  testament  de  la  comtesse  renferme  plusieurs  legs...  seule... 
TOUS  avez  été  oubliée... 

—  Je  n'avais  aucun  droit  à  un  legs,  monsieur  le  marquis...  j'a' 
été  rénumérée  de  mes  soins... 

—  Par  inatlame  de  Beanmesnil? 

—  Par  madame  de  Beanmesnil,  —  répondit  Ilerminie  d'une  voix 
assurée. 

—  Oui...  c'est  ce  que  vous  avez  déclaré  à  madame  de  la  Rochaiguè 
en  venant  généreuscnienl  lui  rapporter... 

—  De  l'argent  ipii  ne  m'était  pas  dû,  monsieur  le  marquis...  voilà 
tout... 

—  Encore  une  fois,  non...  —  s'écria  M.  de  Jlaillefort,  revenant 
Invinciblement  à  sa  première  certitude.  —  ^'on...  je  ne  me  suis  pas 
trompé...  Instinct,  pressentiment...  ou  conviction,  tout  me  dit  que 
vous  êtes... 

—  Monsieur  le  marquis,  —  dit  llermir)ie  en  inlorrompant  le  bossu, 
et  voulant  mcllrc  un  terme  à  cette  pénible  scène.  —  un  dernier 
mol...  Vous  étiez  le  meilleur  des  amis  de  madame  de  Beanmesnil... 
car  elle  vous  a  légué  en  mourant  le  soin  de  veiller  sur  sa  fille  légi- 
time... Comment  ne  vous  aurait-elle  pas  aussi  confié,  à  ce  moment 
suprême...  qu'elle  avait  un  autre  enfanl?... 


214         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Eh  1  mon  Dieu  !  —  s'écria  involontairement  le  marqins,  —  la 
malheureuse  femme...  aura  recule  devant  la  houle  d'un  pareil 
aveu... 

—  Oui,  je  n'en  doute  pas,  —  pensa  Herminie  avec  amertume, 
—  et  c'est  moi  qui  ferais  cet  aveu  de  honte...  devant  lequel  ma 
mère  a  reculé?... 

L'entretien  du  bossu  et  d'Herminie  lu:  interrompu  par  le  retour 
de  M.  Bouffard. 

L'émotion  du  marquis  et  de  la  jeune  fille  était  telle,  qu'ils  n'a- 
vaient pas  entendu  M.  Boiifiard  ouvrir  la  première  porte  d'entrée. 

Le  farouche  propriétaire  semblait  complètement  radouci,  apaisé; 
à  son  air  insolent  et  orutai  avait  succédé  une  physionomie  à  la  fois 
narquoise  et  sournoise. 

—  Que  voulez-vous  encore,  monsieur?  —  lui  demanda  rudement 
le  marquis,  —  que  venez-vous  faire  ici? 

—  Je  viens,  monsieur,  faire  mes  excuses  à  mademoiselle. 

—  Vos  excuses,  monsieur  ?...  —  dit  la  jeune  fille,  très-surprise. 

—  Oui,  mademoiselle,  et  je  tiens  à  vous  les  faire  devant  monsieur, 
car  je  vous  ai  reproché  en  sa  j)réseiice  de  ne  pas  me  payer...  et  je 
déclare  devant  lui,  je  jure  devant  Dieu  et  devant  les  hommes  !  1  — 
ajouta  M.  Bouffard  en  levant  la  main  comme  pour  prêter  serment, 
tout  en  riant  d'un  gros  rire  bêle  que  lui  inspirait  sa  plaisanterie,  — 
je  jure  que  j'ai  été  payé  de  ce  que  mademoiselle  me  devait  1... 
Eh:...  eh!... 

—  Vous  avez  été  payé  !  —  dit  Herminie  au  comble  de  l'étonné- 
ment,  —  et  par  qui  donc,  monsieur  ? 

—  Parbleu  1...  vous  le  savez  bien...  mademoiselle,  —  dit  M.  Bouf- 
fard en  continuant  son  rire  stupide,  —  vous  le  savez  bien...  quelle 
mahce  !  ! 

—  J'ignore  ce  que  vous  voulez  dire,  monsieur,  —  reprit  Her- 
minie. 

—  Allons  donc  !...  —  dit  M.  Bouffard  en  haussant  les  épaules,  — 
comme  si  les  beaux  bruns  payaient  les  loyers  des  belles  blondes 
pour  l'amour  de  Dieu  ! 

—  Quelqu'un...  vous  a  payé...  pour  moi...  monsieur  ?  —  dit  Her- 
minie en  devenant  pourpre  de  confusion. 

—  On  m'a  payé,  et  en  bel  et  bon  or  encore,  —  répondit  M.  Bouf- 
fard eu  tirant  de  sa  poche  quelques  louis,  qu'il  fit  sauter  dans  sa 


L'ORGUEIL  Jir, 

maju   oiirorle.  —  Voyez  plulôi  ces   jauueu...   sotil-ils  gciuils!... 
hem! 

—  El  cet  or...  monsieur,  —  dit  Ilcriniuie  tonle  ireinblaulc  oi  ne 
pouvant  croire  à  ce  (lu'elle  cuti'iui.iil,  —  cet  or...  qui  vous  l'a 
donne.' 

—  Faites  donc  l'iunoi  ente...  et  la  rosii-rc...  ma  petite...  Celui  qui 
m'a  paye  est  un  lrè>-joli  iîarçon...  ma  foi...  un  gr.iud  brtui,  taille 
élancée...  petites  moustaches  brunes...  Voilà  son  signalenient  pour 
son  passe- port. 

Le  maniuis  avait  ccoulé  M.  Boudard  avec  une  surprise  et  une  dou- 
kur  croi.Hsaiiies. 

Celle  jtnino  (ille.  pour  (jui  jusqu'alors  il  avait  ressenti  un  si  pro- 
fond inlérèt,  était  soudain  presque  (lélrie  à  ses  yeux. 

Apres  avoir  rroidement  salué  llerniinie,  sans  lui  dire  un  seul  mot, 
M.  de  Mailleforl  se  dirigea  vers  la  [loite,  les  traits  empreints  dune 
tristesse  amère. 

—  AU  !...  —  lit -il  avec  un  geste  de  dégoût  et  d'accablement,  — 
encore  une  illusitm  perdue  ! 

Et  il  s'éloigna. 

—  Restez,  monsieur,  —  s'écria  la  jeune  fille  en  courant  à  lui, 
tiemblaute,  éperdue  de  honte  ;  —  oh  !  je  vous  en  conjure,  je  vous 
en  supplie...  restez!  !... 


XXIX 

ÏI.  de  Maillefort,  entendant  l'appel  d'IIerminie,  qui  le  suppliait  do 
rester,  se  retourna  vers  elle,  et,  le  visage  triste,  £évèr(!,  lui  dit  : 

—  Que  voulez-vous,  mademoiselle' 

—  Ce  que  je  veux,  monsieur!  —  s'écria-t-elle,  la  joue  en  fou,  les 
yeux  brillants  de  larmes  d'indignation  et  d'orgueil  ;  ce  que  je  veux... 
c'est  dire,  devant  vous,  à  cet  homme,  qu'il  a  menti... 

—  .Moi?  —  dii.M.  Boulfard,  —  c'est  im  pou  Itrt!  quand  j'ai  ies 
jauaets  eu  poche.' 


216  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Je  vous  dis  que  vous  mentez  !  —  s'écria  la  jeune  fille  en  faisant 
un  pas  vers  lui  avec  un  gesie  d'une  admirable  autorité  ;  —  je  n'ai 
donné  à  personne...  le  droit  de  vous  payer...  de  me  faire  ce  sanglant 
outrage! ! 

Malgré  la  grossièreté  de  sa  nature  et  de  son  intelligence,  M.  Bouf- 
fard  se  sentit  ému,  tant  la  fière  indignation  d'Herminie  était  irrésisti- 
ble et  sincère.  Aussi,  reculant  de  deux  pas,  le  propriétaire  balbutia- 
t-il  en  manière  d'excuse  : 

—  Je  vous  jure  ma  parole  la  plus  sacrée...  mademoiselle,  que, 
tout  à  l'heure,  en  montant ,  j'ai  été  arrêté  sur  le  palier  du  premier 
étage  par  un  beau  jeune  homme  brun  qui  m'a  donné  cet  or  pour 
payer  votre  terme...  je  vous  dis  la  vérité,  foi  de  Bouifard  ! 

—  0  mon  Dieu!  humiliée...  outragée  à  ce  point !...  — s'écria  la 
jeune  fille,  dont  les  larmes,  longtemps  contenues,  coulèrent  enfin. 

Tournant  alors  vers  le  bossu ,  muet  témoin  de  celte  scène ,  soa 
beau  visage  baigné  de  pleurs,  Ilerminie  lui  dit  d'une  voix  suppliante  : 

—  Oh  !  de  grâce ,  monsieur  le  marquis ,  ne  croyez  pas  que  j'aie 
mérité  cette  insulte  ! 

—  Un  marquis!  —  dit  M.  Bouffard  en  ôtant  son  chapeau,  qu'il 
avait  jusqu'alors  gardé  sur  sa  tête. 

M.  deMaillefort ,  s'approchant  dUerminie,  le  cœur  épanoui,  dé- 
gagé d'un  poids  cruel,  lui  prit  paternellement  la  main  et  dit  : 

—  Je  vous  crois,  je  vous  crois,  ma  chère  et  noble  enfant!  ne  des- 
cendez pas  à  vous  justifier...  Vos  larmes,  la  sincérité  de  votre  accent, 
votre  généreuse  indignation  ,  tout  me  prouve  que  vous  dites  vrai... 
que  c'est  à  votre  insu  que  cet  outrageant  service...  vous  a  été  rendu. 

—  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  moi,  qui  viens  quasi  tous  les  jours 
dans  ma  maison,  dit  M.  Bouffard  presque  attendri ,  —  je  n'ai  jamais 
rencontré  ce  beau  jeune  homme;  mais  enfin  ,  que  voulez-vous  ,  ma 
chère  demoiselle...  votre  terme  est  payé...  c'est  toujours  ça...  il  faut 
vous  consoler;  il  y  en  a  tant  d'autres  qui  voudraient  être  humiliées... 
de  cette  manière-là  !...  Eh!  eh!  eh  !  —  ajouta  M.  Bouffard  en  riant 
de  son  gros  rire. 

—  Cat  argent,  vous  ne  le  garderez  pas,  monsieur  !  —  s'écria  fler* 
minie,  —  je  vous  en  supplie...  vendez  mon  piano,  mon  lit,  tout  ce 
que  je  possède;  mais,  par  pitié,  rendez  cet  argent  à  celui  qui  vous 
l'a  donné...  Si  vous  le  gardez,  la  honte  est  pour  moi,  monsieur  ! 

*-  Ah  çà  !  mais,  un  instant ,  diable  !  comme  vous  y  allez  !  —  dit 


L'ORGUEIL.  î!t 

M.  Bouiïard,  — je  ne  me  trouve  pas  insulté  du  tout  pour  empocher  mou 
terme,  moi;  «n  bon  tiens  vaut  mieux  que  deux  tu  l'auras...  et, 
d'ailleurs,  où  voulez-vous  que  je  le  repêche,  te  beau  jeune  homme, 
pour  lui  rendre  sou  argent?  Mais  il  y  a  moyen  de  tout  arranger... 
Quand  vous  le  verrez,  ce  godelureau,  vous  lui  direz  (jue  c'est  mal- 
gré vous  que  j"ai  gardé  son  argent,  que  je  suis  un  vrai  Bédouin,  un 
gredin  de  propriétaire...  allez,  allez!  lapez  sur  moi,  j'ai  la  peau 
dure...  et,  connui-  ça,  il  verra  bien,  ce  joli  garçon  ,  que  vous  n'êtes 
pour  rien  dans  la  chose  ! 
El  M.  Douffard,  enchanté  de  son  idée,  dit  tout  bas  au  bossu  : 

—  Je  suis  content  de  lui  avoir  rendu  service  ;  je  ne  pouvais  pas 
la  laisser  dans  cet  embarras  ,  cette  pauvre  fille...  car  je  ne  sais  pas 
comment  cela  se  fait...  mais...  enfin,  quoiqu'elle  m'ait  dû  un  terme, 
je  me  sens  tout  drôle.  Pour  sûr  ,  voyez-vous  ,  monsieur  le  marquis, 
c'est  dans  la  débine,  mais  c'est  honnête. 

—  Mademoiîelle  ,  —  dit  M.  de  Maillefort  à  Ilerminie  ,  qui ,  son  vi- 
sage caché  dans  ses  deux  mains,  pleurait  silencieusement,  —  vou- 
lez-vous suivre  mon  conseil .' 

—  Hélas  !...  monsieur...  que  faire  ?...  —  dit  Ilerminie  en  essuyant 
ses  larmes. 

—  Acceptez  de  moi...  qui  suis  d'âge  à  être  votre  père...  de  moi... 
qui  étais  l'ami  d'une  personne...  pour  qui  vous  aviez  autant  de  res- 
pect que  d'alfection,  acceptez  ,  dis  je  ,  un  prêt  suffisant  pour  payer 
monsieur.  Chaque  mois...  vous  me  rembourserez  par  petites  sommes. 
Quant  à  l'argent  que  monsieur  a  reçu...  il  fera  sou  possible  pour  re- 
trouver l'inconnu  qui  le  lui  a  remis...  sinon,  il  déposera  cette  somme 
tu  bureau  de  bienfaisance  de  son  quartier. 

Berminie  avait  écouté  et  regardé  le  marquis  avec  une  vive  recon- 
naissance. 

—  Oh  !  merci,  merci,  monsieur  le  marquis,  j'accepte  ce  service... 
et  je  suis  (lère  d'être  voire  obligée. 

—  Et  moi ,  —  s'écria  rimpitoy.ble  M.  Bouffard ,  enfin  apitoyé  ,  — 
Je  n'accepte  pas,  nom  d'un  petit  bonhomme  ! 

—  Comment  cela...  monsieur?  —  lui  dit  le  marquis. 

—  Non  ,  sac  à  papier  !  je  n'accepte  pas  !  il  ne  sera  pas  dit  que... 
car  enfin  je  ne  suis  pas  assez...  rien  du  tout  pour  ..  enfin  n'importe, 
je  m'entends,  monsieur  le  marquis  gardera  sou  argent...  je  tâcherai 
4e  repécher  le  godelureaa  ;  sinon  je  mettrai  ses  louis  au  tronc  des 

13 


218  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

pauvres...  je  ne  vendrai  pas  votre  piano  ,  mademoiselle,  et  je  serai 
payé  tout  de  même.  Ah  !  ah  !  q  l'est-ce  que  vous  dites  de  ça? 

—  A  la  bonne  heure  ,  mais  expliquez-vous ,  mon  brave  monsieur, 
répondit  le  marquis. 

~  Voilà  la  chose ,  reprit  M.  Bouffard  ,  —  ma  fille  Cornélia  a  un 
maître  de  piano  d'nne  grande  réputation...  M.  Tonnerriliuskoff... 

—  Avec  un  nom  pareil,  —  dit  le  bossu ,  —  on  fait  nécessairement 
du  bruit  dans  le  monde. 

—  Et  sur  le  piano  donc ,  monsieur  le  marquis  ,  un  homme  de  sil 
pieds...  une  barbe  noire  comme  un  sapeur,  et  des  mains  larges... 
comme  des  épaules  de  mouton.  .Mais  ce  fameux  maître  me  coûte  les 
yeux  de  la  tête  :  quinze  francs  par  leçon ,  sans  compter  les  répara- 
lions  du  piano,  car  il  tape  comme  un  sourd  :  il  est  si  fort  !...  Mainte- 
nant ,  si  mademoiselle  voulait  donner  des  leçons  à  Cornélia,  à  cinq 
francs  le  cachet,  non...  à  quatre  francs ,  un  compte  rond...  trois  le- 
çons par  semaine,  ça  ferait  douze  francs...  elle  s'acquittera  ainsi  pe- 
tit à  petit  de  ce  qu'elle  me  doit...  et,  une  fois  quitte ,  elle  pourra  dé- 
sormais me  payer  son  loyer  en  leçons. 

—  Bravo,  monsieur  Bouffard!  —  dit  le  marquis. 

—  Eh  bien  !  mademoiselle,  —  reprit  le  propriétaire,  —  que  peo- 
sez-vous  de  cela  ? 

—  J'accepte,  monsieur...  j'accepte  avec  reconnaissance,  et  je  vous 
remercie  de  me  mettre  à  même  de  m'acquilter  envers  vous  par  moû 
travail  ;  je  vous  assure  que  je  ferai  tout  au  monde  pour  que  made- 
moiselle votre  fille  soit  satisfaite  de  mes  leçons... 

—  Eh  bien  !  ça  va...  —  dit  M.  Bouffard ,  —  c'est  convenu  :  trois 
leçons  par  semaine...  à  commencer  d'après-demain  ,  ça  fera  douze 
francs...  la  huitaine...  Bah  !  mettons  dix  francs...  quarante  francs 
pa?  mois...  huit  pièces  cent  sous...  un  compte  tout  rond  !... 

—  Vos  conditions  seront  les  miennes,  monsieur,  je  vous  le  répète... 
et  je  les  accepte  avec  reconnaissance. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  monsieur,  —  dit  le  marquis  à  M.  Bouffard, 
—  est-ce  que  vous  n'êtes  pas  plus  satisfait  de  vous ,  maintenant... 
que  tout  à  l'heure ,  lorsque  vous  effarouchiez  cette  chère  et  digne 
enfant  par  vos  menaces  ? 

—  Si  fait ,  monsieur  le  marquis ,  si  fait,  car  enfin  cette  chère  dô» 
moiselle...  certainement  était  bien...  méritait  bien...  et  puis,  voyei- 
Tous,  je  serai  débarrassé  de  ce  ^aod  colosse  de  maître  de  piano , 


mec  sa  barbe  noire  el  ses  quinze  francs  p;tr  cachet ,  sans  complet 
qu'il  av;iil  lonjours  ses  grandes  mains  sur  les  mains  de  Comêlia,  sou» 
prétexte  de  lui  donner  dn  iloiqlé. 

—  Mon  elier  inonsienr  Donllard,  —  dil  tout  bas  le  marquis  au  |>ro- 
priéiairc  en  reinnirnaDt  dans  un  coin  de  la  chambre,  —  permcilcz- 
luui  un  conseil  .. 

—  Cerlainemenl,  monsieur  le  marquis. 

—  En  fait  d'an  d'aj;rément,  ne  donnez  jamais  de  tnaîfrci  à  une  jeune 
fille  ou  à  une  jeune  fennne  .  parce  que,  voyez-vous  ,  souvent...  les 
rôles  clian^riit. 

—  Les  riMes  (  bangeiit,  monsieur  le  marquis,  comment  cela  ? 

—  Oui,  quelquefois  l'écoliére  devient  la  maîiresse...  comprenct- 
vous?  la  maîtresse.  .  du  maître... 

—  La  niaiiressc  du  maîire!  ah  !  très-bien  !  ah  !  j'y  suis  parfaite- 
ment ..  C'est  très-drôle...  Lh  !  eh  !  eh  ! 

Mars,  redeveiiaul  tout  à  coup  sérieux,  M.  Bouffard  reprit  : 

—  Mais  j'y  pense...  ah  !  saperlotte  !  si  cet  llercule  de  Tonncrrilius- 
koff ..  si  Cornélia... 

—  La  vertu  de  mademoiselle  Bouffard  doit  être  au-dessus  de  pa- 
reilles craintes,  mon  cher  monsieur...  mais  pour  plus  de  sûreté... 

—  Ce  brigand-là  ne  remettra  jamais  les  pieds  chez  moi ,  avec  sa 
barbe  de  sapeur  et  ses  quinze  francs  par  cachet,  —  s'écria  M.  Bouf- 
fard. —  Merci  du  conseil,  monsieur  le  mar([uis. 

Puis,  revenant  auprès  d'Herminie,  3L  Bouffard  ajouta  : 

—  Ainsi,  ma  chère  demoiselle,  après-demain  nous  commencerons 
à  deux  heures...  c'est  l'heure  de  Cornélia. 

—  A  deux  heures,  monsieur  .  je  serai  exacte,  je  vous  le  promets. 

—  El  dix  francs  par  semaine. 

—  Oui.  nion>ieur...  moins  encore  si  vous  le  désirez. 

—  Vous  viendriez  pour  huit  francs* 

—  Oui,  monsieur,  —répondit Ilerminie  en  souriant  malgré  elle. 

—  Eh  bien,  ça  va  .  huit  francs...  un  compte  rond,  -dit  l'ex-épicier. 

—  Allons  donc!  monsieur  Bouffard...  un  riche  propriétaire  comme 
vous  est  plus  grand  seigneur  que  cela,  —  reprit  le  marquis.  —  Com- 
ment !  un  électeur  éligible!...  peut-être  même  un  oflicier  de  la  garde 
r.aiionale...  car  vous  me  paraissez  bien  capable  de  cela. 

M.  Bouffard  releva  fièrement  la  tète ,  poussa  son  gros  ventre  eu 
avant,  et  dit  arec  emphase,  en  faisant  le  salut  militaire  : 


S20  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Sous-lieutenant  de  la  troisième  du  deuxième  de  la  première. 

—  Raison  de  plus,  cher  monsieur  Bouffard  ,  —  reprit  le  bossu, 
—  il  y  va  de  la  dignité  du  grade. 

—  C'est  juste ,  monsieur  le  marquis  ;  j'ai  dit  dix  francs,  c'est  dix 
francs.  J'ai  toujours  fait  honneur  à  ma  signature.  Je  vais  tâcher  de 
retrouver  le  godelureau...  Il  flâne  peut-être  dans  les  alentours  de  ma 
maison  pour  y  revenir  tout  à  l'heure;  mais  je  vas  le  signaler  à  la 
mère  Moufflon  ,  ma  portière...  et ,  soyez  tranquille,  elle  a  l'œil  bon 
et  la  dent  idem...  Voire  serviteur,  monsieur  le  marquis...  A  après- 
demain,  ma  chère  demoiselle... 

Mais,  revenant  sur  ses  pas,  M.  Bouffard  dit  à  Ilerminie  : 

—  Mademoiselle...  une  idée  !...  Pour  prouver  à  M.  le  marquis  que 
les  Bouffard  sont  des  bons  enfants  quand  ils  s'y  mettent... 

—  Voyons  l'idée,  monsieur  Boufilird,  —  reprit  le  bossu. 

—  Vous  voyez  bien  ce  joli  jardin,  monsieur  le  marquis? 

—  Oui. 

—  Il  de'pend  de  l'appartement  du  rez-de-chaussée...  Eh  bien!  je 
donne  à  mademoiselle  la  jouissance  de  ce  jardin...  jusqu'à  ce  que 
Tappartement  soit  loué. 

—  Vraiment  !  monsieur  ,  —  dit  Ilerminie  toute  joyeuse  ;  —  oh  !  je 
vous  remercie  !  Quel  bonheur  de  pouvoir  me  promener  dans  ce  jar- 
din!... 

—  A  la  charge  par  vous  de  l'entretenir  ,  bien  entendu  ,  —  ajouta 
M.  Bouffard,  qui  s'en  courut  d'un  air  guilleret,  comme  pour  se  sous- 
traire modestement  à  la  reconnaissance  que  devait  inspirer  sa  pro- 
position. 

—  On  n'a  pas  idée  de  ce  que  gagnent  ces  gaillards-là  à  être  obli- 
geants et  généreux  ,  —  dit  le  bossu  en  riant  lorsque  M.  Bouffard  fut 
sorti. 

Puis,  redevenant  sérieux  et  s'adressant  à  Derminie  : 

—  Ma  chère  enfant,  ce  que  je  viens  d'entendre  me  donne  une  telle 
idée  de  l'élévation  de  votre  cœur  et  de  la  fermeté  de  votre  caractère... 
que  je  comprends  l'inutilité  de  nouvelles  instances  à  propos  du  sujet 
qui  m'a  amené  près  de  vous.  Si  je  me  suis  trompé...  si  vous  n'êtes 
pas  la  fille  de  mndame  dcBeaumesnil...  vous  persisterez  naturellement 
dans  votre  dénégation  ;  si,  au  contraire,  j'ai  deviné  la  vérité,  vous 
persisterez  à  la  nier;  et  en  cela  vous  obéissez,  j'en  suis  certain,  à 
une  raison  secrète,  mais  IionoraLle...  Je  n'insisterai  donc  pas...  Un 


LOR<;UEIL.  221 

mot  encore...  J'ai  é{é  profoiulomcnt  louché  du  sculimoiit  qui  vous  a 
fait  défeudrc  la  luéinoiiv  de  niadauic  tic  Doauuiesuil  contre  les  bOiip- 
çons...  qui  peuvenl  m'avoir  trompé...  Si  vous  n'étiez  une  digne  cl 
fière  créature...  je  vous  dirais  que  votre  désintéressement  est  dau- 
lant  plus  beau  que  voire  po^«ition  est  plus  précaire,  plus  diflicile... 
Et,  à  ce  propos,  puisque  .M.  Boiiffard  m'a  privé  du  plaisir  de  pouvoir 
vous  être  utile  cette  fois...  vous  me  promettez  ,  n'est-ce  pas ,  ma 
cUore  enfant...  qu'à  l'avenir  vous  ne  vous  adresserez  qu'à  moi? 

—  El  à  qui  pourrais-je  m'adresser  sans  huiniliati(tn  ,  si  ce  n'est  à 
vous,  monsieur  le  marquis  ? 

—  Merci...  ma  chère  eufaul...  mais  de  grâce,  plus  de  monsieur  le 
marquis...  Toui  à  l'heure...  au  milieu  de  notre  grave  entretien...  je 
n'ai  pas  eu  le  loisir  de  me  révolier  contre  celte  cérémonieuse  appel- 
lation :  mais  maintenant  que  nous  sommes  de  vieux  amis,  plus  de 
marquit...  je  vous  en  supplie...  ce  sera  plus  cordial...  C'est  convenu, 
n'est-ce  pas?  dit  le  bossu  en  tendant  sa  main  à  la  jeune  lille,  qui  la 
lui  serra  afreclueusement  et  répondit  : 

—  .\h  !  monsieur...  tant  de  bontés,  tant  de  généreuse  confiance... 
cela  console...  de  l'humiliation  dont  j'ai  tant  souffert  devant  vous. 

—  Ne  pensez  plus  à  cela,  ma  chère  enfant...  Celte  injure  prouve 
seulenienl  que  cet  insolent  inconnu  est  aussi  niais  qui*  grossier... 
C'est  d'ailleurs  trop  lui  accorder  que  de  garder  le  souvenir  de  son 
offense. 

—  Vous  avez  raison,  monsieur,  —  répondit  Uerminie,  quoiqu'à 
ce  souvenir  elle  rougit  encore  d'indignation  et  d'orgueil  ;  —  le  mé- 
pris... le  mépris  le  plus  profond...  voilà  ce  que  mérite  une  pareille 
insulte... 

—  Sans  doute...  Mais  malheureusement  cet  outrage...  votre  isole- 
ment a  peut-être  coniriluié  à  vous  l'attirer,  ma  pauvre  enfant,  et, 
puisque  vous  me  permeltez  de  vous  parler  sincèrement...  comment, 
au  lieu  de  vivre  ainsi  seule,  n'avez-vous  pas  songé  à  vous  mettre  en 
pension  auprès  de  ipichpie  femme  âgée  et  respectable? 

—  Plus  d'une  fois  j'y  ai  pensé,  monsieur...  mais  cela  est  si  difficile 
à  rencontrer...  surtout,  —  ajouta  la  jeune  (ille  en  souriant  à  demi,— 
surtout  lorsqu'on  est  aussi  exigeante  que  moi... 

—  Vraiment?  -  reprit  le  bossu  en  souriant  aussi,  —  vous  été» 
bien  exigeante  ? 

—  Que  voulez-vous,  monsieur?  Je  ne  trouverais  à  me  placer  ainsi 


222  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

que  chez  une  personne  d'une  condition  aussi  modeste  que  la  mienne.,, 
et  malgré  moi...  je  suis  leHement  sensible  à  certains  défauts  d'édu- 
cation et  de  manières  ,  que  j'aurais  trop  à  souffrir  en  maintes  occa- 
sions... Cela  est  puéril...  ridicule...  je  le  sais,  car  le  manque  d'usage 
ri'ôte  rien  à  la  droiture,  à  la  l)onié  de  la  plupart  des  personnes  de  la 
classe  à  laquelle  j'appartiens,  et  dont  mon  éducation  m  a  fait  mo- 
mentanément sortir  ;  mais  il  est  pour  moi  des  répugnances  invinci- 
bles, et  je  préfère  vivre  seule...  malgré  les  inconvénients  de  cet  isole- 
ment ;  et  puis  enfin  je  contracterais  presque  une  obligation  envers 
la  personne  qui  me  recevrait  chez  elle...  et  je  craindrais  que  l'on  ne 
me  le  fit  trop  sentir. 

—  Au  fait ,  ma  chère  enfant ,  tout  ceci  esl  très-conséquent,  —  dit 
le  bossu  après  un  moment  de  réflexion;  —  vous  ne  pouvez  penser 
ou  agir  autrement.,.,  avec  votre  fierté  naturelle.,  et  cet  orgueil,  qu'en 
vous  j'aime  avant  toute  chose,  a  été,  j'en  suis  sûr,  et  sera  toujours 
votre  meilleure  sauvegarde...  ce  qui  ne  m'empêchera  pas,  bien  en- 
tendu, si  vous  le  permettez,  de  venir  de  temps  à  autre...  savoir  si  je 
peux  aussi  vous  sauvegarder  de  quelque  chose... 

—  Pouvez- vous  douter,  monsieur,  du  plaisir  que  j'aurai  à  vous  voir  ? 

—  Je  vous  ferais  injure  si  j'en  doutais,  ma  chère  enfant...  J'en 
suis  persuadé... 

Voyant  M.  de  Maillefort  se  lever  pour  prendre  congé  d'elle,  Her- 
minie  fut  sur  le  point  de  demander  au  marquis  des  nouvelles  d'Er- 
nestine  de  Beaumesnil,  qu'il  devait  sans  doute  avoir  déjà  vue  ;  mais 
la  jeune  fille  craignit  de  se  trahir  en  parlant  de  sa  sœur ,  et  de  ré- 
veiller les  soupçons  de  M.  de  Maillefort. 

—  Allons  !  —  dit  celui-ci  en  se  levant,  —  adieu,  ma  chère  et  no- 
ble enfant J'éiais  venu  ici  dans  l'espoir  de  rencontrer  une  jeune 

fille  à  aimer,  à  protéger  paternellement  ;  je  ne  m'en  retournerai  pas 
du  moins...  le  cœur  vide...  Encore  adieu...  et  au  revoir... 

—  A  bientôt,  je  l'espère,  monsieur  le  marquis,  — répondit  Her- 
minie  avec  une  respectueuse  déférence. 

—  Ilein.  mademoiselle?  —  dit  le  bossu  en  souriant,  —  il  n'y  a  pas 
ici  de  marquis,  m»is  un  vieux  bonhomme  qui  vous  aime,  oh  !  qui 
vous  aime  de  tout  son  cœur...  N'oubliez  pas  cela... 

—  Oli  !  jamais  je  ne  l'oublierai,  monsieur. 

—  A  la  bonne  heure!  Celle  promesse  vous  absout.  A  bientôt  donc, 
ma  chère  enfant. 


L'ORCUEIL.  223 

Et  M.  de  Maillerorl  sortit  Irès-iiidiicis  sur  l'idontité  d'IIortninie,  et 
non  moins  eiiibarrnsso  sur  la  coiuiuilL'  à  tenir  an  sujet  de  l'acooniplis- 
scnionl  des  dernières  volontés  de  madame  de  Keanmesnil. 

La  jeune  fille,  restée  seule  et  pensive,  réfli'chil  longuement  au\  di- 
Tcrs  iueidenl^  de  ce  jour,  après  tout  prescpie  heureux  jKiur  elle,  ear, 
en  refusant  un  don  ipii  nionlrail  la  tendre  sollicitude  de  sa  rnere.  mais 
qiii  pouvait  compromeltre  sa  mémoire,  la  jeune  (ille  avait  concpiisra- 
milié  de  M.  de  Maillefort. 

Mais  une  chose  cruellement  pénible  pour  l'orgncil  d'Ilcrminie  avait 
été  le  payement  fait  à  M.  iioulfard  par  un  inconnu. 

Le  caractère  de  la  duclussc  atlmis,  l'on  comprendra  que,  mal- 
gré ses  résolutions  de  dédaigneux  oubli,  elle  devait  plus  (pie  toute 
autre  ressentir  longtemps  une  pareille  injure,  pur  cela  même  (ju'elle 
était  de  tout  point  imméritée. 

—  Je  pa^sais  donc  pour  bien  méprisable  aux  yeux  de  celui  qui  a 
osé  m'offen>er  ainsi  !  —  se  disait  rort;ueilliuse  fdie  avec  une  hauteur 
auière,  lorsqu'elle  entendit  sonner  limidementà  sa  porte. 

Ueruiinie  alla  ouvrir. 

Elle  se  trouva  en  présence  de  M.  Bouffard  et  d'un  inconnu  qui  l'ac- 
compagnait. 

Cet  inconnu  était  Gcrald  de  Senneterre. 


XXX 

Herminie,  à  la  vue  du  duc  de  Senneterre,  qui  lui  était  absolnment 
inconnu,  rougit  de  surprise  et  dit  à  M.  Bouffard  avec  embarras  : 

—  Je  ne  m'attendais  pas,  monsieur,  à  avoir  le  plaisir  de  vous  re 
voir...  sitôt. 

—  M  moi  non  plus,  ma  chère  demoiselle,  ni  moi  non  plus...  c'est 
monsieur  »[ui  m'a  forcé...  de  revenir  ici. 

—  Mais,  dit  Herminie  de  plus  en  plus  étonnée,  je  ne  connais  pas 
monsieur. 

—  Eu  effet,  mademoiselle,  —  répondit  Gerald  dont  les  beaux  traits 


224  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

exprimaient  une  pénible  angoisse,  — je  n'ai  pas  l'honneur  d'être  connu 
de  vous...  et  pourtant  je  viens  vous  demander  une  grâce...  Je  vous  en 
supplie...  ne  me  refusez  pas! 

La  charmante  et  noble  figure  de  Gerald  annonçait  tant  de  fran- 
chise, son  émotion  paraissait  si  sincère,  sa  voix  était  si  pénétrante, 
sa  contenance  si  respectueuse,  son  extérieur  à  la  fois  si  élégant  et  si 
distingué,  qu'il  ne  vint  pas  un  seul  instant  à  ]fi  pensée  d'Herminie  que 
Gerald  pût  être  l'inconnu  dont  elle  avait  tant  à  se  plaindre. 

Rassurée  d'ailleurs  par  la  présence  de  iM.  Bouffard,  et  n'imaginant 
pas  quelle  grâce  venait  implorer  cet  inconnu,  la  duchesse  dit  timide- 
ment à  51.  Bouffard  : 

—  Veuillez  vous  donnez  la  peine  d'entrer,  monsieur... 

Et,  précédant  Gerald  et  le  propriétaire,  la  jeune  fille  les  conduisit 
dans  sa  chambre. 

Le  duc  de  Senneterre  n'avait  jamais  rencontré  une  femme  dont  la 
beauté  fût  comparable  à  celle  d'Herminie,  et  à  cette  beauté,  à  cette 
taille  enchanteresse,  se  joignait  le  maintien  le  plus  modeste  et  le  plus 
digne. 

Mais,  lorsque  Gerald,  suivant  la  jeune  fille,  pénétra  dans  sa  chambre 
et  qu'il  reconnut  à  mille  indices  les  habitudes  élégantes,  les  goûts 
choisis  de  celle  qui  habitait  cette  demeure,  il  se  sentit  de  plus  en  plus 
confus. 

Dans  son  cruel  embarras,  il  ne  put  d'abord  trouver  une  seule  parole. 

Etonnée  du  silence  de  l'inconnu,  Herminie  interrogea  du  regard 
M.  Bouffard,  qui,  pour  venir  sans  doute  en  aide  à  Gerald,  dit  à  la  jeune 
fille  : 

—  11  faut,  voyez-vous,  ma  chère  demoiselle,  commencer  par  le 
commencement...  Je  vas  vous  dire...  pourquoi  monsieur... 

—  Permettez,  —  reprit  Gerald  en  interrompant  M.  Bouffard. 

Et,  s'adressant  à  Herminie  avec  un  mélange  de  franchise  et  de  res- 
pect : 

~  Il  faut  vous  l'avouer,  mademoiselle,  ce  n'est  pas  une  grâce  que 
je  viens  vous  demander,  mais  un  pardon... 

—  A  moi,  monsieur?...  et  pourquoi?  —  demanda  ingénument  Her- 
minie. 

—  Ma  chère  demoisellô,  —  lui  dit  M.  Bouffard  en  lui  faisant  un  si- 
gne d'iniolligcnce,  —  vous  savez,  c'est  ce  jeune  homme  qui  ivait 
payé... je  l'ai  rencontré...  et... 


L'ORGUEIL.  225 

—  rôiait  vous...  monsieur!  —  s'ccria  Ilcnninie,  superbe  d'or- 
gueilleuse indi^iMlioii. 

Et,  regardant  Cerald  en  face,  elle  rcpiila  : 

—  C'était  vous  ? 

—  Oui,  niademoiselle...  mais,  de  jifàce,  écoutez-moi... 

—  Assez,  monsieur...  —  dit  ilcrmiuie,  —  assez,  je  ne  m'attendais 
pas  à  tant  d'audace...  Vous  avez,  du  moins,  monsieur,  du  (  ourage 
dans  l'insuite,  —  ajouta  llerminic  avec  un  écrasant  dédain. 

—  Mademoiselle,  je  vous  eu  supplie,  — dit  Gerald,  —  ne  croyez 
pas  que... 

—  Monsieur,  —  reprit  la  jeune  fille  en  rintcrrompant  encore,  mais 
cette  l'ois  d'une  voix  altérée,  car  elle  sentait  des  larmes  d'humiliation 
et  de  douleur  lui  venir  aux  yeux,  —  je  ne  puis  que  vous  prier  de  sor- 
tir de  chez  moi  ..je  suis  femme...  je  suis  seule... 

En  prononçant  ces  mots  :  «  Je  suis  seule,  b  l'accent  d'IIerniinic  fut 
si  navrant,  que  Gerald,  malgré  lui,  en  fut  ému  jusqu'aux  pleurs;  et, 
lorsque  la  jeune  fille  releva  la  tète  en  tâchant  de  se  contenir,  elle  vit 
deux  larmes  retenues  briller  dans  les  yeux  de  l'inconnu,  qui,  atterré, 
s'inclina  respectueusement  devant  Ilerminie,  et  fit  un  pas  vers  la  porte 
pour  sortir. 

Mais  M.  Bouffard  retint  Gerald  par  le  bras,  et  s'écrit  : 

—  Un  instant,  vous  ne  vous  en  irez  pas  comme  ça  ! 
Nous  devons  dire  (jue  M.  Bouffard  ajouta  mentalement  : 

—  Et  mou  petit  appartement  du  troisiîine ,  donc  ! 

L'on  aura  tout  à  l'heure  l'explication  de  ces  paroles;  elles  atté- 
nuaient sans  doute  la  généreuse  conduite  de  Vhomme:  mais  elles  té- 
moignaient de  l'intelligence  du  propriétaire. 

—  Monsieur,  —  reprit  Ilerminie  en  voyant  M.  Bouffard  retenir  Ce. 
raid,  —  je  vous  en  prie... 

—  0  ma  chère  demoiselle!  —  reprit  M.  Bouffard,  —  il  n'y  a  pas 
de  monsieur  qui  tienne...  Vous  saurez  au  moins  pourquoi  j'ai  ramené 
ici  ce  brave  jeune  homme...  Je  ne  veux  pas,  moi,  que  vous  croyiez 
que  c'est  dans  l'intention  de  vous  chagriner.  Voilà  le  fait  :  le  hasard 
m'a  fait  rencontrer  monsieur  près  de  la  barrière.  «  Ah  !  ah  !  mon  gail- 
lard, lui  iii-je  dit,  vous  êtes  eucore  bon  enfant  avec  \oi  jaunets  ;  les 
voila,  vos  jaunets,  et  n'y  revenez  plus,  s'il  vous  plaît;  »  et,  là-dessus, 
je  lui  raconte  de  quelle  manière  vous  avez  reçu  le  joli  service  qu'il 
vous  a  rendu...  et  combien  vous  avez  pleuré  :  alors  monsieur  devienl 

13. 


1E6  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

TWige,  pâle,  vert,  et  me  dit,  tout  bouleversé  de  ce  que  je  lui  racon- 
tais :  «  Ah!  monsieur,  j'ai  outragé,  sans  le  vouloir,  une  jeune  per 
sonne  que  son  isolement  rend  plus  respectable  encore  :  je  lui  dois 
des  excuses,  une  réparation;  ces  excuses,  celte  réparation,  je  les  lui 
ferai  devant  vous...  monsieur,  qui,  involontairement,  avez  été  com- 
plice de  cette  offense.  Venez...  monsieur,  venez.  »  Ma  foi,  mademoi- 
selle, ce  brave  jeune  homme  m'a  dit  ça  d'une  façon...  enfin  d'une  fa- 
çon qui  m'a  tout  remué;  car  je  ne  sais  pas  ce  que  j'ai  aujourd'hui, 
je  suis  sensible...  comme  une  faible  femme*  J'ai  trouvé  qu'il  avait  rai- 
son de  vouloir  vous  demander  excuse,  ma  chère  demoiselle,  et  je  l'ai  , 
amené,  ou  plutôt  c'est  lui  qui  m'a  amené,  car  il  m'a  pris  par  le  bras          ] 
et  m'a  fait  marcher  d'une  force...  saperlotte  !  c'était  le  pas  gymnasti- 
que accéléré,  ou  je  ne  m'y  connais  point. 

Les  paroles  de  M.  Bouffard  avaient  un  tel  accent  de  vérité,  qu'Her» 
minie  ne  put  s'y  tromper;  aussi,  obéissant  à  l'équité  de  son  carac- 
tère, et  déjà  touchée  des  larmes  qu'elle  avait  vu  briller  un  instant 
dans  les  yeux  de  Gerald,  elle  lui  dit  avec  une  inflexion  de  voix  qui 
annonçait  d'ailleurs  son  désir  de  terminer  là  cette  explication  pénible 
pour  elle  : 

—  Soit,    monsieur,  l'offense  dont  j'ai  à  me  plaindre...  avait  été  in- 
volontaire, et  ce  n'est  pas  pour  aggraver  cette  offense  que  vous  êtes 

venu  ici je  crois  tout  cela,  monsieur vous  êtes  satisfait je 

pense... 

—  Si  vous  l'exigez,  mademoiselle,  —  répondit  Gerald  d'un  air  triste 
et  résigné,  — je  me  retire  à  l'instant...  je  ne  me  permettrai  pas  d'a- 
jouter un  mot  à  ma  justification. 

—  Voyons,  ma  chère  demoiselle,  —  dit  M.  Bouffard,  —  ayez  donc 
tmpeu  de  pitié,  vous  m'avez  bien  laissé  parler...  Ecoutez  monsieur. 

Le  duc  de  Senneterre,  prenant  le  silence  d'Herminie  pour  un  assen- 
timent, lui  dit  : 

—  Voici,  mademoiselle ,  toute  la  vérité  :  je  passais  tantôt  dans 
Celte  rue...  Comme  je  cherche  à  louer  un  petit  appartement,  je  me 
suis  arrêté  devant  la  porte  de  cette  maison,  où  j'ai  vu  plusieurs  écri» 
teatix. 

—  Oui,  oui,  et  tu  le  loueras,  mon  petit  troisième!  va,  je  t'en  ré- 
ponds... —  pensa  M.  Bouffard,  qui,  on  le  voit,  n'avait  pas  ramené 
Gerald  sans  une  arrière  pensée  locative  très-prononcée» 

Le  jeune  duc  poursuivit  : 


L'OUUUKIL.  827 

—  J'ai  demande  ;i  visiter  ces  logements...  et,  procédant  la  poriière 
do  celle  iiuiisoii  (jui  dovait,  m'a-t-ellc  dit,  bieiilôl  me  n-joiiulre,  j'ai 
monté  l'esialier..    Arrivant  au  palier  du  iiremier  élaj;c,  mon  altea- 

tioD  a  été  attirée  par  une  voix  timide,  hupplianlc,  qui  implorait 

Cette  voix,  o'élail  la  vùlrc,  mademoiselle...  vousimplorie/  monsieur... 
A  ce  moment,  je  lavoue.  je  me  suis  arrêté,  non  pour  conunoitre  une 
làclie  indis(  rélion,  je  vous  le  jure...  mais  je  me  suis  arrtHé.  comme 

ou  s'arrête,    n)al|;ré   soi,  en  entendant   une  plainte  louchante 

Alors,  -  continua  (îerald  en  s'aniinaul  d'une  généreuse  éuioliou,— 
alors,  maiiemoiselle,  j'ai  tout  entendu,  et  ma  première  pensée  a  élé 
de  me  dire  qu'une  femme  se  trouvait  dans  une  position  paredle  dont 
je  pouvais  à  I  instant  la  sauver,  et  cela  sans  jamais  être  connu  d'elle; 
aussi,  voyant  presque  aussilôl,  du  haut  du  palier  où  j'étais  resté, 
monsieur  sortir  de  chez  vous...  el  monter  vers  moi...  je  l'ai  abordé... 

—  Oui,  —  coulinua  31.  BoulTard,  —  en  me  disant très-brulalemeut, 
ma  foi  :  «  Voilà  de  l'or,  payez-vous,  monsieur,  eine  tourmentez  pas 
davantage  une  personne  qui  n'est  sans  doute  que  trop  à  plaindre.  > 
—  Si  je  ne  vous  ai  pas  raconté  la  chose  ainsi  tout  à  l'heure,  machèi'e 
demoiselle,  c'est  que  d  aburd  j'ai  voulu  faire  une  drôlerie...  et  puis 
qu'après...  j'ai  élé  tout  ahuri  de  vous  voir  si  chagrine. 

—  Voilà  mes  torts,  mademoiselle,  —  reprit  Gerald,  —  j'ai  obéi  à 
un  mouvement  irréfléchi...  généreux  peut-être,  mais  dont  je  n'ai  pas 
calculé  les  fâcheuses  conséquences;  j'ai  malheureusemeul  oublié  ipie 
le  droit  sacré  de  rendre  certains  services  n'appartient  qu'ans  amitiés 
éprouvées  ;  j'ai  oublié  enfin  que,  si  spontanée ,  si  désintéressée 
que  soil  la  commisération,  elle  n'en  est  pas  moins  quelquefois  une 
cruelle  injure...  Monsieur,  eu  me  racontant  loni  à  l'heure  votre  juste 
indignation,  mademoiselle,  m'a  éclairé  sur  le  mal  qu'involontairement 
j'avais  fait...  j'ai  cru  de  mon  devoir  d'honnête  homme  de  venir  vous 
en  demander  pardon  en  vous  exposant  simplement  la  vérité,  made- 
moiselle... Je  n'avais  jamais  eu  rhonncur  de  vous  voir,  j'ignore  voire 
nom,  je  ne  vous  reverrai  sans  doute  jamais...  puissent  mes  paroles 
vous  convaincre  que  je  n'ai  pas  voulu  vous  offenser,  mademoiselle, 
car  c'est  surtout  à  celte  heure  que  je  comprends...  la  gravité  de  mon 
iacouséquence. 

Gerald  disait  la  vérité,  omeitani  uécessairemeut  d'expliquer  la  des- 
tination du  petit  appartement  qui  devait  lui  servir  de  pigd-à-terr* 
amoureux,  ainsi  qu'il  l'avait  confié  à  Olivier. 


228  LES  SEPT  PECUES  CAPITAUX. 

Ainsi  donc  Gerald  disait  vrai...  et  sa  sincérité,  son  émotion,  le  tact, 
la  convenance  parfaite  de  ses  explications,  persuadèrent  Herminie. 

La  jeune  fille,  d'ailleurs,  avait,  dans  son  ingénuité,  été  surtout 
frappée  d'une  chose...  puérile  en  apparence,  mais  significative  pour 
elle,  c'est  que  l'inconnu  cherchait  un  petit  appartement,  donc  l'in- 
connu n'était  pas  riche,  donc  il  s'était  sans  doute  exposé  à  quelque 
privât  on  pour  se  montrer  si  malencontreusement  généreux  envers 
elle;  donc  c'était  presque  d'égal  à  égal  qu'il  avait  voulu  rendre  service 
à  une  inconnue. 

Ces  considérations,  renforcées  peut-être,  et  pourquoi  non?  de  l'in- 
fluence qu'exerce  presque  toujours  une  charmante  figure,  remplie  de 
franchise  et  d'expression,  ces  considérations  apaisèrent  le  courroux 
d'Herminie. 

Et  cette  orgueilleuse,  si  hautaine  en  dépit  de  cet  entretien,  se  sen- 
tit d'autant  plus  embarrassée  pour  le  terminer  que  ,  loin  d'éprouver 
dès  lors  la  moindre  indignation  contre  Gerald,  elle  était  vraiment 
émue  de  la  pensée  généreuse  à  laquelle  il  avait  obéi,  et  dont  il  venait 
de  donner  une  loyale  explication. 

Herminie,  trop  franche  pour  cacher  sa  pensée,  dit  à  Gerald  avec  une 
sincérité  charmante  : 

—  Mon  embarras...  est  grand...  à  cette  heure,  monsieur,  car  j'ai 
à  me  reprocher  d'avoir  mal  interprété...  uneaclion...  dont  j'apprécie 
maintenant  la  bonté...  Je  n'ai  plus  qu'à  vous  prier,  monsieur,  de  vou- 
loir bien  oublier  la  vivacité  de  mes  premières  paroles. 

—  Permettez-moi  de  vous  dire  qu'au  contraire  je  ne  les  oublierai 
jamais,  mademoiselle...  —  répondit  Gerald,  —  car  elles  me  rappel- 
leront toujours  qu'il  est  une  chose  que  l'on  doit  avant  tout  respecter 
chez  une  femme...  c'est  sa  dignité. 

Et  Gerald,  saluant  respectueusement  Herminie,  se  préparait  à  sortir. 

M.  Bouffard  avait,  bouche  béante,  écoulé  la  dernière  partie  de  cet 
entrelien,  aussi  inintelligible  pour  lui  que  si  les  interlocuteurs  avaient 
parlé  turc.  L'ex-épicier,  arrêtant  Gerald,  qui  se  dirigeait  vers  la  porte, 
lui  dit,  croyant  faire  un  superbe  coiq)  départie  : 

—  Minute,  mon  digne  monsieur...  minute...  Puisque  mademoiselle 
n'est  plus  fâchée  contre  vous...  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que  vous 
rc  preniez  pas  mon  joli  petit  troisième,  composé,  je  vous  l'ai  dit, 
d'une  entrée...  de  deux  jolies  chambres,  dont  l'une  pont  servir  de 
salon,  et  d'une  petite  cuisine...  charmant  logement  de  garçon. 


i;On(^UElL.  529 

A  celte  proposilioli  de  M.  Bouffavd,  llenninic  devint  très  iiifiiiicle  : 
il  lui  «'ût  été  pi'iiible  de  voir  loger  Ceraid  dans  la  mômt!  luaisou 
qu'elle. 

Mais  le  jeune  duc  répondit  à  M.  Bouffard  : 

—  Je  vous  ai  déj;i  dit,  mon  cher  monsieur,  que  ce  logcmcni  ne  me 
convenait  pas. 

—  Parbleu  1  parce  que  cette  chère  demoiselle  était  fichée  contre 
tous...  et  que  c'est  ennuyant  d'être  en  bishillc cuire  locataires;  mais 
maintenant  que  cette  chère  demoiselle  vous  a  paidonné,  vous  êtes  à 
même  d'apprécier  la  gentillesse  de  mon  petit  troisUmc!  Cl  vous  le 
prenez? 

—  Maintenant.,  je  le  prendr.iis  encore  moins,  —  répondit  Gcrald, 
en  se  hasardant  de  regarder  llerminie. 

La  jeune  fille  ne  leva  pas  le*  yeux,  mais  rougit  légèrement;  elle 
était  sensible  à  la  délicatesse  du  refus  de  Gemld. 

—  Comment  !  —  s'écria  M.  Bonflard  abasourdi,  —  maintennnt  que 
vous  êtes  racconnnodé  avec  mailcnioisello,  vous  pouvez  encore  moins 
loger  chez  moi .'  Je  ne  comprends  pas  du  tout...  Il  faut  donc  qu'en 
revenant  vous  ayez  trouvé  des  inconvéïiiuils  dans  ma  maison.'... 
ma  portière  a  dû  pourtant  vous  dire.... 

—  Ce  ne  sont  pas  précisément  des  inconvénients  qui  me  privent 
du  plaisir  de  loger  chez  vous,  mon  cher  monsieur,  —  répondit  Ge- 
rald,  —  mais... 

—  .\llons,  je  vous  lâche  le  logement  à  deux  cent  cinquante  francs, 
un  compte  rond,  —  dit  .M.  Bouffard,  —  avec  une  petite  cave...  par- 
dessus le  marché  ! 

—  hnpossible.  mon  cher  monsieur,  absolument  impossible. 

—  .Mettons  deux  cent  qi/^rante,  et  n'en  parlons  plus. 

—  Je  vous  ferai  observer,  mon  cher  monsieur,  —  dit  à  demi-voix 
Gerald  à  M.  Bouffard,  que  ce  n'est  pas  chez  mademoiselle  que  nous 
devons  débattre  le  prix  de  votre  appartement,  débat  d'ailleurs  abso- 
lument inutile. 

Et,  s'adressant  à  Qerminie,  le  jeune  duc  lui  dit  en  s'inclinaut  de- 
vant elle  : 

—  Croyez,  mademoiselle,  que  je  conserverai  toujours  un  précieux 
fouvenirde  cette  première  et  dernière  entrevue... 

La  jeune  fille  salua  gracieusement  sans  lever  les  yeux. 


230  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

Gerald  sortit  de  chez  flerminie  opiniâtrement  poursuivi  par  iVLBouf . 
fard,  bien  décidé  à  ne  pas  ainsi  lâcher  sa  proie. 

Mais,  malgré  les  offres  séduisantes  du  propriétaire,  Gerald  fut  in- 
flexible. De  son  côté,  M.  Bouffard  s'opiniâlra,  et  le  jeune  duc,  pour  se 
débarrasser  de  ce  fâcheux,  et  peut-être  aussi  pour  rêver  plus  à  loi- 
sir à  l'étrange  incident  qui  l'avait  rapproché  d'IIerminie,  le  jeune  due 
hâta  le  pas,  et  dit  à  ce  propriétaire  aux  abois  qu'il  dirigeait  sa  pro- 
men^ide  du  côté  des  fortifications. 

Ce  disant,  M.  de  Senneterre  prit  en  effet  ce  chemin,  laissant 
M.  Bouffard  au  désespoir  d'avoir  manqué  cette  belle  occasion  de  louer 
son  charmant  petit  troisième. 

Gerald,  ayant  atteint  le  chemin  stratégique  des  fortifications,  qui,  à 
cet  endroit,  coupe  la  plaine  de  Monceau,  se  promenait  profondément 
rêveur. 

Le  souvenir  de  la  rare  beauté  d'Herminie,  la  dignité  de  son  carac- 
tère, jetaient  le  jeune  duc  dans  un  trouble  croissant. 

Plus  il  se  disait  qu'il  avait  vu  cette  ravissante  créature  pour  la  pre- 
mière et  pour  la  dernière  fois,  plus  celte  pensée  l'attristait,  plus  il 
se  révoltait  contre  elle... 

Enfin,  analysant,  comparant,  pour  ainsi  dire,  à  tous  ses  souvenirs 
amoureux  ce  qu'il  ressentait  de  soudain,  de  profond,  pour  Derminie, 
et  ne  trouvant  rien  de  pareil  dans  le  passé,  Gerald  se  demandait  avec 
une  sorte  d'inquiétude  : 

—  Ah  çà  !  mais  est-ce  que  cette  fois  je  serais  sérieusement  pris? 
Gerald  venait  de  se  poser  cette  question  lorsqu'il  fut  croisé  par 

un  officier  du  génie  militaire  jiortont  une  redingote  d'uniforme  sans 
épaulettes  et  coiffé  d'un  large  chapeau  de  paille. 

—  Tiens  !  —  dit  lofficier  en  regardant  Gerald,  — c'est  Senneterre i 
Le  jeune  duc  releva  la  tête,  et  reconnut  un  de  ses  anciens  compa- 
rions de  l'armée  d'Afrique  nommé  le  capitaine  Comtois.  Il  lui  tendit 
cordialement  la  main. 

—  Bonjour,  mon  cher  Comtois  ;  je  ne  m'attendais  pas  à  vous  ren- 
contrer ici...  quoique  vous  soyez  chez  vous,  —  ajouta  Gerald  en  mon- 
trant du  regard  les  fortifications. 

— Ma  foi  !  oui,  mon  cher,  nous  piochons  ferme;  l'ouvrage  avance... 
je  suis  le  général  en  chef  de  cette  armée  de  braves  manœuvres  et  <ie 
maçons  que  vous  voyez  là-bas...  En  Afrique,  nous  faisons. sauter  les 


L'ORtiUEIL  251 

murailles ,  ici,  nous  en  élevons...  Ah  çà  !...  vous  venez  donc  voir  nos 
travaux  ? 

—  Oui,  mon  dior...  une  vraie  curiosilé  de  Parisien...  de  badaud. 

—  Ali  V'i  '  «liiaud  vous  voudrez...  ne  vous  gênez  pas. ..je  vous  con- 
duirai partout. 

—  .Mille  remcrcîmenfs  de  voire  obligeance,  mon  cher  Comtois... 
Un  de  ces  jours  je  viendrai  vous  rappeler  votre  promesse. 

—  C'est  dit  ;  venez  sans  façon  déjeuner  à  la  cantine,  car  je  campe 
là-bas...  ça  vous  rappellera  nos  bivacs...  vous  retrouverez  d'ailleurs 
au  camj»  quelques  linlouins...  Eh  !  mon  Pieu  !  j'y  pense!  vous  vous 
souvenez  de  Clarville,  lientenanl  de  si^diis,  qui.  par  un  coup  de  Icie, 
avait  donné  sa  démission  afin  de  pouvoir,  un  an  après,  avoir  la  faci- 
lité de  se  couper  la  gorge  avec  le  colonel  Duval,  auquel  il  a  coupé, 
non  la  gorge,  mais  le  ventre? 

—  Clarville?...  un  brave  garçon?...  je  me  le  rappelle  parfaite- 
ment. 

—  Eh  bien  !  une  fois  sa  démission  donnée,  il  n'avait  qu'une  petite 
rente  pour  vivre...  une  faillite  la  lui  a  enlevée,  et,  si  le  hasard  ne  me 
l'avait  fuit  rencontrer,  il  mourrait  de  faim...  Heureusement,  je  l'ai 
pris  comme  conducteur  de  travaux,  et  il  a  de  quoi  vivre... 

—  Pauvre  garçon!...  tant  mieux. 

—  Je  crois  bien  :  d'autant  plus  qu'il  s'est  marié...  un  mariage  d'a- 
mour... c'est-à-dire  sans  le  sou...  deux  petits  enfants  par  là-dessus... 
TOUS  jugez...  Enfin,  il  met  à  peu  près  les  deux  bouts...  mais  à  grand'- 
peine.  J'ai  été  le  voir  ;  il  demeure  dans  une  petite  ruelle  au  bout  de 
la  rue  de  .Monceau . 

—  Au  bout  de  la  rue  de  Monceau  ?  —  dit  vivement  Gerald  ;  —  par- 
dieu!  il  faudra  que  j'aille  aussi  le  voir,  ce  brave  Clarville  ! 

—  Vrai  !  eh  bien!  vous  lui  ferez  un  fameux  plaisir,  mon  cher  Sen- 
nelerre,  car,  lors(pron  est  malheureux,  les  visiteurs  sont  rares... 

—  Et  le  numéro  de  la  maison  ? 

—  Il  n'y  a  que  cette  maison  dans  la  ruelle.  Dame!  vous  verrez, 
c'est  bien  pauvre;  toute  la  petite  famille  occupe  là  deux  mauvaises 
«bambres.  .Mais,  diable!  voici  le  second  coup  de  cloche  !— dit  le  capi- 
taine Comtois  en  entendant  un  tintement  redoublé,  —  il  faut  que  je 
▼DUS  quille,  mon  cher  Senneterre,  pour  faire  l'appel  de  mon  monde... 
Allons,  itdieu...  N'oubliez  pas  votre  promesse... 

—  Mou,  certes... 


232  CES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Ainsi,  je  puis  dire  à  ce  brave  Clarville  que  vous  Tirez  voir? 
-«-  J'irai  peut-être  demain. 

—  Tant  mieux,  vous  le  rendrez  bien  heureux.  Adieu,  Sennelerre. 

—  Adieu,  mon  cher,  et  à  bientôt. 

—  A  bientôt.  N'oubliez  pas  l'adresse  de  Clarville. 

—  Je  n'ai  garde  de  l'oublier,  —  pensa  Gerald;  —  la  ruelle  où  il  de- 
meure doit  borner  le  jardin  de  la  maison  où  je  viens  de  voir  cette 
adorabio  jeune  fille. 

Pendant  que  le  capitaine  doublait  le  pas  afin  d'aller  gagner  une 
espèce  d'agglomération  de  cab;  nés  en  planches  que  l'on  voyait  au 
loin,  Gerald,  resté  seul,  se  promena  encore  longtemps  avec  une  sorte 
d'agitation  fiévreuse. 

Le  soleil  déclinait  lorsqu'il  sortit  de  sa  rêverie. 

—  Je  ne  sais  pas  ce  qu'il  adviendra  de  tout  ceci,  —  se  dit-il  ;  — 
mais  celte  fois,  et  c'est  la  seule,  je  le  sens,  je  suis  pris,  et  très-sérieu- 
sement pris. 


XXXI 


Malgré  l'impression  profonde  et  si  nouvelle  que  Gerald  avait  con- 
servée de  son  entrevue  avec  llerminie,  il  s'était  rencontré  r.vcc  Er- 
nestine  de  Beaumesnil;  car,  selon  les  projets  des  la  Rocbaiguë,  la 
plus  riche  héritière  de  France  avait  été,  soit  indirectement,  soit  di- 
rectement, mise  en  rapport  avec  ses  trois  prétendants. 

Un  mois  environ  s'était  passé  depuis  ces  différentes  présentations 
et  depuis  la  première  entrevue  de  Gerald  et  d'Herniinie,  entrevue 
dont  on  saura  |  lus  lard  les  suites. 

Onze  heures  du  soir  venaient  de  sonner. 

Mademoiselle  de  Beaumesnil,  retirée  seule  dans  son  appartement, 
semblait  réfléchir  profondément;  sa  physionomie  n'avait  rien  perdu 
de  sa  douceur  candide,  mais  parfois  un  sourire  amer,  presque  dou- 
loureux, contractait  ses  lèvres,  et  son  regard  annonçait  alors  quel- 
que chose  de  résolu  qui  contrastait  avec  l'ingcnuiié  de  ses  traits. 


L'OUGDEIL.  535 

Soudain  mademoiselle  de  l'eaiiniesnil  se  leva,  se  dirigea  vers  la 
cbemiDcc,  et  posa  sa  maiu  sur  le  cordon  do  la  suiiiicUe...  puis  elle 
s'arrêta  un  moment,  indécise  et  comme  hé>iuuil  devant  une  grave 
détermination. 

Paraissant  enfir)  prendre  un  parti  décisif,  elle  sonna. 

Presque  anssiiôl  parut  madame  Lafné,  sa  gouvernante,  l'air  obsé- 
quieux et  empressé. 

—  Mademoiselle  a  besoin  de  quelque  chose? 

—  Ma  chère  Laîné...  asseyez-vous  là. 

—  Madeuioiscllc  est  trop  bonne... 

—  Asseyoz-vous  lu.  je  vous  en  prie,  et  causons... 

—  C'est  pour  obéir  à  niademoisille,  —  dit  la  gouvernante  très- 
surprise  de  la  familiprité  de  sa  jeune  maîtresse,  qui  l'avait  toujours 
traitée  jusqu'alors  avec  une  extrême  réserve. 

—  Ma  chère  Laîné,  —  lui  dit  mademoiselle  de  Beaumesnil  d'un  ton 
affectueux,  —  vous  m'avez  souvent  répété  que  je  pouvais  compter 
sur  votre  altacbomont .' 

—  Oh  !  oui,  mademoiselle. 

—  Sur  votre  dévouenienl? 

—  Il  est  à  la  vie,  à  la  mort,  mademoiselle, 

—  Sur  votre  discrétion? 

—  Je  ne  demande  qu'une  chose  à  mademoiselle,  —  répondit  la  gou- 
vernante de  plus  en  plus  charmée  de  ce  début,  —  qi^  mademoiselle 
me  mette  à  l'épreuve...  elle  me  jugera. 

—  Eh  bien!  je  vais  vous  mettre  à  l'épreuve... 

—  Quel  bonheur  !...  une  marque  de  confiance  de  la  part  de  made- 
moiselle ! 

—  Uni,  une  marque  d'extrême  confiance,  et  j'espère  que  vous  la 
méritt  rez. 

—  Je  jure  à  mademoiselle  que... 

—  C'est  bien,  je  vous  crois,  —  dit  Ernesiine  en  interrompant  les 
protestations  de  sa  gouvernante;  —  mais,  dites  moi,  il  y  a  aujourd'hui 
huit  jours,  vous  m'avez  demandé  de  vous  accorder  votre  soirée  du 
lendemain,  pour  aller  à  une  petite  réunion  que  donne  chaque  diman- 
che une  de  vos  amies,  nommée...  Comment  s'apiiclle-t-elle  ï  j'ai  ou- 
blié son  non). 

—  Elle  s'appelle  madame  Derbaut,  mademoiselle.  Celle  amie  a  deux 
OUes,  et,  chaque  dimanche,  elle  réunit  quelques  personnes  de  leur 


254         LES  SEPT  PÉCDÉS  CAPITAUX. 

âge...  Je  croyais  l'avoir  dit  à  mademoiselle  en  lui  demandant  la  per- 
mission d'assister  à  celle  réunion. 

—  Et  quelles  sont  ces  jeunes  personnes? 

—  Mais,  mademoiselle,  —  répondit  la  gouvernnnle,  ne  voyant  pas 
où  mademoiselle  de  Beaumesnil  vouliiit  en  venir,  —  les  jeunes  filles 
qui  fréquentent  la  maison  de  madame  Herbaui  sont,  eu  général,  des 
demoiselles  de  magasin,  ou  bien  encore  de  jeunes  personnes  qui  don- 
nent des  leçons  de  musique  ou  de  dessin...  il  y  a  aussi  des  teneuses 
de  livres  de  commerce.  Quant  aux  hommes,  ce  soni  des  commis,  des 
artistes,  des  clercs  de  notaires,  mais  tous  braves  et  honnêtes  jeunes 
gens;  car  madame  Ilerbaut  est  irès-sévère  sur  le  choix  de  sa  société 
en  hommes  et  en  femmes  ;  cela  se  conçoit,  elle  a  des  filles  à  marier, 
et,  entre  nous,  mademoiselle,  c'est  pour  arriver  à  les  établir  qu'elle 
donne  ces  petites  réunions... 

—  3Ia  chère  Laîné,  -  dit  Ernesline  comme  s'il  se  fût  agi  de  la 
chose  la  plus  simple  du  monde,  je  veux  assister  à  l'une  des  réunions 
de  madame  Ilerbaut... 

—  Mademoiselle...  —  s'écria  la  gouvernante,  qui  croyait  avoir  mal 
entendu,  —  que  dit  mademoiselle  ? 

—  Je  dis  que  je  veix  assister  à  l'une  des  réunions  de  madame  Her- 
baut...  demain  soir,  par  exemple. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  —  reprit  la  gouvernante  avec  stupeur,  —  c'est 
sérieusement  que  mademoiselle  dit  cela? 

—  Très-sérieusement... 

—  Conmient  ?  vous  !  mademoiselle,  vous!  chez  de  si  petits  bour- 
geois !  mais  c'est  impossible,  mademoiselle  n'y  songe  pas  ! 

—  Impossible!  pourquoi? 

—  Mais,  mademoiselle,  M.  le  baron  et  madame  la  baronne  n'y  con- 
sentiront jamais! 

—  Aussi  je  ne  compte  pas  leur  faire  celte  demande. 
La  gouvernante  ne  comprenait  pas  encore,  et  reprit  : 

—  Comment!  mademoiselle  irait  chez  madame  Ilerbaut  sans  en 
parle;  à  M.  le  baron? 

—  Cerlainement. 

—  Mais  alors,  comment  ferei-vous,  mademoiselle? 

—  Ma  chère  Lamé,  vous  m'avez  encore,  tout  à  l'heure,  dit  que  jo 
pouvais  compter  sur  vous. 

—  Et  je  vous  le  répète,  mademoiselle. 


L'ORGUEIL  275 

—  Bli  bifti  !  il  f;>ut  que  demain  soir  vous  me  prdsenticr  à  la  réu- 
nion (le  niaii.iiiic  llt'rlianl. 

—  Mol  !...  inadeuioisollc...  En  vérité,  je  ne  sais  si  je  rêve  ou  si  je 
veille. 

—  Vou>  no  révoz  pas;  ainsi,  demain  soir,  vous  nie  préseiilorcz 
chez  mudanic  Ilcrbanl  cumnicl  inicdc vos|)artMilcs...  une  oriiialinc... 

—  L'une  de  mes  iiarenles...  Ali  !  mon  Dieu!  je  n'userai  jamais...  et... 

—  Laissez-moi  aeliovcr...  Vous  me  présenlercz,  dis  je,  (  onnne 
une  de  vos  |>areiil<'S  nouveliomenl  arrivée  de  provinee,  et  qui  (îverce 
la  profession  do...  de  brodeuse,  par  exemple.  Mais  souvenez-vous  liien 
que,  si  vous  commelliez  la  moindre  indiscrétion  ou  la  moindre  mala- 
dresse, que,  si  l'on  pouvait  enfin  se  douter  (jiie  je  ne  suis  pas  ce  que 
je  veux  I  ar.iître,  c'est-à-dire  une  orplidine  qui  vit  de  son  travail,  vous 
ne  resteriez  pas  une  minute  à  mon  service;  tandis  que,  si,  an  eon- 
iraire,  vous  suivez  bien  mes  instructions,  vous  pouvez  tout  attendre 
de  moi. 

—  En  vérité,  mademoiselle,  je  tombe  do  mon  haut...  je  n'en  re- 
viens pas...  Mais  pourquoi  mademoiselle  veut-ello  que  je  la  présente 
comme  ma  parente,  comme  une  orpholi^)e,  chez  madame  Ilerbaut? 
Pourquoi  ne  pas... 

—  Ma  chère  Laîné,  assez  de  questions...  puis-je  compter  sur  vous? 
oui  ou  non. 

—  Ohl  mademoiselle,  à  la  vie,  à  la  mort;  mais... 

—  Pas  de  mais...  et  un  dernier  mot  :  vous  n'êies  pas  sans  savoir, 
—  ajouta  la  jeune  fille  avec  un  sourire  d'une  amertume  étrange,  — 
que  je  sui^  la  plus  riche  héritière  de  France? 

—  Certainement,  mademoiselle  ;  tout  le  monde  le  sait  et  le  dit  :  il 
n'y  a  pas  une  fortune  aussi  grande  que  celle  de  mademoiselle... 

—  Eh  bien!  si  vous  faites  ce  que  je  vous  demande,  si  vous  êtes 
surtout  d'une  discrétion  à  toute  épreuve...  à  tonte  épteuve,  entendez- 
vous  bien?...  j'insiste  là-dossus,  car  il  faut  absolument  que  chez  ma- 
dame Ilerbaut  l'on  me  croie  ce  que  je  tiens  à  paraîire,  une  pauvre 
orpheline  riront  de  son  travail...  En  un  mot,  si  grâce  à  votre  intelli- 
gence et  à  votre  extrême  discrétion,  tout  se  passe  comme  je  le  désire, 
vous  verrez  de  quelle  façon  la  plus  riche  héritière  de  France 
acquitte  les  dettes  de  reconnaissance. 

—  Ah  !  —  (it  la  gouvernante  avec  un  geste  de  désintéressement  su- 
perbe, —  ce  que  dit  mademoiselle  est  bien  pénible  pour  moi...  Madc- 


2ZG  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

moiselle  peut-elle  croire  que  je  mets  un  prix  à  mon  dévouement? 
j  —  Non;  mais  je  tiens,  moi,  à  mettre  un  prix  à  ma  reconnaissance. 

—  Mon  Dieu!  mademoiselle,  vous  le  savez  bien,  demain  vous  se- 
riez pauvre  comme  moi  que  je  vous  serais  aussi  dévouée. 

—  Je  n'en  doute  pas  le  moins  du  monde;  mais,  en  attendant  que  je 
sois  pauvre,  faites  ce  que  je  vous  demande  :  conduisez-moi  demain 
chez  madame  Herbaut. 

—  Permettez,  mademoiselle...  raisonnons  un  peu,  et  vous  allez 
voir  toutes  les  impossibilités  de  votre  projet. 

—  Quelles  sont  ces  impossibilités? 

—  D'abord...  comment  faire  pour  disposer  de  toute  votre  soirée 
de  demain,  mademoiselle?  M.  le  baron,  madame  la  baronne,  made- 
moiselle Héléna,  ne  vous  quittent  pas. 

—  Rien  de  plus  simple...  Je  dirai  demain  matin  que  j'ai  passé  une 
mauvaise  nuit...  que  je  me  sens  souffrante...  Je  resterai  toute  la 
journée  dans  ma  chambre...  Sur  les  six  heures  du  soir...  vous  irez 
dire  que  je  repose  et  que  j'ai  absolument  défendu  que  l'on  entre  chez 
moi...  Mon  tuteur  et  sa  famille  respectent  si  profondément  mes 
moindres  volontés...  —  ajouta  mademoiselle  de  Beaumesnil  avec  un 
mélange  de  tristesse  et  de  dédain,  —  que  l'on  n'osera  pas  interrom- 
pre mon  sommeil. 

—  Oh!  pour  cela,  mademoiselle  a  raison,  personne  n'oserait  la  con- 
tredire ou  la  contrarier  en  rien...  iMademoiselle  dirait  à  M.  le  baron 
de  marcher  sur  la  tète,  et  à  madame  la  baronne  ou  à  mademoiselle 
Héléna  de  se  masquer  en  plein  carême,  qu'ils  le  feraient  sans  bron- 
cher. 

—  Oh  !  oui ,  ce  sont  assurément  d'excellents  parents,  remplis  de 
tendresse  et  de  dignité,  —  reprit  Ernestine  avec  une  expression  sin* 
gulière  ;  —  eh  bien  !  vous  voyez  que  me  voilà  déjà  libre  de  toute  ma 
soirée  de  demain. 

—  C'est  quelque  chose,  mademoiselle;  mais  pour  sortir  d'ici? 

—  Pour  sortir  d'ici? 

—  Oui,  mademoiselle  ;  pour  sortir...  de  l'hôtel  sans  être  rencontrée 
par  personne  dans  l'escalier,  sans  être  vue  du  concierge  ? 

—  Cela  vous  regarde;  cherchez  un  moyen. 

—  Ecoulez  donc,  mademoiselle,  c'est  bien  facile  à  dire  :  un  mojfeiu.. 
un  moyen... 


L'OllGUEIL.  957 

—  J'avais,  en  c.ffot.  prévu  cet  obstacle  ;  mnis  je  me  suis  dit  :  a  Ma 
«hère  Laiué  est  très-iiilciligeiite  :  elle  vieiidr;i  à  iiioii  secours.  » 

—  Dieu  sait  si  je  le  voudrais,  niademoisolle!  pourtant...  je  ne 
▼ois  pas  .. 

)  —  Cherchez  bien...  Je  ne  suis  jamais  moulée  chez  moi  que  par  le 
grand  oscalior..  N'y  a-t-il  pas  des  escaliers...  de  service...  qui  con- 
duisent à  cet  appartement? 

—  Sans  doute,  maileinoisclle,  il  y  a  deux  escaliers  de  service  ; 
mais  vous  risqueriez  d'y  être  rencontrée  par  les  gens  de  la  maison... 
—  à  moins,  dit  la  gouvernante  en  réfléchissant,  —  à  moins  que  ma- 
demoiselle ne  choisisse  le  moment  où  les  gens  seront  à  dîner...  sur 
les  huit  heures  ..  par  exemple. 

—  A  merveille...  votre  idée  est  excellente. 

—  Que  mademoiselle  ne  se  réjouisse  pas  trop  tôt  ! 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Il  faudra  toujours  que  mademoiselle  passe  devant  la  loge  (Ju 
concierge...  un  vrai  cerbère... 

—  C'est  vrai...  trouvez  donc  un  autre  moyen! 

—  Mon  Dieu  !  mademoiselle,  je  cherche,  mais...  c'est  si  difficile!... 

—  Oui...  mais  pas  impossible,  il  me  semble... 

—  Ah!  mon  Dieu  !  —  dit  soudain  la  gouvernante  après  avoir  réflé- 
chi, —  quelle  idée! 

—  Voyous  vite...  cette  idée  ! 

—  Pardon,  mademoiselle,  je  ne  réponds  encore  de  rien...  mais  il 
serait  peut-être  possible...  Je  sors  et  je  reviens  dans  l'instanl,  made- 
moiselle. 

La  gouvernante  sortit  précipitamment.  L'orpheline  resta  seule. 

—  Je  ne  m'étais  pas  trompée,  —  dit-elle  avec  une  expression  de 
dégoût  et  de  tristesse,  —  cette  femme  a  une  àme  vénale  et  basse... 
comme  tant  d'autres...  mais  du  moins  celle  vénalité...  celle  bassesse 
même,  me  répondent  de  sa  soumission,  et  surtout  de  sa  discrétion. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  la  gouvernante  rentra  le  visage 
rayonnant. 

—  Victoire!  mademoiselle. 

—  Expliquez-Tous  ! 

—  Mademoiselle  sait  que  son  cabinet  de  toilette  donne  dans  ma 
chambre  '.' 

—  Ensuite? 


238  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  A  côté  de  ma  chambre,  il  y  a  une  grande  pièce  où  sont  les  ar* 
moires  pour  les  robes  de  mademoiselle  ? 

—  Ëh  bien? 

—  Cette  pièce  une  porte  qui  s'ouvre  sur  un  petit  e?calier  autre  que 
celui  de  service...  et  auquel  je  n'avais  jusqu'ici  fait  aucune  attention. 

—  Et  cet  escalier...  où  va-t-il  aboutir? 

—  Il  aboutit  à  une  petite  porte  condamnée  qui,  autant  que  j'en  ai 
pu  juger,  doit  s'ouvrir  au  bas  du  corps  de  logis  qui  est  en  retour  sur 
la  rue. 

—  Ainsi,  —  dit  vivement  mademoiselle  de  Beaumesuil,  —  cette 
porte  donnerait  sur  la  rue? 

—  Oui,  mademoiselle,  et  ce  n'est  pas  étonnant;  dans  presque  tous 
les  grands  hôtels  de  ce  quartier,  il  y  a  des  petites  portes  dérobées 
conduisant  près  des  chambres  à  coucher,  parce  qu'autrefois...  les 
femmes  de  la  cour... 

«-  Les  femmes  de  la  cour?,..  —  demanda  si  naïvement  Ernestine 
à  sa  gouvernante  que  celle-ci  baissa  les  yeux  devant  l'innocent  re- 
gard de  la  jeune  fille. 

Et,  craignant  d'aller  trop  loin  et  de  compromettre  sa  récente  fami- 
liarité avec  Ernestine,  madame  Laîné  reprit  : 

—  Je  ne  veux  pas  ennuyer  mademoiselle  de  caquets  d'anti- 
chambre. 

—  Et  vous  avez  raison.  —  Mais,  si  cette  porte  qui  donne  sur  la 
rue  est  condamnée,  comment  l'ouvrir? 

—  Il  m'a  semblé  qu'elle  était  verrouillée  et  fermée  en  dedans... 
Mais,  que  mademoiselle  soit  tranquille,  j'ai  toute  la  nuit  devant 
moi...  et,  demain  malin,  j'espère  pouvoir  en  rendre  bon  compte 
à  mademoiselle. 

—  A  demain,  donc,  ma  chère  Laîné.  Si  vous  avez  besoin  de  préve- 
nir à  l'avance  votre  amie  madame  Uerbaut  que  vous  devez  le  soir  lui 
présenter  une  de  vos  parentes,  n'y  manquez  pas. 

—  Je  le  ferai,  quoique  ce  ne  soit  pas  indispensable.  Mademoiselle, 
présentée  par  moi,  sera  accueillie  comme  moi-même  :  entre  petites 
gens,  on  ne  fait  pas  tant  de  façons... 

—  Allons,  c'est  entendu.  Mais,  je  vous  le  répète  une  dernière  fois, 
j^attends  de  vous  la  plus  entière  discrétion  :  votre  fortune  à  venir  esl 
à  ce  prix. 


L'OHGUKIL.  239 

—  Madcmolsclte  pourra  ni'al);iii(l<)nncr.  me  renier  comme  une 
inalluMireuse,  si  je  manque  à  ma  parole. 

—  J'aimerais  bien  mieux  avoir  à  voas  récompenser.  Occupez-vous 
donc  do  celte  porte,  et  à  demain. 

—  Mon  Diou  !  mademoiselle,  que  tout  cela  est  donc  extraordinaire  ! 

—  Que  voulez-vous  dire? 

—  Je  parle  du  désir  qu'a  mademoiselle  d'ôlre  présentée  chez  ma- 
dame llerbaut  Je  n'aurais  jamais  cru  que  madonioiselle  pût  avoir 
luie  idée  pareille.  Du  reste,  je  suis  bien  tranquille,  —  ajouta  la  gou- 
vernante d'un  air  grave  et  compassé,  —  je  connais  mademoiselle, 
elle  ne  voudrait  pas  engager  une  pauvre  femme  comme  moi  dans 
une  démarche  fâcheuse...  compromettante...  et,  sans  oser  me  per- 
mettre d'adresser  une  question  à  mademoiselle...  ne  pourrais-je  pas... 
par  cela  même  que  je  ne  dois  parler  de  ceci  à  personne  au  monde... 
ne  pourrais-je  pas  savoir  pourquoi  mademoiselle... 

—  Bonsoir,  ma  chère  Laine,  —  dit  mademoiselle  de  Beaumesnil  en 
se  levant  et  en  inlerrrompant  sa  gouvernante;  —  demain  matin  vous 
me  tiendrez  au  cour.mt  de  vos  recherches  de  cette  nuit. 

Trop  heureuse  d'avoir  enlin  un  secret  entre  sa  jeune  maîtresse  et 
elle,  secret  qui,  à  ses  yeux,  éta4t  le  gage  d'une  confiance  qui  assurait 
sa  fortune,  la  gouvernante  se  retira  discrètement. 

Mademoiselle  de  Beaumesnil  resta  seule. 

Après  quelques  moments  de  réflexion ,  l'orpheline  ouvrit  son  né- 
cessaire et  écrivit  ce  qui  suit  sur  l'album,  où  elle  tenait  une  sorte  de 
journal  de  sa  vie,  journal  que,  par  un  pieux  souvenir,  elle  adressait 
à  la  mémoire  de  sa  mère. 


xxxu 

f  La  résolution  que  je  viens  de  prendre,  ma  chère  maman,  — 
écrivait  Ernesiine  de  Beaumesnil  sur  son  journal,  —  est  peut-être 
dangereuse,  j'ai  tort,  je  le  craios;  mais  à  qui,  mon  Dieu,  demander 
conseil? 


240  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

«  A  toi,  tendre  mère ,  je  le  sais  :  aussi,  est-ce  en  l'invoquant  que 
j*ai  pris  cette  étrange  détermination. 

«  Oui,  car  il  faut  qu'à  tout  prix  j'éclaircisse  des  doutes  qui,  depuis 
quelque  temps,  me  mettent  au  supplice. 

«  Tout  à  l'heure,  chère  maman,  je  te  dirai  quels  sont  mes  projets, 
et  pourquoi  je  m'y  suis  décidée. 

«  Depuis  plusieurs  jours,  bien  des  choses  se  sont  révélées  à  moi  ; 
choses  si  nouvelles,  si  tristes,  qu'elles  ont  jeté  mon  esprit  dans  uo 
trouble  extrême. 

«  C'est  à  peine  si  je  puis  à  cette  heure  mettre  un  peu  d'ordre  dans 
mes  idées,  afin  de  te  faire  lire  au  plus  profond  de  mon  cœur ,  bonne 
et  tendre  mère. 

«  Pendant  les  premiers  temps  de  mon  arrivée  dans  cette  maison,  je 
n'ai  eu  qu'à  me  louer  de  mon  tuteur  et  de  sa  famille  ;  je  ne  leur  re- 
prochais qu'un  excès  de  prévenances  et  de  flatteries. 

«  Ces  prévenances,  ces  flatteries,  n'ont  pas  cessé;  elles  ont  au 
contraire  augmenté,  si  cela  est  possible... 

«  Mon  esprit,  mon  caractère,  et  jusqu'à  mes  paroles  les  plus  insi- 
gnifiantes, tout  est  loué,  tout  est  exalté  outre  mesure.  Quant  à  ma 
figure,  à  ma  taille,  à  ma  tournure,  à  mes  moindres  mouvements... 
tout  est  non  moins  gracieux,  charmant,  divin;  enfin,  il  n'est  pas  au 
monde  une  créature  plus  accomplie  que  moi. 

«  La  pieuse  mademoiselle  Héléna,  qui  ne  ment  jamais,  m'assure 
que  j'ai  l'air  d'une  madoke. 

«  Madame  de  la  Rochaiguë  me  dit,  avec  sa  Irutale  franchise,  que 
je  réunis  tant  de  rares  distinctions,  en  attraits,  en  élégance,  qu'un 
jour  je  deviendrai,  malgré  moi.  la  femme  la  plus  a  la  mode  de  paeis. 

(i  Enfin,  selon  mon  tuteur,  homme  grave  et  réfléchi,  la  grâce  de 
mon  visage,  la  dignité  de  mon  maintien,  me  donnent  une  ressem^ 
blance  frappante  avec  la  belle  oncHESsE  de  Longuevillk,  si  célèbre  sous 
la  Fronde. 

«  Et  comme  un  jour  je  m'étonnais,  dans  ma  naïveté,  de  ressem- 
bler à  tant  de  personnes!  à  la  fois,  sais-tu,  ma  chère  maman,  ce  que 
l'on  m'a  répondu? 

«  Cela  est  très-simple...  vous  réunissez  les  charmes  les  plus  di- 
ï  vers,  marlemoiselle;   aussi,  chacun  trouve-t-il  en  vous  l'attrait 
<  qu'il  préfère.  » 
f  Et  ces  flatteries  me  poursuivent  partout,  m'atteignent  partout. 


L'OBGUEIL.  241 

f  Le  coiffeur  vient-il  accommoilcr  mes  cheveux  :  de  sa  vie  il  ii'a 
vu  plus  adiniral)!e  tlievclurc... 

«  Ou  me  conduit  chez  la  modiste...  «  A  quoi  bon  choisir  une 
forme  de  chajKMu  plutôt  qu'une  autre?  —  dit  cette  femme,  —  avec 
une  ligure  conmie  celle  de  mademoiselle,  tout  paraît  charmant  et  du 
meilleur  goût. 

(  La  couturière  affirme,  de  son  côté,  que  telle  est  l'incroyable  élé- 
gance de  ma  t;iille,  que,  relue  d'un  sac...  je  ferais  le  désespoir  des 
femmes  les  plus  citées  pour  leurs  perfections  naturelles. 

a  II  n'est  pas  jusqu'au  cordonnier,  obligé,  dit-il,  de  faire  des 
formes  particulières,  n'ayant  jamais  eu  à  chausser  un  aussi  petit  pied 
que  le  mien. 

«  Le  gantier,  par  exemple,  est  plus  ùmuc,  il  prétend  que  j'ai  tout 
simplement  une  main  de  naine. 

«  Tu  le  vois,  chère  maman,  il  s'en  faut  de  peu  que  je  tombe  dans 
le  phénomène...  dans  la  curiosité. 

a  0  ma  mère!...  ma  mère  !...  ce  n'est  pas  ainsi  que  tu  louais  ta 
fille,  lorsque,  prenant  ma  tête  entre  tes  deux  mains,  lu  me  disais  en 
me  baisant  au  front  : 

fl  Ma  pauvre  Erni-stine,  tu  n'es  ni  belle  ni  jolie...  mais  la  candeur 
«  et  la  bonté  de  ton  àme  selisentsi  visiblement  sur  ton  doux  visage... 
<  que  pour  toi  je  ne  regrette  pas  la  beauté.  )> 

«  Et,  à  ces  louanges,  les  seules  que  tu  m'aies  jamais  données,  ma 
mère,  je  croyais!  J'en  étais  heureuse...  car  je  me  sentais  le  cœur 
simple  et  bon. 

«  Mais,  hélas!  ce  cœur  que  tu  aimais  ainsi,  chère  maman...  est-il 
resté  digne  de  toi .'  Je  ne  sais. 

«  Jamais  je  n'avais  connu  la  défiance,  le  doute,  la  moquerie 
araère...  et,  depuis  quelques  jours,  ces  tristes  et  mauvais  pressenti- 
ments se  sont  tout  à  coup  développés  en  moi  avec  une  rapidiiré  dont 
je  suis  aussi  surprise  qu'alarmée... 

<  Ce  n'est  pas  tout... 

«  Il  faut  qu'il  y  ait  quelque  chose  de  dangereusement  pénétrant 
dans  la  flatterie;  car,  à  toi...  je  dois  tout  dire...  Bien  que  taxant  quel- 
quefois d'exagération  les  louanges  que  l'on  me  prodiguait,  je  m'étais 
demandé  comment  il  se  faisait  pourtant  que  tant  de  personnes  diffé- 
rentes, n'ayant  aucun  rapport  entre  elles,  se  trouvassent  si  unanimes 
pour  me  louer  en  tout  et  sur  tout. 

li 


242         LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

«  Il  y  a  plus...  L'autre  jour,  madame  de  la  Rochniguê  m*a  conduite 
à  un  concert  ..  Je  me  suis  aperçue  que  tout  le  monde  me  regar» 
dait...  quelques  personnes,  m 'me,  passaient  et  repassaient  devant 
moi  avec  affectation;  cependant  j'étais  bien  simplement  mise...  A 
l'église  même...  lorsque  j'en  sors...  je  ne  suis  pas  sans  voir  que  l'on 
me  remarque. 

«  Et  mon  tuteur  et  sa  famille  de  me  dire  : 

«  —  Eh  bien!...  vous  avions-nous  trompée?  Voyez  quel  effet  vous 
produisez  partout  et  sur  tout  le  monde  ! 

«  A  cela,  à  cette  évidence,  que  pouvais-je  répondre,  chère  maman? 
Rien...  Aussi... 

«  Ces  louanges,  ces  flatteries  commençaient,  je  l'avoue,  à  me  pa« 
raître  douces...  Je  m'en  étonnais  moins,  et,  si  parfois  encore  je  les 
taxais  d'exagération,  je  me  répondais  aussitôt  : 

«  Mais  pourquoi  Yeffet  que  je  produis,  comme  dit  mon  tuteur,  est- 
«  il  si  unanime?  » 

«  Hélas!  la  cause  de  cette  unanimité,  on  devait  me  l'apprendre. 

((  Voici  ce  qui  m'est  arrivé  : 

((  Plusieurs  fois,  j'ai  vu  chez  mon  tuteur  une  personne  dont  je 
n'avais  osé  te  parler  jusqu'ici  :  c'est  M.  le  marquis  de  Maillefort  :  il 
est  difforme,  il  a  l'air  sardonique,  et  il  ne  dit  à  tout  le  monde  que 
des  méchancetés  ou  des  douceurs  ironiques,  pires  que  des  mé- 
chancetés. 

«  Presque  toujours,  cédant  à  l'antipathie  qu'il  m'inspirait,  j'avais 
trouvé  le  moyeu  de  quitter  le  salon  très-peu  de  temps  après  l'arrivés 
de  ce  méchimt  homme;  ces  marques  de  mon  éloignement  pour  lui 
étaient  encouragées,  favorisées,  par  les  personnes  dont  je  suis  en- 
tourée, car  elles  redoutent  M.  de  Maillefort,  quoiqu'elles  l'accueillent 
avec  une  affabilité  forcée. 

«  Il  y  a  trois  jours,  on  l'annonce. 

«  Je  me  trouvais  seule  avec  mademoiselle  Héléna.  Quitter  le  salon 
àl'insiant  même  eût  été  de  ma  part  une  impolitesse  trop  grande; 
je  restai  donc,  comptant  me  retirer  au  bout  de  quelques  moments. 
«  Tel  fut  alors  le  court  entretien  de  M.  de  Maillefort  et  de  made- 
moiselle Héléna  ;  je  me  le  rappelle  comme  si  je  l'entendais...  Hélas  ! 
je  n'en  ai  pas  perdu  un  seul  mot! 

«  —  Eh  !  bonjour  donc,  ma  chère  demoiselle  Héléna,  —  lui  dit  le 
marquis  de  son  air  sardonique,  —  je  suis  toujours  ravi  de  voir  mad^ 


L'ont;  UEIL.  247> 

moisclle  de  Doaiimcsnil  auprès  de  vous...  elle  a  tant  k  gagner  d.ins 
vos  pieux  eiilit'tiiMis...  elle  a  tant  à  profiler  do  vos  execIltMits  con- 
seils, ainsi  que  de  ceux  de  votre  digue  fri-rc  cl  de  voire  uou  niuius 
digne  belle-sœur! 

«  —  Mais,  noiis  l'espérons  bien,  monsieur  le  marquis  ;  nous  rem- 
plissons en  cela  un  devoir  sacré  envers  mademoiselle  de  Beau- 
mesnil. 

c  —  Certainement,  —  a  répondu  M.  de  Maîllefort  d'un  ton  de  plus 
en  plus  sardoiii(iue,  —  à  ce  devoir  sacré...  vous  et  les  vôtres,  vous 
ne  faillissez  poini  :  ne  répéiez-vous  point  sans  cesse,  et  sur  tous  les 
tons,  à  mademoiselle  de  Beaumesnil  :  «  Vous  êtes  la  plus  riche  liéri- 
«  tière  de  l  raiice...  do>c  vous  èics,  en  celle  qiialiié,  la  personne  du 
«  inonde  la  plus  admirablement  accomplie...  do>x  la  plus  univcrselle- 
c  ment  douée.  » 

«  —  Mais,  monsieur,  —  s'écria  mademoiselle  Iléléna  en  inlcr- 
TOmpant  M.  de  Vailleforl,  —  ce  que  vous  dites  là... 

«  —  Mais,  mademoiselle,  —  reprit  le  marquis,  —  j'en  appelle  à 
mademoiselle  de  Beaumesnil  elle-même  ..  qu'elle  dise  si,  de  toutes 
parts,  ne  reteuiit  pas  autour  d'elle  un  éternel  concert  de  loua^iges, 
magnifiquemenl  organisé  d'ailleurs  par  ce  cher  baron,  par  sa  femme 
et  par  vous,  mademoiselle  lléléua  ;  charmant  concert  dans  lequel 
vous  faites  tous  trois  voire  partie  avec  un  talent  enchanteur...  avec 
une  abuégaiion  louchante,  avec  un  désintéressemeni  sublime!  Tous 
les  rôles  vous  sont  bons...  aujourd'hui  simples  chefs  de  chœur,  vous 
donnez  le  ton  à  la  foule  des  admirateurs  de  mademoiselle  de  Beau- 
mesnil... demain,  brillants  solo,  vous  improvisez  des  hymnes  à  sa 
louange,  où  se  révèlent  toute  l'éiendue  de  vos  ressources,  toute  la 
flexibilité  de  votre  art...  et  surtout  l'adorable  sincéiité  de  vos  noMes 
eœurs... 

c  —  Ainsi ,  monsieur,  —  dit  mademoiselle  Uélêna  eu  devenant 
rouge,  de  colère  sans  doute,  —  ainsi  notre  chère  puiiille  n'a  aucune 
des  qualités,  aucun  des  agréments,  aucun  des  charmes  qui  lui  sont  si 
unanimement  reconnus? 

«  —  Parce  qu'elle  est  la  plus  riche  héritière  de  France,  —  ré- 
pondit M.  de  MaiHefort  en  s'incliuaut  ii  ouiquemenl  devant  moi,  — 
et,  en  cette  qualité,  mademoiselle  de  Beaumesnil  a  droit...  am 
flatteries  les  plus  outrageuses...  et  les  plus...  outrageantes...  parc« 


244  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

qu'elles  sont  mensongères  et  uniquement  dictées  par  la  bassesse  ou 
par  la  cupidité. 

«  Je  me  levai  et  je  sortis,  pouvant  à  peine  contenir  mes  larmes... 

«  Ces  paroles,  je  ne  les  ai  pas  oubliées,  ô  ma  mère  1 

«  Toujours  je  les  entends... 

«  Oh  !  la  méchanceté  de  M.  de  Maillefort  a  été  pour  moi  une  révé- 
lation; mes  yeux  se  sont  ouverts...  j'ai  tout  compris... 

«  Ces  louanges  de  toutes  sortes,  ces  prévenances,  ces  protestations 
d'attachement  dont  on  m'accable;  Veffet  que  j'ai  produit  dans  quel- 
ques réunions,  et  jusqu'aux  flatteries  de  mes  fournisseurs,  tout  cela 
s'adresse  à  la  plus  riche  héritière  de  France... 

«  Ah  !  ma  mère,  ce  n'était  donc  pas  sans  raison  que  je  t'écrivais 
l'impression  douloureuse,  étrange,  que  j'ai  ressentie  lorsque,  le 
lendemain  de  mon  arrivée  dans  cette  maison,  l'on  m'a  si  pompeu- 
sement annoncé  que  j'étais  maîtresse  d'une  fortune  énorme. 

«  Il  me  semble,  —  te  disais-je,  —  que  je  suis  dans  la  position 
d'une  persoi.ne  qui  possède  un  trésor...  et  qui  craint  à  chaque  in- 
stant d'être  volée.  « 

«  Cette  impression,  alors  confuse,  inexplicable,  je  la  comprends 
maintenant. 

«  C'était  le  vague  pressentiment  de  cette  crainte,  de  ce! te  dûfiance 
inquiète,  ombrageuse,  amère,  dont  je  suis  poursuivie  sans  relâche... 
depuis  que  celte  pensée  accablante  est  sans  cesse  présente  à  mon  es- 
prit : 

«  C'est  uniquement  à  ma  fortune  que  s'adressent  toutes  les  mar- 
ques d'affection  que  l'on  me  témoigne,  toutes  les  louanges  que  l'on 
m'accorde.  î 

«  Oh  !  je  te  le  répète,  ma  mère,  la  méchanceté  de  M.  de  Maillefort 
a  du  moins  eu,  contre  son  gré,  un  bon  résultat  ;  sans  doute  cette  ré- 
vélation m'a  fait  et  me  fera  cruellement  souffrir...  mais,  au  moins, 
elle  m'éciaiie,  elle  explique,  elle  autorise  l'espèce  d éioignement  in- 
compréhensiljle  et  toujours  croissant  que  m'inspiraient  mon  tuteur 
et  sa  famille. 

((  Cette  révélation  me  donne  enfln  la  clef  de  lobséquiosité,  des 
basses  prévenances  dont  je  suis  partout  et  toujours  entourée. 

«  Et  cependant,  chère  et  tendre  mère,  c'est  maintenant  que  mes 
aveux  deviennent  pénibles...  même  envers  toi... 


L'ORGUEIL.  2W 

«  Oui...  je  le  l'ai  dit...  soit  (|iie  l'atmosphère  d'adulation  cl  de 
fausseté  où  je  vis  luaiiileiiaiil  mail  déjà  corrompue...  soil  pcul-ûlre 
que  jo  recule  devaiil  te  ([u'il  y  a  d  horrible  dans  celte  pcusée  : 

«  Toutes  les  louiinges.  toutes  les  preuves  d'afieciion  i|uc  l'on  me 
donne  ne  sont  adressées  qu'à  ma  fortune.  > 

<i  Je  ne  puis  croire  à  tant  de  bassesse,  à  tant  de  fausseté  chez  les 
autres,  et,  faut-il  te  le  dire,  je  ne  puis  croire  non  plus  que  je  vaille  si 
peu...  et  que  je  sois  incapable  d'inspirer  la  moindre  alTeciion  sincère 
et  désintéressée... 

«  Ou  plutôt,  vois-tu,  chère  mère,  je  ne  sais  plus  {;uc  penser...  ni 
des  autres,  ni  de  moi-même...  Ce  continuel  état  de  doule  e^l  insup- 
portable :  en  vain  jai  cherché  les  moyens  d'en  sortir,  de  savoir  la 
vérité.  .Mais  à  qui  la  demander  ?  De  qui  puis-jc  attendre  une  réponse 
sincère?  Et  encore,  namteuant  pourrais-je  jamais  croire  à  la  sin- 
cérité ? 

c  Ce  n'est  pas  toui  :  de  nouveaux  événements  sont  venus  rendre 
plus  cruelle  encore  celte  situation  déjà  si  pénible  pour  moi... 

<  Tu  vas  on  juger. 

«  Les  amèies  et  ironiques  paroles  de  M.  de  Maillefort,  à  propos 
des  pcrfeclions  que  je  devais  réunir  en  ma  qualité  d'hérUicrc,  ont 
sans  doule  été  répétées  à  mon  tuteur  et  à  sa  femme  par  nuidinioi- 
selle  Héléna,  ou  bien  quelque  autre  événement,  que  j'ignore,  a  forcé 
les  persoimes  dont  je  suis  entourée  à  hàier  et  à  me  dévolcr  des  pro- 
jets auxquels  j'étais  jusqu'alors  restée  abiolnnitnt  étrangère,  et  qui 
portent  à  leur  comble  mes  incertitudes  et  ma  déQance.  » 

Mademoiselle  de  Beaumesnil,  à  cet  endroit  de  son  journal,  fut  in- 
lerrompue  par  deux  coups  frappés  discrètement  à  la  porte  de  sa 
chambre  à  coucher. 

Surprise,  presque  effrayée,  ayant  oublié,  au  milieu  de  ses  tristes 
préoccupations,  le  sujet  de  son  dtruicr  enircticn  avec  su  gouver- 
nante, l'orphelitic  demanda  d'une  voix  tremblante  : 

—  Qui  est  là? 

—  Moi ,  mademoiselle,  —  répondit  madame  Laîné  à  travers  la 
porte. 

—  Entrez,  —  dit  Ernesiine  se  rappelant  loul  alors. 
Et  s'adressant  à  sa  gouvernante  : 

—  Qu'y  a-t-il  donc? 


?46  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Bonne  nouvelle...  excellente  nouvelle,  mademoiselle-..  Vous 
voyez,  j'ai  les  mains  en  sang...  mais...  c'est  égal! 

—  Ali!  mon  Dieu  I...  c'est  vrai,  —  s'écria  mademoiselle  de  Beau- 
mesnil  avec  effroi,  —  que  vous  est-il  donc  arrivé?...  Tenez,  prenez 
ce  mouchoir...  étanchez  ce  sang... 

—  Oh  !  ce  n'est  rien,  mademoiselle,  —  répondit  la  gouvernacte 
avec  héroïsme,  —  pour  votre  service  je  bravemis  la  mort!... 

Cette  exiigéraiioii  attiédit  la  compassion  de  mademoiselle  de  Btim- 
mesnil,  qui  répondit  : 

—  Je  crois  à  voire  courageux  dévouement,  mais,  de  grâce,  enve- 
loppez votre  main. 

•— •  C'est  pour  obéir  à  mademoiselle,  peu  m'importe  celte  bles- 
sure... car,  eiifin,  la  porte  est  ouverte... Mademoiselle,  je  suis  parve- 
ûue  à  dévisser  les  pitons  d'un  cadenas...  à  soulever  une  barre  de 
fer...  J'ai  entrouvert  la  porte,  et,  comme  je  m'en  doutais,  elle  donne 
dans  la  rue... 

—  Soyez  sûre,  ma  chère  Laîné,  que  je  saurai  reconnaître... 

—  Ah  !  je  conjure  mademoiselle  de  ne  pas  me  parler  de  sa  recon- 
naissance ;  ne  suis-je  pas  payée  par  le  plaisir  que  j'ai  à  la  servir?... 
Seulciiicnt  que  niademoisolle  m'excuse  d'être  ainsi  revenue,  malgré 
ses  ordres...  m;»is  j'étais  si  contente  d'avoir  réussi!... 

—  Je  vous  sais,  au  contraire,  beaucoup  de  gré  de  cet  empresse- 
ment... Ainsi,  nou-  pouvons  en  toute  certitude  convenir  de  nos  pro- 
jets pour  demain?... 

—  Oh  !  maintenant,  mademoiselle,  c'est  chose  faite. 

—  Eh  bien  donc  !  vous  me  préparerez  une  robe  de  mousseline 
blanche,  très-simple,  et,  la  nuit  venue,  nous  nous  rendrons  chez  m» 
dame  Uerbaut.  Et,  encore  une  fois...  la  plus  grande  discrétion. 

—  Qce  mademoiselle  soit  tranquille...  elle  n'a  rien  de  plus  à  m'or» 
donner? 

I    —  Non,  je  n'ai  qu'à  vous  remercier  de  votre  zèle. 

—  Je  souhaite  une  bonne  nuit  à  mademoiselle. 

—  Bonsoir,  ma  chère  Laîné. 
La  gouvenianie  sortit. 

Mademoiselle  de  Beaumesnil  continua  d'écrire  son  journal. 


L'ORUUEIU  147 


XXXIll 

Après  le  dëparl  de  sa  gouvernante,  mailomoisclle  de  Bcaumesnil 
couliiiua  donc  décrire  son  journal  ainsi  qn  il  suit  : 

«  Pour  bien  comprendre  ces  nouveaux  événemonls,  il  faut  revenir 
sur  le  passé...  chère  maman... 

«  Le  leiidoiiiain  do  mon  arrivée  chez  mon  tuteur,  je  suis  allée  à 
l'église  avec  nvidiMuoistlle  Holéna;  je  me  recueillais  lians  ma  prière 
en  songeant  à  un,  ma  mère,  lorsque  mademoiselle  lléléu:i  m'a  fait  re- 
marquer un  jeune  homme  qui  priait  avec  ferveur  au  même  autel  que 

QOUS. 

a  —  Ce  jeune  homme,  je  l'ai  su  plus  tard,  se  nomme  M.  Céleslin 
de  Macreuse. 

«  L'attention  de  mademoiselle  Héléna  avait  éié  attirée  sur  lui,  me 
dit-elle,  parce  (ju'au  lieu  de  sagenoniller,  comme  tout  le  monde,  sur 
une  chaise,  il  était  à  genoux  sur  les  dall-s  de  l't'glise  ;  c'était  aussi 
pour  sa  mère  qui!  priait...  car  nous  l'avons  ensuiie  entendu  deman- 
der, au  prêtre  qui  vint  faire  la  quêie  de  notre  côté,  une  nouvelle 
Deuvaine  de  messes  à  la  même  chapelle  pour  le  renos  de  l'àme  de 
sa  mère. 

a  En  sortant  de  l'église,  et  au  moment  où  nous  allions  prendre  de 
l'eau  bénite,  M.  de  Macreuse  nous  eu  a  offert  en  nous  saluant,  car  il 
nous  précédait  au  bénitier;  plusieurs  pauvres  ont  ensuite  entouré  ce 
Jeune  homme  ;  il  leur  a  distribué  une  abondante  aumône,  en  leur  di- 
saiM  d'une  voix  émue  :  «  Le  peu  que  je  vous  donne,  je  vous  l'offre 
c  au  nom  de  ma  pauvre  mère  qui  n'est  plus.  Priez  |>our  elle.  » 

€  A  l'infant  où  M.  de  Macreuse  disparaissait  dans  la  foule,  j'ai 
aperçu  M.  de  .Maillefori;  entrait-il  dans  l'église?  en  sorlait-il  ?  je  ne 
sais  ;  mademoiselh'  Hélena,  l'apercevant  en  même  temps  que  moi,  a 
paru  surprise,  presque  inquiète,  de  sa  présence. 

«  En  revenant  à  la  maison  elle  m'a  plusieurs  fois  parlé  de  M.  de 
Macreuse,  dont  la  piété  paraissait  si  sincère,  la  charité  si  grande  ; 
elle  ne  connaissait  pas  ce  monsieur,  —  me  dit-elle,  —  mais  il  hii 
inspirait  beaucoup  d'intérêt,  parce  qu'il  semblait  posséder  des  quali- 
tés presque  introvrobles  chez  tes  jeunes  gens  de  notre  temps. 


248  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

((  Le  lendemain,  nous  sommes  retournées  à  l'église  ;  nous  avons 
de  nouveau  rencontré  M.  de  Macreuse  ;  il  fait  ses  dévotions  à  la 
même  chapelle  que  nous  ;  cetie  fois  il  semblait  si  absorbé  dans  sa 
prière,  q;ie,  l'office  terminé,  il  est  res(  3  à  genoux  sur  la  pierre, 
qu'il  touchait  presque  du  front,  tant  il  semblait  accablé,  anéanti 
par  la  douleur  ;  puis,  s'alïaissant  bientôt  sur  lui-niêiue...  il  est  tombé 
à  la  renverse....  évanoui,  et  on  l'a  transporté  dans  la  sacristie... 

«  —  Malheureux  jeune  homme,  —  m'a  dit  mademoiselle  Héléna, 
—  combien  il  regrette  sa  mère  !  quel  bon  et  noble  cœur  il  doit 
avoir  ! 

«  J'ai  partagé  l'attendrissement  de  mademoiselle  lléléna,  car 
mieux  que  personne  je  pouvais  compatir  aux  souffrances  de  M.  de 
Macreuse,  dont  la  figure  douce  et  triste  révélait  un  profond  chagrin. 

«  Au  moment  où  la  sacristie  s'ouvrait  aux  bedeaux  qui  empor- 
taient iM.  do  Macreuse,  M.  de  Maillefort,  qui  se  trouvait  sur  son  pas- 
sage, se  mil  à  rire  d'un  air  ironique. 

((  Mademoiselle  llcléiia  parut  de  plus  en  plus  inquiète  de  rencon- 
trer une  seconde  fois  M.  de  Maillefort  à  l'église. 

«  —  Ce  satan,  —  me  dit-elle,  —  ne  peut  venir  dans  la  maison  de 
Dieu  que  pour  quelque  maléfice... 

«  Dans  l'après-dinée  de  ce  jour,  madame  de  la  Rochaiguë  m'a  dé- 
cidée, malgré  ma  répugnance,  à  venir  faire  une  promenade  avec 
elle  et  une  de  ses  amies  ;  nous  avons  été  prendre  madame  la  du- 
chesse de  Senneterre,  que  je  ne  connaissais  pas,  et  nous  sommes 
allées  aux  Champs-Elysées;  il  y  avait  beaucoup  de  monde;  notre 
voilure  s'élant  mise  au  pas,  madame  de  la  Rochaiguë  a  dit  à  madame 
de  Senneterre  : 

«  —  Ma  chère  duchesse,  est-ce  que  ce  n'est  pas  monsieur  votre 
fils  que  je  vois  là-bas  à  cheval? 

«  —  En  effet,  c'est  Gerald,  —  a  répondu  madame  de  Senneterre 
en  lorgnant  de  ce  côié. 

((  —  J'espère  bien  qu'il  nous  verra,  —  a  ajouté  madame  de  Mire- 
court,  —  et  qu'il  viendra  nous  saluer. 

«  —  Oh  !  —  a  repris  madame  de  la  Rochaiguë,  —  M.  de  Senne- 
terre n'y  manquera  pas...  puisque  heureusement  madame  la  duchesse 
est  avec  nous  ..  Je  dis  heureusement,  et  je  me  trompe,  —  a  ajouté 
madame  de  la  Piochaiguë,  —  car  la  présence  de  madame  la  duchesse 
nous  empêche  de  dire  tout  le  bien  que  nous  pensons  de  M.  Gerald. 


L'ORGUEIL.  149 

<  —  Oh  !  (juaiU  à  cola,  —  a  répondu  madame  de  Senucterre  ea 
souriant,  —  je  n'ai  aiioiaïc  modestie  malenielle  ;  jamais  je  n'entends 
dire  assez  de  bien  de  mon  (ils. 

«  —  Vous  devez  pourtant,  madame,  —  a  répondu  madame  de 
Mirecourt,  —  être  bien  satisfaite  à  ce  sujet,  si  avide  que  vous 
soyez... 

«  —  .Mais,  à  propos  de  M.  de  Sonneterre,  —  a  dit  madame  de  Mi- 
recourt à  madame  de  la  Rochaiguë,  —  savcz-vous  pourcpioi  M.  de 
Senneterre  s'est  à  dix-huit  ans  engaj^é  comme  simple  soldat .' 

«  —  Non,  —  a  répondu  madame  de  la  HocUaijrvië.  —  Je  sais,  en 
effet,  que  M.  de  Senneterre,  parti  comme  sol  lat  malgré  sa  nais- 
sance, a  gagné  ses  grades  et  sa  croix  sur  le  clianip  de  bataille,  au 
prix  de  nombreuses  blessures,  mais  j'ignore  pouriiuoi  il  s'est  en- 
gagé. 

<  —  Madame  la  duchesse,  —  a  ajouté  madame  de  Mirecourt  eu  s'a- 
dressant  à  madame  de  Senneterre,  —  a'est-il  pas  vrai  que  votre  fils 
a  voulu  partir  comme  soldat  parce  qu'il  trouvait  lâche  d'acheter  un 
homme  pour  l'envoyer  à  la  guerre  se  faire  tuer  à  sa  place.' 

«  —  Il  est  vrai,  —  répondit  madame  de  Senneterre,  —  telle  est  la 
raison  que  mon  fds  nous  a  donnée,  et  il  a  accompli  son  dessein, 
malgré  mes  larmes  et  les  prières  de  son  père. 

a  —  C'est  superbe,  —  a  dit  madame  de  la  Rochaiguë.  —  Il  n'y  a 
au  monde  que  M.  de  Senneterre  capable  de  montrer  une  résoluiioa 
si  chevaleresque... 

<{  —  Et  par  ce  seul  fait  on  peut  juger  de  la  générosité  de  son  ca- 
ractère, —  ajouta  madame  de  Mirecourt. 

€  —  Oh!...  je  puis  dire  avec  un  juste  orgueil  qu'il  n'est  pas  de 
meilleur  fils  que  Gerald,  —  dit  madame  de  Senneterre. 

•  —  Et  qui  dit  bon  fils...  dit  tout,  —  reprit  madame  de  la  Ro- 
chaiguë. 

«  J'écoutais  en  silence  celte  conversation,  partageant  la  sympathie 
qu'inspirait  aux  per>onncs  dont  j'étais  accompagnée  la  généreuse  con- 
duite de  M.  de  Senneterre  sVngageant  comme  simple  soldai  plutôt 
que  d'envoyer  quelqu'un  se  faire  tuer  pour  lui. 

«  A  ce  momeui,  plusieurs  jeunes  gens  passaient  au  pas  de  leurs 
chevaux,  en  sens  inverse  de  nous;  je  vis  l'un  d'eux  s'arrèier.  retour- 
ner son  cheval,  et  venir  se  placer  à  côté  de  notre  calèche,  qui  allait 
aussi  au  pas. 


tSO         LES  SEPT  PÉCUÉS  CAPITAUX. 

«  Ce  jeune  homme  était  M.  de  Senneierre  ;  il  salua  sa  mère.  Madame 
de  la  Rochaiguë  me  le  présenta  ;  il  me  dit  quelques  paroles  gracieu- 
ses, puis  il  fit  en  causant  plusieurs  tours  de  promenade  auprès  de 
nous. 

«  11  ne  passait  pour  ainsi  dire  pas  une  voiture  élégante  sans  que  les 
personnes  qui  l'occupaient  n'échangeassent  quelque  signe  amical  avec 
M.  de  Senneierre,  qui  me  parut  inspirer  une  bienveillance  générale. 

«  Pendant  lenireiien  qu'il  eut  avec  nous,  il  fui  très-gai,  légèrement 
moqueur,  mais  sans  méchanceté  ;  il  ne  railla  que  des  ridicules  évi- 
dents pour  tous,  et  qui  passèrent  devant  nos  youx. 

«  Peu  de  temps  avant  que  M.  de  Senneierre  nous  quittât,  nous 
fûmes  croisés  p;\r  une  magnifique  voiture  à  quatre  chevaux,  marchant 
au  pas  comme  nous,  et  dans  laquelle  se  trouvait  un  homme  devant 
qui  un  grand  nombre  de  personnes  se  découvraient  avec  déférence. 
Cet  homme  salua  profondément  M,  de  Senneierre,  qui,  au  heu  de  lui 
rendre  son  salut,  le  toisa  du  plus  dédaigneux  regard. 

((  —  Ah  !  mon  Dieu!  monsieur  de  Senneierre,  —  lui  dit  madame 
de  la  Rochaiguë  tout  ébahie,  —  mais  c'est  31.  du  Tilleul  qui  vient  de 
passer. 

«  —  Eh  bien  !  madame  ? 

«  —  Il  vous  a  salué. 

«  —  C'est  vrai,  j'ai  eu  ce  désagrément-là,  —  répondit  M.  de  Sen» 
neterre  en  souriant. 

(  —  El  vous  ne  lui  avez  pas  rendu  son  salut  ? 

(  —  Je  ne  salue  plus  M.  du  Tilleul,  madame. 

«  —  Mais  tout  le  monde  le  salue... 

•  —  On  a  ton. 

c  —  Pourquoi  cela,  monsieur  de  Senneterre  ? 

(  m-  Comment"?  pourquoi?...  et  son  aventure  avec  madame  de... 

«  Puis  s'inierroinpant,  sans  doute  gêné  par  ma  présence,  M.  de 
Senneterre  reprit  en  s'adressani  à  madame  de  l.i  Rochiiigué  : 

«  —  Connaissez-vous  sa  conduite  avec  certaine  marquise? 

«  —  Sans  doute. 

«  —  Eh  bien  !  madame,  un  homme  qui  agit  avec  celte  cruelle  lâ- 
cheté est  un  misérable...  et  je  ne,salue  pas  un  misérable... 

(  —  Pourtant,  dans  le  monde,  on  coniinue  de  l'accueillir  à  mer- 
▼cflle,  —  dit  ma  iame  deMirecourt. 

«  _  Oui,  parce  qu'il  a  la  meilleure  maison  de  Paris,  —  reprit  M.  de 


L'ORGUEIL.  ÎM 

Sennotcrre,  —  et  (iiion  veut  aller  à  ses  fêtes...  Aussi  l'on  y  va,  ce 
qui  est  uuo  iiiili^nilo  ilu  plus. 

«  —  Allous,  luousitur  Gcruld,  —  dit  madame  de  Mirccouri,  —  vous 
êtes  tru|)  rigoriste. 

c  —  Moi  !  —  ro|)rit  M.  de  Seimetcrre  en  riant,  —  moi,  rigoriste... 
quelle  affreuse  calouiaie  1...  je  veux  vous  prouver  le  ooutiaire...  te- 
nez... regardez  bleu  le  petit  brougham  vert  qui  vient  là...  cl... 

«  —  Gcrald  !  —  s'écria  vivement  madame  de  Seuiidi  ire  en  me  dési- 
gnant du  regard  à  son  lils,  car  j'avais  machiiialcmenl  tourné  la  léle  du 
côté  de  la  voiture  signalée  par  iM.  de  Senneterre,  et  occupée  par  une 
très-jeune  et  très-jolie  femme  qui  me  parut  le  suivre  des  yeu-x. 

«  A  l'interpellai  ion  de  sa  mère  et  au  regard  qu'elle  jeta  sur  moi, 
M.  de  Senneterre  se  mordit  les  lèvres,  et  répondit  en  souriant  : 

«  —  Vous  avez  raison,  ma  mère,  les  anges  seraient  trop  malheu- 
reux s'ils  apprenaient  qu'il  y  a  des  démons... 

a  Sans  doute,  celte  sorte  d'excuse  m'était  indirectement  adressée 
par  M.  de  Sennetene,  car  deux  de  ces  dames  me  regardèrent  en 
souriant  à  leur  tour,  et  je  me  sentis  très-embarrassée. 

«  L'heure  étant  venue  de  quiiier  la  promenade,  madame  de  Senne- 
terre dit  à  son  fils  : 

«  A  tout  à  l'heure...  vous  dînez  avec  moi,  n'est-ce  pas,  Gerald? 

f  —  ^'on,  ma  mère...  et  je  vous  demande  pardon  de  ne  pas  vous 
avoir  prévenue  que  je  disposais  de  ma  soirée. 

«  —  C'est  très-malheureux  pour  vous,  —  reprit  madame  de  Sen- 
neterre en  souriant,  —  car  j'ai,  moi,  disposé  de  vous  ce  soir. 

((  —  A  merveille,  ma  mère,  —  répondit  alfectueusement  M.  de 
Senneterre,  —  j'écrirai  un  mot  pour  me  dégager,  et  je  serai  à  vos 
ordres... 

0  El,  après  nous  avoir  saluées,  M.  de  Senneterre  partit  au  galop  de 
son  cheval,  qu'il  montait  avec  une  aisance  et  une  grâce  parfaites. 

«  J'ai  fait  celle  remarque,  et  elle  m'a  aitrislée,  car  la  tournure  de 
M.  de  Senneterre  m'a  rappelé  la  rare  élégance  de  mon  pauvre  père. 

«  Autant  qu'il  ma  paru,  dans  celle  entrevue,  et  quoiqu  il  m'eilt  très- 
peu  adressé  la  parole,  M.  de  Senneterre  doit  avoir  un  caractère  franc, 
généreux,  résolu,  et  une  tendre  déférence  pour  sa  mère.  C'était  d'ail- 
leurs ce  que  pensaient  ces  dames,  car,  jusqu'au  moment  où  nous  les 
avons  quittées,  elles  n'ont  pas  cessé  de  fûre  l'éloge  de  M.  de  Senne- 
terre. 


252  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

«  Le  lendemain  et  le  jour  suivant,  nous  avons  revu  M.  de  Macreuse 
à  l'église  :  sa  douleur  paraissait  non  moins  profonde,  mais  plus  calme, 
ou  plutôt  plus  morne.  Deux  ou  trois  fois  le  hasard  voulut  qu'il  jetât  les 
yeux  sur  nous,  et  je  ne  sais  pourquoi  mon  cœur  se  serra  en  compa- 
rant ses  traits  d  une  douceur  si  mélancolique,  son  extérieur  humble 
et  timide,  à  l'aisance  cavalière  de  M.  le  duc  de  Sennelerre. 

«  Le  surleiidemnin  de  notre  promenade  aux  Champs-Elysées,  j'ac- 
compagnai mon  tuteur  au  jardin  du  Luxembourg ,  ainsi  que  je  le 
lui  avais  promis. 

«  Nous  visitions  les  serres  et  les  belles  collections  de  rosiers  lors- 
que nous  avons  été  abordés  par  un  ami  de  M.  de  la  Rochaiguë  :  il  me 
Ta  présenté  sous  le  nom  de  M.  le  baron  de  R;>vil  ou  du  Ravil,  je  crois. 

«  Ce  monsieur  nous  a  accompagnés  pendant  quelques  instants; 
puis,  tirant  sa  montre,  il  a  dit  à  M.  de  la  Rochaiguë  : 

«  —  Pardon  de  vous  quitter  si  tôt,  monsieur  le  baron  ;  mais  je  tiens 
à  ne  pas  manquer  la  fameuse  séance... 

«  —  Quelle  séance?  —  a  demandé  mon  tuteur. 

«  —  Comment  !  monsieur  le  baron,  vous  ignorez  que  M.  de  Mor- 
nand  parle  aujourd'hui  ? 

((  — Il  serait  possible?... 

«  —  Certainement  :  tout  Paris  est  à  la  Chambre  des  pairs,  car  M.  de 
Mornand  y  parle...  c'est  un  événement. 

«  —  Je  le  crois  bien,  un  si  admirable  talent,  —  a  repris  mon  tu- 
teur, —  un  homme  qui  ne  peut  pas  manquer  d'être  ministre  un  jour 
ou  l'autre...  Ah!  quel  malheur  de  n'avoir  pas  été  prévenu...  Je  suis 
sûr,  ma  chère  pupille,  que  cette  séance  vous  eût  intéressée  malgré 
les  folies  que  vous  a  contées  madame  de  la  Rochaiguë.  C'est  pour  le 
coup  qu'elle  m'eût  accusé  de  guet-apens  si  j'avais  pu  vous  faire  as- 
sister à  la  séance  d'aujourd'hui. 

«  —  Mais,  si  mademoiselle  en  avait  le  moindre  désir,  —  a  dit  M.  de 
Ravil  à  mon  tuteur, — je  suis  à  votre  disposition,  monsieur  le  baron... 
Justement,  lorsque  je  vous  ai  rencontré,  j'attendais  une  de  mes  pa- 
rentes et  son  mari;  ils  ne  viendront  probablement  pas;  je  m'étais  pro- 
curé des  billets  de  la  tribune  diplomatique,  et  s'ils  pouvaient  vous 
être  agréables... 

«  —  Ma  foi  !  qu'en  dites-vous,  ma  chère  pupille? 

<  — Je  ferai,  monsieur,  ce  qu'il  vous  plaira  ;  et,  d'ailleurs,  il  me 


L'ORGUEIL.  Î55 

semble.  —  ajouiai-je  par  éganl  jtoiir  mon  tntpur.  —  qu'une  sdaacc 
de  la  (.liaiiiliro  ilt>  pairs  doit  èlre,  on  efl'ol,  Inil  iiitcressanlc. 

fl  —  Eh  bien!  jaceeple  voire  offre,  mon  clifr  monsieur  de  Havil, 
—  reprit  viveintMil  M.  de  la  Uocliaiguë.  —  el  vous  aurez  la  rare  el 
bonne  fortune,  ma  chère  pupille,  —  ajouia-i-il,  —  de  tomber  jusle- 
uicnl  un  jour  où  doit  parler  M.  de  Mornaiul.  C'est  une  faveur  du  soil. 

fl  Nous  hàlanies  le  pas  pour  gagner  le  palais  du  Luxembiturg. 

a  Au  momt'iil  où  nous  sortions  des  quinconces,  j'ai  vu  de  loin  M.  de 
Mailleforl,  qui  semblait  nous  suivre.  Cela  m'a  surprise  el  inquiétée... 

«  —  Comment  ce  méchaut  homme  se  rencoiiire-i-il  presque  lou- 
jours  sur  nos  pas?  —  me  suis-je  dit;  —  qui  doue  pouvait  ainsi  l'in- 
struire de  nos  projets. 

a  La  tribune  diplomatique,  où  nous  avons  pris  place,  était  déjà 
remplie  de  fenmies  très-élégantes  ;  je  me  suis  assise  sur  l'une  des 
dernières  banquettes,  eutre  mon  luleur  et  M.  de  Ravil. 

I  Celui-ci  ayant  entendu  quelqu'un  dire  à  tôle  de  nous  qu'un  célè- 
bre orateur  (il  ne  s'agissait  pas  de  M.  de  Mornand)  devait  aussi  parier 
dans  celle  séance,  M.  de  Ravil  a  répondu  qu'il  n'y  avait  pas  d'aulre 
orateur  célèbre  que  .M.  de  Mornand,  et  que  celte  foule  uétail  venue 
que  pour  l'eniendre.  l'resque  aussitôt,  celui-ci  est  monté  à  la  tribune, 
et  l'on  a  fait  un  grand  silence. 

«  J'étais  incapable  de  juger  et,  en  grande  partie,  de  comprendre 
le  discours  de  M.  de  Mornand  ;  il  s'agissait  de  sujets  auxquels  je  suis 
tout  à  fait  étrangère,  mais  j'ai  élé  frappée  de  la  fin  de  ce  discours, 
dans  lequel  il  a  parlé  avec  une  chaleureuse  conqiassion  du  triste  sort 
des  familles  de  pécheurs,  allendant  sur  le  rivage  un  père,  un  fils,  un 
époux,  au  raonioiit  où  la  tempête  s'élève. 

i  Le  hasard  voulut  que  M.  de  Mornand,  eu  prononçant  ces  toa« 
chantes  paroles,  se  tournât  du  côté  de  noire  tribune;  sa  ligure  impo> 
saule  me  parut  émue  d'une  profonde  comniiséraiion  pour  le  sort  des 
infortunés  duut  il  paraissait  prendre  la  défense. 

«  —  11  est  .  dmirable!  —  dit  à  demi-voix  M.  de  Ravil  eu  essuyant 
Ms  yeux,  car  il  semliLiit  vivement  cmu. 

«  —  M.  de  .Mornand  est  sublime  !  —  s'écria  mon  tuteur,  —  il  suffit 
et  son  discours  pour  faire  améliorer  le  sort  de  mille  familles  de  pè- 
cbeui-s. 

a  D'assez  nombreux  applaudissements  accueillirent  la  fin  du  dis- 
«our»  de  M.  de  Mornand;  il  allait  quitter  la  tribune  lorsqu'un  autre 

15 


254         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

pair  de  France,  d'une  figure  maligne  et  caustique,  dit  de  sa  place  d'atk 
air  railleur  : 

«  —  Je  demande  à  la  Chambre  la  permission  de  poser  une  simple  ques- 
tion à  M.  le  comle  de  Mornand  avant  qu'il  ne  descende  de  cette  tri- 
bune... et  que  sa  généreuse  et  soudaine  compassion  pour  les  pêcheurs 
de  morue  ne  soit  conséquemment  évaporée  .. 

«  —  Si  vous  m'en  croyez,  monsieur  le  baron,  —  dit  aussitôt  M.  de 
Ravil  à  mon  tuteur,  —  nous  quitterons  tout  de  suite  la  tribune,  de 
peur  de  la  foule  :  M.  de  Mornand  a  parlé,  tout  le  monde  va  vouloir 
s'en  aller,  car  il  n'y  a  plus  rien  d'intéressant. 

«  M.  de  la  Rochaiguè  m'ofi'rit  son  bras,  et,  .  ^  moment  où  nous 
quittions  la  salle,  nous  avons  entendu  des  éclais  de  rire  universels. 

«  —  Je  vois  ce  que  c'est.  —  dit  M.  de  Ravil  ;  —  M.  de  Mornand 
écrase  sous  ses  sarcasmes  l'imprudent  qui  avait  eu  l'audace  de  vou- 
loir lui  poser  une  question,  car,  lorsqu'il  le  veut,  ce  diable  de  M.  de 
Mornand  a  de  l'esiirit  comme  un  démon. 

«  Mon  tuteur  m'ayant  proposé  de  reprendre  notre  promenade  et 
d'aller  jusqu'à  l'Observatoire,  j'y  ai  consenti.  M.  de  Ravil  nous  ac- 
compagnait. 

«  —  Monsieur  le  baron,  —  dit-il  à  mon  tuteur,  —  avez-vous  re- 
marqué madame  de  Bretigny,  qui  est  sortie  presque  en  même  temps 
que  nous  ? 

«  —  La  femme  du  ministre?  non,  je  ne  l'avais  pas  remarquée,  — 
répondit  mon  luti  ur. 

((  —  Je  le  regrette  pour  vous,  monsieur,  car  vous  eussiez  vu  l'une 
des  meilleures  personnes  que  l'on  puisse  rencontrer;  on  n'a  pas  d'i- 
dée de  l'adsnirable  parti  qu'elle  sait  tirer  de  sa  position  de  femme  de 
ministi  e,  de  tout  le  bien  qu'elle  fait,  des  injustices  qu  elle  répare,  des 
secours  quelle  obtient.  .  C'est  une  véritable  Providence. 

«  —  Cela  ne  m'étonne  pas,  —  reprit  mon  tuteur;  —  dans  une  con* 
dilion  pareille  à  celle  de  madame  de  Breiigny,  on  peut  faire  tant  de 
bien...  car... 

«  Et,  s'inierrompant,  mon  tuteur  dit  vivement  à  M.  de  Ravil  : 

«  —  Ah  !  mon  Dieu  !  est-ce  que  ce  n'est  pas  lui,  là-bas,  dans  cette 
allée  retirée?  Tenez...  il  se  promène  en  regardant  les  fleurs. 

«  —  Qui  cela,  monsieur  le  baron? 

c  —  M.  de  Mornand...  voyez  donc. 

«  —  Si  fait,  —  répondit  M.  de  Ravil,  —  c'est  lui...  c'est  bien  loi 


L'ORGIEIL.  855 

H  vicDi  oublier  i'on  triom|)lie  de  tuut  à  l'In'ure..  se  délasser  de  ses 
grands  travaux  puliliques  ou  s'auiusant  à  reganior  des  fleurs.  Cela  ne 
niVtonuc  pas,  car,  avec  sou  taleul,  ^ou  géuie  poliliquc,  c'est  l'homuie 
le  uieill  ur,  le  plus  siuiplo  qu  il  y  ait  au  uiuude,  et  ses  guûts  le  prou- 
vent bien.  Après suuaduiirablc  succès,  que  recbercbe-t-il?  la  soliludo 
et  des  lleuis. 

«  —  Monsieur  de  Ravil,  vous  connaissez  M.  de  Mornaud  ?  —  lui  de- 
manda mou  tuteur. 

fl  -  Treb-peu  ;  je  le  rencontre  dans  le  monde... 

■  —  Mais,  enliu,  vous  le  connaissez  assez  pour  l'aborder,  D'esl<;c 
pas? 

(  —  Certainement. 

€  —  Eb  bien  !  allez  donc  le  féliciter  sur  le  succès  qu'il  vient  d'ob- 
tenir; nous  vous  suivrons,  et  nous  verrons  de  près  ce  grand  bomme. 
Que  dites-vous  de  notre  complot,  ma  cbère  pupille? 

«  —  Je  vous  accompagnerai,  monsieur;  l'on  aime  toujours  à  voir 
des  homine>  qni  semblent  aussi  distingués  que  M.  de  Mornand. 

«  Cban|.'i'ant  alors  la  direction  de  notre  marche,  et  guidés  par 
M.  de  Ravil  nous  somme^  bientùt  arrivés  dans  l'allée  où  se  trouvait 
M.  de  .Mornand.  Aux  compliments  que  lui  adressa  M.  de  Ravil,  et,  par 
occasion,  idou  tuteur,  M.  de  Mornand  répondit  avec  autant  de  mo- 
destie que  de  simplicité,  m'adressa  deux  ou  trois  fois  la  paiole  avec 
une  extrême  bienveillance,  et,  après  un  court  cnireiicu,  nous  laissâ- 
mes M.  de  Mornand  à  sa  promenade  solitaire. 

«  —  Quand  on  pense,  —  dit  M.  de  Ravil,  —  qu'avant  six  mois, 
peut-être,  cet  homme  de  formes  si  simples  gouvernera  la  France! 

«  —  Dites  donc  de  formes  excellentes,  mou  cher  niou-ieur  de  Ra- 
vil, —  reprit  mon  luieur.  — M.  de  Mornand  a  tout  à  fait  des  maniè- 
res de  grand  scigm-ur  ;  il  est  à  la  fois  afiable  et  imposant.  Dame  !  ce 
n'est  pas  un  de  ces  freluciuets  imbéciles,  comme  on  en  voit  tant,  qui 
De  songent  qu'à  leurs  cravates  et  à  leurs  chevaux 

«  —  El  ces  freluquets-là  seront  généralement  peu  appelés  à  gou- 
verner la  France,  —  reprit  M.  de  Ravil;  — je  dis  gouverner,  parce 
que  M.  de  .Mornand  n'acicpierail  pas  un  ministère  en  sous-ordre;  il 
sera  chef  du  cabinet  qu'il  formcr.i. 

»  — Eb!  mon  Dieu!  —  dit  M.  de  la  Rochaiguë,  —  il  n'y  a  pas  en- 
core six  semaines  que  l'on  p  irlait  de  lui  daus  les  jou  naux  comme 
prcbidenldun  nouveau  ministère. 


S5«         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

«  —  Dieu  le  veuille  !  monsieur  le  baron,  Dieu  le  veuille  pour  le  boih 
heur  de  la  France!  pour  le  repos  du  monde  !  —  ajouta  d'un  ton  pro- 
fondémeni  pénétré  M.  de  Ravil,  qui  nous  quitta  bientôt. 

«  En  rentrant  avec  mon  tuteur,  je  pensais  que  c'était  une  bien 
belle  et  bien  haute  position  que  celle  d'un  homme  qui  pouvait,  comme 
M.  de  Mornand,  avoir  une  si  grande  influence  sur  le  bonheur  de  la 
France,  sur  la  paix  de  l'Europe  et  sur  le  repos  du  monde. 

«Voilà,  ma  chère  maman,  dans  quelles  circonstances  j'ai  rencon- 
tré, pour  la  première  fois,  MM.  de  Macreuse,  de  Senoeterre  et  de 
Mornand. 

«  Telles  ont  été  les  suites  de  ces  rencontres.  » 


XXXIV 


Mademoiselle  de  Beaumesnil  continua  son  journal  de  la  sorte  : 

a  Au  bout  de  quelques  jours,  mademoiselle  Iléléna  était  parvenue, 
me  dit-elle,  à  savoir  le  nom  du  jeune  homme  que  nous  rencontrions 
chaque  matin  à  l'église. 

«  n  s'appelait  M.  Célestin  de  Macreuse. 

((  Mademoiselle  Héléna  avait  eu  sur  lui  les  renseignements  les  plus 
précis  ;  elle  m'en  parla  d'abord  souvent,  puis  presque  incessamment. 

«  M.  de  Macreuse  appartenait,  —  disait -elle,  —  par  ses  relations, 
au  meilleur  et  au  plus  grand  monde  :  d'une  piété  exemplaire,  d'une 
charité  angélique,  il  avait  fondé  une  œuvre  d'une  admirable  philan- 
thropie, et,  quoique  jeune  encore,  son  nom  était  prononcé  partout 
avec  affection  et  respect. 

«  Madame  de  la  Rochaiguë  me  faisait,  de  son  côté,  les  plus  grands 
éloges  de  M.  de  Senneterre,  tandis  que  mon  tuteur  amenait  souvent 
Voccasion  de  me  parler  avec  enthousiasme  de  M.  de  Mornand. 

«  Je  ne  trouvai  d'abord  rien  d'extraordinaire  à  entendre  ainsi  louer 
souvent,  en  ma  présence,  des  personnes  qui  me  semblaient  mériter 
ces  louanges  ;  seulement  je  remarquai  que  jamais  les  noms  de  MM.  de 
Macreuse,  de  Senneterre  ou  de  Mornand  n'étaient  prononcés  par 


L'OnCUElL.  S57 

Dion  tuteur,  sa  sœur  ou  sa  rcmmc,  que  dans  les  entretiens  que  tous 
trois  avaient  parfois  séparément  avec  moi. 

«  Vint  eiitin  le  jour  où  M.  de  Maillcfort  m'avait  si  méchamment 

ou  plutôt,  iiélas  !  si  véritaiil  meiii  expliqué  la  cause  des  prévenances, 
de  l'adulation  dont  on  m'entourait. 

«  Sans  doute,  mon  tuteur  et  sa  femme,  avertis  par  mademoiselle 
Héléna,  craignirent  les  conséquences  de  cette  révélation,  dont  je  n'a» 
Tais  paru  que  trop  frappée. 

«  Le  soir  et  le  lendemain  de  ce  jour,  tous  trois  s'ouvrirent  isolé» 
ment  à  moi  de  leurs  projets,  sans  doute  arrêtés  depuis  longtemps,  et 
chacun,  selon  le  genre  de  son  esprit  et  le  caractère  tin  prétmdant 
qu'il  protégeait  (car  il  s'agissait  alors  de  prétendant),  me  déclara  que 
je  tenais  entre  mes  mains  le  bonheur  de  ma  vie  et  la  certitude  du 
plus  heureux  avenir  en  épousant  : 

c  M.  de  Macreuse,  —  selon  mademoiselle  Iléléna  ; 

c  M.  de  Senneierre,  —  selon  madame  de  la  Rochaigué; 

c  M.  de  Mornand,  —  selon  mon  tuteur. 

€  A  ces  propositions  inattendues,  ma  surprise,  mon  inquiétude 
même,  ont  été  telles,  que  j'ai  pu  à  peine  répondre;  mes  paroles  em- 
barrassées ont  été  d'abord  prises  pour  une  sorte  de  consentement  ta- 
cite... puis,  par  réflexion,  j'ai  laissé  dans  cette  erreur  les  protecteurs 
de  ces  trois  prétendants. 

c  Alors  les  confulences  ont  été  complètes. 

«  —  Ma  belle-sœur  et  mon  beau-frère,  —  me  dit  mademoiselle  Hé- 
léna, —  sont  d'excellentes  personnes,  mais  bien  mondaines,  bien  lé- 
gères, bien  glorieuses;  toutes  deux  seraient  incapables  de  reconnaître 
la  rare  solidité  des  princii>es  de  M.  de  .Macreuse,  d'apprécier  ses  ver- 
tus chrétiennes,  son  angéliquc  piété...  il  faut  donc  me  garder  le  se- 
cret, ma  chère  Ernesline,  jusqu'au  jour  où  vous  aurez  fait  le  choix  que 

je  vous  propose,  parce  qu'il  est  digne  d'être  approuvé  par  tous • 

Alors,  ficre,  honorée  de  ce  choix vous  n'aurez  qu'à  le  notifier  à 

mon  frère,  votre  tuteur,  qui  l'approuvera,  je  n'en  doute  pas,  si  vous 
le  lui  imposez  avec  fermeté...  S'il  refusait  contre  toute  probabilité... 
nous  aviserions  à  d'autres  moyens,  et  nous  saurions  bien  le  contrain- 
dre à  assurer  votre  bonlicur. 

€  —  Ma  pauvre  sœur  Héléna,  me  dit  à  son  tour  M.  delà  Rochaigué, 
—  est  une  bonne  créature...  toute  en  Dieu...  c'est  vrai...  mais  elle  ne 
sait  rien  des  choses  d'ici-bas...  Si  vous  vous  avisiez,  ma  chère  pu- 


258  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

pille,  de  lui  parler  de  M.  de  Mornand,  elle  ouvrirait  de  grands  yeux, 
et  vous  dirait  qu  il  n'a  aucun  détachement  des  vanités  de  ce  monde, 
qu'il  a  l'ambition  du  pouvoir,  etc.,  etc.  Quant  à  ma  femme,  elle  est 
parfaite:  mais  sortez -la  de  sa  toilette,  de  ses  bals,  de  ses  caquets 
mondains...  éloignez-la  de  ces  heaux  iouiWes,  qui  ne  savent  que  met- 
tre leur  cravate  et  se  ganter  de  frais elle  est  compléieuient  dés- 
orientée, car  elle  n'a  pas  la  moindre  conscience  des  choses  élevées... 
Pour  elle,  M.  de  Mornand  serait  un  homme  grave,  sérieux,  uuhomme 
d'État  enfm,  et,  par  la  manière  dont  vous  l'avez  entendue  parler 
des  séances  de  la  Chambre  des  pairs,  ma  chère  pupille,  vous  jugei 
comme  elle  accueillerait  nos  projets...  Que  tout  ceci  soit  donc  entre 
nous,  ma  chère  pupille,  et,  une  fois  voire  décision  prise,  comme, 
après  tout,  c'est  moi  qui  suis  voire  tuteur,  et  que  votre  mariage  dé- 
pend de  mon  seul  consentement,  votre  volonté  ne  rencontrera  aucune 
difficulté. 

«  —  Vous  pensez  bien,  ma  chère  belle,  —  me  dit  enfin  madame 
de  la  Rochaigué,  —  que  tout  ce  que  je  viens  de  vous  dire  au  sujet  de 
M.  le  duc  de  Senneierre  doit  être  absolument  tenu  secret  enire  nous. 
En  fait  de  mariage,  ma  belle-sœur  Héléna  est  d'une  innocence  plus 
que  naïve;  elle  ne  connaît  de  mariage  qu'avec  le  ciel,  et  quanta  mou 
mari,  la  politique  et  l'ambition  lui  ont  tourné  la  cervelle...  il  ne  rêve 

que  Chambre  des  pairs et  il  est  malheureusement  aussi  étranger 

qu'un  Hiiron  à  lout  ce  qui  est  mode,  élégance,  plaisirs;  or,  l'on  ne  vit 
après  tout  que  par  et  pour  l'élégance,  la  mode  et  les  plaisirs sur- 
tout lorsqu'il  s'agit  de  partager  cette  vie  enchanteresse  avec  un  jeune 
et  charmant  duc,  le  plus  aimable  et  le  plus  généreux  des  hommes; 
gardons-nous  donc  le  secret,  ma  chère  belle,  et.  le  moment  venu 
d'annoncer  votre  résolution  à  voire  tuteur...  je  m'en  charge...  M.  de 

la  Rochaiguë  a  l'habitude  d'être  le  très-humble  serviteur de  mes 

volontés;  je  l'ai  depuis  longtemps  accoutumé  à  celte  position  subal- 
terne: il  fora  ce  que  nous  voudrons.  J'ai  eu  d'ailleurs  une  excellente 
idée,  —  ajouta  madame  de  la  Rochaiguë,  —  j'ai  prié  l'une  de  mes 
amies,  que  vous  connaissez  déjà,  madame  de  Mirecourt,  de  donner  un 
grand  bal  dans  huiijours.  Ainsi,  ma  chère  belle,  jeudi  prochain,  dans 
le  tête-à-tête  public  d'une  contredanse,  vous  pourrez  juger  de  la  sio- 
cérité  des  seniiments  que  M.  de  Senneterre  éprouve  pour  vous. 

a  Le  lendemain  de  cet  enirelieu  avec  madame  de  la  Rochaiguë, 
moQ  tuteur  me  dit  en  confidence  : 


L'ORGUEIL.  259 

f  —  Ma  fonime  a  eu  l'heureuse  idée  de  vous  conduire  nn  Ii:i1  que 
douuc  m:iilaino  do  Mirccourl;  vous  verrez  M.  de  Moruiiud  à  (cilo  fêle, 
cl,  Dieu  merci!  It'>  (k  rasions  ne  lui  niaui|ueroul|)as  de  vous  couvain- 
cre,  je  l'ospore,  de  l'impression  soudaine,  irresi>lil)le,  ((u'il  a  éprou- 
vée à  voire  vue.  lorsque  nous  sommes  allés  après  la  séance  le  eora- 
pliracDier  de  ses  succès. 

<  Eufin.  deiiv  jours  après  que  mon  tuteur  et  sa  femme  m'eurent 
eolrctenue  de  leurs  piojols  de  bal,  miidomoisclle  Iléléna  m'a  dit  : 

a  —  Ma  chère  Ernesline ,  ma  belle-sœur  vous  conduit  au  bal 
jeudi;  j'ai  cru  I  occasion  excellente  pour  ([ue  vous  [missiez  vous  trou- 
ver eu  rapport  avec  M.  de  Macreuse  ;  quoicpie  ce  pauvre  jeune  homme, 
d'ailleurs  accablé  de  chagrins,  n'ait  aucun  de  ces  dons  frivoles  grâce 
auxquels  ou  brille  dans  une  fête,  il  a  chargé  une  dame  de  ses  amies, 
Irès-haulemeui  placée  dans  le  monde,  la  sœur  de  l'évèque  de  Raiopo- 
lis,  de  demander  à  madame  de  Mirecoiirt  une  invitation  pour  lui, 
M.  de  Macreuse  :  celle  invitation  lui  a  été  envoyée  avec  empresse- 
ment; ainsi.,  jeudi  vous  l'entendrez,  et  vous  ne  pourrez,  j'ea  suis 
sûre,  résistera  la  sincérité  de  son  langage,  lorsque  vous  saurez,  ainsi 
qu'il  me  l'a  dit  à  moi  même,  comment,  depuis  qu  il  vous  a  vue  à  l'é- 
glise, votre  image  adorée  le  suit  en  tous  lieux  et  le  trouble  jusque 
dans  ses  prières. 

a  C'est  donc  au  bal  de  jeudi  prochain,  ma  chère  maman,  que  jo 
dois  me  trouver  avec  M.M.  de  Macreuse,  de  Senneterre  et  de  Mor- 
oand. 

«  Lors  même  que  je  n'eusse  pas  dâ  à  une  méchanceté  de  M.  de 
Maillefort  celle  cruelle  révélation  sur  le  vrai  motif  des  sentiments 
d'admiration  et  d  aiiachemenlque  l'on  me  témoignait  si  généralement, 
mes  soupçons,  mes  craintes,  auraient  enflii  été  éveillés  par  le  mys- 
tère, par  la  dissimulation,  par  la  fausseté  des  personnes  dont  j'étais 
entourée,  préparant,  à  l'insu  les  unes  des  autres,  leurs  projets  de 
mariage,  et  se  dénigrant,  se  trompant  mutuellement,  pour  r.ussir  iso- 
lément daus  leurs  desseins.  Mais,  hélas  1  jugez  de  mon  anxiété,  lionne 
et  tendre  mère,  maiuienant  que  ces  deux  révélaiions,  se  succédant, 
ont  acquis  l'une  par  l'auli  e  une  nouvelle  gravité  ! 

«  Pour  romiiléiir  ces  aveux,  chère  mère,  je  dois  le  dire  quelles 
avaient  éié  d'abord  mes  impressions  à  propos  des  personnes  que  l'on 
iroudrjit  me  faire  épouser. 

«Jusqu'à  ce  moment,  d'ailleurs,  je  n'avais  aucune  pensée  de  ma- 


260  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

riage;  l'époque  à  laquelle  j'aurais  à  songer  à  cette  détermination  me 
paraissait  si  éloignée  ;  celle  détermination  elle-même  me  semblait  tel- 
lement grave,  que  si,  parfois,  j'y  avais  vaguement  pensé,  c'était  pour 
me  féliciter  d'être  encore  bien  loin  du  temps  où  il  faudrait  m'en  oc- 
cuper, ou  plutôt  où  l'on  s'en  occuperait  sans  doute  pour  moi. 

«  C'était  donc  sans  aucune  arrière-pensée  que  j'avais  élé  touchée 
de  la  douleur  de  M.  de  Macreuse,  qui,  comme  moi,  regrettait  sa 
mère...  puis  le  bien  que  mademoiselle  Héléna  me  disait  sans  cesse  de 
lui,  la  douceur  de  sa  figure,  empreinte  de  mélancolie,  la  bonté  de  son 
cœur,  révélée  par  ses  nombreuses  aumônes,  tout  avait  concouru  à 
joindre  une  profonde  estime  à  la  compassion  que  je  ressentais  pour 
lui. 

«  M.  de  Senneterre,  par  la  franchise  et  la  générosité  de  son  carac- 
tère, par  sa  gaieté,  par  la  gracieuse  élégance  de  ses  manières,  m'a- 
vait beaucoup  plu;  il  m'aurait  surtout,  ce  me  semble,  inspiré  une 
grande  confiance,  à  moi  pourtant  si  réservée! 

Quant  à  M.  deMorn;ind,  il  m'imposait  extrêmement  par  l'élévation  de 
son  caractère  et  de  son  talent,  ainsi  que  par  la  grande  influence  dont 
il  paraissait  jouir  ;  je  m'étais  sentie  losu  interdite,  mais  presque 
fière,  des  quelques  paroles  bienveillantes  qu'il  m'avait  adressées  lors 
de  ma  rencontre  avec  lui  dans  le  jardin  du  Luxembourg. 

«  Je  dis  que  jt'c/jroMi'ais  tout  cela,  chère  maman,  car  à  celte  heure 
que  je  suis  instruite  des  projets  de  mariage  (jue  l'on  prête  à  ces  trois 
personnes,  à  cette  heure  que  la  révélation  de  M.  de  Maillefort  méfait 
douter  de  tout  et  de  lous,  de  chacun  et  de  moi-même,  je  ne  puis  plus 
lire  dans  mon  propre  cœur. 

«  Et,  assiégée  de  soupçons,  je  me  demande  pourquoi  ces  trois  pré- 
tendants à  ma  main  ne  seraient  pas  aussi  guidés  par  le  honteux  mo- 
bile auquel  obi'iîint  peut-être  toutes  les  personnes  dont  je  suis  en- 
tourée? 

«  Et,  à  celte  pensée,  tout  ce  qui  me  plaisait,  tout  ce  que  j'admirais 
to  eux,  m'inquièlc  et  m'alarme. 

«  Si  ces  apparences,  touchantes  et  pieuses  chez  M.  de  Macreuse, 
charmantes  et  loy;il','s  chez  M.  de  Senneterre,  imposantes  et  généreu- 
ses chez  M.  de  Mornand,  cachaient  des  âmes  basses  et  vénales! 

«  0  ma  mère!  si  lu  savais  ce  qu'il  y  a  d'horrible  dans  ces  doutes,  qui 
complètent  l'œuvre  de  défiance  commencée  par  la  révélation  de  M.  de 
;  Uaillcfort. 


L'ORGUEIL.  361 

€  Ma  mère,  ma  more,  cela  est  afTrcux  !  car  enfin  je  no  doi-s  pas  tou- 
jours vivre  avec  mon  Inlcur  et  sa  famille,  cl  du  jour  où  janrai  la 
conviclio»  qu'ils  m'ont  trompée,  adulée,  dans  un  intérêt  misérable,  je 
n'aurai  pour  euv  qu'un  froid  déd.iin. 

«  Mais  me  dire  que.  parce  que  je  suis  immensément  riche,j>ncse- 
rai  jamais  épousée  que  pnur  mon  argent. 

a  Mais  penser  que  je  suis  falalemont  vouée  à  subir  les  douloureuses 
conséquences  d'une  pareille  union,  c'est-à-dire...  tôt  ou  tard  l'indiffé- 
rence, le  mépris,  l'abandon,  la  haine  pcul-êlre,  car  tels  doivent  être 
dans  la  suite  les  scniiinents  d'un  homme  assez  vil  pour  rechercher  une 
femme  par  un  intérêt  cupide... 

«  Oh  1  je  te  le  répète,  n)a  mère,  celte  pensée  est  horrible,  elle  m'ob- 
sède, elle  m'épouvante,  et  j'ai  voulu  essayer  de  lui  échapper  à  tout 
prix. 

0  Oui,  même  au  prix  d'une  action  dangereuse,  funeste  peut-être. 

a  Voici,  chère  maman,  comment  j'ai  été  amenée  à  la  résolution 
dont  je  te  parie. 

«  Pour  soriT  de  ces  cruelles  incerliliides.  qui  me  font  douter  des 
autres  et  de  moi-même,  il  faut  que  je  sache  enfin  ce  que  je  suis,  ce  que 
je  parais,  ce  que  je  vaux,  abstraction  faite  de  ma  fortune. 

«  Fixée  sur  ce  point,  je  saurai  reconnaître  le  vrai  du  faux,  les  adu- 
lations vénales  de  l'iniérêi  sincère  que  je  mérite  peut-être  par  moi- 
même,  et  en  dehors  de  celle  fortune  maudite 

«  Mais,  pour  savoir  ce  que  je  suis,  ce  que  je  vaux  réellement,  àqui 
m'adresser?  qui  aura  la  franchise  d'isoler  dans  son  appréciation  la 
jeune  fdie  de  Yhéritière. 

«  Et,  d'ailleurs,  un  jugement  partiel,  si  sévère  ou  si  bienveillant 
qu'il  soit,  snflirait-il  à  me  convaincre,  à  me  rassurer? 

«  Non,  non,  je  le  sens,  il  me  faut  donc  le  jugement,  l'appréciation 
de  plusieurs  personnes  forcément  désintéressées. 

«  Mais  ces  juges,  où  les  trouver? 

«  A  force  de  penser  à  cela,  chère  maman,  voici  ce  que  j'ai  imaginé: 

«  Madame  Laîné  m'a  i)arlé,  il  y  a  huit  jours,  de  petites  réunions  que 
donnait  chaque  dimanche  une  de  ses  amies.  J'ai  cherché  et  trouvé  ce 
soir  le  moyen  de  me  faire  présenter  demain  à  l'une  de  ces  rétn)ioris 
par  n.a  t;ouvernanle,  comme  sa  parente,  une  jeune  orpheline,  sans 
fortune  et  vivant  de  son  travail,  ainsi  que  toutes  les  personnes  dont 
se  compose  cette  société. 

15. 


269         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

«  Là,  je  ne  serai  connue  de  personne,  le  jugement  que  l'on  portera 
de  moi  me  sera  manifesté  par  l'accueil  que  je  recevrai;  \es  rares  perfec- 
tions dont  je  suis  douée,  selon  ceux  qui  m'entourent,  ont  en  jusqu'ici 
un  effet  si  soudain,  si  irrésistible,  disent-ils,  sur  eux  et  sur  les  per- 
sonnes qu'ils  désignent  à  mon  choix;  je  produis  enfin,  dans  les  iissera- 
blées  où  je  vais,  un  effet  si  général,  que  je  devrai  produire  un  effet 
non  moins  saisissant  sur  les  personnes  qui  composent  la  modeste  réu- 
nion de  madame  Herbaut. 

a  Sinon,  j  aur;ii  été  abusée,  on  se  sera  cruellement  joué  de  moi... 
l'on  n'aura  pas  craint  de  vouloir  compromettre  à  jamais  mon  avenir 
en  lâchant  de  fixer  mon  choix  sur  des  prétendants  uniquement  attirés 
par  la  cupidité. 

«  Alors,  j'aurai  à  prendre  une  résolution  dernière  pour  échapper 
aux  pièges  qui  me  sont  tendus  de  toutes  parts. 

«  Celle  résolution,  quelle  sera-t-elle? 

«Je  l'ignore;  hélas!  isolée,  abandonnée  comme  je  suis,  à  qui  me 
confier  désormais? 

«  A  qui?  Eh  !  mon  Dieu  !  à  toi,  ô  ma  mère!...  à  toi  comme  toujours; 
j'obéirai  aux  inspirations  que  tu  m'enverras  comme  lu  m'as  peut-être 
envoyé  celle-ci,  car,  si  étrange  qu'elle  paraisse,  qu'elle  soit  peut-être, 
l'isolement  où  je  suis  l'excuse.  Elle  part,  enfin,  d'un  sentiment  juste  et 
droit  :  le  besoin  de  savoir  la  vérité,  si  décevante  qu'elle  soit. 

«  Demain  donc,  j'y  suis  résolue,  je  me  rendrai  à  la  réunion  de  ma- 
dame Herbaut.  » 


Le  lendemain,  en  effet,  mademoiselle  de  Beaumesnil  avant,  selon 
qu'elle  en  était  convenue  avec  madame  Laîné  simulé  une  indisposition 
et  échappé,  par  un  ferme  refus,  aux  soins  empressés  des  la  Rochai- 
gué,  sortit  dès  la  nuit  avec  sa  gouvernasUe  par  le  petit  escalier  dérobé 
communiquant  à  son  appartement. 

Puis,  moniani  en  fiacre  à  quelque  distance  de  l'hôtel  de  la  Rochai» 
eue,  maiicmoiseile  de  Keaumesnil  et  madame  Laîné  se  firent  conduira 
et  arrivèrent  aux  BatiguoUes  chez  madame  Herbaut. 


L'ORGUEIL  ses 


XXXV 


Madame  Dcrbaui  occupait,  au  iroisième  élage  de  îa  maison  qu'ha- 
bitait aussi  le  tommaiidaiU  Berni.rd,  nn  assez  grand  apitarlomeiit. 

Les  piccos  consacrées  à  la  réunion  di' chaque  <lim;iiK'lie  se  composaienl 
de  la  salle  à  manger  ,  où  l'on  dansait  au  piano;  du  salon,  où  ('taienl 
dressées  deux  tables  de  jeu  pour  les  personnes  qui  ne  dansaient  pas; 
et  enfin  de  la  chambre  à  coucher  de  madame  Uerbaut ,  où  l'on  pou- 
vait se  retirer  et  causer  sans  être  distrait  par  le  bruit  de  la  danse  et 
sans  distraire  les  joueurs. 

Cet  appartement,  d'une  exirC'me  simplicité  ,  annonçait  la  modeste 
•isance  dont  jouissait  madame  Ilerbaut,  veuve  et  roiiiée  du  com- 
merce avec  une  petite  fortune  honorablement  gagnée. 

Les  deux  (illes  de  celte  digne  femme  s'occupaient  lucraîivement, 
l'une  de  peinture  sur  porcelaine,  l'autre  de  gravure  de  musique.  Ira- 
vaux  qui  avaient  mis  cette  jeune  personne  en  rapport  avec  Hcrminie, 
la  duchesse,  nous  l'avons  dit,  gr;ivant  aussi  de  la  musique  lorsque  les 
leçons  de  piano  lui  manquaient. 

Rien  de  plus  gai.  de  plus  riant,  de  plus  allègrement  jeune,  que  la 
majorité  de  la  réunion  rassemblée  ce  soir-là  ciiez  mad;;mc  îlerbaut  : 
il  y  avait  une  quinzaine  de  jeunes  filles  ,  dont  îa  pins  âgée  ne  comp- 
tait pas  vingt  ans ,  toutes  bien  déterminées  à  passer  joyeusement 
leur  dimambe,  journée  de  plaisir  cl  de  repos  v;iill:miment  gagnée 
par  le  tr.ivail  et  la  contrainie  de  toute  une  semaine,  soit  au  comptoir, 
soit  au  magasin,  soit  dans  quelque  sombre  arriére-boutique  de  la  rue 
S..int-nenis  ou  de  la  rue  des  Bourdonnais,  soit,  enfin,  d.uis  quelque 
pensionnat. 

Plusieurs  d'entre  ces  jeunes  filles  étaient  charmanîes;  presque 
toutes  étaient  mises  avec  ce  goût  que  l'on  ne  trouve  peut-Lire  qu'à 
Paris  dans  celte  classe  modeste  et  laborieuse;  les  toilettes  étaient 
d'ailleurs  très  fraîches. 

Ces  pauvres  filles,  ne  se  parant  qu'une  fois  par  semaine,  réservaient 
toutes  leurs  petites  ressources  de  coquetterie  pour  cet  unique  jour 
de  fêle,  si  impatiemment  attendu  le  samedi,  i.i  cruellement  regretté 
le  lundi  ! 


264  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

La  partie  masculino  de  l'assemblée  offrait,  ainsi  que  cela  se  ren- 
contre d'ailleurs  dans  toutes  les  réunions,  un  aspect  moins  élégant, 
moins  distingué,  que  la  partie  féminine  ;  car,  sauf  quelques  nuances 
presque  impercepliblos,  la  plupart  de  ces  jeunes  lifles  avaient  autant 
de  bonne  et  gracieuse  contenance  que  si  elles  eussent  appartenu  à 
ce  qu'on  appelle  la  meilleure  compagnie;  mais  celte  différence,  toute 
à  l'avantage  des  jeunes  filles,  on  l'oubliait,  grâce  à  la  cordiale  hu- 
meur des  jeunes  gens  et  à  leur  franche  gaieté,  tempérée  d'ailleurs 
par  le  voisinage  des  grands  parents,  qui  inspirait  une  sage  réserve. 

Au  lieu  de  n'être  dans  tout  son  lustre  que  vers  une  heure  du  ma- 
tin, ainsi  qu'un  bal  du  grand  monde,  ce  petit  bal  avait  atteint  son 
apogée  d'animation  el  d'entrain  vers  les  neuf  heures,  madame  Her- 
baut  renvoyant  impitoyablement  avant  minuit  cette  folle  jeunesse, 
car  elle  devait  se  trouver  le  lendemain  matin,  qui  à  son  bureau,  qui 
à  son  magasin,  qui  à  la  pension,  pour  la  classe  de  sesécolières,  etc.,  etc. 

Terrible  moment,  hélas!  que  cette  première  heure  du  lundi...  alors 
que  le  bruit  de  la  fête  du  dimanche  résonne  encore  à  votre  oreille, 
et  que  vous  songez  tristement  à  cet  avenir  de  six  longues  journées 
de  travail,  de  contrainte...  et  d'assujettissement. 

Mais,  aussi,  à  mesure  que  se  rapproche  ce  jour  tant  désiré,  quelle 
impatience  croissante!...  quel  élan  de  joie  anticipée  !... 

Enfin  il  arrive,  ce  jour  fortuné  entre  tous  les  jours,  et  alors  quelle 
Ivresse  ! 

Rares  et  modestes  joies  !  jamais  du  moins  vous  n'êtes  émoussées 
par  la  satiété...  Le  tnivail  au  prix  duquel  on  vous  achète  vous  donne 
une  saveur  inconnue  des  oisifs. 

Mais  les  invités  de  madame  Herbaut  philosophaient  peu  ce  soir-là, 
réservant  leur  philosophie  pour  le  lundi. 

Une  entraînante  polka  faisait  bondir  cette  infatigable  jeunesse. 
Telle  était  l;i  magie  de  ces  accords,  que  les  joueurs  et  les  joueuses 
•ux-mêines,  malgré  leur  âge  et  les  graves  préoccupations  du  nain- 
jaune  cl  du  loto...  (seuls  jeux  autorisés  chez  madame  Herbaut)  s'a- 
bandonnaient, à  leur  insu  et  selon  la  mesure  de  cet  air  si  dansant,  à 
de  petits  balaucemcnls  sur  leur  siège,  se  livrant  à  une  sorte  de  vé- 
nérable polka  assise,  qui  témoignait  de  la  puissance  de  l'artiste  qui 
tenait  alors  le  piano. 

Cet  artiste  était  llerminie. 


L'ORGUEIL  2C5 

Un  mois  environ  s'était  passe  depuis  la  première  entrevue  de  la 
jeune  tille  avec  Gorald. 

Après  colle  entrevue,  commencée  sous  l'impression  d'un  Tàcheux 
incident...  et  terminée  |)ar  un  gracieux  pardon...  d'autres  rencontres 
avaient-elles  eu  lion  onlre  les  doux  jeunes  gens'.'  Ou  le  saura  plus  tard. 

Tou  ours  est-il  (jne  ce  soir-là...  au  bal  de  niadaiiie  llorbant,  la  du- 
thesse.  habillée  d'une  robe  de  mousseline  de  laine  à  vingt  sous,  d'un 
fond  bleu  très-pàle,  avec  un  gros  nœud  pareil  dans  ses  magniliques 
cbcveux  blonds,  la  duchesse  était  ravissante  de  beauté. 

Un  léger  coloris  nuançait  ses  joues  ;  ses  grands  yeux  bleus  s'ouvraint 
brillants,  animés;  ses  lèvres  de  carmin ,  aux  coins  ombragés  d'un 
imperceptible  duvet  doré,  souriant  à  demi ,  laissaient  voir  u:e  ligne 
blanc  émail,  tandis  que  son  beau  sein  virginal  palpiiail  douceuient 
sous  le  léger  tissu  qui  le  voilait,  et  que  son  petit  pied ,  merveilleu- 
sement cbaussé  de  bottines  de  satin  turc,  marquait  prestement  la 
mesure  de  l'enirainaule  polka... 

C'est  (pie,  ce  jour-là,  Herminie  était  bien  heureuse  !...  Loin  de  se 
regarder  coiiuné  isolée  de  rallégresse  de  ses  compagnes,  Ilcrminie 
jouissait  du  plaisir  qu'elle  leur  donnait  et  qu'elle  leur  voyait  pren- 
dre... mais  ce  rare  et  généreux  sentiment  ne  suffisait  peut-être  pas  à 
expliquer  l'épanouissement  de  vie,  de  bonheur  et  de  jeunesse  qui 
donnait  alors  aux  traits  enchanteurs  de  la  duchesse  une  expression 
inaccouiumée;  on  sentait,  si  cela  se  peut  dire,  que  celte  délicieuse 
créature  savait  depuis  quelque  temps  tout  ce  qu'il  y  avait  en  elle  de 
charmant,  de  délicat  et  d'élevé  ,  et  qu'elle  en  était,  non  pas  fière, 
mais  heureuse,  oh  !  heureuse  conmie  ces  généreux  riches  ,  ravis  de 
posséder  des  trésors  pour  pouvoir  donner  beaucoup  et  se  faire 
adorer!... 

Quoique  la  duchesse  fût  toute  à  sa  polka  et  à  ses  danseurs,  plusieurs 
fois  elle  tourna  presque  involontairement  la  tète  en  eulondant  ouvrir 
la  porte  de  l'auticbambre  qui  donnait  dans  la  salle  de  bal  ;  puis,  à  la 
vue  des  personnes  qui  chaque  fois  entrèrent,  la  jeune  fdle  parut,  tar- 
divement peut-être,  se  reprocher  sa  distraction. 

La  porte  venait  de  s'ouvrir  de  nouveau ,  et  de  nouveau  Herminie 
avait  jeté  de  ce  côié  un  coup  d'œil  curieux,  peut  être  même  impa- 
tient. 

Le  nouveau  venu  était  Olivier,  le  neveu  du  commandant  Bernard^ 

Voyant  le  jeune  soldai  laisser  la  porte  ouverte,  comme  s'il  était 


5ff6  LES  SEPT  PÈCHES  CAPITAUX. 

suivi  de  quelqu'un,  Ilermiiiie  rougit  légèrement  et  hasarda  un  no»* 
Veau  coup  d'œil;  mais,  liéias!  à  cette  porte,  qui  se  referma  bientôt 
derrière  lui,  apparut  un  hou  gros  garçon  de  dix-huit  ans,  d'une  figure 
honnête  et  naïve,  et  ganté  de  vert-pomme. 

Nous  ne  saurions  dire  poirqnoi,  à  l'aspect  de  ce  jouvenceau  (peut- 
être  elle  détestait  les  gants  vert-pomme),  Herminie  parut  désappoin- 
tée, désappointement  qui  se  trahit  par  une  petite  moue  charmante  et 
par  un  redoublement  de  vivacité  dans  la  mesure  que  battait  impa- 
tiemment son  petit  pied. 

La  polka  terminée,  Herminie,  qui  tenait  le  piano  depuis  le  com- 
mencement de  la  soirée,  fut  entourée,  remerciée,  félicitée,  et  sur- 
tout invitée  pouf  une  foule  de  contredanses;  mais  elle  jeta  le  déses- 
poir dans  l'âme  des  solliciteurs  en  se  prétendant  boiteuse  pour  toute 
la  soirée. 

Et  il  faut  voir  la  démarche  qu'IIerminie  se  donna  pour  justifier 
son  affreux  mensonge  (prémédité  du  moment  où  elie  avait  vu  Olivier 
arriver  seul)  ;  non,  jamais  colombe  blessée  n'a  tiré  sou  petit  pied 
rose  d'un  air  plus  naiurellement  souffrant. 

Désolés  de  cet  accident,  qui  les  privait  du  plaisir  envié  de  danser 
avec  la  duchesse,  les  solliciteurs,  espérant  une  coiupensation,  ofi'ri- 
rent  leur  bras  à  l'intéressante  boiteuse  ;  mais  elle  eut  la  cruauté  de 
préférer  l'appui  de  la  fdle  aînée  de  madame  ne-rbaut,  et  se  rendit 
avec  elle  dans  la  chambre  à  coucher  pour  se  reposer  et  prendre  un 
peu  le  frais,  disait-elle ,  les  fenêtres  de  cet  appartement  s'ouvrant 
sur  le  jardinet  du  commandant  Bernard. 

A  peine  Herminie  avait-elh;  quiité  la  salle  de  bal,  doim  mt  le  bras 
à  Hortense  Herbaut,  que  mademoiselle  de  Beaumesnil  arriva,  accom- 
pagnée de  madame  Laîné. 

La  plus  riche  héritière  de  France  portait  une  robe  de  mousseline 
blanche,  bien  simple,  avec  une  petite  écharpc  de  soie  bleu  de  ciel , 
ses  cheveux,  en  bandeaux,  encadraient  sa  figure  douce  et  triste. 

Ventrée  de  mademoiselle  de  Beaumesnil  resta  complètement  in- 
aperçue ,  quoiqu'elle  eût  lieu  pendant  l'intervalle  qui  séparait  deux 
contredanses. 

Ernestine  n'était  pas  jolie;  elle  n'était  pas  laide  non  plus  ;  aussi  ne 
lui  accorda-i-on  pas  la  moindre  attention. 

Venue  pour  observer  et  se  rendre  compte  de  l'épreuve  qu'elle 
voulait  subir ,  la  jeune  Clle  compara  cet  accueil  au  tumultueux  em- 


L'ORGUKIL.  267 

prcssomoDt  dont  o!le  s'c'iaii  (liijà  qucUiiiefois  vue  cutourde  à  son  appa- 
rition dans  piusioiirs  asseiiiblccs... 

Malgré  son  (-onra|;c.  la  pauvre  enfanl  sentit  sou  cœur  se  serrer;  les 
paroles  de  M.  de  Maiilcfoit  commençaient  à  être  justifiées  par  l'évé- 
ucmcut. 

—  Dans  le  monde  où  j'allais,  on  savait  mon  nom,  —  se  dit  Krnestine, 
et  c'était  senltMiient  ïhcrUicrc  (pio  l'on  regardait,  que  l'on  ciilonrait, 
autour  de  laquelle  on  s'empressait  ! 

Madame  Laine  conduisait  Eruestine  auprès  de  madame  Ilcrbaut 
lorsque  sa  fille  aînée,  qui  avait  acconipap;né  Honninic  dans  la  cham- 
bre à  touclicr,  lui  dit.  après  avoir  regardé  dans  le  salon  : 

—  Ma  pelile  duchesse,  il  faut  que  je  te  quitte  :  je  viens  de  voir  en- 
trer une  dame  de  nos  amies,  qui  a  écrit  ce  matin  à  maman  pour  lui 
demander  de  lui  présenter  ce  soir  une  jeune  personne,  sa  parente. 
Elles  viennent  d'arriver,  et  lu  conçois... 

—  C'est  tout  ^ini[>le,  va  vile,  ma  chère  Hortense;  il  faut  bien  que 
tu  fasses  les  honneurs  de  chez  toi,  —  répondit  Ilerminie,  peut-être 
satisfaite  de  pouvoir  rester  seule  en  ce  moment. 

Mademoiselle  Ilerhant  alla  rejoindre  sa  mère,  qui  accueillait  avec 
une  simplicité  cordiale  Ernesiine  présentée  par  madame  Laîné. 

—  Je  vais  vous  meitre  bienlùt  au  fait  de  nos  habitudes,  ma  chère 
demoiselle,  — disait  madame  llerbaut  à  Ernestine,  —  les  jeunes  filles 
avec  les  jeunes  gens  dans  le  salon  où  l'on  danse,  les  n)amans  avec  les 
mamans  d.ms  le  salon  où  l'on  joue  ;  chacun  ainsi  s'amuse  selon  son 
âge  et  son  goût. 

Puis,  s'adressant  à  sa  fille  aînée  : 

—  Hortense,  conduis  mademoiselle  dans  la  salle  à  manger,  et  vous, 
ma  chère  amie ,  —  reprit  madame  Oerbaut  en  se  tournant  vers  la 
gouveruanie,  —  venez  vous  mettre  à  cette  table  de  nain-jaune;  je 
connais  Vi  tre  goût. 

Madame  Laîné  hésitait  à  se  séparer  de  mademoiselle  de  Beaumes- 
ril  ;  mais,  obéissant  à  un  regard  de  celle-ci ,  elle  la  laissa  aux  soins 
de  madeuioistlle  llerbaut,  etallas'élabiirà  une  des  deux  tables  de  icu. 

Celte  préseut-ition  s'élail  passée,  nous  l'avons  dit,  dans  liniervalle 
d'une  polka  à  une  contredanse;  la  duchesse  avait  été  remplacée  au 
piano  par  un  jeune  peintre  ,  très-bon  nmsicien,  ([ui,  préludant  bien- 
lôl,  convia  par  ses  accords  les  danseurs  à  se  mclire  eu  place. 


268         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

Mesdemoiselles  Herbaut ,  en  leur  qualité  de  filles  de  h.  maison,  et 
fort  aimables  ,  fort  jolies  d'ailleurs,  ne  pouvaient  manquer  une  con- 
tredanse ;  bienlùl  Olivier,  portant  avec  grâce  son  élégant  uniforme, 
qui  eût  suffi  pour  le  faire  distinguer  des  autres  hommes  ,  lors  même 
que  le  jeune  sous-officier  n'eût  pas  été  très -remarquable  par  le» 
agréments  de  son  extérieur,  Olivier  vint  dire  à  mademoiselle  Hor- 
fense  qui  entrait  dans  la  salle  à  manger  avec  Ernestine  : 

—  Mademoiselle  Hortense,  vous  n'avez  pas  oublié  que  cette  contre- 
danse m'appartient?  et  nous  devons,  je  crois,  prendre  nos  places. 

—  Je  suis  à  vous  dans  l'instant,  monsieur  Olivier,  —  répondit  ma- 
demoiselle Hortense ,  qui  conduisit  madi>moiselle  de  Bcaumesnil  auprès 
d'une  banquette  où  étaient  assises  plusieurs  autres  jeunes  filles. 

—  Je  vous  demande  pardon  de  vous  quitter  sitôt,  mademoiselle,  — 
dit-elle  à  Ernestine,  —  mais  je  suis  engagée  pour  cette  coniredanse, 
veuillez  prendre  place  sur  cette  banquette,  et  vous  ne  manquerez  pas, 
j'en  suis  sûre,  de  danseurs. 

—  Je  vous  en  prie,  mademoiselle,  —  répondit  Ernestine,  —  ne 
vous  occupez  pas  de  moi. 

Les  accords  du  piano  devinrent  de  plus  en  plus  pressants,  Hortense 
Herbaut  alla  rejoindre  son  danseur,  et  mademoiselle  de  Beaumesnilprit 
place  sur  la  banquette. 

De  ce  moment  commençait,  à  bien  dire,  l'épreuve  que  venait  cou- 
rageusement tenter  Ernestine  ;  près  d'elle  étaient  a^^sises  cinq  ou  six 
jeunes  filles,  il  faut  le  dire,  les  moins  jolies  ou  les  moins  agréables 
de  la  réunion,  et  qui ,  n'ayant  point  été  engagées  d'avance  avec  em- 
pressement, comme  les  reines  du  bal,  attendaient  modestement,  ainsi 
que  mademoiselle  de  Beaumesnil,  une  invitation  au  moment  delà 
contredanse. 

Soit  que  les  compagnes  d'Ernesline  fussent  plus  jolies  qu'elle,  soit 
que  leur  extérieur  parût  plus  alirayant,  elle  les  vil  loiues  engagées 
les  unes  après  les  autres  sans  que  personne  songeât  à  elle. 

Une  jeune  lille,  assez  laide,  il  est  vrai ,  partageait  le  délaissement 
de  mademoiselle  de  Beaumesnil,  lorsque  ces  mots  retentirent  : 

—  Il  manque  un  vis-à-vis.  il  faut  tout  de  suite  un  vis-à-vis. 

Le  danseur  dévoué  qui  voulut  bien  se  charger  de  remplir  celte  la- 
cune chorégraphique  était  le  jouvencel  aux  gants  vert-pomme. 
Ce  bon  gros  garçon,  de  façons  vulgaires,  voyant  de  loin  deux  jeunes 


L'ORGUEIL  269 

filles  disponibles  ,  accoiirul  pour  inviter  l'une  d'ellos  :  tnais  ,  au  lieu 
do  faire  son  chois  sans  liésiler.  afin  d'épargner  an  moins  A  relie  qui 
ne  Ini  a^jroail  pas  la  petite  hnmilialion  d'être  délaissc'e  après  examen, 
ce  Paris  ingénu,  dont  i'irrésolnlion  ne  dura  guère .  il  osi  vrai,  que 
quelques  secondes,  se  décida  pour  la  voisine  de  niadeinoiselle  de 
Beaumcsnil ,  victoire  que  l'objet  de  la  préférence  des  gants  vert- 
pomme  dut  sans  doute  aux  éclatantes  couleurs  et  aux  luxuriants  ap- 
pas qui  la  dislingiiaient. 

Si  puérile  qu'elle  semble  peut-être,  il  serait  diflicile  de  rendre 
l'angoisse  étrange,  anièrc  ,  qui  brisa  le  cœnr  de  mademoiselle  de 
Beauniesnil  pendant  les  rapides  péripéties  de  cet  ineideul. 

Eq  voyant  les  autres  jeunes  filles  invitées  tour  à  tour  sans  que  pcr» 
sonne  fit  attention  à  elle,  Erncstine  revenant  déjà  à  sa  modestie  nato» 
relie,  s'était  expli(|ué  ces  préférences. 

Cependant,  à  mesure  que  le  nombre  des  délaissées  diminuait  autour 
d'elle,  son  anxiété,  sa  tristesse,  augmentaient;  mais,  lorsque,  resté* 
seule  avec  cette  jeune  lille  laide,  dont  la  laideur  n'était  pas  même 
compensée  par  quel(pie  élégance  de  manières,  madenioisellede  Beau- 
mesnil  se  vit  pour  ainsi  dire  dédaignée  après  avoir  été  comi»arée  à  sa 
compagne,  elle  ressentit  un  coup  douloureux. 

«  llélas!  —  se  disait  la  pauvre  enfant  avec  une  tristesse  indéfinist 
sable,  puisque  je  n'ai  pu  supporter  la  comparaison  avec  aucune  des 
jeunes  filles  qui  se  trouvaient  à  côté  de  moi,  et  même  avec  la  der- 
nière que  l'on  a  invitée,  je  ne  dois  donc  jamais  plaire  à  personne?  Si 
l'on  veut  me  per-uader  le  contraire,  l'on  obéira ,  je  n'en  puis  plus  dou- 
ter maintenant,  à  une  arrière-pensée  basse  et  cupide.  Au  moins,  toutes 
ces  jeunes  filles  que  l'on  m'a  préférées  sont  bien  assurées  que  cette 
préférence  est  sincère ,  aucun  doute  cruel  ne  llétrit  leur  innocent 
triomphe...  Ah!  jamais  je  ne  connaîtrai  même  cet  luunble  bonheur!  » 

A  ces  pensées,  l'émotion  de  mademoiselle  de  Beaimiesnil  fut  si  poi- 
gnante, qu'il  lui  f.illut  un  violent  effort  pour  contenir  ses  larmes. 

Biais,  si  ses  pleurs  ne  coulèrent  pas,  son  pâle  et  doux  visage  trahi- 
an  sentiment  si  pénible,  que  deux  personnes,  deux  coeurs  généreux, 
en  furent  frappés  tour  à  tour. 

Pendant  que  mademoiselle  de  Beaumcsnil  s'était  livrée  à  ces  re- 
flexion cruelles,  la  contredanse  avait  suivi  son  cours.  Olivier  dansait 
avec  mademoiselle  lloriense  Ilerbaut,  el  le  jeune  couple  se  trouvait 
placé  en  face  d'Ernestine. 


270         LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

Lors  d'un  repos,  Olivier,  j fiant  par  hasard  les  yeux  sur  les  ban> 
queues  désertes,  remarqua  d'autant  plus  l'iinmiliant  délaissement  de 
mademoiselle  de  Beaumesnil,  qui  seule  ne  dansait  pas,  puis  l'expres- 
sion navrante  de  sa  physionomie...  Olivier  en  fut  sincèrement  touché 
et  dit  tout  bas  à  madnioiselle  Herbaut  : 

—  Mademoiselln  Ilorieiise,  quelle  est  donc  cette  jeune  fille  qui  est 
là-bas  toute  seule,  sur  cette  longue  banquette,  et  qui  a  l'air  si  triste? 
je  ne  l'ai  pas  encore  vue  ici...  ce  me  semble? 

—  Mon  Dieu  non ,  monsieur  Olivier,  c'est  une  jeune  personne 
qu'une  des  amies  de  maman  lui  a  présentée  aujourd'hui. 

—  C'est  donc  cela.  Elle  n'est  pas  jolie,  elle  ne  connaît  personne 
ici  :  on  ne  l'a  pas  engagée.  Pauvre  petite,  comme  elle  doit  s'en- 
nuyer ! 

—  Si  je  n'avais  pas  été  invitée  par  vous,  monsieur  Olivier,  et  si 
ma  sœur  n'avait  pas  comme  moi  promis  d'autres  contredanses,  je  se- 
rais restée  auprès  de  cette  jeune  personne,  mais... 

—  C'est  tout  simple,  mademoiselle  Horiense,  vous  avez  à  accom- 
plir vos  devoirs  de  maîtresse  de  maison  ;  mais  moi,  bien  certaine- 
ment, j'engagerai  cette  pauvre  petite  fille  pour  la  première  contre- 
danse. Cela  fait  peine  de  la  voir  ainsi  délaissée. 

—  Ah  !  merci  pour  maman  et  pour  nous,  monsieur  Olivier,  ce 
sera  une  vraie  bonne  œuvre,  —  dit  Hortense,  —  une  véritable  cha- 
rité... 

Peu  de  temps  après  qu'Olivier  eut  remarqué  l'isolement  de  made- 
moiselle de  Beaumesnil,  Herminie.  qui  était  restée  seule  et  rêveuse 
dans  la  chambre  à  coucher,  rentra  au  salon. 

Elle  causait  avec  madame  Herbaut,  appuyée  sur  le  dossier  de  son 
fauteuil,  lorsque,  s'inierrompant,  elle  lui  dit  en  regardant  par  la 
porte  de  la  salle  à  manger,  dont  les  vantaux  étaient  ouverts  : 

—  Mon  Dieu  !  que  cette  jeune  fille  qui  est  là-bas,  toute  seule  sur 
cette  banquette,  paraît  donc  triste  ! 

Madame  Herbaut  leva  les  yeux  de  dessus  ses  cartes,  et,  après  avoir 
regardé  du  côté  que  lui  indiquait  Herminie,  elle  lui  répondit  : 

—  C'est  une  jeune  personne  qu'une  de  mes  amies,  qui  est  là  au 
nain-jaune,  m'a  présentée  ce  soir.  Dame,  ma  chère  Herminie,  que 
voulez-vous?  cette  nouvelle  venue  ne  connaît  personne  ici,  et,  entre 
nous,  elle  u'cgI  guère  jolie;  ce  n'est  pas  étonnant  qu'elle  ne  trouve 
pas  de  danseur. 


I/ORGUEIL  271 

—  Mais  celte  pauvre  caf;ii»i  uc  peut  pourtant  pas  rester  ainsi 
abandonnée  tonle  lu  soirée ,  —  dit  llerininie,  —  cl  tomnie,  par 
boulienr,  je  suis  boilouse,  je  vais  m'occnper  de  Vélraïujire,  ol  tâcher 
Je  lui  faire  par;iiire  le  temps  moins  long. 

—  Il  n'y  a  cpie  vous,  belle  el  {^onéreuse  duchesse  que  vous  êtes, 
—  répondit  en  riant  madame  Uerb.iut,  — pour  pensera  tout  et  avoir 
une  si  bonne  idée,  .le  vous  en  remercie,  car  Uortensc  et  Claire  sont 
obligées  de  danser  toutes  les  contredanses,  et  il  est  probable  que 
cette  jeune  [icrsonne  les  maixiuera  (unies. 

—  Oh  !  quant  à  cela,  madame...  ne  le  craignez  pa»,  —  dit  IIermi> 
nie,  —  je  saurai  épargner  ce  désagrément  à  celte  jeune  fille... 

~-  Comment  ferez-vous,  belle  duchesse? 

—  Oh  !  c'est  mon  secret,  madame,  —  répondit  Uerminie. 

Et  elle  se  dirigea,  toujours  boitant  — la  meniense  !  —  vers  la  ban- 
quette où  eiait  seule  assise  mademoiselle  de  BeanmesniL 


XXXVI 


Mademoiselle  de  Beaumcsnil,  en  voyant  s'avancer  ITcrminie.  fut  si 
frappée  de  sa  beauté  surprenante,  qu'elle  ne  remurqiia  pas  l'affecta- 
lion  de  boiterie  que  s'était  imposée  la  duchesse  afin  de  ne  pas  danser 
de  tome  la  soirée...  (Si  l'on  ne  l'a  pas  deviné,  l'on  saura  plus  tard  le 
motif  de  ce  renoncement  à  la  danse,  si  rare  chez  une  jeune  fille.) 

Quelle  fut  donc  la  surprise  d'Ernestine  lorsque  la  duchesse,  s'as- 
seyant  à  ses  côlés.  loi  dil  de  la  manière  du  mouJe  la  i)l  is  aimable  : 

—  Je  suis  autorisée  par  madame  llerbaul,  mademoiselle,  à  venir, 
si  vous  le  permetiez,  vous  tenir  nn  peu  compagnie,  et  à  remplacer 
auprès  de  vous  mesdemoiselles  llerbaul... 

—  Allons,  on  a  du  moins  pitié  de  moi,  —  se  dit  d'abord  mademoi- 
selle de  Beaumcsnil  avec  une  humiliation  douloureuse. 


272         LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

Mais  l'accent  d'Herminie  était  si  doux,  si  engageant,  sa  charmante 
physionomie  si  bienveillante,  qu'Ernestine,  se  reprochant  bientôt 
l'amerlume  de  sa  première  impression,  répondit  à  la  duchesse  : 

—  Je  vous  remercie,  mademoiselle,  ainsi  que  madame  Herbaut, 
d'avoir  bien  voulu  vous  occuper  de  moi,  mais  je  craindrais  de  vous 
retenir,  et  de  vous  priver  du  plaisir  de... 

—  De  danser?  —  dit  Herminie  en  souriant  et  en  interrompant  Er- 
nestine.  —  Je  puis  vous  rassurer,  mademoiselle...  j'ai  ce  soir  un  af- 
freux mal  au  pied  qui  m'empêchera  de  figurer  dans  le  bal;  mais  vous 
voyez  qu'à  ce  grand  malheur  je  trouve  auprès  de  vous  une  compen- 
sation. 

—  En  vérité,  mademoiselle,  je  suis  confuse  de  vos  bontés  ! 

—  Mon  Dieu,  je  fais  tout  simplement  ce  que  vous  auriez  fait  pour 
moi,  j'en  suis  sûre,  mademoiselle,  si  vous  m'aviez  vue  isolée,  ainsi 
que  cela  arrive  toujours  lorsque  l'on  vient  pour  la  première  fois  dans 
une  réunion. 

—  Je  ne  crois  pas,  mademoiselle,  —  répondit  mademoiselle  de 
Beaumesnil  en  souriant,  et  mise  à  l'aise  par  les  gracieuses  avances 
d'Herminie,  —  je  ne  crois  pas  que,  même  la  première  fois  où  vous 
paraissez  quelque  part,  vous  restiez  jamais  isolée. 

—  Ah  !  mademoiselle,  mademoiselle,  —  répondit  gaiement  Her- 
minie, —  c'est  vous  qui  allez  me  rendre  confuse  si  vous  me  faites 
ainsi  des  compliments. 

—  Oh  !  je  vous  assure  que  je  vous  dis  ce  que  je  pense,  mademoi- 
selle, —  répondit  si  naïvement  Ernestine,  que  la  duchesse,  sensible 
à  cette  louange  ingénue,  reprit  : 

—  Alors,  je  vous  remercie  de  ce  qu'il  y  a  d'aimable  dans  vos  pa- 
roles. Elles  sont  sincères,  je  n'en  doute  pas;  pour  justes,  c'est 
autre  chose  ;  mais  dites-moi,  comment  trouvez-vous  notre  petit  bal? 

—  Charmant,  mademoiselle. 

—  N'est-ce  pas?  c'est  si  gai,  si  animé!.,.  Comme  on  emploie  bien 
le  temps!  Que  voulez-vous?  il  n'y  a  qu'un  dimanche  par  semaine... 
aussi,  pour  nous  tous  qui  sommes  ici,  le  plaisir  est  vraiment  un  plai- 
sir; tandis  que,  pourtant  de  gens,  dit-on,  c'est  une  occupation,  et 
des  plus  fatigantes  encore.  Rassassiés  de  tout,  ils  ne  savent  que  s'ima- 
giner pour  s'amuser. 

—  Et  croyez-vous  qu'ils  s'amusent,  au  moins,  mademoiselle? 


L'ORGUEIL.  Î75 

—  Non,  car  il  me  semble  que  ricQ  ne  doit  6tre  plus  triste  que  de 
cherclier  si  péiiiblomciil  le  plaisir. 

—  Oh!  oui,  cela  doit  être  triste,  aussi  triste  que  de  chercher  UDe 
affection  vraie  lorsqu'on  n'est  aimé  de  personne,  —  dit  involonialre- 
menl  Eniestine,  céd.mt  à  l'empire  de  ses  trisles  préoccupations. 

Il  y  eut  tant  de  mélancolie  dans  l'accent  de  la  jeune  lille  et  dans 
l'expression  de  ses  traits  en  prononçant  ces  mots,  qu  llerminie  se 
sentit  émue. 

—  Pauvre  petite,  —  pensa  la  duchesse,  —  sans  doute,  elle  n'es» 
pas  aimée  de  sa  famille;  puis  l'espèce  d'humiliation  qu'elle  a  dû  res- 
sentir en  se  voyant  délaissée  par  tout  le  monde  doit  rallriï^ier  en- 
core, car,  je  n'y  songeais  pas.  elle  est  là  toute  seule,  sur  cette  bao» 
quelle,  exposée,  comme  en  spectacle,  aux  moqueries  peut-être. 

Le  hasard  vint  confirmer  les  craintes  d'IIerminie... 

Les  évuluiions  de  la  contredanse  ayant  ramené  devant  Ernestine  la 
jeune  lille  aux  vives  couleurs  et  son  cavalier  aux  gants  vert-pomîne^ 
la  duchesse  surprit  quelques  regards  de  compassion  jetés  par  la  pré- 
férée... sur  la  délaissée. 

Ces  regards,  mademoiselle  de  Beaumesnil  les  surprit  aussi  ;  elle  se 
crut  pour  tout  le  monde  l'objet  d'une  pitié  moqueuse.  A  celte  pen- 
sée elle  souffrait  visiblement.  Qiie  l'on  juge  de  sa  reconnaissance 
pour  Herminie  lorsque  celle-ci  lui  dit,  en  tâchant  de  sourire,  car  elle 
devinait  la  pénible  impression  d'Ernestine  : 

—  Mademoiselle,  voulez-vous  me  permettre  d'agir  avec  vous  mns 
façon? 

—  Certainement,  mademoiselle. 

—  Eh  bien!  je  trouve  qu'il  fait  ici  horriblement  chaud...  Si  voot 
le  vouliez,  nous  irions  nous  asseoir  dans  la  chambre  de  madame 
Herbaut. 

—  Oh!  merci,  mademoiselle,  —  dit  Ernestine  en  se  levant  vive- 
ment et  en  allachant  sur  Herminie  son  regard  ingénu,  qu'une  larme 
furtive  rendit  humide.  —  Oh!  merci!  —  répéla-t-elle  tout  bas- 

—  Comment?  merci...  — lui  dit  Derminie  avec  surprise  en  loi 
donnant  le  bras,  —  c'est  au  contraire  à  moi  de  vous  remercier, 
puisque  pour  moi  vous  consentez  à  quitter  la  salle  du  bal. 

—  Et  moi,  je  vous  remercie,  parce  que  je  vous  ai  comprise,  ma- 
demoiselle... —  reprit  Ernestine  en  accompagnant  la  duf/ic»se  dans 


274  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

la  chambre  à  coucher  de  madame  Herbaut,  où  les  deux  jeunes  QUes 
ne  trouvèrent  personne. 

—  Maintenant  que  nous  voilà  seules,  —  dit  Herminie  à  Ernestine, 
—  expliquez-moi  donc  pourquoi  vous  m'avez  remerciée  lorsque  tout 
à  l'heure... 

—  Mademoiselle,  —  dit  Erncstrne  en  interrompant  la  duchesse,  — 
vous  êtes  généreuse,  vous  devez  être  franche. 

—  Mademoiselle,  c'est  ma  qualité...  ou  mon  défaut,  — répondit 
Herminie  en  souriant,  —  eh  bien  I  voyons,  pourquoi  cet  appel  à  ma 
franchise? 

—  Tout  à  l'heure,  lorsque  vous  m'avez  priée  de  vous  accompagner 
ici,  sous  prétexte  qu'il  faisait  trop  chaud  dans  la  salle  du  b:d,  vous 
avez  écoulé  votre  bon  cœur,  vous  vous  êtes  dit  :  «  Celte  pauvre 
jeune  fille  est  délaissée...  personne  ne  l'a  invitée  à  danser  parce 
qu'elle  n'est  pas  jolie,  elle  reste  là  comme  un  sujet  de  risée,  elle  souf- 
fre de  celle  humiliation.  A  cette  humiliation  je  vais  la  soustraire  en 
l'amenant  ici  sous  quelque  prétexte.  »  Oh!  vous  vous  êtes  dit  cela, 
n'est-ce  pas?  —  ajouta  mademoiselle  de  Beaumesnil  en  ne  cherchant 
pas  à  cacher  celle  fois  les  larmes  d'attendrissement  qui  lui  vinrent 
aux  yeux.  —  Avouez  que  je  vous  ai  devinée. 

—  C'est  vrai,  —  dit  Herminie  avec  sa  loyauté  habituelle,  —  pour- 
quoi n'avouerais-je  pas  l'iniérêlque  votre  position  m'a  inspirée,  ma- 
demoiselle ? 

—  Oh  !  merci  encore,  —  dit  Ernesline  en  tendant  la  main  à  Her- 
ro'!!"e,  —  vous  ne  savez  pas  combien  je  suis  heureuse  de  votre  sin- 
cérité. 

—  Et  vous,  mademoiselle,  —  reprit  Herminie  en  serrant  la  main 
d'Ernesline,  —  puisque  vous  voulez  que  je  sois  franche,  vous  ne  sa- 
vez pas  combien,  tout  à  l'heure,  vous  m'avez  fait  de  peine. 

—  Moi? 

—  Sans  doute...  lorsque  je  vous  disais  que  ce  devait  être  une 
chose  triste  que  de  chercher  péniblement  le  plaisir,  vous  m'avez  ré- 
pondu avec  un  accent  qui  m'a  serré  le  cœur  :  «  Oui,  c'est  aussi  triste 
que  de  chercher  une  véritable  affection  lorsqu'on  n'est  aimé  de  per- 
sonne. » 

—  Madomoisenc...  —  reprit  Ernesline  embarrassée. 

—  Oh  l  en  disant  cela ,  vous  aviez  l'air  navré ,  il  ne  faut  pas  le 
nier,  ne  vous  ai- je  pas  donné  l'exemple  de  la  franchise? 


L'ORGUEIL.  575 

—  C'est  vrai,  inadomoiselle,  en  cela  je  ne  vous  iniUnj';  pas. 

—  Eh  bien!  —  rejtril  Ih'rminic  en  liositant,  —  pcrmoitcz-moi  uoe 
question,  et  suriotil  ne  i'altribne/.  pas  à  une  indiscreie  curiosité  : 
▼DUS  ne  renntnlrez  peul-èlre  pas...  p;!rnii  les  vôtres...  raifeclion  que 
vous  pourriez  désirer  ? 

—  Je  suis  orplit'line,  —  répondit  mademoiselle  de  Deaumcsnil 
d'une  voix  si  touchante,  qu'Ilerminie  tressaillit  et  sentit  sou  émotion 
augmenter. 

—  Orpheline  !  —  reprit-elle,  —  orpheline  !  Hélas  !  je  vous  com- 
prends, car  moi  aussi... 

—  Vous  êtes  orpheline? 

—  Oui. 

—  Quel  bonheur!...  —  dit  vivement  Ernestine. 

Biais,  pendant  aussitôt  que  cette  exclamation  involontaire  devait 
paraître  cruelle  ou  au  moins  bien  étrange,  elle  ajouta  : 

—  Pardon,  mademoiselle  ..  pardon...  mais... 

—  A  mon  lotir,  je  vous  ai  devinée,  —  reprit  Hermînie  avec  une 
grâce  charmanie.  —  quel  bonheur  vent  dire  :  «  Elle  sait  combien  le 
sort  d'une  «irplicline  est  tri>te,  et  pcul-êire  elle  m'aimera,  peut-être, 
en  elle,  je  trouverai  l'affection  que  je  n'ai  pas  rencontrée  ailleurs.  » 
Est-ce  vrai?  —  ajouia  Ilerminie  en  tendant  à  son  tour  la  main  à  Er- 
nestine. —  N'est-ce  pas  que  je  vous  ai  devinée? 

—  Délas!  oui,  c'est  vrai,  —  répondit  Ernestine,  cédant  de  plus  en 
plus  à  I  attrait  sini-ulier  que  lui  inspirait  la  duchesse.  — Vœis  avez  été 
si  bonne  pour  moi,  vous  semblez  J^i  sincère,  que  j'ambitionnerais  vo- 
tre affection,  mademoiselle,  mais  ce  n'est  qu'une  ambition,  je  n'ose 
pas  même  dire  une  espérance,  —  reprit  timidemeal  Ernestine,  — 
car  vous  me  connaissez  à  peine,  mademoiselle... 

—  Et  moi,  me  connaissez-vous  davantage? 

—  Non,  mais  vous,  c'est  différent. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Je  suis  di'jà  votre  obligée,  et  je  vous  demande  encore. 

—  Et  qui  vous  dit  que  celte  affection,  que  vous  me  demandez,  je 
ne  serais  pas  heuieuse  de  vous  l'accorder  en  échani:e  de  la  vôtre? 
Vous  semblez  si  à  plaindre,  si  intéressante,  —  reprit  Ilerminie,  qui, 
de  son  côté,  ressentait  un  penchant  croissant  pour  Ernestine. 

Biais,  devenant  tout  à  coup  pensive,  elle  ajouta  : 


276  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

—  Savez-vous  que  cela  est  bien  singulier? 

—  Quoi  doue,  mademoiselle?  —  demanda  Ernestine,  inquiète  de 
la  gravilé  des  traits  de  la  duchesse. 

—  Nous  nous  connaissons  depuis  une  demi-heure  à  peine,  j'ignore 
jusqu'à  votre  non»,  vous  ignorez  le  mien,  et  nous  voici  déjà  presque 
aux  confidences. 

—  Mon  Dieu,  mademoiselle...  —  dit  Ernesiine  d'un  air  craintif, 
presque  suppliant,  comme  si  elle  eût  redouté  de  voir  Herminie  revenir 
par  réflexion  sur  l'intérêt  qu'elle  lui  avait  jusqu'alors  témoigné,  — 
pourquoi  vous  étonner  de  voir  naître  soudain  l'alTection  et  la  con- 
fiance entre  le  bienfiùteur  et  l'obligé?  Rien  ne  rapproche,  laissez- 
moi  dire,  ne  lie  plus  vile  et  davantage  que  la  compassion  d'un  côté 
et  que  la  reconnaissance  de  l'autre. 

—  J'ai  trop  besoin  d'être  de  votre  avis,  —  reprit  Herminie,  moitié 
souriant,  moitié  attendrie,  —  j'ai  trop  envie  de  vous  croire  pour  ne 
pas  accepter  toutes  vos  raisons. 

—  Mais  ces  raisons  sont  réelles,  mademoiselle,  —  dit  Ernestine, 
encouragée  par  ce  premier  succès,  et  espérant  faire  partager  sa  con- 
viction à  Herminie.  —  Et  puis  enfin,  voyez  vous,  notre  position 
pareille  contribue  encore  à  nous  rapprocher  l'une  de  l'autre.  Etre 
toutes  deux  orphelines,  c'est  presque  un  lien. 

—  Oui,  —  dit  la  duchesse  en  serrant  les  mains  d'Ernestine  entre 
les  siennes,  —  c'est  un  lien  doublement  précieux  pour  nous ,  qui 
qui  n'en  avons  plus. 

—  Ainsi,  votre  affection,  —  dit  Ernestine  en  répondant  avec 
bonheur  à  la  cordiale  étreinte  d'Herminie,  —  votre  affection ,  vous 
pourrez  un  jour  me  l'accorder? 

—  Tout  à  l'heure,  —  dit  la  duchesse,  —  sans  vous  connaître,  j'ai 
été  touchée  de  ce  que  votre  position  avait  de  pénible.  Maintenant, 
il  me  semble  que  je  vous  aime  parce  que  l'on  voit  que  vous  avez 
un  bon  cœur. 

—  Oh  !  vous  ne  pouvez  savoir  tout  le  bien  que  me  font  vos  paroles» 
—  dit  mademoiselle  de  Beaamesnil,  —  je  ne  serai  pas  ingrate,  je 
vous  le  jure,  mademoiselle. 

Mais  se  reprenant,  eUe  ajouta ": 

—  Mademoiselle?...  non,  il  me  semble  que  maintenant  il  me  serait 
difficile  de  vous  appeler  ainsi. 


L'OnCUElL.  277 

—  Et  il  me  serait  tout  aussi  diflicile  de  vous  répondre  sur  ce  ion 
cérémouicus,  —  dit  la  duchesse; —  appeiez-iuoi  doue  iionuinie,  à 
coudiliou  que  je  vous  appellerai  / 

—  Eruesiine. 

—  Eruestiue  !  —  dit  vivement  Herminie  en  se  souvenant  que  c'était 
le  nom  de  sa  sœur,  nom  (jue  la  comtesse  de  Beauniesnil  avait  plusieurs 
fois  prononcé  devant  la  jeune  artiste  en  lui  parlant  de  celte  fille 
si  chérie.  —  Vous  vous  nunnnoz  Erncstine  ?  —  reprit  Oerminie.  — 
Vous  parliez  tout  à  l'heure  de  liens  :  en  voici  un  de  plus. 

—  Comment  cela  ? 

—  Une  personne  qui  m'inspirait  le  plus  respectueux  attachement 
avait  une  fille  qui  se  nommait  aussi  Ernestine. 

—  Vous  le  voyez,  Herminie,  —  dit  mademoiselle  de  Beaumesnîl, 

—  combien  il  y  a  de  raisons  pour  que  nous  nous  aimions,  et,  puisque 
nous  voici  amies,  je  vais  vous  accabler  de  questions  plus  indiscrètes 
les  unes  que  les  autres. 

—  Et  moi  donc  !  —  dit  Ilerminie  en  souriant. 

—  D'abord,  qu'est-ce  que  vous  faites  ?  quelle  est  votre  profession, 
ilerminie? 

—  Je  suis  maltresse  de  chant  et  de  piano. 

—  Oh  !  que  vos  écolières  doivent  être  heureuses!  que  vous  devez 
être  bonne  pour  elles! 

—  Pas  du  tout,  mademoiselle  ,  je  suis  très-sévère,  —  reprit  gaie- 
ment la  duchesse.  —  Et  vous,  Elrnesiine,  que  faites-vous? 

—  Moi,  —  reprit  mademoiselle  de  Beaumesoil  assez  embarrassée, 
^-  moi,  je  brode  et  je  fais  de  la  tapisserie. 

—  Et  avez-vous  au  moins  suffisamment  d'ouvrage,  chère  enfanl? 

—  lui  demanda  Herminie  avec  une  sollicitude  presque  maternelle.  — 
Cette  époque  de  l'année  est  la  morte  saison  pour  les  travaux  de  ce 
genre. 

—  Je  suis  arrivée  depuis  très-peu  de  temps  de...  de  prwince,  pou? 
rejoindre  ici  ma  parente,  —  répondit  la  pauvre  Ernestine  de  plus 
en  plus  embarrassée,  mais  puisant  une  certaine  assurance  dans  la 
difficulté  même  de  sa  position.  —  Aussi,  vous  concevez,  Ilerminie, 

—  ajoula-t-elle,  —  que  je  n'ai  pu  encore  manquer  d'ouvrage... 

—  En  tout  cas,  si  vous  en  manquiez,  je  pourrais,  je  l'espère,  vous 
CB  procurer,  ma  chère  Ernestine. 

—  Vous!  et  comment  cela? 

16 


278  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  J'ai  aussi  brodé  pour  des  marchands,  parce  que...  enfin...  on 
peut  se  dire  cela  entre  amies  et  entre  pauvres  gens ,  quelquefois 
mes  leçons  me  manquaient,  et  la  broderie  était  ma  ressource.  Aussi, 
comme  on  a  été  très-content  de  mon  ouvrage  d;ins  la  maison  dont  je 
vous  parle,  maison  de  broderie  très-importante  d'ail 'eurs,  j'y  ai  con- 
servé de  bonnes  relations;  je  suis  donc  certaine  que,  recommandée 
par  moi,  si  peu  de  travail  qu'il  y  ait  à  donner,  vous  l'aurez. 

—  Mais,  puisque  vous  brodez  aussi,  vous,  Herminie,  c'est  vou» 
priver  d'une  ressource  en  ma  faveur,  et,  si  vos  leçons  venaient  en- 
core à  vous  manquer,  —  dit  Ernesline,  délicieusement  touchée  de 
l'offre  généreuse  d'Uerminie,  —  comment  feriez -vous? 

—  Oh  !  je  n'ai  pas  que  cette  ressource-là,  —  reprit  l'orgueilleuse 
fille,  —  je  grave  aussi  la  musique.  Mais  l'important  est  que  vous 
ayez  de  l'ouvrage  assuré,  voyez-vous,  Ernestine.  Car,  hélis  !  vous  le 
savez  peut-être  aussi,  pour  nous  autres  comme  pour  tous  ceux  qui 
vivent  de  leur  travail,  il  ne  suffit  pas  d'avoir  bon  courage,  il  faut  en- 
core trouver  de  l'occupation. 

—  Sans  doute,  car  alors  c'est  bien  pénible;  et  comment  faire?... 
dit  tristement  Ernesline  en  songeant  pour  la  première  fois  au  sort 
fatal  de  tant  de  pauvres  jeunes  lilles,  et  se  disant  avec  tristesse  que 
sa  nouvelle  amie  devait  avoir  connu  la  triste  position  dont  elle  lui 
parlait. 

—  Oui,  c'est  pénible,  —  répondit  mélancoliquement  Ilerminie,  — 
se  voir  à  bout  de  ressources,  quelque  bon  vouloir,  quelque  courage 
que  l'on  ait  !  et  c'est  pour  cela  que  je  ferai  mon  possible  pour  que 
vous  ignoriez  ce  chagrin-là,  ma  pauvre  Ernestine.  Mais  dites-moi, 
où  demeurez-vous?  j'irai  vous  voir  en  allant  donner  mes  leçons,  si 
ce  n'est  pas  trop...  trop  loin  des  quartiers  oîi  je  suis  ap-pelée,  car 
malheureusement  il  faut  que  je  sois  très-avare  de  mon  temps. 

L'embarras  de  mademoiselle  de  Beaumesnil  arrivait  à  son  comble, 
embarras  encore  augmenté  par  la  pénible  nécessité  d'être  obligée  de 
mentir;  pourtant  elle  reprit  en  hésitant  : 

—  Ma  «  hère  Ilerminie,  je  serais  bien  contente  de  vous  voir  chez 
nous,  mais  ma  parente... 

—  Pauvre  enfant!  je  comprends,  —  dit  vivement  Herminie,  en 
venant,  sans  le  savoir,  au  secours  d'Ernesline,  —  vous  n'êtes  pas 
chez  vous.'  Votre  parenîe  vous  le  fait  diiremeul  sentir  peut-être? 

—  C'est  cela,  —  dit  mademoiselle  de  Beaumesuil,  ravie  de  cette 


L'ORGl'EIL.  «f 

excuse,  —  ma  pnrcnte  n'est  pas  précisément  méchante,  mais  el!c  est 
bourrue.  —  ajoula-i-cllc  en  souriant,  —  et  puis  grognon,  oh  !  mais 
si  grognon  pour  tout  le  monde,  que  j«?  craindrais... 

—  Cela  me  ^ullit,  —  reprit  llorniinie  en  rinnt  à  son  tour,  —  si 
elle  est  grognon,  tout  est  dit,  elle  nanra  jamais  ma  visite.  Mais 
alor»,  Krnestiue,  il  faudra  veuir  me  voir  quelquefois  quand  tous  aurez 
an  instant. 

—  J  allais  vous  le  demander,  Uerminie  ;  je  me  fais  une  joie,  une 
fête,  de  ceiti'  visile  1 

—  Vous  verrez  ma  petite  chambre,  comme  elle  est  gentille  et 
coquette,  —  dit  la  duchesse. 

Mais,  réfléchiss:uit  que  peut-être  sa  nouvelle  amie  n'était  pas  si 
bien  logée  qu'elle.  Uerminie  se  reprit  et  ajouta  : 

—  Quand  je  dis  que  ma  chambre  est  gentille,  c'est  une  façon  de 
parler,  elle  est  toute  simple. 

l'.rnesiiiie  avait  déjà,  pour  ainsi  dire,  la  clef  da  cœur  et  du  carac- 
tère d'ilernùnie,  aussi  lui  dit-elle  eu  souriant  : 

—  Uerminie,  soyez  franche. 

—  A  propos  de  quoi,  Ernesline? 

—  Votie  chambre  est  charmante,  et  vous  vous  êtes  reprise  de 
crainte  de  me  faire  de  la  peine  en  pensant  (jne  chez  ma  grognon  de  pa- 
rente je  n'avais  pas  sans  doute  une  chambre  aussi  jolie  que  la  vôtre? 

—  Mais  savez-vous,  Ernestinc ,  que  vous  seriez  tres-dangereuse, 
si  l'on  avait  un  secret,  —  répondit  la  duchesse  en  riant,  —  vous  de- 
▼iuez  tout. 

—  J'en  étais  sûre  :  votre  chambre  est  charmante;  quel  bonheur 
d'aller  la  voir! 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  dire  :  c  Quel  bonheur  d'aller  la  voir  !  »  il  faut 
dire  :  u  ilerniiiiie,  tel  jour,  je  viendrai  prendre  une  tasse  de  lait  le 
matin  avec  vous,  u 

—  Oh  !  je  le  dis  de  grand  cœur  ! 

—  Et  moi  j'accepte  aussi  de  grand  cœur;  seulement,  lorsque  vous 
vieuiirez,  Ernesline,  que  ce  soit  à  neuf  heures,  car  à  dix  je  com- 
mence ma  tournée  de  leçons.  Voyous,  quel  jour  vieudrez-vous? 

Mademoiselle  de  Beaumesnil  fut  tirée  du  nouvel  embarras  où  elle 
se  trouvait  par  la  Providence,  qui  se  manifesta  sons  rasjiect  d'ua 
charmant  s:)US-ofûcier  de  hussards,  qui  n'était  autre  qu'Olivier. 

Fidèle  à  la  compatissante  promesse  ([u'il  avait  faite  à  mademoiselle 


280  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

Herbaul,  le  digne  garçon  venait,  par  charité,  inviter  Ernestiue  pour 
la  prochaine  contredanse. 

Olivier,  après  avoir  salué  Derminie  d'un  air  à  la  fois  respectueux 
et  cordial,  s'inclina  devant  mademoiselle  de  Beaumesnil  avec  une  po- 
litesse parfaite,  et  lui  posa  celte  question  sacramentelle  : 

—  Mademoiselle  veut-elle  me  faire  l'honneur  de  danser  la  pre- 
mière contredanse  avec  moi? 


XXXVII 


Mademoiselle  de  Beaumesnil  fut  doublement  surprise  de  l'invita- 
tion que  lui  adressait  Olivier,  car  cette  invitation  devait  être  pour 
ainsi  dire  préméditée,  puisque  Ernestine  ne  se  trouvait  pas  alors  dans 
la  salle  de  bal;  aussi,  très-étonnée,  la  jeune  fille  hésitait  à  répondre 
lorsque  Ucrminie  dit  gaiement  au  jeune  soldat  : 

—  J'accepte  votre  invitation  au  nom  de  mademoiselle,  mon- 
sieur Olivier,  car  elle  est  capable  de  vouloir  vous  priver  du  plaisir  de 
danser  avec  elle  afin  de  me  tenir  compagnie  pendant  toute  la  soirée. 

—  Puisque  mademoiselle  a  accepté  pour  moi,  monsieur,  —  reprit 
Ernestine  en  souriant,  —  je  ne  puis  que  suivre  son  exemple. 

Olivier  s'inclina  de  nouveau,  et  s'adressant  à  Herminie  : 

—  Je  suis  arrivé  malheureusement  bien  tard,  mademoiselle  Her- 
minie, d'abord  parce  que  vous  ne  touchez  plus  du  piano,  et  puis 
parce  que  j'ai  appris  que  vous  ne  dansez  pas. 

—  En  effet,  monsieur  Olivier,  vous  êtes  arrivé  tard,  car  il  m'a 
semblé  vous  voir  entrer  à  la  fin  de  la  dernière  polka  que  j'ai  jouée. 

—  Hélas  !  mademoiselle,  vous  voyez  en  moi  une  victime  de  ma 
patience  et  de  l'inexactitude  d'autrui.  J'attendais  un  de  mes  amis, 
qui  devait  venir  avec  moi. 

Et  Olivier  regarda  Herminie,  qui  rougit  légèrement,  et  baissa  les 
yeux. 


L'OT\GUEIL.  281 

—  Mai<;  ci-l  nxit  n'osl  p:ts  venu. 

—  iVul-clie  osl-il  iiialado,  nioiisuMir  Olivier.  —  demanila  la  du- 
chesse avec  «mo  affeclalion  de  parfaiiii  iiulilïcrcnce,  quoitiirellc  so 
senlîl  assez  inquiète. 

—  Non,  nuKlnnoisellc,  il  se  porte  à  merveille  :  je  l'ai  vu  tnulùl; 
je  crois  que  c'est  sa  mère  qui  l'aura  retenu,  car  ce  brave  g.irron  n'a 
aucniic  l'oree  contre  la  volonté  de  s;\  mère. 

(les  paroli's  d'Olivier  parunnl  dissiper  le  léf;er  nuage  qui,  de 
tenqts  à  autre,  avait,  pendant  celle  soirée,  assombri  le  front  de  la 
duchesse. 

Elle  reprit  donc  gaiement  : 

—  Mais  alors,  monsitur  Olivier,  vous  êtes  trop  injuste  de  blâmer 
votre  ami,  puisque  son  absence  a  une  si  bonne  excuse. 

—  Je  ne  le  lilàmt:  pas  du  tout,  mademoiselle  llerminie,  je  le  plains 
de  n'èire  pas  venu,  car  le  bal  est  charmant,  et  je  me  plains  d'être 
arrivé  si  lard  ;  jaurais  en  plus  tôt  le  plaisir  de  danser  avec  made- 
moiselle, —  ajouta  obligeamment  Olivier  en  s'adressanl  à  made- 
moiselle de  Beaumesnil,  afin  de  ne  pas  la  laisser  en  dehors  de  la 
conversation. 

Soudain  ces  mots  :  «  A  vos  places  !  à  vos  places  !  »  retentirent 
dans  la  salle  à  manger,  en  même  temps  que  les  accords  du  piano. 

—  Mademoiselle,  —  dit  Olivier  en  offrant  son  bras  à  Ernestine,  — 
je  suis  à  vos  ordres. 

La  jeune  fille  se  leva. 

Elle  allait  suivre  Olivier,  lorsque  Herminie,  la  prenant  par  la  main, 
lui  dit  tout  bas  : 

—  Un  instant,  Ernesline,  laissez-moi  arranger  votre  échar|)e  :  il  y 
manque  une  é|iingle. 

El  la  duchesse,  avec  ime  sollicitude  charmante,  effaça  un  pli  dis- 
gracieux de  l'écharpe,  la  fixa  au  moyen  d'une  épingle  (|u'elle  prit  à  sa 
ceinture,  délira  un  froncement  du  corsage  de  la  robe  d'Ernesiine, 
rendant  enfin  à  sa  nouvelle  amie  tous  ces  petits  soins  coquels  que 
deux  bonnes  sœurs  échangent  entre  elles. 

—  Maintenant,  mademoiselle,  —  reprit  llerminie  avec  une  gravité 
plaisante,  après  avoir  jeté  un  coup  d'oeil  sur  la  toilette  d'Ernesiine, 
—  je  vous  permets  daller  danser,  mais  surtout  amusez-vous  bien  ! 

Mademoiselle  de  lieauniesuil  fut  si  touchée  delà  gracieuse  atleiilion 
d'Ueruiinie,  qu'avant  d'accepter  le  bras  d'Olivier  elle  trouva  ujoycn 

le. 


Î83  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

J'effleurer  d'un  baiser  la  joue  de  la  duchesse  en  lui  disant  tout  bas  : 

—  Merci  encore,  merci  toujours  1 

Et,  heureuse  pour  la  première  fois  depuis  la  mort  de  sa  mère, 
Ernesiine  quitta  Herminie,  prit  le  bras  d'Olivier,  et  le  suivit  dans  la 
salle  de  bal. 

Le  jeune  sous-officier,  d'une  figure  remarquablement  agréable  et 
distinguée,  cordial  avec  les  hommes,  prévenant  avec  les  femmes, 
portant  enfin  avec  une  rare  élégance  son  charmant  uniforme  de 
hussard,  rehaussé  d'une  croix  que  l'on  savait  vaillamment  gagnée,  le 
jeune  sous-officier,  disons-nous,  avait  le  plus  grand  succès  chez  ma- 
dame Ilerbaut,  et  Ernestine,  naguère  si  délaissée,  fit  bien  des  ja- 
lousies lorsqu'elle  apparut  dans  la  salle  de  bal,  au  bras  d'Olivier. 

Les  femmes  les  plus  ingénues  ont,  à  l'endroit  de  l'effet  qu'elles  pro- 
duisent sur  les  autres  femmes,  une  pénétration  nire. 

Chez  mademoiselle  de  Beaumesnil,  à  cette  pénétration  se  joignait 
la  ferme  volonté  d'observer  avec  une  extrême  attention  tous  les  inci- 
dents de  celte  soirée. 

Aussi,  s'apercevant  bientôt  de  l'envie  que  lui  attirait  la  préférence 
qu'Olivier  montrait  pour  elle,  la  reconnaissance  de  la  jeune  fille  s'en 
augmenta. 

Elle  n'en  doutait  pas  :  Olivier,  par  bonté  de  cœur,  avait  voulu  la 
venger  du  pénible  et  presque  humiliant  délaissement  dont  elle  avait 
souffert. 

Ce  sentiment  de  gratitude  disposa  mademoiselle  de  Beaumesnil  à  se 
montrer  envers  Olivier  un  peu  moins  réservée  peut-être  qu'il  ne  con- 
venait dans  une  position  aussi  délicate  que  celle  où  elle  se  trouvait. 

Mise  d'ailleurs  très  en  confiance  avec  le  jeune  soldat  par  cela  seu- 
lement qu'il  paraissait  amicalement  traité  par  Herminie,  Ernestine  se 
sentit  donc  très-décidée  à  provoquer  toutes  les  conséquences  de 
l'épreuve  qu'elle  venait  subir. 

Olivier,  en  promettant  à  mademoiselle  Herbaut  d'engager  made- 
moiselle de  Beaumesnil,  avait  seulement  obéi  à  un  mouvement  de 
son  généreux  nalurel,  car,  voy;int  mademoiselle  de  Beaumesnil  de 
loin,  il  l'avait  trouvée  presque  laide;  il  ne  la  connaissait  pas,  il  igno- 
rait si  elle  était  spirituelle  ou  sotte:  aussi,  enchanté  de  trouver  un 
sujet  de  conversation  dans  l'amitié  qui  semblait  lier  Herminie  et 
Ernestine,  il  dit  à  celle-ci,  pendant  un  de  ces  repos  forcés  que  laissent 
les  évolutions  de  la  contredanse  : 


L'ORGUEIL.  MS 

—  Mademoiselle,  vous  connaissez  mademoiselle  Ilcrroinie  !  Ouelle 
boDue  et  cliarnianle  personne,  n'est-ce  pas? 

—  Je  pense  ahsoliimeni  connue  vous,  monsieur,  quoique  j'aie  va 
ce  soir  mademoiselle  lleiniiuic  pour  la  première  fois. 

—  Ce  soir  ..  seulement .' 

—  Cette  soiiiiaine  amilié  vous  éloime,  n'est-ce  pas,  monsiour?Mai8 
que  voulez-vous?  quehiuefois  les  plus  riches  sont  les  plus  jiçeiii'reux  : 
ils  n'attendent  pas  qu'on  leur  demande,  ils  vous  offrent.  Il  en  a  été 
ainsi  ce  soir  d'ilerminie  à  mou  é;;ard. 

—  Je  vous  coai|)reuds,  mademoiselle,  vous  ne  connaissiez  personne 
ici,  et  mademoiselle  llern)iuie... 

—  .Mo  voyant  seule,  a  eu  la  bonté  de  venir  à  moi.  Cela  doit,  mon- 
sieur, vous  surprendre  moins  que  tout  autre... 

—  Mi  pourquoi  cela,  mademoisi  Ile  ? 

—  l'aiee  que.  tout  à  l'heure,  —  repondit  Ernestine  en  souriant,  — 
vous  avi'z,  monsieur,  cédé,  comme  llcrniinie,  à  un  sentiment  de  ch^ 
ri  lé  à  mou  égard...  de  charité...  dansante,  bien  entendu. 

—  De  charité...  Ah!  mademoiselle,  celte  expression... 

—  Est  trop  vniie? 

—  Au  contraire. 

—  Voyons,  monsieur,  avouez-le,  vous  devez,  il  me  semble,  tou- 
jours dire  la  vérité. 

—  Franchcmeui,  mademoiselle,  —  reprit  Olivier  en  souriant  à  son 
tour,  —  ferais-je  acte  de  charité,  je  suppose,  —  permeltcz-nioi  celte 
comparaison,  en  cueillant  une  fleur  oubliée,  inaperçue? 

—  Ou  plutôt  délaissée. 

—  Soit,  mademoiselle. 

—  A  la  bonne  heure. 

—  Biais  qu'esi-ce  que  cela  prouverait?  sinon  le  mauvais  goût  de 
celui  qui  aurait  préféré,  par  exemple,  à  une  petite  violette,  un  énorme 
coquelicot. 

El  Olivier  montra,  d'un  regard  moqueur,  la  robuste  et  grosse  jeune 
(ille  pour  qui  Eniesliue  avait  été  délaissée,  et  dont  les  vives  couleurs 
avaient,  eu  cilil,  beanroe|i  d'îiiialo^ie  avec  le  pavot  sauvage... 

Mail(  moiselle  de  Beaiuuesnil  ne  put  sempêrher  de  sourire  à  cette 
comparaison;  mais  elle  reprit  en  secouant  la  lète  : 

—  Ah  !  monsieur,  si  aimable  que  soit  voire  réponse,  elle  me  proure 
que  j'avais  doublement  raison. 


284  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

—  Comment  cela,  mademoiselle? 

—  Vous  avez  eu  pitié  de  moi,  et  vous  ea  avez  encore  assez  pitié 
pour  craindre  de  me  l'avouer. 

—  Au  fait,  mademoiselle,  vous  avez  raison  de  vouloir  de  la  fran- 
chise, cela  vaut  toujours  mieux  que  des  compliments. 

—  Voilà,  monsieur,  ce  que  j'attendais  de  vous. 

—  Eh  bien  !  oui,  mademoiselle,  en  voyant  que,  seule,  vous  n'étiez 
pas  engagée,  je  n'ai  pensé  qu'à  une  chose  :  à  l'ennui  que  vous  de- 
viez éprouver,  et  je  me  suis  promis  de  vous  inviter  pour  la  contre- 
danse suivante.  J'espère  que  voilà  de  la  sincériié,  mais  vous  l'avez 
voulu. 

—  Certes,  monsieur,  et  je  m'en  trouve  si  bien,  que,  si  j'osais... 

—  Osez,  mademoiselle,  ne  vous  gênez  pas. 

•—  Mais  non,  si  franc  que  vous  soyez,  si  amie  de  la  vérité que 

vous  me  supposiez,  monsieur,  votre  sincérité  s'arrêterait,  j'en  suis 
sûre,  à  de  certaines  limites. 

—  A  celles  que  vous  poseriez,  mademoiselle,  pas  à  d'autres. 

—  Bien  vrai  ? 

—  Oh  !  je  vous  le  promets. 

—  C'est  que  la  question  que  je  vais  vous  faire,  monsieur,  devra 
vous  paraître...  si  étrange...  si  hardie  peut-être. 

—  Alors,  mademoiselle,  je  vous  dirai  qu'elle  me  paraît  étrange  ou 
hardie,  voilà  tout. 

—  Je  ne  sais  si  j'oserai  jamais. 

—  Ah  !  mademoiselle,  —  dit  Olivier  en  riant,  —  h  votre  tour, 
vous  avez  peur  de  la  franchise. 

—  C'est-à-dire  que  j'ai  peur  pour  votre  sincérité,  monsieur,  il  fau- 
drait qu'elle  fût  si  grande,  si  rare. 

—  Soyez  tranquille,  mademoiselle,  je  réponds  de  moi. 

—  Eh  bien  !  monsieur,  comment  tue  trouvez-vous? 

—  Mademoiselle...  —  balbutia  d'abord  Olivier,  qui  était  loin  de  s'at- 
tendre à  cette  brusque  et  embarrassauie  question,  permettez...  je... 

—  Ah!  voyez-vous,  monsieur,  reprit  gaiement  Ernestine,  —  vous 
n'osez  pas  me  répondre  tout  de  suite;  mais  tenez,  pour  vous  mettre 
à  l'aise,  supposez  qu'en  sortant  de  ce  bal,  et  rencontrant  un  de  vos 
«mis,  vous  lui  |)arliiv.  de  toutes  les  jeunes  personnes  avec  qui  vous 
avez  dansé,  que  diricz-vons  de  moi  à  votre  ami,  si,  par  hasard,  vous 
vous  souveniez  que  j'ai  été  l  une  de  vos  danseuses? 


L'ORGUEIL.  W1 

—  0  mon  Dieu!  mademoiselle,  -  reprit  Olivier  en  se  remettanl 
de  sa  surprise.  —  je  dirais  tout  uniment  ceci  à  mon  ami  :  a  J'ai  vu 
onc  jeune  demoiselle  que  persoiuie  n'invitait  :  cela  m'a  intéressé  i 
elle,  je  l'ai  eiif;af;ée,  tout  eu  pensant  que  notre  entrelien  ne  serait 
peut-être  pas  fort  amusant,  car,  ne  connaissant  pas  cette  demoiselle, 
je  n'avais  à  lui  dire  que  des  banalités;  eli  bien!  pas  du  tout  :  grâce  à 
ma  danseuse,  notre  entretien  a  élc  très-animé;  aussi,  le  temps  de  la 
contredanse  a-t-il  passé  comme  un  songe.  » 

—  Et  cette  jeune  personne,  vous  demandera  peut-être  votre  ami, 
monsieur,  était-elle  liidooii  jolie? 

ff  —  De  loin,  —  répondit  intrépidement  Olivier,  —  je  n'avais  pu 
bien  dislinguer  ses  traits.  Mais,  en  la  voyant  de  près,  à  mesure  que 
je  Tai  regardée  plus  attentivement,  et  que  je  l'ai  surtout  entendue 
parler,  j'ai  trouvé  dans  sa  pbysionomie  quelque  cbose  de  si  doux 
de  si  bon.  une  expression  de  franchise  si  avenante,  que  je  ne  pen- 
sais plus  qu'elle  aurait  pu  être  jolie.  »  Mais.  —  reprit  Olivier, 
—  j'ajouterai  (toujours  parlant  à  mou  ami)  :  «  Ne  répétez  pas  ces 
coiitidenccs,  car  il  n'y  a  que  les  femmes  de  bon  esprit  et  de  bon 
cœur  qui  demandent  et  pardonnent  la  sincérité.  »  C'est  donc  à  un 
ami  discret  que  je  parle,  mademoiselle. 

—  Et  moi,  monsieur,  je  vous  remercie;  je  vous  suis  reconnais- 
sante, oh  !  profondément  reconnaissante  de  voire  franchise,  —  dit 
mademoiselle  de  Peaumesnil  d'une  voix  si  émue ,  si  pénétrante, 
qu'Olivier,  surpris  et  ému  lui-même,  regarda  la  jeune  fille  avec  un 
▼if  intérêt. 

A  ce  moment,  la  contredanse  finissait. 

Olivier  reconduisit  Erm'siine  auprès  d'IIerminie,  qui  l'attendait; 
puis,  Irès-frappé  du  singulier  caractère  de  la  j(MUie  fille  qu'il  venait 
de  faire  d.mser,  le  jeune  sous-of(icier  se  relira  à  l'écart  quelque  peu 
rêveur. 

—  Eh  bien  !  —  dit  affectueusement  Ilerminie  à  Erncsline,  —  vous 
vous  êies  amusée,  n'est-ce  pas?  je  le  voyais  à  voire  figure  :  vous 
avez  causé  tout  le  temps  que  vous  ne  dansiez  pas. 

—  C'est  que  M.  Olivier  est  très-aimable,  et  puis,  sachant  que  vous 
le  connaissiez.  Herminie,  cela  m'a  mise  tout  de  suite  en  conGanca 
avec  lui. 

—  Et  il  le  mérite,  ie  vous  assure,  iirnestine;  il  est  impossible 
d'avoir  un  plus  excellent  cœur,  un  caractère  plus  noble  :  son  ami 


m  LES  SEPT  PÉCUÉS  CAPITAUX. 

intime  (et  la  duchesse  rougit  imperceptiblement)  me  disait  qne  M.  Oli- 
vier s'occupe  des  travaux  les  plus  ennuyeux  du  monde,  afin  d'utiliser 
son  congé  et  de  venir  en  aide  à  son  oncle,  ancien  officier  de  marine, 
criblé  de  blessures,  qui  demeure  dans  la  maison,  et  qui  n'a  pour 
vivre  qu'une  petite  retraite  insuffisante. 

—  Cela  ne  m'étonne  pas  du  tout,  Herminie  ;  j'avais  deviné  que 
M.  Olivier  avait  bon  cœur. 

—  Avec  cela,  brave  comme  un  lion;  son  anU,  qui  servait  avec  M 
dans  le  même  régiment,  m'a  cité  plusieurs  traits  d'admirable  bra- 
voure de  M.  Olivier. 

—  Il  me  semble  que  cela  doit  éire  :  je  me  suis  toujours  figuré 
que  les  personnes  très-braves  devaient  être  très-bonnes,  —  répondit 
Ernesiine.  —  Vous,  par  exemple,  Herminie,  vous  dtivez  être  très- 
courageuse. 

L'entretien  des  jeunes  filles  fut  interrompu  de  nouveau  par  un 
danseur  qui  vint  inviter  Ernestine  en  échangeant  un  regard  avec 
Herminie. 

Ce  regard,  mademoiselle  de  Beaumesnil  le  surprit  et  il  la  fit  rougir 
et  sourire  ;  elle  accepta  néanmoins  l'engagement  pour  la  contredanse 
qui  allait  commencer  dans  quelques  instants. 

Le  danseur  éloigné,  Ernesiine  dit  gaiement  à  sa  nouvelle  amie  : 

—  Vous  m'avez  mise  en  goûL  d'êire  dangereuse,  et  je  le  deviens 
prodigieusement,  ma  chère  Herminie. 

—  Et  à  propos  de  quoi  me  dites-vous  cela,  Ernestine? 

—  Celte  invitation  que  l'on  vient  de  me  faire.. 

—  Eh  bien? 

—  C'est  encore  vous. 

—  Encore  moi  ? 

—  Vous  vous  êtes  dit  :  «  H  faut  au  moins  que  cette  pauvre  Ernes- 
tine danse  deux  fois  dans  la  soirée  :  tout  le  monde  n'a  pas  le  bon 
cœur  de  M.  Olivier;  or,  je  suis  reine  ici,  et  j'ordonnerai  à  l'un  de 
mes  sujets.  » 

Mais  le  sujet  de  la  reine  Herminie  vint  dire  à  mademoiselle  de 
Beaumesnil  : 

—  M..denioisclle,  on  est  en  place. 

—  A  tout  à  l'heure,  mademoiselle  la  devineresse,  —  dit  Herminie 
k  maileinoiselle  de  Beaume-nil  en  la  mena(;ant  affectueusement  du 
doigt,  —  je  vous  apprendrai  à  être  si  fière  de  votre  pénétration. 


L'ORGUEIL.  «87 

A  peine  la  jeune  fille  venaii-elle  de  s'éloigner  avec  son  danseur, 
<iu'01ivior.  s'aitproclianl  de  la  duchesse,  s'assil  au|>ri's  d'elle  el  lui  dit  : 

—  Mais  quelle  O'^l  donc  celte  jeune  liile  avec  tiui  je  viens  de  danser? 

—  Une  orpheline  qui  vil  de  son  élal  de  brodeuse,  monsieur  Olivier, 
Cl  qiii,  je  le  pense,  nesi  pas  ircs-beureuse,  car  vous  ne  pouvez,  vous 
imaginer  avec  quelle  expression  louchanie  elle  m'a  remerciée  de 
ni'èUe  occupée  d'elle  ce  soir;  c'csl  cela  qui  nous  a  soudain  rappro- 
chées l'une  de  lauire,  car  je  ne  la  connais  que  d'aujourd  luii. 

—  C'est  ce  qu'elle  m'a  dit  en  parlant  naivement  de  ce  qu'elle 
appelle  votre  pitié  et  la  mienne. 

—  Pauvre  peiite  !  il  faut  qu'elle  ait  été  bien  maltraiice,  qu'elle  le 
soit  poui-èlre  encore,  pour  se  montrer  si  reconnaissante  de  la 
moindre  preuve  d'intérêt  qu  ou  lui  donne. 

—  Elle  est  avec  cela  fort  originale.  Vous  ne  savez  pas,  made> 
moiselle  llerminie,  la  singulière  question  qu'elle  m'a  faite  en  invo- 
quant ma  franchise  ' 

-Non. 

—  Elle  m'a  demandé  si  je  la  trouvais  laide  ou  jolie. 

—  Quelle  singulière  pelile  lilie  !  El  vous  lui  avez  répondu? 

—  La  vérité,  puisqu'elle  la  demaiulait 

—  Comment,  monsieur  Olivier,  vous  lui  avez  dit  qu'elle  o'élail  pas 
jolie  ? 

—  Certainement,  mais  en  ajoutant  (et  c'était  aussi  la  vérité)  qu'elle 
avait  l'air  si  doux,  si  franc,  qu'on  ou'jliaii  qu'elle  aiirail  pu  être  belle. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  monsieur  Olivier,  —  dit  llerminie  pre-que  avec 
crainte,  —  c'était  dur  à  entendre  pour  elle.  Et  elle  n'a  pas  semblé 
blessée  ? 

—  Pas  le  moins  du  monde,  au  contraire,  et  c'est  cela  surtout  qui 
m'a  beaucoup  fiap-pé.  Lorsqu'on  pose  des  questions  de  cette  nature, 
soyez  franc  veut  ordinairement  dire  mentez.  Tatidis  (lu'elle  m'a  re- 
mercia de  ma  sincérité  en  deux  mot?,  mais  avec  un  accent  si  pé- 
nétré, si  louchant,  et  surtout  si  vrai,  que,  malgré  moi,  j'en  ai  clé 
tout  ému. 

—  Savez -vous  ce  que  je  crois,  monsieur  Oliviert  Cest  qiie  >a 
pauvre  cré  iiure  acra  clé  tros-duren>ent  traitée  chez  elle;  on  lui  aura 
peul-êlre  dit  cent  fois  qu'elle  était  laide  comme  vn  petit  mciistre,  et, 
86  trouvant  sans  doute  pour  la  preniicre  fois  de  sa  vie  en  coiifiancr 
avec  quelqu'un,  elle  aura  voulu  savoir  de  vous  la  vérité  sur  elliî  nitîme. 


W8  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

—  Vous  avez  probablement  raison,  mademoiselle  Ilerminîe  ;  et  c« 
qui  m'a  touché  comme  vous,  c'est  de  voir  avec  quelle  reconnaissance 
cette  pauvre  jeune  fille  accueille  la  moindre  preuve  d'intérêt,  pourvu 
qu'elle  la  croie  sincère. 

—  Figurez-vous,  monsieur  Olivier,  que  parfois  j'ai  vu  de  grosses 
larmes  rouler  dans  ses  yeux... 

—  En  effet,  il  me  semble  que  sa  gaieté  doit  cacher  un  fond  demé- 
lancoUe  habituelle  :  elle  cherche  à  s'étourdir  peut-être. 

—  Et  puis,  malheureusement  son  état,  qui  demande  beaucoup  de 
travail  et  de  temps,  est  peu  lucratif,  pauvre  enfant!  Si  les  préoccu- 
pations de  la  pauvreté  viennent  se  joindre  à  ses  autres  chagrins  !... 

—  Cela  n'est  que  trop  possible,  mademoiselle  Ilerminie...  —  dit 
Olivier  avec  sollicitude,  —  elle  doit  être,  en  effet,  bien  à  plaindre. 

—  Mais  silence  !  la  voilà  !  —  dit  Herminie. 
Puis  elle  ajouta  : 

—  Ah!  mon  Dieu!  elle  met  son  châle;  on  nous  l'emmène... 

En  effet,  Ernesline,  derrière  qui  marchait  madame  Laîné  d'un  air 
imposant,  s'avança  dans  la  chambre  à  coucher,  et  fit  à  Herminie  un 
signe  de  tête  qui  semblait  dire  qu'elle  parlait  à  regret. 

La  duchesse  alla  au-devant  de  sa  nouvelle  amie  et  lui  dit  •. 

—  Comment!  vous  nous  quittez  déjà? 

—  H  le  faut  bien,  —  répondit  Ernestine  en  accusant  d'un  petit  re> 
gard  sournois  l'innocente  madame  Laîné. 

—  Mais,  au  moins,  vous  viendrez  dimanche,  ma  chère  Ernesline? 
Vous  savez  que  nous  avons  mille  choses  à  nous  dire. 

—  Oh!  j'espère  bien  venir,  ma  chère  Herminie;  j'ai  autant  que 
vous  le  désir  de  nous  revoir  bientôt. 

Et,  faisant  un  salut  gracieux  au  jeune  sous-officier,  Ernestioe  lui 
dit: 

—  Au  revoir,  monsieur  Olivier. 

—  Au  revoir,  mademoiselle,  —  répondit  le  jeune  soldat  en  s'incli- 
nant. 

Une  heure  après,  mademoiselle  de  Beaumesnil  et  madame  Laioè 
liaient  de  retour  à  l'hôtel  de  la  Rochaigué. 


L'ORGUEIL  fB9 


XXXVIII 


Mndi'miti-illt'  de  ri'nmnt'Miil,  de  retour  du  b;»l  de  madame  Ilerbaul, 
resla  seule  el  écrivil  soii  journal  : 

«Dieu  soit  b  iii  !  chère  maman  :  l'inspiration  à  laquelle  j'ai  cédé... 
élait  boiuie. 

«  Oh!  dans  celle  soirée,  quelle  cruelle  loçon  d'abord,  puis  quel 
profit. ibie  enscignemcnl,  et  enfin  <iuelles  douées  compen-  allons  ! 

«  Deux  personnes  de  cœur  m'onl  lémoigné  un  iniérèl  vrai. 

«  Oh!  oui,  celte  fob  bien  vrai,  bien  dé^inlére^sé,  car  ces  person- 
nes-là, du  moins,  Ignorent  cpie  je  suis  la  plus  richt-  hcritièrc  de 
France... 

«  Elles  me  croient  pauvre,  dans  un  élai  voisin  de  la  nilbère,  et  puis 
surtout  elles  ont  été  sincères  envers  moi,  je  le  sais,  j'en  suis  cer- 
taine; oui.  elles  ont  été  sineères. 

«  Jugez  de  mon  bonheur!  je  puis  enfin  avoir  foi  en  quelqu'un,  raa 
mère,  moi  (jiii  suis  arrivée  à  l.i  défiance  de  tout  et  de  tous,  grâce  aux 
adulations  des  gens  qui  m'entourent. 

«  Enfin...  je  crois  savoir  ce  que  je  vaux,  ce  que  je  parais. 

«  Je  suis  loin  d'être  jolie,  je  n'ai  rien  au  monde  qui  puisse  me  faire 
remarquer,  je  suis  une  de  ces  créatures  qui  doivent  toujours  passer 
iaaper(,iies,  à  moins  ijue  quelques  cœurs  compatissants  ne  soient  tou- 
chés de  mon  air  n.aurellenient  doux  el  triste. 

0  Ce  que  je  dois  réellement  inspirer  (si  j'inspire  quelque  chose) 
est  celte  sorte  de  tendre  commisération  que  les  âmes  d'une  délica- 
tesse rare  ressentent  parfois  à  la  vue  d'un  être  Inoffensif,  souffrant 
de  quelque  peine  cachée. 

«  Si  celle  commisération  me  rapproche  d'une  de  ces  natures  d'élite, 
ce  qu'elle  trouve  et  aime  en  moi,  c'est  une  grande  douceur  de  carac- 
tère, jointe  à  un  besoin  de  réciproque  sincérité. 

0  Voilà  ce  que  je  suis,  rien  de  plus,  rien  de  moins. 

a  Et  qu;ind  je  compare  ces  humbles  avantages  ,  les  seuls  que  je 
possède,  aux  perfeclions  inouïes,  idéales,  que  la  flatterie  se  pl.iil  i 
m'accorder  si  magniûquemeut; 

17 


âOO         LES  SEPT  PÊCHES  CAPITAUX. 

«  Quand  je  pense  à  cessassions  soudaines ,  irrésistihles  ,  que  j'ai 
inspirées  à  des  gens  qui  ne  m'onl  jamais  parlé  ; 

«  Quand  je  pense  enfin  à  Vcffct  que  je  produisais  en  entrant  quel- 
que part,  et  que  je  me  rappelle  qu'au  bal  de  ce  soir  je  nai  été  invi- 
tée à  danser  que  par  charité  ,  toutes  les  jeunes  filles  ayant  été  engâ^ 
géesde  préférence  à  moi,  car  j'étais  la  plus  laide  de  cette  réunion, 
ô  ma  mère  !  moi  qui  n'ai  jamais  eu  de  haine  pour  personne,  je  le  sens, 
je  les  hais  autant  que  je  les  méprise,  ces  gens  qui  se  sont  joués  de 
moi  par  leurs  basses  flatteries. 

«  Je  suis  tout  étonnée  des  mots  durs,  amers,  insolents,  qui  me  vien- 
nent à  l'esprit,  et  dont  j'espère  un  jour  accabler  ceux  qui  m'ont  voulu 
tromper ,  lorsqu'une  épreuve  à  laquelle  je  veux  les  soumettre  au 
grand  bal  de  jeudi,  chez  madame  la  marquise  de  Mirecourt ,  m'aura 
complètement  prouvé  leur  fausseté. 

«  Hélas  !  chère  maman,  qui  m'eût  dit ,  il  y  a  quelque  temps ,  que 
moi,  si  timide,  je  prendrais  un,  jour  de  ces  résolutions  hardies  ? 

«  Mais  la  nécessité  d'échapper  à  de  grands  malheurs  donne  du 
courage,  de  la  volonté  aux  plus  craintifs. 

«  Puis  il  me  semble  que,  de  moment  en  moment,  mon  esprit,  jus- 
qu'alors fermé  à  tout  ce  qui  était  défiance,  observation,  je  dirais 
presque  intrigue  et  ruse,  s'ouvre  davantage  à  ces  pensées,  mauvaises 
sans  doute,  mais  que  l'abandon  oà  je  suis  fait  excuser  peut-être. 

«  Je  te  l'ai  dit,  chère  maman,  la  cruelle  leçon  que  j'ai  subie  n'a 
pas  été  du  moins  sans  compensation. 

«  D'abord  ,  j'ai  trouvé  ,  j'en  suis  certaine,  une  amie  généreuse  et 
sincère.  Me  voyant  délaissée,  cette  charmante  jeune  fille  a  eu  pitié  de 
mou  humiliation,  elle  est  venue  à  moi,  eUe  s'est  ingéniée  à  me  con- 
soler avec  autant  de  bonté  que  de  grâce. 
«  J'ai  ressenti,  je  ressens  pour  elle  la  plus  tendre  reconnaissance. 
«  Oh  I  si  tu  savais,  chère  maman ,  ce  qu'il  y  a  de  nouveau ,  de 
doux,  de  délicieux  pour  moi,  la  plus  riche  héritière  de  France,  jus- 
qu'alors assaillie  de  tant  de  protestations  menteuses,  à  chérir  quel- 
qu'un qui  m'a  vue  humiliée,  qui  me  croit  malheureuse,  et  qui ,  pour 
cela  seul,  me  témoigne  le  plus  touchant  intérêt,  qui  m'aime  enfin 
pour  moi-même! 

«  Que  te  dirai-je?  être  recherchée,  aimée  à  cause  des  infortunes 
que  l'on  vous  suppose,  combien  cela  est  ineffable  pour  le  cœur,  lors- 


Lonr.riEiL.  ?9i 

que  jiistiu'alors  on  a  oté  recherclico.  aimoi^  (en  apparence)  seulement 
à  cause  iIcs  ricln-sse*  que  l'on  vous  sail  ! 

«  La  sincère  alïorlion  que  j'ai  trouvée  ,  celte  fois,  m'est  si  pré- 
cieuse ,  quVIle  me  donne  I  espérance  d'un  lieuronx  avenir  :  désor- 
mais, silre  d'une  anoie  éprouvée,  que  p«is-jc  craindre?  Ah!  celte 
amie,  je  n'aurai  pas  à  iremblcr  de  la  voir  changer  lorsqu'un  jour  •. 
je  lui  avouerai  qui  je  suis! 

9  Ce  que  je  le  dis  d'IIcrminie  (elle  s'appelle  ainsi)  peut  s'appliquer 
aussi  à  M.  Olivier,  que  l'on  croirait  le  frère  de  celle  jeune  lille  par 
le  coeor  et  par  la  loyauté;  voyant  que  personne  ne  m'invitait,  c'est 
lui  qui  m'a  engagée  par  charité ,  et  telle  est  sa  franchise,  qu'il  n'a 
pas  nié  cette  compassion  ;  bien  plus,  lorsque  j'ai  eu  la  liardies>e  de 
lui  demander  s'il  me  trouvait  jolie,  il  m'a  répondu  que  non,  mais  que 
j'avais  une  physionomie  qui  intéressait  par  son  expression  de  dou- 
ceur et  de  h<yi\té. 

«  Ces  simples  paroles  m'ont  fait  un  plaisir  inouï,  je  les  sentais 
vraies,  car  elles  se  r;ipportaient  à  ce  que  tu  me  disais,  bonne  mère, 
lorsque  tu  me  parla's  de  ma  figure;  et  ces  paroles,  celait  bien  à  la 
pauvre  petite  brodeuse  qu'elles  s'adressaient,  et  non  pas  à  la  riche 
héritière. 

a  M.  Olivier  est  simple  soldat,  je  croîs;  il  a  dû  cependant  recevoir 
une  éducation  distinguée,  car  il  s'exprime  à  merveille,  et  ses  ma- 
nières sont  pariaites;  de  plus,  il  est  aussi  bon  que  brave;  il  prend 
un  soin  ûlial  de  son  vieil  oncle,  ancien  officier  de  marine. 

«  0  ma  mère!...  quelles  vaillantes  natures  que  celles-là!  comme 
on  est  à  l'aise  auprès  d'elles!  comme  à  leur  sincérité  le  cœur  s'épa- 
nouit! comme  ces  relations  semblent  bop^es  et  saines  à  l'àme  ! 
quelle  gaieté  douce  et  sereine  dans  la  pauvr<xi  «quelle  résignation 
dans  le  travail,  car  tous  les  deux  sont  pauvres,  tous  deux  travaillent, 
Herminie  pour  vivre,  M.  Olivier  pour  ajo.iter  à  l'insuffisante  retraite 
de  son  vieil  oncle. 

0  Travailler  pour  vivre  !... 

«  Et  encore  Herminie  me  disait  que  quelquefois  le  travail  man- 
quait, car  l'excellcule  sœur  (oh  !  je  peux  l'appeler  n»  sœur)  m'a  pro- 
posé de  me  recommander  à  une  maison  de  broderie,  afin,  m'a-l-elle 
dit,  que  j'ignore  ce  qu'il  y  a  de  cruel  dans  le  chômage  d'occupation. 

fl  Uaoqutr  de  travail!... 


292  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

a  Mais  alors,  mon  Dieu!  c'est  manquer  de  pain!  mais  c'est  le  be- 
soin !  c'est  la  misère  !  c'est  la  maladie  !  c'est  la  mort  peut-être  ! 

((  Toutes  ces  jeunes  filles  que  j'ai  vues  à  cette  réunion,  si  riantes, 
si  gaies  ce  soir,  et  qui  vivent,  comme  Ilerminie,  uniquement  de  leur 
travail,  peuvent  donc  souffrir  demain  de  toutes  les  horreurs  de  la 
misère,  si  ce  travail  leur  manque  ? 

«  Il  n'y  a  donc  personne  à  qui  elles  puissent  dire  : 

«  J'ai  bon  courage,  bonne  volonté  :  donnez-moi  seulement  de  l'oo 
«  cupalion.  » 

«  Mais  c'est  injuste  !  mais  c'est  odieux  cela  !  on  est  donc  sans  pitié 
les  uns  pour  les  autres?  Ça  est  donc  égal  qu'il  y  ait  tant  de  personnes 
ignorant  aujourd'hui  si  elles  auront  du  pain  demain? 

«  0  ma  mère!  ma  mère!  maintenant  je  comprends  ce  vague  sen- 
timent de  crainte,  d'inquiétude,  dont  j'ai  été  saisie  quand  on  m'a  ap- 
pris que  j'éiais  si  riche  ;  j'avais  donc  raison  de  me  dire  avec  une  sorte 
de  remords  : 

«  Tant  d'argent  à  moi  seule  !  Pourquoi  cela? 

«  Pourquoi  tant  à  moi,  rien  aux  autres? 

«  Cette  fortune  immense,  comment l'ai-je  gagnée? 

«  Hélas!  je  l'ai  gagnée  seulement  par  ta  mort,  ô  ma  mère  !  par  la 
«  mort,  ô  mon  père  !  » 

«  Ainsi,  pour  que  je  sois  si  riche,  il  faut  que  j'aie  perdu  les  êtres 
que  je  chérissais  le  plus  au  monde. 

«  Pour  qtie  je  sois  si  riche,  peut-être  faut-il  qu'il  y  ait  des  milliers 
de  jeunes  filles,  conmie  Herminie,  toujours  exposées  à  la  détresse, 
joyeuses  aujourd'hui,  désespérées  demain  ! 

«  Et  quand  elles  ont  perdu  la  seule  richesse  de  leur  âge ,  leur  in- 
souciance et  leur  gaieté,  quand  elles  sont  vieilles,  quand  ce  n'est 
plus  seulement  le  travail,  mais  les  jorces  qui  leur  manquent,  que  de- 
viennent-elles ces  infortunées? 

«  0  ma  mère  1  plus  je  songe  à  la  disproportion  effrayante  entre 
mon  sort  et  celui  d'Uerminie,  ou  de  tant  d'autres  jeunes  filles,  plus 
je  songe  à  toutes  les  ignominies  qui  m'assiègent,  à  tous  les  projets 
ténébreux  dont  je  suis  le  but  parce  que  je  suis  riche,  il  me  semble 
que  la  richesse  laisse  au  cœur  une  amertume  étrange. 

«  A  cette  heure  où  ma  raison  s'éveille  et  s'éclaire,  il  faut  enfin 
<jye  j'éprouve  la  toute-puissance  de  la  fortune  sur  les  âmes  vénales, 
il  faut  que  je  voie  jusqu'à  quel  h'mteux  abaissement  je  puis,  moi 


L'ORGUEIL.  203 

jeune  nile  de  seize  ans,  f;iire  courber  tout  ce  qui  ni'enlourc.  Uni,  car 
mes  yeux  s'ouvrent  maint,  naiil  :  je  reconnais  avec  une  gratitude 
profonde  que  la  révélation  de  M.  de  Mailleforl  m'a  seule  niisi;  sur  la 
voie  de  ces  idées  que  je  sens,  pour  ainsi  dire,  éclorc  en  moi  de  mi- 
Dule  en  miiuite. 

«  Je  ne  sais,  mais  il  me  semble,  chère  mamnu,  que  maintenant  je 
l'exprime  mieux  ma  pensée,  que  mon  intelligence  se  développe,  que 
mon  esprit  sort  de  son  engourdissement,  (ju'en  certaines  parties  en- 
fin mon  caractère  se  transforme,  et  que,  s'il  reste  teiidremcul  sym- 
pailiique  à  ce  qui  est  généreux  et  sincère,  il  devient  résolu,  agressif, 
à  l'égard  de  tout  ce  qui  est  faux,  bas  et  cupide. 

a  Je  ne  me  trompe  pas  :  on  m'a  menti  en  me  disant  que  M.  de 
Mailleforl  était  ton  ennemi,  chère  et  tendre  mère;  on  a  voulu  me 
mettre  en  défiance  contre  ses  conseils.  C'est  à  dessein  que  l'on  a  fa- 
vorisé mon  fâcheux  éloignemcnt  pour  lui,  éloigncmeui  causé  par 
des  calonmios  dont  j'ai  été  dupe. 

a  Non  !  jamais,  jamais  je  n'oublierai  que  c'est  aux  révélations 
de  M.  de  Maillefort  que  j'ai  dû  l'inspiration  d'aller  chez  madame  ller- 
baut,  dans  celte  modeste  maison  où  j'ai  puisé  d'utiles  enseignements, 
ei  où  j'ai  rencontré  les  deux  seuls  cœurs  généreux  et  sincères  que 
j'aie  connus  depuis  ([ue  je  vous  ai  perdus,  ô  mon  père  !  ô  ma 
nièrel...  » 


Le  lendemain  malin  du  jour  où  elle  avait  assisté  au  bal  de  madame 
Herbaut,  mademoiselle  de  Beaumesnil  sonna  sa  gouveruaule  un  peu 
plus  tôt  que  d'habitude. 

Madame  Laîné  parut  à  l'instant,  et  dit  à  Ernesline  : 

—  Mademoiselle  a  passé  une  bonne  nuit? 

—  Excellente,  ma  chère  Laine;  mais,  dites-moi,  avez-vous  fait 
causer,  ainsi  que  je  vous  en  avais  priée  hier  au  soir,  les  gens  de  mon 
tuteur,  afln  de  savoir  si  l'on  avait  quelque  soupçon  sur  notre  ab- 
sence ? 

—  L'on  ne  se  doute  ab«olnment  de  rien ,  mademoiselle  ;  ma- 
dame la  baronne  a  seulement  envoyé  ce  matin,  de  très-bonne  heure» 
une  de  ses  femmes  pour  savoir  de  vos  nouvelles. 

—  El  vous  avez  répondu  ? 

—  Que  mademoiselle  avait  passé  une  meilleure  nuit,  quoiqu'un 


994         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

peu  agitée  ;  mais  que  le  calme  absolu  de  la  soirée  d'hier  avait  fait  beau- 
coup de  bien  à  mademoiselle. 

—  C'est  à  merveille.  Maintenant,  ma  chère  Laîné,  j'ai  autre  chose 
à  vous  demander... 

—  Je  suis  aux  ordres  de  mademoiselle;  seulement,  je  suis  désolée 
de  ce  qui  est  arrivé  hier  soir  chez  madame  Herbaut,  —  dit  la  gou- 
vernante d'un  ton  pénétré,  —  j'étais  au  supplice  pendant  toute  la 
soirée. 

—  Et  que  m'est-il  donc  arrivé  chez  madame  Herliaut? 

—  Comment!  mais  l'on  a  accueilli  mademoiselle  avec  une  indiffé- 
rence, une  froideur...  Eufin,  c'était  une  horreur,  car  mademoiselle 
est  habituée  à  voir  tout  le  monde  s'empresser  autour  d'elle  comme 
cela  se  doit. 

—  Ah  !  cela  se  doit  ? 

—  Dame  !  mademoiselle  sait  bien  les  égards  que  l'on  doit  à  sa  po- 
sition, tandis  qu'hier  j'en  étais  mortifiée,  révolîie.  «  Ah  !  pensais-je, 
à  part  moi,  si  l'on  savait  que  cette  jeune  personne,  à  qui  on  ne  fait 
pas  seulemeut  attention,  est  mademoiselle  de  Beafmesnil,  il  faudrait 
voir  tout  ce  monde-lâ  se  mettre  à  plat  ventre  !  » 

—  Ma  chère  Laîné,  je  veux  d'abord  vous  tranquilliser  sur  ma 
soirée  d'hier  :  j'en  ai  été  ravie,  et  tellement,  que  je  compte  al- 
ler au  bal  de  dimanche. 

—  Comment!  mademoiselle  veut  encore... 

—  C'est  décidé  :  j'irai.  Maintenant,  autre  chose.  L'accueil  même 
que  l'on  m'a  fait  chez  madame  Herbaut ,  et  qui  vous  scandalise  si  fort, 
est  une  preuve  de  la  discrétion  que  j'attendais  d:^  vous  ;  je  vous  en 
remercie,  et,  si  vous  agissez  toujours  de  la  sorte,  je  vous  le  répète, 
votre  fortune  est  assurée. 

—  Mademoiselle  peut  être  certaine  que  ce  n'est  pas  l'intérêt...  qui... 

—  Je  sais  ce  que  j'aurai  à  faire;  mais,  ma  chère  Lamé,  ce  n'es 
pas  tout  ;  il  faut  que  vous  demandiez  à  miidame  Herbaut  l'adresse 
d'une  des  jeunes  personnes  que  j'ai  vues  hier  soir.  Elle  s'appelle  Her- 
«ainie,  et  donne  des  leçons  de  musique. 

—  Je  n'aurai  pas  besoin  de  m'adresser  à  madame  Herbaut  pour 
cela,  mademoiselle;  le  maître  d'hôtel  de  M.  le  baron  sait  cette 
adresse. 

—  Comment  !  —  dit  Ernestiue  très-élonnée,  —  le  maître  d'hôtel  sait 
l'adresse  de  madcnui-jUe  Hcrminie? 


L'()I\GUE1L.  295 

—  Oui,  madomoiselle  ;  cl  justement  on  causait  d'elle  à  Tofliee  il  y  a 
quelques  jours. 

—  De  niadenioiselle  llerminie?... 

—  Certaiueuient.  niadeinoiselle,  à  cause  du  billet  de  eimi  oenls 
franrs  qu'elle  a  rapporte  à  madame  la  baronne.  Louis,  le  valet  de 
cil.  nibre,  a  tout  entendu  à  iravers  les  portières  du  salon  d'ailente. 

— Madame  de  la  Hoeliaif^uë  connaît  llerminie  !  —  s'écria  Ernesline, 
diinl  la  surprise  et  la  curiosité  auj,'meiitaient  à  chaque  i)arole  de  s? 
gonvein.mle.  —  Et  ce  billet  de  cinq  ceiris  francs  ,  qu'est-ce  que  cela 
signifie  ? 

—  Cette  honnête  jeune  fille...  (j'av;iis  bien  dit  à  mademoiselle  que 
madame  Ilerbant  choisissait  parfailemeut  sa  société),  celte  honnête 
jeune  (ille  rapportait  ces  cinq  cents  francs  parce  qu'elle  avait  élé, 
disait-elle,  payée  par  madame  la  comtesse. 

—  Quelle  comtesse? 

—  Mais...  la  mère  de  mademoiselle. 

—  Ma  mère,  payer  Derminie,  et  pourquoi  ? 

—  Ah!  mon  Diru  !  c'est  juste  ,  mademoiselle  ignore  sans  doute... 
on  n'a  p:\5  dit  cela  à  m.ulemoiselle  de  peur  de  l'attrister  encore. 

—  Quoi?  que  ne  mat  ou  pas  dit?  Au  nom  du  ciel,  parlez...  parlez 
donc  !... 

—  Que  feu  madame  la  comtesse  avait  tant  souffert  dans  ses  der- 
niers  moments  ,  que  les  médecins  ,  à  bout  de  ressources  ,  avaient 
ima^'iné  de  conseiller  à  madame  la  comiesse  d'essayer  si  la  musique 
De  calmerait  pas  ses  douleurs. 

—  Ob  !  mon  Dieu  1  je  ne  puis  croire...  achevez,  achevez  ! 

—  Alors  on  a  cherché  une  artiste,  et  c'était  Herminie  ! 

—  llerminie! 

—  Oui,  mademoiselle.  Pendant  les  dix  ou  douze  derniers  jours  de 
la  maladie  de  madame  la  comtesse,  mademoiselle  Herminie  a  été  faire 
de  la  musique  chez  elle  ;  on  dit  que  cela  a  beaucoup  calmé  feu  ma- 
damcla  comtesse;  inais  malheureusement  il  était  trop  tard. 

Pendant  qu'Ernestine  essuyait  les  larmes  que  lui  arrachaient  ces 
tristes  détails  ,  jusqu'alors  inconnus  d'elle,  madame  Laîné  continua  : 

—  Il  paraît  qu'après  la  mort  de  madame  la  comtesse ,  madame  la 
baronne,  croyant  que  mademoiselle  Ilerniinie  n'avait  pas  élé  payée, 
lui  envoya  cinq  cents  francs;  mais  cette  brave  fille,  comme  je  le  di- 


296         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

sais  toui  à  l'heure  à  mademoiselle ,  a  rapporté  l'argent ,  disant  qu'on 
ne  lui  devait  rien. 

—  Elle  a  vu  ma  mère  mourante  !  elle  a  calmé  ses  souffrances,  — 
pensait  Eniestiue  avec  une  émotion  inexprimable.  —  Ah  !  quand 
pourrai-je  lui  avouer  que  je  suis  la  fille  de  celle  femme  qu'elle  aimait 
sans  doute,  car  comment  coimaîire  ma  mère  sans  l'aimer  ! 

Puis ,  tressaillant  soudain  à  un  souvenir  récent,  la  jeune  fiUe  S6  dit 
encore  : 

—  M:iis  je  me  rappelle  maintenant  !  hier ,  lorsque  j'ai  dit  à  Her- 
minie  que  je  m'appelais  Ernestine,  elle  a  paru  frappée  :  elle  m'a  dit 
tout  émue  qu'une  personne  qu'elle  vénérait  avait  une  fille  qui  s'appe- 
lait aussi  Ernestine.  Ma  mère  lui  a  donc  parlé  de  moi  ?  Et,  pour  par- 
ler à  Herminie  avec  cette  confiance ,  ma  mère  l'aimait  donc  ?  j'ai  donc 
raison  de  l'aimer  aussi!  C'est  un  devoir  pour  moi.  Oh!  ma  tète  se 
perd,  mon  cœur  déborde!  c'est  trop...  mon  Dieu!  c'est  trop  de 
bonheur!.  . 

Essuyant  alors  des  larmes  d'attendrissement,  Ernestine  dit  àsagou- 
vernauie  : 

—  Et  celte  adresse? 

—  Le  maître  d'hôtel  était  allé  pour  la  savoir  chez  le  notaire  qui 
avait  envoyé  les  cinq  cents  francs;  on  la  lui  a  donnée,  et  il  a  été  la 
porter  de  la  part  de  madame  la  baronne  chez  M.  le  marquis  de  Mail- 
lefort. 

—  M.  de  Maillefort  connaît  aussi  Herminie? 

—  Je  ne  saurais  le  dire  à  mademoiselle  ;  tout  ce  que  je  sais,  c'est 
qu'il  y  a  un  mois  le  maître  d'hôiel  a  porié  l'adresse  tl'IIerminie  chez 
M.  le  mi'.rquis. 

—  Celte  adresse,  ma  chère  Laîné,  cette  adresse! 

Au  bout  de  (pielques  instants,  la  gouvernante  rapporta  l'adresse 
d'Herminie,  et  Ernestine  lui  écrivit  aussitôt  •  / 

«  Ma  chère  Herminie,  ] 

«  Vous  m'avez  invitée  à  aller  voir  votre  gentille  petite  chambre;  i 
j'irai  après-demain  mardi  matin,  de  très-bonne  heure,  bien  certaine  \ 
de  ne  pas  vous  déranger  ainsi  de  vos  occupations;  je  me  f;iis  une 
joie  de  vous  revoir ,  j'ai  mille  choses  à  vous  dire. 

«  Votre  sincère  amie  qui  vous  embrasse, 
«  Ernëstim.  » 


LOnfil'ElL  207 

Après  avoir  cacheté  celle  lelirc,  mademoiselle  de  Beaumesiiil  dit  à 
sa  goiivoniaiiie  : 

—  Ma  chèro  Laliié.  vous  porterez  vous-même  celle  lettre  à  la  poste. 

—  Oui,  madoinoiselle. 
Krueslino  se  dil  : 

—  Mais  aprèsdiiiiaiii  matin,  pour  sortir  seule  avec  madame  Laîné, 
comment  faire  ?  Oli  '  je  ne  sais,  mais  mon  coeur  me  dit  que  je  verrai 
IIeri:::uie! 


XXXIX 


Le  malin  du  jour  fixé  par  mademoiselle  de  rioaiimcsnil  pour  aller 
▼oir  Ilcrniini»',  Grralil  de  Seniicterre  venait  d'avoir  un  long  onirelien 
avec  Olivier. 

Les  deux  jeunes  gens  étaient  assis  sous  cette  tonnelle  si  particuliè- 
remeni  affeclKinuco  par  le  commandant  Bernard. 

La  figure  du  duc  de  Sonnelerre  était  très-pâle,  très-altérée;  il  sem- 
blait en  proie  à  de  pénibles  préoccup:ilions. 

—  Ainsi ,  mon  bon  Olivier,  —  dit-il  à  son  ami,  —  tu  vas  la  voir.. 

—  A  l'instant...  Je  lui  ai  écrit  hier  soir  pour  lui  demander  une  en- 
trevue... Elle  ne  m'a  pai  fitfpondu...  donc  elle  consent. 

—  Allons,  —  dit  Gerald  avec  un  soupir  d'angoisse,  —  dans  une 
heure  mon  sort  sera  décidé... 

—  Je  ne  te  le  cache  pas,  Gerald,  tout  ceci  est  très-grave...  lu  COD- 
nais  mieux  que  moi  le  caractère  et  l'orgueil  de  cette  jeune  fille,  et  ce 
qui,  auprès  de  toute  autre,  serait  une  certitude  de  réussite,  peut 
avoir  près  d'elle  uu  effet  tout  contraire  ;  mais  enfin  rien  n'càt  déses- 
péré... 

—  Tiens,  vois-tu...  Olivier...  s'il  fallait  renoncer  à  elle,  —  s'écria 
Gerald  d'une  voix  sourde,  —  je  ne  sais  ce  que  je  ferais. 

17. 


298         LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

—  Gerald...  Gerald... 

■^  Eh  bien  !  oui...  je  l'aime  comme  un  fou...  Je  n'avais  jamais  cru 
que  l'amour,  môme  le  plus  passionné,  pût  atteindre  ce  degré  d'exalta- 
tion... Cet  amour  est  une  fièvre  dévorante,  une  idée  fixe  qui  m'ab- 
sorbe et  me  brûle  !...  Que  veux-tu  que  je  te  dise  ?  la  passion  me  dé- 
borde, je  ne  vis  plus  ;  et  d'ailleurs,  tu  comprends  cela,  toi,  tu  connais 
Herminie  ! 

—  Il  n'est  pas  au  monde,  je  le  sais,  une  plus  noble  et  plus  belle 
créature. 

—  Olivier,  —  reprit  Gerald  en  cachant  sa  figure  dans  ses  mains, 
—  je  suis  le  plus  malheureux  des  hommes  ! 

—  Allons,  Gerald,  pas  de  faiblesse;  compte  sur  moi,  compte  aussi 
sur  elle.  Ne  t'aime-t-elle  pas  autant  que  tu  l'aimes?  Voyons ,  ne  te 
désole  donc  pas  ainsi.  Espère,  et,  si  malheureusement... 

—  Olivier,  —  s'écria  M.  de  Senneterre  en  relevant  son  beau  visage, 
où  l'on  voyait  la  trace  de  larmes  récentes,  —  je  t'ai  dit  que  je  ne  vi- 
vrais pas  sans  elle! 

Il  y  eut  dans  ces  mots  de  Gerald  un  accent  si  sincère,  une  résolution 
si  farouche,  qu'Olivier  trembla;  car  il  savait  l'énergie  du  caractère 
et  de  la  volonté  de  son  ancien  frère  d'armes. 

—  Pour  Dieu!  Gerald,  —lui  dit-il  avec  émotion,  —  encore  une  fois 
rien  n'est  désespéré.  Attends  du  moins  mou  retour. 

—  Tu  as  raison,  —  dit  Gerald  en  passant  sa  main  sur  son  front 
brûlant,  —j'attendrai. 

Olivier,  voulant  tâcher  de  ne  pas  laisser  son  ami  sous  l'empire  de 
pensées  pénibles,  reprit  : 

— J'oubliais  de  te  dire  que  j'ai  causé  avec  mon  oncle  de  ton  des- 
sein au  sujet  de  mademoiselle  de  Beaumosnil ,  que  lu  dois  rencontrer 
après-demain  dans  une  fête  ;  il  t'approuve  fort.  «  Cette  conduite  esl 
digne  de  lui,  »  m'a-t-il  dit.  Ainsi,  Gerald,  après  demain... 

—  Après-demain!  —  s'écria  le  duc  de  Scnuciorre  avec  une  impa- 
tiente amertume,  —  je  ne  pense  pas  si  loin;  est-ce  que  je  sais  seu- 

1  lement  ce  que  je  ferai  tantôt? 

—  Gerald,  il  s'agit  d'accomplir  un  devoir  d'honneur. 

—  Ne  me  parle  pas  d'autre  chose  que  d'Ucrminie,  le  reste  m'est 
égal.  Que  me  fout  à  moi  les  devoirs  d'honneur,  quand  je  suis  à  U 
torture  ! 


L'ORGUEIL.  S90 

—  Tu  ne  penses  pas  ce  que  tu  dis  là,  Gcrald. 

—  Si.  je  le  pense. 

—  Non. 

—  Olivier  ! 

—  Fàolie-toi  si  tu  veux;  mais  je  te  dis,  moi,  que  la  conduite,  cette 
fois  comme  toujours,  sera  celle  d'un  homme  de  cœur.  Tu  iras  à  ce 
bal  pour  y  reucoiilrcr  mademoiselle  de  r>caumesnil. 

—  Mais  mordieu  !  monsieur,  je  suis  libre  de  mes  actions,  peut-être! 

—  Non,  Gerald,  tu  n'es  pas  libre  de  faire  le  contraire  d'une  chose 
Scyale  et  bonne  ! 

—  Savez-vous,  monsieur,  —  s'écria  le  duc  de  Seimeterre,  pâle  de 
colère,  —  que  ce  que  vous  me  dites  là  est... 

Mais  voyant  une  expression  de  douloureux  étonnement  se  peindre 
sur  les  traits  d'Olivier,  Gerald  revint  à  lui-même,  eut  honte  de  son 
emportement,  et  dit  à  sou  ami  d'une  voix  suppliante,  en  lui  tendant 
la  main  : 

—  Pardon,  Olivier,  pardon,  c'est  au  moment  même  où  lu  te 
charges  pour  moi  de  la  mission  la  plus  grave,  la  plus  délicate,  que 
fose... 

—  Ne  vas-tu  pas  me  faire  des  excuses,  maintenant? —  dit  Olivier 
eu  empêchant  son  ami  de  continuer  et  lui  serra«nt  cordialement 
la  main. 

-  Olivier,  —  reprit  Gerald  avec  accablement,  —  il  faut  avoir 
pitié  de  moi,  je  te  dis  que  je  suis  fou. 

L'entretien  des  deux  amis  fut  interrompu  par  la  soudaine  arrivée 
de  madame  Barbançon,  qui,  en  entraiit  sous  la  tonnelle,  s'écria  : 

—  Ah  I  mon  Dieu  !  monsieur  Olivier. 

—  Qu'y  a-t-il,  madame  BarbançoQ? 

—  Le  commandant I... 

—  Eh  bien? 

—  Il  est  sorti! 

—  Souffrant  comme  il  l'est,  —  dit  Olivier  avec  une  surprise  in- 
quiète, —  c'est  de  la  plus  grande  imprudence.  Et  vous  n'avez  pas 
lente  de  le  dissuader  de  sortir,  madame  Barbançou? 

—  nélas  !  mou  Dieu!  monsieur  Olivier,  je  crois  que  le  commandant 
est  fou  ! 

—  Que  dites- vous? 

—  C'est  la  portière  qui  a  ouvert  à  M.  Gerald  en  mon  absent». 


300  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

Quand  Je  suis  revenue  tout  à  l'heure,  M.  Bernard  riait,  chantait,  je 
crois  même  qu'il  sautait,  malgré  sa  faiblesse.  Enfin  il  m'a  embrassée 
en  criant  comme  un  déchaîné  ;  «  Victoire!  maman  Barbauçon! 
victoire  !  » 

Gerald,  malgré  sa  tristesse,  ne  put  s'empêcher  de  sourire  d'un  ail 
sournois,  comme  s'il  eût  connu  le  secret  de  la  joie  subite  du  vieui 
marin  ;  m;  is  lorsque  Olivier,  véritablement  inquiet,  lui  dit  : 

—  Y  comprends-tu  quelque  chose,  Gerald? 

Le  duc  de  Sennelerre  répondit  de  l'air  le  plus  naturel  : 

—  Ma  foi  non!  je  n'y  comprends  rien,  si  ce  n'est  que  le  comman- 
dant aura  sans  doute  appris  quelque  heureuse  nouvelle,  et  je  ne  vois 
là  rien  de  bien  inquiétant. 

—  Une  heur,  use  nouvelle?  —  dit  Olivier  surpris,  cherchant  en 
vain  ce  que  cela  pouviiit  être,  —  je  ne  vois  pas  quelle  bonne  nou- 
velle mon  oncle  aura  pu  apprendre. 

—  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  —  reprit  madame  Barbançon,  —  c'est 
qu'après  avoir  crié  victoire!  le  commandant  m'a  dit  : 

((  —  Olivier  est-il  au  jardin  ?  —  Oui,  monsieur,  il  y  est  avec 
M.  Gerald.  —  Ab  !  Olivit  r  est  au  jardin.  Alors,  vile,  maman  Barban- 
çon, ma  canne  et  mon  cliaiieau.  Je  me  sauve. 

«  —  Comment,  vous  vous  sauvez?  Mais,  monsieur,  —  lui  ai-jc  dit, 
—  faible  comme  vous  l'êtes,  il  n'y  a  pas  de  bon  sens  de  vouloir 
sortir.  »  —  Mais  bah  !  le  commandant  ne  m'a  pas  seulement  écoutée, 
il  a  sauté  sur  son  chapeau  et  a  l'ait  deux  pas  comme  pour  aller  vous 
trouver  dans  le  jardin,  monteur  Olivier,  et  puis  il  s'est  arrêté  court,  a 
retourné  sur  ses  pas  et  est  sorti  par  la  porte  de  la  rue,  en  trottinant 
comme  un  jeune  homme,  et  en  chantonnant  sa  vilaine  romance  :  — • 
Pour  aller  à  Loricnt  pêcher  des  sardines,  chanson  marine  qu'il  ne 
chante  que  dans  ses  grandes  joies,  vous  le  savez,  monsieur  Olivier, 
et  pour  lui  les  grandes  joies  sont  rares,  pauvre  cher  homme  ! 

—  Raison  tle  plis,  si  elles  sont  rares,  pour  qu'elles  soient  grandes, 
madame  Barb  ik/od,  —  dit  Gerald  en  souriant. 

—  Eu  vérité,  —  lui  dit  Olivier,  —  je  t'assure  que  cela  m'inquiète. 
Mon  oncle  est  si  faible  depuis  sa  maladie,  qu'hier  encore  il  s'est 
presque  trouvé  mal  dans  le  jardin  après  une  promenade  d'une  demi- 
heure,  tant  il  était  (aligué. 

—  Rassure-toi,  ron  ami,  jamais  la  Joie  ne  fait  de  mal. 

—  Je  vas  toujours  courir  du  côté  de  la  plaine,  monsieur  Olivier, 


LOHUUEIL  301 

—  dit  raad.iine  Barbançon,  —  il  avait  l'idée  que  l'exercice  an  pand 
air  lui  ferait  pltis  de  bien  que  ses  iironioiiadcs  d.ms  le  jardin,  l'iiii- 
ètro  le  IrouvtTiii  je  par  l.t.  Mais  qu'esl-ce  qu'il  [luuvail  voniuii- dire 
avec  sa  rirtoirc'  viamdu  Barbançon!  ricloirr!  Il  laut  qu'il  ail  dc- 
Couvorl  (juel  |ue  chose  de  nouveau  en  faveur  de  sou  ButWinapurlè. 
Et  la  di|;iie  méuagère  sortit  précipitamment. 

—  Allons.  Olivier,  —  reprit  Gtrald,  —  ne  t'alarme  pas.  Le  pis 
qu'il  puisse  arriver  au  conuuamlant  est  de  se  fatiguer  un  peu. 

—  Je  l'assure,  Gerald.  que  je  suis  moins  inquiet  que  surpris.  Cet 
accès  de  joie  subite  est  pour  moi  incouqiréliensible. 

Neuf  heures  sonni'reut. 

Olivier,  songeant  à  la  mission  qu'il  allait  remplir  pour  (Jerald, 
lui  dit  : 

—  .MIons.  nenf  heures,  je  vais  chez  elle. 

—  BonOlivit-r,  —  dit  Gerald  avec  émotion,  — tu  oublies  tout  ce 
qui  t'inlére>se  pniir  ne  songer  qu'à  moi,  el  moi,  dans  mon  égoisme, 
tout  à  mon  amour,  à  mes  angoisses,  je  ne  te  parle  pas  même  de  lor» 
amour  à  toi. 

—  (Jufl  amour? 

—  Celle  jeune  (illc  que  tu  as  vue  dimanche  chez  madame  Herbaut. 

—  Je  voudrais,  mon  pauvre  Gerald,  que  ton  amour  fût  aussi  tran- 
quille que  le  mien,  si  toutefois  on  peul  appeler  de  l'amour  l'intérêt 
naturel  qu'on  ressent  pour  une  pauvre  petite  fille,  peu  heureuse,  qui 
n'est  pas  jolie,  mais  qui  a  pour  elle  une  physionomie  d'une  douceur 
aDgéli<iue,  un  excellent  naturel,  et  un  petit  baiiil  tres-original. 

—  El  lu  y  penses  souvent,  à  cotte  pauvre  fille? 

—  C'est  vrai,  je  ne  sais  vraiment  pas  trop  pourquoi ,  si  je  le  décou- 
vre, je  te  le  dirai.  Mais  assez  parlé  de  moi,  tu  viens  de  montrer  de 
l'héroïsme  en  oubliant  un  instant  ta  passion  pour  l'intéresser  à  ce  que 
lu  appelles  mon  amour,  —  dit  Olivier  en  souriant  afin  de  tâcher  d'é- 
claircir  le  front  de  Gerald,  —  cette  généreuse  action  sera  récompen- 
sée...  Allons,  bon  courage  1  espère,  et  attends-moi  ici. 


Herminie,  de  son  côté,  songeait  à  la  visite  d'Olivier  avec  une  vague 
inquiétude,  qui  jetait  un  léger  nuage  sur  ses  traits  naguère  épanouis, 
rayonnants  de  bonheur. 

—  Que  peut  me  vouloir  M.  Olivier  ?  —  pensait  la  duchesse;  — 


502  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

c'est  la  première  fois  qu'il  me  demande  à  venir  chez  moi,  et  c'est 
pour  une  affaire  très-importante,  me  dit-il  dans  sa  lettre.  Cette  affaire 
importante  ne  doit  pas  le  concerner,  lui...  Mon  Dieu  !  s'il  s'agissait  de 

i'  Gerald,  dont  M.  Olivier  est  le  meilleur  ami?  Mais  non hier  encore 
j'ai  vu  Gerald...  je  le  verrai  aujourd'hui...  car  c'est  demain  qu'il  doit 
parler  à  sa  mère  de  nos  projets.  Cependant  je  ne  sais  pourquoi  cette 
entrevue  me  tourmente...  En  tout  cas,  je  veux  prévenir  la  portière 
que  j'y  suis  pour  M.  Olivier. 

Et  llerminie  tira  le  cordon  dune  sonnette  qui  communiquait  à  la 
loge  de  madame  Moufflon  la  portière. 

Celle-ci,  se  rendant  aussitôt  à  cet  appel,  entra  chez  la  jeune  fiileau 
moyen  d'une  double  clef. 

—  Madame  Moufflon,  —  lui  dit  Herminie,  —  quelqu'un  viendra  ce 
matin  me  demander,  et  vous  laisserez  entrer. 

—  Si  c'est  une  dame,  bien  entendu.  Je  sais  ma  consigne,  mademoi- 
selle. 

—  Non,  madame  Moufflon,  ce  n'est  pas  une  dame,— répondit  Her- 
minie avec  un  léger  embarras. 

—  Ce  n'est  pas  une  dame?  alors  ce  ne  peut  être  que  ce  petit  bossa 
pour  qui  vous  y  êtes  toujours,  mademoiselle? 

—  Non,  madame  Moufflon,  il  ne  s'agit  pas  de  M.  de  MaHlefort, 
mais  d'un  jeune  homme... 

—  Un  jeune  homme  !  —  s'écria  la  portière,  —  un  jeune  homme! 
voilà,  par  exemple,  du  fruit  nouveau!  C'est  la  première  fois... 

—  Ce  jeune  homme  vous  dira  son  nom,  il  se  nomme  Olivier. 

—  Olivier,  ça  n'est  pas  malin  :  je  me  rappellerai  des  olives  ;  je  les 
adore.  Olivier,  olives,  huile  d'olive,  c'est  la  même  chose,  je  ne  l'ou- 
blierai pas.  Mais,  à  propos,  non  pas  de  jeune  homme,  car  il  ne  l'est 
plus,  jeune,  le  grand  vilain  serpent!  je  l'ai  encore  vu  rôder  hier  dans 
l'après-midi  devant  la  ;  orte, 

—  Qui  cela,  madame  Moufflon? 

—  Vous  savez  bien,  ce  grand  sec,  qui  a  une  figure  si  ingrate,  et 
qui  a  voulu  récidiver  pour  m'induire  à  vous  remettre  un  poulet  ;  mais, 
jour  de  Dieu  !  je  l'ai  reçu  aussi  bien  la  seconde  fois  que  la  pre- 
mière. 

—  Ah  !  encore  !  —  lit  Herminie  avec  un  sourire  de  dégoût  et  de 
mépris  en  songeant  à  de  Ravil. 

En  effet,  ce  cynique,  depuis  sa  rencontre  avec  Herminie,  avait  plu- 


à 


L'ORGUEIL.  303 

sieurs  fois  iciUé  de  se  rapprodior  de  la  joiiiie  fdle  ;  mais,  ne  iiouvani 
j  y  parvouir  ni  liiomplier  de  riuconuplil)ililc  de  la  porliérc,  il  avait 
i  écrit  par  la  poste  à  Ilerminie ,  cl  ses  lettres  avaient  été  accueillies 
I  avec  le  méi^ris  qu'elles  mérilaieut. 

j  _  Oui,  n)adeni(tisclle.  il  est  encore  venu  rôder  hier,  —  reprit  la 
porlière.  —  et,  comme  je  me  suis  mise  sur  le  pas  de  la  porte  pour  le 
surveiller,  il  a  ricané  en  passant  devant  moi.  Je  me  suis  dit  :  «  Ri- 
cane, va,  grande  vipère!  tu  ris  jaune.  » 

—  Je  ne  puis  malheureusement  éviter  l;i  rencontre  de  cet  homme, 
qui  (pielipiefois  affecte  de  se  trouver  sur  mon  passaj;e,  —  dit  Hcrmi- 
oie,  —  mais  je  n'ai  pas  besoin,  madame  Moufdon,  de  vous  recom- 
mander de  ne  jamais  le  laisser  s'approcher  de  chez  moi. 

—  Oh  !  soyez  tranquille,  mademoiselle,  il  sait  bien  à  qui  il  a  af- 
faire, allez  ! 

—  J'oubliais  de  vous  dire,  —  reprit  Ilerminie,  —  qu'une  jeune 
personne  viendra  sans  doute  aussi  me  voir  ce  matin. 

—  Les  jeunes  personnes  et  les  dames,  ça  va  tout  seul,  mademoi- 
selle. Mais  si  le  jeune  hon.nie,  M.  Olivier...  (vous  voyez  que  je  n'ou- 
blie pas  le  nom)  était  encore  cbez  vous  quand  cette  jeune  personne 
viendra  ? 

—  Eh  bien? 

—  Est-ce  (]u'il  faudra  la  laisser  entrer  tout  de  même? 

—  Certainement. 

—  Ah  1  tenez,  mademoiselle,  —  dit  la  portière,  —M.  Bouffard,  qui 
était  si  féroce  pour  vous,  et  que  vous  avez  rendu  comme  un  vrai  mé- 
rinos depuis  que  vous  donnez  des  leçons  à  sa  fille,  a  bien  raison  de 
dire  :  «  Il  y  a  des  rosières  qui  ne  valent  pas  mademoiselle  Ilerminie... 
c'est  une  demoiselle  qui...  » 

Un  coup  de  sonnette  coupa  court  aux  louanges  de  madame  Mouf- 

ioo. 

—  C'est  SUIS  doute  M.  Olivier,  —  dit  Herminie  à  madame  Mouf- 
flon,  —  priez-le  d'entrer. 

En  effet,  au  bout  d'un  instant,  la  porlière  introduisit  Olivier  au- 
près de  la  jeune  fille,  et  celle-ci  resta  seule  avec  l'ami  intime  de  Ge- 
nid. 


504         LES  SEPT  PÉGUÉS  CAPITAUX. 


XL 


L'inquiétude  vague  que  ressentait  Herminie  augmenta  encore  à  la 
vue  d'Olivier  ;  le  jeune  homme  paraissait  triste,  grave,  et  la  duchesse 
crut  remarquer  que  par  deux  fois  il  évita  de  la  regarder,  comme  s'il 
éprouvait  un  pénible  embarras;  embarras,  hésitation  qui  sen)anifes- 
tèrent  encore  par  le  silence  de  quelques  inslanis  ([u'Olivier  garda 
avant  d'expliquer  le  sujet  de  sa  visite. 

Ce  silence,  llerminie  le  rompit  la  première  en  disant  : 

—  Vous  m'avez  écrit,  monsieur  Olivier,  pour  me  demander  une  en- 
trevue à  propos  d'une  chose  très-grave? 

—  Très  grave,  en  effet,  mademoiselle  Herminie. 

—  Je  vous  crois,  car  vous  me  semblez  ému,  monsieur  Olivier, 
qu'avez-voiis  donc  à  ni'apprendre? 

—  Il  s'agit  de  Gerald,  mademoiselle. 

—  Grand  Dieu!  s'écria  la  duchesse  avec  effroi,  —  que  lui  est-il  ar- 
rivé? 

—  Rien.  —  se  hâta  de  dire  Olivier,  —  rien  de  fâcheux,  je  le  quitte 
à  l'instant. 

Herminie,  rassurée,  se  sentit  d'abord  confuse  de  son  indiscrète  ex- 
clamation, et  dit  à  Olivier  en  rougissant  : 

—  Veuillez,  je  vous  prie,  ne  pas  mal  iniorprélcr... 

Mais,  la  franchise  et  la  fierté  de  son  Ciiractcrc  l'oniiiorlant  elle 
reprit  : 

—  Après  tout,  pourquoi  vouloir  vous  cacher  ce  que  vous  savez, 
monsieur  Olivier?  N  êtes-vous  pas  le  meiUeur  ami,  presque  le  frère 
de  Gerald?  Ni  lui,  ni  moi,  n'avons  à  rougir  de  notre  attachement.  C'est 
demain  qu'il  doit  faire  part  à  sa  mère  de  ses  intentions,  et  lui  deman- 
der un  consentement  que,  d'avance,  il  est  certain  d'obtenir.  Pour- 
quoi no  l'obtiendrait-il  pas?  notre  condition  est  pareille.  Gerald  vit  de 
îa  profession  comme  je  vis  de  la  mienne...  notre  sort  sera  modeste, 

et...  Mais  pardon,  monsieur  Olivier,  de  vous  parler  ainsi  de  nous 

c'est  le  défaut  des  amoureux.  Voyons,  puisqu'il  n'est  rien  arrivé  defâ- 


LOniiUElL.  305 

choux  à  Gerald,  quelle  peut  élrc  la  chose  si  gr:ne  qui  vous  amène 
ici? 

Les  paroles  d'IIcrminie  annonçaieiil  tant  de  sûcnriio,  (jn  Olivier 
sentit  surtout  alors  la  difliciilté  do  la  mission  dont  il  s'était  chargé  ;  il 
reprit  donc  avec  une  pcnilile  Iicsilatioii  : 

—  Il  n'est  rien  arrivé  de  fàihcnx  à  Gerald,  mademoiselle  llermi- 
nie,  mais  je  viens  vons  parler  de  sa  pari. 

Un  moment  rasséréné,  le  visage  de  la  duchesse  redevint  inquiet. 

—  Moiibicnr  Olivier,  explicincz-vous,  de  grâce,  —  dit-elle,  — 
vons  venez  me  parler  de  la  part  de  Gerald  ?  ponripioi  un  intermé- 
diaire entre  lui  et  moi,  cet  inlcrmcdiaire  fill-ii  nièiiie  vons,  s  in  meil- 
leur ami?  delà  m'étonne,  l'oiircitioi  Gerald  ne  vient-il  pas  lui-même? 

—  Parce  qu'il  est  des  choses  qu'il  craint  de  vous  avouer,  made- 
moiselle. 

llerminie  tressaillit  ;  sa  physionomie  s'altéra,  et,  regardant  flxe- 
ment  Olivier,  elle  reprit  : 

—  11  est  des  choses  que  Gerald  craint  de  m'avoucr,  à  moi? 

—  Oui,  mademoiselle. 

—  Mais  alors,  —  s'écria  la  jeune  fille  en  pâlissant,  —  c'est  donc 
quelque  chose  de  bien  mal,  s'il  n'ose  pas  me  le  dire  ? 

—  Tenez,  mademoiselle,  —  reprit  Olivier,  qui  était  au  supplice, 

—  je  voulais  prendre  des  détours,  des  précautions  ;  cela  ne  servirait 
qu'à  prolonger  votre  anxiété. 

—  0  mon   Dieu!  —    nmrmura  la  jeune  fille  toute   tremblante, 

—  que  vais-je  donc  apprendre  ? 

—  La  vérité,  madenioisclle  llerminie,  elle  vaut  mieux  que  le  men- 
songe. 

—  Le  mensonge  ? 

—  Eu  un  mot,  Gerald  ne  peut  supporter  plus  longtemps  la  position 
fausse  à  laquelle  l'ont  contraint  la  fatalité  des  circonstances  et  le  be- 
soin de  se  rapprocher  de  vous.  Son  courage  est  à  bout,  il  ne  vent 
plus  vous  mentir,  et,  quoi  qu'il  puisse  en  arriver,  n'ayant  d'espoir 
que  dans  votre  générosité,  il  m'envoie,  je  vous  le  répète,  vous  dire 
ce  qu'il  craint  de  vous  avouer  lui-même,  car  il  sait  combien  la  faus- 
seté vous  f.iii  horreur,  et,  malhcureusemeul  Geiald  vous  a  trompée. 

—  Trompée...  moi  ? 

—  Gerald  n'est  pas  ce  qu'il  paraît,  il  a  pris  un  faux  nom,  il  s'est 
donné  pour  ce  qu'il  n'était  pas. 


506  LES  SEPT  FÉCUÉS  CAPITAUX. 

—  Grand  Dieu  !  —  murmura  la  jeune  fille  avec  épouvante. 
Et  une  idée  terrible  lui  traversa  l'esprit. 

Etant  à  mille  lieues  de  penser  qu'Olivier  pût  avoir  une  intimité 
dans  une  classe  éminemment  aristocratique,  la  malheureuse  enfant 
s'imag  na  tout  le  contraire  :  elle  se  persuada  que  Gerald  avait  pris  UD 
faux  nom,  s'était  donné  une  fausse  profession,  afin  de  cacher  souk 
ces  dehors,  non  l'humililé  de  sa  naissance  ou  de  son  état  (aux  yeux 
d'Herrainie  le  travail  et  l'honorabilité  égalisaient  toutes  les  condi- 
tions), mais  quelques  antécédents  honteux,  coupables,  enfm.  Her- 
minie  se  figura  que  Gerald  avait  commis  quelque  action  déshono- 
rante. 

Aussi,  dans  sa  folle  lerre^ir,  la  jeune  fille,  tendant  ses  deux  mains 
vers  Olivier,  lui  dit  d'une  vois  entrecoupée  : 

—  N'achevez  pas,  oh  !  n'achevez  pas  cet  aveu  de  honte  ! 

—  De  honte!  —  s'écria  Olivier,  —comment,  parce  que  Gerald 
vous  a  caché  qu'il  était  duc  de  Senneterre? 

—  Vous  dites  que  Gerald,  votre  ami?... 

—  Est  le  duc  de  Senneterre  !  oui ,  mademoiselle,  nous  avions 
été  au  collège  ensemble,  il  s'était  engagé  ainsi  que  moi  ;  c'est  ainsi 
que  je  l'ai  retrouvé  au  régiment;  depuis,  nolie  iuiimité  a  tou- 
jours duré;  maintenant,  mademoiselle  Ilerminie,  vous  devinez  pour 
quelle  raison  Gerald  vous  a  caché  son  titre  et  sa  posit:-on.  C'est 
un  tort  dont  je  me  suis  rendu  complice  par  étourdcrie,  car  il  ne 
s'agissait  dabord  que  d'une  plaisanterie  que  je  regrette  cruellement  : 
c'était  de  présenter  Gerald  chez  madame  Herhaut,  comme  clerc  de 
DOiaire.  Malheureusement  celte  présentation  était  déjà  faite  lorS' 
qu'après  la  singulière  rencontre  qui  a  rapproché  Gerald  de  vous  il 
vous  a  retrouvée  chez  madame  Ilerbaut  :  vous  compi'enez  le  reste. 
Mais,  je  vous  le  répète,  Gerald  a  préféré  vous  avouer  la  vérité,  ce 
continuel  mensonge  révoltait  trop  sa  loyauté. 

En  apprenant  que  Gerald,  au  lieu  d'être  un  homme  avili,  se  ca- 
chant sous  un  faux  nom,  n'avait  eu  d'autre  tort  que  de  dissimuler  sa 
piaule  naissance,  le  revirement  des  idées  d'Herminie  fut  si  brusqufe, 
il  violent,  qu'elle  éprouva  d'abord  une  sorte  de  vertige  ;  mais  lors- 
que la  réfli'xion  lui  revint  ;  mais  lorsqu'elle  put  envisager  d'un  coup 
d'oeil  les  conséquences  de  cette  révélation,  le  saisissement  de  la 
jeune  fille  fut  tel,  que,  devenant  pâle  comme  une  morte,  elle  trembla 


L'ORGUEIL.  507 

de  tous  sesuiiMnbros,  ses  genoux  vacilléreiU,  cl  il  lui  fallut  s'appuyer 
un  mitinent  sur  la  cheminée. 

Lorsque  llerniinie  put  parler,  elle  reprit  d'une  voix  profondément 
altérée  : 

—  Monsieur  Olivier,  je  vais  vous  dire  que^iue  chose  qui  vous  sem- 
blera insensé.  Tout  à  l'heure,  avant  que  vous  m'eussiez  tout  révélé, 
une  idée  folle,  horrible,  m'est  venue,  c'est  que  Gerald  m'avait  dissi- 
mulé son  vrai  nom,  parce  qu'il  était  coupable  de  quelque  aclioQ  mau- 
vaise, déshonorante  peut-être. 

—  Ah!  vous  avez  pu  croire... 

—  Oui,  j'ai  cru  cela;  mais  je  ne  sais  si  la  vérité  que  vous  m'ap- 
prenez sur  la  posiiiou  de  Gerald  ne  me  cause  pas  un  chagrin  plus 
désespéré  que  celui  que  j'ai  ressenti  en  pensant  que  Gerald  pouvait 
être  un  homme  avili. 

—  Que'dites-vo'.is?  mademoiselle,  c'est  impossible  ! 

—  Cela  vous  semble  insensé,  n'est-ce  pas?  —  reprit  la  jeune  fille 
avec  amertume. 

—  Comment  !  Gerald  avili! 

—  Eh  !  que  sai?-je!  je  pouvais  espérer,  à  force  d'amour,  de  le  ti- 
rer de  son  avilissement,  de  le  relever  à  ses  propres  yeux,  aux  miens, 
enfin  de  le  réhabiliter;  mais,  — reprit  Ilerminie  dans  un  accable- 
ment profond,  —  entre  moi  et  M.  le  duc  de  Senneterre  il  y  a  niain- 
oaut  un  abîme. 

—  Oli  :  rassurez-vous,  —  dit  vivement  Olivier,  espérant  guérir  la 
blessure  qu'il  venait  de  faire  et  changer  en  joie  la  douleur  de  la 
jeune  fille,  —  rassurez-vous,  mademoiselle  Herminic,  j'ai  mission 
de  vous  avouer  les  torts  de  Gerald  ;  mais,  grâce  à  Dieu  !  j'ai  aussi 
mission  de  vous  dire  qu'il  entend  les  réparer,  oh  !  les  réparer  de  la 
façon  la  plus  éclatante.  Gerald  a  pu  vous  tromper  sur  des  apparences, 
mais  il  ne  vous  a  jamais  trompée  sur  la  réalité  de  ses  sentiments  :  ils 
sont,  d  celte  heure,  ce  qu'ils  ont  toujours  été;  sa  résolution  n'a  pas 
varié.  Aujourd'hui  comme  hier,  Gerald  n'a  qu'un  vœu,  qu'un  espoir, 
c'est  que  vous  consentiez  à  porter  son  nom  ;  seulement,  aujour- 
d'hui, ce  nom  est  celui  de  duc  de  Senneterre.  Voilà  tout. 

—  Voilà  tout  !  —  s'écria  Herminie,  dont  l'accablement  faisait 
place  à  une  indignation  douloureuse.  — Ah!  voilà  tout?  ainsi  ce  n'est 
rien,  monsieur.  <pic  d'avoir  surpris  mon  affection  à  l'aiilede  faux  de- 
hors ?  de  m'avoir  mise  dans  cette  affreuse  nécessité  de  renoncer  à 


8Ô8         LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

un  amotir  qui  était  l'espoir,  le  bonheur  de  ma  vie,  ou  d'entrer  dans 
une  famille  qui  n'aura  pour  moi  qu'aversion  ei  dédain!'  Ali  !  cela  n'est 
rien,  monsieur?  ah!  votre  ami  prétend  m'aimer,  et  il  m'estime  assez 
peu  pour  croire  que  je  subirai  jamais  les  humiliations  sans  nombre 
auxquelles  m'exposerait  un  pareil  mariage? 

—  Mais,  mademoiselle  Herminie... 

—  Monsieur  Olivier,  écoutez-moi.  Lorsque  je  l'ai  revu  après  une 
première  rencontre,  qui,  par  son  étrangelé  même,  ne  m'avait  laissé 
que  trop  de  souvenirs,  si  Gerald  m'eût  franchement  avoué  qu'il  était 
le  duc  de  Senneterre,  j'aurais  résisté  de  toutes  mes  forces  à  une  af- 
fection naissante,  j'en  aurais  triomphé  peut-être,  mais,  en  tout  cas, 
de  ma  vie  je  n'aurais  revu  Gerald,  je  ne  pouvais  pas  être  sa  maî- 
tresse, et  je  n'étais  pas  faite,  je  vous  le  répète,  pour  subir  les  humi- 
liations qui  m'attendent  si  je  consens  à  être  sa  femme. 

—  Vous  vous  trompez,  mademoiselle  Herminie,  acceptez  l'offre 
de  Gerald,  et  vous  n'aurez  à  redouter  aucune  humiliation;  il  est 
maître  de  lui.  Depuis  plusieurs  années  il  a  perdu  son  père;  il  dira 
donc  tout  à  sa  mère  ;  il  lui  fera  comprendre  ce  que  cet  amour  est 
pour  lui  ;  mais,  si  mailame  de  Senneterre  veut  sacrifier  à  des  conve- 
nances factices  le  bonheur  de  Gerald,  celui-ci.  à  regret  sans  doute, 
et  après  avoir  épuisé  toutes  les  voies  de  persuasion,  est  décidé  à  se 
passer  du  consentement  de  sa  mère. 

—  Et  moi,  monsieur,  je  ne  me  passerai,  à  aucun  prix,  non  de  l'affec- 
tion, elle  ne  se  commande  pas,  mais  de  l'estime  de  la  mère  de  mon 
mari,  parce  que,  cette  estime,  je  la  mérite.  Jamais,  entendez-vous 
bien?  l'on  ne  dira  que  j'ai  été  un  sujet  de  rupture  entre  Geraid  et  sa 
mère,  et  que  c'est  en  abusant  de  l'amour  qu'il  avait  pour  moi  que  je 
me  suis  imposée  à  cette  noble  et  grande  famille;  non,  monsieur...  ja- 
mais l'on  ne  dira  cela  de  moi...  mon  orgueil  ne  le  veut  pas! 

En  prononçant  ces  derniers  mots,  Herminie  fut  superbe  de  douleur 
et  de  dignité. 

Olivier  avait  le  coeur  trop  bien  placé  pour  ne  pas  partager  le  scru- 
pule de  la  joune  fille,  scrupule  que  lui  et  Gerald  avaient  redouté,  car 
ils  ne  s'abusaient  pas  sur  l'indomptable  fierté  d'IIerminie. 

Néanmoins,  Olivier,  voulant  tenter  un  dernier  efi'ort,  lui  dit  : 

—  Mais  enfin,  mademoiselle  Herminie,  songez-y,  je  vous  en  sup- 
plie, Gerald  fait  tout  ce  qu'un  homme  d'honneur  peut  faire  en  vousol^ 
frant  sa  main.  Que  voulez-vous  de  plus? 


L'ÔIIGUKIL.  309 

—  Ce  que  ]c  veux,  monsieur,  je  vous  l'ai  dit,  c'est  élre  traitée  avec 
la  considcratioa  (|ui  m'est  due,  et  que  j'ai  le  droit  d'attendre  de  la  fa- 
mille de  M.  de  Seimeterre... 

'     —  Mais,  mademoiselle,  Gerald  ne  peut  que  vous  répondre  de  lui 

lExiger  plus  serait... 

—  Tenez,  monsieur  Olivier,  —  dit  Ilerminie  après  un  moment  de 
réflexion  et  interrompant  l'ami  de  d'erald,  —  vous  me  connaissez... 
TOUS  savez  si  ma  volonté  est  ferme. 

—  Je  le  sais,  mademoiselle. 

—  Eh  bien  !  de  ma  vie  je  ne  reverrai  Gerald,  à  moins  que  madame 
la  duchesse  de  Semielorre,  sa  mère,  ne  vienne  ici... 

—  Ici  I  —  s'écria  Olivier  stupéfait. 

—  Oui,  que  madame  la  duchesse  de  Senneterre  ne  vienne  ici,  chez 
moi...  médire  qu'elle  consent  à  mon  mariage  avec  son  fils...  Alors... 
on  ne  prétendra  pas  que  je  me  suis  imposée  à  cette  noble  famille. 

Cette  piélention,  (pii  semble  et  qui  était  en  effet  d'un  incroyable  et 
superbe  orgfucii,  Ilerminie  l'exprimait  simplement ,  naturellement, 
sans  emphase,  parce  que,  pleine  d'une  juste  cl  liante  estime  de  soi, 
la  jeune  fille  avait  la  conscience  de  demander  ce  qui  lui  était  dû. 

Cependant,  au  premier  abord,  celte  prétention  parut  à  Olivier  si 
exorbitante,  qu'il  ne  put  s'empêcher  de  répondre  dans  sa  stupeur  : 

—  Madame  de  Senneterre!...  venir  chez  vous...  vous  dire  qu'elle 
consent  au  mariage  de  son  fils...  mais  vous  n'y  songez  pas,  made- 
moiselle Ilerminie...  c'est  impossible! 

—  Et  pourquoi  cela,  monsieur?  —  demanda  la  jeune  fille  avec  une 
fierté  si  ingénue,  qu'Olivier,  réfléchissant  enfin  à  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  généreux,  d'élevé,  dans  le  caractère  et  dans  lamour  d'Herininie, 
répondit  assez  cnibarrassé  : 

—  Vous  me  deniandez ,  mademoiselle,  pourquoi  madame  de  Sen- 
neterre ne  peut  venir  ici  vous  dire  qu'elle  consent  au  mariage  de  son 
fils? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Mais,  mademoiselle,  sans  parler  môme  des  convenances  du 
grand  m'mde,  la  démarche  que  vous  exigez  d'une  personne  de  l'âge 
de  madame  de  Senneterre  me  semble... 

Ilerminie,  interrompant  Olivier,  lui  dit  avec  un  sourire  amer  : 

—  Si  j'appartenais  à  ce  grand  monde  dont  vous  porlez,  monsieur  ; 
si,  au  lieu  d'être  une  pauvre  orpheline,  j'avais  une  mère,  une  famille, 


310  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

et  que  H.  de  Senneterre  m'eût  recherchée  en  mariage,  serait-il,  oui 
ou  non,  dans  les  convenances  que  madame  de  Sennelerre  fît  la  pre- 
mière démarche  auprès  de  ma  mère  ou  de  ma  famille  pour  lui  deman- 
iler  ma  main  ? 

—  Certainement,  mademoiselle;  mais... 

—  Je  n'ai  pas  de  mère...  je  n'ai  pas  de  famille,  —  poursuivit  tris- 
lement  Herminie.  —  A  qui  donc,  si  ce  n'est  à  moi,  madame  de  Sen- 
neterre doit- el!e  s'adresser  lorsqu'il  s'agit  de  mon  mariage? 

—  Un  mot  seulement,  mademoiselle.  Cette  démarche  de  madame 
de  Senneterre  serait  possible  si  ce  mariage  lui  semblait  convenable. 

—  Et  c'est  à  cela  que  je  prétends,  monsieur  Olivier. 

—  Mais  la  mère  de  Gerald  ne  vous  connaît  pas,  mademoiselle. 

—  Si  ma.lame  de  Senneterre  a  de  son  fils  une  assez  mauvaise 
opinion  pour  le  croire  capable  de  faire  un  choix  indigne  ,  qu'elle 
s'informe  de  moi.  Grâce  à  Dieu  !  je  ne  crains  rien. 

—  C'est  vrai,  —  dit  Olivier ,  à  bout  d'objections  raisonnables,  — 
je  n'ai  rien  à  faire  à  cela. 

—  Voici  mon  dernier  mot,  monsirur  Olivier,  —  reprit  Herminie  : 

—  ou  mon  mariage  avec  Gerald  conviendra  à  madame  de  Senneterre, 
et  elle  m'en  donnera  la  preuve  en  faisant  auprès  de  moi  la  démar- 
che que  je  demande;  sinon  elle  me  jugera  indigne  d'entrer  dans  sa 
famille,  alors  de  ma  vie  je  ne  reverrai  M.  de  Sennelerre. 

—  Mademoiselle  Herminie,  par  pitié  pour  Gerald... 

—  Ah!  croyez-moi,  je  mérite  plus  de  pitié  que  M.  de  Senneterre, 

—  dit  la  jeune  fdle,  ne  pouvant  contraindre  plus  longtemps  ses  lar- 
mes et  cachant  sa  figure  dans  ses  mains,  —  car,  moi,  je  mourrai  de 
chagrin  peut-être,  mais  du  moins,  jusqu'à  la  fin,  j'aurai  été  digne  de 
Gerald  et  de  son  amour. 

Olivier  était  désolé.  11  ne  pouvait  s'empêcher  d'admirer  cet  or- 
gueil, quoiqu'il  en  déplorât  les  conséquences  en  songeant  au  déses- 
poir de  Gerald. 

Soudain  on  entendit  sonner  à  la  porte  de  la  jeune  fdle. 

Celle-ci  redressa  sa  tête,  essuya  les  larmes  dont  son  beau  visage 
était  inondé;  puis,  se  rappelant  la  lettre  de  mademoiselle  de  Seau- 
mesnil,  elle  dit  à  Olivier  : 

—  (Fest  sans  doute  Ernestine.  Pauvre  enfant!  je  l'avais  oubliée. 


L'ORGUEIL.  511 

Monsioiir  Olivier,  voiiloz-vous  avoir  la  bonté  d':illcr  ouvrir  pour  irioi? 
ajoiila  la  duchesse  en  portant  son  mouchoir  à  ses  yeux,  afin  d'elfaccr 
les  traces  de  ses  pleurs. 

—  Vi\  mol  encore,  mademoiselle,  —  reprit  Olivier  d'un  ton  péné- 
tré, presque  solennel ,  —  vous  ne  pouvez  vous  iniaginer  «lucllc  est 
rex.iltatioii  de  l'amour  de  Cerald...  vous  savez  si  je  suis  sincère.  Eh 
bien!  j'ai  peur  pour  lui,  euiendez-vous  bien... /ai  peur...  en  son- 
geant au:t  suites  de  voire  refus. 

Derminie  tressaillit  aux  effrayantes  paroles  d'Olivier.  Pendant  quel- 
ques instants,  elle  parut  en  proie  à  une  lutte  pénible,  mais  elle  en 
triompha,  el  l'inforiunéo,  brisée  par  ci  tte  torture  morale,  répondit  à 
Olivier  d'une  voix  presque  défaillante  : 

—  Il  m'est  affreux  de  désespéier  Gerald,  car  je  crois  à  son  amour 
parce  que  je  sais  le  mien...  je  crois  à  sa  douleur ,  parce  que  je  sens 
la  mienne...  mais  jamais  je  ne  sacrifierai  ma  dignité,  qui  est  aussi 
celle  de  Gerald. 

—  Mademoiselle...  je  vous  en  supplie... 

—  Vous  savez  mes  résoluiiens.  monsieur  Olivier...  je  n'ajouterai 
pas  un  mol.  Ayez  pitié  de  moi...  vous  le  voyez...  cetentrelien  me  lue. 

Olivier ,  accablé,  s'inclina  devant  Herniinie ,  et  se  dirigea  vers  la 
porte  ;  mais  à  peine  l'eut-il  ouverte,  qu'il  s'écria  : 

—  Mon  oncle!  et  vous,  mademoiselle  Ernestine!  Grand  Dieu!  cette 
pâleur...  ce  sang  à  votre  front...  Qu'est-il arrivé? 

A  ces  mots  d'Olivier,  Herniinie  sortit  précipitamment  de  sa  cham- 
bre et  courut  à  la  porte  d'entrée. 


XLI 


Telle  était  la  cause  de  la  surprise  et  de  l'effroi  d'Olivier,  lorsqu'il 
eut  ouvert  la  porte  de  la  demeure  de  la  duchesse. 
Le  commandant  Bernard,  pâle,  la  figure  bouleversée,  semblait  se 


542  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

soutenir  à  peine;  il  s'appuyait  sur   le  bras  de  mademoiselle  de 
Beaumesnil. 

Celle-ci,  aussi  pâle  que  le  vieux  marin,  et  vêtue  d'ime  modeste  robe 
d'indienne,  avait  le  front  ensanglanié,  tandis  que  les  brides  de  son 
chapeau  de  paille  flottaient  dénouées  sur  ses  épaules. 

—  Mon  oncle,  qu'avez-vous?  —  s'écria  Olivier,  s'approchant  vive- 
ment du  vétéran  et  le  regardant  avec  une  angoisse  inexprimable,  — 
qu'est-il  donc  arrivé? 

—  Ernestine,  —  s'écriait  en  même  temps  ïïerminie  effrayée,  — 
mon  Dieu  !  vous  êtes  blessée  ! 

—  Ce  n'est  rien,  Ilerminie,  —  répondit  la  jeune  fille  d'une  voix 
tremblante  en  tâchant  de  sourire,  —  ce  n'est  rien,  mais  pardonnez 
si  je  viens  avec  monsieur,  c'est  que,  tout  à  l'heure,  je... 

La  pauvre  enfant  ne  put  continuer;  ses  forces,  son  courage,  étaient 
à  bout ,  ses  lèvres  blanchirent,  ses  yeux  se  fermèrent,  sa  tête  se 
renversa  doucement  ea  arrière,  ses  genoux  se  dérobèrent  sous  elle, 
et  elle  tombait  sans  Ilerminie,  qui  la  reçut  dans  ses  bras. 

—  Elle  se  trouve  n>al  !  —  s'écria  la  duchesse;  —  monsieur  Olivier, 
aidez -moi,  porlons-la  dans  ma  chambre. 

—  C'est  moi,  c'est  moi  qui  suis  cause  de  ce  malheur!  —  dit  le 
commandant  dans  sa  douloureuse  anxiété. 

Et  il  suivit  d'un  pas  chancelant,  tant  sa  faiblesse  était  grande  en- 
core, Olivier  et  Ilerminie,  qui  transportaient  Ernestine  dans  la  chambre 
à  coucher. 

—  Pauvre  petite  !  —  murmura  le  vétéran,  —  quel  cœur  !  quel 
courage! 

La  duchesse,  ayant  assis  Ernestine  sur  son  fauteuil,  ôta  le  chapeau 
qu'elle  portait,  écarta  de  son  front  pur  et  blanc  ses  beaux  cheveux 
châtains,  doni  les  ('normes  tresses  se  déroulèrent  sur  ses  épaules, 
puis,  ^9ft(^lant  que  la  tête  appesantie  de  mademoiselle  de  Beaumesnil 
était  !-oiitenue  par  Olivier,  Herminie,  à  l'aide  de  son  mouchoir,  étan- 
cha  le  sang  d'une  blessure  heureusement  légère  que  la  jeune  fille 
avait  un  peu  au-dessus  de  la  tempe. 

Le  vieux  marin,  debout,  immobile,  les  lèvres  tremblantes,  tenant 
entre  ses  mains  jointes  son  petit  mouchoir  à  carreaux  bleus,  con- 
templait cette  scène  louchante  sans  pouvoir  trouver  une  parole, 
tandis  que  de  grosses  larmes  tombaient  lentement  de  ses  yeux  sur 
sa  moustache  blanche. 


L'OHGUi:iL.  515 

—  Monsieur  Olivier,  soiitcncz-la,  je  vais  cherclier  de  l'eau  fratchc 
et  un  peu  d'eau  <ie  (lologuc,  —  dit  ildininie. 

Et  bicntùi  elle  revint,  portant  une  élégante  cuvette  de  porce- 
laine anglaise  et  un  flacon  de  cristal  à  demi  reniiili  d'eau  de  Cologne. 

Après  avoir  légéroment  éponge  la  blessure  d'Ernesiinc  avec  de 
l'eau  mélangée  de  spiritueux,  Ilerminie  on  prit  quelques  gouttes 
dans  sa  main,  et  les  lit  aspirer  à  niadi-nioiselle  de  Ceauniesnil. 

Peu  à  peu  les  lèvres  d  liriiestine  se  co'oièrent,  et  une  tiède  rou- 
geur remplaça  la  froide  pâleur  de  ses  joues. 

—  Dieu  soit  loué  !  elle  revient  à  elle ,  —  dit  Herniinie  en  re- 
levant les  tresses  de  la  cbevelure  de  l'orpheline,  et  les  assujettis- 
sant sur  sa  tête  au  moyen  de  son  peigne  d'écaillé. 

Olivier,  profondémen'.  louché  de  ce  tibleau,  dit  à  la  chtrhcsse, 
qui,  debout  auprès  du  fauteuil,  soutenait  sur  son  sein  agité  la  tète 
de  mademoiselle  de  Beaunicsnil  : 

—  Mademoiselle  llerniinie ,  je  regrette  que  ce  soit  dans  une 
si  triste  circonstance  que  j'aie  à  vous  présenter  mon  oncle,  M.  le 
commandant  Bernard. 

La  jeune  filb'  répondit  aux  paroles  d'Olivier  par  un  salut  affectueux 
adressé  au  vieux  marin. 
Celui-ci  reprit  : 

—  El  moi,  mademoiselle,  je  suis  doublement  désespéré  de  cet 
accident,  dont  je  suis  malheureusement  cause,  et  qui  vous  met 
dans  un  si  pénible  embarras. 

—  Mais,  mon  oncle,  —  reprit  Olivier,  —  que  vous  est-il  donc 
arrivé? 

Pendant  qu'llerminie,  voyant,  grâce  au  bon  succès  de  ses  soins, 
Ernestine  reprendre  peu  à  peu  ses  sens,  lui  faisait  de  nouveau  aspirer 
quelques  gouttes  d'e;iu  de  Cologne,  le  commandant  Bernard  répon- 
dit à  Olivier  d'une  voix  émue  : 

—  J'étais  sorti  ce  malin  pendant  que  tu  causais  avec  un  de 
tes  amis. 

—  En  effet,  mon  oncle,  madame  Barbançon  m'a  dit  que  vous  aviez 
eu  l'imprudence  de  sortir  malgré  votre  extrême  faiblesse,  mais 
que  ce  qui  l'avait  un  peu  rassurée,  c'est  que  vous  lui  avez  paru 
plus  gai  que  vous  ne  l'aviez  été  depuis  bien  longtemps. 

—  Oh!  certes,  —  reprit  le  vétéran  avec  expansion,  —  j'étais 
gai  parce  que  j'étais  heureux,  oh!  bien  heureux,  car  ce  matin... 

18 


3-14  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

Mais  le  commandant  s'arrcla,  reg;irda  Olivier  avec  une  expres- 
sion singuiière,  et  ajouta  en  soupir.mt  : 

—  Non,  non,  je  ne  dois  rien  te  dire;  enfin,  je  suis  donc  sorti. 

—  Celait  bien  imprudent,  mon  onde. 

—  Que  veux-lu,  j'avais  mes  raisons,  et  puis  j'ai  cru  que  l'exer- 
cice au  grand  air  serait  plus  profitable  à  ma  convalescence  que  les 
promenades  bornées  à  notre  petit  jardin  :  je  suis  donc  sorti. 
Cependant,  me  défuint  de  mes  forces,  au  lieu  de  gagner  la  plaine, 
je  suis  allé  ici  près,  dans  ces  grands  terrains  gazonnés  qui  avoi- 
sinent  le  cbemin  de  fer.  Après  avoir  un  peu  marche,  me  sentant 
fatigué,  je  me  suis  assis  au  soleil,  sur  le  faîte  d'un  talus  qui  borde 
l'une  de  ces  rues  tracées  et  pavées,  mais  oîi  il  n'y  a  pas  encore  de 
maisons.  J'étais  là  depuis  un  quart  d'heure  lorsque,  me  croyant 
suffisamment  reposé,  j'ai  voulu  me  lever  pour  revenir  chez  nous; 
mais  cette  promenade,  quoique  peu  longue,  avait  épuisé  mes  forces. 
A  peine  étais-je  debout,  que  j'ai  été  pris  d'un  étourdissement,  mes 
jambes  ont  fléchi,  j'ai  perdu  l'équilibre,  le  talus  était  rapide... 

—  Et  vous  êtes  tombé  ?  —  dit  Olivier  avec  anxiété. 

—  Oui,  j'ai  glissé  jusques  en  bas  du  monticule  :  cette  chute  aurait 
été  peu  dangereuse,  si  une  grosse  charrette  chargée  de  pierres,  et 
dont  les  chevaux  abandonnés  du  charretier  marchaient  à  l'aventure, 
n'eût  passé  à  ce  moment. 

—  Grand  Dieu  !  —  s'écria  Olivier. 

—  Quel  affreux  danger  !  —  s'écria  ITerminie. 

—  Oh  !  oui,  affreux,  surtout  pour  cette  chère  demoiselle  que  vouî 
voyez  là  ,  blessée ,  oui ,  blessée  en  risquant  sa  vie  pour  sauver  la 
mienne  ! 

—  Comment!  mon  oncle,  cette  blessurede  mademoiselle Ernesline... 

—  Eu  tombant  au  bas  du  talus,  —  reprit  le  vieillard  en  interrom- 
pant son  neveu,  qui  jeta  sur  mademoiselle  de  Beaumesnil  un  regard 
d'attendrissement  et  de  reconnaissance  ineffable,  —  ma  icie  avait 
porté,  j'étais  étendu  sur  le  pavé,  incapable  de  faire  un  mouvement, 
lorsqu'à  travers  une  espèce  de  vertige  je  vis  les  chevaux  s'avancer. 
Ma  tête  n'était  plus  qu'à  un  pied  de  la  roue  lorsque  j'entends  uq 
grand  cri,  je  vois  vaguement  une  femme  qui  venait  en  sens  inverse 
des  chevaux  se  précipiter  de  mon  côté,  c'est  alors  que  la  connais- 
sance m'a  manqué  tout  à  fait.  Puis,  reprit  le  vieillard  avec  une 
émotiOD  croissante,  —  lorsque  je  suis  revenu  à  moi ,  j'étais  assis  et 


L'OUGltllL.  SI» 

adosse  au  t;»liis,  à  deux  pas  de  l'eiulroii  où  j'avais  f;iilli  élre  écrasé. 
Une  jeune  lille,  un  auge  de  courage  ol  de  boulé,  ot;iit  agenouillée  de- 
vaiil  moi,  les  luaius  joiules,  jiàle  eueore  d"é|»ouvaule,  le  froul  ensaii» 
t^laulé.  El  e'élail  elle  !  —  s'éeria  le  vieux  maria  eu  se  retournant  vers 
E:nestiue,  qui  avait  alors  tout  à  faii  repris  ses  sens.  — Oui,  c'était 
vous,  niademoisclle  I  —  reprit-il,  —  vous  qui  m'avez  sauvé  la  vie 
en  vous  exposant  à  périr,  vous,  pauvre  f.iible  créature,  qui  n'avez 
écouté  que  votre  cœur  et  que  votre  vaillance  ! 

—  0  Di'uesline!  que  je  suis  fière  d'èire  voire  amie!  —  s' écria  U 
daclusse  en  serraul  contre  sou  cœur  Ernestiue  ,  roui;issai)te  et  con- 
fuse. 

—  Oui  !  oui  !  —  s'écria  le  vieillard,  —  soyez-en  fière  et  voire  amie, 
niadeiuoiselle,  vous  le  devez  ! 

—  Mademoiselle  ,  —  dit  à  son  tour  Olivier  en  s'adressant  à  made- 
moiselle de  Deaumesnil  avec  un  tmuble  indélinissable ,  —  je  ne  puis 
vous  dire  que  ces  mois,  et  voire  cœur  comprendra  ce  qu'ils  signifient 
pour  moi  :  «  Je  vous  dois  la  vie  de  mon  oncle,  ou  plutôt  du  père  le 
plus  tead.emcnl  chéri.  » 

—  Monsieur  Olivier,  —  répondit  mademoiselle  de  Beauraesoil  en 
baissant  les  yeux  apsès  avoir  regardé  le  jeune  homme  avec  surprise, 
—  ce  que  vous  me  diies  là  me  rend  doublement  heureuse ,  car  j'a- 
vais ignoré  jusqu'ici  que  monsieur  fût  celui  de  vos  parents  dont  Uer- 
minie  m'avait  parlé  avaul-hier. 

—  Et  maiuteuanl ,  mademoiselle ,  reprit  le  vieillard  d'un  ton  rem- 
pli d'inlérèl.  comment  vous  irouvez-vous?  Il  faudrait  peut-être  aller 
chercher  uu  médeciu.  Mademoiselle  Ilermiuie,  qu'eu  peusez-voub? 
Olivier  y  courrait. 

—  Mons  cur  Olivier ,  n'eu  faites  rien,  de  grâce ,  —  dit  vivement 
Eruestiue ,  —  je  n'éprouve  qu'un  peu  de  mal  de  tète  ;  la  blessure 
doit  êire  légère,  c'est  à  peine  si  je  la  ressens.  Lorsque  tout  à  l  heure 
je  me  suis  évanouie  ,  c'a  été,  je  vous  l'assure  ,  bien  plus  d'émolioQ 
que  de  douleur. 

—  Il  uimporle,  Ernestine,  -^  dit  Uerminie,  —  il  faut  prendre  un 
J  peu  de  repo?.  Je  crois  comme  vous  votre  blessure  légère,  mais  vous 

avez  été  si  effrayée,  que  je  veux  vous  garder  pemlanl  quel  [ucs  heures. 

—  Oh  !  quant  à  celle  ordonnance  là  .  ma  ch-re  Uerminie,  —  dit 
en  souriant  mademoiselle  de  Beaumesnil,  —  j'y  consens  de  tout 


5Î8         LES  SEPT  PEGOES  CAPITAUX. 

mon  cœur...  et  je  ferai  durer  ma  coifvalescence  le  plus  longtemps 
qu'il  me  sera  possible. 

—  Olivier ,  mon  enfant ,  —  dit  le  vieux  marin ,  —  donnez-moi  le 
bras,  et  laissons  ces  demoiselles. 

—  Monsieur  Olivier,  reprit  Herminie,  il  est  impossible  que  M.  Ber- 
iiard,  faible  comme  il  l'est,  s'en  aille  à  pied.  Si  vous  voulez  dire  à  la 
portière  d'aller  cbercher  une  voiture. 

—  Non,  non,  ma  chère  demoiselle,  avec  le  bras  de  mon  Olivier,  je 
ne  crains  rien,  —  reprit  le  vieillard,  —  le  grand  air  me  remettra;  et 
puis  je  veux  montrer  à  Olivier  l'endroit  où  je  périssais  sans  cet  ange 
gardien.  Je  ne  suis  pas  dévot,  mademoiselle;  mais  j'irai  souvent,  je 
vous  le  jure,  faire  un  pèlerinage  à  ce  talus  de  g;izon  ,  et  je  prierai  à 
ma  manière  pour  la  généreuse  créature  qui  m'a  sauvé  au  moment 
où  j'avais  tant  envie  de  vivre,  car  ce  matin  même... 

Et  pour  la  seconde  fois,  à  la  nouvelle  surprise  d'Olivier,  le  vétéran 
refoula  les  paroles  qui  lui  vinrent  aux  lèv.es. 

—  Enfin...  n'importe  ,  —  reprit-il,  —  je  prierai  dons  à  ma  ma- 
nière pour  mon  auge  sauveur,  car  vraiir  3nt ,  —  ajouta  le  vétéran  en 
souriant  d'un  air  de  bonhomie,  —  c'est  if?  monde  renversé...  ce  sont 
les  jeunes  filles  qui  sauvent  les  vieux  soK'sîs...  heureusement  qu'aux 
vieux  soldats  il  reste  un  coeur  pour  le  dévouement  et  pour  la  recon- 
naissance. 

Olivier,  les  yeux  attachés  sur  le  mélancolique  et  doux  visage  de 
mademoiselle  de  Beaumesnil,  éprouvait  un  attendrissement  rempli  de 
charme  ;  son  cœur  palpitait  sous  les  émotions  les  plus  vives  et  les 
plus  diverses  en  contemplant  cette  jeune  fille,  et  se  rappelant  les 
incidents  de  sa  première  rencontre  avec  elle ,  sa  franchise  ingénue, 
l'originalité  naïve  de  son  esprit,  puis  surtout  les  confidences  d'Her- 
minie,  qui  lui  avait  appris  que  le  sort  d'Ërnestine  était  loin  d'être 
heureux. 

Certes,  Olivier  admirait  plus  que  personne  la  rare  beauté  delà  du- 
chesse, mais  en  ce  moment  Ernestine  lui  semblait  aussi  belle. 

Le  jeune  sous-oflicier  était  tellement  absorbé,  qu'il  fallut  queson  on- 
cle le  prît  par  le  bras  et  lui  dît  : 

—  Allons,  mon  garçon,  n'abusons  pas  plus  longtemps  de  l'hospita- 
lité que  mademoiselle  Herminie  me  pardonnera  d'avoir  acceptée. 

—  En  effet,  Herminie,  —  dit  Ernestine,  —  sachant  que  vous  de- 


LOlUiUElL.  317 

iiicurioz  tout  auprès  de  rciulroil  où  l'accident  est  arrivé,  j'ai  cru  pou- 
voir... 

—  N'alloz-vous  pas  vous  excuser  tuuiiilenaiu?  —  dit  la  duchesse  en 
souriant  et  eu  iuterrompiuit  iiiadeuioiïcliede  Beauuiesiiil,  —  vous  ex- 
cuser d'avoir  agi  eu  amie? 

—  .Vdicu  donc,  mesdemoiselles,  —  dit  le  vieux  marin. 
El  s'adressaul  à  Eniesliiie  d'un  Ion  pénétré  : 

—  Il  me  serait  trop  pénible  de  penser  que  je  vous  ai  vue  aujourd'hui 
pour  la  premicreella  dernière  fois.  Oh!  rassurez-vons,  mademoiselle, 
—  ajoula  le  vieillard  en  réiiondanl  à  un  mouvement  d'emb;irras  d'Er- 
nesline,  —  ma  reconnaissance  ne  sera  pas  indiscrète;  seuienicnl  je 
vous  demander.ii  connue  une  ijràce  à  vous  et  à  mademoiselle  Ucrmi- 
nie,  de  me  faire  savoir  quelquefois,  aussi  rarement  que  vous  le  vou- 
drez, quand  je  pourrai  vous  rencontrer  ici,  n'est-ce  pas?  —  dit  le 
vieillard  en  contenant  son  émotion,  —  car  ce  n'est  pas  tout  de  rem- 
plir un  cœur  de  gratitude,  il  faut  au  moins  lui  pcrmetlre  de  l'exprimer 
quelquefois... 

—  Monsieur  Dornard,  —  dit  Ilerminie,  —  votre  désir  est  trop  na- 
turel pour  t[ir.!rnesiiite  et  moi  nous  ne  nous  y  rendions  pas.  L'nu  de 
ces  soirs  quKrnesline  sera  libre,  nous  vous  avertirons  et  vous  nous 
ferez  le  plaisir  de  venir  prendre  une  tasse  de  thé  avec  nous. 

—  Vraiment?  —  dit  joyeusement  le  vieillard. 
Puis  il  ajouta  : 

—  Toujours  le  monde  renversé  :  ce  sont  les  obligés  qui  sont  com- 
blés par  les  bienfaiteurs;  enfin,  je  me  résigne.  Allons,  encore  adieu, 
mesdemoiselles,  et  surtout  au  revoir.  V;ens-tu,  Olivier? 

Au  moment  de  sortir,  le  vieux  marin  s'arrêta,  parut  hésiter,  et, 
après  un  moment  de  réflexion,  il  revint  sur  ses  pas  et  dit  aux  deux 
jeunes  filles  : 

—  Tenez,  mesdemoiselles,  décidément  je  ne  peux  pas,  je  ne  dois 
pas  emporter  uu  secret  qui  m'étouffe. 

—  Un  secret,  monsieur  Bernard? 

—  Ah!  mon  Dieu!  oui,  deux  fois  déjà  il  m'est  venu  aux  lèvres; 
mais  deux  fois  je  me  suis  contraint,  parce  que  j'avais  promis  de  gar- 
ierle  silence;  mais,  après  tout,  il  faut  que  mademoiselle  Ernesline, 
k  qui  je  dois  la  vie,  sache  au  moins  pourquoi  je  suis  si  heureux  de  vi* 
ne.., 

18. 


518  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

—  Je  pense  comme  vous,  monsieur  Biniard,  —  dit  Hermînie,  — 
vous  devez  celte  récompense  à  Eruesline. 

—  Je  vous  assure,  monsieur,  —  reprit  mademoiselle  de  Beauraes- 
nil,  —  que  je  serai  irès-heureuse  de  votre  confidence. 

—  Oh!  c'est  que  c'est  une  vraie  confidence,  mademoiselle;  car,  je 
vous  l'ai  dit,  on  m'avait  recommandé  le  secret.  Oui,  et,  s'il  faut  te  l'a- 
vouer, mon  pauvre  Olivier,  c'est  pour  le  mieux  garder,  ce  diable  de 
secret,  que  je  suis  sorti  ce  matin  pendant  que  tu  étais  à  la  maison. 

—  Pourquoi  cela,  mon  oncle? 

—  Parce  que,  malgré  toutes  les  recomniLindations  du  monde,  dans 
le  premier  saisissement  de  la  bonne  nouvelle  que  je  venais  d'appren- 
dre, je  n'aurais  pu  ni'empécher  de  te  sauter  au  cou,  et  de  le  dire 
tout  !!!  Aussi  je  suis  sorti ,  espérant  m'habituer  assez  à  ma  joie  pour 
Douvoir  le  la  cacher  plus  lard. 

—  Mais,  mon  oncle,  —  dit  Olivier,  qui  écoutait  le  vétéran  avec  uae 
surprise  croissante,  —  de  quelle  bonne  nouvelle  voulez -vous  donc 
parler  ? 

—  L'ami  que  tu  as  vu  ce  matin  à  la  maison  ne  t'a  pas  dit  que  sa 
première  visite  avait  été  pour  moi,  n'est-ce  pas? 

—  Non,  mon  oncle.  Lorsqu'il  est  venu  me  trouver  sous  la  tonnelle, 
je  croyais  qu'il  arrivait  à  l'instant. 

—  C'est  cela,  nous  en  étions  convenus,  de  te  cacher  notre  entre- 
vue, car  c'est  lui  qui  me  l'a  apportée,  celle  fameuse  nouvelle!  et 
Dieu  sait  s'il  était  content  !  quoiqu'il  m'ait  paru  bien  triste  d'autre 
part.  En  un  mot,  mesdemoiselles ,  vous  allez  comprendre  mon 
bonheur,  —  reprit  le  vétéran  d'un  air  triomphant,  —  mon  brave  Oli- 
vier est  nommé  officier  ! 

—  Moi  !  —  s'écria  Olivier  avec  un  élan  de  joie  impossible  à  rea- 
dre,  —  moi  officier  ! 

—  Ah  !  quel  bonheur  pour  vous,  monsieur  Olivier  !  —  dit  Her- 
mînie. 

—  Oui,  mon  brave  enfant,  —  reprit  le  vétéran  en  serrant  dans 
ses  mains  les  deux  mains  d'Olivier;  —  oui,  lu  es  officier;  et  je  de- 
vais te  garder  le  secret  jusqu'au  jour  où  lu  recevras  ton  brevet  pour 
que  ta  joie  fût  plus  complète,  car  tu  ne  sais  pas  tout... 

—  Qu'y  a-t-il  donc  encore?  monsieur  Bernard,  —  demanda  Ernes- 
Jne,  qui  prenait  un  vif  intérêt  à  cette  scène. 

—  Il  y  a,  mesdemoiselles,  que  mou  cher  Olivier  ne  me  quittera 


LOlUiUI^lL.  519 

pas,  d'ici  loii^iciii|is  du  moins,  car  ou  l'a  nommé  ofllcicr  daus  l'uQ 
des  rt'iiiiuoiils  ([iii  vioiinenl  d'arriver  eu  garnison  à  Taris.  I"li  bicu  ! 
nladeuloi^elle  Eruesliuo,  —  re|)ril  le  vélérau,  avais-je  raisou  d'ai- 
mer la  vie  eu  peusaul  au  Loulieur  d'Olivier,  au  luieu .'  (iouiprc- 
uez-vous  maiuteuuul  toute  l'éleudue  de  ma  recouuaissauce  euvcr*^ 
vous? 

Le  nouvel  oflicier  restait  muet,  pensif;  une  vive  émoiiou  se  pei- 
gnit sur  SCS  traits  lorscjuc,  par  deux  fois,  il  jela  les  yeux  sur  made- 
moiselle de  Beaumesuil  avec  ime  expression  nouvelle  et  singulière. 

—  EU  bieo  !  mon  enfant,  —  dit  le  vétéran  étooDC,  presque  cha* 
grin,  du  silence  méditaiif  qui  avait  succédé  chez  Olivier  à  sa  première 
exclamation  de  surprise  et  de  joie,  —  moi  qui  croyais  te  f.iire  tant 
de  plaisir  eu  t'annonçant  ton  grade  !  Je  sais  bien  qu'après  tout  ce 
u'est  que  justice  rendue,  el  tardivement  rendue  à  les  services,  mais 
eoûu... 

—  Oh  !  ne  me  croyez  pas  ingrat  envers  la  destinée,  mon  oncle, 

—  reprit  Olivier  d'une  voix  proi'ondémeul  pénétrée,  —  si  je  me  tais, 
c'est  que  mou  cœur  est  trop  plein,  c'est  que  je  pense  à  tous  les 
boubeurs  ([ue  renferme  la  nouvelle  que  vous  m'apprenez  ;  car  ce 
grade,  je  le  dois,  j'en  suis  sûr,  à  la  cbaleureuse  intervention  de  mou 
meilleur  ami,  ce  grade  me  rapproche  pour  longtemps  do  vous,  mon 
oncle,  et  cnOn  ce  grade,  —  ajouta  Olivier  en  jetant  de  nouveau  les 
yeux  sur  Eruestine,  qui  rougit  en  rencontrant  encore  le  regard  du 
jeune  bomme,  —  ce  grade  est  sans  prix  pour  moi,  —  reprit  Olivier, 

—  parce  que...  parce  que...  c'est  vous  qui  me  l'annoncez,  mon 
ODcle. 

Évidemment,  Olivier  ne  disait  pas  la  troisième  raison  qui  rendait 
son  nouveau  grade  si  précieux  pour  lui. 

Ernestine  devina  seule  les  généreuses  et  secrètes  pensées  du  jeune 
homme,  car  elle  roi:git  encore,  et  une  larme  d'attendrissement  invo- 
lontaire  brilla  daus  ses  yeux. 

—  Et  maintenant,  mon  officier,  —  reprit  gaiement  le  vieux  ma- 
rin, —  maintenant  que  ces  demoiselles  ont  bien  voulu  prendre  part 
i  ce  qui  nous  intéresse,  remercions-les,  ne  soyons  pas  plus  longtemps 
indiscrets.  Seulement,  mademoiselle  ilerminie,  n'oubliez  pas  votre 
Invitation  pojr  le  thé,  vous  voyez  que  j'ai  bonne  mémoire. 

—  Oh  !  soyez  tranquille,  monsieur  Beruard,  je  vous  prouverai  que 


520  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

j'ai  aussi  bonne  mémoire  que  vous,  —  répondit  gracieusement  lier, 
minie. 

Pendant  que  le  commandant  Bernard  adressait  à  mademoiselle  de 
Beaumesnil  quelques  dernières  paroles  de  reconnaissance  et  d'adieu, 
Olivier,  s'approchani  d'IIerminie,  lui  dit  à  demi-voix  d'un  ton  sup- 
pliant : 

—  Mademoiselle  Herminie,  il  est  des  jours  qui  doivent  disposer  à 
la  clémence.  Que  dirai-je  à  Gerald? 

—  Monsieur  Olivier,  —  reprit  Herminie,  dont  le  front  s'attrista 
profondément,  car  la  pauvre  enfant  avait  un  instant  oublié  ses  cha- 
grins, —  vous  savez  ma  résolniion. 

Olivier  connaissait  la  fermeté  du  caractère  d'Herminie;  il  étouffa 
un  soupir  en  songeant  à  Gerald,  et  reprit  : 

—  Un  mot  encore,  mademoiselle  Herminie,  voulez-vous  avoir  la 
bonté  de  me  recevoir  demain,  à  l'heure  qui  vous  conviendra,  pour 
une  chose  très-importante,  et  qui,  cette  fois,  m'est  toute  person- 
nelle ?  vous  me  rendrez  un  vrai  service, 

—  Avec  plaisir,  monsieur  Olivier,  —  répondit  la  duchesse,  quoique 
assez  surprise  de  cette  demande.  — Demain  matin  je  vous  attendrai. 

—  Je  vous  remercie,  mademoiselle.  A  demain  donc,  dit  Olivier. 
Et  il  sortit  avec  le  commandant  Bernard. 

Les  deux  jeunes  filles,  les  deux  sœurs,  restèrent  seules. 


XLII 


Les  derniers  mots  adressés  par  Olivier  à  Herminie  avaient  ré- 
veillé les  chagrins  dont  elle  s'était  forcément  distraite  lors  de  l'arri- 
vée imprévue  du  commandant  Bernard  et  d'Ernestine. 

Ernesiine,  de  son  côté,  resta  quelques  moments  silencieuse,  pen*^ 
sive,  pour  deux  motifs  :  elle  était  rêveuse,  d'abord  parce  qu'elle  se 
rappelait  les  regards  singuliers  qu'Olivier  avait  jetés  sur  elle  en  appre- 
nant qu'il  était  officier,  regards  dont  Ernestiue  cioyail  comprendre 


L'ORGUEIL.  521 

la  totioliantc  Pt  pëiidrciisc  si|,'nifi(ali()ii:  puis  la  joiiiio  fille  rt'Svciit;iit 
un  fliélaiicolitinc  lionheur  e»  songeant  que  sa  nouvelle  amie  éiail  la 
jeune  artiste  que  l'on  avait  appelée  auprès  de  madame  de  Ucaïunesuil 
pendant  ses  derniers  moincnls. 

La  rêverie  d'Erncsiine  s'augmentait  de  l'embarras  qu'elle  éprou- 
vait pour  amener  l'enlrelien  sur  les  soins  touchants  dont  sa  mère 
avait  été  eulourée  |)ar  lierminie. 

Quant  à  la  présence  de  mademoiselle  de  Bcatimcsnil  chez  II<rmi- 
nie,  rien  de  plus  simple  à  expliquer.  S'étant  rendue,  comme  d'habi- 
tude, à  la  messe  avec  mademoiselle  de  la  Rochaigué,  Ernesline  avait 
dit  à  madame  Laine  de  l'accompagner;  puis,  au  sortir  de  l'office,  pré- 
textant de  (pielqucs  emplellesà  i'aire,  elle  était  ainsi  partie  seule  avec 
sa  gouvernante;  un  fiacre  les  avait  conduites  non  loin  de  la  rue  de 
Monceau,  et  madame  Laine  attendait  dans  la  voilure  le  retour  de  sa 
jeune  maîtresse. 

Quoique  le  silence  de  la  duchesse  eût  à  peine  duré  quelques  mo- 
ments, Ernesline,  remarquant  la  morne  et  pénible  préoccupation  où 
venait  de  reiombcr  son  amie,  lui  dit  avec  uu  mélange  de  tendresse 
et  de  timidité  : 

—  Uerminie,  je  ne  serai  jamais  indiscrète,  mais  il  me  semble  que 
depuis  un  instant  vous  êtes  bien  triste! 

—  C'est  vrai,  —  répondit  franchement  la  jeune  fille,  — j'ai  un 
grand  chagrin. 

—  Pauvre  Uerminie!  —dit  vivement  Ernesline,  —  un  grand  cha- 
grin? 

—  Oui,  et  peut-être,  tout  à  l'heure,  vous  en  avouerai-je  la  cause; 
mais  maintenant  j'ai  le  cœur  trop  navré,  trop  serré  ;  puisse  votre 
douce  influence,  Ernesline,  le  détendre  un  peu...  alors  je  vous  dirai 
«Aîut...  et  encore...  je  ne  sais  si  je  puis... 

—  Pourquoi  celle  réticence,  Uerminie?  ne  me  jugez-vous  pas  di- 
gne de  votre  confiance? 

—  Ce  n'est  pas  cela,  pauvre  chère  enfant,  mais  vous  êtes  si  jeune, 
que  je  ne  dois  pas  peut-être  mo  prrmettre  avec  vous  certaines  con- 
fidences; enfin,  nous  vcrrou:-.  Mais  pensons  à  vous  :  il  faut  d'abord 
vous  reposer  sur  mon  lit,  vous  serez  plus  commodément  que  sur  celle 
chaise. 

—  Mais,  ma  chère  Uerminie... 

Sans  répoudre  à  la  jeune  fille,  la  duchesse  alla  vers  son  alcôve,  et 


522         LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

en  lira  les  rideaux,  que,  par  un  sentiment  de  chaste  réserve,  elle 
laissait  toujours  fermés. 

Eniestiuc  vit  un  petit  lit  de  fer,  recouvert  d'un  couvre-pied  de 

guingan  rose  très-frais,  pareil  à  la  doublure  intérieure  des  rideaux  de 

perse,  et  sur  lequel  s'étendait  une  courte-pointe  de  mousseline  blan- 

^e,  relevée  d'une  garniture  brodée  par  Herminie. 

Le  fond  de  l'alcôve  était  aussi  tendu  en  guingan  rose,  et  l'oreiller, 

.  d'une  éblouissante  blancheur,  avait  une  garniture  de  mousseline  à 

'  points  à  jour. 

)  Rien  de  plus  frais ,  de  plus  coquet ,  que  ce  lit  virginal  sur  lequel 
Ernestine,  cédant  aux  prières  de  la  duchesse,  s'étendit  à  demi. 

S'asseyant  alors  dans  son  fauteuil  au  chevet  de  l'orplieline,  Ilermi- 
jie  lui  dit  avec  ime  tendre  sollicitude  en  lui  prenant  les  deux  mains  : 

—  Je  vous  assure,  Ernestine,  qu'un  peu  de  repos  vous  fera  grand 
bien.  Comment  vous  trouvez-vous  ? 

-^  Je  me  sens  la  tête  encore  un  peu  pesante,  voilà  tout. 

—  Chère  enfant,  à  quel  affreux  péril  vous  avez  échappé  ! 

—  3Ion  Dieu  !  Herminie,  il  ne  faut  pas  m'en  savoir  gré.  Je  n'ai  pas 
songé  un  instantau  danger...  j'ai  vu  ce  pauvre  vieillard  glisser  du  talus, 
et  tomber  presque  sous  la  roue  de  la  charrette  ;  j'ai  crié,  je  me  suis 
élancée,  et,  quoique  je  ne  sois  pas  bien  forte,  je  suis  parvenue,  je  ne 
sais  comment,  à  attirer  assez  M.  Bernard  de  mon  côté  pour  l'empêcher 
d'être  écrasé. 

—  Vaillante  et  chère  enfant  eourage  !  et  votre  blessure? 

—  C'est  en  me  relevant  que  je  me  serai  sans  doute  frappée  à  la 
roue.  Dans  le  moment  je  n'ai  rien  senti;  M.  Bernard,  en  revenante 
lui,  s'est  aperçu  que  j'étais  blessée...  Mais  ne  parlons  plus  de  cela, 
j'ai  eu  plus  de  peur  que  de  mal...  et  c'est  être  vaillante  à  boa 
marché. 

Jetant  alors  autour  d'elle  des  regards  ravis,  la  jeune  fille  reprit  : 

—  Vous  aviez  bien  raison  de  me  dire  que  votre  petite  chambre 
était  charmante,  Herminie!  Comme  c'est  frais  et  coquet!  et  cesjo- 

,  !ies  gravures,  et  ces  statuettes  si  gracieuses,  et  ces  vases  remplis 
de  fleurs;  il  me  semble  que  ce  sont  de  ces  choses  bien  simples  que 
tout  le  monde  pourrait  avoir,  et  que  personne  n'a,  parce  que  le  goût 
seul  sait  les  choisir;  et  puis,  quand  on  pense,  —  ajouta  la  jeune  fille 
avec  une  émotion  contenue,  —  que  c'est  par  votre  seul  travail  que 
vous  avez  pu  acquérir  toutes  ces  charmantes  choses...  comme  vous 


L'onauniL  ssf 

devez  être  fièrc  et  lieiireiiso  !  comme  vous  devez  vous  plaire  ici! 

—  Oui.  —  n'-poudil  liistemeiil  la  dnchcsse,  je  me  suis  plu  ici  [iCQ* 
dant  longtemps. 

—  Et  m;iiuioiiaiit,  vous  ne  vous  y  plaisez  plus?  Oh!  ce  scr.iit  une 
ingratitude. 

—  Non,  non  !  colle  pauvre  pciite  cliumbrc  m'est  toujours  clière,  — 
reprit  vivement  Ilermiiiie  en  pensant  que  dans  celte  ciiand)re  elle 
avait  vu  Gerald  pour  la  première  et  pour  la  dernière  fois  pcnt-ctre. 

Ernestine  ne  savait  comment  trouver  une  iransiiion  qui  lui  permît 
d'amener  l'entretien  sur  sa  mère  snns  éveiller  les  soupçons  d'ilermi« 
nie;  mais,  avisant  son  piano,  elle  ajouta  : 

—  Voilà  ce  piano  dont  vous  jouez  si  bien,  dit-on.  Oh  !  que  j'aurais 
de  plaisir  à  vous  entendre  un  jour  ! 

—  Ne  me  demandez  pas  cela  aujourd'hui,  je  vous  en  prie,  Ernes- 
tine, je  fondrais  en  larmes  aux  premières  notes  :  quand  je  suis  triste, 
la  musique  me  fait  pleurer. 

—  Oh!  je  comprends  cel-a  ;  mais  plus  tard  je  vous  entendrai,  n'est- 
ce  pas? 

—  Je  vous  le  promets. 

—  A  propos  de  musique,  —  reprit  Ernestine  en  tâchant  de  se  con« 
Craindre,  l'autre  soir,  quand  j'étais  assise  chez  madame  Ilerbaut,  à 
côté  de  plusieurs  •eunes  personnes,  l'ime  d'elles  disait  qu'une  dam« 
étant  très-malade  vous  avait  appelée  auprès  d'elle, 

—  Cela  est  vrai...  —  répondit  tristement  Ilerminic,  essayant  de 
trouver  un  refuge  contre  ses  pénibles  préoccupations  duns  le  souve- 
nir de  sa  mère.  —  Oui,  et  cette  dame  était  celle  dont  je  vous  ai  parlé 
l'autre  soir,  Ernestine,  parce  qu'elle  avait  une  fdle  qui  s'appelait 
comme  vous. 

—  Et,  en  vous  écoutant,  n'est-ce  pas?  les  souffrances  de  cette 
dame  devenaient  moins  vives? 

—  Parfois  elle  les  oubliait;  mais,  hélas  !  ce  soulagement  n'a  pas 
sufD  pour  la  sauver. 

—  Bonne  comme  vous  l'êtes,  Herminie,  quels  soins  touchants  vous 
avez  dû  avoir  de  cette  pauvre  dame  ! 

—  C'est  qu'aussi .  voyez-vous,  Ernestine,  sa  position  était  si  inté- 
ressante !  si  navrante  !  Mourir  jeune  encore ,  en  regrettant  une  fiîle 
bien-aimée  ! 

—  El  de  sa  fille  elle  vous  parlait  quelquefois,  Herminie  f 


524         LES  SEPT  PECUES  CAPITAUX. 

—  Pauvre  mère  !  sa  fille  était  sa  préoccupation  constante  et  def» 
nière  ;  elle  avait  uu  portrait  délie...  toute  enfant...  et  souvent  j'ai  vu 
ses  yeux ,  pleins  de  pleurs,  s'attacher  sur  ce  tableau;  alors  elle  me 
lisait  combien  sa  fille  méritait  sa  tendresse  par  son  charmant  natu- 
rel... elle  me  parlait  aussi  des  lettres  qu'elle  recevait  d'elle  presque 
chaque  jour;  à  chaque  ligne,  me  disait-elle,  se  révélait  la  bonté  du 
cœur  de  cette  enfant  chérie. 

—  Pour  être  ainsi  en  confiance  avec  vous,  flerminie,  cette  dame 
devait  vous  aimer  beaucoup? 

—  Elle  me  témoignait  une  grande  bienveillance,  à  laquelle  je  répon- 
dais par  un  respectueux  attachement... 

—  Et  la  fille  de  cette  dame ,  qui  vous  aimait  tant,  et  que  vous  ai- 
miez tant  aussi,  vous  n'avez  jamais  eu  le  désir  de  la  connaître,  celte 
autre  Ernestine? 

—  Si...  car  tout  ce  que  sa  mère  m'en  avnit  dit  avait  éveillé  d'a- 
vance ma  sympathie  pour  cette  jeune  personne;  mais  elle  était  en 
pays  étranger.  Cependant,  lorsqu'elle  est  revenue  à  Paris,  un  instant 
j'avais  espéré  de  la  voir. 

—  Comment  cela ,  ma  chère  flerminie?  —  demanda  Ernestine  en 
dissimulant  sa  curiosité. 

—  Une  circonstance  m'ayant  rapprochée  de  son  tuteur,  il  m'avait 
dit  que  peut-être  je  serais  appelée  à  donner  à  cette  jeune  demoiselle 
des  leçons  de  piano. 

Ernestine  tressaillit  de  joie.  Cette  pensée  ne  lui  était  pas  jusqu'alors 
venue;  .nais,  voulant  motiver  sa  curiosité  aux  yeux  d'Hermiuie,  elle 
reprit  en  souriant  ; 

—  Vous  ne  savez  pas  pourquoi  je  vous  fais  tant  de  questions  sur 
celle  jeune  demoiselle?  C'est  qu'il  me  semble  que  j'en  serais  jalouse, 
si  vous  alliez  l'aimer  mieux  que  moi,  cette  autre  Ernestine! 

—  Oh!  rassurez-vous,  —  dit  Herminie  en  secouant  mélancolique- 
menila  tête. 

—  El  pourquoi  ne  l'aimeriez-vous  pas  ?  —  dit  vivement  mademoi- 
selle de  Boaumesnil,  qui,  regrettant  cette  expression  d'inquiétude  in- 
volontaire, ajouta  : 

—  Je  ne  suis  pas  assez  égoïste  pour  vouloir  priver  cette  demoiselle 
de  voire  ;iffeclion. 

—  Ce  f^ue  je  sais  d'elle,  le  souvenir  des  bontés  de  sa  mère,  lui  as- 
sureront toujours  ma  sympaihie;  mais,  hélas  !  ma  pauvre  Ernestine,  tel 


L'ORGUEIL.  5J5 

est  moa  orgueil ,  que  je  craindrais  toujours  que  mon  iftudicmenl 
n'edl  l'air  intéressé...  cette  jeune  demoiselle  est  très-riche...  et  je  suis 
pauvre. 

—  Ah!  —  dit  amèrement  mademoiselle  de  lîcaumesnil,  —  c'est 
avoir  bien  mauvaise  opinion  d'elle...  sans  la  connaiire... 

—  Délrompcz-Yous,  Ernesline,  je  ne  doute  pas  de  sou  bon  cœur, 
d'après  ce  que  m'en  a  dit  sa  mère...  mais,  pour  celle  jeune  personne, 
no  suis-je  pas  nue  étrangère  ?...  |)uis,  à  cause  de  plusieurs  raisons,  et 
surtout  de  crainte  de  réveiller  en  elle  de  cruels  regrets,  c'est  à  peine 
si  j'oserais  lui  parler  des  circonstances  qui  m'ont  rapprochée  de  sa 
njore  mouraiiic.  des  bontés  (pielle  a  eues  pour  moi.  Ne  serait-ce  pas, 
d'ailleurs,  avoir  l'air  de  chercher  à  me  faire  valoir  et  d'aller  au-de- 
vant d'une  alfeciion  à  laquelle  je  n'ai  aucun  droit  ? 

A  cet  aveu,  comhicn  Erncstine  se  félicita  d'avoir  été  aimée  d'Uer- 
minie  avant  d'être  coiuiiie  pour  ce  qu'elle  était  réellement  ! 

Et  puis ,  rapprochement  étrange  !  elle  craignait  de  ne  rencontrer 
que  des  affections  intéressées  ,  parce  qu'elle  était  la  plus  riche  héri- 
tière de  France,  tandis  qu'llorminie  ,  parce  qu'elle  était  pauvre,  crai- 
gnait que  son  affection  ne  parili  intéressée. 

La  duchesse  semblait  déplus  en  plus  accablée,  depuis  la  dernière 
moitié  de  cet  enlri  lien.  Elle  avait  cru  y  trouver  nu  refuge  contre  ses 
cruelles  pensées,  et,  fatalement,  elle  s'y  voyait  ramenée;  car  c'était 
aussi  dans  le  sublime  orgueil  de  sa  pauvreté,  craignant  de  voir  attri- 
buer à  l'intérêt  ou  à  la  vanité  son  amour  pour  Gerald ,  qu'llerminie 
avait  puisé  la  fièro  résolution  qui  devait  presque  infailliblemeut  ruiner 
ses  dernières  espérances. 

Comment  espérer,  en  effet,  que  madame  la  duchesse  de  Senneierre 

consentirait  à  la  démarche  exigée  d'elle?  Mais,  hélas!  quoique  assez 

■courageuse  pour  sacrifier  son  amour  à  la  dignité  de  cet  amour  même, 

lerminie  n'en  ressentait  pas  moins  tout  ce  que  ce  sacrifice  héroïque 

vait  d'affreux  pour  elle,  à  mesure  qu'elle  y  songeait  davantage. 

Aussi,  faisant  allusion  presque  malgré  elle  à  ses  douloureux  senti- 
jients,  elle  dit  d'une  voix  altérée,  en  rompant  la  première  un  silence 
ie  quelques  instants  : 

—  Ah!  ma  pauvre  Ernestine,  qui  croirait  que  les  affections  les 
plus  pures,  les  plus  nobles,  peuvent  être  souillées  par  des  soupçons 
infâmes  ! 

El,  incapable  de  se  contenir  plus  longtemp»,  elle  fondll  en  larmes 


526  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

en  cacTiant  son  visage  dans  le  sein  dErnesline,  qui,  alors  à  demi 
couchée,  se  releva  et  serra  son  amie  contre  son  cœur  en  lui  disant  : 

—  Ilerminie,  mon  Dieu!  qu'avez-vous?  Je  m'apercevais  bien  que 
vous  deveniez  de  plus  en  plus  triste,  mais  je  n'osais  vous  demander 
la  cause  de  votre  peine. 

—  N'en  parlons  plus,  —  reprit  Herminie,  qui  semblait  rougir  d® 
ses  larmes,  —  pardonnez-moi  cette  faiblesse,  mais,  tout  à  l'heure, 
des  souvenirs  pénibles... 

—  Ilerminie,  je  n'ai  aucun  droit  à  vos  confidences,  mais  pourtant 
quelquefois  l'on  souffre  moins  en  park^nt  de  sa  souffrance. 

—  Oh  !  oui,  car  cela  oppresse,  cela  tue,  une  douleur,  une  con- 
trainte; mais  l'humiliation  1  mais  la  honte! 

—  Vous,  humiliée  !  voqs,  éprouver  de  la  honte!  Ilerminie,  oh!  non! 
jamais  !  vous  êtes  trop  fière  pour  cela  ! 

—  Eh!  n'est-ce  pas  une  lâche  faiblesse,  une  honte,  que  de  pleurer 
comme  je  fais ,  après  avoir  eu  le  courage  d'une  résolution  juste  et 
digne? 

Et,  après  un  moment  d'hésitation  ,  la  duchesse  dit  à  Ernestine  ; 

—  Ma  pauvre  enfant ,  ne  regardez  pas  ce  que  je  vais  vous  dire 
comme  une  confidence...  Votre  extrême  jeunesse  me  donnerait  des 
scrupules;  mais,  dans  ce  récit,  voyez  une  leçon. 

—  Une  leçon? 

—  Oui,  comme  moi  vous  êtes  orpheline,  comme  moi  vous  êtes 
sans  appui,  sans  expérience  qui  puisse  vous  éclairer  sur  les  pièges, 
sur  les  tromperies  dont  de  pauvres  créatures  comme  nous  sont  quel- 
quefois entourées.  Ecoutez-moi  donc,  Ernestine,  et  puissé-je  vous 
épargner  les  douleurs  doni  je  souffre! 

El  Ilerminie  raconta  à  Ernestine  cette  scène  dans  laquelle ,  juste- 
ment offensée  contre  Cerald ,  qui  s'était  permis  de  payer  ce  qu'elle 
devait,  et  le  Iraiiant  d  abord  avec  hauteur  et  dédain,  la  jeune  fille  lui 
avait  ensuite  pardonné,  touchée  du  généreux  sentiment  auquel  Gerald 
avait  réellement  cédé.  Puis  Herminie  continua  en  ces  termes  : 

—  Deux  jours  après  cette  première  rencontre,  voulant  me  distraire 
de  souvenirs  qui,  pour  mon  repos,  prenaient  déjà  sur  moi  trop  d'em- 
ï)ire,  j'allai  le  soir  chez  madame  Herbiiut;  c'était  le  dimanche.  Quelle 
fut  ma  surprise  de  retrouver  ce  même  jeune  homme  dans  cette  réu- 
nion! J'éprouvai  d'abord  une  impression  de  chagrin,  presque  de 
crainte,  sans  doute  un  pressentiment...  puis  j'eus  le  malheur  de  céder 


LX)RCBEIL.  597 

à  l'attrait  de  cette  nouvelle  rencontre...  jamais,  jusqu'alors,  je  n'avais 
vu  personne  qui  eût,  comme  lui,  des  manières  à  la  fois  sini|)Ii'>,  éle- 
paiitos  et  dislin^'iicos,  un  esprit  brillant  et  enjoué,  mais  toujours  d'une 
réïerve  du  nieilleur  goût.  Jo  déteste  les  louanges,  et  il  trouva  moyen 
de  me  faire  accepter  ses  flatteries ,  tant  il  sut  y  mettre  de  délicatesse 
et  de  grâce.  J'appris  dans  la  soirée  qu'il  se  oommait  Gerald,  et  que... 

—  Geraid?  —  dit  vivement  Ernostine  en  songeant  que  le  duc  de 
Sennelerre,  l'un  des  prétendants  à  sa  main,  se  nouiinait  aussi  Gerald. 

Mais  un  coup  de  sonnette  qui  se  fit  entendre  attira  rattcniion  d'iler- 
minie.  et  l'empêcha  de  remarquer  l'étonncment  de  mademoiselle  de 
Beaumesnil. 

Celle-ci.  à  ce  bruit,  se  leva  du  lit  où  elle  était  assise,  pendant 
qu'llerminie,  très-contrariée  de  cette  visite  inopportune,  se  dirigea 
vers  la  porte. 

Un  domestique  âgé  lui  remit  un  billet  contenant  ces  mots  : 

«  11  y  a  plusieurs  jours  que  je  ne  vous  ai  vue,  ma  chère  enfant, 
car  j'ai  été  un  peu  souffrant.  Fouvez-vous  me  recevoir  ce  matin? 
«  Tout  à  vous  bien  affectueusement , 

fl  Maillefort. 

«  p.  s.  Ne  vous  donnez  pas  la  peine  de  me  répondre  ;  si  vous  vou- 
lez de  voire  vieil  ami,  dites  seulement  oui  au  porteur  de  ce  l;i!let.  • 

llerminie,  toute  à  son  chagrin,  fut  sur  le  point  de  chcrclier  un  pré- 
texte pour  éviter  la  visite  de  M.  de  Maillefort  ;  mais,  réfléchissant  que 
le  marquis,  appartenant  au  grand  monde ,  connaissait  saus  doute  Ge- 
rald, et  que,  sans  livrer  son  secret  au  bossu,  elle  pourrait  peut-être 
avoir  par  lui  quelques  renseignements  précis  sur  le  duc  de  Sennelerre, 
elle  dit  au  donicslique  : 

—  j  attendrai  ce  malin  M.  le  marquis  de  Maillefort. 

Puis ,  revenant  dans  sa  chambre ,  où  l'allendait  mademoiselle  de 
Beaumesnil,  llerminie  se  dit  : 

—  Jlais  si  M.  de  .Maillefort  vient  pendant  qu'Ernestine  est  encore 
ici?  Eh  bien!  peu  iuipirte  qu'elle  le  voie  chez  moi,  elle  a  maintenant 
mes  confidences,  et  d  ailleurs  la  chère  enfant  est  si  discrète ,  qu'à  l'as- 
pect d'un  étranger  elle  me  laissera  seule  avec  lui. 

Herminie  continua  donc  son  entretien  avec  mademoiselle  de  Beau- 


323  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

mcsnll  sans  lui  parler  de  la  prochaine  visite  de  M.  de  Maiilefort,  de 
crainte  qu'Ernesiine,  par  convenance,  ne  la  quittât  plus  tôt  qu'elle  ne 
«c  rélait  proposé. 


XLIII 

—  Pardonnez-moi  de  vous  avoir  quittée,  ma  chère  Ernestine,  — 
dit  llerminie  à  son  amie.  —  C'était  une  lettre,  et  j'ai  fait  une  réponse 
verbale. 

—  Je  vous  en  prie,  Herminie,  —  répondit  Ernestine,  —  veuillez 
continuer  vos  confidences,  vous  ne  sauriez  croire  à  quel  point  elles 
m'intéressent. 

—  Et  moi,  il  me  semble  que  mon  cœur  se  soulage  en  s'épanchant. 

—  Voyez-vous,  j'en  étais  bien  sûre,  —  répondit  Ernestine  avec 
une  tendresse  ingénue. 

—  Je  vous  disais  donc  qu'à  la  réunion  de  madame  Herbaut  j'appris 
que  ce  jeune  homme  s'appelait  Gerald  Auvernay.  C'est  M.  Olivier  qui 
me  le  nomma  en  me  le  présentant. 

—  Ah  !  il  connaissait  M.  Olivier. 

—  C'était  son  ami  intime,  car  Gerald  avait  été  soldat  au  même  ré- 
giment que  M.  Olivier.  En  quittant  le  service,  il  s'était  employé  chez 
un  notaire,  m'a-t-il  dit  ;  mais  depuis  peu  de  temps  il  avait  renoncé  à 
ce  travail  de  chienne,  qui  ne  convenait  pas  à  son  caractère,  et  s'était 
occupé  aux  fortifications  sous  un  officier  du  génie  qu'il  avait  connu 
en  Afrique.  Vous  le  voyez,  Ernestine,  Gerald  était  d'une  condiiiou 
égale  à  la  mienne,  êl,  libre  ainsi  que  lui,  j'étais  bien  excusable  de  m^ 
laisser  entraîner  à  ce  penchant  fatal. 

—  Pourquoi  falal,  Herminie? 

—  Quelques  molSi  encore ,  et  vous  saurez  tout.  Le  lendemain  de 
notre  rencontre  chez  madame  Herbaut ,  vers  la  tombée  du  jour ,  de 
retour  de  mes  le<;ons,  j'étais  assise  dans  le  jardin,  dont  le  propriétaire 
avait  eu  l'obligeance  de  me  permettre  l'entrée.  Ce  jardin ,  commï 


L-CÎ\(;UEIL.  329 

vous  ponrrier  le  voir  à  iravers  la  fonôtre  ,  n'est  scparû  de  îa  ruelle, 
(jiii  le  borne,  que  par  une  charmille  et  une  palissade  à  liautenr  d'appui. 
lUi  l)anc  où  j'étais  placée,  je  vis  passer  Gerald.  Au  lieu  d'èire  mis, 
comme  la  veille,  avec  une  élépanle  simplicité ,  il  portait  une  blouse 
grise  et  un  large  chapeau  de  paille.  Il  fit  im  mouvement  de  surprise 
çn  m'aperccvani;  mais,  loin  de  paraître  humilié  d'èire  vu  dans  son 
habit  de  travail,  il  me  salua,  s'approcha  et  me  dit  gaiement  qu'il 
finissait  sa  journée,  qu'il  venait  de  diriger  certaines  parties  des  con- 
structions militaires  (pic  l'on  exécute  maintenant  dans  la  plaine  de 
5!onceau  :  «  C'est  un  métier  moitié  d'architecte ,  moitié  de  soldat, 
qui  me  plaît  mieux  que  la  sombre  étude  du  notaire,  —  me  dit-il;  — 
ce  que  je  gagne  me  suffit;  j'ai  ù  conduire  de  rudes  et  braves  tra- 
vailleurs, au  lieu  de  paperasser  des  procès,  et  j'aime  mieux  cela.  » 

—  Oh  !  je  comprends  bien  celte  préférence,  ma  chère  llcrminie. 

—  Sans  doute  aussi ,  je  vous  l'avoue,  Ernestine,  celle  résignation 
à  un  travail  pénible,  presque  manuel,  m'a  d'autant  plus  touchée  que 
Gerald  a  reçu  une  très-bonne  éducation.  Ce  soir-là  il  me  quitta  bientôt 
et  me  dit  en  souriant  que,  dans  l'espoir  de  me  rencontrer  quelque- 
fois sur  les  limites  de  mon  jmrc ,  il  se  félicitait  d'avoir  à  passer  sou- 
vent par  cette  ruelle  pour  aller  voir  un  de  ses  anciens  camarades  de 
'armée,  qui  habitait  une  petite  maison,  que  l'on  apercevait,  en  effet, 
du  jardin.  Que  vous  dirai-je,  Ernestine?  Presque  chaque  soir,  à  la  fin 
du  jour,  j'avais  ainsi  un  entretien  avec  Gerald;  souvent  même  nous 
sommes  allés  nous  promener  dans  ces  grands  terrains  ga/onnés  où 
ce  malin  est  arrivé  laccident  de  M.  Bernard.  Je  trouvais  dans  Gerald 
tant  de  franchise,  tant  de  générosité  de  cœur,  tant  d'esprit  et  de  char- 
mante humeur  ;  il  paraissait  enfin  avoir  de  moi  une  si  haute  et ,  je 
je  puis  le  dire,  une  si  juste  estime,  que,  lorsque  vint  le  jour  où  Gerald 
me  déclara  son  amour  et  me  dit  qu'il  ne  pouvait  vivre  sans  moi... 
mon  bonheur  fut  grand,  Ernestine...  oh!  bien  grand  !  car,  si  Gerald 
ne  m'eût  pas  aimée,  je  ne  sais  pas  ce  que  je  serais  devenue.  Il  m'eût 
été  impossible  de  renoncer  à  cet  amour.  Et  aimer  seule,  aimer  sans 
espoir,  —  ajouta  la  pauvre  créature  en  tressaillant  et  contenant  à 
peine  ses  larmes,  —  oh  !  c'est  pire  que  la  mort,  c'est  une  vie  à  ja- 
mais désolée. 

.Mais,  surmontant  son  émotion,  Herminie  continua  : 

—  Ce  que  je  ressentais ,  je  le  dis  franchement  à  Gerald  ;  de  ma 
part  ce  n'était  pas  seulement  de  l'amour,  c'était  presque  de  la  recon- 


330         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

naissance  :  car,  sans  lui,  la  vie  m'apparaissait  trop  affreuse.  «  Nous 
sommes  libres  tous  deux ,  —  ai-je  dit  à  Gerald ,  —  notre  condition 
est  égale,  nous  aurons  à  demander  au  travail  notre  vie  de  chaque 
jour,  et  cela  satisfait  mon  orgueil,  car  l'oisiveté  imposée  à  la  femme 
est  pour  elle  une  cruelle  humiliation.  Notre  existence  sera  donc  mo- 
deste, Gerald,  peut-être  même  précaire  ;  mais,  à  force  de  courage, 
appuyés  l'un  sur  l'autre  et  forts  de  notre  amour,  nous  défierons  les 
plus  mauvais  jours.  » 

—  Oh  !  Herminie,  quel  digne  langage  !  Comme  M.  Gerald  a  dû  être 
heureux  et  fier  de  vous  aimer  l  Mais,  encore  une  fois ,  puisque  vous 
avez  rencontré  tant  de  chances  de  bonheur  ,  pourquoi  vos  larmes, 
votre  chagrin? 

—  N'est-ce  pas,  Ernestine,  que  j'étais  bien  excusable  de  l'aimer? 
—  dit  l'infortunée  en  portant  son  mouchoir  à  ses  lèvres  pour  com- 
primer ses  sanglots.  —  N'est-ce  pas  que  c'était  là  de  mu  part  un  no- 
ble et  loyal  amour?  Oh!  dites-le-moi...  N'est-ce  pas  qu'on  ne  peut 
pas  m'accuser  de... 

Herminie  n'acheva  pas,  ses  larmes  étouffèrent  sa  voix. 

—  Vous  accuser?  —  s'écria  Ernestine,  —  mais,  mon  Dieu  !  de  quoi 
vous  accuser?  N'êtes-vous  pas  litre  comme  M.  Gerald?  ne  vous  aime- 
t-il  pas  autant  que  vous  l'aimez?  Laborieux  tous  deux,  votre  condi- 
tion est  égale. 

—  Non,  —  reprit  Herminie  avec  accablement.  —  Non,  nos  condi- 
tions ne  sont  pas  égales. 

—  Que  dites  vous? 

—  Non,  elles  ne  sont  pas  égales,  hélas  !  et  c'est  là  mon  malheur; 
car,  afin  de  les  égaliser  en  apparence,  Gerald  m'a  trompée  par  de 
faux  dehors. 

—  0  mon  Dieu  !  et  qui  est-il  donc  ? 

—  Le  duc  de  Senneterre. 

—  Le  duc  de  Senneterre  ! 

S'écria  Ernestine,  frappée  de  stupeur  et  d'effroi  pour  Herminie,  en 
pensant  que  Gerald  était  l'un  des  trois  prétendunis  à  sa  main  à  elle 
Ernestine,  et  qu'elle  devait  se  rencontrer  avec  lui  au  bal  du  lende- 
main. 

H  abusait  donc  indignement  Herminie,  puisqu'il  donnait  suite  à  ses 
prétentions  de  mariage  avec  la  riche  héritière. 

Herminie  interpréta  la  muette  et  profonde  stupeur  de  son  amie  eu 


L'ORGUEIL.  581 

l'aUribuant  au  saisissement  qu'une  pareille  révélation  lui  devait  cau- 
ser, cl  ro|»ril  : 

—  Eli  bleu!  dites,  Ernestine,  suis-je  assez  malheureuse? 

—  Oh  !  une  telle  tromperie,  c'est  infûme  !  et  comment  avez-voas 
pu  savoir... 

—  .M.  de  Senneterre,  se  sentant  incapable  de  supporter  plus  long- 
temps, a-i-il  dit,  la  vie  de  coniiimelles  lausselés  que  son  premier  men- 
songe lui  iniposait.  et  n'osant  me  faire  lui-même  l'aveu  de  cette  trom- 
perie, il  en  a  chargé  M.  Olivier. 

—  Enfin,  c'est  du  moins  M.  de  Senneterre  qui  lui-même  vous  a  fait 
faire  cette  révélation .' 

—  Oui.  et,  malgré  la  douleur  qu'elle  m'a  causée,  j'ai  retrouvé  là 
quelque  chose  de  cette  loyauté  que  j'aimais  en  lui. 

—  Sa  loyauté  !  —  s'écria  Ernestine  avec  amertume,  —  sa  loyauté  ! 
et  mainlennnt  il  vous  abandonne  .' 

—  Loin  de  m'abandonner,  —  reprit  Uerminie,  —  il  me  propose  sa 
roain. 

—  Lui!  M.  de  Senneterre?—  s'écria  Ernestine  avec  une  nouvelle 
stupeur  ;  mais  alors,  Ilcrminie,  —  reprit-elle,  —  pourquoi  vous  dés- 
espérer ainsi  ? 

—  Pourquoi  ?  —  dit  la  duchesse,  —  parce  qu'une  pauvre  orpheline 
comme  moi  n'achète  un  pareil  mariage  qu'au  prix  des  humiliations 
les  plus  dures. 

Herminie  ne  put  continuer,  car  elle  entendit  sonner. 

—  Pardon,  ma  chère  Ernestine,  —  reprit-elle  en  séchant  ses  lar- 
mes et  contenant  son  émotion,  — je  crois  savoir  quelle  est  la  personoe 
qui  sonne  là.  Je  ne  puis  me  dispenser  de  la  recevoir. 

—  Alors,  je  vous  quitte,  Herminie, —  dit  Ernestine  en  reprenant  à 
la  hâte  sou  chàle  et  son  chapeau,  —  quoiqu'il  me  soit  bien  péniblede 
TOUS  laisser  si  triste. 

—  Attendez  du  moins  que  cette  personne  soit  entrée. 

—  Allez  toujours  ouvrir,  Uerminie,  pendant  que  je  vais  mettre  mon 
chapeau. 

La  duchesse  fit  un  pas  vers  la  porte;  mais,  par  un  sentiment  rem- 
pli de  délicatesse,  réfléchissant  à  la  difformité  de  M.  de  Maillefort, 
elle  revint  et  dit  à  son  amie  : 

—  Ma  chère  Ernestine,  nfin  d'épargner  à  la  personne  que  j'attends 
le  petit  désagrément  que  lui  causerait  peut-être  l'expression  do  votre 


552         LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

surprise  &  la  vue  de  son  infirmité,  je  vous  préviens  que  celte  personne 
est  bossue. 

Soudain  mademoiselle  de  Beaumesnil  se  rappela  que  sa  gouvernante 
lui  avait  appris  que  le  marquis  de  Maillefort  s'était  fait  donner  l'a- 
dresse d'Herminie  ;  une  crainte  vague  lui  fit  demander  à  Herminie 
avec  un  embarras  mortel  : 

—  Et  quelle  est  celle  personne  ? 

—  Un  excellent  homme,  qu'une  circonstance  étrange  m'a  fait  con- 
naître, car  il  appartient  au  grand  monde.  Mais  je  crains  de  trop  tar- 
der à  ouvrir.  Excusez-moi,  ma  chère  Ernesline. 

Et  Herminie  disparut. 

Ernesline  resta  immobile,  atterrée. 

Un  invincible  pressentiment  lui  disait  que  M.  de  Maillefort  allait  en- 
trer... la  trouver  chez  Herminie...  et,  quoique  mademoiselle  de  Beau- 
mesnil dût  aux  paroles  ironiques  du  marquis  le  désir  et  la  volonté 
de  tenter  l'épreuve  qu'elle  avait  subie,  lors  de  sa  présentation  chez 
madame  Herbaut,  quoique  enfin  elle  ressentît  pour  lui  une  sorte  de  re- 
virement sympathique,  elle  ignorait  encore  jusqu'à  quel  point  elle 
pouvait  compter  sur  M.  de  MaiUefort,  et  celte  rencontre  la  désolait. 

Ernesline  ne  s'était  pas  trompée. 

Son  amie  rentra  accompagnée  du  marquis. 

Heureusement  Herminie,  songeant  seulement  alors  que  les  rideaux 
de  son  alcôve  étaient  ouverts,  se  hâta  d'aller  les  fermer,  selon  son 
habitude  de  chaste  susceplibililé. 

La  duchesse,  tournant  ainsi  le  dos  à  Ernesline  et  à  M.  de  Maillefort 
pendant  quelques  secondes,  ne  put  s'apercevoir  du  saisissement  que 
ces  deux  personnages  éprouvèrent  à  la  vue  l'un  de  l'autre. 

M.  de  Maillefort,  en  reconnaissant  mademoiselle  de  Beaumesnil, 
tressaiUit  de  stupeur;  une  curiosité  remplie  d'inquiétude  se  peignit 
sur  tous  ses  traits;  il  ne  pouvait  en  croire  ses  yeux  ;  il  allait  parler, 
lorsque  Ernesline,  pâle,  tremblante,  joignit  vivement  les  mains,  en 
le  regard;int  d'un  air  si  désespéré,  si  suppliant,  que  les  paroles  expi- 
rèrent sur  les  lèvres  du  marquis. 

A  ce  moment  Herminie  se  retourna  :  la  figure  de  M.  de  Maillefort 
n'exprimait  plus  le  moindre  étonnement  ;  voulant  même  donner  i 
mademoiselle  de  Beaumesnil  le  temps  de  se  remettre,  il  dit  à  Hermi- 
nie : 


L'ORGUEIL.  333 

—  Je  suis  bien  indiscret,  j'en  suis  sûr,  niadcmoisclle.  je  viens 
Dial  à  propos  poul-ôlre. 

—  Jamais,  monsieur,  croyet-le,  vous  ne  viendrez  mal  à  propos. 
—  dit  la  duchesse;  —  je  vous  demanderai  scnUMuent  la  permission 
de  reconduire  madenioiselle. 

—  Je  vous  en  supplie,  —  dit  le  marquis  en  s'inclinant,  —  je  serais 
désolé  que  vous  fissiez  pour  moi  la  moindre  cérémonie. 

Il  l'allut  à  mademoiselle  de  Heaumcsnil  un  gnuid  empire  sur  cllc- 
nième  pour  ne  pas  ir.diir  son  trouble;  heureusement  la  petite  en- 
trée qui  précédait  la  chambre  d'IIerminie  était  obscure,  et,  l'alléra- 
lion  subite  des  traits  d'Ernestine  échappant  à  son  amie,  elle  lui  dit  : 

—  Ernesiine,  après  ce  que  je  viens  de  vous  confier,  je  n'ai  pas  be- 
soin de  vous  dire  combien  votre  présence  me  sera  nécessaire.  Hélas! 
je  ne  croyais  pas  devoir  mettre  sitôt  votre  amitié  à  l'épreuve.  Far 
grûcc,  Ernesiine.  par  pitié,  ne  me  laissez  pas  trop  longtemps  seule...  si 
vois  saviez  combien  je  vais  souffrir  !  Car  je  ne  puis  plus  espérer  de 
revoir  Gorald,  ou  l'esiérance  qui  me  reste  est  si  incertaine,  que  je 
n'ose  y  compter.  Je  vous  expliquerai  tout  cela.  Mais,  je  vous  en  con- 
jure, ne  me  laissez  pas  longtemps  sans  vous  voir. 

—  Oh  !  croyez  bien,  Ilerminie,  que  je  viendrai  le  plus  tôt  que  je 
fourrai...  et  ce  ne  sera  pas  ma  faute  si... 

—  llélas!  je  comprends.  Votre  t-emps  appartient  au  travail  parce 
qu'il  vous  faut  travailler  pour  vivre.  C'est  comme  moi  :  malgré  ma 
douleur,  il  va  falloir  (pie,  dans  une  heure,  je  commence  ma  tournée 
de  leçons.  Mes  leçons,  mon  Dieu!  mon  Dieu  !...  et  c'est  à  peine  si  j'ai  la 
tète  à  moi.  .Mais,  pour  nous  autres,  ce  n'est  pas  tout  que  de  souffrir, 
il  faut  vivre  ! 

Ilerminie  prononça  ces  derniers  mots  avec  une  si  déchirante  amer- 
tume, que  mademoiselle  de  Beaiimesnil  se  jeta  au  cou  de  son  amie  en 
fondant  en  larmes. 

—  Allons,  j'aurai  du  courage,  Ernestine,  —  lui  dit  Herminie  en  ré* 
pondant  à  son  étreinte,  — je  vous  le  promets...  je  me  contenterai  du 
peu  de  temps  que  vous  me  donnerez,  j'attendrai,  et  je  me  souvicn* 
drai,  —  ajouta  la  pauvre  duchesse  en  tâchant  de  sourire.  —  Oui, 
me  souvenir  de  vous  et  attendre  votre  retour,  ce  sera  encore  une 
consolation. 

—  .\dieu,  Ilerminie,  adieu!  —  dit  mademoiselle  de  Dcaumesnil 
d'une  voix  étouffée,  —  adieu,  à  bientôt...  le  plus  tôt  que  je  pour- 

10. 


334  LES  SEPT  PÉCHÉS  CAPITAUX. 

rai...  je  vous  le  jure...  après-demain,  si  je  puis...  Et,  après  tout,  je 
le  pourrai,  —  ajouta  résolument  l'orpheline,  —  oui,  quoi  qu'il  ar- 
rive, après-demain,  à  cette  heure-ci,  comptez  sur  moi. 

—  Merci,  merci,  —  dit  Herminie  en  embrassant  Ernestine  avec 
effusion.  —  Ah  !  la  compassion  que  j'ai  eue  pour  vous...  votre  gêné» 
reux  cœur  me  le  rend  bien. 

—  Après-demain,  Herminie. 

—  Merci  encore,  Ernestine. 

—  Adieu,  —  dit  la  jeune  fille. 

Et,  dans  un  trouble  inexprimable,  elle  se  dirigea  vers  l'endroit  où 
sa  gouvernante  l'attendait  dans  le  fiacre. 

Au  moment  où  mademoiselle  de  Beaumesnil  sortait  de  chez  Her- 
minie, elle  se  croisa  avec  un  homme  qui  se  promenait  lentement 
dans  la  rue,  en  regardant  de  temps  à  autre  la  maison  occupée  par 
Herminie. 

Cet  homme  était  de  Ravil,  qui,  on  l'a  dit,  venait  parfois  rôder  au- 
tour de  la  demeure  de  la  duchesse,  dont  il  avait  gardé  un  très-irritant 
souvenir,  depuis  le  jour  où  ce  cynique  avait  si  insolemment  abordé 
la  jeune  artiste,  alors  qu'elle  était  sur  le  point  d'entrer  à  l'hôtel  de 
Beaumesnil. 

De  Ravil  reconnut  parfaitement  la  plus  riche  héritière  de  France, 
qui,  dans  son  trouble,  remarqua  d'autant  moins  ce  personnage, 
qu'elle  ne  l'avait  vu  qu'une  fois  au  Luxembourg,  lors  de  la  séance 
de  la  Chambre  des  pairs,  où  M.  de  la  Rochaiguë  l'avait  conduite. 

—  Oh!  oh!  qu'est  ceci?  la  petite  Beaumesnil  mise  presque  en 
griselie,  sortant  seulette,  pâle  et  comme  effarée,  d'une  maison  de  ce 
quartier  désert,  —  se  dit  de  Ravil  avec  une  surprise  incroyable. 
—  Snivons-la  d'abord  prudemment.  Plus  j'y  songe,  plus  j'aime  à  me 
persuader  que  c'est  le  diable  qui  m'envoie  une  pareille  bonne  for- 
tune. Oui,  oui,  cette  découverte  peut  être  pour  moi  la  poule  aux  œufs 
d"or.  Eh  !  eh!  cela  me  réjouit  le  cœur  et  l'âme.  Rien  que  d'y  songer, 
j'ai  des  éblouissements  métalliques  tout  à  fait  dans  le  genre  de  ceui 
de  ce  gros  niais  de  RIornand. 

Pendant  que  de  Ravil  suivait  ainsi  mademoiselle  de  Beaumesnil, 
sans  qu'elle  se  doutât  de  ce  dangereux  espionnage,  Herminie  était 
revenue  auprès  de  M.  de  Maillefort. 


LOutilEfL.  335 


XLIV 


M.  de  Maillcforl  altcndaii  le  retour  d'Uenninie  dans  une  perplexité 
étrange,  se  demaiulaiii  <iuelle  circonstance  inexplicable  avait  pu  rap- 
procher cette  jeune  (ille  de  mademoiselle  de  Beaumcsnil. 

Le  marquis  dédirait  d'ailleurs  ce  rapprochement,  ainsi  qu'on  le 
▼erra  bientôt  ;  mais  le  bossu  ne  l'avait  pas  conçu  de  la  sorte  ;  aussi 
la  présence  d'Ernesiine  chez  llerminie,  le  mystère  dont  elle  avait  dû 
nécessairement  s'entourer  pour  se  rendre  dans  celle  maison,  le  se- 
cret que  mademoiselle  do  Beaumcsnil  lui  avait  demandé  d'un  air  si 
suppliant,  secret  qu'il  voulait  et  devait  scrupuleusement  garder,  d'a- 
près sa  promesse  tacite,  tout  concourait  a  exciter  au  plus  haut  point 
la  curiosité,  riutérct  et  presque  l'inciuiolude  de  M.  de  Mailieforl,  qui, 
pour  tant  de  raisons,  ressentait  une  sollicitude  paternelle  pour  ma- 
demoiselle de  Beaumcsnil. 

Cependant,  lors  du  retour  d'Uerminie,  qui  s'excusa  de  l'avoir 
laissé  seul  trop  longtemps,  le  marquis  lui  dit  de  l'air  du  monde  le 
plus  naturel  : 

—  Je  serais  désolé,  ma  chère  enfant,  que  vous  ne  me  traitiez  pas 
ayec  cette  familiarité  à  laquelle  ont  droit  les  véritables  amis;  rien  de 
plus  simple  d'ailleurs  que  de  reconduire  une  de  vos  compagnes,  car 
cette  jeune  personne  est,  je  suppose... 

—  Une  de  mes  amies,  monsieur,  ou  plutôt,  ma  meilleure  amie. 

—  Oh  !  oh  !  —  dit  le  marquis  en  souriant,  —  c'est  une  bien  vieille, 
aoe  bien  ancienne  amitié,  sans  doute? 

—  Très-récente,  au  contraire,  monsieur;  car  celte  amitié  a  été 
aussi  soudaine  qu'elle  est  sincère  et  déjà  éprouvée. 

—  Je  connais  assez  votre  cœur  et  la  solidité  de  votre  esprit,  ma 
chère  enfaiU,  pour  être  certain  de  la  sûreté  de  votre  choix. 

—  Un  seul  trait,  qui  vient  de  se  passer  il  y  a  une  heure  à  peine, 
monsieur,  vous  fera  juger  du  courage  et  de  la  bonté  de  mon  amie  :  au 
péril  de  sa  vie,  car  elle  a  été  blessée,  ^le  a  arraché  un  pauvre  vieil- 
lard à  une  mort  certaine. 

Et  CD  quelques  mots  Uermiuie,  fière  de  son  amie,  et  voulant  la 


536  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

faire  apprécier  ainsi  qu'elle  méritait  de  l'être,  raconta  la  courageuse 
conduite  d'Ernesiine  au  sujet  du  commandant  Bernard. 

L'on  devine  l'éniotion  du  marquis  à  celte  révélation  inattendue,  qui 
lui  montrait  mademoiselle  de  Beaumesnil  sous  un  aspect  si  touchant  ; 
aussi  s'écria-t-il  : 

—  C'est  admirable  de  courage,  de  générosité! 
Puis  il  ajouta  : 

—  J'en  étais  sûr...  vous  ne  pouviez  que  dignement  placer  votre  ami- 
tié, ma  chère  enfant.  Jlais  quelle  est  donc  cette  brave  et  excellente 
jeune  fille? 

—  Une  orpheline  comme  moi,  monsieur,  et  qui,  comme  moi,  vit 
de  son  travail  :  elle  est  brodeuse. 

—  Ah  !  elle  est  brodeuse?  mais,  puisqu'elle  est  orpheline,  elle  vit 
donc  seule? 

—  Non,  monsieur,  elle  vit  avec  une  de  ses  parentes,  qui  l'a  présen- 
tée dimanche  soir  à  un  petit  bal,  où  je  l'ai  rencontrée  pour  la  pre- 
mière fois. 

Le  marquis  croyait  rêver  :  il  fut  un  instant  sur  le  point  de  soup- 
çonner quelqu'un  des  la  Rochaiguë  d'être  complice  de  ce  singulier 
mystère;  mais  la  foi  aveugle  qu'il  avait  avec  raison  dans  la  droiture 
d'Herminie  lui  fil  rejeter  cette  idée;  cependant,  il  se  demandait  com- 
ment avait  pu  faire  mademoiselle  de  Beaumesnil  pour  quitter  pendant 
toute  une  soirée  l'hôtel  de  son  tuteur,  à  l'insu  du  baron  et  de  sa  fa- 
mille, pour  aller  au  bal  ;  il  se  demandait  aussi  avec  non  moins  d'éton- 
nement  par  quels  ijioyens  Ernestine  avait  pu  ce  matin-là  même  dis- 
poser de  quelques  lientos  d'entière  liberté  ;  mais,  craignant  d'éveiller 
la  défiance  d'Herminie  on  la  questionnant  davantage,  il  reprit  : 

—  Allons,  c'est  un  bonheur  pour  moi  que  de  vous  savoir  une  amie 
si  digne  de  vous;  et  il  me  semble,  —  ajouta  le  bossu  avec  intérêt,  — 
qu'elle  ne  pouvait  venir  plus  à  propos. 

—  Pourquoi  cela,  monsieur? 

—  Vous  savez  que  vous  m'avez  donné  le  droit  de  franchise? 

—  Certainement,  monsieur. 

—  Eh  bien  !  il  me  semble  que  vous  n'êtes  pas  dans  votre  état  habi- 
tuel. Je  vous  trouve  pâle:  l'on  voit  qu'il  y  a  peu  d'instants  vous  avez 
[ileuré,  pauvre  chère  enfant  ! 

—  Monsieur,  je  vous  assure... 


1 


L'ORGUKIL.  537 

—  Et,  s'il  faut  vous  le  dire,  cela  uia  fr;ippé  d'aulaut  plus,  que,  les 
deux  (lornièros  fois/pie  je  vous  ai  vue,  vous  scuiMicz  tout  liciireuse. 
Oui.  le  couleuleuieul  se  lisait  sur  lous  vos  iraiis;  cela  doiuiaii  uiêiiicà 
votre  beauté  (luchpie  cliose  de  si  expausif,  de  si  mdioux,  ijue,  vous 
vous  eu  souveuez  peul-êlrc,  pour  la  rareté  de  la  oliose,  je  vous  :ii 
fait  couipliiueiit  de  votre  rayonnante  beauté.  Jugez  un  peu.  moi  qui 
suis  le  plus  maussade  louangeur  du  monde!  —  ajouta  le  bossu  eu  l\- 
chant  d'amener  un  sourire  sur  les  lèvres  d'Iîermiuie. 

Mais  celle-ci,  ne  pouvant  vaincre  sa  tristesse,  répondit  : 

—  L'émotion  que  m'a  causée  le  danger  auquel  Eiiiestine  vient  d'é- 
chapper ce  matin  a  sans  doute  altéré  mes  traits,  monsieur. 

Le  marquis,  certain  qu'llerminie  souffrait  d'un  cliagrin  qu'elle  vou- 
lait tenir  caché,  n'insista  pas  par  discrétion,  et  reprit  : 

—  Ainsi  que  vous  me  le  ditos ,  ma  chère  enfant,  cette  émotion 
aura  sans  doute  ainsi  altéré  vos  traits  ;  heureusement  le  péril  est  passé  ; 
mais,  dites-moi.  il  me  faut  bien  vous  lavouer,  ma  visite  est  intéres- 
sée... très-intéressée... 

—  Puissiez-vous  dire  vrai,  monsieur! 

—  Je  vais  vous  le  prouver.  Vous  savee  ,  ma  chère  enfant ,  que  je 
me  suis  fait  un  scrupule  d'honneur  d'insister  désormais  auprès  de 
vous,  à  propos  du  grave  motif  qui  m'a  amené  ici  pour  la  première 
fois. 

—  Oui,  monsieur,  et  je  vous  ai  su  gré  de  n'être  pas  revenu  sur  un 
sujet  si  pénible  pour  moi. 

—  Il  faut  cependant  que  je  vous  parle,  sinon  de  madame  de  Beau- 
mesnil,  du  moins  de  sa  fille ,  —  dit  le  marquis  en  attachant  un  re- 
gard pénétrant,  aiteniif,  sur  llerminie,  afin  de  découvrir  (quoiqu'il 
fût  à  peu  près  certain  du  contraire) ,  si  la  jeune  (il!e  savait  que  sa 
nouvelle  amie  était  mademoiselle  de  Beaumesnil;  niais  il  ne  conserva 
pas  le  moindre  doute  sur  l'ignorance  d'IIerminie  à  ce  sujet,  car  elle 
répondit  sans  le  plus  léger  embarras  : 

—  Vous  avez  à  me  parler  de  la  fille  de  madame  de  Beaumesnil , 
monsieur .' 

—  Oui,  ma  chère  enfant...  je  ne  vous  ai  pas  caché  l'amilic  dévouée 
qui  m'attachait  à  madame  de  Beaumesnil,  ses  recommandations  der- 
nières au  sujetd'nne  jeune  personne  orpheline,  jusqu'ici  inconnue,  in- 
trouvable, malgré  mes  recherches  ;  je  v«us  ai  dit  atissi  les  vœux  non 


338         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

ruoins  chers  de  la  comtesse  au  sujet  de  sa  fille  Ei-nestiue.  Différentes 
.•aisons  qui  ne  sont,  croyez-moi ,  d'aucun  intérêt  pour  vous,  font  que 
j'aurais  le  plus  grand  désir,  dans  l'intérêt  de  mademoiselle  de  Beau- 
mesnil,  de  vous  voir  rapprochée  d'elle. 

—  Moi,  monsieur  !  —  dit  vivement  Herminie  en  songeant  aXi  bon- 
heur de  connaître  sa  sœur;  —  et  comment  me  rapprocher  de  made- 
moiselle de  Beaumesnil? 

—  D'une  manière  bien  simple,  et  dont  on  vous  avait  déjà,  je  crois, 
parlé,  lorsque  vous  vous  êtes  si  noblement  conduite  envers  madame 
de  la  Rochaiguë. 

—  En  effet ,  monsieur ,  l'on  m'avait  fait  espérer  que  je  serais  ap- 
pelée auprès  de  mademoiselle  de  Beaumesnil  pour  lui  donner  des  le- 
çons de  piano. 

—  Eh  bien  !  ma  chère  enfant,  la  chose  est  arrangée. 

—  Vraiment,  monsieur  ! 

—  J'en  ai  parlé  hier  au  soir  à  madame  de  la  Rochaiguë.  Elle  doit 
vous  proposer  aujourd'hui  ou  demain  comme  maîtresse  de  piano  à 
mademoiselle  de  Beaumesnil;  je  ne  doute  pas  qu'elle  n'accepte. 
Quant  à  vous,  ma  chère  enfant ,  d'abord ,  je  ne  prévois  pas  de  refus 
probable  de  votre  part. 

—  Oh  1  bien  loin  de  là,  monsieur  ! 

—  Et  d'ailleurs,  ce  que  je  vous  demande  pour  la  fille,  —  dit  le  mar- 
quis avec  émotion ,  —  je  vous  le  demande  au  nom  de  sa  mère ,  pour 
qui  vous  aviez  un  si  tendre  attachement. 

—  Vous  ne  pouvez  douter ,  monsieur ,  de  l'intérêt  que  m'inspirera 
toujours  mademoiselle  de  Beaumesnil...  mais  les  relations  que  j'aurai 
avec  elle  devant  se  borner  à  des  leçons  de  piano... 

—  Non  pas. 

—  Comment,  monsieur  ? 

—  Vous  sentez  bien,  ma  chère  enfant ,  que  je  ne  me  serais  pas 
donné  assez  de  peine  pour  amener  ce  rapprochement  entre  made- 
moiselle de  Beaumesnil  et  vous,  s'il  devait  se  borner  à  des  leçons  de 
piano  données  et  reçues. 

—  Mais,  monsieur... 

—  Il  s'agit  d'intérêts  sérieux ,  ma  chère  enfant ,  qui  ne  peuvent 
être  mieux  placés  qu'entre  vos  mains. 

—  Alors,  monsieur,  expliquez-YOUS,  de  grâce. 


L'OHGUEIL.  55a 

—  Je  vous  en  dirai  davantage .  —  reprit  le  niar(|uis  souriant  à 
demi,  en  pensant  à  la  douce  surprise  d'IIerininie  lorMprelle  rctou- 
naîtrail  mademoiselle  de  lieauinesnil  dans  VorphcUiie  brodeuse,  sa 
meilleure  amie.  —  Je  m'expliiiuerai  tout  à  fait  lorsque  vous  aurez 
va  voire  nouvelle  écolière. 

—  En  tout  cas,  monsieur,  croyez  que  je  regarderai  toujours  comme 
un  devoir  d'obéir  à  vos  inspirations;  je  serai  prête  à  aller  chez  made- 
moiselle de  Beaumesnil  lorsqu'elle  me  fera  sa  demande. 

—  C'est  moi  qui  n)e  charge  de  vous  présenter  à  elle. 

—  Oh!  tant  mieux!  monsieur. 

—  Et,  si  voi»s  le  voulez,  samedi  matin,  à  cette  heure-ci,  je  vien- 
drai  vous  prendre. 

—  Je  vous  aiiojidrai,  monsieur,  et  je  vous  remercie  de  m'épargner 
l'embarras  de  me  présenie"  seule. 

—  Un  mot  de  recommandaliOi,  ma  chère  enfant,  dans  l'intérêt  de 
mademoiselle  de  Beaumesnil.  Personne  ne  sait,  personne  ne  doit  sa- 
voir que  sa  pauvre  mère  m'a  fait  appeler  près  d'elle  à  ses  derniers 
instants.  Il  faut  que  l'on  ignore  aussi  le  profond  attachement  que  je 
ressentais  pour  la  comtesse.  Vous  garderez  le  plus  profond  silence 
à  ce  sujet,  dans  le  cas  où  M.  ou  madame  de  la  Rochaiguë  vous  parle- 
rait de  moi. 

—  Je  me  conformerai  à  vos  intentions,  monsieur. 

—  Ainsi  donc,  ma  chère  enfant,  —  dit  le  bossu  en  se  levant,  — 
à  samedi,  c'est  convenu.  Je  me  fais  une  joie  de  vous  présenter  à  ma- 
demoiselle de  Beaumesnil,  et  je  suis  certain  que  vous-même  vous 
trouverez  à  celte  entrevue  un  charme  auquel  vous  ne  vous  atten- 
dez pas 

—  Je  l'espère,  monsieur,  —  répondit  Herminie,  presque  avec 
distraction  ;  car,  voyant  le  marquis  sur  le  point  de  sortir,  elle  ne  sa- 
vait comment  aborder  une  question  dont  elle  se  préoccupait  depuis 
l'arrivée  du  bossu. 

Elle  lui  dit  donc  en  lâchant  de  paraître  très-calme  : 

—  Aurie/.-vous  la  bonté,  monsieur,  avant  de  vous  en  aller,  de  me 
donner,  si  toutefois  cela  vous  est  possible,  quelques  renseignements 
que  j'aurais  à  vous  demander? 

—  Parlez,  ma  chère  enfant,  —  dit  M.  de  Maillefort  en  se  rasseyant. 

—  Monsieur  le  marquis,  dans  le  graad  monde  où  vous  vivez,  — 


540  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

reprit  Herminie  avec  un  embarras  mortel,  —  auriez-vous  eu  l'ocea- 
sion  de  rencontrer  madame  la  duchesse  de  Senneterre? 

—  J'étais  l'un  des  bons  amis  de  son  mari,  et  j'aime  extrêmement 
son  fils,  le  duc  de  Senneterre  actuel,  un  des  plus  dignes  jeunes  gens 
que  je  connaisse.  Hier  encore,  —  ajouta  le  bossu  avec  émotion,  — 
j'ai  acquis  une  nouvelle  preuve  de  la  noblesse  de  son  caractère. 

Une  légère  rougeur  monta  au  front  d'Herminie  en  entendant  louer 
spontanément  Gerald  par  un  homme  qu'elle  respectait  autant  que 
M.  de  Maiilefort. 

Celui-ci  reprit,  assez  étonné  : 

—  Mais  quels  renseignements  voulez-vous  avoir  sur  madame  de 
Senneterre,  ma  chère  enfant?  Vous  aurait-on  proposé  de  donner  des 
leçons  de  musique  à  ses  filles? 

Merveilleusement  servie  par  ces  paroles  du  bossu,  qui  la  sortaient 
d'une  grande  difficulté,  celle  de  donner  un  prétexte  à  ses  questions, 
Herminie  répondit,  malgré  la  répugnance  que  lui  causaient  le  men- 
songe et  la  feinte  : 

—  Oui,  monsieur,  une  personne  m'a  dit  que  peut-être  on  me  pro- 
curerait des  leçons  dans  cette  grande  maison;  mais,  avant  de  donner 
suite  à  cette  proposition  très-vague,  il  est  vrai,  je  désirais  savoir  si 
je  puis  attendre  de  madame  la  duchesse  de  Senneterre  certains 
égards,  que  la  susceptibilité  peut-être  exagérée  de  mon  caractère 
me  fait  rechercher  avant  tout.  En  un  mot,  monsieur,  je  voudrais  sa- 
voir si  madame  de  Senneterre  est  naturellement  bienveillante,  et  si 
l'on  ne  trouve  pas  en  elle  celte  fierté,  cette  morgue  hautaine,  que  l'on 
rencontre  quelquefois  chez  les  personnes  d'une  condition  si  élevée. 

—  Je  vous  comprends  à  merveille,  et  je  suis  enchanté  que  vous 
vous  adressiez  à  moi;  vous  connaissant  comme  je  vous  connais,  chère 
et  orgueilleuse  fille  que  vous  êtes,  je  vous  dira:  :  «  N'acceptez  pas  de 
leçons  dans  cette  maison-là.  Mesdemoiselles  de  Senneterre  sont  excel- 
lentes, c'est  le  cœur  de  leur  frère...  mais  la  duchesse! 

—  Eh  bien!  monsieur?  —  dit  la  pauvre  Herminie,  le  cœur  navré. 

—  Ah  !  ma  chère  enfant,  la  duchesse  est  bien  la  femme  la  plus 
sottement  infatuée  de  son  titre  qu'il  y  ait  au  monde...  ce  (pii  est  singu- 
lier, car  elle  est  très-grandement  née.  Or...  le  ridicule  et  la  bête  va- 
nité du  rang  sont  ordinairement  le  privilège  des  parvenus.  En  un 
mot,  ma  chère  enfant,  j'aimerais  mieux  vous  voir  en  relations  avec 


f/ORGUElL.  M'. 

vingl  M.  Boniïard  qu'avec  cette  femme  d'mic  insupporlablc  arro- 
guiice.  Les  BoufCanl  sont  si  niais,  si  Rrossicrs.  qnc  leur  manque 
d'usage  amuse  plnlôl  qu'il  ne  blesse;  mais,  oliez  la  (lu('l)c>se  de  Si-ii- 
noterre,  vous  irouvoriez  l'insolence  la  plus  polie  ou  la  politesse  la 
plus  insolente  que  vous  puissiez  imaj^iner;  el  vous  siiiloui,  ma  clioie 
enfant ,  qui  avez  à  un  si  haut  de'^rc  la  dignité  de  voiis-iiiLMue,  vous  ne 
resteriez  pas  dix  minutes  avec  madame  de  SiMuioierre  sans  ôlre 
blessée  à  vif,  vous  ne  remettriez  jamais  les  pieds  chez  elle.  Alors,  à 
quoi  bon  y  entrer? 

—  Je  vous  rcnieroie,  monsieur,  —  répondit  Ilerminie,  écrasée  par 
cette  révélation,  qui  détruisait  la  folle  et  dernière  espérance  ([u'elle 
avait  conservée  malgré  elle  :  que  peut-être  madame  de  Sennelorre, 
touchée  de  l'amour  de  son  fds,  consentirait  à  la  démarche  que  le  lé- 
gitime orgueil  d'IIirminie  mettait  conmie  condition  suprême  à  son 
mariage  avec  Gerald. 

Le  mar(|uis  reprit  : 

—  Non,  non,  ma  chère  enfant,  cette  maison-là  ne  vous  mérite 
pas,  et,  en  vérité,  il  faut  que  Gerald  de  Senneierre  soit  aussi  aveuglé 
qu'il  l'est  par  la  tendresse  filiale  pour  ne  pas  s'impatienter  de  l'extra- 
vagante vanité  de  sa  mère,  et  ne  pas  s'apercevoir  enlîn  que  cette 
glorieuse  a  le  cœur  aussi  sec  qu'elle  a  l'esprit  étroit,  et  que  si  queli|ue 
chose  surpasse  encore  son  égoïsme,  c'est  sa  cu|iidité  :  j'ai  de  bonnes 
raisons  pour  le  savoir,  aussi  je  suis  ravi  de  lui  enlever  une  victime 
en  vous  éclairant  sur  elle.  Allons,  à  bientôt,  mon  enfant  !  Je  suis  tout 
content  de  vous  avoir,  par  ce  conseil,  éparciié  quelques  chagrins 
d'amour-propre,  et  ce  sont  les  pires  pour  les  nobles  cœurs  comme  le 
vôtre.  Mettez-moi  donc  souvent  à  même  de  vous  êire  bon  à  quelque 
chose  :  si  peu  que  cela  soit,  voyez-vous,  je  m'en  contente,  en  atten- 
dant mieux.  Ainsi  donc,  à  samedi. 

—  A  samedi,  monsieur. 
Bl.  de  Maillefort  sortit. 

Herminie  resta  seule  à  seule  avec  sou  désespoir,  alors  sans  boio'*^. 


542  LES  SEPT  PÉljHES  CAPITAUX. 


XLV 


Le  jour  du  grand  bal  donné  par  madame  de  Mirecourt  élait  arrivé. 

A  cette  fête  brillante,  les  trois  prétendants  à  la  main  de  mademoi- 
selle de  Beaumesnil  devaient  se  rencontrer  avec  elle. 

Cette  importante  nouvelle,  que  la  plus  riche  héritière  de  France 
allait  fiûre  ce  soir-là  son  entrée  dans  le  monde,  élait  le  sujet  de  toutes 
les  conversations,  l'objet  de  la  curiosité  générale,  et  faisait  oublier  la 
récente  et  triste  nouvelle  d'un  suicide  qui  jetait  dans  la  désolatioa 
l'une  des  plus  illustres  familles  de  France. 

Madame  de  Mirecourt,  la  maîtresse  de  la  maison,  se  montrait  fran- 
chement glorieuse  de  ce  que  son  salon  eût  Vétrcnne  de  mademoiselle 
de  Beaumesnil  (cela  se  dit  ainsi  en  argot  de  bonne  compagnie),  et  elle 
se  félicitait  intérieurement  en  songeant  que  ce  serait  probablement 
chez  elle  que  se  concluerait  le  mariage  de  la  célèbre  héritière  avec 
le  duc  de  Senneierre  ;  car,  toute  dévouée  à  la  mère  de  Gerald ,  ma. 
dame  de  Mirecourt  était  l'une  des  plus  ardentes  entremetteuses  de 
cette  union. 

Postée,  selon  l'usage,  dans  son  premier  salon,  afin  d'y  recevoir  les 
femmes  à  leur  entrée  chez  elle  et  d'y  être  saluée  par  les  hommes , 
madame  de  Mirecourt  attendait  avec  impatience  l'arrivée  de  la  du- 
chesse de  Senneterre  :  celle-ci  devait  être  accompagnée  de  Gerald, 
et  avait  promis  de  venir  de  bonne  heure  ;  cependant  elle  n'arrivait 
pas. 

Un  grand  nombre  de  personnes,  attirées  par  la  curiosité ,  encom- 
braient, contre  l'habitude,  ce  premier  salon,  afin  d'être  des  premiè- 
res à  apercevoir  mademoiselle  de  Beaumesnil,  dont  le  nom  circulait 
dans  toutes  les  bouches. 

Parmi  les  jeunes  gens  à  marier  ,  il  en  était  bien  peu  qui  n'eussent 
appoité  un  soin  plus  minutieux  que  de  coutume  à  leur  toilette,  non 
qu'ils  eussent  des  prétentions  directes,  avouées,  mais  enfin...  qui 
sait...  les  héritières  sont  si  bizarres  !  et  qui  peut  prévoir  les  suites 
d'un  entretien ,  d'une  contredanse ,  d'une  première  et  soudaine  im- 
pression ? 


L'ORGDEIL  543 

Aussi  chacun,  en  jetant  un  dernier  et  coniijhiis.int  regard  sur  son 
mii^uir,  se  rappelait  toutes  sortes  d'aventures  incroyables,  dans  les- 
quelles d'opulentes  jeunes  filles  s'énamouraient  d'un  inconnu  qu'elles 
épousaient  contre  le  vœu  de  leur  famille  ;  car  tous  ces  dignes  céliba- 
taires, d'une  vertu  rigide,  n'avaient  qu'une  peiibée  :  le  mariaye ,  et 
ils  poussaient  le  scrupule ,  l'honnêteté  si  loin  ,  ils  aini. tient  tant  le 
mariage  pour  le  mariage  mémo,  que  l'épouse  ne  devenait  plus  guère 
à  leurs  yeux  qu'un  accessoire. 

Chaque  célibataire,  selon  le  caractère  de  sa  physionomie,  s'était 
doue  ingénié  à  se  mettre  en  valeur  : 

Les  beaux,  à  se  faire  encore  plus  beaux,  plus  conquérants; 

Ceux  d'un  extérieur  peu  agréable  ou  laid  se  partageaient  l'air 
spirituel  ou  mélancolique  ; 

Enfin,  tous  se  disaient,  ainsi  que  l'on  fait  lorsqu'on  s'est  laissé 
prendre  au  piégc  tentateur  de  ces  loteries  allemandes  qui  offrent  des 
gains  de  plusieurs  millions  : 

«  Certes,  il  est  absurde  de  croire  que  je  gagnerai  un  de  ces  lots  fa- 
buleux; j'ai  contre  moi  je  ne  sais  combien  de  millions  de  chances, 
mais  enfin  l'on  a  vu  des  gagnants.  » 

Quant  aux  personnes  dont  se  composait  la  société  de  madame  de 
Mirecourt,  elles  étaient  à  peu  près  les  mêmes  qui  avaient  assisté 
quelques  mois  auparavant  au  bal  de  jour  donné  par  madame  de  Sen- 
neterre,  et  qui,  lors  de  cette  fête,  avaient  pris  i>lus  ou  moins  part 
aux  conversations  dont  la  mort  présumable  de  madame  la  comtesse 
de  Beaumesnil  avait  été  le  sujet. 

Plusieurs  de  ces  personnes  se  rappelaient  aussi  la  curiosité  qu'a- 
vait inspirée  à  celte  époque  mademoiselle  de  Beaumesnil ,  alors  en 
pays  étranger,  et  que  personne  ne  connaissait;  la  plupart  des  invités 
de  madame  de  Mirecourt  allaient  donc  enlin  avoir  dans  celle  soirée 
la  solution  de  ce  problème  posé  quelques  mois  auparavant. 

La  plus  riche  héritière  de  France  élait-elle  belle  comme  un  astre ,  ou 
laide  comme  un  monstre?  luxuriante  de  santé,  ou  malingre  et  phihi 
Sique?  (Et  l'on  se  souvient  que  les  fins  gourmets  en  fait  dhéritièr< 
avaient  prétendu  que  rien  n'était  en  ce  genre  plus  délicat  et  plus  re- 
cherché qu'une  orpheline  poitrinaire.) 

Dix  heures  sonn:\ient. 

Madame  de  Mirecourt  commençait  à  s'inquiéter  :  madame  de  Sen- 
neierre  et  son  fils  ne  paraissaient  pas,  et  mademoiselle  de  Beaumes- 


0*4         LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

nil  pouvait  arriver  d'un  moment  à  l'autre;  or,  il  avait  été  convenu 
qu'Krnestine  serait  pendant  toute  la  soirée  accostée  de  madame  da 
la  Rocliaiguë  et  de  madame  de  Senneterre,  et  que  celle-ci  ménagerait 
adroitement  à  Gerald  la  première  contredanse  avec  l'Iiérilière. 

A  chaque  instant  le  monde  se  succédait  plus  pressé.  Parmi  les 
nouveaux  venus,  M.  de  Mornand,  suivi  de  M.  de  Piavil,  alla,  de  lair 
du  monde  le  plus  désintéressé,  saluer  madame  de  Mirecourt,  qui  l'ac- 
cueillit à  merveille  et  lui  dit  très-innocemnient,  sans  croire  rencontrer 
si  juste  ; 

—  Je  suis  sûre  que  vous  venez  un  peu  pour  moi,  monsieur  de  Mor* 
nand,  et  beaucoup  pour  voir  la  lionne  de  celle  soirée,  mademoiselle 
de  Bcaumesnil. 

Le  futur  ministre  sourit  et  répondit  avec  une  infernale  diplomatie  : 

—  Je  vous  assure,  madame,  que  je  suis  venu  tout  naïvement  pour 
avoir  l'honneur  de  vous  présenter  mes  hommages  ,  et  assister  à  une 
de  ces  fêles  charmantes  que  vous  seule  savez  donner. 

Et  M.  de  Mornand,  s'étant  incliné,  s'éloigna  de  madame  de  Mire- 
court,  et  dit  tout  bas  à  de  Ravil  : 

—  Va  donc  voir  si  elle  est  dans  les  autres  salons;  moi,  je  reste 
ici.  Tâche  de  m'amener  le  baron  si  tu  le  renconircs. 

De  Ravil  fit  un  signe  d'intelligence  à  son  Pylade,  se  mêla  aux  grou- 
pes, et  se  dit,  en  pensant  à  sa  rencontre  de  la  veille ,  dont  il  s'était 
bien  gardé  de  parler  à  M.  de  Mornand  : 

—  Ah  !  cette  héritière  s'en  va  senlette,  en  grisetie,  dans  des  quar- 
tiers déserts,  et  revient  trouver  cette  abominable  mi\dame  Laine,  qui 
l'attend  complaisamment  en  fiacre  Je  ne  m'étonne  plus  si  cette  in- 
digne gouvernante  m'a  déclaré  net,  il  y  a  quinze  jours,  que  je  ne  de- 
vais plus  compter  sur  son  influence,  que  j'avais  espéré  si  bien  es- 
compter. Mais  au  profit  de  qui  favorise-t-elle  cette  intrigue  de  la  petite 
de  Beanmesnil?  car  il  doit  y  avoir  nécessairement  là  une  intrigue.  Ce 
gros  niais  de  Mornand  n'y  est  pourrien...  je  l'aurais  su...  Il  faut  que 
je  démêle  le  vrai  de  tout  cela...  car  plus  j'y  songe,  plus  il  me  semble 
qu'il  y  a  là  motif...  à  faire  chanter  la  poule  aux  œufs  d'or...  et  sur 
ce,  observons. 

Au  moment  où  le  cynique  se  perdait  dans  la  foule  ,  la  duchesse  de 
Senneterre  arrivait,  mais  seule,  et  la  figure  altérée  par  une  vive  con- 
trariété. 


L'OnCl'EIL.  545 

Madame  de  Mircoouri  se  leva  pour  aller  aii-devanl  de  madame  de 
Soimelorre  ;  el,  avec  cet  art  que  les  feimncs  du  monde  possèdent  à 
un  si  haut  degré,  elle  trouva  moyen,  au  mdieu  de  cent  |»ersonnes, 
et  en  ayant  lair  d'adresser  à  la  duchesse  des  banalités  d u»a^e,  d'à- 
Noir  avec  elle  à  demi-voix  l'entrclieu  suivant  : 

—  Et  i;crald '.'... 

—  On  l'a  saigné  ce  soir. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  qu'a-t-il  donc  ? 

—  Depuis  hier  il  est  dans  un  état  affreux. 

—  Et  vous  ne  m'avez  pas  prévenue,  chère  duchesse? 

—  Jusqu'au  dernier  moment  il  m'avait  promis  de  venir...  quoiqu'il 
souffrit  beaucoup. 

—  C'est  désolant...  mademoiselle  de  Beaumesnil  peut  arriver  d'un 
moment  à  l'aiiire...  et  vous  l'auriez  chambrée  dès  son  entrée... 

'-  Sans  doute  ..  aussi  je  suis  au  supplice...  et...  cen'estpas  tout.  . 

—  Quoi  donc  encore,  chère  duchesse? 

—  Je  ne  sais  pourquoi,  il  m'est  revenu  des  doutes  sur  les  inten- 
tions de  mon  lils. 

—  (Juelle  idi-e  I 

—  G'e-^t  qu'il  mène  une  vie  si  singulière  depuis  quelque  temps... 

—  Mais  alors  il  ne  vous  eût  pas  promis  encore  aujourd'hui ,  et 
quoique  souffrant ,  devenir  ici  ce  soir  pour  se  rencontrer  avec  made- 
moiselle de  Beiiuniesnil. 

—  Sans  doute...  et  d  un  autre  côté,  ce  qui  me  rassure  ,  c'est  que 
M.  de  Maillefort,  dont  madame  de  la  Roch;iit!ué  redoutait  l'insuppor- 
table pénétration,  et  que  mon  fils  avait  imprudemment  mis  dans  la 
confidence  de  nos  projets...  c'est  que  .M.  de  Maiil>  fort  est  pour  nous, 
car  il  sait  le  but  de  la  rencontre  de  ce  soir,  et  il  devait  nous  accompa- 
gner moi  et  Gerald 

—  Enfin,  que  voulez-vous,  ma  chère  duchesse?  ce  n'est  qu'une  oc- 
casion perdue;  mais,  en  tout  cas...  dès  que  madame  de  la  Hochai- 
gué  va  arriver  avec  mademoiselle  de  Beaumesnil...  ne  les  quittez 
pas...  et  arrangez-vous  avec  la  baronne  pour  que  la  petite  n'accepte 
pour  danseurs  que  des...  insignifiants. 

—  C'est  très-ini|)ortant. 

Et,  après  avoir  ainsi  causé  quelques  instants  debout,  les  deux  fem- 
mes s'assirent  sur  un  sofa  circulaire. 


540  LES  SEPT  PÈCHES  CAPITAUX. 

De  nouveaux  personnages  venaient  à  chaque  instant  saluer  ma- 
dame de  Mirecourt. 

Soudain  madame  de  Senneterre  fit  un  mouvement  et  dit  tout  bas  et 
vivement  à  son  amie  : 

—  Mais  c'est  M.  de  Macreuse  qui  vient  d'entrer...  vous  recevez  donc 
cette  espèce? 

—  Comment!  ma  chère  duchesse;  mais  je  l'ai  vu  mille  fois  cher 
vous,  et  c'est  une  de  mes  meilleures  amies,  la  sœur  de  monseigneur 
l'évêqne  de  Ratopolis...  madame  de  Cheverny,  qui  m'a  demandé  une 
invitation  pour  M.  de  Macreuse:  d'ailleurs,  il  est  reçu  partout,  et 
même  avec  distinction,  car  son  Œuvre  de  Saint-Poli/carpe... 

—  Eh  !  ma  chère,  saint  Polycarpe  ne  fait  rien  du  tout  à  la  chose, 
—  dit  impatiemment  la  duchesse  en  interrompant  madame  de  Mire- 
court.  —  J'ai  reçu  ce  monsieur  comme  tout  le  monde,  et  j'en  suis  aux 
regrets;  car  j'ai  appris  que  c'était  un  bien  grand  drôle,  je  vous  dirai 
même  que  c'est  un  homme  à  chasser  de  partout!  Ou  parle  d'objets  de 
prixdisparus  pendant  ses  visites,— ajout;i  madame  de  Senneterre  très- 
mystérieusement  et  sans  rougir  le  moins  du  monde  de  ce  mensonge, 
car  le  protégé  de  l'abbé  Ledoux  n'était  pas  homme  à  s'amuser  à  des 
bagatelles. 

—  Ah!  mon  Dieu!  —  s'écria  madame  de  Mirecourt,  —  mais,  c'est 
donc  un  voleur? 

—  Non,  ma  chère,  seulement  il  vous  emprunterait  un  diamant  on 
une  épingle  sans  songer  à  vous  en  avertir. 

Au  moment  même  de  cet  entretien,  M.  de  Macreuse,  qui,  en  s'a- 
vançant  lentement,  avait  suivi  du  regard  le  jeu  de  la  jiliysionomie  des 
deux  femmes,  soupçonna  leur  malveillance  pour  lui,  mais  vint  néan- 
moins saluer  la  maîtresse  de  la  maison  avec  un  imperturbable  aplomb, 
et  lui  dit  : 

—  J'aurais  désiré,  madame,  avoir  l'honneur  de  me  présenter  chez 
vous  ce  soir  sous  les  auspices  de  madame  de  Cheverny,  qui  avait  bien 
voulu  se  charger  de  moi  ;  malheureusement  elle  est  souffrante  et  me 
charge  d'être  auprès  de  vous,  madame,  l'interprète  de  tous  ses  re- 
grets. 

—  Je  suis  désolée,  monsieur,  que  cette  indisposition  me  prive  du 
plaisir  de  voir  ce  soir  madame  de  Cheverny,  —  répondit  sèchement 
madame  de  Mirecourt,  encore  sous  l'impression  de  ce  que  venait  de 
lui  dire  madame  de  Senneterre. 


L'OnGUEIL.  547 

Mais  le  Macreuse  ne  se  dcooiicerLait  pas  faoilonieat,  et,  s'incliuant 
ensiiilo  (lovant  la  diichossc,  il  lui  dit  eu  souriant  : 

—  J'ai  moins  à  regretter,  ce  soir,  le  bienveillant  patronaj^e  de  ma 
dame  de  Clievcrny  :  car  il  m'aurait  été  presque  permis  de  compter 
sur  le  vôtre,  madame  la  duchesse. 

—  Justeniont.  monsieur,  —  répondit  madame  de  Seuncicrre  avec 
une  expression  do  lianlcur  amère,  —  je  parlais  de  vous  à  madame  de 
Mirecourl  lorsque  vous  êtes  entré,  et  je  la  félicitais  sincèremcat  d'a- 
voir riionneur  de  vous  recevoir  cbez  elle. 

—  Je  n'attendais  pas  moins  des  bontés  habituelles  de  madame  la 
ducbossc,  àqui  j'ai  dû  tant  de  précieuses  relations  dans  le  monde,  — 
répondit  M.  de  Macreuse  d'un  ton  respectueux  et  pénétré. 

Âpres  quoi,  saluant  de  nouveau,  il  passa  dans  le  salon  voisin. 

Le  protégé  de  l'abbé  Lcdoux  (ancien  confesseur  de  madame  de 
Beaumesnil),  eu  vrai  roué  de  sacristie,  était  trop  madré,  trop  clair- 
\oyanl,  trop  soupçonneux,  pour  n'avoir  pas  senti,  lors  do  son  entre- 
vue avec  madame  de  Seuneterre  (entrevue  où  il  s'était  ouvert  sur  ses 
prétentions  à  la  main  de  mademoiselle  de  Beaumesnil),  qu'il  venait, 
comme  ou  dit  vulpaiiement,  de  faire  un  pas  de  clerc,  bien  que  la  du- 
chesse lui  cûi  promis  son  appui. 

Trop  tard,  le  .Macreuse  s'était  reproché  de  n'avoir  pas  réfléchi  que 
la  duchesse  avait  xm  fils  à  marier.  L'accueil  sardouique  et  hautain 
qu'elle  venait  de  lui  faire  confirma  les  soupçons  du  pieux  jeune 
homme;  mais  il  s'inquiéta  médiocrement  de  cette  hostilité,  se  croyant 
certain  d'après  les  ra|)porls  de  madonioiselle  lléléna  de  la  Rochai- 
guë,  uon-soulemcni  que  personne  n'était  alors  sur  les  rangs  pour 
épouser  madomoisolle  de  Beaumesnil,  mais  que  celle-ci  l'avait  parti- 
culièrement distingué,  lui,  Macreuse,  et  qu'elle  avait  paru  touchée  de 
sa  duuleur  et  de  sa  piété. 

M.  de  Macreuse,  plein  d'espoir,  s'assura,  d'abord,  que  mademoiselle 
de  Beaumesnil  ne  se  trouvait  dans  aucun  salon,  et  il  attendit  son  arri- 
vée avec  impatienco,  bien  résolu  d'épier  le  moincut  opportun  pour 
l'engager  à  danbcr  l'un  des  premiers,  le  premier  s'il  le  |)Ouvait. 

—  A-t-on  idée  d  nue  impudence  égale  à  celle  de  M  de  Macreuse  ! 
—  dit  madame  do  Si  imeterre  outrée  à  madame  de  Mirecourt  lorsque 
le  protégé  de  l'abbé  lcdoux  fut  éloigné. 

—  En  vérité,  ma  chère  duchesse,  ce  que  vous  m'apprenez  m'étonne 


548         LES  SEPT  PECUES  CAPITAUX. 

ù  un  point  extrême  ;  et  quand  on  pense  que  l'on  citait  partout  M.  de 
Macreuse  comme  un  modèle  de  conduite  et  de  piété!... 

—  Oui,  il  est  joli,  le  modèle;  je  vous  en  dirai  bien  d'autres  sur  son 
compte... 

Et,  s'inlerrompant,  madame  de  Senneterre  s'écria  : 

—  Enfin,  voilà  niademcIseUe  de  Beaumesnil...  Ah!  quel  malheur 
que  Gerald  ne  soit  pas  ici  ! 

—  Allons,  consolez-vous,  ma  chère  duchesse,  du  moins  mademoi- 
selle de  Beaumesnil  n'entendra  parler  que  de  votre  fils  pendant  toute 
la  soirée.  Restez  là,  je  vais  vous  amener  cette  chère  petite,  vous  et 
la  baronne  ne  la  quitterez  pas. 

Et  madame  de  Mirecourt  se  leva  pour  aller  au-devant  de  mademoi- 
selle de  Beaumesnil,  qui  arrivait  accompagnée  de  31.  et  de  madame  de  la 
Bochaiguë. 

La  jeune  fille  donnait  le  bras  à  son  tuteur. 

Un  bourdonnement  sourd,  causé  par  ces  mots  échangés  à  voix 
basse  :  «  C'est  mademoiselle  de  Beaumesnil,  »  provoqua  bientôt  dans 
tous  les  salons  un  mouvement  général,  et  un  flot  de  curieux  encom- 
bra l'embrasure  des  portes  du  salon  où  se  trouvait  Ernestine. 

Ce  fut  au  milieu  de  cette  agitation,  de  cet  empressement  causé  par 
son  arrivée,  que  la  plus  riche  héritière  de  France,  baissant  les  yeux 
sous  les  regards  attachés  sur  elle  de  toutes  parts,  fit,  comme  on  dit, 
son  entrée  dans  le  monde. 

La  pauvre  enfant  comparait,  à  part  soi,  dans  une  ironie  mépri- 
sante, celte  impatience,  celte  avidité  de  la  voir  et  surtout  d'être 
aperçu  d'elle,  ces  murmures  d'admiration  que  quelques  habiles  même 
firent  entendre  sur  son  passage,  à  l'accueil  si  complètement  indiffé- 
rent qu'elle  avait  reçu  le  dimanche  passé  chez  madame  Herbaut  : 
aussi  se  sentait-elle  de  plus  en  plus  résolue  de  pousser  aussi  loin  que 
possible  la  conire-épreuve  qu'elle  venait  chercher,  voulant  savoir 
une  fois  pour  toutes  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  dignité,  sur  la  sincérité 
de  ce  monde  où  elle  semblait  destinée  à  vivre. 

Mademoiselle  de  Beaumesnil,  au  grand  désespoir  des  la  Rochaiguê, 
et  avec  une  soudaine  opiniâtreté  qui  les  avait  confondus  et  dominés, 
avait  voulu  être  aussi  modestement  vêtue  que  lorsqu'elle  s'était  pré- 
sentée chez  madame  Herbaut. 

Uae  simple  robe  de  mousseline  blanche  et  une  écharpe  bleue,  en 


LORGUEIL.  54f 

tout  pareilles  à  celles  qn'clle  iiortait  le  dimanche  précéilent,  li'll 
était  la  toilellc  de  l'Iiéritiore,  qui.  dans  colle  courle  épreuve,  vouUii 
paraître  sans  plus  ni  niuius  d'av;iniages  (pic  lors  de  la  première. 

Ernesline  avait  même  eu  la  pensée  de  s'accoutrer  le  pins  ridicule 
ment  du  monde,  presque  cerlaiue  (pic  les  louanges  pleuvriient  de  ion» 
les  paris  sur  la  charmante  oritjinadtc  de  sa  loilelic;  mais  elle  re- 
nonça bieniôt  à  celle  lolie  eu  songeant  que  celle  nouvelle  épreuve 
était  chose  grave  et  triste. 

Ainsi  que  cela  avait  été  convenu  a  l'avance  entre  mi;si!.,!ii('s  do 
Mirecourl,  de  Senuelorre  el  delà  Roch.iiguë,  dcsson  arri\iM-  dans  le 
bal,  mademoiselle  de  Ceaumesnil,  traversant  avec  peine  les  groupes 
de  plus  eu  plus  empressés  sur  son  passage,  et  conduite  par  la  maî- 
tresse de  la  maison,  alla  prendre  place  dans  le  vasie  et  magnifKpie  sa- 
lon où  l'on  dansait. 

Madame  de  Mirecourl  laissa  Ernesline  en  compagnie  de  madame 
de  la  Rochaiguë  el  de  niad.mie  de  Sennelerre,  que  la  baronne  venait 
de  rencontrer...  par  hasard. 

Non  loin  du  canapé  où  était  assise  l'héritière,  se  trouvaient  plusieurs 
chai  manies  jeunes  filles,  aussi  belles  et  beaucoup  plus  élégamment 
parées  que  les  reines  du  bal  de  madame  Ilerb.iul;  mais  tous  les  re- 
gards étaient  tournes  vers  Ernesline. 

—  Ce  soir  je  ne  manquerai  pas  do  danseurs,  —  pensait-elle,  —je 
ne  serai  pas  invitée  par  cliavitc...  toutes  ces  charmâmes  personnes 
seront,  sans  doute,  délaissées  pour  moi. 

Pendant  que  mademoiselle  de  Beaumcsnil  observait,  se  souvenait 
et  comparait,  madame  de  Sennelerre  dit  tout  bas  à  madame  de  la 
Rochaiguë  que,  malheureusemenl,  Gerald  était  si  gravemeut  ma- 
lade, (ju'il  lui  serait  impossible  de  venir  au  bal,  el  il  fut  convenu  que 
l'on  ne  laisserait  danser  Ernesline  que  fort  peu ,  avec  des  personnes 
très-prudemment  choisies. 

Pour  arriver  à  ce  résultat,  madame  de  la  Rochaiguë  dit  à  Ernes- 
line : 

—  .Ma  chère  belle...  vous  pouvez  juger  de  l'étourdissant  effet  quf 
TOUS  produisez,  malgré  l'inconcevable  simplicité  de  votre  (oiittie;  j( 
vous  l'avais  toujours  prédit  sans  la  moindre  exagération,  vous  I( 
voyez  bien...  aussi  allez-vous  élre  accablée  d'invitation^...  mais, 
coiiuue  il  ne  convient  pas  que  vous  dansiez  indifféremment  avec  tout 

'20 


550  LES  SEPT  PECHES  CAPITAUX. 

le  monde,  lorsqu'il  me  paraîtra  que  vous  pouvez  accepter  un  engage- 
ment,  j'ouvrirai  mon  éventail;  si  au  contraire  je  le  tiens  fermé... 
vous  refuserez  en  disant  que  vous  dansez  fort  peu...  et  que  vouf 
avez  déjà  trop  d'invitations. 

A  peine  madame  de  la  Rochaiguë  venait-elle  de  faire  cette  recom- 
mandation à  Ernestine,  que  l'on  se  mit  en  place  pour  la  contredanse. 

Plusieurs  jeunes  gens ,  qui  mouraient  d'envie  d'engager  mademoi- 
selle de  Beaumesnil,  hésitaient  cependant,  croyant  avec  raison  man- 
quer aux  convenances  en  la  priant  au  moment  même  de  son  entrée 
dans  le  bal. 

M.  de  Macreuse,  moins  scrupuleux  et  plus  adroit,  n'hésita  pas  une 
seconde;  il  fendit  rapidement  la  foule  et  vint  timidement  prier  Er- 
nestine de  lui  faire  l'honneur  de  danser  la  contredanse  qui  com- 
mençait. 

Madame  de  Senneterre,  stupéfaite  de  ce  qu'elle  appelait  Vaudace 
inouïe  de  ce  M.  de  Macreuse,  se  pencha  vivement  à  l'oreille  de  ma- 
dame de  la  Rochaiguë  pour  lui  dire  de  faire  signe  à  Ernestine  de  re- 
fuser ;  il  était  trop  tard. 

Mademoiselle  de  Beaumesnil ,  très-impatiente  de  se  trouver  pour 
ainsi  dire  en  tête  à  tête  avec  M.  de  Macreuse,  accepta  vivement  son  in- 
vitation, sans  attendre  le  jeu  de  l'éventail  de  madame  delà  Rochaiguë, 
et,  au  grand  étonnement  de  celle-ci,  elle  se  leva,  prit  le  bras  du  pieux 
jeune  homme,  et  alla  se  placer  à  la  contredanse. 

—  Ce  misérable-là  est  d'une  insolence  effrayante ,  —  dit  la  duchesse 
courroucée. 

Mais  elle  s'interrompit  soudain  et  s'écria  avec  l'expression  de  la  joie 
la  plus  vive,  la  plus  inattendue,  en  s'adressant  à  madame  de  la  Rochai- 
guë: 

—  Ah  !  mon  Dieu,  c'est  lui  ! 

—  Qui  cela  ? 

—  Gerald... 

—  Quel  bonheur!...  Où  donc  le  voyez-vous,  ma  chère  duchesse? 

—  Là-bas,  dans  l'embrasure  de  cette  fenêtre...  Pauvre  enfant, 
comme  il  est  pâle!  ajouta  la  duchesse  avec  émotion,  —  quel  courag<i. 
il  lui  faut  !...  Ah  !  nous  sommes  sauvées... 

—  En  effet...  c'est  lui,  —  dit  madame  de  la  Rochaiguë,  non  moins 
]oyeu§e  que  son  amie.  —  M.  de  Maillcfort  est  auprès  de  lui.  Ah  !  lô 


L'OIKJUEIL.  951 

marquis  ne  m'a  pas  Ironipdo...  il  m'avait  bion  promis  d'ôtre  dans  mes 
intérêts  depuis  qu'il  sait  qu'il  s'agit  de  M.  de  Senncicrrc. 

Pendant  que  mad;une  de  Soniielcrre  faisait  signe  à  Gérald  qu'il  y 
avait  une  place  vacante  à  cùié  d'elle,  M.  de  Macreuse  et  madcraoiselk 
de  Dcauoiesuil  figuraient  à  la  même  contredanse. 


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